La Bible et les mythologies du Proche-Orient (French Edition) 9782343171234, 2343171238

L'archéologie de ces dernières décennies a amplement démontré que les populations primitives d'Israël et de Ju

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La Bible et les mythologies du Proche-Orient (French Edition)
 9782343171234, 2343171238

Table of contents :
Avant-propos
Récits de Commencement et Traditions de Combat
La Quête de l’Immortalité
Les Jumeaux rivaux et le Meurtre fondateur
Les Héros du Temps jadis
Le Retour au Chaos
La Tour de Babel, main tendue vers le Ciel
Les traditions patriarcales du Sud
Sodome et l’homosexualité
La tradition nordiste
Le roman de Joseph
Le pharaon qui n’avait pas connu Joseph
Repères chronologiques
Table des illustrations
Index des dieux, des héros et des hommes
Abréviations des périodiques et collections
Bibliographie
Table des matières

Citation preview

Roger Warin est né à Liège en 1947. Chercheur indépendant en égyptologie, il est également féru d’exégèse biblique non confessionnelle qu’ il pratique depuis plus de cinquante ans.

Roger Warin

L’archéologie de ces dernières décennies a amplement démontré que les populations primitives d’Israël et de Juda n’avaient pas été les envahisseurs sanguinaires que nous décrivent le Livre des Nombres, le Deutéronome et le Livre de Josué, mais étaient issues du terreau cananéen. Leur conception de l’univers et leur folklore ne pouvaient dès lors qu’être marqués des schèmes religieux de Canaan, eux-mêmes apparentés, via Assur et Babylone, aux mythes légués à l’ensemble du Levant par le génie suméro-akkadien. Il n’y a donc rien de surprenant à retrouver dans la Bible les analogies fondamentales que partagent les mythes nés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, mythes que les Grecs reprendront et porteront à leur plus haut degré de sophistication. Cet ouvrage analyse, à partir du texte hébreu massorétique, du Pentateuque samaritain, du texte grec de la Septante et de certains documents égyptiens, les thèmes principaux de la Genèse et de l’Exode pour les rattacher aux mythes dont ils proviennent et à leur signification première, ce qui leur apporte un tout autre éclairage et bouscule la plupart des idées reçues que la piété populaire a véhiculées jusqu’à nous.

Roger Warin

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

Illustration de couverture : Statues inachevées de divinités (?) non identifiées. Complexe funéraire du pharaon Netjerykhet Djeser à Saqqarah, côté ouest de la cour du Heb-Sed (env. 2650 avant notre ère). Photo R. Warin.

ISBN : 978-2-343-17123-4

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Série Études

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

Religions et Spiritualité fondée par Richard Moreau, Professeur émérite à l’Université de Paris XII dirigée par Gilles-Marie Moreau et André Thayse, Professeur émérite à l’Université de Louvain La collection Religions et Spiritualité rassemble divers types d’ouvrages : des études et des débats sur les grandes questions fondamentales qui se posent à l’homme, des biographies, des textes inédits ou des réimpressions de livres anciens ou méconnus. La collection est ouverte à toutes les grandes religions et au dialogue inter-religieux. Dernières parutions Gaston OGUI COSSI, Eucharistie, sacrement de communion ou de scission ? Comprendre le rite pour mieux vivre le mystère, 2019. Francis BARBEY, Eloge de la foi chrétienne, Chemin d’accomplissement et d’éternité pour l’Homme, 2019. Jean-Marie Burnod, Partager, Un évangile de liberté, 2018. Boniface Nkomba Lukena, Le cœur de l’homme dans l’Évangile selon saint Matthieu. Une étude exégético-théologique, 2018. Étienne BAKISSI, La foi à l’épreuve du temps. Esquisses d’une pastorale de la christification et de l’inculturation, 2018. Isaac NIZIGAMA, Darwinisme et éthique chrétienne, Un dialogue de sourds, 2018. Hyejeong SEO, Après le baptême, le chrétien est-il toujours pécheur ? Simul justus et peccator chez Luther, 2018. Simona Somsri BUNARUNRAKSA, Monseigneur Louis Laneau. 16371696. Un pasteur, un théologien, un sage ?, 2018. D. MEYER, J.-M. MALDAME, A. SAYADI, J.-P. CASTEL, Lutter contre la violence monothéiste. 3 voix répondent à 10 questions, 2018. Sœur MARIE-ANCILLA, Le Nouvel Âge à l’œuvre dans l’Église, La gnose de retour, 2018. Jacques SUAUDEAU, Le linceul de Turin, de l’analyse historique à l’investigation scientifique, Tome 1 : Face à l’histoire, Tome 2 : Face à l’investigation scientifique, 2018. Giraud PINDI, La procédure de nullité matrimoniale devant l’évêque diocésain, 2018. Gérard LEROY, L’Événement. Tout est parti des rives du Lac, 2018. Hélène BOUCHARD, Pascal et la mystique, 2018. Francis WEILL, Les perles du midrach, 2018.

Roger Warin

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-17123-4 EAN : 9782343171234

Avertissements Dans un but de simplification, il a été choisi de ne pas user des signes diacritiques étrangers à l’écriture courante pour translittérer les mots d’origine sémitique ou égyptienne mais d’en donner la transcription « francisée ». Idem pour les mentions en grec ancien, souvent reproduites sans caractères d’accentuation. Par ailleurs, pour une meilleure intelligence du texte, des majuscules initiales ont été insérées dans la transcription des noms propres égyptiens, hébreux et assyro-babyloniens bien que celles-ci n’existent dans aucune de ces écritures. En ce qui concerne les personnages bibliques, un autre parti pris a été d’user de leur nom entré dans l’usage, même s’il reste très éloigné de l’hébreu. Pour de simples raisons de copyright et de facilité (copier/coller), les extraits bibliques ont été tirés de la traduction Segond 1910 donnée sur Internet, à l’exception des appellations de la divinité, où transparaît le fidéisme du traducteur et qui, pour cette raison, ont été remplacées par une traduction littérale du texte massorétique (de nombreux mots ou tournures de phrases ont aussi été remplacés par d’autres plus représentatifs de l’hébreu biblique). Enfin, les dates précédées d’un tilde (~) sont à lire « avant notre ère ».

Avant-propos

L’élément déclencheur de la spiritualité fut sans doute le sentiment que certaines « forces » dépassaient l’entendement humain. Le désarroi engendré par l’incapacité à en appréhender la nature pourrait avoir poussé les membres du genre Homo – à un stade évolutif ignoré dans la lignée qui conduit jusqu’à nous – à adopter une attitude de soumission vis-à-vis de ces « forces » prises pour des Puissances. Ce serait pour magnifier cette première forme d’apotropée que, devenus Homo sapiens, nos ancêtres auraient matérialisé les lieux tenus pour la projection de l’Indicible par des signes ou des objets. D’abord simples réceptacles, ceux-ci auraient rapidement été assimilés à la Puissance elle-même. Puis, lorsque l’art serait venu donner forme à cette première exaltation du Sacré, le réceptacle serait devenu idole. Ensuite, au fil du temps, la gestuelle de sujétion, l’imploration orale ou le sacrifice, au départ protection contre la désorientation face à l’Inintelligible, n’auraient plus été compris que sous la forme d’une sorte de négoce : la génuflexion, la prière ou l’offrande ayant perdu leur caractère conjuratoire pour devenir monnaie d’échange afin d’obtenir des bienfaits. Au cours du dernier cycle glaciaire (de ~70 000 à ~12 000), alors que la moitié septentrionale de l’Europe était recouverte par un inlandsis, le Proche-Orient avait connu un climat sec et aride. Entre ~12 000 et ~10 000, la déglaciation et l’augmentation du régime pluvial provoquées par le réchauffement climatique s’y caractérisent par une modification radicale de la répartition de la flore et de la faune. Progressivement, la disponibilité quasi permanente de ressources alimentaires (eau potable, gibier, plantes comestibles…) amène l’homme – qui, jusque-là, avait assuré son alimentation par la chasse, le charognage, la cueillette et le ramassage – à réduire ses déplacements. En peu de temps, la domestication des céréales sauvages et de certaines catégories animales va déterminer sa sédentarisation. Au cours du Néolithique, les progrès de l’agriculture font comprendre aux sédentaires les pouvoirs du sol et la Terre est de plus en plus perçue comme une entité maternelle. Dans l’imagination anthropomorphe des chamanes, ses membres, ses os, ses organes, ses humeurs sont devenus les montagnes, les pierres, les plantes, les fleuves… Les divinités n’étant pas encore 9

nées des spéculations de l’esprit humain, c’est la Terre-Mère que l’on tient pour créatrice de tout. La réminiscence de cette intellection va se retrouver dans de nombreux récits mythologiques. Ainsi, dans le mythe grec du Déluge raconté par Ovide, après la baisse des eaux, Deucalion et sa femme Pyrrha reçoivent de la déesse Thémis l’ordre de jeter derrière eux « les os de leur grand-mère ». D’abord interloqués, ils finissent par comprendre que leur grand-mère n’est autre que la Terre, et ses os les pierres. Ils en ramassent alors et les jettent derrière eux. Dès qu’elles touchent le sol, les pierres de Deucalion se transforment aussitôt en hommes, et celles de Pyrrha en femmes1. Toujours chez Ovide, dans le récit de la naissance d’Orion, une triade divine composée de Jupiter, Neptune et Mercure rend visite au roi Hyriée, un vieillard veuf et sans enfant mais qui en désire ardemment. Hyriée les reçoit dignement, allant jusqu’à leur sacrifier un bœuf entier. À la fin du repas, Jupiter demande au roi de formuler un souhait. « Je voudrais être père sans être époux », répond Hyriée. Les dieux, alors, se lèvent et, se retirant à l’écart, maculent de leur sperme la peau du bœuf qui leur avait été sacrifié. Ils l’enterrent ensuite et, après une gestation de neuf mois au sein de la Terre-Mère, Orion émerge de cette peau2. Dans la mythologie perse, Ormazd avait créé un être hermaphrodite nommé Gayomart. Mais un jour, le démon Ahriman attaque Gayomart, qui meurt quelque temps plus tard. Or au moment d’expirer, celui-ci répand son liquide séminal sur le sol et voici qu’il en surgit une rhubarbe. De celle-ci naîtront par la suite un homme et une femme, Mashya et Mashyana, dont les enfants fonderont l’humanité 3. Les êtres ainsi créés sont littéralement des autochtones (du grec autos, « soimême », et khthon, la « Terre »), c’est-à-dire nés spontanément de la Terre. Plus tard, d’autres mythes attribueront la Création de l’homme à un dieu potier et celui-ci se servira de la substance de la Terre-Mère, l’argile, pour façonner l’humanité. À cette époque, dans l’esprit des sédentaires, c’est la Terre qui est dispensatrice de vie : elle a nourri l’humanité en faisant pousser les plantes comestibles4 (grâce, il est vrai, à la pluie fécondante dispensée par le Ciel-Père). C’est en même temps grâce aux métaux qu’elle recèle en son sein que les hommes ont pu accéder à la civilisation. Et ils lui en savent gré. Ils la respectent et ne vont pas tarder à inventer des rituels destinés à se concilier ses grâces. Vers la fin du Néolithique, ces deux symboles majeurs que sont la TerreMère et le Ciel-Père se conceptualisent sous l’image du Taureau Puissant, principe générateur masculin, et de la Femme Plantureuse aux attributs sexuels très marqués. Ce ne sont pas encore des dieux (il n’existe aucune 1

Les Métamorphoses, I, 313-415. Les Fastes, V, 493-544. 3 Bundahishn, 33-36. 4 C’est ainsi que le nom de la déesse grecque de l’agriculture, Déméter, dérive probablement de Gê Metér, « Terre-Mère ». 2

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trace d’un culte qui leur aurait été rendu5) mais de simples hypostases de l’Énergie vitale de la Nature et de la Fécondité. Tous deux étaient déjà attestés au Paléolithique sans que l’on puisse clairement définir leur symbolique à cette époque. Le Taureau (un auroch) est noir, énorme, musculeux et surtout très viril. La Femme est telle qu’on s’imagine alors la reproductrice idéale : mise en valeur par un développement adipeux exagérément sublimé au niveau de la poitrine et des hanches (stéatopygie). C’est au cours des millénaires suivants que va se produire le glissement progressif du spirituel vers le religieux, principalement lié au mystère de la germination et de la régénération annuelle des végétaux. On voit en effet les entités favorables à l’agriculture prendre de l’importance. On les pare de caractéristiques humaines et animales (notamment celles du taureau, déjà en partie dépouillées de leurs significations premières par l’oubli) et l’on se plaît à leur donner pour parèdres des « vénus » callipyges aux atours plus gracieux.

FIGURE 1 – LE CROISSANT FERTILE

Vers ~3500, deux importants foyers de civilisation éclosent aux extrémités du « Croissant fertile » : l’un en Égypte, sur les bords du Nil, l’autre en Sumer (actuel Irak), entre les cours parallèles du Tigre et de l’Euphrate. La présence d’éléments favorables à l’agriculture (proximité de l’eau et douceur du climat) avait auparavant poussé des groupes de populations jadis 5

Culte : ensemble de pratiques réglées destinées à rendre hommage, soit à un être divin ou jugé tel, soit à un phénomène considéré comme sacré.

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nomades (venues, pour l’Égypte, du Sahara, du Soudan et du Levant, et pour la Mésopotamie, de Syrie et du sud du golfe Persique) à se fixer en ces vertes régions fluviatiles. À l’ouest, la Mésopotamie (du grec meso, « entre », et potamos, « fleuve ») n’aurait pu exister sans le Tigre et l’Euphrate. Il y a six mille ans, ces fleuves issus des montagnes d’Arménie faisaient déjà fleurir la steppe et ondoyer entre leurs cours parallèles le camaïeu des champs et des cultures que le fellah sumérien labourait au pas lent de son bœuf. Contrée d’abondance, sans cesse convoitée, sans cesse envahie, la Mésopotamie, après avoir été habitée par les Sumériens, sera occupée tour à tour par les Akkadiens, les Amorrites, les Élamites, les Kassites, les Perses, les Macédoniens, les Romains… Au nord-ouest, le haut bassin du Tigre formera l’Assyrie, région en grande partie montagneuse qui rejoint l’Arménie ; au sud-est, la plaine de l’Euphrate deviendra la Babylonie, dont la portion méridionale est encore à cette époque la patrie des Sumériens – mais pas leur lieu d’origine, qui reste inconnu. À l’autre extrémité du Croissant fertile, l’Égypte n’aurait, elle aussi, été qu’un désert sans son fleuve nourricier. Sa partie habitable, en effet, se réduit à une longue bande de terres cultivables s’étirant le long du Nil sur plus de 800 km pour se terminer en un vaste delta ouvert sur la Méditerranée. Isolée par les immenses étendues arides qui la bordent6, elle est, au contraire de la Mésopotamie, relativement protégée des invasions et va connaître une unité de civilisation s’étalant sur trois millénaires. La majeure partie de sa population vit au rythme des crues du fleuve, crues d’ampleur variable mais toujours ponctuelles. Si l’Égypte évolue rapidement de chefferies locales en deux royaumes distincts, puis en nation – la première de l’histoire –, la Mésopotamie reste composée d’une mosaïque de cités-États souvent antagonistes. À l’époque historique, chacune d’elles va connaître un essor spectaculaire, avant de sombrer. En Sumer, l’existence, soumise aux aléas de deux fleuves au débit imprévisible et aux débordements parfois catastrophiques, est plus rude qu’en Égypte. Ouverte aux invasions et aux incursions de ses remuants voisins, sa civilisation aura cependant le bonheur d’être à chaque fois « fécondée » par ceux-ci. Un réseau de relations commerciales et culturelles se tisse rapidement entre les premières dynasties égyptiennes et les premières dynasties sumériennes, passant par les parties fertiles de la plaine cananéenne, de la Syrie et de la Cappadoce prises en tenaille entre ces deux pôles de culture. Cette multiplication des contacts, alliée à la propension qu’ont les religions à s’interpénétrer, engage le développement de spéculations nouvelles que, bientôt, la 6

Étendues arides que les Égyptiens nommaient desheret, par opposition à khemit, « la terre noire ». Desheret, via le latin desertum, a donné notre vocable « désert » ; quant au terme khemit, les Grecs, fervents admirateurs de la science égyptienne, formèrent de sa racine le mot khêmia, devenu en français « chimie ».

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maîtrise de l’écriture perpétuera sous la forme d’une foisonnante littérature mythologique au boisseau de laquelle les peuples d’alentour puiseront d’abondance. Sautons maintenant deux bons millénaires pour nous retrouver au Levant, peu après le début du Fer I, vers ~1150. L’Égypte pharaonique a vécu sa gloire et entame son interminable déclin entrecoupé d’éphémères reviviscences, la civilisation de Sumer a depuis longtemps disparu, phagocytée par des peuples plus velléitaires, tandis que les royaumes de Crète, de Chypre, du Hatti et une kyrielle de minuscules cités-États qui vivaient en luttes permanentes dans les plaines maritimes se sont effondrés sous le coup des invasions des Peuples dits « de la Mer », groupes d’essence majoritairement indo-européenne venus sans doute des Balkans. La disparition temporaire des pharaons de la scène internationale permet à un nouveau monde géopolitique de s’instaurer sur les ruines de l’ancien. Dans les plaines maritimes du Levant, à la place des antiques cités-États, on voit très vite se constituer des petits royaumes araméens, phéniciens et philistins. À la même époque, les hautes terres montagneuses séparant Canaan de la vallée du Jourdain voient arriver des groupes de populations hétérogènes à peine reliés par la langue et quelques valeurs immémoriales. C’est la conjugaison d’éléments encore mal définis tels que la surpopulation des cités, leur insécurité, la désagrégation des institutions et des structures sociales, la pression fiscale, qui les a mis en mouvement. Leur assimilation ne se réalise pas sans heurts mais avec le temps, d’escarmouches en batailles rangées, d’alliances de circonstance en chefferies locales, les populations des hautes terres du nord finissent par se rallier autour du centre politique de la région de Sichem, tandis que celles du sud se regroupent autour de la bourgade d’Hébron. Très tôt, ces populations se singularisent par leurs interdits alimentaires, au nombre desquels figurent en premier la non-consommation du porc et du sang des animaux abattus. Ces tabous ne s’inspirent nullement de préoccupations prophylactiques, comme on le croit souvent : les peuples d’alentour mangent régulièrement du porc, dont la viande est aussi pathogène chez eux qu’ailleurs. En réalité, il s’agit pour eux de se prémunir contre les influences des forces spirituelles néfastes dont ils croient les suidés pénétrés. Pour la même raison, le sang, considéré comme le siège de l’âme (de l’animal comme de l’homme), ne peut être consommé sous peine d’introduire en soi un esprit étranger. L’entité territoriale nordiste, principalement constituée de collines et de vallées verdoyantes, ne tarde pas à devenir riche de son agriculture. Très vite, l’habitat s’y densifie jusqu’à abriter une population estimée à 40 000 âmes7. Le Sud, en revanche, est peu productif car formé en grande partie de garrigues, de maquis et d’escarpements arides. Dix fois moins peuplé que le 7

Finkelstein 2003, 24.

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Nord, l’existence y est plus fruste, les villages y restent minuscules et la majorité de la population pratique le nomadisme enfermé. Au ~VIIIe siècle, alors que les basses plaines et la côte levantine restent aux mains d’élites locales régnant sur un peuple d’agriculteurs, d’éleveurs, de pêcheurs et d’artisans, les deux confédérations des hautes terres deviennent deux royaumes. Celle du Nord prend le nom d’Israël (Yishra’el) et sa capitale passe de l’exiguë Sichem à l’opulente Samarie. Celle du Sud, qui a maintenant adopté la minuscule cité de Jérusalem pour capitale, prend le nom de Juda (Yehudâh). Bien que les coutumes et les us religieux de leurs habitants soient à peu près identiques, ces deux royaumes, au lieu de s’unir, vont vivre dressés l’un contre l’autre dans une mésentente chronique qui leur vaudra de devenir la proie facile des empires voisins. Vers ~735, arrivent les Assyriens, attirés par la côte levantine, lieu de débouché des routes maritimes et caravanières originaires de régions du monde souvent lointaines où s’épanouissent de riches civilisations. Commerçants avisés dirigés depuis peu par une aristocratie militaire aussi pieuse que pragmatique, ils envahissent le royaume araméen de Damas et celui d’Israël. Seul l’insignifiant Juda, en raison de son éloignement, de son indigence mais surtout de la clairvoyance de son roi Achaz, réussit à conserver une relative autonomie. Les royaumes envahis, cependant, ne tardent pas à renâcler sous le joug. En ~725, une malencontreuse tentative du roi Osée d’Israël de s’affranchir de la tutelle étrangère en s’alliant avec l’Égypte déclenche une nouvelle intervention de l’Assyrie. Un blocus sans faille est mis devant Samarie. Trois ans plus tard, la ville tombe au terme d’un siège épouvantable. Osée est incarcéré en Assyrie jusqu’à la fin de ses jours et les élites samaritaines, de même qu’une partie de la population, sont déportées en Haute-Mésopotamie, où elles disparaîtront corps et biens8. Le riche royaume d’Israël rayé de l’Histoire après quelque deux cents ans d’existence, celui de Juda se retrouve seul devant l’ogre assyrien. Mais comme il n’a pas participé à la rébellion, il est épargné et peut commencer à vivre sa vie de nation lige. C’est alors qu’il décide d’accaparer le passé de son ancien « ennemi intime » en reprenant à son compte le folklore et les textes sacrés qu’avaient amenés avec eux les nombreux réfugiés israélites ayant fui l’avancée assyrienne de ~725. Sous l’égide obligée de la pax assyriaca, la conception judéenne de la divinité commence à se démarquer de l’antique système cananéen pour s’empreindre de l’idéologie d’Assur. Diverses factions religieuses n’auront alors cesse de tenter de hisser le dieu hiérosolymitain, Yahvé, ancien génie local parmi tant d’autres, au rang de protecteur de la nation, concept auquel la plupart des rois de Juda répugneront à adhérer, favorisant plutôt le syncrétisme religieux dans un souci d’harmonieuse gouvernance des populations soumises à leur autorité. 8

Sur les « dix tribus perdues », voir Paul 2000, 372-374.

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Hormis une désastreuse velléité de révolte d’Ézéchias (~727/~698), qui ne réussit qu’à provoquer l’invasion et la destruction de la moitié de son minuscule royaume par l’Assyrien Sennachérib, Jérusalem reste fidèle à son suzerain. Sous le long règne de Manassé (~698/~642), le plus grand des rois de Juda, l’ascendant d’Assur ne cesse de croître, au point qu’on aurait même introduit le culte de divinités assyriennes dans le Temple. Le prophète Isaïe 15

en aurait vitupéré le roi avec tant d’animosité que celui-ci, selon la légende, l’aurait fait mettre à mort, enfermé dans un arbre creux que ses bourreaux auraient scié en deux9. La roue du char de l’Histoire n’en continuant pas moins de tourner, l’Assyrie et son empire gigantesque sombrent un siècle plus tard sous les coups conjugués des Mèdes et des Babyloniens, ces derniers s’arrogeant les territoires du Levant avec la morgue du vainqueur. La déconvenue du royaume judéen, tombé de Charybde en Scylla, est immense. Elle lui pèse tant qu’elle le pousse à commettre la même erreur qu’Israël cent trente-cinq ans plus tôt. Vers ~597, jouant son va-tout, le jeune roi Joiakîn se place sous l’illusoire protection de l’Égypte de Nékao II et refuse de payer tribut à son nouveau suzerain. Il n’en faut pas davantage pour que le futur Nabuchodonosor II, alors héritier présomptif du trône de Babylone, arrive à la tête d’un important corps d’armée. Le pharaon Nékao se révèle bien vite un allié défaillant et Joiakîn n’a d’alternative que de déposer les armes pour éviter le sac de sa capitale. Cette reddition lui sauve la vie mais elle entraîne sa déportation, de même que celle de la famille royale au grand complet et d’un important contingent de dignitaires. Relégué à Babylone, Joiakîn est remplacé sur le trône par son oncle Sédécias. Cette calamité, loin de servir de leçon aux rares élites judéennes laissées sur place, ne les pousse qu’à regimber davantage. Dix ans plus tard, en ~587, naît un nouveau soulèvement dont les conséquences vont s’avérer plus désastreuses encore. Cette fois, Jérusalem est prise d’assaut par les Babyloniens, incendiée et pillée. Les remparts de la ville sont arasés, le temple de Yahvé démoli et les objets du culte confisqués. Quant au roi Sédécias, tenu pour félon, il est exposé en place publique, où l’on égorge sa famille sous ses yeux – qu’on lui crève ensuite –, avant d’être mis aux fers, attaché à un char comme un chien et déporté avec un nouveau contingent d’insurgés. En principe, la rédaction du fonds littéraire appelé à devenir le texte biblique aurait dû s’arrêter là et les documents qui avaient préludé à son élaboration se déliter, étouffant le futur judaïsme dans l’œuf. En effet, selon un schéma classique, la double défaite du dieu judéen face au dieu babylonien était de nature à entraîner l’abandon de son culte – d’autant que celui-ci avait perdu sa raison d’exister puisque le Temple de Jérusalem, seul sanctuaire admis comme siège des manifestations de Yahvé, n’était plus que décombres. Tout va pourtant continuer. Car, alors que les Israélites relégués en Assyrie par Sargon II au siècle précédent n’avaient pu réussir à préserver leur identité et s’étaient fondus dans les populations locales, les Judéens exilés en Babylonie par Nabuchodonosor vont s’employer sans relâche à sauvegarder la leur, s’attachant à consigner par écrit les traditions qui étayent leur foi. Il faut dire aussi que, 9

Ascension d’Isaïe 5, 1-16.

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par bonheur pour la rémanence de leurs convictions religieuses, l’apogée néo-babylonienne n’aura que l’éclat fulgurant des empires éphémères. En ~539, moins de trois générations après la première déportation, le « colosse aux pieds d’argile », miné par les intrigues picrocholines des faibles successeurs de Nabuchodonosor, s’écroule, renversé par le Perse Cyrus II. Avec les Perses, tout va changer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : leur politique étrangère, tant louée en raison du respect de la religion et des coutumes des populations soumises à leur sceptre, est en réalité plus empreinte d’opportunisme tactique que de longanimité. Ces Judéens qui, pour l’heure, paraissent être l’objet de leur bienveillante attention, ne sont-ils pas les habitants d’une nouvelle province de l’empire perse dont la frontière sud touche à cette intrigante Égypte que Cyrus convoite ouvertement de museler et d’annexer ? C’est dans cet esprit qu’en ~538, un an après la chute de Babylone, le roi de Perse autorise les exilés à rentrer à Jérusalem y reconstruire leur Temple, leur restituant même les objets du culte et le trésor saisis jadis par Nabuchodonosor. Eh bien, ce sont ces gens-là, ces déracinés revenus au terme de soixantedix ans d’exil dans une Judée où ils ne sont pas nés, qui vont forger la Bible que nous connaissons. Dans leur for intérieur, si leurs aïeux ont connu la déchéance et l’horreur du bannissement en terre étrangère, c’est que leur dieu l’a voulu. Et s’il l’a voulu, c’est parce qu’il y a eu fautes contre lui ! Fautes qu’outre expier, il va maintenant falloir établir afin qu’on ne les commette jamais plus. (Pareillement, les Babyloniens avaient assimilé la chute de leur empire à un châtiment de Marduk infligé à leur dernier roi, Nabonide, que sa dévotion exagérée pour Sîn, le dieu lunaire, avait tenu éloigné des affaires de l’État et fait considérer comme apostat 10.) Passant alors au crible de leur mémoire un florilège de légendes, de récits folkloriques, d’annales royales, de textes religieux, prophétiques, législatifs, philosophiques, poétiques, érotiques... ces nouveaux Judéens vont transcoder ce fatras à l’aune de leur infortune, plaquant sur un passé mythique les idées religieuses de leur temps. « Pour ces Judéens historiens, la terre […] était la référence de base […] Cette terre, c’est celle que la communauté de l’Exil proclamait avoir retrouvée […] De fait, l’histoire qu’elle a écrite est autant la projection dans le passé d’un présent idéalisé que la saisie implicite d’un futur programmé »11. Dans leur quête identitaire effrénée, persuadés sans doute que leur « nation » plongeait ses racines dans un passé lointain, ils iront même jusqu’à s’imaginer un peuple ancestral qui n’a jamais existé : le peuple hébreu, mis en scène en d’interminables pérégrinations12. Comme l’ont amplement démontré la découverte et l’analyse minutieuse des restes de minuscules vil10

Sur cette fausse imputation, voir Soler 2004, 67 sv. Mais bien avant, au ~ XXIIe siècle, la Malédiction d’Akkad, racontait déjà que la chute de l’Empire akkadien était due à la colère d’Enlil face à l’impiété de Naram-Sîn. 11 Paul 2000, 118.

