Maurice Tornay, chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard (1910-1949). Écrits valaisans et tibétains French: Édition intégrale 9782503582474, 2503582478

Chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard, missionnaire aux marches tibétaines, Maurice Tornay y devait trouver le martyr

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Maurice Tornay, chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard (1910-1949). Écrits valaisans et tibétains French: Édition intégrale
 9782503582474, 2503582478

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MAURICE TORNAY Écrits valaisans et tibétains

SOUS LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN collection dirigée par Patrice Sicard et Dominique Poirel

Maurice Tornay chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard 1910-1949

Écrits valaisans et tibétains Édition intégrale

Introduction par Jacques Darbellay (†) et Patrice Sicard

© 2018 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium Printed in the EU on acid-free paper. D/2018/0095/252 ISBN 978-2-503-58247-4 E-ISBN 978-2-503-58248-1 DOI 10.1484/M.SRSA-EB.5.116384 ISSN 2565-9014 E-ISSN 2566-0098

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.

INTRODUCTION Maurice Tornay est né le 31 août 1910 à la Rosière, hameau de cinquante habitants, dans la commune d’Orsières en Valais, Suisse. La route qui relie Martigny et la vallée du Rhône au col du Grand-Saint-Bernard et à l’Italie, contourne le bourg d’Orsières ramassé jadis sur les deux rives de la Dranse d’Entremont, explosé aujourd’hui vers le sud: 2500 habitants environ. Le voyageur pressé n’aura que le temps de saisir au vol, audessus de la houle désordonnée des toits, la flèche octogonale d’un clocher roman et gothique construit par étapes entre le xi e et le xiv e siècle. La Rosière se trouve sur la rive droite de la Dranse, à 1200 m d’altitude. Maurice est le septième d’une famille de huit enfants, trois garçons et cinq filles, dont une mourra en bas âge. Sa famille vit exclusivement d’agriculture comme les dix autres du village. Maurice prend part dès son plus jeune âge aux travaux domestiques et des champs, avec une préférence pour ce qui touche aux soins du bétail. À douze ans, il sait tout faire dans la modeste ferme familiale, ni plus ni moins d’ailleurs que tous les garçons de son âge «ici haut». Une enfance vue par ses témoins Il n’y a presque rien à signaler sur l’enfance de Maurice ou alors il faudrait tout expliciter pour saisir ce qui la rend unique, annonciatrice d’un destin exceptionnel. Ses premières lettres datent de sa quinzième année. Elles relaient avantageusement, dès 1925, la brève notice biographique esquissée ici sur son enfance. Nous invitons le lecteur, impatient sans doute de découvrir Maurice par sa correspondance, à se familiariser au préalable avec la dualité de ce tempérament dont le côté bouillant et même explosif relègue au second plan, pour les témoins immédiats, la dimension intérieure. Seule sa mère s’y montre très tôt attentive et la finesse de son discernement lui permet de distinguer les pépites des scories, patiemment, en dépit des surcharges quotidiennes. Les témoignages de ceux qui ont vu surtout les manifestations extérieures du caractère, nous présentent un garçon entier, batailleur, violent et même colérique sans être rancunier, n’ayant peur de rien ni de per-

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sonne, dur pour lui-même, doué d’une volonté extraordinaire, réussissant en tout avec aisance, mais fier de sa supériorité, allant jusqu’à faire la leçon à ses grands frères et sœurs. Comment trier, parmi tant de travers, les qualités encore voilées, tenues secrètes dans l’intime de l’être? A en croire le jugement de ceux qui ont partagé avec lui cette tranche de vie, il semble que les vertus n’existent encore qu’en creux. Le bien ne fait pas de bruit, selon le dicton populaire, mais ne risque-t-il pas de s’étioler tel le bon grain tombé au milieu des broussailles? L’Esprit souffle où il veut. Il en va peut-être de la sainteté comme de la connaissance; s’il arrive qu’elle soit exceptionnellement infuse, elle répond le plus souvent à la définition du talent proposée par Flaubert: une longue patience. Le moindre signe, durant l’enfance de Maurice, doit retenir notre attention. En voici quelques-uns. «On se réconciliait et pleurait ensemble», note une de ses sœurs. «Voici le garçon le plus pieux de sa classe», dira son maître de lui à quatorze ans. C’est donc qu’une petite graine avait pris racine; elle avait même germé avec une précocité étonnante. Son frère Louis, de sept ans son aîné, a retenu ce fait: «Tout petit… Maurice restait longtemps immobile… il regardait je ne sais quoi, observant tout… Maman avait un immense souci de voir cet enfant presque toujours assis et immobile». Le même frère rapporte la scène suivante: «Maurice pouvait avoir quatre ans, il savait bien parler. J’étais avec lui dans la chambre familiale, où il y avait aussi tante et maman… Tout à coup il interrompit son jeu et vint dire à maman: Est-ce mieux de devenir prêtre ou de devenir régent?» [instituteur]… Maman répondit: «C’est mieux de devenir prêtre». Et le petit Maurice d’ajouter: «Eh bien moi! je veux devenir prêtre». Plus tard, dans nos entretiens intimes, Maurice me rappelait cette petite scène et il me disait: «C’est à partir de ce moment-là que j’ai eu la vocation». À cet admirable échange entre le bambin et sa mère, on pourrait ajouter, en parodiant la réponse de Jésus à Pascal: «Tu n’aurais pas posé ta question, petit, si tu n’avais déjà trouvé la réponse». «Il se retirait à l’écart» La famille Tornay possédait un chalet dans la montagne, à près de 2000 m d’altitude, et une étable où les bestiaux passaient l’été sous la garde des enfants. On retrouvera souvent dans les lettres ce lieu nommé Les Crêtes qui joua un rôle essentiel pour Maurice. Il lui permit dès son jeune âge de s’aguerrir au contact des réalités, de goûter à la fois au par-

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tage et à la solitude, de développer le sens de la responsabilité. Il affirma aussi en lui ce besoin manifesté très tôt de doubler l’action par la réflexion, qui est prise de distance pour retrouver ses repères en remontant le courant jusqu’à la source là-haut. Tout ce qui a compté dans sa vie s’est sans doute décidé irrévocablement aux Crêtes chéries: son départ pour le collège, son entrée au noviciat, sa vocation de missionnaire au Tibet. Sa sœur Anna, née deux ans après lui, devenue plus tard religieuse chez les Sœurs de la Charité à La Roche sur Foron, l’a bien noté: «Pendant les vacances, il se retirait habituellement seul à l’écart. J’étais son intime, mais il m’a dit qu’il refusait ma compagnie, parce que j’étais gênante à ce moment-là. Il se rendait à un endroit tranquille de la forêt. Un jour que je m’y rendis, je le trouvai en méditation…» Cela se passait aux Crêtes, à plus de deux heures à pied de la Rosière. La distance, le grand silence de la montagne, le dépouillement imposé par les conditions rustiques de la vie là-haut ont disposé l’adolescent lucide à s’examiner sans complaisance, à considérer ce qu’est une vie d’homme à la mesure du temps absolu, à prendre peu à peu des résolutions ponctuelles dont parle Anna dans la suite de son témoignage. C’est dans ce décor et ce contexte que s’est imposée au fil des ans sa vocation à la prêtrise reconnue très tôt et qui ne pouvait que signifier, pour cette nature sans partage, un engagement total sur la voie la plus exigeante, celle de la sanctification. Telle est bien l’entreprise de toute sa vie. Il sait dès l’enfance que son itinéraire vers la perfection passera par des combats difficiles contre luimême et de douloureux arrachements. Le plus déchirant sera sans doute la séparation d’avec sa famille, sa mère, ses sœurs très aimées. Il y aura les études secondaires, six ans d’internat au collège de l’Abbaye de SaintMaurice, à 40 km de la Rosière, avec, trois fois par an, des retours à la maison et aux Crêtes. Puis ce sera le noviciat et le séminaire pendant cinq ans à l’Hospice du Grand-Saint-Bernard, à 2472 m d’altitude, le désert minéral et blanc. Enfin viendra la grande rupture, l’éloignement définitif au bout du monde. L’appel des lointains et la «mission de l’impossible» On ignore à quel moment ce projet a pris naissance, s’est imposé à lui avec une nécessité impérieuse. On peut deviner qu’il a lentement mûri au cours de son adolescence et que ses retraites estivales aux Crêtes, avec des temps réservés à la méditation, l’ont amené à envisager l’éloi-

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gnement sans retour comme seul moyen pour lui de réaliser son grand dessein. Mais il ne peut encore s’en ouvrir à personne car il veut ménager ses vieux parents, ses sœurs, et se donner le temps de les préparer non à accepter à leur cœur défendant mais à participer avec lui à ce don total. La première confidence est faite à son frère Louis durant ses années de collège. «Pour devenir quelqu’un, il faut que je m’en aille. Ici… je serais cajolé d’un côté, cajolé de l’autre, et avec cela on ne fait rien de bon. Je dois partir parce qu’il est plus facile, loin de sa famille, de travailler à sa sanctification… Je veux m’exténuer par pur amour pour Dieu. Mon cher Louis, de là-bas, je ne reviendrai plus». Ascension dans l’absolu. Cet adieu anticipé coupe le souffle. Elle avait pu prendre une forme plus précise lors de ses années au Grand-Saint-Bernard, où il eut connaissance du projet d’une mission tibétaine de la Congrégation. Ce projet remonte assez loin en ses prodromes. Le 27 mars 1846, le pape Grégoire XVI érigeait le vicariat apostolique de Lhassa (capitale du Tibet) pour aider à l’évangélisation de ce pays qui au cours des siècles, malgré des tentatives héroïques, y était resté imperméable. Il en confia la tâche, d’une extrême difficulté à la Société des Missions étrangères de Paris (mep). En raison de la quasi impossibilité d’accéder au Tibet, la mission tentera de s’implanter dans la région dite des Marches tibétaines, aux confins des provinces frontalières chinoises du Yunnan et du Sichuan, avec l’objectif d’en faire une tête de pont en vue de la conquête spirituelle du Tibet. L’implication des chanoines du Grand-Saint-Bernard à ce qui peut être qualifié de véritable épopée est née dans l’esprit de Mgr Jean-Baptiste Budes de Guébriant, supérieur des mép et ancien vicaire apostolique du Tibet. À la fin des années 1920, il est à la recherche de missionnaires pouvant survivre dans ces milieux inhospitaliers, qui aient l’expérience de la montagne et soient capables d’ériger des hospices au passage des cols les plus difficiles pour améliorer la condition des voyageurs. Son appel au Prévôt de l’époque, Mgr Théophile Bourgeois, trouve un écho favorable. Deux chanoines, Pierre-Marie Melly et Paul Coquoz, sont chargés d’une mission exploratoire dès 1930. À leur retour d’un périple de huit mois, ils dressent un rapport qui conduit le chapitre de la Congrégation à approuver à l’unanimité, en juillet 1931 – l’année de l’entrée au noviciat de Maurice – le projet d’envoi de missionnaires dans les Marches tibétaines. Les premiers à partir furent les chanoines Melly, Coquoz et Louis Duc, accompagnés par le laïc Robert-Maurice Chappelet, qui rejoin-

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dront le nord-ouest du Yunnan en 1933. Maurice qui aura vu l’adoption du projet à son entrée au Saint-Bernard, en aura donc vécu dans ses premières années de formation les débuts de réalisation par le départ de deux confrères pour cette région, façonnée par le cours quasi parallèle de deux grands fleuves qui y ont creusé des vallées profondes, le Mékong et la Salouen, que sépare une chaîne montagneuse prolongeant de part et d’autre le massif du Kawakarpo et culminant souvent à plus de 5000 mètres. Trois années plus tard, en 1936, son désir missionnaire s’affirmant, il rejoindra le premier groupe, en compagnie des chanoines Cyrille Lattion et Nestor Rouiller 1. Un grand caractère Nous ne pouvons ici que signaler les traits dominants de la personnalité, esquisser un portrait moral avec ses contrastes, ses paradoxes, noter les éléments et parfois aussi les obstacles si intimement chevillés à l’être qu’il ne pourra ni les contourner, ni les raboter. Il devra faire avec, comme on dit. Sa correspondance qui commence avec son entrée au collège à quinze ans, nous le montre tout occupé à mettre de l’ordre dans sa nature tumultueuse, à se vaincre par le renoncement, le sacrifice, la souffrance. Il y a là, c’est incontestable, dans la démarche du jeune Maurice qui passe sans transition du cercle clos de la famille à l’internat d’un grand collège, une forme de volontarisme, non exempt de gaucherie et de raideur. Mais, on le verra, la dimension du cœur, la générosité, un besoin inné de communiquer mettront en toutes circonstances de l’huile dans les rouages de ses relations sociales. Plus tard, au Grand-Saint-Bernard, au Yunnan, la vie se chargera d’arrondir les arêtes trop aigües de ce grand caractère. Mais les données initiales, même gommées par la discipline et le contrôle de soi, même assouplies par le commerce des hommes, demeurent inscrites dans les fibres de l’être jusqu’au bout. La sainteté ce n’est pas se renier mais s’exhausser. Aux heures décisives de son existence, Maurice ne transigera pas. Et quand, dans les derniers mois de sa vie, l’un des termes du dilemme se nommera la mort, le martyre, cette rigueur inflexible qui a pu paraître 1

Deux autres religieux les rejoindront en 1939 (Angelin Lovey et Henri Nanchen) et quatre en 1946 (Louis Emery, François Fournier, Alphonse Savioz et Jules Détry). Avec le triomphe des communistes, tous les missionnaires seront expulsés de Chine en 1951 et 1952.

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au temps de la jeunesse un obstacle sur la voie de la perfection, s’offrira comme un tremplin pour s’élever haut et choisir sereinement entre la nécessité et la contingence. Deux thèmes majeurs de la correspondance La sainteté de Maurice Tornay n’est pas la conséquence d’un incident dramatique au détour d’un chemin creux. Elle est un projet échafaudé dans la petite enfance et qui orientera toute sa vie. Les lettres éclairent cette question: comment naît, se fortifie, se réalise enfin dans la première moitié du xx e siècle une vocation à la sainteté. Le jeune Maurice impressionne par son ardeur, son besoin d’absolu, son combat pour harmoniser sa nature violente et tumultueuse avec son idéal de perfection. «Il faut m’arracher à tout, si je veux essayer de devenir meilleur», avouera-t-il à son professeur de philosophie au moment de partir en mission. Cette insistance frappe parce qu’elle manifeste de la part du père Tornay une lucidité appliquée avant tout à faire la lumière en lui. Dès lors tout devient plus cohérent dans son grand dessein qui le pousse à rompre avec ce à quoi il tient le plus. La correspondance de Maurice Tornay montre, tout au long, que son engagement passe par les autres, à commencer par ses proches. On notera l’importance que revêt dans sa vie l’affectivité, le partage direct et chaleureux, une profonde et naturelle intimité spirituelle avec ses correspondants. Cette forme très personnelle de son apostolat auprès des siens d’abord, apparaît comme un charisme. On sent rayonner une grâce dans tous les sens du terme, une chaleur humaine vibrante qui cherche à se transmettre. Maurice est un être sensible, un cœur brûlant dont l’itinéraire et les visées échappent à tout formalisme et survolent de très haut mesquinerie et étroitesse de vue. La pensée de faire son salut tout seul ne l’effleure pas. C’est toute sa famille, ses amis, ses relations, qui se trouvent comme embarqués dans l’aventure. La notion de réversibilité des mérites telle que la met en œuvre Bernanos dans Le Dialogue des Carmélites inspiré par La dernière à l’échafaud de Gertrud von Lefort, semble familière à l’esprit de Maurice Tornay. Il ne saurait devenir un saint prêtre, un digne missionnaire sans l’engagement des siens, le don quotidien de leurs joies et de leurs souffrances. Aux derniers mois de sa vie, s’il risque une démarche presque désespérée («il y a bien une chance sur dix mille que j’arrive»),

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ce n’est pas pour lui qu’il le fait, pour la paix de sa conscience. Depuis trois ans il a tenté tout ce qui était humainement possible pour retrouver sa paroisse de Yerkalo et, dans l’impossibilité d’y parvenir, pour aider ses ouailles à distance. Le Dalaï-Lama à Lhassa représente la dernière adresse à laquelle il pourrait encore frapper. Les chrétiens de Yerkalo, privés de leur père, molestés et persécutés, n’auraient pas compris que leur curé renonçât à lutter et les abandonnât pour une autre action missionnaire au-delà de la frontière tibétaine. Il se doit à eux sans partage. Cela rend d’une absolue cohérence et nécessité sa détermination finale, ce voyage en trente-quatre étapes vers Lhassa, qui aboutira au sacrifice suprême sous le col du Choula, le 11 août 1949. Toute sa vie est faite d’un continuel arrachement pour s’avancer vers l’oblation totale sur cette manière d’arène au bout du monde. Le père Tornay a la prémonition que sa vie sera brève. Cependant il trouve le temps de tout faire avec soin, en particulier de briser son isolement en écrivant, sur ses genoux parfois, dans l’urgence des déplacements et l’inconfort des étapes. Il ne saurait réaliser seul son rêve un peu fou. Là-bas, au pays, ceux qui ne l’oublient pas doivent savoir qu’ils sont engagés avec lui dans l’action, matériellement et surtout spirituellement. Il ne se lasse pas de le leur rappeler. Ses lettres, ses écrits nous parviennent-ils d’une autre planète comme des signaux devenus indéchiffrables dans la dérive des préoccupations et le bouleversement des perspectives. Ou bien donneront-ils aux lecteurs le sentiment qu’ils sont eux-mêmes ailleurs, débranchés ou décentrés, par rapport à ce qui occupe l’esprit et le cœur de celui qui nous parle? La sainteté, c’est le génie dans sa plénitude. Quand on la rencontre on peut passer sans la reconnaître ou sans la comprendre. De toute manière, elle dérange parce qu’elle pose au monde et à chacun une question incontournable: la vie a-t-elle une signification qui la dépasse? Rester dans l’expectative est une forme passive de négation. Les saints décident de dire «oui» par leur vie même.

LES ÉCRITS DE MAURICE TORNAY Le corpus des Écrits Les divers Écrits de Maurice Tornay ont été rassemblés, authentifiés et versés aux actes du Procès qui se déroulera à Sion de 1953 à 1963. À côté de la correspondance privée, plusieurs articles, publiés ou destinés dans l’esprit de leur auteur à la publication, revêtent la forme du récit, de la nouvelle, du croquis ou encore du journal de bord: variété de genres littéraires, en lesquels se devine, outre un réel talent de plume, un goût marqué pour l’écriture. Les pièces de théâtre composées au temps du probatoire de Houa-Lo-Pa ne nous sont pas parvenues. La correspondance Dans les années qui suivent la mort du Père Tornay, Mgr Nestor Adam, prévôt de la Congrégation des chanoines du Grand-Saint-Bernard, lance un appel pour que les lettres du Père soient remises à la prévôté. Ces lettres sont au nombre de 166 et représentent alors 340 pages dactylographiées dans le dossier du Procès. Elles se répartissent comme suit, compte tenu de leur date et de leur lieu d’émission: – Lettres du collégien, 1925-1931, 36 documents, 67 pages. – Lettres du novice et du séminariste au Grand-Saint-Bernard, 19311935, 35 documents, 63 pages. Les lettres écrites entre le 11 janvier et le 7 mars 1935 sont datées de la clinique Bois-Cerf à Lausanne (voir repères chronologiques). – Lettres du missionnaire aux Marches Tibétaines, 1936-1945. Elles comptaient en 1993, date de leur première publication, 52 pièces, occupant 113 pages. – Lettres du Curé de Yerkalo, 1945-1949, 52 documents, occupants 113 pages.

Autres écrits – Critique d’un exposé: Sur la fondation de la Société des étudiants suisses, 18.2.1930, 2 pages.

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– Prière: Invocation à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, sans date, 1 page. – Articles de revues: 1. «Mes condisciples», dans Échos de Saint-Maurice, juillet-août 1928. 2. «Chronique», Ibid., novembre-décembre 1930. 3. «Vers la terre des esprits», écrit durant sa vie de missionnaire en Chine et au Tibet, 51 pages. Ce texte a été publié dans la Revue Grand-Saint-Bernard-Thibet par fragments, entre 1947 et 1949. 4. «Allez, enseignez toutes les nations», écrit dès 1939 au Yunnan, 23 pages. Un fragment intitulé: «Une lamaserie» a paru dans la Revue Grand-Saint-Bernard-Thibet, 1951, n° 1. 5. «Dominique et la tentation», sans date de rédaction connue, 15 pages, publiées dans la Revue, 1951 n os 1 et 2. 6. «Colonie de vacances sur les Marches du Tibet», écrit durant la période où il fut directeur du Probatoire de Houa-Lo-Pa, 19391945, 8 pages, publié dans la Revue, 1951, n° 4. 7. «Journal du Père Tornay», septembre 1945-janvier 1946, 22 pages. Des extraits de ce journal ont paru dans la Revue entre 1946 et 1952.

Jacques Darbellay

QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES 9.5.1897 31.8.1910 11.9.1910 De 1916 à 1931 25.8.1931 22.2.1936 Du 8 mai 1936 au 22 avril 1938 22.4.1938 3.7.1938 De juillet 1938 à mars 1945 16.2.1945 Mars 1945

25.1.1946 26.1.1946

Mariage des parents Jean-Joseph et Faustine née Rossier, à l’église d’Orsières. Naissance de Maurice à la Rosière, un hameau situé audessus du village d’Orsières sur la route du Grand-SaintBernard. Baptême à Orsières. Il fréquente l’école primaire de son village natal puis le collège de l’Abbaye de Saint-Maurice qu’il achève par l’obtention de la (petite) maturité. Début du noviciat; il revêt l’habit des chanoines réguliers du Grand-Saint-Bernard. Départ pour le Yunnan en Chine rejoindre des confrères missionnaires; il est accompagné du chanoine Cyrille Lattion et du frère Nestor Rouiller. Achèvement en Chine des études de théologie, apprentissage du chinois et collaboration au travail de ses confrères. Il est ordonné prêtre à Hanoï. Célébration de la Première Messe publique à Siao-Weisi. Apprentissage du tibétain puis prise en charge du probatoire (école et petit séminaire) de Weisi, probatoire transféré dès 1939 à Houa-Loupa à 2 heures de marche de Weisi. Décès du père Émile Burdin des Missions étrangères de Paris, curé de Yerkalo, le seul poste de la mission sur territoire tibétain. Maurice Tornay est nommé curé de Yerkalo, paroisse dont il prend la charge effective en juin 1945 après avoir perfectionné pendant trois mois sa connaissance du tibétain. Dès le mois d’août 1945, il reçoit l’ordre des lamas de quitter le pays. Son refus, fondé sur l’obéissance qu’il doit à ses supérieurs, lui vaut d’incessantes provocations et de graves menaces, auxquelles il résiste avec un courage et une détermination exemplaires. Les lamas envahissent sa résidence et la saccagent. Sous la menace, il doit quitter sa paroisse, conduit jusqu’à la frontière par une cohorte armée.

introduction De janvier 1946 à mai 1947

En 1947-1948

Dès avril 1948

10.7.1949 27.7.1949 11.8.1949 17.8.1949 En 1953 En 1988 16.5.1993

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Séjour à Pamé, près de la frontière du Tibet, non loin de Yerkalo. Pamé est un lieu de passage où il rencontre ses paroissiens qui lui font part des représailles qu’exercent sur eux les lamas: vexations, pressions économiques, apostasie forcée et publique. Il tente par tous les moyens de faire reconnaître le droit pour les chrétiens de Yerkalo de vivre leur foi. Il se rend à Kunming puis à Nanking pour y rencontrer le Nonce et les autorités consulaires. Il cherche des appuis pour réintégrer sa paroisse. Il séjourne à Atuntze (actuel Deqin). Constatant que les persécutions contre les chrétiens de Yerkalo s’amplifient et que ses nombreuses démarches n’ont pas abouti, il songe à plaider sa cause lui-même auprès du Dalaï-Lama à Lhassa. Il prépare secrètement le voyage de 34 étapes qui doit le conduire jusqu’à la capitale du Tibet. Il se joint avec son serviteur Doci et deux autres amis chrétiens à une caravane en partance pour Lhassa. À la dix-septième étape, à Tunto, il est arrêté et contraint de rebrousser chemin sous escorte. Il est tué dans une embuscade, avec son serviteur Doci, par quatre lamas, près du col du Choula. Il est enseveli dans le jardin de la résidence d’Atuntze. Ouverture du procès diocésain en vue de la béatification de Maurice. Il sera clos en 1963. Ses anciens paroissiens transfèrent ses restes qui reposent désormais dans le cimetière de Yerkalo. Il est proclamé Bienheureux par le pape Jean-Paul II. La même année avait vu paraître, le mois précédant, la première édition, partielle, des Écrits valaisans et tibétains de Maurice.

LA PRÉSENTE ÉDITION Le corpus Deux principes ont gouverné la présente édition: donner l’intégralité des œuvres écrites de Maurice Tornay et, de chacune des pièces qui la composent, donner également l’intégralité. À l’ensemble épistolaire connu lors de la première édition, il faut maintenant joindre 8 lettres retrouvées depuis: 7 datent de la période 1936-1945 (68 bis, 69 bis, 70 bis, 76 bis, 78 bis, 85 bis, 86 bis) et 1 de la période 1945-1949 (136 bis). La précédente édition se proposait un choix des écrits de Maurice, très large puisque couvrant près des deux tiers des écrits, et en essayant, quand un texte avait été retenu, de le donner si possible dans son intégralité. Mais ce principe n’avait pas été mis en œuvre constamment. Ainsi est-il arrivé qu’on omette un post-scriptum de demandes ou détails matériels (par ex. lettre n° 77) pourtant importants pour l’histoire de la vie quotidienne. D’autres suppressions, marquées par des crochets droits ou par des points de suspension, concernaient des passages qui exprimaient, à la manière très directe de l’auteur, un avis sur des situations ou des personnes ou le personnel diplomatique, ou qui entraient dans des détails matériels 1. On avait écarté une bonne part des lettres adressées à sa famille où l’affection et les détails de la vie quotidienne au milieu du siècle dernier en Valais ou au Tibet avaient une grande place, ou attestaient des efforts de Maurice pour apaiser par une considération spirituelle des tensions familiales mineures. Leurs conseils monnayaient pourtant les traits de la spiritualité de Maurice. Les responsables n’en avaient pas moins relevé que «par respect pour l’auteur de ces documents marqués au sceau de son sang, et par considération à l’égard des lecteurs les plus exigeants qui se sentiront frustrés dans leur attente, il aurait fallu publier l’ensemble des Lettres et des Écrits du Bienheureux Maurice Tornay». C’est précisément ce qui 1

Plus d’une fois, les notes reproduisaient largement des extraits des écrits omis, quand ils pouvaient éclairer les situations ou personnages des écrits retenus.

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est fait dans cette nouvelle édition, encore enrichie de lettres retrouvées depuis. Les règles d’édition Cette édition désormais intégrale a suivi les principes suivants. Les dates sont toujours portées avec précision par Maurice Tornay sur ses correspondances, dispensant l’éditeur scientifique d’un travail de datation, nécessaire mais souvent hypothétique. Comme il est reçu, la ponctuation est normalisée. Elle est habituellement soigneuse dans l’autographe, avec quelques particularités qui pourraient être déconcertantes pour un moderne 2. Nous n’avons pas eu à intervenir souvent en d’autres domaines: l’orthographe semble avoir été naturelle à Maurice, comme aussi la syntaxe 3. Des graphies, déjà archaïques et abandonnées depuis, ont été conservées 4. Partout, l’abréviation de «Monsieur» non par «M.», mais par «Mr.» est employée, comme il était d’usage, alors qu’on y verrait maintenant un anglicisme. Le point, superflu dans cette abréviation par contraction, et pratiqué en anglais américain, était coutumier chez Maurice: nous ne l’avons pas conservé.

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Ainsi l’usage régulier de la virgule après la conjonction «car», ou, moins souvent, après «mais» suivi de «que». Maurice semble sensible à une influence germanisante qui lui fait employer une virgule avec un pronom relatif. De façon habituelle, il avait tendance à user abondamment de la virgule. Les fautes éventuelles ont été signalées en note, par un «sic»; elles peuvent concerner la concordance des temps. Signalons des usages fautifs. L’un est irrégulièrement récurrent, chez Maurice comme chez bien d’autres: l’interjection «Eh bien!» est parfois écrit «Et! bien». La même remarque vaut pour les constructions respectivement propres aux verbes «se rappeler» (une chose) et «se souvenir» (d’une chose), généralement confondues. «Saint» ou «sainte», adjectif devant un nom propre, reçoit habituellement une majuscule, même dans le cas fréquent de l’abréviation: nous avons conservé cet usage. «Déjeûner» porte, par fidélité indue à l’étymologie, un accent circonflexe; «Petit Séminaire» reçoit une fois un trait d’union; «crouler» est écrit avec un accent circonflexe: «fautes» plus que vénielles si l’on prend en considération les conditions matérielles physiquement et moralement éprouvantes dans lesquelles ces lettres furent écrites. Comme l’élision, maintenant remplacée par le tiret court dans des expressions telles «grand’messe», «grand’chose»; l’usage déjà alors vieilli de l’élision dans «entr’autres» est celui de Maurice; «contrepoint» est encore écrit avec tiret.

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introduction

Les locutions ou les tournures idiomatiques du parler valaisan ou roman sont expliquées en note; on a cru devoir donner les mêmes explications pour des termes argotiques ou familiers usités, rarement, par le collégien et plus rarement encore par le missionnaire, selon la plus ou moins grande intimité qu’il pouvait avoir avec ses correspondants ou selon les mouvements d’une nature riche. La grammaire est respectée par l’auteur. Mais on rencontre des usages non réguliers du genre et du nombre, et parfois des hésitations sur l’accord des participes, dans des cas complexes 5. Maurice emploie des procédés d’insistance, que nous avons reproduits, l’italique ou les petites capitales. Les soulignements auxquels il avait parfois recours ont été rendus par des italiques. On l’a alors signalé. L’introduction de la première édition, ici reprise et complétée par un ajout sur les missions Tibétaines du Grand-Saint-Bernard, était l’œuvre de M. Jacques Darbellay (†2017). L’annotation, qui avait pu largement profiter des identifications et renseignements, de première importance souvent, communiqués par Mgr Angelin Lovey, témoin direct, avait été réalisée en commun par lui-même et le P. Patrice Sicard. Ce dernier, outre pour une part l’annotation des parties nouvelles, a revu et complété la précédente. Ainsi des citations littéraires, assez souvent implicites et qui avaient pu passer encore inaperçues ou n’être pas alors identifiables, ont été repérées et signalées. Nombreuses et spontanées, elles confirment le sens poétique de Maurice, naturellement «poète dans l’âme» (lettre n° 105). P.S. * Ce nous est un devoir de remercier la Fondation du Bienheureux Maurice Tornay, à l’initiative de cette seconde édition, pour son soutien, et en particulier son Président M. Jérôme Émonet, dont l’investissement, secondé par Mme Anna Murisier, M. Alain Tornay et M. Étienne Hébert, fut actif et constant. Nos remerciements vont aussi au premier Président de la Fondation, M. Gaspard Pouget dont les avis et renseignements pour l’annotation furent précieux. 5

«Alentour», peut-être par confusion avec l’adverbe, est mis au singulier; «ulcère» est dans les premiers temps de la maladie de Maurice considéré comme du genre féminin, et «espèce» du genre masculin; l’expression «j’en ai trouvé» qui fait l’objet d’une règle particulière selon qu’elle comporte ou non «que», est orthographiée à tort avec l’accord du pluriel (lettre 122).

BIBLIOGRAPHIE Sources éditées Summarium. Procès informatif. Cause du S. D. Maurice Tornay, C. Snider; Revisa, A.-P Frutaz, Rome, 1990. Positio super martyrio, Rome, 1990. Relatio et vota. Congressus peculiaris super Martyrio, Cité du Vatican, 1992.

Littérature secondaire Sur les missions au Tibet Francis Goré, Trente ans aux portes du Thibet interdit 1908-1938, Hongkong, 1939; seconde édition, avec un liminaire de Christian Simonnet, Éditions Kimé, 1992. Frédéric Giroud, La Mission des Chanoines du Grand-Saint-Bernard au Tibet (1933-1952), Fribourg, 1986, mémoire de licence ès lettres, Université de Fribourg, Faculté des lettres, Section d’histoire moderne et contemporaine. Tibet, «mission impossible». Lettres du Père Étienne-Jules Dubernard 18641905, Paris, Le Sarment-Fayard, 1990 Pierre Rouyer (ouvrage dirigé par), La maison du maître du ciel de Weisi – les chanoines du Grand-Saint-Bernard au Yunnan et au Tibet, Éditions du Grand-Saint-Bernard, 2010. Françoise Fauconnet-Buzelin, Les Martyrs oubliés du Tibet. Chronique d’une rencontre manquée (1855-1940), éd. du Cerf, coll. Petit Cerf, Paris, 2012, 656 p.

Sur Maurice Tornay Robert Loup, Martyr au Tibet. Maurice Tornay. Chanoine régulier du GrandSaint-Bernard (1910-1949), Fribourg, 1950: 2 e édition 1953 (traduction anglaise augmentée, New York, 1956). Maurice Zermatten, Terre de fer et ciel d’érain, ou la passion du Père Maurice Tornay, Savièse, Éditions Valmédia, 1988.

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introduction

Andréa Ambrosi, Radiographie d’une âme. Les témoins parlent, Rome, 1989. Claire Marquis-Oggier, Jacques Darbellay, Le bienheureux Maurice Tornay, un homme séduit par Dieu, Martigny, 1993 (traductions allemande, italienne, anglaise, espagnole, portugaise). Claire Marquis-Oggier, Jacques Darbellay, Courir pour Dieu. Le bienheureux Maurice Tornay 1910-1949. Martyr au Tibet, Éditions du GrandSaint-Bernard, 1999, 153 p.

Le Canton du Valais: villes, bourgs et vallées d’enfance et de jeunesse

Le père Jean-Joseph

La mère Hélène Faustine Rossier

Première année de collège à Saint-Maurice (1925)

En membre de la Société des Étudiants suisses

Avant son départ en mission (1936)

Entouré de confrères de la mission le jour de sa première messe publique, le 3 juillet 1938

Confrère, ami intime et destinataire de nombreux courriers, le chanoine Angelin Lovey

Le chanoine Angelin Lovey qui deviendra, après son retour de Chine, prévôt de la Congrégation des chanoines réguliers du Grand-Saint-Bernard

Carte du Yunnan nord et du Tibet méridional © Pascal Coderay, Musée de l’hospice du Grand-Saint-Bernard

Crédits photographiques: Maison hospitalière du Grand-Saint-Bernard

I. LETTRES 1 À 33 COLLÉGIEN À SAINT-MAURICE (1925-1931) –1– St-Maurice, le 18.X.1925 Bien chers parents et famille, Nous voici donc bientôt à la fin de ce si beau mois d’octobre qui est plein de délices pour le collégien. Comme le temps passe! comme les mois, les ans s’engouffrent rapidement. Déjà dix-huit jours que j’ai mis pour la première fois les pieds sur les carrés du grandiose collège et il me semble qu’il n’y a qu’une faible minute. Le temps s’en va; il est donc nécessaire que les désirs enfantins, les amusements si puérils disparaissent d’un cœur doué d’une petite intelligence, pour laisser place à un travail assidu. C’est ce que je crois faire, bien chers parents, avec les secours que je demande chaque jour au ToutPuissant. Soyez persuadés que je mets à mes devoirs toute mon application, toutes mes forces. Si vous recevez un bulletin de mes notes vous me l’enverrez car je ne pourrai peut-être pas le voir. Aujourd’hui je suis allé faire un tour avec Louis. Il m’a mené dans sa chambre et là nous avons passé en revue les longues veillées que là-haut sous le toit paternel, le toit si aimé de tous, nous passions autour du pressant découpage 1, puis nous reprenions le chemin de l’abbaye, tout contents, tout gais. J’aime à croire que vous en pouvez dire autant. Avezvous vendu une vache, est-ce qu’elles vont cher? Avez-vous vendu les porcelets à la foire de Martigny, et le vin? et est-ce que ça marche vos affaires? Je donnerai un colis à Louis jeudi ou vendredi, c’est pourquoi je vous écris aujourd’hui, car c’est le jour qui me donne le plus de temps. Vous m’enverrez alors des bas, des chemises et une paire de caleçon. Cécile si 1

Table sur laquelle on découpait le tissu.

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tu voudrais me faire un espèce de paletot en grisette, comme celui que Louis avait, cela, je mettrai avec le tricot 2, je protégerai ainsi mon paletot, puis un petit coussin plat de cette forme 3 qui ne soit pas épais. Je crois que vous feriez bien de m’envoyer, car tout faire porter à Louis ce n’est pas facile. Je suis en classe et puis je ne peux pas monter au dortoir porter, tandis que si vous m’envoyez, les domestiques montent euxmêmes. C’est inutile de vous dire que je vais bien, que je me plais, que j’estime la vie du collège comme la plus heureuse et la plus belle que l’on puisse passer sur cette terre de sacrifices. Voilà, Mes chers, ce que j’ai à vous dire, à vous raconter, à vous demander. Votre fils qui vous embrasse tous tendrement. Maurice – 1a – St-Maurice, le 12.XI.1925 Mon cher Étienne 4, Enfin, voici arrivé le moment doux et désiré qui me permet de m’entretenir avec ceux que j’aimais et que j’aime, avec ceux que nous échangions sentiments, nos réflexions, avec ceux que nous avons passé d’heures paisibles et agréables. Que s’est-il passé chez toi, depuis la Dédicace de la chapelle 5 ? Je n’ai pas reçu une nouvelle; je dois me contenter d’attendre une de tes visites dans la montagne mystérieuse et chérie; mais, tu fus infidèle à ta promesse. 2

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5

Comme tous les enfants des vallées alpines, Maurice a appris et pratiqué simultanément deux langues: le français et un dialecte franco-provençal. Une certaine gaucherie ou des tournures incorrectes dans ses premières lettres de collégien en sont les conséquences, qui s’effaceront rapidement. Le jeune Maurice fait «espèce» du masculin, faute courante, alors et encore, dans le langage parlé qui l’emploie comme un adjectif se rapportant à un nom. Dessiné à la main, un rectangle. Probablement Étienne Lonfat, de Charrat, dans la famille duquel Maurice avait été berger en automne. Le coteau abrupt… la vaste plaine… font penser à ce village. Probablement la bénédiction de la chapelle de Vison, agrandie en 1924 par l’architecte François-Casimir Besson.

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Que fais-tu donc, maintenant, dans ce superbe village? Au coteau abrupt et sauvage, mais plus bas la vaste plaine où les poiriers, les pommiers donnent en abondance des fruits délicieux. La neige aura déjà effleuré sa morte pelouse? Quant à moi, je te dirai que je n’aurais pas pu passer une plus belle et plus courte (…). Oh! le Messie n’a (cessé) de propager sur mon âme, comme sur la tienne, je le crois, ses célestes bienfaits. Nous tâcherons de nous montrer à jamais reconnaissants, par nos vœux et nos remerciements; et, lorsque tremblant et palpitant notre cœur frappera aux portes de l’Éternel, il retrouvera tout cela. Déjà, pendant les délices du mois de juillet, je pensais au jour où, la première fois, je mettrais les pieds à l’entrée du Collège; et ce jour, certes, est arrivé d’une course folle. Bientôt un mois et demi se sont écoulés; et il me semble qu’il n’y a que deux ou trois [jours] que j’ai dit adieu à mes parents, à mes frères, à mes sœurs. C’est que le Seigneur de nouveau me soutient avec sa miséricorde infinie, car tout marche pour le mieux et de son mieux: la santé est parfaite, la nourriture assez bonne, et quelque chose de plus sublime, c’est de pouvoir recevoir, chaque matin, à la Messe basse, la Sainte Victime 6. Puis, le dimanche, nous allons assister au Sacrifice redoutable 7, à l’église abbatiale dont je veux te donner quelques petits détails. Au-dessus du long clocher, se dresse cet énorme roc qui domine toute la ville. L’entrée de l’église peut être comparée aux Catacombes que construisirent les Romains, sous le joug du célèbre Néron; mais, à l’intérieur, tout change. La voûte est caractérisée par de beaux dessins. Dans le chœur, le grand autel tout en marbre s’élève vers les cieux comme un géant… Tout autour, des bancs 8 merveilleusement garnis sont à l’usage des novices (cette année, il y en a au moins une quinzaine) et des professeurs qui font tous une mine sympathique. De larges vitraux peints ne laissent entrer dans la Maison de Dieu qu’un jour douteux; mais une vingtaine de becs électriques l’éclairent passablement. 6

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Messe basse: messe non chantée, célébrée selon le missel d’avant Vatican II. La Sainte Victime: l’Hostie. Maurice, dans les correspondances de ces années, assimile et reproduit le vocabulaire religieux alors courant dans les milieux dévots. Il s’en déprend progressivement, comme de son romantisme de collège, à mesure que sa personnalité humaine et spirituelle s’affermit. La Messe. Stalles.

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Voilà, mon cher Étienne, toutes les pensées, tous les sentiments que me suggéra mon entrée au Collège. Au revoir, mon bien-aimé, tous mes vœux et mes prières pour que Dieu te bénisse. Ton dévoué, Maurice Pour adresse: Maurice Tornay, Collège de St-M.

– 2a – St-Maurice, le 27. I. 1926 Mon cher Étienne, Mes vœux les plus ardents et chaleureux de bonne, florissante et sainte année que je forme pour toi, avec ce vase de fleurs fraîchement écloses et parfumées que je t’offre en marque de mon affection sincère. Ton ami qui pense à toi, Tornay Maurice, Collège de St-Maurice –2– St-Maurice, le 25.4.1926 Cher Frère 9, Je peux enfin te faire parvenir le missel 10 que tu m’avais demandé. Il a la dorure un peu plus épaisse; quant au reste, il est identique à celui que j’ai. Lorsque tu veux t’en servir, tu regardes, d’abord, l’Ordinaire de la messe, puis, le Propre, ou les prières qui ne font pas partie du Canon 11. Par exemple, dimanche prochain, nous sommes le 4 ème dimanche après 9

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Louis, le frère de Maurice, devait tenir dans sa correspondance une place privilégiée. Ses autres frères et sœurs ( Joséphine et Anna surtout, puis Marie, Cécile et Jean) paraîtront tour à tour dans ses lettres. Livre de messe. Ordinaire: prières dites invariablement à chaque messe. Propre: prières qui changent à chaque messe. Canon: partie de la messe qui va de la préface au Notre Père.

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Pâques. Eh bien, tu regardes dans le Cycle de Pâques ou Temps pascal le 4 ème dimanche après P., où tu trouveras l’évangile, etc., … Pour l’aspersion 12, c’est à la page 81. Les sacrements commencent à la page 1442. Pour toutes les invocations, tu regardes à la table des matières, à la page 1585. Je te donne ces renseignements car, au commencement, on ne sait pas comment s’y prendre. J’ai appris, par un étudiant de Dailly, que tu étais sombré 13 sur un chemin, avec la moto. Est-ce vrai? Je pense, pourtant, que tu vas très bien, que tu aimes, que tu crois et que tu espères, comme moi, car, il fait si beau, il semble que Dieu veut, cette année, nous combler de mille bienfaits. Le soir, il nous envoie sa douce et touchante bise, et le jour, il nous distrait avec son soleil radieux. J’espère qu’il continuera, et particulièrement le mois de mai, mois des fêtes, mois des tendresses, où des cœurs émus chantent et publient la miséricorde divine. C’est, le 22 de ce mois aussi, la fête de notre professeur 14, comme je te l’avais dit. Je préfèrerais que tu lui fasses un petit (meuble), comme celui que tu as, mais plus petit, avec deux encriers, puis la place pour les porte-plumes et, derrière, un ou deux cachets pour les lettres. S’il avait un tiroir, ce serait encore plus élégant; mais ça te coûtera trop, et ce n’est que moi qui en bénéficie car, il faut bien lui montrer sa reconnaissance, après toutes les peines qu’il a prises pour moi. Je tâcherai de te récompenser d’une manière ou de l’autre, maintenant ou plus tard, sois-en persuadé. Au revoir, mon cher Louis. Que l’Éternel veille continuellement sur nous! C’est donc dans cette certitude que je t’envoie un doux baiser. M. P.S. Si tu as déjà commencé le vase, tant pis. Si tu as l’occasion de passer, renvoie-moi la boîte; je l’emploie.

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Rite de purification au début de la Messe dominicale. Tombé. Le 22 mai, la Saint-Émile, fête de l’un des professeurs de Maurice, le chanoine Émile Noverraz.

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– 2 – 15 Chère Joséphine, Seras-tu satisfaite? J’ai choisi le plus simple et le plus bref. Il est pourtant très complet et très facile à employer… Pour la s. messe, tu as deux sortes de prières: celles de l’Église et d’autres. Choisis à ta guise. Tu sais que la s. messe a une partie «commune» qui se prie tous les jours, et une partie «propre» qui varie chaque jour. Efforce-toi de bien faire le mélange. Tu as aussi, au début, nombre de dévotions pratiques et suivant le temps. Elles sont très belles. Je vous embrasse tous. Maurice –3– Monsieur Jules Marclay Choëx s/Monthey. La Rosière, le 8 septembre 1926 Cher ami, Qu’aurai-je donc à te dire aujourd’hui puisqu’il n’y a qu’un faible espace de temps que nous nous sommes séparés là-bas dans ce nid d’oiseaux émigrateurs, là-bas dans ce nid maintenant vide. Eh bien! si, quoique ces heures de vacances, de bonheur et de liberté soient passées jusqu’ici comme un éclair dans la tourmente; elles ont quand même laissé dans ma mémoire le souvenir de mille douces choses que ce léger vent qui effleure la palme du sapin vert et qui m’en apporte son parfum suave vient me proposer de te raconter. Oui, cher Jules, tu te rappelles ce moment de gaieté où chacun reprenait le chemin de son nid, ce moment où les uns avec les uns, les autres avec les autres se serraient cordialement la main, et par un touchant à Dieu semblaient se lier comme pour ne plus se séparer. Moi je m’en souviens, il me semble que je te vois encore sur le pavé de la gare quand, en me touchant la main tu m’as dit avec un sourire malicieux «Tu écriras le premier» Oh! je veux être fidèle, me disais-je tout bas, maintenant je m’acquitte avec joie et délices de cette charge. Puis le train s’est mis à sif15

Lettre non datée, probablement insérée dans la même enveloppe que la précédente.

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fler; j’y montais à la fois joyeux et triste; joyeux parce que j’allais revoir les miens; triste parce que je quittais ceux que Dieu m’avait donnés pour me rendre la vie du collège plus agréable. Mais à mesure que j’avançais vers le sol natal cette mélancolie m’abandonna, je commençais à détacher les feuillets de mes livres (tu devineras lesquels). Enfin j’arrivais à Orsières, le soleil comme un phare d’or posé entre deux dents drapait la formidable robe rouge dont étaient revêtus les monts limitrophes, il disparaissait petit à petit derrière l’horizon lorsqu’un nuage en forme de tesson semblait attiser le brasier que faisaient ces obliques rayons. Je restais la bouche béante pris par la magie des abîmes et le vertige de ces horreurs grandioses qui se peignaient devant mes yeux comme l’haleine infernale de la gigantomachie 16. La brise arriva ensuite, elle me caressa un moment et me dit dans un murmure langoureux: «D’où viens-tu donc, cher inconnu aux yeux rêveurs? écoute-moi: l’amour est roi, à toi mon charme». Je l’acceptais avec un sourire mignon; alors comme pour me montrer sa reconnaissance elle s’était faite plus forte afin de me transporter vers mon village. Ha! comme je marchais bercé mollement par son souffle lent. Une fois arrivé à destination, ce fut encore une nouvelle merveille pour moi. En effet, ces monts aux glaciers d’argent, ces cascades bruyantes et ces étangs d’azur ne me laissèrent et ne me laissent point encore regarder mes livres classiques; c’est ainsi que je peux dire que je n’ai pas encore rafraîchi une fois ma mémoire. J’espère que tu ne seras pas dans le même cas et que tu auras toujours bonne santé et bon courage de recommencer l’année scolaire. J’attends avec impatience une réponse. Dis-moi si tu es admis chez les grands et si tu sautes rudiments 17. Quant à moi, non! je veux toujours suivre le pas du bœuf dans le sillon. En attendant le plaisir de te lire je t’envoie, cher Jules, mes douces amitiés. Ton fidèle et dévoué Maurice Pour adresse, Tornay Maurice de Jean la Rosière s/Orsières.

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Combat de géants. Épisode fréquent dans les cosmogonies, dans la mythologie grecque notamment. Deuxième année du parcours gymnasial qui en comptait huit: Principes, Rudiments, Grammaire, Syntaxe, Humanités, Rhétorique, Philosophie et Physique. Ces désignations de catégories expliquent sans doute l’omission de l’article «les», que l’on attendait.

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–4– St-Maurice, le 8.XI.1926 Bien cher frère, Vraiment, mon cher Louis, je rougis de commencer ma lettre par «veuillez excuser», car, je l’ai déjà mis tant de fois, disant que le temps me faisait beaucoup défaut: cela est vrai. Mais comment, dans un mois, n’aurais-je pas pu trouver un instant pour t’écrire spécialement? Peutêtre que oui, si je n’avais pas trop pensé à mes versions et thèmes latins, qui m’ont beaucoup préoccupé, jusqu’ici. Oui, je l’aurais pu, encore une fois, si je n’avais pas fait, comme l’ont fait bien d’autres, toujours remettre à demain, demain qui, comme on peut le dire: «Cras aeternum quod est verum cras bonorum». Demain est éternel, puisqu’il n’arrive que pour les bons, dans la céleste patrie. Ah! On peut le dire qu’il n’y a pas de demain ici-bas, puisqu’il n’arrive jamais. Voilà, mon cher Louis, comment il se fait que nous sommes, aujourd’hui, le 8. XI., et que tu n’as pas encore reçu de mes nouvelles. J’espère que tu voudras bien m’excuser. En attendant, je me fais un réel plaisir à te raconter ma vie de collège 1926. Pour rentrer, nous sommes venus en train, jusqu’à Evionnaz; de là, en camion. Ça n’allait pas mal, surtout lorsque nous avons vu le désastre du St-Barthélemy 18. Les uns disaient: «Dommage que tout ne soit pas loin!» D’autres: «Quelle aubaine! S’il avait pu faire monter le Rhône jusqu’au Collège!» Moi, je me taisais. J’étais chagriné de penser que les vacances étaient déjà écoulées. Cette mélancolie me déserta bientôt. Je recommençais, avec courage, les classes, le lendemain, et je ne saurais raconter, avec quelle vitesse, les jours se sont passés, jusqu’à maintenant. Il ne me reste plus qu’à te dire, que nous n’avons rien vu d’extraordinaire, pour le moment. Nous assisterons, probablement, à un cinéma, lundi soir, et nous aurons la Retraite, vers le 15 de ce mois. Voilà, mon cher frère, dans quels petits mots captifs, se résume pour nous le mois du Rosaire 19 : dans quelle paix, dans quelle suavité, il s’est enfui. Est-ce qu’il ne nous aura pas laissé le temps de grandir en sagesse? Il faut l’espérer, puisqu’il nous a fait avancer en âge, et que l’âge doit ac18

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Un éboulement de rochers avait coupé depuis peu la voie ferrée qui enjambe le torrent du Saint-Barthélemy. Mois d’octobre, traditionnellement dédié à la Vierge Marie et à la prière du chapelet (rosaire).

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compagner la sagesse et l’expérience. Il nous aura donné aussi, bien des fois, l’occasion de plaire à Jésus et à sa S. Mère, par nos prières si nombreuses. J’espère, ou plutôt, je crois, avec un bonheur immense, que ce mois de novembre a passé de même pour toi, que pour moi; qu’il t’a accordé santé spirituelle et corporelle, douceurs, amour, et un grain de plus, icibas, en sagesse, et un degré de plus de bonheur, là-haut, comme il aura bien voulu le faire pour moi. Tu vois l’état où je me trouve. Je devine l’état où tu es. Il me semble que nous avons été privilégiés, par une étoile de la Vérité, de la Vie. Nous le saurons ainsi toujours, et nous passerons, sans crainte, dans le dortoir par excellence, qui ouvre sa porte sur l’infini. Il faut que je te quitte, cher Louis. C’est avec regret; il faut accepter. Au revoir!, mon cher; à toi, dans mes vœux et mes prières et dans mon cœur. Ton frère, Maurice Si tu passes par un beau jour, passe ici si tu vas à la maison. À Dieu.

–5– (sans date) Monsieur Jules Marclay Choëx s/Monthey Cher ami, Bien que je sois à portée de te parler tous les jours, toutes les heures même, je préfère te dire ce que je ressens sur une feuille de papier, car j’aime tant avoir ces petites feuilles dans lesquelles les amis, les mères, les pères et les fils se parlent, se réjouissent ou se meurent. Moi je me réjouis avec mes parents d’abord, avec mes frères et avec mes amis. Toi-même, Jules, mon cher Jules qui me réjouis beaucoup. O 20 ! J’aime tes airs puérils, j’aime tes raisons de jeune homme, j’aime ton regard pur et franc, j’aime ton cœur, je pense avec joie que tu aimes le mien. Je prie pour toi certainement comme tu pries pour moi. Je crains le moment de nous séparer, comme tu le crains. 20

La confusion entre «Ô» et «oh!», qui n’est pas exceptionnelle, est du jeune Maurice.

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Et pourtant qu’aurai-je à craindre puisque nous pouvons nous communiquer nos raisons; mais c’est que l’on ne peut pas se voir face à face. Hélas tant pis! Dans un autre monde comme l’on dit, ces foules et ces foules qui poussées par le destin ont fui comme les eaux qui coulent, coulent éternellement, et leurs pas, dirigés vers les destinées inéluctables n’ont laissé que l’usure infinie de cette terre. De tout ce fer et de tout cet or, de l’ambition et de la haine, de la gloire et de la terreur qui passèrent dans ce décor tragique il n’est resté qu’une terre ingrate et stérile. Mais qu’est-ce donc que ce bas monde où abondent fleurs et fruits? C’est un lieu où nous tâcherons de bien parcourir le chemin de notre vie par lequel ont passé les armées et les hordes, les rois et les bandits, les pèlerins et les gueux, les marchands et les capitaines. Et tout a passé, tout s’est enfui vers le monde immortel. Dans une patrie sainte, là où, dans les jardins, la moindre rose étincelle. Là où les papillons rayonnent de bien plus riches couleurs, là où les fruits d’or y couronnent les arbres chargés de fleurs, là où les oiseaux du feuillage, habitants mélodieux, par un ramage éternel, publient l’éternel printemps. O! c’est là que les mignons 21 envolés que nous pleurons encore chantent la gloire et boivent l’eau du ciel dans des calices d’or. C’est là aussi, les éternelles portes auxquelles nous irons frapper lorsque Dieu, dans la plénitude de sa justice, viendra nous demander compte des biens qu’il 22 nous a comblés. Et alors tout tremblants, éperdus, les yeux dans l’extase et notre âme plongée dans la géhenne de la magnificence de Dieu, nous recevrons notre récompense ou notre châtiment comme nous l’avons préparé dans notre chemin terrestre. Ce chemin si difficile à suivre sans détours, pourtant beaucoup l’ont franchi directement, nous tâcherons d’en faire autant, nous que Dieu a choisis, nous que Dieu nous demande pour le suivre. Maintenant bonne, délicieuse, douce vacance. Ton ami M. N[icolas]. Tor 23. (en dessous, dessin d’une croix accompagnée des mots suivants:) croix de bois, drapeau sacré croix de loi, drapeau couvré croix de justice de joie croix de délice de foi 21 22 23

Enfants préférés. «Dont il». C’est une des fautes récurrentes de Maurice dans ses années de jeunesse. Nicolas était le deuxième prénom de Maurice, né dans la paroisse d’Orsières, placée sous le patronage de saint Nicolas de Myre.

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–6– St-Maurice, le 13.3.1927 Mon bien aimé, J’ai aussi, à cette heure, une verve enragée, mais, hélas! Sous ma plume investigatrice, tous les mots vont s’enfuir. Ce n’est pas que je veuille imiter un poète, un peintre, un chanteur, non! non! Je vais te parler simplement de ce qui réjouit mon esprit; ensuite, je me permettrai de te demander quelque chose qui réjouira ma vie. Tu devineras bien, mon cher Louis, ce qui revient si souvent occuper mon intelligence. Est-ce l’onde qui murmure? le frémissant printemps? ou, là-bas, dans les rameaux, dans les troncs marbrés de mousse, le chant d’un oiseau? Est-ce le rayon de soleil égaré sur la plaine, cherchant sa route en accrochant ses étincelles, ici et là? Est-ce la ronde de la lune mystérieuse et des yeux du firmament qui, dans l’ordre tracé par le Créateur, vont, viennent, semblent sourire ou gronder et toujours surveiller ce qu’au-dessous de leur parterre font les humains? Cela, un peu, mais pas toujours. Ce qui me mord le cœur, ce sont tes pensées augustes, ton amour pour la terre, ton soin pour le bien de nous tous. Oui, mon cher Louis, j’y ai pensé souvent aux paroles de ta lettre et, chose étrange, j’entrevoyais, au bout d’une courte allée, les Crêtes 24 et leur douceur et leur majesté. J’entendais la Dynamo 25 qui allait son train grandiose. Et puis, dans la cabane, ô surprise! ô bonheur! un bec électrique, ainsi que tout le long de l’étable, et tout cela était luisant et tous les petits coins étaient inondés de lumière. Les vaches soufflaient tout doux, fixaient leur ombre, puis, tournant la tête, semblaient dire au berger: «Nous n’avons plus besoin d’écarquiller nos yeux, car le bâtiment, les murs, tout est resplendissant, tout est éclairé». Et le berger ému, touché à l’endroit où il était tendre, eut un sourire où toute une âme de pâtre parlait et dit: «…Que la nature est, ici, grande et majestueuse! L’épaisseur des forêts, la profondeur des eaux, les immenses vallons, la terreur, les silences, tout, dans ces vastes lieux, parle à l’homme qui pense».

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Orthographié tantôt Crètes ou Crettes. C’était le nom de l’alpage familial situé audessus du village de la Rosière. Pour Maurice, c’était le chalet de vacances – laborieuses. Petite centrale hydroélectrique.

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«Bravo! bravo!» fit un oiseau qui achevait sa prière et qui fit penser au berger de faire la sienne. Sur quoi, je détournais la tête et, merveille imprévue, je distinguais parfaitement, là, sous un sapin, un magnifique oratoire dont les poutres, rôtissant au soleil, exhalaient une odeur de résine qui se mêlait à l’arôme de mille fleurettes, et tout montait vers l’infini, et tout disait: «Gloire! gloire à Dieu!» Et cet oratoire construit làhaut, sur les Crêtes, entouré de fleurs et de sapins, qui levaient leurs doigts verts comme pour trahir la retraite d’un Seigneur, me fit tressaillir, et je me suis dit: «Est-il possible qu’un pécheur comme moi soit appelé à de si grandes choses?» Oui, j’en suis convaincu; je ne vis plus que de cela. Soit! À la volonté de Dieu! je serai son jardinier. Je cultiverai Béthanie 26. Mais, mon frère, que de grâces, que de rosées fécondes doivent encore venir labourer ma pauvre âme! Pense donc à moi, je t’en supplie. Tu me répondras: «Tu as le temps, même 27 !» Sans doute, mais j’ai grandement confiance encore dans tes prières, car ce seront, celles-là, des prières d’un homme. À mon tour, je ferai tout pour toi, et cette vie, qui ne sera plus mienne, ouvrira ton et mon bonheur en cage. À tout cela, mon cher Louis, je me permettrai d’ajouter que «Ich habe kein Geld bei mir» 28, depuis cette dernière semaine. Je serais donc très heureux de recevoir quelques francs cette semaine, vu que je n’ai plus de savon, cirage, etc., … puis, nous ferons bientôt une sortie. Je tâcherai d’économiser le plus possible, et de m’en montrer à jamais reconnaissant. Les 20.- frs. que tu m’avais donnés au début de l’année m’ont fait jusqu’à présent. Et puis, mon cher, comment vas-tu? Auras-tu vacances, à S. Joseph? Si oui, écris, s.t.p. cette semaine, puis, vendredi, tu passes ici, et nous foutons le camp. Mais, que rien ne te dérange, car l’année n’est pas finie. Je serais si heureux à l’occasion de ces deux jours, d’aller faire un tour sur cette campagne qui renaît! Qu’ils sont beaux, ces premiers jours de printemps! Il y a dans l’air une légère moiteur qui fait vivre les choses. Les arbres bourgeonnent, les oiseaux chantent et, le soir, la lueur dorée qui enflamme le couchant prolonge indéfiniment le crépuscule et, si la lune monte derrière les monts, les collines, les sapins, il n’y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l’autre et pose sa lumière bleue, sur le ciel tiède encore du soleil disparu. Ainsi, la main paternelle qui gouverne le 26 27 28

Village de Judée où le Christ aimait faire halte chez Lazare, Marthe et Marie. Toi-même. «Je n’ai plus d’argent». L’étude de l’allemand faisait partie du cursus gymnasial du Collège.

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monde a des secrets merveilleux: elle fait le bonheur et la joie des uns, l’espoir et la vie de tous. Une étude sérieuse m’appelle: j’y vais courageusement, et je tends la main qui est chargée de te prouver ma sincère et bouillante affection. Au plaisir de te lire, mon cher, je t’embrasse et je te souffle: «Dieu, là-haut! l’espoir, ici-bas!» 29. À toi de cœur. Ton frère, Mauritius. P.S. Et ta combine mal tournée, hein??? 30

–7– St-Maurice, le 4.4.1927 Mon cher frère, Tu vas t’étonner de recevoir des lettres si nombreuses de ma part. C’est que les vacances approchent et, avec elles, soit le besoin qu’on a de diffuser un bonheur, soit la nécessité de se procurer les choses indispensables, nous obligent tous à nous ouvrir clairement à ceux que Dieu nous a donnés. Ces choses indispensables qui me manquent, à moi, comme à d’autres, tu les auras déjà devinées: c’est, … c’est de l’argent. Mais, dirastu, que veut-il donc faire avec cette galaire 31 ? Eh bien, mon cher Louis, tu m’as envoyé, il est vrai, 7 francs, pour la S. Joseph. Or, ce jour-là, c’était la fête de notre évêque 32. À cet honneur, nous avons fait une promenade à Bex, dans laquelle, pour le goûter et le train, j’ai fait aller 2 frs. Ensuite, je devais m’acheter un savon = 1 fr., une boîte de cirage = 0,50 fr., en plus, j’ai dû donner 0,60 pour les cotisations, mars et avril, du ballon, et 0,20 pour des lacets. Tu vois donc, cher Louis, que des 7 frs., il ne me reste guère plus que 2,50 frs. Je n’ai donc pas assez pour partir, et je viens mendier de nouveau 3 ou 4 frs., cela suffit. Hélas! Je vais toujours frap29 30 31

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Alfred de Musset, La nuit d’août. La même poésie paraitra dans la Lettre 15. Allusion probable à une difficulté rencontrée par Louis. «Galette». Avec ce terme argotique, dont les consonances peuvent le rapprocher de «galère», Maurice joue sur une réplique fameuse des Fourberies de Scapin de Molière «Qu’allait-t-il faire dans cette galère?» Mgr Joseph Mariétan, père Abbé de la congrégation des chanoines de Saint-Maurice. L’abbaye de Saint-Maurice était une abbaye dite «nullius», c’est-à-dire possédant son propre territoire et non située sur le territoire d’un diocèse, même éventuellement exempte de la juridiction diocésaine. Mgr Mariétan, abbé de SaintMaurice, était évêque titulaire de Bethléem.

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per à la même porte: il n’y en a, en effet qu’une, et c’est toi. Le pire, c’est que je ne suis pas certain de le rendre matériellement. Je tâcherai ainsi de te dédommager, ma fi 33 !, par mes prières ardentes et confiantes, et Dieu lui-même te les rendra au centuple, tous les francs desquels tu dois te priver pour moi, toutes les peines que tu mettras pour me faire instruire. Oh! sois-en persuadé, si je ne te les rendrais pas, ces francs, Dieu, là-haut, les aura marqués. Il t’en tiendra compte au Jugement car, cela, c’est la vraie charité, et la charité est éternelle. De mon côté, je ferai tout mon possible, pour atteindre, au plus tôt, le but où je serai pourvu de tout. Une fois arrivé, je ne t’oublierai pas. Voilà, mon cher Louis, ce qui m’a contraint de t’écrire aujourd’hui. Je ferai de sorte qu’elle diminue de plus en plus, cette contrainte. Comme les vacances commencent mercredi, le 13, j’aimerais bien recevoir les rondins 34, samedi le 9, dans une petite boîte, comme tu faisais l’année passée. C’est plus simple: je suis exempt de passer chez le Directeur car, il y a tout un commerce 35. Six heures sonnent; il est temps de penser à mes examens. Je le fais encore volontiers, Dieu merci! Pour le reste, tout va bien, tout sourit, tout est gai, tout m’inspire la reconnaissance. À Dieu, mon cher Louis, courage et confiance en ceux d’en-haut! Ton frère affectionné, Maurice –8– St-Maurice, le 26.4.1927 Mon cher, Me voici très: O bien rentré, lundi soir, à 8 heures. Tout va pour le mieux. J’espère que tu en es de même. Je t’envoie, ci-joint, les timbres que je t’avais promis. Il y en a 15. Tâche de m’envoyer le même nombre car, ils sont pour la Congrégation des Enfants de Marie. Fais-moi parvenir aussi, avec le livre «noir», l’adresse de tante: j’ai oublié de la prendre à la maison. 33 34 35

«Ma foi» en patois. Pièces de monnaie. Une tracasserie.

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Au revoir, mon cher Louis. Que Dieu te garde et qu’il accomplisse tes bons désirs! Bien à toi. Maurice –9– St-Maurice, le 28.6.1927 Carissime, Salut! mon cher Louis. Eh! que fais-tu de bon? J’espère que tu seras remis de ton vertige, et «la reine fulgurante» 36, de sa plaie. Pour moi, que dirai-je de ma bête 37 et de mon âme?, si ce n’est qu’ils vont bien, qu’ils s’accordent (heureusement, qu’ils sont jumeaux!). Alors, pourquoi t’écrirai-je? Oh! l’histoire de te dire un mot, l’histoire de te parler une fois d’ici, avant la fin de l’année. Puis, demain, c’est S. Pierre et Paul. Bonne et heureuse fête! Puis, enfin, pour couronner l’œuvre, pour terminer ma salade et mon bavardage, le 17 juillet approche. Vu que, depuis jeudi soir, le 14, les cours sont tous terminés, si Cécile 38 sera à Martigny, j’irai passer le vendredi chez elle, samedi soir je rentrerai à St-Maurice, et dimanche le 17 juillet, tu tâcheras d’être ici. Nous assisterons à l’orchestre et à la distribution des prix; puis, si tu as le temps, en avant, le Péclot 39 et marche!. Je vais peut-être à Martigny. Ne t’étonne pas. Je préfère cela aux dépenses que je devrais faire, vendredi, à la promenade; puis, l’atmosphère d’ici commence à saturer notre nez ou, plutôt, notre cervelle. Pour le reste, tout est au même niveau, tout marche très bien. Les examens, je les réussis très bien. Que faut-il désirer encore? Rien, en ce monde, mais «vitam aeternam, in alterum 40 ». Je suis pourvu en tout. Bien à toi, mon cher Louis. Ave, salve et vale 41. Maurice 36

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Sa fiancée, Marie-Louise, sœur d’Angelin Lovey, confrère de Maurice, avec laquelle il avait eu un accident de moto, sans trop de gravité. Métaphore pour mon corps. Sœur aînée de Maurice, épouse de Michel Gay-Crosier. Le vélo (parler romand). Citation libre de Mc 10, 30 «la vie éternelle dans l’autre [monde].» «Salut et porte-toi bien.»

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P.S. Je ne me suis pas informé du prix, pour le piano 42, car il m’a l’air de me rendre peu de services. J’ai décidé de prendre l’harmonium. Je n’en sais pas le prix non plus, mais il sera sûrement à meilleur marché que le piano; ou bien encore, peut-être, la fanfare qui coûte 15 frs. 43. Je serais fort heureux et fort aise, si tu pouvais me préparer une petite étagère pour mes bouquins. Tu ne tarderas guère. Ébauche-la 44 un peu.

– 10 – St-Maurice, le 13.XI.1927 Mon bien cher frère, Tu seras, sans doute, étonné du retard que je mets à te remercier pour la jolie chaîne que tu m’as fait parvenir. Oh! pardonne-moi, je l’ai reçue, au début de la semaine, et tu sais que le travail jalouse tous nos petits loisirs. Je me remettais donc, pour cela, à dimanche. Il arrive, enfin! Merci beaucoup, mon cher Louis. Je suis vraiment heureux de savoir que tu te plais à remplir merveilleusement tous mes désirs, et je me fais un devoir de tout employer pour la gloire de Dieu, afin que rien ne soit vanité. «Vanitas vanitatum, omnia est vanitas praeter Deum amare et sanctum Nomen ejus colere: vanité des vanités, si ce n’est aimer Dieu et honorer son saint Nom» 45. Cependant, il arrive que je suis possesseur de deux chaînes. Lorsque je suis allé à Fully, pour les vendanges, Cécile, examinant traîtreusement mon accoutrage 46 et n’y voyant rien de brillant, m’en acheta une, sans m’en demander avis. De plus, je m’étais muni d’un étui. J’étais donc au complet, lorsque j’ai reçu la tienne. Elle m’a causé, toutefois, une satisfaction indicible car, toute brillante, elle semblait me sourire, me parler pour toi, et me donner la conviction que tu te portais bien. Ainsi, ne trouvant point de lettre, dans cette grande enveloppe, ce qui m’a presque glacé le cœur, je l’ai prise pour une douce missive. Elle se

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Pour des leçons privées. Cotisation. Commence-la. Citation libre semble-t-il de L’imitation de Jésus-Christ, I, 1.3. Sic. Pour «accoutrement».

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conservera longtemps. Ce plat 47 te paraîtra abondamment rempli! Il l’est, en effet. Eh bien, en voici un autre aux goûts de toutes sortes. Nous avons eu la Retraite, à la fin du mois d’octobre. Je l’ai trouvée suave, immensément, dans toutes nos instructions et nos lectures spirituelles. Ah! je te dis, le prédicateur, c’était un vrai apôtre! Voici quelques-unes de ses vérités, les plus simples et qui m’ont pour cela le plus frappé 48. «Le meilleur moyen de se délivrer d’un défaut, c’est de faire tout, comme si on n’en avait point. On l’oublie ainsi, sans s’en apercevoir… L’homme ne fait point son ami d’un grain de sable, ni Dieu de ce qui n’est pas élevé à la hauteur de son rang; c’est pourquoi son Fils s’est immolé, nous a lavés de son Sang précieux et nourris de sa Chair sacrée. Par là, il a fait de notre âme un ciboire et il y demeure perpétuellement, jusqu’à ce que nous soyons assez fous, pour l’en chasser par le péché mortel. (Si l’on pensait un peu à cela, Louis, la vie ne serait-elle pas plus souriante?) La mort, c’est le jour le plus heureux de notre vie. Il faut s’en réjouir plus que tout car, c’est l’arrivée dans notre vraie patrie.» J’aurais voulu t’avoir près de moi, mon cher Louis, pour jouir avec toi de la rosée ineffable qui se posait lentement, comme des flocons de neige, sur mon âme. Tu n’étais pas avec moi: c’est le secret de Dieu, mais j’ai pensé à toi dans mes prières et, Jésus, par sa Sainte Mère, les aura entendues.

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Contenu de la lettre. La suite de la phrase suggère fortement une inspiration de la scène fameuse des Femmes savantes de Molière (Acte 3, scènes 1-2: «Ce sont repas friands qu’on donne à mon oreille. – Servez-nous promptement votre aimable repas. – Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose, Un plat seul de huit vers me semble peu de chose, Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal, De joindre à l’épigramme, ou bien au madrigal, Le ragoût d’un sonnet, qui chez une princesse A passé pour avoir quelque délicatesse»). Les lectures personnelles de Maurice et ici les programmes de la classe de lettres du Collège peuvent se reconstituer par ce genre de réminiscences. On notera donc de sa part une certaine faculté d’assimilation, une capacité d’utilisation et d’imitation, qui deviendra de moins en moins servile. De fait, la correspondance de Maurice atteste l’influence que ces vues exerceront durablement sur sa spiritualité: ascèse volontiers volontariste qui cèdera à un sens plus poussé de la grâce, perception de l’éphémère de la vie, importance du sacrifice rédempteur et du sacrifice de soi, dévotion eucharistique. On verra bientôt ces traits fondateurs se compléter par l’émergence de la dévotion au Cœur du Christ (cf. par exemple lettre n° 13), et par l’apparition du zèle apostolique.

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En attendant l’heure si chère de te lire ou de te revoir, en attendant que ma vocation atteigne la palme de sa réalisation 49, que Dieu t’accorde l’accomplissement de tous tes chers désirs, je Lui demande, le cœur sur les lèvres, de conserver, en nous, deux amis qui, devant Dieu, prient réciproquement l’un pour l’autre, qui, devant les hommes, s’accorderont un mutuel secours. Nous arriverons ainsi, d’une manière incomparablement sainte, à conquérir la couronne et le prix de toutes nos préoccupations, nos peines et nos larmes d’ici-bas. Ceci dit, je t’embrasse, cher Louis, avec toute l’affection d’un frère dévoué. Maurice – 11 – St-Maurice, le 12.12.1927 Mon cher Louis, Vraiment, Louis, tu es coupable, cette fois: manquée, ta visite! Aurais-tu détourné le regard, de celui qui pense si souvent à toi? Non, non, je comprends tout: à ton âge, on a des affaires à régler, des difficultés à effacer; enfin, on a son devoir d’état et son «demain» à ouvrir sur le bien-être. C’est, à toi, bien avisé, comme dirait La Fontaine, sans doute, mais, s’il te plaît?… Et puis, la vie te sourit-elle? ou te plonge-t-elle dans le noir? J’espère qu’elle ne te fera pas dire comme à Victor Hugo: «Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu’il met dans les cœurs brisés et les nuits tombées?» Oh! non, tu es chrétien, profondément, je le sais. Tu te rappelles mieux que moi que nous sommes, ici-bas, semblables à des touristes dans un hôtel. Il faut en sortir, pour aller humer, à pleins poumons, l’air vivifiant des bois et des vallons. Je me suis très amusé, un jour, d’une réflexion que me fit un camarade: «La vie est un oignon; on l’épluche en pleurant». Combien vite est épluché un oignon! Combien vite s’en vont les hommes! Témoin, en est, la mort, que je viens d’apprendre, du notaire Cyrille Joris 50. De trois mois, comme il s’opère de changements! Je l’avais vu, le dernier dimanche avant la rentrée; il était plein de santé; et maintenant, il n’est 49 50

On ne peut s’empêcher de penser à la palme du martyre. Notaire chez lequel Maurice avait vécu quelque temps pour donner des leçons de latin à son fils Roger.

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plus de ce monde. Son âme, est-elle ouverte sur des splendeurs qui ne passeront point? Angoissante question! À propos, connais-tu ces jolis vers: Ici bas, tous les lilas meurent; Les chants des oiseaux sont courts. Je rêve aux étés qui demeurent, Toujours, toujours

Malheureusement, le monde est ainsi fait! Loi suprême et funeste! Comme l’ombre d’un songe, au bout de peu d’instants Ce qui charme, s’en va; ce qui peine, … nous reste. La rose vit une heure, et le cyprès cent ans 51 !…

Prions pour lui. Unissons-nous à la doxologie 52 langoureuse qui monte de l’univers, vers le Créateur. Mais, je me suis écarté de mon sujet; je suis toujours le même! Pour peu qu’il y ait de suite, et je débite tout ce qui me vient à l’esprit. Je te demanderai donc: Comment ça va, le «btit gommerce»? Très bien, je l’espère. Comme à moi. Je jouis, cette année, d’une santé «ferréenne 53 », et dans toutes mes difficultés et mes peines, je tâche de trouver quelque chose de nouveau à mon esprit et de salutaire à mon âme. C’est ainsi qu’on arrive à bout de tout, et, n’est-ce pas ainsi que l’on doit conquérir sa palme de l’au-delà? Maintenant, mon cher Louis, comme un oisillon sur le point de recevoir la becquée, je tends la main. Le vandale! penseras-tu. J’ai bien pensé économiser, mais, vois-tu, ma bourse est épuisée. Des 13 frs. que tu m’avais donnés, au début, il ne me reste plus que dix misérables petits sous. Comme, jeudi, nous avons la fête de Mr Le Directeur 54, il y aura une quête pour un cadeau, puis, l’après-midi, promenade et goûter, à Bex 51

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La première strophe est une citation d’un poème de René-François Sully Prudhomme (1839-1907) intitulé «Ici-bas» (Stances et poèmes, 1865). La seconde strophe est tirée des Poésies de Théophile Gautier (1811-1872). Au-delà de ce romantisme de collégien, on trouvera chez Maurice un goût durable pour la poésie: bien plus tard et loin de tout milieu littéraire, des citations d’Agrippa d’Aubigné ou de Musset ou de Virgile lui viendront naturellement sous la plume dans des lettres familières, et au Tibet il découvrira avec enthousiasme Francis Jammes. Terme liturgique: une prière à la gloire de Dieu. De fer. Le 15 décembre, sainte Chrétienne, patronne du chanoine Chrétien Follonier, directeur de l’internat.

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ou Monthey, à nos dépens. Puis après, le vendredi soir, le 23, à 4 heures, départ!… pour les vacances. Tu saisis la nuance de la chose, mon cher? Alors, voudrais-tu, (je vais rantanplan 55, Louis) me faire parvenir, au plus vite, avec une lettre, un montant que tu jugeras suffisant. Pour tout, merci. Je ne sais m’adresser qu’à Dieu. À Lui, à sa Justice, de te récompenser! Puis, écoute un cri sincère de mon cœur: «Merci, mille fois». Midi va sonner «à l’horloge du souvenir et du présent». Il faut que je te quitte. À Dieu. Bien tendrement à toi, mon cher frère. Maurice P.S. Comme tu le sauras peut-être, on a fondé, ici, à l’Abbaye, un nouveau journal: c’est un de nos profs rédacteur. Sous ses invitations, je me suis abonné pour huit mois 56. Le prix est de 2 frs. 50. Si vous trouvez que c’est de trop pour le mois, on verra à Noël.

– 12 – St-Maurice, le 20.1.1928 Mon cher frère, Que fais-tu? Que penses-tu? Que deviens-tu, Cher Louis? Il y a si longtemps que nous ne nous sommes plus revus, plus reparlé. C’est une triste loi, à laquelle nous sommes pourtant obligés d’obéir, que de vivre éparpillés. Heureusement, L’homme est un apprenti; La douleur est son maître, Et nul ne se connaît, Tant qu’il n’a pas souffert 57.

Oui, il nous faut recevoir le baptême des peines, des chagrins, pour arriver, un jour, à la maturité. Quel sera ce jour? Sera-ce le jour où nous 55 56

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Sans ambages, au pas de charge, au son du tambour. Le journal en question est La Patrie valaisanne, dont le directeur était le chanoine François-Marie Bussard. Maurice fera aussi partie de la Société des étudiants suisses (v. n° 162), qui avait été fondée au moment des troubles religieux de 1842. Elle préparait ses membres à l’action sociale chrétienne. Maurice pensa un temps choisir une profession libérale qui lui aurait permis d’exercer une activité sociale et un engagement politique; le journalisme l’attirait, et ses articles envoyés du Tibet sont écrits avec un talent et un plaisir qu’on peut remarquer. Alfred de Musset, La nuit d’octobre.

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serons fixés à jamais dans la voie qui nous a été réservée? Hélas! non. Ce jour, ce sera le moment le plus terrible et le plus heureux; ce jour, ce devra être le moment béni entre tous: la mort. La mort, dis-je. À cette heure-là, seulement, nous serons mûrs; et pour l’éternité, cette heure-là, seulement, sera, pour nous, ce qu’est à un roi le commencement de son règne. Tâchons de nous y préparer. Ne perdons pas une minute car, cellelà, que nous serions exposés à perdre, sera, peut-être, la plus précieuse pour gravir un échelon de plus. Rappelons-nous que, pour vivre, les fleurs ont besoin de rosée. Quand arriverons-nous, alors, à notre épanouissement si, dans notre jeunesse, nous ne versons pas des larmes amères et abondantes? Ainsi, tout doit être acheté à ce triste prix. Tant pis, achetons le possible. Voilà que je t’ai fait tout un méli-mélo. Excuse-moi. Tu sais, je ne suis pas un Bossuet, ni même un Fénelon: une lacune immense me sépare de ces illustres personnages. Que m’importe! Petit poisson deviendra grand, Pourvu que Dieu lui prête vie 58

et facultés! Qu’importe, s’Il ne lui prête pas une longue vie: il ne sera que plus vite dans l’éternelle béatitude! Qu’importe, s’Il ne lui accorde pas des facultés: pour vivre heureux, dans le vrai et pur amour de Dieu, vivons cachés! Ainsi, résignation dans les sacrifices, courage dans les peines, confiance dans les pleurs! C’est ce que je te souhaite pour toute ta vie; c’est ce que je m’efforce d’acquérir pour moi. Ceci dit, mon cher, je t’avertis en dix, en cent, en mille 59 : je n’ai plus de pognon. Voudrais-tu?…, sais-tu quoi? Me venir voir. J’aimerais mieux, que de recevoir par l’entremise du Directeur. Pour le reste, je vais très bien. J’espère bien que tu en es de même, que tu dis avec moi: «Gloire au Père, gloire au Fils, gloire au S. Esprit! Gloire! Gloire! Gloire à jamais!» À toi, dans mes prières, à toi dans mon cœur, à toi, bien à toi. Maurice

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Citations des deux premiers vers, devenus proverbe, de la fable de La Fontaine, Le petit poisson et le pêcheur. Un peu plus loin, allusion à la morale de la fable de Florian, Le grillon et le papillon (Pour vivre heureux…). L’attaque de ce paragraphe offre maintenant une imitation de la fameuse lettre de Mme de Sévigné annonçant le mariage inattendu de la Grande Mademoiselle.

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– 13 – St-Maurice, le 15 mars 1928 Mon cher frère, Adieu! Cher Louis, eh!… que fais-tu? Comment vas-tu? Es-tu toujours dans les mêmes dispositions que lors de ta dernière visite? Je le crois… j’en suis convaincu même. Nous sommes d’ailleurs dans un temps de consolation. En effet, consolation que le Carême! consolation que de livrer un combat terrible, impitoyable, acharné à toutes nos passions, à notre chair déviée. Consolation, et combien réjouissante, que d’opérer par ses sacrifices journaliers, une cision 60 sur le rocher du vice, sur ce rocher abrupt, dénué, où vint se heurter, se briser le Fils de l’Homme; y construire ou plutôt y former un escalier avec le pied ferme, résolu de la volonté, nourri de la grâce sanctifiante; puis y édifier un immense piédestal sur lequel s’élèvera l’édifice glorieux de notre vie changée… Ah! Louis, vois-tu, les plus sereins, les plus candides, les plus estimables des jours ce sont ceux passés dans un collège catholique. Sans doute, les quarts d’heure de Rabelais sont nombreux, mais transeat! transeat! le temps fuit, s’effondre, mais il respecte un moment d’amour passé au sein de l’Amour 61 : je veux dire nos quelques petites prières. Je suis à me demander, par instant, si l’enfer est possible, en ce sens qu’il y aurait des hommes assez fous pour aller s’y précipiter quand Jésus est là, Cœur ouvert, prêt à nous envelopper de la flamme de son amour éternel! Pensée infinie, infini regard, éperdu dans l’infini; la nature dans ses merveilles ne contient absolument rien qui puisse traduire ce que je voudrais te [dire]. Cependant je reviens à mon sujet: es-tu toujours dans les mêmes dispositions? Alors, le temps est arrivé. Si tu pouvais passer dimanche vers les 9 heures, ce serait épatant, tu pourrais assister à une messe d’une splendeur inouïe 62. Viens-y, puis nous pourrons aller à Fully, Martigny, où tu voudras, car le lendemain: St-Joseph! pas pour dix centimes d’étude! Tu pourrais même venir ce jour-là, mais je préfère dimanche car nous pourrions à nous deux mieux profiter de S. Joseph. Tu saisis la nuance de la chose! À propos, tu sais, les profs ont été épris d’une indicible émotion lorsque je remplis avec eux deux les commissions dont 60 61

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Sic. pour incision. À noter la formule par où s’exprime heureusement une christianisation de l’éphémère et du temporel dont la fugacité aura par ailleurs si vivement frappé Maurice. Souligné dans l’original.

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tu m’avais chargé. J’espère que tu pourras digérer tout ce plat. Et dans l’attente de voir ton cher individu, je t’embrasse et te quitte avec une inexprimable affection. Maurice – 14 – St-Maurice, le 28.IV.1928 Mon cher frère, Ta dernière missive m’est très bien parvenue vendredi soir. Elle m’a causé la vive satisfaction de m’apprendre ton prompt rétablissement. Ah! lorsque j’ai su que tu étais parti si tard de Martigny, je me suis douté d’un incident pareil. Bref! tu es déjà guéri… mais, et la reine du désert 63 ? A-t-elle été l’objet d’une douloureuse contorsion? Enfin, «fabricando fit faber». C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Nul ne sera bon maître tant qu’il n’a pas souffert de son métier 64. Tu me demandes des nouvelles. Eh bien! elles sont toujours bonnes. L’étude me plaît, la santé me va. Puis je possède comme dortoir une petite chambrette, assez gaie, assez propre, assez éclairée. J’y passe quelques heures délicieuses. Et voilà comment se résume ma vie. Ne trouverais-tu pas plus de choses sur la tienne! C’est drôle après tout. La floraison, les fruits, la mort de l’homme. Il faut se dépêcher de grandir, de travailler, de mourir, pour laisser la place aux bourgeons qui nous suivent. Ainsi, il n’y a pas lieu de s’y attacher. Mieux vaut fuir, mieux vaut bien vivre que de se soucier de vivre longtemps. Qu’en dis-tu, Louis? Mon avis est-il juste? Avril a beau me sourire, me caresser par ses brises balsamiques; ses prairies pointillées de fleurs, ses arbres aux têtes rondes couvertes de flocons multicolores, ses forêts barbouillées, ses torrents nuageux, ses cimes blanches enguirlandées de brouillards, son ciel pommelé me rappellent un Dieu orné de toutes ces parures, souriant au pécheur, caressant l’affligé, et je vais à Lui, 63 64

Sa future épouse. «tant qu’il n’a pas souffert» est, à nouveau, une citation de Musset, La nuit d’Octobre (v. supra, p. 40 note 57). Cette pensée a semble-t-il bien marqué le jeune Maurice. À un tempérament volontaire et entreprenant qui n’empêche pas un sens prononcé de la fugacité des choses, se joignent, unis à un goût vif et pénétrant de la nature, une capacité comme naturelle de compassion et le sentiment d’une positivité possible de la souffrance. Ces dispositions l’auront gardé de transformer un dynamisme naturel en une force conquérante des choses et bousculante des êtres.

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chercher d’autres beautés, d’autres splendeurs que je ne distingue pas ici. Me voici toutefois contraint de te quitter. Il faut obéir, la nature a ses lois, l’homme sa raison, je ne sais pas quel est le plus libre des deux. Ainsi, à Dieu cher Louis, porte-toi bien, et puisque tu vas à la maison, dis-leur que je vais bien aussi. Au revoir. Maurice – 15 – À Joséphine 65 Ma bien chère sœur, Il est temps que je prenne le temps de te dire deux ou trois mots spéciaux. Oui, ma chère, tu sais que je pense à toi d’une manière spéciale. Tu sais que je t’aime d’amour singulier. Pourquoi, tu le devines. Ce n’est que du juste. Merci pour tous les paquets, et fais les lettres plus longues. Je pense ainsi à toi et je prie pour que Dieu fasse pousser le germe de ta vocation vraie. Oui, je veux commencer dès lundi une neuvaine de communion à Jésus et une neuvaine de Rosaires à Marie, pour que tous les deux pensent tout particulièrement à toi et qu’ils te guident dans la voie tracée et sacrée. Aide-moi, chère Joséphine, accompagne-moi. Mais surtout aie confiance, crois, aime et adore, puis pense à nos chers parents à tous. En attendant, courage et confiance. Quand j’ai traversé la vallée, un oiseau chantait sur son nid. Ses petits, sa chère couvée venait de mourir pendant la nuit. Cependant il chantait l’aurore. O ma Muse, ne pleurez pas. A qui perd tout, Dieu reste encore. Dieu là-haut! l’espoir ici-bas 66.

Voilà, ma chère, le portrait de notre vie, voilà ce qui nous soutient, armons-nous par la communion, allons à la lutte, chantons les louanges de Dieu. Tant pis pour les misères; si nous en avons, tant mieux, Dieu nous aime de plus 67, mettons notre cœur dans le cœur de Jésus et de Marie, et 65 66

67

Billet inclus dans une enveloppe adressée à son frère Louis. Alfred de Musset, La nuit d’août. Le texte de Musset portait: «Venaient de mourir dans la nuit». La citation a donc vraisemblablement été faite de mémoire. Expression du parler romand: davantage.

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en avant dans le sentier de la vocation. L’heure est de nouveau là qui m’appelle, Dieu me veut autre part. Je dois me résigner, obéir comme toi tu fais toujours. Donc à Dieu, courage en tout et partout. Ton frère qui te chérit et qui te veut près de l’Amour. Au revoir. Maurice – 16 – St-Maurice, le 27.10.1928 Chers Parents, Frères et Sœurs, Ah! mes chers, il m’est enfin donné de m’élancer dans vos bras, de vous saluer, de vous parler. Car, après Dieu, je suis tout à vous: à vous de cœur, à vous dans mes pensées, à vous dans mes actions. Souvent, au cours de mes promenades, comme les feuilles jaunies chassées par le vent, et qui s’égrènent lentement, une à une, dans l’infini spacieux, ainsi les souvenirs chers s’égrènent de mon âme, sous la pulsion de mes pensées d’amour! Que de fois, j’aurais voulu vous en faire le partage! Mais hélas! on ne s’appartient pas, on est à l’étude. Ce m’a été, toutefois, un réel supplice de ne rien vous dire, et surtout, de ne rien apprendre de vous, de la maison. Je vous vois dans vos occupations d’automne, arracher les pommes de terre (en avez-vous récolté un peu?), les betteraves, les choux, adonnés à mille travaux poétiques. Je vois la Rosière parée des couleurs de l’arrière-saison, retentissante des carillons épars 68, plongée dans les vapeurs parfumées du jour! Je vois tout cela et je n’en reçois aucune nouvelle! Je vis donc d’espoir. Espoir que vous vous portez tous bien, que vous êtes contents ou, du moins, que vous avez vos consolations. Est-ce vrai? dites-le moi. Parlez-moi de vos ventes: fromage, vin, que sais-je encore! Quant à moi, j’ai une bonne santé, je travaille (et notre travail, ce travail qui m’a empêché de vous écrire, est colossal), je prie pour vous, pour moi, pour tous; je chante: que Dieu soit loué; je pèche, je me confesse; je fais des fautes, je tâche de me corriger; je mange et la pension est assez bonne: je mange beaucoup. Calmes, un peu monotones, s’écoulent mes jours. C’est pourquoi, je vous prie, dans la vraie acceptation du mot, de me retourner ce colis, le plus tôt possible. Je n’ai plus de 68

Sonnailles des troupeaux dispersés dans les champs.

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mouchoirs; et puis, ma chemise, la belle, est-elle encore en miniature 69 ? Joséphine? Marie? Puis, devinez: il me faut un duvet. Ah! mes chers, si cela ne vous coûte pas trop! Nous sommes 380 à 400. Impossible d’attraper une couverture en plus, et notre dortoir est froid. Si vous en achetez un, prenez-en un pas trop gros, puis, fourrez-le en coloré: le blanc est trop salissant. Je suis toujours le même «rouillon» 70, et vous êtes toujours mes ultra-bienfaiteurs. Du fond de mon cœur, je vous crie: merci! que Dieu vous récompense! J’allais oublier quelque chose. Dites, est-ce que Marcel est à la maison? Sa mère est-elle rétablie? Je n’ai pu aller la voir. Anna est-elle partie? Dans la carte que je vous ai écrite tout au début, je vous avais supplié de m’indiquer son heure de départ 71. Vous êtes restés muets: pourquoi?? Vous me le direz prochainement, n’est-ce pas? Jean, Marie, Joséphine, les trois associés qui, sous la surveillance paternelle et maternelle, font marcher notre bien commun, allons donc! un mot sur votre situation! Dans l’espoir de vous lire, je vous embrasse tous, avec mon cœur de fils et de frère. Maurice – 17 – St-Maurice, le 11.11.1928 Mon cher Louis, Ce matin, alors qu’une légère brume tamise les coteaux, les montagnes, d’un gris-cendré mélancolique, alors que notre salle d’étude envoie la lumière rose de ses lampes à travers le jour naissant, après m’être incliné, à la chapelle, devant l’immaculée Hostie qu’on m’a présentée, voici qu’instinctivement je lance mon regard vers la paroi que tu escalades si souvent, vers le lieu où tu demeures.

69 70 71

En préparation. Patois: quémandeur. Cadette de deux années de Maurice – et sa confidente – sa sœur Anna, en religion Sœur Jeanne-Hélène, était entrée chez les Sœurs de la Charité à La Roche-surForon.

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Peut-être, en ce moment, seras-tu à la maison: bénis-en le Seigneur. Il y a combien de naufragés, de marins, de capitaines qui, partis joyeux pour des courses lointaines 72, n’ont jamais revu le berceau de leur enfance! Bénis-en le Seigneur car, le nid, fût-il pauvre, noir, délabré, est seul, parfois, à mettre le cœur dans un état de parfait bien-être. Oui, on pleure à son seuil, quand, pour toujours, on doit le quitter. Vengeur, puisqu’il n’a pu garder notre cœur, il vous arrache des larmes, et des larmes brûlantes. Pauvre Anna! elle a bien souffert, au dernier moment, malgré les Sœurs, malgré toutes les promesses d’une vie sainte et agréable à Dieu! Et le même chagrin qui l’avait saisie, nous a saisis nous-mêmes, et notre cœur a connu le déchirement. Eh! Quoi! Atmosphère fiévreuse du présent, tu prétends nous empêcher de nous aimer? Plus tôt, aurais-tu fait d’enchaîner les brises, et d’arrêter l’élan des sources! Ah! Non, le temps ne connaît pas les douceurs adorables du foyer, ni ses départs remplis de cruelles amertumes… Ainsi, lorsque tu rentreras dans ton cabinet de travail, jette un regard, sur cette lettre; lis ces lignes lourdes et découpées; mais, je te le dis, elles émanent d’un cœur sincère, qui aime, qui travaille et qui prie. Et puis, réponds-moi, dans une lettre longue, pleine de chaleur et d’amour, des souvenirs du nid, de tes travaux, de tes pensées, de ton état, de ta position. Il m’a semblé si long, si morne, ce long silence de deux mois, et je n’avais aucun loisir pour t’écrire. Pardonne-moi. Ce n’est pas cela qui m’a empêché de t’aimer toujours. Non, certes, car beaucoup, je travaille par reconnaissance pour les services que tu m’as rendus. Du reste, tout va très bien, par ici: les devoirs sont écrasants; j’apprends bien; je me porte bien, je ris, je jouis, je vis de la vie de l’âme. Et

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Citation d’un poème de Victor Hugo (1802-1885), intitulé Oceano Nox (Les Rayons et les Ombres). Le jeune Maurice est très frappé par le départ de sa jeune sœur «pour toujours» et par le déchirement qu’il a occasionné dans le «nid» familial. Il entrevoit certainement son propre départ, alors que son désir missionnaire commence à mûrir en lui, ainsi qu’il en fera la confidence à son frère Louis (Lettre 23). Le goût de la poésie est décidemment un trait du tempérament de Maurice. Il s’exerce en ces années de Collège sur un matériau qui fait partie du bagage obligé de toute culture littéraire d’un bon second degré (La Fontaine, Musset, Victor Hugo). À cela se joint également un attrait pour le théâtre, qui revient épisodiquement dans la correspondance. Une de ses nouvelles («Bonne-Lune») signale la présence dans le bureau du missionnaire mis en scène (lui-même en fait) de «ce dont on ne peut pas se passer, des livres».

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c’est dans la plénitude de cette vie, que je te dis: à bientôt! À toi dans mon cœur. Ton frère, Maurice – 18 – St-Maurice, le 4 janvier 1929 Chers parents, frères et sœurs, Bien loin de vous, dans ce pays sombre et noir et cruel, voici que je me retourne vers ma vallée, mon village, vers toutes les créatures qui me sont chères… tendrement chères. Il y a un jour, j’étais au milieu de vous, nous nous parlions, nous nous aimions; maintenant, nous ne pouvons plus nous parler, nous montrer notre mutuelle affection que par des lettres! Comme on est vite déplacé! Dieu, que votre création est vaste, que vos secrets sont impénétrables, vos desseins inéluctables! Que les larmes que vous demandez sont amères! Que les cœurs que vous broyez sont saignants! Miséricordieux Jésus, abaissez, par Marie, votre divin regard; voyez ces larmes, ces sanglots, cette lutte de ce qui est et de ce qui n’est pas, du bien et du mal, cet écrasement, ce terre-à-terre; laissez tomber sur toutes ces choses, sur toute cette agitation des corps espérant, la rosée mystique, rafraîchissante de vos mérites infinis. Nous ne sommes pas si mauvais: vous nous demandez un calice rempli d’amertumes et de sacrifices: tenez, le voilà: il est plein; passez-nous-en un autre à l’occasion de la nouvelle année que vous avez mise à notre disposition. Toutefois, faites que vos calices soient méritoires. De grâce, nous avons pleinement confiance; regardez et voyez et bénissez. Nous ne sommes rien, pas même un grain de sable au bord de l’océan, une mouche dans le lointain de l’espace, mais plongés dans la plus atroce pénurie, humblement, avec foi et amour, nous vous prions de reconstituer au ciel cette famille qui a orné ainsi que tant d’autres la petite Rosière. Faites que nous nous retrouverons 73 tous dans l’éternelle Patrie, contemplant à jamais la délicieuse beauté de votre corps glorifié. En attendant, consolez-nous par vos moyens inépuisables, que nous voyions en tout et partout votre main céleste… 73

Sic. dans l’autographe.

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Mais je me suis égaré; laissez-moi vous dire que nous sommes très très bien rentrés. Et le collège semble de nouveau vouloir me sourire. Dieu aidant, voyant, secourant, tout marchera. C’est dans ce ferme espoir que je vous remercie de vos bontés, de vos sacrifices à mon égard, que je vous embrasse et vous remets à la miséricorde divine. Votre fils et frère, Maurice – 19 – St-Maurice, le 21 janvier 1929 Mon cher Louis, J’ai très bien reçu ta (lettre) dernière missive, j’en suis charmé et je t’en remercie bien sincèrement. Reconnaissance aussi pour celle que tu m’as envoyée et qui n’était pas de toi. Elle est pleine de simplicité, qui s’exhale d’une vie simple s’écoulant dans l’amour simple de Dieu. Oh! cette opération, cet hymne continuel montant à la doxologie du Créateur! J’ai vu, comme tu me l’as dit, que Joséphine était toujours sollicitée 74. Puisse le ciel la solliciter pour de bon! Quand on voit les douleurs, les «angores 75 », les peines inouïes du monde, on hoche la tête, on se dépouille de son orgueil, on pleure, on prie; si seulement elle le savait!…, mais il est mieux [de] se donner à Dieu dans sa fraîche candeur. C’est le matin que la Rose est la plus belle. Rose, elle peut vivre ce que vivent les roses, l’espace d’un matin 76. Pauvre Joséphine, elle entre dans la plénitude de son matin doré par toutes les promesses d’une vie exubérante! Vanité des vanités! Tout n’est que vanité 77 ! Si elle voulait le croire! Mais enfin, elle en a été empêchée jusqu’ici. Si nous vendons la montagne 78, elle sera plus libre et pourra prendre son essor vers les sommités qui lui plaisent. 74 75

76

77 78

Par des prétendants. Probablement angor: douleur brutale et angoissante, notamment lors d’une angine de poitrine. Réminiscences de Malherbe, Consolation à M. du Perier, un autre classique des anthologies de l’époque. On aura reconnu la citation de l’Ecclésiaste (I, 2), célèbre entre toutes. Allusion aux Crêtes (v. supra, p. 31 note 24).

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Ceci dit, je te remercie encore pour l’étagère que tu m’as promise; tu voudras bien m’envoyer pour la fixer les pointes nécessaires, car je n’ai rien du tout. Je suis pressé, je te quitte et t’embrasse tendrement. Maurice P.S. Vu que je me suis bien soigné, et que je vais mieux, il serait superflu de m’envoyer de l’Ovomaltine. Merci de tout cœur, tout de même.

– 20 – Appointé Tornay Louis Fortification de St-Maurice DAILLY (copie d’une carte postale) St-Maurice, le 6.II.1929 Mon cher, Ton colis m’est très bien parvenu; il m’a causé une joie indicible. Je t’en remercie sincèrement, et je viens par la même occasion te donner les dernières nouvelles. Le théâtre aura lieu dimanche le 10 et mardi le 12. Levée de rideau 2h½. Tâche d’être ici pour les 2 heures au plus tard, parce qu’il y aura du monde. Dis-moi sans manquer aussi quel jour tu viendras, le 10 ou le 12. Je veux aller à Martigny un de ces deux jours. Adieu. Maurice – 21 – St-Maurice, le 23 mai 1929 Mes bien chers tous, L’homme propose, Dieu dispose! L’homme divise son temps, Dieu le régit par des lois immuables! Oui, j’ai si bien réparti mes heures d’étude et de classe, que je viens seulement de penser à tenir la dernière promesse que je vous avais faite. À cette minute, je devrais être à la maison: dans le calme du soir, dans la pénombre qui monte ou descend petit à petit; je devrais jouir de votre affection, jouir de l’air pur, jouir de la paix, de la vie. Et vous, vous êtes bien là, à la Rosière fleurie par le dernier

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printemps, harassés, peut-être de fatigue, certainement heureux de la nuit; et moi, je suis ici penché sur le papier que je noircis, vivant de souvenirs devant le temps qui passe et d’Espoir devant l’éternité qui approche. Et je suis comme vous êtes et vous êtes comme je suis, et je vous aime comme vous m’aimez… Mais je reviens à mon sujet. Sachez que l’examen, la maturité 79, soit à cause de la fête de chant 80, soit à cause d’intrigues de la part des Recteurs a été transférée aux 3 et 4 juin. Donc, je serai en retard de deux semaines. Peu importe. Je n’ai pas été trop mal ces temps. Ce festival décidément m’a valu plus que tous les remèdes, les médecins et les infirmiers réunis. En a-ce été de même pour vous Jean, Joséphine, Marie? Et vous, maman et papa, avez-vous fait bon ménage? Bigre, je l’espère. Pour changer encore, mes Chers tous, je vous fais présent de tout ce linge bien imprégné d’odeurs fades. C’est tout ce que je sais faire. Et je viens vous demander avec reconnaissance de bien daigner me renvoyer les deux chemises Robespierre à courts pantets 81, les cols et paire de bas noirs et les mouchoirs pour le plus vite possible. Voilà mes chers, la cloche va sonner pour le souper, comme elle tintera à mes oreilles, je fais claquer sur vos tendres joues à tous mon baiser d’amour le plus sincère et le plus ardent. Maurice P.S. Maman êtes-vous allée à Fribourg? Papa, je ne vous demande pas des nouvelles sur l’alpage; je serai à la maison. J’irai à l’oculiste; les yeux me font mal. Si vous pouvez … devinez le reste. Adieu. À Dieu. En Dieu.

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La maturité est, dans les cantons de langue française, l’examen qui sanctionne la fin du cycle secondaire, plus long et plus poussé que n’est son équivalent français. La maturité de Syntaxe (IV ème littéraire) dont il est ici question, avait été introduite à l’essai. Elle ne sera pas maintenue. En 1929, la fête cantonale de chant, à laquelle participa le collège, eut lieu à SaintMaurice. Mot patois: fond de chemise.

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– 22 – St-Maurice, le 24.2.1930 Mon cher Louis, Bonjour, mon cher. Que fais-tu de bon? Que fabriques-tu? À quoi rêves-tu? As-tu grandi en sagesse et en vertu? Ou bien as-tu reculé? Car, je te dirai, pour moi, que je n’avance guère; et si l’on n’avance pas, on recule, dans ce pays diabolique et passionnant. Peut-être que si tu étais passé plus souvent, ça m’aurait rapporté 82. Mais je ne veux point accuser; au contraire, c’est pour m’excuser de ne t’avoir point écrit. Je t’aime bien; mais, que veux-tu, le temps passe et le travail nous surcharge. Je fais tous les jours ma besogne et, à la fin de chaque jour, je pourrais remplir un cahier en écrivant ce que je voulais faire et que je n’ai point fait. Toi, tu es comme moi; tu ne vas donc pas m’en vouloir. Quant à moi, je ne t’aimerai que davantage. À propos, je suis allé à la maison, jeudi passé, coller des affiches. J’ai vu ton travail et, sur lui, ton caractère. J’ai deviné aussi, par la manière dont tu avais déposé tes objets, que tu avais quitté la maison à l’improviste, comme je fais aussi toujours. Et j’ai pensé qu’un jour, cette maison tombera en ruines, parce que vide, et qu’il y aura des meubles déplacés dans ta chambre, sur lesquels dormira la poussière et, sur la poussière, les rayons du soleil mourant; que contre la paroi pendra un chapelet qui aura glissé entre nos doigts, alors que nos doigts seront décharnés et perdus dans la terre. Ah! mais je reviens à ton travail pour t’en féliciter. Si tout le monde faisait comme toi, eh bien! nous ne serions plus si bêtes ou bêtards, je te le promets. Pour changer, tu auras bien décidé de faire carnaval, toi aussi? Fais-le chrétiennement avec celle que tu aimes. Alors, viens ici. Ça me fera plaisir immensément. Et puis ce sera tordant. Oh! Je te dis le théâtre fait rire aux éclats. La musique est pareille pour l’âme aux parfums des roses qui ont la vertu de vous plisser les lèvres. Alors je t’attends. Je t’envoie cijoint le programme. Tu sais donc quand il faut arriver. Viens préférablement le dimanche. Si tu remontes le soir, j’irai t’accompagner un bout. J’ai mon devoir qui m’attend. Je te laisse. À bientôt. Conserve-toi heureux et viens.

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Profité.