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lages établis sur les hauteurs de Judée et de Samarie au ~ XIe siècle, les « Hébreux » ne furent ni les immigrants ni les envahisseurs décrits par les livres de la Genèse, de l’Exode, des Nombres, du Deutéronome et de Josué. Ils étaient tout simplement Cananéens. Leur conception de l’univers et leur folklore ne pouvaient dès lors qu’être marqués des schèmes religieux cananéens, eux-mêmes apparentés, via Assur et Babylone, à la mythologie léguée au Levant par Sumer et Akkad. Il est donc tout à fait normal de retrouver dans la Bible hébraïque, texte fondateur du judaïsme, et plus tard du christianisme et de l’islam, les analogies fondamentales que partagent les mythes proche-orientaux.

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L’appellation « Hébreux » a néanmoins été conservée ici en raison de son caractère pratique. Elle regroupe les populations qui, vers la fin du ~IIe millénaire, s’agrégèrent pour former les confédérations israélite et judéenne. Les habitants de l’ancien royaume d’Israël (~931/~722) seront nommés « Israélites » afin de les différencier des « Judéens », population du royaume voisin de Juda (~931/~587). Ces mêmes Judéens porteront le nom de « Juifs », avec une majuscule, au retour de l’Exil (à partir de ~538) ; le terme « juifs », avec une minuscule, désignant les pratiquants du judaïsme partout dans le monde et à toutes les époques.

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Récits de Commencement et Traditions de Combat

Le plus ancien récit de la Création : l’Enûma elish. Admettre le principe de la Création nous conduirait à accepter ipso facto celui de la Révélation, puisque la Création n’a pu avoir aucun témoin direct. Il nous faudrait cependant concéder à la raison que ce prodige n’a pu se réaliser qu’une seule fois. Partant, que les diverses relations de cet événement révélées par le Créateur à ses tabellions devraient être des transcriptions plus ou moins fidèles d’un unique récit. Or c’est loin d’être le cas. Toutes les traditions relatives à la Création, même si elles partagent, comme dit plus haut, des analogies fondamentales, sont en désaccord. La cause en est que la Création est un mythe et que ce dernier ne fait pas appel à la raison mais à l’imagination ; il ne se soucie pas du vrai mais uniquement du vraisemblable dans le contexte culturel au sein duquel il a été excogité. L’homme primitif, encore impuissant à concevoir le néant, sinon par rapport à son propre environnement, s’imagina d’abord qu’une sorte de chaos avait précédé la naissance du monde. Ce désordre, il le conçut comme une image inversée de son monde solide, clair, bruyant, agité et chaud, c’est-àdire comme un « anti-monde » impalpable, ténébreux, silencieux, immobile et froid qu’il se représenta le plus souvent sous la forme d’une étendue liquide. Ce mythologème13 des eaux primordiales est mondialement attesté, sans doute pour la simple raison qu’aucun constituant universel ne pouvait mieux représenter le chaos que l’eau. Cet élément n’est-il pas à la fois palpable et inconsistant, à la fois solide et informe et pourtant polymorphe ? En Sumer, on croyait que les éléments primordiaux étaient nés par génération spontanée au sein d’une immensité liquide nommée Nammu et qualifiée de « mère de tous les dieux »14. À Akkad, dans ce qui allait devenir la Babylonie, il s’agissait d’une entité fluide et non organisée, une sorte de bouillon de culture portant en lui, comme en gestation, les futurs éléments divins15. À l’autre extrémité du Croissant fertile, en Égypte, le chaos primor13

Le mythologème est un élément constitutif commun à plusieurs mythes, chaque mythe étant constitué de l’association de divers mythologèmes. 14 Enki et Ninmah, ligne 22. 15 Enûma elish, I, 3-4.

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dial se nommait Noûn et présentait l’aspect d’un océan infini entouré d’obscurité16. En Grèce, Okéanos et Téthys formaient un couple de divinités, père et mère de tous les dieux et de tous les êtres. (À l’origine, Okéanos était une mer en forme de fleuve qui ceinturait la Création – d’où sa représentation serpentiforme –, tandis que sa parèdre Thétys était le principe des Eaux Douces)17. En Inde, on racontait que « au commencement, il n’y avait que l’eau »18. En Amérique Centrale, on croyait qu’avant l’apparition de la terre, « il n’y avait que le calme de la mer »19. La Bible ne déroge pas à cette vision des choses : son chapitre premier s’ouvre, lui aussi, sur un chaos aqueux représenté par la mer. Nous y reviendrons, mais auparavant, il nous faut d’abord parler du plus ancien récit connu de la Création. Rédigé plus de mille cinq cents ans avant le premier texte biblique, ce long poème conte la naissance du monde et de l’homme selon les conceptions akkadiennes héritées de Sumer. Selon un procédé littéraire commun à tout le Proche-Orient ancien, son titre lui vient de son incipit, Enûma elish, qui signifie en akkadien : « Lorsqu’en haut »20. On en a retrouvé plusieurs variantes, toutes incomplètes, datées du ~XIIe au ~IIe siècle, tirées de versions plus anciennes dont l’original remonte, par le biais de la tradition orale, aux balbutiements de Sumer, vers le début du ~IVe millénaire. La version la plus connue de ce poème a été retrouvée à Ninive dans la bibliothèque de l’empereur assyrien Assurbanipal (~669/~627). Il s’agit de la copie d’une version plus ancienne datant du règne du roi paléobabylonien Nabuchodonosor Ier (~1125/~1104). Même si l’akkadien, le babylonien et l’assyrien sont des idiomes sémitiques assez semblables, il reste peu probable que cette version reflète fidèlement l’énoncé primitif, et encore moins le texte originel qui, luimême, devait avoir été rédigé en sumérien. Après avoir exposé les généalogies divines, le poème relate comment le dieu babylonien Marduk supplanta ses homologues par son combat et sa victoire sur le monstre femelle du chaos Tiamat, puis comment ce dieu ordonnança l’univers et créa le premier homme. Il s’ouvre sur une autre convention littéraire commune à tout le Proche-Orient : la description négative. Celle-ci consiste à décrire… ce qui n’existe pas encore : Lorsqu’en haut les cieux n’étaient pas nommés, qu’en bas la terre n’avait pas de nom […] Lorsque nul dieu n’était encore apparu, n’avait reçu de nom ni subi de destin, alors naquirent les dieux du sein d’Apsû et de Tiamat. (Incipit de l’Enûma elish ; Trad. Lacarrière 1984, 27)21

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Théologie d’Héliopolis. Homère, L’Iliade, XIV, 301-306. 18 Satapatha Brâhmana, XI, 1, 16. 19 Popol Vuh, lignes 97 sv. 20 De la même manière, le titre hébreu de la Genèse est son premier mot : Bereshit, « Au commencement ». 21 Dans les ontologies archaïques, c’est le nom qui amène à l’existence. 17

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À l’origine est le chaos, entité incréée, fluide et non organisée. Il se subdivise en deux principes : 1) Apsû, Océan d’eau douce, bénéfique (bonne à boire), dieu dispensateur de vie ; 2) Tiamat, Mer d’eau salée, maléfique (imbuvable), déesse matérialisée sous la forme d’un monstrueux hybride tenant à la fois du dragon, du félin et du rapace. Apsû et Tiamat engendrent en leurs eaux une kyrielle de dieux primordiaux. Mais ces jeunes dieux sont turbulents. Ceux de la troisième génération perturbent tant le sommeil d’Apsû que celui-ci ne tarde pas à les prendre en grippe. À l’instigation de son conseiller Mummu, né, lui aussi, de son union avec Tiamat, il décide d’anéantir les jeunes dieux pour retrouver la paix et le repos. De son côté, Tiamat, qui ne peut se résoudre à voir périr sa bruyante marmaille, réprouve cette solution et supplie son époux de patienter. En vain : Apsû ne se laisse pas fléchir. En désespoir de cause, la déesse se résout à informer Éa, le plus rusé de ses enfants, du projet infanticide de son époux. Éa ne voit de solution que d’endormir Apsû par un breuvage, puis de le tuer dans son sommeil. Aussitôt dit, aussitôt fait, et le parricide Éa devient le dieu des Eaux Douces à la place de son défunt père. S’unissant alors à sa sœur-parèdre Damkina, il conçoit le plus sage de tous les dieux, Marduk, que la déesse enfante aussitôt. Marduk est un dieu pour le moins surprenant : quoique anthropomorphe, il a quatre yeux et voit tout, quatre oreilles et entend tout ; du feu et des braises enflammées lui sortent de la bouche ; ses membres sont si forts et sa taille si imposante qu’on ne peut les concevoir ; l’Orage est sa monture au milieu des éclairs qui tourbillonnent autour de lui et, pour couronner le tout, son intelligence est incomparable. Tiamat, qui a flairé en lui un adversaire potentiel, décide aussitôt de l’éliminer, lui aussi. Pour s’assurer la victoire, elle se met à enfanter par parthénogenèse tout un bestiaire de monstres effroyables : le ver rouge géant Mushmahhu, l’aigle à tête de lion Ushumgallu, l’hydre cornue Bashmu, le dragon Mushkhushu, le lion Ugallu, le chien écumant Uridimmu, le scorpion Girtablullu, l’oiseau Umudabrutu, le bouc Kusariku et le plus terrible de tous, l’invincible et superbe Kingu, qu’elle épouse en secondes noces et à qui elle remet les Tablettes du Destin. Le courage n’est pas la qualité première des grands dieux primordiaux ; si tous parlent d’affronter Tiamat et sa horde de vilains, nul n’ose s’y aventurer. C’est alors que Marduk entre en scène. D’emblée, il propose à l’aréopage d’être son champion, mais à la condition sine qua non d’être préalablement reconnu dieu suprême du panthéon, clause à laquelle ses couards homologues souscrivent avec empressement et lui remettent toute une panoplie d’armes, ainsi que le filet magique contenant les Sept Vents. Et voici Marduk parti défier Tiamat, son arc en bandoulière et son filet à la main. Le combat s’engage, titanesque. Soudain, comme Tiamat ouvre la gueule en grand pour l’avaler tout cru, Marduk défait son filet et libère les Sept Vents de manière si brutale que la déesse ne peut plus refermer les

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mâchoires et reste bouche bée. Il en profite alors pour lui décocher dans la gorge une flèche qui lui pénètre le ventre et va lui déchirer les entrailles. Tiamat agonise. Ses rejetons écumants arrivent à la rescousse mais Marduk les pétrifie sur place les uns après les autres. Il terrasse ensuite l’invincible Kingu, qu’il enchaîne, sans le tuer, avant de lui ravir les Tablettes du Destin. L’incident est clos. Les dieux sont soulagés. Marduk offre à son père Éa les monstres pétrifiés pour que leurs statues viennent orner le jardin de son temple. S’emparant alors du cadavre de Tiamat, il le coupe en deux dans le sens de la longueur, « comme un poisson séché »22. Il en soulève ensuite la moitié supérieure pour en faire l’Arche du Ciel et, de l’autre moitié, crée la terre ferme. Les os de Tiamat deviendront les pierres, ses cheveux la végétation, ses mamelles les montagnes, sa salive les nuages, des larmes de ses yeux crevés naîtront le Tigre et l’Euphrate, et la boucle de sa queue deviendra l’axis mundi, le lien unissant le Ciel et la Terre. L’Arche du Ciel, la voûte céleste, est aussitôt adoptée comme demeure par les dieux. Quant à la Terre, Marduk sait déjà quel profit en tirer. S’adressant au panthéon, il lui annonce son intention de créer un être dont le nom sera « Humain », destiné à assurer le service divin, c’est-à-dire nourrir et vêtir les dieux. L’approbation est générale. Les dieux assemblés décident alors qu’un de leurs homologues devra être sacrifié afin que l’Humain participe en partie de l’essence divine. Comme bien l’on pense, la victime est déjà désignée : ce sera Kingu, le chef de la horde de Tiamat, qui gît toujours enchaîné. On l’égorge illico sans autre forme de procès et la déesse Nintu, la Dame des Naissances, s’empresse de mêler le sang du monstre à de l’argile, matériau dont Marduk se servira pour façonner le premier homme, à qui Éa donnera son « haleine de vie » en lui soufflant dans les narines. Ici s’arrête le récit mais d’autres sources indiquent que les dieux, ensuite, fêteront l’événement par de copieuses libations… Nous allons voir maintenant que les différents récits de la Création que nous livre la Genèse sont davantage apparentés à l’Enûma elish qu’il n’y paraît à première vue.

La cosmogonie biblique La Bible nous offre trois récits différents de la Création. Il a été depuis longtemps observé que les deux premiers chapitres de la Genèse constituent deux narrations différentes de ce prodige correspondant à deux conceptions théologiques distinctes qu’environ deux cents ans séparent. Quant au troisième récit, le plus ancien de tous, il se devine encore en filigrane, comme nous le verrons plus loin.

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Enûma elish, IV, 136.

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Le premier récit (Gn 1- Gn 2, 4a, que nous appellerons Gn 1 pour plus de facilité) débute avec la naissance de l’univers et met en scène un démiurge immatériel nommé Elohim. Ce nom, employé comme théonyme, n’en est pas un à proprement parler : il s’agit d’un substantif masculin mis au pluriel et signifiant littéralement « les dieux ». Il était sans doute lié à un ancien aréopage de puissances divines cananéennes, les elim, récapitulé en une seule entité dont le nom a étrangement gardé une désinence plurielle. Le second récit (Gn 2, 4b-25, que nous appellerons Gn 2), beaucoup plus court, ne comporte pas de cosmogonie (création de l’univers) et s’ouvre sur une Terre déjà formée mais encore azoïque. Il met en scène un démiurge anthropomorphe nommé, non plus Elohim, mais Yahweh Elohim. Cette double appellation, exceptionnelle dans le texte biblique, pourrait trahir une révision sacerdotale postexilique du document initial. Leur principal point de divergence est le suivant : alors que le dieu du premier récit a déjà couvert la terre de verdure et de vie animale lorsqu’il entreprend de créer l’humanité sous la forme d’un couple, celui du second façonne d’emblée un être humain mâle (hébr. ’îsh, « homme »), puis seulement après crée la flore, la faune et, enfin, un second être humain, femelle cette fois (’îshshah, féminin de ’îsh). Ainsi donc en Gn 1, l’anthropogonie (création de l’humain) clôture l’ouvrage divin, alors qu’en Gn 2, elle l’inaugure. Composition émanant de la tradition sacerdotale, Gn 1 a été créée au moins deux siècles après Gn 2 mais, chose étrange, elle a été placée avant. C’est donc le récit chronologiquement le plus récent qui inaugure la Bible. Nous verrons plus loin pourquoi. Gn 1 n’est autre que le fameux récit de la Création en six jours. Il porte indubitablement l’empreinte de Babylone. Bien que son rédacteur se soit efforcé d’introduire son dieu partout où les Babyloniens avaient mis en scène les leurs, le polythéisme du modèle primitif n’a été qu’imparfaitement oblitéré. Il a été composé pendant l’exil à Babylone (~597/~538) et introduit dans le futur corpus biblique après le retour à Jérusalem (après ~538). Il présente l’aspect d’un compte-rendu précis, incantatoire, dénué de cette anthropophilie chère aux mythologies primitives. On y reconnaît l’œuvre de théologiens préoccupés d’opposer l’ordre au chaos. Au commencement, Élohim créa les hautes régions et la terre. (Gn 1, 1)

Ce premier verset n’est qu’un incipit annonçant la suite. Les « hautes régions » évoquées sont les cieux. Le mot employé pour les désigner, shamayim, est un pluriel faisant allusion à la fois au ciel visible dans lequel passent les nuages et à l’éther où « tournent » les astres. La terre, en revanche, est considérée comme une étendue solide et bien délimitée (erets, qui se rapporte aussi au « territoire »). Le thème des eaux primordiales sous la forme d’un chaos aqueux baignant dans l’obscurité apparaît au verset suivant :

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La terre était informe et vide, et il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme. (Gn 1, 2a)

Le mot que nombre de traductions rendent par le substantif « abîme », est une étendue liquide désignée par le terme tehom, lequel est étymologiquement solidaire du vocable akkadien tiamat23 et renvoie, lui aussi, à une déesse homonyme. Il s’agit en réalité d’un ancien théonyme. « Le fait que tehom ne comporte jamais l’article défini en hébreu prouve qu’il a d’abord été un nom propre »24. D’autres textes, que nous examinerons plus loin, montreront Tehom enfantant, comme la Tiamat de l’Enûma elish, des monstres épouvantables pour lutter contre le démiurge. Ce verset fait également référence à deux entités divines de la mythologie préhébraïque : Tôhû et Vôhû, « Informe » et « Vide », plus souvent transcrits « Tôhû et Bôhû »25. Ces deux êtres représentaient un tout indifférencié comprenant l’élément liquide et l’élément solide unis avant la Création (ainsi qu’Apsû et Tiamat à Babylone – encore que ceux-ci fussent tous deux liquides). Tôhû fut sans doute le premier nom de la déesse Tehom, et Bôhû celui de son pendant masculin Behom. Comme le font observer Robert Graves et Raphaël Patai, « en ajoutant à Tôhû (thw) le suffixe /m/, il devient Tehom (thwm). Au pluriel, Tehom devient Tehomoth (twmwt). Avec les mêmes suffixes, Bôhû devient Behom et Behomoth, variante du Béhémoth de Job »26. Dans les cosmogonies archaïques les éléments du chaos sont incréés et antérieurs au Créateur – lequel, d’ailleurs, en provient le plus souvent (anthropomorphisme oblige) à la suite d’un acte d’engendrement à caractère sexuel (tel Marduk, fruit de l’union d’Éa et de Damkina). Le contexte du v. 2a et l’allusion à Tôhû et Bôhû recèlent l’indice de la préexistence d’une cosmogonie prébiblique liée à un état chaotique de l’univers primordial. Nous en reparlerons le moment venu. Entrée en scène du démiurge : Le souffle d’Élohim se mouvait au-dessus des eaux. (Gn 1, 2b)

Ce souffle, que nombre de traductions rendent par « esprit », est en réalité un substantif féminin : la ruakh. Son sens fondamental est celui de l’air en mouvement dans l’espace. Il s’agit d’un courant aérien marquant la puissance et susceptible de se transformer en nishmath ruakh, « rafale tempé23

Bottéro 1986, 197 ; Eliade 1986, I, 176 ; Graves – Patai 1987, 51. Graves – Patai 1987, 51. 25 Le passage du /v/ au /b/ est dû au fait que le beth ou veth hébreu (‫ )ב‬est une lettre « double » représentant soit le /b/, soit le /v/. La ponctuation massorétique distingue le premier du second par un point inséré au centre de la lettre. La transcription des noms propres bibliques a été normalisée en Occident à partir de textes hébreux antérieurs à la version actuelle (donc encore dépourvus des signes diacritiques que les Massorètes introduiront plus tard) et selon l’usage du temps voulant que l’on reproduisît la lettre écrite et non sa prononciation. La transcription impropre de ces deux théonymes est à l’origine de notre expression « tohu-bohu ». 26 Graves – Patai 1987, 51 (qui translittèrent le son [ou] par /w/, comme en égyptien). 24

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tueuse », semblable aux vents violents lâchés par Marduk pour immobiliser Tiamat. À l’origine, on croyait le vent provoqué par le battement des ailes d’un oiseau divin. En Sumer, selon les mythologies locales, il s’agissait, soit de l’oiseau-vent Shutu, soit de l’oiseau-tonnerre Anzu, un aigle léontocéphale, soit encore du démon ailé Pazuzu. La traduction erronée par la Vulgate de l’hébreu ruakh elohim par spiritus Dei (« esprit de Dieu ») a donné naissance à la représentation chrétienne du Saint Esprit sous la forme d’une colombe, variété blanche du pigeon commun (mais toujours femelle car restée liée au genre féminin de ruakh). Mais ici, il s’agit bien d’une épiphanie éolienne (et non avienne) de la divinité, ainsi que l’a compris la Septante (LXX), qui traduit ruakh elohim par pneuma Theou (« souffle de Dieu »)27. Toujours est-il que, comme il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme : Élohim dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. (Gn 1, 3)

Exit l’obscurité, place à la lumière. Exit la ruakh, place au davar, « discours, parole ». Les traducteurs grecs ont assimilé cette parole au logos, bien que celui-ci renvoie à la raison (notion que la LXX a transmise à la chrétienté), alors que dans les langues hébraïques, l’hébreu davar (comme l’akkadien, dabâr) est plutôt lié à l’action, au commandement. En Égypte, où il existait à peu près une théologie par ville, qui plaçait son dieu local à la tête du panthéon, le démiurge avait opéré, tantôt par l’Esprit (en voulant la Création), tantôt par son Verbe (en clamant le nom des dieux qu’il désirait amener à l’existence) et tantôt encore par une Émanation de lui-même (en crachant, en éternuant ou en se masturbant). À Babylone, Marduk avait d’abord créé le ciel et la terre manuellement en séparant Tiamat en deux, puis avait placé les astres dans le ciel par sa seule volonté (son Esprit), pour terminer en les faisant briller plus ou moins fort par son Verbe (en leur en donnant l’ordre). Gn 1 ne fait appel qu’à la Parole mais chacune de ses phases créatrices s’ouvre et se clôt par des formules identiques : « Élohim dit » et « Il y eut un soir et il y eut un matin, [énième] jour »28. Ces répétitions donnent à penser que le récit de la Création en six jours pourrait avoir été composé à partir d’un hymne dont le comput journalier aurait constitué le refrain. À Babylone, le quatrième jour de l’Akitu, fête agraire printanière liée au renouveau de la nature, l’Enûma elish était lu en public, voire psalmodié, et sûrement un refrain était-il repris en chœur par l’assemblée. Sans doute avait-on déjà remarqué que la récitation psalmodiée ou 27

Les représentations aviennes, éoliennes ou ignées de l’esprit d’une divinité constituent un thème commun à maintes religions antiques. Cette symbolique existe toujours dans le christianisme avec, outre la représentation du Saint-Esprit par une colombe (épiphanie avienne), le vent divin (épiphanie éolienne) du même Esprit Saint venu emplir le Cénacle le jour de la Pentecôte et les langues de feu (épiphanie ignée) venues ensuite virevolter audessus de la tête des Apôtres qui y étaient réunis (cf. Ac 2, 2-3). 28 Gn 1, 5, 8, 13, 19, 23, 31.

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chantée de textes soumis au canon du rythme ou de la rime favorise davantage la mémorisation29. Élohim vit que la lumière était bien et Élohim sépara la lumière d’avec les ténèbres. Élohim appela la lumière jour, et les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le premier jour. (Gn 1, 4-5)

La mention anachronique d’un soir et d’un matin, alors que ni la Terre ni l’étoile autour de laquelle elle se meut en tournant sur elle-même, provoquant l’alternance des jours et des nuits, n’ont encore été créées existait déjà dans l’Enûma Elish, où la création de la lumière précède également celle des astres majeurs. Pour de nombreux peuples, la lumière ou l’obscurité étaient indépendantes des luminaires célestes. Élohim dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. Et Élohim fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. Et Élohim appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le second jour. (Gn 1, 6-8)

Cette « étendue » créée par Élohim pour séparer « les eaux qui sont audessus » de celles « qui sont au-dessous » est en réalité un élément solide, sans doute originellement la peau de Tehom. À Babylone, il s’agissait de la moitié supérieure du cadavre de Tiamat tranché par Marduk dans le sens longitudinal. Si les eaux inférieures figurent la mer, les eaux supérieures sont celles se trouvant… au-dessus du ciel. Les Babyloniens avaient imaginé cette étendue qu’était le firmament comme un corps suffisamment solide pour soutenir ces eaux. Marduk, après avoir créé l’Arche du Ciel, y avait placé un gardien pour les retenir et les empêcher de venir noyer la Terre. Sans doute cette conception remontait-elle à une époque où l’homme croyait naïvement que s’il pleuvait, c’était parce qu’il y avait de l’eau au-dessus du ciel. Marduk, comme Yahvé, étaient originellement des dieux « atmosphériques ». Le mythologème initial mettant en scène ces entités conte toujours la séparation du Ciel et de la Terre. En Sumer, Nammu, la mère des dieux, avait engendré par parthénogenèse le dieu An (« Ciel ») et la déesse Ki (« Terre ») déjà unis en un incestueux coït. De cette union naît Enlil, le dieu de l’Air, qui bientôt sépare ses géniteurs en poussant An vers haut et Ki vers le bas. En Égypte, on donnait une image encore plus anthropomorphique de ce type d’intellection. Au commencement, le dieu de la Terre (Geb) et sa soeur, la déesse du Ciel (Nout), figurés sous forme humaine, entièrement nus, étaient unis dans un interminable accouplement, Geb se trouvant couché en décubitus dorsal et Nout étant allongée sur lui. Arrive alors leur père, le dieu de 29

La plupart d’entre nous n’ont-ils pas retenu par cœur la fable en vers de Jean de La Fontaine intitulée Le Corbeau et le Renard, alors qu’ils ne gardent plus en mémoire que la trame du récit et quelques expressions du Petit Chaperon rouge de Charles Perrault écrit en prose ?