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Je t’embrasse avec amour. Maurice Ci-joint des programmes. Tu sais mon vieux, si tu peux amener des copains, ce sera un bienfait que tu rends à la société. Nous avons besoin de tout cela. Je t’attends, et en attendant je travaille, avec goût parce que je t’aime, avec rage parce qu’on en a par-dessus les cornes. Bien, beaucoup, toujours plus à toi. Maurice – 23 – St-Maurice, le 4 mai 1930 Mon cher Louis, Voici la Vie de Mélanie 83. Il te la prête de bon cœur. Mais il faut que tu te dépêches. Tout au plus une semaine. Puis si ça ne t’ennuie pas de la faire relier à St-Augustin 84. C’est son désir vu qu’on n’en trouve plus. Mais il est religieux et n’a pas d’argent. Tu lui ferais donc un immense plaisir. De ce que je te dis il n’en sait rien. Je ne te dis rien si ce n’est que tu pleureras. C’est le plus beau livre qui puisse exister après l’Évangile. Je pense à toi beaucoup. Je penserai à toi à Lourdes. Je penserai lorsque je serai loin d’ici, quelque part sur la terre. Lorsque je n’aurai plus de camarades, plus de professeurs. Lorsque je n’aurai d’autres horizons devant moi que celui d’Agaune éternel en sa simplicité, majestueux, pieux, rouge comme le sang au soleil qui décline, ténébreux comme l’enfer lorsqu’il y a des nuages. Toi aussi tu penseras à moi. Tu auras traversé vingt fois la flamme des passions et ton cœur sera dans sa voie et dans celle de l’éternité. Car pour nous chrétiens, il n’y a pas deux vies à partir du baptême, mais une. Nous 83

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Il s’agit ici de la Vie de Mélanie, récit autobiographique de la voyante de La Salette, Mélanie Calvat, publié avant la première guerre mondiale, par Léon Bloy (†1917). Maurice donne à son frère, à la fin de cette lettre, une liste des œuvres de cet auteur. Les années vingt marquent la diffusion à des cercles étendus de l’œuvre de Léon Bloy, qu’un Jacques Maritain, entre autres, contribua à faire connaître. Il avait trouvé des lecteurs à Saint-Maurice, et semble-t-il chez Maurice Tornay et sa famille. Librairie située à Saint-Maurice et tenue par des religieuses.

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gravissons une échelle d’amour comme dans un songe en ce monde, après la mort nous nous réveillerons sur le même échelon, mais dans une éblouissante (clarté) réalité. Alors tu penseras à moi. Tu me donneras la main quand je serai en bas, je te la donnerai lorsque je serai en haut. Deux cierges brûleront pour toi à Lourdes, celui de mon cœur et un autre de cire. Que faut-il qu’ils demandent? L’Amour, n’est-ce pas? c.-à-.d. le désir le plus ardent que la volonté de Dieu se fasse en nous et en notre prochain. Pour que je puisse bien prier, je te demande de faire en sorte que je n’aie rien de matériel par la tête 85, alors tu me prépares généreusement la becquée, bon frère. À bientôt, Louis. Continue de travailler, c’est la volonté de Dieu. Mais travaille par amour, autrement tout est perdu. Ton frère selon le sang corrompu de la nature humaine, et selon le sang incorruptible de la Rédemption; ton contemporain dans la lumière du jour et dans celle de la foi. De tout cœur. Maurice Léon Bloy 86.

Femme pauvre Salut par les Juifs Au seuil de l’Apocalypse Sang du pauvre

Celle qui pleure Porte des humbles Lettres à sa fiancée

– 24 – Lourdes, le 15.5.1930 Chers Parents et chers tous, Le temps est beau et pur, mais pas autant que mon âme. Le pays est creux et murmurant, mais la Basilique est plus profonde que lui, et les prières y font plus d’écho. Le soir, le ciel pleure de toutes ses étoiles, mais nos cierges et lampes prient de tous leurs feux! Une rivière passe légère et douce, comme une vierge: personne ne la trouble; tandis que les pis85 86

Que les soucis matériels ne m’encombrent pas l’esprit. Liste d’ouvrages de l’écrivain Léon Bloy, que l’on trouvait alors édités par la maison du Mercure de France. Celle qui pleure est consacré à Notre-Dame de La Salette, qu’on rapprochera de la Vie de Mélanie dont il est question dans cette correspondance. La porte des humbles et Au seuil de l’Apocalypse sont des volumes du journal de L. Bloy. On relèvera la mention du Salut par les Juifs, qui a pu donner une inflexion à la théologie chrétienne d’Israël.

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cines lavent nos malades et les guérissent par centaines – si ce n’est pas de l’âme, c’est du corps. Pauvre et petit dans ce monde de saints, je prie de tout mon cœur, pour vous et pour moi. J’ai donné pour quatre messes: une pour Papa et Maman, une pour Jean, Joséphine et Marie, et une pour Louis, et une pour Cécile. Je brûle un peu pour moi-même, et je fais brûler des cierges. J’ai fait un pieux et très bon voyage, que je vous expliciterai une autre fois, faute de temps. Ici, j’habite près de tante qui vous embrasse tous. Tout va bien. Je ris, à perdre le souffle, avec une vieille demoiselle qui était à la cure, cet été, avec Louise et le Vicaire, mais rire, comme on appelle rire! Le reste du temps, donc, je me convertis. Je vous baise. Maurice (Suite de la lettre du 15.5.30 à ses parents. Lettre de Lourdes.)

Il faut bien que je vous en dise un peu plus, aujourd’hui, que je suis libre. C’est dimanche. Après demain, je rentrerai. Cette perspective m’effraie, non que je craigne le voyage – j’ai trop bien fait le premier – mais il fait tant bon et tant beau, ici, dans cette vie toute de foi et de prière, sur cette terre qu’on baise avec respect. Ah! Il faut que vous y veniez, vous aussi! Ça élève jusqu’au divin et ça fait oublier ses propres peines. Oui, quand on voit ces malades, la bouche ouverte, la figure minable, les yeux presque éteints, quand on voit des enfants rongés par la vermine, des femmes couvertes de pus (!), je vous assure qu’alors on oublie qu’on a mal au cœur ou qu’on est pauvre; alors, on oublie la faim et la soif. Ce matin, je me suis baigné. L’eau était glacée. Plaise à Dieu, qu’elle ait purifié mon corps, une seconde; fait comme un second baptême! Pour changer, tante est avec moi. Elle fait le reproche à maman de ne penser qu’à la terre. Croyez-vous qu’elle a raison? Ici, nous avons assez bonne nourriture, mais, pipette! le premier soir, au lit, je fus assailli par une bande de punaises, qui m’ont tout détérioré la peau! Je suis avec Lot et Joseph d’Angeline. Lot ne parle que des jolies italiennes qu’il voit, et Joseph dit à haute voix la prière du soir: ils me font rire comme un fou. Et vous, que faites-vous? Bien, je pense, puisque je prie pour vous et que je vous embrasse de tout mon cœur. Nous avons vu ou, plutôt, on a cru voir des miracles. Ça ne m’a pas touché.

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– 25 – Lourdes, le 15 mai 1930 Mon cher Louis, Je ne veux absolument pas manquer à la promesse que je t’avais faite d’écrire, non parce que j’ai l’âme trop pleine. L’éternelle vie ne m’a jamais été si dévoilée, et la présente ne m’a jamais paru si belle. Ah! Ces malades qui passent, ces vierges paralysées, ces enfants boiteux, ces jeunes enfants qui pleurent et crient quand on les plonge dans les piscines, ces vieillards qui n’ont connu que la misère! Nous prions pour eux, à genoux en cercle devant eux, nous prions pour les pécheurs, nous prions pour les malheureux – et tous le sont – et pour nous-mêmes, et nous ne nous fatiguons pas. Le ciel est bleu, pur et chaud comme une âme qui aime; le pays est creux et vert; les eaux y chantent; les oiseaux y prient; la nourriture est bonne, de même le logement. Du reste tout cela est superflu: la prière et la messe suffiraient à nous ravir. Hier soir, le premier après l’arrivée, procession aux flambeaux. Ce fut divin. J’étais avec Louise sur une esplanade surmontant la basilique. L’air passait du bleu au noir. À quelque 60 mètres en bas, des cierges s’allument comme des étoiles au ciel. Paraît un étendard. Aussitôt de frivoles courants lumineux le suivent. Ca fait alors comme des processions de vers luisants et l’on ne voit que le brillant et on dirait que sa phosphorescence vacille sans changer de couleur. Bref, voici le départ. Une noire comète sinueuse, semée très largement de roses flamboyantes et dont la tête se divise en deux traînées, dont la queue s’élargit et remue et est longue comme d’Orsières à la Douay 87. Ces tiges d’ombres qui portent les roses chantent Ave Maria et le fleuve qui les côtoie et Jésus qui est dans tous les cœurs répètent Ave Maria; et le salut de Marie monte jusqu’aux montagnes. Cependant elle s’éloigne. Alors la basilique comme par enchantement illumine sa noble face romane. Ça brille comme les yeux des personnes qui aiment, mais avec plus d’intensité. L’on ne pouvait rien dire, pas même pleurer, mais le cœur et l’âme étaient prières et larmes. Alors pour toi, mon Cher, par qui Dieu veut me sanctifier, j’ai fait dire une messe, j’ai communié et sacrifié, ce que j’ai fait aussi pour Papa et Maman, et les autres, et Cécile. Plaise à Dieu de m’écouter et de nous rendre plus fervents. 87

Voir la carte.

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Tante est là. Elle va bien. Elle a fait connaissance de ta chère Louise: elle la trouve intelligente et bonne. Avant d’aller me baigner, je t’embrasse d’un cœur pieux. Tante t’embrasse. À Dieu toujours! – 26 – St-Maurice, le 5 octobre 1930 Ma chère Marie, Il faut bien que je t’écrive à toi puisque tu es si bonne et qu’à part papa et maman j’ai vu tous les autres. Lorsque je suis revenu de Fully j’ai trouvé ton paquet. Mon Dieu il était plein de choses de la maison et plein de toi aussi avec sa petite lettre que tu avais si bien soignée, et où tu m’avais relaté avec un si naturel désordre les événements de la petite usine 88. Et je me suis retrouvé avec toi un peu comme lorsque nous chantions dans la chambre les chants de la séparation, comme lorsque nous allions à Chamoille ou que nous descendions les ardoises par le couloir dans la forêt. Mais cela n’a fait qu’augmenter ma douleur car à la peine de ne t’avoir point vue s’ajoutait le désir plus pressant et plus intime de t’avoir bientôt. Je pensais que tu étais à la Rosière, la figure caressée par les premières feuilles tombantes, les yeux pensifs et profonds comme le ciel au moment où le soleil passe derrière le Catogne 89 ; tranquille; pesant ton bonheur et t’unissant à toute la terre moissonnée en ta longue rêverie. Maintenant l’ombre des frênes – car tu râtelais au Magni 90 – te noircissait un peu le visage, le vent agitait tes cheveux, tu regardas autour de toi et tu partis silencieuse et solitaire comme si tu avais été faite pour rester toujours silencieuse et solitaire et toujours dans cette lueur crépusculaire d’automne. Ah! Que tu étais belle et que tu étais douce. J’ai vécu près de toi de longues heures et mon cœur n’était que tes pas. Je me suis amusé aussi à voir dans ton âme. C’était beaucoup plus solennel, beaucoup plus frappé d’éternité et d’amour. (Cela) elle disait: «J’ai vingt ans; mon passé n’a pas connu l’oisiveté ni les plaisirs; mon avenir se prépare toujours plus à lui ressembler; et pourtant, je n’ai rien, 88 89 90

V. supra, p. 31 note 25, lettre du 13 mars 1927. Montagne dominant Orsières. Nom local d’une prairie au-dessus de la Rosière.

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je ne vaux rien moins que d’autres; je n’ai pas fait plus de mal que d’autres: d’où vient ce partage? Seigneur, ce n’est pas à la pierre de choisir sa place, mais au maître de l’œuvre qui l’a choisie, et celle qu’il faut au faîte n’est point celle qu’il faut dans le fondement. Je suis harmonieuse ici; j’y resterai; je suis heureuse et paisible parce que je ne m’appartiens pas.» Et tu élevais ton cœur comme un grand calice et les souvenirs de tes bonnes actions s’élevaient comme autant de mains pour t’aider à le porter plus haut. Ainsi tu m’es apparue, chère âme, et moi je t’aurais toujours attachée à moi comme une consolation quand je fais le bien, comme une lèpre quand je fais le mal. Et comme tu as moissonné tant de fleurs ainsi Dieu te moissonnera. Je prie pour que tu sois belle ouverte et que de l’autre côté je puisse me saturer de ton parfum. Mais c’est toujours tout pour moi, tout pour moi! Et! bien, non! J’offre aussi ma vie à Dieu et tout mon cœur aussi pour que tu sois plus joyeuse, pour que tu souffres moins, pour que mon père et ma mère, pour que mes frères et mes sœurs sentent moins le poids du temps et plus celui de Jésus qui est suave et léger. Car Dieu exige du monde un minimum de souffrances et les uns, ceux qui voient et qui croient, paient pour les autres. Adieu petite Marie. Garde pour toi cette lettre. C’est tout mon cœur. Je le découvre à qui et quand c’est à propos. Dis bien de bonnes choses à papa et maman et à tous. [Fais-moi parvenir encore le ruban 91]. Non, mais un kg. de sucre. Je te baise, ma toute bonne sœur avec mon plus fraternel amour. Merci encore pour le coussin et le reste. Ton frère, Maurice Tornay – 27 – St-Maurice, le 16.X.1930 Mes chers tous, Je viens de recevoir votre colis. Je vous en remercie cordialement, et pour vous en récompenser je vous envoie celui que vous voudrez bien me 91

Barré dans l’original. Probable référence au sautoir que portait tout membre de la Société des étudiants suisses.

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retourner – à cause des mouchoirs, j’ai pris un rhume – quand vous pourrez. Si vous avez encore du jambon suffisamment voulez-vous m’en mettre un morceau, sinon du fromage. Ici on n’a pas trop à manger. Ensuite je rougis presque, mais je n’ai bientôt plus de sous. Pourtant je n’ai encore rien dépensé pour boire, nous ne sommes pas sortis. Mais j’ai dû acheter une casquette (oh! 2 francs), des lames de rasoir, le train de Martigny et d’autres petites simagrées: ça m’a rupé 92. Et j’aurai encore à payer ces livres de messe que j’ai fait relier. Oh! ça nous coûtera pas lourd. Alors je vous laisse penser que si j’étais seul pour payer les dettes, je ferais bien drôle 93. Mais pourtant celles que je contracte envers vous en toute justice je vous les dois payer. Eh bien! pour le moment je vous en paie l’intérêt et si vous acceptez: c’est mon affection. Et je puis dire que vous m’êtes tous uniques sur la terre. Veuillez m’envoyer encore un peu de ce que vous avez tant! Mais ça, ne vous mettez pas en peine, ça ne presse pas, seulement quand ça vous jouera. Anna m’a écrit me demandant de vos nouvelles. Louis aussi, mais je ne sais quand lui répondre. Voulez-vous aussi regarder si vous trouvez la seconde lettre que j’ai reçue pour l’impôt militaire. Ce crétin de Moulin 94 a fait rapport au directeur que je m’étais foutu de lui en retenant 1 fr. 75. Par bonheur j’avais le reçu. Mon vieux, je l’ai instruit de son honnêteté à lui pour une fois. À part cela tout va bien. Je suis heureux de vous savoir dans la paix, je vous souhaite de la conserver pour lorsque j’irai à Noël vous aider un peu. Un baiser à tous. Maurice Tornay Voici l’étiquette pour le retour. Jeudi 25 nous commençons la retraite. Saluez Badjera 95. J’ai déjà un des principaux rôles pour Carnaval 96.

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Ruiné. «J’aurais l’air malin» en parler valaisan; de même un peu plus loin à la fin du paragraphe: «quand ça vous jouera»: «quand vous en aurez une opportunité qui ne crée pas de difficultés». À d’autres occasions, comme dans la lettre suivante, nous ferons connaissance avec le franc-parler de Maurice. Femme de la Rosière, simple d’esprit. Pour la pièce de théâtre jouée à cette occasion.

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– 28 – St-Maurice, le 22.X.1930 Mon cher Louis, J’ai reçu ta lettre avec joie et je pleure de dépit à la pensée que je ne t’ai pas encore répondu. Tu vas peut-être penser que je ne pense pas assez à toi. Non, non, il n’en est absolument [rien]; je t’aime bien et je pense à toi tous les jours; seulement, je ne puis pas même terminer mes devoirs au jour le jour, je suis donc obligé de négliger ma correspondance. Je suis heureux de savoir que tu as du temps et que tu te plais. Ah! Mon cher, je t’en conjure: mets tout à profit et médite, médite te dis-je sur la vie que tu as menée et sur celle que tu veux mener: il n’y a rien de tel pour se sauver. Ici, j’ai dû intercaler ma retraite 97, ce qui fait que je suis le 27 au lieu du 22. Ah! La bonne retraite, la bonne chose qu’une retraite; on se connaît après mon vieux, et l’on estime la vie et la souffrance et le sacrifice. Ah! Le sacrifice c’est le doux chevet du mourant! Mais je n’ai déjà plus de temps, le souper 98 va sonner. Alors je te donne beaucoup de mon cœur et cette image. Prie-la, elle est miraculeuse et à une autre. Je t’embrasse de tout mon cœur. Maurice – 29 – St-Maurice, le 17.XI.1930 Mes chers Parents, Mes chers Frères, mes chères Sœurs, C’est dimanche, je viens de déjeuner, je vais assister à la grand-Messe. Il pleut, l’on ne voit presque pas de jour, les lampes sont allumées.

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La rédaction de cette lettre a été interrompue par une retraite spirituelle, annoncée à la fin de la précédente. Repas du soir.

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Et je sais que vous vous préparez pour la Messe aussi, que vous soignez les bêtes, que vous vous soignez vous-mêmes avant de partir. Et je pense que bientôt je quitterai tous ces deux mondes; celui de mon collège qui m’a rendu d’infinis bienfaits; celui de La Rosière qui m’a donné la vie et qui m’a donné l’amour. Ah! Je te revois mon cher village, enseveli dans cet humide brouillard automnal, silencieux et éternel. Je vous revois mes chères Crettes, avec du soleil qui entre dans la chambre par la fenêtre et le sourire de mon frère Jean et de ma sœur Cécile quand j’étais leur protégé. Je vous revois aujourd’hui dans la neige. Vos sapins ont à leur pied un rond fait de petits trous noirs parce qu’il a dégoutté de vos branches sur la neige. Eh bien oui! Je vous quitte avec tous ceux qui vous ont habités, tous ceux dont vous avez entendu les rires et les prières et je vous quitte de bon cœur parce que Dieu le veut pour la prospérité, pour le bien de ceux qui doivent continuer de vous habiter. Néanmoins ce que vous m’avez donné me suivra durant toute l’éternité. Je quitterai aussi le collège. C’est la dernière année que tu me conserves dans tes murs. Tu es gris; tu m’as fait gémir, mais je te resterai attaché. Et pour vous alors que ne ferai-je point, mes Chers tous! Vous l’aurez bien deviné: le Prévôt préfère que je rentre cette année prochaine au Grand-St-Bernard 99. Et je suis content parce qu’il m’assure que mes études seront bien meilleures. Je le crois. Ainsi donc c’est déjà passé? Oui et tant mieux. Il ne faut pas songer seulement à soi mais à tous ceux qui souffrent. Et je suis assuré que dès maintenant vos affaires marcheront mieux. Dieu le dit. Mais en attendant je viens encore me faire gâter par vos soins. Tout d’abord ne vous scandalisez pas de ce que vous trouverez dans ce colis. Ensuite voudriezvous me faire revenir au moins un ou deux cols pour le dimanche autrement je suis obligé d’en aller acheter en ville. Ensuite encore et enfin, je n’aurai pas assez d’argent pour rentrer. Vous m’en enverrez quand vous pourrez. Ce n’est nullement nécessaire maintenant. C’est juste pour rentrer car dans 35 jours je suis auprès de vous déjà. On a organisé ici un concours littéraire pour le 19 mars. Je doute d’attraper quelque chose. Anna m’a écrit, je vous transmets sa lettre. Joséphine, je croyais recevoir ton bouquin. Ces crétines de Ser99

Il s’agit de Mgr Théophile Bourgeois (1855-1939), alors Prévôt de la congrégation des chanoines du Grand-Saint-Bernard dans laquelle Maurice s’apprête à entrer.

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vantes de St-Augustin m’envoient alors un billet disant qu’il n’y a plus que de la dorure à mettre Le prix 3f.8. et autant celui de Pauline. Si j’avais su, pour quatre francs j’aurais pu t’en acheter un comme le mien. J’ai encore à vous dire que si vous avez encore des Merveilles 100 aussi bonnes que celles de la dernière fois je rirai. Un copain me les ayant vues est rappliqué avec une bouteille de dôle et nous avons bu et mangé. Le surveillant nous entend, il entre chez moi, au dortoir, effarouché; nous lui présentons vite à manger. Il ne s’est pas fait prier et le copain est allé chercher une autre bouteille. Quelle aubaine! Encore ceci. Si cette chemise est jaune, c’est que j’y ai rejeté dessus 101. Un dimanche soir, je vais me coucher avec un mauvais mal de tête. Je m’endors et me réveille outre par la nuit quand j’avais rendu déjà. Ah! quelle nuit!! J’en rirai si vous ne vous dégoûtez pas trop. Encore ceci: le reste du linge ne presse pas tant. Encore ceci: prévoyez du travail pour Noël. En attendant, je vous envoie à tous un chaleureux baiser et merci. Maurice – 30 – St-Maurice, le 25.I.1931 Mon cher Louis, J’ai honte de ne t’avoir pas encore écrit; et je viens m’accuser de négligence pour en obtenir absolution. Ton billet et ton colis m’ont fait rire; et je te remercie du service que tu m’as rendu et de la joie que tu m’as causée. Jusqu’à présent je te suis débiteur un peu de tout; je te le serai probablement toujours car il y a beaucoup de choses qui ne se rendent ni ne se paient. Alors pour compenser j’ai décidé de t’écrire au moins plus souvent comme manifestation de l’amour que je te porte; de prier plus pour toi comme manifestation de mes dettes. Aimons-nous! Prions les uns pour les autres! Ce n’est pas pour rien que nous sommes frères, n’est-ce pas?

100 101

Patisseries. Vomi.

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Je me réjouis d’être au St-Bernard, car je n’aurai que deux ou trois pas à faire pour voir l’alentour 102 de la Rosière; et cela me fera communier à votre vie. Je regarderai en bas; en bas sera mon paradis. Ce sera une de nos consolations: se croiser les yeux. Et toi que feras-tu l’année prochaine? À peu près comme cette année. Puis tu te marieras. Puis tu deviendras un peu plus tempéré de mœurs et de coutumes; puis tu trimeras pour nourrir ceux que tu auras engendrés et tout à coup tu seras vieux, vieux comme papa, comme maman, comme l’oncle Daniel… et tes enfants se parleront en cachette de toi; et se riront de toi. Et nous serons tous vieux nous qui buvions du vin, à minuit, ce dernier Noël, là, à la cuisine. Et il nous faudra mourir pour le soulagement de ceux qui nous entourent. Eh bien mon vieux! dis Louis? Je te conseille de boire un verre à la santé de notre Mort. Faisons tout pour être contents de mourir et réjouissons le monde. Au reste, vas-tu toujours bien? Es-tu heureux? Ici la grippe sévit. Je suis un des rares qui en ait été préservé. Par quoi, je me dis que je ne suis point une crevaille 103. Je vais te quitter, mais avant je veux te livrer mes découvertes en matière de piété: sans la prudence, il ne faut pas se lancer dans le prosélytisme car on fera certainement beaucoup de mal: témoins tous les bigots. Dieu visite les siens par la consolation et son antagoniste: la tentation. Réponds-moi ce que tu penses. En attendant, je t’embrasse. Maurice P.S. Je n’ai pas de nouvelles de Joséphine

– 31 – St-Maurice, le 11.II.1931 Ma très chère sœur 104, Tu dormiras encore, mignonne, ou tout au moins tu seras encore au lit fatiguée par une mauvaise nuit, à ce moment où je viens te parler. Car je ne vois pas de jour par les fenêtres; il est 6 heures; et je sors de la messe où j’ai communié pour toi. Je suis très peiné de te savoir encore là-bas! Et il y a longtemps que je voulais t’écrire; mais je me disais toujours: 102

Sic. Cf. p. 18 n. 5. Une petite nature. 104 Joséphine. 103

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«Elle sera déjà à la maison». Puis Marie, puis toi m’annonce enfin le contraire; et cruelle, toi tu n’as pas pensé à me dire combien tu souffrais. Pourtant tu sais combien je t’aime, et combien je t’estime. Mais je t’excuse: quand on est malade, on risquerait de laisser transparaître dans ses lettres un peu de sa souffrance; tu ne l’as pas voulu, persuadée que nous étions assez affligés de te voir loin de nous. Mais enfin, je t’aime bien davantage, et fais-toi du bon courage, et rentre à la maison avec le printemps, apportant à tous ceux qui te regrettent le soleil de ton cœur et de toute la création. Guéris! Sois joyeuse! Je t’en conjure; et j’ai menacé Dieu de rébellion si tu n’étais pas bientôt rétablie. Pour moi, je vais bien. Je vais jouer de mon mieux à Carnaval: mais j’aurai beaucoup de noir à vous ne voir pas. Tante a été stupéfiée d’apprendre que j’allais entrer au noviciat. Elle m’envoie toute une page sur les tentations diaboliques, du chocolat et des biscuits. Mais, entre nous, j’ai fait une longue moue en ne voyant pas de galette 105. Pauvre tante, elle nous aime beaucoup. Que dis-je? Elle m’envoie aussi deux douzaines de mouchoirs pour mon trousseau: «Ce sont de jolis mouchoirs, ditelle, mi-fil». Mais oui, chère tante. Anna demande de tes nouvelles. Elle a été transférée tu ne sais pas où? Près de Paris. Pauvre petite. Elle est trop bonne pour revenir en Suisse. Quant aux autres nouvelles de la maison tu les sauras mieux que moi. Il faut du reste que je te quitte; il me faut étudier. Je pose donc sur ton front endormi mon très fraternel baiser; et si tu ne dors pas, voici toute la compassion de mon cœur. Vis heureuse, ne t’inquiète de rien, et rappelle-toi que notre Dieu est le Dieu de toute consolation. Ton frère très aimant. Maurice Tornay

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Pas d’argent.

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– 32 – La Rosière, le 12.VII.1931 Monseigneur 106, Pour correspondre à ma vocation qui est de quitter le monde, et de me dévouer complètement au service des âmes afin de les conduire à Dieu, et de me sauver moi-même, je viens avec la plus sincère humilité vous demander, Monseigneur, de m’accepter comme novice en votre maison du Grand-St-Bernard. Je suis sûr que je dois être là. Mais si vous me recevez je sais bien que ce n’est pas entièrement grâce à cette certitude, ni grâce à mes mérites qui sont inexistants, mais grâce à la vocation que vous avez vous-même et qu’a votre Maison d’aider ceux qui laissent leurs parents, leurs frères et leurs biens pour suivre Jésus. Aussi j’espère être admis; et je vous promets, Monseigneur, la plus grande volonté pour me dépouiller de moi-même, et devenir un prêtre de Saint Augustin 107 semblable le plus possible à S. Augustin, et digne d’obéir à vos ordres. Veuillez croire à la sincérité d’un jeune homme qui veut devenir votre fils spirituel, Monseigneur, et le bénir tandis qu’il baise votre anneau. Tornay Maurice – 33 – (Carte postale illustrée: cette carte n’a pas été expédiée à son destinataire) Monsieur le Chanoine Broquet, Abbaye, St-Maurice Chalet du Tour Noir, 4.VIII.1931 Bien cher Professeur, C’est sûr que je m’intéresse aux livres que vous m’avez envoyés. Comment ne le pourrai-je pas? Merci donc pour eux et pour tout l’envoi qui ne m’était pas dû. Et veuillez agréer pareillement mes souhaits 106 107

Mgr Théophile Bourgeois. Les chanoines réguliers suivent la Règle de saint Augustin.

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de bonnes vacances que je vous envoie de La Fouly où je suis en passage avec les personnes suivantes. Tornay Maurice

II. LETTRES 34 À 63 NOVICE ET RELIGIEUX AU GRAND-SAINT-BERNARD (1931-1935) – 34 – Hospice du Grand-St-Bernard, ce dimanche 11 octobre 1931 Mes chers tous, Je ne pensais pas vous écrire si souvent…, et vous, vous n’aurez pas pensé que j’aurais pensé si souvent à vous. Attendez, attendez, je m’en vais vous en enseigner une! Je veux bien continuer à penser à vous, parce que vous le méritez, et que je vous ferais mal à mon cœur 1, si on me défendait de le faire, mais si je vous fais part des produits de mes cervelles, c’est que j’ai besoin de quelque chose, comme toujours, je n’ai pas changé. Oui, il faudrait que vous m’envoyiez tout de suite mon certificat d’origine. Mes Supérieurs tiennent à ce que je sois en règle avec la Commune du Bourg-St-Pierre, dont je fais partie maintenant. En attendant, merci pour l’envoi, que vous m’avez fait par Louis. Et remerciez-le lui-même; dites-lui que je suis content, qu’il m’a bien soigné, que je n’ai pas encore reçu les souliers mais qu’ils ne pressent pas. Car il n’y a pas un brin de neige ici-haut. Mais il fait un temps d’automne si clair et si tempéré, que l’on se demande où l’on est. À ce propos, j’ai quelques scrupules. Je me demande comment on peut plaire à Dieu en jouissant de tant de choses. Avant d’entrer, je me disais: «Tu seras un peu prisonnier, dans les murs au sommet d’une montagne»; et je n’ai jamais été si libre. Je fais ce que je veux, je peux faire tout ce que je veux, car la volonté de Dieu m’est exprimée à chaque moment, et que je veux faire cette seule volonté 2. Je me disais: «Tu soupireras après le soleil et 1

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On pense à Mme de Sévigné – une des lectures de jeunesse de Maurice collégien – écrivant à sa fille: «J’ai mal à votre poitrine». Les biographes de Maurice ont suggéré une influence de la spiritualité thérésienne sur le développement de sa propre vie spirituelle. On trouve de fait une prière à Thérèse de Lisieux, composée au temps de sa formation sacerdotale (cf. n° 163). Il

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l’ombre, car vous vous rappelez ma prédilection pour ces deux choses» J’en ai jamais si tant vu. Nous sortons assez souvent, et pour peu qu’on s’élève, on voit un ciel immense, sans un nuage, taché seulement par la lune, par un croissant de lune qu’il faut regarder longtemps pour le voir. Puis, en bas, des plaines, des vallées pleines de brume. Un jour, j’ai vu le Larzei, le Bollon et l’Arpallaz 3, tout cela me semblait vivre en moi, et vivre pour toujours, en contemplation dans la lumière. Et j’ai pensé combien Dieu était bon de me tenir si près de vous. Et je me suis demandé, si je lui appartenais assez; et il m’a répondu que c’était son affaire s’il voulait me combler de biens. Tant mieux, je deviendrai saint presque au milieu de vous, si je fais bien, si vous priez pour moi. Je ne doute pas de votre bonne volonté. Je vous remercie du fond du cœur. Je prie Dieu de vous rendre heureux, vous sans qui je ne serais moi-même pas si heureux, et de nous réunir tous bientôt dans notre vraie patrie. Voici que le papier se remplit, j’aurais tant de choses à vous demander; dites-moi tout ce que vous pouvez et à Dieu, bon baiser à tous. Dites à Louis que je lui écrirai s’il ne monte pas. Maurice – 35 – Hospice du Grand-St-Bernard, Ce jour de Noël, 25.XII.1931 Bien chère maisonnée, Joyeux Noël et bonne année à tous. Joyeux Noël dans le cœur de Jésus-Enfant; bonne année dans le cœur de Jésus, Rédempteur. Joyeux Noël et bonne année à toi, cher Papa, qui vient d’en passer une si douloureuse, à toi Maman bien-aimée qui conserves si affectueusement dans ton cœur la photographie de tous tes enfants, à toi Jean qui m’a gâté, à

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convient en outre de rapprocher ces lignes des propos de Thérèse: «Vous vous plaignez de ne pas faire votre volonté; ce n’est pas juste. J’admets que vous ne la faites pas dans le détail de chaque journée, mais la vie en elle-même, n’est-ce pas vous qui l’avez choisie? Donc vous faites votre volonté en ne la faisant pas». Publiés sous cette forme pour la première fois en 1952, dans les Conseils et souvenirs, ces propos pouvaient déjà se lire, édulcorés, dans L’esprit de la bienheureuse Thérèse de l’EnfantJésus (p. 212), recueil largement répandu à partir de 1923. Alpages au-dessus de la Rosière.

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vous Marie et Joséphine mes deux sœurs, qui ne pouviez jamais assez me donner, qui m’auriez donné tout l’or du monde, et tout l’amour de ceux qui aiment si vous aviez pu. À vous tous encore joyeux Noël dans la chambre chauffée où vient s’endormir le dernier rayon de soleil, où le cœur de la pendule vous bat ce que vous n’avez plus à souffrir de votre vie. C’est la première fois que j’écris à cette fête; il me semble que je ne vous ai jamais été plus uni. Hier soir, je pensais, je vous suivais plutôt lorsque vous alliez à la messe. Il y avait un clair de lune immense, il faisait froid, vous vous hâtiez. Depuis la Creuse 4, on voyait comme monter de l’encens derrière les vitraux illuminés. Et je vous recommandais à S. Joseph et à la Ste Vierge qui en ce moment cherchaient une place pour déposer le Créateur du monde. J’ai pensé aussi à Papa et à Maman; j’ai envoyé mon ange leur fermer les paupières. Et cette phrase de Maman m’est venue à la tête: «Quand tu seras loin, nous ne nous réjouirons plus de voir arriver Noël.» Il faut bien être maman pour parler ainsi. Cela m’a mis l’eau à la bouche, de toutes vos bontés. Mais ce n’est pas chrétien. Je ne voudrais pas prendre ou avoir tenu la place du Bon Dieu dans vos cœurs. Je la lui cède, parce que lui seul la mérite. Vous m’avez donné à lui; chacun de vous m’a donné; chacun de vous mérite la vie éternelle et le centuple en ce monde. Car que le frère quitte sa sœur, ou le fils sa mère, ou que la sœur ou la mère donne leur frère ou leur fils à Dieu le sacrifice est le même 5. Eh bien! maintenant, je viens vous dire de l’aimer. Il nous a créés pour cela. Et en même temps pour un bonheur indicible. Rappelez-vous que tous les plaisirs vous ont déçus jusqu’ici, tous, absolument tous. Le Ciel seul nous causera un plaisir non seulement sans tristesse, mais au-dessus de tout espoir. Et nous sommes si près de l’atteindre. Ô Papa, ô Maman, n’est-il pas vrai? Dépêchons-nous donc avant de mourir d’aimer Jésus. Quand nous sommes écrasés de fatigue, ne pas aller coucher avant de lui avoir dit quelques bons mots. Marie, quand tu veux chicaner Joséphine, ou Jean ou vice-versa, si tu te retenais pour l’amour de Jésus. Je te dis, Jésus serait aussi content que lorsque Ste Véronique lui a essuyé la face. Vous vous êtes tant dévoués pour moi, refuserez-vous à Jésus un petit plaisir? Vous me le direz Jean, Marie, Joséphine, dans une lettre pleine de fautes dont je serai fier. Tout ce que je vous dis me vient du cœur. Je vous aime. Je voudrais que vous soyez heu4 5

Lieu-dit entre Orsières et la Rosière. V. Marc, 10, 29-30.

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reux et le seul moyen c’est de vous sauver. Et je sais aussi qu’en me lisant vous me pleurerez; et alors je vous dis d’espérer. Dans une année et demie, j’irai déjà vous embrasser à la maison. L’été, je ferai mes premiers vœux. Encore sept ans et je serai prêtre, ou bien au ciel; et si jamais je suis au ciel, je vous assure que vous n’aurez pas à craindre la mort. Alors, mes chers, je me recommande à vos bonnes prières. Je vous le demande comme si j’étais pauvre, un morceau de pain. Vous avez trop bon cœur pour me refuser un Pater, un Ave, chaque jour. Pour moi, je pense à vous plusieurs fois par jour aussi. Vivons ainsi un peu avec Dieu, car il est notre Père, et c’est pour toute l’éternité que nous sommes appelés à vivre avec lui. Quand la vie nous pèse, allons à Jésus. À ce propos, je ne sais pas trop comment vous allez, et j’attends que vous me le disiez. Oh! Je sais que personne n’est malade, car vous me l’auriez appris. Mais enfin les nouvelles font toujours plaisir. Pour moi, jugez d’après ceci. Un jeune confrère pour répondre à un de mes joyeux mots: «Oh! Vous, vous venez ici pour engraisser, puis après vous partirez». Désirez donc que je ne prenne pas trop d’ampleur, alors je ne partirai point. Mais il y a les culottes qui se plaignent. J’en ai déjà percé une paire. L’autre fait piteuse mine. Serai-je trop exigeant de vous en demander encore une paire? Je les voudrais noires et puis «sport». Si vous voulez les faire faire, faites prendre les mesures sur Jean ou Louis. Je ne me gêne pas: mais je vous embrasse bien fort et vous remercie d’avance. N.B. Prendre du bon drap, mais pas les doubler. Dites à Louis que s’il veut me faire un cadeau – j’espère tout de lui – il n’a qu’à m’envoyer un couteau militaire vraiment militaire dans le même colis. Embrassez-le pour moi en attendant que je lui écrive. Embrassez aussi Louise. À Cécile j’écrirai. Adieu. Bons becs 6. Je vous laisse aller à votre train, moi je vais à l’Office.

Maurice

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«Bon baiser» en parler valaisan.

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– 36 – Ce deuxième jour de l’an 1932 Mes très chères Demoiselles 7, Tant pis si l’on me trouve dissipé. Quand Dédée s’y met, il n’y a pas moyen de résister; seulement, j’ai un désir de vengeance et c’est l’espoir de sa réussite qui me fait encore rompre la glace. En attendant, merci à Dédée, merci à toutes pour votre délicatesse, pour vos bons vœux. Et veuillez recevoir les miens avec le même plaisir avec lequel j’ai reçu les vôtres. Bonne année à toutes. À Mademoiselle Marie-Thérèse en particulier de rester toujours la bonne maman Jaja (ou Y si vous voulez), à Mademoiselle Jeanne de pouvoir encore engueuser 8 quelqu’un, à Mademoiselle Clairette de conserver son sourire, à Dédée des joues de séraphin. Et pour moi, comme vengeance, je me souhaite quelques Ave de votre part. Bon jour. Tornay Maurice – 37 – Hospice du Grand-St-Bernard Ce dimanche après-midi, 10.IV.1932 À toute la chère maisonnée, Je viens avec le printemps vous apporter mes souriantes salutations; j’entre dans la chambre où je vous trouve réunis; et comme ce rayon que vous voyez se jouer sur les carreaux de la fenêtre, je voudrais mettre un peu de soleil dans vos cœurs, un peu de ce bon soleil du Bon Dieu qui fait les roses de l’été. Ce sera Maman qui ouvrira ma lettre; et à elle la première, je dis un particulier bonjour. La première, je l’invite à se réjouir parce que ce sera elle qui plaira le plus au Bon Dieu. Ma chère Maman, tu ne sais pas pourquoi? Mais parce que tu souffres; parce que tu as tantôt mal ici, tantôt mal là. Tu sais quand tu offres tes souffrances à la Sainte Vierge et que tu les offres de bon cœur, personne ne ressemble 7 8

De Cocatrix, à Saint-Maurice, chez qui Maurice avait logé. Tromper par de belles paroles.

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plus que toi à Jésus. Et la Sainte Vierge te sourit, et te prépare une belle place au ciel. Ô Maman, donne-lui quelques-unes de tes douleurs pour moi. C’est la meilleure prière que tu puisses faire. Alors je deviendrai sûrement un bon prêtre. Je n’oublie pas non plus mon cher Papa. Je dis pour lui tout ce que je t’ai dit à toi, Maman. Et en plus, je lui rappelle que si le Bon Dieu ne l’a pas pris, c’est qu’il ne veut pas lui laisser faire du purgatoire, mais le conduire tout droit au ciel et bien haut dans le ciel. Pour cela, tu ne sais pas ce qu’il te demande? Un acte d’amour, rien d’autre. Et puis je viens à toi, Joséphine. Quand tu me liras tu seras revenue des champs ou de l’école. Tu seras revenue sous le brouillard d’avril. Tes mains seront violettes. Tu me liras avant de prendre ton goûter car je sais combien tu m’aimes. Pour toi aussi, j’ai une intéressante nouvelle. Sais-tu lorsque tu as froid et que tu offres ce froid au Bon Dieu, tu peux convertir un païen? Et que toutes les peines d’un jour bien supportées te valent plus de mérite que si tu avais prié tout le jour. Quels moyens faciles tu as de me faire du bien, de faire du bien à tout le monde. Jésus a dit: «Quand vous donnerez un verre d’eau à ces petits, c’est à moi-même que vous le faites.» 9 Et alors, si tu donnes une peine c’est combien plus qu’un verre d’eau. Et si tu la donnes à un païen, à un pécheur, à n’importe qui, ne sont-ce pas les pauvres, les grands pauvres petits du Seigneur? Dis-moi, n’est-ce pas consolant? Toutes nos plus petites peines ont une valeur infinie si nous les unissons à celles du Christ. Oh! Comme le Christ t’aimerait alors! Tu sais en matière de religion je n’ai pas été trop crédule. Je n’ai pas changé, et je te dis que cela est vrai. Les autres seront à Fully 10. L’an passé j’étais avec eux. Maintenant ce sont mes prières qui les accompagnent. Ils n’auront rien perdu. Pour eux aussi j’aurais mille choses. Je les leur dirai une autre fois. De même pour Louis et Louise. Enfin à tous je donne mon baiser de paix. Dans une année et quelques mois, je passerai de nouveau à la maison. Maurice

9 10

Cf. Mt 25, 35 et 40 et Mc 9, 41 que la citation mélange. Localité près de Martigny, où la famille possédait un pied-à-terre et des vignes.

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– 38 – Hospice du Grand St-Bernard, Dimanche, le 17.IV.1932 Mon cher Louis, Ta très gentille lettre du mois de février, ton dernier envoi auraient mérité une bien plus prompte réponse; et tu l’aurais reçue, si je ne t’avais pas su si indulgent. Tu comprends bien, j’ai voulu faire carême. Alors je viens te trouver aujourd’hui dans ton bureau. Il y a quelques minutes, passant devant le tabernacle, j’ai dit à Jésus: «Mettez un acte d’amour dans le cœur de mon frère.» Maintenant donc dans la bénédiction de Dieu et le soleil du printemps, reçois tout mon fraternel amour et l’assurance de mon immortel souvenir. Je pense que l’année passée à la même époque nous étions ensemble. Je me rappelle toutes tes démarches; et ta joie plus grande que la mienne, lorsque tu as pu m’avoir. Et je me dis: «Il était bon, bien bon pour moi; si j’avais su j’aurais été meilleur que lui». Pour compenser toutes les bourdes que je t’ai dites, laisse-moi t’apporter un peu de joie. Et je te dis: «Regarde par la fenêtre. Vois ce ciel du Bon Dieu, ces arbres verts, toute cette nature qui engendre des roses, ces doux chants d’oiseaux sous les feuilles. Celui qui crée tout cela est vraiment dans ton cœur. Tu as une idée de sa puissance et de sa beauté; sa miséricorde, aussi grande que sa beauté, va aussi du ciel à la terre, et de l’abîme jusqu’au ciel. Est-il quelque chose de plus consolant? Mais cela n’est rien… Ce Dieu, nous l’avons offensé, nous voyons le terrible effet de ce mal, sur le Christ, ce ver enroulé sur la croix. Mais l’effet d’une bonne action, si nous ne le voyons pas, ne procure pas moins à Dieu autant de joie, si je puis ainsi dire, que le péché de haine 11. Ainsi, mon cher Louis, lorsque tu fais pour Dieu et le mieux possible tous les devoirs que tu m’as énumérés, tu te procures dans le ciel un trésor dont tu n’as pas idée. À ce propos, je me rappelle combien tu désires donner pour les Missions. Eh bien! tiens ceci. On ne convertit que par la prière. Lorsque tu te prives d’un mets, d’un verre de vin quand tu as soif, mille autres choses de ce genre, pour les païens, tu fais davantage que si tu donnais 100 frs. chaque fois. Et tu mérites bien ces paroles du Christ: «J’avais soif et vous m’avez donné à boire 12 ».

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Entendons: que le péché lui a causé d’aversion. Mt 25, 35.

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Oh! La soif de toutes les brebis sans pasteur. Voilà de quoi occuper ta vie, et en quoi nous pourrons toujours être unis, en attendant le ciel, bientôt, car Dieu a donné à nos jours la largeur de la main. Adieu Louis. Fais bien tout ce que tu m’as dit que tu devais bien faire… et quelque chose à côté pour les pécheurs, les païens, ton beau-père, lui surtout si tu as colère après lui. Et puis vis dans la joie. Dis souvent pendant le jour à Dieu que tu l’aimes. Embrasse ta chère Louise pour moi. Dis-lui que ses lettres m’ont fait grand plaisir. Puis viens me voir quand tu pourras. Et au milieu de toutes ces choses qui passent, pense aux choses qui demeurent éternellement. Mon bien doux baiser. Maurice – 39 – Hospice, ce 18.IV.1932 Chers Parents, chers Frères, chères Sœurs, L’hiver est fini. Il est temps que je sache comment vous l’avez passé. Je présume: bien; autrement, je le saurais. Cécile sera guérie. J’ai appris, il y a déjà longtemps qu’elle allait mieux. Et alors il me reste plus qu’à bénir le Bon Dieu. Beaucoup sont morts, il nous a conservé la vie. Beaucoup sont allés en enfer, nous sommes tous en état de grâce pour le ciel. S’il nous a fait souffrir le froid et toute autre chose, ce n’est que pour expier nos péchés et nous rendre plus heureux au ciel. Il nous a donné à manger et à boire, il nous a vêtus, tandis que des milliers et des milliers d’ouvriers sont restés désœuvrés, dans la faim. Et il nous le fera encore certainement l’année prochaine comme celle qui a passé. Ne perdons pas la paix de l’âme pour des bagatelles. Au reste, Jésus dit à Marie-Madeleine, le jour de sa Résurrection: «Je vais monter vers mon Père et votre Père». Ainsi, nous pouvons dire Papa-le-Bon-Dieu 13. Ô papa, ô maman, ô tous, n’oublions pas de lui offrir nos misères. Quand nous avons mal, froid, chaud, faim, soif, donnons-lui cela avec les souffrances de Jésus. Les souffrances de Jésus toutes seules sont déjà comme de l’argent 13

Nouvelle citation implicite de Thérèse de Lisieux: Derniers entretiens, 5 juin, n° 4. Bien avant l’édition critique (1971), ces entretiens étaient pour une part accessibles à partir de 1923 dans L’esprit de la bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus.

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avec lequel nous nous procurons tout ce que nous voulons. En effet, si Jésus a tant souffert, ce n’est pas pour rien. Priez pour moi; l’Église a tant besoin de saints prêtres. Papa, Maman, soyez toujours Papa, Maman. Jean, sois encore mon parrain. Cécile, Marie, Joséphine, mes marraines. Oh! Alors, comme vous serez heureuses et belles au jour du jugement. À bientôt, mes chers, en automne je passerai vous voir partout où vous serez. Maurice P.S. Ma santé est bonne, tout va bien.

– 40 – Hospice du Grand St-Bernard, ce mercredi 14.XII.1932 Mon cher Louis, Que veux-tu que je te dise sinon que tu es un frère bien gentil et bien chérissant? Merci pour ton bon envoi, pour ta bonne lettre, merci surtout pour ta générosité, pour le bon cœur avec lequel tu me l’as fait. Je suis aussi édifié de l’affection que tu portes à nos vieux Parents, à toute la maisonnée, à la vieille maison. Continue; fais le bien; la joie d’une bonne conscience, d’une vie pure te récompensera déjà sur cette terre infiniment. Il y a une chose qui m’a fait de la peine. Ne feras-tu pas pour Jésus à l’Eucharistie ce que tu ferais pour moi, ou ce que tu aurais fait jadis pour la jeune fille que tu aimais? Dis-moi si cette personne que tu aimais beaucoup t’avait dit: «Viens me rendre visite chaque jour», comme tu te serais hâté. Et si – parlons franchement – Louise que tu aimais tant avait été malheureuse, méprisée, abandonnée par ses parents, comme ton cœur se serait fondu en toi, comme tu te serais donné 14 pour la délivrer! Écoute, le Christ à l’Eucharistie t’aime d’un amour réel plus que Louise. Il t’a préservé de l’enfer alors que tu méritais d’y aller; il a donné sa vie pour toi. Écoute, si tu me voyais un jour au milieu d’une bande de taureaux furieux, ne serais-tu pas ému? Eh bien! Jésus pour toi un jour, au temps de sa chair, il était entouré de chiens, de taureaux comme il le

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Souligné dans l’autographe.

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dit dans un psaume 15, et il n’avait personne pour le consoler. Pour toi il a reçu tel coup de fouet, sur ses reins, sur ses flancs. Il a reçu tel crachat sur ses joues. Telles épines sur son front 16. Et toi, tu le laisses dans le ciboire, tout seul, sans lui montrer la moindre marque d’amour. De plus, il est malheureux. Tu sais que lui ne voit pas le temps comme nous. Pour lui tout est présent. Ses anciennes souffrances, il les a dans son cœur. Et puis il est si peu aimé, si haï, si persécuté! Oh! Ne manque plus de le recevoir! Va le chercher. Donne-toi, plus que tu t’es donné à ton épouse et qu’elle s’est donnée à toi. Fais des sacrifices. Ne vis pas comme les vaches qui se réjouissent de l’herbe fraîche et s’attristent des coups de bâton. Et puis quand tu seras sur ton lit de mort, quand on te dira Louis, ou papa, tu vas mourir, alors tu te retourneras contre la paroi et tu regarderas en arrière et peut-être que tu n’auras rien à donner au Bon Dieu. Pense à ce moment. Et enfin, voici Noël; demande à la Sainte Vierge qui a embrassé Jésus, qui l’a nourri de son lait, de comprendre, de goûter la joie indicible, la paix inénarrable que le service de Dieu donne déjà ici-bas. C’est là mon souhait de Nouvel-An. S’il te dit quelque chose, rends-en grâce à Dieu et porte-le dans ton cœur. S’il te laisse froid, attribue-lui la cause mauvaise dans ton cœur qui est trop terrestre. Et alors l’unique moyen de le sauver, c’est la prière et la violence. Mon cher, voilà tout un sermon. Mais pour nous, nous laissons les inanités de ce qui passe, n’est-ce pas? Alors, tout à Dieu. Porte-toi bien. Porte toute mon affection à Cécile et à son nouveau-né dont le nom me flatte 17, à toute la bonne maisonnée et de la Rosière. N.B. C’est déplorable cette affaire des domestiques 18. Tu devrais écrire à Troillet 19. C’est bientôt le temps des élections, demander une permission pour quelque temps. Excuse ma lettre, je veux obéir à la fois à ton légitime désir et au mien qui est de savoir ma leçon.

Maurice 15 16

17 18 19

Ps. 21, 13. La thématique de ce passage – solitude du Christ, consolation, Eucharistie, offrande de soi – fait partie de la littérature spirituelle commune depuis Marguerite-Marie. Mais il semble que l’inspiration directe ait ici été demandée à Pascal, Le mystère de Jésus : «J’ai versé telles gouttes de sang pour toi…». Bernard-Maurice, mentionné dans la lettre suivante. Probablement un litige avec des ouvriers agricoles. Maurice Troillet (1880-1961), homme politique valaisan. Il fut Conseiller d’État et membre des Chambres fédérales de Berne.

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– 41 – Hospice du Grand St-Bernard, ce 27.XII.1932 Mes bonnes Demoiselles, Je pense à tous les prêtres qui viendront ou sont venus vous souhaiter la bonne année. Je veux joindre ma voix à la leur, vous disant en plus que je n’ai point oublié vos délicatesses, sourires et bons mots de mesdemoiselles Dédée et Clairette, réflexions presque toujours pieuses et souvent fort judicieuses de Mademoiselle Jeanne (Papesse), et le café de maman Jaja, et le beau soleil des Giettes, et la chambre ombrée de StMaurice, où je vivais bien-heureux, ni enfin vos souhaits de septembre auxquels je n’ai pu répondre, parce qu’un religieux doit très peu écrire, de quoi je me venge en mettant toute mon âme à vous souhaiter santé, vie heureuse et le Ciel après. Maurice Tornay, Religieux au Grand St-Bernard, Valais – 42 – Hospice du Grand St-Bernard, ce 1.1.1933 À papa qui aimait tant me voir arriver aux Crettes, À maman qui pleurait de tout son cœur, lorsque je partais au collège, À Cécile qui me lavait quand j’étais enfant, À Michel 20 qui sourira un peu de mes pensées, À Marie, à Joséphine qui m’ont chéri avec tout leur bon cœur de jeunes filles, À Dominique et à ses sœurs qui ne se gêneraient pas d’employer ma lettre, avec son Esprit, comme papier d’emballage, À mon cher Bernard-Maurice qui m’aimera et que j’aime aussi plus que les autres, parce qu’il voulut prendre mon nom, À vous tous que le Bon Dieu m’a donnés, Sainte année dans la paix du Bon Dieu!

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Le mari de sa sœur Cécile.

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Oui, mes bien-aimés, je vous souhaite pour le reste de votre vie de vivre en paix avec le Christ Jésus. Regardez en arrière, dites-moi, que vous en reste-t-il du temps passé, de tous les soucis qui vous ont sucé le cœur, des préoccupations qui vous ont détournés de Dieu, dites-moi, que vous en reste-t-il? Rien, plus rien, à peine vous souvenez-vous de vos larmes. Les petits plaisirs, eux: rien, ne vous laissent pas même de souvenirs. Alors, moi qui vous veux du bien plein le cœur et l’âme, je viens vous souhaiter de vivre saintement, de ne pas chasser Jésus de la maison, ni de chacun de vos cœurs, mais de penser et de désirer le jour où il viendra vous demander votre âme. Ô papa, ô maman, quand vous serez sur le lit, dans la chambre, quand vous verrez pleurer Marie ou celui qui vous gardera, quand vous n’aurez plus aucun souci de la terre, oh! alors, je vous souhaite de n’avoir pas peur, mais d’être dans la joie d’être sûrs de pouvoir embrasser le Christ à qui vous avez donné si généreusement deux de vos enfants, et de pouvoir partir avec lui dans le Ciel, dans ce pays si beau, où il n’y a que paix, bonheur, joie, lumière, plaisirs inconcevables de toutes sortes. Que vous serez heureux, ce jour-là! d’avoir bien vécu! Vivez bien. N’oubliez pas ce jour-là, de donner vos peines au Bon Dieu. Quand vous avez froid, donnez-le au Bon Dieu. Quand vous avez faim, soif, votre fatigue, donnez-la au Bon Dieu. Vos larmes, donnez-les au Bon Dieu, pour vous, pour vos péchés, pour les Missions, pour ces pauvres qui vont tout droit en enfer et que, par une seule souffrance bien supportée, vous pourriez sauver. Et puis, je vous en supplie tous, de grâce, faites de moi un saint, par vos prières et vos souffrances. Alors, sûrement, je vous embrasserai tous au Ciel. Maurice, Religieux au Grand St-Bernard. – 43 – Ce 1 janvier 1933 Mon cher Louis, Bonne année, cher Louis! Que ton bureau où vient frapper le soleil te voie plus heureux, plus saint que jusqu’à présent. Que le Bon Dieu habite dans ton cœur, dans le plus intime de ton cœur, dans la chambre que tu te réserves. Que tu ne le chasses pas, que tu ne le mettes pas dehors comme quelqu’un de gênant ou un animal dont on se passe. Et puis

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vis dans la joie, attendant le jour où au son des harpes célestes tu embrasseras le Christ et entreras avec lui dans les jardins enchantés, dans le royaume de la paix qui possède et de l’amour qui consume. Je t’embrasse; embrasse pour moi Louise de toute ton âme. N.B. Veuille passer cette lettre à la maison et à Cécile à qui je n’ai pas le temps d’écrire. Je suis pauvre de profession, je veux l’être de pratique. Ton couteau avec son étui est parti pour les Missions. Puissé-je aller le rejoindre 21. Puisse le Bon Dieu me donner la santé, … et un autre couteau. Tu vois, tu voulais tant servir aux Missions; tu as déjà donné un couteau. J’ai été navré que vous n’ayez pas appris plus tôt – tante vient de m’écrire – la mort de Sœur Elisabeth 22. Et les âmes du purgatoire? Adieu Louis au bon cœur. Dévoue-toi pour Dieu. Cette photo pour que tous me voient. Cela en dit assez sur moi. Pour vous, je sais que vous allez bien.

Maurice – 44 – Ce 18.IV.1933 Mes chers, Quelle heureuse nouvelle! Vous avez maintenant un ange dans la maison. Louis, te voilà père; Louise te voilà mère. Cela me semble à peine croyable lorsque je regarde en arrière. Mais enfin le Bon Dieu a béni votre union. C’est une preuve que vous l’aimez. Car il est dit: «Donnez une nombreuse famille au père qui craint Dieu» 23. Vous avez enrichi l’Église d’une nouvelle âme qui jouira de Dieu éternellement. C’est là votre bienfait. Mais combien devez-vous travailler pour elle! Donnez-vous à elle. Rappelez-vous: «Tout ce que vous faites à l’un de ces petits, c’est à moi-même que vous le faites» 24. N’approchez jamais de sa couche sans prier. Souvenez-vous de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus. Sa mère l’a mise au monde, mais plus véritablement encore au ciel par la sainteté de sa vie. Or, c’est pour le ciel que vous lui avez donné la vie. Quand il pleure, ce 21 22 23

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Première apparition dans les lettres du désir de rejoindre la mission du Tibet. Religieuse bernardine, sœur de la maman de Maurice. Citation libre de la strophe 15 d’un poème de Lamartine, Hymne de l’enfant à son réveil: «Donne une famille nombreuse / Au père qui craint le Seigneur». Mt 25, 40.

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n’est pas seulement le lait qu’il demande, mais beaucoup plus les secours de Dieu dans tous les malheurs et les souffrances auxquels vous l’avez astreint. Pensez aussi, et ici priez, que Jésus, de Dieu s’est fait pour lui et pour vous en tout semblable à lui. Il salissait ses langes, l’Enfant Dieu, et Marie lui donnait son lait. Ô Louise, s’il t’en coûte, pense à la Vierge Marie. Pour moi aussi je veux vivre saintement, pour votre bien, parce que je vous aime. Ne m’oubliez pas mes chers, je ne suis pas encore saint. Ce qu’il faut faire, je le vois facilement, mais je n’ai pas toujours le courage de le faire. Dans une prochaine lettre, chicanez-moi 25. Tout va bien chez vous, autrement je le saurais. Le nom est assez beau 26. Il exigerait un grand personnage. Faites-le devant Dieu. Je vous embrasse; embrassez-le pour moi. Maurice Portez cette ci-jointe à la maison, par Martigny.

– 45 – Hospice, ce 18 juin 1933 Mon cher Louis, Vous ne m’avez pas cassé l’oreille avec vos lettres. Mais je ne vous en veux point car c’est le signe que vous êtes heureux. Pour moi, je vais bien aussi. Et je pense à votre fête. Au début de ce ménage que vous avez fondé, au seuil de la vie nouvelle qui s’ouvre pour votre mort lente – car vous êtes un fruit d’où sort un germe – devant les imprévus qui vous attendent, du couvent il voit ou on lui montre les choses, un frère ne trouve rien à vous souhaiter que de prier mieux et plus souvent, que de faire quelques sacrifices facultatifs pour ne point omettre ceux qui sont obligatoires, que de vous aimer de plus en plus, pour plus de force et de sainteté. Signe auquel vous pouvez reconnaître votre degré d’amitié fraternelle: combien vous désirez votre perfection mutuelle. Je vous embrasse. Maurice

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«Taquinez-moi» en parler valaisan. Il s’agit de Laurent, fils aîné de Louis.

novice et religieux au grand-saint-bernard (1931-1935) 81 N.B. Faites un acte d’amour après m’avoir lu. Ainsi je suis sûr de n’avoir pas perdu mon temps, au contraire.

– 46 – Hospice, ce 18 juin 1933 Mon cher Papa, ma chère Maman, Je me rappelle combien vous étiez contents de me voir revenir du collège, ou de me voir monter de La Rosière pour vous rendre quelques petits services, et alors je veux que quelque chose de moi parvienne jusqu’à vous. Papa, je pense toujours à toi quand tu es au milieu des bêtes, un peu courbé et fumant la pipe, dans le soleil couchant! J’entends la sonnette de Thurin 27, quand elle la secoue au vent du soir… Je vois l’ombre des mélèzes, de ces mélèzes qui bordent l’allée de Prôz-Pâtoz 28, cette ombre légère quadrillée de soleil; et la fumée bleue et lente qui monte de la cabane je la vois aussi; et toi, Papa, au milieu de cette terre que tu as tant aimé, que tu as faite tienne… Et je viens parler avec toi. On m’a porté de tes salutations. On m’a dit que tu avais vieilli, et alors je viens t’apporter mes consolations. Papa, regarde comme c’est beau les Crettes toutes vertes sous le ciel bleu! Celui qui nous a permis d’en jouir c’est le Bon Dieu, n’est-ce pas? Tandis que d’autres dans les villes s’amusaient à des plaisirs honteux ou bien faisaient mourir de faim des milliers d’ouvriers, nous, nous passions notre vie à travailler honnêtement la terre. Et puis, Papa, en fin de compte, tu as bien aimé le Bon Dieu; tu as été content de donner au Bon Dieu deux de tes enfants, et de ceux dont tu étais le plus fier. Eh bien! maintenant, vis en paix. Attends n’importe quoi du Bon Dieu. Quand tu as mal, n’oublie pas de lui offrir tes souffrances pour tes péchés. Puis, pour moi s.t.p., prie-le un peu tout le jour quand tu gardes la souille 29 par exemple. Puis n’aie pas peur de la mort. Tous les soirs je recommande au Bon Dieu le dernier de tes soirs. Va, n’aie pas peur. Vis heureux. Maintenant, je vais à Maman. Adieu Papa. Je penserai bien à toi le jour de S. Jean. Toi, regarde pour moi les feux qui brilleront. Bonne fête.

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Une vache. Lieu-dit à l’alpage des Crêtes. Portion du pâturage pour un repas du bétail.

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Maman, à qui penses-tu dans la cabane, ce soir, à la poussière du soleil couchant? Maman, regarde contre la paroi l’image de la Sainte Vierge. Maman? tu m’aimes bien, je pense. La Ste Vierge t’aime encore plus que tu ne m’aimes. Il fait peut-être froid, et tu as froid; il fait chaud et tu dois travailler, et tu souffres. Mais avec toutes tes souffrances, si tu les donnes au Bon Dieu, ta vie est belle et précieuse à ses yeux et en un jour, tu peux expier des tas de péchés. Embrasse-moi, Maman. Donne tes larmes au Bon Dieu. Alors je deviendrai un bon prêtre et toi, tu iras tout droit au ciel. Au mois de septembre, j’irai vous trouver. Maurice – 47 – Ce 18 juin 1933 Jean, Marie, Joséphine, Je ne vous oublie pas… Mais sans préambule tenez tout mon cœur, tout ce qu’il y a dans mon cœur; j’imagine que vous êtes bien unis. Que vous ne vous chicanez que rarement et qu’après deux secondes tout est réglé, et que vous vous aimez mieux qu’auparavant. Que vous vous rendez de mutuels petits services. Que Jean aide à laver la vaisselle si vous êtes seulement deux. Que Marie fait ce qu’elle devine être agréable à Jean et que Joséphine vous parle des choses du ciel. J’imagine que si les Reppiants 30 trouvent plaisir à boire du vin derrière une table; que si les Thaïs et d’autres mettent leur bonheur à plaire aux Reppiants, vous, vous trouvez le vôtre à vous tenir ensemble. N’est-ce pas Jean, tu aimes mieux tes deux sœurs qu’un verre de vin? J’imagine aussi que lorsque vous êtes en chemin, dans les prés silencieux, vous priez tout bas dans votre cœur. Oh! comme cela donne la joie de vivre! J’imagine aussi que vous n’allez pas coucher sans faire votre prière ensemble. J’imagine aussi que vous ne perdez pas la paix du cœur pour un peu d’herbe qui se perd. Le monde n’aura pas un morceau de bonheur en moins pour cela, allez! J’imagine que vous allez souvent communier et déjeuner ensuite les trois ensemble, que vous donnez au Bon Dieu vos souffrances, pour les pécheurs les

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Les Reppiants sont les habitants du hameau de Reppaz, voisin de La Rosière; une jeune fille y portait le nom de Thaïs.

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païens, les âmes du purgatoire et pour vous et pour moi… J’imagine cela dans mon cœur, parce que je vous aime tant, que je voudrais tant vous voir heureux le dernier de vos jours. J’imagine aussi que vous vous préparez à devenir les sœurs et toi, Jean, le frère d’un prêtre. Je le serai dans cinq ans. Encore quatre étés et puis le 5 ème été, comme ceci, je dirai ma première messe. Et alors vous aurez un frère prêtre. Et lui, à qui ira-t-il demander des sacrifices, des prières, des secours pour les âmes qu’il doit sauver, si ce n’est à celles et à ceux qui l’ont tant aimé pendant sa jeunesse? Et déjà maintenant, je viens frapper à votre cœur, cœurs de jeunes filles, mes sœurs, cœur de Jean mon frère. À part Papa et Maman, vous êtes les seuls qui me restez; les autres ont tous des enfants et des soucis; priez pour moi. Je le ferai de plus en plus pour vous. Portez-vous bien. Servez Dieu avec joie. Offrez-lui tout ce que vous faites. Quand vous irez à Fully, allez voir Cécile. Dites-lui mille bonnes choses de ma part. Elle a été si bonne quand j’étais petit. Aidez-lui, tant que vous pouvez. Attendez-moi, ou si cela vous fait plaisir, venez me voir, car dans trois mois, je passerai à la Rosière. Tout à vous. Maurice, ce dimanche soir. N.B. Je prépare maintenant un examen de philosophie. Croyez que je ne suis pas mal calé. Si vous voulez me préparer des objections, bigre! Croyez que je les résoudrai éloquemment.

– 48 – Ce jour de S. Laurent, 10 août 1933 Mon cher Louis, Exactement je ne saurai que la veille des vacances le jour où elles commenceront. Très probablement ce sera ou vers le 10, ou vers le 25 septembre. Je resterai à la maison le temps nécessaire pour tous bien vous voir. Si papa et maman sont aux Crettes, évidemment au moins deux jours. Je serais très content de voir Sœur Marie-Aline. Si elle doit partir avant mon arrivée, faites qu’elle monte, à condition de ne vous déranger et de ne déranger personne en rien.

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Et maintenant vous m’attendez. Ô Louis, ô Louis qui ne me laisses pas manquer de couteaux, d’un tas de petits agréments de la vie, prie afin que je vous apporte un peu de paix et de consolation – spirituelle, bien entendu – le trop plein de ce que j’aurai, autrement ma visite ne sera pour moi et pour vous qu’un pas de plus vers l’enfer. Sans la conscience pure de toutes fautes et le cœur rempli de paix, crois-moi bien, je ne passerais pas à la maison de bon cœur, et j’y resterais très peu. Je veux m’y préparer comme à une retraite. Priez pour moi; bon courage, Louis. Travaille et que le doux cœur de Marie, Dame du perpétuel Secours, soit un refuge perpétuel pour toi, pour Laurent, pour Louise et tous ceux que tu aimes et tous. Apporte, à la prochaine occasion, toutes mes affections à Cécile, à la maison, à Jean auquel tu diras de m’écrire, pendant son cours, une interminable lettre. À bientôt. Maurice Embrasse pour moi toute ta chère maisonnée. Angelin 31 vous salue. – 49 – Hospice du Gd. St-Bernard, ce 3.XII.1933 Anna, Sur le chemin qui nous conduit au ciel, regardons-nous un peu avant que notre visage et notre cœur prennent les plis des fruits mûrs. Nous sommes jeunes, nous avons 20 ans. Nous aimons le Bon Dieu, nous n’avons rien à craindre de la mort, soyons joyeux. Chacune de nos lettres vieillit avant de recevoir sa réponse; mais pour nous venger, que chacune d’elles soit le point de départ d’une vie plus belle et plus généreuse. Anna, le jour de l’Immaculée-Conception, si j’ai bien lu, il y aura une grande fête au ciel, sur la terre dans ton petit cœur. À la Basilique S. Pierre. S.S. Pie XI procédera à la Canonisation solennelle de ta Bienheureuse Mère Jeanne-Antide Thouret. Je pense que ce jour, très important pour tous les élus, te touche toi spécialement, puisque c’est de ta

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Le confrère et beau-frère de Maurice, Angelin Lovey qui sera missionnaire avec lui dans les Marches tibétaines.

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mère qu’il s’agit vraiment, puisque c’est la plus grande fête de ta Mère et la tienne aussi, car ton nom est bien Jeanne désormais 32. Voici ce que je rêve pour toi ce jour: que toute blanche, après une humble confession, tu ailles t’agenouiller au pied d’un autel de la Ste Vierge, et là, en présence de ta Bienheureuse Mère Jeanne, de ta rayonnante Mère, la Vierge Marie, de Ste Anne et de ton bon Ange, dans la simplicité de ton cœur de jeune fille, tu parles au Bon Dieu, à peu près en ce patois: «Mon Dieu, je ne vous ai jamais vu, je ne sais pas qui vous êtes, je crois seulement que vous êtes mon Maître, mon Créateur, que vous êtes infiniment plus beau que les beautés disséminées par le monde, que vous êtes infiniment meilleur et plus riche en bonté que le cœur de la plus douce des mères, et alors, sans même bien comprendre ce que je dis, je me redonne à vous pour vous aimer au prix de n’importe quelle souffrance, bien que j’aie horreur de la souffrance, afin que votre nom soit glorifié, que ceux du ciel éprouvent plus de joie, l’Église de la terre et du Purgatoire plus de consolations, se sentent plus de force, et que sauvés soient ceux avec qui vous avez mêlé mon existence.» Et puis que tu te lèves et partes en riant dans les creusets de l’amour et du sacrifice. Que si je serai prêtre, il ne te sera pas défendu d’être victime. Pour moi, je ferai la même chose. Et je suis bien sûr que nous serons exaucés et que nous ne vivrons pas en vain. Je pense à nos oncles, à notre grand-maman dont nous nous disputions l’amitié; je pense que plus près de nous ils nous entendront plus joyeux. Car il faut nous hâter, n’est-ce pas Anna? Il faut nous dépêcher, à notre âge d’autres étaient saints. Car si la tige fleurit trop longtemps, le fruit ne peut mûrir avant le froid et la mort. Et il y en a tant qui nous crient, tant de pécheurs, tant de païens qui nous appellent; nous voulons leur répondre, n’est-ce pas? Notre sang, notre chair, c’est pour eux, n’est-ce pas? Je te le dis encore, il faut nous dépêcher. Plus j’ai vécu, plus je suis persuadé que le sacrifice, la donation donnent du sens, donnent eux seuls du sens à ces jours que nous passons. Au mois de septembre, je suis allé à notre maison de Martigny. Chemin faisant, pour revenir, je suis passé à La Rosière. J’ai revu les chers parents, bien sûr, et les prés jaunis et le Chléri 33. Le silence de ces paysages

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Le nom de religion de sa sœur Anne était Jeanne-Hélène. Jeanne-Antide Thouret (†1826) était la fondatrice de la congrégation où Anne avait fait profession. Lieu-dit près de la Rosière.

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m’a effrayé 34. Rien n’était changé. Les mêmes pierres que je connaissais étaient à la place où nous les avions laissées. J’ai dit au vieux Papa: «Et si grand-père revenait, il trouverait tout pareil comme de son temps!» – Oui, fit-il. Ainsi la terre demeure et nous voit passer sans émotion. Elle nous renie. Eh bien! pour elle il ne faut pas s’en faire. Non, pour elle, il ne faut plus se peiner. Laissons-la. Partons ensemble. Écoute, à la personne que tu déplais le plus 35, fais-lui, chaque jour, une marque d’amitié, pour que le règne du Christ s’étende plus glorieux. Je le fais avec toi. Et encore une fois, que chacune de nos lettres nous trouve meilleurs et priant davantage l’un pour l’autre. Et adieu. Bonne fête! Bonne année! Présente à ta bonne Supérieure mes respectueuses salutations. Maurice Tornay – 50 – Hospice, ce jour de Noël 1933 Papa, Maman-Souffrance, Joyeux Noël et bonne année dans le Christ Jésus. Au couvent, voyez-vous, on ne sait pas tant que dire; on n’a pas assez de paroles pour exprimer combien l’on vous aime: alors, on dit toujours les mêmes choses! Que le Bon Dieu prenne bien note de toutes les peines que vous avez à endurer, qu’il en prenne bien note et vous récompense bientôt. Non pour vous consoler, pour vous faire plaisir je ne sais pas à quel saint me rendre si ce n’est à la pensée du ciel qui vous est promis, qui vous est assuré, parce que vous avez vécu très chrétiennement et parce que deux de vos enfants sont religieux et que tous les autres se conduisent très bien. Ce sont là des marques et des consolations que beaucoup d’autres n’ont pas. Et puis bientôt, je vous verrai au mois de mai. Et dans une année, j’émettrai mes vœux solennels, vous viendrez vous-mêmes ici. Et puis après encore quatre ans et je serai prêtre. Quel beau jour ce sera! En attendant, ô Papa, ô Maman, vous qui m’avez donné à manger quand je ne pouvais pas gagner mon pain, donnez-moi maintenant beaucoup de vos prières et de vos souffrances. J’en ai tant besoin. Je prie 34

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Imitation de la pensée célèbre de Pascal: «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.» Sic pour «à qui tu déplais le plus» ou «qui te déplaît le plus».

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pour vous beaucoup aussi. Croyez-moi bien et je m’efforce de vivre saintement pour que le Bon Dieu vous bénisse, vous garde dans sa paix et dans sa joie. Et maintenant, au revoir. Portez-vous le mieux du monde. Soignez-vous. Conservez-vous, luttez contre la mort, l’éternité sera toujours assez longue. Au reste, vous le savez bien, nous avons besoin de vous. Je vous embrasse le plus fort que je puis. Maurice Tornay (Suite probable de la lettre du jour de Noël 1933) Jean, mon ancien défenseur, je pense à toi quand tu nous faisais rire, quand tu nous amusais tant; quand tu me défendais contre Louis, contre Cécile, contre tous mes agresseurs; je pense à toi quand tu étais jeunet; quand tu nous apportais des bonbons, et maman disait: «Faut laché foudret vos cresi sin maint det pan 36 », et l’on riait. Jean, bon cœur, que fais-tu par La Rosière? Es-tu sage, pries-tu? Jean, sois un homme et reste jeune, jeune de cœur et généreux. Aime tes sœurs. Trouve en elles la plus douce compagnie. Par-dessus tout, aime bien le Bon Dieu; vis chrétiennement et tu seras riche de toutes les richesses. Et puis moi, j’ai besoin d’un frère qui me défende encore et qui prie pour moi. Maria, dulcis anima – Marie, douce âme 37. Joséphine, fleur de dévouement, à quoi bon La Rosière, à quoi bon Botzu et son torrent; à quoi bon le chemin de la Plantze et du Magni 38, à quoi bon les chemins couverts de neige et de glace, à quoi bon l’hiver, les soirs d’hiver où vous cousez à la lumière de la lampe, au son de l’horloge qui bat ce que vous avez vécu et ce qui vous reste encore à vivre; à quoi bon le vent secouant le frêne de devant la maison, à quoi bon le froid, si au milieu de toutes ces choses, vous ne vivez en pensant au Bon Dieu, si au milieu de toutes ces choses vous ne portez le poids de Dieu dans vos cœurs, si vous ne priez pas souvent? Mais je sais que vous le faites et votre souvenir m’attendrit beaucoup, chères et douces sœurs. Je vous souhaite donc de continuer de mieux en mieux. Quand j’ai besoin de quelque chose, à qui m’adresser si ce n’est à vous? Priez la Sainte Vierge. Doux Cœur de Marie, soyez notre salut! 36 37

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«Il faut laisser fondre; vous croquez ça comme du pain». Adaptation à sa sœur Marie des derniers mots d’une prière attribuée à saint Bonaventure, et sans doute récitée par le jeune religieux: «O dulcis anima mea Virgo Maria.» Nom d’un torrent et des prairies en bordure de celui-ci.

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Louise âme donnée, je te vois par le chemin de La Rosière; la pensée de ton petit Laurent te distrait tout le long, et tu te hâtes et tu te hâtes pensant qu’il s’ennuie, croyant l’entendre pleurer. Et cela est beau à voir. Ah! Le cœur d’une maman! Louise, que rêves-tu pour Laurent? Qu’il soit missionnaire? En tout cas, qu’il soit, qu’il donne un homme au-dessus du médiocre. Veux-tu me croire, je t’enseigne un moyen pour y arriver. Prie de toute ton âme la Sainte Vierge. Que si par tes soins, un homme vit qui sert le Bon Dieu et le prochain, tu as fait l’une des plus grandes choses qu’il soit donné à l’homme de faire. Voilà mon souhait. Et ici vient naturellement la place pour Louis. Mon cher Louis: il me fait tant plaisir. Mais écoute, Louise, tu es bien plus éloquente que moi quand il s’agit de lui tâter le cœur; eh bien! dis-lui à ma place beaucoup de bonnes choses. Et embrasse-le pour moi. Que reste-t-il encore? Cécile et Michel. Mais vous passez si souvent chez eux, soyez pour moi leur messager. Faites-les rire pour moi. Aidezles tant que vous pouvez. Adieu. Maurice Je ne crois pas que le Bon Dieu m’accusera de ne vous avoir pas aimés assez.

– 51 – Hospice, ce 22.II.1934 Ma chère Joséphine, Je sais que maintenant ils sont descendus à Fully. Tu restes seule…, un peu du moins; je comprends à quel degré. Et il demeure dans ton cœur comme un long vide, une petite tristesse qui aide à être bonne et à prier. Et tu as beaucoup à faire. Le matin la lumière de la chambre où tu dors s’allume la première. Tu te hâtes à l’aube quand le ciel est froidement jaune sur le Catogne; tu te hâtes à midi, quand tu reviens de la messe; tu te hâtes le soir, quand le soleil oblique retire ses derniers rayons de la maison. Le soir, lorsque le vent tout noir gronde dans la nuit et l’hiver, tu t’assois à lire, mais la fatigue et le sommeil te ferment les yeux. Et ton frère, au Couvent, à ces mêmes heures pense à toi. Joséphine, écoute. Rien n’arrive, rien ne se passe si ce n’est par amour. C’est-à-dire, rien ne se passe si ce n’est ce que Dieu a voulu. Et dans tout ce que Dieu laisse arriver, Dieu ne cherche qu’une occasion de prendre notre cœur. Je vou-

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drais, ma chère, que ce temps que tu peux faire si beau et si méritoire, tu le fasses beau et méritoire. N’est-ce pas beau de se hâter au service de son époux? Or, âme chrétienne, le Bon Dieu est ton Époux. C’est lui-même qui a voulu s’appeler ainsi. Eh bien! Joséphine, quand tu te hâtes, ne te hâte que pour Dieu. Que ce soit lui, le dernier motif de tous tes pas. Offre-lui bien chacune de tes actions, qui sont autant de prières. Et quelque chemin que tu choisisses, le couvent ou le mariage, ou que saisje, il t’en restera une grande consolation. Vois-tu, c’est le Carême, il y en a qui jeûnent 40 jours, qui se flagellent jusqu’au sang: tu peux aux yeux de Dieu être agréable comme eux, si tu acceptes 39 de bon cœur ce qui se passe, et si dans ce qui se passe, tu réponds à l’amour sur quoi nous serons jugés au soir de notre vie. Pour moi qui serai bientôt prêtre, et peutêtre missionnaire 40, j’ai tant besoin d’âmes saintes qui m’aident. Où irai-je frapper, si ce n’est chez mes sœurs? Qui me répondra dans la nuit des déceptions et des ennuis, si ce n’est ma chère Joséphine? Je te veux heureuse et sainte: c’est pourquoi je t’écris. J’ai besoin de te consoler, de t’aider à mieux comprendre la vie, à la mieux aimer aussi; j’ai besoin de m’encourager moi-même, de me lancer, et je viens te dire en ce temps où tu es plus seule, que je suis, que je veux être plus près de toi dans mes prières. Je pense à toi à mon réveil, je pense à toi à midi et le soir, sans exagération… Et toi, aime-moi en aimant le Bon Dieu. Embrasse Papa et Maman pour moi, et Louis et Louise et Laurent. Ton frère bientôt prêtre. Maurice – 52 – (Lausanne) Bois-Cerf 41, 11.I.1935 Cher Monsieur le Prieur et communauté,

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En capitales dans l’autographe. Première mention explicite dans la correspondance de Maurice de sa vocation missionnaire. Clinique privée à Lausanne. Maurice y a été opéré d’un ulcère de l’intestin.

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Le médecin a été on ne peut plus heureux de me découvrir un petit ulcère dans le duodénum. Il m’a rappelé que c’était bien elle 42 qui me fait souffrir, mais que par contre elle possède d’excellentes qualités: elle ne deviendra jamais cancéreuse, parce qu’elle ne l’a jamais été; elle peut très bien partir pour toujours parce que une fois effacée, elle n’a pas beaucoup de chance de revenir. Il lui faut ou bien une opération ou bien un traitement de trois semaines. L’une ou les autres commenceront dans dix jours. En attendant, que je suis sage! Bois-Cerf est une grosse villa-clinique au milieu d’un gros parc, au bord de la «mer» 43. Des sœurs de la Trinité y promènent, en souriant, leur tempérament lymphatique. Ma compagnie habituelle comprend Mgr l’Aumônier Veinsteffen, très digne et très conscient de sa dignité, un Prélat français, Supérieur du Chapitre d’Arras qui semble ne se rappeler que d’une chose de son voyage d’antan au St-Bernard: c’est qu’il n’a pas bien dormi. Au demeurant, il me fait l’impression d’un bon prêtre spirituel et pourtant pas grossier 44 ; ensuite – j’en suis toujours à ma compagnie – de quelques bacheliers français qui ont besoin de repos, demoiselle anglaise qui a mal au genou, et quelques autres qui ont mal je ne sais où. Je vois ces gens-là à table et dans les corridors, parfois à l’église. C’est plus que suffisant. Le reste du temps, comme au St-Bernard, la prière et la lecture peuplent ma solitude. Bref, je n’ai pas d’ennui, parce que bientôt, je serai de retour, sinon guéri tout à fait, du moins suffisamment amélioré pour vivre normalement! Il va sans dire que je restreins par induction personnelle incomplète 45, les succès affirmés et espérés par le docteur. N’ayant pas prévu un si long séjour, naturellement, j’ai omis de prendre plusieurs choses nécessaires. En voici la liste. Auriez-vous la bonté, Monsieur le Prieur, de la donner à un Confrère qui voudrait bien se charger de l’exécuter.

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Maurice mettra plus loin (n os 54, 58) «ulcère» au masculin: le féminin qui lui vient sous la plume dans cette phrase suivante laisserait croire qu’il pensait maintenant à la plaie occasionnée par l’ulcère. Mais une lettre subséquente (n° 53) semble attester que le genre de ce mot ne lui était alors pas certain. Le lac Léman. Capable de finesse. Le passage est ironique… comme aussi la désignation de «mer» pour le Lac Léman. Maurice plaisante ici en utilisant le vocabulaire de la logique scolastique qu’il étudiait en cette période de son cursus clérical.

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Je vous remercie ainsi que ce confrère. Je me recommande aux prières de tous et vous promets de n’oublier personne. À bientôt. Maurice Tornay Bois-Cerf Lausanne N.B. Vous pouvez peut-être ajouter: Avenue d’Ouchy, mais une Religieuse qui trottine par-là m’assure que c’est inutile.

– 53 – Bois-Cerf, Lausanne, Samedi, 25.1.1935 Cher Papa, chère Maman, Donc, je suis à Lausanne, dans une Clinique, avec des Religieuses qui me dorlotent comme une petite bête du Bon Dieu. Ma petite ulcère n’est pas encore guérie. C’est un rien du tout, qui me fait parfois très mal. On le traite en mangeant bien, dormant mieux encore et puis, par des piqûres à tout casser. Elle n’est, au reste, pas du tout dangereuse, parce que jamais elle ne deviendra cancéreuse. Le médecin l’a expressément dit. Voyez l’heureux mortel que je fais! Mais, je sais que je trouverai papa qui n’est pas bien, et maman qui souffre; et malgré tous les livres que j’ai lus, je suis impuissant à vous secourir. Je ne puis pas faire que vous soyez bien-portants, et personne au monde plus que moi. Allons-nous nous désespérer? Ah! bien non, n’est-ce pas? Nous croyons en Dieu; nous croyons que Lui seul, quand tous les autres ne peuvent plus rien, nous croyons que Lui seul peut encore tout. Et nous sommes certains que s’il nous laisse geindre, c’est pour un bonheur qu’il nous accordera bientôt. Je suis très malin, voyez-vous, et pourtant, en vérité, voilà le seul remède auquel j’aboutis. Qu’en dites-vous? Ne vous suffit-il point? Je suis assuré que oui, parce que vous avez des défunts et des vivants qui prient pour vous. Ils vous aident, et vous ne vous repentirez pas d’avoir souffert. Et quel cadeau me ferez-vous, mes chers, pour 1935? Tant que vous êtes sur la terre, vous avez une mission à remplir, quelque chose à remuer et à faire: vous avez à vous occuper de vos enfants. Si nous n’avions pas besoin de vous, Dieu vous prendrait. C’est seulement quand le fruit n’a plus rien à attendre de la semence, que la semence meurt. Si vous ne sa-

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vez pas que me donner, donnez-moi vos souffrances, souffrez ce que vous souffrez pour moi. Alors, vous aurez fait une des plus belles choses qu’un chrétien puisse faire… 11 heures du matin. Le médecin Roux me rend visite. Seule, une opération peut me guérir. Elle aura lieu, mardi, à la Clinique Cecil, à 15 minutes d’ici. Priez pour que cette opération soit très utile à mon salut. Surtout, pas de pleurs, pas de souci. Au moindre péril, vous serez avertis. Au reste, il n’y a aucun danger. Au reste, si je meurs, je vais au ciel; si je ne meurs pas, je vous reverrai, dans un mois. Je vous embrasse bien. Votre fils Tornay – 54 – Appointé Tornay Louis, Bureau des Fortifications, Lavey-Village, Vaud. Bois-Cerf, vendredi, 25.1.1935 Mon cher Louis, Sais-tu où je suis? À Bois-Cerf, c’est-à-dire dans une Clinique de Lausanne, où on m’a fait venir pour passer aux Rayons X. J’ai un tout petit ulcère au duodénum. On pense me guérir par quelques piqûres. En tout cas, on ne m’opérera pas. Et je me sens déjà très bien. Et il me reste à te souhaiter une bonne année et à te remercier. Ô Louis, tu es bien bon. Ô Louis, je me ferai un bon prêtre; tu ne veux pas d’autre récompense, n’est-ce pas? Au reste, c’est la plus belle, la plus laborieuse pour moi, la plus utile pour vous. Ah! devant S. Pierre, pas moi qui vais me présenter sans vous et sans vos enfants! Ce serait trop vilain, cela me ferait trop horreur, le contraire. Et toi aussi, mon cher, ne me donne pas rien que des commodités de ce monde, mais aussi des secours de prières. Si tu savais, mon cher, combien de misères, combien de peines, combien de dangers rencontre l’âme qui travaille à sa perfection! Et la force vraiment héroïque qu’il faut dépenser dans de petites choses. Tu n’as pas idée, Louis, aussi prie un peu pour ton frère qui s’en aperçoit un peu. On tire souvent, au reste, plus de bénéfice pour les prières que l’on donne, que pour celles qu’on garde. Moi, je pense à toi quand tu es triste, quand tu es fatigué, que tu n’as plus qu’un désir: dormir, quand tu es découragé. Je pense à toi, non, plu-

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tôt je prie la Sainte Vierge, un petit cri vers elle et je sens que ça va mieux, et c’est à cela que je voudrais consacrer ma vie: aider les autres, mettre toutes mes forces à dépenser mon âme pour les autres. Elle est si belle cette pensée: «Il faut conserver sa vie comme on perd un trésor». Et toi, Louis, que feras-tu? Deviens un bon papa, un papa qui ne se contente pas de remplir ses enfants de soupe, mais aussi de vérité et de sagesse de Dieu… Mais je ne ferai pas de sermon, j’en ai plus besoin que toi. Je te quitte encore, il faut que je te quitte, il faut que notre affection se purifie dans la souffrance, pour que nous la retrouvions toute neuve au ciel. N’oublions pas que nous sommes en voyage. N’oublions surtout pas que la seule clé de l’être, c’est le dépouillement et la mort. Dis beaucoup de bonnes choses à Louise. Embrasse les petiots pour moi. Porte-toi bien, et à bientôt. Peut-être que je partirai d’ici, lundi, le 28 ou peut-être dans trois semaines. Le docteur décidera. Je ne sais si je passerai à la maison. Ton frère, Maurice Dernière décision: Docteur Roux conseille vivement l’opération. Elle aura lieu mardi 29.1. Clinique Cecil, Avenue Ruchonnet. Pas de souci. Si je pouvais, je la ferais moi-même. Si danger, un téléphone vous avertira.

– 55 – Bois-Cerf, le 26.I.1935 Cher Monsieur le Prieur, Je lisais un jour dans Rodriguez 46 que le religieux retrouve dans le Couvent, de la part de ses nouveaux frères, les délicatesses des siens qu’il a laissés dans le monde… Je riais de sa pieuse exagération. Et j’ai reçu votre envoi, et je n’en ris plus du tout. Rien ne manquait à cet envoi, tout était bien rangé et soigné, et je ne me souviens pas d’avoir lu une lettre avec plus de plaisir que la vôtre. Dieu vous le rende! De moi, vous n’attendez pas de vaines paroles, mais la pratique de vos paternels conseils, c’est la reconnaissance qui vous plaît; je veux vous faire ce plaisir… selon ma faiblesse. 46

Il s’agit de la Pratique de la perfection chrétienne du Jésuite espagnol Alphonse Rodriguez (1538-1616), qui était devenue depuis l’âge baroque et qui devait rester jusqu’au milieu du xx e siècle un classique de la littérature ascétique.

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Croyez donc, je tiendrai scrupuleusement à mes exercices: je l’ai fait jusqu’à présent. Je penserai à vous. Je me doute un peu de vos besoins en pensant à votre charge: vous avez toute une jeunesse à nourrir, à faire passer de la médiocrité à la ferveur… Tenez! d’ores et déjà, et la Ste Vierge le voudra bien, je vous donnerai toutes les souffrances que j’endurerai ces temps, et, si je meurs, ma vie, plutôt, ma mort sera pour vous. Vous faites bien de me rappeler ce que j’ai appris en théologie spéculative car, je sens que la chair est faible; va! ce n’est pas sans danger qu’un jeune religieux sort du couvent. La vanité, les vains entretiens sont plus faciles que la méditation; se répandre, plus flatteur que se recueillir. Comme je vais retourner de bon cœur à mon cher Hospice, et comme j’ai encore à émonder! Pour le moment… j’ai été choyé, bien sûr, et pourtant, et pourtant, je n’ai pas éprouvé plus de bonheur qu’à l’Hospice. C’est vrai que j’y étais choyé aussi. Mais le plus rigolo de l’affaire est à venir. Le docteur Roux dit que tôt ou tard, l’opération, il faudra la faire. Sa Révérence 47 étant d’accord, elle aura lieu, mardi, le 29, très probablement. Elle n’est pas dangereuse. Et je suis content de souffrir un peu. Au reste, je joue le gros jeu avec toutes les chances: si je meurs, il en faut si peu! eh bien! j’espère le ciel; si je vis, certainement que cette épreuve me fera avancer. Il me reste à répondre à ce point: vous craignez que je n’attire ici mes confrères. Si par impossible vous avez raison, il faudrait les envoyer pour leur propre instruction. Je ne crois pas qu’un religieux puisse se plaire dans des maisons comme celle-ci. Les malades, pour des jeunes, c’est une mauvaise compagnie. Grand Dieu! à notre âge, il faut vivre! et ici, en vérité, ce n’est pas une maison de vie. Je me serais ennuyé à mourir: mes livres m’ont sauvé 48. Vraiment, je me suis aperçu que les préoccupations théologiques, si elles ne constituent pas la perfection, elles peuvent en être un excellent auxiliaire. 47 48

C’est-à-dire Mgr Théophile Bourgeois, le Prévôt du Grand-Saint-Bernard. On songe à Montesquieu: «L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté.» Dans une lettre de peu postérieure (du 1. III. 1935, n° 59), Maurice priera son frère Louis, qui lui avait demandé des titres d’ouvrages à lui procurer, de lui faire parvenir Jésus-Christ, sa Personne, son message, ses preuves du P. Léonce de Grandmaison, et Jésus-Christ, sa vie, sa doctrine, son œuvre, du P. Ferdinand Prat: deux classiques encore, et volumineux, de l’époque. Il aura aimé également les ouvrages théologiques du cardinal Billot, et, collégien, aura essayé de faire partager à son frère Louis son admiration pour l’œuvre de Léon Bloy.

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Quand je serai de retour, je tâcherai d’avoir le culte de ma chambre, et le culte de la vérité 49. Il me semble, sans vouloir juger personne, que quelques Sœurs en manquent: vraiment, cela fait triste impression. Mais tout cela, c’est pour une vie à venir. En attendant, je m’en vais quitter Bois-Cerf pour une autre Clinique: la Clinique Cecil. Le docteur Roux, pour une cause inconnue, ne veut pas m’opérer ici. L’opération faite, dix jours après, je redescendrai à Bois-Cerf pour trois semaines. Après, je pourrai rentrer. J’en aurai encore pour 6 mois de régime, et, enfin la machine sera remise à neuf. Je la vois déjà rouler à toute allure par monts et par vaux. Il n’y aura plus que les monts et les plaines du Tibet 50 pour l’arrêter. Cher Monsieur le Prieur, au revoir. Merci encore; pardonnez-moi, je vous en prie, si j’ai tardé à répondre: je voulais attendre les décisions des docteurs, et jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont rien décidé. Si jamais quelque chose d’anormal se produit, vous serez averti. Bien des choses à toute la chère, la tendre, l’aimable Communauté, spécialement aux Révérends Professeurs de dogme, de morale et d’exégèse, et à Frère Nestor et Frère Léon. Tornay Maurice – 56 – Bois-Cerf, samedi, 26.1.1935 Ma chère Joséphine, Et toi, encore, toujours, tu te promènes dans la maison; tu regardes ce qui se perd; tu arranges ce qui se gâte; tu remues, tu changes de place un objet; tu chauffes le fer et tu repasses; et quand il n’y a plus qu’un brin de soleil par terre et sur la vitre, tu regardes l’heure et tu dis: «Ah! il faut 49

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Plutôt qu’une influence pascalienne («Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre» [Pensées, éd. Lafuma, n° 136]), ce «culte de la chambre» est une variante du «culte de la cellule», un des topoï de la formation religieuse initiale. Plus original est le «culte de la vérité». Maurice n’aura pas à faire effort sur son tempérament pour le pratiquer. Ses lettres montrent qu’à l’obéissance religieuse et à la charité fraternelle, il aura joint le courage, si ce n’est aussi l’art, de dire les vérités désagréables et bienfaisantes. La vocation missionnaire dont Maurice venait de s’ouvrir peu de temps auparavant est ici précisée: les missions du Tibet sont désormais à l’horizon de ses désirs.

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aller soigner les bêtes». Et tu pars. Puis, quand la nuit est tombée, que les étoiles brillent, qu’on ne voit plus Soulalex 51 (!), tu reviens, tu allumes la lampe, tu lis un peu, ou bien, tu m’envoies un livre et une lettre. Merci, chère Joséphine. Quand je dirai ma première messe, il y aura quelque chose de ton sang, avec le Sang très précieux du Christ. Et je dirai au Bon Dieu: «Père Saint, dans ce calice, il n’y a pas rien que le Sang de Jésus et le sang et les larmes de sa maman, mais il y a encore les larmes de Joséphine, quand elle me voyait partir; il y a encore ses fatigues, quand elle m’écrivait en baillant bien fort; il y a encore son argent, par elle gagné, et par moi dépensé. Maintenant, Père Saint, soyez glorifié dans toutes ces choses de votre fille Joséphine que je vous immole aujourd’hui; et le jour où vous vous fâcherez contre tous les hommes, prenez-la dans votre sein, comme un bon papa qui veut consoler sa fille pour toujours. Amen.» Ton frère, Maurice Jean, Te rappelles-tu de Lausanne 52 ? On sort de la gare. On tourne à droite. On descend la première rue qu’on rencontre et l’on arrive vers un gros parc. On lit sur une colonne granitique: «Bois-Cerf». Et c’est là que je suis depuis trois semaines. Dans quelques jours, trois, je pense, je serai dans une clinique, «Clinique Cecil», à peu près au centre de la ville, plus bas et plus à gauche que les Casernes, pas loin de la cathédrale. Là, je penserai à toi, comme partout où je suis. Il me viendra à la mémoire que tu es un homme bon, ne voulant du mal à personne, mais du bien à tout le monde; un homme qui fait sa prière du matin et du soir et qui attend, après cette vie, une vie bien meilleure; qui travaille ici-bas, parce que Dieu l’a ainsi voulu; qui ici-bas est privé de beaucoup de plaisirs que d’autres se paient, mais qui ne s’en offense pas du tout, parce que dans le plaisir, vraiment, n’est pas le bonheur, parce que le bonheur est au ciel. Et avec toi aussi, j’irai au ciel. Nous irons ensemble, dans la maison de notre Père, le Bon Dieu. Et au jour du jugement, tu seras avec moi, radieux comme un soleil. Et alors, Jean, comme aux Crettes, lorsque le soleil se retirait devant l’ombre, que la tranquillité se faisait parmi les bêtes, 51 52

Hameau en face de la Rosière, sur la rive gauche de la Dranse. Sic. «Se rappeler Lausanne» ou «se souvenir de Lausanne» seraient les formes correctes.

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et la paix se faisait en nous, nous nous regarderons l’un l’autre, dans une joie éternelle et vraiment inouïe. N’est-ce pas, tu me donnes rendez-vous, et nous y serons fidèles tous deux. Maurice Ma chère Marie, Tu vois où je suis. C’est très rigolo d’être malade. On est bien soigné, on est l’objet de mille sollicitudes et, en même temps, on est sur le chemin du ciel… Bonne Marie, que je vois sur la route de La Rosière, silencieuse, qui gagne la maison, la tête remplie d’idées, parfois même de l’idée de Dieu, Salut! Je ne t’oublie pas. Tu es ma consolation. Je pense combien il vaut la peine de prier pour toi! Et alors, je le fais de tout cœur. Je pense qu’un jour, je te présenterai à S. Joseph. Je lui dirai: «Voyez ma sœur Marie, c’est celle qui lavait la chambre, quand j’allais arriver; c’est celle qui travaillait pour m’acheter des livres pour que je devienne un bon prêtre; c’est elle qui m’a embrassé si fort, quand je suis parti pour le couvent, et qui pleurait en me lisant. Maintenant, vous, bon concierge du ciel, faites-la entrer, elle, humble chrétienne, qu’elle jouisse enfin du bonheur infini, en votre compagnie, pour toujours.» Donc, Marie, c’est pour ce jour le rendez-vous. La mort du juste est le soir d’un beau jour. Tu seras juste, si tu pries bien, si tu communies souvent, si tu fais plaisir au Bon Dieu, si tu ne te fais pas de souci pour moi. Et moi, je t’embrasse, comme si je voulais te donner le ciel. Ton frère. – 57 – Bois-Cerf, mardi, 12.II.1935 Cher Monsieur le Prieur, Je commence à m’apercevoir qu’on m’a opéré: parce que je n’ai presque plus de douleur… et puis parce que je suis faible comme un pou. Néanmoins, le docteur est content et émerveillé des réactions de mon organisme. Bientôt, j’aurai une santé de fer. En attendant cet heureux état, je suis ici pour trois semaines: ce qui va d’hier, où j’ai quitté la Cli-

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nique Cecil, à lundi, le 3 mars, où je pense enfin quitter Lausanne et vous rejoindre. Je suis entré au Grand-St-Bernard avec beaucoup de joie, il y a trois ans et demi; sans exagérer, je vais y rentrer avec plus de joie que la première fois. Parlons comme Mr Cornut 53. Vous êtes bien, là-haut, près de Dieu et loin du monde, derrière de gros murs qui vous préservent du froid et de toute inquiétude et de tous les yeux du mal et du diable. Vous souriez, Monsieur le Prieur: il vous semble que je m’affuble d’expérience; je vous raconterai les petites choses que j’ai vues: vous verrez, elles m’ont assagi un peu. (Ceci, un soir de goûter là-haut). Mais je crois que vous aimeriez, car je connais votre charité, avoir quelques précisions sur ma vie. Les voici: moral bon, je m’ennuie un peu, ça m’embête de coûter tant d’argent, enfin le Bon Dieu a bien su ce qui me coûterait le plus: ne pas travailler, mais végéter. Or, le Dr. Roux – peutêtre étant protestant, croit-il que j’aie eu un chagrin d’amour – m’ordonne pour une ou deux semaines de donner vacances à la bête 54 : peu de prières (oh! docteur!!), lire des choses légères, bien boire, manger et dormir. Le pire, c’est que même à la bête, ça ne lui dit rien. Or, j’obéis au docteur, et vous me voyez: beaucoup au lit, peu à l’église, mais avec le Bon Dieu quand même tout le jour. Cela suffit, n’est-ce pas? Physique, le même qu’avant l’opération, sauf une couture en plus (qui est déjà soudée complètement), et toute souffrance en moins. En plus, jambes qui tremblent et yeux peu fixes. Et là-haut, comment ça va? Écrivez-moi, je vous en prie, une lettre de la maison et, surtout, de son Supérieur: ça donne plus de bon sang et plus de paix au cœur que toutes les opérations du monde et les sottes attentions des garde-malades. J’espère que la grippe a passé, que tous n’auront pas été atteints, et que les atteints en seront remis. Je remercie toute la Communauté: elle a si bien prié, que je n’ai presque rien souffert; je la prie pourtant de ne pas trouver là une invitation à cesser, car il n’y a rien de plus périlleux qu’un poussin loin de sa couvée. Mes respects, mes hommages, mon cordial attachement, Cher Monsieur le Prieur. Maurice Tornay, C.R. 53 54

Chanoine de l’abbaye de Saint-Maurice. Le corps.

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– 58 – Bois-Cerf, le 27.II.1935 Cher Monsieur le Prieur, Je viens de sortir d’un second et dernier examen aux radiologues. Mon état est des plus satisfaisants. Malheureusement, le Dr. Gross m’allonge encore le séjour d’une semaine, pour terminer ses piqûres: ce qui me permettra de partir seulement le 10 mars. On me fait aussi de la diathermie car on veut à tout prix me remettre à neuf, c’est-à-dire, cicatriser mon ancien ulcère (piqûres et diathermie) et éviter tout retour de cet hôte importun. C’est pour ce second point que j’ai encore six mois de régime. Le même que j’ai observé avant l’opération, sauf que (je vous prie d’en avertir le Clavandier vénérable et très vénéré, en quoi vous lui causerez du reste une grande joie) 55 il doit être le plus soigné. Il faut, paraît-il, que j’aie du beurre et de la confiture, le matin…, mais enfin, je lui ferai faire les emplettes à mon retour. Et enfin, toujours pour la même raison, je ne pourrai fournir que deux heures et demie de travail acharné par jour 56 ; le reste, travail léger. De sorties, il ne m’en laisse qu’une: celle de la Pierre 57. Ce «il», c’est le docteur. Et en outre, il serait très mécontent, ce sont ses termes, de me voir souper à 6h et demi. Il voudrait que je soupe à 7 heures. Je dois aussi aller me coucher 2 heures après les repas de midi et même un moment après celui du soir. Ce qui ne me permettra de reprendre ma vie de Communauté régulière qu’à la fin août. Ouf! C’est long. Ici le séjour est de plus en plus charmant, c.-à-.d. qu’il commence à m’ennuyer pas mal. Enfin, onze jours, ce n’est rien. Je vous remercie pour vos bons mots. Je vous prie de saluer et de remercier les chers cosignataires et les chers théologiens. Je le ferai moi-même de vive voix 58, un soir de goûter. Je me sens des instincts d’émotions inouïs quand je pense à eux.

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Clavandier, dans la terminologie médiévale encore usitée dans les anciennes congrégations, désigne l’officier conventuel dont les fonctions étaient analogues à celle de l’économe. Dans l’autographe «acharné» est souligné et «par jour» en petites capitales. Alpage appartenant à l’hospice du Grand-Saint-Bernard, situé sur la rive gauche de la vallée, peu après la sortie nord du tunnel. En petites capitales dans l’original.

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Je vous quitte pour bientôt vous retrouver dans la paix du Seigneur que je prie pour vous et tous les chers et charitables Confrères. Maurice Tornay religieux – 59 – Bois-Cerf, ce vendredi soir, 1.III.1935 Mon cher Louis, Anna vient de me répondre à ta dernière lettre qui lui a causé un grand plaisir. Elle me fait l’impression, cette chère sœur exilée, d’une âme qui ne sait plus vers qui se tourner, si ce n’est vers Dieu. Je pense à S. Pierre marchant sur les flots. Jésus n’est pas loin, mais la mer, c’est quelque chose où il est si facile de sombrer. Ah! la pauvre petite Anne aux fossettes charmantes, je crois bien que Dieu veut en faire une sainte. S’il nous reste un peu de tendresse, si nous aimons encore une sœur qui nous a quittés pour notre bien, bref, si nous savons compatir non seulement par des points d’exclamation, mais aussi en acte, eh bien! prions pour elle. Cher Louis, ne te couche pas sans prier une dizaine de ton chapelet pour elle. Elle m’a demandé si je n’irai pas la voir. Je lui ai répondu que, selon une très grande probabilité, il nous faudrait attendre ma Première messe et, en attendant, nous y préparer. Dans trois ans, ce sera fête. C’est donc bientôt là. Louis, que sera ce prêtre que vous offrirez au Bon Dieu? Un bon prêtre, parce que vous l’aurez fait tel, n’est-ce pas? Alors, mon cher, il ne me reste plus qu’à infliger une sérieuse punition à ta générosité. Tu me présentes des livres. Voici ce que ça te coûte. P. Léonce de Grandmaison, S.J.: Jésus-Christ, sa Personne, son message, ses preuves. 100 frs. français, franco 108. En outre, ce livre trouverait un excellent complément dans celui-ci: Ferdinand Prat S.J.: Jésus-Christ, sa vie, sa doctrine, son œuvre. 80 frs., franco 88. Ces deux ouvrages, adresse: Éditeur Gabriel Beauchesne, Paris, Rue de Rennes 117. Enfin, le tout se couronnerait admirablement par: La Capitale de la Prière, chez Jacquemoud 59. 59

Sur les deux premiers titres, v. supra, p. 94 note 48. Le troisième est selon toute vraisemblance un ouvrage sur le pèlerinage de Lourdes.