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l’Air (Shou), qui s’immisce entre les amants et soulève le corps de Nout en arc de cercle, la maintenant en l’air au bout de ses bras tendus, la Terre et le Ciel ne se touchant plus dès lors que par les extrémités des doigts et des orteils (certaines représentations montrent Geb resté « sur sa faim », affligé d’une prométhéenne érection qui figure l’axis mundi). Semblablement, la mythologie grecque met en scène Kronos, dans son rôle primitif de dieu de l’Atmosphère, interrompant l’accouplement du Ciel (Ouranos) et de la Terre (Gaïa). Plus tard, à Jérusalem, quand on voulut faire oublier l’image de la peau de Tehom, l’auteur d’Is 40, 22 assimila « l’étendue entre les eaux » qu’était le firmament à la toile d’une tente, de la même manière que les nomades des déserts du nord de l’Asie imaginèrent la voûte céleste selon la structure de leur yourte : une toile soutenue par un pilier central qui figurait l’axe du monde. Le ciel, demeure des astres et siège de tant de phénomènes alors regardés comme extraordinaires (pluie, grêle, neige, tonnerre, éclairs, arc-en-ciel et autres météores), fut rapidement pris pour une Puissance en raison des craintes et des interrogations qu’il suscita. Les Indo-européens l’appelaient deiwos. Ce radical a donné, entre autres, le sanskrit dyu (nominatif : dyaus) que le védisme invoque sous le nom de Dyaus Pita (Ciel-Père), en compagnie de sa parèdre, sans doute plus ancienne que lui, Prithvi Mata (Terre-Mère). Le théonyme Dyaus Pita, devenu Dyaus Pitar (Dieu-le-Père), a généré le grec Dios Patér, le latin Dies Pater et Jupiter, et le français Dieu-le-Père. Le védisme, en divinisant les différentes manifestations du Ciel, a conservé le respect mêlé de crainte qu’elles engendraient : Dyaus est le Ciel d’azur ; en tant qu’entité cosmique, il se nomme Varuna ; Indra est le Ciel changeant et fécondateur par sa pluie bienfaisante, et enfin, Rudra est le Ciel d’orage, le destructeur bardé des armes que constituent la foudre et le tonnerre. Au fil du temps, on verra Indra s’opposer à ses homologues et finir par les assimiler, sauf Varuna qu’il reléguera (ou castrera) et qui, sous la forme de Dyaus Pitar, ne sera plus qu’un deus otiosus, un dieu oisif devenu inutile mais toujours présent, comme Dieu-le-Père dans la religion chrétienne. Jadis, les auteurs rationalistes, se souciant peu ou prou d’analyse textuelle et de mythologie comparée, ne voyaient en la version biblique de la Création en six jours qu’un récit plein d’incohérences. Il semblait débuter par la création du ciel et de la terre mais en évoquant un état chaotique préexistant lié à la mer, désordre sur lequel la divinité produisait aussitôt une clarté indépendante des luminaires célestes, avant de créer le ciel une seconde fois… en séparant la mer en deux. La sévérité teintée d’ethnocentrisme dont l’éminent James Frazer faisait montre au début du XXe siècle en écrivant que « le mythe de la Création tel que le donne le premier chapitre de la Genèse […] mérite de prendre rang parmi les fantaisies grotesques des sauvages les plus

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arriérés »30 n’est plus de mise aujourd’hui. Il est maintenant plus « scientifiquement correct » de présenter le premier récit biblique de la Création comme la réinterprétation d’un mythe sorti du fonds suméro-akkadien ayant juste reçu un cachet propre à l’Asie occidentale et qui fut plus tard appareillé et remanié de manière à le faire entrer dans la sphère d’intelligence du judaïsme tardif.

FIGURE 3 – REPRÉSENTATION SCHÉMATIQUE DU MONDE SELON LA GENÈSE

Sous l’influence de la mythologie de Sumer d’Akkad, les habitants du Levant avaient imaginé le monde à l’image d’un sphéroïde. La partie supérieure de celui-ci constituait la voûte céleste et la partie inférieure le fond de la mer. Sur le plan diamétral, matérialisé par le niveau de l’eau, la Terre (plate) émergeait comme une île. Cet univers fermé était censé « flotter » au sein d’une masse liquide infinie, d’où cette représentation d’un océan inférieur et d’un océan supérieur. Et tout autour, l’Inconnaissable, le domaine des dieux. Élohim dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. Élohim appela le sec terre, et il appela l’amas des eaux mers. Élohim vit que cela était bien. Puis Élohim dit : Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce […] Et cela fut ainsi. […] Élohim vit que cela était bien. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le troisième jour. (Gn 1, 9-13) 30

Frazer 1983, II, 84.

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Après avoir séparé les eaux, Élohim, toujours par la vertu de son Verbe, entreprend d’arranger le monde inférieur, séparant Tôhû de Bôhû, autrement dit : les éléments liquides des éléments solides. Il s’active ensuite à couvrir la terre d’une verdure (esev, « herbe, herbage ») qui porte en elle les préoccupations de la société de cultivateurs sédentaires dans laquelle vivait le rédacteur, puisque ne sont désignés que les « herbes portant de la semence » (les plantes cultivables) et les « arbres fruitiers ». Élohim dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour séparer le jour d’avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années. […] Et cela fut ainsi. Élohim fit les deux grands luminaires, le plus grand pour commander au jour, et le plus petit pour commander à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Élohim les plaça dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre, pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres. Élohim vit que cela était bien. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le quatrième jour. (Gn 1, 14-19)

Ce passage contant comment le dieu biblique s’évertua à créer le soleil et la lune alors que la lumière existait depuis déjà trois « jours », ont excité la verve des critiques, les suggestions les plus saugrenues des traditionalistes, sans parler des aimables quolibets de Voltaire. Nous venons de voir que ce paradoxe trouve son origine dans l’Enûma elish. La création tardive du soleil, de la lune et des étoiles entrait dans la logique des peuples qui tenaient la Terre pour le centre de l’univers. Dans cette optique géocentrique, il était cohérent de produire d’abord le centre, puis son environnement extérieur31. L’important à relever ici est qu’à la différence de l’Enûma elish, Gn 1 ne nomme pas les deux astres majeurs : la terre y est bien appelée « terre » (erets), la mer « mer » (yam), les étoiles « étoiles » (kokhavim), mais pas le soleil et la lune qui sont simplement désignés par la forme plurielle d’un substantif du genre féminin : meoroth, qui peut se traduire par « lanternes, luminaires ». La raison en est qu’à l’époque de la rédaction de ce texte, ces deux astres avaient été divinisés par tous les peuples des alentours, y compris par les Judéens eux-mêmes qui continuaient à les honorer en cachette malgré un interdit sévère. Longtemps pratiquée par les couches populaires, la vénération du soleil et de la lune, anciennes divinités agraires de premier plan, vu leur indéniable influence sur la croissance des végétaux, fut une des plus longues à éradiquer. Au ~IVe siècle, alors que les Juifs étaient rentrés d’exil depuis cent cinquante ans et que le texte biblique avait déjà été rédigé dans ses grandes lignes, les prêtres en étaient toujours à vitupérer la tendance invétérée de leurs compatriotes qui, « à la vue du soleil dans son éclat, de la lune radieuse dans sa course, étaient encore tentés de leur envoyer de la main un baiser [d’adoration] »32. 31

Cette conception géocentrique du monde, acceptée pendant des millénaires, subsiste encore de nos jours dans la métaphore consistant à dire que le soleil se lève ou se couche. 32 Job 31, 26-27.

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En hébreu ancien, l’astre solaire se dit shemesh, nom qui, à l’évidence, rappelait trop celui de Shemesh, le dieu-Soleil syro-cananéen, celui de Shamash, son homologue babylonien, ou le Shams des Arabes préislamiques. (Le soleil est d’ailleurs toujours appelé shams en arabe moderne.) Yérakh (Yarêakh) était à la fois le nom de la lune et du dieu-Lune et les Yérakhites étaient ses adorateurs ; à Jérusalem, les femmes lui cuisaient discrètement des gâteaux d’offrande. Le rédacteur, en se refusant à nommer les deux astres majeurs, tenta de gommer leur nature divine primitive. Hélas, il ne fit le travail qu’à moitié, laissant subsister leur capacité à « commander » (memshalah, « autorité, domination ») au jour et à la nuit33. Élohim dit : Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que des oiseaux volent sur la terre vers l’étendue du ciel. Élohim créa les grands serpents et tous les animaux vivants qui se meuvent, et que les eaux produisirent en abondance selon leur espèce ; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Élohim vit que cela était bien. Élohim les bénit, en disant : Soyez féconds, multipliez, et remplissez les eaux des mers ; et que les oiseaux multiplient sur la terre. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le cinquième jour. (Gn 1, 20-23)

Élohim se met à créer la faune. Les premiers êtres à venir à l’existence sont des tanninim haggedolim, « grands serpents ». La LXX les appelle d’abord kete (de ketos, « monstre marin, gros animal aquatique ») et les associe ensuite à des exagageto ta oudata erpeta, des « serpents issus des eaux ». Ils représentent les monstres fabuleux liés aux eaux primordiales, comme Tiamat, Tehom et les enfants de cette dernière : Rahab, Léviathan et Béhémoth. (L’hébreu tannin ne se rapporte pas qu’aux serpents mais aussi aux dragons aquatiques.) La croyance universelle en l’existence de ces bêtes, ou d’animaux fabuleux tels que les hippogriffes, sphinges et autres chimères, est sans doute issue de la découverte, par les peuples de l’Antiquité, de fossiles de dinosaures ou d’ossements de mammifères géants du Pléistocène mis au jour par l’érosion. On en trouve encore actuellement dans certains déserts. Un fémur de rhinocéros laineux conservé par les Grecs dans l’acropole de Nichoria (sud-est de la Grèce continentale) avait très certainement été ramené des gisements de lignite du bassin de Megalopolis, considéré, en raison sa forte concentration d’ossements fossiles de mammifères géants, comme le lieu d’un champ de bataille ayant opposé les Géants au grand Zeus. Sur l’île de Samos dans le temple de la déesse Héra, a été retrouvé un autre os étonnant ayant appartenu à une variété européenne d’éléphant aujourd’hui disparue. Ce fossile fut pris pour l’os d’un des pachydermes dont Dionysos s’était servi pour chasser les Amazones d’Éphèse à Samos, où l’on croyait que s’était finalement déroulé une ultime bataille en raison des nombreux restes d’hipparions retrouvés alentour et pris pour les squelettes des chevaux des 33

BJ 1998, 38, c.

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Amazones. En Asie, il n’est pas exclu qu’un fossile de protocératops soit à l’origine du griffon des Scythes34. Ici, le rédacteur biblique, veut simplement dénier toute valeur l’antique tradition (dont nous parlerons plus loin) qui contait qu’un combat fantastique, tout pareil à celui que Marduk avait livré contre Tiamat, avait opposé Yahvé à des monstres marins en prélude à la Création. C’est pourquoi il place volontairement ces êtres (en réalité d’anciennes divinités) parmi les premiers animaux créés par Élohim. Élohim dit : Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, du bétail, des reptiles et des animaux terrestres, selon leur espèce. Et cela fut ainsi. Élohim fit les animaux de la terre […] le bétail […] et les reptiles de la terre […] Élohim vit que cela était bien. (Gn 1, 24-25)

Autre préoccupation majeure de la société d’éleveurs-agriculteurs sédentaires dans laquelle vivait le rédacteur, c’est le bétail (vehemah), précieux auxiliaire du laboureur, qui arrive en premier, comme, trois « jours » plus tôt, les plantes cultivables et les arbres fruitiers. Viennent ensuite les bêtes sauvages et, enfin, remesh, « ce qui rampe », les reptiles (LXX : erpeta, « serpents »). Certaines traductions assimilent ces derniers à des « bestioles », plus particulièrement aux insectes. Si cela avait été le cas, le scribe aurait sans doute employé le substantif tselatsal qui désigne le « criquet » ou son « cliquetis », et qui est un redoublement du verbe tsalal, « bruisser, vibrer, vrombir ». La cosmogonie étant achevée, il ne reste plus maintenant à Élohim qu’à créer l’Homme.

Les deux anthropogonies de la Genèse Élohim dit : Faisons l’humain à notre image, selon notre ressemblance. […]Élohim tailla l’humain à son image ; à l’image d’Élohim il tailla eux. Mâle et femelle il tailla eux. Élohim vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bien. […] Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le sixième jour. (Gn 1, 26-31)

Il est question ici de l’homme (ha’adam) en tant que membre du genre humain et non de l’individu mâle de l’espèce. De plus, c’est un couple, « mâle » (zakhar) et « femelle » (neqevah, litt. « trouée ») qui est « fabriqué » (asah, « faire, fabriquer »). Ce zakhar et cette neqevah n’ont aucun rapport avec les humains primordiaux connus sous les noms d’Adam et Ève. En effet, Adam sera « formé » (yatsar) plus tard, au départ de l’argile, et Ève sera ensuite « construite, façonnée » (bana) à partir d’une partie latérale d’Adam dans un autre récit (Gn 2) et par une autre représentation du dieu biblique, alors que le zakhar et la neqevah sont ici « taillés » (bara) ensemble par Élohim, au cours du même acte créateur, ainsi que l’indique la 34

Sur la conservation des fossiles par les Anciens, voir Mayor 2000.

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marque de l’accusatif (eth) mise au pluriel (otho), « comme on taillait alors un roseau pour écrire, ou un bâton pour faire une flèche »35. Élohim crée les humains « à son image » à l’instar de la déesse sumérienne Aruru qui avait créé un homme à l’image d’Anu, le dieu du Ciel. Cette représentation de l’homme en tant qu’imago dei est un archétype universellement répandu. Effectivement, « Dieu étant un symbole, c’est l’homme qui a créé l’image de Dieu selon son imagination surconsciente et anthropomorphe »36. Tous les dieux sans exception, qu’ils soient aussi immatériels que l’Élohim des sacerdotaux ou qu’ils présentent un aspect bestial et monstrueux comme Marduk, sont anthropomorphes : leur physiologie, leurs actions, leurs sentiments, leurs qualités, leurs défauts, tout chez eux est humain. En Grèce, on l’avait très tôt compris : au ~VIe siècle, bien avant la mise par écrit de Gn 1, le philosophe Xénophane de Colophon écrivait déjà que « si les bœufs et les chevaux avaient des mains et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux qu’ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux les mettant sous la figure de chevaux, et les bœufs sous la figure de bœufs »37. L’ambiguïté de ces versets a amené certains auteurs, généralement épris d’ésotérisme, à les lire au singulier, comme si l’humain primordial de Gn 1 avait été créé mâle et femelle à la fois. Dans l’Avesta, le livre sacré des Perses, le premier humain était androgyne. Comme il ne pouvait se reproduire, Ormazd le sépara en deux parties, l’une mâle (Yma) et l’autre femelle (Ymi), qui purent dès lors avoir des rapports sexuels et fonder l’humanité. Ce type d’interprétation se heurte au fait que Gn 1 ne contient aucun terme qui puisse évoquer, de près ou de loin, la création de ce couple à partir d’un androgyne primordial. Dans les ontologies archaïques, l’androgynie, considérée comme une perfection originelle, est souvent suivie d’une faute, puis de sa punition par la séparation des deux parties de l’androgyne. Mais rattacher la faute à la consommation ultérieure d’un « fruit défendu » par d’autres protoplasmes (Adam et Ève), la sanction (la différenciation des sexes) à la prise de conscience de leur nudité et à leur éviction du Jardin d’Éden est une construction fantasmagorique de l’esprit qui relie entre eux des épisodes étrangers les uns aux autres. Un autre point à souligner est que la divinité s’exprime ici à la première personne du pluriel : « Faisons l’homme à notre image ». Des exégèses de cette formule ont bien sûr été avancées. On a dit, par exemple, que le dieu soliloquait en usant du « pluriel de majesté » (« Nous Louis par la Grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, avons arrêté… »), ce qui est inepte dans la mesure où le pluralis majestatis n’existe pas en hébreu. Il a aussi été écrit 35

BDB 1906, 135 ; mais déjà Gesenius 1846, 138. Diel 1971, 165. Les artistes occidentaux, influencés par les canons romains, ont généralement représenté Yahvé sous les traits de Jupiter, en majestueux vieillard barbu, tandis qu’Adam et Ève relevaient plutôt d’Apollon et de Vénus. 37 Xénophane de Colophon, frag. 14, 15, 16. 36

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que ce pluriel trouvait son origine dans la forme hébraïque de la désignation divine qui est plurielle. Selon Thomas Römer, « Élohim [est un] terme qui peut être compris comme "Dieu" mais dont la forme permet aussi une lecture au pluriel »38. Cet auteur n’écarte cependant pas la possibilité que ce pluriel soit à relier à ce qu’il nomme « un résidu du couple divin », c’est-à-dire au démiurge et à sa parèdre créant le couple humain à leur image. Quoi qu’il en soit, et même si l’appellation plurielle « Élohim » comprend effectivement en elle tous les autres dieux, y compris l’éventuelle parèdre du démiurge, il est manifeste que nous nous trouvons ici devant un pluriel délibératif. La négligence du rédacteur a été de s’appuyer sans trop le retoucher sur un texte faisant allusion à la divinité primitive et à sa cour céleste, ce qui, d’ailleurs, est plus conforme aux origines polythéistes du mythologème initial, où « l’assemblée des dieux », à l’instar de la pukhur ilani akkadienne ou de la pkhr ilm ugaritique, avait délibéré avant de créer l’homme39. Élohim les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. (Gn 1, 28)

Élohim bénit le premier couple et lui enjoint de se multiplier et de dominer les animaux. Cette injonction indique que, contrairement à l’idée généralement reçue, le rédacteur sacerdotal ne considérait pas les humains primordiaux comme immortels. Aurait-il été judicieux d’ordonner à des êtres immortels de procréer, dans la mesure où la reproduction sans fin d’êtres immortels dans un espace limité n’aurait pu qu’aboutir à saturation ? Quant à la domination sur les animaux, elle n’était destinée au départ qu’à donner l’étiologie de la supériorité de l’homme sur la bête. Élohim dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d’arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture. Et à tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. (Gn 1, 29-31)

Le premier « âge » des mythologies, l’Âge d’Or, est souvent caractérisé par une alimentation exclusivement végétalienne, pour l’homme comme pour les animaux, fussent-ils carnassiers. On retrouve ce végétalisme originel chez Hésiode, où l’adoption du régime carné est tenue, en raison du sang que ce mode d’alimentation fait couler, comme une régression pour l’humanité, jusqu’alors non-violente. Ici se terminait le récit de la Création en six jours. Il fut plus tard allongé par une postface de quatre versets que le rédacteur a adroitement insérée, 38

Römer 2013, 149. Sur Yahvé siégeant « dans l’assemblée des dieux » : Ps 29, 1 ; 82, 1 ; 89, 6-8 ; Job 1, 6 ; 2, 1. La BJ 1998, 38, e, admet le pluriel délibératif, mais avec les anges – ce qui nous ramène à l’assemblée divine, puisque les anges ne sont autres que des personnages revêtus de la personnalité d’anciens dieux. 39

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non pas à la fin du chapitre, comme elle aurait dû l’être, mais au début du chapitre suivant. Cette entorse éditoriale n’avait pour but que de relier entre eux les deux récits de la Création et les deux conceptions de la divinité. 1re glose : « Ainsi furent achevés le ciel et la terre, avec toute leur armée » (Gn 2, 1). Cette « armée » du ciel n’est autre que le soleil, la lune et les étoiles. La LXX a traduit l’hébreu tsevam, « armée », par kosmos, « ordre [de l’univers] », mais comme ce mot est aussi lié à la beauté (d’où le français « cosmétique »), la Vulgate n’y a vu que des ornatus, « ornements ». 2e glose : « Élohim acheva au septième jour son œuvre qu’il avait faite : et il chôma au septième jour de toute son œuvre qu’il avait faite » (Gn 2, 23). En Sumer, le panthéon divin ne s’était pas reposé après la création de l’homme mais avait fait la fête en son honneur. En revanche, en Inde, le dieu primordial, Prajâpati, le « Maître des créatures », s’était mis à parler dès sa naissance et chacune de ses paroles avait suscité tour à tour la terre, la mer, le ciel, les saisons, les animaux et les hommes. Ce discours géniteur l’avait toutefois vidé de sa substance et laissé dans un tel état d’épuisement qu’il dut se reposer. Alors les humains s’étaient mis à lui offrir des sacrifices afin de lui rendre corps. Ici, Élohim ne se laisse nullement aller à un brin d’anthropomorphisme : le texte hébreu dit simplement qu’il « chôma » (shavath). Plus tard, les rédacteurs du Coran interprétèrent mal ce verset. Croyant que la divinité s’était sentie affaiblie par son ouvrage, ils lui opposèrent qu’elle avait créé l’univers en six jours, mais sans éprouver la moindre lassitude. (Coran 50, 38). Dans la glose biblique, le chômage divin ne vise qu’à donner une étiologie à la coutume du repos sabbatique : Tu te souviendras du jour du sabbat […]. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour […] tu ne feras aucun ouvrage […] Car en six jours Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il a chômé le septième jour, c’est pourquoi Yahvé a béni le jour du sabbat et l’a consacré. (Ex 20, 8-11)

L’origine du sabbat est babylonienne et liée aux fêtes de la pleine lune. À Babylone, shappatu était l’appellation du jour qui marquait le milieu du mois lunaire, c’est-à-dire le premier jour de la pleine lune ; il était alors mensuel et non hebdomadaire40. Il sortirait du cadre de cette étude de s’étendre sur la symbolique du chiffre 7 chez les Sémites. Disons simplement qu’elle est en relation, entre autres choses, avec la durée des quatre phases de la lune qui subdivisent le mois lunaire de vingt-huit jours, ainsi qu’avec les sept corps célestes de l’univers géocentrique babylonien : le Soleil, la Lune, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne41. Les Babyloniens tenaient pour maléfiques les septièmes, quatorzièmes, vingt-et-unièmes et vingt-huitièmes jours de chaque mois, et évitaient de travailler en ces occasions. 40 41

Lods 1969, 438 ; Bordreuil – Briquel-Chatonnet 2000, 156. Uranus ne sera découverte qu’en 1781, Neptune en 1846 et le planétoïde Pluton en 1930.

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3e et dernière glose : « Voici les origines des cieux et de la terre, quand ils furent créés » (Gn 2, 4a). Sous-entendu : à l’exception de toute autre genèse. La raison de cette affirmation, nous la rencontrerons plus loin. Enfin, si l’on compte bien, on remarque que la Création en six jours se produit en huit temps. En effet, le troisième et le sixième jour contiennent deux interventions créatrices distinctes à chaque fois séparées par la phrase : «Élohim vit que cela était bien ». Le troisième jour, la divinité crée d’abord la Terre, voit que cela est bien, puis crée la végétation. Le sixième, elle crée d’abord les animaux, voit que cela est bien, puis crée le genre humain. On retrouve en filigrane le canevas d’un mythe plus ancien qui relatait une Création en huit temps. Ce fut sans doute pour qu’Élohim n’eût pas à créer au cours du septième jour un élément qui n’aurait pu qu’être frappé d’un mauvais sort que les scribes sacerdotaux raccourcirent la Création de huit à six temps. Ensuite, fut ajouté le chômage du septième jour, essentiellement destiné à sacraliser le sabbat, « dont l’observance prit une spéciale importance à partir de l’Exil et devint un trait du judaïsme »42. Examinons maintenant Gn 2, le second récit de la Création. Celui-ci, plus ancien que le précédent, reste empreint des conceptions cananéennes. Beau jusque dans ses archaïsmes, nous y verrons se mettre en place les éléments d’un drame qui se jouera au chapitre 3 de la Genèse. Plus matérialiste que le récit sacerdotal, il oppose en toute simplicité la beauté luxuriante de la vie à l’infertilité. Alors que Gn 1 envisageait le monde azoïque comme une étendue d’eau, à l’image des paysages de Babylonie lors de la crue du fleuve nourricier, Gn 2 se le représente à la ressemblance de la steppe syro-palestinienne uniquement fécondée par ses sources et l’eau souterraine des puits. La divinité mise en scène y est nommée, non plus Elohim, mais Yahweh Elohim. Ce n’est plus une entité immatérielle, idéalisée, capable de créer par la seule puissance de sa Parole, mais un dieu archaïque, anthropomorphe, un travailleur manuel à la fois potier, jardinier, chirurgien et couturier, mais, hélas, un peu benêt. Lorsque Yahvé Élohim fit la terre et les hautes régions, aucun arbuste des champs n’était encore sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore poussé… (Gn 2, 5a)

Pour le lecteur ingénu, ce deuxième chapitre semble prolonger le premier, voire le compléter. Il n’en est rien. Pour rappel, Gn 1 débutait par la création de l’univers, puis de la flore et de la faune, et se clôturait par celle d’un couple d’humains, alors que Gn 2 s’ouvre sur une Terre déjà créée mais non encore fonctionnelle et sur laquelle il n’y a encore ni plantes, ni animaux, ni homme (veadam ayin, « et homme il n’y a pas »), absence que le démiurge va aussitôt pallier en façonnant d’abord un être humain de sexe masculin, avant de créer les plantes, les animaux et enfin, cerise sur le gâteau, une femme. L’entité créatrice de ce deuxième récit est un démiurge au sens éty42

BJ 1998, 132, e.

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mologique du terme. En grec ancien, demiourgos est un mot composé de demos, « public », et ergon, « travail » ; il peut se traduire de différentes manières mais toutes, ramènent à « fabricant de l’humanité ». L’épisode en lui-même apparaît comme la suite d’une histoire dont le préambule est perdu et simplement résumé par la proposition circonstancielle : « Lorsque Yahvé Élohim fit la terre et les hautes régions… » Quand il s’amorce, la cosmogonie est déjà achevée, la théomachie (le combat des dieux) s’est déroulée et le démiurge a gagné la bataille. Dans les mythologies parallèles, le dieu babylonien Marduk a tué le monstre marin Tiamat et règne sur un panthéon à sa dévotion ; à Ugarit, Baal a décapité Yam, le dragon de la mer ; en Grèce, Zeus a vaincu les Titans, les Monstres et les Géants, et s’est retiré dans l’Olympe avec sa cour céleste ; en Inde, Indra a tué le démon Vrtra pour stabiliser la terre et délivrer les eaux du ciel ; dans le nord de l’Europe, Odin, qui a démembré le monstrueux Ymir et relégué les Géants de givre aux confins du monde, s’est installé au Walhalla. À Jérusalem, Yahvé a tué Tehom et ses enfants Rahab et Léviathan – mais le texte reçu n’en parle quasiment plus. Comme la plupart des récits de commencements, Gn 2 s’ouvre sur une description négative. Les deux propositions principales du v. 5 : « aucun arbuste des champs n’était encore sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore poussé » sont à rapprocher de l’incipit de l’Enûma elish : « Lorsqu’en haut les cieux n’étaient pas nommés, qu’en bas la terre n’avait pas de nom ». On peut aussi les mettre en parallèle avec la plus ancienne cosmogonie égyptienne, dans laquelle Atoum annonce : « J’étais solitaire dans le Noûn et inerte. Je ne trouvais pas d’endroit où je puisse me tenir debout […], pas de lieu où je puisse m’asseoir. La ville d’Héliopolis […] n’était pas encore fondée […] Je n’avais pas encore créé Nout […], la première corporation de dieux n’avait pas encore été mise au monde »43. En fait, le monde était sans vie… … parce que Yahvé Élohim n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et qu’il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. Mais un flot sortait de la terre et arrosait toute la surface du sol. (Gn 2, 5b)

Ici, la « terre » (erets) se réduit à une étendue désertique d’où sort une « aquosité » (hébr. ed ; akkad. edû) qui humidifie le sol (adamah, la terre en tant que matière). Le substantif ed est un terme obscur qui ne se rencontre que deux fois dans la Bible hébraïque. Sa seconde occurrence se trouve en Job 36, 27, où elle désigne les nuages (qui déversent la pluie). La Segond 1910 traduit ed par « vapeur », tandis que la BJ, s’appuyant sans doute sur la LXX qui donne pege, « source, fontaine », y voit plutôt un « flot », ce qui semble plus correct dans la mesure où cette exhalaison liquide surgissant du sol pourrait désigner une source44. Nous trouvons ici aussi au cœur d’une vue 43 44

Théologie d’Héliopolis, trad. Lalouette 1991, 87. BJ 1998, 39, e.

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de l’esprit issue d’une société de cultivateurs sédentaires : la flore encore inexistante se résume aux arbustes et aux herbes de « champ » (sadeh). On pourrait opposer à cette interprétation que l’hébreu sadeh, désigne aussi bien le « champ » que la « steppe » non cultivée, mais la mention de l’aquosité exhalant du sol indique un point d’eau ; or c’est toujours autour de ceux-ci que les hommes se regroupèrent, bâtirent leurs villages et transformèrent la steppe en cultures. Nous allons maintenant voir que le démiurge de Gn 2 n’est autre que le potier divin commun à de nombreux mythes anthropogoniques : Yahvé Élohim forma l’homme de la poussière du sol, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint une âme vivante. (Gn 2, 7)

En ces temps où l’argile était un des éléments premiers de la technologie, l’homme, où qu’il vécût, pouvait voir tous les jours un processus créatif se réaliser à deux pas de chez lui rien qu’en observant le potier de sa communauté. Celui-ci n’arrivait-il pas à tirer de la glèbe informe un récipient d’une rigoureuse esthétique ou une statuette de vénus callipyge ? Ce fut ainsi que dans nombre de sociétés primitives, on s’imagina qu’un être supérieur, en avaient fait autant de l’homme. En Sumer, un premier mythologème contait que l’homme avait été pétri d’argile par la déesse Nammu ; un second précisait qu’à cette argile avait été mêlé le sang des dieux Lakhmu et Lakhamu immolés pour la cause, et un troisième mettait en scène le dieu Enki insufflant en cette créature une haleine de vie par les narines. À Babylone, Nintu, la « Dame des Naissances » avait humecté la glèbe avec le sang du dieu Kingu, popote dont Marduk s’était servi pour pétrir le premier humain, qu’Éa avait ensuite, lui aussi, gratifié d’une haleine de vie en lui soufflant dans le nez. Dans l’Épopée de Gilgamesh, la déesse Aruru avait créé Enkidu, le compagnon de Gilgamesh, en le façonnant d’argile, à la ressemblance d’Anu. En Égypte, Khnoum, le dieu bélier de la Fertilité, avait façonné l’homme à l’aide de limon tourné sur un tour de potier. En Grèce, Zeus avait assigné au Titan Prométhée (« Celui qui pense avant ») la tâche de fabriquer toutes les créatures vivantes. Prométhée y consentit mais voici que son frère, l’insouciant Épiméthée (« Celui qui pense après »), lui offrit son aide, que le Titan accepta pour son plus grand malheur. Prométhée se mit alors à modeler des créatures à l’aide de glaise, tandis qu’Épiméthée leur donnait à chacune une particularité : un bec et des ailes à certaines, des écailles et des nageoires à d’autres, ou encore des griffes et des dents, mais aussi la beauté, la laideur, l’intelligence, la stupidité… Or voici qu’au moment de pourvoir l’homme, tout avait été donné et celui-ci se retrouva sans rien. Prométhée, insatisfait de cet état de choses car l’homme était à ses yeux sa plus belle création, se rendit alors chez Athéna, la déesse de la Raison, et y déroba la logique, dont il fit cadeau à sa créature. Pour faire bonne mesure, il lui donna aussi le feu,

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qu’il avait dérobé dans l’atelier du dieu forgeron Héphaïstos45. Ainsi, l’homme primordial était-il composé, non seulement de glèbe, mais aussi d’un élément divin instillé en lui : l’haleine, le sang, la salive ou le sperme d’un dieu, voire une part de son intellect. Le scribe de Gn 2, reprend deux de ces mythologèmes initiaux en mettant en scène son démiurge façonnant l’homme au départ de la « poussière du sol » (aphar min-ha’adamah) puis lui insufflant une part de sa divinité, sa nishmath khayyim (« haleine de vie »), dans les narines pour en faire une nephesh khayyah (une « âme vivante »). Une anthropogonie plus ancienne semblant évoquer, soit un engendrement à caractère sexuel (qui ramène peut-être au dieu primitif et à sa parèdre), soit un acte de masturbation semblable à celui prêté au dieu égyptien Atoum ou à la triade divine de la légende d’Hyriée, se dégage du Coran, qui parle d’un « extrait d’argile » transformé en « sperme », lui-même changé en « adhérence » puis en « embryon » muni d’os et de chair (Coran 23, 12-13). J’ai cité plus haut un mythologème contant que l’humanité était sortie du sol comme les plantes. Il est un des rares à ne nous avoir été transmis ni par la mythologie grecque ni par la Bible. Attesté en de nombreuses régions du globe, il fut repris par le zoroastrisme dans le Bundahishn (« Première Création »), qui nous conte l’histoire de Mashya et Mashyana, les fondateurs de l’humanité persane. Pour rappel, Gayomart, l’être hermaphrodite créé par Ormazd, avait été tué par le démon Ahriman. Mais au moment d’expirer, il avait répandu son liquide séminal sur le sol. Il en jaillit une rhubarbe, de laquelle sortirent par la suite Mashya et Mashyana. Les migrations indo-européennes amenèrent cette histoire de l’origine végétale de l’homme jusqu’en Europe du Nord. Arrivée chez nous avec les invasions germaniques, elle s’est incrustée dans la mémoire populaire, a perduré grâce à ce vieux fonds de paganisme que le christianisme n’a jamais pu éradiquer et subsiste encore de nos jours dans la croyance « enfantine » en la naissance des petits garçons dans les choux et, par opposition poétique, des petites filles dans les roses. Le démiurge va ensuite s’adonner à une autre activité manuelle. Quittant sa vareuse de potier, il enfile un grand tablier de jardinier et « plante » (nata) un « jardin » (gan) dans lequel il place l’homme. Dans le Bundahishn, Ormazd avait, lui aussi, planté un « jardin de vie » et y avait placé Gayomart. En Gn 2, 8, la première mention biblique de ce jardin l’inscrit dans un contexte toponymique (gan-be Eden, « jardin en Éden ») et le situe « vers l’orient ». La LXX l’a traduit par paradeison en Eden. Or la transcription gan-be Éden trahit un remaniement du texte initial car un peu plus bas (2, 15), ce même endroit est repris dans son appellation originelle : gan eden, 45

Dans une variante, Prométhée vole une étincelle de feu au char de Zeus et en allume des tiges d’ombellifères enfermées dans une sorte de cassette (narthex) qu’il remet aux hommes, lesquels reçoivent ainsi, non pas uniquement le feu, mais aussi la manière de le conserver.

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« jardin de plaisirs, de délices » (eden pouvant avoir un sens pluriel sans variation orthographique). Le mot gan, qu’emploie le texte massorétique (TM) mais qu’employait déjà avant lui le Pentateuque samaritain (SAM), peut certes se traduire par « jardin » mais signifie plutôt « lieu protégé, défendu ». Jérôme de Stridon, l’auteur de la Vulgate, qui connaissait aussi bien l’hébreu que le grec, trouva sans doute ce mot ambigu du fait que la LXX n’avait pas traduit gan par le grec kortos, « jardin », mais par paradeison, « parc clôturé », qui correspond plutôt à l’hébreu pardes, quasi-synonyme de gan. (Il lui correspond d’autant mieux qu’aussi bien le grec paradeisos que l’hébreu pardes proviennent du zend pairi daeza, désignation de l’enceinte entourant le jardin fabuleux de la tradition perse, devenue plus tard, par métonymie, celle de l’ensemble.) Se référant alors à paradeison, Jérôme le traduisit fidèlement par le latin paradiso, tout en veillant à conserver à eden son sens hébraïque de « plaisir », qu’il convertit en voluptatis (génitif de voluptas, « état affectif lié à la satisfaction d’un plaisir »). Les versions catholiques de la Bible en langue française transformèrent par la suite le « paradis de volupté » de Jérôme en « paradis terrestre ». L’emploi du mot paradeisos à la place de khortos indiquerait que les auteurs de la LXX avaient eu connaissance de la tradition mazdéenne récemment introduite en Égypte par les Perses. Mais il est possible aussi que l’emploi du terme eden provienne de son usage antérieur dans des textes non hébraïques au cœur desquels il n’avait pas la même signification. Dans l’Épopée de Gilgamesh, la déesse Aruru, après avoir modelé Enkidu, l’avait déposé dans la « steppe » ; or en akkadien, « steppe » se dit edinu, substantif que le langage sémitique de l’est avait emprunté au sumérien edenna. Ce type d’endroit merveilleux relève d’un thème maintes fois rebattu. On le trouvait déjà dans l’Épopée de Gilgamesh avec le jardin dans lequel pénètre le héros et dont les végétaux portent des feuilles en lapis-lazuli et des fruits en cornaline. On peut aussi le rapprocher de la Montagne d’Or assyrienne ou du Jardin grec des Hespérides gardé par le serpent Ladon qu’Héraklès doit tuer pour s’emparer des pommes d’or. À l’époque d’Ézéchiel (déporté en exil à Babylone en ~597 ou ~587), l’Éden est encore décrit comme un lieu constellé de joyaux : Tu étais en Éden, le jardin de Dieu ; tu étais couvert de toute espèce de pierres précieuses, de sardoine, de topaze, de diamant, de chrysolithe, d’onyx, de jaspe, de saphir, d’escarboucle, d’émeraude, et d’or. […] Je t’avais placé et tu étais sur la sainte montagne de Dieu [allusion à la Montagne d’Or assyrienne]. Tu marchais au milieu des pierres étincelantes. (Éz 28, 13-14)

Primitivement, le jardin merveilleux des mythologies représentait l’oasis et son point d’eau central autour duquel croît une végétation dont l’exubérance n’a d’égale que l’aridité qui la cerne. Cette image, qui remonte une époque où la désertification n’était pas encore complètement accomplie, apparaît comme un des souvenirs les plus marquants du Néolithique et du 39

nomadisme primitif des peuples sédentaires qui l’ont élucubrée. Par la suite, la racine sémitique ʻDN servit à forger, outre les substantifs eden, « plaisir, délices », et ednah, « jouissance », l’adjectif adin, « voluptueux », ou encore le verbe adan, « vivre dans l’abondance ». Au Proche-Orient, nombre de toponymes contenant cette racine sont, soit le site d’anciennes oasis, soit des lieux jadis réputés pour leur beauté et leur douceur de vivre, comme la ville d’Aden au Yémen, ou l’ancienne Adana de Cilicie (actuelle Malmestra), ou encore l’antique Bit-Adini (« Maison d’abondances ») sur le Moyen-Euphrate. Il est donc vain de vouloir localiser géographiquement le Jardin biblique, archétype de la matrice du monde, au centre duquel était censé s’élever, symbole de l’axis mundi, un végétal fabuleux dispensateur de bienfaits. À l’époque de la rédaction de Gn 2 (et de Gn 3, qui est sa suite), le récit du jardin s’était déjà dilué dans des variantes. Quatre éléments nous l’indiquent : en 2, 8, il est écrit que l’homme est déposé dans le jardin, mais sans qu’il soit précisé qu’il eût à y faire quoi que ce soit ; en 2, 15, l’homme est également placé dans jardin, mais cette fois pour le « cultiver » (avad, « cultiver, labourer, servir, travailler comme domestique ») et le « garder » (shamar, « garder, défendre ») ; en 2, 9, c’est un « Arbre de la Vie » qui est au milieu du jardin ; en 3, 3, c’est un « Arbre de la Connaissance » qui se trouve à cet endroit. Pour tempérer ces contre-sens, les deux variantes ont été séparées par une courte notice géographique : Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre chefs [roshim46]. Le nom du premier est Pishon ; c’est celui qui entoure tout le pays de Khavila, où se trouve l’or. […] Le nom du second fleuve est Giykhon ; c’est celui qui entoure tout le pays de Kusch. Le nom du troisième est Khiddeqel ; c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie. Le quatrième, c’est Pherath. (Gn 2, 10-14)

Les deux premiers fleuves échappent à toute identification. Le nom du premier, Pishon, est peut-être issu du verbe push, « sautiller », et celui du second, Giykhon, du verbe giyash, « jaillir, bondir », mais Giykhon était aussi le nom de la source qui alimentait Jérusalem en eau potable. Les deux autres fleuves, Khiddeqel (assyr. Idiqlat ; vieux persan Tigrâ) et Pherath (assyr. Purattu ; vieux persan Uphratu), sont le Tigre et l’Euphrate, les deux cours d’eau principaux de la Mésopotamie. Les fleuves, garants de la fertilité du sol, donc de la vie des hommes, étaient considérés avec autant de déférence que de crainte en raison de leurs 46

Le substantif rosh (« tête ») est masculin ; c’est pourquoi les adjectifs numéraux ordinaux qui les décrivent (et qui s'accordent avec le nom auquel ils se rapportent) sont, eux aussi, masculins.

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débordements parfois catastrophiques pris pour la conséquence de leur naturel changeant. Il était logique qu’on les déifiât, tels le Nil (Hâpy) ou encore le Tigre et l’Euphrate, dont l’essence divine était appelée à participer lors d’ordalies et dans lesquels il était interdit d’uriner ou de vider les latrines. En Grèce, on jurait solennellement par le Styx, un des quatre fleuves du Tartare, et le parjure encourait un châtiment terrible. La tradition indienne connaissait elle aussi quatre fleuves sacrés identiques aux fleuves bibliques : le Gange, l’Indus, le Brahmapoutre et l’Oxus, situés aux « quatre orients ». Ici, il importa à l’auteur de l’incise, non pas de situer le jardin dans l’espace, mais de tenter d’historiciser la tradition en l’inscrivant dans la géographie de son temps. Observant en cela un usage commun, il mêla lieux réels et symboliques pour désigner ce que les peuples des alentours nommaient « les Quatre Régions de l’Univers » ou « les Quatre Rives de la Terre ». Le Tigre et l’Euphrate représentent les limites latérales de la Mésopotamie. Pour le reste, probablement a-t-on voulu représenter, au sud, la côte occidentale d’Arabie, où se situait le « pays de Khavilah »47, et, au nord, l’Arménie et plus particulièrement l’Ararat (akkad. Urashtu ; assyr. Urartu ou Uruatri ; vieux persan Arminiya), dont le scribe a pu croire ses ancêtres originaires et où le Tigre et l’Euphrate prennent leur source. La localisation du jardin « à l’orient » (de la Judée) le situe en Mésopotamie et est l’aveu involontaire de la région d’où le rédacteur tire sa source littéraire. Après cette tentative de positionnement du jardin dans la géographie du temps, vient s’insérer la variante évoquée plus haut : Yahvé Élohim prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. (Gn 2, 15)

En voilà une bonne idée : cultiver le jardin. Mais le garder… Contre qui ? À ce stade du récit, l’homme est seul sur la Terre. Et toujours célibataire, le bougre ! Ni la femme, ni même les animaux, n’ont encore été créés. Ce paradoxe dénonce clairement que cette variante a d’abord concerné une époque mythique ultérieure où les hommes étaient nombreux (comme au temps de Gilgamesh ou d’Héraklès), d’où la nécessité de préserver ce lieu merveilleux d’une éventuelle intrusion. C’est un transcripteur ultérieur qui a transposé ce contexte aux temps des origines. Yahvé Élohim autorise ensuite l’homme à manger du produit de tous les arbres du jardin, à l’exception de celui d’un certain végétal nommé « Arbre de la Connaissance », ajoutant en guise d’avertissement : « le jour où manger, tu [en] mangeras, mourir, tu mourras ». Il ne parle pas à l’homme de l’Arbre de la Vie mais uniquement de celui de la Connaissance, ce qui fait bien ressortir l’appartenance des deux végétaux fabuleux à deux traditions différentes. L’autorisation qui est donnée à l’homme de manger de toutes les plantes, à l’exception fruit de l’Arbre de la Connaissance, n’implique nulle47

En tant qu’anthroponyme, Khavilah se rapporte au fils du patriarche arabe Yokshân (Gn 10, 29-30).

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ment qu’il puisse consommer de celui de l’Arbre de la Vie, absent de cette partie de l’historiette. Quant à la menace de mort liée à l’Arbre de la Connaissance, elle n’implique pas non plus que l’homme vivra éternellement s’il s’abstient d’en consommer le fruit mais simplement qu’il mourra avant son terme s’il enfreint l’interdit. On notera dès à présent deux détails sur lesquels nous aurons à revenir : 1) que la prohibition est signifiée à l’homme alors que la femme n’a pas encore été créée ; 2) que cet interdit ne sera plus formulé par la suite. En réalité, l’historiette du jardin d’Éden fut brodée sur un canevas mythologique qui ne comportait à l’origine qu’un seul arbre magique, celui de la « Vie » (khay), et qu’un seul héros : l’homme (que nous appellerons Adam dès à présent pour plus de facilité). L’Arbre de la « Connaissance » (da’ath) a été introduit par la suite, et plus tard encore, la femme (Ève) a été mise en scène dans une réécriture du récit qui lui donna le mauvais rôle. Si la consommation de l’Arbre de la Vie procurait l’Immortalité, celle de l’Arbre de la Connaissance permettait d’acquérir le Savoir. Sa présence dans les récits mythologiques indique que l’on s’était très tôt rendu compte que « les connaissances scientifiques pouvaient modifier radicalement la structure existentielle de l’homme »48. Le conditionnement religieux du transcripteur biblique l’amena à comprendre la chose différemment, réduisant la sapience à la seule capacité de discerner le « bien » (tov) du « mal » (ra’), réinterprétation religieuse coercitive commune à tous les régimes théocratiques. Le Coran, de son côté, n’évoque jamais l’Arbre de la Connaissance mais seulement celui de la Vie. Dans la sourate 20, il n’est fait mention que de l’homme et d’un « arbre de l’éternité » ainsi que d’un « royaume impérissable » (Coran 20, 120). Mais dans la sourate 7 (qui ne mentionne, elle aussi, que l’Arbre de Vie), la femme est présente et il est question d’un arbre permettant de devenir immortel (Coran 7, 20). Dans le récit qui allait devenir Gn 2, la prohibition était initialement attachée à l’Arbre de la Vie. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, les dieux archaïques étaient tout aussi mortels que les humains. Seule la consommation du fruit d’une plante fabuleuse leur permettait de jouir de la vie éternelle. Au Proche-Orient, en Iran et en Inde, les dieux repoussaient l’échéance de la mort en mangeant une Plante ou un Fruit de Vie. En Akkad, Anu et les membres de son panthéon consommaient du Pain et de l’Eau de Vie. En Grèce, les Olympiens se nourrissaient d’ambroisie (ambrosia, d’ambrosios, « immortalité ») et buvaient du nectar. En Chine, les Immortels absorbaient une Drogue de Vie. En Europe du Nord, ils mangeaient la chair du sanglier Saehrimnir qui, tel le Phénix, renaissait chaque jour, et pour faire bonne mesure, arrosaient leurs agapes d’un hydromel dispensé par les mamelles de la chèvre Heidrun, nourrie exclusivement aux feuilles d’un 48

Eliade 1986, I, 179.

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Arbre de Vie, le frêne Yggdrasil. Dans la Genèse, initialement, Yahvé Élohim et sa cour céleste ne devaient leur pérennité qu’à cet Arbre de la Vie. La plus ancienne évocation d’un végétal capable d’accorder la vie éternelle à son consommateur est au centre d’un poème sumérien maintes fois retranscrit et adapté au cours des siècles : l’Épopée de Gilgamesh. La version la plus aboutie du poème fut rédigée en akkadien vers ~2400. Son héros, Gilgamesh, paraît avoir été un personnage historique du premier quart du ~IIIe millénaire (vers ~2700 ?) dont la légende s’est emparé pour finir par le diviniser. Les listes sumériennes le donnent pour le cinquième roi de la Ire dynastie d’Uruk. La vraisemblable splendeur de son règne l’aurait transformé en parangon du roi glorieux, héros capable de braver les dieux eux-mêmes. La forte personnalité, la vigueur physique, la sexualité débridée et les travaux attribués à son reflet légendaire servirent de modèle à bien d’autres surhommes. Au Ier siècle de notre ère, Flavius Josèphe l’identifiait erronément au légendaire Nemrod, lui attribuant la construction de la Tour de Babel 49. La statuaire assyrienne a rendu Gilgamesh comme un hercule chevelu à la barbe bouclée, étouffant négligemment un lion adulte en le serrant d’un bras contre ses puissants pectoraux. Des sceaux-cylindres sumériens plus anciens le représentent terrassant un taureau à main nue ou tenant au bout de chacun de ses bras tendus un lion maîtrisé. La littérature, quant à elle, le donne pour « fort, admirable, omniscient, ne laissant pas une vierge à celui qui l’aime, [qu’elle soit] fille de guerrier ou promise à un héros »50. Prototype de l’Héraklès grec, Gilgamesh avait réalisé toute une série d’exploits en compagnie de son ami Enkidu. Mais un jour, Enkidu est tué par les dieux à l’instigation de la déesse de l’Amour Inanna, qu’il avait insultée et dont Gilgamesh avait, de son côté, refusé les avances sexuelles. Fou de douleur, le roi d’Uruk enterre son compagnon et fait le serment de le venger en triomphant de la Mort. Comme tout le monde, il a entendu, parler d’une plante magique capable d’assurer la vie éternelle. Mais il ignore où elle pousse. D’ailleurs, nul ne le sait, excepté un homme, un seul, qui vit à l’autre bout du monde habité. Ce vieux sage, Utanapishtim, un des rares humains à avoir survécu au Déluge, a obtenu des dieux la faveur de l’Immortalité et coule des jours aussi monotones que paisibles sur une île lointaine, au bord du Grand Abîme, à la limite de la Terre et du domaine divin. Bien décidé à rencontrer cet énigmatique survivant, Gilgamesh se met en chemin vers l’occident et s’engage dans le royaume des Ténèbres. Aidé par des hommes-scorpions, il arrive à franchir l’obscure contrée, déjouant, les uns après les autres, les pièges mortels tendus sur sa route. Rendu au bord de l’Océan des Morts, il entre dans une cabane dont la propriétaire, une nymphe du nom de Siduri, tente de le détourner de son entreprise : « La vie que tu cherches, tu ne la trouveras pas. Lorsque les grands dieux créèrent les 49 50

Antiquités judaïques, I, 4, 109 Épopée de Gilgamesh, I, trad. Azrié, 6.

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hommes, c’est la mort qu’ils leur destinèrent et ils ont gardé pour eux la vie éternelle »51. Mais Gilgamesh n’a cure des exhortations de Siduri. Il ne pense qu’à trouver un passeur qui accepte de le mener sur l’île où vit Utanapishtim. Ce sera rapidement chose faite et après avoir affronté de nouveaux périls, il aborde enfin au rivage convoité. D’emblée, Utanapishtim accepte de relater l’épisode du Déluge à son visiteur mais marque quelque réticence à lui révéler le lieu où pousse la Plante de Vie. Gilgamesh insiste et finit par lui soutirer le secret : le fabuleux végétal croît au fond de l’océan. Au fond de l’océan ? Bagatelle pour notre musculeux héros ! Il se leste de lourdes pierres, plonge jusqu’aux abysses et s’empare de la plante. Il décide alors de la ramener à Uruk afin de la partager avec ses sujets. Hélas, au lieu de rentrer chez lui d’une traite, il s’arrête en chemin pour se rafraîchir à l’eau claire d’une source, pose la plante sur le sol et se la fait chiper par un serpent, qui l’avale, change aussitôt de peau puis disparaît dans son trou. Ce fut ainsi que Gilgamesh et ses sujets restèrent mortels. Revenons à la Genèse. S’apercevant soudain qu’Adam est seul sur la Terre, Yahvé Élohim décide de le doter d’une aide qui lui soit assortie – littéralement un « secours face à lui » (ezer kenegdo). Il quitte alors son tablier de jardinier, enfile à nouveau sa vareuse de potier et façonne… les animaux. Satisfait de son œuvre, il les présente à Adam. Celui-ci se met aussitôt à leur donner des noms, et c’est ce nom qui les amène à la vie, détail marquant la supériorité de l’homme sur l’animal52. En mythologie, la connaissance du nom revêt une importance capitale : connaître le nom d’un être permet de le dominer. Au début de l’ère chrétienne, deux évangélistes mettront en scène Jésus faisant fuir des démons par la seule clameur de leur nom53. Plus tard, au XVIIIe siècle de notre ère, en Ukraine, un thaumaturge juif, Israël ben Eliézer, était surnommé le Baal Shem Tov, le « Maître du Bon Nom » ; on lui attribuait le don de chasser les mauvais esprits en les appelant par leur nom et de guérir les malades par sa connaissance du nom magique de Dieu. Aucun animal n’ayant semblé correspondre à l’idéal féminin d’Adam, Yahvé Élohim change à nouveau de tablier pour pratiquer cette fois sur sa créature rien moins qu’une intervention chirurgicale : Il fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit. Il prit un de ses côtés et referma la chair à sa place. Yahvé Élohim façonna une femme du côté qu’il avait pris de l’homme et il l’amena vers l’homme. (Gn 2, 21-22)

Yahvé Élohim retire à l’homme un élément que le texte hébreu transcrit mitstsal‘otav, ce qui peut aussi bien signifier « une côte à lui » que « un côté à lui ». Le substantif tsela‘ désigne, non seulement l’os nommé « côte », 51

Épopée de Gilgamesh, X, trad. Azrié, 51. Gn 2, 18-19. 53 Lc 8, 30 ; Mc 5, 9. 52

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mais aussi « le côté, la partie latérale » de quelqu’un ou de quelque chose. Il façonne ensuite (en l’enrobant de glaise, suppose-t-on) ce qu’il a retiré de l’homme en un autre être humain, mais de sexe féminin : ’îshshah, « femme », féminin de ’îsh, « homme ». Pour ce qui est du choix possible d’une côte comme matière première, maints auteurs mettent en avant l’homophonie des mots sumériens désignant l’os nommé « côte » et la « vie », lesquels se traduisent tous deux ti54. Ils y voient l’influence de l’historiette de la côte malade du dieu Enki guérie par la déesse Ninhursarg, os duquel était sortie la déesse Ninti, la Dame (nin) de la Vie (ti). Cette influence reste possible, tant la Genèse en a subies, mais on oublie souvent que tsela‘ dérive du verbe tsala, « chuter », qui a aussi donné le substantif quasi homophone tsela, « chute, faux-pas entraînant une calamité »55. Or c’est une action de ce type qui sera plus tard imputée à cette femme nouvellement créée. Peut-être est-ce là son acception initiale, qu’une mauvaise interprétation aurait ultérieurement modifiée. En effet, nous verrons plus loin que la femme était originellement innocente de ce « fauxpas » ; sa commission ne lui sera imputée que par la suite et par pure misogynie. Pour arriver à ses fins, le scribe aurait mis en scène son dieu implantant dans la femme un élément néfaste : la propension à commettre un « faux-pas », de la même manière qu’à la demande de Zeus, Hermès avait doté la première femme, Pandore, d’une funeste curiosité. Ce travers affecté à la femme primordiale, tenue par les sociétés patriarcales pour une créature inférieure et stupide (kalon kakon, une « belle calamité » selon Hésiode), pourrait avoir été, dans la Genèse comme dans la Théogonie, la source de tous les maux dont l’humanité aura à souffrir par la suite. Dans ce parangon de la misogynie qu’est le mythe de Pandore (Pandora, « celle qui a tous les dons »), cette femme avait été créée sur ordre de Zeus. Héphaïstos l’avait formée d’eau et d’argile, Athéna lui avait donné la vie, Aphrodite la beauté, Apollon l’aptitude à jouer de la musique et Hermès la curiosité. Zeus, qui veut se venger de ce que la race humaine a reçu le feu volé par Prométhée, envoie Hermès offrir Pandore en cadeau à l’insouciant Épiméthée, que son frère Prométhée avait pourtant adjuré de refuser tout cadeau venant du roi des dieux. Mais Épiméthée, ébloui par la beauté de Pandore, l’accepte sans réfléchir. Or Zeus le rusé avait mis dans la dot de Pandore un vase mystérieux dont il lui avait interdit de soulever le couvercle. Et ce qui devait arriver arrive : dévorée par l’insatiable curiosité qu’Hermès lui avait instillée, Pandore soulève le couvercle du vase sans savoir qu’il contenait toutes les calamités possibles : la vieillesse, la maladie, la famine, la misère, la guerre, l’orgueil, le vice et bien d’autres. Celles-ci s’en échappent aussitôt et se répandent sur le monde. Seule l’espérance, demeurée sur le bord du vase, se retrouvera au fond quand Pandore en rabattra le 54

Puech 1970, 181 ; Bottéro 1986, 189 ; Eliade 1986, I, 72 ; Meschonnic 2002, 254 ; Rachet 2003, 270. En sumérien, ti signifie aussi « flèche ». 55 BDB 1906, 854.