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Es-tu suffisamment abattu? Plutôt, me trouves-tu suffisamment grossier? Vois-tu, je prévois que je serai en guerre contre les protestants 60 : ces livres seront mes armes. Ensuite, je ne sache pas de plus belle science que celle du Christ. D’autre part, je crains de manquer à la justice. Tu n’es pas riche et tu as des enfants. Pas moi qui veux leur ravir la becquée, chers petits. Écoute, Louis, commande ce que tu veux: les trois, ou deux, ou un. Je serai toujours satisfait. En tout cas, tu me comprends: je ne saurai recevoir avec plaisir quelque chose que l’on donne avec peine, serait-ce une peine illégitime, ce qui n’est pas ton cas. Je serai content que tu fasses la commande le plus tôt possible, parce que je suis prêt à en commencer l’étude. Fais venir ces bouquins, si tu le veux, chez toi. Tu me les enverras ensuite, où je serai. Car, il est probable, ceci entre toi et moi, que je ne remonterai pas au St-Bernard jusqu’en été. J’ai besoin de me retaper un peu longuement, par une vie calme. Le docteur me restreint les heures de travail pénible à 2h ½-3h par jour; le reste, travail léger. Or, cela me rend on ne peut plus heureux car cela me suffit pour me cultiver suffisamment. Pour moi, je me laisserai faire; je tâcherai, selon mes moyens, de devenir solide en tout point de vue. Je vais le mieux possible. Je ne t’attends pas, parce que tu auras du travail, et puis parce que nous avons beaucoup de chances de nous revoir ailleurs. Je quitterai Lausanne, dimanche, 10 mars, je pense. Pense si j’ai hâte de m’en aller! Mais voilà une lettre pleine de moi. Pardonne. Sache que je t’aime, que je veux ton bien, que je sais à quoi tu penses. Et enfin, crois bien que ce qui me console le plus, c’est de savoir qu’au moins, pour ton salut, je puis, moi aussi, t’être utile. Je veux le devenir de plus en plus. J’espère que ma lettre t’arrivera samedi matin. Salue et embrasse tous ceux qui nous sont chers et que tu verras. Maurice

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Maurice est très marqué par la division entre catholiques et protestants, qu’il voit comme appelant une reconquête à effectuer. On retrouvera ces thèmes guerriers, intégrés dans une spiritualité personnelle du «combat spirituel», dans les lettres du Tibet.

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– 60 – Bois-Cerf, le 7.3.1935. Ma chère Joséphine, Comme tu es bonne! Merci pour les choses que tu m’as envoyées. Merci surtout, avant tout, pour la façon, la manière avec laquelle tu les as envoyées. Je crois que si le monde était à toi, tu me le donnerais tout entier. Sois bénie, ma chère sœur, sois bénie entre toutes les filles de ton âge qui ont aussi des frères et qui ne les aiment pas comme toi tu les aimes… Et que Dieu te rende tout ce que tu m’as donné, non pas en argent, non pas en fromage et en merveilles, mais en paix sur la terre et, en ciel, après la terre. Car il n’y a pas d’autre explication; après cette vie qui finit bientôt, il y en a une autre qui ne finit pas, où nous retrouverons, mais en plus parfait, tout ce qui nous a plu ici-bas, tout ce à quoi notre cœur aurait voulu se coller, si les circonstances l’avaient permis. Tu es à la Rosière: tu travailles. Je suis à Lausanne, me reposant dans une belle chambre, parlant à de belles dames, lisant de beaux livres, écrivant de belles choses sur du beau papier. Or, je ne suis pas plus heureux que toi, bien que je sois le plus heureux qu’on puisse l’être. Allons donc ensemble au ciel, ma chère. Le carême a commencé, hier. Que feras-tu pour ton carême? C’est très simple: allonge de quelques minutes, trois ou quatre, tes prières du matin et du soir. C’est le mois de S. Joseph. Dis, par exemple, chaque jour, ses Litanies 61 pour toi, pour Marie, pour Anna, etc., … Et puis, les petits tourments quotidiens, supporte-les, en les offrant au Père, en union avec le Christ, pour l’expiation de tes péchés et des péchés du monde. Si tu fais cela, tu seras heureuse, à Pâques, et précieuse sera ta vie, comme celle d’un saint. Pour moi, je vais de mieux en mieux. Je me retape, en ne pensant pas trop. Si j’écris peu, vois-tu, c’est par économie. Tu ne sais pas bien ce que c’est; tu n’as pas fait le vœu de pauvreté. Il consiste à ne rien faire de trop. Or, si j’écris trop, …! Mais, ce n’est pas encore trop, diras-tu. Espérons. C’est pourquoi j’écris. Malheureusement, je ne sais pas où mettre la matière de ton envoi. À table, les Sœurs me bourrent comme un canard; en dehors de table, défense de manger… Je mangerai quand même. Mais, ne me force plus à commettre de telles désobéissances. 61

Succession d’invocations récitées ou chantées.

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Louis m’avait offert un livre «pour quand je serai guéri»: je lui en ai demandés pour 185 frs. français. Crois-tu que cela peut aller? Il apprendra à vouloir vous faire contre 62 ! D’autre part, il vous aura annoncé mon départ d’ici pour le 10 mars. Or, Monseigneur Bourgeois vient de m’ordonner d’attendre encore. Quoi qu’il en soit, je partirai bientôt, et bientôt l’on se reverra. Attendons-nous avec patience. Embrasse papa et maman pour moi. Dis-leur bien des choses. Rends-leur la vie douce. Tout ce que tu fais, Dieu t’en saura gré. Surtout, vivez au présent. Ne vous chargez pas d’inutiles peines. Jean sera à Fully. Peut-être irai-je le voir. Console-le. Encourage-le. Faut pas désespérer si tôt. Les belles et bonnes choses coûtent toujours beaucoup. Je croyais que les arguments de ma dernière lettre auraient anéanti même le plus entêté des adversaires. Voilà mon éloquence battue. Que Dieu m’en venge et vous bénisse! Maurice – 61 – Martigny, le 18.III.1935 Cher Monsieur le Prieur, Je suis donc à Martigny, depuis mercredi soir. Si Sa Révérence veut obéir au docteur, j’y serai jusqu’au mois de juillet. Je vais pourtant le mieux du monde. Mais il me faut du repos, et le régime qui, en fin de compte, m’a été prescrit, est encore plus compliqué que celui de l’été dernier. Pour moi, je regrette ma chère communauté. J’ai hâte de la revoir. Malheureusement, Sa Révérence qui me croit plus malade que je ne le suis en réalité, me permettra de monter seulement lorsque l’on pourra aller à pied jusqu’à la Pierre et probablement monter pour bientôt redescendre. Je veux aussi de toute mon âme devenir, comme vous me l’avez dit, un bon religieux. Je suis plein d’enthousiasme pour la vie que Dieu me réserve. J’espère être un dévoué serviteur de la Congrégation. Je tâche

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«Vous en mettre plein la vue».

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aussi d’intensifier ma vie intérieure, tout en la simplifiant beaucoup, et en la rendant plus naturelle et moins pénible 63. Je travaille mes trois heures par jour. J’espère qu’avec ce peu, je serai apte à passer mes examens, au mois de juillet, comme les autres. Enfin, comme pénitence de Carême, je m’efforce de supporter, dans un calme reposant, les regards et les réflexions de ceux qui me trouvent coûteux et déplacé 64, et les freins humiliants que Dieu met à mon activité. Et vous, cher Monsieur le Prieur, voyez ma vie, jugez-la. Chicanezmoi. Bénissez-moi. Faites prier pour moi. Moi, pour me sauver, j’ai besoin de tout le monde. Et bientôt, venez me voir, je vous en prie. Veuillez avoir une commission à faire. Auriez-vous aussi la bonté de me faire parvenir les différentes choses que voici? Celui qui fera l’envoi aura un chapelet et plusieurs autres prières. C’est la seule récompense que je puisse faire. Je sais par Mr Gabioud 65 que là-haut, tout est normal. Je m’en réjouis. Souhaitez pour moi, je vous en prie, aux théologiens, de briller, comme jamais, aux futurs examens, de faire en sorte que je sois le plus niais parmi eux. Enfin, veuillez, cher Monsieur le Prieur, croire à ma bonne volonté de fils très aimant, en Notre Seigneur Jésus-Christ. Maurice Tornay – 62 – Hospice du Grand St-Bernard, ce 31.VIII.1935 Mes chers Parents, Vous êtes bien contents de me donner au Bon Dieu. Ce n’est pas parce que vous ne m’aimez pas, c’est parce que vous aimez beaucoup Dieu lui-même. Ce sacrifice est très beau, que vous faites à l’automne de votre vie. Quand vous vous présenterez devant lui, il vous recevra 63

64 65

À relever cette notation de la simplification de l’âme et de ses exercices spirituels. Ce progrès semble avoir accompagné chez Maurice un sens plus vif du rôle de la grâce, en même temps que s’épurait le volontarisme natif de cette âme fortement trempée. Il paraît avoir été conscient que l’inaction forcée de la maladie lui a été l’occasion de ces transformations intérieures. Onéreux pour sa communauté et incongru en ce lieu. Chanoine du Grand-Saint-Bernard, père-maître de Maurice.

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comme (non, beaucoup mieux encore) vous l’avez reçu vous-mêmes. Consolez-vous donc. Et ne portez de peines que celles que Dieu vous offre; ne vous en faites point d’autres. Fait-il bon, aux Crettes? J’ai encore l’âme toute remplie de souvenirs. Je vois l’ombre, derrière les mélèzes des Crettes d’en bas, le ciel très bleu qui se voûte sur la clairière de Proz-Pâtot; j’entends les clochettes et le torrent qui coule sur les pierres blanches du Theu 66 ; je pense à Papa qui admire le soleil couchant et j’imagine Maman à la cabane entre deux rayons de soleil tremblant. Parmi ceux qui vivent, peu vivent plus paisiblement. Dieu vous garde dans sa paix. Viendrez-vous me voir, le 8 septembre 67 ? Ecoutez, c’est entendu que pour mon compte, je serai très heureux. Mais si Maman se fatigue en camion ou en auto, plutôt que de la savoir monter à pied, j’aimerais mieux qu’elle ne monte pas. Vous savez, c’est déjà tard. Les jours sont courts, et il faut être ici au moins à 6 heures du soir, parce qu’il y aura beaucoup de monde, et puis le souper est à 6h et demie. Les jours sont froids aussi. Au reste, ce ne sera pas ma dernière fête; selon toutes probabilités, je ne partirai pas en Mission, avant d’être prêtre. Enfin, je ne sais pas votre force 68. Voyez vous-mêmes. Ceux qui viendront, seront les bienvenus, surtout vous. Papa et Maman, c’est votre fête, puisque vous donnez définitivement un enfant au Bon Dieu. Cette semaine, je suis en retraite; soyez-le avec moi. J’ai besoin de vous. Au plaisir de vous revoir. Si vous ne venez pas, j’irai moi-même aux Crettes. Préparez-vous. Maurice – 62 – Hospice, août 1935 À Jean, Sur le point de me donner à Dieu pour toujours, j’ai fait mon testament. Voici les biens que je te lègue: une immortelle amitié, et ces mots:

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Lieu-dit près de l’alpage des Crêtes. Date fixée pour sa profession solennelle. En capitales dans l’original.

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ne pas aller se coucher sans avoir prié un peu. Est-ce trop peu? Fais-le et tu seras heureux, Ton frère Maurice qui te comprendra toujours, même quand il te semblera rester le plus incompris. Si Camille 69 veut monter, à lui, tu peux lui dire, étant de la maison déjà un peu. Quant à l’oncle, voyez vous-mêmes. Je ne voudrais pas qu’il boive trop. Tu sais bien que tu es invité par le fait même. Je n’insiste pas; je sais que vous vous arrangerez à l’amiable pour venir. Salut. Maurice – 62 – Hospice, août 1935 À Marie, Rien que ceci: indulgence et silence. Ma chère, quand on a tant fait, tant essayé, il reste encore Dieu à prier. Cherchons-nous, trouvons-nous en Dieu. À Joséphine, Le Bon Dieu ne demande qu’une chose: sa volonté. Sa volonté, il la montre par les événements, et quand les événements sont illisibles, par les prêtres à qui l’on se confie. Quand on a peur, quand on est triste, quand on ne sait pas que faire, enfin, aurait-on déjà les deux pieds en enfer, il reste encore 100 chances sur 100 de se sauver, si l’on invoque Marie 70. Marie = Notre Dame du Perpétuel Secours, donc, capable de nous aider toujours. Mon testament: je lègue à Joséphine la Confiance en Marie. Toujours de plus à vous; toujours de plus votre petit prêtre. Ah! ce serait bien votre fête, si vous pouviez monter les deux.

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Camille Rausis, habitant de Chez-les-Addys, un hameau voisin de la Rosière. Inspiré de saint Louis-Marie Grignion de Montfort: «Quand vous seriez sur le bord de l’abîme, quand vous auriez déjà un pied dans l’enfer, (…) vous vous convertirez tôt ou tard et vous sauverez, pourvu que (…) vous disiez tous les jours le saint Rosaire dévotement jusqu’à la mort pour connaître la vérité et obtenir la contrition et le pardon de vos péchés.»

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À Marie et à Joséphine, Voyez si Papa et Maman tiennent beaucoup à monter. Dans ce cas, tâchez de monter l’une avec eux. Si non, montez vous-mêmes avec Jean. N’invitez personne, à moins que vous ne l’ayez déjà fait, ou croyiez devoir le faire. Et soyez ici, samedi soir, à 6 heures. Vous serez mieux et ne dérangerez ainsi personne. Si vous montez en car, vous feriez tout aussi bien de monter dimanche matin. La messe ne commencera pas avant 9 heures. Déjà tante qui m’a promis des fleurs. Ne vous mettez donc pas en peine de me faire des cadeaux. Enfin, vous avez toutes libertés. Faites vraiment comme vous préférez. Cécile est avertie. Tante m’a dit qu’elle ne viendrait pas. Je dis: «feriez», ce serait peut-être plus facile pour Louis, s’il veut monter. Au plaisir de vous revoir. Maurice – 63 – Militaire Appté Tornay Louis. Bureau des Fortifications, Lavey-Village Vaud. (Martigny-Ville), ce 27.IX.1935 Cher Louis, Nous avons mis, à peu près, une semaine, pour arriver à Martigny. Il me reste trop peu de temps pour aller à Lavey. Pourtant, je serais très heureux de te voir. Si tu veux me payer des livres, il y en a ici de très utiles, pour 18 frs. 50. J’aimerais bien les emporter avec moi. Je remonte, au plus tard, mardi, le 1 octobre. Tout va bien. Angelin 71 te salue. Maurice

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V. supra, p. 84 note 31.

III. LETTRES 64 À 105 MISSIONNAIRE AUX MARCHES THIBÉTAINES (1936-1945) – 64 – Le dimanche, 1 mars 1936 Sur la mer bleue, pas très loin de Port-Saïd. Assis sur le pont, je pense à vous, mes chers, et si je n’écris pas à la plume, pardonnez-moi, ce serait trop difficile où je suis. Je n’aime pas écrire au salon: on y cuit. Regardez la carte: nous avons quitté Marseille, nous avons passé entre la Corse et la Sardaigne, entre l’Italie et la Sicile, à peine avons-nous entrevu la Crète et, demain, lundi, 2 mars, nous nous arrêterons quelques heures à Port-Saïd, d’où partira ma lettre. Mais ces généralités ne vous suffisent point. Voici des détails. Notre bateau est blanc et rouge. Son nom: André Lebon 1. Donnons-lui à peu près cent mètres de long, sur 12 à 14 de large et, si l’on excepte les mâts, 8 à 10 mètres de haut. C’est donc une maison plus grande que l’église d’Orsières. Passons aux différents étages: au fond, les machines, moteurs, dynamos, ventilateurs, cuisines disposées par compartiments. Entre ces compartiments, imaginez de gros hangars, forme de cheminées carrées, ils vont du fond jusqu’aux ponts. Il y en a trois. Là, sont enfoncées des autos, des caisses de marchandises de toutes sortes, qu’on charge et décharge, avec des grues placées sur le quai et sur le vaisseau. Étage supérieur: salles à manger de 2 ème et 3 ème classe et cabines de ème 3 classe. Étage supérieur: cabines de 2 ème classe: les nôtres. Ce sont d’étroites chambrettes au plancher et au plafond en fer, aux parois en bois. Chacun a sa lucarne. C’est une vitre très épaisse et ronde, large juste assez pour y passer la tête; on l’ouvre et on la ferme au moyen de deux 1

Il s’agit d’un paquebot de la ligne d’extrême orient. En réalité, il mesurait 161,30 m sur 18,80 m ce qui laisse à penser que le Bienheureux s’y sentait un peu à l’étroit.

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missionnaire aux marches thibétaines (1936-1945)

rivets. Quand il pleut ou qu’il vente, on la tient rigoureusement fermée: une vague suffirait à inonder la cabine. Les couchettes sont très étroites et fixées aux parois par des supports en fer: elles sont les unes et les autres comme des niches. Nous sommes seuls, les trois, dans une cabine à cinq places 2. Les deux couchettes inoccupées servent d’étagères; pour le reste, elles sont aménagées comme une chambre d’hôtel. On y dort mal, parce qu’il y fait une chaleur d’enfer. Même Maman aurait trop chaud. Ce que je fais? Le matin, vers les 6 heures, ce qui fera 2 à 3 heures chez vous, on se lève, on assiste à la s. Messe: elle se dit dans un salon; on va déjeuner, on monte sur le pont dire son Office, jusqu’à l’heure du dîner et, depuis le dîner jusqu’au souper. Que fait-on sur le pont? On parle, on baille, on s’ennuie, on s’amuse, on dort, on regarde les enfants, car il y en a, on n’a même pas le courage de lire; on est plat, sans force, comme si l’on sortait d’une longue maladie. C’est l’effet de l’air. Enfin, un jour, j’ai eu le mal de mer… Les requins en ont ri; moi, je n’en riais pas du tout. Les Chinois en auront beaucoup bénéficié puisqu’on ne les convertit que par la souffrance. Notre pension est excellente. Matin: thé, café, chocolat, beurre, jambon. Midi: plusieurs viandes, plusieurs légumes, d’excellents fruits. Soir: idem. À quatre heures, thé. Bref, tout va bien et c’est inutile que vous vous fassiez des soucis à mon sujet. «Ne pleurez pas, je fais bon voyage» 3. Dieu me garde. Dieu vous garde aussi. Et cette séparation que nous avons volontairement acceptée sera pour nous une cause d’union plus grande au ciel et déjà sur la terre. Il n’y a que la vie de la foi qui compte. Vivons donc notre foi. Pleurons, mais offrons nos larmes à Dieu. Pour moi, je ne vous oublie point. Mais j’ai l’impression que vous êtes si loin, si loin! La Rosière, le Valais, quels espaces immenses m’en séparent! Et je sens qu’une vie nouvelle m’attend dans un monde nouveau 4 ; Or cela demande beaucoup de peines. Je sais que vous m’aidez à les supporter. En Dieu, on se rapproche. J’ai expédié mes livres à Anna. Du St-Bernard, on vous enverra la photo des trois. Je vous enverrai aussi le film d’Anna. 2 3

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Les «trois» sont les chanoines Nestor Rouiller, Cyrille Lattion et Maurice Tornay. Citation des deux derniers vers, repris en refrain, d’une chanson populaire «savoyarde», Le chasseur de chamois («Ne pleurez pas je ferai bon voyage/Quelqu’un me gardera là-haut!») Souligné dans l’autographe.

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Je ne l’ai pas ici, et Mr Lattion ignore dans quelle malle il l’a mis. En tout cas, on le retrouvera. Je vous embrasse tous très tendrement. Vous pouvez écrire à cette adresse, à condition d’envoyer votre lettre par avion; seulement, il faut prendre du papier très mince et demander à la poste le prix. Maurice, Missionnaire Chanoine Maurice Tornay, Procure des Missions Étrangères, yunnanfou. – 65 – Posez ma lettre sur un cahier, pour la lire plus facilement. Saluez tout le monde. Hanoï, 27 mars 1936 Mes chers Parents Mes chers frères, mes sœurs que j’aime tant, Mon porte-plume est à sec, comme un vieux tonneau; ne vous offensez pas de ce méchant crayon qui va vous empêcher de pleurer et de lire en même temps: ce sera si peu lisible; mon cerveau, il y a dedans à peu près autant de désordre que dans le tiroir où vous tenez les ficelles, les papiers, etc., … Ne cherchez donc pas trop de logique. Donc nous avons quitté la mer, mercredi, le 25. Le bateau a gagné une semaine en brûlant les étapes et surtout, les arrêts. Sur 28 jours de traversée, trois jours de mal de mer; résultat: tout va bien, et une expérience de plus; autre résultat: celui-ci, tous l’ont obtenu: c’est l’effet d’un long voyage sur mer: un peu fatigué, tête en l’air et, quand on marche, on dirait qu’on est en barque. Il nous reste à faire trois jours de chemin de fer, jusqu’à Yunnanfou; deux jours de camion, jusqu’à Tali, et 10 jours de caravane, jusqu’à Weisi, c.-à-d. notre résidence. Entre Yunnanfou et Tali, la route est faite. Cela nous abrège le chemin de dix jours et même plus. Jusqu’ici, je n’avais pas espéré un voyage si bon; depuis ici, ce sera plus intéressant, plus court (en comptant les arrêts, nous mettrons tout au plus 25 jours), peut-être un peu plus fatigant. Ici, nous restons quatre jours. Nous sommes dans ce qu’on appelle une Procure. C’est une maison tenue par des mission-

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naires, pour les missionnaires de passage 5 ; nous y prions, nous y reposons sur des lits de mon goût: le matelas consiste en un cadre de bois; dans ce cadre, est fixé un treillis de joncs ou en bambou, comme ces chaises que nous avions à la chambre; ce matelas est posé sur des tringles de fer croisées. Quant aux draps de lit, celui de dessous c’est un tapis en paille de riz; celui de dessus, une couverture ou deux, à volonté. Nous y buvons du vin, du café; nous y mangeons des bananes, des choux, des soupes comme chez nous. C’est un peu européen et un peu tonkinois. Nous nous amusons. Des missionnaires nous racontent leurs histoires de brigands, bien sûr… Les missionnaires sont très amusants, sans compliment. Ils entrent chez vous et s’assoient n’importe où, sans vous demander la permission. Ils fument, sans se douter que la fumée puisse vous déplaire. Pour se connaître, suffit de se voir, à peine besoin de se toucher la main; chez eux, on est chez soi; chez soi, c’est aussi chez eux; ils nous présentent à fumer, mais ils préfèrent qu’on refuse, parce qu’ils n’ont pas trop de tabac. Voilà, comme je vais devenir. M’aimerez-vous encore? Pour moi, je ne vous oublie point. Quand vous levez la terre, quand vous décombrez, quand vous soignez les vaches, quand vous taillez, quand vous fossoyez la vigne 6, mes prières sont avec vous. Je vous demande de ne pas vous faire de faux soucis. Si quelque chose d’alarmant se produit, vous en serez avertis aussitôt par télégramme et tout autre moyen. Je ne vous écrirai plus jusqu’à mon arrivée. En auto, en mulet, c’est pas facile. Ceci part par avion, demain; en 10-12 jours, vous devez la recevoir. Passez-la à Cécile, à Louis. Je n’ai pas assez de temps pour leur écrire, ni assez d’argent; ça coûte cher. Faites de moi un bon missionnaire. Adieu. Maurice L’adresse que je vous avais donnée pour Haïphong est fausse.

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Souligné dans l’original. Décombrer: nettoyer une prairie des pierres et des débris accumulés au cours de l’hiver. Fossoyer: travailler la terre au pied de la vigne à l’aide d’un fossoir.

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– 66 – Weisi, 9 mai 1936. Mes chers Parents, Mes chers frères, mes chères sœurs, Enfin, nous sommes arrivés hier soir. Et personne n’était là pour nous recevoir. Nous avons dû commencer par enfoncer les portes, heureux quand même, parce que nous étions chez nous. C’est que les missionnaires Melly et Coquoz avaient dû fuir devant les communistes 7. Ils étaient, en effet, à deux jours d’ici, et, comme ils se déplacent avec une rapidité étonnante, deux jours comptent à peine, pour un chez eux. Je parle des communistes. Il y en a de très mauvais. Ainsi, dans un village où nous sommes passés, il y a quatre jours, ils avaient si bien pillé, que nous ne trouvions rien, ni pour nous, ni pour les bêtes; et puis deux demoiselles protestantes y tenaient une mission; n’ayant pu saisir que leur domestique, ils l’ont brûlé à petit feu! il n’était pas encore mort, à notre arrivée. D’autres bandes moins brutales, pillent et mettent à mort les riches seulement. Quant aux missionnaires, ils aiment à les capturer, espérant les rendre contre de fortes rançons; les rançons ne venant pas, ou bien ils les tuent, ou bien ils les lâchent. Pour nous, nous avons fait le voyage avec eux, tantôt avant. Ainsi, à peine étions-nous à Yunnanfou, qu’ils s’approchaient de la ville. Ils ne l’ont pas attaquée. De Yunnanfou à Tali, nous nous sommes évadés en camion. Nous avons été les derniers à passer. À Tali, Frère Duc qui devait venir nous chercher, est arrivé en retard. Ainsi, nous avons dû attendre trois semaines pour les laisser passer avant. Après quoi, nous sommes partis aussi, mais nous n’avons pas pu prendre nos malles; les mulets avaient été réquisitionnés pour l’armée du gouvernement. Elles viendront bientôt. Le voyage à mulet a duré neuf jours. Nous partions le matin, vers les cinq heures, pour arriver le soir, vers la même heure. Coucher: dans des auberges chinoises, ce qui correspond à des granges chez nous, sauf qu’il y a beaucoup plus de puces et de punaises. Un soir, celles-ci nous ont complètement empêchés de dormir. Pays: sauvage; nous montions et descendions par des endroits aussi raides que le chemin que le boiteux avait fait pour monter aux Crettes. Nos bêtes: chevaux, mulets, mules ne mangeaient que de la paille de riz et trois fois par jour, ce que nous ap7

La «Longue marche» des communistes chinois, périple de 12000 km commencé en octobre 1934 dans le sud de la Chine, avait emprunté les routes du Yunnan.

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pelons une embottée de fèves 8. Nous-mêmes, mangions un peu de provisions que Frère Duc avait prises, et du riz que nous achetions. Les autres produits chinois ne nous descendaient pas, nous faisaient mal au cou. C’étaient des fromages faits avec des haricots, fades et amers, des gâteaux de riz, d’autres gâteaux crus: on prend de la farine, on y met de l’eau et je ne sais quoi, et on brasse le tout; ça ressemble au pain, avant de le mettre au four. Où je suis maintenant: Dans la plus jolie maison de Weisi et dans une chambre à mon goût: elle ressemble tout à fait à celle qui est contre le grenier, en haut-dessus, mais elle est deux fois plus petite. Elle est miboisée, entre la fenêtre et le mur: on peut y mettre le doigt. Meubles: une grosse table qui balance, des malles vides. Le lit: une arche remplie de grains de maïs, sur laquelle repose une paillasse; il y a draps et couvertures: c’est du luxe; je m’étais déjà habitué à dormir sur la planche. Mes habits: culottes, chemise et robe chinoise: c’est comme un tablier à manche qui se boutonne du côté droit. Nourriture: Le matin, café au lait (notre vache est la meilleure de la région), et pain. Le pain est bien cuit, mais il n’a aucun goût. À midi et soir, soupe, viande de cochon ou de vache (celle-ci est dure comme du caillou), et puis des légumes. Je vous dis que nous avons un joli jardin. C’est Frère Duc qui le soigne. Malheureusement, ce n’est pas admis qu’un européen fasse la cuisine; c’est déshonorant; alors, nous avons un cuisinier chinois: je ne vais pas le voir manœuvrer, autrement, je ne mangerais plus, et pourtant, il est très propre parmi les Chinois… Ce qu’il y a d’épatant, c’est que je n’ai pas vu un missionnaire grossi. Ce que je fais: La même chose qu’au St-Bernard, sauf que j’étudie le chinois, que je prie un peu plus, parce que je suis un peu plus loin de vous… Joséphine, j’ai reçu ta lettre à Yunnanfou, Oh! comme elle m’a fait plaisir. Mais, cruelle, ne dis pas que tu ne me verras pas. Bien sûr, je suis presque étonné moi-même du coin où j’ai pu venir m’équouzever 9 ; je ne pensais qu’on puisse aller si loin. Oui, mais nous croyons, n’est-ce pas? Nous croyons au ciel où Dieu nous réunira, nous qui nous sommes séparés pour le servir, où nous veillerons pour toujours, nous regardant les yeux dans les yeux, sans souci pour toujours. Et ce jour vient. Et puis, je pense à vous si souvent; quand vous vous levez le matin, je suis déjà à 11 heures et même à midi; je vous ai déjà recommandés au Bon Dieu, au bon Père des cieux; quand vous vous dépêchez par les chemins ombreux, 8 9

Embottée: gerbe, javelle. Équouzever : se fourrer en un coin perdu (parler valaisan).

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quand vous portez la terre, quand vous vous chicanez, quand vous avez soif, quand vous suez, entendez-moi, je suis tout près, car, à chaque instant, je dis à la Ste Vierge Marie de prier pour nous, et ce «nous», c’est vous. Et maintenant, j’ai presque fait le tour du monde: j’ai vu et j’ai senti que partout les gens sont malheureux, que le vrai malheur consiste à oublier Dieu, qu’à part servir Dieu, vraiment, rien ne vaut rien, rien, rien 10. Ma lettre est très incomplète; je la complèterai plus tard; j’en ai encore tant à vous dire. En tout cas, ne vous faites pas de soucis. Les communistes ne nous prendront pas; nous savons fuir; et si quelque chose arrive, le télégraphe qui est à cinq jours d’ici, vous avertira. Vous pleurez? Je pleure avec vous; je vais bien et vous de même, n’est-ce pas? Chanoine Maurice Tornay Mission catholique Weisi Yunnan Chine Via Tonkin. Voilà l’adresse: rien de plus, ni de moins. P.S. Si vous m’écrivez encore par avion, dites à Louis d’acheter de ce papier, autrement, ça coûte trop. Voilà enfin les films où je suis avec Anna. P.S. Saluez tout le monde, cousins et cousines.

– 67 – Weisi, 2 juin 1936 Cher Monsieur le Prieur, Chers Confrères, Lors du départ, quelques-uns nous ont dit: «Un peu de notre cœur s’en va avec vous»; d’autres, exprimant la volonté et la pensée de tous: «Nos prières vous accompagnent». Nous nous en sommes aperçus; nous nous en apercevons toujours. Merci beaucoup. Mais il faut que 10

Nouvelle émergence d’un thème déjà présent dans la lettre n° 10 et peut-être souvenir de l’Imitation de Jésus-Christ I, 3 («Tout n’est que vanité et affliction d’esprit, hors aimer Dieu et le servir lui seul»).

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vous ayez votre récompense et que vous sachiez où, un peu… beaucoup de vous-mêmes est venu. Eh bien! c’est à Weisi, dans la Mission catholique. À Weisi, c’est-à-dire, dans un bourg un peu plus petit que Liddes, un peu plus gros que Reppaz, sis dans un creux, au flanc de l’un des coteaux d’une vallée qui descend vers le Nord. Dans la Mission catholique, c.-à-d. dans une maison qui a la forme d’une croix grecque, dont la chapelle compose l’arbre, dont le réfectoire est le salon, au rez-de-chaussée, la chambre de votre serviteur et une dépense au premier et unique étage composent le bras droit. Mr Melly occupe la tribune qu’une paroi et une galerie sépare du reste de l’église. Une galerie, en effet, rôde autour de nos chambres. Elle va d’un bras de la croix à l’autre, en coupant l’arbre, c.-à-d. en passant sur la chapelle, dont elle forme la tribune, avec la chambre de Mr Melly. Et voici comment nous vivons…, et comment vous vivez avec nous, puisque l’espace n’empêche pas l’union des cœurs bien nés. À 5h et demie, un réveil sonne quelque part, dans une chambre; tout le monde bondit, sauf Frère Nestor qui n’entend rien, jusqu’à ce que nous soyons à l’église. Soyez fiers de vous-mêmes, si nous ne nous levons qu’à 5h½. Même ceux qui n’étaient pas dormeurs en Europe, ici, éprouvent une peine vraiment sérieuse à quitter le sommeil si tôt. À l’église: adoration, méditation, messes, offices jusqu’à 7h½. Ainsi, quand vous dormez, nous veillons, nous pensons à votre réveil et nous prions pour qu’il soit agréable à Dieu; quand nous dormons, c’est vous qui veillez, n’est-ce pas? À 7h½, avec un café au lait qui a plus souvent un excellent goût d’eau, du pain assez bien réussi, parfois avec du beurre rance et du miel sauvage, parfois avec des œufs, nous déjeunons en nous racontant les rêves de la nuit passée. Après quoi, on fume une pipe. Entre deux mortifications, celle de sentir les odeurs des Chinois ou bien de se brouiller la tête avec la pipe, j’ai choisi cette dernière. Tous les missionnaires agissent ainsi, du reste. À 8 h, le travail commence, qui au chinois, qui à la théologie, qui aux affaires. À 10h, chinois. Le professeur, un vieux setteuannais 11, protestant sympathique au catholicisme, vient gravement, les moustaches tordues comme des cornes et collées avec du bouillon. C’est un exercice de lecture. Il lit; nous lisons après, martelant les accents, pour les inscrire dans nos «marteaux». 11

Lire: sechouannais.

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À 11h, théologie. Et si la classe est aussi animée chez vous que chez nous, je plains les voisins. 12h, dîner. Soupe à eau dans laquelle nagent quelques herbettes, viande sèche ou fraîche, légumes, fèves, betteraves, pois; parfois dessert: noix. Notre cave ne fournit que du cidre et de la bière; à raison d’une bouteille par repas, on peut, je crois, à peu près faire le pont entre les diverses saisons. C’est que nous n’avons pas de l’eau potable: celle qui trempe nos aliments, est aussi jaune que la Dranse est noire au mois de juin. Après le repas: pipe, récréation pendant laquelle on se balade au jardin ou sur la galerie, écoutant Mr Melly qui en a toujours de nouvelles, parlant d’Europe, parlant d’avenir. 2h, Travail, théologie et chinois, leçon de caractères chinois. Même professeur. Il dessine les caractères, nous dessinons après lui. Si nous en apprenons chaque jour dix, quand les nouveaux viendront, ils sauront à qui se fier. 6h½, souper et récréation. Ordinairement, on ressert les mêmes plats qu’à midi, pour l’un et pour l’autre. Et voici avec qui nous avons à faire: plutôt (pour le moment, nous ne nous en occupons pas ne sachant rien de rien, ou ne pouvant rien de rien, ergo), voici les brebis du R. P. Melly. Les gosses, filles ou garçons, portent tous la culotte. Mais à la culotte, on a enlevé la trop pudique partie qui cache le derrière, parce qu’ils pourraient la salir. Quand un enfant a sali les langes, la maman appelle: «Keou, Keou», et le chien bondit si fort, («Sien – sen laï lö», le boy m’avertit que le professeur est là. Adieu, pour un moment), qu’il s’aplatit sur le plancher de terre et va laver le tout avec sa langue. N.B. En voyage, le soir, quand la nature exige qu’on cherche les coins les plus sombres, les chiens paraissent toujours… Ils ne sont pas gourmands. Si le chien ne vient pas, la maman va elle-même laver le linge, dans un ruisseau qui passe près de la maison; et si c’est bientôt l’heure des repas, on ne se gêne pas pour venir prendre l’eau au même endroit. C’est très poli de cracher par terre, de se moucher avec les mouchoirs naturels. Dans les cours des maisons, sitôt qu’elles entendent les ronflements laxatifs, les poules accourent recueillir le produit. Les enfants ne se fatiguent pas à porter deux jumeaux sous le nez. Les grandes personnes, les hommes et les femmes, portent les pantalons. Les femmes les serrent sur la cheville, avec des bandes: ce qui leur donne l’air de cyclistes. Puis le Makoua, espèce de gilet, avec ou sans manches. Tous

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et toutes sont sales et dépenaillés. Nos pauvres les plus rebutants auraient bonne façon parmi eux. Au moral: Monsieur le Prieur, faites lire à voix basse; c’est scandaleux. Quand un Chinois vient se présenter pour étudier la doctrine, ou bien quand un mauvais chrétien devient meilleur, que faut-il faire? Rendre grâces à Dieu? Non. Prier? Non. Se réjouir? Non, pas du tout. Accepter de l’instruire ou bien avoir une meilleure idée à son sujet? Encore moins. La première chose qu’il faut faire c’est se méfier et dire: il vient, donc il a fait une gaffe; ou bien, il a besoin d’argent ou de remèdes. Ces cas se réalisent au moins 98 fois sur cent. Jamais un Chinois ne dit la vérité. Entre eux, ils ne peuvent pas mentir, parce qu’ils ne se croient pas. Ils mentent par intérêt, ils mentent sans intérêt, par habitude 12. Un jour, Mr Melly appelle le petit nègre, Joseph, et l’accuse: «Tu as fait ceci.» – Non. «Tu as fait cela.» – Non. «Mais tu mens?» – Oui… C’est qu’avant tout, le Chinois, nos Chinois, se préoccupent de sauver la face. Paraître bien, c’est tout ce qu’il demande; lui faire perdre la face, c’est le mettre en enfer. Et comme il est plus pécheur que d’autres, parce qu’il a attendu la Rédemption plus longtemps, il lui faut d’incroyables manèges, d’incroyables mensonges, pour dissimuler ses bassesses et pour donner l’illusion de la justice. Chers confrères, voyez donc notre travail: ramener au Christ ces âmes qui sont peut-être les plus éloignées de son esprit, qui ne comprennent rien, absolument rien à la simplicité de l’Évangile, qui se trouvent satisfaites avec les biens de la terre, qui n’ont pas besoin de Dieu, qui n’estiment les missionnaires de Dieu que pour leur argent. Mais notre travail, c’est le vôtre, n’est-ce pas? Et nous allons nous encourager. Au moins, le peu que nous ferons sera fait pour Dieu. Ah! si nous aimons nos ouailles, non, ce n’est pas pour elles, c’est pour Dieu. Et puis, Dieu nous donnera l’occasion de faire beaucoup. Parfois, il faut 12

Ce jugement négatif, résultat d’un premier contact, s’explique par la situation de la colonie chinoise. Peu à l’aise parmi tant de races indigènes, dans un climat de guerre larvée et endémique, elle s’adonnait surtout au commerce: ce qui pouvait laisser paraître un esprit mercantile abusivement généralisé. Plus encore, il faut tenir compte des usages de la courtoisie quotidienne et de leur subtilité: éviter tout refus direct, toute manifestation d’un sentiment, tout ce qui peut faire perdre la face à quelqu’un… oblige à d’ «incroyables manèges» verbaux, qu’un européen fraîchement débarqué pouvait prendre pour manque de franchise. Plus tard, acclimaté, Maurice prendra avec une souriante philosophie ces usages qu’il résume avec humour: «Oui veut dire que non est possible; non signifie que oui n’est pas improbable».

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de l’héroïsme pour ne pas les battre. Et puis, merveilleux avantage, on ne peut se fier à personne; on se fie à Dieu et aux Confrères. De sorte que si, par impossible, je pouvais encore choisir, je choisirais ce que j’ai choisi. On est bien, on est heureux en mission. On broie du noir plus qu’ailleurs, mais aussi, les jours de soleil sont plus brillants. Chers confrères, excusez ce brouillon. J’écrirai mieux une autre fois; je vous en dirai de plus longues. J’espère, le temps passe si vite, que j’aurai bientôt le plaisir d’aller chercher quelques-uns d’entre vous, jusqu’à Yunnanfou. Ici, il y a de la place pour tous. En attendant, mes respects à tous, mes très fraternelles affections à tous, mes spéciales reconnaissances à Monsieur le Prieur et à Mr le Clavandier, et à Mr Lovey pour les livres donnés et les livres promis, et à Mr Detry 13, s’il est là, pour ses gentillesses dont il a le secret. Chne Tornay La poste part. Fermez les yeux sur les fautes.

– 68 – Bien cher Monsieur le Procureur 14, Je vous avais promis des nouvelles. En voici. Elles sont tardives, mais veuillez croire que ce n’est pas l’effet de l’oubli, mais du défaut de loisir. Tout va bien, pour le moment du moins, puisque les communistes nous laissent la paix. Ils sont à 20 jours d’ici, au nord-est, où ils menacent de s’établir pour de bon. Nous aurons de terribles voisins, car 20 jours, ils les franchissent en dix. Mais puisque S. Bernard nous a si bien protégés jusqu’ici, il continuera…, si nous ne sommes pas trop méchants. Or, nous ne le serons pas. D’après ce que j’avais entendu dire, je m’attendais à autre chose. Heureuse déception! Non, c’est bien la vie pauvre qu’on mène ici. Voyez: nous avons une vache. Elle nous donne un bol de lait par traite; avec cela, nous nous payons le café au lait, le matin, et nous trouvons même le moyen de faire quelques grammes de beurre, de temps à autre. Le café vient un peu cher 15, mais nous lui mettons de l’orge grillée avec. Et puis, bientôt, nos terres en produiront suffisamment. Aux autres repas, nous 13 14 15

Chanoine du Grand-Saint-Bernard de nationalité belge. Responsable de la procure. Vient : «revient» en parler valaisan.

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avons des légumes cuits à l’eau, ou à peu près, et de la viande salée ou bien de la fraîche que nous achetons. Nous mangerions volontiers du riz. Mais il nous le faut acheter, et il est à peu près aussi cher que la viande. C’est que les terres de la Mission sont en grande partie incultes. Vous comprenez, nous ne sommes pas ici maîtres et seigneurs, pour le moment. Il faut faire ce que Tatsienlou dit 16. Nous couchons sur la paille de riz. Nous fumons du tabac que nous plantons. Frère Duc nous fait de la bière avec un peu de houblon et de riz, mais nous n’avons pas d’eau potable, même filtrée, et cela, du reste, ne revient qu’à un prix dérisoire. Nous avons des domestiques, mais je ne vois pas comment nous pourrions nous passer des uns et des autres, nous les gardons ou bien par charité ou bien pour en faire de bons chrétiens. Pour ce qui regarde l’hospice, il faut franchement féliciter Mr Melly 17. Pour une résidence beaucoup plus petite, avec le même ingénieur, un Père des Missions étrangères a payé beaucoup plus cher. Làhaut, n’ayez pas peur, non, ce ne sera pas des meubles somptueux. Il y aura pour nos chambres, 4 parois et un lit, c.-à-d. quatre planches sur deux chevalets. Il nous paraissait un peu grand, mais les passants sont nombreux. Et il sera pour nous une maison de refuge. C’est là que nous serons obligés de tenir les choses tant soit peu importantes, et comme il y a toujours des bagarres, beaucoup de Pères viendront s’y cacher quelque temps. En outre, pour le bien du confrère qui le desservira, làhaut, se feront les retraites. Je ne puis pas vous dire tous les détails, mais comme nous voyons, cet hospice fera beaucoup de bien. Les gens de la montagne nous en savent déjà gré. En outre, ils paraissent se convertir assez facilement. Ici, vraiment, nous sommes au milieu d’un peuple assis à l’ombre de la mort 18. Voyez leur dureté de cœur: quand il y a un lépreux dans la famille, on le chasse comme une bête, sans lui donner la moindre nourriture. Quand il meurt, la police le jette à l’eau. On se tue pour des bagatelles. On fume l’opium, pour lequel on se prive de nourriture car, ici, il coûte très cher. On se saoule avec l’eau-de-vie de riz. On ment comme on respire, et on hait l’étranger. 16

17

18

Les missionnaires valaisans dépendent, canoniquement, des Missions Étrangères de Paris. Le Vicaire apostolique de Tatsienlou est leur supérieur ecclésiastique. Fidèles à leur vocation première, les chanoines du Saint-Bernard entreprirent de construire un hospice au col de Latsa (3800 m), à la triple frontière de la Chine, de la Birmanie et du Tibet, voie naturelle très fréquentée et dangereuse. Cf. Ps. 106, 10.

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Non, il n’y a rien à espérer de cette génération. Heureux, si nous pouvons faire quelque chose avec la prochaine. Pour ceux-ci, que Dieu s’arrange; nous tâcherons d’en baptiser le plus possible. Et maintenant, sachez que lorsqu’on vous dit qu’un village est chrétien, cela ne signifie rien du tout. C’est tout à fait comme dire que la France est catholique. Cela veut dire que les gens sont baptisés, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont abandonné les vices du paganisme. Pourtant, c’est bien ceci qui importe. Aussi bien, nous ne visons pas le nombre, nous voulons la conversion intérieure. C’est dire que nous n’aurons jamais de succès. On dira toujours: «Que font-ils, mais que font-ils?» Pas grand’chose, sans doute, mais nous serons prêts à être les serviteurs de ceux qui font plus. Cher Monsieur le Procureur, je vous écris ces choses, parce que, vous vous rappelez, j’avais les mêmes idées que vous. Or, je n’étais pas sûr, ni très content; je voudrais vous rassurer et vous contenter. Pour nous, nous sommes tous très heureux. On a la vie un peu plus dure, ordinairement parlant, mais le joug du Seigneur est suave et léger, ici autant qu’ailleurs… Parce que l’on n’a personne à qui se fier, on se réfugie naturellement chez le Bon Dieu. Parce qu’on a quitté beaucoup de choses, on se sent plus à l’aise. Bref, il fait bon vivre; la vie est belle, n’est-ce pas? Encore une chose: Mr Melly gère bien ses affaires. Nous l’avons entendu louer par tous les missionnaires qui ont eu des affaires avec lui. Vous pouvez me croire. Je n’écris pas ceci pour le flatter; il est absent, ces jours. Au revoir, cher Monsieur le Procureur, sinon sur la terre, du moins au ciel; en tout cas, bientôt: le temps passe si vite! Priez pour nous. Priez pour nous. Dire que nous sommes les ouvriers du Seigneur, comme S. Paul! Il ne faudrait pas que le St-Bernard ait à rougir de ses missionnaires. Votre jeune frère dans le Christ, Maurice Tornay N.B. Les lettres des Confrères sont nos meilleures récréations.

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– 68 bis – Weisi, le 3 juillet 1936 Cher Monsieur le Prieur, Je voulais vous donner de bonnes nouvelles, c’est pourquoi j’ai attendu afin de mieux juger. Voici donc, je crois que c’est une bonne [chose] que je suis venu. M. Lattion me fait de bon cœur la classe et très régulièrement. Sans doute il peut mettre moins de temps à étudier le chinois mais il est fort content de revoir sa théologie. Pour mon compte, leçon par leçon je la récite aussi bien qu’au St-Bernard, et je peux consacrer deux heures par jour au chinois. De sorte que si les communistes nous laissent la paix dans 1 année et ½ je saurai, je pourrai parler convenablement et je serai prêt à passer l’examen de juridiction 19. J’espère le passer quelques mois avant la première Messe pour être plus libre et pouvoir mieux me préparer. Au reste, je suis dans une solitude qui favorise l’étude et le recueillement. Personne à qui parler sauf quelques confrères. Et la santé promet de bien aller. J’ai aussi trouvé ou obtenu ce que je voulais. La pauvreté, et ici elle est réelle, fait qu’on pense beaucoup au ciel. Quand on se lève d’un repas où l’on a mal mangé, naturellement on se console à la pensée qu’on est en voyage vers un meilleur pays. Et puis quand on a fait pleurer beaucoup ses parents on n’a plus le courage de supporter tant d’attaches sordides. Et puis l’on aime davantage. C’est comme une nouvelle entrée au couvent. Oui mais je dis là le beau côté de la médaille. Mille bassesses que je ne soupçonnais même pas se sont révélées, et celles que je connaissais ne sont pas disparues. J’ai lu en voyage cette pensée: «Je n’ai pas vu le cœur d’un assassin, j’ai vu le cœur d’un honnête homme et je sais que c’est quelque chose d’horrible.» 20 Je suis bien cet homme-là. Mais devant les autres je me renie. 19

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Terme de droit canonique. L’examen en question est principalement celui auquel tout prêtre nouvellement ordonné se soumet pour avoir l’autorisation de confesser ou avant de recevoir une charge. La pensée est de Joseph de Maistre (Lettre au Chevalier de Saint-Réal). Le texte exact est le suivant: «Je ne sais ce qu’est la vie d’un coquin, je ne l’ai jamais été, mais celle d’un honnête homme est abominable».

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M. Melly gère les affaires avec dextérité. Nous l’avons entendu louer beaucoup par les procureurs. Il a soin de nous. Il ne veut pas que nous attrapions le coup de bambou, en même temps il nous voudrait saints. Il fait bon vivre avec lui. Je ne le connaissais que par les autres, les confrères. J’ai changé d’idée à son sujet. La souffrance, car les premiers vraiment ont beaucoup souffert – change bien des choses – ou bien le cœur de ceux qui regardent met bien des nuances purement subjectives sur ce qu’ils regardent. M.M. Coquoz, frère Duc et M. Chapelet 21 sont charmants, les pères qui nous entourent aussi. Il y a vraiment un esprit missionnaire: beaucoup de simplicité – un peu d’originalité, de la piété aussi. C’est pour accomplir les actes qu’elle ordonne, que je vous quitte, vous remerciant beaucoup pour les services que vous m’avez rendus, vous assurant de mes prières et de mon respectueux attachement dans le Christ, et me confiant toujours à vos soins devant le même Christ. Chanoine Tornay P.S. Je vous prie de garder pour vous uniquement tout ce que je vous écris.

– 69 – Latsa, le 19.IX.1936 Chers confrères, Au moment même, où vous vous hâtez vers Matines 22, me voici dans le soleil de septembre, sur la montagne, la mine terrible, ainsi qu’il convient à un commandant de sauvages, le cœur un peu «chose», parce que je suis seul. Mr Melly est parti ce matin pour Weisi, et Mr Chappelet 23, parti lui-même pour la Salouen, n’est pas de retour. Me voici sur un tas de pierre, près des fondements de l’hospice, assis à regarder et à comprendre, pour vous la faire voir et comprendre, la montagne à laquelle vous pensez souvent et que beaucoup peut-être ont déjà adoptée pour une seconde et future patrie. Et puisque, à en croire votre chronique, et vos lettres de juin que nous avons lues hier avec Mr Melly, cer21

22 23

Robert-Maurice Chappelet, laïc, originaire de Saint-Maurice d’Agaune. Il fut auxiliaire-missionnaire, chargé d’une part de l’intendance. Pendant la guerre sino-japonaise il remplit les fonctions d’interprète auprès de l’état-major américain. Office de prière nocturne. Maurice orthographie indifféremment le nom de l’auxiliaire avec un ou deux «p».

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tains regretteront de ne pas recevoir de moi une lettre détaillée sur le dramatique voyage, je les prie d’excuser ma négligence, aussi charitablement qu’ils ont espéré ma prose, de me croire toujours intéressé à leurs pensées et à leurs affaires, et d’accepter la présente lettre, comme un gage de sincère amendement. Latsa! vous en savez bientôt par cœur le chemin. Durant neuf heures, durant quinze pipes et trois chapelets, dirait le P. Nussbaum 24, on descend vers le sud-ouest 25, le long de la vallée de Weisi, jusqu’au Mékong que l’on remonte, presque à angle droit, vers le nord, pour arriver, trois heures après, chez Mr le curé de Siao-Weisi. Là, on se repose à veiller. Le lendemain ou le surlendemain, si l’on suit le chemin le plus ordinaire, pendant trois heures encore on monte le long du Mékong qui descend. Ce sont des bouts de voyage comme celui-ci qui causent nos plus grands, sinon nos uniques plaisirs. Mais pour les goûter, je suis bien content d’avoir donné tout ce que j’ai donné; et s’il le fallait, je donnerais plus encore. Le fleuve bruit comme un tonnerre lointain. Des souvenirs ou des ébauches de villages font semblant de peupler ce pays inconquis et noir, cette vallée que le fleuve a creusée entre d’abruptes coteaux, sans se soucier des hommes, comme s’il avait voulu se réserver cette partie de la terre. Les bêtes trottent au chant des oiseaux. Les noyers nous prêtent leur ombre humide. L’on oublie tout, et l’on n’espère rien, et l’on ne serait pas étonné de voir le voile, entre Dieu et nous tendu, tomber; et l’on comprend un peu le bien-être des âmes, dans le nirvana des inutiles désirs. Mais à la fin, ici du moins, on sent dans les profondeurs de l’être, dirait je ne sais pas qui, comme une angoisse qui se «vrille». C’est que le pont de corde apparaît: il fait l’impression d’une ficelle sur l’abîme. MM. Melly et Coquoz me regardent, s’efforçant de découvrir, sous un calme peut-être apparent, de secrètes et trop humaines émotions. Pour moi, je leur prépare un coup d’éclat: «Faut-il garder la pipe; faut-il la poser? Si je garde la pipe, ils sauront au moins à quoi s’en tenir: j’aurais fait mes preuves; mais, si je la garde, je risque de mordre trop fort, d’en laisser tomber une partie, de conserver un bout de tuyau en bouche. Ce serait contre-épreuve. Bref, posons la pipe.» On a fini de me ficeler; je pars et me retrouve à l’autre bout, en train de me chicaner: «Pourquoi n’as-tu pas gardé la pipe?» Émotion générale: un peu plus qu’une forte 24

25

Prêtre des Missions Étrangères de Paris – MÉP – et curé de Yerkalo de 1931 à 1940, Victor Nussbaum sera assassiné en septembre 1940. En fait, vers le nord-ouest.

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descente à ski. De ce côté, on monte coucher à Kiatze. Retenez ce nom, et permettez-moi une digression. Kiatze est un village gros comme la moitié de la Rosière, mais important comme une capitale, pour être la résidence d’un chef lissou. Qu’est-ce qu’un Lissou? C’est un Valaisan du 7 ème siècle. Par nostalgie de liberté et de solitude, ou par crainte de la fièvre, ne pouvant habiter la plaine, il a fait de la montagne sa nourricière. Ce sont les raides gazons, suspendus sur les rochers, qu’il défriche; ce sont des replats presque inaccessibles qu’il aime pour y bâtir sa demeure. Et quand la terre est épuisée, il s’en choisit une autre, partout chez lui, pourvu que ce soit la montagne. Il vit de sarrasin, de maïs et de blé. Il boit volontiers la goutte. Comme la terre produit facilement le peu dont il a besoin, il passe une grande partie de son temps à courir les monts, chassant et pillant. Par ci, par-là, il descend dans la plaine. Là, la goutte étant plus abondante, il en prend plus abondamment. Mais encore, qu’est-ce qu’un Lissou? C’est un homme à peu près de notre taille: la figure sèche et ravinée par la colère, les passions et la vie dure, ravinée comme la terre par la pluie; les yeux grands, noirs, qui se perdent on ne sait où; la taille droite; les jambes longues et nues, irriguées par de belles veines bleues; les pieds nus, cornés et fendus par les bambous qu’ils ont foulés. Homme, il s’habille d’un pantalon et d’une robe en toile de chanvre; femme, d’une simple jupe plissée. Hommes et femmes portent à leur côté un sabre qu’ils ne déposent qu’avec les habits. Est-ce tout? Non. Le Lissou est encore un bon type. Il a l’air de fuir la société, et pourtant, il aime la compagnie. Il reçoit bien ses hôtes, à moins qu’il ne soit trop sauvage; alors, il les tue. Il aime à payer la goutte. Ils aiment à s’enivrer ensemble. Enfin, par-dessus tout, il se ferait volontiers catholique, et sa langue rude comme nos patois n’est pas très difficile. C’est le peuple chéri de Mr Chappelet qui ne pense qu’à eux. Aidez-le bien par vos prières. Au reste, parmi vous, parmi nous, n’y en aurait-il pas un qui aimerait mériter ce titre: «Apôtre des Lissous»? Quand nous arrivons à Kiatze, le chef, le Besset 26, pour l’appeler par son nom, nous fête. Avec déférence, il nous conduit dans sa grange – sa grange est préférable à sa maison – nous offre une poule et du fromage de haricots. Aux dernières flambées de notre foyer, nous nous endormons. Le lendemain, par un vallon latéral du Mékong, il s’agit de gagner Latsa. Notez que Kiatze est déjà bien élevé sur le coteau. On quitte le 26

Petit chef local dont la charge est héréditaire.

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village et l’on disparaît dans une forêt qui finit elle-même à Latsa. D’abord, une rude montée, à travers les chênes et les vernes grosses comme nos sapins, et puis après, on prend de biais, à travers les cèdres énormes (3 à 4 mètres de diamètre) les rhodos, les framboisiers. Je me sens heureux, dans ce pays des ours, non pas chez moi, bien que je sois Orsérin 27, heureux, comme au col du Sonadon 28. Venez voir si j’ai tort. Enfin, quelques clairières nous laissent voir le val qui s’ouvre comme un entonnoir. C’est Latsa. Les rhodos continuent leur tapis, et les sapins, chacun avec son ombre, nous accompagnent jusqu’au bout. Un gros replat, où dort de l’eau, entre deux arêtes, à peu près bien vêtues de gazon. Pas encore ça. Un autre replat. Voici le refuge. Son aspect: s’il était un peu moins haut, ce serait un petit abeau 29, à peu près la cabane de l’Abeau avec son écurie dessous. Entrez au 3 ème compartiment, chez nous. Si vous avez soif, une cruche de goutte chinoise, là, dans un coin, n’en déplaise à aucun Clavandier, ne demande qu’à s’ouvrir. Mais n’approchez pas trop vite, vous pourriez vous casser le nez contre un énorme foyer qui occupe le centre de la salle. Au-dessus du foyer, mais le dépassant, vous voyez pendre un jambon (ne vous y assommez pas: il a déjà la marque du front de Mr Melly), des bouts de viande sèche (n’y mordez pas: vous y perdriez vos dents), un brin de saucisse qui s’ennuie. Ce matelas de branches de sapin, là, à l’angle, c’est notre lit. Retournez-vous de ce côté de la porte, l’ombre du cheval qui nous porte le bois monte démesurément vers les murailles; à l’autre coin, sur un tas de bois, rêve une poule, future victime pour un dimanche. Levez encore les yeux, et vous voyez un toit, encore provisoire, en bardeaux. Dans les autres compartiments, dorment, mangent, parlent, mentent l’ingénieur et les ouvriers. Que faisons-nous ici? Nous surveillons les travaux. Quelques trente mètres plus bas, un peu à droite, l’hospice lentement surgit de terre. Il faut être là pour contrôler la rectitude des lignes, la solidité des murs et bien d’autres choses que vous savez. Pour moi, je fais du chinois. Actuellement, je traduis… avec le concours de Mr Chappelet. À part ça, on fait de la boucherie. Mr Chappelet a commencé par un petit cochon. Après lui avoir tiré le sang, il s’aperçut que la bête vivait encore. Plus ou moins en l’assommant, il réussit à lui faire sauter les oreilles. Avec l’ouïe, par une mystérieuse associa27 28 29

L’ours est l’emblème d’Orsières. Col situé en Valais, entre le Grand-Combin et l’Amianthe. Une étable d’alpage (du latin bovile).

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tion, la bête perdit la sensibilité. On exerce l’hospitalité! Souvent, les passants viennent demander des remèdes et boire du thé. L’hospice fonctionne avant d’être construit. On blague. Apprenez, Messieurs, que Mr Melly a été nommé roi des Lissous. Le Besset de Kiatze, j’en suis témoin, lui a appris la nomination. La raison en est que nous sommes de braves gens, que les Chinois sont des usuriers: car ils dépendent des Chinois. Nous avons bien ri. Et si nous aimions la farce, il nous serait facile de faire parler les Anglais, les Chinois… et Rome. Messieurs, nous allons monter une pipée-durant 30. Voici un premier col qui nous ouvre passage sur un gros vallon: celui d’Allo. On n’a qu’à continuer ce chemin, sur l’arête gauche et, après une demi-heure, on arrive au second col, le vrai Latsa-pass, celui-là, et qui, par une descente vertigineuse, en quatre heures de temps, nous conduit dans la Salouen. Vous voyez donc que l’hospice n’est pas construit sur le col même. C’est parce qu’il sera plus facile de l’entretenir, de l’éclairer à l’électricité, de l’approvisionner. Et comme la montée au col n’est plus rude, du tout, il rendra un égal service aux gens. Mais, ici, sur le col, chantons nos espoirs. Nous sommes, si l’on compte les heures de montée continuelle, alors, à 7 heures de la Salouen et à 9-10 heures du Mékong. Entre les deux vallées, un commerce intense se fait: échanges de marchandises, introduction (depuis le Mékong) de produits chinois (bientôt des produits japonais) vers la Salouen et les frontières de la Birmanie. Les transports, vu l’absence de pont, se font à dos d’hommes. Les pauvres porteurs, chargés de 35 à 40 kilos, pour tous vivres se contentent d’une galette de maïs ou de sarrasin, et passent la nuit comme ils peuvent, dans les bois, sur l’un ou l’autre versant. Ne méritent-ils pas un peu d’hospitalité? Ou bien, ce sont des commerçants, simples piétons qui, pris par la pluie ou le mauvais temps, seraient heureux d’avoir un abri. D’autre part, vous voyez là, à vos pieds, le vallon d’Allo, déjà occupé par les protestants; plus loin, les rives escarpées de la Salouen: occupées par les protestants; enfin, ce coteau-ci du Mékong: occupé par les protestants. S’il y avait à l’hospice trois à quatre prêtres, l’un resterait là en permanence pour prêcher aux heures des repas et la nuit, les autres seraient très bien placés pour descendre dans les vallées, à la conversion des Lissous. Notez que nous n’irions plus chez des sauvages, mais chez des apprivoisés. Dites-moi, n’aimeriez-vous pas descendre dans le vallon d’Allo, noir de forêts, sauvage comme un désert, parcourir les rives escar30

La plupart des missionnaires fumaient la pipe et, comme le précise une lettre de peu antérieure, la durée d’une pipe servait de mesure de temps dans les voyages.

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pées de la Salouen, grimper les rochers, la tête lourde comme du plomb, la bouche chauffée comme un brasier, éreintés jusqu’à marcher à quatre pattes, oui, mais aussi de ces pointes et de ces creux, faire surgir des clochers, couvrir le tonnerre des fleuves par celui des cantiques et mourir inconnus et ridicules, dans la nuit d’un village, au milieu des sauvages, à genoux? Voilà le pain qui nous attend. Qui en veut? Je n’ai pas encore bien goûté son aigre saveur, mais je n’en sais pas non plus de préférable. Ou bien, il pourrait se faire aussi que l’on coure sans résultat, sans voir les clochers, sans entendre les cantiques; mais il me semble que courir pour Dieu est une œuvre morale assez grande et assez belle en elle-même, pour se passer de résultat, si la chose était possible 31. Chers Confrères, ici même, sur le col où je suis monté, où j’écris les doigts crispés par le froid, il y a tant de paix, qu’à l’autre bout, j’entends un bout d’écorce tomber de branche en branche, jusqu’à terre. Le ciel reste bleu infiniment sur l’ombre des vallées qui monte en silence. Dans les rhodos et les bambous, un vent qu’on n’entend pas soulève des vagues de verdures. C’est trop beau! Je me tais, après vous avoir donné ici même rendez-vous. Si vous riez en me lisant, j’ai ri moi-même le premier. Je tiens pourtant à ce que vous me croyiez sincère. Je suis ainsi fait que j’aime dire la vérité en riant; mais après tout, pourquoi le rire exclurait-il le sérieux? Comme je prévois n’avoir pas le temps d’écrire pendant les classes, je me permets de vous souhaiter déjà une bonne année. Pour qu’elle soit bonne, aujourd’hui même, tous ensemble, nous commençons une vie meilleure, n’est-ce pas? Pendant que j’y suis, mes félicitations aux nouveaux venus. Déjà un que je ne connais pas! On s’arrangera bien pour se connaître, n’est-ce pas, Mr Exquis? Et puis, quand on travaille pour le même but, quand on est dans la même Maison, on n’a pas besoin de se connaître, pour s’aimer. Or, s’aimer suffit. Votre très fidèle dans le Christ, Chanoine Tornay

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Cf. 1 Cor. 9, 24.

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– 69 bis – Latsa, 22 septembre 1936 Chers parents, Chers frères, chères sœurs, Que faites-vous donc? Depuis le 19 mars je suis sans nouvelles de vous. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles? J’espère. Mais enfin l’espoir quelquefois veut être exaucé. Le mien se fait vieux. Mais ce n’est pas un sermon que vous attendez, ce n’est pas un sermon non plus que je veux faire. Maman en sait assez, n’est-ce pas? Voici donc des histoires. Je suis à Latsa à surveiller avec M. Chappelet les constructions du futur hospice. Je pense aux Crêttes, à l’automne des Crêttes, quand l’herbe jaunit, quand on commence à entendre l’écho, quand la neige blanchit le Mapas 32. Ici la montagne ressemble beaucoup aux Crêttes. Latsa est au bout d’un val latéral du Mékong. Ça ressemble un peu à l’Arpalaz mais il faudrait rapprocher un peu l’arête des Planards et celle d’Erv 33, puis couvrir toute la région de rhodos et de bambous, de bambous longs comme nos roseaux, de rhodos gros comme nos vernes. Par ici, par là, où la neige empêche les arbustes de pousser, pousse une belle herbe, langues de bœuf, jamais comme à Moay. On pourrait facilement faucher. Nous rêvons de défricher de beaux alpages. C’est à un quart d’heure du sommet que nous construisons l’hospice, de pauvre, pour le moment, il n’y a que les creux des fondements avec par ci par là des débuts de murs. Mais il y a déjà un refuge. C’est une maison en pierres sèches divisée en compartiments. C’est dans ceux-là que nous habitons. Il me semble tout à fait être dans une cabane de nos alpages. Pensez combien j’y suis heureux. Malheureusement le lait nous manque. Nous buvons avec tout autant de plaisir le thé beurré, et nous fumons la pipe (même moi) comme des maîtres bergers. Aujourd’hui je suis seul. M. Chappelet est à la chasse. Je suis presque sûr qu’il rentrera bredouille. Je lui pardonnerai d’autant plus volontiers que j’y suis allé moi-même et n’ai rien vu du tout. Pourtant le gibier ne manque pas, chèvres, ânes sauvages, faisans, …, loups, panthères, mais nous sommes un peu trop haut. En tous cas nous agissons avec prudence. Nous n’allons jamais le soir, tout seul, nous promener au bois.

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Hauteur au-dessus des Crettes. Alpages au sud des Crettes.

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Nos ouvriers sont des flegmes 34 de premier degré, froussards comme des enfants. Lorsqu’il pleut, ils nous accusent d’avoir dérangé le dragon qui dort dans un lac au-dessus de l’hospice. M. Chappelet leur a objecté que leur dragon était rudement plat puisque le lac n’a pas 10 cm de profond. Ils ont tous ri. Quand il fait beau, il ne faut pas parler trop fort, la voix attire la pluie. La plupart gèlent de froid. Aussi pensez, ils n’ont qu’une robe et une culotte en toile de chanvre. Tête, jambes et pieds sont nus. Malgré cela, ils marchent avec assurance sur les cailloux et les bambous coupés. L’hospice fera certainement beaucoup de bien. Il est situé sur la chaîne qui sépare la Salouen et le Mékong, à 3700 ou 3800 m d’altitude. Or, entre ces deux vallées, beaucoup de commerce se fait. Tous les commerçants passent par ici, il faut presque compter à une centaine par jour pour le nombre de passants. Ce sera un peu le St-Bernard avant la guerre et les autos. D’autre part à quelque mille plus bas habite une race très intéressante: les Lissous. Ce sont de vrais sauvages qui courent par les monts. Un peu de terre entre deux rochers leur suffit pour un champ. Ils habitent des recoins à peine accessibles. Là où nous n’oserions pas mettre des vaches, ils sèment leur maïs et leur blé. Ce qui est à peu près leur unique nourriture. Par contre ils s’empiffrent de goutte qu’ils font avec le maïs et l’orge. Or, ils se font volontiers catholiques. Nous serons donc bien placés pour travailler parmi eux. Que faut-il que je vous dise encore? Je ne sais plus que dire, je commence à gratter 35. Louis, voudrais-tu nous payer un abonnement à la Revue des Deux Mondes 36 ? Je dis «nous» parce que nous en avons tous envie. Ensuite, je suis en train de me faire un bureau moderne, mais je n’ai pas de serrure. Voudrais-tu m’en envoyer trois ou quatre. Cherche quelque chose de très léger, de très très solide; voudrais-tu y joindre deux blagues à tabac petite avec

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Pour «flegmatiques», avec une nuance désignant une adresse à éviter le travail ou, ici, le danger. Parler valaisan: entendre non pas que la plume commence à «gratter», mais que Maurice se prépare à une demande d’argent. Revue culturelle périodique française fondée en 1829, traitant de politique, d’économie, d’art, d’histoire et de littérature. D’abord de tendance «libérale», elle évolua vers des positions favorables au catholicisme et soutint l’Église contre le courant anticlérical de la fin du xix e siècle. Il en sera question à plusieurs reprises dans la correspondance.

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fermeture éclair, une ou deux pipes courtes? Autant de cure-pipes? Si tu savais comme ces riens font plaisir aux Missionnaires. À part ça, je ne désire rien, sauf de vous savoir tous en bonne santé morale, tous d’accord et heureux. Mes chers, je vais bientôt recommencer mes classes pour être prêtre dans une année et demi. J’aurai beaucoup à faire. Je ne pourrai pas vous écrire souvent. Aussi d’ores et déjà Bonne année. Si nous sommes bien sages, Dieu voudra bien nous permettre de nous revoir en ce monde. Ah! quelles fêtes. Bien à vous. Maurice N.B. Faites suivre ma lettre à Martigny et à Lavey. J’avais promis d’écrire à Cécile Volluz. Je n’ai pas le temps, veuillez leur raconter ce que je vous dis. Ça leur fera le même plaisir. Saluez bien mon parrain, l’Oncle Daniel.

Prions et veillons Ajout de la main de Robert Chappelet: Tout laisse à espérer que le sacrifice que vous avez fait en laissant partir votre fils et frère pour ces pays lointains ne tardera pas à porter ses fruits. Il a bien l’étoffe d’un vrai missionnaire et ne demande qu’à commencer la moisson des âmes avec une ardeur admirable. Pour le moment je suis le plus grand bénéficiaire car il partage mon Yourti 37 de Latsa. Croyez-moi bien dévoué. Robert Chappelet En surlignage de cette lettre: … au moment où le facteur allait partir pour Siao Weisi qui est au pied de Latsa, une lettre de Louis (14 août) m’arrive. Quel bien ça fait. Ecoutez, nous ne sommes pas à plaindre. Croyez-vous que Dieu est plus dur que les hommes. Or si je faisais pour un homme ce que je fais pour Dieu, ne serais-je pas bien payé? Dans la pauvreté, la joie, la douleur, le plaisir mes bras sont à tous. Quand recevrai-je une photo de vous? Ces petits sont si mignons, les grands on y tient tant!

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Yourte.

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– 70 – Weisi, le 6.XII.1936 Mes chers, Assis tout seul dans ma chambre, je pense à vous. Ici, c’est l’aprèsmidi, et vous, vous déjeunez. Je vois la place où je manque. J’entends mon nom dans vos prières, je sens que vous n’êtes pas tous là, et je bois avec vous l’amer plaisir de la séparation. Buvons à lentes gorgées! N’est-ce pas, il nous fallait bien connaître cette peine, pour mieux connaître cette vie. Nous aurions pu nous croire heureux, autrement; nous aurions pu nous flatter. Ce danger est moins grand et nous n’attendons plus que le ciel, n’est-ce pas? Et nous ne sommes pas tristes, parce qu’il est souverainement beau de souffrir pour la cause de Dieu. Heureux ceux qui pleurent. Heureux ceux qui souffrent, heureux ceux qui ne sont pas heureux. «Aujourd’hui, c’est les élections 38.» En descendant de la messe, vous ferez moins de bruit que d’autres, mais à la messe, vous serez plus attentifs, parce que quelqu’un qui vous est cher a besoin de vos prières. Vous remonterez plus silencieux, mais plus instruits des choses de Dieu. Alors, sachez que vous êtes dans le chemin du ciel. Bon courage, chers pèlerins que j’aime tant. Les cloches de notre Jérusalem 39 sonnent. Bientôt, vous entendrez leur volée. Bientôt, vous verrez les premiers feux. Ne serai-je pas à la porte pour vous recevoir? Mais je me rappelle le reproche de maman, … n’insistons pas. Le riz, les pois sont au grenier. Il n’y a plus rien sur la terre que les chaumes et des troupeaux de porcs et de mulets qui les mangent. La neige n’est pas encore venue. Elle viendra, mais le soleil la fond en un jour. Maman, comme tu serais bien ici! Le jour, la température monte jusqu’à 45-50 degrés 40 ; elle descend, la nuit, jusqu’à moins dix ou douze, dans quelques jours, du moins. Bientôt, nous commencerons le chauffage. Cela consiste à mettre des braises dans une cuvette de fer, et à mettre les pieds sur le bord de la cuvette. Ces nuits, les loups viennent 38

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Élections communales en Valais qui avaient lieu le 1 er dimanche de décembre des années bissextiles. Il s’agit de la Jérusalem Céleste. Maurice, qui envisage ici d’y parvenir avant les siens, garde en vue l’éventualité du martyre. Il semble que ce sujet était douloureux pour Faustine sa maman. Il est ici question de la température au soleil. Les maxima et minima indiqués sont à entendre du cours de l’année, et non d’un même jour.

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hurler tout près de la Mission. De temps à autre, ils prennent des cochons. Un de ces jours, je veux aller à leur rencontre, car je n’en ai point encore vus. Notre vache n’a plus que deux verres de lait par jour. Comment faut-il faire, pour qu’il y en ait pour tous et que tous en aient assez? Pour moi, ça ne me gêne pas du tout. J’ai trouvé ici un mets qui me convient: c’est du fromage de haricots. On moud les haricots, on en fait une pâte claire que l’on cuit à petit feu. C’est tout à fait du vacherin, mais ce vacherin a tout à fait le goût du lait brûlé. C’est nourrissant, digestif et tonique. Nous avons aussi des poires assez bonnes quand elles sont bien cuites. Il y en a de grosses comme nos petites betteraves, très juteuses et peu sucrées. Nous sommes en train de faire les foins en ajoutant de la paille de riz. Notez le menu de nos bêtes: 1 ère ration, foin – paille de riz; 2 ème ration, regain – paille de riz; 3 ème ration, paille ou marais – paille de riz. Et avec cela, plus un peu de farine, notre vache sue la graisse. Ah! si Darbellay 41 savait ça! Nous avons aussi du cidre. Je préfère le thé: question d’être Chinois. Ce thé est ritze 42 et se boit sans sucre. Nous nous défendons glorieusement contre les poux, mais nous sommes battus par les puces. Le cuisinier n’a pas encore changé la formule de sa soupe: il invente pourtant de plus en plus. Il fait le rôti et la sauce avec les pommes de terre et nous sert de la viande cuite à l’eau. Nous avons deux chats: ce sont eux qui dégustent la viande qu’il faut préparer. Nous avons aussi des poules et des œufs. Frère Nestor a vu comment il cuisait les œufs, pourtant à la coque, … maintenant il n’en prend plus. Les plus malins ne vont pas voir. Enfin, d’autres une autre fois. Mes chers, tout mon cœur est à vous. Tout va bien. Pourquoi n’écrivez-vous pas? Faut-il que je vous envoie du papier, Marie, Joséphine, Jean, allez! Je vous envoie une lettre pour tante; faites-la suivre illico, et la mienne, passez aux habituels. Maurice, ça s’écrit 43 : ça se prononce: go ngai gui-mên tè hèn ça signifie: moi-aime-vous-beaucoup.

Quelle langue, ce chinois! Voici quelques photos. Dites-moi si vous les avez reçues. Envoyez à tante celle que je lui ai destinée. 41 42 43

Probablement un éleveur de bétail de la Rosière. Amer en patois local. Sont ici dessinés les idéogrammes chinois.

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– 70 bis – Weissi-Désert 16.01.37 Cher Monsieur le Prieur, Voyez donc je suis à Weissi-Désert… Veissy n’est pas du tout un désert puisqu’entre ses remparts de terre grouillent à peu près 2000 indigènes. C’est moi qui me le représente comme tel parce qu’il fait si bon au désert, et puis parce que nos voisins sont bien près du «Sauvage». Mais vous savez au désert on n’écrit pas souvent. Ne m’en veuillez pas si je n’ai pas encore répondu à votre billet du 21 IX 36. Au reste ce que vous attendez ce ne sont pas tant des mots…que la vie. Je me suis bien efforcé d’être fidèle à vos conseils. J’ai travaillé tout ce que j’ai pu et prié aussi. Ici on m’accuse d’être un peu trop tranquille… Ah! mais quand je pourrai sortir je mettrai le bon Dieu dans toutes les maisons, ou bien je me ferai chasser de toutes. C’est drôle… On nous en a cassé la tête avec l’indifférence de nos gens. Mais plus j’entends, moins je crois. Plus je me souviens des paroles de la Bible, des promesses du Sacré Cœur, plus j’espère. Du reste, lendemain de ma première Messe je demanderai à qui de droit la permission de mourir ou de convertir… Ces mots du I des Macch. 44 sont toujours dans mes oreilles: à quoi bon vivre puisque le nom de Dieu n’est pas glorifié. Puisque ce pour quoi nous vivons ne se réalise pas, pour quoi vivre? Mais à propos M. Melly pense avancer mon ordination. Je n’ai que ce scrupule à vous soumettre: est-ce que ma première année de théologie peut compter? J’ai fait 9 mois avec les autres. Pour le reste j’ai passé l’examen de *** 45. Pour la 2 ème année j’ai suivi la classe du commencement de mai à la fin d’Août. Cette année j’ai commencé à la fin octobre. Le 20 prochain je passerai l’examen de la majeure partie du programme de sorte que quelques 15 jours après Pâques j’aurai terminé le programme de l’année. Après quoi il me restera plus que «De fontibus. De Ecclesia 46 » que je verrai entre avril et juillet. Après quoi je prépare44

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Citation du premier livre des Macchabées (I M 2, 12-13) «Voici que notre lieu saint (…) est profané. À quoi bon vivre encore?» Un mot illisible. Peut-être faut-il y lire «juridiction» (v. supra, p. 122 note 19). «Des sources». «De l’Église». Il faut entendre par le premier titre le De fontibus revelationis («Des sources de la révélation», à savoir Écriture, Tradition et magistère). Avec le De Ecclesia il forme la partie principale de la théologie dogmatique dite fondamentale. Ces traités sont placés en début de formation; Maurice les aborde

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rai ma première Messe. L’année prochaine, on fera du repassage 47. En conscience, je n’ai rien à me reprocher. Du reste, chaque jour de ma vie je me réserverai au moins une heure d’études Théologiques. Êtes-vous satisfait? Et maintenant permettez-moi de vous ennuyer un peu, de recommencer ce que je faisais au St.-Bernard. Auriez-vous la bonté de m’envoyer un livre de «Politesse» religieuse bien entendu, car on risque de s’oublier au désert. Merci beaucoup d’avance. Vous m’avez aussi prié de ne rien exagérer, d’être soumis. Je ne fais rien sans permission. Vous m’avez conseillé d’écrire très souvent à mes parents. Je crois que des lettres à eux adressées se sont égarées. Bien sûr, je ne les oublie pas. Je les sais très heureux de leur sacrifice, c’est consolant. Et maintenant, promenons-nous un peu dans le soir qui vient. Voyez sur le coteau, en haut de Weissi, des champs, des bouts de forêt que séparent les champs; au pied d’un arbre nu, une cabane dont la fumée s’entortille aux branches, plus loin une autre cabane, un ruisseau. Et toujours les mêmes paysages jusqu’où les yeux se perdent. Et dans les cabanes, près d’un feu à même la terre battue, de gros visages aux yeux ciel-sombre, une joue à la lumière une autre à l’ombre, attendent de se tourner vers un crucifix qui n’entre pas. Beaucoup d’âmes chevillées à ces corps qui n’iront pas au ciel. Dieu est bon de nous avoir réservé ce travail n’est-ce pas? mais qu’il est faible quand il ne veut rien pouvoir sans nous. Il faut aussi que je vous dise que j’enseigne le catéchisme au probatoire 48. J’aime beaucoup cela. J’y suis assez souvent les jours où en Europe j’étais en fête. Alors je leur fais baiser le crucifix avec plus de dévotion, prier avec plus d’amour, et j’éprouve une grande joie. Et maintenant merci encore pour m’avoir aidé à venir. Si vous ne venez pas, au moins grâce à vous d’autres viendront. De sorte que nos chers chrétiens seront vôtres aussi. Je vous souhaite une nombreuse postérité, parmi lesquels je me range en N.S.J.C 49.

47 48 49

donc en fin de cursus, effet sans doute du cycle de théologie recommençant tous les quatre ans et que l’on intègre successivement. Révision. Petit séminaire de Houa-Loupa. Abréviation usuelle pour «Notre Seigneur Jésus Christ».

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N.B. J’allais oublier vos bons mots de Noël. Merci encore. Surtout je vous prie de garder pour vous tout ce que je vous écris. Merci pour vos messes. Je vous rendrai bientôt la pareille.

Ch. Tornay Ci-joint une lettre que je vous prie de passer à M. Detry. – 71 – Weisi-désert, le 17.1.1937 Mon cher Monsieur Detry, Dimanche après-midi, un dimanche clair comme celui où nous montions au St-Bernard. Le ciel est bleu comme vos yeux. Dans les creux, l’ombre chasse le soleil. De temps à autre, un coup de vent. Dans la mission-silence, me voici seul avec vous. Cher confrère, aimez-vous la philosophie? C’est une bonne préparation au désert. Viendrez-vous avec nous? Et l’avion 50 ? Je ne crois pas qu’il nous rendrait les services espérés, parce que le gouvernement n’en voudrait rien, parce qu’il serait trop cher, parce qu’il ne pourrait pas facilement atterrir à la plupart des postes desservis, surtout parce que le chauffeur n’aurait pas le temps de «voler». Ne vous découragez pas. Lequel préférez-vous: «voler» ou prêcher? Je vous vois plutôt, dans la poussière, frapper de maison en maison. Lequel pensez-vous? lequel choisissez-vous? faire le défonçage ou bien l’ornementation 51 ? Le Christ n’a pas «volé», mais il a absout la Samaritaine et guéri MarieMadeleine. N’est-ce pas que ce travail est beau: sentir les corps malades, parler à ceux qui ne plaisent pas, convaincre les sourds, gagner une à une les âmes, ne pas pouvoir dire «j’ai converti tant», sentir de belles crises de découragement, comme s. Paul, ne pas briller aux yeux des hommes, même de ceux qu’on estime, mais pourtant, mais quand même jeter une âme dans le ciel? Si je ne me trompe, c’est là, la «voie» du Christ. Si vous l’aimez, vous la suivrez. Vous vous trouverez, le soir, à coucher dans des forêts, seul, seul priant, parmi beaucoup de monde. Vous entrerez dans les tau50 51

Son correspondant était pilote d’avion. Métaphore agricole désignant d’une part le labour profond d’un sol et d’autre part la plantation de la vigne ou d’arbres fruitiers. Allusion à Jn 4, 37: «Autre est celui qui sème et autre celui qui moissonne».

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dis où vous ferez du bien sans être remercié. Enfin, fatigué, la nuit, je vois l’ombre de votre visage sur un livre de méditation, ayant trouvé la pauvreté, la paix, le désert – car le désert, ce n’est pas tant l’absence de monde, que l’absence d’un monde qui vous comprend et qui vous flatte – l’occasion de vous dépenser que vous rêvez. Se dépenser, c’est se donner pour rien. Ah! comme cela se vit bien ici! Tous ces mots, pour vous encourager, même si vous n’en avez pas besoin. Mon cher, si vous trouvez le temps long, occupez-vous à chercher la vérité, parce qu’on risque de la perdre, en route. J’en ai vu beaucoup qui ne l’avaient pas. Pour moi, je vous donne rendez-vous, n’est-ce pas? Nous aurons beaucoup à dire. Ce sera fête… au désert. Maintenant, voudriez-vous nous rendre un service? Il s’agirait de commander 4 à 6 bouteilles de bifruit, à la Pharmacie Centrale de Bruxelles. Vous connaissez la maison: vous serez mieux servi. Mr Melly trouve cette poudre (vous savez, c’est de la poudre qui, mélangée à l’eau, devient une boisson de table ou un laxatif, etc., suivant la dose) excellente pour les voyages. Ce ne doit pas être cher. Mais alors, je vous ordonne de faire payer la note à Mr le Clavandier. Et ceci, alors, c’est de mon gré: une boule en caoutchouc pleine, pour les enfants, assez grosse. Un livre de jeux: un livre où sont racontées les diverses façons d’amuser les enfants. Même adresse, pour la note. Est-ce que le tout pourrait arriver pour l’été? Voyez, je suis toujours le même. Même à distance, je sais ennuyer les gens. Veuillez me pardonner et me croire capable de faire n’importe quoi de bien, pour vous faire plaisir. Chanoine Tornay P.S. Voudriez-vous remercier d’avance Mr le Clavandier, pour la future note, l’assurer de mon immortel souvenir. Du reste, je lui écrirai bientôt. Bonnes choses à tous. Merci très chaleureux à Mr Lovey, pour sa lettre, sa photo et ses bons livres. Tout à vous.

T.

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– 72 – Weisi, 17.I.1937 Mon cher Louis, Reçu, le 16.I.37, ta lettre du 13.XII.36. Tu es bien bon, mon cher, trop bon. Tu as même l’air de nous plaindre. Mais pas du tout, pas du tout! Tu sais le mot de l’Évangile: Heureux les pauvres. Ceux qui quittent tout, auront le centuple ici-bas 52 ; ailleurs, on n’en parle pas. Et ces autres passages de l’Écriture: «Heureux ceux qui craignent Dieu». «Heureux ceux qui sont purs dans leur voie» 53. Ce mot «heureux» revient sans cesse. Or, jamais il n’est promis à un bien de ce monde. Tu vois donc, si, une bonne fois, nous avons le courage de dire «non» à tout ce qui est péché ou attachement malsain, ce jour-là, nous commencerions à goûter le vrai bonheur. Ceci, mon cher, pour que tout te réussisse, mais qu’au milieu de l’abondance, tu sois pauvre de cœur… Non, mon cher, nos ouvriers ne savent pas grand’chose. Il nous faut être là pour surveiller chaque pierre. Ils portent la terre dans des paniers. Ils la creusent avec des bouts de pics gros comme des piolets d’alpinistes, ou bien, avec des instruments de ce genre……… 54 Ils savent utiliser les perches pour rouler les cailloux. Un rouleur de cailloux n’est pas payé à la journée, mais au caillou. Il y a des cailloux à 10 hommes, d’autres à 7, à 5, ainsi de suite, jusqu’à un. Suivant le caillou roulé, le chef d’entreprise reçoit 10, 7 ou 1 fr. Ils travaillent mieux le bois. Leur charpente est jolie, mais pas solide. Les hommes du métier ont des rabots, des varlopes assez bonnes, de mauvaises scies. Ils réussissent pourtant bien les panneaux. Il y a même des sculpteurs. Entre Weisi et Siao-Weisi, il y a 55 km et autant de Siao-Weisi à Latsa. De Weisi à Siao-Weisi, on y va néanmoins en un jour: ce qui fait Liddes-Sion. Tu vois qu’on n’est pas mauvais pour la course, hein? De sorte que nous désespérons d’installer un téléphone. Au reste, nous ne pourrions pas le tenir: les sauvages nous le couperaient. Nous pensons plutôt à des postes de T.S.F 55. Alors, oui, à Latsa nous installerons une turbine. Ce sera facile. Pour le moment, surtout, nous voulons faire 52

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Allusion aux béatitudes (Mt 5, 3-12) et au centuple promis à ceux qui quittent tout pour le Christ (Mt 19, 29). Citations des Ps. 127, 1 et 118, 1. (Dessin). «Télégraphie sans fil»: la radio.

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des chrétiens. C’est pour cela, avant tout, que nous sommes venus. Le reste, nous le voulons, mais que comme moyens. Mon cher, merci pour le bureau. Mais ne me l’envoie pas pour le moment. La douane le ferait payer 100 %. L’année prochaine, tu le confieras à un confrère qui viendra, je pense. Pour le moment, j’ai tout ce qu’il me faut. Mais tiens-toi prêt: un beau jour, je pourrais avoir besoin de beaucoup de choses. D’ores et déjà, je me recommande pour un appareil de cinéma avec films; mais je ne te dérange pas pour le moment. Quand je saurai le poste que j’occuperai, alors, tu seras averti. Merci pour les pipes, le fromage, la viande. Merci. La Revue des deux Mondes nous fera plaisir. Tout arrivera en son temps. Mon cher, dis bien des choses à la Rosière, à Martigny. Tout va bien. J’ai reçu la lettre de Joséphine, il y a quelque temps. Remercie-la. Passe ma lettre à tous. Prépare-moi à ma Première Messe. Embrasse tout ton ménage pour moi. Crois-moi plus aimant que je ne te semble. Maurice N.B. Pas besoin de paletot pour le moment; mets de côté: plus tard. Tu peux passer ce paletot en peau et ce bonnet, aux Rdes 56 Sœurs, Martigny, qu’elles nous l’envoient à l’occasion. Le mortier = chaux et terre glaise, assez bon. Nous avons les catalogues de St-Étienne, spécialistes des missions; ça suffit. Je n’ai pas besoin de livres, pour le moment. Bientôt, autre chanson. Je vous avais déjà envoyé ces adresses. Ne les avez-vous pas reçues? N’oubliez pas de les coller, car, en Chine, on perd la tête avec nos lettres: on ne sait pas les lire. Passes-en à la maison, et n’écrivez par avion que pour du grave: c’est trop cher. Fais un bureau des plus résistants car c’est affreux ce que le bois travaille ici, à cause de l’humidité suivie d’un temps très sec. Pour le moment, pas de circulaire 57. Nous n’avons pas le temps de faire les charpentiers, et ça irait long 58 de dresser nos gens.

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Révérendes. Scie circulaire. Parler valaisan: ça prendrait du temps.

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– 73 – Weisi, 13 mars 1937 Mes chers Parents, Mes chers frères, mes chères sœurs, Votre envoi est arrivé, aujourd’hui. Avec quelle joyeuse curiosité l’avons-nous déballé! Tout était en bon état. Le fromage avait souffert un peu, mais la grande partie servira à nos dîners de grandes fêtes, ainsi que la viande. Tout ça sent bon, tout ça sent le pays, la jeunesse, ceux qu’on aime. C’est un parfum qui vient de très loin nous rappeler de si touchants souvenirs. Merci beaucoup. Cela me témoigne que, si je suis désespérément invisible, par l’affection que vous me portez, j’habite toujours parmi vous. Pour moi, que vous enverrai-je? Vous n’attendez rien, je le sais: pourtant, c’est dur de recevoir et de ne rien rendre. Pourtant si, je possède bien quelque chose. Chacun donne ce qu’il a. Les enfants à qui j’enseigne le catéchisme me donnent leurs poux; les pauvres: ils n’ont rien d’autre. Or, voici tout ce que je puis pour vous: prier. Eh bien! chaque fois au partir de la poste, si je n’envoie pas une lettre, vous direz, ce qui arrive souvent, je dis un Ave Maria et, chaque soir, avant de m’endormir, je vous emmène un chacun, depuis papa jusqu’au nouveau-né, je vous emmène devant Dieu. Et je ne doute pas que Dieu fasse très attention à cette prière car si ce n’est pas à cause de Lui et pour Lui que nous sommes séparés, je ne vois ni pour qui, ni pour quoi. Nous croyons fortement, vivement, n’est-ce pas? aux paroles de Jésus: «Celui qui quittera son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, recevra le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre 59 ». Mais vous m’avez quitté, aussi vraiment que je vous ai quittés. Maman, j’ai fini. Méditez un peu sur la sincérité de nos gens: Mr Melly va voir le chef d’un village situé ici, tout près. Il est malade. Qu’as-tu, demande le Père? – «J’ai pris des remèdes pour couper l’opium: ils m’ont complètement abattu». Mr Melly ne partant pas, Mr Melly faisant trop long, il tire sa pipe et se met à fumer son opium, le plus innocemment du monde. Nous avons une vache qui doit faire le veau. «Comment le savezvous» disons-nous aux domestiques? – Oh! elle a le poil tout droit, autour de la queue, font-ils. Nos vaches ont du lait comme une brebis. 59

Lc 18, 29.

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Malgré cela, nous faisons du beurre. On met le lait dans une petite baratte, et l’on bat jusqu’à ce que le beurre vienne. Il en vient toujours un peu. Ces jours, il y a révolte d’une tribu qui habite à un jour d’ici. C’est que le gouvernement fixe l’impôt à un piastre 60 par famille. Le mandarin 61 qui doit ramasser cet argent pour la caisse publique, double l’impôt, afin d’en avoir la moitié pour lui. Enfin, la tierce personne qui recueille l’argent triple l’impôt et en garde la troisième partie. Or, trois piastres, pour ces pauvres gens, riches comme nos ancêtres il y a un siècle, représentent la majeure partie du travail de l’année. Pour nous, rien à craindre: les révoltés sont nos amis. Ceux qui vont les battre se croient nos protecteurs… Nous rions. Notre cuisinier n’a pas changé. Un jour, Mr Melly qui avait reçu le nécessaire pour une crème chocolat, faisait sa crème. Le lendemain, maître-cuisinier vient s’enquérir sur le matériel du déjeuner. «Faut-il du café ou du chocolat?» Mr Melly répond: «Fais du chocolat, si tu en as; moi, je n’en ai pas.» – «Mais comment, s’exclame-t-il, le Père n’a pas de chocolat! Le Père en a fabriqué, hier». Un jour, nous voulons essayer son génie d’invention. Nous lui ordonnerons de nous servir du café au lait, sans employer du lait, ni du café! Voyez-vous, nous ne manquons pas d’amusements. Le Bon Dieu sait bien qu’il nous faut rire quelquefois! Rions donc le plus possible. Au reste, c’est le printemps; il faut en profiter. Je vois la Rosière qui commence à reverdir, je vois le soleil briller sur les fenêtres de l’école, et un coin des Crettes tout noir qui sort de la neige. J’entends le vent dans les arbres, je sens l’odeur de la mousse que la neige vient de quitter. Et je vous vois à Fully, toujours les mêmes à travailler la même terre, et je vous vois à la Rosière rentrer, le soir, les mains violettes de froid. Continuez votre pèlerinage, mes chers, et ne faites pas moins confiance à Dieu qu’à votre terre. Celle-ci, chaque année, vous l’avez ensemencée, et chaque année, elle vous a donné son pain; fidèle, elle ne vous a pas laissés mourir; belle, elle vous a causé combien de plaisirs. Mais Dieu est plus fidèle que sa créature, à ceux qui le servent: il est luimême leur récompense. Mais Dieu est plus beau que le ciel et la terre, et c’est sa beauté qui nous rassasiera pour toujours. Non, je ne vois rien de consolant, je ne sache aucun tonique, aucune réalité, si ce n’est que nous sommes en voyage vers le lieu de notre repos, si ce n’est que nous sommes 60 61

Monnaie de bronze en vigueur dans certains comptoirs orientaux. Fonctionnaire de l’empire chinois.

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soumis à de rudes épreuves par un Dieu infiniment bon, pour jouir enfin d’une infinie récompense. Il y a peu de personnes qui ont la foi; ayons-la et vivons d’elle. Louis, les pipes, les blagues, les bourre-pipes sont très bien choisis. Tu as fait la joie de plusieurs confrères. Les serrures aussi. Notez: n’envoyez plus de viande: cela ne nous manque pas trop. Si vous saviez quand les Sœurs font des «cantines 62 », vous pourriez leur porter du fromage. Ayez-en du vieux, maigre ou mi-gras. Ne le partagez qu’en deux. Louis, passe remercier les Sœurs et les avertir. Enfin, de temps à autre, écrivezmoi. Jean, on dirait qu’il est marié, tant il m’oublie. Marie est silencieuse. Dites à Cécile de recommencer une lettre bientôt, afin qu’elle puisse me l’envoyer dans dix ans. Un baiser à tous. Maurice P.S. Que cette lettre passe à tout le monde. Louis, la revue arrive régulièrement; elle nous récrée beaucoup. Papa, quand j’ai faim, je fume une pipe et je n’ai plus faim; tu vois, je suis comme toi. J’ai une santé magnifique. On dirait que le diable s’y met. Dites à Camille que j’ai reçu lettre et photos. Remerciez-le; je répondrai bientôt. Puisque tante est à Orsières, portez-lui aussi ma lettre et faites-lui plaisir pour moi. Du reste, ce que je vous dis, je le dis aussi à elle.

– 74 – Weisi, le 26.III.1937 Marie, Penses-tu, je n’ai pas reconnu ton écriture (je ne me doutais pas que tu écrivais si fin), mais j’ai reconnu ton bon cœur. Si tu savais l’effet de ta lettre, sur un exilé! Quand tu me fouillais les poches, au retour du collège, quand nous essayions qui était le plus fort, l’adieu sur les Crettes, avant de partir pour le St-Bernard, l’adieu sur Orsières, avant de partir au Tibet, toutes ces scènes, une à une, ont défilé devant mes yeux. Elles m’ont fait réfléchir; elles m’ont fait prier. Notre vie a été faite d’adieux, 62

Repas pour les nécessiteux que préparaient régulièrement les religieuses à leur intention. Mais le contexte suggère plutôt qu’il s’agit là de caisses de fer, fermées et préparées pour les envois groupés au loin, surtout par bateau.

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notre amour, de séparations. Et pourtant, nous vivons, sans nous oublier, n’est-ce pas? Je suis persuadé que tu n’as jamais tant pensé à moi, et me réjouis de dire des messes pour toi. Tu vois, Dieu rend aussitôt ce qu’on lui donne et, un jour, la paix. Marie, qu’est-ce que la paix? Marie, c’est une promenade sans fin, sans soir, sur la plaine du bonheur, qu’aucune montagne ne limite. Et nous allons bientôt y entrer. Ma chère, merci pour les nouvelles. J’ai été étonné d’apprendre la mort de Camille. J’écris maintenant à Cyrille. De même, ce pauvre Morand: je prie pour lui et sa pauvre Esther. Ici, ces misères sont si fréquentes, que personne ne s’en soucie. Et pourtant, ce sont de grandes misères. Si jamais tu te maries, prends un homme dont tu sois sûre. Te savoir malheureuse, je ne pourrai jamais, jamais le supporter. Mais je veux te chicaner. Tu ne me dis rien de ce qui m’intéresse le plus: de ta façon de voir la vie, de ce que tu espères, de ce que tu crains, de ce que tu aimes, de ce qui t’ennuie. Moi, c’est cela qui m’inquiète et qui m’encourage et qui me fait vivre. À une autre! Et maintenant, ma chère, regardons-nous. Nous avons atteint le bel âge. Nous sommes comme le fruit que l’automne va faire tomber, nous sommes comme ces jours, entre l’été et l’automne. De même que nous avons dit: «Nous ferons mieux que d’autres», de même, ceux qui viennent disent de nous: «Les pauvres». Et chaque jour, le soleil nous dessèche un peu plus, et chaque année nous fane un peu plus. C’est clair, nous passons. Mais nous ne le regrettons point. Nous savons où nous allons, n’est-ce pas? Et aussi bien, puisque toutes choses nous quittent, nous quittons aussi toutes choses. De cette terre, nous n’attendons plus rien; nous renonçons à tout et nous nous attachons à Jésus-Christ pour toujours. Lui seul, notre consolation, notre ami, notre défenseur; lui seul, le Jésus de Marie-Madeleine, le Jésus qui demandait de l’eau à la Samaritaine, qui n’a pas condamné la femme adultère, qui a soutenu Pierre au milieu des flots; lui seul, notre vie. Et moi, je dis qu’en ces mots est toute ma philosophie et tout mon cœur et tout mon avenir. Tellement à toi, que tout m’est insipide depuis que je t’ai quittée. Maurice N.B. Si tu as vu un ange, tu reconnaîtras que c’est vrai à ce signe: tu prieras davantage. Tu seras plus humble. Tant de choses à tous. Ta photo, c’est bien toi, va! Quand je les aurai, je les collerai autour de ma chambre.

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– 75 – Weisi, le 24 mai 1937 Mes chers Parents, mes frères bien-aimés mes sœurs chéries mes chers petiots neveux et nièces que je ne connais pas, J’attendais une lettre de Joséphine, pour avoir une occasion de vous répondre. Comme elle n’arrivera peut-être pas cette année, je m’en voudrais mal de vous obliger à un si long jeûne. Ainsi donc, cet après-midi de mai, près d’un réveil qui mesure ma jeunesse, et de journaux chinois qui me dévorent le temps et la vie, mes chers, me voici, tel que vous m’avez toujours connu, ne prenant au sérieux que les choses de Dieu et votre affection, et me sentant toujours au milieu des riens dont, pourtant, je ne puis me débarrasser. Au milieu des riens! Pour un missionnaire, c’est scandaleux! Écoutez donc. J’arrive bientôt à me faire comprendre et à comprendre les Chinois. Sur ce, je me mets au tibétain qui est plus facile, mais aussi plus compliqué (que Jean concilie les deux termes!). Que Louis et Louise étaient bien bêtes, lorsqu’ils croyaient, avec moi, qu’il ne pouvait y avoir que deux genres ou trois: le masculin, le féminin, parfois le neutre! La langue tibétaine en compte cinq: le masculin, le féminin, le neutre, le très féminin et le stérile. Article vétérinaire. Notre vache, qui avait les poils hérissés autour de la queue, a fait le veau qui a les poils hérissés par tout le corps: curieuse hérédité! Elle a un bon bol de lait: la vache, non pas l’hérédité. Article toilette. Hier, j’ai fait la maman. En bas de la ville, coule une gentille rivière. Moi-même, j’y entre; j’y fais entrer tous mes gosses. Nous jouons dans l’eau. Après quoi, muni d’une brosse à souliers que j’ai bien lavée, je fais un nettoyage en règle. Qui saura jamais le nombre de victimes! Article cuisine… Le cuisinier s’éreinte à nous soigner. Or, je tiens qu’il faut se rapprocher de la nature. Lui prépare donc les petits pois en sauce, disons, en pâtée. Consciencieusement, je demande de l’eau chaude: j’y lave les petits pois et ensuite, les mange. Le cuisinier doit se demander quelle est la vertu magique de cette eau chaude. Article cuisine, toujours. Nous étions deux à table: Mr Melly et moi. Sur un plat propre, fument deux biftecks magnifiques. Mr Melly se sert. Je prends mon morceau, le flaire et le remets soigneusement en place. Mr Melly s’étonne. Au bout d’un moment, il donne le sien au chat. Le

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chat regarde, sent, et s’en va en miaulant, traînant la queue et laissant là le morceau. Article religieux. Notre professeur, un bon Chinois, convoite ma pipe européenne. Il me dit: «Donne-la moi.» – Oui. Mais, quand veux-tu recevoir le baptême? – Dans cinq ans. – Ah! c’est dommage! Je voulais te la donner le jour de ton baptême. Attends encore cinq ans. Le même jour, je le fais raisonner. Je demande: Est-ce important de sauver son âme? – «Non, ce n’est pas important». Veux-tu aller en enfer? – «Non». – Est-ce important, d’éviter l’enfer? – «Oui». – Éviter l’enfer ou sauver son âme, c’est la même chose? – «Oui». – C’est donc important de sauver son âme! – «Oui». Mais pour sauver son âme, il faut pratiquer la religion chrétienne. – «Oui». Veux-tu pratiquer la religion? – «Oh! pas encore!!» Article agriculture. Que faites-vous? Ici, on plante le riz. Les rizières sont inondées. Hommes, femmes, pataugent dans l’eau, prenant les minces pousses nouvelles, et les piquant dans la terre. C’est très joli. Article pharmacie. Ces temps-ci, peu de malades. Pourquoi? Quand on plante le riz, on n’a pas le temps d’être malade. Article hors d’œuvre. Soyez rassurés: je ne suis jamais malade: premièrement, parce que j’ai bonne santé; ensuite ou secondement, si la grammaire vous plaît, parce que je n’ai pas le temps d’être malade. Enfin, pour finir en beauté et en vérité: beaucoup de choses quittées d’Europe ont déjà passé dans le flou. Il n’y a que votre image qui ne meurt pas et, avec elle aussi, celle des gens et du pays. Je vois encore les gentianes petites et bleues qui s’ouvrent au ciel, près de la cabane des Crettes. Je vous suis, sur les chemins. J’ouvre tout grands mes yeux, sur cette vie si lointaine et si chère. Je ne veux tenir plus qu’à mon devoir, puisque je l’ai quittée. Non. Qui me présenterait je ne sais quoi de beau, je n’en voudrais rien. Et vous, mes chers, soyez contents de ce peu et de mes prières, même de celles que je dis quand je suis fatigué, et où il n’y a presque rien, que le seul désir de vous aider qui subsiste. Soyez le plus heureux possible, mais mettez votre cœur là où est votre bonheur. Pas dans l’abondance, ni le malheur dans le manger d’abondance, pas dans la tristesse d’être vieux ou dans celle de vieillir, mais dans l’espoir du ciel. Entretenez-vous avec Dieu. Que Jésus prenne la place que j’ai laissée. Parlez-lui de vos affaires et, quelques fois, parlez-lui aussi de votre missionnaire. Soyez souvent à

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genoux, dans la chapelle antique 63 et, quelques fois aussi, prononcez mon nom devant sainte Anne. Si les vitres de la chambre ne tremblent plus aux bruits de notre enfance, qu’elles gardent avec soin les secrets de vos âmes religieuses et votre vie éprouvée de voyageurs sur la terre. Souvenez-vous de celui qui ne vous oublie point. Aimez, comme jadis, celui qui partout porte votre affection. Maurice Joséphine, Anna m’a dit que tu lui avais annoncé ton mariage. Et puis, plus rien. Je suis inquiet. Si tu as la moindre peine, sache que j’ai toujours la même compréhension des choses. Dis-moi tout: ça te fera du bien. Si tu es dans la joie, je ne suis pas assez étranger pour ne pas aimer à y prendre part. En tout cas, je prie spécialement pour toi et t’assure que je suis plus Maurice que jamais, pour avoir vu beaucoup de choses. Celui qui te chicanait, pour avoir du linge blanc, immaculé. Maurice T. N.B. J’envoie la lettre à ton adresse, pour que tu reçoives ce billet.

– 76 – Weisi, le 7.7.1937 Cher Monsieur Detry, Ce que je vous avais demandé est arrivé… en bonne forme. Probablement expédié le même jour, le livre est arrivé le premier; quinze jours après, le bifruit; quinze jour après, la boule. Enfin, en Chine, si rien ne se crée, rien ne se perd non plus. Merci beaucoup, cher Confrère. La boule était plus grosse qu’un petit ballon, et les yeux des enfants qui l’admiraient étaient encore plus gros que la boule!! Le livre nous a tous bien amusés, et nous amuse encore. Les enfants se demandent si, en Europe, ce n’est pas la vie des anges! On se comprend sans ne rien dire 64, on devine tout… là où il y a rien à deviner. Et le bifruit? Écoutez plutôt. Frère Nestor m’accuse d’être un 63 64

Chapelle dédiée à sainte Anne, Mère de la Vierge Marie, située à la Rosière. «Sans ne» sic.