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couvercle. Et voilà pourquoi, selon Hésiode, les hommes qui vivaient malheureux sans femmes vivent maintenant encore plus malheureux avec elles. L’épilogue est quasi identique dans le mythe hébraïque. Nous en reparlerons. Après avoir créé la première femme, Yahvé Élohim l’amène à Adam, qui, cette fois, la reconnaît pour membre de son espèce et lui donne son premier nom : ’îshshah, « femme ». Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair. On l’appellera femme parce qu’elle a été prise de l’homme. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. (Gn 2, 23-24)

« [Il] s’attachera à sa femme » se traduit par davaq be’îshto, qui signifie littéralement « [Il] se collera dans sa femme » et renvoie à l’accouplement. Quant à la formule qu’Adam applique à la femme : « os de mes os et chair de ma chair », elle ne provient pas, comme on pourrait le croire, de la côte retirée de l’homme, mais d’une tournure classique et récurrente de la littérature hébraïque exaltant le mariage endogamique. Gn 1 et Gn 2 décrivent donc bien deux anthropogonies différentes quant au modus operandi et au symbolisme sous-jacent. Si les humains primordiaux de Gn 1 avaient été créés ensemble et apparemment égaux, l’anthropogonie de Gn 2 est empreinte d’un profond mépris de la femme. Celle-ci, au contraire de l’homme, ne contient en elle aucun principe divin comme l’haleine du Créateur : elle est juste composée de glaise et, probablement d’un élément funeste. Son existence ne commence qu’après que l’homme, et lui seul, l’ait nommée. Placée parmi les êtres inférieurs, elle n’est créée qu’après les bêtes et dans le seul dessein de remplir les fonctions d’aide et de reproductrice56. Ces notions seront lourdes de conséquences quant au manque de considération dont la femme à longtemps souffert et pâtit encore aujourd’hui en certaines sociétés. Cette vision négative de la femme trouve sans doute son origine en des conceptions remontant au Néolithique, voire plus tôt encore. Les Hébreux et leurs voisins tenaient le sang pour le siège de l’âme mais cette croyance devait être immémoriale et exister déjà chez les peuples antérieurs. L’homme, comme la femme, pouvait perdre son sang-âme à l’occasion de traumatismes ou de certaines affections, mais la femme, en outre, était 56

Dans sa Première Épître aux Corinthiens, Saül de Tarse ne manquera pas de revenir sur ces versets pour justifier une prétendue supériorité de l’homme sur la femme : « L’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme a été créée à cause de l’homme. C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête une marque de l’autorité dont elle dépend » (1 Co 11, 8-10). Les anges ici mentionnés font référence aux mauvais génies censés s’accrocher aux cheveux des femmes. L’origine de cette croyance est sumérienne ; passée au Levant, elle est aussi à l’origine du voile des musulmanes, de celui des « bonnes sœurs » et de la mantille des chrétiennes traditionalistes (ornement dont toute femme doit encore, en principe, se couvrir la tête pour se présenter devant le pape).

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sujette à des hémorragies cycliques évacuées par la voie vaginale. Les peuples du Proche-Orient antique, qui ignoraient que la menstruation était d’ordre physiologique, tenaient cet écoulement pour l’évacuation d’impuretés. (Ce qui a amené l’hébreu biblique à désigner la vulve par le terme ervathah, qui signifie aussi « honteux, malpropre », et la femme rejetée de la société au temps de son indisposition, par le nom initialement donné au sang menstruel : niddah, « impureté, répugnance ».) La femme saignait encore par la même source lors de son premier rapport sexuel et à l’occasion de ses accouchements. On en serait alors venu à considérer qu’il était dans sa nature de perdre par là et pendant une partie de sa vie, non seulement de prétendues souillures contenues en elle, mais aussi une part de son âme. La mise à l’écart des femmes après leur accouchement ou pendant leurs règles est un thème récurrent basé sur la conviction que lors de la perte de sang-âme subie en ces occasions, les femmes, spirituellement affaiblies, pouvaient être plus facilement sujette à l’influence des mauvais esprits. Même en Égypte, où pourtant la femme était mieux considérée, « avoir une épouse indisposée au foyer était un motif d’absence pour les ouvriers des chantiers de construction du pharaon, comme si l’état d’impureté [de la femme] était susceptible de se communiquer à l’ensemble du groupe familial »57. Encore à notre époque, les sphères religieuses musulmanes lient toujours l’état de dépression subi par la femme au cours de ses règles à une baisse de sa foi. La Kabbale et un midrash tardif (l’Alphabet de Ben Sira) donnent à Adam une première femme du nom de Lilith, formée du même limon que lui au sixième jour de la Création. Féministe avant la lettre, elle refusa de se plier au désir de son compagnon lorsqu’il fut question de s’accoupler, s’offusquant de devoir s’allonger sous lui et arguant qu’ayant été créée son égale, il était hors de question qu’elle eût à endurer une situation d’infériorité, soumise à la seule initiative du mâle. Comme Adam tentait de la prendre de force, elle prononça le Nom magique du dieu biblique et s’envola dans les airs. Quittant l’Éden, elle se réfugia au désert d’Édom, où elle vécut heureuse et eut beaucoup d’enfants (cent par jour) avec toute une série de démons lascifs qui, probablement, connaissaient des positions plus intéressantes. Yahvé, alors, la remplaça par Ève, créée à partir du corps d’Adam, donc censée être plus soumise. La tradition hébraïque attribue également à Lilith un rôle de succube. Dans la Bible, seul le Deutéro-Isaïe en fait mention dans un morceau intitulé le Jugement contre Édom : Il [le territoire d’Édom] sera le domaine du pélican et du hérisson. La chouette et le corbeau l’habiteront […] Les chats sauvages y rencontreront les hyènes, le satyre y appellera le satyre, là encore se tapira Lilith, elle trouvera le repos. (Is 34, 5-14)

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Spieser 2007, 25.

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Le nom de Lilith, souvent rapproché du babylonien lilitu, « démone », apparaît déjà sous la forme akkadienne Lilake dans l’Épopée de Gilgamesh. Cette démone avait élu domicile dans l’arbre magique Huluppu, en compagnie d’un serpent qui vivait dans ses racines et de l’aigle léontocéphale Anzu qui commandait le tonnerre et le vent. Gilgamesh ayant tué le serpent et chassé l’oiseau-tonnerre, Lilake, se réfugia au désert. Le Deutéro-Isaïe datant de la fin de l’Exil ou du début de la Période Perse, les versets ci-avant ont sans doute été écrits par un exilé judéen influencé par ce qu’il avait appris à Babylone à propos de cette démone censée hanter les lieux désertiques et les ruines. Gn 2 se termine sur la présentation de l’homme et la femme, tout nus l’un devant l’autre sans qu’ils en éprouvent la moindre gêne. Ici, la représentation des premiers humains in naturalibus ne sert au rédacteur qu’à faire ressortir leur ingénuité. Pour les juifs de l’Antiquité, en effet, la nudité était liée à quelque chose de dégradant, de salace, alors qu’elle paraissait naturelle à beaucoup d’autres peuples chez qui les femmes, dans la beauté de leur jeunesse, découvraient leur poitrine et s’habillaient de robes moulantes et diaphanes dont la translucidité s’atténuait au fils des ans.

La cosmogonie perdue Nous venons de voir que Gn 2 ne comporte pas de cosmogonie. Ceci induit toute une série de questions. 1a) Peut-on raisonnablement accepter que le récit yahviste de la Création ait pu s’ouvrir au v. 4b de Gn 2 : « Lorsque Yahvé Élohim fit une terre et des cieux » ? 1b) Imagine-t-on une tradition archaïque traitant des origines du monde passant sous silence la création des éléments constitutifs de l’univers ? 2a) Dans le cas contraire, aurait-il pu exister une version primitive de la tradition, une sorte de premier chapitre initial dont Gn 2 était, sinon la suite, du moins l’enchaînement logique ? 2b) Pourrait-ce être cette tradition primitive que Gn 1, la version de la Création en six jours, serait venue remplacer parce que, par exemple, l’ancienne cosmogonie serait apparue comme culturellement décontextualisée ? Gn 2 porte indubitablement la marque de Canaan. Si un récit cosmogonique l’a précédé, il a dû être, lui aussi, frappé des schèmes cananéens. Or que nous conte la mythologie cananéenne ? Le combat d’une entité cosmique (Baal, dieu de l’Orage et de la Fertilité) contre un monstre marin (Yam, dieu de la Mer primordiale). Cette théomachie, inspirée des péripéties du combat de Marduk contre Tiamat, nous est contée par les tablettes d’Ugarit. (Ugarit était une ville portuaire, capitale d’un royaume syrien homonyme qui brilla au début du ~IIe millénaire.) En résumé, Baal est d’abord fait prisonnier par Yam. Le dieu forgeron Kothar décide alors de l’aider et lui fabrique deux armes magiques. Baal réussira à étourdir Yam à l’aide de la 48

première, avant de lui écraser la tête avec la seconde. Il sera ensuite proclamé roi des dieux. Cette théomachie se retrouvera (parfois avec des variantes) dans tout le Bassin Méditerranéen. Pour ne citer que quelques exemples, chez les Hittites, le dieu de l’Orage Tarhu est d’abord vaincu par le serpent géant Illuyankash (nom qui signifie « serpent » en hittite). Il lance alors un appel à l’aide aux autres dieux. Aussitôt, la déesse Inara décide de voler à son secours. Elle organise un festin arrosé de boissons fortement alcoolisées et y invite Illuyankash et ses enfants. Les dragons, gloutons comme tous les monstres mythologiques, se mettent à manger et à boire jusqu’à s’écrouler ivres-morts. Ils sont alors rapidement ligotés tous ensemble et présentés à Tarhu, qui les tue les uns après les autres. Dans une autre version, Illuyankash a vaincu Tarhu en lui volant son cœur et ses yeux. Tarhu, amoindri, en est alors réduit à épouser une femme humaine, qui lui enfante un fils. Celui-ci, plus tard courtise la fille d’Illuyankash et bientôt le mariage des tourtereaux est décidé. Le fils demande alors que la dot de sa future contienne les organes dérobés à Tarhu. Illuyankash, sans s’inquiéter de savoir de qui son futur gendre est l’enfant – l’étourderie est un autre trait dominant des monstres –, les lui remet de bon gré. Tarhu, ayant récupéré son cœur et ses yeux grâce à la ruse de son fils, reprend le combat et finit par tuer le serpent maléfique. C’est la seconde version de ce mythe que les Grecs adoptèrent dans la relation du combat opposant le grand Zeus, lui aussi dieu de l’Orage, au maléfique Typhon. (Ce dernier est décrit comme une gigantesque créature hybride, homme pour un tiers, fauve ailé pour le second tiers et reptile pour le troisième ; son front, dont les yeux lancent des flammes, se heurte à la voûte céleste, et ses bras, capables d’embrasser à la fois l’Orient et l’Occident, se terminent chacun par cent têtes de reptile cracheur de feu.) Lors d’un premier combat, Typhon réussit à désarmer le roi des dieux et à lui sectionner les tendons des bras et des chevilles, avant de l’enfermer dans une caverne gardée par un dragon. C’est alors qu’Hermès, fils de Zeus et messager des dieux, décide de voler au secours de son père. Il réussit à endormir le dragon gardien de la caverne et à récupérer le corps de Zeus et ses précieux tendons. Ce dernier, rentré en possession de ses organes, remonte au ciel pour s’armer de la foudre puis se lance à la poursuite de Typhon. Il le rattrape en Sicile, où il le foudroie avant de l’ensevelir vivant sous l’Etna, volcan dont le monstre, désormais impuissant, générera les grondements et les éruptions par le souffle enflammé accompagnant ses cris de rage. En Égypte, selon la théologie d’Héliopolis, le démiurge (Atoum, le Soleil couchant) était sorti du Noûn (le Chaos) sous la forme de Râ (le Soleil au zénith) et avait aussitôt fait émerger le benben (le tertre primordial, la future Égypte). Depuis lors, le serpent géant Âapep, qui habite le Noûn, ne cesse de vouloir reprendre l’espace qui lui a été ravi. Il profite à chaque fois de la nuit, pendant laquelle le Soleil affaibli traverse l’obscurité d’ouest en est sur sa barque céleste, pour attaquer celle-ci. Heureusement, le monstre est à chaque fois vaincu et l’astre solaire peut se lever pour un nouveau jour sous la forme 49

de Khépri. Dans la mythologie védique, Indra, le dieu du Ciel, lutte contre le serpent-dragon Vrtra, démon de la sécheresse qui empêche les eaux du ciel de s’écouler sur la terre. Il finit, lui aussi, par le vaincre et la pluie peut tomber sur les cultures. La lutte d’un dieu contre un monstre ophidien est un mythologème assez répandu. « C’est par la mise à mort de cet être, symbole virtuel du chaos […] qu’une nouvelle ère vient à l’existence »58. Dans le corpus biblique, la réminiscence d’une Création par le combat du démiurge contre les eaux primordiales incarnées par un serpent géant est encore présente en de nombreuses allusions disséminées çà et là, notamment dans les livres de Job, des Psaumes, de Jérémie et d’Isaïe. Il [Yahvé] étend le septentrion sur le vide. Il suspend la terre sur le néant. […] Il a tracé un cercle à la surface des eaux, comme limite entre la lumière et les ténèbres. Les colonnes du ciel s’ébranlent et s’étonnent à sa menace. Par sa force il soulève la mer. Par son intelligence il en brise l’orgueil. Son souffle donne au ciel la sérénité. Sa main transperce le serpent fuyard. (Job 25, 7-13)

Dans ces versets et ceux qui vont suivre, la « mer », ses « eaux » et les « abîmes » représentent la déesse prébiblique Tehom, et « l’orgueil de Tehom » sa fille Rahab. Qui a fermé la mer avec des portes quand elle s’élança du sein maternel ? Quand je [c’est Yahvé qui parle] fis de la nuée son vêtement et de l’obscurité ses langes ? Quand je lui imposai ma loi et que je lui mis des barrières et des portes ? Je dis : Tu viendras jusqu’ici, tu n’iras pas au-delà ; ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots ! (Job 38, 8-11) La terre fut ébranlée et trembla, les fondements des montagnes frémirent et ils furent ébranlés parce qu’il [Yahvé] était irrité. Il s’élevait de la fumée de ses narines et un feu dévorant sortait de sa bouche : il en jaillissait des charbons embrasés. Il abaissa les cieux et il descendit. Il y avait une épaisse nuée sous ses pieds. Il était monté sur un chérubin et il volait. Il planait sur les ailes du vent. Il faisait des ténèbres sa retraite, sa tente autour de lui. Il était enveloppé d’eaux obscures et de sombres nuages. Lançant de la grêle et des charbons de feu, Yahvé Élyon tonna dans les cieux. Il fit retentir sa voix avec la grêle et les charbons de feu. Il lança ses flèches et les dispersa [ses ennemis]. Il multiplia les coups de foudre et les mit en déroute. Le lit des eaux apparut, les fondements du monde furent découverts par ta menace, ô Yahvé, par le bruit du souffle de tes narines. (Ps 18, 8-16)

Ici, le chérubin (keruv), entité monstrueuse que chevauche Yahvé, est tiré de l’image du démon ailé sumérien Pazuzu qui figurait le Vent du Sud. Quant à Elyon (ou ‘El Elyon), il s’agit d’un démiurge attesté dans la mythologie d’Ugarit dont Yahvé reprend ici les attributs. 58

Eliade 1986, I, 218. Voir aussi Lacarrière 1984, 77, 202.

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Il amoncelle en un tas les eaux de la mer, Il met les abîmes dans des réservoirs. (Ps 33,7) Tu as fendu la mer par ta puissance. Tu as brisé les têtes des serpents sur les eaux. Tu as écrasé la tête de Léviathan. Tu l’as donné pour nourriture aux chacals. (Ps 74, 13-14) Tu domptes l’orgueil de la mer. Quand ses flots se soulèvent, tu les apaises. Tu écrasas Rahab comme un cadavre. Tu dispersas tes ennemis par la puissance de ton bras. (Ps 89, 10-11) Les fleuves déchaînent leur voix, ô Yahvé, les fleuves déchaînent leur fracas ; plus que la voix des eaux innombrables, plus superbe que le ressac de la mer ; superbe est Yahvé dans les hauteurs. (Ps 93, 3-4)

Ici, les fleuves figurent les enfants de Tehom, mer primordiale parfois représentée comme un fleuve ceinturant la création, d’où son évocation et celle de sa progéniture sous une forme ophidienne. Tu poses la terre sur ses bases, inébranlable pour les siècles des siècles. Tu la couvres comme d’un vêtement, sur les montagnes se tenaient les eaux. À ta menace, elles prennent la fuite, à la voix de ton tonnerre, elles s’échappent ; elles sautent les montagnes, elles descendent les vallées vers le lieu que tu leur as assigné ; tu mets une limite à ne pas franchir, qu’elles ne reviennent couvrir la terre. (Ps 104, 5-9) C’est moi qui ai donné à la mer le sable pour limite, limite éternelle qu’elle ne doit pas franchir. Ses flots s’agitent, mais ils sont impuissants ; ils mugissent, mais ils ne la franchissent pas. (Jr 5, 22) Qui a mesuré dans le creux de sa main l’eau de la mer, évalué à l’empan les dimensions du ciel, jaugé au boisseau la poussière de la terre, pesé les montagnes à la balance et les collines sur des plateaux ? (Is 40, 12)

Ces fragments épars sont les débris d’une tradition de commencement qui a traversé les siècles membra disjecta. Ils évoquent indéniablement la théomachie des origines. En outre, le fait qu’ils ne la rappellent que de manière allusive témoigne que ses transcripteurs jugeaient ses péripéties suffisamment connues des lecteurs ou des auditeurs pour ne pas avoir à donner davantage de détails. Yahvé y écrase les sept têtes de Léviathan, fils de Tehom, comme le dieu cananéen Baal avait fendu celle de Yam, comme le dieu sumérien Ninurta celle du dragon Asag, et le babylonien Marduk celle de Tiamat. Comme Ninurta, qui avait dû construire un rempart infranchissable aux eaux d’Asag devenues sans maître après la mort du monstre, et comme Marduk qui avait dû placer un éclusier pour contenir celles de Tiamat, Yahvé met des barrières et des portes pour arrêter les flots de Tehom. Le démiurge mis en scène dans cette théomachie présente, comme Marduk et

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Ninurta, un aspect monstrueux, soufflant de la fumée par les naseaux et crachant le feu aussi bien que les dragons qu’il combat. Nous avons vu plus haut que l’auteur sacerdotal de Gn 1 écrivit qu’Élohim « créa les grands serpents de mer » à dessein de donner à croire qu’au contraire de ce qu’affirmaient de vieilles légendes, son dieu avait créé les monstres du chaos comme les autres animaux, sous-entendant par-là que ces antiques traditions de combat n’étaient que superstitions. En son temps, le canon des Écritures n’était pas encore fixé. Dans un souci de cohérence, il a très bien pu supprimer un chapitre initial jugé trop empreint de ce polythéisme que l’école sacerdotale s’employait toujours à éradiquer – sans grand succès, d’ailleurs. Que nous apprennent ces versets épars ? Qu’in illo tempore, la Terre et la Mer primordiale étaient encore mêlées (Tôhû et Bôhû/Tehom et Behom) ; que Yahvé les sépara ; que Tehom, comme Tiamat, se révolta, voulant continuer à régner sur son univers ; qu’alors Yahvé, comme Marduk, Baal et les autres, lui livra bataille, la vainquit et la châtia durement, ainsi que les monstres qu’elle avait enfantés. En replaçant ces bribes dans leur ordre chronologique présumé (basé sur les éléments constituant le dénominateur commun de tous les avatars du principal mythe mésopotamien de la Création), la cosmogonie originelle réapparaît dans ses grandes lignes : Au commencement, [quand] Yahvé créa le ciel et la terre, les eaux de Tehom couvraient la terre comme un vêtement. Sur les montagnes se tenaient ses enfants. Sous la menace de Yahvé, ils prirent la fuite ; à sa voix de tonnerre, ils s’échappèrent, ils sautèrent les montagnes et ils descendirent les vallées vers le lieu que Yahvé leur avait assigné. Et Yahvé leur mit une limite à ne pas franchir, afin que leurs eaux ne reviennent pas couvrir la terre. Il traça un cercle à la surface des eaux, aux confins de la lumière et des ténèbres. Il étendit le septentrion sur le vide et suspendit la terre sans appui. Puis il posa la terre sur ses bases, inébranlable pour les siècles des siècles. Mais Tehom et ses enfants se révoltèrent. Ils déchaînèrent leur voix, ils déchaînèrent leur fracas. Or la voix de Yahvé est plus forte que la voix des Eaux innombrables. Plus superbe que le ressac de la Mer, superbe est Yahvé dans les hauteurs des cieux. Une fumée monta à ses narines et de sa bouche un feu dévorait ; des braises s’y enflammèrent. Il inclina les cieux et descendit, une sombre nuée sous ses pieds ; il chevaucha un chérubin et il vola, il plana sur les ailes du vent. Il fit des ténèbres son voile, sa tente, ténèbres d’eau, nuée sur nuée ; un éclat devant lui enflammait grêle et braises de feu. Yahvé tonna des cieux, le Très-Haut donna de la voix ; il décocha ses flèches et les dispersa, il lança les éclairs et les chassa. Alors la terre s’ébranla et chancela, les assises des montagnes frémirent sous la colère de Yahvé et furent ébranlées. Et le ventre de Tehom apparut, les assises du monde se découvrirent, au grondement de la menace de Yahvé, au vent du souffle de ses narines. Là, il maîtrisa Rahab, l’orgueil de Tehom, et la fendit comme un cadavre. Puis il fracassa les têtes de Léviathan pour en faire la pâture des bêtes sauvages. 52

Yahvé mesura dans le creux de sa main l’eau de la mer, évalua à l’empan les dimensions du ciel, jaugea au boisseau la poussière de la terre, pesa les montagnes à la balance et les collines sur des plateaux. Il amoncela en un tas les eaux de la mer et mit les monstres dans des réservoirs. Et Yahvé dit à Tehom : Tu n’iras pas plus loin ; ici se brisera l’orgueil de tes flots ! Ne craindrez-vous pas Yahvé ? Ne tremblerez-vous pas devant lui qui a posé le sable pour limite à Tehom ? Ses flots s’agitent, mais sont impuissants, ils mugissent, mais ne la franchissent pas.

Comme Tiamat prévoyant d’avoir à combattre Marduk, Tehom avait engendré des monstres pour lutter contre Yahvé. L’une de ces créatures se nommait Rahab (« Orgueil, Enflée ») et présentait le même aspect monstrueux que sa mère. Son frère Léviathan était une sorte de crocodile marin hepticéphale et cracheur de feu calqué sur le Lothân ugaritique, un des dragons associés à Yam. Quant à Véhémôth/Béhémoth (théonyme issu du pluralis excellentiæ du substantif féminin vehemah, le « bétail »), il s’agissait d’un gros animal tenant en grande partie de l’hippopotame. En Égypte, les Hyksos l’identifièrent à la déesse hippopotame Taouret (ta Ouret, « la Grande », plus connue sous le nom hellénisé de Thouéris)59. Comme on le voit, le bestiaire fantastique qui avait peuplé l’imaginaire des rédacteurs successifs était encore repris dans la mythologie hébraïque à l’époque de la finalisation de Job, vers ~350. Il faudra attendre l’époque des Macchabée, un siècle plus tard, pour que, sous l’influence de la pensée grecque, on introduise le concept de la Création ex nihilo60. Ce pourrait être entre ces deux dates qu’on aurait remplacé le récit initial des origines par la version sacerdotale de la Création en six jours. Aucun écrit « prébiblique » hébreu n’a hélas été retrouvé. Diverses allusions indiquent cependant qu’il a existé un bestiaire mythologique qui avait nom Livre de Yahvé (évoqué en Is 34, 16), un recueil de poèmes épiques intitulé Livre de Yashar (Jos 10, 13), un Livre de l’histoire d’Adam qui reprenait la biographie des dix patriarches antédiluviens, plusieurs écrits attribués à Noé, à Abraham, à Josué… un Livre des Guerres de Yahvé relatif à l’errance au désert et à la conquête de Canaan (Nb 21, 14-15), des Actes de Salomon (1 R 11, 41), des Annales des rois de Juda (1 R 15, 7), des Annales des rois d’Israël (1 R 14, 9) et bien d’autres ouvrages aujourd’hui disparus car ils n’ont pas été inclus dans le canon des Écritures. Se sont-ils délités sous l’effet corrupteur du temps en cette région ou le papyrus ne se conserve 59

Il n’y a cependant aucune raison de relier l’origine de Béhémoth à la mythologie égyptienne car, comme le fait observer Annie Caubet (1999, 12), « l’hippopotame n’était pas seulement un familier du Nil, il hantait encore les petites plaines marécageuses de Palestine au IIe millénaire ». Les Hyksos semblent n’avoir revêtu Taouret que du caractère belliqueux de cet animal, alors que pour les Égyptiens, même si elle pouvait se mettre en colère, elle restait avant tout la déesse protectrice des femmes en couches ; quand elle était représentée tenant un couteau, il s’agissait, non pas d’une arme, mais du couteau en obsidienne servant à couper le cordon ombilical. 60 2 Mac 7, 28 ; BJ 1998, 37, b.

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guère ? Furent-ils intentionnellement détruits ? Mystère. Les rares allusions les concernant ou les courts fragments qu’en ont donnés l’un ou l’autre transcripteur suggèrent une tradition que le génie religieux suméro-akkadien avait fini par ancrer dans la culture paléolevantine.

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La Quête de l’Immortalité

Généralités De toutes les espèces vivantes, seul l’homme a conscience qu’il est né et va mourir un jour. Il reste cependant impossible de savoir si les membres du genre Homo antérieurs à l’homme anatomiquement moderne avaient déjà adhéré à la croyance d’une vie dans l’au-delà. Sur le site d’Atapuerca en Espagne (antérieur d’environ 200 000 ans à l’apparition d’Homo sapiens), on a retrouvé les corps d’au moins 28 individus pré-néanderthaliens jetés au fond d’un puits. Même si l’interprétation en termes de religiosité du caractère manifestement intentionnel de ce rassemblement de restes humains est encore sujette à débats, il apparaît toutefois concevable qu’Homo neanderthalensis, comme plus tard Homo sapiens, ait hérité d’un de ses ancêtres la conviction de posséder en lui un élément transcendant la matière. L’angoisse incoercible née du refus d’accepter un destin scellé par une mort inéluctable pourrait l’avoir amené à vouloir préserver ce principe supérieur par ce qui semble bien être ici une ébauche de rituel funéraire. La tendance qu’eurent tous les peuples primitifs à se représenter une réalité comme analogue à la réalité humaine les amena un jour à s’imputer un géniteur. Ce fut donc tout naturellement que l’homme attribua à ce « père » l’instillation en sa personne du principe spirituel qui le différenciait de l’animal. Quelques millénaires plus tard, devenu homo religiosus61, il associa cet élément au sang, à la salive, au sperme, à l’haleine, voire à l’intellect d’un dieu. Cela posé, le genre humain, amené à la sapience par une émanation du divin, aurait logiquement dû être conçu sans tare. Or force était de constater que malgré d’indéniables qualités, sa nature le portait tout de même plus volontiers à la violence, à la fourberie, à la cupidité, à l’orgueil, au stupre… Rien d’extraordinaire en cela aux yeux des Sumériens, Égyptiens, Babyloniens et autres Cananéens pour qui tous ces travers étaient déjà l’apanage de leurs dieux, mais pour le mythographe judéen du ~VIe siècle, cette ambiguïté parut inacceptable – du moins sans explication. Ceci l’amena à spéculer que 61

« L’homme religieux » : terme sociologique empruntant sa forme à la taxonomie.

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les misères ponctuant l’existence de l’homme, son enclin à méfaire, sa sujétion à de triviales contingences et son destin muré par la mort ne pouvaient résulter que d’un châtiment infligé jadis par le Créateur à sa créature. Mais enfin, quelle faute avait bien pu commettre celle-ci pour que le dieu ait eu la main si lourde ? Simplement : le refus du destin qui lui avait été fixé. Nous venons de voir que la Vie éternelle n’était pas un corollaire de la divinité. Les dieux archaïques ne devaient leur pérennité qu’à un subterfuge consistant en l’ingestion d’un aliment fabuleux. Faute d’en consommer, ils auraient pu, en principe, dépérir jusqu’à entière consomption62. Donc, si les dieux étaient mortels, a fortiori l’étaient les créatures. (On n’imagine pas qu’un dieu obligé de se nourrir d’aliments magiques sous peine de dégénérescence aille créer, pour le servir, des êtres immortels, donc supérieurs à la nature divine.) En de rarissimes occasions, certains humains recevront bien des dieux la faveur de partager avec eux la vie éternelle, comme Utanapishtim en Sumer ou son avatar biblique Hénokh, mais tous les autres resteront soumis à la senescence et à la mort. Quoi de plus naturel, dès lors, que les récits mythologiques aient mis en scène les humains tentant de s’approprier l’éternelle jeunesse ? Seulement voilà : s’emparer de l’Immortalité équivalait, non seulement à se libérer de l’emprise du divin, mais aussi à priver le panthéon d’une part de son aliment d’Éternité. D’où céleste appréhension, dans l’esprit du mythographe, de voir l’homme accéder au fantastique expédient, d’où épreuves « sur-humaines » dressées sur sa route. On pourrait objecter qu’accorder le bénéfice d’une logique aussi implacable à un mythe qui, par nature, se soucie de la rationalité du récit comme un poisson d’une pomme, est paradoxal. Il n’en est rien. Certes, le mythe ne se préoccupe que du message, mais le cours de son récit est jalonné de mythologèmes immuables et de symboles qui sont autant de clés ouvrant les portes de l’interprétation. Nombre de récits nous décrivent l’homme formant le projet d’acquérir la Vie Éternelle. Dans l’Épopée de Gilgamesh, le héros arrive à s’emparer de la Plante de Vie mais finit par se la faire dérober. À l’autre extrémité de l’Asie, le Shiji, un des écrits du taoïsme, témoigne d’une croyance en la vie éternelle en évoquant des îles lointaines peuplées d’Immortels consommant une Drogue de Vie et attribue à l’empereur légendaire chinois Huangdi l’envoi de plusieurs expéditions maritimes à leur recherche. Hélas, les quêtes de Huangdi restèrent vaines car à l’approche de ces îles fabuleuses, des vents contraires soufflant en permanence repoussèrent à chaque fois les navires au loin. Je citerai plus loin d’autres exemples. Comme le monde divin n’avait pas, et pour cause, proposé à l’homme la nourriture d’éternité, il fallait bien que ce dernier tentât de s’en emparer 62

En réalité mythologique, le terme de leur existence résulta le plus souvent, soit d’un déicide (Apsû, Tiamat, Lakhmu, Lakhamu, Kingu, Yam, Rahab, Léviathan, Illuyankash, Vrtra…), soit d’une mise à l’écart (An, El, Dyaus Pitar, Ouranos…) par un dieu plus actif.

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d’une manière ou d’une autre. Mais pour y arriver, il lui fallait d’abord triompher de toute une série d’épreuves que les dieux, prévoyants, avaient disséminées sur la route du fabuleux artifice. Plus symboliquement, pour devenir un Immortel, l’homme devait d’abord devenir un Initié. Gilgamesh ne dut-il pas d’abord parvenir aux confins du monde habité en traversant d’obscures contrées truffées d’embûches mortelles, véritable voyage initiatique ? Le Shiji n’en dit mot, mais on peut tenir pour certain que dans la version primitive du mythe, la flotte impériale affrontait d’abord des océans obscurs et déchaînés peuplés de monstres. Gn 3 ne va pas déroger pas à la règle : pour devenir immortels, l’homme primordial biblique devra d’abord braver la menace de mort liée à l’interdit relatif à l’Arbre de la Connaissance, végétal dont la consommation doit, en principe, lui procurer un savoir lui permettant de localiser le centre du Jardin et son Arbre de Vie. On pourrait objecter que le dieu atemporel des religions du « Livre » n’a pas besoin de nourriture d’éternité. N’est-il pas, en effet, censé transcender la notion même de temps ? Exact pour l’Élohim du premier récit de la Création (Gn 1) dont l’intellection est tardive, mais faux pour le démiurge archaïque de Gn 2 et 3, qui reste soumis aux exigences du temps, comme nous allons le voir. Le récit biblique de la Quête de l’Immortalité se déroule au Jardin d’Éden. Comme la majorité des histoires contées dans le Pentateuque, celleci a été composée à partir de matériaux préalables relatant des épisodes disparates intégrés au fil du temps dans un ensemble progressivement unifié. Dans le cas présent, elle fut tissée en prenant pour trame une tradition locale ayant symbolisé l’alliance de l’homme avec la Nature, et pour chaîne un épisode inspiré du mythe universel de la Quête de l’Immortalité. Mais ici, le transcripteur biblique, en adaptant, sans toujours en saisir le sens, des traditions vieilles de plusieurs millénaires et qui reflétaient des conceptions différentes – elles-mêmes déjà dénaturées par rapport à leur intellection originelle – a projeté dans le passé les idées religieuses postexiliques. Aucun écrit d’avant l’Exil ne connaît en effet cette histoire d’Adam et Ève au Jardin d’Éden. Le premier à y faire référence est le prophète Ézéchiel, qui écrit à Babylone, en déportation, mais dont le livret éponyme ne sera rédigé par ses disciples qu’après sa mort, c’est-à-dire après le retour à Jérusalem de ~538.

La version biblique de la Quête de l’Immortalité Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Élohim avait faits. Il dit à la femme : Élohim a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? (Gn 3, 1)

Vieille figure familière des mythes, le serpent, à la fois révéré et honni, avait pour fonction de troubler l’ordre établi, fût-il cosmique ou institutionnel. Il était donc logique que l’on attribuât le principe du mal, voire de la 57

traîtrise, à cet animal dont la morsure, souvent donnée par surprise (et, croyait-on, sans raison), pouvait être fatale. La gent reptilienne, fréquemment gardienne des arbres magiques, était associée au concept d’immortalité en raison de ses mues successives évoquant l’idée du renouvellement de son enveloppe charnelle. Le serpent qui vole la Plante de Vie à Gilgamesh près de la source change aussitôt de peau, avant de disparaître dans son trou. Dans le récit biblique, le serpent s’adresse à Ève en évoquant, sans le nommer, un arbre fabuleux situé « au centre du jardin ». Or, dans tous les mythes similaires, ce végétal symbolise l’axis mundi. À proximité de celuici, se tient souvent un serpent et toujours un sage ou un visionnaire. Dans l’Épopée de Gilgamesh, au bord de l’océan au fond duquel croît la Plante de Vie, habite un sage, l’Immortel Utanapishtim ; à Delphes, où une pierre symbolise l’omphalos (le « nombril » du monde »), officie la Pythie ; le frêne Yggdrasil, axis mundi de la mythologie scandinave, est gardé à la fois par le serpent Nidhogg doué de parole, par un géant qui connaît les secrets de l’univers et par trois vieilles femmes réputées pour leur sagesse ; en Grèce, le serpent Ladon, dont les cent têtes parlent chacune une langue différente, veille sur le Jardin des Hespérides et ses pommiers fabuleux ; dans la Bible, près de l’arbre magique du jardin d’Éden se tient également un serpent doué de parole. Il est qualifié, non pas de tannin, « serpent », mais de nakhash, terme dérivé du verbe homonyme nakhash, « pratiquer la divination, observer les présages – avec le pouvoir implicite d'apprendre des choses cachées »63. Ce nakhash est donc un visionnaire. Son apparence originelle n’est pas connue. C’est par manichéisme que les scribes le transformèrent en archonte (incarnation d’une puissance maléfique opposée au démiurge) en le faisant passer pour un serpent. Dans le dernier verset du chapitre précédent (Gn 2, 25), l’homme et la femme avaient été laissés « nus l’un devant l’autre ». L’adjectif « nu » se traduit en hébreu arom. Dans le premier verset du chapitre suivant (Gn 3, 1), le serpent est décrit comme le plus « rusé » des animaux ; or « rusé » se traduit arum. Le scribe se livre-t-il ici à un jeu de langage (lashon nophel al-lashon, « la langue tombe sur la langue ») entre arom (« nu ») et arum (« rusé ») pour relier les deux chapitres ? Oui, mais il ne le fait que pour occulter un calembour qui existait déjà très certainement dans le prototype du récit : en effet, « sage » s’écrit aram. Primitivement, le jeu de mot portait à coup sûr sur arom, « nu », et aram, « celui qui possède la sagesse », une des qualités du nakhash. Une lecture superficielle de l’épisode donne à penser que ce nakhash, entreprend de semer le trouble dans l’esprit de la première femme. C’est faux. En réalité, il assume toujours la fonction qui était la sienne dans le récit originel : celle du Sage. Dans les mythes contant la Quête de l’Immortalité, les dieux, par prudence, ont donné à l’homme de fausses indications sans le 63

BDB 1906, 638.

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but de brouiller la piste menant à l’expédient magique. Intervient alors une autre entité, le Sage, qui informe le héros et l’aide à déjouer les pièges ouverts sur sa route. Mais, dans certains cas, le Sage est un personnage perfide qui distille des renseignements erronés afin de préserver ses intérêts. Ainsi, en Sumer, un humain primordial du nom d’Adapa était le domestique du dieu Éa qui l’avait créé dans ce but. Un jour qu’Adapa est occupé à pêcher, le Vent du Sud, le démon ailé Pazuzu, manque de faire chavirer sa barque. Furieux, Adapa maudit Pazuzu en des termes si effroyables que les ailes du démon s’en trouvent brisées, faisant aussitôt « tomber le vent ». Anu, le dieu du Ciel, à la fois irrité de cet état de choses fâcheux pour l’ordre du monde et surpris que le Verbe d’un simple mortel puisse libérer tant de puissance, convoque Adapa devant son tribunal. Tout tremblant d’inquiétude, l’homme va vite s’en ouvrir à son maître Éa. Après l’avoir écouté, Éa conseille à Adapa la plus grande sincérité mais l’invite cependant à se méfier d’Anu et surtout à refuser tout aliment ou breuvage que le dieu du Ciel lui offrirait. Nanti de ce précieux renseignement, Adapa se présente au tribunal céleste. Comme tous les humains primordiaux, il ignore le mensonge et avoue sans détour avoir maudit Pazuzu parce que celui-ci avait failli le noyer. Impressionné, Anu le félicite pour sa franchise et lui présente du Pain et de l’Eau de Vie... qu’Adapa, se souvenant de l’avertissement de son maître, s’empresse aussitôt de refuser sous quelque prétexte. Alors Anu, bien que mécontent de ce rejet, le renvoie sur la terre sans le condamner. Et c’est ainsi que par la duplicité du Sage, Adapa resta mortel et, surtout, serviteur de son maître car – on l’aura deviné – Anu lui avait offert de véritables aliments d’éternité. Dans un mythe indonésien, un dieu qui vivait au ciel gratifiait les premiers humains de ses dons en les suspendant au bout d’une corde. Un jour, il leur fait parvenir une pierre. Les humains, intrigués, choisissent ne pas y toucher et s’en détournent. Au bout d’un moment, le dieu remonte la pierre au ciel et, à la place, leur fait descendre des bananes, cadeau que les Ancêtres acceptent et mangent aussitôt. Alors le dieu leur annonce que puisqu’ils ont accepté les bananes, leur vie sera, comme celle des bananes, éphémère, ajoutant que s’ils avaient accepté la pierre, elle aurait été, comme celle de la pierre, éternelle. Ici, cette entité, qui jusqu’alors ne faisait parvenir aux humains que des dons utiles, les trompe en faisant en sorte qu’ils refusent l’Éternité. Dans l’Hymne homérique à Déméter, la déesse de l’agriculture et des moissons avait pris la forme d’une vieille femme et avait réussi à se faire embaucher comme nourrice par le roi Kéléos et sa femme Métanire. S’étant prise d’affection pour leur fils Démophon, et pour remercier Kéléos de son hospitalité, Déméter, chaque nuit, enduisait l’enfant d’ambroisie, l’aliment d’éternité des dieux, avant de l’envelopper de feu, ceci afin de le rendre immortel. Une nuit, Métanire pénètre à l’improviste dans la chambre de 59

Déméter et, voyant son fils tout embrasé, se met à hurler et la chasse du palais. Déméter alors se fait connaître et lui annonce que Démophon ne jouira pas de la vie éternelle, qu’il aurait obtenue sans l’intervention intempestive de sa mère. L’épisode biblique de la désobéissance d’Adam et Ève reprend le mythologème assez répandu où une entité anthropophile tente d’aider l’homme à acquérir la Vie Éternelle. Mais ici, le transcripteur du mythe eut à adapter à sa conception du divin un récit polythéiste dont la symbolique lui échappa. S’il l’avait mieux comprise, il eût gommé ou arrangé davantage de détails. Ève, normalement, aurait dû s’étonner d’entendre un animal lui parler, mais nous sommes ici dans un récit mythologique, où, comme dans les contes, les animaux, voire les plantes, sont doués de parole. C’est pourquoi elle répond le plus naturellement du monde au « serpent » qu’Élohim les a autorisés, elle et son compagnon, à manger du fruit de tous les arbres, ajoutant : « mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Élohim a dit : Vous n’en mangerez point […] de peur que vous ne mouriez ». Ici, le scribe sacerdotal, par distraction, ne s’aperçoit même pas qu’Ève ne peut pas être au courant d’une menace de mort qui n’avait été formulée qu’à Adam avant la création de la femme. Il ne s’aperçoit pas non plus qu’il nomme le dieu évoqué « Élohim » et non « Yahvé Élohim » comme dans le reste du récit. Et encore moins qu’il situe l’Arbre de la Connaissance « au milieu du jardin », à l’emplacement exact où un autre rédacteur (en Gn 2, 9) avait déjà planté l’Arbre de Vie. Dans le récit de Gn 2, Yahvé Élohim avait donné de faux renseignements à Adam en lui faisant croire que la consommation du fruit de l’Arbre de la Connaissance le ferait mourir. Le « serpent », le Sage du récit, va révéler le mensonge divin en prononçant un oracle : Vous ne mourrez point. Mais Élohim sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme les dieux, connaissant le bien et le mal. (Gn 3, 4-5)

Ces paroles doivent s’interpréter : « Non, vous ne mourrez pas mais Élohim sait que le jour où vous en mangerez, vous vous rendrez compte qu’il vous a menti et vous serez comme les dieux, détenant la Connaissance ». Il est bien question d’être comme « les dieux », au pluriel (kelohim), ce qui nous conforte quant à l’origine polythéiste du récit primitif. La réponse du nakhash, rédigée au futur, est une prédiction – laquelle, va s’avérer exacte, puisque chacun sait que dans la suite du récit, Adam et Ève consommèrent du fruit de cet arbre et, non seulement ne moururent pas, mais procréèrent. Dans cette refonte, Ève s’aperçoit alors que le fruit de l’arbre est appétissant et en mange. Elle en offre ensuite à Adam qui en mange aussi. La question de connaître la nature de ce « fruit » est sans objet puisqu’il pend aux branches d’un végétal fabuleux non décrit, rendant illusoire toute identification botanique. Le TM emploie le terme générique peri (« fruit »), 60

sans autre précision. Si la LXX a traduit de manière exacte peri par le grec karpos, la Vulgate a embrouillé les choses en le traduisant par le latin fructus. En latin, le fruit d’un végétal se dit pomum (« fruit à noyau ou à pépins ») pour le distinguer du terme fructus qui peut signifier « fruit » mais dont le sens concret se rapporte plutôt au « produit ou avantage que l’on retire de quelque chose ». La représentation traditionnelle de ce fruit sous la forme d’une « pomme » vient, non seulement de pomum, mais aussi de la polysémie du terme latin malus qui désigne à la fois le pommier et le « mal ». Malus signifie aussi « mauvais », « funeste », ou « malin », dans le sens de « avoir de la malignité, se plaire à faire le mal ». Pour en revenir à pomum, s’il a fini par recevoir le sens de « fruit du pommier », c’est parce que le parler populaire désigna la pomme, fruit par excellence à Rome et attribut de la déesse des vergers Pomona, par le terme poma. L’amalgame biblique est sans doute à attribuer aux exégètes chrétiens des premiers siècles, pétris de culture latine. Après avoir mangé de ce fruit, les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes. (Gn 3, 7)

Mythologiquement parlant, la soudaine découverte d’un état de nudité dont les humains primordiaux n’avaient pas conscience et auquel ils vont aussitôt obvier par la vêture, marque simplement leur passage au rang d’Initiés. Le mythologème de la transition de la nudité à l’habillement marque toujours l’accès au Savoir, à la civilisation. Certains commentateurs talmudiques identifièrent le « fruit défendu » à la « figue » (te’en) en conjecturant que pour se confectionner des « pagnes » (khagoroth, « ceintures, vêtements pour les reins, tabliers ») afin de dissimuler leur nudité, Adam et Ève s’étaient emparés dans l’urgence des feuilles du premier arbre se trouvant à leur portée, c’est-à-dire de celui sous lequel ils venaient de désobéir au commandement divin. Le figuier ayant été cultivé au Levant depuis la plus haute antiquité, on remarqua très tôt la forme suggestive de son fruit, évoquant, à l’état naturel, le scrotum et, entrouvert, la vulve. Les vertus aphrodisiaques qu’en raison de cette ressemblance les Anciens attachaient aux figues furent la source d’élucubrations sans nombres sur la nature prétendument sexuelle de la faute d’Adam et Ève. Chez les chrétiens, un des propagateurs les plus célèbres de cette ineptie fut Augustin d’Hippone (354-430), qui, par une lecture ambiguë du texte, semble avoir laissé ses propres désirs sexuels refoulés par l’abstinence prendre le pas sur sa raison. Dans le christianisme, la faute des protoplasmes a pris le nom de « péché originel », notion absente du judaïsme et de l’islam qui ne voient dans la désobéissance des premiers humains qu’une simple violation de la loi divine. Voici donc l’Initiation de nos héros réussie. Mais, comble de malchance, c’est à ce moment que Yahvé Élohim décide tout à trac d’aller se dégourdir 61

les jambes dans son jardin pour prendre l’air (halak leruakh hayyom, « se promener au souffle du jour »). N’apercevant pas ses créatures, il s’en émeut et après les avoir cherchées de tous côtés, se met à appeler Adam en criant : « Où es-tu ? » Remarquons – détail très important – qu’il n’appelle que l’homme. Au bout d’un certain temps, celui-ci se présente tout penaud devant son créateur et avoue : J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché. (Gn 3, 10)

Yahvé Élohim, qui n’a rien compris, lui demande alors comment il a appris qu’il était nu. Puis, la lumière ayant enfin jailli dans son esprit, le questionne à nouveau pour savoir si, par hasard, il n’aurait pas désobéi et mangé du fruit de ce fameux arbre interdit. Alors, là, notre ancêtre mythique, rassemblant son courage… dénonce aussitôt sa compagne. Toujours aussi peu perspicace, Yahvé Élohim interroge la femme, qui accuse illico le « serpent ». S’ensuivra une grosse colère divine adornée d’invectives et d’anathèmes à l’adresse des malheureux humains et du reptile suborneur. Cette lourdeur d’esprit est commune aux dieux primordiaux ; elle est un indice supplémentaire de l’archaïsme du récit qui servit à l’élaboration de cet épisode. Nous avons affaire ici à un dieu manifestement peu évolué, comme l’atteste son anthropomorphisme outrancier. Il façonne l’homme de ses mains et lui insuffle ensuite son haleine. Il plante un jardin à travers lequel, tel un hobereau de province, il aime à se promener en humant la brise. Son pas peut s’entendre comme s’il crissait sur le gravier du chemin. Il ne trouve plus sa créature et la cherche en l’appelant, et doit la cuisiner pour savoir ce qu’elle a fait… Les traits humains de cette divinité n’en donnent que plus de vie au récit, mais, tout de même, quelle différence entre ce dieu rural un peu simplet et le formidable Yahvé du Sinaï aux tonitruantes apparitions que nul ne pourra contempler sans périr foudroyé et qui sacralisera jusqu’au site de ses théophanies. Quelle différence aussi avec l’Élohim immatériel du récit sacerdotal. Yahvé Élohim dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs. Sur ton ventre tu iras et de la poussière tu mangeras tous les jours de ta vie. (Gn 3, 14)

Annoncer à un serpent que sa punition sera de ramper pour le restant de ses jours est plutôt inconséquent. C’est comme si l’on condamnait un poisson à vivre sous l’eau. Pour le mythologue, en revanche, cette double punition du serpent est riche d’enseignements. Sa première partie (« Sur ton ventre tu iras ») nous livre d’abord une ancienne étiologie simpliste de la reptation expliquant que les serpents avaient été primitivement munis de 62

pattes mais que ces appendices leur avaient été supprimés en raison d’une offense. Elle confirme ensuite que certains termes initiaux du récit ont été détournés de leur sens premier : notamment que le transcripteur biblique a favorisé l’acception serpentiforme du substantif nakhash, au détriment de celle de « celui qui observe les signes ». Quant à la seconde partie de la punition (« de la poussière tu mangeras »), elle provient d’une mauvaise interprétation du fait que les reptiles semblent sans cesse lécher le sol de leur langue bifide dont le rôle uniquement chimio-sensible était inconnu des Anciens. Nous avons vu que les gardiens des lieux fabuleux étaient souvent des reptiles. Dans cette réinterprétation judaïque du mythe, la fonction de cet être étant moins de garder l’arbre magique que de personnifier la tentation et le mal, il a sans doute été excogité à partir des monstres auxquels Yahvé s’était opposé au début de la Création. La tradition rabbinique a d’ailleurs toujours rendu le « serpent » du jardin d’Éden comme une créature longiligne vaguement reptilienne d’aspect mais avec de longues pattes semblables à celles du chameau. Punir un tel être en lui coupant ces appendices est bien un peu cruel mais beaucoup plus logique. Observons également que le démiurge de cet épisode n’a pas la puissance de Marduk, de Baal ou du dieu cosmique du récit prébiblique de la Création. Il ne peut tuer le Sage, qui est aussi un dieu. Aussi, le Yahvé Élohim de Gn 3 devra-t-il se contenter d’une piètre mutilation et d’imprécations relevant plutôt de la rodomontade : Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : elle t’écrasera la tête et tu lui blesseras le talon. (Gn 3, 15)

Cette malédiction attachée à la punition du « serpent » n’a aucune connotation mariologique, comme l’a popularisé l’imagerie saint-sulpicienne montrant la Vierge Marie foulant d’un air béat la tête d’un monstrueux python de son pied menu aux ongles peints. Le texte dit bien que ce sera la postérité (zarah, « lignée ») de la première femme – postérité encore à naître – qui piétinera l’animal, non sans fâcheuses conséquences. On trouve ici l’étiologie de l’aversion du commun des mortels à l’endroit de la gent ophidienne et de sa morsure erronément considérée comme traîtresse. Cette prétendue victoire du Créateur sur le nakhash, marque le passage à un nouvel état mythologique, non plus cosmique mais institutionnel : celui ou l’espèce humaine, maintenant douée de connaissance, va devoir supporter les conséquences de ses actes. Yahvé dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur. Tes désirs se porteront vers ton mari mais il dominera sur toi. (Gn 3, 16)

La première partie du verset recopie une ancienne étiologie de la prégnation difficile et de l’enfantement dans la douleur qui fut de tout temps le lot des parturientes. C’est la misogynie du transcripteur qui lui donne ici la 63

forme d’une punition. Quant à domination du mari sur sa compagne, elle était déjà présente immédiatement après l’acte de création de la femme puisque c’était l’homme, et non le dieu, qui l’avait amenée à l’existence en la nommant. Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre […], le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces […] Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris. (Gn 3, 17-19)

Le châtiment de l’homme ne fait, lui aussi, que rappeler une ancienne étiologie : celle du mode de vie essentiellement agricole des populations mésopotamiennes et paléolevantines. Toutes les sociétés du temps considéraient les tâches pénibles liées à l’agriculture comme un mal nécessaire et tentaient de l’expliquer. Un mythe sumérien racontait que les grands dieux primordiaux avaient imposé aux dieux subalternes de cultiver la terre pour les nourrir. Furieux de devoir ainsi se tuer à la tâche pendant que le reste du panthéon tirait sa flemme et se gobergeait, les petits dieux se mirent en grève. Et bientôt, les vivres vinrent à manquer. Alors le dieu Éa, jamais à court d’idées, proposa la création d’un nouvel être qui travaillerait à leur place, assurant à tous les dieux la nourriture à satiété. Et ainsi naquit l’humanité au pays de Sumer. Dans Les Travaux et les Jours, le Grec Hésiode considérait, lui aussi, les activités agricoles comme des corvées imposées aux hommes par des dieux impitoyables. Le mythographe antique ne pouvait concevoir que la maladie, la souffrance, la mort, la sécheresse, l’inondation, la défaite… n’eussent une cause avérée dans la volonté divine. Pour lui, seule l’identification d’une faute commise pouvait la rendre intelligible à l’homme et l’aider à la supporter. Le plus tragique dans la réinterprétation biblique de cette histoire, est qu’il n’y eut finalement que la femme à être punie. En effet, la sentence prononcée contre l’homme n’en était pas une en réalité puisqu’au début de l’épisode (Gn 2, 15), célibataire et encore innocent de toute faute, celui-ci avait déjà été placé dans le jardin justement pour le cultiver. On relèvera la non-application du châtiment initialement promis (« mourir, tu mourras »). Le dieu biblique devra se contenter d’annoncer aux humains qu’ils auront à en baver jusqu’à la fin de leurs jours, puis de les chasser du cocon édénique avec pour tout vêtement une tunique de peau assemblée à la hâte. (Cette dernière image renvoie certainement à l’inconscient d’un rédacteur qui avait dû observer ou entendre parler de peuples primitifs ne connaissant pas encore le tissage et se vêtant toujours de peaux de bêtes attachées les unes aux autres.) Venons-en maintenant à l’innocence de la femme occultée par les divers transcripteurs (dont les gloses ont, de surcroît, embrouillé le fil du récit). 64

En Gn 3, 21, après avoir énoncé le châtiment du genre humain, Yahvé Élohim confectionne « pour Adam [et] aussi pour sa femme (leadam ule’îshto) » des habits de peau « et les [en] revêt (veyyalbishem) » – le pluriel est employé ; il s’agit de la dernière couche rédactionnelle. Le verset suivant (3, 22) est plus ancien. Yahvé Élohim y déclare que « l’homme (ha’adam, appellation de l’homme avant la création de la femme) est devenu comme les dieux » et ajoute : « [Ayons] peur qu’il envoie sa main et prenne aussi de l’Arbre de Vie, et en mange, et vive pour toujours ». Ce verset ne concerne qu’Adam. Il en va de même des versets 23 et 24a qui lui succèdent : « Yahvé Élohim le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été pris ; c’est ainsi qu’il chassa l’homme ». C’est l’homme et sa seule punition qui sont évoqués : il le chassa pour qu’il cultivât la terre (cultiver la terre n’entre pas dans la punition de la femme). Et cette terre, c’est la terre, d’où il avait été pris, lui, Adam (Ève n’avait pas été prise de la terre mais d’une partie de l’homme). Enfin, rappelons ce qui a été souligné supra : que l’interdit n’avait été signifié qu’à Adam, alors qu’Ève n’avait pas encore créée. Rappelons également qu’après la commission de la faute, c’est uniquement Adam, et non le couple, que Yahvé recherche. Tous ces points trahissent l’absence de la femme du prototype du récit et montrent qu’à l’origine, ce n’était pas elle qui commettait le « faux-pas ». Enfin, on relèvera l’iniquité flagrante de ce premier procès : primo, Yahvé Élohim y est juge et partie ; secundo, le serpent, à la fois témoin et complice, n’est même pas ouï en ses explications ; tertio, Yahvé Élohim est tout de même mal venu de reprocher aux humains une faute qui lui est directement imputable dans la mesure où c’est son acte de création qui a placé en eux un taux plus ou moins important d’inclination à la commettre. Le mythologème du Vol de la Connaissance apparaît sous une forme plus archaïque, dans un court extrait du Livre de Job : Es-tu né le premier des hommes ? As-tu été enfanté avant les collines ? As-tu écouté au Conseil d’Éloha ? As-tu gardé la connaissance par-devers toi ? (Job 15, 7-8)