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original. Le 28 juin, 6 heures du matin, je l’invite brusquement à partir pour Siao-Weisi, fêter S. Paul et son digne patronné: Mr Coquoz. Frère Nestor calcule la distance: 12 heures de marche ou 55 kilomètres. Pas de mulet? fait-il. «Non, et pas de boy». Il se regarde les jambes…: Eh bien! partons.

Nous partons. Le soleil, quatre heures après, a fondu tous les nuages. Il veut nous fondre aussi. Nous combattons l’incendie à coups d’eau bifruitée. Frère Nestor, le soir, est trop «bifruité»: il doit courir encore, après une journée de course. Il s’effraie. Je lui fais remarquer que le bifruit consommé à forte dose est laxatif! Vous voyez que nous sommes donc en bon état, capables, comme toujours, d’abuser de bonnes choses. Encore un mot. En route, j’ai acheté un chien tibétain. Il était taxé à 8 piastres. Je n’en avais que 4. Je tire mon couteau de scout et le taxe à 4 piastres, et le marché est fait. Vous rappelez-vous ce que nous disions de ces chiens? Ils sont magnifiques: noirs foncés, avec une tache blanche au poitrail, les yeux brillants, le poil très long l’hiver, plus court l’été, la queue empanachée. Les plus grands sont à peu près de même taille que ceux de l’hospice 65. Ils sont féroces, et pourtant amis de leurs maîtres, et ils ont la nostalgie des caravanes et des longs voyages. Ah! oui, ça vaudrait la peine de les croiser avec les nôtres! Ici, toujours la même chose, les mêmes cœurs endurcis et malades. Endurcis, comme de la terre qu’on n’a pas arrosée; malades, comme ceux qui sont trop habitués à leur souffrance, pour vouloir les soigner enfin. Et nous, toujours les mêmes, qui travaillons à maîtriser enfin cette incompréhensible langue. Et vous, que dites-vous? J’attends encore votre lettre. Je ne doute pas que la philosophie soit votre amie et votre consolatrice, en tant qu’elle est un chemin vers Jésus, l’Unique, pour qui nous renonçons à tout, auquel nous nous attachons pour toujours, n’est-ce pas? Votre très reconnaissant confrère, M. T. Veuillez saluer spécialement Mr le Prieur, les confrères de ma classe. Je me permettrai aussi d’envoyer un merci à Madame votre mère; mais, vous-même, envoyez-en lui un deuxième pour moi.

65

Les fameux chiens Saint-Bernard.

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Je doute que vous ayez fait la commande comme je voulais. Attendez, mon cher, vous la payerez!! M. T. – 76 bis – Weisi, 9 VII 37 Madame 66, Vos colis sont arrivés en bon état, les uns après les autres, comme cela se fait en Chine. J’avais prié Monsieur votre Fils de remettre la note à notre économe. Je crains qu’il ne vous ait laissé et le soin de faire l’envoi et le soin de le payer. Aussi bien, pour l’un et pour l’autre, veuillez accepter, Madame, nos plus chaleureux remerciements. Vous avez mis notre petit monde en fête; et je suis sûr que nos petits élèves se figurent la Belgique comme un pays très lointain, où les arbres sont chargés de grosses boules; où l’on réduit le raisin en poudre blanche, pour le mettre en bouteilles, où l’on se dit les choses sans parler, où enfin une Dame mystérieuse pense à eux, sans les avoir jamais vus. Pour nous, nous sommes touchés de votre délicatesse et nous nous joignons à ces enfants pour demander au Bon Dieu de vous consoler beaucoup dans vos peines. Veuillez croire, Madame, à tous mes respects et à ma très sincère reconnaissance. Chanoine Maurice Tornay – 77 – Weisi, le 2 septembre 1937 Mon cher Louis, Encore un été passé, pendant lequel vous n’avez pas eu l’occasion de me lire souvent. Vous croirez que je vous oublie… un peu; pas du tout, mon cher. Je suis souvent avec toi et les autres aussi. Je t’entends tarabuster avec les tiens, rire, jouer, et quelques fois aussi je t’entends prier. 66

Cette lettre retrouvée est adressée à la mère du chanoine Jules Detry, du GrandSaint-Bernard, Madame Detry à Uccle-Bruxelles.

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Je n’ai aucun souci à ton sujet, puisque tu es en bonne santé et que tu as une bonne place, ni au sujet de Louise qui est plus gentille que toi, ni au sujet de tes petiots qui ne peuvent pas encore faire du mal. De tout cela, combien je suis heureux. Ici, vie plutôt banale. Il a fait, durant l’été, si chaud, que j’avais perdu toute énergie. Heureusement le temps a changé. Il a plu. Et maintenant, l’automne va commencer. L’automne en Orient, c’est plus beau que tout ce que tu as vu. Le ciel est si pur, que, tout de suite, on se sent apaisé en le regardant. La terre, où les fougères jaunissent, où quelques arbres s’effeuillent, a l’air si tranquille, qu’on la croirait inhabitée. Je ne puis me promener sans prier. Certes, le pays reste étranger aux crimes qui s’y commettent; peut-être Dieu l’a-t-il créé plus beau pour nous récompenser déjà. En vous quittant, je croyais avoir tout quitté, même la littérature, la musique, tout; or, tout m’a été rendu. Je ne sache pas de poésie plus émouvante que celle de cette terre en perpétuelle contemplation, ni de musique plus profonde, que celle des torrents dans la solitude. Ainsi donc, mon frère, tu me vois aimer ma nouvelle patrie; ne pense pas que ce soit au détriment de l’autre. Dans un cœur chrétien, chaque chose trouve sa place qui mérite notre amour. Oui bien, j’aime beaucoup ces Marches tibétaines; je leur ai donné mon intelligence car j’ai passé des heures à étudier les langues; quand le temps sera venu, elles auront aussi mon cœur et ma force car, avec la grâce de Dieu, je veux bien tout m’user, pour ramener à son Centre et à son équilibre, ces populations si assoiffées de divin, qu’elles semblent tout mépriser, y compris Dieu, parce qu’elles ne connaissent rien de Dieu. Et toi, mon cher, glane et retiens ces mots. C’est là toute la vie de ton frère qui, maintenant, change, sans que tu ne t’en aperçoives; qui se fane (peut-on vivre, sans se faner un peu?), sans que tu en souffres; qui passe, sans que tu puisses l’arrêter. Car tu as tes intérêts, et moi, les miens. Tu travailles pour un morceau de pain, et moi, pour un autre; nos deux vies s’éloignent comme deux routes longtemps parallèles et qui, brusquement, s’en vont d’un côté opposé. De ceci, nous n’en sommes point maîtres. Que nous le voulions ou non, la vie nous séparera de plus en plus. Il y a un mot, dans l’Écriture si triste et si beau: «Je suis un étranger, pour les fils de ma mère» 67. C’est Dieu qui parle ainsi, et il aura bien pensé à nous. C’est ainsi que nous vieillissons, mon cher Louis. 67

Ps. 69, 8.

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Pourtant, nous restons frères, n’est-ce pas? Bien que ces soucis passagers, cette lutte pour la vie, nous entraînent de côté et d’autre, il nous restera toujours un même cœur aimant les mêmes choses. Et si éloignés que nous soyons, nous pouvons être très près, par la prière. Nous y serons fidèles, n’est-ce pas? sachant qu’elle est le seul remède contre l’endurcissement et la stérilité, sachant qu’elle est la voie à la vie éternelle. Mais pourquoi t’ai-je écrit ces lignes? Parce qu’il faut se parler, comme l’on aime se parler; parce qu’il fait bon se dire les choses que l’on sait déjà. Cela fait du bien; cela purifie; cela fait prier. Parle un peu de moi à tes petits chéris. Je voudrais qu’ils sachent qu’ici, très loin, vit quelqu’un qui les aime et qui ne les a quittés que pour mieux les aimer. Et puis, aimons la vie, à cause des bonnes leçons qu’elle nous donne. Voudrais-tu me faire un croquis de l’installation d’une circulaire, marchant à eau; croquis simple et clair. Nous allons construire une assez grande école: cela nous rendra service. Il est très probable que, cette année prochaine, des renforts viendront. Alors, peut-être qu’on t’en fera acheter une. Mais auparavant, il faut savoir l’installer. Il n’y a pas beaucoup d’eau dans le torrent mais, je pense qu’elle suffira tout de même. De même: croquis d’une scierie, capable de scier de grandes planches. Ici, nos ouvriers n’ont que des scies à main; ils sont incapables de faire des planches de chêne, de noyer qui abondent. Indique-moi, en même temps, soigneusement, les prix d’une circulaire et d’une scie de long. De même, indique-moi le prix d’un petit fourneau en fonte, comme il y en a aux Crettes, mais beaucoup plus petit. Tu comprends, donne-moi rien que ce que je demande: les prix. Réponds-moi sitôt que tu pourras. Je t’embrasse avec tous les tiens. Maurice Pourrais-tu me trouver un petit sabre. Il semble me souvenir que certains soldats en ont, qui ne dépassent pas 20 à 30 cm. Il m’en faudrait un de ceux-là. C’est extrêmement utile, dans toutes nos tournées, cela sert à couper du bois, à couper des ficelles, lorsqu’un mulet chargé tombe au bord du chemin, et cela sert comme couteau de poche. Cependant, si tu n’en trouves pas de si petits, laisse-les, car la première qualité de tous ces menus objets doit être la légèreté. Merci beaucoup.

Maurice

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– 78 – Weisi, le 2 septembre 1937 À toute la chère maisonnée, Bientôt trois mois, que je ne vous ai point écrit. Chicanez-moi, je le mérite. Mais pour que vous soyez justes, permettez-moi de vous dire que j’ai surveillé, tout l’été, nos célèbres collégiens (si vous n’avez pas oublié que nous avons une école où nous préparons des enfants à entrer au Petit Séminaire), et que je n’ai guère eu de temps à moi. Et maintenant, j’attends votre verdict. Avez-vous fini? Je pense. Veuillez donc me passer la parole. Mes chers, je vous accuse aussi. Il y a plus de cinq mois que je n’ai rien reçu de vous: cinq mois, c’est presque une demi-année. Or, une demiannée, ne pas trouver le temps d’écrire! Enfin, je vous absous, parce que je vous sais bonnes gens. Allez en paix, mais écrivez-moi tout de suite. Vous devez en avoir à me dire: sur les nouveaux ménages, sur les anciens, sur les Crettes, Fully. Tout m’intéresse, parce que vous m’intéressez. Ici, rien de nouveau. C’est-à-dire, il y a du nouveau, mais vous ne connaissez personne. Je pourrais vous dire qu’un papa m’a demandé une fiancée pour son fils, et que j’ai été bec de gaz 68, parce que des fiancées, je n’en ai pas plein les poches; je pourrais vous dire que j’ai assisté à un grand dîner, où j’ai mangé de l’ours et du foie cru et des œufs de canard. L’ours, c’est à peu près comme du cochon. Le foie n’était guère appétissant. Les œufs de canard passés en couleur avaient très bonne façon. Je pourrais vous dire que nos jardins sont pleins de pêches amères, que nous mangeons par distraction. Je pourrais vous dire aussi que notre cuisinier nous a fait un jour un festin: il a pris des tomates, les a vidées complètement, et ensuite, les a remplies de riz; que nos vaches ont des poux gros comme des hannetons. Ces poux couvent leurs petits sous la peau; qu’ainsi nos vaches sont bientôt trop fatiguées pour avoir du lait, n’ayant presque plus de sang; que nous avons un cheval à vendre: ce cheval a trois bonnes jambes, plus une qui est raide comme une bûche; que nous avons trente poules qui font, actuellement, toutes ensemble, un œuf par jour; que nous avons fait du cidre en quantité; que les Chinois n’ont pas changé. Mais toutes ces nouvelles ne sont rien. Je puis vous dire, par contre, que je suis en bonne santé, que je suis heureux, et c’est cela qui vous fera plaisir, n’est-ce pas? J’espère de même que Dieu vous conserve 68

Bien embarrassé.

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toujours, avec une prodigue bonté, comme il l’a fait jusqu’à présent. Et c’est ce qui me console de votre long silence. Au reste, je le veux bien, une bonne prière vaut plus qu’une lettre. Mes chers, les vendanges se préparent, le raisin est coloré, l’automne est là, les foins sont à la grange: j’aimerais vous accompagner à tous ces travaux qui restent encore. Dieu veut que je vous suive de loin, seulement, pour être plus près de vous, au grand Jour. Soyons heureux; et puisque la terre ne nous suffit pas, regardons un peu le ciel. Et si le ciel ne dit pas assez, parce que nous n’avons pas assez de foi, demandons à Dieu de nous venir en aide. C’est là l’unique philosophie. J’allais finir, mais je pense que le facteur arrivera, à soleil couchant, alors que vous serez à la cuisine, assis, à prendre votre goûter. Tout en mâchonnant votre pain, vous m’écouterez. Et rien ne presse de finir. Bavardons un peu. Papa et Maman, que font-ils aux Crettes? Est-ce que l’herbe manque? Il y a quelques images qui me reviennent toujours: les Crettes, avec cette partie que l’on voit si bien, en montant d’Orsières; les Crettes d’en bas, avec la grosse pierre un peu plus loin que la cabane; la Rosière, avec le frêne qui est en bas de notre maison; je regardais à travers les branches l’ombre qui descendait depuis le Catogne, et j’étais si heureux! Le mazot 69 de Fully, où Marie me servait de la soupe à la farine. Ah! comme ces images viennent loin, et qu’elles sont rafraîchissantes! Encore une que j’oublie de dire: celle des derniers soirs où l’on paît les vaches. Quand la nuit vient, on allume des feux; et le feu flambe et la nuit vient et l’on se chauffe; puis, quand les bêtes regardent en l’air, on sait qu’elles ne veulent plus manger; on encabatte 70 ; et si l’on peut, on choisit un chemin plat pour que les sonnailles se fassent mieux entendre; et l’on est heureux. Arrivé, on trait, on boit du lait; et la nuit, quand on va se coucher, on entend encore, par ci par là, un coup de sonnette; et l’on dit: «Demain, faudra enlever les sonnettes». Mais aussi, je vois combien elle est traître, cette vie que j’aimais tant. Elle est passée; et si je voulais, par impossible, y rentrer, elle m’accueillerait en étranger. Il en est de même pour vous. Ce que vous défrichez, un jour vous quittera; ce que vous aimez, un jour passera à d’autres. Non, il faut l’aimer, la terre, bien sûr; mais il ne faut l’aimer, que pour autant 69

70

Petit mas de pierre rustique servant de logement aux montagnards durant leur séjour dans les vignobles. Passer un genre de muselière au bétail pour l’empêcher de brouter le long du chemin.

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qu’elle nous conduit à Dieu, que pour autant qu’elle nous dit combien Dieu est mystérieux et bon et beau et miséricordieux. Le reste ne vaut rien, parce que le reste passera. Oui, tout le reste passera, mais mon affection pour vous ne passera pas car, au ciel, nous nous aimerons toujours. Bien à vous tous, Maurice N.B. Dites donc à Cécile de commencer une lettre qu’elle m’enverra dans dix ans. Embrassez toute la maisonnée de Cécile; passez-leur ma lettre.

M. – 78 bis – Weissi 2 septembre 1937 Bien cher Monsieur le Prieur, Nous avons été étonnés d’apprendre que M. Gabioud a pris sur lui la moitié de votre charge. Nous nous sommes demandé si votre santé en était la cause… J’espère que non: je prie pour que cela ne soit pas. Et si cela n’est pas je me permets de vous déranger: espérant que vous aurez plus de temps. Vous m’avez chicané une fois ou l’autre parce que certain (je devine un peu qui) a dû vous dire que je travaillais trop. Je vous ai tellement obéi que le même (si je ne me trompe) trouve que peut-être je ne travaille pas assez! Soyez sans crainte, je ne veux pas tomber d’un excès à l’autre. Je profite de vacances. Au reste ma santé est excellente. Si seulement j’en avais eu une pareille en Europe! Ici la communauté est un paradis. Frère Nestor fait généralement les frais de nos virées. Avec M. Melly tout le monde s’entend à merveille. Pour moi, je me prépare à la toute 1 ère Messe. Je pense être ordonné avant l’hiver où c’est plus facile de voyager. À ce propos, avez-vous reçu ma lettre du 22 janvier 1937. J’aimerais avoir un mot de vous sur le sujet qu’elle traitait. Auriez-vous la bonté de m’envoyer un livre de politesse. Avant de reparaître devant l’Aristocratie française – s’il me faut aller à Hanoï – il serait bon que je me brosse un peu. Et puis j’avais demandé à M. Lovey, il y a bientôt une année de me faire parvenir, s’il le voulait bien:

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A. Martin Le mariage Chez H. Riou – Reuzé 9, Boulevard de Chezy. Rennes C.C. Rennes 51-60 Auriez-vous l’obligeance de le lui rappeler 71 ? Je me suis permis d’écrire à M.M. Nanchen, Lamon, Lovey, ni pour les encourager ni pour les décourager de venir mais uniquement pour les avertir. Je crois que le travail presse ici. Sans doute, les païens ne sont pas pressés, mais un missionnaire tant soit peu zélé peut tout de même faire une belle récolte d’âmes. Il ne me reste plus qu’à vous remercier beaucoup, et comme cela est trop peu, à prier pour vous. J’expérimente combien il est difficile de faire beaucoup de choses; et de prier plus encore. Avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières, j’espère y arriver. Il le faut à tout prix. Car l’on n’est pas missionnaire à moins. Votre très respectueux enfant dans le Christ. Ch. Maurice Tornay – 79 – Ce dimanche du Christ-Roi, 31 octobre 1937 Mes chers Parents, Frères et Sœurs chéries, Il y a plus de sept mois que je n’ai rien reçu de vous. Plusieurs fois, je vous ai chicanés. Mes chicanes, les avez-vous lues? Je ne m’effraye pas trop, pourtant, pensant que rien n’aura changé en mal, et qu’avec la même joie de toujours, vous serez à terminer les mêmes travaux de fin d’automne, ces labeurs et ces peines que l’on aime comme des choses finies. Ah! je ne les ai jamais oubliées. Je sais que le matin, il fait froid aux mains, que la terre vous répond à chaque pas, que l’herbe gelée se brise comme du verre, que le ciel est d’un bleu qui fait froid; et j’entends les derniers troupeaux épars, sur la campagne jaunie; je vois les derniers feux 71

L’ouvrage demandé est alors un classique, de facture assez scolaire, de la théologie pastorale et le restera jusque dans les années 50 du xx e siècle.

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mourir, en de nombreuses étincelles; surtout le soir, je vois briller les mêmes fenêtres d’une maison, où vous êtes toujours les mêmes à penser aux mêmes absents. Vieille maison, étonnée du silence, vieux nid, presque désert, comment nous as-tu perdus ainsi? Quelle traîtrise! Ah! ce n’était que pour un moment, ces joies et ces pleurs dont le souvenir est plus doux que celui des joies! Mes chers, qu’une grande épreuve a rendus peut-être moins joyeux, mais non pas moins heureux, écoutez-moi bien. Puisque le Christ est Roi, il est bien juste que nous nous dérangions un peu pour lui; si d’autres, pour ne s’en être pas du tout inquiétés, sont mieux placés que nous, nous ne sommes pas mécontents que les services rendus à notre Roi coûtent quelque chose. Et puis, heureux ceux qui pleurent… Et puis, et puis, n’entendez-vous point, depuis très longtemps, cette voix de toutes choses qui vous dit: «Je ne suis rien» 72 ? Oui bien, consolonsnous de n’avoir pas de trésor ici-bas; consolons-nous. Quant à votre berger, quant à votre écolier, quant à votre collégien d’autrefois, je vous le dis: ne vous en faites point. Il est, maintenant, complètement acclimaté à sa nouvelle vie, si bien que plus rien ne l’étonne. Quand le cuisinier a mal cuit les aliments, il les mange crus; quand il a froid, il fume une pipe; quand il ne sait pas que faire, il étudie; quand il peut, il prie. Le chinois est presque «cuit à point»; le tibétain germe. Je me prépare à l’Ordination, mais je ne sais pas encore quand je serai prêtre. En tout cas, ça n’ira pas long. Et maintenant, soyez aux nouvelles du logis. Nos vaches sont à sec 73 depuis le printemps: il paraît qu’il y a encore espoir de production, après dix mois de gestation! Une lapine ne peut faire les petits, parce qu’elle a un goitre trop profond, et qu’ici, les lapins se multiplient par la bouche de devant. Nous avons douze chats et cent-mille fois plus de rats. Nous avons vendangé du raisin sauvage et fait du vin également sauvage; si vous désirez en savoir le goût, buvez de l’essence de vinaigre, ou bien de l’esprit de vin, ou bien du pétrole, ou bien même de l’eau, et vous y serez à peu près. Et je finis en vous disant que je vous aime tous follement. Maurice 72

73

Souvenir, transformé, d’un passage fameux de saint Augustin (Confessions X, 6, 9) interrogeant les éléments du cosmos qui, tour à tour, confessent par leur beauté reçue avoir été créés. Ne produisent plus de lait.

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Que ma lettre passe à toute la famille. Louis, a-t-il reçu ma lettre du 3 août, et vous-même? Jean est-il déjà grandpère? J’allais oublier que vous me liriez au Nouvel-An. Bonne année entre toutes. Que papa et maman ne vieillissent point! et les autres soient toujours jeunes! Mais tante, que fait-elle? Suis-je déjà mort, qu’elle ne m’écrit point? N’a-t-elle pas reçu ma lettre? Embrassez très très chaudement pour moi.

– 79 bis – (Weisi) Christ-Roi 1937 Cher Confrère 74, Cher entre tous, que si je ne vous ai pas écrit c’est que je n’en avais besoin ni pour aviver en moi votre souvenir: il est toujours vivant; ni pour me rappeler au vôtre, je sais combien vous pensez à nous. Pour moi, pour les autres, vous êtes toujours celui qui nous faisait rire… des rires si jeunes et si innocents. Pas plus tard qu’un de ces jours nous avons veillé jusqu’à 10 ou 11 heures, assis à nous rappeler, à revivre les «séances 75 » de St-Oyen ou du St-Bernard. Je vous souhaite de ne pas vieillir, mais d’amuser toujours afin que plus tard si jamais il nous est donné de revoir la «vieille maison 76 » il nous soit aussi donné de revenir homme auprès de vous. À quand?!! Mais aujourd’hui puisque j’écris parlons réalité. La dernière chronique, un vrai sphinx, avait une lueur. Vous nous affirmiez qu’il y avait des réserves. Nous comptons beaucoup sur vous pour cela. Voyez plutôt: Latsa ouvert dans 2 ans, alors que les nouveaux ne sauront même pas assez la langue; une grande école préparatoire au Petit Séminaire (qui à mon idée si les renforts ne sont pas trop rares pourra devenir un Petit Séminaire, ensuite un grand aussi, un couvent de Chanoines Réguliers). Kitchra, importants revenus, Résidence inoccupée et pour cette raison délabrée. Prendre pied dans les villages presse encore davantage parce 74

75 76

L’autographe de cette lettre, adressée de Weisi au chanoine Jules Jacquier, clavandier-économe à l’Hospice du Grand-Saint-Bernard, en la date du Christ-Roi, 31 octobre 1937, ne fut retrouvé dans ses papiers qu’après sa mort, survenue le 24-IX-1966. Jours de congé hebdomadaires. L’hospice du Grand-Saint-Bernard.

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que les Protestants deviennent de jour en jour plus dangereux 77. D’autre part, pour cette partie (je voudrais être plus clair mais je crains que ma lettre ne soit frauduleusement ouverte à quelques douanes), pour ce coin-ci de la terre, il ne faut plus guère compter sur les M.É. de P[aris]. Vous voyez que si nous n’en prenons pas soin, elle ne donnera rien de bon et toute la honte nous en reviendra. Aidez-nous donc beaucoup; envoyez-nous beaucoup de missionnaires; mais envoyez-nous seulement de ceux qui ne se laissent ni encourager par le succès, ni, surtout, décourager par l’insuccès. Et maintenant, veuillez nous dire un peu ce que vous faites sur l’autre Hémisphère. Nous ne comprenons plus rien. Pourquoi M. le Père (Maître?) a-t-il dû renoncer à la philosophie parce qu’il n’avait pas de novices?!! Nous ne doutons pas de vos excellentes raisons, mais nous nous intéressons trop à vous pour ne pas les savoir. Écrivez-nous donc une lettre pleine de réalités. Nous l’attendons. Et puis, cher Confrère, quand vous avez un «Memento» 78 pas trop long, daignez l’allonger un peu pour moi. Je suis toujours un peu à votre charge. Il faut bien que vous me prépariez à la 1 ère Messe. Vous m’avez rendu heureux en m’aidant à venir ici; rendez-moi bon, vous le pouvez. Et moi, je vous assure de vous rester toujours très attaché – et comme cela est trop peu – de vous rendre tout ce que je puis en bonnes suées et bonnes fatigues. Vous me lirez au Nouvel-An. Buvez un verre pour moi. Ça me causerait un parfait plaisir d’en être l’occasion. Et croyez à toute la sincérité de mon souhait: riez en faisant du bien: et faites rire pour faire du bien. M. Tornay Qui vous aime beaucoup

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Plus actifs. Maurice voit l’activité missionnaire des protestants comme un danger pour la propagation de la foi catholique. Mot latin signifiant «souviens-toi», premier mot d’une prière de la messe qui recommande à Dieu les personnes vivantes.

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– 80 – Dimanche 23.I.1938 Ma chère Joséphine. Ta lettre que j’attendais depuis longtemps m’a fait pleurer un peu. Ceux qui se marient pleurent, et il faut pleurer avec ceux qui pleurent, surtout quand celle qui pleure est une sœur. Ma chère Joséphine, je pense à ton enfance: elle n’est plus. Je pense à ta jeunesse: elle est morte. Je pense à la bonne femme que tu seras; je prie pour ton bonheur, et j’ai envie encore de pleurer sur notre charmant passé. Ainsi, les vieux qui nous ont vus grandir, nous allons les remplacer bientôt. Nous nous hâtons, comme eux, sur le chemin de l’autre monde. Ma chérie, penseras-tu à ton frère, un peu plus tard, quand tes enfants, mes neveux, feront du tapage, quand tu auras des peines? Ton frère pensera à toi, t’aidera, allongera un peu ses prières. Chère petite femme, va tranquillement. C’est Dieu, c’est Dieu qui t’a donné François. Aimele, fais-lui du bien. Sois bonne pour ton beau-père. N’oublie pas de lui payer un verre de ma part; je me souviens beaucoup de lui. Je ne m’étonne pas de la conduite de Jean 79 ; même, je m’attendais à pire. C’est toujours ainsi, sur toute la terre; très souvent, c’est pire. Je crois même qu’il ferait mieux de rester à Chez-les-Addy. De là, il pourrait vous rendre tous les services qu’il vous rendrait, étant à la maison, et beaucoup de difficultés seraient évitées. Il faut s’aimer. Aimons-nous, soyons unis, tout en observant le «chacun-chez-soi». Nous sommes ainsi faits, qu’un peu séparés, nous avons beaucoup moins d’escarmouches. Il a une femme, tu as ton mari; l’intérêt divise toujours un peu les cœurs. Attention! Et puis, pourquoi élever la maison? puisqu’il y en a une autre? Vous n’avez pas assez de place, avec ce que vous occupez? Il faudrait bien trop l’élever. Autant en faire une nouvelle. Quant au sieur Lattion, je le plains pour sa maladie. Sachez-le donc capable de tout. Mais au nom du Christ, ne lui faites pas ce qu’il vous fait. Ne vous laissez pas manger non plus. Ma chère, il faut maintenant, que je te chicane. Il ne faut pas se conduire comme s’il n’y avait pas de Dieu sur la terre. C’est toujours vrai que pas un cheveu ne tombera de ta tête, sans sa permission 80. Peur de 79 80

Le frère de Maurice. Cf. Mt 10, 30; Lc 12, 7; 21, 18.

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quoi? On ne meurt qu’une fois; il faut mourir une fois. Après la mort, le ciel; avant la mort, la souffrance que Dieu proportionne toujours à notre force. Et c’est tout, ma chère. Écris toutes les fois que tu as le cœur gros. N’aie pas peur de tout me dire; même ce que tu tais, je le devine; au reste, crois-moi bien, j’aurai toujours un cœur assez large pour te comprendre. Encore un conseil: ne t’endors jamais, sans avoir au moins prononcé le nom de Dieu, avec ton époux. Ton frère, Maurice N.B. C’est bien que François se montre difficile. Avant tout, ton devoir est de bien tenir la maison. À quoi bon travailler, si l’on ne vit pas bien? Chez moi, tout va bien, très bien. Heureux, content. L’évêque qui devait m’ordonner est parti; il peut ainsi se faire que je ne sois pas prêtre avant l’automne. Que cela ne vous peine pas. Il faut être si saint, pour être missionnaire! Je pourrai ainsi mieux me préparer.

– 81 – Weisi, le 23.I.1938 Chère Marie, Joséphine est mariée; Jean est marié. Tu seras un peu plus seule, dans la vieille maison étonnée; un peu plus seule, un peu plus pensive aussi. Je viens penser avec toi. Ainsi ceux qui ont grandi avec nous, s’en vont chacun de son côté; nous restons seuls, très loin les uns des autres. L’une à la maison, l’autre en France, un autre en Asie. Non, le soir, la chambre n’entendra plus nos rires; la lampe n’ébauchera plus nos figures, sur les parois vermoulues; la nuit de la Rosière ne rafraîchira plus nos joues. Les Crettes n’entendront plus nos youtsées 81. C’est passé. Et ce désert de choses mortes que nous avions tant aimées nous fait mal. Ce que nous avions rêvé, ce que nous avions espéré, nous en avons atteint le terme; mais nous ne tenons rien entre nos mains, nous ne tenons rien, sauf ce que nous n’avions pas imaginé. Et pourtant, nous avons vécu nos plus beaux jours. Les joies qui viendront seront moins fraîches. La route, où nous avançons, est déjà explorée: c’est un retour de ce que nous connaissons, un cinéma trop vu. Alors, alors nous voici étrangers, sur une terre étrangère. Puisque ce côté des choses ne nous a point satisfaits, sachant qu’il en sera toujours de 81

Cris de joie.

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même, nous n’espérons plus rien, nous n’avons plus d’avenir ici-bas, nous n’en voulons plus, n’est-ce pas? Nous n’avons plus d’avenir, sur cette surface de la vie, nous le laissons à d’autres, mais nous nous attachons à Dieu. Un à un, les fils qui nous retenaient se sont rompus. Il ne nous reste que Dieu. Nous n’avons pas assez pensé à Lui; maintenant, il a fait un grand vide, autour de nous et nous dit: «Me voici». «C’est moi, celui que vous cherchiez. Vous avez faim et soif; venez». Nous y allons, n’est-ce pas? Nous prenons la voie du juste. Marie, le juste est celui qui aime la vie, parce qu’elle est une épreuve, un long examen; qui travaille en silence, pensant aux choses du ciel; qui pardonne, car, ceux qui l’offensent, qui l’injurient, ne l’offensent que pour des biens auxquels il ne tient plus, ne l’injurient que pour ce dont il n’a pas besoin. Le juste, c’est celui qui fait du bien à tout le monde, sans exiger la reconnaissance, sachant que la reconnaissance du monde ne donne que des choses du monde; les choses du monde, il ne les estime plus. Le juste offre ses souffrances pour l’expiation de ses péchés; ses joies, pour remercier Dieu. Le juste est heureux du bonheur de Dieu; il ne craint rien, parce qu’il a tout ce qu’il désire: Dieu. Tu penses bien comme moi, n’est-ce pas? Et moi, je dis que tu es toujours ma sœur que j’aime de plus en plus, à qui je penserai de plus en plus, que je comprendrai de plus en plus, que je trouverai plus souvent devant Dieu. Écris-moi, ma chère, penses-tu te marier? Si une bonne occasion se présente, pourquoi pas? En tout cas, crois-moi toujours un frère, à qui l’on dit tout. Moi je te dis tout, en te disant que je suis très heureux. Je devrais être prêtre, mais l’évêque qui devait m’ordonner est parti se reposer, en France. Ainsi, je ne serai peut-être ordonné qu’en automne. Puisque je suis si loin, cela ne vous fera pas beaucoup de peine; moi, je suis plus content, parce que je pourrai mieux me préparer. Tout va bien. Je t’embrasse très tendrement. Maurice Dis-moi pourquoi tante ne fait aucun signe de vie. Craint-elle que je lui demande de l’argent? Elle se trompe. Aime bien papa et maman; raconte-leur des histoires. Dis-leur que chaque soir, chaque soir et très souvent pendant la journée, je prie pour eux.

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– 82 – Weisi, le 23.I.1938 Mon bien cher Louis, Ta dernière m’a causé un bien grand plaisir. Ici, on se fait tanner le cœur par les amis, comme par les ennemis! Comme on est heureux de recevoir quelques mots sincères. Tu me parles de Jean. Ainsi va la vie. Non, ce ne sera plus nous, maintenant, qui animerons la vieille chambre. Elle entendra d’autres voix. D’autres visages se pencheront aux fenêtres. D’autres respireront cette odeur que nous connaissons. Ci et là, un bout de papier où nous aurons écrit, un meuble arrangé, un livre où il y aura notre nom, diront aux autres que nous avons passé par là. Ils penseront: «Comme c’est vieux»! D’autres rêveront ce que nous avons rêvé; mais feront-ils d’aussi beaux rêves? D’autres verront ce que nous avons vu; aimeront-ils le voir comme nous l’avons aimé? Je me rappelle le titre d’un morceau de lecture, très mal écrit, mais très beau: «Nids vides…» Tu m’as l’air d’avoir beaucoup délaissé la Rosière. C’est la force des choses. Pourquoi n’as-tu pas assisté aux noces de Joséphine? Mon cher, n’est-ce pas, nos plus beaux jours sont loin! Ce qui nous attend, nous en savons déjà le goût. Ce que nous verrons, sera du déjàvu. Cette âme qui priait ainsi: «Faites, Seigneur, que je connaisse ma mort, que je sache le nombre de mes jours afin de savoir ce qui me manque. Voici que mes jours sont comptés, mes jours sont comme un chiffre dans votre main et, en face de vous, mon être est néant. Oui, l’homme vivant n’est que vanité. C’est une image qu’on regarde un instant. Et maintenant, qu’attendrai-je, sinon vous, Seigneur? Parlez-moi, Seigneur, car je suis un étranger qui frappe à votre porte, un voyageur, comme ceux qui m’ont donné la vie et qui déjà ne sont plus». Cette âme qui priait ainsi (Psaume 38) était bien la nôtre qui ne prie qu’aujourd’hui, n’est-ce pas? Tu me demandes quand je serai prêtre? Ce devrait être fait. Malheureusement, l’évêque qui devait m’ordonner est à se reposer en France. Il se peut, ainsi, que j’attende l’automne. Ça ne vous peinerait guère, puisque nous serons trop éloignés pour fêter. Et moi, je suis content, parce que je serai mieux préparé. Dans quelques mois, je partirai, mes études étant terminées, à quelque sept jours d’ici, en plein pays tibétain, apprendre cette langue. Je me réjouis beaucoup. Pour quelque temps, je mènerai la vie des sauvages. Ce qui me cause le même plaisir qu’en Europe mener la vie d’un millionnaire. N’en souffle pas un mot: à la mai-

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son, on en serait effrayé; ailleurs, on le sera en temps opportun. D’ailleurs, ce n’est pas probable. Tu m’envoies baïonnette et couteau: tu as bien choisi. Merci de tout mon cœur. Fais-moi des connaissances: dans quelque temps j’aurai besoin d’argent. Découvre quelques types. J’ai reçu café, sucre, cigares. Cécile, n’a-t-elle pas donné un gros paquet de sucre? Tu as oublié de me dire le poids du fourneau; le prix, ça va. De tout, merci, merci infiniment. C’est onze h. du soir. Demain, à cinq h. debout. Vois combien je t’aime. Maurice Je t’embrasse avec tous les tiens. Interroge, à la maison, si l’on a reçu ma lettre d’été. J’ai écrit très souvent. Bien sûr, que je te prie de renouveler l’abonnement à la même «Revue des deux Mondes», si tu le peux facilement. Et expédie illico, s.t.p., cette lettre ci-jointe, à Marie.

– 83 – Hanoï, le 23.IV.1938 Mon cher Angelin 82, Demain matin, je serai prêtre. Au moment de finir ma vie d’écolier, et d’en commencer une autre, ne sachant ni ce que tu fais, ni ce que tu penses, mais espérant beaucoup de toi, ton vieil ami t’assure de toute sa fidélité et te promets, à sa première Messe, un memento très fervent. Il compte aussi sur toi, pour faire du bien. Il veut rentrer avec toi en paradis et te promet, en tant que prêtre, de ne pas t’oublier sur la terre. Et maintenant, je suis prêtre; je te bénis. À une autre fois, d’autres nouvelles. Maurice Tornay

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Angelin Luisier, condisciple de Maurice au collège de Saint-Maurice.

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– 84 – Hanoï, le 24.IV.1938 Mes chers, Enfin, j’ai dû venir à Hanoï, à seize jours de Weisi, pour me faire ordonner. Aujourd’hui, je suis prêtre. Je vous bénis. Un de ces jours prochains, je dirai la messe, pour toute la famille, et pour vous: ce que je ferai très souvent, dans la suite. Pour moi, je vous félicite d’avoir un frère prêtre. Vous savez, quand on est prêtre, on a une réelle influence sur Dieu. Si vous avez des ennuis, dites-le moi donc. Et voici mes images. Gardez-les soigneusement: ce souvenir vous portera bonheur. Je ne puis guère vous en dire plus long, je suis littéralement éreinté, après huit jours de retraite, pensez donc, et j’ai encore des lettres à écrire. Tout à vous, Maurice – 85 – Hanoï, le 24.IV.1938 Mon cher Louis, Ton frère est prêtre, depuis ce matin. Ce que nous attendions depuis 14 ans, est arrivé… Je te bénis, je bénis Louise et tous vos enfants, de toute mon âme. Après demain, je dirai la messe pour tous les miens. Toutes vos larmes, toute notre douloureuse séparation sera là, sur l’autel, avec le Christ immolé; et de mes deux mains, j’offrirai cela au Bon Dieu, pour notre salut. Non, je ne sache rien de plus beau. Je suis seul, mais je suis très heureux, parce qu’ainsi, Dieu est davantage honoré. Toi, mon cher Louis, pense que je suis prêtre que pour faire du bien; aide-moi par tes prières. Trouve-moi quelques messes. L’argent est à envoyer à Monsieur le Prieur du Grand-St-Bernard, afin que je puisse agir, selon la moitié de mes désirs. Sache aussi que je suis prêtre pour vous; par conséquent, n’aie pas peur de me dire tout ce que tu voudrais.

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Je t’embrasse très fort, avec tous les tiens. Maurice Prenez ces images; conservez-les pieusement; elles vous porteront bonheur.

– 85 bis – Hanoï, 24 IV 38 Mes chers confrères, Je viens de dire ma toute première Messe, celle que l’on dit immédiatement après l’ordination. En priant autant que je puis je vous bénis tous, de toute mon âme. L’ordination fut catholique 83 : l’évêque un Français, l’ordinant un Suisse et les assistants des P.P. Rédemptoristes Canadiens. Je suis heureux; mais un peu déçu de n’avoir rien, personne à accompagner. Laissons ça: parlons à points décousus? Qui parmi vous veut acquérir la vocation missionnaire? Voici un moyen efficace, infailliblement efficace. Devenez Prêtre et allez vous présenter aux supérieurs et présentezvous avec sincérité: c’est-à-dire de façon que l’on voie si oui ou non vous voulez partir. Car il n’y a pas de vocation sacerdotale et de vocation missionnaire; mais aussitôt prêtre aussitôt missionnaire puisque le Christ a dit à tous les prêtres «Allez enseigner toutes les nations» 84. Qui est apte à la prêtrise est ipso facto apte aux missions: la preuve en est que tous les premiers prêtres furent missionnaires. Donc inutile de compliquer les choses, c’est si simple. Mais ceci soit sans blesser personne. Je respecte infiniment toutes vos manières de voir. J’aurais des choses et des choses à écrire. Je le remets à plus tard, car il faut que je dise un mot à tout le monde. Voici des images et 2 photos. Le texte du milieu est un texte chinois faites-le-vous expliquer par M. Stynxi. Bénissons-nous in corde et animo contra malum 85. M. Tornay 83 84 85

Au sens d’universel. Mt 27, 19. «De cœur et d’âme contre le mal.»

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N.B. J’espère que vous pourrez décrocher un verre en mon honneur ces temps: j’ai assez sué pour cela.

Bien à vous T. M. – 86 – Hanoï, le 25.IV.1938 Mes Chers, Papa, Maman, votre fils est prêtre, depuis hier. Gloire à Dieu! Paix à vous! Hélas! Cette nouvelle vous causera peu de plaisir, puisque vous ne me voyez point. Ce plaisir, cette joie que vous attendiez depuis longtemps, vous a été enlevée, alors que vous la touchiez des doigts. Je n’ai qu’une chose à vous répondre, vous savez laquelle: je suis sûr d’être compris, parce que vous êtes chrétiens. Voici donc: Il y a un Dieu qu’il faut servir de toutes ses forces: c’est pour cela que je suis parti, c’est pour cela que vous avez si bien supporté mon départ. Et maintenant, je vous bénis de tout mon cœur. Demain matin, je dirai la messe pour vous et vos enfants. Jésus-Christ, lui-même, entre mes mains, priera pour vous. Soyez heureux, parmi toutes vos misères et vos maladies et vos fatigues, parce que Dieu vous aime plus que d’autres. Combien seraient heureux d’avoir un fils missionnaire! Ne craignez plus rien, je puis vous aider plus que jamais, et je le ferai. Joséphine, Marie, François, je vous bénis. Dans le même calice de demain, il y aura toutes vos larmes, toutes vos peines: ce sera si beau. Maintenant, je dois repartir. Je suis à Hanoï, c.-à.-d. à vingt jours de Weisi. J’ai des commissions jusque par-dessus la tête. Je n’ai plus d’encre. Adieu. Maurice Dites à tous que je suis prêtre. Dites à tous que je prie pour eux. – 86 bis – Hanoï le 25 IV 1938 Cher Monsieur le Prieur, Je suis prêtre depuis hier le 24 6h du matin.

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Benedictio Dei omnipotentis descendat super vos et maneat semper ut ducatis populum vestrum in altum et animam vestram in vitam aeternam. Amen 86. Tout a très bien été j’ai reçu le diaconat vendredi le 22, le sous diaconat 87 le 20 du même mois – même semaine. Je suis à Hanoï avec Chappelet (venu ici plutôt par amour des voyages) depuis 10 jours; nous repartirons mercredi le 27. Je dirai un ce ces jours prochains la Messe pour vous. Et maintenant je pars dans la vie (j’espère vers la sainteté) plein de courage et d’espoir. Voici une image. D’autres suivront avec quelques mots pour la Chère Communauté. Je suis chargé de commissions. Veuillez pardonner mon laconisme. M. Nanchen m’a écrit une lettre incompréhensible. Il dit que personne ne viendra en Chine à moins qu’il n’y ait à la tête du groupe un prêtre expérimenté. Quel est donc le «vieux» qui pourra venir ou bien personne ne viendra-t-il? M. Melly vous a-t-il dit qu’il me confiait le probatoire? Dans ce cas je me permets de vous demander si oui ou non il faut orienter ces enfants chez nous? (presque toutes les maisons religieuses font ainsi). Si oui, il faut à tout prix un confrère instruit 88 pour travailler avec moi. Si non, veuillez me le dire. Au revoir, non plutôt adieu, cher M. le Prieur; croyez à mon plus religieux dévouement. Maurice Tornay N.B. J’allais oublier. Le père Goré notre supérieur doit être en France; il ira en Suisse se faire opérer. Je vous prie, au nom de tous et de M. Melly surtout, de vous informer aussitôt après réception de la présente – à la rue du Bac et d’aller le voir vous-même, de lui rendre tous les services que vous pouvez comme à un confrère; il a bien mérité de nous avoir rendu de tant précieux services 89.

M. T. 86

87 88 89

«Que la bénédiction de Dieu tout-puissant descende sur vous et y demeure toujours, afin que vous conduisiez votre peuple au Ciel et votre âme jusqu’en la vie éternelle. Amen.» Étapes précédant l’ordination sacerdotale. Souligné dans l’original. Sic, pour «il l’a bien mérité, nous ayant rendu de tant précieux services».

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– 87 – Hanoï, le 28.IV.1938 Chère Anna, Ton frère est prêtre, pour toujours. Il te bénit de toute son âme, de tout son cœur. Sur l’autel, où Jésus mourait, il a déjà dit ton nom… Je suis prêtre, depuis le dimanche de Quasimodo 90. Voilà pourquoi, il m’a fallu venir jusqu’ici. Je repars, demain matin. Je prépare le voyage; je ne puis te dire que deux mots: maintenant, je ne suis plus à toi, je suis à tout le monde. Je ne suis plus à toi que par la souffrance, en tant que je te demande l’aumône d’une vie sainte, afin que Dieu agrée mon sacrifice. Rappelle-moi à tes Sœurs dans le Christ, à ta très bonne Supérieure, surtout. Dis-lui que je suis confondu par sa charité, que je préfère un sou à toutes les gâteries: les gâteries, c’est bon, mais ça se mange. Un sou, c’est peut-être moins bon, mais avec ça, on fait beaucoup de bien. Dis-lui aussi que je me permets de lui envoyer un petit tapis annamite 91, pour donner des idées aux brodeuses; peut-être, faudra-t-il payer un peu de douane; je ne puis le faire, pour tout le parcours. Pour l’argent, voici: adresser le montant par mandat postal, en argent français, à cette adresse: R. P. Savin, Procure de la Mission catholique, yunnanfou, Yunnan, Chine, avec la mention expresse: pour le Père Tornay, Weisi. Veuille parler des Missions à tes dames; il me faut de l’argent; demande des messes, et alors, par lettre, dis-moi combien de messes. Faisleur acheter des petits païens 92. Je te dis, il faut que je secoue tout le monde. Voici des images. Hélas! je n’en ai pas pour tous. Très souvent, je dirai ma messe pour toute votre maison, entre autre, demain. Maurice

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Premier dimanche après Pâques, aujourd’hui fête de la Miséricorde, désigné selon le premier mot du chant d’entrée «Quasimodo infantes». Vietnamien. Offrir des messes pour le salut de l’âme des païens, en particulier des enfants dont Maurice assure l’éducation.

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– 88 – Weisi, le 23.V.1938 Mon cher François, Je t’embrasse donc, depuis que tu es mon beau-frère; je t’aime comme un frère, tout net, comme j’aime Joséphine; je m’intéresse à toi, comme je me suis intéressé à tous les miens, puisque tu es mien. Disdonc, François, comment ça va chez nous? Ta femme est-elle gentille? Ta belle-sœur, est-elle méchante? Ta grange, ton écurie, ta maison, tes alpages, te plaisent-ils? Les routes, sont-elles assez larges, les tonneaux assez ventrus, les sonnettes assez «sonnailles»? Raconte-moi cela, dans une longue lettre. Bigre! il y a bientôt une année que j’ai un beau-frère: je n’ai même pas reçu un mot de lui. Serais-tu anticlérical? Communiste? Non, je le sais, je veux rire; je me rappelle que tu es bon et travailleur. Je félicite Joséphine d’être si bien tombée. À ce propos, avec Joséphine, nous étions collés comme les deux doigts de la main. Elle est d’un dévouement presque sans limites. Elle est à toi, garde-la bien… Elle est ma sœur, je te la confie, comme on confie son propre cœur. Défends-la. Si on t’en dit du mal, ne crois personne. Ne la chicane que lorsque c’est nécessaire, et même pas toujours lorsque c’est nécessaire. Je te recommande aussi mes parents. Tu vivras avec eux. Ils sont vieux, ils sont infirmes. Or, mon cher, quand on est vieux, on croit tout savoir, et l’on a tout oublié, on est enfant, mais on n’a que les défauts de l’enfance. Tous les vieux sont ainsi. Nous le serons un jour, et comme nous avons mesuré, ainsi l’on nous mesurera; comme nous avons supporté, ainsi l’on nous supportera; comme nous avons pardonné, ainsi l’on nous pardonnera 93. La vieille Rosière que j’ai quittée est devenue ton domaine. Notre nom, peut-être, mourra, mais notre sang vivra. Tu aimeras, pour nous, les prés que nous avons tant aimés. Dis à Joséphine de te raconter comme j’étais heureux, en revenant du collège; comme j’étais triste, en partant. Tu apprendras à tes enfants l’amour de la terre, n’est-ce pas? le respect de ceux qui ont les mains salies par le travail? Surtout, tu leur apprendras à prier. Mon cher François, si tu savais les crimes de ceux qui ne savent pas prier! Si tu savais la vilaine religion de ceux qui ne connaissent pas la Religion! Il y a tellement de mauvaises gens, que maintenant, il nous faut être meilleurs que nos pairs. Mais, chéri, accepterais-tu encore un 93

Référence à Lc 6, 37-38.

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conseil? Quelqu’un qui te veut du bien te parle. Quelqu’un qui a déjà vu beaucoup de choses voudrait t’avertir. Quelqu’un qui est mêlé à toutes les histoires, qui sait combien coûte une miette de pain, qui n’est pas en face d’une vie facile, voudrait t’aider. Écoute: tu auras toujours ce qu’il te faut, si tu donnes à Dieu ce qui lui revient. Écoute encore: ne va jamais te coucher, sans avoir prié avec ton épouse. C’est la voie de la paix en ce monde et en l’autre. Et puis, tu sais, si quelque chose grince, ne te gêne pas de me le dire. Moi, qui n’ai pas de famille, je puis bien m’occuper de ceux qui en ont. Je t’embrasse très fort. Chne Maurice Tornay N.B. J’ai dit à Joséphine de payer un bon verre à ton papa, de ma part. Veille à ce qu’elle n’oublie pas.

– 89 – Weisi, le 30.6.1938 Cher Monsieur René , 94

Je viens de recevoir vos petits bouquins 95. Je dévore celui de Francis Jammes; je suis ému. Merci beaucoup. Quand vous en aurez des mêmes, je me recommande. Et que faites-vous? Cher ami si lointain, je n’ai pas oublié que, jadis, nous vivions ensemble. La séparation fige les souvenirs, fixe éternellement les images. Ainsi, vous serez toujours celui que j’ai connu autrefois. Ces jours, vous êtes en fête. Je suis tout chose, parce que je vais partir étudier le tibétain, et que Mr Melly m’a mis une grosse hotte sur les épaules: le pro-petit séminaire 96. J’aurai une trentaine d’enfants, héritiers du paganisme, à instruire et surtout à sanctifier. Bref, n’en parlons pas: ça me change le sang en soupe à la bataille. Parlons en phrases détachées. À celui qu’on aime, on livre ses pensées. Il n’y a de vrai que ce que l’on fait de bien. Comprenez-vous ce que cela signifie: «faire la vérité»? Estote factores verbi, non auditores tan-

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Le chanoine René Giroud. Maurice recevait aussi régulièrement la Revue des deux mondes, que lui faisait suivre son frère Louis. Probatoire.

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tum 97. Un conseil: ne croyez pas tout ce que l’on écrit. Il n’y a que ceux qui vivent leurs paroles qui ont le droit d’écrire. Veuillez dire à Mr Lovey de bien comprendre la lettre «vermillon» qu’il vient de recevoir ou qu’il aura reçue déjà. Je compte toujours sur les commandes que je lui ai faites. Et si vous voulez m’aider, dénichez-moi des adresses, où je pourrai retirer du pèze 98. Il faut que je tienne une école moderne, dont les meilleurs élèves seraient aptes à entrer en Rudiments 99, là où il n’y a probablement que de l’herbe. De tout cœur, votre confrère, Maurice Tornay Saluez Mme et M. Théo; tous vos frères et sœurs. Je les connais.

– 90 – Weisi, le 30.X.1938 Mon cher Louis, Quand tu me liras, les autres seront déjà loin 100. J’ai appris, trop tard, leur départ, pour te commander ce que j’aurais voulu. J’étais alors à six jours d’ici, occupé à étudier le tibétain. Un beau jour, je reçois la nouvelle du départ. Hélas! il ne me restait plus qu’un mois; la lettre n’aurait donc pas pu arriver, heureusement pour toi! Et maintenant, voici mon boulot. Tu penses que je suis régent 101. J’ai 39 élèves mi-chinois, mi-tibétains. Je leur apprends tout, depuis la façon de se laver, de s’habiller, jusqu’à la façon de se mettre à genoux et de prier. Les pauvres! ils sont pleins de poux, de punaises et de puces, et, Dieu sait, si j’en n’attrape pas quelques fois, moi aussi! Je suis tout le jour pris par eux car, il faut leur inculquer la religion comme on inocule un poison: petit à petit, à chaque moment un peu.

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Jac. 1, 22: «Mettez en œuvre la parole, ne vous contentez pas de l’écouter». De l’argent. Quelques mots d’argot, ou très familiers, paraissent – rarement – dans la correspondance de Maurice. 99 Deuxième année du collège dans le cursus secondaire helvétique (v. supra, p. 27 note 17). 100 Ces «autres» sont les chanoines Henri Nanchen et Angelin Lovey, qui étaient en route pour rejoindre les missionnaires. 101 Instituteur. 98

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Mon école n’est pas encore finie. C’est une magnifique maison. Charpente de bois et murs de terre, deux étages (plutôt, un) et galetas. Galetas: dortoir; étage: ma chambre, chapelle; rez-de-chaussée: salles de classe. Plus tard, seulement, j’aurai une cure et église. Des chrétiens, j’en ai déjà 39; les autres viendront. Santé, excellente; travail assuré; position magnifique; pension originale: matin, bouillie de riz; midi, riz ou maïs cuit à la vapeur (on lave le riz, on le fait bouillir une minute dans l’eau, on le met dans un tamis qui lui-même «couvercle» une marmite où bout quelque chose. Pour le maïs, idem). Ensuite, on le mange avec du piment, des pommes de terre ou de la viande. Soir: voir midi. Dessert, quelques fois une pipe. Apéro: même nature. J’ai un diable à combattre: la paresse de mes élèves et, aussi, un peu la mienne. Les gens d’ici: ne rien manger, ce n’est pas trop ennuyeux, ça arrive si souvent! Souffrir: il le faut; mais travailler, faire quelque chose, ça, c’est une peine qu’Adam aurait bien pu payer tout seul! Les pauvres, pas d’imagination, pas de sentiment. C’est une terre à défricher. Prie Dieu de ne me laisser jamais décourager. Que d’épines à tailler. Que de ronces à déraciner! Le travail de l’Église oui, ça c’est du beau travail. Maintenant, quand tu me répondras, ne me donne que des nouvelles de chez nous, comme je ne t’en donne que des miennes. Chez nous, j’entends la famille, j’entends la Suisse; avant ces deux, toi et les tiens. Scierie: trop cher; verra plus tard; tous les problèmes remis. D’abord, m’installer; pour voir, il faut être sur place. De la maison, pas reçu de lettre, depuis avril 1938. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Tout de même, une lettre de la maison au cœur d’un exilé! Nouvelles d’Anna, bonnes. Nouvelles de tante, idem. Nouvelles de Cécile? Âge de Laurent? Ne sait-il pas bientôt écrire? Heureux dans ma nouvelle patrie, je vous en souhaite dans la vôtre que j’aime toujours. Ai-je besoin d’un peu de repos, je pense aux matins de septembre qui blanchissent le bout des monts; je pense au vent de septembre qui fait froid au dos, au soleil qui brûle encore le visage, au calme des pâturages désertés, où l’eau des torrents qui ne sert plus à laver et à désaltérer a le bruit si doux des choses que l’on n’entendra plus. Ces matins-là, quand j’étais collégien, je me levais toujours content. Je sortais aussitôt aspirer tout l’air que je pouvais, parce que bientôt il fallait partir. Or, dans mon corps, ce souvenir reste; encore maintenant, ces jours-là, le réveil peut se taire: je me réveille avant lui. Il restera toujours un peu de terre valai-

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sanne dans mon sang, va! Je suis un arbre transplanté après la croissance. Ce qui ne m’empêche pas d’être heureux ici. Mais maintenant, adieu, choses d’autrefois! Un prêtre, c’est un personnage public, donc, tout aux autres. Sois fier d’avoir un frère prêtre; prie comme Jésus pour que sa foi ne défaille pas 102. Et crois-moi toujours plus à même de t’aimer et d’aimer ceux que tu aimes. Maurice J’arrive juste pour le bon an. Bonne année, mes chers, amusez-vous un peu; il faut beaucoup de joie, pour faire un bon ménage; et tâchez de devenir plus sages encore sans devenir plus vieux.

Maurice Par économie, veux-tu bien te charger d’envoyer les présentes à leurs destinataires.

M. – 91 – Weisi, le 12.XI.1938 Chère sœur 103, Rien de nouveau, sauf mon métier qui est chaque jour plus drôle. J’ai donc une quarantaine de petits sauvages à instruire et à éduquer; ce qui me donne l’occasion de suivre, chaque jour, gratuitement, des leçons de patience. Pense, il y a un mois et demi que je fais toujours la même remarque, et je ne suis pas encore écouté. C’est renversant pour nous, Européens. Pourtant, il ne faut pas les battre: ce serait ruiner une bonne année de travail. Vois comme ils sont propres: il y en a un qui a la gale; il se gratte partout et se fourre ensuite les mains dans la bouche. Il n’y en a pas un qui aime l’étude. Leur fais-je une belle théorie sur ceci, cela, ils coupent court mon éloquence, en me demandant si, en Europe, il y a des flèches et des arbalètes. Enfin, ils ont tous envie de rentrer chez eux. Penses-tu qu’un petit chamois serait heureux dans une étable? l’hiver, avec du bon foin dans la bouche, alors que sa mère, dans la neige, chercherait 102 103

Référence à la prière de Jésus pour saint Pierre, Lc 22, 32. Sa sœur Anna, religieuse.

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quelques feuilles sèches? Le petit chamois voudrait partir; il donnerait sa vie, pour la liberté. Mes petiots, de même. À la maison, rien à faire, souvent rien à manger, souvent nus. Mais à la maison, on est libre; on joue près des grands fleuves, on déniche, on rapine, on se chauffe près du feu, on mange quand on a. Tandis que chez moi, on est couvert, on n’a pas trop froid, ni trop faim, mais il faut travailler et obéir. Pourtant, quelques-uns doivent devenir prêtres. Je pense à Dieu. Pour moi, chaque jour, je suis moins écouté. Mais Dieu qui ne perd jamais patience, je suis sûr qu’il réussira. Et s’il réussit avec eux, il réussira bien aussi avec nous, car, en vérité, nous ne sommes pas plus indociles. Aussi bien, ayons toujours confiance. Une expérience: il n’y a que la charité qui compte. Je puis dire que je n’ai presque pas une consolation terrestre et pourtant, je ne vaux rien de plus que ceux qui en ont car je n’ai pas assez de charité. Bref, cela viendra. Ma maison n’est pas encore finie. Il faut que je monte une chapelle et je n’ai rien. Si jamais, en restant rigoureusement dans les règles de l’obéissance et de la pauvreté, tu pouvais m’aider un peu: conopée 104, nappes d’autel, aubes, cordons, habits pour enfant de chœur, etc., … Si jamais, … à emballer comme suit: colis de 5 kilos à envoyer par la poste. Mettre à l’intérieur du colis, feuille contenant les objets envoyés, avec mention «usagé», pour éviter une trop forte douane, pour qu’à la douane on ne fouille pas. Pour les petits objets, faire petits colis et envoyer comme une simple lettre. Le mieux, c’est de l’argent. Excuse-moi, je quête. Où es-tu? Que fais-tu? Dieu te garde! Salue très respectueusement de ma part, ta vénérée Supérieure et toutes les Sœurs que j’ai vues et que je n’ai pas vues, puisque, te connaissant, elles me Tornay M.

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Voile recouvrant le tabernacle.

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– 92 – Weisi, le 9.I.1939 Monseigneur et très aimé Père 105, Votre dernière lettre nous est arrivée, il y a bientôt trois semaines. Nous vous remercions pour votre sollicitude et toutes les bonnes nouvelles que vous nous donnez. Nous avons tardé un peu à vous répondre, parce que nous ne voulions pas vous donner une mauvaise nouvelle. Le Bon Dieu semblait vouloir nous imposer une très douloureuse épreuve. Mr Lattion a fait une redoutable typhoïde. Il a eu la fièvre durant un mois; le délire, durant le même temps. Il a bien risqué de mourir. Mais aujourd’hui, il est sauvé. Faible encore, il s’alimente convenablement, et la fièvre n’a pas reparu depuis une semaine. De sorte qu’il n’y a plus rien à craindre, mais à remercier celui qui l’a guéri: le Bon Dieu. Une bande de 600 pillards a menacé Weisi: ce péril est aussi écarté car ils ont été battus, dans la région du Fleuve-Bleu. Ainsi, nous voici de nouveau tous bien portants et joyeux. Nous espérons qu’il en est de même chez vous, que tous les Confrères vont bien et que vous-même, le plus âgé de tous, vous avez une santé meilleure encore que la leur. Les deux nouveaux, accompagnés de Mr Melly, nous arriveront, dans le courant de février. Nous les attendons avec impatience. Ils feront certainement bon voyage, puisque la route est libre et qu’on ne signale aucun incident. Nous commençons à souffrir légèrement de la guerre 106. Le prix des marchandises a doublé, triplé même, et l’on ne trouve plus rien. Deus autem providebit 107. Ne nous affligeons pas. La chrétienté de Yerkalo, qui avait été spoliée de ses biens, est maintenant dans une meilleure position. Une partie des terres lui seront rendues, et le Père peut continuer son ministère. Le diable, là aussi, a perdu bataille.

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Mgr Théophile Bourgeois, prévôt du Grand-Saint-Bernard. Il avait alors 84 ans. Il ne s’agit pas de la seconde guerre mondiale, qui n’avait pas encore commencé à cette date, mais de la guerre sino-japonaise qui débuta le 28 juillet 1937 pour se prolonger et se terminer avec la seconde guerre mondiale. Les japonais occupèrent la partie est de la Chine. 107 Mais Dieu pourvoira. 106

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Trois nouveaux ménages protestants viennent d’arriver d’Amérique. Ils occuperont respectivement Atuntze, Batang et Yerkalo. Ils vont plus vite que nous, ces hérétiques 108, pour la plupart Chiliastes 109. Et je n’ai plus rien à vous apprendre, sinon que nous prions toujours pour vous et pour la Congrégation. Veuillez donc croire à notre très religieux attachement et à notre éternelle fidélité. Que si Mr Melly ou Mr Lattion ne vous ont pas encore envoyé leurs vœux de Nouvel-An, je vous les envoie maintenant. Pour être un peu tardifs, ils n’en sont pas moins sincères. Au nom de tous, oui, je vous souhaite une bonne santé et une grande paix. La santé, parce que nous avons besoin de vous; la paix, parce que vous en avez besoin vous-même, pour rester avec nous. Votre fils dévoué, Maurice Tornay – 93 – Weisi, le 26 janvier 1939 Chère Anna, Je viens de recevoir ta lettre du 13.XI.1938. Je suis heureux de te savoir enfin à Noret, parce qu’ainsi, je sais que tu vas bien. Je t’ai écrit une fois, depuis Hanoï, une fois l’été, une fois l’automne. Peut-être, maintenant, as-tu reçu ces lettres. Pour moi, je vais bien et dis, avec toi, toujours la même chose: on obtient de Dieu ce qu’on en espère 110. Dieu se sert, pour nous exaucer, de la mesure même dont nous nous servons pour espérer. Espérons.

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Les protestants sont à cette époque communément regardés comme des hérétiques plus que comme des frères dans le Christ. 109 Ou Millénaristes. Un courant de cette tendance ancienne, qui attendait un retour du Christ devant instaurer en ce monde un royaume de mille ans, d’où le nom, était vivace dans une partie du monde protestant. 110 Citation de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus (Histoire d’une âme), elle-même inspirée de saint Jean de la Croix (Montée du Carmel III.6). Maurice a toujours gardé une grande dévotion pour la Sainte de Lisieux (v. supra, p. 67-68, 74, 79-80), qui avait été proclamée par Pie XI «Patronne toute spéciale des missionnaires, hommes et femmes, existant dans le monde», le 14 décembre 1927.

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Voici, ci-joint, quelques feuilles pleines de vérité et de rigolo 111. Làdedans, mieux que par les lettres, tu peux te rendre compte de ce que nous sommes. Tout ce que je dis est rigoureusement vrai. Il y a quelques grossièretés. Baisse les yeux, comme il convient que nous fassions nousmêmes. Si quelque chose t’amuse, fais-en profiter tes sœurs. Le confrère 112 qui a passé chez nous, avec moi, a une terrible typhoïde. J’ai dû le soigner deux mois durant; maintenant, son état est satisfaisant. Salue pour moi, avec grand respect, ta bonne Mère Supérieure, ainsi que toutes tes Sœurs, et crois-moi toujours idem. Maurice Les 120 frs. sont arrivés et les messes dites, depuis longtemps. Merci beaucoup. Bonne année. Paix et joie.

– 94 – Weisi, le 6.IV.1939 Mon cher François, Bien! J’ai au moins un beau-frère qui se respecte. Il m’écrit. Merci pour ta bonne lettre de Noël. Ce que tu me dis, m’est très cher. Tu te plais à la Rosière, tu aimes ton épouse et tes nouveaux parents, tu aimes le travail. Sache que tu es ainsi le plus heureux des hommes. J’ai connu, à Lausanne, un jeune Vaudois qui, une semaine après son mariage, n’osait plus rentrer chez lui, tant il avait peur de sa femme, tant il craignait sa belle-mère. J’en ai connu un autre qui, à 22 ans, avait déjà divorcé. Ne soyez pas comme eux; aimez-vous bien. Dieu fera le reste. Tu me laisses entendre que tu as des ennuis. Veux-tu avoir le dessus, oui ou non? Si oui, pardonne toutes les fois que tu le peux, ne rends pas le mal pour le mal. Crois-moi bien. Je parle au sens propre; je te livre là un secret. Si tu en tiens compte, je suis sûr de te voir, un jour, riche; si tu n’en tiens pas compte, je ne réponds de rien. Dis-moi et redis-moi ce que tu fais comme travaux, car je connais tous les coins et les recoins de tes terres. Ainsi, en te lisant, je repasserai, 111

Vraisemblablement tirées des bulletins mensuels dactylographiés par les missionnaires au moyen desquels ils donnaient à leurs confrères des nouvelles de leurs postes respectifs. 112 Le chanoine Cyrille Lattion, dont il est question dans la lettre précédente.

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reverrai ce que tant de fois j’ai vu et aimé. J’ai appris l’incendie des Crettes. Rien ne m’a peiné autant que votre peine. Mon cher, je voudrais bien remplir ces deux pages, mais le temps me manque. Ce qui ne manque point, ce sont les mots, pour te dire mon affection, et l’affection pour me faire inventer des mots. Tornay Maurice – 95 – Weisi, le 6.IV.1939 Ma chère Joséphine, Reçu ta lettre. Elle mériterait qu’on chante un Te Deum 113, tant elle me donne d’heureuses nouvelles. Si je ne me trompe, vous êtes donc tous en vie et, surtout, tous heureux. Quelles grâces! Si, maintenant, tu pouvais voir tous les malheureux qui pleurent, tu comprendrais mes paroles. Tu me dis que, jusqu’à présent, tu avais fait ce que tu voulais; tu me laisses entendre que, maintenant, il faut que tu tiennes compte de François. Pourquoi, diable, ne ferais-tu pas ce que veut François? Sois-lui soumise. Tu ne viens qu’en seconde. La tête de la famille, c’est l’homme. Ne te dispute. Une femme qui se dispute avec un mari habile, laborieux, économe, a certainement tort. François a-t-il ces qualités? Si oui, tu devrais être très contente de faire ses volontés. Non, ma chère, sois celle qui console; ne sois pas celle qui chicane. Tu n’as pas encore d’enfants? Patiente; prie pour les avoir. Ce sont, celles-là, des prières que Dieu exauce toujours, à un double point de vue. Il donne des enfants et de bons enfants. Non, non, jusque très tard, il ne faut pas désespérer. J’ai appris l’incendie des Crettes. Je soupçonne aussi quelqu’un. Je ne sais si je me trompe. Bref, pardonnons, afin d’être, un jour, nous-mêmes pardonnés. Et Marie, que fait-elle? Elle ne m’a point écrit, cette année. Les éphémères 114, sont-ils toujours les mêmes? Hélas! temps d’autrefois, où estu? Rires d’autrefois, pourquoi avez-vous disparu? Chère Joséphine, songeons toujours à notre âme; c’est elle qui s’inquiète de ce qui se passe car elle ne passe pas, elle. Tu me demandes aussi 113

Cette hymne à la majesté divine est une prière solennelle d’action de grâce, le plus souvent chantée. 114 Prétendants nombreux de sa sœur Marie.

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ce qui me ferait plaisir. Ta générosité exige la plus grande franchise. Voici ce qui me plairait: 1°. Quelques prières. 2°. Quand vous aurez quelques sous de trop, eh bien! envoyez-les moi. Je les emploierai à quelque chose d’utile, et ainsi, j’aurai toujours votre souvenir présent en moi. Car, hélas! le souvenir, maintenant, est notre seul point de contact, notre seule salle de réunion. Que veux-tu? Dieu est si grand et si beau, qu’il convient fort de l’honorer jusqu’aux larmes et jusqu’au sang. Pour moi, je suis en bonne santé. Je prépare des conversions; je prêche; j’enseigne, je confesse, j’exhorte. Dis à maman que j’ai dit les messes en question, que j’ai reçu les maillots et les bas et les chemises; dis-lui que, hier, j’ai tué quatre voleurs: ces voleurs n’étaient rien que quatre poux qui se baladaient tranquillement chez moi, comme chez eux. Je sais la maladie qu’a faite Papa. Tu sais, ça va revenir et ce sera pour la dernière fois. Dis encore à Maman que tout ce qu’elle m’a acheté me va très bien. Dis-lui que je prie pour elle et pour papa, souvent. Console-la. Et parlelui du ciel. Je suis tout à vous, et vous aime comme un exilé aime les siens. Maurice Tornay – 96 – Weisi, le 6.IV.1939 Chère Marie, Que deviens-tu, ma sœur? un peu plus solitaire, un peu plus pensive, un peu plus désabusée des joies de cette terre? Tu as vu tout ce que tu pouvais espérer de bonheur, et tu en as été déçue. Et je suis sûr que tu te sens l’âme un peu vide, au milieu de tous ces changements qui ne nous consolent pas. As-tu au moins une confidente? Oui, Joséphine te reste. Je sais que vous vous comprenez. Si j’étais en Europe, que de bons moments! Chère Marie, c’est pour aimer davantage le bon Dieu que nous supportons de vivre séparés. Consolons-nous. Un jour, nous nous rejoindrons. Un jour, un jour, c’est-à-dire, bientôt; car, bientôt, la mort nous attendra, comme elle attend nos vieux parents. A-t-elle été brève, leur vie! La nôtre ne durera pas davantage.

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Chère sœur, notre adieu – tu te rappelles, aux Crettes? – fut déchirant. Je suis presque aussi déchiré aujourd’hui, te sachant là, à l’autre bout du monde et ne pouvant ni te voir, ni te parler. Te sachant à l’autre bout du monde, peut-être malheureuse! Non, il faut vivre en grand chrétien; alors, la vie a un sens. Vivons en chrétiens. Quant à moi, sois bien certaine que, si je suis prêtre, c’est pour t’aider; si je suis missionnaire, c’est pour t’aider. Tu sais bien que je suis toujours le même, comprenant ce que tu veux dire, avant même que tu aies parlé. Et maintenant, voici quelques bourdes. Mes 35 gosses ont la gale. Ils marchent aussi tordus que des opérés. L’un d’entre eux est mort, pas de la gale, mais de la tuberculose; un autre se rétablit de la typhoïde. Je m’amuse avec les galeux, soigne les uns et les autres, et n’éprouve aucun mal. Cette semaine passée, à la tête de mon école, je suis allé planter des légumes. Je suis revenu plein de poux. Il y en avait au moins une centaine sur ma couverture. Comme tu m’aurais chicané, si tu m’avais vu. On dit que je prêche à merveille; malheureusement, après mes sermons, les paroissiens sont pires que jamais. Il me faut maintenant acheter veaux, cochons, poules, poulets, moutons. Que du commerce en vue! Surtout qu’ici, pour avoir un coq haut comme ça, ce n’est pas trop d’une demi-journée de palabre. Enfin, je n’en finirais pas. Si nous sommes sages, il est probable que Dieu nous permettra de nous revoir une fois sur terre. Que ce soit pour alors, t’embrasse, Maurice – 97 – Weisi, le 6.IV.1939 Mon cher Louis, Jeudi-Saint. Je viens de quitter le S. Sacrement, où j’ai prié pour toi, pour tous ceux que je puis appeler les «miens». Jeudi-Saint. Printemps et Pâques. Renouveau de ce vieux monde auquel nos prières, nos affections sincères et pures, nos sacrifices donnent seuls un peu de goût. Je viens de recevoir ta lettre du 5.II. et celle que tu avais confiée à Angelin, presque en même temps. Merci; merci au Bon Dieu de t’avoir conservé bon au milieu de ceux qui ne le sont pas.

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Tu me demandes des nouvelles au sujet des lettres que tu m’aurais écrites pendant l’été. Je les ai reçues. J’y ai répondu, … donc, la réponse s’est perdue. À part ça, tu t’excuses de ne pas m’envoyer du pèze. Sache que je n’en attendais pas, parce que, mon cher, je sais ton état de santé pécuniaire, parce que, aussi, j’ai autant de soucis à ton sujet et au sujet de ta famille, que tu en as toi-même. Mais oui, Louis, mets-toi au chaud d’abord, ensuite, réchauffe les autres. Tu m’en promets pour ce printemps. Tant mieux et merci. Mais sois sage; ne veuille rien exagérer. Quant à l’argent que tu as donné à Mr le Procureur, il n’est certainement pas perdu, mais il reste sur ses comptes – ce qui est juste – mais je n’en verrai jamais la couleur. J’avais dit qu’il fallait envoyer l’argent à Mr Besson (ou son remplaçant), Prieur du Grand-St-Bernard. Sois averti pour une autre fois. Inutile de faire la moindre démarche chez Mr le Procureur: il est dans son droit. Seulement, si tu veux me venir au secours, prends un autre chemin. Je reçois toujours la Revue des deux Mondes. Elle nous récrée beaucoup. Merci. Reçu le couteau de chasseur. Ce qu’il me fallait. Merci. Quant au bureau, je t’en fais cadeau!… Maintenant, retiens ces mots: il n’y a de vrai que ce que l’on fait de bien. Il y a cette différence entre les saints et les impies, que les premiers se relèvent toujours et les autres jamais… Chaque homme commet trois péchés: le premier, par surprise, et c’est le péché de la jeunesse; le deuxième, par fatigue, et c’est le péché de l’âge mûr; le troisième, par désespoir, et c’est le péché de la vieillesse. Nous avons certainement commis le premier; ne commettons pas les deux autres. Soyons toujours jeunes; ne nous décourageons jamais, comme tu me le dis si bien dans ta lettre. Cet hiver, j’ai été enfoiré 115 ainsi qu’aux plus beaux jours 116. Le Père qui était ici pour m’éviter du travail, a fait une typhoïde formidable: trois mois de délire. Presque la famine, et moi qui ai 40 gosses à nourrir! Parmi ces enfants, qui eurent la typhoïde, qui la gale, qui la tuberculose; si tu veux savoir mon turbin, rappelle-toi quand tu étais régent; ajoute aux heures, des heures de surveillance, les heures qu’il faut pour leur procurer de quoi manger et de quoi se vêtir. Tu comprends ce que je fais. Je ne te dis rien d’autre. Tu auras, je pense, déjà en ce moment, l’occasion de me lire, dans le Bulletin d’Orsières, je crois. Pour scierie, affaire réglée. Trop cher; verra plus tard. Avec le Japon, guerre. Au reste, leur marchandise: suprême tricherie. 115 116

Dans de sérieuses difficultés. «Ainsi qu’aux plus beaux jours»: citation de la fable de La Fontaine, Le héron.

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Mr Lovey est arrivé en bonne forme. Travaille le chinois. Te salue. Je t’embrasse et t’aime autant que tu le sais. Appris l’incendie des Crettes. Laisse-moi te dire, qu’après avoir voyagé et vu tant de souffrances, cela ne m’a fait aucun effet. Votre peine seule m’a beaucoup peiné. Tornay Maurice – 98 – Weisi, le 7.IV.1939 Mon cher frère 117, J’ai reçu ta lettre de Noël, merci. Tu penses encore à moi? Tu n’as pas oublié ton frère. Bravo! Que fais-tu de bon? Quels sont tes soucis? Est-ce que l’air de Chez-les-Addy te convient? Tu as déjà boudé combien de fois ta femme? Sois sincère; dis-moi ça. Des reines à cornes 118, en as-tu? Combien? Sache bien que je m’intéresse à tout ce que tu fais. Car tu seras toujours mon frère Jean. Ici, j’ai un tas d’amis; je n’ai point de frère. Je ne sais personne à qui dire tout ce que je voudrais. Chéri, peut-être, un jour, le Bon Dieu nous permettra de nous revoir. Quelle fête ce sera! En attendant, soyons bien unis. J’ai appris l’incendie des Crettes. De pareilles, nous avons encore le temps d’en voir, et d’autres aussi. Le contremaître qui construit ma maison d’école a dû se munir d’une longue lance de guerre, pour effrayer les bandits. Or, dans un demi-mois, j’irai le rejoindre. Je risque bien aussi d’avoir des histoires. Craignons ceux qui tuent l’âme. Ceux qui tuent le corps ne sont pas à craindre 119. Pardonnons tant que nous pouvons pardonner, et nous serons toujours heureux. Tiens, un conseil. Veux-tu obtenir tout ce que tu veux de ta femme? J’ai lu cette excellente recette: dis-lui, laisse-lui entendre qu’elle est habile et jolie. Note bien que, dans le cas, ce n’est pas mentir. Tu sais, ces deux mots ont un effet surprenant, sur les filles d’Ève.

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Jean. Les fameuses vaches de la race d’Hérens, utilisées pour les «combats de reines». 119 V. Mt 10, 28. 118

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Adieu, mon cher; crois-moi toujours capable de te comprendre et de t’aimer. Maurice – 99 – Weisi, le 7.IV.1939. Cher Monsieur 120, Tout de même, ce Monsieur Delaloye exagère! On ne peut pas ne pas lui écrire, et on lui écrira à la valaisanne… Veuillez donc dire à Madame Delaloye que des maris comme vous, il n’y en a plus. Elle a pris le dernier. Comme vous? je veux dire généreux et chrétien. Ces deux qualités inséparables, il y a si longtemps que je ne les ai plus aperçues, plus vues. Je suis tout «chose», en apprenant ce que vous avez offert aux deux nouveaux Pères. Et ce cher petit Bernard qui se souvient encore de moi. Bernard, écoute une histoire. Il y avait, à Lausanne, un petit bout de garçon haut comme ça, un «amour», comme disent les Vaudois. Or, un jour, son papa voulait partir, parce que maman l’avait trop chicané. Ce petit garçon, haut comme ça, répondit à son papa: «Écoute, papa, si tu pars, des mamans tu en trouveras peut-être, mais des bijoux comme moi, pour sûr, tu n’en trouveras plus». Et le papa ne partit point. Depuis Martigny à Weisi, j’ai vu des enfants nombreux comme les graviers de la route; je n’en ai point vu comme Bernard Delaloye. Ici, j’en ai une quarantaine, mais ils sont mal élevés, ils disent des mots gros et vilains, comme des bœufs qui battent. Je m’amuse avec eux, mais quand la récréation prend fin, tu ne sais pas ce qui m’arrive? Non, tu ne devines pas. Quand la récréation prend fin, je suis couvert de poux qui, eux, se mettent en récréation sur ma robe. Il faut souvent punir les petits Tibétains, parce qu’eux, non plus, n’ont pas eu des papas et des mamans comme toi. Dis donc à tes parents un grand merci, et aime-les toujours de plus en plus. Quand ta maman te fait prier, je suis sûr que mon ange gardien entend mon nom que tes lèvres prononcent, et alors, il vient vite, plus vite qu’en avion, il vient vite à mon secours. Et moi, je le prierai d’augmenter 120

Dr Léon Delaloye, Martigny.

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ta science et ta sagesse, sans laisser partir ton innocence. Il faut, en effet, que ta science grandisse, afin de devenir comme ton père. Tu sais, il est formidable, ton papa. Il m’a fait des plombages tels que je puis manger des cailloux, sans qu’ils sautent. Manger des cailloux? Mais, notre riz en est plein, de ces petits cailloux qu’on ne voit pas, mais qu’on sent très bien craquer sous les dents. Mais je m’aperçois que je n’ai rien dit de Madame. Pardonnez-moi. Distraction et sottise de jeune missionnaire! Tout ce que je dis à son fils est pour elle, puisque, et c’est si vrai!, tel fils, telle mère. Chers compatriotes si dévoués et si gentils, croyez à la reconnaissance émue d’un jeune missionnaire qui, pour vous avoir vus une seule fois, ne pourra jamais, jamais vous oublier. Chne. Tornay – 100 – Houa Lo Pa, le 14 septembre 1939 Mon cher Louis, Depuis quand, mes dernières nouvelles? Je m’excuse. J’ai eu à faire. Et puis, vous avez été informés de mille façons sur nos faits et gestes. Sache que je vais très bien. Dis-le, redis-le à la maison. Mon cher, il faut que tu m’aides à sortir d’une dèche 121. J’ai 50.- frs. de déficit dans mes comptes. Vu notre pénurie, c’est à regretter beaucoup. Trouve-les-moi, s.t.p., tout de suite. Fais-les-moi parvenir par le Prieur du St-Bernard, Mr Besson. Surtout, ne dis rien à personne, tu me rendrais service. Il paraît qu’on a demandé, chez nous, 300.- frs. pour moi. Vous avez assez à faire. Quand ce n’est pas moi qui réclame, ne vous hâtez pas de répondre. Ici, cette année, dèche complète. Presque famine. Je te promets une longue lettre. Pour le moment, crois que je suis toujours ton bien aimé, Maurice T. Adresse inchangée.

121

De «déchéance»: manque de ressources, misère.

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– 101 – Hoa Lo Pa, ce 24.IX.1939 Ma chère Anna, Il y a six mois que tu ne m’as pas écrit. Je pense méchamment que c’est parce que, dans ma dernière lettre, je t’avais demandé un service.!!! Bon, que fais-tu chérie dans un pays qui est en guerre. Ainsi donc, il nous faudra toucher du doigt les horreurs dont on nous a bourré les oreilles et les yeux. Il nous faudra, surtout, être héroïque, comme nos prédécesseurs. Sommes-nous prêts? Il nous faut porter la croix. Ah! ce n’est pas du tout agréable de porter la croix. J’ai compris un peu ce que ces terribles mots si répétés, si peu pris au sérieux, ont de grave pour notre pauvre cœur. Porter la croix, cela signifie ne plus savoir où donner de la tête, espérer contre l’espérance, croire contre toutes les apparences, aimer quand rien n’est aimable. C’est difficile, n’est-ce pas? Qui est donc notre Dieu, puisque, pour le servir un peu, un peu comme ça, il faut tant de courage? Oui, ma chère, je suis en proie à toutes sortes de difficultés pécuniaires, difficultés d’approvisionnement, difficultés de ceci et de cela. Le diable s’y met et il tient bon. Avec tes prières, ce qu’il y a de certain, c’est que je ne flancherai pas non plus. Mon école, somme toute, prospère. J’ai lancé un théâtre qui a réussi. Je vais commencer, les travaux des champs une fois finis, toute une série de prédications, d’où j’espère tirer quelques baptêmes. Sois avec moi. Et pour toi, aussi, fais du bien, du bien à tout le monde. Tout le monde en mérite, parce que tout le monde est misérable. Respectueuses salutations à ta Révérende Mère et à toutes les Sœurs. M. Tornay N.B. Ma nouvelle adresse ne change rien. Écris toujours à Weisi. De Weisi ici, il n’y a pas de poste. Les deux villages ne sont distants que de deux heures.

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– 102 – Hoa Lo Pa, le 24.IX.1939 Mes chers Parents, chers frères et sœurs, Bien que depuis longtemps je n’aie rien écrit, cela ne signifie pas que je sois mort. Je suis vivant, bien portant, bien content, très heureux. Je suis maigre, parce qu’il y a ici une grande disette. Je suis fatigué, parce que j’ai la tête pleine de soucis. Pensez donc, 25 enfants à nourrir, et pas de riz. C’est comme un maître berger qui n’a pas assez d’herbe. Diable! on ne peut pas désalper en plein été! Ainsi donc, me voici maître berger un peu embêté. Ajoutez que mes Sotzis 122 ne valent pas cher, ils s’en foutent. Mais à part ça, je fume chaque jour ma pipe. J’ai battu une fièvre 123 terriblement longue, puisqu’elle a duré un mois et demi. Je pense que, maintenant, elle me laissera la paix. Je sais qu’on se bat de nouveau, en Europe. Ainsi, beaucoup de peines vous attendent. Je prie pour vous. Serons-nous assez sages pour que le Bon Dieu épargne la Suisse? Espérons. Ne nous brouillons en tout cas pas. Dieu ne punit pas pour punir, mais pour sauver. Jésus signifie toujours Sauveur, et Jésus existe toujours. Mes chers, que devenez-vous? Marie, voici une lettre que t’envoie un de mes élèves 124. Il voudrait, toi qui n’a pas d’enfant, devenir un peu tien. Il voudrait que tu lui fasses ce que lui ferait une bonne marraine: que tu pries, que tu lui envoies quelques menus cadeaux. Qu’en dis-tu? Je vous embrasse tous, avec une indicible affection. Tornay Maurice

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«Sotzi»: aides (du latin socius). Traduction littérale d’une expression chinoise: avoir une forte fièvre. 124 La lettre est écrite en caractères chinois, avec une traduction française interlinéaire: «Très chère Marraine, J’ai reçu avec une douce joie les objets que vous m’avez envoyés. Comme je suis content! surtout du couteau. Hélas on se bat maintenant en Europe. Les Allemands sont féroces. Moi je pense que c’est peut-être la fin du monde. Il faut s’y préparer. Moi je n’ai que 12 ans. Vous quel âge avez-vous? Je ne sais pas encore bien manier le pinceau. Je sais encore vous dire merci et merci. Portez-vous bien. – Simon.» 123

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– 103 – Hoa Lo Pa, le 14 mars 1940 Ma toute chère Joséphine, J’ai reçu ta chère lettre, il y a quelques jours seulement. Il fait si bon te relire; il fait si bon penser aux parents lointains! Non, je ne sais pas quelle meilleure consolation, après la prière, que de revivre avec ceux d’autrefois. Merci beaucoup. Ainsi, les vieux s’en vont. Adèle est morte. Adèle, c’était à elle seule toute une Rosière. Que de changements, depuis mon départ! Je crois que, dans quelques années, je ne reconnaîtrai plus rien. La vie est brève; la figure de ce monde passe 125. Maman est fatiguée. Je comprends, après tout ce qu’elle a fait. Pauvre Maman! Dis-lui que je connais bien le Bon Dieu, et que le Bon Dieu lui donnera la mort qu’elle mérite: une mort douce, celle du travailleur fatigué. Elle rentrera au ciel, comme l’ouvrier qui rentre chez lui, à la fin de son travail. Et Papa est monté encore aux Crettes? C’est un brave! Au reste, je ne le vois pas ailleurs que là. Dis-lui aussi qu’il aura une récompense particulière, parce que, mieux que d’autres, il a aimé ce que le Bon Dieu a fait de plus beau. À l’un et à l’autre, fais-leur entendre que je ne suis pas si loin et que d’ici, je puis leur être utile autant qu’à côté… Mon devoir est de prier. La prière nous a fait ce que nous sommes; elle nous sauvera. Et toi, ma chère, et Marie, et François? Tu me dis beaucoup de choses dans ta lettre, … mais pas tout. Faudrait-il que je me mette à deviner? N’avez-vous pas reçu, cet été, une lettre en chinois d’un de mes élèves? Parlons d’ici. Primo, Dieu merci! je vais très bien. Secundo, la famine fait rage. Sur les 300 familles qui composent mon voisinage, 4 à 5 ont suffisamment à manger. Les autres mangent, devine quoi: des racines de fougères. Aujourd’hui, on voulait me vendre des enfants. Par-ci, parlà, des gens meurent. Seigneur, délivrez-nous de la famine 126. Cette prière que j’ai souvent dite, étant enfant, je la comprends mieux, cette année. Mes élèves ne sont plus que 21. Quatre d’entre eux rentrent, ces jours-ci, au collège. Ce qui est bizarre, c’est qu’on les refuse partout et 125 126

1 Cor. 7, 31. Invocation que l’on trouve dans des litanies, en particulier les litanies des saints: «De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous Seigneur».

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qu’ainsi, je suis obligé de leur faire, moi, le professeur de collège. Peutêtre, parmi eux, y aura-t-il un prêtre. Vous m’avez émerveillé par votre générosité. Je ne m’attendais pas à tant. Quand François reviendra à la maison, embrasse-le quatre fois pour moi: deux fois, sur la joue gauche; deux fois, sur la joue droite. De ma part, hein? et non de la tienne. Je comprends les ennuis qu’a dû vous causer la mobilisation. J’ai pensé souvent à vos vendanges et à vos regains. Que Dieu vous délivre de la guerre! Supportons, avec joie, tout le reste, pour qu’il nous évite des peines plus amères. Félicitez Jean, pour son enfant. Dites-lui de m’écrire. Croyez tous à mon affection la plus vivante, et ne vous faites pas de soucis à mon sujet. Saluez tante et tout le monde. Tornay Maurice – 104 – Hoa Lo Pa, le 27 mars 1940 Mon cher Mr Melly 127, Je vous remercie beaucoup de vos pensées, de votre dévouement, d’avoir pris la peine de monter jusqu’à la Rosière, pour voir mes vieux parents. Je vous remercie de tout ce que vous faites et de tout ce que vous voulez faire. Je suis heureux de savoir qu’enfin vous allez mieux. Les nerfs restent patraques: ayez le courage de prendre patience. Je crois que ce sera, celui-là, le seul remède qui vous guérira infailliblement. Parlons sec, en riant. Vous me dites que vous ne pouvez pas même répondre en chinois romanisé, à ceux qui écrivent en chinois. Je suis très naïf. Pour sûr! Mais celle-là est quand même trop forte. Je n’ai pas même pu l’avaler à demi! Ici, tout va bien. Hoa Lo Pa sera bien employé, puisque nous sommes obligés de tenir ici le Petit Séminaire. Yunnanfou n’en veut pas, de nos Tibétains – ce que j’ai pu lire entre les lignes de la lettre où ils refusaient – et Tatsienlou nous dit de garder nos ouailles ici. Il ne me reste plus que quatre grands élèves: Guenfou-Bénet de Yerkalo. Fils de Tolo et Andjrou, Adjean-Juts’uen. Penthou veut partir à Tali, cette semaine, 127

Très souffrant, le chanoine Pierre-Marie Melly avait dû renoncer au Tibet et regagner la Suisse. Maurice pouvait donc employer sans explication des mots chinois en lui écrivant. Il suivra le même usage avec d’autres correspondants tibétains.

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poursuivre leur Tchong Hio 128. Je pense à eux comme maîtres d’école. Augusti et Dittet, je les ai remis avec les plus petits: ils ne pouvaient pas suivre. Je ne sais pas si je resterai ici. Dans ce cas, je ne pourrai presque pas faire de ministère, étant toujours en classe. Et dire que je serai obligé de faire venir un Sien Sen 129 depuis Tali! Ici, on n’en trouve pas à la hauteur. Agapit a été retenu à la maison par son père. Je vous dirai que cela m’a fait autant de peine que le départ de tous les autres. J’espérais beaucoup de cet enfant, non comme futur prêtre, mais comme futur maître d’école. José de Madame Kato a quitté aussi, peut-être aussi embobiné par sa sœur Marie. La famine commence à devenir terrible. Ce matin, on m’a présenté des enfants à adopter. Je ne puis même pas faire d’aumône. À Tsamouti, trois familles ont assez à manger; les autres n’ont déjà plus rien. À Tsin Kuitang Ts’ao Patre, on mange des racines de fougères. Si j’avais deux ou trois tans 130 de céréales, j’aurais 300 baptêmes d’adultes pour la Pentecôte. La famille de Themin viendra s’installer sur les terrains de la Mission, au mois de juin-juillet. Ce sera des chrétiens pour l’année prochaine. Themin et son frère sont prêts; Mr Sen aussi. Je préfère leur faire faire un noviciat d’un an, au moins. L’année prochaine, je pense ouvrir une école chez les Lolos 131. Maintenant, mon cher, une prière: il faut à tout prix que je monte une petite fanfare. Deux gosses savent déjà jouer le San-min-Tchou-i 132 Mr Nanchen les a exercés. Il faut deux tambours, 4 pistons, 4 bugles, 4 flûtes. Ne me trouverez-vous pas ça, gratis? Alors, je promets des théâtres magnifiques. Encore: bâtons à grimer, feux d’artifices, perruques. À envoyer par la poste, masques de carnaval, s.v.p., s.v.p. Penser aussi à un harmonium. Je m’arrangerai pour que Mr Lattion vienne donner un cours par semaine, si possible. (dans les marges) Merci pour le ciné. Voir film, chez frère de Mr Ducotterd, à Fribourg. Demander adresse à sa Maman, jeune homme riche et généreux. Voir: projection Bonne-Presse, Paris. Secouer Denis Orsat de ma part. Allez, s.v.p., voir ma tante à Orsières même. Demandez maison à votre oncle. Peut-être Mr Rouiller ne la connaît-elle pas? La remer128

École secondaire. Maître d’école. 130 L’équivalent de dix boisseaux. 131 L’une des 56 ethnies recensées en Chine dont certains représentants vivaient au Yunnan, dans le secteur de la mission. 132 Hymne national de la République chinoise avant la période communiste. 129

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cier pour son magnifique calice. Je ne puis guère lui écrire, elle ne voit plus assez. Dans trois semaines, j’irai loger à la Résidence de Hoa Lo Pa, avec les séminaristes. Ci-joint, un thème latin, si ça vous intéresse. Excusez mon ton. Je ne donne des commissions qu’à ceux en qui j’ai confiance. Pousser la chute d’Écône 133, comme maison d’école, et faire un pensionnat à Fribourg: économie de professeurs et, peut-être, d’argent. Mon idée, riez. Prière de me faire parvenir le plus tôt possible, si vous pouvez, un martyrologe romain, pour lecture à table. Films de cinéma: il en faut au moins de cent mètres. Acheter un appareil comme le grand du Père André. Une bicyclette pour Hoa Lo Pa. Tout à vous, T. Maur. Merci, in Christo, qui récompense le verre d’eau.

– 105 – Hoa Lo Pa 134, le 28 mars 1940 Mon très cher Louis, Où sont les neiges d’antan 135, Louis, où sont nos rires d’autrefois? Rêves de 20 ans, chants dans les bois, yodlées 136 dans les prés de Moy, quand je pense à mon frère, j’entends vos échos venir mourir dans mon cœur! Vergiss mein nicht 137 ! N’oublie rien. Ne m’oublie pas! Rien est quelque chose d’éternel et moi, je suis ton frère pour toujours. À l’appel du repos, lorsque ton âme chante, À l’agonie du jour, au sommeil des plantes, 133

Écône était une propriété près de Riddes, où était établie une maison de formation, que les chanoines du Grand-Saint-Bernard ont vendue par la suite. 134 Cette lettre précède l’interruption de la correspondance et de toutes relations avec l’Europe du fait de la seconde guerre mondiale. 135 Nouveau souvenir poétique, cette fois-ci de François Villon, Balade des dames du temps jadis: «Où sont-ils Vierge souveraine / Mais où sont les neiges d’antan». 136 Ioulées (chants modulés alternant voix de poitrine et voix de tête). 137 «Ne m’oublie pas» (ancien allemand). Sous-titre du poème d’Alfred de Musset «Rappelle-toi» dont sont inspirés les vers qui suivent.

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missionnaire aux marches thibétaines (1936-1945) Écoute, au fond des bois, Murmurer une voix. Rappelle-toi, C’est moi. Rappelle-toi, lorsque les destinées M’auront, de toi, pour jamais séparé; Quand le chagrin, l’exil et les années Auront ouvert ce cœur de leur épée Songe printemps, songe à l’adieu suprême Absence, ni le temps, ne sont rien quand on aime. Tant que mon cœur battra, Toujours, il te dira: Rappelle-toi, Je suis là. Je ne te verrai plus; mais mon âme immortelle Revient auprès de toi, comme une sœur fidèle. Écoute, dans la nuit, Une voix qui gémit: Rappelle-toi.

Que te disent, ce soir, ces vers de Musset que j’ai corrigés pour toi 138 ? Nous étions poètes, nous, dans l’âme. Vivons un peu d’hier, puisqu’aujourd’hui n’est pas consolant. Je pense à la guerre; je pense à la famine, ma terrible voisine. Des 300 familles qui m’entourent, 3 à 4 ont de quoi manger; les autres vivent de racines de fougères. Et je suis trop pauvre pour faire l’aumône. A peste, bello et fame, libera nos, Domine 139. Si tu n’as rien reçu de moi, depuis longtemps, c’est que je ne m’appartiens plus. Ma petite école est devenue un petit collège et, comme les maîtres sont rares, je dois les remplacer. Ma santé est bonne. Mes trente ans sont heureux. Il ne me reste plus qu’à remercier Dieu, à te remercier toi-même. Que Dieu te bénisse, qu’il bénisse ton épouse et mes chers innocents neveux que je ne connais pas. Excuse les fautes; c’est le soir, je ne vois plus. Pourrais-tu trouver, gratis, quelques pistons, quelques bugles, quelques flûtes? Il faut que mon collège ait sa fanfare. Si oui, confie-les à Mr Melly… 138

Vers de Musset («Rappelle-toi»), sur le thème précisément du «Vergiss mein nicht» et destinés à être chantés comme une romance sur une musique de Mozart. Il faut bien sûr entendre la «correction» dont il est question, d’une modification pour correspondre à la situation de son frère Louis. 139 «De la peste, de la guerre et de la famine, délivrez-nous Seigneur» cf. lettre 103.

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J’ai reçu des nouvelles de la maison. Tout va bien, me dit-on. De temps à autre, va visiter nos parents pour moi. Si tu pouvais m’envoyer le Larousse médical, tu ferais du bien à tous les malades d’ici. Si je dis que je suis trop pauvre, ça ne veut pas dire que je manque de quoi que ce soit. Ne vous faites pas de bile. Tout à vous, Maurice Je dois avoir un commencement de néphrite. Demande à Sœur MarieLouise 140 de m’envoyer des remèdes aussi tôt que possible. Ou bien, demande au Procureur quelques sous pour ce remède. Merci. Surtout, tais-toi.

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Sœur de la Charité qui travaillait à Martigny.

IV. LETTRES 106 À 161 MISSIONNAIRE À YERKALO (1945-1949) – 106 – Yerkalo, 3.XII.1945 Mon cher Lovey 1, Je viens de recevoir vos bons mots du 14.XI.1945. Merci infiniment. Je ne suis pas à plaindre; ne vous faites pas de mauvais sang. Je sens très bien que j’ai toujours été traité mieux que je ne le méritais. N’empêche qu’il faut trouver une solution. La position de tous est un peu précaire. Je viens de lire le message de Monseigneur Zanin. Puisse ce grand Évêque ne point se tromper. Ce serait trop beau si nous pouvions assister à la conversion de la Chine. Pour moi, toujours disposé à mal penser, j’y vois là un coup de patte de velours de la part du généralissime qui, je crois, voudrait s’emparer du Tonkin 2. Qui vivra verra. Pas encore une lettre de Suisse. Prions chaque jour davantage et chaque jour mieux. Tout à vous. M. T. – 107 – Yerkalo, le 3 janvier 1946 Chers Parents, Frères et sœurs, Neveux et nièces,

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V. supra, p. 84 note 31. Le chef de la république de Chine Tchang Kai Chek semblait avoir des vues sur le Tonkin, région de l’actuel Vietnam limitrophe avec la Chine.

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Qu’êtes-vous devenus dans l’orage? Depuis longtemps, je n’entends plus vos voix. La dernière lettre d’Anna est de 1939; la dernière de Louis, de mai 1940. Dès lors, silence. Papa, maman et tante? M’est-il permis de les croire assis près d’un bon feu ou bien, me faut-il penser à quelques-uns d’entre vous agenouillés, en noir, dans le cimetière que je connais, sur une tombe fraîche? J’espère encore contre mes sentiments, mais je prie comme si j’avais cessé d’espérer. Ce dont je ne veux point douter, c’est que vous avancez, tous unis, dans le bon chemin, vous aimant les uns les autres, vous aidant les uns les autres à supporter les peines de cette vie… et de l’autre, et qu’ainsi, Dieu vous relève quand vous tombez, vous appelle si vous l’oubliez, vous invite si vous hésitez, vous embrasse quand vous revenez. Je ne vous ai point oubliés; je me souviens de vos derniers rires et de vos derniers pleurs. Souvent, aux heures de mon exil, vos visages, un à un, passent devant mes yeux; passent aussi, un peu estompés et fugitifs, les lieux où vous vivez et où j’ai vécu. Ce sont comme des fleurs insaisissables que je voudrais saisir et dont je voudrais lentement respirer le profond parfum. Je lègue à mes neveux et à mes nièces tout ce que j’ai aimé. Quand je partis, les uns n’avaient pas l’âge de raison, les autres n’étaient pas nés; ils sont bientôt tous grands. Poussez, jeunes plantes, que je connais si peu et aime tant; prenez racine profondément dans la foi et dans votre pays car il faut avoir de bonnes racines pour tenir, plus tard, contre le vent, et l’on ne prend racine qu’une fois, au temps de sa jeunesse, là où l’on est né. Quant à moi, je suis le curé le plus original du monde: ma paroisse est plus grande que la France, mais elle ne comprend que 2 millions de paroissiens; et parmi ces 2 millions, 200 environ font leurs Pâques 3. Les autres sont pires que tous les radicaux du monde réunis 4. Le gouvernement est rouge et rouge écarlate. Je suis le seul missionnaire toléré ici, et ce n’est point grâce à mes beaux yeux, mais pour des 3

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La région de Yerkalo appartenait au Tibet. Productrice de sel et prospère – d’où le nom administratif de District des Salines – elle avait été sous protectorat chinois jusqu’en 1932, date où le pouvoir de la lamaserie de Karmda se substituera à celui, d’ailleurs souvent nominal, de l’autorité chinoise. La paroisse de Yerkalo, fondée en 1865, comptait alors environ 300 chrétiens. Maurice y avait été nommé curé en mars 1945, à la mort du P. Burdin. Le prédécesseur immédiat de celui-ci, le P. Nussbaum, des Missions Étrangères de Paris, avait été assassiné en 1940. Le parti radical-démocratique, parti politique suisse traditionnellement moderniste, libéral et anticlérical.

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raisons trop longues à vous raconter. Mon plus proche voisin blanc, d’un côté est à huit jours de marche, de l’autre à 30. Vous voyez que j’ai de quoi me promener et de quoi batailler. Les gens de ce pays sont de fiers lurons et d’habiles brigands. Le pays est magnifique: montagnes immenses et blanches infiniment, bois et petites plaines, pentes et rochers, tout s’unit pour donner une impression de force et de beauté inimaginable. Il ne pleut presque jamais, mais il souffle toujours très fort. Les champs produisent de l’orge et du sarrasin. Dans les jardins, on trouve des pommes de terre, des poiriers dont les poires sont rêches, … etc. Ne vous faites point de soucis: le Bon Dieu m’a toujours traité mieux que je ne l’ai mérité. Je n’ai jamais souffert de la faim, ni d’aucune grande privation. J’aime à croire qu’il aura, avec la même sollicitude, pris soin de vous. C’est dans cet espoir que j’attends de vos nouvelles et que j’attends des prières. Chers petits, qui ne savez pas pécher, mais qui savez dire les noms de Jésus et de Marie, pensez un peu à votre oncle Missionnaire. Tornay Maurice, missionnaire, Yerkalo – 108 – Pamé 5, le 28.5.1946 Chers Pères Goré 6 et Lovey, Je suis toujours à Pamé. Les choses semblent se gâter à Yerkalo. Le jour où je suis monté à Yerkalo, j’ai dit à Gun Akio 7 que des chrétiens

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«Le Tibet, plus étendu que la France, moins peuplé que Paris, possède une petite chrétienté catholique. Le missionnaire qui en était chargé mourut. Je le remplaçai et fus chassé», ainsi résume-t-il la situation et les événements des derniers mois (Lettre à sa sœur Anna, le 3 mars 1947, n° 114). Depuis son expulsion en janvier 1946, Maurice résidait à Pamé, en territoire chinois, d’où il tenta en vain de regagner sa paroisse. Francis Goré, des Missions Étrangères de Paris. Présent en Chine depuis 1908, Vicaire général, en résidence à Tsechung, il accueillit les premiers chanoines du SaintBernard et contribua à la nomination de Maurice à Yerkalo. Il se fit plus tard l’historien de ce demi-siècle missionnaire. Ainsi en 1938, soit deux ans après l’arrivée dans les Marches tibétaines de Maurice Tornay, il tirait déjà dans son ouvrage Trente ans aux portes du Thibet Interdit cette conclusion: «Depuis plus de soixantedix ans, cinquante missionnaires catholiques ont contemplé impuissants la portion du Champ qui leur a été assignée au soir de leur ordination sacerdotale, dix d’entre

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eux-mêmes m’avaient écrit que je pouvais monter. Gun Akio en prit raison pour mettre tous les torts sur les chrétiens qui, à leur tour, mettent tous les torts sur moi et, aujourd’hui, m’écrivent une lettre d’insultes que je voudrais vous transmettre; mais je crains qu’on ne vous la remette pas. Les lamas de Kanda ordonnent de nouveau aux chrétiens d’apostasier, leur défendent de pratiquer, défendent à Lucas 8 de prêcher. Les chrétiens devront faire les «chineba» (fermiers) de Kanda, ou bien foutre le camp. Et ils m’écrivent, en offrant une messe, qu’ils sont prêts, si la vie autrement est impossible, à apostasier en bloc, me priant de transmettre leur lettre au P. Goré et à l’évêque. Ils commencent à être énervés. Et la politique des lamas réussit, une fois de plus, de mettre 9 leurs propres fautes, tantôt sur la tête du missionnaire, tantôt sur la tête des chrétiens, pour décourager les uns et les autres. Les chrétiens me disent que je ne puis rien à Pamé. Je ne vois pas ce que je pourrais ailleurs. Tout compte fait, je vous envoie quand même la lettre. Je garde bon espoir et vous salue tendrement. Tornay Maurice P.S. Vous ai-je dit que le ndapun (colonel) de Gartok m’a envoyé une lettre, où il loue l’habileté de Gun Akio et fait paraître son mécontentement de ce que je suis monté à l’improviste? Rien à espérer de ce côté-là. Rien à espérer d’ailleurs. Il en sera ce que Dieu fera.