Ces versets font allusion à un humain, non pas créé, mais « enfanté » (yalad) avant même que la terre ait été complètement formée (contexte qui trahit son antériorité). Ce premier homme aurait entendu des secrets divins et les aurait mémorisés. Le sens exact des deux phrases du v. 8 est le suivant : Havsod Eloha tishma ? « Au conseil (sod) d’Éloha (un rare singulier d’Élohim) as-tu écouté (shama) ? Vethigra elekha khakhmah ? : « Et as-tu gardé (gara) vers toi (elekha) la sagesse (khakhmah) ? »

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Ici, il n’est pas question de végétal fabuleux mais plus simplement d’un humain primordial qui aurait entendu, volontairement ou par inadvertance, ce qui se disait au Conseil des dieux (présidé par Élohim) et aurait appris des choses qu’il ne pouvait connaître. Le texte emploie khakhmah, qui signifie, non seulement « sagesse », mais aussi « connaissance ». En mythologie, il n’est jamais sans danger pour l’homme de connaître ce qui devait lui demeurer caché. Ainsi, le pauvre chasseur Actéon fut-il victime d’une mort atroce pour avoir vu l’intimité d’Artémis accidentellement surprise nue au sortir de son bain : il fut d’abord métamorphosé en cerf puis dévoré vivant par ses propres chiens de chasse qui ne l’avaient pas reconnu. On ignore quelle fut la sanction appliquée à l’être primordial indiscret évoqué en Job. Sans doute fut-elle sévère si l’on en juge par celle qu’eut à subir de la part de Zeus, dans une des adaptations de ce mythe, le Titan Prométhée qui avait volé la logique et le feu (tous deux symboles de la Connaissance) pour les donner aux hommes : il fut enchaîné nu sur le Caucase, où, chaque jour, un aigle affamé venait lui dévorer le foie, organe qui se régénérait par miracle au cours de la nuit pour s’offrir à nouveau, dès l’aube suivante, à la voracité ravie du rapace. La souffrance du Titan n’aurait eu de terme si le puissant Héraklès n’était venu percer l’oiseau de ses flèches. L’homme donna à sa femme le nom d’Ève car elle a été la mère de tous les vivants. (Gn 3, 20)

L’anthroponyme Ève (Khavvah) est ici attaché au verbe khayah, « vivre », par l’appellation em kal-khay, « mère de tous les vivants ». L’absence de la lettre yod ( ‫ )י‬dans Khavvah ( ‫ – )חוה‬nom que l’on pourrait traduire par « Donneuse de vie » – rend cette interprétation peu convaincante. En réalité, l’expression « mère de tous les vivants » est la traduction hébraïque du titre bien attesté de trois déesses orientales de l’Amour et de la Fertilité. La première était la Sumérienne Aruru, qui, dans l’Épopée de Gilgamesh, avait créé Enkidu, le compagnon de Gilgamesh. La seconde était la « Dame de la Vie », l’Akkadienne Nintu, qui, dans l’Enûma elish, avait préalablement mélangé à la glèbe le sang du dieu-dragon Kingu pour que Marduk puisse façonner le premier humain ; la troisième était la Hourrite Héba (ou Hébat), parèdre du dieu de l’Orage Teshub. Cette dernière eut son culte en Canaan, ainsi que l’attestent les Tablettes d’el-Amarna EA 285 à 290 qui reprennent la correspondance envoyée au pharaon du temps (probablement Amenhotep IV-Akhenaton) par un certain roi Abdi-Héba (« Serviteur de Héba »), lequel régnait sur la région de Jérusalem au ~XIVe siècle64. En Grèce, Héba deviendra Hébé, déesse de la Jeunesse65 et épouse d’Héraklès. C’est très vraisemblablement du théonyme Héba qu’est issu l’hébreu Khavvah qui (lu Hava 64

Finkelstein – Silberman 2002, 238-240 ; Abrahami – Coulon 2008, 8, note 26. L’attribution de l’éternelle jeunesse à Hébé nous renvoie à l’Immortalité, principale caractéristique des dieux, dont cette jolie déesse était d’ailleurs l’échanson. Selon Homère (Iliade, IV, 2-3), c’est elle qui leur servait les aliments d’éternité qu’étaient l’ambroisie et le nectar. 65

66

puis Heva) a donné Ève en français. Comme le font observer Robert Graves et Raphaël Patai – et ainsi que déjà souligné – « la Genèse, en dépit de ses nombreux remaniements, continue à abriter des vestiges de récits concernant d’anciens dieux et déesses déguisés en hommes, en femmes, en anges, en monstres ou en démons »66. Il est possible également que l’on trouve en ce verset une évocation de ce que Thomas Römer cité supra appelait « un résidu du couple divin »67, et en lequel déjà René Labat voyait « le double aspect [sexué] de la divinité suprême »68. Nous aurons à en reparler au chapitre suivant. Yahvé Élohim dit : Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous […]. Ayons peur qu’il envoie sa main, prenne de l’arbre de Vie, en mange et vive éternellement. (Gn 3, 22)

Le dieu a pris peur (pen, « [ayons] peur »). Maintenant que ses créatures sont devenues suffisamment intelligentes pour localiser l’Arbre de Vie, il craint qu’elles lui ravissent, non seulement sa part d’éternité, mais aussi celle de ses pairs (« l’homme est devenu comme l’un de nous / ayons peur »). Le scribe vient ici de relier la version contenant l’Arbre de la Connaissance au récit primitif relatif à l’Arbre de Vie. Ce verset montre à nouveau que l’interprétation donnant à croire que l’humanité aurait joui de l’immortalité avant la faute et ne l’aurait perdue qu’à la suite de celle-ci est erronée. On ne peut priver quelqu’un d’une chose que l’on n’était pas décidé à lui donner. Cette croyance en l’immortalité primitive des premiers humains, injustifiée dans le contexte biblique, serait née à l’Époque Perse, sous l’influence de la mythologie mazdéenne. Mashya et Mashyana, l’homme et la femme issus du pied de rhubarbe jailli du sperme de Gayomart, avaient été rendus immortels par Ormazd. Mais, tentés par Ahriman, ils émirent une parole sacrilège et perdirent le bénéfice de la vie éternelle. On résumera la version biblique du mythe d’une manière plus plaisante en disant que l’homme, encore dans l’innocence de l’enfance, grimpa sur la chaise de la Connaissance – aidé par un serpent à pattes qui lui fit la courte échelle – pour aller voler dans l’armoire aux confitures du Créateur. Hélas, il se fit pincer. Cela ne pouvait de toute façon se terminer autrement. Les récits d’Immortalisation ratée sont la règle générale : Gilgamesh se fit voler la Plante de Vie, Adapa refusa le Pain et l’Eau d’Éternité, Mashya et Mashyana eurent la langue trop bien pendue, les Ancêtres indonésiens préférèrent les bananes à la pierre, les vents repoussèrent la flotte de Huangdi, la reine Métanire perdit son sang-froid, Adam et Ève se trahirent en se confectionnant des pagnes… Dame, il fallait bien expliquer l’origine de la mort ! 66

Graves – Patai 1987 : 10. Römer 2013, 149. 68 Labat et al. 1970, 73. 67

67

Et Yahvé Élohim mit à l’orient du jardin des délices des chérubins agitant une épée flamboyante pour garder le chemin de lʼArbre de Vie. (Gn 3, 24)

Enfin, pour s’assurer que les humains ne puissent remettre les pieds en son domaine, Yahvé Élohim place « à l’orient du jardin des délices » (miqqedem legan-eden) des vigiles armés, des keruvim (pluriel de keruv, mot ayant donné naissance au français « chérubin », mais signifiant en réalité : « celui qui communique »). Nous avons vu qu’initialement, le keruv biblique était tiré de l’image du démon ailé sumérien Pazuzu qui figurait le Vent du Sud. Si l’iconographie classique nous a rendus les keruvim sous les traits de mièvres angelots potelés, c’est parce qu’influencée par les canons romains, elle s’est contentée de reproduire l’image des petits génies ailés accompagnant Cupidon et Vénus. En réalité, Pazuzu était très laid : doté d’une tête vaguement humaine surmontée d’une crête, il avait un nez et une bouche de félin, et des yeux de crapaud ; son corps, qui portait quatre ailes dans le dos, était recouvert d’écailles, l’extrémité de ses membres était constituée de serres de rapace, le gland de sa verge en perpétuelle érection était constitué d’une tête de serpent, et enfin, sa queue était celle d’un scorpion. À l’époque de l’Exil, Ézéchiel décrit les keruvim comme des génies constitués d’une matière semblable au charbon ardent et possédant quatre faces (lion, bœuf, aigle et homme), quatre ailes d’oiseau, des mains humaines et des pieds de taureau (Éz 1, 5-13). Une influence assyro-babylonienne est manifeste dans cette description qui fait immédiatement penser aux kiribu, les taureaux ailés androcéphales qui flanquaient chaque embrasure de porte de la ville de Khorsabad et du palais de Sargon II, sculptés en ronde-bosse pour la tête et en haut-relief pour le reste du corps. L’hébreu keruv dérive très certainement de l’akkadien karabu, « béni » ou de l’assyrien karubu, « que l’on retrouve dans la littérature épistolaire assyrienne avec le sens de "bénir" »69. On évitera de confondre chérubins et séraphins (seraphim). Ces derniers étaient dotés de six ailes et non quatre (Is 6, 2). Le sens de seraph est « serpent brûlant », c’est-à-dire cracheur de feu. Le serpent guérisseur Nekhushtân (théonyme provenant de l’agglutination de nakhash, « serpent », et nekhosheth, « bronze »), que la tradition faisait remonter à Moïse (Nb 21, 9) et qu’on aurait révéré sous la forme d’une idole d’airain dans le temple de Jérusalem jusqu’au ~VIIe siècle, était un seraph. Son culte était probablement antérieur à l’émergence des Hébreux. Sa première attestation est celle d’un génie à corps de serpent censé habiter la caverne située sous le sanctuaire de Gézer70. Un culte était également rendu à ce type de divinité à Beth-Shean. Celle-ci, « que l’on suppose avoir été la représentation de la déesse cana-

69 70

Dhorme 1951, 672. Lods 1969, 94.

68

néenne Shaân, dispensatrice de la santé et à laquelle la bourgade devait son nom, était représentée comme un serpent avec des seins de femme »71. Le chérubin hébraïque semble avoir été primitivement associé aux déplacements de la divinité, que celle-ci le chevauche ou qu’il accompagne et protège son char constitué des nuages fuligineux de l’Orage. L’épée flamboyante dont sont armés les keruvim gardiens du jardin d’Éden figure l’éclair et n’est autre qu’un des attributs de Yahvé, un dieu de l’Orage à l’origine. Cette image relève à coup sûr d’un linéament du récit primitif dans lequel le jardin fabuleux était clôturé mais possédait à son orient une entrée dont le franchissement était interdit à quiconque. Rappelons qu’en Gn 2, 15, Adam avait été placé dans le Jardin, non seulement pour le cultiver, mais aussi pour le garder, ce qui dénonce une époque mythique ultérieure (celle du récit primitif) où les hommes étaient déjà nombreux, d’où nécessité de faire garder l’entrée de ce lieu.

71

Lods 1969, 112.

69

3

Les Jumeaux rivaux et le Meurtre fondateur

Généralités Adam et Ève donnèrent naissance à Caïn et Abel, et Caïn tua Abel par jalousie. Telle est, toutes confessions confondues, la version officielle. Découvrons qu’il en allait tout autrement dans ce qui n’était au départ qu’un récit des origines totalement étranger à Israël et à Juda, et voyons comment la métamorphose a pu s’opérer. Au Jardin d’Éden, Adam et Ève avaient réussi à acquérir le Savoir en mangeant le fruit de l’Arbre de la Connaissance, sur le conseil d’une entité anthropophile (le « serpent ») opposée à Yahvé Élohim. Ce dernier, craignant que le Savoir leur permette de localiser l’Arbre de la Vie, dont la consommation les aurait rendus « comme des dieux », c’est-à-dire immortels, les avait alors chassés du jardin et relégués quelque part « à l’orient ». C’est juste après cette éviction que s’ouvre l’histoire de Caïn. Elle couvre les dix-sept premiers versets du chapitre 4 de la Genèse et reste émaillée de paradoxes dénonçant une origine allochtone. Après avoir été transcrite une première fois dans une version retouchée par un rédacteur yahviste, elle fut à nouveau remaniée par le courant sacerdotal, sans doute après l’Exil.

Le dieu suborneur La première partie du verset liminaire de Gn 4 introduit la narration en la rattachant au chapitre précédent par un rappel du nom donné par Adam à la femme primordiale : Et l’homme connut Khavvah, sa femme. (Gn 4, 1a)

Cette phrase se transcrit : veha’adam yada eth-Khavvah ’îshto. En hébreu ancien, le verbe « connaître » (yada) possède plusieurs sens : « avoir connaissance d’une chose », « découvrir quelque chose », « faire la connaissance de quelqu’un » et « connaître charnellement quelqu’un », c’est-à-dire, dans ce dernier cas, avoir des relations sexuelles avec cette personne. Et c’est bien ce dont il est question ici. La marque de l’accusatif (eth), accolée à Khavvah veut bien dire que ces relations eurent lieu avec Ève. Mais, chose 71

étrange indiquant que ce demi-verset d’introduction n’est qu’une glose, le rôle physiologique d’Adam est aussitôt contredit : Elle conçut et enfanta Caïn, et elle dit : J’ai acquis un homme avec Yahvé. (Gn 4, 1b)

Cette exclamation d’Ève (qanithi ’îsh eth-Yahweh) évoque, non pas Adam, mais Yahvé comme ayant été son partenaire sexuel dans la conception du troisième humain. La marque de l’accusatif (eth) se trouve ici accolée à Yahweh, ce qui signifie incontestablement « avec Yahvé »72. On trouve donc à cet endroit l’indication que dans l’historiette originelle, le personnage de Caïn était issu, d’une hiérogamie, union à caractère sexuel entre un dieu et une créature. Rien d’extraordinaire en cela, mythologiquement parlant, mais cette filiation divine resta en travers de la plume de la plupart des traducteurs modernes. Certains, se référant au BDB 1906 (85 sv), persistent à soutenir qu’en Gn 4, 1b, la particule eth n'est pas le signe de l’accusatif, mais un emploi inhabituel de la préposition « avec » qui devrait se traduire « par la grâce de [Yahvé] ». L’intense activité sexuelle des dieux est pourtant amplement contée en toutes les mythologies. Il n’est qu’à considérer les galipettes de Zeus, dont l’imagination en la matière n’avait d’égale que la concupiscence. Dans la version de l’histoire de Caïn et Abel traduite par la LXX, on trouve alternativement les substantifs theos et kyrios, lesquels traduisent respectivement les théonymes hébreux Elohim et Yahweh. On devine donc que la traduction grecque de la Bible hébraïque reprend une mouture du récit différente de celle à laquelle eurent accès les massorètes et où intervenaient, comme souvent ailleurs, tantôt Élohim, tantôt Yahvé, et qui était déjà la fusion de deux versions parallèles antérieures au ~IIIe siècle. Revenons au texte hébreu actuel. On y remarque que l’exclamation d’Ève fait nommer l’enfant par sa mère. Or en Israël, comme en Juda, l’attribution du nom relevait du père. Il s’agit là d’un premier indice de la source allochtone du récit. Ce droit de la mère à nommer ses fils est encore en vigueur en Arabie73, où son origine est amplement préislamique. Enfin, la forme qanithi, qal parfait de qanah, « acquérir », est employée à dessein car elle donne une étymologie du nom primitif de Caïn : Qenan. Ce nom sera repris par les documents sacerdotaux et deutéronomiques, alors que la tradition yahviste l’appelle Qayin74.

72

Eisenberg – Abecassis 1980, 44-45 ; Meschonnic 2002, 258 ; Rachet 2003, 283 ; TOB 2010; voir aussi LXX Gn 4, 1 : διὰ τοῦ θεοῦ, « de Yahvé ». 73 Graves et Patai, 1987, 10. 74 Ce nom est souvent lié à « forgeron », bien qu’il ne soit indiqué nulle part que Caïn ait exercé cette activité (il est toujours décrit comme un cultivateur). Cependant qayin signifie aussi « javelot », terme qui, par métonymie, peut désigner celui qui fabrique la pointe (métallique) de cette arme : le forgeron, activité qu’exerçaient les Qénites sédentarisés.

72

FIGURE 4 - APPARTENANCE ET IMBRICATION DES RÉCITS DE GN 1 À GN 5

À la suite de l’histoire de Caïn et Abel, le document yahviste va détailler la descendance de Caïn sur plusieurs générations (Gn 4, 18-24). Cette généalogie sera immédiatement suivie d’une autre, quelque peu différente et d’origine sacerdotale (Gn 5), qui ignore Abel et donne Caïn (sous le nom de Qenan), non pas pour le fils des premiers humains, mais pour leur arrière-petit-fils. En fait, cette seconde généalogie est la suite du récit sacerdotal de la Création en six jours. Après avoir résumé la création du couple primordial (le zakhar et la neqevah, qui rappelons-le, n’ont rien à voir avec Adam et Ève), elle passe sans transition à la conception puis à la naissance d’un certain Shêth75 (nom issu de shit, « accordé ») donné pour le premier fils de ces protoplasmes et le troisième humain à venir sur la terre (voir la fig. 5 ciavant).

75

Je l’appelle de son nom hébreu, Shêth, pour le différencier du dieu égyptien Seth.

73

Au départ, la tradition sacerdotale ne connaissait apparemment pas de la même manière les personnages du folklore yahviste. Elle ignorait le contexte de l’Éden, la désobéissance des premiers humains, leur punition subséquente, l’existence d’Abel et l’épisode du premier meurtre de l’histoire biblique du monde. Pour atténuer cette discordance, un rédacteur tardif crut subtil de modifier l’épilogue de la tradition yahviste en y insérant une glose qui assimilait le couple primordial sacerdotal au couple primordial yahviste : Et Adam connut encore sa femme ; elle enfanta un fils, et proclama son nom Shêth, car [dit-elle] Élohim m’a accordé un autre fils au lieu d’Abel car Caïn l’a tué. (Gn 4, 25)

Pour imiter le style yahviste, le glossateur appela adroitement le père par le nom que lui avait donné le yahviste (Adam) et fit nommer l’enfant par sa mère en lui donnant le nom du Caïn yahviste (Qayin), mais il se trahit en désignant le dieu par le nom que lui donnait l’école sacerdotale (Élohim). La généalogie sacerdotale expose ensuite que Shêth, âgé de 105 ans, engendra un personnage nommé Enosh. Celui-ci n’est autre que l’Hénokh que la généalogie yahviste avait donné pour le fils de Caïn. Au verset suivant, on apprend que cet Enosh, fils de Shêth, engendra à l’âge de 90 ans un certain Qenan, lequel n’est autre que le Qayin du récit yahviste sous une orthographe liée à une variante dialectale et une étymologie distincte. Hormis Abel qui n’est pas cité, on retrouve les mêmes personnages dans les deux généalogies, mais dans un ordre différent. Ces lignages plus ou moins parallèles relèvent de listes perdues dont au moins deux exemplaires ont traversé les siècles sans s’encombrer d’une retranscription fidèle. Aucun fratricide n’est lié au Qenan du document sacerdotal. Au contraire, les traditions arabes préislamiques reprises par l’historien du Moyen Âge Abu Jafar Muhammad Ibn Djarîr at-Tabarî (Xe siècle), qui, mêlant les deux noms, l’appelle Caïnan, disent qu’il régna sur la terre entière et resta longtemps été vénéré pour sa sagesse et ses pouvoirs miraculeux76. À l’appui de l’affirmation d’une hiérogamie originelle plus tard celée dans la conception du personnage primitif de Caïn, il faut souligner qu’aucune des deux traditions bibliques ne semble avoir considéré la première génération post-adamique comme tout à fait humaine : tant dans la généalogie yahviste de Gn 4 que dans la généalogie sacerdotale de Gn 5, c’est le personnage de la troisième génération qui est appelé Hénokh ou Enosh, (les deux anthroponymes provenant de ’îsh, « homme »), comme s’il avait été tenu pour le premier humain à part entière, né en dehors de toute intervention divine. Dans le document yahviste, Caïn est censé être le fils du premier homme ; dans l’autre il est celui du premier individu appelé « Homme ».

76

Zotenberg 1867, 95.

74

FIGURE 5 - PLACE DU PREMIER « HOMME » (HÉNOKH/ÉNOSH) DANS LES GÉNÉALOGIES ADAMIQUES

Les Jumeaux rivaux Revenons au document yahviste. Après nous avoir conté la naissance de Caïn, on nous relate celle de son frère : Et elle [Ève] continua d’enfanter son frère Abel. (Gn 4, 2a)

La plupart des traductions modernes rendent ce demi-verset en ne respectant pas le texte hébreu : par exemple, la Segond 1910 et la TOB 2010 traduisent : « Ève enfanta encore son frère Abel », et la BJ 1998 donne : «Ève donna aussi le jour à Abel ». Or on peut lire, aussi bien dans le SAM que dans le TM : vatthoseph laledeth eth-akiv eth-Hevel, phrase où les verbes yasaph, « ajouter, continuer », et yalad, « enfanter », sont placés l’un derrière l’autre, entre le sujet et le complément d’objet direct. Il convient donc de lire : « et elle continua d’enfanter son frère Abel », ce qui situe l’action dans le même temps et rattache l’historiette au mythème bien attesté des Jumeaux Rivaux. Point n’est besoin d’être doué d’un sens très aigu de l’observation pour s’apercevoir que ce frère de Caïn a tout d’un personnage inventé par le rédacteur yahviste. Alors qu’Ève s’était exprimée en accouchant de Caïn, le scribe ne lui fait faire aucun commentaire lors de la naissance d’Abel et

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aucune étymologie de son nom n’est suggérée. Abel n’est pas identifié par rapport à l’un ou l’autre de ses géniteurs mais toujours en tant que « frère de Caïn ». Il restera muet pendant toute sa courte vie et n’aura finalement aucune consistance. Même Yahvé, censé avoir agréé son offrande, ne lui adressera jamais la parole. La forme hébraïque de son nom (Hevel) se traduit par « buée ». De la buée, le document yahviste lui attribue l’existence éphémère. Certainement s’agit-il d’une appellation trouvée pour les besoins de la cause. (Le substantif hevel se rapporte aussi à la vanité, l’inutilité, la désillusion, mais dans d’autres idiomes sémitiques comme l’akkadien ou l’assyrien, la forme approchante ablu/aplu signifie tout simplement « fils ».) Rappelons également que le document sacerdotal l’ignore. Dans le stique suivant du même verset, nos personnages ont grandi et sont devenus des hommes, mais rien ne nous est dit de leur enfance. Abel était un gardien de petit bétail, et Caïn était un travailleur de la terre. (Gn 4, 2b)

Nouvelle étrangeté, l’occupation du cadet est décrite avant celle de l’aîné, alors que la naissance des deux frères avait été racontée dans l’ordre chronologique. Le passage d’Abel au premier plan annonce l’introduction du thème biblique récurrent du cadet préféré à l’aîné. Et il advint, à la fin des âges, que Caïn apporta le fruit du sol en offrande à Yahvé. Et Abel aussi apporta des premiers-nés de son troupeau et du gras. (Gn 4, 3-4a)

La formule « à la fin des âges » (miqqets yamim) laisse inférer la préexistence d’une histoire antérieure à cette oblation. On reste dans l’ignorance de ce qui aurait pu s’y passer. On ne comprend pas non plus la raison de ces offrandes (minkhoth) – qui, dans le texte reçu, n’avaient pas été demandées. Alors que Caïn offre en sacrifice le produit de sa récolte, Abel apporte des premiers-nés » (bekhoroth, pluriel du substantif féminin bekhorah, « primogéniture ») de son troupeau et du « gras » (khelev, qui, bien que signifiant « beaux morceaux » désigne en réalité le gras et les abats que l’on offrait aux dieux sur les autels comme s’il s’agissait de morceaux de choix). Or ceci ne correspond en rien au contexte de l’Âge d’Or dans lequel l’historiette est censée se dérouler. Nous avons vu que cette époque mythique est toujours caractérisée par une alimentation non carnée. Il aurait donc été sacrilège dans ce contexte d’aller offrir de la viande à la divinité tutélaire, alors végétalienne. Mais le transcripteur yahviste, qui écrivait à une époque où l’oblation carnée était devenue la règle, ne soucia guère de ce détail. Mieux : il fit que son dieu préférât les tendres agnelets d’Abel aux fades céréales de Caïn, mais sans donner la raison de ce choix : Et Yahvé regarda Abel et son offrande mais Caïn et son offrande, il ne regarda pas. (Gn 4, 4b-5a)

76

En vérité, cette prédilection pour l’oblation carnée était celle des prêtres. Ce sont eux qui, non seulement écrivaient ou dictaient les textes, mais surtout se régalaient en premier des morceaux de choix des bêtes sacrifiées. Comme dit plus haut, c’étaient le gras et les abats que l’on offrait aux dieux sur les autels, la viande étant gardée pour nourrir la communauté, comme indiqué dans le Lévitique. Il [Aaron] égorgea le bœuf et le bélier, en sacrifice d'actions de grâces pour le peuple. Les fils d'Aaron […] lui présentèrent la graisse du bœuf et du bélier, la queue, la graisse qui couvre les entrailles, les rognons, et le grand lobe du foie ; ils mirent les graisses sur les poitrines, et il brûla les graisses sur l'autel. (Lév 9, 18-20)

À cet égard, les Grecs, conscients qu’offrir la meilleure part des sacrifices aux dieux entraînerait un rapide appauvrissement de la collectivité, avaient mis en scène le titan Prométhée dans un mythe qui leur permettait en toute bonne conscience de s’arroger les beaux morceaux, et aux dieux les rogatons. L’habile Prométhée résolut un jour de se jouer de la gourmandise de Zeus. Le grand dieu, en effet, aussi porté sur la bouche qu’il l’était sur le déduit, exigeait qu’en matière de sacrifices, le nec plus ultra lui fût réservé. Prométhée tua alors un bœuf de belle taille. L’ayant dépecé, il en fit deux parts : il mit le meilleur d’un côté et le recouvrit simplement de la peau peu ragoûtante de la panse de l’animal ; de l’autre, il plaça les os, qu’il entoura d’abats sanguinolents et enveloppa d’une épaisse couche de gras. Ensuite, ayant convié Zeus à table, il lui demanda de désigner clairement laquelle des deux parts devait revenir aux dieux. Comme prévu, le roi de l’Olympe, se jeta aussitôt sur le gras... et sur les os. Venons-en maintenant au choix de Yahvé. Le plus ancien mythe mettant en scène des dieux obligés d’opérer un choix entre la viande et les céréales – autrement dit entre le pastoralisme et l’agriculture – est celui de Lahar et Ashnan. Le dieu berger sumérien Lahar et sa sœur-parèdre la déesse du grain Ashnan avaient été envoyés sur la terre pour apprendre aux hommes récemment créés l’élevage des ovins et la culture des céréales. Lahar et Ashnan s’acquittèrent parfaitement de leur mission et la race humaine put bientôt s’adonner aux occupations pour lesquelles elle avait été mise au monde : vêtir et nourrir le panthéon. (Il faut savoir qu’auparavant, ces pauvres dieux vivaient nus, broutant l’herbe de la steppe comme les moutons et buvant dans les flaques d’eau.) Leur mission accomplie, Lahar et Ashnan firent un festin au cours duquel ils burent tant de vin qu’ils se retrouvèrent ivres et finirent par se disputer, s’attribuant chacun un exploit supérieur à celui de l’autre. Les dieux Enlil et Enki durent intervenir et mirent fin à la controverse en statuant en faveur de la déesse agricultrice77. Dans un autre récit sumérien, le dieu Enlil, après avoir créé deux frères fermiers, Emesh (« Été », un éleveur) et Enten (« Hiver », un cultivateur), les 77

Kramer 1957, 154-156.