– 109 – Pamé, le 2.VIII.1946 Très cher Mr Lovey, Un doux merci, pour vos lettres auxquelles je n’ai pas encore répondu, et vos conseils que je suivrai parfaitement, … quand je serai saint. Ainsi donc les choses n’avancent pas. On attend que nous passions à la caisse, quand la nôtre est vide. J’ai formé, depuis longtemps, le projet

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eux, et des meilleurs, ont versé leur sang pour la diffusion de l’Évangile, vingt y sont morts à la peine.». Gun-Ak’io était depuis 1934 le lama-chef du district des Salines dont relevait Yerkalo. Introduit à Lhassa, en communication étroite avec les lamaseries de Sogun et Karmda, il exerçait les pouvoirs politique et judiciaire. Actif, habile et roué, il fut l’instigateur et le coordinateur efficace des mesures contre les missions. Catéchiste tibétain. Sic pour «réussir à».

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d’aller à Lhassa, projet un peu fou. Mais, dans le monde où nous sommes, vaut-il la peine d’être raisonnable? Les moyens raisonnables n’ont pas abouti; peut-être que les fous aboutiront 10. En fait de galette, je pourrai réunir 1400 song-tch’rou 11. Ça peut aller! Mais il me manque un mulet ou, plus exactement, deux car le cheval qui vient d’être castré ne pourra peut-être pas se remettre assez. Je pense que Mr Lattion consentira à m’en céder. J’ai 1000 frs. suisses, en Suisse encore, entre les mains de Mr Melly. Je pourrai payer. Comme cadeau, j’ai une montre: la mienne, un réveil: le mien. Les souliers du P. André 12, inutiles, pas prisés, je les renverrai. Il me faudrait un fusil chic. Les carabines de Mr Cha, pas très prisées. Agiong a dû vendre aux Guns (aux lamas) celles que nous avions achetées, plus ou moins par ensemble. Seulement, j’ai gardé les chargeurs. Comme système de voyage, le plus simple possible. Tout le monde saura que je pars pour Tsé-Tchong: je passerai le pont à Mapatine, le soir. Je serai un commerçant, très petit Chinois rasé, qui s’en va à Lhassa. Je passerai ainsi, comme une lettre à la poste, me disent ceux qui m’accompagneront. Enfin, il y a bien une chance sur 10.000 que j’arrive, au lieu de rester ici: il vaut la peine de l’essayer. Je prendrai, avec moi, un ou deux écrits authentiques, pour attester la vérité et détruire les bobards. Si tout va mal, ce ne sera pas une grande perte car nous n’avons rien à perdre. Les démarches par lettres resteront toujours lettre morte. En attendant, je me recommande à vos ferventes prières, selon qu’il est dit: «demandez, et vous recevrez» 13. Je me recommande aux prières et aux mortifications des nonnes de Yerkalo. Avant de partir, je vous enverrai tous les papiers concernant Ba et Yerkalo. Ainsi, vous pourrez agir, si les circonstances s’y prêtent.

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Ce projet «fou», qu’il mettra à exécution le 10 juillet 1949 en ultime recours, se conclura par son martyre au col du Choula. Cette confidence de Maurice montre qu’il n’y a nulle naïveté ou légèreté dans son choix mais un grand courage, une grande détermination et un zèle pour les âmes qui lui sont confiées. Il a pleine conscience que le projet de monter à Lhassa est très risqué mais, comme il le laisse entendre dans une lettre à sa famille (lettre 70), il est prêt à verser son sang pour le Christ. Cette perspective du martyre, qu’il voit non comme un échec mais comme une récompense et un honneur, semble avoir été toujours présente à son esprit. Monnaie tibétaine. Père des MÉP. Mt 7, 7.

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Tout à vous, T. M. P.S. Le départ des Centraux (soldats de l’armée nationale) d’Attenze a pacifié les Tibétains. Ils ne craignent plus rien. Il est ainsi possible qu’ils ne se méfient de rien et me laissent passer, comme un vulgaire Chinois. À Lhassa, on me laissera bien entrer et, une fois entré, il faudra bien que ces messieurs s’exécutent et me donnent un passeport en règle. Il y aurait un moyen plus simple: ce serait de faire zigouiller quelques lamas et dire que les chrétiens «né mé k’ia»… (n’acceptent pas le sort qu’on leur fait), mais ce ne serait pas joli. Les Ambas[sadeurs] sont tous des opiomanes. Dire qu’il y a une année qu’ils sont saisis de l’affaire! Dans une année, nous ne serons pas plus avancés. Envoyer de l’argent? Certes, tout le monde attend cela, mais où le prendre? Il faudrait y aller par 10.000. À Lhassa, on sera bien obligé de me faire un modus vivendi 14.

T. M. Je vous envoie les Stes Huiles 15, sans y avoir touché. Celles que j’ai encore sont plus abondantes. Les remplacer? Les vôtres ne suffisent pas. Les mélanger? Pas permis, je crois.

– 110 – Pamé, le 22.II.1947 À Monseigneur Adam, Révérendissime Prévôt du Grand St-Bernard 16. Monseigneur, Au moment où la Pia Domus 17 se débat dans de grandes difficultés, je ne puis pas ne pas vous prier, Monseigneur, de bien vouloir accepter, Vous et chacun des Confrères, l’expression de ma sympathie, selon que vous peinez, et de mon espoir consolé, selon que vous peinez ad salu14 15

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Un accord de compromis entre les lamas et les missionnaires. Les saintes huiles étaient nécessaires ou prescrites pour administrer certains sacrements (baptême, confirmation, extrême onction notamment). Mgr Nestor Adam avait succédé dans la charge prévôtale à Mgr Théophile Bourgeois, décédé le 22 mars 1939. Maurice s’était réjoui en apprenant l’élection à cette charge d’un chanoine qui avait également pensé, pour sa part, demander l’assignation aux missions chinoises. La «pieuse demeure», désigne l’Hospice du Grand-Saint-Bernard.

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tem 18. Car ces épreuves ne seront point un scandale, cause de notre ruine, mais le divin remède qui nous rajeunira pour le combat dont Israël 19 est toujours menacé. D’autre part, la sage administration des uns, la réadaptation des autres aux exigences nouvelles, la vie sainte de tous, sauront nous rendre bientôt les moyens de répandre la charité, la charité sans laquelle le monde serait déjà un enfer. Ici, terre de fer et ciel d’airain 20. Ces mots de S. Pierre: «Praeceptor, per totam noctem», pendant huit ans, «nihil cepimus», résument adéquatement mon passé; et ceux qui suivent: «In verbo autem tuo, laxabo rete 21 », disent tout mon avenir. Il ne faut pas s’étonner: le paganisme est si vieux, qu’il ne nous suffit pas, à nous, depuis mille ans fils de l’Église, de nous connaître, pour connaître les païens. Et s’il est difficile, en Europe, de ramener à résipiscence un habitudinaire 22, pensez aux miracles qu’exige la justification d’un païen habitué au mal depuis des siècles. Le peuple reçoit la Religion comme on reçoit un poison. Le tour de force du missionnaire est de savoir et de pouvoir condimenter ce poison 23. À Yerkalo, le problème est encore plus âpre. Les persécutions, pour le moment, enlèvent tout désir aux païens de se ranger de notre côté; et si, selon leur volonté la plus ferme, les lamas peuvent anéantir cette petite chrétienté, ils anéantiront, de ce fait, les efforts de trois siècles que les Maisons religieuses, à tour de rôle, ont fournis pour implanter le christianisme au Tibet. Au lieu d’envisager une défaite aussi grande, il faut envisager une grande victoire. Omnia possum in eo qui me confortat 24. Aussi, je ne me tairai point, avant de vous avoir demandé humblement de faire prier à cette intention les âmes des saints que vous connais18 19 20

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«Pour le Salut» [des âmes]. Le peuple de Dieu, l’Église. Malédiction prononcée par Dieu sur le peuple d’Israël s’il lui est infidèle (Dt 28, 23): «Mais si tu n’obéis pas à la voix de Yahvé ton Dieu, ne gardant pas ses commandements et ses lois que je te prescris aujourd’hui, toutes les malédictions que voici t’adviendront et t’atteindront. (…) Les cieux au-dessus de toi seront d’airain et la terre sous toi de fer.». Lc 5, 5: «Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais sur ta parole je jetterai le filet». Amener au repentir quelqu’un qui commet toujours le même péché. La comparaison, peu heureuse, avec le poison, revient à plusieurs reprises sous la plume de Maurice: il semble qu’il ait eu en l’esprit les procédés médicaux de ce que l’on commençait alors à appeler la mithridatisation. Phil. 4, 13: «Je peux tout en celui qui me fortifie».

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sez. Il faut une croisade de prières, et de prières violentes. Les lamas sont aussi criminels dans leur cœur et aussi innocents dans le crime que les nazis (Le paganisme est partout identique, mais il est terrible de penser qu’Hitler et Cie aient pu, en si peu de temps, former un aussi grand nombre de parfaits païens), et c’est entre leurs mains que les chrétiens, faibles encore dans la foi, crient et se découragent. Pendant cette année passée, ils ont résisté aux tentations, non comme des saints, mais aussi bien que le commun des croyants, et la seule consolation que j’aie éprouvée jusqu’à présent, ce sont eux qui me l’ont donnée en allant, après la fermeture de l’église par les lamas, faire leurs dévotions dans un hangar de la résidence. La foi existe. Dieu ne brisera pas le roseau courbé. Si vous voulez avoir, maintenant, une idée de ce qu’est le travail missionnaire, veuillez considérer que, pour mettre une bonne partie d’entre eux dans des circonstances où, normalement, ils puissent se sauver, il ne faut rien moins qu’envisager leur transfert jusque près de Weisi i. e. à une distance de 3 à 400 km, dans un pays de climat tout différent. Le christianisme ne leur ménage pas les sacrifices. À plusieurs reprises, j’avais prié Mr Lattion d’alerter le Conseil Fédéral, à mon sujet, non pour faire du bruit, mais pour faire du bien. Je serais heureux d’apprendre ce que pensent ces Messieurs. Les nouveaux sont arrivés à Kunming. Deo gratias 25. Nous sommes ragaillardis. Que sont devenus vos frères et tous les vôtres, dans la malheureuse Italie 26 ? «In labore, requies; in fletu, solatium. Veni Sancte Spiritus» 27, dans le cœur de tous ceux que vous m’avez donnés: au-dessus de moi, pour leur obéir avec amour; autour de moi, pour les aider avec joie; audessous de moi, pour les porter avec courage. Et vous, Monseigneur, veuillez bénir le plus petit d’entre vos fils. Maurice Tornay

25

26 27

Les nouveaux sont les chanoines Alphonse Savioz, Jules Détry, Louis Émery et François Fournier. Mgr Adam était originaire du Val d’Aoste. Citations fragmentaires de la Séquence de la Pentecôte Veni sancte Spiritus: «Dans le labeur sois le repos; dans les larmes la consolation. Viens Esprit Saint.».

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– 111 – Pamé, le 22.II.1947 À la Rév. Mère Prieure du Carmel de Lisieux. Ma très Révérende Mère 28, J’ai appris, avec une grande joie, que votre Carmel est resté debout seul, au milieu des décombres de toute une ville. Ce n’est, à mon avis, non seulement la sainteté de celle qui l’habita jadis qui a obtenu ce miracle, mais encore et surtout, la sainteté de celles qui, aujourd’hui, dans ces mêmes murs, d’un même cœur, suivent la même voie qu’a suivie Thérèse. Elle qui a tant souffert pour les missionnaires! Un missionnaire, en cet instant, pense à elle, pense à vous toutes. Voici en quelle occasion. Après deux siècles d’efforts de la part des chrétiens indigènes, dont beaucoup subirent le martyre, et des prêtres d’Europe, dont quelquesuns furent des héros de grande envergure, la mission du Tibet, si vous préférez: l’Église, toujours anéantie par les lamas et, par la grâce de Dieu, renaissant toujours, vint échouer, il y a 80 ans, dans un petit village de la frontière sino-tibétaine, appelé Yerkalo. Là, ni les incendies, ni les pillages, ni les massacres, ne purent l’exterminer. L’année dernière, les lamas voulurent pourtant lui donner l’ultime et dernier coup. À la pointe de leurs fusils, par deux fois, ils expulsèrent le missionnaire, votre serviteur, fermèrent l’église qu’ils veulent transformer en temple bouddhique et ordonnèrent une apostasie en masse de tous les chrétiens. Ceuxci, pour avoir désobéi à leurs persécuteurs et obéi à Dieu, furent, pendant toute l’année 1946, l’objet de représailles si écœurantes, que les nazis, eux-mêmes, les auraient admirées. Comme le jeu des ambassades ne permet point de prévoir une paix prochaine, ils commencent à se décourager. La misère donc, et la tristesse où je suis de ne pouvoir les secourir (devant résider à deux jours d’eux), m’inspirent de vous écrire ces mots. Et grâce à votre charité, mon espérance ne sera pas confondue 29. Je sais que vous êtes sollicitées de toutes parts. Je sais aussi, qu’entre les solliciteurs, vous choisissez les plus misérables. Ainsi, la part que vous voudrez bien nous accorder de vos sacrifices et de vos supplications, nous don28

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Lettre à la Mère Prieure du Carmel de Lisieux: c’était encore Mère Agnès, sœur de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Phil. 1, 20.

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nera, dans notre défaite, une grande victoire, humiliera les ennemis de l’Église, réduira leur férocité; et nous, dans la joie, nous louerons Ste Thérèse, prierons pour vous, en attendant de vous connaître, dans l’assemblée des élus. Veuillez me croire, ma Très Révérende Mère, votre humble frère dans le Christ. Chanoine Maurice Tornay Religieux du Grand St-Bernard, Missionnaire Pamé Teking Yunnan Chine

– 112 – Pamé, le 24.2.1947 Très cher Mr Melly, J’ai bien reçu, l’an passé, au mois de juillet, votre chère du mois de mai 46. J’ai retenu autant que possible les remarques que vous faisiez. Je vous remercie de tout et de tout cœur; vous êtes vraiment l’homme qu’il faut, à la place qu’il faut. Je regrette d’autant plus d’avoir tant tardé à répondre à tant de bonté. J’attendais toujours l’occasion de vous donner enfin de mes nouvelles. Cette occasion ne venant point, je romps le silence. Sincères et grandes félicitations pour votre Revue Grand St-Bernard – Tibet, qui dépasse de beaucoup ce que je prévoyais. Les photos, si vous permettez remarque, sont très défectueuses. Remplacez-les par des dessins en couleur. Ce serait joli de voir des dessins de nos patelins d’ici, que vous connaissez très bien et dont vous vous rappelez exactement 30. Pour ce qui est des envois d’argent, veuillez les noter vous-même et avertir Mr Lattion qui notera aussi. Pour moi, qui depuis une année, me ballade sans demeure, je ne me charge ni de notes, ni de lettres inutiles. Je ne vous accuserai de rien, et, quand je vois des confrères, je n’ai aucune envie de dégoiser 31 devant eux, au sujet des absents. 30 31

Sic. V. supra, p. 17 note 3. Parler trop.

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Ici, vous savez, je pense, comment vont les affaires. L’ambassade de France pousse la Chine qui déclare qu’elle ne peut rien et prouve ce qu’elle dit. Entre temps, les chrétiens sont malmenés, autant que peuvent l’être des gens de ce pays. Akhio et Cie se révèlent des nazis très avertis dans l’art de faire souffrir le pauvre peuple…chrétien. Les chrétiens ont, pour le moment, résisté à toutes les tentations, à toutes les menaces, à toutes les sollicitations, au découragement lui-même. Ils commencent, pourtant, à se fatiguer. À l’heure actuelle, ils ne peuvent plus entrer à l’église que les lamas ont scellée; ils se réunissent dans un hangar de la résidence. Le vieux Lucas, l’argentier, est le quasi-curé de Yerkalo. Les chrétiens lui obéissent assez bien. D’ici, je dirige la barque tant bien que mal, mais Akhio vient de défendre d’entretenir un commerce quelconque avec moi. Je vous prie donc de faire prier les âmes des saints que vous connaissez, afin que Dieu ait pitié de nous car le temps d’avoir pitié est venu. J’écris moi-même au Carmel de Lisieux, à la Maison de la Maigrauge (Fribourg), à la Chartreuse, au Couvent de Collombey. Vous seriez très aimable d’alarmer les autres couvents que vous connaissez. Il faut que les lamas croulent 32. Rien ne résiste aux bonnes prières et aux sacrifices. Ici, je suis bien un peu en danger, guère plus, me semble-t-il, que dans une rue de Paris ou de Londres. Depuis votre départ, le peuple a profondément évolué. Il se réveille. Plutôt, la guerre l’a réveillé. D’autre part, les armées américaines ont fait un sale coup à la xénophobie. Pour ce qui est de ma région, les troupes du Tchong Yang, stationnées à Attuntze quelque temps, ont, par leur bonne tenue européenne, édifié grandement le peuple tibétain qui commence à se trouver inférieur, en fait de civilisation. D’autre part, plus le paganisme attend, plus il vieillit dans le vice, plus il lui sera dur de se convertir. Or, ici, toutes les portes me sont fermées. Les païens n’ont aucune envie de devenir, en se faisant chrétiens, les victimes des lamas. Avez-vous vu son Exc. le ministre Mr Max Petitpierre, et que vous a-t-il dit? Ceci m’intrigue fort, pour savoir sur qui je puis compter plus ou moins 33. Les jeunes doivent bientôt arriver à Weisi. Peut-être les verrai-je cette année. 32

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Que leur puissance arrogante s’effondre. On peut y voir une référence à l’épisode des trompettes de Jéricho qui firent s’écrouler les murailles de la ville ( Jos 6, 20). Il sollicitera également le ministre de Suisse en Chine, M. de Torrenté, qui ne pourra intervenir directement auprès de Lhassa sans mécontenter le gouvernement chinois auprès duquel il était accrédité, ni insister auprès de celui-ci, Maurice n’ayant pas été

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Adresses pour votre Revue: 1. Édouard Fellay, notaire, Champsec, Bagnes, à qui vous pouvez envoyer plusieurs exemplaires, pour qu’il les place. Lui dire un bon mot de ma part. 2. Angelin Luisier, avocat, Bagnes: aussi un copain de collège, qui peut aussi vous trouver un bon nombre d’abonnements. Je suis étonné que mes parents trouvent le moyen de m’envoyer, d’un coup, 1000 frs. Je les savais pauvres. Je leur défends de se mettre dans la gêne pour moi. Ces 1000 frs. me serviront à placer quelques familles de Yerkalo sur les terrains de Hoa Lo Pa, car Yerkalo est surpeuplé et sans espoir de développement aucun. Tous les chrétiens qui surviennent sont obligés, ou d’entrer dans des familles païennes et apostasier, ou de quitter le pays, ou d’observer le célibat. Pour votre Revue, je pense vous envoyer bientôt quelques écrits. Je vous défends, par contre, de publier mes lettres. On ne sait bientôt plus comment écrire, si l’on se met à vous imprimer sur le vif. Je vous prie de croire à ma très vive affection. Nous reverrons-nous un jour? Qui sait? Je vous prie de porter avec amour le grand poids de la vie, d’oublier que quelques-uns ne «vous reviennent point», ou que vous «ne revenez pas» à quelques-uns. Cela, c’est de la blague qui fait tant souffrir inutilement. Je vous écris ces mots, non en Supérieur avisé que je ne suis point, mais en ami; recevez-les avec amitié. C’est au milieu des lamas qui ont, lorsqu’ils me voient, un sourire de démon sur un visage humain, que je vous parle ainsi. Tout à vous. Maurice Tornay Excusez ces taches, ce brouillon, cette écriture à l’envers. Il souffle fort, aujourd’hui, à Pamé, et vous devinez mon installation. P.S. Une circulaire ainsi conçue, et envoyée à tous les curés de la Suisse, de l’Italie et du monde, amis ou ennemis, aurait-elle des chances d’être reçue? Voyez et agissez, s.v.p.

Mon Révérend Curé, De toutes les œuvres sanctifiées par le sang des martyrs, que l’Église, au cours de deux siècles et plus, a entreprises pour évangéliser le Tibet, il personnellement lésé. Il se rendra à Kunming (autrefois, comme au début de la correspondance: Yunnanfou), capitale du Yunnan, auprès du Consulat français, et dans l’espoir, déçu, d’y rencontrer l’Internonce en Chine, Mgr Riberi. De façon générale, ce qu’il appellera «le jeu des ambassades» se révèlera impuissant à l’aider.

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ne reste, à l’heure actuelle, que la petite chrétienté de Yerkalo et son missionnaire. Or, le missionnaire a été expulsé l’année dernière, les chrétiens sommés d’apostasier et persécutés. Rien ne permet de prévoir une amélioration. Dans ces circonstances, force m’est faite de frapper à votre porte. Voici ce que je demande, en toute simplicité. Dans chaque paroisse, existent des âmes saintes. Par votre très charitable entremise, ne pourrai-je point obtenir d’elles une part de leurs prières et de leurs sacrifices? Car la conversion des païens n’est point l’œuvre de quelques prêtres envoyés au loin (que peut un seul missionnaire, souvent contre un royaume?) mais l’œuvre de toute la chrétienté, envers le paganisme; et souvent, l’intervention insoupçonnée d’un humble croyant réussit, auprès de Dieu, à sauver ce qui paraissait irrémédiablement perdu. Si donc vous daignez m’écouter, je ne doute point que notre tristesse sera bientôt changée en chants de joie 34. Veuillez agréer, Monsieur le Curé, avec l’expression de mon espoir, mes sentiments de reconnaissance la plus vive et mes meilleures salutations. T. M. – 113 – Pamé, le 24.2.1947 Mon très cher Louis, Qu’es-tu devenu, silencieux frangin? Que sont devenus, plutôt, que deviennent les tiens? Je sais que ta maison est devenue un nid plein de cris, plein de joie. Je m’en réjouis. Dans les chants de ces oisillons bénis, me sera-t-il permis d’entendre, quelques fois, mon nom? Y en a-t-il, parmi eux, qui sont poètes? musiciens? ou sont-ils tous des hommes du terroir, ivres de réalité? Tu dois me poser les mêmes questions, sauf que ta mémoire n’a pas à retenir, que l’imagination n’a pas formé de petites têtes de petits neveux, dans cette région. Que suis-je devenu? C’est facile à me décrire. Je suis un étranger, sur une terre étrangère, une image du Christ (pas toujours très volontaire), venant parmi les siens qui ne le veulent point recevoir 35, venant sauver, 34 35

Jn 16, 20. Cf. Jn 1, 10-11: «Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu».

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bien malgré eux, les élus qui doivent être sauvés. Je suis un berger sans troupeau, au milieu de peuples sans pasteurs, et je cherche, parmi les loups, des brebis qui veuillent bien se mettre sous ma houlette 36. Tu me diras que, pour faire si peu de chose, ce n’était pas la peine d’aller si loin. J’ai tout de même la consolation d’avoir mis au ciel quelques païens qui, sans moi… C’est plus qu’il n’en faut, pour entreprendre le voyage le plus lointain du monde. Ensuite, la conversion des païens est une œuvre si difficile (bien plus difficile que de convertir des athées d’Europe), qu’il faut se rappeler ce mot: «Autre est le semeur, autre le moissonneur 37 ». Actuellement, je suis un exilé, dans un village qui compte deux familles chrétiennes, où j’habite la meilleure pièce d’une cabane qui manque un peu de confort, mais pas du tout de poésie. Les gens du patelin viennent volontiers tenir conversation; plus volontiers, ils ont recours à mes remèdes, mais ils n’osent pas entrer dans notre Église car, ils deviendraient, par le fait même, l’objet de représailles interminables, de la part de leurs prêtres et de leurs chefs. Quant à mes chrétiens, ils demeurent à deux jours d’ici. Cette année, ils ont été malmenés, comme furent malmenés les peuples des pays occupés. Depuis une année, ils s’attendent, chaque jour, à devoir quitter ce monde, demain. Aussi, commencent-ils à donner des signes de fatigue. Jusqu’à présent, les lamas ont toujours réussi à ruiner les missions du Tibet. Il y a 300 ans que l’Église, sans discontinuer, travaille à s’implanter, et de tous les postes fondés, il ne reste, actuellement, que Yerkalo d’où je fus chassé l’an passé. Maintenant, il nous faut, au lieu d’une défaite définitive, obtenir la victoire décisive. Il est temps que Dieu venge tant de sang innocent, tant d’amour anéanti, tant de vies retranchées. Prie avec tous les tiens à cette intention. Dieu ne peut résister aux anges de la terre, qui joignent dévotement les mains. Dans une lettre datée de l’an passé, Joséphine m’invite à assister aux noces d’or de papa et maman. Certes, je ne demande pas mieux. Mais je suis en pleine bataille, et il ne m’est pas permis de me conduire en fuyard. Je prierai donc, ici, en cet heureux jour pour eux et pour vous tous, afin que mon absence elle-même soit, pour vous, une cause de bénédictions. Viendra bien un heureux jour où les frères et les amis se retrouveront. Laisse-moi, maintenant, te remercier très fort, pour le don que tu fais, chaque mois, en ma faveur, auprès de Mr Melly. Pense donc, je nourris le dessein de fonder, avec les éléments chrétiens et païens qui se 36 37

«Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups» (Mt 10, 16). Jn 4, 37.

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convertiraient, de fonder, dis-je, un grand village, à 400 km d’ici. Pour cette œuvre, un peu d’argent n’est pas de trop. Cependant, avant tout, élève ta famille, instruis-la, mène-la à bien et ne soustrais point, pour me rendre service, l’argent qu’il faut pour cela. Car ici, il faut s’occuper des chrétiens, comme, en Europe, on s’occupe des enfants. Il faudrait aussi une léproserie. Les lépreux abondent. Durant ces années de guerre, nous n’avons rien pu faire. Que vienne enfin un temps plus favorable! Et maintenant, que dire encore? Rien, sinon que je t’espère heureux, dans les croix quotidiennes que tu porteras avec courage. Car, l’expérience a dû te persuader, maintenant, que de tous les plaisirs, le meilleur est celui qui consiste à s’en passer, que de toutes les peines, la meilleure est celle qui vient avec amertume et part ensuite en se faisant regretter. Élève mes neveux dans la foi et dans la vigueur morale; tu leur rendras, ainsi, un inestimable service. Ensuite, écris-moi une longue lettre, dans laquelle tu mettras tous les parfums des pays que j’aime tant, et tu me l’enverras comme un encens que j’offrirai moi-même à mon Dieu. Je t’embrasse. Mille tendresses à Louise, mille becs aux chers petiots. Maurice – 114 – Pamé, le 3.3.1947 Ma chère Anna, Que deviens-tu, silencieuse, dans la France dévastée? Dieu que tu sers dans la simplicité de ton cœur et qui donne à la nuit des chants de joie, ne t’aura privée, je l’espère, ni de pain pour le jour, ni de gîte pour la nuit, ni de consolations pour la route que tu poursuis vers l’au-delà. Exilé, depuis une année, dans la cabane d’un hameau sis au pied de montagnes interminables, aujourd’hui, ton frère regarde vers l’Europe et te voit, petite, un chapelet entre les doigts, les joues dans un cadre bien blanc, et les lèvres qui murmurent une prière où j’entends mon nom. Merci. Si tu pouvais me voir aussi, habillé en franc-tireur, dans un désordre de boîtes, entouré de visages ravinés, tu me ferais probablement cadeau de quelques perles humides. Ne crains rien. Même ainsi, je peux passer les plus beaux jours qu’il soit donné à l’homme de passer sur terre, si mon cœur est tout à Dieu. Mais, je t’ai quittée, étant professeur; je reparais, étant exilé. Tu voudras des explications. Les voici.

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Le Tibet, plus étendu que la France, moins peuplé que Paris, possède une petite chrétienté catholique. Le missionnaire qui en était chargé mourut. Je le remplaçai et fus chassé. À ce sujet, j’envoie une circulaire à mes couvents amis. Veuille, pour ta part, en lire les mots suivants et les présenter à toutes les âmes des saintes que tu connais. «Après deux siècles d’effort de la part des chrétiens indigènes, dont beaucoup subirent le martyre, et des missionnaires d’Europe, dont quelques-uns furent des héros d’une grande envergure, la Mission du Tibet, toujours anéantie par les lamas (clergé bouddhique), mais, par la grâce de Dieu, renaissant toujours, vint échouer, il y a 80 ans, dans un hameau de la frontière sino-tibétaine appelé Yerkalo. Là, ni les incendies, ni les pillages, ni les massacres, ne purent l’exterminer. L’année dernière, pourtant, les lamas voulurent lui donner l’ultime et dernier coup. À la pointe de leurs fusils, par deux fois, ils expulsèrent le missionnaire, votre serviteur, fermèrent l’église du poste qu’ils veulent transformer en pagode, et exigèrent l’apostasie de tous les chrétiens. Ceux-ci, pour avoir préféré obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, durant toute l’année 1946, furent l’objet de représailles que les nazis auraient admirées. Comme le jeu des ambassades ne permet point de prévoir une paix prochaine, nos chrétiens, encore faibles dans la foi, commencent à se décourager. Leur misère et la tristesse où je suis d’être exilé loin d’eux, à deux journées de marche, m’inspirent de vous écrire ces mots. Votre charité voudra bien venir à notre secours et obtenir, auprès de Dieu, la sainteté pour le missionnaire, la force pour les persécutés, la victoire pour la chrétienté, afin que les païens sachent qu’il y a un Dieu et se soumettent à celui que Dieu nous a envoyé, Jésus, le Christ, à qui soient rendus gloire, honneur, puissance et domination.» Dans ces conditions, il m’est impossible de songer aux noces d’or de nos parents. Puisses-tu les revoir pour moi. Tu as revu la Rosière, une fois, je le sais. Les mêmes cœurs, dans la même demeure, les mêmes chants, dans les mêmes forêts, t’auront émue suavement, comme le jour où tu les quittas. Si tu reviens au village, prends l’amour de ceux qui m’ont aimé, le parfum des fleurs que j’ai senties, la pureté des horizons qui me faisaient pleurer, et offre-les au Bon Dieu, comme un hosanna, de ma part, à l’heure du sacrifice du soir. Nous reverrons-nous, petite? Pourquoi pas? Dieu est si bon. Réponds à la même adresse que jadis. Excuse cette machine qui est éreintée. Maurice

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– 115 – Pamé, le 3.3.1947 Ma très Révérende Mère 38, Votre pieux Monastère abrita, jadis, mes deux tantes: Mère Clémence et Marguerite Rossier (je puis me tromper sur ce dernier nom). Quelques-unes de vos Sœurs doivent bien se souvenir d’elles encore. Dans ce cas, je ne suis pas tout à fait étranger à vos yeux et je viens, en toute confiance, vous demander ma part d’héritage de vos prières et de vos sacrifices. Voici en quelle occasion. Après deux siècles d’efforts de la part des chrétiens indigènes, dont beaucoup subirent le martyre, et des missionnaires d’Europe, dont quelques-uns furent des héros de grande envergure, la Mission du Tibet, (si vous préférez, l’Église), toujours anéantie par les lamas (prêtres bouddhiques), et, par la grâce de Dieu, renaissant toujours, vint échouer, il y a 80 ans, dans un hameau de la frontière sino-tibétaine, appelé Yerkalo. Là, ni les incendies, ni les pillages, ni les massacres, ne purent l’exterminer. L’année dernière, les lamas voulurent pourtant lui donner l’ultime et dernier coup. À la pointe de leurs fusils, par deux fois, ils expulsèrent le missionnaire, votre serviteur, fermèrent l’église qu’ils veulent transformer en pagode, et ordonnèrent l’apostasie de tous les chrétiens. Ceux-ci, pour avoir préféré obéir à Dieu plutôt qu’aux persécuteurs, furent, durant toute l’année 1946, l’objet de représailles si écœurantes, que les nazis eux-mêmes les auraient admirées… Comme le jeu des ambassades ne permet point de prévoir une paix prochaine, nos chrétiens, faibles encore dans la foi, commencent à se décourager. Leur misère et la tristesse où je suis de ne pouvoir les secourir (devant résider à deux jours d’eux), m’inspirent de vous écrire ces mots. Votre charité voudra bien venir à notre secours et obtenir, auprès de Dieu, la sainteté pour le missionnaire, la force pour les persécutés, et la victoire pour la chrétienté, afin que les païens sachent qu’il y a un Dieu et se soumettent à celui que Dieu nous envoie, Jésus, le Christ, à qui soient rendus, dans les siècles, gloire, honneur, puissance et domination. En attendant de pouvoir vous remercier, ou sur la terre, ou au ciel, veuillez agréer, Très Révérende Mère, mon respect et, dans le Christ, ma très vive affection. 38

Lettre à la Mère abbesse de l’abbaye cistercienne de la Maigrauge, Fribourg.

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Chanoine Maurice Tornay Pamé Près Yerkalo Tibet P.S. Si vous daignez répondre, vous pouvez envoyer la lettre à Mr le Chanoine Melly, Château de Pérolles, Fribourg. Il ne m’est pas possible de vous envoyer l’adresse chinoise par la présente.

Maurice Tornay – 116 – Weisi, ce 7.5.1947 Chers papa et maman, chère Joséphine, chère Marie, Enfin! J’ai reçu vos lettres que m’a remises le Chne Fournier. Je sais ce que vous êtes devenus. Dieu a été bien bon. Vous n’avez manqué de rien, ni de santé, ni des autres choses nécessaires, ni… surtout, de travail, tandis que d’autres ont subi des punitions plus terribles que n’ont subies les naufragés du déluge. Votre foi vous a sauvés. Continuez à croire et à espérer et à aimer. Et voici que papa et maman se préparent à célébrer, dignement et pompeusement, leurs noces d’or. Mes chers parents, je vous présente mes respects et mes vœux. Parce que vous avez honoré Dieu, Dieu vous a accordé une longue vie. Qu’il soit béni! Parce que vous avez élevé vos enfants dans la crainte de Dieu, Dieu vous en a donnés beaucoup, et les voici, à peu près tous, auprès de vous. Il faudrait bien, pour compléter la fête, que j’y sois aussi. Hélas! je dois me contenter d’unir mes prières à vos prières, mes larmes de joie aux vôtres. Vous serez un peu moins consolés, mais la consolation de me revoir, ou bien vous sera réservée plus tard, ou bien, si elle vous est refusée, elle se changera en source de bénédiction. Papa travaille, et maman prie son chapelet; mais, c’est parfait! Je connais beaucoup de monde; j’en sais peu de plus heureux. Je n’oublie pas, pour autant, que vos jours se passent dans des infirmités de toutes sortes. Mais, les infirmités supportées chrétiennement, comme de fait vous les supportez, loin de vous amoindrir, vous rendent plus grands à nos yeux et plus chers à Dieu. Bon courage! et quand viendra l’heure,

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bon voyage, vers l’éternelle demeure! Je prie chaque jour pour vous et offre souvent le saint Sacrifice pour votre salut. À toi, maintenant, Joséphine. Tu me donnes, somme toute, de bonnes nouvelles. Je suis particulièrement heureux d’apprendre que Fully a été restauré 39. Petit à petit, la Rosière suivra. Rien ne presse. Quelle joie ce serait pour moi de vous revoir et de recauser. Un voyage, à l’heure actuelle, impossible. Les relations sont trop tendues; demain est trop incertain; l’argent est trop rare; enfin, pour le bien de mes chrétiens, je ne puis absolument pas penser à me séparer d’eux pour si longtemps. À plus tard! Tu n’as pas d’enfant et tu voudrais adopter un petit Chinois? L’idée n’est pas mauvaise, mais un peu compliquée. Voici une solution plus simple: prie Sainte Anne, sans discontinuer, et tu deviendras la mère d’un enfant qui sera ta consolation et ta gloire. Suis ce conseil. Il le faut, pour ton bonheur. Je ne doute pas que les mille filent comme des nuages 40. Ici, les mille, on n’en parle pas: on va par millions. Je ne veux pas que vous vous fassiez du mauvais sang à mon sujet. Je suis heureux, bien vêtu, bien logé, bien nourri. Je ne veux pas vous déconseiller de faire de bonnes œuvres; je ne veux pas non plus vous tromper, pour amener de l’eau à mon moulin. À Marie. Te rappelles-tu, Marie, la place où je t’embrassai, quand je partis pour le Grand-St-Bernard? Nous avons senti tous les deux, ce jour-là, dans notre cœur, la fine pointe de toutes les souffrances que la vie nous allait réserver. Nous sera-t-il donné de nous revoir? Avant le Ciel? C’est toi qui gouvernes les Crettes, où tu es reine. Les Crettes furent à l’origine de ma vocation. Sois-y heureuse. Dans ton travail que je n’ai pas oublié, prie un peu pour moi, prie un peu avec les oiseaux du printemps car ils prient à leur façon; et prie aussi avec le silence de septembre que j’aimais, comme on aime le paradis. Pour ce qui est de mon héritage, je n’ai pas le droit d’hériter et je n’ai besoin de rien. Si tu veux quand même payer la part que vous m’avez faite, voici ce que je te conseille: quand cela te sera facile 41, verse le montant au Prévôt du St-Bernard lui-même, en lui disant que c’est ma part. Tu feras ainsi une belle action. J’ai déjà reçu mille frs. de toi. C’est énorme. Ne te prive pas pour moi. Tu sais, rien ne me manque. Sais-tu, 39 40 41

Le «mazot» de la famille (v. supra, p. 152 note 69). Les billets de mille francs en période d’inflation. Souligné dans l’original.

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ma chère, que, dans le monde, il n’y a plus de bonne fille comme toi? Occupe-toi donc de mes neveux et nièces. Fais-les prier, fais-les travailler, fais-les chanter. Tu ne veux pas te marier? Tu as raison. Tu prends le meilleur chemin pour être heureuse en ce monde et en l’autre. Et moi? Je suis toujours en pleines difficultés pour sauver mon poste et mes chrétiens. Je prêche, et l’on ne veut pas m’écouter. Le monde est mauvais. De terribles punitions l’attendent, probablement. Au fait, j’ai encore ma peau et ma vie et une bonne santé; j’ai donc tout ce qu’il faut, et quand le Bon Dieu voudra bien se mettre de mon côté, je ferai des conversions très nombreuses. Écris-moi encore. Tes lettres me font du bien car je suis devenu un peu sauvageon. Vous verrez les nouvelles qui vous intéressent sur la Revue Grand-St-Bernard – Tibet. Je me tais. Je vous bénis tous et chacun de tout mon cœur et de tout le pouvoir que Dieu m’a conféré, quand il m’a donné celui de commander. Maurice Écrivez à l’ancienne adresse. J’ai reçu l’argent. Merci infiniment. Tout cela servira à faire louer Dieu par les nouveaux chrétiens. J’ai reçu les photos. Merci. Merci. Grandes ferventes salutations à l’oncle Daniel, et mercis émus pour ses 100 frs. Je les lui rendrai en prières.

Maurice À Jean. Mon cher, merci pour ta charmante lettre. Je ne t’oublie point non plus, ni aucun des tiens. Les neveux que tu me présentes ont l’air intelligent. Peut-être il y aura-t-il un intellectuel, parmi eux. N’oublie pas de leur apprendre à prier, dès leur jeune âge car la vie devient de plus en plus dure sur la terre, et le temps leur réservera peut-être de très dures épreuves. Grand merci pour les nouvelles que tu veux bien me donner. Elles me rappellent le pays, toujours plus cher à mesure que l’on vieillit. Je t’embrasse et te bénis. Maurice

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– 116 bis – Weisi 8/5 47 Très Révérend et cher M. le Prieur 42, Je viens de reprendre contact avec les jeunes. Vous méritez des félicitations pour les avoir si bien formés. Ils me disent que vous êtes en bonne santé. Ou bien ils se trompent; ou bien vous êtes un homme à miracles. M. Detry a risqué de nous mettre à tous le doigt dans l’œil. Partout où il passe il dégoise contre tous ou contre tel ou tel et croit ainsi rendre des services impayables à la Maison: curieux effets des bombes allemandes. À part cela il a des vues très justes sur les affaires et les hommes. On nous dit que l’existence même de la Congrégation serait en jeu 43 et cela non pour une affaire de mœurs, ce qui serait irréparable; mais pour une affaire d’argent. Nous ne voulons pas sombrer ainsi. Nous ne sombrerons pas si les RR. Confrères veulent une bonne fois être de notre temps. Si les fonds manquent, c’est très simple, qu’en vertu de la S. Obéissance on commande à chaque confrère missionnaire ou autre d’apporter au minimum 1000 frcs à la maison par an; ou bien qu’on prenne des mesures pour chercher des fonds nouveaux hic et nunc 44 ; quoiqu’il en soit, des mesures draconiennes s’imposent. Il faut les accepter illico, c’est plus sage: elles dureront ainsi moins longtemps. Transférer les études. Curieux! Au moment où le monde veut flotter au-dessus des nuages, nous trouvons le S.-Bernard trop haut. Ce n’est pas le climat qui nous ruine, c’est la tension. Il faut introduire chez les jeunes la boxe, la lutte, la gymnastique et tout ira mieux. Riez ou ne riez point, mais ce qui m’a le plus manqué dans ma vie, c’est la force corporelle. Je sais que vous rirez tout fort en lisant ces mots: nous autres blancs nous oublions trop que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Ici j’ai passé une année plutôt méchante. Les chrétiens trop malmenés et pas assez secourus ont tous simulé l’apostasie. Voyant que cela 42

43 44

Maurice n’aura cessé de prendre part à la vie interne de sa Congrégation et à ses difficultés; il réclame qu’on lui envoie le propre liturgique des chanoines réguliers, trouve le temps de suivre les travaux historiques sur les origines de la Congrégation du Grand-Saint-Bernard, se soucie des éventuelles vocations canoniales parmi les anciens élèves de Houa-Lo-Pa, renouvelle régulièrement ses procurations pour le chapitre et donne son avis sans ménagements excessifs. Voir à ce propos les lettres 119 et 153. Ici et maintenant.

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m’était trop dur à supporter ils eurent ce mot: «Jadis les Hébreux pour un rien adorèrent un veau d’or; nous, il nous est impossible de ne pas le faire. Le Bon Dieu nous pardonnera bien aussi.» Je recommande Yerkalo à vos saintes prières. Il ne faudrait pas que le Bon Dieu laisse périr cette petite chrétienté comme le mauvais larron sur sa croix. Je pense me reposer ici quelque temps. J’écrirai pour la revue: surtout ne publiez pas mes lettres, autrement je n’en écrirai plus. Il faut que je renouvelle mes délégations au Chapitre 45. Veuillez donc prendre connaissance du billet ci-joint. Je vous prie de bien vouloir présenter mes meilleurs souvenirs à chaque membre de la communauté. Veuillez bien leur dire que leurs peines sont nos peines et leurs joies les nôtres. Plus on avance dans le temps, plus le pays et la maison deviennent chers. Les missionnaires n’écrivent pas, parce qu’ils ne peuvent dire ce qu’ils pensent. Ils pensent pourtant, et combien suavement, à ceux qui derrière eux poussent, à ceux qui sont en train de mûrir et de vieillir. Nous n’avons pas la consolation de vous accuser de grandes conversions, mais nous avons la consolation d’avoir passé des temps très difficiles et de n’avoir pas sombré. L’heure des conversions finira bien par sonner. Alors vous serez consolés et heureux avec nous de récolter. Je vous prie de me croire tout vôtre in Christo. Chanoine Maurice Tornay – 117 – Weisi, le 28.6.1947 Très cher Mr Melly, Reçu votre 22/4. Merci. Encore à Weisi. Affaires Yerkalo n’avancent pas. On finira bien par avoir raison. Ci-joint, quatre pages (articles sur la Mission, depuis son début, jusqu’en 1947). En tout, il y aura 3040 pages. Il y a beaucoup du mien. Je ne pense pas que l’auteur, Launay, trouve à redire ou s’y reconnaisse 46. Vous envoie d’abord ceci par avion. 45

46

Maurice donnait procuration à un confrère pour voter en ses lieu et place lors des chapitres (v. infra, p. 217). Maurice s’est inspiré de «L’histoire de la mission du Thibet» d’Adrien Launay, des MÉP, deux volumes parus en 1903 (v. infra, p. 286 note 19).

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Prochaine poste enverrai, par poste ordinaire, 16 autres pages. Puis, le reste. Soignez la Revue, s.v.p. Peut-être irai-je faire un tour à Yunnanfou. Pourriez-vous m’acheter un bréviaire 47 commode? Les lamas m’ont pillé une partie du mien. Les chiens m’ont mangé une autre partie. Si oui, veillez à ce que le bréviaire soit complet: Propre des Chnes rég. et de Chine, fête de Marie médiatrice de toutes grâces. Cela m’aiderait, pour mieux remplir mon office. Cependant, ceci n’est qu’une prière. Si vous pouvez l’exaucer. Vous n’avez qu’à envoyer le tout par la poste: ça arrivera. Bien déclarer: livres. Ici, ça va normalement. Posément, nous préparons notre attaque. Et les conversions se déclencheront. Je vous embrasse bien tendrement. T. M. – 118 – Weisi, le 7.7.1947 Mon très cher Mr Lovey, Veuillez voir, ci-joint, les nouvelles concernant Yerkalo. Elles ne sont guère agréables. Elles sont pourtant semblables à celles que la majorité des missionnaires ont dû écrire sur ces pays. Au fond, je ne veux pas croire encore à la victoire de Satan. C’est vrai que les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Les chrétientés du nord de la Chine sont affreusement persécutées. Aux Indes, les évêques indiens eux-mêmes auraient invité leurs chrétiens à se préparer à la persécution, tandis que d’autres diraient, qu’après le départ des Anglais 48, tout irait mieux pour l’Église. Mr de Torrenté 49 écrit qu’il ne peut pas intervenir directement à Lhassa car le Tibet dépend de la Chine 50 ; qu’il ne peut guère insister 47 48 49

50

Recueil usuel pour la prière liturgique du prêtre. L’Inde deviendra indépendante un mois plus tard, le 15 août 1947. Henri de Torrenté (1893-1962), fils du conseiller d’État homonyme Henri de Torrenté (1845-1922). Il fut représentant de la Suisse en Chine de 1945 à 1948 (avant la reconnaissance du régime de Mao en 1950, il n’y avait pas d’ambassadeurs). Les lettres 133 et 138 rendront plus justement hommage à son action. Le Tibet ne sera envahi qu’environ 3 ans plus tard, à partir du 7 octobre 1950, par l’armée populaire de libération. Néanmoins, pour des raisons historiques et géopolitiques, les relations diplomatiques des nations étrangères avec le Tibet étaient inextricablement liées à celles de la Chine.

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auprès du Gouvernement chinois car je n’ai été lésé, ni dans ma personne, ni dans mes biens; que la question, étant un différend entre les autochtones eux-mêmes, il ne voudrait pas s’immiscer dans les affaires privées d’autrui. Quel bon marchand de fromage! Il nous conseille aussi de laisser l’affaire entre les mains des Ambassades françaises qui continuent, modérément, à protéger les Missions. Et dire que la Confédération helvétique dépense de grosses sommes pour un pareil empaillé! Je n’ai pas reçu de nouvelles d’Europe, sauf de Mr Melly qui ne dit rien sauf que le loto a rapporté plus que précédemment. J’en suis à la 21 ème page d’un article sur la mission pour la Revue. Faites aussi quelque chose, sans quoi, elle tombera dans le gagatisme 51, et les pris-au-piège, c’est toujours nous. Vous verrez mes projets dans la lettre à Monseigneur. Il est très possible que je fiche le camp pour Yunnanfou. Si vous avez des commissions… Comme remèdes, je veux surtout trouver des vermifuges antiténias, du Salyrgan, etc., … À quels remèdes pensez-vous, vous? Ici, les billets sont 1400 kuopè 52. Ils continueront de baisser encore: nouvelle peu importante; on la savait, depuis que les billets existent. Le commerce ne fleurit pas, tout de même, avec ces moyens! Avez-vous reçu du sucre, cuivre, etc., … Je le pense. Vous auriez dû m’avertir car mon boy est homme à filer avec le tout; vous le connaissez. Les jeunes sont de très charmants confrères; encore faut-il les regarder avec des yeux humains. Auriez-vous la bonté de m’envoyer, par Doci, le passeport suisse qui se trouvait dans la caisse des papiers? Si Manna 53 veut faire une ballade jusqu’à Weisi, je suis ici pour la recevoir. Mes mulets descendent à vide; je ne lui ferai pas payer le voyage. Je pense bientôt commencer une retraite; je penserai à vous de tout mon cœur. Veuillez excuser les marques de fabrique d’ici dessous. Tornay Maurice

51 52 53

La sénilité. Papier-monnaie national. Femme consacrée, au service des missionnaires, notamment pour l’enseignement, et appartenant aux vierges institutrices instituées par les missionnaires.

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– 119 – (juillet 1947) À Monsieur le Secrétaire du Vénérable Chapitre. Bien cher Confrère, Désormais, jusqu’à révocation, je délègue ma voix au Chapitre en premier lieu, à Monsieur Clivaz, Révérend Père-Maître; en second lieu, à Monsieur Raboud; en troisième, à Monsieur André Darbellay. Je souhaite vivement et je prie, pour que les Confrères sachent conserver l’union des cœurs, dans la diversité des opinions, et aient le courage de choisir entre les solutions, non celles qui plaisent, mais celles qui conviennent. Veuillez agréer, cher Confrère, avec mes salutations, toute mon affection in Christo. Chanoine Maurice Tornay – 120 – Teking, le 1.12.1947. Cher Monsieur Detry, J’espérais vous attendre ici. Mais, les affaires m’appellent ailleurs. J’espère que vous aurez fait un bon voyage et que vous me retrouverez à Tse-Tchong bientôt. Je vous conseille fort, en effet, de rejoindre ce poste, afin d’entreprendre un voyage plus long et plus intéressant. Je ne vous conseille pas de filer pour Ba[hang] 54. C’est déjà trop tard. La neige vous retiendrait enfermé, je ne sais combien de temps. Tout à vous. Je laisse ici, pour vous, un jambon, 5 petites boules de sucre T. M.

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Hameau dans la vallée voisine de la Salouen, inaccessible en hiver depuis la vallée du Mékong en raison de l’enneigement des cols situés à plus de 4000 mètres.

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– 121 – Cher Louis, Reçu ta lettre. Merci. Tu as dû recevoir la mienne, février-mars 1947. Je serai donc bref. Reçu argent. Ferai célébrer les trentains 55 pour Papa et Maman. Prie pour toi. Suis heureux. Embrasse tous les tiens. Maurice Je ferai célébrer, dis-je, car, pour moi qui ai charge d’âmes, il m’est impossible de célébrer trente messes de file, à la même intention.

– 122 – Kunming, le 7.1.1948 Très cher Monseigneur Adam, Notre Supérieur, Mr Lattion, nous a communiqué votre honorée, dans laquelle, vous ne désiriez rester en communication directe qu’avec lui 56. Pour vous obéir, je devrais donc renvoyer cette lettre à Weisi; elle aurait beaucoup de chances de se perdre en route. Mr Lattion l’ayant reçue, devrait en tenir compte. Or, elle ne lui dirait rien du tout, probablement. Je ferais mieux de me taire. Néanmoins, je trouve tellement drôle d’écrire à tout le monde, sauf à vous qui êtes le seul à qui, de fait, je devrais écrire, que, pour une fois, je passe outre à la consigne. Libre à vous, Monseigneur, de me jeter au panier, avant de m’avoir lu. Car, des affaires personnelles, je n’en ai point ou, plutôt, si. Personnellement, je n’ai que des péchés; or, vous êtes trop loin pour m’en donner l’absolution. Des affaires confidentielles? J’en ai encore moins. En aurais-je? je ne serais certainement plus assez religieux pour en parler à mon Prévôt!! Donc, je vous écris sans raison suffisante. Daignez m’excuser… Et maintenant, bonne année! Mais que veulent dire ces mots? Que je vous souhaite de nous conduire in altum 57. Ils signifient aussi que je 55 56

57

Trente messes célébrées consécutivement à une intention particulière. Mgr Adam avait demandé que les affaires des régions soumises à l’autorité d’un supérieur local se traitent par le truchement de celui-ci. C’était, depuis le départ du chanoine Melly, le chanoine Lattion, peu préparé à cette charge en de telles circonstances. Au large (Lc 5, 4).

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vous souhaite de trouver, dans la tristesse de la déchéance que vous voyez, la joie du renouveau, invisible peut-être, mais présent certainement. Kunming. J’y suis venu dûment envoyé par le R. P. Goré, pour parler de Yerkalo, où la persécution sévit plus fort que jamais, à son Excellence l’Internonce 58, qui ne viendra pas avant mars-avril: ce que j’ai su, étant arrivé ici. Il est possible qu’une personne charitable d’ici me paie l’avion, pour aller jusqu’à Shanghai ou Nankin voir Monseigneur. Dans ce cas, je serai interrogé sur la Mission des Marches tibétaines: YunnanSikang. La sincérité me forcera à dire que la Propagande n’y avance pas, parce que nous n’avons pas de chef. Dès lors, Monseigneur Ribéri (c’est au reste sa marotte, paraît-il – veuillez excuser ce mot; je n’y veux mettre aucune impolitesse –) poussera fort à la séparation 59 et, que nous le voulions ou non, le morceau nous tombera dans les mains. C’est inévitable et ce n’est pas un mal. Pourquoi ne ferions-nous rien dans la vigne du Seigneur? Nous aurons au moins la consolation de prendre l’un des champs les plus ingrats. Il faudra nous mettre à la page. Nous sommes loin d’y être, ici, et ailleurs, je crois. C’est dire qu’on va pas mal vous fatiguer les oreilles. Il nous faut des prêtres, même des docteurs, des professeurs, des sœurs, des médecins et de l’argent. Tout cela se trouve en Suisse ou ailleurs. Toutes les Missions en ont trouvé et en trouvent encore. Nous les trouverons aussi. Il est nécessaire qu’un ou deux prêtres de la Congrégation s’occupent, en Suisse, de la mission. Et pour mettre les choses au point, il est indispensable que l’un de nous rentre pour une visite. Si j’avais été sûr de pouvoir revenir, je me serais déjà embarqué car maintenant je ne suis plus loin. J’en avais, au reste, parlé à Mr Lattion. Vous penserez que j’ai envie d’un verre de vin. C’est possible. Ce n’est pas impossible non plus que je n’aie pas une intention droite: cela peut bien arriver à des missionnaires de notre temps. Ici, les consuls français sont très dévoués pour les Missions. La France fait tout ce qu’elle peut pour rendre service à l’Église et à la Chine aussi. Elle est autrement plus éclairée que l’Amérique, qui a gaffé vertigineusement.

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59

Diplomate représentant du Vatican dans les pays où une nonciature régulière n’est pas (encore) établie. Vraisemblablement la séparation des secteurs de responsabilité entre les MÉP et les chanoines du Grand-Saint-Bernard.

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Son Excellence Monseigneur Derouineau 60 a été extrêmement aimable pour nous, pour les nouveaux quand ils arrivèrent, pour nous, les anciens. Il nous a passé des centaines de messes, au risque d’en manquer pour ses missionnaires à lui. Un mot de votre part lui ferait plaisir. Je sais que vous détestez cette politique. Des saints l’ont pourtant employée. Nous aurons toujours besoin de passer par Kunming. Veuillez me pardonner la liberté que je prends. Je commence à croire qu’il serait plus juste, pour moi, de me mettre à tenir compte des conseils que j’ai reçus, plutôt que d’en donner à mes Supérieurs. Ici, les œuvres prospèrent. L’horizon n’est certes pas encourageant, mais il en sera toujours ainsi. On a toujours l’impression de bâtir sur le sable. Résultat: les uns ne bâtissent pas, les autres construisent. L’histoire, le temps, la vie prouvent très clairement que ce sont les premiers qui se trompent. Conclusion: il est toujours un temps pour faire du bien 61. La région où je devrais être, Téking 62, est remplie de brigands: meurtres, pillages, incendies. Il m’a été impossible d’avertir Mr Detry de ne pas s’y aventurer car je ne savais où il se trouvait. Or, je viens d’apprendre qu’il y est actuellement. Tout le monde est très inquiet. J’espère qu’il arrivera à passer entre les feux. Cela, comme tout le monde. Mais je voudrais sincèrement, pour son bien, non qu’il soit battu ou retenu prisonnier, mais qu’il subisse un petit pillage innocent. Peut-être, alors, ouvrirait-il les yeux, car il vit très loin de la réalité. Ce qui lui empêchera de nous rendre les services que nous attendions, et le rend très malheureux lui-même. Il n’enregistre absolument rien et transforme tout suivant son humeur. J’arriverai, un jour, à ce point, si je n’y suis déjà pas. Curieux, les hommes!!! Mais, en voilà des papotages! Encore une fois, veuillez m’excuser, Monseigneur, et ne pas douter du respect et de la soumission avec lesquelles je baise votre anneau. Maurice Tornay

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Archevêque de Kunming, Yunnanfou. Cette pensée sera gravée sur une cloche de l’église d’Orsières dédiée au Bx Maurice. Téking ou Decin est le nom chinois d’Atentze (ou encore Atuntze), lieu de passage des caravanes allant en Chine.

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– 123 – Kunming, le 7.1.1948 (Pour Mr Melly, s.v.p.) Très cher, Bonne année. Te cum Prole pia benedicat virgo Maria 63 ! Quatrième lettre que j’écris, ce matin. Excusez mon télégraphe. Suis à Kunming, pour pousser le Consulat français, affaire Yerkalo; plus, voir Internonce qui ne vient pas pour le moment. Possible, irai à Nankin, avion, le voir. Pousserai ferme, pour avoir un Supérieur de mission, région Weisi. Résultat: séparation plus que probable et obligation, pour nous, accepter mission. M. É. P. (Missions Étrangères de Paris), impossible, manque de monde. Résultat: faudra pas mal secouer du monde, en premier, Confrères. Ça se fera comme l’inévitable. Tout le monde se renfloue, en Suisse; nous, nous manquons de tout. Impossible d’entreprendre la moindre chose. Ça commence à bien faire. Je suis ici à mesurer les résultats obtenus par les autres missions et les nôtres. Or, si on compare les types (excusez mon orgueil) nous n’avons pas complexe infériorité. Complexe infériorité = institution. Nous n’avons rien fait; les autres avancent à pas de géant. On leur trouve des moyens. a) Il nous faut quelqu’un, en Suisse; nous l’aurons. b) Il nous faudra, en relation avec Propagande. c) Il nous faut des religieuses. d) Il nous faut professeurs. e) Il nous faut médecin. f ) Il faut argent; argent américain.

Vu, ici, vingt Pères de Scheut, venant de Belgique. Chacun a payé son voyage, avec prix de ses conférences. Prix du voyage, avion, plus 50 kg. bagages chacun: 3000 frs. suisses. Les nôtres? Parmi eux, il y a des docteurs. Tous savent lire à peu près convenablement chinois; pourtant, ils n’ont que 25-28 ans. Les nôtres? Savent même pas faire un bandage. C’est du beau!

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«Que la bonne Vierge Marie te bénisse avec son fils». Invocation qui pouvait conclure prières, exercices spirituels, entretiens ou lettres.

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Elèves de Hoa-Lo-Pa: il en reste trois. Guenfou 64 = désigné comme catéchiste. Type excellent. À Pélotan, suis resté avec eux trois jours. Types excellents. Demanderont à entrer dans notre Congrégation. Autres? Rentrés chez eux, par imbécillité. S’agit de recommencer. Ici, archevêque, Mgr Derouineau. Épatant. Fait plus que son possible pour nous aider. Revue = très bien. Trop de photos de nous. On nous voit de tous côtés. Pas bon, ça. Trop de curé, pas assez d’œuvre. Vous embrasse. Tornay Maurice Bréviaire? Il m’en faut un entier. Pouvez rejoindre ici, si répondez de suite. Téking pillages et meurtres continuent de plus en plus belle. Ai quitté Téking, à la dernière minute favorable. Kunming t’ai ho kai, T’ien Tchou T’ang. Mr Detry est peut-être région Atuntze. Dans ce cas, plaise à Dieu qu’il ne soit que pillé.

T. M. – 124 – Kunming, le 7.1.1948 À mes très chers Parents, chers frères, chères sœurs, À ma tante très aimée, Bonne année à tout le monde! Que la bénédiction de Dieu le Père et du Fils et du S. Esprit descende sur vous et y demeure à jamais 65 ! À chacune des messes que je célèbre, j’inscris votre nom à tous et à chacun dans la main droite de Jésus, avec le sang qui est sorti et qui continue à couler pour notre rédemption, de cette même main droite qui a opéré 64

65

Orphelin recueilli par la mission, Guenfou (ou Che Kuang Yong) terminera ses études au séminaire de Kunming en 1952, mais ne pourra être ordonné prêtre en raison de l’avènement du communisme en Chine. Refusant d’abdiquer, il fut condamné au goulag chinois, le fameux «logai» où il sera détenu pendant 23 ans. Persévérant dans la foi, il sera finalement ordonné prêtre (le seul élève de Maurice à l’avoir été) à Shanghai le 13 juin 1987 à l’âge de 63 ans. Il exercera son ministère avec un dévouement remarquable dans les marches tibétaines, plus précisément dans le secteur de la mission, jusqu’à sa mort en 2000. Formule usuelle de la bénédiction sacerdotale donnée hors d’un contexte liturgique.

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tant de miracles. C’est là le moins que je puisse faire, mais, quand je l’ai fait, je n’ai plus aucune inquiétude à votre sujet, sachant que, si vous ne souffrez pas, vous êtes heureux pour Dieu, et que si vous sentez, au contraire, une trop lourde croix, sur vos épaules, vous souffrez pour le ciel. Dans toutes les lettres que vous m’envoyez, je vois que votre foi va en augmentant. C’est ma plus grande consolation et le signe le plus certain que vous êtes inscrits au Livre de vie. Deo gratias! Et voici que je ne suis qu’à 5 ou 6 étapes, par avion, de la Rosière. Je suis beaucoup plus près de vous que de mes chrétiens. Vous reverrai-je? Vous devinez l’ardeur de mes désirs. Mais, je suis ici, à Kunming, qui s’appelait jadis Yunnanfou, pour voir l’Internonce du pape en Chine et le Consul de France et tous ceux qui veulent ou peuvent me rendre service, afin de secourir les chrétiens de Yerkalo à qui les lamas défendent de prier, défendent d’enterrer leurs morts, à qui les mêmes persécuteurs ont pris de force les enfants pour en faire des prêtres bouddhiques 66. Pensez, si les pieuses mères de famille pleurent comme les brebis qui ont perdu leurs agneaux! Espérons que le Bon Dieu ne fermera pas pour toujours la bouche de ceux qui le louent et ne livrera pas aux bêtes les âmes de ces anges. Comme l’Internonce n’est pas ici, il est possible que j’aille le trouver à Nanking. Le voyage n’est pas long: un jour, en avion, alors que pour venir ici, j’ai mis 20 jours: 16 jours à mulet, 4 en camion. En venant, j’ai passé à travers pas mal de bandits. Ils ne m’ont pas vu; je ne les ai pas vus. Ils faisaient leur coup, soit avant, soit après mon passage. Cette protection est, pour moi, un signe que Dieu m’aidera enfin à faire quelque chose. Par contre, les lamas m’ont prédit que je rentrerai en Europe!! Je ne serais guère heureux, même au-milieu de vous, avant d’avoir rendu la paix à mes ouailles. Veuillez prier pour elles, prier pour moi. Si vous le pouvez, faites célébrer des messes par de saints prêtres, à cette intention. Moi, voyez-vous, j’ai déjà quelques cheveux blancs. J’enrage, comme vous pouvez le croire, car, si je mourrais, je me trouverais encore les mains vides. Je pourrais, maintenant, réaliser pas mal de conversions. Je voudrais construire un orphelinat, une léproserie; mais, le pèze, le pèze!! Le pèze ne manque point… chez les riches, mais ce sont les pauvres qui donnent J’ai appris qu’il y a, en Suisse, une grande sécheresse; ici, nous avons été inondés. J’espère que vous aurez pu avoir une quantité suffisante de 66

Sic pour bouddhistes. De même infra, lettre 126.

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foin pour conserver le bétail; que vous aurez pu faire quelques sous, pour payer vos créanciers et vous vêtir et mener une vie ni trop pauvre, ni trop riche: mais pour ce cas, je sais qu’il n’y a aucun danger. Écrivez-moi, chacun sa lettre. Faites lire celle-ci à tous. Une lettre me coûte cher: voyez les timbres! Tornay Maurice À mes chers neveux et nièces. Jeunes frimousses, qui vous ébattez dans la neige, ou qui rêvez tout rose, dans vos lits d’hiver chauds et blancs, quelqu’un, à qui vous ne pensez guère, pense souvent à vous tous et vous salue tendrement. J’arrondis, dans mes mains, des «pelottes» imaginaires, et vous bombarde cordialement, dans les cheveux, sur le nez, sur les joues. Comme ces boules ne sont qu’imaginaires, vous ne sentirez aucune douleur, mais vous saurez que mon grand désir serait de vous voir et de jouer un peu avec vous. Peut-être, en songe, en rêve, car, après tout, ce que vous pensez, ce que vous faites (à part les petites actions-cadeaux que vous accomplissez pour réjouir le cœur du petit Jésus dans la crèche – et celles-là, le petit Jésus les serre fermement dans ses petits poings) n’est qu’un songe qui fuit derrière vous, comme un papillon qui s’oublie, peut-être qu’en songe, dis-je, vous voyez, penché sur ce papier, un barbu étrange qui est votre oncle, et que vous aimeriez voir… Vous me verrez, un jour, si vous êtes sages. En attendant, préparez-vous. Que ceux qui étudient soient très savants car j’ai ici des étudiants qui font des problèmes pas mal difficiles, qui écrivent en latin mieux que des cuisiniers; …il ne faudrait pas qu’ils soient vos maîtres. Que ceux qui deviennent charpentiers, marmitons, menuisiers, exercent leurs mains car nous avons ici des ouvriers si habiles, qu’ils rafistolent des camions avec des souliers, et bâtissent des maisons sans mortier. Que les ménagères sachent se débrouiller avec rien car ici les bons cuisiniers nous font un banquet sans graisse, ni potage, avec des patates seulement et des feuilles sauvages. Or, il ne faudrait pas, qu’au jour de notre rencontre, je vous trouve anémiques et mal en point. Mais surtout, mes petits, tenez bien votre catéchisme caché dans votre cœur, et vos prières, tenez-les sur le bout de votre langue, afin que, soir et matin, elles s’échappent d’elles-mêmes, vers le Bon Dieu qui s’éveille toujours très tôt, pour entendre la première supplique.

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Ici, il n’y a à peu près que les oiseaux qui fassent leur prière; aussi bien, sont-ils seuls à être heureux. Et quand vous priez, dans vos demandes, veuillez ne point omettre le nom de votre oncle, je pense que vous le connaissez, afin que Dieu vous donne longue vie. Car vous connaissez: «Tes parents honoreras 67…» Or, un oncle, ça compte comme parent. Bonne année, à tous. Chanoine M. Tornay – 125 – Kunming, le 7.1.1948 Madame 68, J’ai reçu votre honorée du 19.8.47. Je vous remercie beaucoup, pour votre générosité. Il m’est, en effet, très agréable dans la brousse, plutôt dans le désert, de revoir des images de la chère et inoubliable patrie. Si j’ai tant tardé à vous répondre, c’est que votre lettre ne m’a rejoint qu’au mois de décembre 1947, et que j’ai voulu, ensuite, profiter d’un voyage effectué à la capitale du Yunnan, pour vous répondre de plus près. Je n’ai reçu encore, à l’heure actuelle, aucun N° de l’«Écho Illustré». Peut-être sera-t-il arrivé après mon départ. Certainement, il finira bien par me rejoindre. Afin de ne pas grever votre budget, veuillez vous contenter d’un envoi mensuel. S’ils me viennent régulièrement ainsi, c’est déjà plus que je ne l’ose espérer. Voici une adresse qui réussira mieux: M. Tornay, Catholic Mission, Téking, Yunnan, Chine. Il me reste à vous souhaiter une bonne et heureuse année et à vous demander si vous seriez disposée à faire encore autre chose pour ma mission. Si vous désirez me répondre, et me répondre sans tarder, voici mon adresse pour un mois ou deux, environ: Maurice Tornay, missionnaire, Catholic Mission, Tai Ho Kai, Kunming, Yunnan, Chine. Tornay Maurice

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Cinquième commandement. Agnès Cattoni, Tramelan.

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– 126 – Kunming, le 8.1.1948 Ma très Révérende Mère, Mes Révérendes Sœurs, J’ai bien reçu votre honorée du? (j’ai oublié la date). Je n’ai point votre lettre ici, où je suis, à 20 journées de ma résidence. Merci beaucoup pour la grande consolation que vous m’avez causée. Mais oui, ma Révérende Mère, je vous bénis, en toute humilité; je prie pour vous et toutes vos chères subordonnées. Chaque jour, à la ste messe, je vous mets là, dans la plaie de la main droite du Christ mort et mourant encore pour nous, afin qu’il bénisse vos mortifications et vos peines, qu’il les rende siennes, et que nous, dans le monde, en partagions les fruits. Veuillez agréer mes vœux les meilleurs, pour 1948. Que Dieu vous donne, en abondance, la paix du cœur et la santé du corps. Quant à vous, ma Révérende Mère, soit que Dieu vous guérisse, et je l’espère affectueusement, soit qu’il vous appelle, et je prends part aux larmes de celles qui resteront, je vous souhaite un doux soir de votre vie et une douce arrivée au port de votre salut. Ne craignez rien, âme religieuse, qui avez servi Dieu si longtemps. Rassasiée de jours, soyez rassasiée d’éternité. Quant à votre serviteur, pour le moment, le voici très mal en point. À Yerkalo, la persécution continue plus vive que jamais. Les lamas ont arraché de force les petits chrétiens, pour en faire des prêtres bouddhiques 69. Pensez aux cris des mères qui ont perdu leurs petits. D’autre part, je suis sans moyen humain pour leur porter secours. J’ai entrepris un long voyage, pour secouer les ambassades, mais elles ne peuvent rien. Il faut pourtant que je rentre, cette année, à Yerkalo. De vieux chrétiens attendent, anxieusement, une dernière absolution, une dernière communion. Qui la leur donnera? Je crois que vous pouvez obtenir ce miracle. La prière, c’est la toute-puissance de Dieu entre vos mains. Veuillez prier pour nous, mes Sœurs très dévouées. Oh! je sais que vous le faites, et je vous en remercie infiniment. Mais, que voulez-vous, je crie encore… Dans mon état, on ne peut que lancer des S.O.S. Je serai ici quelque temps, encore, un ou deux mois. Si vous daignez me répondre bientôt, vous pouvez le faire à l’adresse suivante: M. Tornay, Catholic Mission, T’ai Ho Kai, Kunming, Yunnan, Chine. 69

V. supra, lettre 124, p. 223 note 66.

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Si vous tardez, au contraire, il sera plus prudent d’employer celle-ci: M. T., Catholic Mission, Weisi, Yunnan, Chine. Veuillez croire, Très Révérende Mère et Révérendes Sœurs, à mes sentiments les plus respectueux. Maurice Tornay – 127 – Kunming, le 2.2.1948 Très cher Mr Melly, Par une bonne occasion, veuillez accepter quelques mots gratis. Vous avez dû recevoir ma lettre, début janvier 48. Je n’ai rien reçu de vous, encore. Ici, mes affaires n’avancent pas. J’entrevoyais un voyage à Nanking. Il s’avère impossible. Je pense aller faire un tour à Hongkong… Pas sûr que je me débrouille pour la galette. En tout cas, je serai encore ici, pour un mois environ. Autour du Konien 70, il ne fait pas bon voyager. Surtout aujourd’hui: je veux dire, en ce temps. Le péril communiste approche et se précise 71. Si U.S. n’en met pas un coup, la Chine retombera dans le chaos primitif. Partout, on sent la masse jaune préparée pour une grande bagarre. Chine du nord: martyre et massacre des chrétiens et des missionnaires. Chez nous: Mr Detry est rentré à Tse-tchong, veille de Noël, je crois. Je pense qu’il considère ses expéditions terminées. Puisse-t-il avoir réussi quelques photos! Ici, j’aurais des tas de choses utiles à acheter, mais elles sont chères. Les remèdes abondent, mais quel prix! Je vous embrasse. T. Maurice

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Nouvel-an chinois. Avec la capitulation du Japon trois ans plus tôt (le 15 août 1945) prenait fin du même coup la guerre sino-japonaise. Le conflit entre nationalistes et communistes chinois reprend alors de plus belle pour aboutir le 1 er octobre 1949 à la proclamation de la République Populaire de Chine.

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– 128 – (billet au crayon 72) Mr Pierre-Marie Melly, Chanoine du Grand St-Bernard, Avenue Beauregard 12 Fribourg Suisse Vu les porteurs de ce billet, un soir 2.2.48, à Kunming. Vous envoie, par eux, un peu de souvenir de la Chine. Veuillez, si vous les voyez, les bien recevoir… de ma part. Comme j’aimerais m’envoler avec eux, pour vous revoir, un instant! Tornay Maurice – 129 – Kunming, le 8.2.1948 Très cher Mr Melly, Reçu, avant-hier, votre 27.1.48. Merci. Communistes: plus dangereux encore ici qu’en Europe. Toute Chine du nord, envahie. 800 missionnaires réunis à Péking 73. Rouges arrivent au Fleuve-Bleu: sont à 80 km de Changhai et à 30 de Nanking. On craint invasion du Seutchoan. Ensuite, descente des Rouges du Sikiang, vers les Indes et Birmanie, via Tibet (ceci, personnel). 2/3 missions de Chine persécutées comme jamais. Missionnaires et chrétiens martyrisés, chaque jour. Rien pu faire ici pour Yerkalo. Partirai Nanking, secouer les gens: vous savez qui. Question séparation: voulons avoir une tête, ou du St-Bernard, ou des M.É.P. On n’a rien fait. Soit Tatsienlou 74, soit St-Bernard, déclinent responsabilités et argent. Conclusion: missionnaires, pieds et mains liés, parce que pas galette et pas excités pour entreprendre œuvres. Danger 72

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Billet apporté au chanoine Melly le 5 octobre 1948 par le Père Weibel de la Société du Verbe Divin. Pékin. Tatsienlou était le siège du Vicariat apostolique du Tibet, élevé en 1946 au rang de diocèse et dont le siège fut transféré à Kangting, capitale provinciale du Sikang.

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découragement pour les uns. Quinze ans que ça dure! Ça commence à bien faire. Mettre point final. C’est ni plus ni moins ridicule. Cette partie de la Mission existe depuis cent ans: pas encore une école sérieuse, ni de filles, ni de garçons; pas un infirmier ou une infirmière. Quand voulons agir, Tatsienlou tire en arrière, d’où, but de Tatsienlou: pas dépenser; but St-Bernard: ne rien entreprendre. Résultat: voyez plutôt. Vous avez fait bon boulot. Tâcherai vous aider, pour amasser galette. Il faut séances filmées. Vu film couleur = épatant. Si faisons ainsi Tibet, tout monde pour nous. Argent mis pour appareil Detry = bain dans le lac. Il ne sait pas s’en servir et n’a rien pris. J’ai, dans Revue, le plus de photos possibles. Oui, mais pas photos de curés. Dites à Mr Lattion de vous en envoyer à tout casser: il en a. Il a 4 à 5 appareils à sa disposition. Moi, je n’en avais qu’un, et il y a dix ans que je n’ai plus de films. Dans Revue, trouver dessinateur et mettre dessins. Parmi les jeunes, n’y en aurait-il point? À quand prochain convoi? Si vous avez bréviaires, envoyez, s.v.p., illico. À Kunming, je n’ai pas ma partie de Pâques. Par la poste, jusqu’ici, ne risque rien. Attendre occasion = attendre trop longtemps. Vous embrasse. Savez-vous que dollar U.S.A. risque plouf? Hong-Kong, également; suisse, également. Si vous avez galette, ou bien vite envoyer Hong-Kong, et mettrai en marchandises, ou bien trouver solution. Je vous la serre, fermement. Maurice Tornay – 130 – Kunming, le 8.2.1948 Ma très chère Anna, Je sais, par une lettre de Joséphine, 23.1.48, que tu es allée voir maman et que tu es épuisée à fond. Tu as encore fait une des tiennes! Pourtant, l’âge doit t’avoir appris la prudence… et la patience. Je suis bien inquiet à ton sujet, chérie. Que Dieu te rende vite la santé, dont tu ne savais que faire, dans ton désir de faire du bien. Celui qui fait le plus de bien, vois-tu, c’est le Bon Dieu; or, il a toujours ménagé sa santé et sa paix. Tu n’as certainement pas reçu ma lettre de février ou de mars 1947, lettre où je te demandais de prier pour mes chrétiens car tu ne m’as pas répondu; mais ça ne fait rien.

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Ma chère, je me porte bien, … mais j’ai déjà quelques cheveux blancs et je viens de passer deux années terribles, sans pouvoir me fixer dans un endroit, sans, surtout, pouvoir opérer la moindre conversion. Le monde bout, bouillonne dans le mal; de justice et de paix, il ne veut plus entendre parler. J’espère qu’à Martigny, on te soignera bien. Si le docteur est un malin, il t’aura dit que le plus grand réconfortant est la Dôle 75. Prends une à deux bouteilles de dôle vieillie, par jour; en un mois, tu seras retapée. Hâte-toi de guérir. La maladie ne réussit qu’à de rares vocations spéciales. C’est pourquoi, notre Seigneur, le Christ, guérissait tous les malades. J’espère que tu n’es pas tuberculeuse. Dans ce cas, moi seul pourrais te guérir… Et je ne vois pas quand il me sera accordé de t’aller soigner. Tu comprends, avec les communistes qui s’entendent à charrier le monde… Ma chère, un séjour auprès de toi, dans le vieux nid, avec nos parents, quel rêve! quelle musique! O ma dona Musique… Mais, je dois partir, ces jours prochains, par avion, pour Nanking, secouer pas mal de monde, afin de rentrer à Yerkalo où tout le monde, mon monde, trois à quatre cents chrétiens, m’attendent dans les larmes. Ma chère, ne prie pas trop. Le Bon Dieu te connaît bien. Écoutemoi: fais un peu la noce. Et puis, tu repartiras dans les grandes voies du sacrifice. Il ne faut, maintenant, plus rien attendre des hommes; mais tous attendent qu’on se dévoue pour eux, à fond. Je sais que Maman est au lit. D’un moment à l’autre, je m’attends à recevoir une nouvelle à son sujet qui me fera beaucoup pleurer. Notre vie est un espoir Notre espoir est un doux soir Accueillez-nous, Dieu du soir 76. Je t’embrasse. Pour te rejoindre, il me suffirait de cinq jours. Je suis plus près de toi que de mon poste. J’espère que mon baiser t’arrivera tout chaud. Salue tout le monde pour moi, surtout papa et maman. T.M.

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Le fameux vin rouge AOC du Valais. Vers non identifiées. Probablement d’un cantique.

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Si tu réponds en vitesse, adresse: Catholic Mission

T’ai Ho Kai Kunming. Yunnan. Chine – 131 – Kunming, le 19.2.1948 Cher Mr Lovey, J’ai bien reçu votre lettre du 12.12. et du 1.1.48. J’ai immédiatement alerté le Consulat et, par lui, l’Ambassade, par paroles et lettres cijointes. Le nouveau consul avait besoin d’être mis au courant. Ensuite, le Consulat ne pouvant plus me payer le voyage à Nanking, j’ai écrit au R. P. Vignal, qui m’accorde 300 d. Hongkong, ce qui fait plus de 9.000.000 d.n 77. Ensuite, Mgr Derouineau me fait son don aussi de 40 g.d. U.S.A. Ce qui me fait plus que pour l’aller. Alors, prenant la présumée, j’achète un billet d’avion pour Shanghai, ce qui me coûte 11.800.000 d.n. Pour le retour, j’ai fait vendre les piastres Indo-Chine que j’avais à ma disposition. Je pars, samedi, 21.2.48. J’arriverai à Changhai juste pour la clôture de la réunion des délégués des écoles chrétiennes de Chine, où je devais représenter les Missions du Yunnan. Je verrai l’Internonce et lui dirai ce que j’ai à lui dire. J’espère arriver à Nanking à temps, pour détrousser les Tibétains 78, si, par bonheur, ils s’y trouvent. Et on verra. À Péking, 1000 missionnaires rassemblés. 24 Vicariats envahis par les communistes. C’est peut-être la plus grande persécution que la Chine ait connue jamais. Moukden a dû tomber ces jours-ci. Madame Tsiang Kai Che est encore plus favorable que le généralissime 79 au catholicisme. Tous les missionnaires qui l’ont vue et connue un tant soit peu, disent tous des éloges magnifiques à son adresse. Tsiang Kai Che se rend compte que tous ses administrateurs ont fait fiasco, et voudrait tout balayer; mais, il lui manque un balai.

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Nouveaux dollars chinois. Délégués du Gouvernement Tibétain. Le chef de la république de Chine Tchang Kai Chek et son épouse.

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Europe: communistes déclencheraient attaque en France, ce printemps 80… mais, ce n’est pas certain. Suisse: tout va bien. Ma sœur Anna est à Martigny, hospitalisée. Elle a souffert de la faim, en France, et ne s’est pas soignée, ensuite. Elle se remettra, pense-t-elle. Melly a ramassé, cette année passée, 14.000 frs. s 81. pour la mission. Il ne s’occupe plus que d’elle, actuellement. Ci-joint, également, lettre au Ouai Kiao Pou 82, résumant un entretien que j’ai eu, avec ce Mr Ouang, par devant Mr Barbier, vice-consul de France, au sujet de Lomélo. Le Ouang a promis de me donner papier demandé. C’est quelque chose, mais ce n’est pas beaucoup. J’espère que vous allez bien. Je vous embrasse. Veuillez prier pour moi et dire, à Thérésa 83, qu’elle offre les inconvénients de l’otite pour la restauration de Yerkalo. Tornay Maurice P.S. Le P. Le Bouetté affirme, sur sa conscience, que le R. P. Pasteur a écrit que Rome permet d’ajouter de l’alcool de vin, au vin de nos régions: la quantité suffisante pour le pousser jusqu’à 17° degrés. Ainsi, le problème de la conservation est résolu 84.

– 132 – Kunming, le 19.2.1948 Madame 85, Votre honorée et bienveillante lettre du 23.1. m’est arrivée en quelques jours. Je vous remercie beaucoup.

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Référence aux événements de 1948. La France, paralysée par des grèves, est au bord de la guerre civile. Celle-ci ne se produira finalement pas, et contre toute attente les ouvriers reprendront le travail à la fin de l’année. Les catholiques attribuent ce miracle à la prière des enfants de l’Île Bouchard (sanctuaire d’apparitions mariales situé, en Val-de-Loire, au sud de Tours). Francs suisses. Bureau des affaires étrangères. Novice chez les vierges institutrices. Effectivement, en 1896, la Congrégation des Rites avait autorisé l’adjonction d’alcool de vin au vin de messe pour en faciliter la conservation, surtout en pays de missions. V. supra, p. 225 note 68.

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Je vois que j’écris bien mal car vous n’avez pu me déchiffrer. J’avais voulu écrire «Tsechung», et vous avez lu «Tnung». L’adresse que je vous avais donnée est donc inutile. Je répare vite mon erreur. Comme je dois aller à Changhai et Nanking, je ne serai pas de retour, dans le poste susdit, avant 4 ou 5 mois. Le plus commode, dès lors, est de m’envoyer «l’Écho» à cette adresse-ci: Maurice Tornay, Catholic Mission, Weisi, Yunnan, Chine. Là, j’ai des confrères; ils dirigeront ce qui me concerne vers moi. En outre, ce dernier poste est mieux connu de la poste chinoise, qui risque ainsi de se tromper moins. Vous vous demandez, Madame, si ce que je demande est à votre portée. Madame, je n’ai besoin que de choses qui ne dépassent pas la limite de vos forces. Voici. Vous serait-il possible de nous procurer des messes à célébrer 86 ? Vous avez beaucoup de relations. Vos connaissances font célébrer, par an, beaucoup de messes. Ne pourraient-elles pas en faire célébrer quelques-unes par des missionnaires? Ou bien, les pharmaciens de vos amis ne pourraient-ils pas nous réserver quelques produits pharmaceutiques? Et vous nous feriez envoyer ces remèdes, par la Croix-Rouge suisse, par exemple. Ou bien, ne pourriez-vous pas trouver des abonnés, pour la Revue: «St-Bernard – Tibet»? Tout cela, c’est beaucoup, et ce beaucoup cause de grandes consolations. Je vous laisse, Madame, à vos occupations. Si aucune de mes propositions n’a l’heur de vous plaire, faites prier pour nous. Avec tous mes respects et toute ma reconnaissance. Maurice Tornay – 133 – Kunming, le 26.3.1948 Très cher Mr Melly, J’ai bien reçu, hier soir, votre lettre du 14.3.48. Je vous remercie très vivement, pour la part que vous voulez bien prendre à ma douleur et,

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On faisait célébrer des messes aux missionnaires, qui recevaient en contrepartie une offrande contribuant à faire vivre la Mission.

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surtout, pour les s. Sacrifices 87 que vous avez célébrés, à l’intention de ma chère Maman 88. Pauvre elle! Elle avait tenu à ce que je sache qu’elle était malade, afin que, espérait-elle, je fisse un effort pour aller la voir. Car elle ne m’a jamais vu célébrer. Elle ne devait se faire aucune illusion. Elle devait se sentir à la fin. Il ne me reste qu’à l’imiter, dans ce qu’elle avait de bien: sa piété, son activité, sa générosité, et à fortifier mon espoir de l’aller rejoindre… Maintenant, la terre me semble encore un peu plus vide. Si j’ai fait mon possible pour m’attacher à quelque chose, le Bon Dieu s’est bien chargé de me tout enlever. Merci à lui. J’ai bien reçu les 250 frs. suisses que vous m’avez envoyés. Merci. Ils m’ont donné 58 d. USA. C’est pas mal! Je suis de retour de Nanking. J’ai rencontré, là-bas, les membres de la famille Pomda: l’une des familles les plus influentes du Tibet 89. J’ai mis ces gens en relation avec l’Internonce. J’ai également découvert une délégation de la lamaserie de Séra, qui est à Nanking, depuis deux ans, et fait fonction de Bureau d’informations. Ces lamas, naturellement, n’ont rien voulu faire pour moi. J’ai vu l’homme d’affaires du Panchen-Lama. Celui-ci m’a dit qu’il n’avait pas qualité pour s’occuper de l’est du Tibet: ce qui est vrai. La famille de Pomda dit qu’elle ne comprend pas pourquoi les lamas nous ont chassés; que, sans doute, le Gouvernement de Lhassa, dès qu’il sera mieux informé, s’empressera de nous rendre justice. Résultat pratique de mon voyage: les relations sont nouées entre chefs tibétains et diplomates. À ceux-ci d’agir. Vu Internonce qui est très dévoué à notre cause; vu Mr de Torrenté 90 : très chic; un peu trop pro-chinois, peut-être. Le Gouvernement de Nanking est en butte à des difficultés insurmontables, presque. Ce n’est pas étonnant s’il ne peut pas s’occuper de Yerkalo. L’essentiel est de ne pas lâcher le morceau. Heureux d’apprendre que vous avez fait un bon voyage. Je trouve Mgr Charrière très chic 91. Enfin, j’ai appris, par le Consulat de France, que MM. Lattion, Duc, Detry, se mettront en route, courant avril, pour 87 88 89

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Les messes. Faustine Tornay est décédée le 10 mars 1948. Les membres de cette famille influente – ils étaient banquiers du Dalaï-Lama – avaient été délégués, sous couvert de commerce, mais dans un but officieusement politique, par le gouvernement tibétain auprès de Chang Kai Chek et des ambassades étrangères établis alors à Nankin. V. p. 203, 215 et 239. Évêque de Genève, Lausanne et Fribourg.

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l’Europe. Dans ce cas, vous pourrez élaborer les plans utiles à notre mission. Reçu aussi votre 23.2.48. Je sais un peu les oppositions que vous avez ressenties. Mais ce n’est pas une raison pour quitter le combat. Enfin, on reparlera. Veuillez agréer, cher Mr Melly, ma très sincère gratitude et affection. Tornay Maurice Pouvez répondre à Weisi. Je partirai d’ici, prochainement. N.B. Le bréviaire n’est pas encore arrivé. Ne jamais plus parler de dollars USA, dans les lettres. Nos lettres sont ouvertes. Parler en d’autres termes assez clairs toutefois, pour que l’on sache ce que vous voulez dire.

T. M. – 134 – Kunming, le 26.3.1948 Cher Papa, chers frères et sœurs, 25.3.48. En ce soir du Jeudi-Saint, par les bons soins de Mr Melly, j’ai appris que Maman nous avait quittés pour toujours. Je m’attendais à cette nouvelle. Vous m’aviez écrit que maman était très fatiguée. Fatiguée: je devinais sans peine ce que vous vouliez dire. Mais, je ne m’attendais pas du tout à n’avoir plus de Maman. Chère, chère Maman, tu n’es plus parmi nous. Tout nous parle de toi. Nous croyons te rencontrer partout, et nous ne te trouvons plus. Et nous savons que nous irons vers toi, mais que tu ne reviendras pas vers nous. Oh! Maman, tu n’es plus sur cette terre. La terre nous semble vide, tout à coup. Nous sentons le rien du monde et de la vie qui n’ont pas pu nous conserver notre Maman. Oh! Maman, je n’étais pas là pour sangloter à tes pieds. Tu m’as donné la vie; ce n’est pas moi qui t’ai fermé les yeux! Tous tes enfants pleuraient autour de ton lit; moi, ton fils prêtre, j’ignorais tout de ce qui se passait. Pardonne-moi. Le jour où tu nous quittas, je t’avais trempée dans le Sang qui coulait de la main droite de la Rédemption, pendant le Sacrifice de la ste Messe.

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Maman, tu n’es plus sur la terre; je ne veux plus y être non plus. Puisque tu n’as plus de joie parmi nous, de joie, je ne veux plus en avoir sans toi, ô Maman. Le plus grand bien que Dieu puisse donner à un enfant, c’est une bonne mère; et ce qu’il y a de meilleur en nous, c’est l’attachement à cette mère. Notre mère nous a quittés: si nous sommes des enfants pieux, nous ne sentirons pas le droit de vivre en faisant abstraction d’elle. Il faut que notre désir d’aller la rejoindre s’avive de plus en plus; il faut que notre consolation consiste à la secourir car, au milieu de tous les trépassés, elle nous dit: «Ne m’oublie pas, toi, du moins, mon enfant, ma fille; non, n’oublie pas les larmes de ta mère». J’attends de vous la relation de ses derniers moments. Je sais que ce dont vous aurez le plus souffert, c’est de votre propre impuissance, devant le mal et la souffrance qui l’affligeaient. Il n’est pas téméraire de penser qu’elle souffre encore, et combien! Mais voici que, maintenant, il est en notre pouvoir de diminuer ses douleurs; et il dépend de nous, uniquement de nous, de lui faire ouvrir les portes de l’éternelle paix. À l’occasion de cette mort, commençons une vie nouvelle de prières et de sacrifices, pour Maman. Jadis, notre vie n’a tenu qu’à elle: il n’a dépendu que de son amour pour nous, de nous donner le jour, de nous élever ensuite. Aujourd’hui, les rôles sont renversés: c’est de nous, seulement, que dépendent la longueur ou la brièveté de son purgatoire. Jamais nous ne saurons ce que nous lui avons coûté d’inquiétudes et de labeurs. Par nos sacrifices et nos prières, nous pouvons toutefois nous acquitter largement de notre immense dette envers elle. Alors, cette mort produira des fruits de vie car il ne faudrait pas qu’elle soit, pour nous, un glaive menaçant nos débauches, ni un spectre nous détournant du péché, sans nous en ôter l’amour ou le désir, ni même une inconsolable tristesse, nous vieillissant et vieillissant toutes choses avec nous. Non, il faut que la mort de Maman nous soit, à chacun, une source de saintes énergies. Quand passe le vent froid, Que la mort et l’effroi Nous jettent près de Toi, Mon Dieu, tout près de Toi 92.

Et de fait, si la mort est une punition, Dieu, pourtant, ne punit point pour punir; il ne nous fait point pleurer pour le plaisir de voir couler nos larmes, mais pour satisfaire son besoin de nous posséder davantage. En92

Strophe d’un cantique très populaire, Plus près de toi mon Dieu.

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trons dans ses vues. Puisqu’à chaque instant, la mort peut nous emporter nous-mêmes ou emporter ceux que nous aimons, pour l’empêcher de nous nuire en rien, vivons toujours prêts à quitter ce monde et à paraître devant celui qui est notre joie. Cet état n’est pas impossible. Il suffit d’aimer Dieu par-dessus tout, et on l’atteint. Quand on aime le Bon Dieu par-dessus tout, advienne que pourra! On sera toujours avec lui et, en lui, nous retrouverons tous nos chers disparus. On aime Dieu par-dessus tout, quand on ne s’affectionne à rien de ce qui est défendu. Et, dès lors, on a cette pureté requise pour le voir. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu 93 ! Il ne faudrait pas non plus, qu’après le départ de Maman, le vieux nid devienne un nid abandonné. Il faut qu’elle demeure un signe de ralliement entre nous. Réagissons, plus que jamais, contre le froid qui s’établit entre les enfants, quand les parents ne sont plus. Que la Rosière nous soit toujours ce qu’elle était jadis: une vieille maison où l’on devient meilleur, et où l’on vient regretter ce que l’on n’est pas et que l’on devrait être, où l’on vient se purifier à la chaude affection fraternelle. Quand me sera-t-il donné d’aller vous revoir? Cette année, c’est notre chef de groupe qui rentre: je veux dire, Mr Lattion 94. Recevez-le comme vous m’auriez reçu. Que sa présence vous console tous! Que si mon départ est retardé, c’est pour que Dieu augmente vos consolations, lorsqu’il aura lieu. En attendant, bon courage, à tout le monde. Maman devenue invisible, mais non absente, nous appelle à aller la rejoindre. Non, personne d’entre nous ne manquera au rendez-vous. Bon courage, surtout à Papa. Quel vide il doit ressentir, quel déchirement de tout son être! Mais, je sais qu’il connaît la vertu purificatrice de la souffrance. J’admire et je me tais. J’ai reçu les 150 frs. envoyés par Marie et Joséphine, à Mr Melly. Vous avez voulu, sans doute, me payer le voyage, mes chères sœurs. Je n’en puis rien, mais il faudra encore attendre. Je suis religieux, vous comprenez. Ne vous faites pas de soucis. Je commence à célébrer une longue série de messes pour Maman. J’ai honte aussi, parce que vous m’envoyez trop d’argent. Je vais défendre à Mr Melly de frapper encore à votre porte. J’ai fait le tour de la Chine. Je vais rentrer tout près de Yerkalo. Il y a tant de bien à faire. Il faut se hâter.

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Sixième des Béatitudes (v. Mt 5, 8). Ce projet de retour en suisse du chanoine Lattion ne s’est pas réalisé.

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Faites circuler la présente. À tante, en particulier. Un baiser à tous. Tornay Maurice, Catholic Mission Weisi Yunnan Chine. – 135 – Kunming, le 28.3.1948 Bien cher Mr Lovey, Je suis de retour, depuis une semaine, déjà. J’espère que vous aurez reçu mes lettres de Shanghai. Sinon, je vous raconterai ce qu’elles contenaient, quand je vous verrai à Tse-Chong. Somme toute, je n’ai pas perdu mon argent, puisque la caisse de médecines que je rapporte équivaut, à Kunming, à 500.000.000. d.n. À Changhai, j’ai vu un autre membre de la famille Pomdats’ong, celui qui demeure à Lhassa. Ce gaillard-là m’a dit que, pour notre affaire, il fallait m’adresser à son frère Tob-Dié 95, qui demeure à Tatsienlou. TobDié doit venir à Nanking, ces jours-ci. J’ai averti les autorités compétentes d’essayer de prendre contact. Ainsi, toute la famille Pomda est en Chine. Deux frères parlent l’anglais, plus le chinois. Ils voyagent en avion et grande voiture. Deux membres, mais pas Tob-Dié, veulent se rendre en Amérique. Ils dirigent, soi-disant, une mission économique; ou bien, chercheraient-ils un abri pour leur fortune? D’autre part, un représentant des Indes à Nanking a accepté de parler de Yerkalo au Gt 96. Lhassa, sitôt qu’il sera rentré aux Indes. Or, il doit y être, à l’heure actuelle. Je me permets de recommander à vos meilleures prières ma pauvre maman décédée à la maison, le 10.3.48, après une longue maladie. C’est Mr Melly qui m’apprend cette douloureuse nouvelle. J’ai bien reçu vos lettres de janvier; plus, chronique février du R. P. Goré. Puis, plus rien.

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C’est lui qui punira la lamaserie de Karmda, située à proximité de Yerkalo, qui a commandité le meurtre de Maurice et de son serviteur Doci. Gouvernement.

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Comme je vous l’ai écrit, l’Internonce ne m’a posé aucune question au sujet de la Mission. On peut conclure, sans se tromper, que personne ne s’occupera de nous. À nous, donc, de nous débrouiller. Il ne faut pas compter, non plus, sur les M.É.P., dont presque toutes les missions sont en souffrance, faute de personnel. À bientôt. Que la paix de Pâques descende sur nous et y demeure toujours! T. Maurice – 136 – Kunming, le 28.3.1948 Très Honoré Monsieur le Ministre 97, De retour à Shanghai, après une semaine de recherche, j’ai pu prendre contact avec le chef de la Commission tibétaine. Ce Monsieur, frère de Mr Rapga qui habite actuellement Nanking, m’a dit que le Gouvernement de Lhassa, une fois informé, n’hésiterait pas à me rétablir dans mes droits. Ce monsieur doit se rendre à Nanking, vers les premiers jours d’avril. Ensuite, il pense s’embarquer pour l’U.S.A. Bien qu’il ne rentre pas actuellement à Lhassa, il a néanmoins la compétence suffisante pour me rendre service, s’il le désire. Il ne m’a, malheureusement, pas été possible de m’entretenir suffisamment avec lui car, lorsque je le vis, il venait de rentrer de Anchow et se préparait à repartir. Si vous désirez entrer en relation avec lui, il vous sera facile de [le] faire, grâce à l’adresse de son frère que je vous ai communiquée à Nanking, sauf erreur. Mais je viens d’apprendre que vous êtes nommé Ministre Plénipotentiaire à Londres. Veuillez accepter mes humbles, mais très ferventes félicitations. Même à Londres, vous pourrez me rendre service. Somme toute, ouvrir le Tibet, une petite partie du Tibet, serait un joyau qui embellirait votre carrière diplomatique.

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Au ministre de la Confédération Helvétique en Chine, Henri de Torrenté (v. supra, p. 203, 215).

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Quoiqu’il en soit, je vous remercie infiniment, pour toute l’attention que vous avez mise à mon affaire, pour tous les services que vous m’avez rendus. Je vous souhaite de rendre de précieux services à ma chère Patrie, et je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, tous mes hommages. Tornay Maurice P.S. Je repars, le 3.4. via Weisi – Téking. Adresse: Weisi, Catholic Mission, Yunnan, Chine.

– 136 bis – Téking, le 6/6 48 Très Révérend et Cher Monsieur le Prieur, Il y a bien longtemps que je vous dois une réponse. Que voulez-vous, j’ai parcouru pour ainsi dire toute la Chine et en voyage on ne fait pas grand-chose, surtout l’on n’écrit pas beaucoup. Qu’êtes-vous devenu dans l’Hospice vide 98 ? Veuillez me dire a) quelles économies a-t-on réalisées? b) quelles santés a-t-on améliorées c) quelles études a-t-on favorisées en envoyant nos jeunes étudier au pied d’une montagne? Désorganiser une maison pour en monter une autre, quelle blague 99 ! Quant aux études, ce qui manquait le plus de mon temps c’était la capacité du corps enseignant, ce n’était pas la santé des élèves. Rappelez-vous que chez nous n’importe qui pouvait enseigner n’importe quoi. Dans ces conditions il était impossible que les élèves ne fussent pas très négligés. Mais de quel droit en rejeter la faute sur l’Hospice? Ce n’est pas lui qui nommait les professeurs et composait les horaires. Enfin, ceci c’est du passé. Pourquoi en parler? Face à l’avenir, recevrons-nous encore des renforts? Faisons-nous encore partie de la Congrégation? Nous est-il permis de compter sur la 98

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Les études de théologie – professeurs et étudiants – ont été transférées de l’hospice du Grand-Saint-Bernard à Martigny en 1948, tandis que le noviciat et la philosophie sont restés sur place jusqu’en 1951. En 1948 quatre novices sont arrivés, les chanoines Oswald Giroud, Jean-Pierre Porcellana, Bernard Rausis et Joseph Vaudan. Par contre, il n’y avait pas d’étudiant en philosophie. Avec le recul que lui donne l’éloignement de la Mission du Tibet, Maurice ne se prive pas de dire ce qui ne lui paraît pas sérieux dans les choix communautaires de sa congrégation.

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coopération des confrères? Tout le monde nous fait dire que l’on pense à nous, même que l’on prie pour nous. Si je pouvais m’exprimer de vive voix je dirais au confrère ceci: des pensées, nous ne savons qu’en faire… des prières, nous en voulons pour ce qu’elles valent. Ce serait beaucoup mieux de ne pas penser à nous mais de nous faire parvenir au moins des directives. Ce serait mieux de ne pas prier pour nous… mais de faire preuve d’un peu plus de dévouement. De fait, quoi qu’on en dise, le Christ passait en faisant le bien… non en disant des oraisons jaculatoires. Or les jeunes qui sont venus n’ont pas même pu nous apporter des médailles. Sœur Marie-Louise, qui seule s’occupe un peu de nous, aurait reçu la désapprobation générale. Sans blague, on doit travailler un peu du chapeau par chez nous. Maintenant, mon Cher, veuillez bien me comprendre. Je prie tous les jours pour les Supérieurs. Les confrères. Les étudiants de la congrégation. Donc moi aussi je crois en la prière, notre planche de salut, la puissance de Dieu mise entre nos mains, la clef de tous les trésors célestes, la voix de l’homme qui fait plier la volonté divine (obediente Deo voci hominis Jos. 100), mais à côté de la prière, il nous faut être des hommes d’action. Or, je vous le dis, sans la coopération de tous nous ne ferons rien de bon par ici. Il nous faut une entente cordiale enfin, une âme dans le cœur, qu’on écarte tous les hommes qui jettent la division, seraient-ils des génies! Il faudrait que M. Melly soit soutenu. Pourquoi est-ce toujours lui qui va donner des conférences. Alors qu’il n’a aucun don oratoire. Il paraît que nous avons de jeunes confrères qui parlent bien, pourquoi ne les fait-on pas parler? Le dernier numéro de la Revue était bourré de fautes – comment se fait-il qu’il n’y ait personne pour corriger les épreuves? Certains articles ne valent pas cher – certaines réflexions vues d’ici semblent idiotes – comme quand on lit que je suis d’Orsières et qu’est-ce que cela peut bien faire au monde? Les photos sont toutes plus floues les unes que les autres. Il me semble que de mon temps en Europe on connaissait un peu le dessin. Il est possible qu’on l’ait oublié. Certains articles gagneraient tant à être illustrés. M. Melly qui connaît toute la région pourrait inspirer et guider le dessinateur. La revue devrait avoir une version allemande et anglaise pour nous acquérir des vocations et si possible de la galette. Bientôt il y aura par ici des postes qui demanderont un personnel très nombreux. Sur les M.É.P. 100

Dieu avait obéi à la voix d’un homme ( Jos 10, 14).

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il ne faut plus compter. Car ils sont vraiment débordés par le travail. Ils ont des tas de missions à renflouer; ils renfloueront celles qui promettent le plus. Veuillez me pardonner la façon par trop cavalière dont je m’exprime. Je parle à un confrère qui me comprend. Surtout ne montrez cette lettre à personne: elle ferait à la plupart beaucoup plus de mal que de bien. Ce cher M. Lamon 101 nous a quittés pour un monde meilleur. De mon groupe nous étions 4, il n’en reste plus que deux. Vraiment, notre vie est un voyage et pas très long! À Yerkalo, deux chrétiens viennent de subir des peines assez graves pour avoir refusé de s’incliner devant les idoles. Ces actes de foi nous donneront la victoire tôt ou tard. À Nanking, j’ai vu les représentants du G[ouvernemen]t. Thibétain. J’ai pu leur remettre l’affaire sur le tapis. Vos prières, vos mortifications aidant, ils la prendront en considération je n’en doute pas. En cette octave du Sacré Cœur, que l’amour de Dieu daigne créer en nous des cœurs de frères et de victimes Ideo Sacerdos quia victima 102. Tout à vous T. M. Catholic Mission Teking par Likiang Yunnan Chine – 137 – Téking, le 11.6.1948 Mon très cher Mr Lovey, Veuillez ramasser toute la monnaie tibétaine (peu-tchrang, sontchrou, sonkien) 103 que vous pouvez. Changez, si possible, mes piastres (Y.M.) en sonkien, sontchrous. À Yerkalo, la piastre Y.M. ne vaut plus 101

Paul Lamon, ancien condisciple de collège, décédé le 5 avril 1948. «Prêtre car victime». Citation, un peu modifiée, de saint Augustin (Confessions, X, 2) en référence au nouveau sacerdoce inauguré par le Christ. 103 Pièces d’argent plus ou moins pur. 102

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que 6 peutchrang. À Téking, elle vaut 8 peutchrang, mais on ne voit presque plus de sonkien, sontchrous. À Lhassa, Kiamdo, on ne voit plus que des billets. À Yerkalo, on commence à en voir. Il est très probable qu’il y aura inflation et, alors, la monnaie actuelle sera très utile. Le Tang-Pou 104 d’ici va envoyer des délégués à Yerkalo; faire quoi? Les lamas de So et de Kanda recueillent, auprès du populo, les fonds nécessaires à la mise en train de grandes prières, pour éloigner du pays le péril rouge. Le Tsai Se Yé 105 a quitté Pétines, pour rentrer chez lui, au Setchwan. Les Chinois de Pétines sont donc, bientôt, réduits à leur plus simple expression. Ci-joint, lettre pour Anna; plus une d’Agni que je vous envoie à titre documentaire. Les soldats de Likiang ont reçu la défense de se promener dans le marché. Aussi bien, tout le monde trouve qu’ils ont du «Koui Ku» 106. L’école de Téking est de nouveau un Sen-li hio-Hiao 107, et les nouveaux instituteurs sont arrivés. Assez bonne façon. Mon dispensaire est bien lancé, mais pour obtenir quelque chose, c’est différent. Cette année, pas de commerce à Téking. Les caravanes se remettent en route pour Lhassa. Quelle envie de faire la même chose 108 ! Zacharie a sorti ses 10 piastres. Le Laker me prie d’attendre quelques jours, pour le fusil… Ajiong m’écrit qu’une nouvelle instance, à Kiamdo, s’impose. C’est possible. L’argent étant rare, peut-être que le Saong 109 ne serait pas fâché de tirer quelques marrons du feu. Gun Akio part pour Lhassa, probablement pour nous rendre service. Que le Bon Dieu confonde ses desseins! Portez-vous bien. Reposez-vous un peu, et croyez-moi votre très dévoué. T. M.

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Bureau du parti nationaliste. Secrétaire chinois. 106 Savoir-vivre. 107 École provinciale. 108 Maurice porte toujours en lui ce projet de se rendre à Lhassa pour plaider la cause de ses paroissiens de Yerkalo. 109 Gouverneur. 105

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– 138 – Téking, le 11.6.1948 Très cher Mr Melly, Suis de nouveau à Téking, après un voyage où, d’après le P. Goré, je n’ai perdu ni mon temps, ni mon argent. Affaire de Yerkalo: pas encore pu obtenir coup décisif; poursuis les démarches. Faire prier s.v.p. Dernièrement, un chrétien a préféré 50 coups de fouet plutôt que faire l’inclination devant statues Bouddha. Chrétiens soupirent après mon retour. Quelques apostats… Pas tant que j’aurais cru. Possible que tenterai voyage à Lhassa. En ce moment, aurez la visite de Frère Duc. L’autre, je ne crois pas qu’il daigne s’abaisser à ce point. Vous remercie pour les 10.000 frs. suisses envoyés. C’est beaucoup. Mais, devant ce que nous avons à entreprendre? Lancé appel pour léproserie. Petit fonds déjà accouru d’Amérique; continuerai. Suisse, pas = pauvre. Suisse = riche. Mais pas toujours frapper aux mêmes portes. Vous m’avez écrit que vous m’aviez abonné à revue «Hommes et mondes». Reçu aucun numéro. Désabonnez-moi. N’en veux pas de cette revue. Littéraire = 0. Information = -1. Tenue = -2. Tant pis pour abonnement. Revue «St-Bernard – Tibet», beaucoup trop de fautes ponctuation et même, impression. Nom-de-nom! pouvez-vous pas faire corriger épreuves, par un grammairien tant soit peu à la coule 110 ? Photos, toujours déplorables. Dessin, encore, dessin en couleur. Essayez: ce qui ne supprime pas toutes les photos. Dans nouvelles, pas rien que penser aux parents qui sont plus détachés du monde que vous ne le croyez. Espère pouvoir vous envoyer articles intéressants. Bréviaire: arrivé à Kunming. Merci à vous, à mes parents surtout. Prière leur dire de ne pas trop m’envoyer d’argent. Ils sont pauvres, surtout Louis. Je ne voudrais pas qu’ils fassent des dettes pour moi. Père André aide famille chinoise à jeter pont sur Mékong (Mapatine – Hourely). Espère, si pont réussi, pouvoir jeter un: Tsechung ou Siao – Weisi. Lovey pense lancer Lomélo. Lui ai obtenu un excellent écrit du Ouai-Kiao-Pou 111, pour cette affaire. Chine: une vague de brigandage, partout. Communisme ou non: effets = les mêmes. Chine du nord: Religieuses étrangères vendues sur marché comme femmes de luxe. Chine libre: un mouvement de sympa110 111

Expérimenté. Bureau ou Ministère des Affaires étrangères.

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thie, vis-à-vis de l’Église. Téking: boutique menace de me tomber dessus. Pense la redresser. Excusez ce décousu. Hier, 14 consultations; aujourd’hui, toute la journée, visites. Appris le dies natalis 112 très regretté Chanoine Lamon. R.I.P 113. Gloire à Dieu! Tout à vous, M. P.S. Si Mr Henri de Torrenté rentré, veuillez remercier pour ce qu’il a fait pour moi.

T. M. – 139 – Téking, le 22.6.1948 Mon cher confrère 114, Je vous renvoie votre Revue; merci. L’article sur le bréviaire est intéressant et, parfois, très pertinent. Je n’ai pas encore fait taper les bols. L’argent est cher en diable, et le P. André veut garder le sien. Enfin, je m’efforcerai de vous satisfaire. Pas vu Agapit. Possible qu’il filera avec mes sonkiens 115, sans me saluer! Je lui compterai les intérêts d’autant plus chers. Je vous serai très reconnaissant de m’envoyer du café par le plus court chemin. Pensez, j’ai une visite. Le plus rigolo, c’est que le P. André buvait son café et moi, le mien, et que les deux sommes à sec. Ne prêtez plus d’argent, sans en avoir retiré un peu car vous vous exposez à n’en plus voir. Quand donc pensez-vous filer vers le bas 116 ? Encore un oubli. Veuillez m’envoyer le tadzine 117 du Yergonpun 118, au sujet de mon fusil 119. 112

Le jour de la naissance au Ciel, c’est-à-dire le décès. Requiescat in pace: qu’il repose en paix. 114 Le chanoine Angelin Lovey. 115 Monnaie tibétaine. Cf. lettre 137. 116 Aller à Weisi, centre de la mission des chanoines. 117 Reçu. 118 Chef indigène du district de Yaregong. 119 Maurice, conscient des dangers qui l’attendent, prend les moyens de dissuader ses potentiels agresseurs. 113

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Surtout, veuillez croire à ma très grande affection. T. M. – 140 – Téking, le 1.7.1948 Cher Mr Lovey, Veuillez prendre note: Agapit m’a payé le reste dû pour la toile qu’il m’avait achetée à Tsechung. D’autre part, je lui ai prêté les 100 sonkiens que vous lui avez confiés. Je les lui ai prêtés, pour un mois seulement, à partir du jour où il les a pris à Tsechung. Ce mois écoulé, je lui demande l’intérêt qu’exige le populo. Vous pouvez avertir Sétouang; Robtain a filé d’ici en douce: le Yergonpun lui a rendu pas mal de services… Tous les chefs d’ici sont mécontents d’Aho car il a lavé un peu trop la face au besset et, par là, aux chefs indigènes. Aho est parti pour le Tchontien, … si ce qu’il nous a dit est vrai. Il aurait plusieurs fusils à recevoir, par là-bas! Gun Akio serait parti pour Lhassa. Le Tang-pou Tchang 120 d’ici est parti pour Yerkalo. Il m’a affirmé qu’il s’efforcerait d’obtenir mon rappel immédiat à Yerkalo. Le Kang gonpun 121 est monté également à Yerkalo, pas par dévotion. Pas encore entré en relation avec le nouveau Saong 122. C’est très difficile de trouver quelqu’un. Je n’ai pas encore fait battre vos bols. J’en achèterai de ceux déjà battus. Sondjroupt vous a-t-il déjà rendu un sac à sel? Téking est mort, ces jours-ci; pas d’argent, pas de commerce. On dit que le peuple refuse de se servir de billets, d’ici à Hiakouan. C’est le moment de retirer vos créances 123. Quand descendrez-vous à Weisi? Je vous la serre 124. Loué soit JésusChrist! Un grand salut du R. P. André qui ne sait pas s’il faut remonter au pont ou partir pour la Salouen. Veuillez faire suivre lettres présentes. T. M.

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Chef du bureau du parti nationaliste. Chef indigène du district de Dong. 122 Gouverneur de Chamdo. 123 Prêts du Mont de Piété. 124 Je vous serre la main. 121

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– 141 – Téking, le 4.7.1948 Très chers P.P. Goré et Lovey, Reçu courrier Doci 125, plus hosties, plus argent, plus pinard, plus confiture. Merci infiniment. Pinard! Buvons à la santé de Bahang! T 126., buvons à la santé de Tsechung! André? Peuh! À la santé de Tsechung, André goûte le pinard et dit: «Buvons à la santé de Tsechung!» Voyez comme le pinard rétablit les amitiés! Durant nos longs entretiens, Georges fait des inventaires. Il paraîtrait qu’un plat, appartenant au P. Genestier 127, se trouverait à Hoa Lo Pa. À qui la faute? Quant à ses affaires à lui, se trouvent en majeure partie à Tsechung, où il y aurait laissé ses plumes les plus précieuses 128, puis à Yerkalo. Ici, il a reconnu une caisse en bois. La même que le P. Goré me disait être la sienne. Considérations. Dans la Salouen, il est impossible d’acheter des céréales, de main à main. Et si on avance de l’argent, on n’en obtient guère plus. J’espère que Georges sera mon hôte, pendant quelques mois encore. Tant pis pour les larmes de la veuve! Article P. Lattion. Qu’est-ce qu’il nous chante, avec vie chère? Ici, trois œufs = 1 peutch. Une charge de bois = ½ #. Quatre morceaux de fromage = 1 peutch. Enfin, dépenses et comptes faits, devant André, la pension ici me reviendra à 1.000 # y.m., par an. Avis aux radins! Une poule = 2 # y.m. Un poulet gras = 5 à 6 # y.m. Je n’ai encore pas célébré. Je vous embrasse. T.M. Également reçu courrier Stéouan, plus éphémérides qui ont fait rigoler André tout fort. Attendons article sur le docteur et la clinique Cha.

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Le serviteur de Maurice qui l’accompagnera dans son voyage vers Lhassa, où il trouvera également la mort le 11 août 1949. 126 Tornay. Il retranscrit son dialogue avec le P. Georges André. 127 Père des MÉP, décédé en mission en 1936. 128 Sic pour le redoublement pléonastique du pronom adverbial (où et y).

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– 142 – Téking, le 13.7.1948 Mon très cher Ange 129, Voici vos bols. Vos 11 leang 130 et ½ y ont passé, qui, à la balance de l’argentier, n’en faisaient que 10½. Le dongla 131 = 6 fois 18 = 108 peutchrang, moins 5 fois 5 sonkien = 25 = 83 peutchrang, que je vous prie d’inscrire à mon habet 132, dans vos comptes particuliers. Vous vous arrangerez vous-même avec Mr Lattion. Ci-joint, lettre d’Asset Goban à Sœur Anna. Mon cher, nous avons bu votre pinard avec délices. Merci. Je vous renverrai bouteilles, par boy qui, ces jours, me porte du bois. La vie est très chère, ici. Il faut raréfier les dépenses. Vous avez été très chic, en nous envoyant de la confiture. Je pourrais en faire ici, mais ici, je suis trop mal installé, et mon boy, ah! mon boy!! Pour ce que vous me devez, ne vous en faites pas le moins du monde. On est de la même Maison. En partant de Kunming, je passe au P. Guyomard un chèque de 90.000.000. Sur ces 90, le R. P. me passe 50.000.000. Je devais tirer le reste à Tali. Je l’ai tiré. Mais il paraît que Guyomard aurait gardé le reste et inscrit sur ses comptes: «réglé». Mr Lattion m’écrit une lettre «style poulain», à ce sujet et autre. De fait, ou moi, ou R. P. Guyomard sommes loin. Heureusement qu’il reste à Kunming argent Internonce, de quoi parer! Ne parler de ceci à personne. Yulou est pressé; parlerons plus longtemps, autre jour. La Santé de Mr Cha nous inquiète. Pas acheté tapis. Pas de tapis, ces jours-ci. Vous embrasse. T.M. Attention, sac à bols, à Mr Ché Kouang Yong, Weisi.

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Le chanoine Angelin Lovey. Onces. 131 Salaire, façon. 132 «Avoir» en latin. 130

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– 143 – Téking, le 5.9.1948 Mon cher confrère, Reçu hosties et lettres et revues par Teimba. Merci. Robtain, professeur à Dong, n’a pas encore préparé son discours d’ouverture et il s’est fait remplacer par le fils de Djrala, … diplômé es-sciences orientales. Cette école n’est qu’un moyen de bouffer le P 133. Le Kangonpun et le Royen Chingo 134 ne s’entendraient que de bouche et pas de cœur; car, l’un est fidèle à la famille Pomda… l’autre, à Akio et compagnie. Reçu de Mr Melly, lettre ainsi: «Vous me demandez de faire prier pour Yerkalo; la veille de l’arrivée de cette demande, j’ai écrit à une malade aveugle, n’ayant plus que la ½ de l’estomac, et abandonnée de son mari, qui est parti avec une autre et a pris les deux enfants… Elle accepte avec empressement de prier, de souffrir et d’offrir sa vie, pour T. M. et Yerkalo.» Ceci est à faire pleurer! J’ai envoyé au gouverneur de Kiamdo une nouvelle lettre, très longue, relatant par le menu toute la conduite des lamas envers la mission, plus un cadeau: une montre. Je n’espère pas grand-chose. Le nouveau gouverneur est un obligé des Pandatsong. Il ne doit pas avoir Akio et Cie en odeur de sainteté. Je vous serais reconnaissant de m’envoyer les bréviaires, par prochaine occasion. La partie «automne» de ceux que j’ai, a été éreintée par les chiens, à Weisi, l’année passée. Sujet André. Tout ce qu’il voit lui appartient, et tout ce qui lui appartient est volé. Les religieux ne sont pas parfaits, certes, mais il vaut mieux encore faire le vœu de pauvreté. Affaire souscription: vos réflexions, très pertinentes; mais que chacun fasse ce qu’il peut. Mr Coq ne récolte que 120 litres de vin, mais il escompte sur l’an prochain. Affaire Martha-Joang. J’ai signifié à Joang qu’il devait chercher un Nétsong 135. Il est venu poliment implorer la permission de construire dans Kongmi 136, loué au Tchéou. Un morceau du Kongmi vide lui a été attribué. Ensuite, il menaça Martha du couteau, si elle ne construisait 133

Le peuple. Chefs indigènes. 135 Hôte. 136 Emplacement d’une maison détruite. 134

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pas illico. Martha a bientôt fini de construire. Martha ne vaut pas cher, mais à les voir à l’œuvre, je la préfère à Joang et à presque tous les Yerkalobas 137, … surtout à mon boy. Elle fera son possible pour rendre ses dettes à la Mission. Elle a des Tsongli Mao 138. Le P. André voulait les prendre sur dettes. Je me suis opposé: «Vous voulez enlever ces tsongli mao à Martha, pour les donner à crédit à un bouzou 139 cent fois plus malhonnête qu’elle. Je me garderai bien de vous aider pour une opération aussi idiote», lui ai-je fait. Ce fut fini; il ne pensa plus aux tsongli mao. Affaire Weisi. Écrirai pour tous les confrères, tout ce que j’ai à dire du haut en bas de l’échelle. Vous recevrez lettre, à Weisi ou Siao-Weisi, et ferez chapitre 140. Uni à vous, dans la prière et l’affection. T.M. – 144 – Téking, le 12.12.1948 Très cher Mr Lo 141, Voici les batteurs, plus une note de 25 y.m, plus une note de Merci. Parmi les batteurs, quelques-uns vous doivent, entre autres: Auien, Merci, etc., … Je pense que vous pouvez donc retenir ce qui vous revient. Merci ne m’a pas l’air très pressé de vouloir payer ses dettes. À Yerkalo, Kisen Lina est morte. Kisen est infirme. Quelle misère! Lina, il y a deux ou trois mois, avait préparé son viatique, pour venir me consulter à Téking. Gun Arang lui a expressément défendu de sortir de Yerkalo. Il ne fait aucun doute qu’Agni de Guendjrougt ne demanderait pas mieux qu’à rentrer à Tsechung, mais elle n’ose quitter Yerkalo, puisque les lamas s’y opposent. De fait, elle exposerait sa famille à de 137

Habitants de Yerkalo. Pièces de toile. 139 Type, individu. 140 Délibérerez en communauté pour prendre des avis ou des décisions. 141 Le chanoine Lovey. Par amusement affectueux plus que par souci d’abréviation, Maurice donne ici, comme plus loin, une apparence asiatique à l’appellation. «Lo» était le nom que s’était donné, déguisé en chinois, le P. Renou, un des missionnaires du xix e siècle dont Maurice raconte les entreprises dans son article «Les Missions Étrangères de Paris». 138

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dures représailles. Il paraît que les lamas vont bientôt s’attaquer à la résidence. Ils veulent la transporter à Pétines. Nous n’avons discuté de rien, avec Mr Lattion. C’est vrai qu’il a été malade pendant le temps que nous aurions dû discuter. Mr Coquoz est parti pour Latsa, ces jours derniers, afin de commencer les travaux de construction!!!!! Il veut commencer à couper le bois. Je me demande pourquoi, en ce moment. Bonne fête de Noël! J’espère que vous n’attendrez pas la fin de l’hiver avant de venir voir Téking. Laudetur Christus 142 ! Ci-joint 6 kioba 143 qui me coûtent 30 # y.m., plus 12 peutch. Vous me redevez donc 12 peutch, sur le prix du vin, plus port. Tout à vous. T.M. N.B. Si Mr Émery monte, lui confier un peu de café, s.v.p.

– 145 – Téking, le 15.1.1949 Mon très cher Louis, Il faut croire que je vieillis, sans quoi j’aurais eu le temps de répondre mille fois à ta dernière, précédant l’envoi des bréviaires. Merci, mon cher. Ce beau bréviaire, dont la reliure a coûté beaucoup trop, m’aide à bien prier. Il n’est donc pas inutile. Ne faites plus de dépenses pour moi, à moins que je ne vous l’écrive expressément. Tu as une nombreuse famille. Comme je m’en voudrais – ce serait du reste impardonnable – d’enlever un morceau de pain de la bouche de ces chers petits. J’ai reçu quelques lettres de mes neveux de Lavey. La réponse vous est-elle arrivée? Que devient Anna? Est-elle prise de la tuberculose? Inutile de me cacher les choses. Il faudrait qu’elle fasse un séjour aux Crettes. Dans les maisons de malades, on ne se remet pas. La maladie crée une ambiance presqu’impossible à vaincre. Enfin, que devenez-vous tous? Écris-moi longuement. 142

«Loué soit le Christ.» La phrase était d’usage fréquent, en guise de salutation ou d’au-revoir ou par manière d’exhortation. 143 Robe-manteau.

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Ici, depuis mon retour de Kunming, j’ai reconstruit une résidence qui tombait en ruines. J’y reçois beaucoup de monde car ce patelin est un grand lieu d’échanges, entre la Chine et le Tibet; j’y soigne beaucoup de malades, entre autres de la syphilis; j’y fais peu de chrétiens car, même ici, les gens craignent les lamas. C’est terrible comme le diable tient ses gens! Mais ça ne fait rien. L’heure de Dieu viendra. Le tout est de commencer toujours, envers et contre tout, et de ne se décourager jamais. Alors, quand on meurt, on a vaincu. Mais je m’aperçois que je ne t’ai pas encore souhaité la bonne année. Mon cher, pas d’histoires. Je te souhaite la paix avec le Bon Dieu, la paix quand on a fait ce que Dieu veut; rien de plus, rien de moins. Et je me fais le même souhait. Je souhaite tout un tas de joyeuses émotions à tous: joie de vous revoir, puisqu’il faut que vous vous sépariez, joie de vous retrouver, joie d’espérer, joie des enfants de Dieu. À Yerkalo, mes chrétiens sont de plus en plus malmenés. Mais ils finiront par avoir le dessus. Mon cher, là, devant moi, un païen attend que je lui parle. Je te quitte, mais pas sérieusement, puisque je prie tous les jours pour toi et les tiens. Voici bientôt une année que maman nous a quittés. Son départ nous a coûté beaucoup de larmes, mais maintenant, il ne nous reste plus que la joyeuse espérance de la retrouver. Bon courage, mon cher; et perdre tout s’il le faut, mais pas la joie. Veuille envoyer les lettres ci-jointes à leurs destinataires. Tout à toi. Maurice P.S. Mon cher, pas reçu le cache-bréviaire que tu as fait. Fais-en donc cadeau à celui qui l’a volé.

T.M. – 146 – Téking, le 15.1.1949 Ma chère Anna, Où es-tu? Toutes les lettres que je reçois me disent que tu vas mieux 144. Je suis très sceptique. Quand on va mieux très longtemps, c’est 144

Atteinte de tuberculose, elle avait quitté la France pour une cure à la station de Leysin, dans le canton de Vaud.

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qu’on ne guérit pas. Quoiqu’il en soit, ma petite, pas de «noir 145 ». Que l’imagination ne te rende pas malade. Si tu ne fais rien, tant mieux. Le monde est plein de gens qui font quelque chose, et il n’est jamais allé si mal. Efforce-toi d’aller faire un séjour aux Crettes: ça te vaudrait plus que toutes les drogues et tous les médecins. À l’heure actuelle, on doit avoir tout ce qu’il faut, même pour la tuberculose. Si un traitement dure trop, il est faux. J’ai une expérience médicale considérable. Ici, les malades réagissent comme du matériel neuf. Quelques piqûres vous retapent un moribond. La cause en est que ces malades ne souffrent pas des nerfs comme nous. Je voudrais te consoler en te disant, par exemple, que je suis un saint et que j’ai converti d’innombrables infidèles. Hélas! je n’ai personne converti et, moi-même, plus que jamais, j’ai besoin de conversion. C’est triste, mais le Bon Dieu peut changer cette tristesse en joie 146. Si je t’avais près de moi, tu serais guérie en 15 jours. Je t’embrasse, avec toute la tendresse dont je suis capable. Un souvenir à Maman. Maurice – 147 – Téking, le 15.1.1949 Madame Agnès Cattoni, Tramelan. Très honorée, Par Mr le Chanoine Melly, à Fribourg, j’ai appris que vous lui aviez remis 9 frs., pour intentions de messes, 6 frs. pour Pain de St-Antoine 147 et caisse de médicaments. Votre générosité est d’autant plus émouvante, que vous élevez une belle famille. Je le sais par la même source. Merci de tout et pour tout, Madame; merci au nom de ceux à qui vont vos aumônes et qui ne vous connaissent pas. Ils vous connaîtront au ciel. N’en doutez pas. Naturellement, j’ai célébré les messes à vos intentions. Et maintenant, si vous le permettez, je vous présente mes meilleurs vœux pour 145

Pas de pessimisme. Cf. Jn 16, 20. 147 Pain béni distribué aux fidèles le jour de la saint Antoine de Padoue. 146

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1949. Les temps sont si menaçants que je vous souhaite, de tout cœur, la paix, la paix que le monde ne peut donner, mais que ceux qui aiment Dieu par-dessus tout portent toujours avec soi. Je reçois régulièrement l’«Écho». Merci encore. Veuillez agréer, Madame, l’expression de ma reconnaissance et mes respects. Tornay Maurice – 148 – Téking, le 15.1.1949 Chère «Hortensia bleu» 148, qui sentez bon, comme le Christ, Par Mr Le Chanoine Melly, à Fribourg, j’ai appris que, très éprouvée dans votre cœur et votre corps, vous aviez accepté avec empressement, de souffrir pour moi et mes chrétiens. Votre générosité défie toute reconnaissance. Veuillez pourtant accepter mes remerciements personnels les plus émus. Merci encore, et, surtout, au nom des chrétiens persécutés – ils sont avertis – merci au nom de tous ceux qui seront sauvés. Personne, au milieu de nos afflictions, ne nous a fait un cadeau comme le vôtre; personne ne peut nous en faire de plus grand. Soyez bénie, vous qui avez été trouvée digne de partager, avec Jésus, le doux lit de la croix. Et puisque nous sommes au début d’une année nouvelle, qu’il me soit permis de vous présenter mes vœux. Madame, je vous souhaite de trouver la joie dans la souffrance même, la joie de ressembler à Jésus qui a besoin de votre corps, pour éprouver les angoisses mortelles qui nous sauvent, la joie aussi d’être utile à tant de malheureux qui se dirigent vers l’enfer. Car, le salut des uns ne s’obtient que par la croix des autres. Tout par la Croix; en dehors d’elle, rien! Avec tous mes respects. En union de prières et de sacrifices. Maurice Tornay, C.R.

148

Surnom d’affection – et titre d’un recueil de poésies de Robert de Montesquiou – donné à la bienfaitrice spirituelle mentionnée à la lettre 143. «Sentir bon comme le Christ» est un écho de saint Paul sur «la bonne odeur du Christ» (2 Cor. 2, 15).

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– 149 – Téking, le 15.1.1949 Très cher Mr Melly, Bonne année! Que Dieu réjouisse votre jeunesse 149 car ceux qui se sanctifient ne vieillissent point. Je réponds à votre chère 17.6.48. Quelle honte! Voici article demandé. Sachez, qu’entre temps, j’ai retapé la résidence de Téking. Je suis un peu excusable, mais pas beaucoup. Je prends note de tout ce que vous me dites. Ci-joint, lettre pour Hortensia bleu. L’adresse que vous m’avez donnée ne me semble pas suffisante. Quelle sainte! Entre temps, Yerkalo va de plus en plus mal, puisque la persécution dure depuis longtemps. Enfin, omnia propter electos 150. Je reçois «Écho Illustré», de temps à autre. J’aurai la visite de Mr Savioz 151 qui vient, ici, apprendre le tibétain. Je l’attends ces jours prochains. Je vous remercie de tout mon cœur, pour ce que vous faites pour la Mission. Vous êtes l’homme qu’il faut, à la place qui lui convient. Préparez-moi des remèdes, s.v.p. Il me faut une caisse d’Arzino (914). Mais, comment la faire arriver? Ce n’est pas d’ici que je puis quelque chose. Il faut pourtant une solution. L’argent est dangereux; on risque de perdre au change. Les choses n’arrivent pas. Je vous écrirai plus long, bientôt. Tout à vous. T. M. – 150 – Téking, le 15.1.1949 Très cher Papa, et Marie et Joséphine, et tous les autres qui ne sont pas à la maison, 149

Citation des versets introductifs de la messe («ad Deum qui laetificat iuventutem meam»), à ce titre immédiatement reconnaissables par le destinataire. 150 Citation de saint Paul (2 Tm 2, 10): Ideo omnia sustineo propter electos: «J’endure donc tout pour les élus». 151 Le chanoine Alphonse Savioz.

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Bonne année à tous! Je vous souhaite la joie de ceux qui servent Dieu, l’espérance de ceux qui n’attendent que le ciel, et la liberté de ceux qui ne cherchent que le bien. Il m’est bien doux de penser à vous. D’ici, à cette distance, je ne me rappelle que les joies de la maison. Il me semble que mon Papa est un sage capable de consoler tout le monde, et il me semble que je ne pourrais éprouver de joies plus pures que celles que j’éprouverais, s’il m’était donné de me lancer dans les bras de mes deux sœurs à moi, Marie et Joséphine. Comme cela me retaperait! Revoir! Revoir! On en aurait des choses à se dire! On n’en dormirait pas. Si le Bon Dieu n’en veut rien, offrons-lui ces joies en sacrifice: nous serons d’autant plus près, en l’autre monde. J’ai bien reçu vos bréviaires. Votre générosité me force à mieux prier. Cependant, je trouve que la reliure vous a beaucoup trop coûté. Il paraît que l’été passé a été particulièrement maussade. Qu’êtes-vous devenus? Et moi? Je suis, comme vous, sur un champ desséché. Je regarde si, au ciel, n’apparaît pas un nuage. Pour le moment, rien ne s’annonce. Entre temps, comme je vous l’ai déjà dit, quelques cheveux déteints ont poussé sur mes tempes. Mais ça arrive à tout le monde. Cette année, j’ai reconstruit une vieille résidence qui tombait en ruine. J’ai eu des ouvriers – jusqu’à 40 – à surveiller et, surtout, à payer. Les travaux sont à peu près terminés. À tort ou à travers, des malades arrivent. Comme tous les médecins, je les guéris, et le curé les enterre; mais, ce curé, ce n’est pas moi: c’est un lama. Il n’y a ici que deux familles de chrétiens. De familles, le bourg en compte 300. Vous pensez, si j’ai du travail! Or, mes gens ne sont pas pressés de recevoir le baptême. Ils ont une grande horreur de l’eau, au naturel et au figuré. Au reste, convertir, je ne le savais pas, maintenant je le sais, convertir est l’œuvre de Dieu seul; et le métier de missionnaire est comme celui de maître-berger, une mauvaise saison durant, où les bêtes font de la fièvre aphteuse. N’empêche que je ne voudrais pas changer de métier. Le bourg où je suis, est un lieu de commerce très fréquenté. Depuis deux mois, environ, tous les jours: foire. On amène des vaches, de la laine, des tissus de laine, que l’on échange contre du thé, contre des fusils, contre du sucre. Tibétains et Chinois jouent à qui trompera l’autre. Voici bientôt une année que Maman n’est plus. Tous les jours, je pense à elle: c’est bien peu! Tous les jours, je prie pour elle: c’est déjà mieux. Ce n’est pas suffisant. Il faudrait faire bien davantage, pour une maman!

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Finissons. Fin 48; début 49. Tout va bien chez vous car si le contraire avait lieu, vous m’auriez averti. Tout va bien, ici. Deo gratias! Je vous embrasse. Maurice – 151 – Téking, le 19.1.1949 Très cher Mr Lovey, Bien reçu votre lettre du dimanche de la Sainte Famille. Merci. Suis retapé. J’espère que vous aussi, vous le serez. J’attends les nouveaux, aujourd’hui, c’est-à-dire une semaine après l’arrivée que Mr Savioz m’avait fixée. Je suis étonné de ce que vous me dites que le Besset proclame sa fidélité au Yergonpun. Il y a longtemps qu’il s’est acoquiné avec les Gonchuvoua. À propos, vous saurez déjà que Sendjrougt Puntso a été tué dans les gorges, en bas de Gniton, avant-hier, après-midi. Les meurtriers seraient des Gogniaouas 152. Le Ki-ié doit bien y être pour sa part. Vous penserez, comme moi, en voilà un que personne ne regrette, surtout pas Chouanyoug, Ranci et Besset. Le plus rigolo est que Gun Andjrout 153 était descendu pour se concerter avec ce personnage (?). Il pourra méditer devant son cadavre. Ici, les bourgeois sont dans les transes. On pense que les Goncheuoua 154 réagiront ferme car ils ont un gendre à Ndiu Chul 155 qui ne demande pas mieux que de se battre, ayant commencé à tuer vers l’âge de 16; il en a maintenant 26. C’est un type de Lhanda. Mais, je crois que le village de Gognia va y passer, et d’autres aussi. À Logong, Sondjrout avait organisé un bataillon de 150 hommes. Je ne pense pas que ce bataillon aura longue vie. Je profite du passage d’Auien-Antoni, pour vous renvoyer «Digest», plus lettres d’Europe. Comme vous, je ne vois pas comment une

152

Habitants du village de Gognia. Adjoint de Gun Akio. 154 Un des partis engagé dans la guerre locale. 155 Hameau près d’Atuntze. 153

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domus formata 156 pourrait fonctionner par ici. Au reste, il faudra bien attendre un peu, pour savoir comment les choses se passent. Nous ne risquons rien moins que de passer derrière le rideau de fer. Puis, cette affaire d’indépendance ne me tracasse pas beaucoup. On peut toujours se débrouiller. Laudetur Christus! P.S. Je n’ai plus le sou. Si possible, envoyez 100 #. Le R. P. Goré en a 45, je crois. Prenez 55, dans ma caisse.

Tornay Maurice – 152 – Téking, le 2.2.1949 Très cher Mr Lo 157, Bonne année! Bonne année! Que la paix quae exsuperat omnem sensum 158 soit votre part pour 1949. Au milieu de tant d’afflictions qui seront votre partage, je vous souhaite de moins vous énerver que moi, qui ai ainsi perdu beaucoup, pour ne pas dire tout, de mon potentiel d’action. Un jour, où vous me trouviez particulièrement consterné – nous étions à Weisi, en 39 – vous me disiez: «Le sage ne s’émeut de rien». Soyez donc sage au moment où vous voyez les loups manger les brebis que vous ne pouvez défendre. Pour moi, c’est le pain quotidien. Pensez qu’à Yerkalo nos fermiers sont autrement mangés, encore. Affaires: Sel: Vous ai envoyé 18 tchré 159, non 20. J’avais d’abord dit 20. Comme ce n’était pas facile de compter (argent), je me contentais de 18 tchré. Le sel est assez sec, pas très, cependant. Je vous envoie un tchré de Téking qui vous coûte 3 peutchrang. Ainsi, il vous sera facile de contrôler. Peser le sel est ridicule: le porteur peut prendre le tiers du sel et ajouter de l’eau. Sceller est idiot: le porteur peut faire un trou au sac, etc., … Je crois que le plus simple est d’avoir un tchré d’ici. 156

Une domus formata est une maison régulièrement établie, comportant supérieur et officiers conventuels, et un nombre minimal de confrères. La lettre 153 montre Maurice conscient des exigences d’une domus formata et lucide sur la situation. 157 Cf. Lettre 144. 158 «Que la paix de Dieu qui surpasse toute perception»: Phil. 4, 16. 159 Mesure = 1 litre.

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C’est certainement la bessette 160 qui est la cause de l’affaire Longpou-Bênet. Elle est partie d’ici, en vous menaçant de faire procès. Savezvous à qui je la compare? À Gato des Niébatsong. Vous me demandez qui la soutient? Voici, sans crainte de me tromper: a) le diable. Elle a mangé du pauvre. Elle en a tant mangé, qu’elle s’est endurcie au point de moins désirer la prospérité de sa propre maison, que la ruine des autres. b) l’état de la société actuelle. À l’heure actuelle, est maître celui qui est assez crapule pour l’être. c) l’inexistence du Gouvernement chinois, ce dont tout le monde se rend compte. d) le Goncheu Besset. Le Yergonpun n’a pas osé sévir contre Robtain, parce que Robtain l’aurait menacé de passer au camp des Goncheuoua. Vous avez tout un tas de Mossos 161 de Tsechung (certain Aho, Daoua) et de chrétiens de Tsekou Popo, de Youli et quelques autres canailles qui sont venus prier les Goncheuoua de prendre en main leurs affaires temporelles et spirituelles… Tirez vous-même les conséquences. e) à l’heure actuelle, les Goncheuoua sont beaucoup plus forts que le Yergonpun. Ils ont plus de fusils. Le peuple s’en rend compte. Les fidèles du Ki-ié passent donc dans le camp adverse. Vous devez savoir que les mulets du Ki-ié, de retour du Likiang, ont été forcés d’attendre, un bon mois, près de Tseret’ong, que les bandits de Gonchu se retirassent, avant d’oser regagner Téking. f ) le Gonkarlama est du côté de Goncheu; pas de doute. Le Royen Chingo est du côté du Ki-ié; pas de doute. Ongdun est du côté des lamas de Yerkalo; pas de doute. Le mandarin laisse faire le plus possible, à condition que ce possible rapporte de l’opium à sa femme.

Résumé: débrouille qui peut. Aussi, la bessette, à la nouvelle des procès dirimés par le Tong Kotchang, est-elle allée au Yamen dire que le peuple de Patong, Tsekou et de Tsechung n’admettait pas un tel pillage (entendez, de la part du Yamen) et elle invitait un des trois grands, vous savez lesquels, à se rendre sur place examiner la situation. De fait, le Royen Chingo est descendu, mais jusqu’à Jetsi seulement. 160

Il est ici question de l’épouse du besset de Tsechung. La suite fait référence à de graves troubles locaux: dans le nord guérilla entre lamas et chefs indigènes, dans le sud, à Weisi et Siao-Weisi, rébellion des lamas contre l’autorité chinoise. Cette lettre reflète la confusion de la situation intérieure inextricable dans laquelle était plongée la Chine, où le désastre économique, l’effondrement politique et la guerre civile accompagnent la renaissance des querelles de clans, de la corruption ou du brigandage. 161 Éthnie du sud-ouest de la Chine, dont certains représentants vivaient dans le secteur de la mission.

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Amo: j’ai dit Joang 162 de ne pas liquider Tsechung. Bien plus, par lettre précédente, vous ai prié d’avancer 3 toiles à Amo, pour achat de céréales. Mon cher, je l’ai dit à Joang: moi, je n’ai qu’une bouche; Amo et Joang en ont deux. Résolvons: une bouche qui doit en nourrir deux. Pas facile! Ensuite, je veux garder toute ma liberté d’action et ne pas me lier à un ménage. Je garderai Joang quelques mois; ensuite, on verra… Pas d’Amo ici, entre-temps. Affaire cochon: Martha doit à la Mission x. Joang doit à Martha 20 piastres de Téking. Martha vire, par Joang, 20 piastres à la Mission de Tsechung. Joang prie la Mission d’accepter un cochon qui vaudrait 20 piastres. C’est tout ce que, en justice, je puis vous dire. Réglez donc et veuillez me dire vos décisions. Affaire Aga: je ne sais pas ce qu’Amo, femme de Ouang Joang (toujours Amo et Joang) a dans le ventre. Depuis trois mois, je ne les vois plus à l’église, ni à la Mission. Je n’éprouve aucune envie de les voir tels, qu’ils ne sont ni à l’église, ni à la mission. Conclusion: gardez Aga, tant qu’on ne viendra pas vous la ravir de force. C’est une jeune fille que vous arrachez ainsi de l’enfer. Veuillez m’avertir s.v.p., par qui Ouang Joang fait ses commissions à Aga. Je vous renverrai, dans quelques jours, «Semaines Catholiques» car je veux lire et relire cher message du Pape. J’ai été très mal ficelé, ces trois jours passés. Excusez fautes, etc., … Je vous embrasse. Montez donc avec les jeunes: j’ai énormément besoin de votre visite 163. T. M. P.S. Reçu hosties. Merci. Prière envoyer 1 kg. café moulu.

– 153 – Téking, le 10.2.1949 Très cher Lo, Reçu vos comptes. Je vous en remercie de tout cœur. Exacts jusqu’à la moelle. J’ai rigolé devant les jeunes, au sujet du sucre et de la confiture, leur disant qu’avec 6 # 164, on avait maintenant ½ charge de sucre. Mais 162

Chrétien qui accompagnera Maurice avec Doci dans le voyage vers Lhassa. Souligné dans l’original. 164 Piastres. 163

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je vous dis = rigolade. Pour photo, exact. Veuillez baisser de 2 #; deux photos n’ont pas été prises. Ne vous les ai-je pas renvoyées? Resterait donc, d’après vos comptes: 8,25 – 2 = 6,25. Acheté clous: 9 p. + fer à mulet: 12,5 + ficelle: 6 = 27,5 p. = 3 #,3 p., 3 k. Il vous reste donc: 22 p. ½. Couvent 165. Je respecte hautement vos idées et j’en admire la sagacité. Veuillez me dire qui nous mettrons, dans le Couvent. Que feront les types, au Couvent? Je me permets de vous faire remarquer qu’il faut: a) que le couvent ait sa vie propre. C’est-à-dire: la prière et une autre fonction matérielle. Il ne faut pas qu’il compte, pour ces deux fonctions principales, sur des externes, soit curé, Préfet, Procureur, qui ont leurs fonctions non-conventuelles…, et qui nuisent plus souvent au Couvent, qu’ils ne lui rendent service. Faire très attention qu’un couvent très réduit ne soit qu’un fumoir ou une maison d’ennui, où deux ou trois sombres visages se regardent avec des yeux de fous. Ces réserves faites, un couvent serait une bénédiction telle que nous devrions le demander avec jeûne et prières. Mr Lattion est déroutant. Tout de même, ne faudrait-il pas le rappeler à l’existence? L’idée d’un voyage à Lhassa me reprend de plus en plus. Ne vous en faites pas, au sujet dette. Si vous ne payez pas, tout s’arrangera; il n’y a plus d’argent. C’est simple: faites commerce avec Weisi et extorquez-lui l’argent qu’il laisse voler ou perdre. Doci a besoin d’être surveillé. Et je le surveillerai, envers et contre tout. Veuillez lui confier une charge et demie, soit: une charge maïs, plus ½ charge ouan téou 166. Avez-vous quelques légumes? Merci de tout et tout. Maurice T.

165 166

Cf. l’allusion à un projet de domus formata de la lettre 151. V. aussi infra, lettre 155. Petit pois.

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– 154 – Téking, le 8.3.1949 Mon très cher Mr Lovey, J’ai bien reçu votre courrier confié à Thomé. Merci. Vous renvoie ce qu’il faut. J’avertis Mr Lattion qu’il peut envoyer ses armes, par occasion sûre: voir Doci. Ici, on dit que Sondjrout Puntso était affilié à un mouvement communiste de Likiang. On aurait trouvé sur lui une carte du parti. Je crois que ce sont là des bobards. Les soldats de Tchontien ne sont pas encore arrivés. Viendront-ils jamais? Et puis, bandits pour bandits… Le mandarin est toujours caché dans sa pagode. Téking commence à respirer. Gun Arang n’a pas encore paru à l’horizon. Je doute fort qu’il ose descendre. La révolte de Weisi paraît plus sérieuse qu’on ne l’aurait cru d’abord. Enfin, ce n’est que du brigandage, dans tout le Yunnan. Quel temps! Nanking est tombé au pouvoir des Rouges, à peine un demi-mois après la démission de Tsiang Kaiche 167. C’est dire que les Communistes sont maîtres de la Chine, car ce qui reste s’écroulera comme un jeu de cartes. L’Indo-Chine, la majeure partie de l’Orient suivra. Que deviendra l’Église? Il est probable qu’on aura pas mal à suer. Que Dieu nous donne la grâce de nous préparer et de conserver la joie, toujours et quand même. Sur ces entrefaites, je viens de demander la permission, à Mr Lattion, de prendre la route de Lhassa 168. Qui sait? Nous avons frappé à toutes les portes, sauf à celle-là. Pourquoi ne pas y aller? Du moment que Mr Savioz est ici, ma présence devient inutile, voire nuisible. Il apprendra plus facilement le tibétain, seul. Ensuite, à force de ne rien faire, j’en viens à me gâter complètement. Ici, je n’ai pas le courage de me lancer dans une grande entreprise, de peur de la laisser tomber tout de suite. Enfin, ces temps, je fais du tibétain à tout casser. Teimba a été exécuté. Espérons que le Besset n’en deviendra pas pire. Dernière nouvelle: il paraît que le Arang arrivera, demain. J’ai oublié de 167

Démission de Tchang Kai Chek de la présidence de la république de Chine le 21 janvier 1949, avant de se replier quelques mois plus tard à Taipei (Taiwan). 168 Le projet d’entreprendre un voyage vers Lhassa est conditionné par la permission de son supérieur. Cet acte d’obéissance est pour Maurice la garantie qu’il ne poursuit pas ses propres vues.

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vous dire que, puisque la Procure de Tsechung n’a rien, il est superflu de demander quelque chose pour Téking. Enchanté de savoir que vos écoles marchent bien. Vous avez commis l’erreur de m’envoyer des sonkiens, la dernière fois. Il aurait fallu m’envoyer des Pankouai 169. Pour aller à Lhassa, il m’en faut. Je pense partir avec 500 $ liquides, plus deux charges de thé, plus jumelles, plus je pense que Mr Lattion y mettra un coup, … Il n’est plus nécessaire d’économiser: nous serons probablement pillés de fond en comble. Je me recommande à vos ferventes prières. Pour entreprendre ce voyage, il faut beaucoup de courage et de savoir-faire. Ne parlez pas du projet au R. P. Goré. On en parlera quand je partirai. Afin de payer vos dettes, seriez-vous d’accord de prêter votre petit mulet à Doci, qui me rapportera une charge de plus. En prévision du voyage, je serai obligé de ravitailler le poste. Je vous quitte. Bien à vous. T. M. Si cela vous est possible, vous pourrez me préparer une charge d’huile de noix. Je pourrai en vendre. Ça me fera toujours de petits sous. Même si vous avez occasion, vous pouvez me l’envoyer avant retour Doci.

T.M. – 155 – Téking, le 7.4.1949 Très cher Mr Lovey, Merci pour tous vos billets, plus lettres et, surtout, pour les nouvelles qu’elles contiennent. J’ai appris très tôt, ici, le meurtre d’Aho. Je n’ai jamais douté que ce ne soit une vengeance du Besset. Les Tsedjroua ont l’air de prendre la situation au sérieux. De fait, elle l’est. Il est impossible de prévoir la tournure que prendront les événements. Le diable seul en sait quelque chose! Il est probable qu’il va nous faire la vie dure. Il a tout à fait les mêmes idées que Mr Louis 170 !, à qui je me permets de présenter mes amitiés.

169 170

Demi-piastre argent chinois. Le chanoine Louis Émery.

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Si les troubles du Yunnan durent tant soit peu, il est fort possible que les Tibétains risquent une descente jusqu’à Likiang. Dans ce cas, tous nos postes risquent le pire. J’ai bien rigolé des réflexions émises par le P. Goré, et de la façon dont il a pénétré «le secret 171 ». À l’heure actuelle, il suffit de faire quelque chose, ne serait-ce que pour se tenir en forme. Dans des temps aussi troublés, on ne peut réussir en rien. Le démon, lui seul, réussit. Que puis-je faire à Lhassa? Pas beaucoup plus et pas moins qu’à Téking. Personne ne fait rien, à l’heure actuelle: ça fera toujours un voyage. Quant à être sûr, l’endroit où l’on est le moins sûr, c’est sa propre résidence car, chez soi, c’est là qu’on a le plus d’ennemis. Seulement, il me faut des sontchrous. Voyez si vous pouvez changer les 300 piastres que j’ai chez vous en sontchrous, sonkiens. Les peutchrangs sont inutiles. Vous pouvez, naturellement, changer à 95 %, c’est-à-dire, avec perte de 5 % pour moi. Il est possible que je serais content d’emmener votre petit mulet, mais on verra. Je vous remercie de tout mon cœur des prières et des saintes messes que vous célébrez pour Yerkalo. C’est le moment! La plupart des familles font des superstitions. Jacob d’Aga, à l’occasion des noces de Lucia et Léon, a invité deux lamas et fait ses prières bouddhiques. Lucas se plaint que je ne lui écris pas 172. Quand je lui écris, il se plaint de ce que je lui écris. Mais ça ne fait rien. Vous pouvez vous attendre au pire, de la part du Besset. Qui le soutient? C’est le Royen Chelgo; et le premier qui a go-ta aux Goncheuoua 173, c’est lui. Seulement, le Ki-ié ou est trompé, ou n’ose pas le malmener. Voyez la situation, telle qu’elle se présente dans le billet du P. Goré. Mr Fabien Melly a été un bon prêtre 174. Pas de soucis à son sujet, sauf celui de l’imiter et de prier pour lui. Si les types de Tchontien arrivent, attendez-vous à avoir des réquisitions encore. Il faudra bien que ces gens mangent. Ces jours-ci, on doit se battre à Loukong. Popo fait bien de se cacher, pour quelque temps. Qu’il aille dans la Salouen! Yolo a également bien fait de mettre les bouts. Quant à la liste trouvée dans le Gaou 175, c’est une invention pure 171

C’est-à-dire le projet de voyage à Lhassa. En juin, le P. Goré fera part de ses craintes, sans s’opposer à l’expédition, encouragée par Mgr Ribéri, l’Internonce. 172 Lucas: chrétien tibétain qui tentait de soutenir ses coreligionnaires de Yerkalo. 173 Go-ta: littéralement: attacher sa tête, faire allégeance. 174 Décédé le 25 janvier 1949 à Martigny. 175 Amulette reliquaire.

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et simple. Puntso n’avait pas besoin de liste. Les Tibétains n’en font guère. On dit, au contraire, ici, qu’on a trouvé dans le Gaou la carte du parti communiste du Puntso: autre blague! Le Ki-ié, plutôt son fils, impose les riches familles de 100 boisseaux chacune. Le Royen Chelgo, de même. Le Kangonpun, je ne sais ce qu’il fait. À Téking, les gens ne dorment plus. Pour moi, je vais commencer les catacombes. Vous ferez bien d’en faire à Tsechung. Quelque chose à l’abri du feu et inexpugnable. Au reste, ça passe le temps et distrait. Je sais bien que vous n’avez pas de temps à perdre. Excusez-moi. J’ai bien reçu tout ce qui a été confié à Doci: 100 piastres, plus 5 piastres, etc., … Je suis obligé de renvoyer les mulets, tout de suite. Ici, une charge de paille coûte au moins 4 peutchrang. Que mes mulets se reposent donc à Tsechung. Il commence à y avoir un peu d’herbe. Que Doci aille reconduire la bête de Siao-Weisi à son poste. Même, il peut descendre à Siao-Weisi, avec mes deux bêtes, m’apporter encore du riz. Il faudra que je fasse une provision, pour Mr Savioz. Mr Lattion me donne la permission (quand j’aurai la permission du P. Goré), de partir pour Lhassa. Je la décrocherai bien, quand j’aurai tout préparé! Ce serait épatant, de faire ce voyage, ne serait-ce que pour ouvrir une route avec les Indes 176 car, sous peu, nous serons derrière le rideau 177. La réponse de Mr Lattion à Mgr Adam est très pertinente. Ce n’est pas le moment de fonder un couvent, alors que nous ne tenons que par un fil. Il est possible que, d’ici quelques mois, nous soyons tous balayés. Quant à trouver des ressources sur le pays, ce serait possible, mais à des brigands seulement. J’espère que rien de grave ne sera arrivé à Mr Coquoz. Pas de nouvelles. C’est peut-être que la poste ne fonctionne plus très bien. Vous pouvez envoyer mitraillette, par Doci, si la situation s’éclaircit momentanément… Cette année, je n’ai pas encore reçu de lettre de mes parents. Au Yunnan, les communistes semblent particulièrement hargneux. Je me demande s’ils ne sont pas sous les ordres de Ho Chiming 178. Le dernier meurtre que vous me relatez est stupéfiant. C’est l’œuvre du démon. Il y a à l’heure actuelle des gens qui éprouvent le besoin de tuer, comme les autres de manger. Pakiag Lhundjrou est de ceux-là. 176

La capitale est située au sud du Tibet, non loin de la frontière avec les Indes. De fer. 178 Hô Chi Minh, chef communiste vietnamien. 177

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Vous avez raison, pour photos; je ferai mon possible. S’il vous est possible, faites-moi préparer le tapis de selle que Doci a dû laisser à Tsechung. Trouverez-vous du rouge? Je pense, chez Agapit. Enfin, je la ferme. Nous avons un Dieu, nous. Vivons dans la joie, pas comme les païens qui s’égorgent. Ci-joint, 2 boules de sucre, plus un bonnet, plus une paire de souliers, plus une chemisette, plus une ceinture bleue pour la petite Agni de Joang. Pour les souliers, je suis actionnaire pour une piastre. Le reste, c’est Martha qui lui fait don. Vous embrasse. T. M. S.v.p. une bouteille de vin de messe, par la première occasion. Le retour de Doci ne presse pas. Si les bêtes trouvent de quoi manger à Tsechung, qu’il y attende un peu, soit en montant, soit en descendant, pour remonter les bêtes. Tout à vous.

T. M. Mon boy doit faire un commerce à lui. Ne lui donnez que le viatique suffisant. Ici, je lui donne ce qu’il faut jusqu’à Tsechung.

– 156 – Téking, le 6.5.1949 Très cher Mr Lovey, Dominique 179 m’a remis votre paquet; merci beaucoup. De fait, puisqu’il a conduit votre envoi à bon port, on peut se montrer plus confiant. Si vous le jugez opportun, vous pouvez lui confier la mitraillette. Il faut que je prépare mon voyage. Les mulets descendent à Tsechung pour se remplumer et chercher du thé que Mr Lattion m’a promis pour aller à Lhassa. Je ne puis nourrir ces bêtes ici. Une charge d’herbe coûte 9 peutchrang. Dans les pâturages, il n’y a rien encore. Doci descend avec Jacob qui va prendre du dala 180, à Yétché, pour un ndiulba 181. Il remontera quand l’occasion sera propice. Si vous avez be-

179

Doci le serviteur de Maurice. Prix de transport des bêtes de somme. 181 Homme d’Atuntze. 180

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soin des bêtes, faites-les travailler. S’il faut aller chercher du thé à Weisi, qu’il y aille! Il a tout juste le temps. Les Loukonoua vous laisseront bien tranquille, je crois. Si Robtain a chanté qu’ils viendraient piller la Mission, c’est probable qu’il craint pour lui-même. Ces gens ont besoin de céréales et de bêtes. Il n’y en a pas à la Mission. Ils le savent autant que vous et moi. Quant aux lamas de Kampou, ils resteront tranquilles pour quelque temps. Mais, s’ils s’aperçoivent qu’à Weisi il n’y a plus de gouvernement, alors le pire est possible, que dis-je, certain. De Ba, lettre de Dieltsum 182 ; voyez-la. Il en a du culot!, demander un fusil! À Ba, l’armée régionale compte trois cents fusils. Elle ne comprend que des soldats indigènes. Ici, embrouillamini; une vraie révolution. Ceux qui devraient être d’accord sont ennemis jurés. Les ennemis jurés d’aujourd’hui sont les amis de demain. Le Ki-ié et le mandarin sont très peu d’accord. Il est probable que le Ki-ié et les Goncheuoua peuvent faire la paix quand il leur plaira, contre le mandarin. Le mandarin n’ose donner aucun ordre à l’armée de Tchontien (qui, elle, est venue de par l’ordre de Likiang; Sou Tonitchang a tous les Konse 183 désirables), ni aux Hiangsch’engouas qui, eux, sont venus de leur pleine autorité. La jeunesse dorée de Téking est extrêmement violente, dans les rues du marché, mais est morte devant les Goncheuoua! Les musulmans, parti Hai, et les têtes noires, parti Oukiou, se regardent de travers, comme deux chevreaux châtrés qui se demandent lequel va donner le premier coup. Confidence: Martha a été très offensée, par ce qui est arrivé à Marie. Elle serait prête à la donner en mariage à Doci. Veuillez voir si, vers Tsechung, il se trouverait un parti. Je suis un peu honteux de vous avoir fait ce cadeau. Je devais pourtant faire mon possible pour la soustraire aux mains de ces brutes. Par Doci, pour Marie, Martha envoie de la laine, plus une robe noire, plus une chemise, le tout enveloppé dans niludiong 184. En tout cas, si vous ne voulez pas avoir d’histoires, surveillez cette gamine. Cher Mr Lovey,

182

Gardien de la résidence de Bathang. Papiers officiels. 184 Toile de chanvre. 183

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Thèse Quaglia, intéressante mais, comme vous dites, n’anéantissant pas S. Bernard de Menthon 185. Merci des renseignements affaire Aka. Douze piqûres de bismuthion ne lui ont rien fait. Cyanure? Je n’en ai plus; au reste, 1/10 la supportent. À Weisi, je crois que les choses s’arrangeront. Doci me dit qu’Amo de Joang serait en route pour Yerkalo et aurait vendu ses ustensiles de ménage! Cette gribiche est dure à la détente. On ne pourra guère la garder ici. Le mieux, ce serait qu’elle patiente à Tsechung, tant que les choses ne sont pas arrangées. Ensuite, ou je la prendrai, ou je lui rendrai son Joang. Que fait la petite Agnitso de Joang? Si elle n’étudie pas, renvoyez-la ici. On vient de réouvrir l’école, et je l’y enverrai. Vous ai-je annoncé le décès du fils de Gumbo Pétchro? Gumbo donne le thékeur (veste) de son fils comme stipendium de messes 186 à faire célébrer par chaque missionnaire. Or, ce Thékeur vaut 5 à 6 roupies!!! Union de prières. T.M. Si Doci doit filer sur Siao-Weisi, prière de lui donner viatique. Naturellement, envoyez tapis.

– 157 – Téking, le 11.6.1949 Très cher Mr Lovey, J’ai reçu, aujourd’hui seulement, votre bonne lettre du 17-18 mai. Grand merci. Naturellement, elle ne nous donne que de vieilles nouvelles. Grâces à Dieu, vous êtes tous en bonne santé; nous, aussi. C’est pas mal, par les temps qui courent! J’espère que vous ne vous serez pas mis en route pour Siao-Weisi car on pourrait vous laisser passer tranquil-

185

Il s’agit du chanoine Lucien Quaglia (1905-2001). On lui doit des travaux d’érudition sur l’histoire du Saint-Bernard. Il semble que les positions historiques sur les origines des chanoines réguliers du Saint-Bernard auxquelles il est ici fait allusion soient celles qu’exposera, en 1955, un fort volume de l’auteur, La Maison du GrandSaint-Bernard des origines aux temps actuels. 186 Offrandes de messes.

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lement, et aussi, vous retenir! Avec ces bandits, on ne peut rien se promettre. Je ne crois pas que les Lonkououas en veuillent, peu ou prou, à Tsechung, ni les Kongcheuoua, ni les communistes. Ici, les gens de Téking disaient tous aussi que les Goncheuouas seraient venus brûler ma boîte. Elle est encore debout; jusqu’à quand? je m’en bats l’œil. J’attends la visite du Diapun, des Pandats’ong. Ce sera dans 10-15 jours, je pense. Son quartier général est à Ndiuchu. De temps à autre, il monte à Dong, mais il ne s’arrête pas au marché. Ces jours derniers, les Tsin nien T’ouan 187 de Yétche ont essuyé une cruelle défaite, et les lamas de Kampou relèveront la tête, et comment! Le Badu Toui-Tchang a passé outre. Pour Lomélo, il me semble que c’est lui qui a fait le plus de tort à la Mission. C’est lui. On ne sait vraiment pas à qui tendre la main. Il y a autant d’injustice d’un côté que de l’autre, et quand on regarde les cadavres, la plupart du temps, je me dis: en voilà un qui ne l’a pas volé! Tous sont également coupables. La guerre sera longue. À Weisi, on a élu un mandarin. J’ignore son nom. La dernière de Weisi que j’ai reçue date du 12 mai. Je remarque que tous, ou à peu près, parmi ceux qui, de mon temps, ont tant mangé le populo, sont mangés à leur tour. Le tour de nos lamas viendra bien aussi. Oui, j’ai vu Gun Arang. Il voulait, paraît-il, me rendre visite, puis, en fin de compte, il n’est pas venu. L’Américain qui était avec lui est venu. C’est le nouveau Pasteur qui est à Pagang, depuis deux ans. Il ne sait, naturellement, ni un mot de chinois, ni un mot de tibétain, et il a l’air le plus innocent des Blancs. Il m’apprit l’arrivée de Mr Morse, avec 5 tonnes de livres lissous. Ici, la situation est tellement embrouillée, que je me demande si mon voyage aura lieu. Je crois qu’à Lhassa, on ne peut rien pour nous, parce que la crainte des communistes se sera emparée du Gouvernement. Toutes les nouvelles du Yunnan y sont déjà arrivées, et je me demande si le Débajong 188 ose dire encore un mot à ses administrés! Je verrai l’occasion. Si elle se présente, j’en profiterai. Maître Doci peut rappliquer, s’il y a une caravane. Tout seul, ce n’est guère prudent. Qu’il m’apporte les 300 piastres, si vous pouvez me les avancer. J’ai, au reste, des crédits à Weisi pour couvrir. Si Mr Chappelet a des sonkiens, veuillez vite changer. Si le P. Goré en a, veuillez changer aussi. S’il y a plus que pour 187 188

Formation de cadets. Gouvernement du Tibet.

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300 piastres, ça ne fait rien; j’ai de l’argent à Weisi pour couvrir. Veuillez voir s’il ne se trouve pas dans ma caisse, une seringue de 10 cc. Un Chinois m’a cassé celle que j’avais ici. Je viens de recevoir votre billet de l’Ascension. Merci. Vous avez raison: quand tout branle, le plus simple est de rester où l’on est. Quant à savoir si je puis protéger quelqu’un ou quelque chose, Dieu seul le sait. Je n’avais prévu un voyage que pour le cas où les bandits de Téking ou autres auraient été les seuls membres du Gouvernement. Dans ce cas, non, je ne pensais pas rester au milieu d’eux. De Kunming, on a envoyé 4 régiments de soldats (sen-pin) 189, vers Hokin; ils ont abattu 300 rebelles et les ont poursuivis jusqu’à Yongpé. Il paraît que les communistes seraient surtout des Lolos 190. Enfin, Hokin est maintenant calme; Likiang aussi. Veuillez dire à Doci que j’ai bien reçu sa lettre. Merci. Que vous changerez vous-mêmes les ½ piastres en sonkiens, avec Mr Cha. Si Mr Cha a des culottes de bonne qualité, je suis preneur d’une paire. Débattez vous-même [le] prix. Pourriez-vous me faire cadeau d’un teubo de tsamba 191 ? Cela ferait une charge, avec huile. Si tout cela pouvait rappliquer avec le thé, quelle aubaine! Voyez si vous trouvez à louer une bête. Mr Lattion a dû confier à Doci remède Arseno. Je pense qu’il ne les aura pas perdus. Je dis donc que Doci peut monter quand il veut, mais ne pas monter seul. Vous pouvez lui confier mitraillette et cartouches, mais qu’elle et elles soient bien cachées. Ensuite, qu’il soit prudent en route. Parce que les choses peuvent changer d’un jour à l’autre, même sans que je le sache, confiez-lui aussi l’argent. À Weisi, dites-lui de s’enquérir de ce que je lui avais dit 192. Il vous dira, et qu’il vous dise lui-même, ce dont il s’agit. J’ai écrit suffisamment, aujourd’hui. Veuillez me rappeler au bon souvenir de Mr Cha. Tout à vous. Que Dieu vous éclaire, qu’il vous guide et qu’il vous console; et que moi, je vous imite! T. M.

189

Soldats provinciaux. V. supra, la lettre 104. 191 Demi-charge de mulet de farine d’orge grillée. 192 Souligné dans l’autographe. 190

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N.B. J’ai reçu lettres et journaux, mais pas hosties, et je n’ai pas vu Chinois. Que Marie recherche ce Chinois, plus tard. Celui qui en voulait à Marie est toujours par ici. Je crains que, si elle remonte tout de suite, tout ne soit à recommencer. Veuillez faire suivre lettres ci-jointes à leurs destinataires, s.v.p.

– 158 – Téking, le 18.6.1949 Très cher Mr Lovey, J’ai bien reçu choses confiées à Doci. Avant-hier, j’ai même reçu les hosties que vous aviez confiées à un Chinois. Merci et merci! Oui, je pense partir pour Lhassa avec Stéouan 193 et Cie, qui m’acceptent en leur compagnie. Je ne veux pas lâcher occasion. Je demande, par présent courrier, permission à Mgr Goré. Ne puis descendre à Tsechung, dommage! car Mr Savioz part demain pour la Salouen, où il espère rencontrer Mr Louis 194 et Cha. Ensuite, ai recommencé la construction de l’Alcazar hygiénique 195. Ensuite, faut que je prépare voyage. Donc, au revoir. À quand? Avez-vous reçu ma précédente, par Aka? Pourriez-vous dire aux nonnes arranger ma tente, et consentiriez-vous à y mettre un peu de votre fan pou 196 ? car il me semble, si je me rappelle bien, qu’il vous en manque pour une tente. Si dommage vous revient, veuillez trouver pièces de n’importe quoi. Pourriez-vous confier à Doci, donc, 1 touque d’huile, ½ charge tsamba, ½ charge farine blé, ½ charge thé? Si pas facile, pour compléter charge, mettre autre chose. J’ai dû donner ici ½ charge (15 tongs) comme cadeau aux Pandatsong. Le marché a ouvert une souscription bénévole pour les riches. Comme tout le monde avait donné, je fus obligé d’y aller pour ma part. Sais pas si la Mission voudra reconnaître dettes. Je crois que vous pouvez confier à Doci mitraillette, plus balles, en les cachant dans la farine, plus argent. J’ai donc encore 200 piastres à Tsechung, plus 300 à Weisi. Envoyezmoi tous les sonkiens que vous pouvez: 100 piastres en argent, ça va. Argent serait mieux confié, partim à Doci, partim à Stéouan quand il 193

Le chef de la caravane à laquelle se joindra Maurice pour tenter de se rendre à Lhassa. Le chanoine Louis Émery. 195 Nom ironique des toilettes. 196 Toile. 194

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montera. Mais voyez vous-même le mieux. Serais content avoir vaccin anti-variolique. Avez-vous trouvé seringue 10 cc, n’ayant pas cet instrument? Ne plus envoyer 914. Vous renvoie seringue Léon. Tapis de selle, neuf, s.v.p., vin de messe. Vous informer, auprès de Stéouan, cadeaux qui vont pour Lhassa et en route; plus, demander à Stéouan combien il demande comme dala, Téking-Lhassa. Je ne sais si je dois prendre des bêtes (deux pour moi, ça ne fait pas de doute), ou envoyer charge de thé, ou ne rien envoyer du tout. Il me faudrait, au moins, trois bêtes de charge pour revenir. Dépenses grandes. Excusez, je sais que vous êtes surchargé d’occupations, et j’en ajoute encore. Les soldats de Panda sont toujours ici. T. M. – 159 – Téking, le 26.6.1949 Très cher Mr Lovey, J’ai reçu votre chère lettre, du 9.6. par Mme Akia, hier, 25. Merci beaucoup. Akia m’a remis fidèlement: lettre, seringue, hosties. Mais elle m’a dit qu’elle a rendu la bouteille de vin de messe à Joseph votre cuisinier, parce qu’elle n’osait l’emporter. J’espère que Doci vous aura remis sel et commissions pour Mr Coquoz. Mr Savioz est de retour, son porteur étant malade. Il n’a pu atteindre Houreling et revenir. Il dit que le Kangonpun a l’air de surveiller avec soin toutes les caravanes qui se rendent au Tibet. Je crois qu’il surveille les communistes. Les incendies des Tse-oui-toui 197 de Weisi ont émotionné les lamas de Honpu, qui seraient descendus au nombre de trente, pour seconder Therging et Cie. Ceux d’ici qui ont aussi des fermes incendiées n’ont pas encore bougé. Robtain et le Paotchang de Partha seraient vivement priés de se rendre à la barre du Royenchelgo 198, mais je crois que c’est pour décliner cette invitation qu’ils ont pris la route du sud, où ils se mettront peut-être au service des Tse-oui-toui, si ceux-ci leur paraissent de taille à réussir.

197 198

Formations d’autodéfense. Sous-préfet indigène.

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Sept à huit Loukongoua sont également allés rejoindre les troupes de la révolution. Dans ce cas, il est possible que les Goncheuouas fassent chorus avec les gens de Weisi. Il paraît qu’ils en veulent beaucoup à Therging, et depuis quelques années déjà. Ici, les gens du marché ont réussi à ramasser 3000 piastres qu’ils remettent aux hiangchengouas, lesquels ont remis au Pandatsong quelques fusils. Le procès tourne en commerce. Ainsi, l’illustre Daoua, homme de cœur et d’éloquence, a réussi à obtenir (à quel prix) des Goncheuouas, un mulet que ceux-ci avaient volé à une famille chinoise de Téking. Arrivé au marché, il revend le mulet à un ndiulba 199, sans s’inquiéter de l’ex-propriétaire, comme si celui-ci n’avait rien perdu ou n’avait plus aucun droit. Et dire que le peuple paie pour entretenir de tels juges! Les Pandatsong n’ont toujours pas fixé la date du départ et hier il leur est arrivé quelques nouveaux cavaliers, entre autres Anton, frère d’Ajong Hala et ex-probaniste 200. Il a l’air de réussir assez bien dans la diplomatie. Il paraît que le Kangonpun et le Royenchelgo se caressent des yeux, jusqu’à pleurer de dépit, l’un sur l’autre. Celui qui souffre le plus est certainement maître Ondein, qui n’a encore rien mangé et pourtant, Dieu sait, s’il a bon estomac 201 ! Le vieux Moukoua 202 de Yétche a été aperçu à Pondzera, par des gens d’ici, il y a une quinzaine de jours. On dit que le Ouang Kia Choui est au Tchon-Tien. Voici une famille de rois qui sombre tristement. Que n’ont-ils su rester tranquilles! J’ai appris, avec la plus vive satisfaction, que la lamaserie de Kampou avait été brûlée. En voilà une qui ne me fera plus jurer! À quand le tour des autres? Enfin, l’une est au moins brûlée: je ne mourrai pas sans consolation. Celle de Weisi est bien tranquille. La plus proche du front est donc celle de Honpou. Je ne lui souhaite aucune chance. J’apprends avec plaisir que ma lettre vous a déçu. Qu’en sera-t-il comme déception, lors de mon retour? Je ne crois pas que Lhassa tienne à indisposer, à l’heure actuelle, le moindre de ses employés. Je ne crois pas 199

Cf. lettre 156. Désigne un aspirant à la vie religieuse en période de probation. 201 «Manger» est ici à entendre comme souvent dans la correspondance de Maurice (v. lettres 80, 152, 157…), d’exactions et injustices au détriment des populations. On peut y voir une transposition d’une expression tibétaine: vivre de la production d’un champ, est «manger» ce champ. Ainsi, infra, p. 293sq., le récit Les Missions Étrangères de Paris. 202 Roitelet. 200

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non plus que les sbires de la capitale tibétaine veuillent se convertir! même devant les communistes. Mais, comme je vous l’ai dit, je veux profiter du moindre poil pour me rendre à Lhassa. J’espère que vous aurez reçu ma dernière lettre et que vous aurez vu Stéouan. Quand compte-t-il se mettre en route? Ne ferait-il pas mieux de passer par Yantha, que par ici? Je vous ai écrit, un de ces jours passés, mais je doute fort que la lettre vous ait été remise. Je vous demandais justement de m’envoyer pantalons dont vous me parlez, plus calibre exact revolver à barillet, plus mon petit pistolet, plus souliers de route jaunes, plus passe-montagne, plus vaccins anti-varioliques, si vous en avez de disponibles. Je vous disais qu’il est idiot d’entreprendre ces voyages sans avoir de la photo. J’ajoute, aujourd’hui, qu’il faut prévoir que je continue jusqu’aux Indes, pour aboutir, en fin de compte, je ne sais trop où. Ça ne fait rien, car le pire est de ne rien faire. Ici, je ne fais rien. On dit que le Ly Cheu p’iu est à Youso, très bien installé. Sa femme et ses enfants l’y ont rejoint. Aga de Joang serait sa boyesse. Tandis que Joang, lui, aurait peut-être rejoint la capitale! Je renvoie au P. Goré, trois livres chinois qui m’ont été remis par le Hoang Kiu Tchang. Il semble que le Tibet cesse d’intéresser ce haut fonctionnaire du parti national. Que va devenir le Tibet, si sa belle-mère, la Chine, cesse de penser à lui? J’espère que les Rouges, qui ne sont encore que roses, ne vous feront pas de misères. Quant aux chrétiens qui partent en guerre pour plaire au Besset, ils apostasieraient également pour ne pas lui déplaire. On ne peut que regretter, s’ils pigent! Ils n’ont pourtant que ce qu’ils méritent. Véritables esclaves du mal, arrogants seulement devant le bien! leur avenir ne promet rien de bon. Le peuple, comme les religieux, a toujours un meilleur gouvernement qu’il ne mérite. À ce moment, il n’a plus de gouvernement. Il faut croire que ses mérites ne sont pas grands! Enfin, je m’excuse de vous causer tant d’embarras, car je sais que vous êtes surchargé. Doci n’est pas encore arrivé. Je pense que la route n’est pas dangereuse. M.T.

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– 160 – Téking, le 6.7.1949 Très cher Mr Lovey, Doci m’a remis tout ce que vous lui aviez confié. Merci de tout cœur. Me voici nanti de tout ce qu’il faut pour Lhassa. C’est bien que vous n’ayez pas changé les 200 piastres car je me suis acheté un beau mulet de selle, payé 500 piastres d’ici. Je n’ai encore livré que la moitié du prix. Espérons, c’est le cas, contre toute espérance 203. Je pense célébrer la Messe toutes les fois que je pourrai. Je prendrai un seul ornement 204, le moins dommage. Mais alors, Mr Savioz manquera d’un calice, pierre d’autel, nappes, manuterges 205. Pourriez-vous lui procurer cela, à l’occasion? Stéouan n’est pas encore arrivé, ni Tomé. Je pense qu’ils m’accepteront en leur compagnie. Mr Savioz reste ici avec 30 piastres, et je dois continuer de réparer boutique. Avez-vous encore du pèze, à Tsechung? Moi, j’ai tout mon pèze à Weisi. Vous serait-il possible d’envoyer quelqu’un à Weisi pour en chercher? Ici, le marché s’est de nouveau armé. On dit, cependant, que les choses s’arrangent. Le porteur est pressé. Il est probable que Doci et Marie veulent se mettre en ménage, … avec le consentement de Martha. Si, à Weisi, du thé tibétain, prière en envoyer encore deux charges, pour payer mon mulet. Je vous écris, à vous et à Mr Lattion, pour que vous envoyiez quelqu’un à Weisi, si possible. Regardez lettre à Mr Lattion. Je pense partir, demain, si Chedyoua arrive. Salut. P.S. Prière envoyer Saintes Huiles

M. T.

203

Rm 4, 18. Vêtement liturgique, composé de plusieurs pièces, et dont la couleur varie en fonction de la fête célébrée. 205 Objets rituels nécessaires à la célébration de la messe. Avant le concile Vatican II, une pierre d’autel renfermant des reliques était nécessaire pour célébrer la messe en dehors d’une église. 204

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– 161 – Téking, le 9.7.1949 206 Très cher Mr Lovey, Sondjrougt 207 m’a très bien remis votre dernier envoi. Je vous remercie de tout cœur. J’ai regardé à fond l’appareil photographique. J’espère réussir quelques photos, au moins. Naturellement, je n’ai pas répondu à Mr Emery car, à ce moment, je doutais fort que je pourrais me mettre en route 208. Aujourd’hui, mes charges sont terminées. J’emporte deux charges de thé (en dala) 1 charge et ½ viatique, ½ charge de fourbis. J’emmène deux boys: Doci et Joang. Je laisse à Mr Savioz pas mal d’affaires à régler. Entre autres, j’ai tenu à partir avec Stéouan. Vous devinez combien il est précieux de voyager avec un homme connu. Le frère du Chydy Besset ne m’aurait peut-être pas accepté. Je l’avais invité à passer chez moi, lui et le Besset son frère. Je voulais justement lui demander la permission de suivre sa caravane: il n’est pas venu. Peut-être avaient-ils peur que je leur parle encore des dettes contractées auprès du R. P. André. Stéouan voulait bien partir à Lhassa, mais il manquait de charges. Je lui ai donc donné mes deux charges à porter et je me suis fait son garant, auprès de Yondzong 209, pour trois charges de thé qu’il doit payer au huitième mois, à raison de 75 piastres d’ici la charge. Si Agapit 210 n’arrive pas à trouver l’argent à ce moment, il peut et doit aller se servir à Weisi, où j’ai de quoi répondre, comme vous avez pu vous en rendre compte dans mon dernier billet. En outre, comme je crois vous l’avoir dit, j’ai encore 190 piastres y.m. plus 5 peutch. à payer à un Pao, marchand d’ici, pour le prix d’une mule de selle que j’emmène avec moi. Cette somme peut être payée en thé. J’ai de quoi répondre, mais à Weisi. Mr Savioz est bien averti de tout, mais je vous écris pour le cas où, embêté, il vous enverra un sos.

206

La dernière lettre de Maurice avant son martyre. Un des trois serviteurs qui accompagneront Maurice. Il échappera au massacre du col du Choula et son témoignage sera déterminant dans le procès en béatification. 208 Les aléas de la situation ont fait douter de la possibilité de partir pour Lhassa, sans interrompre la préparation du voyage (cf. lettres 157 et 159). 209 Marchande de thé; par son biais les lamas furent avertis de l’identité du caravanier et de son but réel. 210 Frère de Stéouan. 207

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Vous voyez donc mes histoires. Vous serait-il possible d’envoyer quelqu’un à Weisi, pour apporter argent et thé à Tsechung? De là, il est facile, en ce moment, de faire porter ici ce dont on a besoin. Je regrette beaucoup de vous surcharger. Hélas! j’applique la loi: tout le monde a recours à ceux qui rendent service. Je pars, demain, après la messe. J’emporte ce qu’il faut pour la dire car, il est idiot d’aller au pays interdit, si ce n’est pour y tracasser les démons. Or, une messe, même dite par moi, a toujours sa valeur. Mr Savioz restera donc, sans célébrer, jusqu’à ce qu’il soit muni d’une pierre, plus nappe, plus manuterge. Quand il est monté, je lui avais dit d’apporter tout ce dont il pourrait avoir besoin. C’est que Téking n’a que le strict nécessaire pour un missionnaire, non pour deux. Mr Savioz reste ici avec 20 piastres et un peu de viatique. Il se débrouillera pour quelque temps. En outre, il a bientôt de l’orge à récolter. Comme boy, il prendra le frère de la défunte nonne, Marie, d’ici. C’est tout. Je vous remercie du mot: ne vous laissez jamais aller au découragement. J’en ai besoin, car je suis bien un peu découragé. Je vous remercie infiniment pour toutes les messes que vous avez célébrées, car je crois qu’une messe n’est jamais dite en vain. Jusqu’où irai-je? Qu’arrivera-t-il? Je ne promets rien. Sicut fuerit voluntas dei, sic fiat 211 ! T. M.

211

«Que la volonté de Dieu se réalise telle qu’il le veut»; en grands caractères dans l’original.

V. RÉCITS, CROQUIS, NOUVELLES ET JOURNAL 162 Fondation de la Société des étudiants suisses Tâche ardue et difficile, je l’avoue, que de faire un résumé agréable, net et instructif avec le livre d’histoire que nous possédons 1. C’est une véritable forêt de jeunes arbres où les buissons enserrent les baliveaux, les surmontent, les cachent à notre vue, les étouffent presque. Mr Bagnoud a compris son œuvre. Il fallait déblayer, il l’a tenté. Après l’avoir remercié et félicité, voyons un peu s’il a réussi. Lorsque je lis ce travail, je respire comme le parfum d’un vase vide. Il y a des dates mais impossible de savoir quand se trament les faits; il y a des lieux de réunion mais se trouvent-ils en Europe? sur la terre? demandez-le à tout le monde sauf au travail de Mr Bagnoud. Vous citez 1840-42 etc. vous mentionnez Seeven, mais est-ce de l’ère chrétienne? est-ce en Suisse? Si oui, vous auriez dû le faire sinon il fallait le taire. Mais soyons bref. Je vous fais un reproche, un seul, c’est de n’avoir pas lié l’histoire de la Société avec celle de son milieu et d’avoir été trop absent de votre œuvre. L’histoire de la Suisse en effet sert de cadre à l’autre. Elle la commande, la dirige, lui imposant tous les plis, tous les caractères qu’elle a aujourd’hui, par le même fait qu’elle a déterminé son apparition. C’est bien de nous dire que les cours étaient tourmentés, qu’il y eut des réunions à Seeven, que la Suisse faillit être engloutie par les ravages radicalisateurs 2, que la société étendant ses ailes donna naissance à d’autres 1

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Il s’agit d’une recension d’un ouvrage consacré aux premières années de la Société des étudiants suisses. Fondée en 1841 sur des bases confessionnelles, cette société d’entraide, apparentée au compagnonnage, et d’options confessionnelles, reste une des plus importantes. La recension, d’une juvénile sévérité, mais non sans fondements, porte des fautes d’orthographe, imputables peut-être à une rapide correction des épreuves par Maurice Tornay, si celui-ci eut la possibilité de revoir son texte avant impression. L’ouvrage recensé peut être d’Édouard Bagnoud (†1967). Le néologisme fait référence au Parti radical, dont les options étaient activement antireligieuses.

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sociétés subordonnées, mais il eut été plus sage, plus vrai, plus certain, de montrer les causes de ces événements pour nous en laisser prévoir les résultats. Or ces causes, vous nous les pourriez expliquer, mettre à nues 3 devant les yeux avec l’aide de l’histoire suisse, pour la plupart et les plus importantes du moins. Partant, votre composition est décomposée. Vous vous attardez sur les niaiseries du début – qu’il fallait tout juste nommer avec des mots plus évocateurs tout de même puisque l’histoire a son vocabulaire – et vous omettez alors Joseph Gmür 4, l’homme sans qui la société n’existerait probablement pas, ou qui serait venue à vivre beaucoup plus tard. Puis vous sautez à pieds joints par-dessus des renseignements nécessaires sur des faits tombés du ciel; par exemple ce passage: voire page 6, mais d’où sort cette section de Fribourg? Parce que vous nous avez tenus écartés de l’histoire de la Suisse, nous avalons avec aigreur la soupe plus grasse au début, plus maigre à la fin, que vous nous servez sans sel et sans épices. Le livre est mal fait, soit. Il le fallait prouver en le corrigeant. La vision du noyau qui a constitué notre Société se développant avec peine et hésitation dans une terre ennemie et rocailleuse, puis se formant, délimitant sa dernière forme grâce à Joseph Gmür, voilà ce que vous aviez à nous offrir. Vous ne l’avez pas fait, plutôt vous ne l’avez mal fait 5, vous êtes excusable, d’autres le seront moins. St Maurice le 18 II 1930 Maurice Tornay, Humanités

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Sic. Après des études à Saint-Gall et Schwytz, poursuivies par une formation juridique à Münich et Fribourg-en-Brisgau, Josef Gmür (1821-1882) se lança dans la politique active et dans une carrière journalistique. Ses éditoriaux étaient influents. Il fut le fondateur de la Société des étudiants suisses dont il assura la présidence de 1843 à 1845, et prit une part active à la guerre du Sonderbund. Sic pour «Vous ne l’aviez pas voulu faire»?

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163 Prière à Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus 6 Souvenez-vous, ô bienheureuse Thérèse, de nos misères et de l’espoir que vos promesses nous ont laissé. Vous avez promis de passer votre ciel à faire du bien sur la terre, de faire durer votre mission autant que le monde. Vous avez souvent dit qu’il fallait prier pour les prêtres, afin que Jésus fût aimé. Eh bien! je veux me faire prêtre. Me refuserez-vous pour ce but l’assistance que vous avez accordée à d’autres pour des avantages terrestres? Si vous avez toujours les mêmes désirs, obtenez-moi l’humilité, l’humilité confiante. 164 Mes condisciples 7 Nous sommes en classe. Cours de Monsieur Dénériaz. Le soleil levant annonce un jour lumineux… Mon livre d’histoire est ouvert devant moi. En attendant le professeur, je feuillette ma leçon. Il s’agit des guerres civiles à Rome vers 100 avant Jésus-Christ. Je regarde les gravures: Pompée, César avec sa couronne de laurier, Octave, Antoine… Mais que m’importent ces fameux personnages? Je préfère observer mes contemporains et esquisser leur physionomie sur cette page blanche! Le plus frappant de mes condisciples est A…, le tribun de la classe. C’est un gaillard de dix-huit ans, cheveux en broussaille, aux doigts tachés d’encre. Il a le front bas, les pommettes saillantes, les yeux noirs, la peau criblée de taches. Ses oreilles, très écartées du crâne, semblent toujours aux écoutes pour épier le professeur. Il manœuvre sournoisement pour troubler sans être vu. En ce moment, il prépare une boulette de papier qu’il trempera dans l’encre pour l’ajuster à un camarade. 6

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Vraisemblablement composée au début de son séjour au Grand-Saint-Bernard: nulle mention encore de vocation missionnaire. Le texte fut publié dans les Échos de Saint-Maurice, t. 27 juillet-août 1928, p. 66-67.

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Tout cela fait rire J… De ma place, je ne vois de lui que sa soyeuse chevelure partagée au-dessus de l’oreille par une raie impeccable, son cou très propre émergeant d’un col immaculé. J… est le jeune homme sélect de la classe. Il a de jolis traits, une taille souple, la main fine, un pied léger et alerte. Il aime les costumes soignés, les cravates colorées, le linge fin et l’essence de rose. Il ne sort jamais sans préserve-poussière et sait trente manières de tenir élégamment une raquette. Il connaît l’art de saluer en donnant à son sourire le degré de sympathie, de déférence ou de cordialité qui convient. Son ami le meilleur est F… Une bonne figure, ce F…! Mais le front, le nez, le menton semblent taillés à coups de hache. Ses yeux gris-verts sont vifs. Son teint est frais, sa taille olympienne accuse une consommation considérable d’ «Ovomaltine». Si J… est la grâce de la classe, F… en est le virtuose. Il joue passablement du violon, tourmente le piano comme un autre, fait sonner un bugle à ravir. Quant à M…, ajoutez à son visage charmant, agrémenté de lorgnons, un talent sans égal pour la photographie. Pour exercer son art, il prend souvent des congés. Bientôt, j’en prendrai moi aussi. Adieu cahiers, feuilles, histoire, M…, F…, J…, et toute la bande! Maurice Tornay, Grammaire 3 e ? 165 Chronique 8 – Monsieur Grandjean, j’aimerais un livre, mais un livre dont les lignes commencent par de petits traits. C’est par ce vœu, Jacques, qui aimes les belles histoires, que tu commenças ta retraite. Je ne suis le confident ni de tes joies, ni de tes souffrances, mais je te connais assez pour savoir que les conférences de Mgr Saint-Clair, toutes émaillées de récits, t’ont plu grandement. Comme d’autres, le soir de la clôture, tu as murmuré sans doute: «Déjà? C’est trop tôt!… Encore…» Maintenant, c’est à toi de parler, Jacques. De ta ruche bien pleine, parce que tu as butiné avec ardeur et foi, un miel spirituel et doux va couler et tes camarades n’en reviendront pas. 8

Parue dans les Échos de Saint-Maurice, t. 29, novembre-décembre 1930, p. 234-237.

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Stéphane qui avait perdu sa voie dans la poussière du siècle l’a retrouvée durant les Exercices de la Retraite. Il y assistait avec cette dignité grave qui sied à un fils de haut magistrat. On raconte, qu’un jour, la tête inclinée sur l’épaule et l’âme soulevée de terre, il faisait son chemin de croix, Notre Seigneur écoutait sa voix. René, par inadvertance, pousse notre homme. Croyez-moi, mes amis, ne tirez jamais un saint à terre: il retrouve, comme Antée, toute sa force animale, tous ses instincts mal enchaînés; c’est ce qui arriva. Stéphane se retourne, cherche un endroit propice, mesure un coup de pied charitable et revient à sa prière, avec le plus grand naturel du monde. Le dimanche du Christ-Roi ranima notre gaieté. Nous espérions chanter au plus haut du ciel, le soir en procession. Hélas! le temps resta morose et la ville n’eut pas le spectacle des petites flammes tremblantes qui marchent toutes seules dans la nuit. La semaine suivante, les Étudiants Suisses allèrent à Monthey, baptiser leur nouvelle année 9. Les plus sages qui font d’une pierre deux coups, songeaient aussi à conserver dans l’eau… les fruits d’une merveilleuse retraite. Disons, à l’honneur de tous, que le bon ton régna toujours et que la présence de nombreux chanoines nous fut un réconfort. In labore et requie 10…, il fait bon se voir. La veille de la Toussaint, plusieurs de nos camarades, s’en vont, tristes. Tandis que nous chanterons, demain, ils visiteront des tombes fraîches encore. Ainsi Henri que sa mère put à peine embrasser une dernière fois, ainsi Roger et son frère, ainsi René… Tandis que les élus écoutent les musiques du ciel, nous oublions nos misères aux concerts humains. Le soir de la fête, nous eûmes le bonheur d’entendre M. André Loew, violoniste, accompagné divinement par M. Athanasiadès 11. Les éloges que les experts lui décernent, nous les renouvelons, car si nous ne pénétrons pas jusqu’au fond d’un art qui est complexe dans sa technique et dans son répertoire, nous en subissons le charme et nous nous contentons de vibrer, dociles comme l’instrument sous l’archet. Voici le beau programme qui fut exécuté: 9

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Réunion de la promotion de la Société des étudiants suisses: elle donnait lieu à des réjouissances parfois un peu arrosées. D’où l’allusion humoristique aux fruits (spirituels) conservés dans l’eau (non l’eau de vie…). «Dans le travail et le repos». Il s’agit du pianiste et chef de chœur (Léon), père du chanoine Georges Athanasiadès, lequel fut organiste de l’abbaye.

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récits, croquis, nouvelles et journal La Folia Corelli-Léonard Concerto op. 82 en La mineur A. Glazounow Prélude, Bourrée, Gavotte de la Suite en Mi majeur, pour violon seul J. S. Bach Danse slave (Mi mineur) Dvorak-Kreisler Jota Falla-Kochanski Chant d’amour Jos. Suk. Rondo Mozart-Kreisler

Je m’en voudrais de ne pas livrer à la postérité deux événements d’inégale importance parce que d’intérêt particulier. Monsieur Charles Matt qu’un petit concert de style «Sauerkraut und Wienerli» 12 avait récréé, fit arroser de rhum le café des musiciens. Il en résulta une activité cérébrale des plus étonnantes parmi les Rhétoriciens. Ils se lancèrent, à souper, dans des spéculations philosophiques au point de faire trembler les ombres de Platon et d’Aristote. On ne sait quel condiment eut des effets moins heureux sur l’estomac des lycéens. «Ils ne moururent pas tous, mais tous étaient frappés» 13. Ils apparurent, le matin, pâles et défaits, comme des soldats qui auraient lutté en vain contre un ennemi nocturne 14. Il fallut un événement d’importance pour les remettre sur pieds. Lorsque les morts furent bien morts, le soleil et M. le Directeur s’unirent pour nous accorder la promenade aux châtaignes. Nous voilà donc mis au vert et au large sur la colline de Cries. Les joies de ce jour sont trop connues pour qu’on en parle longuement. Les souvenirs qu’en gardent les Anciens sont parfumés de châtaignes croustillantes et baignées d’un vin clairet qui fait chanter. Si les Professeurs des basses classes n’y prennent garde, nos benjamins seront terribles à notre âge. En Principes 15, tandis qu’Humbert fait la dictée, le Professeur va s’asseoir au fond de la classe, derrière Maurice. Au point final, Maurice se retourne, dépité: «Dis donc, Closuit, quel piètre prof. on a aujourd’hui!». Les aînés sont plus raisonnables. J’en donnerai pour preuve la fête de M. Gogniat. Elle fournit à Messieurs les Lycéens l’occasion de lui assu12

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«Choucroute et saucisse viennoises». Le titre est évidemment ironique sous la plume de Maurice. La Fontaine, «Les animaux malades de la peste». Allusion vraisemblable au combat de Jacob avec l’Ange, qui, selon le récit de la Genèse (32, 23-32), dura de la nuit jusqu’à l’aube. Nom de la première classe dans le cursus gymnasial helvétique (v. supra, p. 27 note 17).

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rer une reconnaissance éternelle et une soumission quotidienne. M. Gogniat qui est une manière de saint fut touché aux larmes. Ah! mes amis, quand on vise au cœur! Nous sommes de la même chair que nos maîtres. Ce qu’un torrent de reproches ne fait pas, un mot chargé de bonté s’insinue parfois dans les âmes les plus closes et il y porte la lumière. M. Gogniat donc, qui a fortement médité dans saint Paul le chapitre de la charité 16, file, dit-on, des jours heureux, comme dans les contes de fées. Puis, la Sainte Cécile suivit. Ah! l’agréable fête! Fanfare, chœur des chanoines, orchestre et Henri qui nous versait à boire! Comme aux noces de Cana, il procédait par gradation, gardant le meilleur pour la fin. La dernière bouteille attendait sous la chaise. Un maladroit tire la chaise. Patatras! La bouteille se noie dans son sang qui s’étale 17. Le parfum de toutes les fleurs, de tous les soleils de Vétroz s’élève. Henri, les larmes aux yeux, chante le «De profundis» de sa joie. Comme la belle conférence de M. Bozonnat paraît dans ce numéro des Échos, je me suis dispensé de dire tout le bien que j’en pense. Les lecteurs apprécieront comme moi le style léger, la phrase claire et l’art de conter du conférencier. Qu’il reçoive ici nos remerciements les plus chaleureux. La mère ourse, avant de conduire son petit dans le monde, le lèche et le relèche jusqu’à ce que son pelage sans couleur et sans forme ait une apparence belle à l’œil. Le chroniqueur a léché et reléché son «enfant», et il vous le livre, le poil hirsute et l’air maladroit: «Petit poisson deviendra grand» 18. Maurice Tornay

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V. Hymne à la charité de la première Épitre aux Corinthiens 13, 1-13. Souvenir probable de Beaudelaire, Harmonie du soir: «Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige». La phrase suivante («Le parfum de toutes les fleurs…») est une allusion plus discrète à un vers du même poème, plusieurs fois répété («Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir»). La Fontaine, Le petit poisson et le pêcheur. Le vers est passé en proverbe.

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166 2.– Vers la terre des esprits 19 Le premier missionnaire, sinon le premier européen, qui traversa le Tibet, ce fut un saint nommé Odoric de Frioul, O.F.M 20. Revenant de Péking à Rome vers 1330, il dut passer par Lhassa, et c’est probablement cette ville qu’il nous décrit en ces termes: «Leur maîtresse cité est très belle, toute blanche de pierres, et les rues bien pavées. En cette cité, nul n’ose répandre le sang humain, ni aussi de quelconque bête, pour la révérence de quelconque idole qu’on y adore.» Aujourd’hui un voyageur de race blanche tiendrait un autre langage: la même ville qui n’a pas changé, certes, lui plairait peut-être encore, elle ne lui plairait plus par sa beauté. Ainsi, les hommes du Moyen Âge étaient bien plus près des Orientaux que nous ne le sommes, en 1947. Nous étions jeunes, alors; nous ouvrions sur le monde des regards étonnés et bienveillants. Tel, cet explorateur du xiii e siècle, Marco Polo qui, sur son lit de mort, avait de la peine à obtenir l’absolution, parce que le 19

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Ce texte (y compris la partie sous le titre «Missions Étrangères de Paris») a été publié par morceaux dans la Revue Grand-Saint-Bernard – Tibet, entre 1947 et 1949. Il a été rédigé en mai-juin 1947, à Weisi: ce ne peut être en effet qu’à ce texte que la lettre n° 117 (à M. Melly) fait référence: «Ci-joint, quatre pages (articles sur la Mission, depuis son début, jusqu’en 1947). En tout il y aura 30-40 pages. Il y a beaucoup du mien. Je ne pense pas que l’auteur Launay trouve à redire ou s’y reconnaisse. Vous envoie d’abord ceci par avion. Prochaine poste enverrai, par poste ordinaire, 16 autres pages. Puis le reste.» Historiquement travail de seconde main, Maurice y utilise librement sa source, l’ouvrage du P. André Launay (Histoire de la mission du Thibet, 2 vol., Lille, Desclée de Brouwer, 1903), archiviste des Missions Étrangères de Paris, décédé en 1927. Il en réécrit des passages, cite largement avec des guillemets, résume ou amplifie par des explications personnelles. Outre une perception directe de la matière qui valorise son propre travail, les traits que le Valaisan souligne dans ses devanciers éclairent sur sa propre spiritualité et son tempérament: esprit d’initiative, fougue, ténacité; «ne jamais croire à sa défaite». Ces portraits que le chanoine du Saint-Bernard brosse des missionnaires au Tibet, Lazaristes ou des Missions Étrangères de Paris, sont aussi un miroir qui le reflète lui-même. En ce double sens de l’expression, Maurice a effectivement «beaucoup mis du sien» dans ces pages, par ses ajouts mais aussi par sa réception personnelle des écrits du P. Launay. Le franciscain Orderic de Frioul ou de Pordenone (1265-1331) fit deux voyages en Orient. Le second le conduisit jusqu’au Cathay (Chine) et à Kambalo (Pékin), sous la dynastie mongole. Au retour il traversa le Tibet, l’Afghanistan, la Perse et l’Arménie. Il consigna ses observations dans son De mirabilibus mundi.

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clergé, et le monde aussi, l’accusait de raconter trop de merveilles sur la Chine où il avait passé sa jeunesse et son âge mûr. Au xx e siècle, nous sommes trop savants et trop blasés. D’autre part, alors, les Orientaux invaincus étaient moins xénophobes et avaient moins vieilli dans le vieux paganisme. Odoric ne fit que passer au Tibet; mais où passent les saints, Dieu ne passe-t-il pas avec eux? Exaucées, ses prières le furent… trois cents ans plus tard. Expédition des Jésuites: le Père d’Andrada Au début du xvii e siècle, un Jésuite portugais, le P. d’Andrada, qui habitait les Indes depuis plusieurs années, se laissa dire que le Tibet, pays peuplé de monastères et d’ermitages, devait être la patrie de croyants dégénérés. Qui sait même si une romancière du temps à la David-Néel 21, pour ouvrir aux dévoyés une toute autre voie que celle du salut, ne vendait pas, déjà alors, aux riches et corrompus marchands portugais des Côtes indiennes, des livres succulents, fruits malades d’une imagination sans contrôle, que des lecteurs nombreux, l’œil hagard et le ventre pâmé d’aise, lisaient en se persuadant que le rêve bouddhique était une vérité supérieure aux vérités révélées? Toujours est-il que le P. d’Andrada, avec autant d’amour que de témérité, voulut partir et partit, de fait, à la recherche des hypothétiques brebis perdues. L’alpiniste Poursuivi par les autorités, abandonné par son guide, il se lance, avec deux serviteurs, vers les déserts blancs des Himalayas qu’on ne pouvait franchir en moins de 20 jours, disparaît dans la neige qui lui monte jusqu’aux épaules et qui l’oblige, parfois, à s’étendre de tout son long pour avancer comme un nageur, dans ses flots mous et fatigants; il se hâte le jour, n’est point tranquille la nuit, où il lui faut se lever de temps à autre, afin de ne point s’endormir pour toujours, sous les draps qui, du ciel, silencieux et froids, tombent en blancs flocons ouatés. Le gel lui ronge les doigts, et son visage n’est déjà plus un visage d’homme: les yeux ne voient plus (pendant 25 jours, il lui sera impossible de reconnaître 21

Auteur, à côté de travaux d’histoire du bouddhisme, d’ouvrages à succès (Voyage d’une parisienne à Lhassa, Paris, 1927; Mystiques et magiciens au Tibet, Paris, 1929) – ceux auxquel il est ici fait allusion – la voyageuse romancière Alexandra DavidNéel acclimata en occident une vision très romantique du Tibet.

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une ligne de son bréviaire), les oreilles bourdonnent, la bouche est en feu. Il boit de la neige, il ne mange que de la neige, … il serait mort, si la vie de ses compagnons avait été moins précieuse à ses yeux. Voulant les épargner, il les congédia; mais, ils n’eurent pas le courage de lui obéir. Le missionnaire dut donc rebrousser chemin, avec eux, et se sauver en les sauvant. On revint sur le versant méridional de l’Himalaya, on se ranima, puis, à la fonte des neiges, on repartit. Le roi Tsan-Pa-Han Après un mois de marche, ils aboutirent à Tchaparangue, résidence du roi Tsan-Pa-Han, dont les états comprenaient la majeure partie du Tibet. Le roi, prévenu, contint dignement sa curiosité et ne se montra pas. La reine, elle, regardait du haut de sa terrasse. Le peuple regardait de partout. Un homme blanc, aux yeux blancs (ainsi nous appellent les Tibétains), c’était un phénomène dont leur mythologie, ni leurs lamas n’avaient jamais parlé; c’était, à leurs yeux, un festin impayable, donné gratis; c’était, pour leur imagination, une source inépuisable de doutes terribles et d’hypothèses émouvantes, une cause, peut-être, d’apocalyptiques révolutions. Bientôt, pourtant, le missionnaire obtint audience. Elle fut longue et heureuse. La reine, derrière un rideau suivait l’entretien; puis, «cédant au tourment de la curiosité» (Launay 22), elle manda au roi qu’elle voulait, à tout prix, voir les yeux blancs. Ce lui fut permis, et ce fut bien pour la mission. Une grande sympathie lia le souverain au missionnaire. Celui-ci ne put rentrer aux Indes prendre compagnons et bagages qu’après avoir juré de revenir. Le roi n’obtint le serment qu’après s’être engagé, par écrit, à favoriser la nouvelle religion. Chacun tint sa promesse. La première église au Tibet, où prudemment, mais aussi sincèrement que Nicodème, Tsan-Pa-Han venait trouver le Christ, se dressa face aux portes du palais. Les relations entre la cour et la mission allèrent s’améliorant encore. Il arriva même que, ses voyages durant, le roi ordonne à la reine de se conformer en tout aux conseils des missionnaires. Fondée sur le courage de prêtres tels que le P. d’Andrada et sur la bienveillance royale, la chrétienté de Tchaparangue semblait avoir passé le cap de l’aventure. Mais lorsque le roi, bien instruit, demanda le baptême, les lamas, émus outre mesure, alarmèrent 22

Launay, ainsi désigné non sans un peu d’ironie littéraire, est l’auteur que Maurice Tornay a largement mis à contribution dans Vers la terre des esprits. Il s’en explique dans la lettre 117 (v. supra, p. 286 note 19).

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leur chef suprême, le Dalaï Lama. Ce personnage dépêcha un puissant prince du Tsin-Hai, détrôner Tsan-Pa-Han traître au Bouddhisme. Dans une bataille malheureuse, le sympathique souverain, probablement baptisé, trouva la mort 23. La révolution suivit cette mort; la persécution suivit la révolution. En un rien de temps, les lamas eurent anéanti le travail d’environ 20 missionnaires, durant un quart de siècle. Les derniers jésuites quittaient Tchaparangue en 1652. Expédition des capucins: le Père Horace Mais les souffrances des uns appellent le sacrifice des autres. Les jésuites n’avaient pas encore renoncé à de nouvelles expéditions, que Rome confiait l’évangélisation du Tibet aux capucins. D’entre eux, celui qui, à travers les flots du paganisme, conduisit sa barque avec le plus d’habileté, ce fut un Italien: le Père Horace della Penna. Il arrivait à Lhassa, en 1722. Dès la première audience, soit chez le roi, soit devant le Dalaï-Lama, il parla de religion. Les deux personnages trouvèrent l’entretien si intéressant, qu’ils demandèrent un résumé de la doctrine chrétienne. Hâtivement, le jeune missionnaire enchanté les satisfit. Le roi termina cette lecture spirituelle par ce mot enthousiaste: «Père, ma religion m’a toujours paru bonne, mais la tienne me paraît meilleure.» Le lama présenta quelques objections. L’un et l’autre admirèrent à tel point les vertus des religieux, que le Père Horace avait presque ses entrées libres au palais. De fait, en trois mois, il arracha trois décrets. Le premier lui permettait d’acheter un terrain à bâtir; le second lui permettait de bâtir; le troisième lui concédait l’emploi des matériaux nécessaires à la construction. Un seul décret, en bonne et due forme eût suffi! Voilà bien la politique orientale à l’ouvrage! Au fond, on ne voulait pas que le Père bâtît: bâtir, c’est ne plus désirer partir; on ne voulait pas non plus lui en refuser l’autorisation: refuser, c’est manquer de politesse. On permettait donc à l’étranger ce qu’il désirait, de manière que toute permission devenait inutile sans une permission subséquente qu’un beau jour on refuserait. Lhassa vit, pourtant, s’élever ce qu’elle n’avait jamais vu, ce qu’elle ne verrait plus ensuite pour des siècles: une chapelle, «sainte et petite demeure» ainsi qu’un hôpital. Si les néophytes étaient rares, les malades abondaient. C’est probablement à les soigner qu’en dix ans, neuf des 23

Il ne semble pas qu’il y ait eu intervention directe de Lhassa: en fait, les lamas du Guge, voulant arrêter la conversion du pays au christianisme, firent appel au roi du Ladak qui envahit le Guge, dont le roi fut emmené prisonnier à Leh où il mourut.

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confrères du Père Horace trouvèrent la mort. Le danger de rester et l’espoir de moissons futures plus abondantes déterminèrent le prêtre à entreprendre une tournée de propagande vers l’Occident. Le roi, le DalaïLama, les ministres lui procurèrent tous les passeports utiles au voyage. Le diplomate Quand le Pape eut sous les yeux les termes de respect, d’amitié, de vénération dont, sur le papier, les autorités païennes entouraient le nom du Père Horace, il crut le Tibet mûr pour la moisson. Horace obtint de S. S. Clément XII tout ce qu’il voulait et, devançant les cours d’Europe, établit des relations diplomatiques entre Rome et la capitale tibétaine. Après neuf années d’absence, Horace, de nouveau à Lhassa, remettait aux souverains spirituel et temporel des lettres, où le Pape remerciait le roi et le lama pour les services rendus, les pressait d’en rendre encore et de se rendre à soi l’ultime service de se sauver – et des cadeaux tels que des prismes, télescopes, glaces, pendules qui, en un merveilleux langage de couleurs et de sons, prouveraient aux illustres néophytes que notre civilisation chrétienne ne les conduirait point à la ruine matérielle. À cette habile et amicale intervention de Rome, le roi répondit par un décret, où «il défendait, en général, à tous les hommes qui habitent sous le soleil et, spécialement, à tous les ministres de Lhassa, de susciter le moindre ennui aux lamas à tête blanche (les capucins portaient probablement la grande tonsure), auxquels il concédait de propager la religion du vrai Dieu, librement, manifestement, publiquement, dans toutes les villes.» Le Dalaï-Lama s’adressait au Pape et lui disait que les croyances étant diverses parmi les hommes, il se garderait de violenter les consciences et de proscrire ou de favoriser une religion, au détriment des autres. Ce jour-là, sans doute, l’église de Lhassa n’aura pas pu retenir son Te Deum, émue des souffrances victorieuses et des libres espérances. La persécution Le succès des missionnaires avait fait naître le ressentiment des lamas; leur réussite l’avait fortifié. Ce ressentiment devait éclater: il éclata. Le 28 avril 1742, un peuple nombreux gravit la colline du Potala, afin de présenter ses hommages au Lama suprême. Dans la salle d’audience, chaque visiteur offre ses dons au prêtre-dieu, et reçoit, en échange, l’imposition des mains par laquelle le monde pécheur participe aux mérites et à la bonne fortune des saints de Bouddha. Soudain, mandé par le gou-

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verneur de la ville, un homme du peuple, d’apparence pauvre, mais de cadeaux bien muni, s’avance, dépose son offrande, déclare au nom de qui il la présente et refuse catégoriquement de recevoir la bénédiction parce que, dit-il, «près d’embrasser la loi du vrai Dieu, je ne puis recevoir la bénédiction que du vrai Dieu.» Jusqu’à ce jour, aucun mortel n’avait tenu un tel langage à un tel prince. Le Lama se tut. Il ne se leurra point. Si le chrétien n’osa recevoir la bénédiction bouddhique, c’est que cette bénédiction était inutile, pour ne pas dire nuisible. Inutile et nuisible devenait, du même coup, celui qui avait le pouvoir de l’accorder. Immédiatement, le Lama se mit à préparer le poison qui tuerait la religion dans son nid. Le 13 mai 1742, un magistrat appelle un chrétien à sa barre et, pour la prospérité du royaume, lui ordonne de réciter la formule païenne: «Om Mani Padmé Hum», (formule que tout le monde récite et que personne ne peut expliquer) 24. Je fais des prières pour le roi, mais pas celle-là, répond l’homme. Assombri, le juge n’alla pas plus loin; il voulait prouver au monde que l’impiété des chrétiens justifiait les châtiments qu’on leur réservait. Le 14, au même tribunal, 5 à 6 chrétiens, sommés de livrer les noms de tous les catholiques, se taisent fermement; sommés d’apostasier, ils préfèrent mourir. Le 15 nouvelle convocation. Pourquoi avez-vous embrassé la religion catholique? demandent les juges. Parce qu’elle conduit au paradis, et que le bouddhisme conduit en enfer, disent toutes les voix. Cette fois, les magistrats, à qui un séjour dans les régions enflammées est promis avec tant d’assurance, se fâchent tout rouge et menacent les chrétiens de mort. Sur ces entrefaites, les missionnaires s’interposent, multiplient les attentes dans les antichambres, les visites à ceux qui veulent bien les entendre, s’efforcent d’attirer sur soi les malheurs dont vont être affligés les chrétiens. Peine perdue! Les magistrats doivent sévir contre les seuls chrétiens qui sont, seuls, traîtres au bouddhisme, qui, selon le mot d’un juge, devaient écouter les missionnaires, les approuver, mais se garder de suivre leur religion. Le 22, les chrétiens, pour avoir embrassé la loi de Dieu et abandonné le bouddhisme, sont condamnés chacun à subir vingt coups de bâton. 24

Le P. Huc proposait l’interprétation: «Oh! que j’obtienne la perfection et que je sois absorbé dans le Bouddha». L’inscription était partout portée sur linteaux ou banderoles.

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Dépouillés de leurs vêtements, étendus sur la place, face contre terre, ces premiers convertis reçoivent allégrement les premiers coups des hommes, pour l’amour du premier Flagellé. On retira ensuite aux missionnaires l’autorisation de prêcher, à moins qu’ils ne reconnussent le bouddhisme comme étant supérieur à toutes les autres religions. Ainsi, pour les capucins, prêcher devenait impossible; pour les chrétiens, persévérer, dans des circonstances aussi défavorables, devenait surhumain. Le Père Horace prit donc la résolution de quitter le Tibet. Il proposa aux chrétiens de les emmener au Népal. La proposition fut acceptée, mais le gouvernement s’opposa énergiquement au départ de ses sujets dont l’éloignement diminuerait les recettes des impôts. La dernière messe Lundi de Pâques, 20 avril 1745. Dès avant l’aurore, dans la chapelle, où tremblaient les lueurs des cierges consumés, les chrétiens assistaient à la dernière messe. Les pleurs de la nuit avaient tuméfié leurs visages, et les yeux étaient démesurément ouverts, par-delà les temps, sur les malheurs qui, jour après jour, tourmenteraient leur existence d’abandonnés. Les paroles d’adieu, les rappels à la dignité dans l’abjection, à l’espérance contre l’évidence même, que le Père Horace, accablé par ses souffrances et par celles des autres, voulait imprimer comme un sceau, comme un indélébile caractère sur leur cœur primitif, pénétraient, flèches invisibles, leur chair d’une douleur inconnue, suave et austère comme la douleur du sacrifice. Les étrangers partirent. Derrière eux, l’église et l’hôpital s’effondraient sous les pioches des fossoyeurs. Les chrétiens, eux… Quand le Père Huc, 90 ans plus tard, vint à Lhassa, il ne trouva plus que des croix. Une statistique, un peu sévère et triste, eut pu résumer comme suit le travail apostolique des capucins: Aujourd’hui, 20 novembre 1745, fin de la mission du Tibet. Missionnaires: Temps: Baptisés: Catéchumènes: Missionnaires survivants:

20 41 années 20 20 7

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Et je pourrais ajouter à cette statistique une note de tristesse et un défi, en constatant que, aujourd’hui, 20 mai 1947, il y a au moins un chrétien à Lhassa 25. Les Missions Étrangères de Paris 26 «Te per orbem terrarum sancta confitetur Ecclesia.» 27 Partout, dans l’univers, l’Église fait connaître Dieu, et elle redouble de sollicitude envers les brebis les plus éloignées. En 1846, S. S. Grégoire XVI érigeait le Tibet en Vicariat Apostolique et le passait aux m.é.p., jeune Société formée de l’élite du clergé français, et spécialement entraînée aux coups durs. Mgr Pérocheau, Vic. Apost. du Sétchoan 28, reçut de Rome les pleins pouvoirs, pour désigner le Supérieur de la nouvelle mission. Il choisit l’un de ses prêtres, le Père Charles Renou. Celui-ci missionnait au Sétchoan depuis une dizaine d’années. Il parlait la langue chinoise très bien, l’écrivait convenablement. Il avait l’esprit d’initiative pour entreprendre, la fougue pour mener vite, la ténacité pour mener à bien ses entreprises. J’ajoute tout de suite qu’il a eu assez de volonté pour, dans les revers, ne jamais croire à sa défaite et, seul contre un royaume, conquérir de haute lutte le lieu de sa sépulture, bien avant, dans les terres interdites du Tibet. La vie ne ménageait pas trop au Père Renou ses consolations. Pourtant, un désir d’être ailleurs, une soif d’inconnu, car il était de la race des grands, le travaillaient. Il s’ouvrit à ses supérieurs: on lui reconnut une vocation spéciale; on lui donna le Tibet. Or, à cette même époque, même en Chine, les missionnaires devaient être continuellement sur leur garde. Que deviendraient-ils au Tibet, où même les Chinois étaient surveillés? Pour résoudre le problème, Renou se déguisa en marchand. Le marchand va partout et est reçu partout où il va, à condition, bien entendu, de n’être pas un marchand de race étrangère.

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À savoir le British Resident. Maurice insère ici une note entre parenthèses: «Je devrais mentionner aussi une expédition des Lazaristes, où les P. P. Huc et Gabet se signalèrent par leur héroïsme. Mais, n’étant qu’une tentative, elle n’eut pas l’ampleur des expéditions précédentes, ni, surtout, de la suivante.» Citation du texte du Te Deum: «C’est toi que la sainte Église confesse sur tout l’orbe de la terre». Vicaire apostolique.

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Le routier Un matin de Chine, clair et transparent, plein de chants dans l’air et d’ombres sur la terre, aux horizons infinis sous l’infini des cieux lointains, le P. Renou, haute stature sous un large chapeau de paille – si pareil aux autres marchands qu’on ne pouvait pas ne pas le prendre pour un Chinois, si extraordinaire, pourtant, que ce Chinois-là n’était pas un Chinois comme les autres – s’engageait, en nombreuse compagnie, dans la route de «l’Olympe» prohibé aux mortels blancs. Ses coolies, chargés de rouleaux de toile, de paquets de thé, de boules de sucre, de tout ce qu’il faut pour ôter à la vie ses désagréments, suivent, en se plaignant des charges trop lourdes. Lui, à l’avant, lie conversation avec ceux de son rang. On parle de la pluie, des brigands qu’on dit être à tel endroit, des temps difficiles… Puis, le soleil monte, la fatigue augmente, les dialogues s’espacent, le silence tombe. Alors, dans son cœur, le missionnaire se tourne vers son Dieu. Tandis que le corps poursuit sa route de terre et de poussière, l’âme, elle, accomplit ses voyages mythiques; dans les mystérieuses régions divines, dans les effrayantes régions humaines soumises à l’enfer, elle va suppliant: «Seigneur, je vais aujourd’hui passer mon Jourdain de vaste solitude, pour aller à la conquête de nations plus fortes que moi. Passez vous-mêmes devant moi, comme un feu qui dévore et comme une pluie qui fait germer. Ayez pitié, car le temps d’avoir pitié est venu. Étendez votre bras, car à force d’être un Dieu caché, vous êtes devenus un Dieu méprisé et méconnu». À l’étape, chacun retrouve son auberge à même la route. Renou cherche les auberges les plus discrètes. Ses marchandises, plutôt abondantes, lui en ouvrent facilement les portes. L’aubergiste s’aperçoit, sur le champ, qu’il a affaire à un compatriote rare, sui generis, très captivant. Commencent aussitôt les traditionnelles politesses, aujourd’hui, heureusement, simplifiées. – Quel est le noble nom du grand homme? – Mon humble nom (mon chien de nom serait plus exactement traduit) est Lo. – De quelle noble province? – Mon trou est le Setchoan.

Des mains relativement propres; sur la table, une tasse de thé fumant. L’hôte s’assoit. Tout en gavant la curiosité des gens de nouvelles intéressantes, à petites et lentes gorgées, il se met à éteindre sa soif. Tard, dans la nuit, lorsque les derniers indiscrets auront commencé leur premier rêve, le Prêtre, enfin redevenu soi-même, dira son bréviaire.

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Ainsi, prudent et maître de soi, Renou réussit à quitter le Setchoan. Par Tatsienlou où, sans se faire reconnaître, il attrape les passeports indispensables, par Lithang et Bathang, où il déjoue la vigilance des mandarins civils et militaires et de leur cohorte, il s’approche du Tibet, franchit la frontière sino-tibétaine, la dépasse de trois jours et arrive à Tchamouto, bourg sis à 400 km à l’ouest de Tatsienlou… La vallée du haut Mékong, quand elle s’éveille couronnée d’aurore, grandiose comme un rêve de Dieu!… C’est le matin qui, entré dans la maison de terre où le voyageur a passé la nuit, offre à ses lèvres une coupe de fraîcheur et l’invite à prendre part au jour nouveau. Le missionnaire ému pense à sa moisson: race à l’allure fière, qui a des chants où son cœur se reconnaît, des joies si près de ses joies à lui. Il voudrait crier son «Venez à moi!» 29, mais d’invincibles barrières étoufferaient trop tôt sa voix. Le retour À Tchamouto, visa des passeports. Le mandarin chinois en demande tant au Père Renou, sur le but de son voyage et sur son lieu d’origine, que celui-ci, ne s’en tirant plus sans mentir, déclare qu’il est Français et que son commerce consiste à vendre sans argent la doctrine qui conduit au ciel. À cette déclaration, le magistrat prend une morgue de tortionnaire et menace le délinquant de très graves représailles. Renou connaît les Chinois; il riposte avec désinvolture et exhibe les derniers accords conclus entre la France et la Chine. Le ton de la conversation tomba dès lors au naturel. L’homme se radoucit, exhorta le missionnaire à ne plus penser pousser plus loin, en avant, au moins tant que le Résident impérial à Lhassa, consulté d’urgence, n’eût pas donné sa réponse à ce sujet. La réponse vint un mois après cette entrevue, d’éconduire l’étranger sur la capitale du Setchoan, tout en le traitant avec les plus grands égards, sans ne rien faire qui jetât la moindre crainte en son âme. Exquise politesse orientale! Quand on vous a refusé, même sans raison, la seule chose qui vous tienne à cœur, on vous accorde avec magnificence les choses secondaires dont on ne veut point. À Tchentou, chez le juge criminel Dès son arrivée, le P. Renou est invité au tribunal du juge criminel. L’audience s’ouvre. 29

V. Mt 9, 28.

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récits, croquis, nouvelles et journal Le juge criminel me demande qui je suis. – Je suis l’ami de l’Empereur de Chine. – Comment êtes-vous l’ami de l’Empereur de Chine? – Je suis Français; or, le roi des Français et l’Empereur de Chine sont très amis: voilà pourquoi je me regarde comme un ami de l’empereur. – Qu’alliez-vous faire au Tibet? – J’ai ouï dire qu’il y avait quelques centaines de chrétiens. Comme ils sont fort peu instruits, je me proposais, après que je les aurais rencontrés, de les instruire. – Il vous faudra retourner à Canton, où l’on reconnaîtra si vous êtes Français. – Vous violez les promesses faites au roi des Français car mon séjour, pour vous, est sans danger. – Nous le savons. Vous êtes un homme qui faites le bien. Si nous avions un écrit de l’Empereur, nous joindrions les mains avec respect, et nous vous laisserions libres; mais, nous n’avons point d’ordre de l’Empereur, et vous, nous n’avez pas de passeport. Il suffit que les Chinois s’instruisent les uns les autres, sans que vous veniez ici. Pourquoi êtes-vous au Setchoan? – Pour aider les mandarins à former les mœurs du peuple et en faire d’excellents sujets. – Ceci est une œuvre excellente; seulement, vous n’avez pas de passeport qui prouve que vous soyez Français. – J’ai laissé mon passeport à Canton. L’Empereur de Chine a donné les édits en faveur des chrétiens. – Les Chinois peuvent s’instruire, sans que vous veniez ici. – Le gouverneur de Canton a assuré l’ambassadeur de France que l’on n’inquiéterait plus les Français qui prêcheraient la religion à l’intérieur du pays. – Ceci ne suffit pas. Il faudrait avoir un passeport de Canton. – C’est très facile. Nous avons un consul. Qu’il me soit permis de lui écrire une lettre qui sera envoyée sous votre couvert, et, dans un mois, vous saurez qui je suis. – Ceci n’est pas possible. Peut-être que vous n’êtes pas Européen. – Si vous ne me regardez pas comme un Européen, traitez-moi en Chinois, et alors, je puis habiter à Tchengtou. – Ceci n’est pas possible: vous n’avez pas de passeport. Si vous aviez un passeport, on vous traiterait d’égal à égal. Vous n’avez pas de passeport: il faudra retourner à Canton.

Ce savoureux dialogue fait sourire. Lorsque le P. Renou vint au Setchoan, les Français, missionnaires ou autres, ne pouvaient résider que dans les cinq ports ouverts. C’est à la barbe de la police que les mission-

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naires réussissaient quand même à pénétrer dans les chrétientés de l’intérieur. Lorsque le même Père partit pour le Tibet, la Chine s’était engagée à tolérer les missionnaires dans tout le pays. Dès lors, le renvoi du P. Renou à Canton devenait un acte illégal. Quant au Tibet, ou bien la Chine le regardait comme un état indépendant, et dans ce cas, l’arrestation du missionnaire à Tchamouto était un acte arbitraire et injustifiable, ou bien elle le considérait comme un état vassal: dans ce cas, l’arrestation opérée sans raison, par les seuls fonctionnaires chinois, n’était rien moins que la violation d’un traité (1846). Le juge criminel le savait très bien; mais, à ses yeux, manquer à une promesse, avec une ombre de raison, n’était pas une lâcheté: c’était de la finesse et du talent. Aussi, le missionnaire se déclarait-il Français? Le magistrat en doutait fort. Le missionnaire demandait-il une expectative? Le magistrat doutait qu’il fût Européen. Remarquez, en outre, l’insistance avec laquelle le fonctionnaire chinois affirme que les Chinois n’ont besoin de personne pour les instruire. Un Blanc qui parlait d’enseigner – même la religion – c’était comme un nègre de la brousse qui se fût présenté comme professeur dans une de nos universités… Enfin, avec beaucoup de politesse et de grands égards, le missionnaire fut dirigé sur Canton, en palanquin à quatre porteurs, avec huit hommes tirant les rênes. À Canton, Renou trouva immédiatement du travail. Il y passa deux ans. Mais la nostalgie du Tibet et l’appel de ses Supérieurs l’engagèrent à reprendre le chemin de la Terre Interdite. Nouveau départ Du Tibet que Renou veut évangéliser, la Chine pourrait en ouvrir les portes. Seulement, en aurait-elle la gentillesse? – Non, car ayant perdu la face lors d’une aventure contre les Anglais, elle était d’une humeur plutôt massacrante à l’égard de tout ce qui ressemblait aux Anglais, ne fut-ce que par la couleur. Eût-on pu la forcer à accomplir cette bonne œuvre? – Peut-être… Renou ambitionnait de réussir seul, avec Dieu, à l’insu de la Chine, malgré elle, sans fatiguer les ambassades françaises. La constante préoccupation de dépister les fonctionnaires et militaires chinois échelonnés le long des routes nationales – TchentouLhassa, Kunming-Lhassa – le conduit du Setchoan – où je le retrouve en février 1852? au Yunnan. «À la fin d’avril, écrit-il, j’étais sur le bord du beau lac de Tali, dans la petite chrétienté des Minkias, au village de Ouats’uen. Le superbe coup d’œil qu’offre ce lac qui s’étend pendant neuf lieues au pied des

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montagnes couvertes de neige, commença à me réconcilier avec le Yunnan… Mais, ce qui réjouit bien plus mon cœur, fut la rencontre de pèlerins tibétains qui se disposaient à retourner dans leur patrie. Ils étaient venus rendre leurs hommages habituels à la montagne aux pieds de poule…» (cité de Launay) 30. À Tali, les musulmans, toujours les mêmes, sentent la poudre. La police renforcée veille. Les mandarins tremblent. Tel, jadis, costumé en «Lao-pin» (marchand), le missionnaire se hâte vers Hoangkiaping, où il éprouve la consolation de rencontrer son frère d’armes, le R. P. Fage. D’une commune entente, eux deux établissent cette citadelle, comme base de départ de leurs randonnées. Sans plus tarder, Renou se met à explorer les échappatoires qui, à travers les montagnes du nord-ouest yunnanais, lui ouvriraient une issue vers le Tsarong tibétain limitrophe. Élève des lamas Ce faisant, il arrive devant la lamaserie de Teudjrouling, (octobre 1852). Ses porteurs savamment étalent les marchandises. De toute la force de leur curiosité, les lamas accourent. Parmi eux, un seul lui «revient»: le Bouddha-vivant, c.-à-d., le lama qui se réincarne et, eu égard à ce prodige, détient la plus haute puissance morale du monastère. «Il me salua fort honnêtement, raconte l’apôtre, m’adressa la parole en chinois qu’il parle passablement, et m’invita à me rendre dans sa maison. Nous voilà de prime abord bons amis. Je lui montrai quelques objets curieux qui lui plurent beaucoup; mais, ce qui le ravit, ce fut une longue-vue; il voulait à toute force que je la lui cède.» Le commerçant répond en commerçant: «Tu ne l’auras pas, si tu ne consens pas à m’enseigner les livres tibétains.» (Le bouddha lui faisait l’impression d’être très instruit). Le lama tombe des nues: jamais sa science n’avait été tant prisée! Le marché conclu, le prêtre devient élève. On l’installe illico dans une maison située près de celle de son maître. La chance avait jeté le missionnaire dans le repaire même de ceux dont il venait abattre le faux empire, démasquer l’hypocrisie, pour guérir leurs vices et pardonner leurs péchés. Renou est Chinois, parmi ces Tibétains, et les Tibétains n’éprouvent aucune gêne, devant sa politesse raffinée des Célestes. Volontiers, ils jouent au sauvage. Renou ne se fâche 30

Plusieurs fois dans ces pages on rencontre en cours de texte ce renvoi à la source utilisée, mis entre parenthèses. Peut-être Maurice avait-il l’intention, non remplie, de préciser ces références, ou en laissait-il le soin à son correspondant valaisan? Ou plus simplement entendait-il indiquer où il avait puisé.

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jamais, ne s’étonne de rien, supporte tout, apprend tout: les lettres auprès du lettré, au contact des gens: la vie, c.-à.-d. cette sensation de sentiments d’autrui qui rend à même de comprendre ce que la raison déconcertée abhorre, et de pardonner ce qu’un cœur offensé retient, qui rend à même d’établir des principes et de les nuancer de telle sorte que ni les principes ne détruisent les nuances, ni les nuances ne détruisent les principes. Cependant, le bruit qu’un être extraordinaire prend pension à la lamaserie court les villages. Les mandarins civils et militaires d’Attuntze envoient leur garde personnelle reconnaître l’homme. L’expertise de ces spécialistes établit péremptoirement que Renou est un marchand Sétchoannais. Seulement, voilà, ce commerçant étudie: c’est déjà du jamais vu; cet étudiant retient ses leçons avec une facilité inouïe: c’est presque du miracle. Par trahison ou maladresse, un domestique a bien lancé le slogan que le marchand est un prêtre d’outre-mer: personne n’a vu l’outre-mer. Et le Français reste Chinois. Travaillant sur ces faits, l’imagination orientale, romanesque à l’excès, se précipite pourtant dans les hypothèses les plus captivantes. Le Bouddha jette sorts sur sorts: «Homme extraordinaire!» s’exclament les dieux imperturbables. Or, ce laconisme d’en-haut ne satisfait personne. Tout le monde, en effet, pressé d’en finir avec la faim de savoir, a naturellement trouvé ces notes essentielles de la définition. Reste à poursuivre les dernières spécifications. Et le missionnaire de passer par toutes les métamorphoses: révolutionnaire, chez les ambitieux sans scrupules; chez les mystiques: prophète; et chez les coupables: agent d’une police secrète. Personne ne passe à la lamaserie, sans rendre visite à l’illustre élève. Renou, lui, se documente. Puis, déjouant sa dangereuse célébrité, instruit, expérimenté, renseigné, repart pour Hoangkiaping, regretté de son maître qu’il regrettait aussi. At home Comme il est doux, à l’homme, de rencontrer des hommes à l’orée du désert. Or, Renou venait de traverser un désert de 14 mois car, s’il avait vécu parmi les hommes, il n’y avait pas vécu en homme. De son entourage, en effet, il n’avait rien espéré que l’indifférence; à son entourage, il n’avait livré, et pour cause, que l’énigme de soi. Aussi bien, en ce décembre, tandis que le soleil vêtait la plaine des habits pâles de sa lumière vespérale, sur lesquels, déjà, le soir, partout où il pouvait, avec les caprices qu’on lui sait, mettait le noir-vif des ombres fraîches, la nostal-

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gie de la société pressait le voyageur blanc vers la résidence de son confrère Mr Fage. Heureuse nuit, où les missionnaires se retrouvent et se racontent, vivant, chacun, des péripéties d’autrui! Par monts et vaux Le nord-ouest yunnanais: forêts de monts, de dômes et de pics, forêts aux ombres abyssales des vallées. Ce ne sont plus, comme un peu plus loin, les blanches envolées des cimes transhimalayennes, vers le ciel du Tibet si transparamment bleu qu’on ne serait pas étonné d’apercevoir, à travers, les pas de Dieu se promenant sur la création, c’est une descente de la terre vers elle-même, par degrés, par tâtonnements, comme à regret. De fleuve en fleuve, de col en col, Renou cherche son évasion. Le 4 mars 1854, il quittait de nouveau son compagnon, Mr Fage. Le 8 du même mois, il laissait la route nationale, près de Kientchoang, gagnait le plateau de Lyping, où le paysan Minkia, au front de pierre équarrie, ignore l’art de recevoir les gens, traversait la vallée du Tongtien et, près de Inpankai très probablement, tombait sur le Mékong qu’il suivra, désormais, pendant 24 journées. Ici, il note avec une légère mélancolie: C’était sur les ravins de ce même fleuve que j’avais été arrêté par les mandarins chinois, six années plus tôt, en ce même mois de mars, dans la petite ville de Tchamouto… Deux grandes pirogues attachées l’une à l’autre, nous mirent sain et saufs, mais non sans beaucoup de peines, sur la rive droite du fleuve, et nous nous trouvâmes dans un pays neuf… Voyant, en montant sur le rivage, les indigènes qui venaient nous recevoir, ayant au côté droit un grand sabre dont la poignée, longue d’un pied, permet de frapper avec les deux mains, portant une arbalète et, dans leur carquois, une provision de flèches empoisonnées dont la blessure donne la mort presque instantanément, un sentiment de crainte fut le premier qui s’éleva dans le cœur de la plupart de mes compagnons. Cependant, ils ne tardèrent pas à se rassurer, lorsqu’ils virent la bonne réception que nous fit le premier chef indigène, chez lequel nous devions loger. Il nous promit sa protection et répondit que, tant que nous serions sur ses terres, il ne nous arriverait aucun accident. Je lui fis mes petits présents de nouveau-venu, qu’il reçut avec plaisir. Il voulut, à son tour, me faire honneur et prépara, à mon intention, un dîner tout spécial. Les mets n’étaient point abondants, et vous jugerez de leur saveur si je vous dis que le meilleur était un plat de graines de chanvre frites dans la poêle. Un grenier, ouvert à tous les

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vents, était la demeure qu’on nous avait réservée, comme la plus propre des maisons. (cf. Launay).

Renou pensait alors atteindre immédiatement la Salouen, la remonter et parvenir, ainsi, à la frontière sino-tibétaine. Mais, ce n’était pas encore la saison, car la neige fermait toutes les passes. En outre, continue-t-il, ce qu’on nous avait raconté sur les mœurs farouches des habitants de la rive droite de la Salouen, ne nous paraissait pas exagéré. Nous avions sous les yeux des assassins dont le crime était récent et, à peu de jours de distance, nous vîmes descendre, le long des pentes de la montagne, de nombreuses bandes, armées du long sabre, de l’arbalète et des flèches empoisonnées, et portant un bouclier de peau de bœuf assez long pour couvrir le guerrier des pieds jusqu’à la tête. Aujourd’hui, nous disait-on, on doit se battre à mort. Et pourquoi? Pour de misérables disputes; spécialement, parce qu’on avait abattu un arbre qui était le dieu tutélaire du pays. Ce que nous voyions, nous faisait penser que ce qu’on nous racontait sur les Lissous occidentaux pourrait bien être vrai. Les nombreux villages, récemment détruits par ces barbares, les descentes qu’ils viennent de faire dernièrement jusqu’aux portes de la ville de Weisi où ils ont jeté l’épouvante, nous ont prouvé, de plus en plus, qu’il ne fallait pas songer à suivre une telle route. (cf. Launay)

Ici, le missionnaire se trompe: il pense en Chinois. Comment penserait-il autrement? Il ignore que, seules les exactions des Célestes conquérants exaspèrent les Lissous jusqu’à la révolte. S’il avait pu comprendre le langage de ces terribles guerriers, peut-être aurait-il découvert en eux un cœur droit, prêt à recevoir la divine semence. Et si, après cette découverte, il avait eu le courage d’abandonner son projet d’évangélisation du Tibet, pour se consacrer aux Lissous, on verrait, maintenant, sur les rives des grands fleuves, une moisson de clochers. Redonnons-lui la parole. Il fallut donc me résoudre à aller faire une reconnaissance… Pendant que nous remontions le fleuve, nous voyions, de distance en distance, sur la rive opposée, les débris des villages qui comptaient, il y a quelques années, jusqu’à 80 familles, devenues la proie des Lissous occidentaux… Bien que, sur la route que nous suivions, nous ne fussions pas en danger de tomber entre les mains des brigands, les voleurs de nuit sont tellement nombreux que nous ne pouvions pas nous livrer tous au sommeil en même temps. Enfin, nous avons passé Siaotien. Le 7 avril, nous étions à Choumiao. À une demi-heure plus loin, nous voyions les mâts aux banderoles couvertes de sentences tibétaines, le

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récits, croquis, nouvelles et journal petit fourneau élevé au coin de chaque maison, pour y faire brûler, le matin et le soir, des branches de cyprès ou autre bois odorant, en l’honneur des Sandjiés qui habitent dans les 33 cieux, séjour des grands dieux. C’était le village de Tchonglou, ferme de la lamaserie de Weisi,

où le P. Coquoz a retrouvé le corps de notre regretté confrère, le Père Nanchen, qui s’était noyé dans le Mékong, près de Kitchra. À Pékisuin, près de Siao-Weisi, l’apôtre avait rejoint la route mandarine. Il s’empressa de passer sur la rive droite, où il continue son chemin jusqu’à Patong, premier village tibétain, mais en territoire chinois. Le passage du torrent de Lomélo, sur des arbres à demi pourris, et la traversée des mauvais rochers, dans les gorges de Lota où, tantôt, «le voyageur doit gravir le flanc de la montagne le long d’un arbre incliné sur lequel on a fait, pour servir d’échelons, des entailles d’un pouce de profondeur, tantôt, doit monter une sorte d’échelle faite avec des branches de sarments attachés à quelques grosses roches», ne se firent pas sans de fatigantes émotions. À Patong la réception ne fut pas brillante. On consentit tout de même à déloger certaines vaches, pour gîter les commerçants… chinois. Autre est le semeur, autre le moissonneur. Aujourd’hui, Patong est une petite chrétienté fleurissante. En vue du port Peu de temps après, par le val de Yantsa et le col de Londjreu, le missionnaire atteignait la Salouen, et allait se présenter à une autre lamaserie, celle de Tchamoutong, à ne pas confondre avec Tchamouto. De nouvelles tribus peuplent ces nouveaux parages. La manière dont l’insoupçonné ami regarde et est regardé ne manque pas de charme. Tandis que nous considérions ces nouveaux hôtes, eux, assis en cercle, hommes, femmes, enfants, fumaient tranquillement le tabac qu’on leur avait donné. Une seule pipe suffisait à toute la compagnie. Chacun tirait une bouffée, puis, passait la pipe à son voisin, pour en fumer une nouvelle, quand la tournée était finie. Nos guides étaient connus. Étant connus de la peuplade, on nous offrit de loger dans une maison qui avoisinait. C’était, comme toutes les maisons des Loutzes, un logis de dix à douze pieds carrés, précédé d’un petit vestibule et élevé de quelques pieds au-dessus de la terre. Le dessous du plancher est habité par les porcs, les vaches, les brebis. Au milieu de la chambre, trois pierres placées en triangle servent de fourneau. Point de table: le plancher sert de table; point de siège: le dos de chacun sert de siège; point de lit. Quelques pots de terre du Tsarong, une marmite de fer venue de

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Chine, une écuelle de bois pour chaque membre de la famille: voilà le mobilier auquel il faut ajouter une grande jarre dans laquelle fermente le vin, bière très alcoolisée, qui est la passion dominante des Loutzes.

Aujourd’hui, les choses sont encore au même point: le Loutze a conservé son innocence, il ne soupçonne pas que l’on puisse être plus heureux que lui, il n’envie personne. Primitive peuplade, plus sage que les civilisés! Reprenons le récit. Le 31, nous remontâmes le cours du fleuve, pendant deux lieues. Bien qu’il fût déjà très rapide, nous pûmes le traverser dans des pirogues faites d’arbres magnifiques… Après une demi-lieue de marche, nous arrivions sur le plateau de Tchamoutong… Au fond, nous vîmes la lamaserie où nous allions chercher l’hospitalité. Lorsque nous fûmes un peu plus rapprochés, nous nous aperçûmes que nous étions dans une lamaserie d’un genre tout différent des autres. Ailleurs, les corridors sont propres, les femmes n’ont pas de droit d’entrée, à l’exception de certains jours solennels, et encore, doivent-elles en sortir avant la fin du jour… Ici, toute discipline est mise de côté: les lamas ont fermé leurs cellules, pour aller s’occuper du soin de leur femme et de leurs enfants. Lorsque nous eûmes mis le pied dans la cour de la lamaserie, un des domestiques du bouddha-vivant vint nous recevoir. Une cellule abandonnée nous fut assignée pour demeure. Après nous être un peu reposés, nous allâmes saluer le bouddha et lui offrir nos petits présents. Il nous reçut bien, nous permit de rester dans sa lamaserie le temps que nous voudrions, nous assura que nous n’avions rien à craindre de la part des voleurs, et nous promit son aide en toute circonstance. Quant à mon commerce, prétexte de mon séjour au Tibet, il était facile car le lama, tout en nous disant de bonnes paroles, empêchait ses sujets de nous acheter ou vendre quoi que ce fût, se réservant le monopole, qu’il croyait devoir lui être très lucratif (cf. Launay, pour tous ces passages).

1 juin 1854. Le printemps oriental de l’arrière jungle enlaçait la verdure à la verdure, improvisait ses chœurs à mille voix d’oiseaux, à mille cris d’insectes que le vent des parfums enlevait aussitôt, vers d’autres horizons. Le missionnaire n’avait pas le temps d’être poète. Seul, la nuit, il serrait ses comptes. Le Tibet: il y était ou, du moins, tout comme; encore une montagne à passer: mais ni les fonctionnaires chinois dépistés depuis longtemps, ni les douaniers tibétains qui n’existaient pas, ne demanderaient des passeports. La joie de la victoire allait l’envahir, quand une vue nette, glaciale de ce qu’il était dans le monde et de ce qu’il venait y faire, l’immobilisa, les

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yeux ouverts, comme devant une statue à lui seul visible, de sa solitude inexorable. Il disait: «Le peuple? entendu: rien à espérer: il faudra le sauver malgré lui, car, sa vie naturelle? égale explosion d’instincts; sa raison? égale instinct perfectionné; son garde-fou contre le mal? égale crainte d’un autre mal imminent; sa vie morale? (selon que l’homme, révolté contre sa déchéance, s’efforce de remonter le courant, implore le secours et le pardon) je ne l’ai rencontrée, ni vue nulle part; – la chute, le paganisme l’admet, et la damnation inévitable, et l’inutilité des efforts, dont au reste il n’est pas capable, pour l’éviter. Les autorités? encore pire! toutes ignorent les voies de Dieu. Or, moi, je ne veux connaître que ces voies-là. Les autorités les meilleures que je puisse espérer, ce seront les autorités indifférentes. Les amis? trop loin! mes s.o.s. ne leur parviendront pas ou parviendront trop tard. Les ennemis? des loups nombreux! Alors? Je regarde à gauche: rien à attendre! Je regarde à droite: rien à espérer. Conclusion: nul secours des hommes pour opérer le salut qui vient de Dieu!… Je suis le bon chemin.» En vérité, l’équation s’établissait, réelle, fulgurante. Elle détendait les nerfs, les baignant dans la paix divine, suave, avec un goût au cœur du nouveau qu’il sentait s’approcher, d’autant plus désiré qu’il était moins connu. À coup d’autres principes, il se mettait à bombarder les axiomes précédents. «Si le peuple n’a pas d’oreilles, il a un ventre qui est un abîme profond. Je passerai, semant le bien. Je ferai une cellule: cette cellule, trop pleine de vie, débordera jusqu’aux plus lointains parages. Les chefs? – je ne leur demanderai que le service de me laisser tranquille. Les ennemis? – sans avoir l’air de craindre personne, j’éviterai l’occasion de froisser quelqu’un.» Bonga De fait, le temps, selon ses désirs, allait dérouler les événements, enchaînés depuis jamais par l’invisible main divine. Les Chinois sont agriculteurs. Partout, ils emportent avec soi la marotte des champs et des fleurs, si leur bourse le permet. Renou était Chinois, aux yeux des gens. Personne ne s’étonna donc, lorsqu’il fit mine d’acquérir un domaine. Même le bouddha de Chamoutong, tiraillé, à la fois, par l’appât du gain et la crainte de rendre service, lui dit un oui qui signifiait non. Mais l’affaire s’ébruita. D’autres vendeurs parurent qui désiraient, non pas précisément aliéner leur patrimoine, mais tirer quelques sous, plus ou moins honnêtement. Enfin, pour 130 francs-or, Renou put louer, à perpétuité, le terrain de Bonga, fond d’un vallon la-

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téral de la Salouen, sis au Tsarong, à une demi-journée de la frontière sino-tibétaine. Je dis «louer» car, au Tibet, l’essentiel du royaume, ce ne sont pas les hommes, élément plutôt négligeable, c’est la terre cultivable, ces vertes oasis, oubliées au fond des ravins, près des torrents, ou bien perdues sur les hauts plateaux. Inaliénable, grevée d’impôts et de corvées, la terre paie ses obligations au gouverneur, par l’intermédiaire des laboureurs qui la «mangent». À ceux-ci appartient la jouissance, seule, de leurs champs: c’est cette jouissance qu’ils trafiquent. C’était peu de chose, ce Bonga: brousse malsaine, forêt naissante, autour d’un hangar en ruine et d’un vieux grenier. Et Renou et ses hommes, quelques Chinois convertis, y arrivaient pour y passer l’hiver, avec trois livres de viande et quelques livres de beurre. C’était peu et c’était beaucoup: un pied-à-terre perpétuel, dans les terres interdites. C’était peu, car le grenier attendait le sarrasin, le maïs d’octobre. Or, le temps n’avait semé que des aconits vénéneux et des fougères inutiles. On allait loin, à la recherche de tubercules souterrains, premier plat, et des liliacées bulbeuses: second plat, que l’on faisait «descendre», à fortes gorgées de thé salé. C’était peu, car le froid, le brouillard et la pluie faisaient comme chez eux, dans la cabane où l’on avait faim: «la faim, quand on a froid». C’était tout, pourtant, car, ce devait être le jardin d’un héros! Le disciple de Jésus-charpentier Renou secoua sa fièvre, saisit une hache et s’en fût dans les bois. Abattus, biseautés, échancrés, pleurant, sur les épaules du missionnaire qui les transportait, leurs larmes résineuses, les jeunes sapins de quinze à vingt ans, posés en carré à même la terre, le biseau des uns dans l’échancrure des autres, formaient là, comme ça, un très gros cadre. Mais, les cadres, tous de même dimension, entassés les uns sur les autres, devenaient une chambre, pouvaient devenir une chapelle. Les gros fûts – s’ils étaient doubles, les mauvais esprits y avaient certainement perché leurs nids, et le missionnaire, seul, (pouvait) osait y mettre la cognée – éclataient en bardeaux, et les bardeaux donnaient des planchers, aussi bien que des toits et des plafonds. Quand la tempête fut chassée du logis, on s’attaqua au sol. Le prêtre-terrassier sapait les racines, sabrait les ronces dont il faisait des tas de feu, préparait la terre à recevoir la nouvelle semence. Ô flammes d’automne, qui éclairiez les premières prières de l’Église, dans la solitude des Alpes tibétaines!

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Une maison, un champ: que faut-il encore, pour fonder une église? Il faut une charge de souffrances, sur le dos d’un croyant heureux. Les souffrances, elles étaient bien lourdes: «péril des fleuves, péril des brigands, péril des peuplades, péril de la solitude, … dans le travail, dans les cauchemars, … les veilles dans la crainte, la faim, la soif, la nudité…» (2 Cor. 2, 26) Que faut-il encore, pour fonder une église? Il faut le sang, sans lequel pas de rémission. «Sine sanguine non fit remissio» 31… Précisément, l’entourage du missionnaire parlait volontiers de deux inconnus mystérieux, hommes à longue barbe, dont une blonde, médecins extraordinaires qui avaient guéri des villages entiers, linguistes à l’écriture fine comme un poil, sachant quatre langues et quelques mots tibétains, mais ignorant le chinois, voyageurs ayant des soieries, des sacs d’argent, objets rares, en marche vers Lhassa, et que des bandits avaient décapités près de Dza-Yul, bourg situé à dix étapes à l’ouest de Bonga. «Mes confrères!» pensait Renou, quoiqu’il prît la part la plus indifférente aux conversations. Se trompait-il? Parce qu’il prévoyait l’impossibilité de pénétrer au Tibet par la Chine, le Séminaire de Paris (mép) avait tenté plusieurs expéditions par la voie des Indes. Celle qui alla le plus loin, fut l’expédition Krick et Bourry. Krick réussit deux voyages au Tibet, Bourry n’en fit qu’un. Afin de ne pas trop allonger cette digression, qu’il me suffise de produire quelques «photos» tirées au hasard de leur route. Premier voyage Le 18 décembre 1851, Krick, fusil en bandoulière, chapeau à la tyrolienne, derrière soi une troupe de 15 coolies et un guide nommé Tchonking, quitte Cham-Poura, dernier village d’Assam contrôlé par les Anglais. Bientôt, plus de chemin, la pluie l’a effacé. Longeant les rives de Lohit, on suit une direction sud-nord, à travers ce que les aviateurs américains de 1944-46, appelleront le Hump (Bosse): prolongement, par-delà le (Bramahpoutra) Braham-Poutre, de l’Himalaya, prolongement aux pointes souvent plus élevées que celle du Mont-Éverest lui-même, et qui fonce en oblique sur les chaînes bordières de la Salouen et du Mékong. La caravane avance comme elle peut: dans l’eau, quand elle n’est pas trop profonde, dans la jungle, quand il est possible d’y percer une ouverture.

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Héb. 9, 22. Même questionnement et réponse analogue plus loin (2 février).

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Une soirée magnifique termine cette première journée. Sur un banc de sable, les porteurs dressent une tente de feuillage. Plus loin, une biche se désaltère longuement. Son faon qui a peur flaire l’eau et se met à gambader, comme s’il était seul au monde. La forêt fait au nouveau venu un grand salut de silence et de solitude si recueilli, que le prêtre se croit déjà parvenu au royaume de la liberté, dans la paix de tout ce qui est colère, orgueil et passion. 20 décembre. Oppressé par le silence, sans ne rien viser, Tchonking tire un coup de fusil. «Ma carte de visite aux Michémis des bois», ditil. De fait, émergent des ombres; quelques apparitions simiesques se rassemblent au bord de l’eau: les Michémis… et leur reine. Celle-ci porte sur le front une plaque de cuivre dont les extrémités descendent en pointe derrière les oreilles, comme des tringles de lunettes. Sa garde: deux guerriers armés de coutelas et de flèches empoisonnées. Tout ce monde fume: broussillons et broussillards. L’après-midi, on remonte un boyau creusé entre les monts par un torrent vigoureux. Sur la tête, un implacable soleil; sur le chemin, les cailloux embrasés cuisent l’air immobile. Le cœur a des ratés. Heureusement, la nuit venue, on peut dormir étendu sur un lit de granit, le haut du corps contre un traversin de roche, placé là, depuis toujours, entre deux filets d’eau. 21 décembre, dimanche. Le missionnaire a revêtu le surplis et l’étole. Il pose son crucifix et sa bible sur un rocher, s’agenouille sur un autre. Prie-t-il? S’offre-t-il? L’un et l’autre. À flanc de montagne, on voit un village de Michémis. Des ombres humaines glissent sur la pente. Les sauvages sont là. Le visage qui prie devient plus fervent. Les sauvages étonnés se taisent. Aujourd’hui, l’heure de Dieu, et ils l’ignorent, … pas complètement, puisqu’ils offrent au visiteur des fruits sauvages de leurs bois. Bravo! C’est au moins la paix. On peut continuer son chemin! Vainement, au-dessus des arbres, le prêtre explorateur cherche le soleil de midi. Trop petit, il ne paraît pas; on le devine. Contre les hauts feuillages, une mitraille de lumière or. Ces arbres excitent la pensée. Que font-ils? Qui sont-ils? Piliers d’une cathédrale naturelle 32 ? La cathédrale de tout ce qui loue Dieu, à la place de l’homme animal? Montagne de terre recouverte de mica… 32

La forêt comme «cathédrale naturelle» est un topos romantique, introduit par Chateaubriand (Le génie du christianisme I, 3). Il sera souvent repris. C’était une page obligée des morceaux choisis de littérature française des programmes de lettres du secondaire que Maurice avait, selon toute probabilité, lue au collège.

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Je vois, maintenant, la caravane qui passe, chacun devant soi, sur un pont de roche, jeté entre deux monts. Personne ne se détourne, ni à droite, ni à gauche: l’abîme dévorant l’avalerait. On monte, depuis un jour et demi, et toujours à pic. On aimerait regarder en bas. C’est en haut qu’il faut regarder, encore, car un sommet n’est que la base d’un pic plus élevé. Il n’y a pas toujours de pont pour passer les ravins. Souvent faut-il les contourner par le fond. Alors, on dégringole, en roulant jusqu’à ce qu’une racine, une branche saisie au passage, vous permette de vous relever, meurtri. 23 décembre. Tard, le matin, quelqu’un repose sur le sable, au bord d’un torrent: c’est le missionnaire. Mentalement, il se compte les os: pas un ne manque; tous lui font mal. Mais, les articulations! pas une ne joue. Ce n’est rien! Les descentes d’hier! Une halte d’un jour, et, en avant! Vers quoi? Vers d’autres souffrances, pour conquérir la consolation d’avoir porté sa part de la croix rédemptrice. 24 décembre. On traverse une avalanche de blocs graniteux. Il faut sauter d’un cube à l’autre, mais ne pas tomber dans les crevasses, où les lames de quartz vous entailleraient d’une belle façon. Chaque pas risque d’être le dernier. On débouche quand même sur un précipice qu’une corde de rotin, enlacée à deux arbres opposés, traverse de part en part. Face au soleil, le dos tourné contre le vide, on saisit cette corde horizontale, comme on saisirait une corde montante, entre l’anneau que font le pouce d’une part, et les doigts d’autre part. On croise les jambes sur la corde, puis, tandis que l’une des deux mains reste accrochée, l’autre prend la corde le plus loin possible, vers la rive opposée. La première main lâche; on donne un fort coup de reins; la seconde main rejoint la première: on a avancé d’un pas. Pas à pas, on arrive, ainsi, presque toujours à destination. Krick, naturellement, ignore tout de ces choses préliminaires. Lorsqu’il paraît, ce qu’il voit, c’est un bout de Michémi retenu, tel un vers, au-dessus de la mort. La nouvelle de sa mort soudaine l’eût moins surpris. Les Michémis rient très fort. Une telle stupéfaction les amuse. «Autant se précipiter de plein gré dans le gouffre», pense le prêtre. Les coolies, de toute l’éloquence de leurs yeux effrayés, implorent une retraite. Le plus jeune, un gamin, se met à genoux, baise les pieds de son maître et demande grâce… Alors, les Michémis se rappellent soudain, qu’à la rigueur on pourrait suivre une autre route. Des pêcheurs ont, en effet, jeté un pont sur le fleuve. Un pont? C’est plutôt un hamac de bambous, long, évasé, mal attaché à un bout, mal ficelé à l’autre, dont on se méfie fort du centre qui frise l’eau. On passe, on tremble, on

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tombe. Le premier qui tombe, c’est Krick; mais, trop près du bord, il ne peut pas se noyer. 25. – Réveillon de Noël. – Aujourd’hui, il s’agit de traverser une montagne qui s’écroule depuis des mois. Raidillons, torrents et fleuves sont obstrués. Arrêt, stupeur. Tchonking prend ses responsabilités. «En avant! Vite! Silence!» clame-t-il. Ces mots de passe, avant la mêlée, électrisent les gens. Les porteurs ne sentent plus leur charge. Fuite silencieuse, sur les ailes de l’épouvante. Étouffé par la crainte, une femme jette un cri. Personne n’ose regarder la montagne en face; on voit du coin de l’œil des pierres mouvantes. Aucun doute! l’éboulement! L’agonie hurle, la peur court, le danger menace… Il y a longtemps qu’on s’est sauvé, lorsqu’on s’aperçoit que la montagne n’a pas bougé: la hantise seule l’avait mise en mouvement. 26 et jours suivants. – Quand les sauvages n’en peuvent plus, il faut s’en méfier. Je remarque un porteur: il ralentit sa marche, il s’arrête, il s’éponge. Un détour du chemin le rend invisible; une distance respectable entre lui et la caravane le rend invincible. Alors, il vide sa hotte, se paye avec ce qui lui plaît et, adieu! je t’ai eu! Chacun veut suivre un exemple aussi entraînant. Quand il arrive chez Kroussa, chef michemi, près duquel cinq rois se sont donnés rendez-vous pour s’entendre sur l’impossibilité de lui laisser continuer la route, Krick n’est déjà plus riche. Et ce qu’il entend découragerait des hommes plus courageux que lui. – Tu n’iras pas plus loin, disent les rois. Tu n’iras pas au Tibet. D’autres «sabes» (étrangers), bien équipés, n’ont pas réussi. Toi, tes coolies te pillent et t’abandonnent, et tu réussirais? – «Toutes vos raisons ne font qu’exciter mes désirs et fortifier mon irrévocable décision: je vais, de ce pas, au Tibet», répond le missionnaire. – Il y a famine. – «J’ai du riz.» – Affreux chemins. – «Mes jambes connaissent tous les sports.» – Pas de guide. – «Je m’en passe.» – On te pillera. – «C’est déjà fait.» – Il y aura du sang sur la route. – «J’ai mon fusil.» – Que peut-il contre le nombre?

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– «D’un seul coup, il peut blesser tout un village.» – Mack! concluent les interlocuteurs dont les yeux en vrille se fixent sur Krick, comme pour lui arracher les derniers secrets. Le lendemain, on se réunit de nouveau. Autre jour, autre idée. – Sabe, nous pouvons te conduire au Tibet et t’y protéger. Seulement, tu nous livreras tes présents, car tu ne sais pas t’en servir. Tu ne t’occuperas ni des porteurs, ni des chefs. Les cadeaux que tu nous auras confiés suffiront à tous. Ensuite, tu nous donneras une récompense convenable. – «Laquelle?» – Pour moi, une vache, et pour mon frère qui sera ton guide, une vache aussi, dit Kroussa. – «Si je comprends bien le sens des paroles que vous ne dites point, il me semble que mes charges ne vous contentent pas. Vous voulez gagner gros, vous exigez une récompense et vous me pillerez, par surcroît.» – Non, tu nous livreras les vaches par l’intermédiaire du capitaine anglais, ton ami, que nous avons vu en chemin, et tu les livreras une fois au Tibet, bien entendu. – «Alors, j’accepte.» 30 décembre. – Observations et contre-observations distraient si bien le missionnaire, qu’il se trouve seul en chemin, sans savoir où a passé la caravane. Il est au bord d’une roche. Cette roche descend en plateforme vers le vide. Impossible que la caravane ait filé par là! À droite, impossible également; à gauche, nulle trace. Soudain, des voix riantes se mettent à crier qu’il faut descendre par le rocher. Krick se penche et aperçoit des têtes amusées qui, au fond de la plate-forme, piquent audessus du vide. Personne n’a l’idée, personne n’éprouve le besoin de venir à son secours. Alors, Krick se confie à la roche elle-même. Tête en haut, pieds en bas, il se laisse glisser comme un tronc, … et la roche ne le tue pas: elle le contusionne légèrement, caresses inévitables. 1 janvier 1852. – au campement. – Maître, maître, dit un coolie à basse voix, tiens-toi prêt. Cette nuit il s’agit de veiller! – «Ah oui?» – Un groupe de sauvages doit venir t’égorger et, s’ils n’ont pas ta tête ce soir, ils l’auront demain. À moi, on n’en veut pas à ma vie, mais je serai esclave. Je ne veux pas être esclave. Maître, veillons. Tu as un fusil et j’ai un sabre.

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Mauvais soporifique, que cette nouvelle! Le missionnaire imagine donc les moyens de parer les coups; or, il n’y en a pas. S’il faut veiller ce soir, à plus forte raison faudra-t-il veiller demain et, ainsi de suite, car le danger ira tous les jours augmentant. Où puiser tant de forces? D’autre part, si les loups ne l’attaquent pas au logis, ils l’attaqueront dans la jungle. Là, toute résistance est superflue. Quand la mort est inévitable, au lieu de chercher à l’éviter, mieux vaut bien profiter du temps qui reste, c’est-à-dire: s’en remettre à Dieu et dormir, puisque l’on est trop fatigué pour faire autre chose. 2 janvier. – Krick s’est endormi avec la certitude de se réveiller dans un autre monde. Il se réveille avec la certitude d’être encore sur la terre des vivants. Mais en quel état? Il s’examine. Un coup d’œil sur les vêtements: aucune trace de sang, aucune déchirure. Il se découvre…: peau intacte. Il se lève: aucune sensation anormale. Ah! mais ces voix, ces chuchotements? Il décroche le fusil. Les voix s’en vont. Après une marche difficile, on entre dans un vrai jardin des Himalayas: eau sous les arbres, pelouses parfumées, fleurs et chants d’oiseaux. La caravane se désaltère. Quelques femmes montrent une touffe de gazon. Elles disent: – Regarde, Sabe, c’est là qu’on a tué les deux baba Sabe (voyageur indien). – «Non, non, pas là; ici,» fait une gamine, et elle continue sur ce ton: «toi aussi, tu seras tué!» La mort, elle qui a fait pleurer le Roi des vivants, Krick ne l’aime pas, ne la désire pas. Plus elle insiste, plus elle se présente en apparitions détaillées de supplice et de sang, plus il répugne au missionnaire de mourir, quand tout vit. 4 janvier. – On approche de Kotta, hameau sis près de la frontière. Derrière: le Tibet. Le voyageur exulte: sauvé, bientôt sauvé! Deux inconnus, lance à la main, coutelas au ceinturon, viennent se chauffer au feu du Père. Aussitôt, porteurs, serviteurs, caravaniers s’écartent prudemment et s’accroupissent en rond, comme pour assister à un duel. Un esclave compatissant chuchote: «Mauvais temps! Mauvais jour! Maître, abandonne tout.» L’un des inconnus se lève. Il procède à un inventaire minutieux des objets du missionnaire qui seront sa proie. L’autre se compose un masque haineux. Le Père offre son dernier drap de lit. Trop peu! Une moue dédaigneuse lui répond. Plus qu’une seconde à vivre? À la dérobée, Krick tire un coup de fusil. Le feu, le bruit, l’écho que les monts se

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renvoient les uns aux autres, enlèvent aux sauvages tout idée d’insistance. Ils se retirent en disant: «Va ton chemin, lentement!» Qui a tiré leurs mains du crime? Krick commence à respirer, mais les caravaniers lui jurent qu’il ne verra pas la prochaine nuit. 16 janvier. – «Tibet! À vous, ô mon Dieu, les prémices de ma joie!» Ainsi chante Krick, en fixant une croix à l’entrée de Oualong, premier village tibétain. Aussitôt là, aussitôt cerné. La foule, venue on ne sait comment, repaît sa curiosité. Lui, appuyé sur le fusil, la bouche inutilement ouverte (personne ne le comprend) veut causer du regard. Contact impossible! On l’a vu: on n’en veut plus. Chacun s’en va par où il est venu. Et le prêtre reste seul, à la merci des Michémis qui désirent le piller encore, face aux Tibétains indifférents. Il a échappé au massacre. Est-ce parce qu’il devra mourir de faim? Car, vous y avez pensé: les provisions n’ont pas suivi la bonne route. 18 janvier. – Deux jours plus loin, à Sommeux. Pour se laisser voir, Krick s’est installé sur une galerie. Les chanceux le regardent de près, palpent ses mains, fourrent leurs mains dans ses poches, leurs doigts dans sa bouche, dans ses oreilles. D’autres regardent des maisons voisines. Inspection satisfaisante! Une femme improvise un discours. Les pingouins firent de même aux explorateurs des pôles. Krick n’en saisit pas le moindre mot. Les sourires, les regards bienveillants lui apprennent que c’est un discours de bienvenue… À boire, on lui offre beaucoup. À manger: juste de quoi aiguiser la faim. C’est chic, quand même! 19 janvier. 7 heures du soir. En conférence avec Yong, gouverneur provincial, venu enquêter, vous vous doutez sur quoi! Krick s’exprime en assamais. Yong a un esclave d’Assam. On se comprend. L’esclave préambule: – Voici le raja des rajas, le roi des rois! La vie est dans sa droite, la mort est dans sa gauche. Il peut battre, couper, arracher les yeux, emprisonner, sans qu’on ait à dire un mot. Or, il vient à cause de toi. Krick salue à la française et répond: – «Je suis enchanté de faire sa connaissance.» Yong poursuit: – Qui es-tu? – «Je suis Français.» – Tu es Cachemirien. – «Non.» – Alors, tu es Népalien. – «Non.»

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– Alors, tu es Assamien. – «Non, te dis-je, Français; je suis Français: Ah Pharan.» – Ton pays, est-il grand? – «Oui, très grand.» – Y a-t-il un roi? – «Oui.» – C’est lui qui t’a envoyé? – «Il ne sait pas que j’existe.» – Tu es un espion. – «Je suis un honnête homme.» – Honnête? Je suis enclin à le croire. Tu es un officier anglais. – «Non, je suis Français.» – Que viens-tu faire ici? – «Je viens m’occuper de religion.» – Combien de temps resteras-tu dans notre pays? – «Toujours.» – Tu ne retourneras plus dans ton pays? – «Jamais.» – Tu mens. Tu ne peux rester. – «Pourquoi?» – Il y aura une grande guerre, ici. – «La guerre ne me dérange pas.» Yong pense que Krick n’a jamais vu la guerre de près. Lui et ses gens montent aussitôt une scène capable de faire déposer les armes aux Russes eux-mêmes. Les chefs se lèvent, tirent leur sabre, foncent sur des cavaliers imaginaires, piquent les murs, attaquent les parois. Krick rit de bon cœur; il y a si longtemps qu’il n’a pas ri. – Il y aura guerre comme ça! – «Comique, votre bataille!» – Tu vois, tu ne peux rester. Retourne dans ton pays. – «Je puis rester, je puis rester.» – Qui te logera? – «Je ne suis pas un mendiant, je puis faire venir de l’argent.» – Combien d’argent peux-tu avoir? Une livre? un morceau gros comme la tête? – «Je puis en avoir autant qu’il m’en faut.» – Aussi de l’or? – «Oui.» – Un morceau gros comme les deux poings? – «Non, pas si gros.»

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– Voici ce que j’ordonne: tu sortiras du pays pendant la guerre; tu reviendras ensuite. – «Raja, je ne puis me rendre, sans d’innombrables regrets, à ton ordre.» – Puisque tu ne veux pas sortir de notre pays, et que je crains de prendre mes responsabilités, je vais consulter un autre raja. Dans dix jours, je viendrai te donner ma réponse. Rima, la résidence du gouverneur, est une forteresse construite en triangle, dont un côté s’appuie à la colline, tandis que les deux autres se coupent à la jonction de deux vallons. Là, assis devant son bol de bière qui ne désemplit pas et devant ses sous-ordres, Yong discute. – Curieux, cet étranger! Il ne vient ni du nord, ni de l’est, car il n’est pas Chinois. Il ne vient pas de l’ouest; il n’est pas Cachemirien. Ni du sud non plus. Il n’est, dit-il, ni Anglais, ni Assamien, ni Népalien. Le Pharan, qui en a jamais entendu parler? Personne. Si le chef ne sait pas, nous, peuple, que saurions-nous? Ce n’est pas un espion: il ne peut rien. Ce n’est pas un commerçant: il n’a rien. Ce n’est pas un malfaiteur: il paraît être honnête. Mais alors, que vient-il faire ici? Nous ne saurions l’apprendre. – «C’est, peut-être, un lama défroqué: il se cache.» – Ce n’est pas un lama: il ne révère point les dieux; même, il donne à son chien la farine des offrandes. – «S’il lui arrivait malheur, qui nous châtierait?» – Personne. Son pays ne se trouve ni à droite, ni à gauche, ni en haut, ni en bas… Il a de l’or. Voyons si son or vient. Cependant, Krick, dans une salle commune où il lui faut céder la place, a faim, terriblement faim. Quelques sous sonnent encore au fond de ses poches; mais il faut songer à demain. En secret, aujourd’hui, un à un, il cueille les grains de riz que les poules ont oubliés sur le plancher. Dès qu’il en a une douzaine, il les croque lentement. 2 février. «Yong te donne des vivres, te donne des porteurs, te donne un passeport et t’ordonne de partir, dit un envoyé de Rima, et il ajoute: après la guerre, tu reviendras». Quatre hommes se chargent des hottes du missionnaire qui reprend le chemin des monts. Le peuple de Sommeux lui fait des adieux émouvants, des souhaits de retour auxquels Krick croit avec fermeté. Au reste, il y a tant de goîtreux à guérir, qu’il pense qu’une bonne dose d’iodure lui ouvrira enfin les portes de ce royaume…

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Deuxième voyage Le 16 janvier 1854, Krick, qui avait été nommé Supérieur de la Mission, écrivait au Séminaire de Paris: «Il me tarde de vous annoncer notre entrée et notre demeure au Tibet. Quoiqu’il n’y ait que peu de temps que je sois avec Mr Bourry, je puis déjà le juger un excellent auxiliaire, pour notre entreprise. Il est venu, ce matin, un chef des sauvages qui veut me conduire au Tibet.» (cf. Launay). Faute de mieux, ils suivirent la piste que Krick avait ouverte précédemment, portant à deux les mêmes croix. Les parents de Mr Bourry reçurent une lettre, où ils lisaient que leur fils marchait nu-pieds, depuis 40 jours (la route avait démoralisé toutes ses chaussures); qu’il ne disait plus son bréviaire: la pluie l’avait réduit en pâte; que, sans médecin, ni médecines, il s’était rétabli des fièvres, des coliques, des rhumatismes; qu’en ce mois de mai 1854, toujours en voyage, il ne manquait ni de riz pour sa faim, ni de joie pour son cœur. Plus tard encore, le Séminaire de Paris, par une lettre de Mr Krick, apprenait que l’expédition avait atteint le Tibet, en la fête de s. Jacques, apôtre; qu’elle se fixerait à Sommeux, le samedi, jour de Marie; que la population permettait d’espérer en grand. Puis, un long silence s’établit, qui ne voulait pas démentir ces bonnes nouvelles. À quelques lieues de Kotta, le soir venu, assis sur des cailloux, entre des rochers, de telle sorte que l’on n’aurait pas pu dire si l’on avait affaire à des pierres mouvantes ou à des hommes immobiles, des Michémis, peut-être une vingtaine, délibéraient, mystérieux et importants. Leur président, Kaïcha, terminait un discours qui semblait avoir été long. «D’ici à Sommeux, deux jours au plus. Là-haut, en «travaillant» bien, un jour suffit. Dans quatre jours, nous serons de retour, si les charges ne sont pas trop lourdes. Évidemment, nous laisserons leur part aux chefs tibétains…» Telle une hyène de la brousse, ce Kaïcha parcourait le Tsarong, le Dzayul, l’Assam, suivant les traces des voyageurs dont la mort lui apporterait quelques sous, semant partout ces contes vrais et faux, toujours vraisemblables. Cette fois, il rentrait du Tsarong. Au sujet des étrangers qu’il avait dépassés en route, les Tibétains l’avaient accablé de questions qui portaient sur leur état financier principalement, et de reproches qui portaient sur la pusillanimité des Michémis, de n’avoir pas osé attaquer des riches désarmés, sur leur culpabilité d’avoir introduit au Tibet des hommes douteux. Kaïcha saisit parfaitement le sens de ces innocentes paroles. Ce jour-là, la fièvre faisait voir à Mr Bourry la vie tout en bleu,

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presqu’en rose. Étendu sur son lit, d’abord il avait voulu compter combien il savait de mots tibétains: et les mots, un à un, s’étaient présentés au recensement, fidèles comme des conscrits. Alors, la mémoire les alignait, les sériait, les additionnait. Puis, comme les derniers chiffres du total vacillaient dans le flou, l’imagination présenta un autre sujet. Le malade vit défiler une procession de visages souriants: ceux à qui l’on avait apaisé une souffrance, donné un espoir, ceux que l’on prendrait au filet de la miséricorde. Il en était là, lorsque Krick s’approcha. – Avez-vous soif? – «Non, pas précisément.» – Trop chaud? – «Presque. Mais, enfin, je puis tenir le coup.» – Demain, vous serez quitte. Je vous laisse un moment. Je vais jusqu’au ruisseau. Et leur regard, par où se montrait mutuellement leur cœur qui n’était, en l’un, qu’une douleur de ce que souffrait l’autre, se bloqua une dernière fois, sans qu’ils le sussent, l’un contre l’autre, là, sous un rayon de soleil, en cette minute, avant l’éternité. Krick partit. Le malade entendit ses pas lourds s’éloigner, puis, d’autres pas s’approcher, rapides. Soudain, les gueules de Kaïcha et de sa bande étaient devant lui. Les sauvages ne le tuèrent pas tout de suite. Mais, avant qu’il n’eut la pensée de jeter un cri, ils s’étaient jetés sur lui, l’avaient bâillonné et muselé. Dès lors, ils s’attaquèrent immédiatement à l’autre moitié. Krick les vit bien venir, mais il ne se doutait de rien. Kaïcha lui chercha rogne, à propos d’une soi-disant injustice. Alors, le missionnaire comprit. Un rapide coup d’œil aux quatre coins, lui permit de voir que son petit boy assamien fuyait, qu’aux environs pas âme ne vivait. Son regard n’était pas revenu sur Kaïcha, qu’il recevait un coup de sabre à la nuque. Les sauvages finirent de le tuer, puis, le précipitèrent dans le torrent. Peu après, Bourry revit leurs mains ensanglantées. Il éprouva une grande envie d’aller rejoindre son confrère: il le rejoignit aussitôt. Tandis que les bandits préparaient leurs charges, le sang pur et chaud criait: «Vindica sanguinem in bono, Domine. Seigneur, vengez le sang en faisant du bien.» 33 Ainsi, Bonga n’avait-il pas reçu son baptême, dans l’eau et le sang, dans l’Esprit d’amour et de sacrifice? Le martyre…, que 33

Citation d’un verset du Ps. 78, 10 («Vindica sanguinem sanctorum tuorum qui effusus est»: Venge le sang versé de tes serviteurs) utilisé dans la liturgie d’un martyr.

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faut-il encore pour fonder une église? Il faut «évangéliser les pauvres, délivrer les captifs, rompre les chaînes de ceux qui sont enchaînés, publier l’année grasse du Seigneur.» 34 Évangéliser, publier quand on ne peut pas parler! Grand dam des statistiques!… Renou ne pouvait revêtir son étole, prendre sa croix et crier aux païens: «Voilà le Dieu que vous devez adorer!» sans se faire mettre irrévocablement à la porte. La parole de Dieu est ce froment que le semeur-Dieu, sorti du ciel, vint jeter sur la terre. Mais on ne sème pas sur la roche, dans la brousse! Mais, s’il n’y a que des roches? Alors, ce n’est pas de semer que Dieu demande, c’est de défoncer. C’est un long travail inévitable, obscur, le seul peut-être agréable à Dieu. Guérir les malades? Le missionnaire peut, tout au plus, les soigner. Renou s’adonnait à cette œuvre, sans limite. Délivrer les captifs? Renou acheta des esclaves, et il les acheta nus, car, selon l’explication d’un vendeur, au Tibet, si l’on vend un âne, on le vend sans bât: si l’on vend un esclave, on le vend sans habits. Briser les liens? Au seuil de la porte, un lama, bel animal-homme, la tête baissée, avançait une main, présentait sa langue 35. – Que veux-tu? Entre donc. L’homme fit un pas, posa son arrière-train sur le plancher, regarda si un témoin l’épiait puis débita son discours, harmonieux ruisseau de paroles qui sortaient non pas, certes, des sources du cœur. Le lama venait d’un monastère du Kham, où son oncle était supérieur. Pour apaiser un scrupule, il avait entrepris, en compagnie de sa sœur, un pèlerinage autour de la montagne sainte, dont un contrefort venait jusqu’à Bonga. Or, sa sœur s’était «délivrée», hier, au bord de la route. Elle souffrait fort; sans remèdes, elle succomberait certainement. – Ta sœur? Je n’en crois rien. Tu serais moins généreux pour elle. Sûrement, c’est ta femme. – «Vous ne vous trompez guère.» – Et ta femme a oublié le même vœu que toi? – «Sans doute aucun.» – Qu’allez-vous faire de l’enfant? – «Mon oncle m’a ordonné de le lancer au fleuve.» – L’aimes-tu? 34

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Lc 4, 14, 20: versets appliqués aux débuts de la vie publique du Christ et de son ministère. On sait que ce geste équivaut, dans la civilisation tibétaine, à un salut courtois et respectueux.

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– «Beaucoup.» – Ta femme, la quitteras-tu? – «Ça me coûte trop, vraiment.» – Cependant? – «Il n’y a pas d’autres solutions. Comment pourrais-je rentrer à mon couvent?» – Reste avec moi. Vous pourrez vous sauver, tout en vous aimant. Le fils de ce lama converti pensait devenir prêtre: il mourut au Séminaire de Tatsienlou. Après quatre ans d’un tel travail, la mission de Bonga possédait une ébauche d’orphelinat, où étaient pensionnés 8 garçons et 3 filles. Elle comprenait environ 20 baptisés et 40 catéchumènes. Mr Fage, depuis une année déjà, avait rejoint Renou. Selon toute vraisemblance, Dieu n’allait pas refuser d’ouvrir son royaume au timide troupeau. Les bandits «Tous des mêmes! Ils sont tous des mêmes!.» Pour la centième fois, le bouddha-vivant, Guieltsé, lançait son dé sur la coupe d’argent. Il voulait savoir ce que pensaient les dieux au sujet des étrangers de Bonga. Et les dieux semblaient insinuer qu’il existait une certaine analogie entre eux et M.M. Krick et Bourry. Ni Ouangtsé, expropriétaire de Bonga, ni Tchiamba Tsering, noble de Menkong, ni Tunjroug, ex-préfet du Tsarong, n’ajoutaient foi à la science divinatoire du lama. Ils croyaient plus volontiers au hasard. Or, le hasard exige qu’un homme ne se trompe point toujours. Comme, en affaires importantes, le lama s’était trompé jusqu’à aujourd’hui, où il avait cinquante ans, aujourd’hui, il devait normalement dire la vérité, d’autant plus que cette vérité facilitait singulièrement leurs machinations. Si, en effet, Renou et Fage n’avaient pas de défenseurs plus forts que Krick et Bourry martyrisés récemment, on pourrait les malmener sans risque. Les malmener? Pourquoi? Ces trois personnages en voulaient aux missionnaires, pour des raisons particulières, chacun la sienne, et pour des raisons générales. Guieltsé, lui, attendait quelques substantiels cadeaux. Les missionnaires habitaient Bonga, depuis cinq ans, et les cadeaux n’étaient pas encore venus. Ils étaient donc, ou pauvres, ou avares: dans les deux cas, ils méritaient une sérieuse punition. Chiamba Tséring trouvait que ces fermiers chinois, qui n’avaient de chinois que la robe et la langue, ne dépensaient pas assez. Les laisser vivre

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en paix n’était pas rémunérateur du tout: il fallait essayer une autre ligne de conduite. Aux yeux de Ouangtsé, l’aliénation de Bonga n’était plus valide. Celui-ci avait vendu sa brousse, avec la certitude que Renou y mourrait, ou de fièvre, ou de privations, ou d’isolement; que ses champs vendus reviendraient gratis au fief familial, après la mort d’icelui. Or, Renou se portait à merveille: il était entouré de monde et, même, de successeurs; les champs, de plus en plus féconds, menaçaient sérieusement de déserter, sans espoir de retour, le fief familial. «Mes champs! mes champs! Un coup de couteau, et je les aurai», disait Ouangtsé. – Pas si vite! répondait le lama; si ces gens plaisent au peuple, il faut les tolérer, sinon, que le peuple les chasse lui-même! Pour ébranler le peuple, on ferait naître la rumeur que les commerçants chinois sont des hôtes inutiles, dangereux, riches et sans défense, ou bien pauvres et sans vertus, des riches que l’on pillerait impunément, ou bien des pauvres que l’on chasserait sans danger. Quant à la raison commune de leur mécontentement, ils la tairaient. C’était une jalousie de sentir une entreprise prospérer entre des mains pour lesquelles, naturellement, on n’éprouvait que de l’aversion. C’était aussi une inquiétude de constater que les habitants de Bonga se conduisaient autrement et mieux que le peuple tibétain. À laisser faire ces Chinois, on risquerait une révolution… Ce furent les Abennois (Aben: hameau voisin de Bonga), qui ouvrirent les hostilités, d’une manière piquante, cynique, à la russe. Ils avaient soumissionné, auprès de Renou, la construction d’une route reliant la ferme à leur village, et reçu, à cette occasion, une avance pécuniaire raisonnable. Naturellement, le jour où l’on devait terminer les travaux, rien n’avait été commencé! Des explications eurent lieu, pendant lesquelles les missionnaires se fâchèrent un peu et les Abennois s’indignèrent, qui, un beau jour, sans autre préambule, envahirent la résidence et, braquant leurs fusils sur les deux prêtres, dirent: – Chinois, rendez-nous nos terres. – «Ah! ça, lesquelles?» – Jadis, Bonga nous appartenait, ne le saviez-vous point? – «Du tout! Du tout! Vous qui le saviez, pourquoi ne nous avezvous pas avertis plus tôt: le jour où nous signions le contrat, par exemple?» – Excusez-nous, nous n’y avons pas pensé, ce jour-là. Mauvaises raisons! Pillage classique, pensent les missionnaires. Toutefois, comment y parer? Par la force: c’était momentanément possible,

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mais combien dangereux! La lutte dégénérerait infailliblement en duel, où un peuple entier mettrait son point d’honneur à écraser deux faibles étrangers. Par la patience: c’était la loi, la voie, la vie du christianisme. Mais, cette patience devait être infinie, comme les exigences des sauvages seraient sans limites. Pendant les secondes que durèrent ces réflexions, les agresseurs avaient eu le temps d’allumer le feu, aux quatre coins de la ferme. Déjà, les flammes s’enroulaient aux colonnes, tel un sinistre feuillage rouge. «On peut s’arranger», fit Renou, sûr, en effet, qu’on ouïrait ses paroles. De fait, 27 onces d’argent offertes sans amertume aux chefs du corps expéditionnaire, désarmèrent les assassins, éteignirent l’incendie. Quand ils eurent reçu, en outre, deux livres de beurre pour les travaux qu’ils n’avaient point effectués, les Abennois se retirèrent en maugréant, oui! (la comédie l’exigeait), au fond, pas fâchés du tout. Le rideau était tombé, depuis un mois, sur cette scène, lorsque Chiamba Tséring inaugura le second acte. Son jeu était la simplicité même. Il entra sans frapper, s’assit sans façon, et se mit à injurier les prêtres, à mort. Si on lui montrait la porte, il interprétait ce signe comme un crescendo, et les menaces, les jurons, les blasphèmes, les impudicités sortaient, en vomissement méphitique, de sa bouche infernale. Si on faisait mine de le vouloir écouter, une andante de raisonnements odieux établissait qu’aux étrangers, origines de toutes les injustices, il n’était plus permis de se chauffer au soleil. Bref, c’était le diable qui «dégobillait». Et il «dégobilla», jusqu’à l’épuisement le plus complet. Alors, comme calmant et, surtout, pour salaire de ses insultes, Chiamba Tséring daigna agréer un peu de beurre, beaucoup de thé, passablement de «galette». Le bouddha Guieltsé, lui, se réservait le clou du théâtre. Il présenta des émissaires, qui présentèrent des excuses semblables à des condoléances. – Chinois, vous voici bien malheureux! Ces bandits de Pö (Tibétains), il faudrait les décapiter tous, et le même jour! – «C’est ce qui finira par arriver, car celui qui fait le bien vit de bonnes œuvres; celui qui fait le mal meurt de son péché.» – Désormais, ne vous laissez pas faire, résistez. Si vous daignez avoir besoin de nos bras, nous demeurons tout près d’ici. –«Vous connaissez nos ennemis mieux que nous ne les connaissons nous-mêmes. Si vous leur disiez de bonnes paroles, certainement, vous mériteriez notre reconnaissance.»

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– Nous leur dirons ceci, et cela… Maintenant, nous, pauvres, faisons appel à votre générosité. Entre ce jour d’hui et demain, il nous faut trouver 40 taëls (onces). Comment nous en tirerons-nous, si les savants chinois ne viennent à notre aide? – «Nous avons subi deux pillages, en deux mois. Veuillez penser que nous n’avons plus d’argent.» – Vous, Chinois, vous aimez ceux qui vous maltraitent et vous maltraitez ceux qui vous aiment. Réfléchissez longuement et envoyez-nous votre dernier mot. Quinze jours après, les portes de la résidence cédaient à la poussée d’une meute en furie. Un peu partout, contre les fenêtres, les cloisons, il grêlait des balles, du plomb, des cailloux. Un néophyte blessé pleura, qui faillit ainsi faire perdre la tête aux assaillants et aux assaillis. Vite, Renou prêta aux emprunteurs, donna aux quémandeurs. La journée lui coûta 80 taëls. Le lendemain, Mr Fage, rappelé à Tatsienlou par son évêque, s’en allait, le cœur bien gros, accompagné par la tristesse de laisser son confrère sans défense, entre les griffes de Satan. Lorsque les hommes ne craignent pas d’autres freins que le souci des convenances, remplir une bouche c’est en ouvrir une autre, céder par amour de la paix c’est donner lieu à de nouvelles chicanes. Le succès avec lequel beaucoup avaient exploité la mine Renou, forcément, devait multiplier et le nombre et la rapacité des exploiteurs. Bientôt, une nouvelle troupe se lançait sur la mission. Son but était de trouver 250 onces d’argent. Les moyens ordinaires, bris de meubles et de portes, coups de fusil, mitraille de pierres, furent d’abord employés. Puis, vu l’importance de l’affaire (pensez! 250 taëls, ce n’est pas rien!), on imagina du neuf. Tandis qu’une bande s’occupait activement du missionnaire, d’autres s’emparaient de l’argent, s’emparaient de tout. Et ce tout, en fin de compte, ne faisait que 5 taëls. Personne ne s’y laissa prendre. Évidemment, Renou avait caché le métal. C’était une circonstance fort aggravante de ses torts! Il dut exhiber la somme cachée et promettre, sous caution, d’en payer une plus importante, dès que le temps le permettrait. Qui s’émurent alors? Ce furent les préfets de Menkong. Ils ne s’étaient pas encore invités au festin, et les invités étaient déjà au dessert! Mandé à Menkong, tout malade des coups qu’il venait d’enregistrer, le missionnaire s’excusa poliment de ce que des malfaiteurs, au vu et au su des autorités, l’avaient battu, injurié, et pillé. Ensuite de quoi, les (juges) chefs voulurent bien recevoir pour leurs bons offices, ce que le mission-

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naire possédait encore: du bétail, du thé et la promesse d’un paiement en valeur liquide. Enfin, le plus chic des bandits fut un assassin qui commença son discours ex abrupto: – Chinois, les lamas de Tchraya m’envoient chercher ici mille taëls. – «Mille taëls? Tu es fou. Cherche-les, et si tu les trouves, tant mieux pour toi!» – Si tu ne les as pas, comme à l’impossible personne n’est tenu, tu peux donner tes mains et, si tu tiens beaucoup à tes mains, donne tes pieds. Et, se ravisant: le plus simple serait que tu donnes ta tête! En définitive, il n’emporta ni les mains, ni les pieds, ni la tête du missionnaire: il se contenta de quelques objets qui plaisaient particulièrement à sa vue. En toutes ces choses, surtout si l’on est dans un fauteuil, confortablement assis à siroter des liqueurs, on trouvera qu’il y a de l’humour, que ces bandits sont de parfaits gentlemen. Oui bien! Mais l’humour qui déshonore les hommes de bien, qui insulte à la vertu, qui appauvrit les pauvres, fait pleurer les orphelins, cet humour-là, n’est-ce point du sadisme, et quel sadisme? Cependant, Renou n’avait bientôt plus que ses habits, et les pillards continueraient à piller. On le déshabillerait, un beau jour, certes. Que dis-je? On l’épilerait, si les poils avaient eu la moindre valeur commerciale! Partir s’imposait à tout prix. Renou s’exila donc à Tchamoutong. Il était bouté hors du Tibet, mais ses ennemis ignoraient en quoi consistait leur victoire. 167 3.– Allez, enseignez toutes les nations Aux chères âmes de notre Patrie et de partout qui, parmi les choses du monde, se préoccupent du Royaume de Dieu. «Vous nous écrirez», disaient ceux que nous vîmes en partant. Et nous avons promis. Mais parce qu’il nous fallait étudier trop de langues, parce que, pour écrire des choses qui valent la peine d’être lues, il faut les avoir vécues, nous n’avons pas tenu notre promesse. Aujourd’hui, après bientôt trois ans de mission, sachant que vous désirez plus vivement de nos nouvelles, sachant que votre désir n’est pas

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une vanité, mais un signe d’inquiétude religieuse et de zèle, je veux bien, autant que possible, satisfaire à votre charitable et légitime curiosité. Par respect pour vous, donc, le soir, après une journée de travail, j’écris ces lignes. Et je les écris dans une chambre de malade. Près de moi, un Confrère suffoque, tourmenté par la typhoïde 36. Presque mort, il offre ce qui lui reste de sa vie, pour la propagation de la Foi. Par respect pour Dieu, à qui seul doit penser un missionnaire, par respect pour cette souffrance d’un jeune prêtre que les siens ne peuvent atteindre, par respect pour notre Saint-Père, le pape Pie XI, qui demande, qui exige la conversion réelle et actuelle de tous les infidèles, veuillez, vous-mêmes, ne pas me lire, sans prier un peu. Car la conversion de tous les infidèles est l’œuvre de tous les fidèles; car toute prière est une montée vers Dieu. Or, c’est pour qu’ils s’élèvent vers lui, que Dieu créa les hommes, et c’est pour qu’ils s’élèvent plus vite et plus haut, qu’il les laissa tomber si bas. Et maintenant, un peu de géographie. Savoir de quoi il s’agit, savoir où l’on est, plaît à tout le monde. Le Tibet, c’est une autre terre, au-dessus de notre terre, que deux murailles, l’Himalaya au sud, le Kouen Lun au nord, soutiennent, en la dépassant, à une altitude de 4-5-6 mille mètres. De là, dit la légende, il ne reste plus qu’à gravir, par les degrés du ciel, ce qui s’élève encore des chaînes bordières, pour dépasser le toit du monde et arriver au séjour des dieux. Ce ne devait être, primitivement, qu’une mer intérieure, une mer prisonnière, là-haut, entre les montagnes. Puis, par une dépression vers l’est, face à la Chine, l’eau réussit à s’évader en quatre fleuves: l’Irraouadi et toutes ses ramifications, la Salouen, le Mékong et le Fleuve-Bleu. L’ancienne mer n’est plus que glaciers et marécages; mais d’eux, les quatre fleuves continuent leur éternelle naissance. Ils forment quatre vallées, d’abord à peu près parallèles: il faudrait dire quatre Valais, comme le nôtre: dans la région de Conches avec, toutefois, des versants plus abrupts et beaucoup plus élevés. Vous avez ainsi, dans les plaines, les interminables rizières; plus haut, les champs, les forêts et les neiges; en un rien de distance, toutes les cultures. Vous voyez donc que le Tibet comprend deux régions très différentes: la région des hauts plateaux – la terrasse – et une région plus basse – l’affaissement de cette terrasse.

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Le chanoine Cyrille Lattion (v. Lettre 92).

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Maintenant, quand on parle du Tibet, il ne faut penser qu’à cette première partie; l’autre appartient à la Chine depuis le xviii e siècle 37. Aussi bien, c’est par erreur qu’on nous place au Tibet. Nous sommes aux frontières du Tibet, dans la vallée du Mékong, en territoire chinois, à trente étapes de Lhassa, capitale du Yunnan, notre province. Ce qu’on voit au Tibet Mais ces renseignements trop scolaires vous fatiguent. Vous aimeriez voir les choses, non pas les étudier. Essayons donc de vous les faire voir. Pour cela, permettez une répétition. Imaginez une muraille: l’Himalaya. Elle se termine en créneaux blancs de neige, chacun aussi formidable que le Cervin. Grimpez la muraille. Passez entre deux créneaux, descendez, et vous voici au Tibet. Soufflez un peu. Installez-vous sur ce granit. Le vent léger, nerveux, vous gerce le visage. Faites comme tout le monde: prenez du beurre plein les mains, passez-en par tout le corps. Les yeux pleurent à leur aise: pour eux, point de remèdes. Le cœur saute, comme disent les Chinois. Il n’y faut pas penser: c’est le meilleur soin. N’oubliez pas que vous êtes sur le toit du monde! Qu’est-ce qui vous frappe? Rien. Pourtant, vous ressentez une angoisse que vous n’avez jamais connue. Devant vous, une plaine; plus loin, une montagne derrière laquelle vous devinez une autre plaine, une autre montagne. Pays identique et identiques paysages, dirait Gonzague de Reynold 38 Là, une herbe rare pousse. À peine sortie de terre, le soleil et le vent la fripent. Elle craque presque, sous les pieds, comme de l’herbe gelée. Les fleurs, ça c’est vif, mais épais comme du drap; ça n’est point délicat, mais résistant comme les édelweiss qui abondent; ça vous renvoie au soleil tous les feux qui en viennent; leur parfum vous brûle le gosier. Soudain, un passage brusque de corbeaux très noirs, noirs dans le ciel bleu. Vous les entendez avant de les apercevoir; leurs cris semblent ne plus quitter vos oreilles, parce qu’à part un ruisseau, là, tout près, qui bat la roche, vous n’entendrez plus rien de tout le jour. Une antilope, un daim peuvent passer: ils passeront silencieux, sans déranger personne.

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Toute la partie orientale du Tibet était depuis trois siècles sous souveraineté chinoise. La région autonome du Tibet – le Tibet interdit – ne comptait guère qu’un million et demi de Tibétains d’origine. Homme de lettres (1880-1970), professeur de littérature française à l’Université de Berne, puis d’Histoire de la civilisation à celle de Fribourg.

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Quant à cette ligne, longue et droite, d’herbes foulées, où paraissent des cailloux, des empreintes de fer à cheval, c’est une route, une grande route que, de mois en mois, suivent les paisibles caravanes. Et c’est tout, pour aujourd’hui: rien d’autre à voir, à entendre, ni à sentir. Le Tibet, c’est la solitude même, une solitude qui fait peur car rien ne rapproche autant de Dieu. Mais peut-on se rapprocher de Dieu sans trembler? En attendant, reposons-nous: mangeons… à la tibétaine. J’ai, dans un sac en peau de mouton, de la farine d’orge grillée; dans un autre sac en toile, du thé, thé grossier, mi-feuille, mi-bois, que les cultivateurs, après en avoir tiré les premiers sucs, ont préparé en petits cônes, et que les commerçants ont apporté d’une région située à cent jours d’ici. Cette vessie de porc, qui n’inspire rien de bon, contient du très bon beurre. Disons à notre serviteur indigène, à notre boy, de préparer le repas. Un riche, en effet, a toujours son serviteur, et un Européen, par ici, est toujours riche. Le boy, donc, allume un feu d’herbes ou de bois, s’il y en a, ou de la bouse séchée, s’il n’y a pas d’herbe ni de bois. Il fait cuire le thé, qu’avec du sel et du beurre, il verse dans la baratte, exactement la même baratte cylindrique qu’on employait, chez nous, pour battre la peu abondante crème d’automne. Pour le frapper, 50 coups, ni plus, ni moins. Ainsi, vous goûtez le délicieux thé au beurre. Le pain, je le ferai moimême, par esprit de propreté. Je prends de la farine, en remplis un bol, arrose la farine de thé, pétris la pâte, en fais une boule grosse comme une pomme; et ce pain qu’on appelle tsampa, sera notre repas. Qui a bien mangé dort mieux encore. À la nuit tombante, le boy avive le feu. Il étend vos deux couvertures, entre lesquelles vous vous glissez, puis, respectant votre noble personne, s’éloigne de quelques pas et se livre à un sommeil que rien ne saurait troubler. Vous-même accomplissez une triple besogne: dormez, afin de vous lever demain, au soleil levant, frais et dispos; entretenez le feu, afin de ne pas geler; retournezvous, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, afin de présenter au chaud la partie du corps refroidie… Aujourd’hui, à la recherche de l’imprévu, nous allons passer ces hautes montagnes. Et quelles rudes ascensions, que les leurs! Sur ce sujet, laissons parler le Père Huc 39. 39

Le lazariste Évariste-Régis Huc (†1860) visita la Chine et atteignit Lhassa en janvier 1846. Il a laissé, de son périple, un récit qui connut un succès non démenti: Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, auquel les extraits suivants sont empruntés.

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récits, croquis, nouvelles et journal Du Bourhan-bota, col, je crois, de 5 à 6 mille mètres d’altitude, émanent des gaz pestilentiels, asphyxiant presque complètement les hommes et les bêtes qui les respirent. Au pied de la montagne, la caravane fit halte, pour reprendre des forces, mangea quelques gousses d’ail par mesure hygiénique, puis elle commença à grimper. Bientôt les chevaux se refusent à porter les cavaliers, et chacun avance à pied et à petits pas. Insensiblement, les visages blêmissent; on sent le cœur s’affadir, et les jambes ne peuvent plus fonctionner; on se couche par terre, puis on se relève pour faire encore quelques pas; on se couche de nouveau et c’est de cette façon déplorable, qu’on gravit ce fameux Bourhan-bota. Mon Dieu! quelle misère! On sent ses forces brisées, la tête tourne, tous les membres semblent se disjoindre; on éprouve un malaise tout à fait semblable au mal de mer. Et malgré cela, il faut conserver assez d’énergie, non seulement pour se traîner soi-même, mais encore pour frapper, à coups redoublés, les animaux qui se couchent à chaque pas et refusent d’avancer.

C’est presque surhumain, et pourtant, l’homme en peut encore davantage. Ce fut au mont Chaga, que commença sérieusement la longue série de nos misères. La neige, le vent et le froid se déchaînèrent sur nous, avec une fureur qui allait croissant de jour en jour. Les déserts du Tibet sont, sans contredit, les pays les plus affreux que l’on puisse imaginer. Le sol allant toujours en s’élevant, la végétation diminuait à mesure que nous avancions, et le froid prenait une intensité effrayante. Dès lors, la mort commença à planer sur la caravane. Le manque d’eau et de pâturage ruina promptement les forces des animaux. Tous les jours, on était obligé d’abandonner des bêtes de somme qui ne pouvaient plus se traîner. Le tour des hommes vint un peu plus tard. L’aspect de la route nous présageait un bien triste avenir. Nous cheminions, depuis quelques jours, comme au milieu des excavations d’un vaste cimetière. Les ossements humains et les carcasses d’animaux, qu’on rencontrait à chaque pas, semblaient nous avertir que, sur cette terre meurtrière et au milieu de cette nature sauvage, les caravanes qui nous avaient précédés n’avaient pas eu un sort meilleur que le nôtre. Pour surcroît d’infortune, M. Gabet tomba malade. La santé commença à l’abandonner, au moment même où les difficultés de la route semblaient exiger un redoublement d’énergie et de courage. Le froid excessif qu’il avait enduré au passage du mont Chuga avait entièrement brisé ses forces… Et nous avions encore deux mois de route à faire, au plus fort de l’hiver. Oh! que l’avenir était sombre!

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Nous arrivions insensiblement vers le point le plus élevé de la haute Asie, lorsqu’un terrible vent du nord, qui dura pendant quinze jours, vint se joindre à l’affreuse rigueur de la température et nous menacer des plus grands malheurs. Le temps était toujours pur, mais le froid était si épouvantable, qu’à peine, à midi, pouvait-on ressentir un peu l’influence des rayons du soleil. Encore fallait-il avoir soin de se mettre à l’abri du vent. Pendant le reste de la journée, et surtout pendant la nuit, nous étions dans l’appréhension continuelle de mourir gelés. Plus de quarante hommes de la caravane furent abandonnés, encore vivants, dans le désert, sans qu’il fut possible de leur donner le moindre soulagement. On les faisait aller à cheval ou à chameau, tant qu’il y avait quelque espérance; mais quand ils ne pouvaient plus ni manger, ni parler, ni se soutenir, on les exposait sur la route. On ne pouvait s’arrêter pour les soigner, dans un désert inhabité, où l’on avait à redouter les bêtes féroces, les brigands et, surtout, le manque de vivres. Ah! quel spectacle affreux de voir ces hommes mourants, abandonnés le long du chemin! Pour dernière marque d’intérêt, on déposait, à côté d’eux, une écuelle en bois et un petit sac d’orge; ensuite, la caravane continuait tristement sa route. Quand tout le monde était passé, les corbeaux et les vautours, qui tournoyaient sans cesse dans les airs, s’abattaient sur ces infortunés qui, sans doute, avaient encore assez de vie pour se sentir déchirés par ces oiseaux de proie.

Voyager sur de telles terres, en compagnie d’un confrère malade, c’est peut-être la peine la plus fréquente et la plus lourde du missionnaire. On ne vit plus pour soi-même; on vit seulement en celui qui souffre. Et l’on pleure tout seul, dans son cœur, parce que l’on va perdre, non pas un ami, ni un frère, mais un compagnon d’idéal et de misère. Puis l’on voudrait se révolter contre sa propre impuissance. Souvent, au début, c’est un mal si facile à guérir; mais, pour guérir ce rien, l’on n’a rien non plus. L’on pense aux mots des Psaumes: «Ils allaient pleurant, ensemencer leurs champs. Euntes ibant et flebant mittentes semina sua. Le temps de revenir joyeux, chargés de gerbes n’a pas encore sonné. Venientes autem venient cum exsultatione, portantes manipulos suos.» 40 Une caravane N’allons pas mourir ici. Redescendons… Au loin, une traînée noire se meut vers nous: sans doute, une caravane. Bientôt, un à un, une centaine de mules et de mulets défilent à nos yeux, lentement, comme s’ils 40

Cf. Ps. 125, 6.

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n’étaient faits que pour marcher et devaient marcher jusqu’à la mort. Pas plus hauts que des ânes, le poil long et soyeux, le pied très sûr, ils portent du thé, du sel, du drap, aux quatre coins de ce pays désolé. En tête, s’avance une mule, belle et forte, qu’on appelle mule de tête. Elle porte sur le front un miroir soigneusement bordé de drap rouge, au cou une sonnette. C’est elle qui guide la troupe dont elle a la responsabilité, en même temps qu’elle dresse à cette besogne de conductrice une compagne qui la remplacera plus tard. Elle connaît la route, elle, la guide. Elle peut s’y aventurer de nuit. Choisir une piste, entre trois, entre quatre, ne lui demande pas de temps. Au reste, si elle hésite, l’homme qui la surveille de loin l’avertit, par des jurons et des cailloux. Alors, tous ses instincts se réveillent: plus allègre et plus sûre, elle s’en va dans le bon chemin. Devant une autre caravane, elle calcule à qui il convient de céder. Suivant le cas, elle s’arrête ou continue. Enfin, le soir, quand elle hennit, l’on sait que l’on a marché six heures et qu’il faut préparer le campement pour la nuit. Quand ses jambes se mettent à trembler, que ses yeux s’attristent, alors on l’allège de la charge, on lui enlève la sonnette et le miroir: elle redevient «seconde». On ne la tue point: elle se tuera elle-même. Marchant jusqu’au bout de ses forces, elle s’affaissera, un jour, sur la route; de ses yeux mi-morts, suivra les dernières compagnes; de ses oreilles, écoutera leurs derniers pas; puis, s’endormira, sous les premières griffées des charognards. Parfois, ce sont des yacks: bêtes puissantes, mâles et femelles, les unes et les autres semblables aux bœufs de la race d’Hérens 41, toutefois moins hauts sur jambes, à la peau si dure qu’il faut être habile pour la percer d’un coup de couteau, au poil si épais et si long, qu’aucune pluie, aucun froid, ne pourrait pénétrer. Le yack est la chose, l’être par excellence du Tibet. Il laboure, porte le bois, accomplit tous les gros travaux. La femelle, en plus, donne, par jour, jusqu’à 4-5 litres de lait, d’où le paysan tire un beurre jaune et parfumé, comme celui de nos alpages. Son excellente chair, trop précieuse, est le met des grandes fêtes. C’est en se chaussant avec sa peau que l’on peut affronter les grandes ascensions de l’hiver. Il craint la chaleur et, sous peine de mort, il faut qu’il s’abreuve, chaque jour, aux eaux vives des montagnes. Alors, lui, en voyage, il prend son temps. Il n’a pas du tout l’ambition de la vitesse. Dix à quinze kilomètres, c’est son étape. Il est vrai que 41

Sur cette race bovine, v. Lettre 98.

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le maître ne le chasse pas, car lui aussi vit de la route. Je ne sache pas d’homme plus voyageur que le Tibétain. La route lui est plus familière que la maison. À ensemencer quelques champs, à récolter quelques mesures de céréales, une femme et des marmots suffisent. L’homme, sans travail chez lui, passe son temps à marcher. Il revient se chauffer près de son feu, une ou deux fois par an; donne quelque argent à la mère de famille, distribue quelques menus cadeaux aux enfants, puis raconte ce qu’il a vu; et puis repart dès qu’il a fini d’intéresser son monde. Si l’épouse trouve la séparation trop longue, il lui est permis d’épouser successivement chacun des frères cadets du mari. Pour éviter les discordes et les jalousies, on ne se trouvera à la maison qu’un seul homme à la fois. Une lamaserie Vous me dites: «Ces maisons blanches, là-haut, si bien exposées, qu’est-ce que c’est?» – C’est une lamaserie. «Mais encore, une lamaserie?» – Une lamaserie, c’est un village; parfois, une ville autour d’un temple. Dans le temple, résident les dieux. Dans la ville ou le village, résident les prêtres des dieux. Le temple, rien ne peut vous en donner une meilleure idée qu’un chœur d’église ou, si vous préférez, une église sans nef 42. Au fond, les autels: grand autel du dieu principal, bas-autels des dieux subalternes, devant qui s’épanouissent des bouquets de fleurs, s’évaporent des bols de goutte, et brûlent des bâtonnets d’encens. Un degré plus bas, dans des stalles perpendiculaires aux autels, les lamas psalmodient ou chantent leurs dévotions: les plus âgés assis plus près des dieux, les plus jeunes plus près de la porte. Ils s’égosillent tellement, que les novices se lassent à remplir de thé les bols de bois mis là, à même la main de chaque homme. Le son des trompettes, des cymbales, des tambours, soutient, de temps à autre, l’envolée des prières. Il faut remarquer que, dans cette religion très vivace, souvent analogue à la nôtre, le peuple n’a aucune place auprès des dieux. Incapable lui-même d’honorer les esprits dont il a trop peur, il délègue, pour ce devoir, des lamas qu’il sustente de son propre travail. Tandis que, chez nous, si le prêtre occupe la plus digne, le peuple, lui, occupe la plus grande place, et c’est la voix de tous les croyants qui a poussé si haut les voûtes de nos cathédrales (Paul

42

Les premiers voyageurs avaient eu également recours à ces analogies qui les avaient frappés entre le culte chrétien et celui du bouddhisme tibétain: des emprunts faits aux Nestoriens dès le Haut Moyen Âge les expliquent.

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Claudel). Jamais les dieux se sont rapprochés d’une nation, comme Dieu s’est rapproché de nous, affirmait s. Thomas 43. En effet, vous, Jésus, vous êtes des nôtres, Emmanuel, nobiscum Deus. Leur office terminé, à part quelques prières aux dieux domestiques, quelques exorcismes pour lesquels on les invite çà et là dans les maisons, il ne reste plus aux lamas qu’à se divertir. Ils se divertissent bien. Excellents cavaliers, habiles brigands, ils savent inspirer du respect, même aux autorités chinoises. Ils ont pu, jusqu’à présent, empêcher l’évangélisation du Tibet. – Montagnes, lamaseries, caravanes, que peut-on voir en outre, au Tibet? Un menu peuple qui laboure ou qui paît des troupeaux de moutons et de yacks; parfois, des files de pèlerins qui demandent à la route de soulager leur conscience. Et c’est tout. Là, point de villes; une seule cité – Lhassa – mériterait ce nom. Mais elle n’a pas plus de 7.000 habitants, et deux autres bourgs, seulement, lui sont comparables, l’un et l’autre de 2 à 3 mille habitants. Je vous ai dit que nous n’étions pas au Tibet. Vous voudriez donc savoir ce que l’on voit chez nous? On y voit tout ce que je viens de décrire puisque, jadis, la région était tibétaine, en plus des chinoiseries, puisque nous sommes en Chine. 4.– Deux nouvelles Il s’agit, maintenant, de pénétrer l’âme de notre peuple afin, qu’ainsi, vous sachiez comment nous vivons et ce que nous faisons. On ne connaît pas quelqu’un, si l’on n’a pas vécu avec lui. Voici donc quelques bouts de vies humaines, quelques pages découpées, pour vous, dans ce livre que les hommes écrivent inlassablement sur la terre. Bonne-Lune, ou l’esprit qui s’en va et ne revient pas C’était un jeune païen qu’on remarquait tout de suite, au milieu des autres. Il ne s’en allait pas quand le Père traversait le village, fumant la pipe, sur sa grosse mule blanche, mais il le regardait comme ça: comme si, entre les deux, il y avait eu quelque chose de sous-entendu, une amitié vieille, pourtant inconsciente, qu’un rien révèlerait à elle-même. Ce matin-là, le Père passa à pied; il le rencontra. On le rencontrait toujours. 43

À propos de l’Incarnation, reprenant Deut. 4, 7.

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– Comment t’appelles-tu, dit le Père? – Je m’appelle Bonne-Lune. – Bonne-Lune, donne-moi à boire. (Cette parole que le Christ proféra près du puits 44, qu’il redit encore toujours, étant toujours sur la terre à avoir soif dans ses membres.) – Et l’enfant partit plus vite que les autres, revint avec une louche de bois pleine d’eau fraîche. Le Père but, sans même faire couler un peu d’eau pour désinfecter les bords de la louche que les lèvres allaient toucher. Il rendit la louche et dit: – Tu es bien gentil. Que fait ton père, Bonne-Lune? – Mon père est mort. – Et ta mère? – Ma mère aussi a quitté ce monde. – Qui donc s’occupe de toi? – Mon aîné. – Bien, un jour, j’irai le voir; veux-tu? – Je serais bien content. Et le Père continua sa route, tout seul, dans le village entièrement païen, hostile presque. Puisque personne ne lui parlait, il parlait tout seul avec son âme: «Qui sait? Si cet enfant était la récompense de quinze années infructueuses, il m’ouvrirait la porte de ce petit monde: je les aurais tous! Ah! prions!» Il pria: «Notre Père… que votre règne arrive.» Il pensa encore: «Il faut l’instruire.» Il pressa le pas, répétant: «Oui, je l’instruirai.» L’eau du Mékong, au loin, chantait contre la roche. Un léger vent s’amusait à faire sauter les ombres des feuilles et des arbres, à les faire sauter, d’une place à l’autre, par terre, comme de très drôles petites bêtes noires, infiniment agiles et capricieuses. Le Père poussa la porte de la résidence, la porte des hôtes dont s’honore chaque maison importante. Avant que ses gens eussent pu crier: «Le Père est là!», Blanc-poitrail, le chien tibétain, avait bondi près de son maître, pour recevoir une caresse et entendre de doux mots. Il accompagna le Père, à travers la cour, jusque devant la porte du bureau, où il se coucha. Alors, le Kouan-se, l’homme d’affaires, parut. Il dit au Père ce qu’il fallait dire, retint ce que l’on ne dit pas, puis l’introduisit au bureau, où des visiteurs l’attendaient. Le bureau, c’est la chambre ouverte à tout le monde. Il n’y a qu’un crucifix, bien évident, une table près de la fenêtre, afin d’économiser le 44

Cf. Jn 4, 7.

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pétrole, des chaises et, ce qui doit être à la main du missionnaire, des remèdes et, ce dont on ne peut se passer, des livres. Ils étaient quatre, assis sur les planches, à palabrer. Le Père comprit qu’il lui fallait trancher un procès. Il répondit à leurs salutations, prit sa conseillère: la pipe, qui l’empêche de parler trop vite, et s’assit, écouta les uns, écouta les autres, écouta encore, n’ayant rien à dire, tant que les plaideurs n’avaient complètement embrouillé leurs arguments. Alors, d’un fouillis de mots et de raisons, une réponse, une solution sortit, toute seule. Le Père contenta ses gens; on but le Kiong (vin) de la paix. Mais eux, les quatre, restèrent là, pendant que d’autres, des malades, des désespérés affluaient. Il avait une consolation pour tous, lui, le missionnaire. Et quand le boy le pria de se mettre à table, il ne craignit pas de laisser refroidir le sifan (soupe au riz), ne voulant éconduire personne de ceux à qui il avait consacré sa vie. Le soir, sur les planches du lit, l’image de l’enfant revint chasser toutes les autres préoccupations. Le Père dormit d’un sommeil plus léger, parce qu’il avait un espoir. Il ne tarda pas trop à repasser au village. Bonne-Lune l’attendait peut-être. Ils tombèrent, nez à nez. On entra chez le frère: les choses s’arrangèrent d’elles-mêmes. Bonne-Lune, pour de bon, quitta les siens, et le Père ne rentra pas seul à la mission. C’est incroyable comme cet enfant eut vite appris la Doctrine! À peine quatre mois s’étaient écoulés, que le Père, ayant toujours son idée comme ça derrière la tête, le baptisa. Désormais, Bonne-Lune s’appellerait Paul. Il changea de nom. Changea-t-il d’âme? Personne ne le savait. En tout cas, il n’y avait rien à lui reprocher. Ça vous apparaissait, le matin, avec des yeux sans ombre. Les yeux sont les fenêtres du cœur: il n’y avait donc pas de taches dans son cœur. Ça savait s’amuser, combiner; ça jouait avec le Père, comme un petit sauvage complètement apprivoisé. Ses réparties, on en riait une semaine durant. Oui, Paul vivait près d’un Père qu’il aimait, dont il était aimé. Il était chrétien: il savait tout ce qu’il voulait savoir: heureux. Un jour, brusquement, on appelle Paul au bureau. Le Père, à brûlepourpoint, demande: «Paul, dis-moi ce que tu voudrais faire.» Il n’eut que ce mot: «Mais, ce que veut le Père.» Il répondit sans hésiter, parce qu’il ne mentait pas. – Alors, tu vas étudier. – Bien volontiers, Père. Il étudia, non pas avec beaucoup d’affection, mais avec beaucoup de facilité. Dans le jardin, les oiseaux entendaient une langue nouvelle.

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Rosa, rosae, criait Paul. Parfois, quand il disait: «2 + 2 = 4», les passants comprenaient presque. Ils hochaient la tête, se demandant ce qu’allait bien devenir ce marmot. Trois ans après, le Père écrivait dans son journal: «…Je n’ai remarqué en lui qu’un défaut. Un défaut? Je n’en sais rien. Il s’amuse de toute son âme, il étudie et prie raisonnablement. Mais, il y a ce point noir là: souvent, au milieu d’un rire, d’un jeu, il s’arrête, s’assombrit comme un nuage. Puis, tout de suite, l’éclaircie revient… Donc, prudemment, puisqu’il y consent, puisqu’il veut même, je puis l’envoyer au Petit Séminaire. Là, Dieu fera le reste. Confirma hoc Deus, quod operatus es in nobis 45. » Paul partit avec une caravane, très loin, pour le Petit Séminaire. On mit son baluchon sur un mulet, on le confia lui-même au muletier honnête et bien connu. Il pleura, ce jour-là, Paul, quand il quitta le Père. La tête rouge comme une pomme, il pleurait: l’âme lui saignait. Le Père sentait bien son émotion aussi, mais il s’attendait à tout. Il ne pleurait que sur ses péchés, ou en lisant une page de la Bible… Enfin, une lettre arriva. Monseigneur le Vicaire Apostolique disait: «Votre enfant m’est une consolation et un espoir.» «Un espoir de plus: un désespoir de plus!» pensa le Père, un jour, par habitude, à force d’en voir; un peu, aussi, par esprit de contradiction… Il se reprit aussitôt. 1.2.3.4.5.6.7.: ces chiffres ne m’impressionnent pas plus que n’impressionnèrent Paul sept années de Petit Séminaire. On aurait dit qu’il n’avait rien à apprendre: lui, tout lui était naturel. On le reprenait quelques fois, parce qu’il fallait le reprendre, non pas parce qu’il en avait besoin. Aussi, acheva-t-il son Petit Séminaire et commença le Grand. On aimait ce jeune abbé. Survint la guerre. Le Vicaire Apostolique manqua de prêtres. Paul qui n’avait plus rien à étudier, mais encore à attendre (est-elle prudente, notre Église!), devint quasi-directeur du Petit Séminaire. On ne s’aperçut point du changement. Il avait la main européenne. Au retour des Pères étrangers, Paul frappa chez Monseigneur. Il voulait un congé. – Ah ça, dit Monseigneur, il y a dix ans que vous n’avez pas revu les vôtres. Oui, vous méritez une promenade. Quand pensez-vous partir? – Demain, il y a une caravane.

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Ps. 67, 29: «Confirme, ô Dieu, ce que tu as opéré en nous». Le verset est souvent repris dans les liturgies des consécrations religieuses ou sacerdotales.

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L’évêque sentit le brusque de ce départ. Mais après une vie de parfaite conduite, pouvait-on soupçonner quelque chose?… Il s’en alla, Paul, comme il était venu… Mais il n’était pas là, au rendez-vous, pour recevoir les Ordres mineurs et le sous-diaconat. Il ne revit plus jamais, ni le Père de son âme, ni son évêque. Le Père ne pleura pas, parce qu’il faut s’attendre à tout. L’évêque qui, maintenant, a vieilli et trouvé un remplaçant, j’en suis sûr, pense encore à lui, dans les dernières prières de sa vie. Beaucoup trouveront ces lignes mal placées ici. Or, il y a, dans un livre venu de Dieu, une histoire autrement plus triste: l’histoire de Judas. Je n’ai voulu décourager personne, mais simplement rappeler les paroles de l’Apôtre: «Il faut opérer son salut avec crainte et tremblement» 46 ; mais simplement vous mettre devant les yeux le travail du missionnaire, que des exaltés déforment trop souvent. L’Ermite chinois C’était un fou, ce jeune chinois. Un beau jour, on le vit arriver à Lhassa, chargé de remèdes et de livres. Des remèdes, voilà qui se comprend, mais des livres! à quoi diable lui servaient ces livres, en route? à quoi lui serviraient-ils, ici? Fou, oui, il l’était. Pas de doute! Mais, un fou extraordinaire: il guérissait les malades et ne faisait pas fortune. Il ne visitait que les pauvres: les riches l’imploraient, en vain. De l’argent, il s’en f[ichait]; de l’honneur, aussi; s’efforçant, toutefois, de ne scandaliser personne. Pas un bout de chair sous la peau, car il ne mangeait qu’une fois par jour quelques poignées de farine. Il passait son temps sur les livres, ou auprès de ceux à qui personne ne pense, sauf le Bon Dieu. Connaissait-il sa terre d’origine? Il n’en parlait jamais, pas plus que de son père. Son âge, pourtant, il le savait, puisque tout le monde s’étonnait de lui voir les cheveux blanchis jusqu’à la racine, à trente ans. «Mais, ce qui est folie aux yeux des hommes est sagesse devant Dieu.» (S. Pau1) 47. Il sut que des Européens, originaux au possible, venaient d’arriver: des gens qui parlaient religion. Il vint les voir. Eux, disaient le bréviaire, dans une chambre-chapelle: ce qui ne lui déplut pas. Il attendit, poliment. Mais, voilà que ses regards tombent sur un crucifix fixé à la paroi. Il regarde fixement. Quand les 46 47

Phil. 2, 12. 1 Cor. 3, 11.

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Pères ferment les livres, il leur en demande la signification. À peine ontils achevé de répondre, qu’il regarde de nouveau le crucifix. Très longuement, il pleure, il étend les bras vers le Christ, tombe à genoux, du front frappe trois fois la terre, se relève en disant: «Voilà le seul Dieu que tous les hommes doivent adorer!» Se tournant vers les Pères, il ajouta: «Quant à vous, vous êtes mes maîtres, instruisez-moi.» Il reçut le baptême, quelque temps après. Permettez que je rapporte un autre épisode, par vous connu, mais trop semblable à celui-ci pour ne point revenir ici. «Un ange du Seigneur, s’adressant à Philippe, lui dit: “Lève-toi et va du côté du midi, sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza, celle qui est déserte.” Il se leva et partit. Et voici qu’un Éthiopien, un eunuque, ministre de Candace, reine d’Éthiopie, et surintendant de tous ses trésors, était venu à Jérusalem pour adorer. Il s’en retournait et, assis sur un char, il lisait le prophète Isaïe. L’Esprit dit à Philippe: “Avance et tienstoi près de ce char.” Philippe accourut et, entendant l’Éthiopien lire le prophète Isaïe, il lui dit: “Comprends-tu bien ce que tu lis?” Celui-ci répondit: “Comment le pourrais-je, si quelqu’un ne me guide?” Et il pria Philippe de monter et de s’asseoir avec lui. Or, le passage de l’Écriture qu’il lisait, était celui-ci: “Comme une brebis, il a été mené à la boucherie et, comme un agneau muet devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la bouche. C’est dans son humiliation que son jugement s’est consommé. Quant à sa génération, qui la racontera? Car, sa vie a été retranchée de la terre.” L’eunuque dit à Philippe: “Je t’en prie, de qui le prophète parle-t-il ainsi? Est-ce de lui-même ou de quelque autre?” Alors, Philippe ouvrant la bouche et commençant par ce passage, lui annonça Jésus. Chemin faisant, ils rencontrèrent de l’eau, et l’eunuque dit: “Voici de l’eau. Qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé?” 48 » 168 5.– Dominique et la tentation 49 Ma chambre frissonne. À travers les parois et le papier vermoulu dont elles sont tapissées, mystérieux et froid comme il sied à un messa48 49

Act. 8, 26-37. Ce récit, en deux parties, parut en deux numéros de la Revue Grand-Saint-Bernard – Thibet, 1951, n° 1 et 2.

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ger nocturne, le vent de cet automne (1948) enneigé m’arrive tout droit des hauts sommets où bat la tempête. À son passage, un monde insoupçonné sort du silence. J’ignorais avoir d’aussi nombreux voisins. Depuis la plume qu’un moineau a laissée prise à une écharde, jusqu’aux planches qui jouent dans les mortaises forcées, chaque chose dit son mot, a son bruit, son mouvement. Une lampe à acétylène éclaire ce concert. Je suis assis d’un côté de la lampe; mon serviteur et son ombre sont de l’autre. Je regarde l’homme; je regarde l’ombre: ce ne sont pas les mâchoires qui me font peur, c’est le front. Oh! je ne veux pas défigurer un ami. Dominique est un bel homme. Même, si je ne craignais que mon apostolat ne fût trop violent, j’aimerais être bâti comme lui. Les mâchoires en fer à cheval, très voraces, sont si fortes, qu’on s’étonne de les voir chômer un instant. On ne voit pas le croc qui les retient à l’os temporal, mais on le sait indémontable. Le front est ce que l’on peut imaginer de plus «Shockresist». L’os est pris comme dans un étau entre les tempes qui partent à angle droit; il est ample, un peu bombé. Derrière, on sent qu’il s’y trouve du «rien à faire». La pensée que ce crâne sera un crâne historique ne me quitte point. Comment donc? Voici. Notre vieil univers peut bien vieillir encore des siècles durant, malgré la bombe atomique. D’autre part, il n’est pas impossible, il est même fort probable que les savants à venir, comme ceux d’aujourd’hui, fouilleront tous les méridiens de notre planète – elle est si petite – pour trouver des hommes nouveaux. Que l’un des fossoyeurs vienne à dégager la tête de mon domestique enfouie quelque part au pied des cimes himalayennes: il s’extasiera – je m’extasie, moi – mieux qu’en face d’un vivant; il admirera la puissance des os, la force des sutures, la structure des cellules qui ne pourront pas ne pas ressembler à celles des plus antiques ossements humains et même simiesques découverts sur la terre qu’Adam a habitée. Mon docteur étudiera la nature du terrain sur lequel Dominique sera mort. Il trouvera que ce terrain est très vieux. De fait, qui pourra en dire l’âge? Enfin, il tirera une conclusion. Laquelle? En ces temps futurs, dans un des musées de l’homme, à côté de l’homme du Néanderthal, on verra le crâne de Dominique avec, audessous, une notice à peu près ainsi rédigée: «Homme des Himalayas. Ce qu’il y a de mieux par rapport au singe. Existence probable: 200.000 ans avant l’ère atomique.» Dominique ne me hait point; il ne déteste que mon silence. Comme je regarde dans le vide depuis un peu de temps, il s’aperçoit que je rêve,

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peut-être à son sujet. J’ai l’impression qu’il voudrait connaître mon rêve. Maintenant, il s’accoude sur la table, fait jouer le mécanisme de ses mâchoires, ouvre la bouche et dit: – Père, je n’y comprends rien; non, je n’y comprends rien. – Ni moi non plus. Mais enfin, explique-toi. – Mes parents sont des chrétiens convaincus. Mon père est un homme sévère. Ma mère est quasi irréprochable. Les enfants de mes parents sont de vrais caïnites. Il me semble que meilleur est l’arbre, pire soit le fruit. À la maison, nous sommes des jeunes gens et jeunes filles. Nos parents devraient pouvoir se reposer; or, voici la troisième fois qu’ils entrent en prison, à cause de nos méfaits. La première fois, ce fut à cause de ma sœur aînée. La deuxième fois, à cause de moi; la troisième, à cause de ma cadette; et Dieu sait ce qui les attend encore de la part des autres. Moi, ce n’est rien; je suis auprès du Père: je puis me sauver. Mais ma sœur, où mourra-t-elle? Je n’en dors pas! Depuis un instant, j’ai saisi ce que Dominique a dans le cœur et ne dit pas. Je souris longuement. Dominique sait, ainsi, que je sais. Car, d’après un sous-entendu convenu entre nous, quand l’un sourit, l’autre est deviné. – Fils, si tu ne peux dormir, ce n’est ni la piété filiale, ni le zèle fraternel qui t’en empêchent, mais le repos absolu que tu te paies. Travaille davantage: tu dormiras mieux. Malgré cette réserve, je ne doute point de tes peines; j’y compatis, et si tu acceptes, voici le remède qui peut te les rendre supportables. Admets que personne de nous n’est innocent, soit en raison des péchés déjà commis, soit en raison des péchés qu’il commettra ou qu’il pourra commettre. D’autre part, Dieu pardonne tout et punit toujours. Ainsi donc, nous ne pleurons jamais sans raison; nous ne payons jamais à tort, même lorsque l’injustice nous y oblige. Consolonsnous, pourtant. Si nous ne pleurons pas innocemment, ceux qui le désirent ne pleurent pas non plus sans mérite. Et une larme qui ne laisse sur la joue aucune trace verra son sillage traverser l’éternité. Tes parents sont malheureux, donc ils sont amis de Dieu. Il ne faudrait pas qu’en ce monde ce soient les réprouvés qui portent la croix, et non les justes, car il arriverait que les premiers, taillés à l’image du Christ, iraient au ciel et les autres pas. Tu attends de moi une obole pour soulager tes parents: tu fais bien d’avoir cette pensée. Pour moi, le problème est différent. Qui dévorerait l’aumône? Ce ne serait pas les tiens, mais les lamas. Or, il ne convient pas de jeter les biens de l’Église dans la gueule de ses ennemis. «Tu as raison, Père», fit Dominique; et il s’en alla.

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Je vous raconterai, la prochaine fois, ce: «moi, ce n’est rien.» Il en vaut la peine; c’est une fameuse histoire que ce «moi». 6.– «Moi, ce n’est rien.» Avant d’entrer à mon service, Dominique fut un jour riche, comme il ne le sera probablement jamais plus. Il tenait en main un sac de la meilleure farine d’orge grillée, dans laquelle il fourrait, aussi nombreuses que possible, des tranches de viande sèche. Quand le sac fut plein, il y ajouta encore un gros bol, double coupe et couvercle, rempli de beurre. Ceci ne représentait que le moindre de sa fortune. Dominique avait, en outre, dans sa ceinture, 400 petites pièces d’argent. Je m’empresse d’ajouter que cette somme ne lui appartenait point, c’était le prix d’une mule, qu’une connaissance l’envoyait rendre à un maquignon demeurant à trois étapes de Yerkalo. Dominique n’était pas complètement de mon avis. Il ne doutait pas que les 400 roupies ne fussent à un autre, non; mais en même temps, il était convaincu qu’elles lui appartenaient un peu, puisqu’elles se trouvaient sur son espace vital. Dominique but sa dernière tasse de thé beurré et partit. Traversant le village, il daigna saluer les gens de bien. Quand il fut seul, il se sentit souverainement libre. Face au vent, il allait à grands pas sur la route, les yeux dardés sur le ciel, imperturbable. Au-dedans, c’était la joie de vivre; au-dehors, c’était le printemps: le printemps du Tibet, si timide qu’on le remarque à peine, si puissant, qu’il donne la vie à la terre aride elle-même. Là, où suinte une faible humidité, il étend une pelouse, comme un frais tapis, pour les voyageurs. Il pique des fleurs étincelantes parmi les graviers, telles des yeux vivants sur un visage mort. Parfois, il s’empare d’un buisson, puis, l’ayant revêtu de feuilles et de parfums, il en fait un vivant encensoir qu’il donne au vent à balancer. Dominique, voyait-il toutes ces choses? Je ne le pense pas. Il avançait trop. Il ne s’arrêtait que lorsque ses pieds distraits avaient heurté un gros caillou. Alors, il aurait fallu voir ce caillou, envoyé par une main vigoureuse, dévaler la pente et faire le plongeon de l’éternel oubli, dans les eaux du Mékong. Non, Dominique ne pensait pas au printemps; il rêvait d’avenir. Tout de même, se disait-il, il ne se trouve personne d’autre au village, à qui confier une pareille mission? Il faut que je sois quelqu’un! On m’estime davantage que je ne m’estime moi-même. Sans doute, j’ai ma ligne sur le front! Qui sait où elle finira?

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Près des hameaux, les jeunes filles qui arrosaient les champs d’orge, intriguées par ce voyageur à la grande allure, se mettaient à chanter: «Où va le solitaire, sans ami, sans foyer, sans compagne?» Dominique se sentait pincé; mais, trop conscient de sa haute responsabilité, il continuait sa route, ne regardant ni à droite, ni à gauche, stoïque, magnifique et grand homme. Arrivé à Téking, il eut soif. Avant de se rendre chez le maquignon, il s’en fut dans une auberge se laver le gosier. Or, l’arak de ce village est traître. Pour peu que l’on en prenne, on voit facilement double. Dominique vida un bol considérable et sortit. Entretemps, des joueurs s’étaient installés dans la rue. Dominique les regarda… Soudain, toutes les revendications sociales entrées dans son cœur se mirent à grouiller comme un nid de vers dans une mauvaise viande. Certains suent, d’autres jouent, pensait-il. Les uns travaillent sans relâche au service d’une perpétuelle pauvreté, d’autres, en un tour de main, amassent une fortune. Jusqu’à présent, j’ai vécu comme les premiers. Je change de camp. Advienne que pourra! Alors, un joueur qui se croyait épié avec trop d’insistance dit: – Ceux qui n’ont rien dans les poches se remplissent les yeux. Dominique, frémissant d’indignation, releva le défi. – Je joue 100 roupies l’enjeu, s’exclama-t-il. – Voilà qui s’appelle parler, répondirent les joueurs. – Pile ou face? – Face. Et les 100 pièces qu’avaient sorties Dominique passèrent chez les voisins. – Je connais ça, fit-il. Jamais, de prime abord, la fortune ne sourit à celui qu’elle va favoriser. Il jeta de nouveau 100 roupies sur le tapis: elles prirent le même chemin que les précédentes. – On peut perdre son argent, mais non son courage, répliqua Dominique au mauvais sort. Pour se venger, il engagea le reste, c’est-à-dire 200 roupies, c’est-àdire son espoir, son avenir, son étoile. Naturellement, il perdit tout. Alors, digne comme un roi, il se leva, s’essuya le front avec la manche de sa tchouba (manteau), tint au partenaire ce discours biblique: – Mes amis, les trésors passent, l’honneur reste. Je vous ai payé mon dû. Agissez ainsi vous-mêmes envers vos créanciers, et vous ne manquerez jamais de rien.

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Puis, il s’en alla tenir conseil avec lui-même, dans la solitude. Là, l’orgueil vexé, l’ambition déçue, la crainte au sujet du passé, l’angoisse au sujet de l’avenir, semblables à des serpents furieux, se mirent à ravager sa conscience. – Te voici au terme du voyage; exécute les ordres reçus, disaient les premiers. «Impossible, répondait l’autre; tu es un vaurien.» – Je suis bien près de le croire. «Tu es perdu.» – Peut-être, à jamais. «Tu ruineras tes parents.» – C’est plus que probable. «Tu n’es pas digne.» – Non, et de plus, je n’en ai nullement envie. «À quel saint te rendre?» Dominique regarda en haut. Le ciel était si pur, qu’il en eut peur; si loin, qu’il ne l’appela pas au secours; si froid, qu’il désespéra. – Si je ne triche pas, jamais je n’y entrerai, conclut-il en baissant les yeux vers la terre qui, elle aussi, eut des paroles amères. À droite, à gauche, il n’y avait que des montagnes inexorables. Ainsi donc, il fallait ou monter, ou descendre. Monter? C’était rentrer plus pauvre au pays qu’il avait si bellement quitté; c’était s’exposer au sourire pernicieux des jeunes gens, aux questions impertinentes des commères, à la désapprobation générale et, surtout, à la fureur de ses parents. Il aurait choisi plutôt l’enfer. Donc, il descendait… Vers qui? Vers quoi? Il n’en savait rien. Bientôt, il rencontra une caravane qui faisait halte près du torrent, dans une clairière. Les bêtes de somme paissaient au soleil du soir. Elles cherchaient les fines herbes, autour des grosses pierres; elles taillaient les buissons dont elles savouraient la sève, sans se douter qu’il y eût au monde une seule âme en peine. Soit qu’en ce jour il fut misanthrope, soit qu’il eût une autre idée, Dominique ne se montra pas au gardien. Il se cacha, plutôt. Étendu tout de son long à l’ombre des épines, assez éloigné pour que les chiens ne le flairassent pas, il engagea une conversation très serrée avec lui-même. – N’est-il personne qui ne réussisse quelquefois dans la vie? «Non.» – Qu’est-ce que je puis perdre? «Plus rien.» – Qu’est-ce que je risque? «Pas grand-chose. Tout au plus, faudra-t-il marcher un peu vite.»

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– Qu’est-ce que je puis gagner? «Davantage que je n’ai perdu.» – Est-ce permis? «On verra ça plus tard. Au reste, il m’est impossible de redevenir un homme autrement.» À ces mots, il s’endormit, accablé de fatigue et d’émotion. Entre jour et nuit, une mule qui lui reniflait les pieds le réveilla. Dominique interpréta ce fait comme un signe indubitable du succès. – Brave bête, on dirait que je suis ton patron. Ça te plairait? «Ni oui, ni non, semblait répondre l’autre, tous les maîtres sont pareils.» Cependant, elle continuait à renifler. – Tiens, voici une boulette de farine. Elle l’avala toute ronde. Elle ne refusa pas les caresses; elle se laissa taper sur les reins. – Tu es à moi par droit d’amitié, proclama Dominique; je ne te lâcherai plus. Avec ses jarretières, tresser un licou, le passer au museau de la bête, monter, tout cela ne lui prit qu’un instant. Mais alors, il eut peur, jusqu’à en mourir: il venait de commettre un crime, lui qui n’était pas criminel. En quelques minutes, l’univers s’était tourné contre lui: les ombres étaient devenues des hommes aux aguets; le bruit des eaux, les voix de la justice; les branches, autant de fusils qui attendaient son passage. Afin de ne plus rien voir, ni rien entendre, il se mit à fouetter sa bête, comme un fou. La pauvre s’efforçait bien de fuir les coups, comme Dominique fuyait sa peur, mais il lui était très dur de trotter, car il s’agissait de remonter le vallon. En effet, nanti d’une telle valeur, Dominique ne craignait plus d’affronter son village, ni son maître. Cependant, la mule ne creva point. Avant qu’il fît complètement noir, le cavalier avait regagné Téking, où personne ne lui demanda des explications. Il continua sa route, durant une heure encore, et passa la nuit sur une montagne, seul, avec ses angoisses, sa bête et ses espoirs. Le lendemain, avant l’aube, il chevauchait déjà. À midi, il rencontra son oncle et son patron qui convoyaient des charges de sel, vers Téking. À cette occasion, les voyageurs firent halte et dînèrent. Durant le repas, Dominique, en serviteur zélé, s’empressa de rendre compte de sa mission. «Grand frère, voici comment les choses se sont passées: parvenu à Téking, je marchai tout droit chez celui vers lequel tu m’avais envoyé. Chemin faisant, je rencontrai un homme: il conduisait la mule que voilà. Cet homme était suivi de deux autres, des créanciers, probable-

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ment. Il me demanda si je voulais acheter sa mule. Je dis «non», et continuai mon chemin. Mais, bientôt, je me ravisai. En effet, pensant que je travaillais non pour un maître ordinaire, mais pour un ami, je ne crus pas devoir lésiner, ni ménager mes peines. Je revins donc sur mes pas. Nous avons débattu laborieusement le prix de la bête, avec l’homme en question. Grâce à l’aide intéressée des créanciers, je l’obtins pour 400 roupies. Elle en vaut 800. Immédiatement, pour ne pas permettre au propriétaire de se dédire, je déboursai les 400 roupies que tu m’avais passées. Je lui en dois encore. Je te prie, maintenant, d’accepter cette mule: je ne l’ai achetée que pour te faire plaisir. Si tu trouves que je t’ai bien servi, la récompense de mon action se trouve déjà dans mon cœur. Veuille, néanmoins, me manifester tes bons sentiments par une obole que je remettrai à mes vieux parents. Si je t’ai mal servi, daigne me pardonner. Dans peu de temps, car la mule se vendra facilement, je te rendrai capital et intérêts, selon que tu le désires.» Le naturel et la sobriété de ce discours, la vraisemblance des faits, l’aisance du narrateur, ne permettaient pas de mettre en doute la véracité de ses paroles. Tous admiraient comment la fortune avait servi Dominique et comment celui-ci avait servi la fortune. Aussi, pour le remercier, le grand frère trouva des expressions inédites, extrêmement senties. Dominique paraissait les savourer comme des mets délicats, avec la satisfaction d’une conscience irréprochable. Soudain, un homme portant un fusil en bandoulière fut au milieu d’eux, sans que personne n’eût pu dire d’où il sortait. Ni étonné, ni fâché, muet, souriant, il saisit son fusil entre les mains, puis, l’ayant armé, il le déchargea sur Dominique. Celui-ci, d’un coup de main terrible, eut le temps d’abaisser le canon. La balle, lui ayant brûlé l’extrémité de l’aine, disparut dans le sable. Cette opération avait si peu duré, que ceux qui, à la vue de l’homme, avaient ouvert la bouche, ne l’avaient pas encore refermée. Ils avaient cru que l’inconnu avait voulu s’amuser; puis, ils l’avaient pris pour un fou; maintenant, ils lui en voulaient à mort. Déjà, Dominique l’avait terrassé. Ses compagnons aidant, il le bâillonna. L’autre ne perdit pas son sang-froid. Il raconta comment son maître, gros commerçant, partout honorablement connu, avait perdu une mule, comment on avait dépisté le voleur qu’il avait reçu l’ordre d’abattre n’importe où. – Pour moi, continua-t-il, je suis à votre merci. Je ne m’échapperai point. Vous pouvez me tuer. Je vous avertis, toutefois, que ma mort sera suivie d’une vengeance affreuse.

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Ces déclarations étaient marquées au coin d’une irréfragable évidence. Personne n’en douta, Dominique, moins encore que les autres. Au contraire, après avoir renié son précédent discours, il raconta, avec force détails, comment il avait perdu son argent et «trouvé» une compensation. Ainsi, tout le monde sut que Dominique avait volé et menti. Chose curieuse, personne ne fut surpris, personne ne lui fit la moindre remarque, comme si le mensonge et le vol eussent été aussi naturels à l’homme que le rire; ou plutôt, parce que le crime les avantageait, ses coreligionnaires et compatriotes avaient tout compris et tout pardonné. C’est vrai qu’un problème économique, donc, à leurs yeux, autrement plus grave, plus palpable, plus émouvant qu’une leçon de morale, se posait avec une acuité telle que tous les esprits étaient tendus. L’insolvable Dominique avait perdu un argent qu’il ne pouvait regagner. Aussi avait-il compensé sa perte par un vol. Le vol était connu. Comment le patron, c’est-à-dire celui qui avait confié son argent à Dominique, se débrouillerait-il pour ne rien perdre, voire, même, profiter? Afin de résoudre l’irrésolvable, de convoyeurs, nos muletiers se firent juristes aussi subtils que si leur vie s’était écoulée sur les bancs des écoles de Droit. Puisque le vol était évident, on ne le renierait pas; puisque l’autre avait perdu, on ne restituerait rien. Il fallait reconnaître le vol, en même temps garder la chose volée, et cela devant les tribunaux. Mais, le nexus qui permettrait d’unir des propositions aussi clairement contradictoires? Ce nexus n’était ni impensable, ni impossible. On mettrait la partie lésée, c’est-à-dire le commerçant, dans ses torts les plus indéniables, et l’on garderait la mule à titre de réparation. Oncle Jude, auteur du plan, passa immédiatement à l’exécution. Il avait, ses voyages durant, tant résolu de cas de conscience semblables ou dissemblables, qu’il s’était enrichi. «Lado (boy), ici!,» commanda-t-il. Un jeune homme vint s’asseoir à ses pieds. À l’aide d’un tison, oncle Jude lui troua les habits, juste audessus de l’épaule. Ensuite, il tira son couteau et, correspondant au trou des habits, il pratiqua une incision dans la chair. «Mon gaillard, dit-il au patient, rappelle-toi, pour la vie et devant la mort, que tu as reçu un coup de fusil, là, où tu as mal. Compris? – Compris, répondit le jeune homme. Oncle Jude, s’adressant, maintenant, au franc-tireur: «Fils, un tel t’a volé: c’est son affaire; c’est peut-être la tienne aussi; ce n’est certes pas la mienne. Or, tu as attenté à la vie de mon boy. À nous deux! En avant, chez le chef!

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Par bonheur, le chef était absent. Il n’y avait que sa femme, dont Jude était cousin. Celle-ci, que des circonstances, par elle voulues, avaient fait la femme du fils de son mari, malgré ses 40 ans, conservait encore tous les feux de sa jeunesse. Depuis 20 ans qu’elle jugeait, elle ne s’était guère trompée. Douée d’un sens intuitif exceptionnel, on disait qu’elle lisait dans les consciences. Qu’y lisait-elle? Ce qu’elle voulait. Que voulaitelle? Discerner le plus offrant. Aujourd’hui, un coup d’œil sur les uns et les autres, quelques mots essentiels, lui avaient révélé le drame entier. Qui avait raison? Oncle Jude, puisqu’il mentait et qu’il était riche. Présidant ce tribunal de première instance, Madame condamna le franc-tireur à avoir les côtes cassées et à se taire, pour toujours, au sujet de sa mule. Par contre, la partie libérée dut fournir le bourreau. Dominique ne se fit pas prier. Pécheur qu’une volonté – il savait laquelle – avait sauvé, chrétien jaloux de sa religion, il aurait dû pardonner. L’idée ne lui en vint même pas. Au contraire, puisque son ennemi l’avait envoyé si tranquillement en enfer, il croyait que c’était justice de lui en faire goûter les tourments. Maintenant, les yeux hors de la tête, ivre de peur, les lèvres desséchées, tremblant, le condamné embrassait sa colonne. Lui, qui croyait en d’innombrables dieux, lui, qui avait si souvent prié ses dieux, à cette heure, pour être délivré du mal, il ne les attendait point. Il sentait qu’ils ne le délivreraient pas de la main des hommes, et c’est à ses bourreaux mêmes, qu’il criait: «Pitié, pitié!» Une réponse vint: le rire impitoyable des esclaves. Cependant, Dominique avait trouvé une pierre assez lourde, maniable pourtant, arrondie, polie, qui meurtrirait sans déchirer. Il s’en servit comme d’un pilon, sur le corps du damné. On entendit, comme pierre sur bois, le premier coup sur les omoplates, puis, le craquement des os qui disparurent dans la cage thoracique; mais la plainte que poussa le damné enleva ces deux bruits, et elle demeura seule, dans les oreilles des spectateurs. «Aïo, aïo!» disait l’autre. Il y avait dans ce cri une douleur très vive: ce n’était pas grave! Il y avait surtout une haine impuissante, une effroyable révolte. Cela faisait penser à l’enfer. Personne ne s’émut; d’aucuns riaient. La poitrine avait fait un bond en avant: les deux clavicules, les extrémités des épaules étaient trop en relief. Dominique remettait ces choses en place. Juge et juriste avaient tout prévu, sauf ce que ferait le commerçant: il délivrait le supplicié, quand la police de Téking arriva sur les lieux.

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«Tibétains, vous avez volé; maintenant, vous tuez. En route pour le prétoire! Ordre du mandarin», dirent les policiers. Quelques fusils appuyaient de toute leur autorité ces peu suaves paroles. À Téking, le mandarin n’eut aucun mot, ni aucun sentiment. Lorsque oncle Jude se prosterna, il lui lança le coup d’œil que l’on jette à un chien. Après avoir examiné l’épaule du serviteur blessé, il trancha: «Trompeur en un, trompeur en deux. Gardes, rendez la mule à son propriétaire et enfermez ces hommes.» Assis, car ses jambes ne pouvaient plus le porter, oncle Jude regardait maintenant les murs de sa prison. On les apercevait, grâce à une lumière que la porte laissait passer. Ils étaient noirs, ces murs, noirs comme le malheur et le désespoir. «Quand sortirai-je d’ici?» se demanda Jude. «Mort, bientôt peut-être! vivant, qui le sait?» Il n’avait pas tort. Chez les païens, entrer en prison, pour une cause ou pour une autre, c’est toujours extrêmement grave. Avec les portes de la prison se ferme aussi la voie de la justice. Désormais, tout dépend de la partie adverse et de son capital. Oncle Jude le savait. Dès lors, il oublia sa dignité et pleura. Là, sur la terre, devant son neveu Dominique, juriste, il avait été malhonnête, sans pitié. La prison était sans espoir. Dominique trouva le mot sauveur: «Oncle, dit-il, à tous ses sermons, le Père nous rabâcha que la prière obtient tout, même le ciel. Si on priait?» Alors, la prison fut transformée en Oratoire, où tous les attributs divins, sauf la justice, tous les Anges, tous les Saints, furent invoqués. Oncle Jude qui aimait priser, ne prisa pas, trois jours durant. Dominique, qui jouissait d’une force digestive formidable, ne digéra rien, trois jours durant. Le troisième jour, oncle Jude, moyennant une somme très modique, fut délivré. Dominique, plus pauvre, expia davantage. Toutefois, après quinze jours, il put s’enfuir aussi; mais, aussitôt relâché, aussitôt fut-il saisi par les lamas. Ceux-ci lui dirent: – Tu es de notre peuple. Tu as volé, tu nous as donc fait honte. Paie! Dominique, passez-moi le mot, je vous en prie, n’avait rien d’autre que des poux. Ce furent les parents qui payèrent. Ainsi finit l’histoire de «moi, ce n’est rien».

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169 7.– Colonie de vacances sur les Marches du Tibet Il s’agit de mettre au vert nos jeunes collégiens qui sont fatigués, sinon pour avoir travaillé trop, du moins pour avoir subi un long emprisonnement 50. C’est que ces levreaux ont perdu leur liberté. Au lieu de jouer dans les torrents, de marauder dans les bois, de jouer toujours et de flemmer sans cesse, il leur a fallu, assis sur des bancs, dessiner des caractères chinois et même, quelquefois, il leur a fallu penser. N’y a-t-il pas là de quoi vous faire fondre toute la graisse du corps? Et puis, il s’agit aussi de conserver les bonnes habitudes: il y a en Europe des Colonies de vacances. Faisons donc des colonies de vacances analogues à celles que nous avons vues. Le jour du départ est arrivé. Sur trois mulets, nous chargeons tous nos bagages. L’un plie sous une grosse tente et sous un gros sac de riz. La tente sera notre maison, le sac de riz notre grenier. Un autre mulet se cuit sous les couvertures. Enfin, sur le troisième, on a bâti le matériel de cuisine, marmite à riz, marmite à soupe, vase à graisse et vase à thé… Nous partons. Les élèves, quelques-uns une arbalète à la main, les yeux et le visage bienheureux, ouvrent la marche. Tchon-kai, le chien tibétain, se croit en route pour Lhassa: il fait des yeux importants sur les mulets. M. Melly porte un fusil devant votre serviteur qui est le dernier de l’arrière-garde. La ville n’est pas encore éveillée. Seuls, quelques flâneurs hâtifs, étonnés de notre caravane, ouvrent une large bouche. Nous sommes très loin, quand ils la referment! Ceci, non que je l’aie vu, mais que j’estime d’après la vitesse avec laquelle ils l’ont ouverte. Deux heures durant, nous voici en marche sur un chemin qui part, qui monte, qui descend, qui revient, qui descend, qui monte pour arriver, sans trop savoir comment, à ce lieu qu’on appelle Tsamouti, aujourd’hui point terminus 51. Pendant qu’on coupe les fougères et que M. Melly dresse la tente, regardons un peu. C’est digne de la Suisse. Nous avons, en face, la chaîne du Litipin. Elle descend en un fouillis inextricable de petites collines, 50

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Ce sont les élèves du Probatoire de Hoa-Lo-Pa, une quarantaine de pensionnaires, mi-chinois, mi-tibétains. Ce texte a dû être composé vers l’été 1938, comme le donnent à penser les dernières phrases. Il sera publié, comme œuvre posthume, en 1951, dans la Revue Grand-Saint-Bernard – Tibet. Tsamouti était situé non loin de Hoa-Lo-Pa.

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jusqu’à la rivière. Maintenant couverte de pins et de fougères, elle donne l’impression d’une abondante végétation. Au-dessus de nous, à dix minutes – un quart d’heure, commence une magnifique forêt, ridée de longs ravins pleins d’ombre. Les ours, les perroquets et, sûrement, les singes, s’y plaisent beaucoup, en vacances eux aussi. Vous voyez que nous avons d’intéressants voisins. Ils ne viendront pas nous faire visite, parce que le maïs qui les attire n’est pas encore mûr. Où nous sommes, c’est pâturages. Cochons, mulets, chevaux, poulains, vaches, veaux, paissent ensemble, sans chicane, comme dans le Paradis qu’Adam a perdu… La tente est dressée. Elle se montre au soleil, comme un blanc champignon… Permettez-moi une silencieuse digression… M. Melly est rentré. Pour nous, que faisons-nous en ce coin? Ce que font des écoliers en vacances: nous chassons nos anciennes fatigues par d’autres fatigues et, comme toujours en cette vie, nous nous fatiguons à nous reposer. Nous récitons de longues prières, le matin et le soir; de plus courtes, à midi. J’aime beaucoup entendre, le matin, le Notre Père et l’Ave car ils ne sont pas récités, mais rythmés et chantés, sur un air très simple mais très pieux; et le Credo aussi, qui est une si belle protestation de la foi, dans ce monde qui se lève et se met en marche, sans aller vers Dieu. Mais puisque j’écris pour votre plaisir, si plaisir il y a, voyez notre vie un peu plus au menu. Notre cuisine C’est un amas de pierres, avec, ci et là, un foyer pour les diverses marmites. Nous n’avons pas de cuisinier; j’en ai pourtant 16 à ma disposition. Chacun de nos élèves est cuisinier, tailleur, savetier; en cas de nécessité, boulanger et pâtissier; à l’occasion, boucher, fromager et pharmacien. Peut-être qu’il venait d’ici, ce père de famille qui s’étonnait de ce que son fils n’ait point su «embâter» 52 l’âne, après six ans de collège. Peut-être plus en retard pour les choses de l’esprit, ces Orientaux nous devancent, et de beaucoup, quand il s’agit de faire face à la vie matérielle. Parce qu’ils ont moins de secours à attendre, ils s’aident davantage eux-mêmes. Ils se débrouillent seuls et possèdent, depuis tout jeunes, les métiers nécessaires à l’existence. Près d’un foyer, le feu a épargné un petit arbre. Sur cet arbre, à une branche, sont suspendus une dizaine, une vingtaine de petits êtres charbonnés, avec un seul point blanc: une petite dent mi-cassée qui sort 52

Parler valaisan: mettre le bât sur une bête de somme.

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d’une petite bouche disparue; une petite dent si piteuse à voir, qu’on a la chair de poule; si blanche, qu’elle ressemble à celle d’un enfant au lait. Ah! je verrai toute ma vie cette dent! Vous devinez? Jamais vous ne devinerez. Ce sont des rats, des rats que, chaque matin, les enfants vont traquer dans les champs, qu’ils vident ensuite, qu’ils rôtissent au feu, enfin, dans un peu de graisse. Ils m’en ont présenté: je n’étais guère enthousiaste. Ils m’ont persuadé que ces rats, ne vivant point des ordures de la ville, mais de grains, étaient très propres. Et j’en ai mangé et… je n’en suis pas mort. À propos de cuisine, encore. Un jour, j’ai acheté un mouton. Ils me l’ont dépecé à merveille et en ont tiré parti, depuis la pointe des pieds jusqu’à l’oreille. Il n’en avait pas, sinon, je crois qu’ils auraient trouvé moyen de faire de la confiture avec ses cornes. Ils connaissent les champignons. Ils les cuisent dans leur bol, avec un peu d’huile, et s’en régalent. Pour toutes ces recettes, l’imbécile, c’est moi. Nos promenades Nous habitons entre des Chinois, des Lissous 53 et des Lolos. Les Chinois sont au fond du coteau; les autres, à la limite des forêts. Accompagné de tous mes petits catéchistes, je vais vers les uns et les autres, afin de les mieux connaître, afin qu’ils me connaissent mieux. Partout, les mêmes mots m’accueillent: «Que le Monsieur se repose chez moi!» C’est là, une formule de politesse qui signifie: «Je t’invite à entrer (pour sauver ma face car, il faut bien traiter le monde), mais je te prie ardemment de continuer, car tu ne saurais me rendre aucun service.» Ou bien encore: «Entre, si tu es assez simple pour me croire!» À moins que le ton de voix ou le regard ne me presse trop de ne pas insister, je suis toujours assez simple pour accepter. Jésus a dit: «Entrez dans toutes les maisons; ne refusez pas ce qu’ils vous offrent.» Or, ils m’offrent du thé, et je bois le thé; ou bien, ils ne m’offrent rien, et alors, je demande un peu d’eau. Et dans la tasse de ménage, où le grand père, le père, la mère, les enfants et tous les hôtes ont bu, ont communié à la vie, je bois à mon tour, me faisant des leurs, n’étant venu que pour eux. Un peu d’eau ne m’a jamais été refusé; mais, un peu d’eau recevra sa récompense. Je sais bien que cette eau ne m’a pas été donnée au nom de Jésus, que personne ne connaît; elle m’est pourtant offerte par dévouement et par amour, et 53

Sur ce peuple montagnard, qui aura la sympathie profonde du chanoine valaisan, voir p. 125.

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ainsi, Dieu fera tout son possible pour rendre, eh oui! bien au centuple 54. Puis, comme ils ont l’impression de m’avoir rendu service, ces païens s’ouvrent davantage; nous parlons de tout. Quand ils ont un peu confiance, nous parlons des choses de Dieu. Ils écoutent, en ayant l’air de répondre: «Ce que tu dis est peut-être vrai. Mais si tu savais combien tu nous ennuies et combien tu nous tourmentes!» Jusqu’à maintenant, je ne me souviens d’en avoir réjoui qu’un seul, avec ce genre de conversation. Il avait compris que nous avons tous des péchés et que, pour voir Dieu, il ne faut point en avoir. Je lui ai appris qu’il existait un remède capable de laver tous les péchés. Il a beaucoup estimé ce remède et m’a prié de lui en apporter! Cette indifférence, devant les problèmes les plus angoissants, est peut-être notre plus pénible épreuve. Il ne faut pourtant pas trop s’en étonner. Même parmi nous, qui sommes nés de l’eau, après être nés de notre mère, les apostats sont nombreux. Or, ceux-ci, un atavisme, combien de fois séculaire, les empêche de réfléchir. «Ô Dieu, qui avez rompu les liens de Pierre…» 55 C’est dans une de ces promenades que j’ai découvert, je crois, la plus misérable maison de la terre. J’en avais vu qui ne valaient pas cher; on m’en a décrites qui valaient encore moins. Mais celle-ci, on ne l’aurait pu imaginer. Celle-ci aurait plu au Poverello d’Assise. Un toit en bardeaux, sur quatre barrières en bardeaux. Pas la moindre fenêtre: la lumière entre par les jointures; pas la moindre porte: quand il veut monter, l’homme enlève un bardeau d’un côté; quand il veut descendre, un de l’autre. Un bout de branche brûle entre trois cailloux. Ce feu, avec le compagnon qu’il réchauffe, est l’unique être qui puisse avoir sa place par terre. Les trois cailloux et l’unique marmite qu’ils soutiennent sont toute la cuisine. Le lit est une planche sur deux cailloux: quand l’homme est assis, ça joue 56 très bien comme banc. L’ermite lui-même est un vieux grandpère, à la figure ravinée, aux yeux noirs pleins de colère. Il accepte mon tabac. Il a l’air de n’aimer plus rien, ni personne. «Vieil ermite, j’espère bien, un jour, te mettre sur la voie d’une plus belle demeure.» À quelques pas de là, j’entre dans une maison. Une vieille, cette fois, tremble de tous ses membres. Elle ne répond que par signes à mes paroles. Je sors une pièce d’argent: dès lors, elle parle admirablement; elle 54 55

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Cf. Mt 10, 42. Début de la Collecte de la messe de Saint-Pierre-aux-Liens, fête liturgique alors fixée au premier août. Helvétisme courant, pouvant avoir de multiples significations. Ici: «ça marche», «ça fonctionne».

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rit. J’ai su, après, qu’elle était justement l’épouse du vieux solitaire. Certes, le mariage n’a pas dû être heureux. Quelques fois aussi, nous faisons du bien. Hier, j’ai rencontré, en chemin, une vieille chrétienne. «Monsieur, fit-elle, quelle misère! Le fils unique de ma voisine va mourir, descends le baptiser un peu; moi, je vais à la mission chercher des remèdes!» Je trouve l’enfant, les bronches presque complètement obstruées, presque violet. Je veux bien le baptiser, non seulement «un peu», comme disait la vieille, mais complètement, comme il le faut. Quel nom lui donner? Mes catéchistes opinent pour Joseph. Soit! le Patron de l’Église mérite bien l’honneur de mon premier baptême! «Joseph, je te baptise»… et le petit Joseph a tout juste pu goûter les remèdes, avant de prendre part au concert des anges. «Petit ange toi-même, Joseph, tu as eu de la chance; tu me dois bien quelque chose; ne m’aideras-tu pas à baptiser ton père et ta mère?» Le sermon du petit Auguste Je dis le bréviaire. Un païen s’approche, demande des explications. Le petit Auguste, onze ans, de commencer comme Bossuet: «À la fin du monde, le Bon Dieu viendra sur un nuage, pour te juger, et tous les hommes avec toi. Alors, si tu es encore païen, le Bon Dieu te refoulera en enfer, où le diable te brûlera et te mangera, sans jamais te finir!» Ces paroles terribles sont accompagnées de gestes plus terribles encore. Le païen devient blanc et vert. Il promet de se faire chrétien, quand nous aurons le consentement de ses parents. Notre commerce Forcé d’être un peu «Clavendier» 57 pour nourrir ma troupe, je fais du commerce. Écoutez comme c’est agréable. Au premier venant, je demande une chèvre; il n’en a pas. Il a seulement du kou-tsé. Le kou-tsé, c’est le riz non décortiqué. «Quelle logique te conduit de la chèvre au riz, mon cher? Au reste, je n’ai que faire de ton kou-tsé: je n’ai pas de pilon pour le battre ici.» Il ne comprend rien à ma logique, lui non plus. Ses yeux et sa bouche s’ouvrent, comme pour ne plus se refermer. Enfin, après explications, j’arrive à savoir que le mouton s’appelle kou-tsé. Un autre jour, on m’offre des œufs. Je fixe le prix. Le vendeur n’est pas content. Pourquoi? «J’ai acheté les œufs un franc: le Monsieur ne 57

«Celui qui porte les clefs»: titre traditionnel de l’Économe du Grand-SaintBernard.

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me donne qu’un franc; pas moyen de faire du commerce, dans ces conditions!» J’ajoute 20 centimes. Il est heureux. Le même veut me vendre une poule si grasse qu’elle ne peut plus voler. Le lendemain, je l’interroge chez lui: «Où est cette poule si grasse, qu’elle ne peut plus voler?» – Aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’elle a; je ne puis la saisir, me réponditil… Je n’insiste pas. Cette poule si grasse, qu’elle ne peut plus voler, est si légère, qu’on ne peut la saisir: elle n’existe peut-être pas. Au reste, ici, une promesse n’oblige à rien. «Oui» veut dire que «non» est possible; «non» signifie que «oui» n’est pas improbable. Nos récréations Si je n’avais été créé que pour gagner le ciel à la sueur de mon front, je me serais fait muletier tibétain. Imaginez les caravanes sans fin (100 à 200 mulets), sur les libres plateaux d’un pays aussi solitaire, vêtu d’un uniforme de ciel bleu et de vive lumière, lumière d’un soleil inouï et d’une lune dont on a dit, avec exagération, qu’elle valait notre soleil. Nos élèves sont Tibétains: donc, caravaniers. La vue des mulets leur cause la même impression qu’aux enfants d’Europe, un match de football. Nous faisons donc semblant d’être une caravane en voyage. Le soir, près de la tente, nous allumons un grand feu et, tandis que le feu et l’ombre, en feuilles rouges et noires, jouent sur nos figures, nous chantons, nous racontons des histoires, nous chantons des chants tibétains si émouvants, dont l’air évoque la profondeur des déserts; nous racontons des histoires, où le diable a toujours le mauvais rôle. Quand il pleut, depuis la tente, nous écoutons, avec plaisir, les gouttes qui frappent la toile comme du gravier. Nous aimons tellement être, à la fois, sûrs de l’abri et si près de l’orage. Vous souvenez-vous de la scène du boucanage, dans Maria Chapedeleine 58 ? N’est-ce pas joli? Ici, nous la renouvelons chaque soir. On brûle de la fougère dont la fumée, faisant le tour de la toile, nous délivre des moustiques: ce qui nous fait tousser, échanger quelques bons mots et bien dormir. Vous avez vu notre vie. Elle nous plaît tant que nous voulons, ici même, construire le Probatoire. Ce qui aura des avantages inappréciables. N’est-ce pas que vous nous aiderez, par tous vos moyens? Pardon, si je vous ai ennuyés. Heureux, si je vous ai intéressés.

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Sic pour Maria Chapedelaine, le roman à succès de Louis Hémon (1916).

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170 8.– Journal du P. Tornay (septembre 1945 – janvier 1946) Journal sans prétention et probablement sans idées, paraissant à Yerkalo, quand bon il semblera 59 Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise. Vous avez éjoui l’automne de l’Église 60 C’est ainsi qu’Agrippa chantait la mort des siens, mort qu’il croyait victorieuse; et c’est ainsi que «V» veut commencer son chant. Je lisais en effet, il y a quelques jours, sur la feuille du Kouo Ming Tang 61 de Ba, que le Japon, suffisamment mis en bouillie par les bombes américaines, et voyant déferler, dans le Mandchoukouo, pour broyer ses restes, sept importantes colonnes de chars russes, avait, le 10 ou 11.9.45, par l’intermédiaire de la Suisse, livré sa gloire et son destin aux bons désirs et aux bons soins des Alliés. Cette victoire attendue comme un fruit d’autant trop tardif, a, pour moi, de l’automne la saveur un peu âpre. C’est la victoire des Blancs; ce n’est pas la victoire de l’Europe blanche. C’est une victoire de canons, plus qu’une victoire de courage et de forces morales. Enfin! salut à elle! salut quand même! Et a bello liberatis, da pacem, Domine 62. J’allais oublier de vous dire que le glorieux époux de la mère des orphelins 63, Généralissime des forces jaunes, au su de cette nouvelle, prescrivit à ses troupes de rester clouées sur place. Il faut remarquer que, pour les fils de Han, il doit y avoir plus de mérites, quand l’ennemi a disparu, à rester cloués sur place, que lors des attaques les plus violentes, car l’espoir du pillage fut toujours chez eux un peu plus fort que l’instinct de conservation. 59

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Ce journal, qui portait le titre de «V», est un genre hybride entre les éphémérides, directement écrites pour la publication, et un journal de bord, où Maurice consignait les événements et les observations de la journée: d’où la disparité de ton entre les pièces qui le composent. Il n’avait d’abord paru que par extraits, pris dans la première partie. Agrippa d’Aubigné (†1630), Les Tragiques, IV, Les Feux. Parti nationaliste chinois. «À ceux que tu as libérés de la guerre, donne la paix, Seigneur.» L’époux en question est Chiang-Kaï Shek.

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Le 21.8.45, jour de ste Jeanne, M. Lovey, comme eut fait la sainte, enjambait le torrent des pleurs que répandaient ses protégés, et s’en allait, in odorem suavitatis, vers son Curé. Avec lui, disparut aussi L’Arcen-ciel. Toute la population des Salines souffre de ce double départ. Elle regrette, de son curé intérimaire, la logique qui tourmente et la main qui s’ouvre, l’argument qui confond et le sourire qui comprend, le bras qui secoue et la douceur qui relève. Quant à L’Arc-en-ciel, s’il n’était guère connu de la masse paysanne, par contre, la jeunesse intellectuelle du Mékong en faisait son pain spirituel 64. Abiit autem per amica silentia lunae, et luctus factus est nobis panis 65. Mes relations avec le Gouvernement sont devenues, sinon utiles et fructueuses, du moins très agréables. Durant 15 jours, Gun Haran, maître de tous les portefeuilles 66, est venu se faire soigner pour une ankylose du genou. Il me fit, à la fin du traitement, un cadeau beaucoup plus généreux que ne l’exigeait la reconnaissance lamaïque. Que me veux-tu, ô Sphynx? Je l’appris à la dernière séance. Il me tomba dessus à l’improviste. J’eus à peine le temps de saisir un brûle-cerveau, de le colorer au vin de messe et le verser dans une vieille diable de bouteille, qui venait de je ne sais quelle écurie, pour le servir à mon noble hôte. Il but, ouvrit la bouche dont les ressorts se détendirent à fond: – Ah! mais c’est de la goutte 67 ! – Regarde la bouteille: ce doit être du très vieux vin. – De fait, la couleur y est. Et le chef du gouvernement but et parla; parla et but. – Père, ne faisons pas copains. – Ne faisons pas copains. – Ne faisons pas copains; mais si nous faisons copains, en tout cas, moi, je ne trahirai pas la foi jurée. – Et moi? Il y a cent ans que les Pères sont ici. Qui, d’entre eux, a jamais manqué à sa parole? – Faisons copains? 64

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L’Arc en Ciel: journal mensuel du poste de Yerkalo. À la mort du P. Nussbaum, M. Lovey avait assuré l’interim avant que Maurice Tornay n’y soit nommé curé. «Il s’en fut à la faveur d’une lune silencieuse, et les larmes sont devenues notre pain». «Per amica silentia lunae» est une citation de Virgile (Énéide II, 255), la suite peut être un souvenir du Ps. 126, 2 («qui manducatis panem doloris»). Gun Haran, adjoint et substitut de Gun Akio, alors en voyage à Lhassa. Les lamas s’abstiennent de boissons distillées, mais appréciaient le vin européen, devenu rarissime pendant la guerre: d’où l’ersatz à base de sirop mêlé à de l’eau de vie qui est offert.

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– Faisons copains. À travers de nombreuses confidences, il me laissa voir, clairement, sa peur des Américains qui pourraient prendre en mauvaise part le pillage des pasteurs de Pétines, sa peur des Chinois qui pourraient réclamer les fusils volés, jadis, par Gonkar Lama 68, enfin, la peur générale d’une conscience pas très propre. Selon son désir, je lui promis les secours qui dépendraient de mon pouvoir. Il parut soulagé. Il partit heureux, presque chantant. Mais, arrivé chez lui, ce fut une autre chanson. Durant le trajet, le soleil avait chauffé le vin. Une vie insolite naissait dans toutes les cellules du lama. Il fallait un contre-poids. Ce furent ses boys qui en remplirent l’office. Ils reçurent tous, pour une raison ou une autre, une abondante bastonnade. On vint me prier poliment d’abreuver le sire avec plus de modération. Un télégramme de Lhassa nous apprend que Gun Anjrout est sur la voie du retour, tandis que Gun Akio et Potu, pour des raisons inconnues, resteront à Lhassa. Le fait, que personne n’ignore, est qu’il leur est arrivé une sale histoire aux Indes, où ils auraient perdu toute leur caravane. Le procès Ajiong n’est pas terminé. J’ai envoyé les fermiers arracher l’herbe sauvage dans les champs en litige, mais sans succès. Peut-être, à la récolte, pourrai-je me débrouiller! Un cadeau et une lettre sont partis pour Kiamdo, à la quête d’un passeport. Une récompense importante a été promise, si le passeport revient. Le raisin de Yerkalo tourne. Il est d’une qualité supérieure au bacot 69, mais est sujet à la maladie. Revue de la presse Viennent de paraître: «L’art de paraître beau garçon à 60 ans» par le Père F. Goré. «L’art de se taire, en 365 leçons suivies de nombreux exemples» par la Rde Mère Tchouoensen Tchao, Weisi. Ce livre a fait grande impression: c’est le livre de chevet de Frère Duc. À tous les patients lecteurs, merci, et prière d’excuser les défauts d’imprimerie dus à la machine que Mr Lovey a réparée, et qui ne marche bien que lorsque l’on ne s’en sert point. Si une meilleure machine ne rapplique pas, V. ne paraîtra plus. 68

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Bouddha vivant de Sogun, Gonkar Lama avait pris en 1932 la tête de la révolte du district des Salines, et l’ayant affranchi de l’autorité chinoise, y avait établi son propre pouvoir. Gun Akio et Gun Arang étaient ses cousins et successeurs. Sic pour «baco», variété de cépage, résistant à la maladie.

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Décembre 1945. Le mois de novembre finit dans le calme; dans le calme commença le mois de décembre. Les lamas attendent le grand chef qui doit venir mettre les lamas à la raison. Comme nos désirs diffèrent! Qui aura raison? Celui qui aura la plus grande foi. Guerre = Département de la force morale, disait Foch. Nouvelles du G.Q.G. Communiqué du Front Nord Comme il fallait s’y attendre, depuis la défaite du Japon, le Tibet réapprend à tirer la langue devant la Chine 70. Au mois d’août encore, aucun Chinois, fût-il en jade, n’était admis auprès des autorités lamaïques. Actuellement, le Saong de Kiamdo 71 ouvre ses portes à tous les solliciteurs célestes. Il garde à son service deux scribes chinois, et le courrier qu’il reçoit en cette langue est, au moins, dix fois plus volumineux que le courrier de l’intérieur. Un assez important contingent chinois occuperait déjà le Dégué. Vers la fin septembre, il fut permis à un simple boy de la Mission de pénétrer auprès de ce personnage et de lui présenter les lettres et les cadeaux du missionnaire. Peu après, parvenait à Kiamdo la vigoureuse intervention du Sikang Tchou Si 72 ; le Saong répondit en ces termes: «J’ai donné ordre au peuple des lamas et à tout le monde de respecter, de prendre soin du missionnaire et de ses biens. J’envoie aussi un délégué rétablir l’ordre.» De fait, à la réception de la lettre du Gouverneur chinois, le Saong dépêcha Sa Tchrong 73, jusqu’à Gartok et, même, jusqu’à Yerkalo (moi, je ne le vis point), semant partout la nouvelle de se tenir tranquille. En même temps, le Gouverneur levait une soixantaine de soldats, pour les confier à un chef et les envoyer vers Yerkalo, quand Sa Tchrong lui rapporta que les Chinois s’étaient emparés du Poste. Ainsi, tout le monde attend toujours le grand chef, avec plus ou moins d’empressement car de sa retraite de Sogun où il se prépare probablement à diriger

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Sur ce geste de salutation, v. supra, p. 317 note 35. Gouvernement tibétain de Chamdo. Gouvernement chinois du Sikang. Un de ses officiers.

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Madame David-Néel 74, Gun Akio, devenu si grand dans sa lutte contre les étrangers qu’il ne daigne plus parler aux simples mortels, aurait écrit à Kiamdo que l’affaire n’était pas si grave et ne méritait point une expédition. Depuis, je sais qu’une lettre de Lhassa est arrivée à Kiamdo. Elle serait aussi à mon avantage. Enfin, un de ces jours passés, réunion mystérieuse, à Sogun, des têtes lamaïques importantes. Un nouvel ordre serait arrivé de Kiamdo. Il leur importe de faire face à la situation. J’attends des précisions. Communiqué du Front de l’Est À Batang, situation inchangée. Le Fou Toang Tchang ne reviendra pas 75. On parle de faire une province de toutes les Marches tibétaines, ayant Ba comme capitale. À Yarégong, le peuple ayant appris que le missionnaire de Yerkalo avait été chassé, se préparait à prendre en ses mains les terrains de la Mission. Il a été détrompé; mais un voyage s’impose. L’auteur de «V» se console à la pensée que son brouillon ne soutient ni une erreur morale, ni une erreur dogmatique, mais une erreur diplomatique. Il avait pourtant l’impression d’avoir offert une fleur à la Chine et une violette à la France. Il prie néanmoins ceux qui ont reçu ce brouillon – ils sont peu nombreux – de le mettre au panier si ce n’est déjà fait. De la même source: les Rouges auraient obtenu toutes les Provinces au nord de Ho Pé, le Ho Pé y compris. Plaignons les persécutés; saluons les morts héroïques et les suivons. Le peuple chinois est peut-être le plus grand de tous les peuples par ses malheurs. L’Histoire, que je sache, ne mentionne nulle part une telle persévérance dans la poursuite de sa propre extermination. Communiqué du Front du Sud Les lamas veulent aussi étendre leur domination sur les terres de Pamé. Ils ont intimé aux fermiers de ce village le même ordre qu’aux fer74

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Sur Alexandra David-Néel, pour les options initiatiques de qui Maurice éprouvait peu de sympathie, v. supra, p. 287 note 21. La «direction» dont il est ici question doit probablement s’entendre non d’un conseil sur l’orientation géographique de ses voyages (elle avait alors quitté le Tibet), que d’une «direction spirituelle», dont selon l’usage familier et fréquent, l’adjectif est sous-entendu. La personnalité du «directeur» Gun Akio donne un sens très ironique à l’incise. Magistrat local. Batang (ou Bathang) est le nom chinois de la ville de Ba, située sur un affluent de la rive gauche du Fleuve Bleu.

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miers de Yerkalo. Ils ont reçu la même réponse. Une partie, du moins, de mes revenus sont dans mes coffres. Ranti 76 célèbre ses noces à Poteu, où il devient le gendre d’une riche famille. En échange de Yerkalo, il aurait obtenu de Gun Akio quelques boutiques sur le marché chinois de Poutines. Le Père Goré s’est amusé à décrire ce personnage; je me permets d’ajouter à sa biographie les détails suivants: Jadis, berger chez Louty, Ranti réussit une première opération commerciale, après le bombardement de Paochan. Il était alors à Hiakouan, où les marchands affolés vendaient leur thé pour rien. Ranti en emporta un grand nombre de charges qu’il vendit très cher. Entrepreneur des transports, il accusait à ses patrons un nombre élevé de charges perdues; obtenait pour elles, quelquefois la remise complète du prix, quelquefois un fort rabais, et vendait ces marchandises à son compte et au prix fort. Dans son courrier du 9.12., le R. P. Goré me recommande la prudence. Je l’en remercie beaucoup. On n’est jamais trop prudent avec de pareils filous. Il m’envoie aussi un plaidoyer, dont je le remercie davantage encore. Il faudra, tout de même, mettre sur le tapis la question, importante entre toutes, à savoir: «Les lamas ont-ils le pouvoir de faire apostasier qui leur plaît et de malmener les chrétiens en tant que chrétiens, comme ils les malmènent?» Ne croyez pas les lamas si forts. Ils m’ont, en douce, averti qu’il serait préférable de ne pas faire de procès. J’ajoute: car s’il y a procès, ils perdront la face comme jamais ils ne l’ont perdue. Enfin, le Grand Cha 77 donne des nouvelles et, ce qui est plus chic, pense revenir dans nos régions. Le Rédacteur en chef de «V» et toute la population des Salines seront on ne peut plus heureux de le revoir, et l’invitent à venir le plus vite possible nous réconforter par les narrations de ses exploits. Le silencieux Rédacteur de l’écho de Latsa 78 aurait reçu en cadeau des gants de boxe. Je lui signale Ranti, Gun Akio, Podu et consorts, s’ils se présentent dans ses parages. Voix du Sphinx: où se trouve le R. P. André? A-t-on enfin des nouvelles du R. P. Pasteur?

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Un ancien lama. L’abréviation aux allures humoristiquement asiatiques désigne le laïc auxiliaire Maurice Chappelet. Il s’agit du P. Coquoz.

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Communiqué du Front du Centre À la suite d’une altercation sérieuse que j’eus avec mon ami Gun Arang, Ajia Ajiong Hala reçut la défense d’ensemencer les champs en contestation. Je défendis de même aux fermiers de les cultiver. Ces champs constitueront une preuve que les lamas ne pourront nier. À Kionlong, Riandiu Iten veut, non reprendre ses terres, mais installer un de ses enfants comme fermier. J’ai donné ces terres à Cyrille 79 qui ne peut pas s’en rendre maître. Le lama laisse faire: il faudra se battre encore. Les exactions continuent. Un de ces derniers dimanches, trente chrétiens, environ, ne purent assister à la s. Messe, car il fallait aller battre les mottes sur les terres de nos lamas. Les fermiers viennent d’être imposés de 80 diadang de paille 80. Fort de la lettre du Gouverneur, j’ai répondu que nous ne payerons pas, avant l’arrivée du chef. La fête de Noël fut illuminée, fervente et joyeuse. L’après-midi, un frugal, mais profond repas réunissait la jec, dans la cuisine de la Mission: une cinquantaine de bouches fonctionnaient à plein rendement. Un homme se penche sur son passé 81 L’année dernière à pareille époque, le R. P. Lovey revenait de l’abîme, et le R. P. Burdin, sans le savoir, passait ses derniers jours sur la terre 82. Qui sera du prochain départ? Au moment d’entrer dans l’an nouveau, je me recommande aux prières de tous. J’attends de la charité de tous, non de mes mérites, l’aumône d’une neuvaine à Ste Thérèse de l’Enfant Jésus. Le miracle de Lisieux semble bien signifier que Dieu veut faire de cette sainte la grande intercétrice 83 de nos temps. Veuille cher lecteur, agréer mes meilleurs vœux pour 1946. Yerkalo, le 31.12.1945 79 80 81

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Père de son domestique Doci. Charges de cent gerbes. On aura reconnu le titre du roman de Maurice Constantin-Weyer, prix Goncourt de 1928. Maurice fait ici allusion à la typhoïde contractée une année plus tôt par le Père Lovey qui avait été rendre visite au P. Burdin à Yerkalo, et dont il avait failli mourir. Le P. Burdin qui avait soigné Lovey a contracté à son tour la maladie dont il mourut le 16 février 1945. Le P. Tornay lui succédera comme curé de Yerkalo. Sic. Solution radicale de Maurice pour pallier l’absence de forme féminine à «intercesseur».

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Coup d’œil sur la brousse lamaïco-chrétienne Juin 1945 – Je n’étais pas arrivé à Yerkalo, qu’on parlait déjà, à voix basse, de mettre le missionnaire à la porte. À la récolte du maté 84, un apostat veut partager, avec le fermier de la mission, le produit de champs depuis longtemps incontestablement entre nos mains. S’il n’obtint rien du kartho, il parvint, par contre, à emmagasiner la moitié du maté. On chante partout que le missionnaire ne pourra pas se tenir au poste. Juin – Lors d’une visite aux chrétiens de Bathang, les R. P. Lovey et Tornay réussirent à intercepter un télégramme expédié de Lhassa (où il se trouvait alors), par Gun Akio, à la lamaserie de Karmda. Ce télégramme exprimait une velléité du chef de faire retirer le missionnaire, par voie diplomatique, et laissait entendre que l’affaire ne serait pas commode. Août – Mgr Valentin transmet immédiatement à l’Ambassadeur de France, à Tchongking, la copie de ce télégramme, et prie les autorités de faire toutes les démarches utiles pour sauver la situation. Septembre – À Yerkalo, le bruit que le missionnaire sera définitivement chassé du Tibet devient plus fort. On ne précise ni les raisons, ni le mode d’expulsion. Immédiatement, la chanson des terrains recommence: les tributaires veulent reprendre gratuitement ce que leurs prédécesseurs ont vendu très cher. 8.10.45 – Ranti, majordome de Gakhia lama 85, m’ordonne, au nom de Gun Akio et Podu, encore tous les deux à Lhassa, et au nom de la lamaserie de Kanda, de filer, le plus vite possible, vers Tsekou, et de remettre, sans espoir de rétribution aucune, biens-meubles et immeubles, entre les mains de ses chefs. La raison de mon départ est que les grandes nations (Amérique, Angleterre, France, Chine, etc.) permettent maintenant au Tibet de se conduire en Tibétain. Je réponds par une fin de non-recevoir, ne pouvant prendre aucune décision de cette importance sans un ordre de mes Supérieurs. Heureusement, je n’avais pas attendu la visite de cet indésirable pour avertir Monseigneur de la gravité de la situation. Au moment où Ranti entrait chez moi, un télégramme arrivait à Kangting, disant que je serai chassé. La chanson des terrains recommence de plus belle: les ex-propriétaires ne désirent pas du tout que leurs anciens biens tombent entre les mains des lamas, et me supplient à grands cris de leur remettre les papiers 84 85

Récolte d’automne; le kartho dont il sera parlé plus loin désigne le printemps. Personnage influent de la lamaserie de Karmda (ou Kanda).

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ou de leur permettre de devenir mes fermiers. Je refuse tout à tout le monde. 17.10.45. – Par lettre et par télégramme, Monseigneur m’assure que les démarches nécessaires sont faites, tant à Tchongking qu’à Lhassa, et m’ordonne de rassurer les chrétiens. 5.11.45. – Durant les danses des lamas de la lamaserie de Kanda, on proclame, devant le ciel et la terre, que le missionnaire devra partir bientôt, sous peine de subir les pires châtiments qu’un humain puisse redouter; que les chrétiens devront apostasier; que leurs enfants devront tous revêtir la toge lamaïque: car il ne doit y avoir qu’une seule religion aux pays des mille dieux. 16.11.45. – Trois grands kouanse 86 de la lamaserie de Kanda me répètent le discours de Ranti, renouvellent l’ordre de partir et, comme ils ont acheté nos biens auprès du Débajong, réclament la récolte de maté qu’ils avaient défendu de prélever. On parle d’un coup de force sur la mission. Le missionnaire prépare sa défense armée, plus pour l’impression à produire sur des brigands que pour l’espoir d’un résultat sérieux. Aucune attaque ne se produisit. Kangting est averti de cette seconde expulsion et répond par les mêmes encouragements. J’oublie de dire qu’en ce jour je reçus la date de mon départ fixée au 18.XI. 19.11.45. – Le jour même de mon départ, non: le jour fixé pour mon départ, le lama Golchi, suivi d’une multitude imposante d’acolytes, entra dans la mission. Les chrétiens croient ma dernière heure venue. Plusieurs se pressent, auprès de moi, invisiblement armés. Aujourd’hui, la lamaserie de Kanda m’ordonne de rester. Le Saong, de Kiamdo, a reçu une lettre de Chine, où les lamas sont accusés d’avoir tué et pillé le missionnaire. Quand j’aurai rétracté ces horribles paroles, alors seulement, je devrai m’en aller. Un grand chef viendra qui me mettra irrévocablement hors de la frontière. Je prie le lama de me montrer cette lettre: il ne l’a pas sur lui. Je lui dis que, pour une fois, je lui obéirai. Certes, je ne m’en irai pas de Yerkalo, avant d’avoir vu et la lettre, et le chef. Le pas en arrière des lamas fut suivi d’un mois de paix relative. 24.11.45. – Gun Akio et Podu sont à Sogun. Ils ne parlent ni de la lettre, ni de rien, mais ils laissent entrevoir que je serai exilé. 20.12.1945. – Le percepteur de la gabelle du sel revient d’auprès du Saong. Il m’apporte une lettre qu’au premier abord je suppose fausse. Et 86

Gérants.

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un cadeau. Le gouverneur ne me dit que de bonnes paroles. Il se tait, néanmoins, sur toutes les questions de quelque importance. Peu après le gabelou, arriva de Kamdo un boy de la mission. Il affirme avoir vu le Saong – que la lettre du Sikang Tchousi 87 a causé une vive émotion dans la capitale – que 3 à 6 Trongjé 88 ont été immédiatement dépêchés, pour s’enquérir de ma personne et de mes biens – et qu’ils ont rapporté à Kiamdo la nouvelle que les Chinois s’étaient emparés de Yerkalo. Ainsi, le Saong n’osa plus ou ne voulut point dépêcher de chef à notre aide. À la suite de ces nouvelles, je reçus de Monseigneur la lettre du Lieou Tchousi au Saong et la réponse d’icelui: le tout en bonne littérature, parfaitement lisible. Le Lieou Tchousi accuse les lamas d’attaquer et de piétiner la mission. Le gouverneur répond qu’il fera cesser ces désordres et enverra un chef. Encore, vers le même temps, grande réunion à Sogun des principales têtes lamaïques. On parlera de nous, certes, et pas en bons termes. 3.1.46. – Deux kouanse de la lamaserie de Kanda m’ordonnent de faire mes caisses et de partir dans les 7 jours. Cette troisième expulsion sera irrémissible. Les kongse 89 d’extradition sont enfin arrivés. Ils sont effrayants, non de sévérité, mais d’inflexibilité. Je réponds que je ne puis partir qu’après les avoir vus, et pas sûr encore, après. Nouvel ordre aux chrétiens d’apostasier ou de mettre les b[outs]. 6.1.1946. – Le Tara Guechi, suivi d’un acolyte seulement, se présente. Il exhibe un papier, dont le sceau est identique à celui qui est empreint sur la lettre que j’ai reçue du gouverneur. Sur une bande de papier accolée au sommet du kongse se trouve une série de demi-sceaux, également identiques au sceau complet. Le sceau complet est identique au sceau de ma lettre; il diffère cependant en ce que c’est à peine s’il est empreint sur le papier, tandis que celui de ma lettre est très clair. Je fais lire. Mon scribe se révèle tout de suite impuissant. Le Tara Guechi s’empare alors du papier et lit: «Le Père de Yerkalo, ayant écrit une mauvaise lettre au… et traitant les lamas d’avoir tué et volé, il est évident qu’il faut le chasser. J’avais d’abord pensé envoyer un chef à cet effet, mais c’est causer trop de dépenses au peuple. Que les lamas fassent donc pour le mieux!» Signature du Saong. 87 88 89

Gouverneur chinois du Sikang. Secrétaires. Décrets; documents officiels.

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Le kongse du Saong se révèle donc le contraire de celui que le Saong a expédié au Lieou Tchousi. Je rage devant tant d’hypocrisie. Devant les chefs du peuple, je montre mon papier, réfute le kongse du lama, point par point, et jure que les lamas sont des menteurs et que je ne partirai pas. Le lama blêmit, … mais se contient. J’apprends que Gun Akio est arrivé à Pétines. Je porte l’affaire devant lui: «Deux ordres différents, adressés à la même personne, ne peuvent venir de la même bouche! Chef, veuille éclairer la situation.» 9.1.46. – La troisième expulsion doit avoir lieu demain. Les lamas de Kanda arrivent, à Tchra gou chi, avec leurs aigles, pour les fixer sur le toit de notre église et manifester, ainsi, leur conquête; avec, aussi, deux mauvais chevaux: l’un pour transporter ma noble personne, l’autre pour le transport de mon viatique. Gun Akio arrive: dîner de gala en l’honneur du chef. Le chef manifeste clairement ses sentiments: «Plus de chrétiens ici. Vous venez de Bonga: il n’y a plus de chrétiens à Bonga. Je veux qu’il en soit, ici, comme à Bonga 90.» Mon argument revient à ceci: «Je ne puis pas partir, parce que mes chefs me défendent de partir et agitent cette question. La lettre du Sikang Tchou-si en est la preuve. Je ne puis pas rester non plus, puisque les lamas de Kanda me le défendent. C’est au chef à m’ouvrir un chemin. Quant à l’affaire de ne plus tolérer de chrétiens ici, elle dépend, ni du chef – car on tolère des protestants à Lhassa – ni de moi – car, à moi, on m’a ordonné de venir ici.» Gun Akio demande un peu de temps pour réfléchir. Il défend aux lamas de Kanda de faire la moindre démonstration. 12.1.46. – Gun Akio répond que je dois partir demain. C’est le samedi soir. Réunion de tous les chrétiens, au grand salon. Je pose la question: «Qui de vous veut apostasier?» Naturellement, personne; tout le monde sera fidèle jusqu’à la mort et au-delà. Je pose une seconde question. «Qui veut suivre le Père?» Naturellement, personne, ou presque, sauf un vieux boiteux et sa femme, quelques jeunes gens, dont ceux qui me connaissent bien. Il est vrai que Gun Akio défend aux chrétiens de partir en bloc, comme il me défend de recourir à Kiamdo. Je prends mes dernières décisions: personne ne veut me suivre; personne ne me suivra, sauf dix hommes, bien armés, que je choisirai. Dès que je serai arrivé en un lieu où je pourrai assurer la vie de mes brebis, j’écrirai. Alors, il faudra m’écouter, sous peine de passer pour notoire 90

Bonga avait été le premier poste missionnaire dans le Tibet sud-oriental.

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apostat. Dans la nuit, moi-même, je confie les papiers précieux au vieux Luca, les ornements d’église à Yonna. Je n’emporterai rien, car malgré les protestations des lamas, je ne doute pas qu’ils me pilleront en route, comme ils ont pillé les Américains. Ce que nous avons de précieux, ce sont les âmes: on leur défend de partir; ce sont les maisons et les terres: on veut nous les enlever, sans réparation aucune? Où j’irai, personne ne le sait, pas même moi. 13.1.46. – Les chrétiens se pressent au confessionnal: c’est dimanche. Je fais porter ces nouvelles à Gun Akio: «Quand les lamas m’auront attaché sur une bête et auront donné, à cette bête, le coup de bâton du départ, je partirai, mais pas avant. Je n’emporte aucun objet; je lui livrerai la clef de la résidence et de l’église, et tout ce qui s’y trouve.» Les chrétiens croient que tout est fini. Les pleurs commencent; on embrasse les colonnes; on s’écrase contre les portes; on se roule sur les planchers; et l’on pleure des larmes qui m’enlèvent toutes forces, au moment où je devrais en avoir le plus. Dans la soirée, Gun Akio répond qu’il ne peut ni m’attacher, ni me battre, ni accepter les clefs. Ainsi, un nouveau problème surgit: Gun Akio ne peut m’attacher (ce n’est pas dit dans le kongse); et moi, je ne puis partir sans être attaché. Neuf jours me sont encore accordés, pour réfléchir. Une lettre de Monseigneur m’apprend que l’Ambassade britannique a répondu que Lhassa était saisie de notre affaire. Par l’entremise de M. Bouffanais, consul de France à Kunming, le général Pachoff 91 répond à Monseigneur Derouineau qu’il suivait avec anxiété notre lutte; que s’il n’a pas été possible d’obtenir le concours d’un avion américain, ni l’action conjointe des consuls britannique et américain, on a obtenu que le gouvernement des Indes agisse de façon pressante à Lhassa. Le R. P. André, avec cette bonne lettre, a la bonté d’ajouter de ses nouvelles et demande un supplément d’information, pour ce qui concerne le procès ato. Je satisferai tout le monde, si on m’en laisse le temps. 14.1.1946. – Un courrier, portant lettre et cadeau pour Kiamdo, via Bathang, part, puisque je ne puis m’y rendre moi-même. À Bathang, si nécessaire, il expédiera un télégramme à Kangting, car j’en ai déjà envoyé un, par une autre voie, priant Monseigneur de réitérer intervention chinoise, près du Saong, et de lui demander si le kongse des lamas est 91

Recte: Pechkoff, ambassadeur de France en Chine.

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bien authentique. Pour moi, tout ce que je puis faire, je l’ai fait. Il ne me reste plus qu’à me faire attacher: je me ferai attacher. Prier pour votre serviteur. Le dernier numéro de «V» avait laissé les lamas de Kanda, à Tchragouchi, et le missionnaire dans sa chambre. Aujourd’hui, chacun a fait ce qu’il avait promis. Le 12.[1.?] 1946, si je ne me trompe, le g.q.g. de Tchragouchi m’avait lancé un ultimatum sévère de quitter le Tibet dans les 9 jours. Je refusai de prendre cet ultimatum en considération. Toutefois, je pris soin d’expédier le personnel non nécessaire, et d’enterrer dans la montagne ce qu’il me paraissait dangereux de laisser tomber sous la patte de mes ennemis. 20.1.1946. – Le Logong Koujoug 92, qui a succédé à Tara Guéchi comme chef d’état-major, vient me sommer de partir demain, sans quoi…! Je réponds aux injures de ce jeune sadique en allant consulter l’oracle de Poutines: Gun Akio. Je suis bien reçu; je mets ce chef dans un embarras peu commun. Il me répond de lui envoyer mes Saiu 93 pour le lendemain. Je crois avoir fermé la bouche des lamas pour quelques jours encore. 21.1.46. – Je dois partir aujourd’hui. Je ne partirai pas. Tout de même, je fais le tour du propriétaire, vérifie quelques portes, ferme tout ce que je puis fermer, et fume une pipe près du hop’en 94. Soudain, des bottes, des fusils, des cris d’hommes fous remplissent l’air. Je n’ai pas le temps de me lever, que trente fusils me présentent leur bouche… un peu trop amère à baiser. Père, pars-tu, pars-tu pas? Liez-moi; je veux encore être lié, c’est convenu. Mais aussitôt le pillage commence. Je comprends que la bataille, pour moi, est perdue. Vite, je déclare que je pars maintenant, s’il le faut, et remets un paquet de clés inutiles, au chef de Kanda. Cela met fin au pillage commencé. Je puis, illico, me faire rendre mon chapeau, une bouteille de remèdes. Mais une bande, soi-disant indisciplinée, force les portes de l’église et prend tout ce qu’elle peut prendre: quelques habits d’enfants de chœur, une aube, une clochette et quelques menus objets. On s’en prend aussi à ma paille, à mon viatique que j’avais préparé pour une fuite éventuelle. On sort les lits qui se trouvent au rez-de-chaussée, 92 93 94

Sieur de Logong. Notables. Brasero, en chinois.

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pour manifester que, désormais, la maison est aux vainqueurs, et l’on commence un repas formidable, aux frais de la mission. Je puis dire que jamais le Procureur ne s’est montré si généreux. Mais les autorités de Poutines arrivent: le diapûn 95 et le représentant de Gun Akio. Ils manifestent leur joie de me trouver vivant… déplorent cet incident regrettable, m’accordent cinq jours pour me remettre de mes émotions et ordonnent aux lamas de s’en aller. Mais les lamas déclarent obéir au Débajong que, moi, j’ai vilipendé, en bravant ses décrets écrits, refusent de partir et se déclarent maîtres de Yerkalo. Enfin, la nuit venant, ils regagnent leur tanière de Tchragouchi. Pour moi, persuadé que leur kongse est faux, persuadé que le Débajong ne nous en veut point et que les démarches aboutiront, je prends la résolution de m’écarter pour un temps. Les lamas reviendront; ils pilleront tout, et, pour finir, me passeront à tabac. J’ai reçu l’ordre de ne céder qu’à la force; je pense n’avoir pas cédé à d’autres. Je déclare aux autorités que je m’incline, mais que je n’emporterai rien, sauf le nécessaire pour une courte route. J’exige un papier attestant que Kanda a pillé la mission. Ce papier m’est accordé et on commence la liquidation. Durant cette dernière phase de la lutte, on s’étonnera de ne pas voir de chrétiens à l’œuvre. À la nouvelle de l’arrivée des lamas, ils se sont précipités vers les portes de la mission; ils ont été écartés à coups de crosse. Seul, Yonka, proche parent du chef de la bande, a pu approcher, et m’a rendu de précieux services. 22.1.46. – Donc, c’est convenu: Gun Akio, selon l’ordre du Débajong, par la main de Kanda, dans les cinq jours, me force à quitter le Tibet. Après cinq jours, les aigles de cette lamaserie, que nous avons jadis sauvée des flammes, viendront flotter sur notre église 96. Puisque les lamas doivent venir, il faut nettoyer la maison. Tout ce qui demeurera, sera éternellement leur proie. C’est mon avis et celui des chrétiens. Puisque les lamas me chassent, il ne faut rien emporter. Ils m’ont chassé, comme ils ont chassé les Américains, avec un peu plus de forme, pourtant; ils me pilleront, comme ils ont pillé les Américains. De plus, à l’heure actuelle, aucun mulet dans le village; tous, absolument tous, sont en commerce. Ceci me dicte le conseil de mettre la mission en caisses et de la confier

95 96

Centenier. Après la révolte antichinoise de 1905, fomentée par les lamas, la Chine avait envoyé un corps expéditionnaire et brûlé, en représailles, la lamaserie de Sogun. Celle de Karmda fut épargnée sur l’intervention de la Mission.

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aux chrétiens notables. Cette voie paraîtra à d’aucuns peu sûre, certes, mais entre les voies peu sûres, la plus sûre encore. 22.1. et seq. – Tous les chrétiens sont à l’ouvrage: on enlève les vitres, on emporte les tables, on met la mission en caisses. Je ne suis pas encore mort: j’ignore donc les souffrances des agonisants; mais ces objets représentent tous un bout de vie de mes chers devanciers. Les enterrer, les confier à l’inconnu, est pour moi mourir de ma mort…, et de la mort des autres. Et puis, on s’était défendu avec tant de courage, on avait tant prié; des vieillards et de très jeunes gens avaient tant jeûné… Les caisses sont scellées et s’en vont… Je célèbre les dernières messes. On pleure plus qu’on ne prie, mais pour ceux qui souffrent, les larmes, plus que les mots, ont leur force près du Dieu fort. 25.1.46. – Gun Akio me fait dire que les lamas de Kanda ne viendront pas occuper la résidence. Tout le monde devra s’en remettre aux ordres du Débajong. Ça va, c’est une victoire dans la défaite. Il reste, à la résidence, les céréales de l’année. J’avertis Gun Akio, je scelle les portes et confie ces céréales aux Saiu. Ce sera, devant le chef, la meilleure preuve que je pense revenir et que je suis bel et bien chassé. 26.1.46. – Avant l’aurore, je célèbre ma dernière messe: tous les chrétiens y assistent. Pauvres eux! Gun Akio leur a défendu de me suivre: il leur faut donc rester comme des brebis, sans pasteur, au milieu des loups. Ayez pitié, Seigneur, de ceux que nous n’avons pas pu défendre. Ayez pitié de ceux que nous avons déçus, … et qui ne savent pas que vous êtes le refuge des pauvres. Pour moi, je suis si humilié, que tout ce qui se dit et tout ce qui se fait me semble tourner à ma confusion. Depuis bientôt six mois, je crie. Crier, c’est mon devoir: ma place ne me permet pas de faire autre chose. Crier, c’est ma seule arme: on m’a toujours encouragé. Merci à tout le monde, merci infiniment. Mais est-ce là tout ce que nous pouvons? Si oui, reconnaissons et f.l.c (foutons le camp). Sinon, faisons quelque chose. Bombarder? Bombardons. Nous pourrons tous ainsi nous vanter d’avoir fait tourner le mal en faveur du bien. Il est insoutenable qu’on ait laissé partir les Américains, sans exiger d’eux et sans leur demander un petit service. Yerkalo est, peut-être, une petite question, en soi; mais que des Blancs laissent des hommes de couleur dans le désespoir, et que ces Blancs soient Français, alors, la question devient lourde de symbole. Vers dix heures, gelé et raide de douleurs, accompagné de 12 fusils, le curé quittait Yerkalo, où les sanglots étouffés des malheureux faisaient une musique de détresse si forte, qu’elle devenait voluptueuse.

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27.1.46. – Je suis à Péyongong; je serai bientôt à Pamé. Chaque jour je renvoie des estafettes vers Yerkalo. Si je ne puis rallier Bathang que Gun Akio m’a défendu de revoir, je filerai vers Tsékou. J’ai écrit à Tsena Lozong de venir me rencontrer 97. Benedictus Deus.

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Bathang était un poste missionnaire rattaché à Yerkalo: d’où le désir du P. Tornay, qui n’aura cessé de se considérer responsable de Yerkalo, de s’y rendre. C’est dans ce but qu’il écrivit à Tséna-Lozong, chef indigène d’une région qu’il aurait dû traverser pour atteindre Bathang.

INDEX ONOMASTIQUE Les chiffres renvoient à la page, éventuellement à la note. Nous avons recherché les prénoms des personnages quand ils n’étaient pas donnés par Maurice, ou n’avons donné que les prénoms dans les quelques cas où ils étaient seuls notés et où une identification n’était pas possible. C’est souvent le cas pour des personnages tibétains ou chinois. L’appartenance locale ou familiale, qui sert d’identifiant à l‘intention des correspondants, a été reprise le cas échéant. On a suivi les graphies adoptées par Maurice, lesquelles, surtout pour les noms asiatiques, peuvent varier chez lui. On indique alors les diverses formes qu’elles revêtent. Les noms, ou les seuls prénoms, de personnages de fiction éventuelle paraissant dans les récits et nouvelles de Maurice Tornay ont été également pris en compte. Adam (Nestor) (Mgr; prévôt du Saint-Bernard; évêque de Sion): 12, 198; 200, n. 26; 211, 218, n. 56; 265 Adjean-Juts’uen (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 187 Aga («de Joang»): 260, 264, 274 Agapit (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa, frère de Stéouan): 188, 245, 246, 266, 276 Agiong (tibétain): 197 Agnès (Mère; prieure du Carmel de Lisieux; sœur de ste Thérèse): 201, n. 28 Agni («de Guendjrought»): 243, 250 Agni (Agnitso) («de Joang»): 266, 268 Agrippa d’Aubigné (Théodore) (poète): 352, n. 60 Aho: 246, 263 Ajiong: 243; 354 Ajong Hala (Ajia Ajiong Hala): 273, 358 Aka: 271 Akia (Mme): 272 Amo («de Joang»): 260, 268 Andrada (d’, Antonio) (s.j.; missionnaire au Tibet): 287 André (Georges) (mép): 189, 197, 243, 245, 246, 247, 250, 276, 357, 363 Anna (religieuse): 248 Antée (personnage mythologique): 183

Anton: 273, n. 200 Arseno: 270 Asset Goban: 248 Athanasiades (Georges) (chanoine de Saint-Maurice; musicien): 283, n. 11 Athanasiades (Léon) (musicien, père du précédent): 283, n. 11 Auguste (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 350 Augusti (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 188 Augustin (Saint): 65, n. 107; 155, n. 72; 242, n. 102; Auien -Antoni: 250, 257 Bagnoud (historien): 279 Barbier (vice-consul de France): 232 Bernanos (Georges): 10 Beaudelaire (Charles): 285, n. 17 Besson (François-Casimir) (architecte): 22, n. 5 Besson ( Jean) (Prieur de l’Hospice du Saint-Bernard dans les années de Maurice): 97, 99, 103, 104, 115, 119, 122, 134, 147, 153, 180, 183, 213, 240 Billot (Louis) (cardinal, théologien): 94, n. 48 Bloy (Léon): 53, n. 83; 54, n. 86; 94, n. 48

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INDEX ONOMASTIQUE

Bonne-Lune: v. Paul Bossuet ( Jacques-Bénigne): 41, 350 Bouffanais (Pierre Paul) (consul de France à Kunming): 363 Bourgeois (Théophile) (Mgr; prévôt du Saint-Bernard): 61, n. 99; 65; 94, n. 47; 103; 174, n. 105; 198, n. 16 Bourry (Augustin) (mép; un des premiers missionnaires au Tibet): 306, 315, 316, 318 Bozonnat (Georges) (universitaire): 285 Broquet (Louis) (Chanoine de Saint-Maurice): 65 Burdin (Émile) (mép; curé de Yerkalo): 14; 194, n. 3; 358, n. 82 Bussard (François-Marie) (Chanoine de Saint-Maurice): 40, n. 56 Calvat (Mélanie) (voyante de La Salette): 53, n. 83; 54, n. 86 Cattoni (Agnès) (bienfaitrice suisse): 225, n. 68; 253 Chappelet (Robert-Maurice) («M. Cha», «le Grand Cha»): 8; 123, n. 21, n. 23; 125, 126, 129, 130, 131, 166, 197, 247, 248, 269, 270, 271, 357 Charrière (François) (Mgr; évêque de Genève, Lausanne et Fribourg): 234, n. 91 Chateaubriand (François-René de): 307, n. 32 Chedyoua: 275 Ché Kouang Yong: 248 Chiamba: v. Tchiamba Tsering Chouanyoug: 257 Claudel (Paul) (écrivain): 329-330 Clément XII (pape): 290 Clivaz ( Jules) (chanoine du SaintBernard, maître des novices): 217 Closuit (un élève ou un enseignant au collège de Saint-Maurice): 284 Constantin-Weyer (Maurice) (romancier): 358, n. 81 Coquatrix (de) (Andrée, Marie-Thérèse, Jeanne, Clairette): 71, n. 7; 77

Coquoz (Paul) (Chanoine du Grand-Saint-Bernard): 8; 113; 123, 147, 249, 251, 265, 272, 302, 357 Cyrille (Père de Doci-Dominique): 358 Cornut (Georges) (Chanoine de Saint-Maurice): 98, n. 53 Dalaï-lama: 11, 15, 289, 290 Dallévas ( Joseph) (chanoine du Saint-Bernard; «M. le Procureur» dans la correspondance): 119, 121, 180, 191 Daoua: 373 Darbellay (André) (chanoine du Saint-Bernard): 217 Darbellay (éleveur de bétail à La Rosière): 133, n. 41 David-Néel (Alexandra): 287, n. 21; 356, n. 74 Delaloye (Bernard) (fils des suivants): 182, 183 Delaloye (Léon) (dentiste, Martigny): 182 Delaloye (Mme) (épouse du précédent): 182, 183 Della Penna (Horace) (capucin, missionnaire au Tibet): 289, 290, 292 Dénériaz (Léon) (chanoine de SaintMaurice, professeur de Maurice): 281 Derouineau (Alexandre) («Monseigneur») (Mgr; mép; archevêque de Kunning): 220, 360, 361, 363 Detry ( Jules) (chanoine du Grand-Saint-Bernard; en mission au Tibet): 119, 136, 146; 200, n. 25; 217, 220, 227, 229, 234 Detry (Madame) (mère du précédent): 148, n. 66 Dieltsum: 267, n. 182 Dittet (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 188 Djrala: 249 doci («Dominique») (serviteur de Maurice): 15, 216; 238, n. 93; 247,

INDEX ONOMASTIQUE 261, 262, 263, 265; 266, n. 179; 267, 268, 269, 270, 271, 274, 275, 276 Dominique (tibétain; personnage de nouvelle): 335, 336, 337, 338, 339, 340, 341, 342, 343, 344, 345 Duc (Louis) (frère; religieux du Grand-Saint-Bernard): 8, 113, 114, 120, 123, 234, 243, 354 Duccoterd (Georges) (conseiller d’état): 188 Émery (Louis) (chanoine du GrandSaint-Bernard; en mission au Tibet): 200, n. 25; 251; 263, n. 170; 271, n. 194; 276 Exquis ( Jean) (novice au Saint-Bernard): 128 Fage ( Jean-Charles) (mép; missionnaire, compagnon du P. Charles Renou): 298, 300, 318, 321 Fellay (Édouard) (camarade de collège de Maurice; notaire): 204 Fenelon (François de Salignac de la Motte): 41 Flaubert (Gustave) (romancier): 6 Foch (Ferdinand) (maréchal de France): 355 Formaz (François) (époux de Joséphine Tornay, sœur de Maurice): 158, 159, 165, 168, 177, 186, 187 Formaz ( Joséphine) (née Tornay, une sœur de Maurice, épouse de François Formaz): 26, 44, 45, 46, 49, 51, 55, 61, 63, 69, 72, 75, 77, 82, 87, 88, 89, 95, 96, 102 106, 107, 114, 133, 139, 144, 146, 158, 159, 161, 165, 168, 169, 177, 178, 186, 206, 210, 211, 229, 237, 255 Fournier ( Jules) (chanoine du Grand-Saint-Bernard; en mission au Tibet): 200, n. 25; 210 François d’Assise (saint): 349 Gabet ( Joseph) (lazariste, compagnon de mission d’Évariste Huc): 293, n. 26; 326

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Gabioud (Lucien) (chanoine du Saint-Bernard, père-maître de Maurice): 104, 153 Gato («des Niébatsong»): 259 Gay-Croisier (Bernard-Maurice) (fils de Michel et Cécile Tornay, neveu de Maurice): 76, n. 17 Gay-Croisier (Michel) (époux de Cécile Tornay, sœur de Maurice): 35, n. 38; 77, 88 Gesnestier (Annet) (mép): 247, n. 127 Giroud (?) (Théo): 170 Giroud (Oswald) (novice au Saint-Bernard): 240, n. 98 Giroud (René): (chanoine du Saint-Bernard): 169, n. 94 Gmür ( Joseph) (fondateur de la Société des étudiants suisses): 280, n. 4 Gogniat (Roger) (chanoine de Saint-Maurice; professeur au collège): 284, 285 Golchi (lama): 360 Goré (Francis) (Mgr; mép; Supérieur ecclésiastique de la Mission tibétaine): 166; 195-196, n. 6; 219, 238, 243, 247, 258, 263; 264, n. 171; 265, 269, 271, 274, 354 Gonkar Lama: 354, n. 68 Grandjean (Max) (chanoine de Saint-Maurice; professeur de Maurice Tornay): 282 Grandmaison (Léonce de) (s.j.; théologien): 94, n. 48; 100 Grégoire XVI (pape): 8, 293 Gross (médecin de la clinique Bois-Cerf de Lausanne): 99 Guèbriant ( Jean-Baptiste Budes de) (Mgr; Supérieur des mép; vicaire apostolique au Tibet): 8 Guieltsé (bouddha): 318, 320 Gumbo Pétchro: 268 Guenfou-Benet (ou Che Kuang Yong) (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa; prêtre): 187; 222, n. 64; Gun Akio (Lama-chef du District des Salines): 195-196, n. 7; 203, 243, 246, 249; 257, n. 153; 353, n. 66;

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INDEX ONOMASTIQUE

354, n. 68; 356, n. 74; 357, 359, 360, 362, 363, 364, 366, 367 Gun Andjrout: 257, n. 153; 354 Gun Arang (Haran): 250, 262, 269; 353, n. 66; 354, n. 68; 358 Guyomard ( Joseph) (mép): 248 Hémon (Louis) (romancier): 351 Henri (condisciple de collège de Maurice): 283 Hô Chi Minh (vietnamien; leader du mouvement communiste): 265 Huc (Évariste) (lazariste; missionnaire en Extrême Orient; historien): 291, n. 24; 292; 293, n. 26; 325, n. 39 Hugo (Victor) (poète): 38; 47, n. 72 Jacques (condisciple de collège de Maurice): 282 Jacquier ( Jules) (chanoine du GrandSaint-Bernard; clavandieréconome de l’Hospice) 99, n. 55; 119, 126, 137 Jammes (Francis): 169 Jean de la Croix (saint; docteur de l’Église): 175, n. 110 Jean-Paul II (saint, pape): 15 Jacob («d’Aga»): 264, 266 Jeanne d’Arc (sainte): 353 Joang («Ouang Joang») (serviteur chrétien): 250; 260, n. 162; 274, 276 Joris (Cyrille) (notaire): 50 José (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 188 Joseph (cuisinier indigène à la mission de Weisi): 118, 272 Joseph (du bourg d’Angeline): 55 Joseph (enfant tibétain): 350 Judas (apôtre): 334 Jude (tibétain, oncle de «Dominique», personnage de nouvelle): 343, 344, 345 Kaïcha: 315, 316 Kisen Lina: 250 Kisen: 250

Krick (Nicolas) (mép; un des premiers missionnaires au Tibet): 306, 308, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 315, 316, 318 Kroussa: 310 La Fontaine ( Jean de) (fabuliste): 38; 180, n. 116; 284, n. 13; 285, n. 28 Lamartine (Alphonse de) (poète): 79, n. 23 Lamon (François) (chanoine du Grand-Saint-Bernard): 154, 245 Lamon (Paul) (condisciple de collège de Maurice): 242, n. 101 Lattion (?): 158 Lattion (Cyrille) (chanoine du Grand-Saint-Bernard, en mission au Tibet): 9; 110, n. 2; 11, 122; 174, 175; 176, n. 112; 188, 197, 200, 202; 218, n. 56; 219, 229, 234; 237, n. 94; 247, 248, 251, 261, 262, 263, 265, 266, 270, 275; 323, n. 36 Launay (André) (mép; missionnaire et historien des missions au Tibet): 286, n. 19; 288, n. 22; 301, 303, 315 Le Bouetté (Père; missionnaire): 232 Lefort (Gertrude von) (écrivain): 10 Léon: 264 Léon (frère; religieux du Grand-Saint-Bernard): 95, 272 Likiang: 267 Loew (André) (violoniste): 283 Lonfat (Étienne): 22, n. 4 Lot: (du bourg d’Angeline): 55 Louti (éleveur tibétain): 357 Lovey (Angelin) (condisciple de collège, puis confrère et beau-frère de Maurice, en mission): 84, n. 31; 107, 119, 137, 153, 154, 170; 170, n. 100; 179, 181; 193, n. 1; 195, 196, 215, 231, 238, 242, 244; 245, n. 114; 246, 247, 248; 250, n. 141; 257, 258; 260, 262, 263, 266, 267, 268, 271, 274, 275; 353, n. 63; 358, n. 82; 359 Lucas (Luca) (catéchiste tibétain): 196, n. 8; 264, n. 172; 363

INDEX ONOMASTIQUE Lucia: 264 Luisier (Angelin) (condisciple de collège, avocat): 162, n. 82; 204 Maistre ( Joseph de) (philosophe): 122, n. 20 Manna (tibétaine, vierge consacrée): 216 Mao-Tse-Tung: 215, n. 49 Marclay ( Jules) 26-27, 29-30 Marie (sœur de José, élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 188, 267, 277 Marie-Aline (religieuse): 83 Marie-Louise (Sr de la Charité): 191, n. 140; 241 Mariétan ( Joseph) (Mgr, évêque-abbé de Saint-Maurice): 33 Maritain ( Jacques) (philosophe): 53, n. 83 Martha (tibétaine): 249, 250, 266, 267, 275 Martin (A.) (Mgr): 154, n. 71 Matt (Charles) (professeur de musique au collège de Saint-Maurice): 284 Melly (Fabien) (chanoine du Grand-Saint-Bernard): 264 Melly (Pierre-Marie) (chanoine du Grand-Saint-Bernard): 8; 113, 116, 117, 118, 120, 121, 123, 126, 127, 134, 137, 140, 141, 144, 166, 174, 175; 187, n. 127; 190, 197, 202, 206, 210, 214, 216; 218, n. 56; 221, 227; 228, n. 72; 232, 233, 235, 237, 238, 241, 249, 253, 254, 255, 346, 347 Merci: 250 Mère abbesse des Cisterciennes de la Maigrauge: 209, n. 38 Montesquieu (Charles de Secondat de): 94, n. 48 Montesquiou (Robert de) (poète): 254, n. 148 Morand (Esther?):143 Morse («Mr») (de la mission protestante américaine): 269 Moulin (?) (Condisciple de collège de Maurice): 59

373

Musset (Alfred de) (poète): 44, n. 66; 189, n. 137; 190, n. 138 Nanchen (Henri) (chanoine du Grand-Saint-Bernard): 154, 166, 166; 170, n. 100; 188, 302 Noverraz (Émile) (chanoine de Saint-Maurice): 25, n. 14 Nussbaum (Victor) (mép; curé de Yerkalo): 124, n. 24; 194, n. 3; 353, n. 63 Ondein: 273 Ongdun: 259 Orsat (Denis) (homme politique valaisan, Martigny): 188 Orderic de Frioul ou de Pordenone (Odoric): 286, n. 20 Ouang (haut fonctionnaire): 232 Ouangtsé: 318, 319 Pascal (Blaise) (penseur): 76, n. 16; 86, n. 34; 95, n. 49 Pasteur (Louis Gustave) (mép; missionnaire): 232, 357 Paul (Bonne-Lune): 330, 331, 332, 333, 334 Pakiag Lhundjrou: 265 Pechkoff (Zinavi) (général; ambassadeur de France en Chine): 363 Penthou (élève tibétain du probatoire de Hoa-Lo-Pa): 187 Pérocheau ( Jacques Léonard) (Mgr; mép; Vicaire apostolique du Setchoaun): 293, n. 28 Petitpierre (Max) (Président de la Confédération helvétique): 202 Philippe (saint; apôtre): 335 Pie XI (pape): 84; 175, n. 110; 323 Pie XII (pape): 260 Pomdats’Ong (famille tibétaine influente): 234, 238, 249 Pomdats’Ong (Tob-Dié): 238, n. 95 Popo: 264 Potu (Podu): 354, 357, 359, 360

374

INDEX ONOMASTIQUE

Porcellana ( Jean-Pierre) (novice au saint-Bernard): 240, n. 98 Prat (Ferdinand) (s.j., exégète): 94, n. 48; 100 Quaglia (Lucien) (chanoine du Saint-Bernard): 268, n. 185 Raboud (Étienne Stephanus) (chanoine du Saint-Bernard): 217 Ranci: 257, 357 Ranti (ancien lama; majordome): 359, 360 Rausis (Bernard) (novice au Saint-Bernard): 240, n. 98 Rausis (Camille): 106, n. 69; 142 (?), 143 (?) René (condisciple de collège de Maurice): 283 Renou (Charles) («Lo») (mép; missionnaire au Tibet): 250, n. 141; 293, 294, 295, 296, 297, 298, 300, 304, 305, 306, 317, 318, 319, 320, 321, 322 Reynold (Gonzague de) (homme de lettres et universitaire): 324 Riandiu Iten: 358 Ribéri (Antonio) (Mgr; Internonce en Chine): 204, n. 33; 219, 223, 231, 234, 248; 264, n. 171 Robtain: 246, 249, 259, 267, 272 Rodriguez (Alphonse) (s.j., auteur ascétique): 93, n. 46 Roger (condisciple de collège de Maurice): 283 Rossier ( Joséphine) (sœur de la mère de Maurice; «tante» dans la correspondance): 34, 55, 57, 64, 79, 107, 133, 156, 160, 171, 187, 188, 194 Rouiller (Nestor) (frère, religieux du Grand-Saint-Bernard): 9; 95; 110, n. 2; 116, 133, 146, 147, 153 Rouiller: 188 Roux (médecin de la clinique Bois-Cerf de Lausanne): 92, 93, 94, 95, 98

Sa Tchrong (officier tibétain): 355 Saint-Clair (André) (Mgr; prélat): 282 Savin (Claude, Jean-Marie) (mép; Procureur des Missions en Chine): 167 Savioz (Alphonse) (chanoine du Grand-Saint-Bernard; en mission au Tibet): 200, n. 25; 255, n. 151; 257, 262, 272, 275, 276, 277 Sen (tibétain catéchumène): 188 Sévigné (Marie, Mme de) (épistolière): 67, n.1 Simon (écolier tibétain de Hoa-Lo-Pa; «filleul» de Marie Tornay): 185, n. 124 Sondjroupt (Sondjrougt) Puntso: 246, 262, 265, 276 Sou Tonitchang: 267 Stéphane (condisciple de collège de Maurice): 283 Stéouan: 271, n. 193; 272, 274, 276 Stynxi: 164 Tara Guéchi: 364 (chef d’état-major tibétain): 364 Tchang Kai Chek (Généralissime, Président de la République de Chine): 193, n. 2; 231, n. 79; 234, n. 89; 262, n. 167; 352, n. 63 Tchang Kai Chek (Mme; épouse du précédent): 231, n. 79; 352, n. 63 Tchiamba Tsering (ou Chiamba): 318, 320 Tchonking (guide indigène): 306 Tchouensen Tchao (Mère; personnage de fiction): 354 Tsan-Pa-Han (premier monarque tibétain baptisé): 288; 289, n. 23 Tséna-Lozong: 367, n. 97 Teimba: 249, 262 Thaïs (de Reppaz): 82, n. 30 Themin (catéchumène tibétain): 188 Thérésa (novice des vierges institutrices tibétaines): 232

INDEX ONOMASTIQUE Thérèse de Lisieux (Sainte): 67-68, n. 2; 74, n. 13; 79-80; 175, n. 110; 201, 202, 281, 358 Thouret ( Jeanne-Antide) (Sainte): 84, 85 Tornay (Anna) (sa sœur cadette; en religion sr Jeanne-Hélène): 7; 46, n. 71; 47, 59, 61, 64, 84, 85, 100, 102, 110, 115, 146, 167, 171; 172, n. 103; 175, 183, 194, 207, 229, 232, 243, 251, 252 Tornay (Cécile) (sœur aînée de Maurice): 35, n. 38; 56, 70, 75, 76, 79, 83, 84, 87, 107, 112, 142, 153, 162, 171 Tornay (Daniel) (oncle et parrain de Maurice; «l’Oncle» dans la correspondance): 63, 106, 131, 212 Tornay (Élisabeth) (sœur de la mère de Maurice, moniale bernardine): 79 Tornay (Faustine, née Rossier) (mère de Maurice): 14, 51, 55, 56, 57, 58, 68, 69, 70, 72, 74, 75, 81, 82, 86, 89, 91, 103, 104, 105, 110, 111, 129; 132, n. 39; 149, 144, 152, 154, 160, 165, 168, 178, 185, 186, 194, 206, 210, 218, 229, 230; 234, n. 88; 235, 236, 237, 252, 253, 256 Tornay ( Jean) (un frère de Maurice): 46, 51, 55, 69, 70, 75, 82, 83, 84, 87, 96, 103, 105, 133, 142, 156, 158, 161; 181, n. 117; 187, 212 Tornay ( Jean-Joseph) (père de Maurice): 14, 51, 55, 56, 57, 58, 68, 69, 72, 74, 81, 82, 86, 89, 91, 103, 104, 105, 111, 140, 142, 144, 152, 154, 156, 160, 168, 178, 185, 186, 194, 206, 210, 218, 230, 235, 255 Tornay (Laurent) (fils ainé de Louis Tornay): 80, n. 26; 84, 89, 171 Tornay (Louis) (un frère de Maurice): 8, 21, 22, 24, n. 9, 28-29, 31-35, 36-37, 38-40, 42-43, 43-44, 49-50, 50, 52, 53, 56, 59, 60, 62, 63, 67, 68, 70, 73, 74, 75, 78, 79, 83, 84, 87, 88, 92, 93; 94, n. 48; 100, 101, 103, 112, 115,

375

130, 131, 138, 142, 144, 148, 149, 156, 161, 163; 169, n. 95; 179, 180, 183, 189, 190, n. 138; 194, 205, 218, 243, 251 Tornay (Marie): 46, 51, 55, 57, 69, 75, 77, 82, 97, 102, 106, 107, 133, 142, 143, 152, 159, 160, 162, 165; 177, n. 114; 178, 185, 186, 210, 211, 237, 255 Tornay (Marie-Louise) (née Lovey, sœur du chanoine Angelin Lovey et épouse de Louis Tornay, frère de Maurice): 35, n. 36; 57, 70, 74, 75, 79, 80, 88, 89, 93, 144, 149, 163, 207 Torrenté (Henri de) (ministre de Suisse en Chine): 203, n. 53; 215, n. 49; 234, n. 90; 239, 245 Toui-Tchang: 269 Tunjroug (préfet): 318 Troillet (Maurice) (Conseiller d’État): 76 Valentin (Pierre) (Mgr; mép; évêque de Kangting): 359 Vaudan ( Joseph) (novice au Saint-Bernard): 240, n. 98 Veinsteffen (Mgr; aumônier de la Clinique- Bois-Cerf de Lausanne): 90 Vignal (André) (mép): 231 Villon (François): 189, n. 135 Virgile (poète): 353, n. 65 Volluz (Cécile): 131 Weibel (Père; de la Société du Verbe Divin): 228, n. 72 Yolo: 264 Yona: 363 Yondzong: 276, n. 209 Yong (gouverneur provincial): 312, 314 Yonka (tibétain): 365 Yulou: 248 Zacharie: 243 Zanin (Mario) (Mgr; Délégué apostolique en Chine): 193

TABLE DES MATIÈRES Introduction Les Écrits de Maurice Tornay Quelques repères chronologiques La présente édition Bibliographie I. Lettres 1 à 33: Collégien à Saint-Maurice (1925-1931) II. Lettres 34 à 63: Novice et Religieux au Grand-SaintBernard (1931-1935)

5 12 14 16 19 21 67

III. Lettres 64 à 105: Missionnaire aux Marches thibétaines (1936-1945)

109

IV. Lettres 106 à 161: Missionnaire à Yerkalo (1945-1949)

193

V. Récits, croquis, nouvelles et Journal Index onomastique

279 369