77

avait chargés de faire régner l’abondance au pays de Sumer. Comme dans l’histoire de Lahar et Ashnan, Emesh et Enten, après avoir accompli leur tâche, se chamaillèrent, voulant chacun s’attribuer le titre de Fermier des Dieux. Enlil, appelé à trancher le litige, donna l’avantage à Enten, gardien des canaux d’irrigation qui assuraient la fertilité du sol, donc producteur de la plus grande part de la nourriture quotidienne des hommes 78. Ces mythes issus d’une société essentiellement agraire ne pouvaient que donner raison au cultivateur. La mouture babylonienne d’un autre mythe sumérien opposait le dieu pasteur Dumuzi au dieu agriculteur Enkimdu. Un jour, la déesse de l’Amour Inanna, voulant prendre un mari, demanda à chacun de lui offrir un sacrifice. Enkimdu lui offrit des produits de la terre (du vin et des fruits), et Dumuzi, ceux de son élevage (du lait et du fromage). L’offrande du berger fut acceptée et celle du cultivateur rejetée. Dumuzi devint alors l’époux de l’affriolante déesse. Hélas, il ne put profiter longtemps de sa bonne fortune car, après d’autres péripéties, il périt, non pas assassiné, mais livré aux démons de l’Enfer par sa délicieuse épouse. Dans cette histoire, le pasteur semble l’emporter sur le cultivateur mais plusieurs détails indiquent que dans la version initiale sumérienne, Dumuzi tenait encore son rôle primitif de dieu de la Végétation et était probablement devenu l’époux/amant de la déesse d’une autre manière. Dans une sorte de suite du récit, La Descente d’Inanna aux Enfers, il finira d’ailleurs par passer une partie de l’année à l’air libre et l’autre sous la terre, comme les plantes cultivées79.

Le Meurtre fondateur Cet épisode tragique se déroule dans le cadre d’un récit dédié à l’exhortation morale mais qui offre à l’analyse un matériau composite dont il est malaisé de retrouver les linéaments. Je souscris ici à l’avis de l’École biblique de Jérusalem, selon laquelle cette histoire, « qui suppose une civilisation déjà évoluée, [provient probablement d’une tradition] ayant pu se rapporter d’abord, non aux enfants du premier homme, mais à l’ancêtre éponyme des Caïnites »80. Comme il n’est pas soutenable que les Caïnites, encore appelés « Qénites », aient pu se donner pour géniteur mythique la crapule sournoise que nous décrit le texte yahviste, il a dû se passer quelque chose au niveau du texte. Dans la version la plus ancienne du mythe de Romulus et Rémus, le premier avait établi le tracé de l’enceinte de la future Rome à l’aide d’un instrument aratoire, ce qui l’assimile au cultivateur sédentaire. Son jumeau Rémus figure le nomade, l’homme qui ne tient aucun compte des frontières et qui, 78

Ibid., 179-181. Ibid., 121-146. 80 BJ 1998, 42, note e. 79

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par dérision, traverse d’un bond le pomœrium, l’enceinte sacrée tracée par Romulus. Il paiera ce sacrilège de sa vie, trucidé sur le champ par son frère. À comparer les deux historiettes, force est de constater que notre perception des deux fratricides est radicalement différente. Autant Caïn inspire la répulsion, autant Romulus forcerait plutôt la sympathie, surtout représenté par ses descendants de la Renaissance en bambino joufflu agenouillé sous la louve étrusque du Capitole, la bouche gourmande tendue vers la mamelle. On s’apitoie volontiers sur l’évanescent Abel, alors qu’on se soucie bien peu du pauvre Rémus. On l’aura compris : nous ne les discernons qu’au travers du prisme déformant de la légende. Le meurtre de Rémus nous apparaît justifié par le dérisoire franchissement d’un sillon, alors que celui d’Abel nous est d’autant plus odieux que son motif prétendu, la jalousie, se veut méprisable. Mais, initialement, s’agissait-il bien de jalousie ? Les légendes des sédentaires décrivent toujours leur ancêtre mythique comme un cultivateur. Or les cultivateurs avaient à endurer d’incessantes autant qu’irritantes incursions de nomades sur leurs terres. Quoi de plus normal, dès lors, que leurs mythes premiers aient été marqués au coin de cet antagonisme ? Il nous faut donc considérer l’histoire de Caïn et Abel en faisant abstraction des clichés judéo-chrétiens qui en sous-tendent notre perception. Romulus et Rémus étaient, eux aussi, issus d’une hiérogamie : celle de Mars dans son rôle primitif de divinité de la végétation, et de la vestale Rhéa Silvia qui réunit en son nom celui de Rhéa, personnification crétoise de la Terre, et le nom latin de la forêt, Silvia pour silva. Dans les deux cas, nous retrouvons le souvenir d’un mythologème dans lequel un dieu s’était uni à une créature pour engendrer l’ancêtre éponyme et son « contraire ». La multiplicité de ce type de récits induit la préexistence d’une source commune aujourd’hui perdue qui serait à l’origine, du mythème des Frères Ennemis dont la rivalité aboutit à une dispute, parfois même à une lutte à mort : Lahar et Ashnan ou Emesh et Enten en Sumer, Osiris et Seth en Égypte, Sunda et Upasunda en Inde, Étéocle et Polynice en Grèce, Romulus et Rémus à Rome, Caïn et Abel à Jérusalem. Tous sont confrontés au même désir qui les sépare davantage qu’il ne les rapproche : l’amour exclusif d’un dieu, d’une femme, l’héritage paternel, le pouvoir… Caïn fut très irrité et son visage tomba. Yahvé dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il tombé ? Est-ce que, si tu fais bien : élévation jusqu’à la dignité [ou le pardon] ? Et si tu ne fais pas bien, à ta porte la divagation est accroupie [comme un animal], mais contre son mauvais penchant, toi, domine. (Gn 4, 5-7)

Ces versets sont unanimement qualifiés d’obscurs. Dans le premier stique du v. 7, le terme se’eth, qui se traduit ici par « élévation », est un nom féminin issu du verbe nasa, « porter », mais qui signifie aussi « exaltation,

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dignité, gonflement, pardon »81. Dans le stique suivant, la « divagation » (khatta’ah, substantif féminin) est décrite comme un animal « accroupi » (rovets) comme pour bondir ; et c’est contre ce « mauvais penchant » (teshuqah, qui provient de shuq, « débordement ») que l’homme doit lutter et dominer. Cette nébulosité du texte proviendrait-elle d’une tentative d’interprétation de l’original mal compris par le rédacteur yahviste ? Sans doute, mais pas uniquement. Selon la version actuelle, l’irritation de Caïn résulterait de la préférence divine. Il s’agit là d’une affirmation gratuite que le scribe veut faire accepter. En effet, on ignore comment cette préférence s’est manifestée et comment les protagonistes ont connu le sort réservé à leur holocauste. Même Augustin d’Hippone, pourtant peu susceptible de critique rationnelle, avait remarqué : « On ne voit ni pourquoi, ni à la suite de quelles circonstances ces paroles ont été prononcées »82. Il est plus vraisemblable qu’initialement, c’était la simple présence du pasteur, considérée comme sacrilège, qui avait provoqué la colère du cultivateur. Voyons comment. Maints détails indiquent que le transcripteur de la saga de Caïn n’en est pas l’auteur initial. Probablement en a-t-il recueilli le substrat dans le bagage culturel de Qénites sédentarisés83. Son contexte semble montrer qu’avant son adaptation biblique, cette histoire était liée à l’antagonisme immémorial opposant les cultivateurs sédentaires aux pasteurs nomades. Ensuite, suivant en cela un autre schéma classique, elle s’achevait probablement sur un homicide rituel justifié, un Meurtre Fondateur, comme dans l’histoire de Romulus et Rémus. Dans le récit qénite originel, l’homicide commis par l’ancêtre éponyme ne pouvait être un meurtre sordide ayant la jalousie pour mobile. S’il est présenté comme tel dans son adaptation biblique, c’est parce que le transcripteur yahviste y a projeté sa propre vision des choses : désireux de s’éloigner de son modèle, il l’a transformé en discours parénétique, convertissant celui qui était probablement « l’Adam » des Qénites en fourbe fratricide. La mouture primitive de la saga de Caïn débutait probablement par une anthropogonie plus ou moins semblable à celle du mythe sumérien d’Emesh et Enten, dans lequel deux humains, un cultivateur et un éleveur de petit bétail, avaient été créés, voire conçus par un dieu. Le transcripteur yahviste l’aurait résumé par : « Abel était un gardien de petit bétail, et Caïn était un travailleur de la terre ». L’Ancêtre qénite se met ensuite accomplir ce pourquoi il a été créé : rendre un culte à sa divinité – plus matériellement : la nourrir. Or celle-ci est forcément végétalienne, sinon il ne lui aurait pas offert d’emblée les produits de sa récolte. 81

BDB 1906, 673. La Cité de Dieu, XV, 7, 1. 83 Les mythes sont nés dans les sociétés sédentaires. Les conditions de vie des nomades de l’Antiquité étaient trop rudes et leur existence trop précaire pour leur laisser le loisir de s’adonner à ce genre de spéculation.

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L’entrée en scène du pasteur, inévitablement avec ses bêtes, aurait été suffisante pour provoquer la colère du cultivateur. En foulant le site tabou consacré à la divinité du sédentaire, le nomade aurait en quelque sorte franchit le pomœrium. Dans les sociétés archaïques, ce type de lieu sacré était rituellement interdit aux étrangers ; « les autochtones, en revanche, pouvaient y circuler librement, voire y habiter, puisque, adorateurs du dieu concerné, ils étaient tenus pour ses alliés, souvent pour ses propres parents »84. Autre sacrilège possible : l’oblation carnée. Si la colère du cultivateur provient d’une faute rituelle – quelle qu’elle soit – dont la responsabilité incombe au pasteur, l’obscurité de Gn 4, 5-7, qui reprendrait alors tout simplement les paroles du dieu (inconnu) de l’ancêtre éponyme des Qénites, se dissipe : le héros est irrité et abattu, et sa divinité, qui parle par métaphores, ne lui dit rien d’autre que de bien agir pour « s’enfler jusqu’à la dignité ou le pardon » (se’eth), de dominer (mashal) sur ce « mauvais penchant » (teshuqah) qui est prêt à bondir (= à s’emparer de lui). Autrement dit : de ne pas accepter ce qui vient de se produire. C’est ici que vient s’insérer un verset, hélas lacunaire. Selon le TM que nous suivons mot à mot : Et Qayin dit vers Hevel, son frère : [Lacune]. Et il y eut, quand ils furent dans le champ, Qayin se leva vers Hevel, son frère, et le tua. (Gn 4, 8)

Maints manuscrits anciens portaient déjà un signe signifiant « lacune » entre la première et la seconde phrase. Ce vide concerne les paroles que Caïn est censé avoir adressées à Abel. Elles ont disparu. Le SAM, la LXX et la Vestus Latina85 rendent les mots manquants par : « Allons au champ » (hébr. Nelekhah hassadeh ; gr. Dielthomen eis to pedion ; lat. Eamus in campum). La Vulgate donne Egrediamur foras, « Allons dehors » (ce qui laisse supposer que Jérôme de Stridon s’imaginait que la conversation se déroulait, soit à l’intérieur d’un édifice, soit sur une aire sacrée). Le Coran, de son côté, parle des protagonistes sans les citer nommément, mais, par les mots qu’il met dans la bouche de Caïn, il aggrave le meurtre en assassinat. Il est possible que les paroles de Caïn aient été omises par un copiste avant la mise par écrit de la version qui servit à l’élaboration du TM et que cette négligence se soit ensuite transmise, mais il est bien plus probable qu’elles furent très tôt volontairement supprimées parce qu’elles ne s’accordaient pas avec le motif suggéré par la réinterprétation yahviste de l’épisode (la jalousie) mais, au contraire, justifiaient la mise à mort du pasteur dans l’optique du cultivateur.

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Lods 1969, 266. Nom donné à la compilation des anciennes versions latines de la Bible (IIe siècle) effectuées principalement à partir du texte de la LXX.

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Le sacrilège ne pouvait en effet qu’être lavé dans le sang. L’usage en est commun dans les rites primitifs, où l’exécution du profanateur, dès lors sacrificielle, n’est entachée d’aucune connotation criminelle. Toutes les versions du texte disent clairement que le meurtre fut commis alors que les deux frères se trouvaient « dans le champ » (sadeh, qui peut aussi signifier « aire sacrée »), donc sur le lieu très probablement tabou où l’ancêtre qénite cultivait la terre et rendait le culte à son dieu (le verbe avad, « labourer, servir » se rapporte aussi au service divin). Passons sur le court dialogue qui s’ensuit, où Yahvé interroge Caïn pour savoir ce qu’il a fait. Il s’agit d’une glose destinée à faire ressortir la veulerie du Caïn biblique qui tente de mentir à Yahvé en usant de la formule mémorable : « Suis-je le gardien de mon frère ? » En réalité, le dieu sait très bien ce qui vient de se produire puisqu’il déclare : La voix des sangs de ton frère crie vers moi depuis la Terre. (Gn 4, 9-10)86

Selon les conceptions archaïques héritées du Néolithique, le cultivateur a commis un impair irrémissible : néophyte en la matière et emporté par sa colère, il a répandu le sang de la victime sur le sol. En réalité mythologique, c’est la voix de la Terre en tant qu’entité divine qui se fait entendre à cause du sang d’une de ses créatures dont elle vient d’être souillée. La conception immémoriale de la Terre-Mère, créatrice de toutes choses, dont nous avons parlé précédemment, était rémanente dans le judaïsme, comme dans les autres religions du Levant. Si quelqu’un des enfants d’Israël ou des étrangers qui séjournent au milieu d’eux prend à la chasse un animal ou un oiseau qui se mange, il en versera les sangs et les couvrira de poussière. Car l’âme de toute chair, ce sont ses sangs qui sont en elle. (Lév 17, 13-14)

Les chasseurs et les sacrificateurs emportaient toujours avec eux un petit sac de cuir contenant du sable ou des cendres destinés à « couvrir les sangs » de l’animal abattu avant qu’ils ne pénétrassent dans le sol. Dans l’esprit des Anciens, ce que la Terre-Mère avait donné à l’homme, elle pouvait à tout moment le lui reprendre. Et les dieux archaïques, que les mythographes imaginaient soumis aux exigences du temps et de la matière, ne pouvaient rien y faire car une sorte de constante mythologique voulait que ce fût toujours la bénédiction (ou la malédiction) émanant de l’entité la plus ancienne qui l’emportât87. Et c’est ce que reconnaît le dieu du cultivateur : 86

En hébreu biblique, le « sang » (dam) et toujours employé au pluriel (damîm) lorsqu’il est versé en quantité ou par violence. 87 Cette préséance divine est également évoquée en Nb 22, 23 et 24, chapitres au long desquels on voit le puissant Yahvé-Sabbaoth, le dieu de la conquête de Canaan, redouter la malédiction du prophète étranger Balaam qui invoque une entité plus ancienne que lui. Plutôt qu’affronter l’enchanteur et son dieu, Yahvé choisira de le distraire en l’impressionnant par des prodiges, de manière à attirer sa bénédiction (donc celle de son dieu) sur les Hébreux en

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Maintenant, tu seras maudit de la Terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main les sangs de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur le terroir. (Gn 4, 11-12)

Yahvé n’anathématise nullement Caïn, comme on le croit généralement : il lui annonce simplement, et comme à regret, qu’à dater de ce jour, « la Terre […] va maudire le lieu de la mise à mort du pasteur et refuser au cultivateur la fécondité du sol où l’âme de la victime a pénétré sous forme de sang »88. L’Ancêtre se met alors à se lamenter à l’idée de retomber dans le nomadisme et l’errance que tous les sédentaires assimilent à la barbarie. En plus, il a peur d’être poursuivi et tué par le clan du pasteur. — Quiconque me trouvera me tuera ! se plaint-il. (Gn 4, 14b) Si l’on s’en tient au contexte de la Genèse, la crainte du meurtrier d’être tué par « quiconque » (khol) est sans objet puisque, Abel étant mort, il ne reste plus que trois humains sur la terre : Adam, Ève et lui-même. Si Caïn avait craint la vengeance des siens, on n’eût pas manqué de lui faire dire « Mon père (ou ma mère) me tuera » et non « quiconque ». Cette peur et l’emploi de khol (« tout, tous, tous ceux, toute espèce, quiconque, quelconque, chaque… ») sous-entendent une population bien plus nombreuse que celle décrite par le rédacteur yahviste : elle évoque la vie des nomades du désert dans l’univers impitoyable desquels le fugitif isolé ne pouvait survivre – sauf à devenir le ger, « hôte, étranger », d’un autre clan, c’est-à-dire un serviteur, voire un esclave. Il en va de même de l’inquiétude du dieu (injustifiée dans le cadre yahviste) de voir la vengeance se réaliser : Yahvé dit : Si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois. Et Yahvé mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point. (Gn 4, 15)

Incapable d’annihiler la malédiction chthonienne, la divinité décide alors de faire décamper son protégé. Et pour éviter qu’un quelconque goel haddam (« vengeur du sang » : membre de la famille de la victime chargé d’exécuter le talion – ici, vie pour vie) lui fasse un mauvais sort, elle le marque d’un signe indiquant son appartenance à un clan où la vengeance s’exerce au septuple. Ainsi, ce fameux signe de Caïn, loin de constituer un stigmate honteux, est, tout au contraire, une marque de protection. Ce type de distinction est universellement attesté, encore de nos jours, souvent sous la forme de tatouages, de lacérations ou de coiffures particulières. Caïn se retira de la face de Yahvé et habita dans la terre de Nod, à l’orient d’Éden. (Gn 4, 16)

Les Qénites essaimèrent du nord du désert arabique (rive orientale du golfe d’Aqaba) jusqu’au Yémen. En hébreu biblique, « orient » se traduit par qidmah, terme provenant de qedem, « auparavant, autrefois », ce qui pourrait campagne. 88 Lods 1969, 225.

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faire passer le départ de Caïn pour une punition, un retour à la barbarie d’avant la sédentarisation. De là vient l’appellation biblique de « terre de Nod », toponyme fictif à rapprocher de nud, « vagabond, errant ». Par une nouvelle bévue du scribe : le verset de clôture de l’épisode, qui semble nous ramener au texte primitif, infirme ce rapprochement : Caïn connut sa femme ; elle conçut, et enfanta Hénokh. Il bâtit ensuite une ville et il donna à cette ville le nom de son fils Hénokh. (Gn 4, 17)

L’érection d’une ville, outre qu’elle suppose une société déjà évoluée et hiérarchisée, contredit l’errance de Caïn et dément la prétendue désolation de la terre de Nod : les concepteurs du mythe originel n’auraient pas mis en scène leur Ancêtre fondant une cité en une contrée stérile. Ce type de ville dite « de l’Homme » est universellement attesté : il procède d’une attitude ethnocentrique commune à de nombreux de peuples primitifs, qui consiste à rejeter hors de la société tout qui n’appartient pas à sa communauté. « Pour de vastes fractions de l’espèce humaine […], l’humanité cesse aux frontières de la tribu […] parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent par un nom qui signifie « les hommes », […] impliquant ainsi que les autres tribus ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines »89. Enfin, l’œuvre pérenne qu’est la construction d’une cité, victoire sur la barbarie et l’errance, n’a pu se concevoir sans la protection d’une divinité. Le dieu de l’Ancêtre qénite déménagea sans doute avec lui. Après avoir tué Rémus, Romulus avait, lui aussi, bâti la ville par excellence aux yeux des concepteurs de sa saga : Rome. Demeure l’ambiguïté de l’identité de la femme à laquelle de Caïn aurait pu s’unir pour concevoir son fils. Dans le contexte yahviste, elle n’aurait pu être que sa mère Ève, la seule femme existant alors sur la Terre. Les rédacteurs sacerdotaux, qui se trouvèrent confrontés au même problème avec la naissance du fils de Shêth, croiront régler la question par la glose : « Il [Adam] engendra encore des fils et des filles » (Gn 5, 4), de manière à laisser supposer que le troisième humain de leur version s’était uni à une de ses sœurs. Ils n’ignoraient pas le tabou de l’inceste, mais sans doute le proposèrent-ils comme une exception en ces âges reculés. Dans le contexte qénite, en revanche, il n’y avait rien d’anormal à ce que Caïn se soit trouvé une femme, puisque l’historiette sous-entend une société déjà bien développée. Malgré la prétendue vilenie de son crime, Caïn, comme Romulus, ne sera pas puni. Le sort du Caïn yahviste, s’assimile en quelque sorte à celui que la législation judaïque du ~VIIe siècle réservait à l’auteur d’un homicide involontaire : la relégation en une ville-refuge, à l’abri du vengeur du sang. Le fonds de cette historiette mêle donc plusieurs thèmes maintes fois rebattus : celui des Jumeaux Rivaux, où chacun est à la fois le reflet et le contraire de l’autre mais où un seul est appelé à « régner » ; celui du Meurtre 89

Lévi-Strauss 1987, 21.

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Fondateur ; celui de l’Âge d’Or ; celui de l’antagonisme immémorial des sédentaires et des nomades. Les mythes fondateurs hébreu et romain suivent le même schéma directeur que les mythes fondateurs sumérien, cananéen et grec. Simplement, l’Enûma elish (Sumer), les Tablettes d’Ugarit (Canaan) et la Théogonie d’Hésiode (Grèce) nous racontent une histoire se déroulant à l’échelle des dieux et du cosmos, tandis que la Bible et la mythologie romaine, plus tardives, rapportent les mêmes faits à l’échelle de l’homme et des institutions. Le scribe le plus ancien avait mis en scène des jumeaux. Les transcripteurs ultérieurs laissèrent s’estomper cette gémellité pour exploiter plutôt le thème du cadet préféré à l’aîné. On peut y discerner, marque commune à tous les régimes théocratiques, une immixtion du religieux dans les usages coutumiers. Bien que le droit d’aînesse fût d’application, les rédacteurs bibliques firent en sorte qu’à de multiples reprises, leur divinité préférât le plus jeune au plus âgé (Abel à Caïn, Isaac à Ismaël, Jacob à Ésaü, Joseph à ses frères) ou encore l’indigent au fortuné (le fruste royaume de Juda à l’opulent Israël). Le spirituel semblait ainsi stigmatiser l’injustice. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’Histoire nous a montré que cette apparente mésestime des biens matériels ne visait en réalité qu’à en détacher le fidèle afin qu’il en fît plus volontiers don à la divinité, et par là-même à son clergé. N’était-ce d’ailleurs pas, mythologiquement parlant, la raison pour laquelle l’homme avait été créé ? La Bible ne l’affirme pas aussi clairement que l’Enûma elish mais il est indéniable que tel était également le but qu’elle lui avait assigné. La première action prêtée aux enfants des humains primordiaux, tant par la tradition yahviste que par la tradition sacerdotale, n’est-elle pas une offrande ? Après avoir revisité le mythe de la Quête de l’Immortalité en ne faisant ressortir que la désobéissance d’Adam et Ève, le transcripteur yahviste y accola sa réinterprétation de l’histoire de Caïn et Abel dans le seul but de mettre en avant l’aggravation de l’inclination humaine au mal et à la violence. Voici, voulut-il donner à lire, qu’après s’être dressé contre son Créateur, l’homme se dresse maintenant contre l’homme, son frère. Et pour conférer à son récit l’élévation morale qu’il entendait lui insuffler, il innova : prenant le contre-pied des récits mythologiques qui, jusque-là, avaient toujours embrassé le point de vue du « bourreau », il se plaça tout simplement du côté de la victime. Et cela, n’ayons pas peur des mots, ce fut un trait de génie.

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Les Héros du Temps jadis

Généralités Après nous avoir conté l’histoire de Caïn et Abel, le document yahviste (Gn 4) déroule la liste des descendants d’Adam et Ève. Cette généalogie est immédiatement suivie par un document sacerdotal (Gn 5) qui reprend les mêmes personnages mais dans un ordre différent et sous une autre orthographe. Le nombre de ces patriarches antédiluviens (huit dans une liste, dix dans l’autre) et leur exceptionnelle durée de vie rappellent les listes sumériennes et babyloniennes des rois antédiluviens (huit dans une liste, dix dans l’autre). À presque chacun de ces patriarches, comme à presque chacun de ces rois, la tradition a attaché un fait marquant : prodige, invention, introduction d’un usage nouveau. La longévité hyperbolique allouée aux uns comme aux autres se retrouve dans la plupart des légendes des origines. Elle est la marque de l’Âge d’Or, époque où, croyait-on, les dieux se mêlaient aux humains, lesquels coulaient alors des jours immensurables dans un monde ne connaissant pas la peur, la haine, la maladie et les fins de mois difficiles. « En ce temps-là », nous dit le poème sumérien d’Enmerkar, « il n’y avait pas de serpent, il n’y avait pas de scorpion, il n’y avait pas d’hyène, il n’y avait pas de lion, il n’y avait pas de chien sauvage ni de loup, il n’y avait pas de peur ni de terreur, l’homme n’avait pas de rival »90. Gn 4 nous présente une généalogie yahviste (à gauche dans la fig. 8, page suivante) qui ignorait le Déluge. Son prototype date en effet d’avant l’insertion de ce mythe dans la tradition biblique. Il attribue la fondation de l’humanité aux trois fils d’un certain patriarche Lemekh : Yabal, Yubal et Tubal Caïn, dont les noms sont liés à leur occupation archétypale (respectivement, pâtre, musicien et forgeron). Ces trois-là avaient pour sœur ou demi-sœur, car leur père était bigame, la jolie Naamah. Aucune fonction n’est attribuée à cette dernière mais son nom provient naem, « beauté, plaisir »91.

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Enmerkar et le Seigneur d’Aratta. Trad. Kramer 1957, 164-165. Plus tard, vers le Ve siècle de notre ère, Bereshith Rabbah 23, 3, se référant peut-être à une source perdue, en fera l’épouse de Noé.

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FIGURE 6 – LES GÉNÉALOGIES ADAMIQUES

Chose anormale, cette généalogie yahviste ne mentionne aucun sédentaire parmi les fondateurs de l’humanité. Nous nous trouvons ici devant un vide laissé par un remaniement de la tradition. Il est heureusement assez facile d’en retrouver l’original. Alors que Gn 4 donnait quatre enfants à Lemekh, un autre lignage, celui de Gn 5 (à droite dans la fig. 8), qui est sacerdotal, ne lui en attribue qu’un seul, non cité par le yahviste : Lemekh, âgé de 182 ans, engendra un fils. Il lui donna le nom de Noé car, dit-il, celui-ci nous consolera de nos fatigues et du travail pénible de nos mains. (Gn 5, 28-29)

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L’étymologie du nom d’un personnage est généralement liée à une parole prononcée par un de ses géniteurs. Il s’agit ici du verbe nakham, « consoler ». Or nakham n’a aucun rapport avec « Noé » (Noakh) dont l’étymon est nuakh, « restant, reliquat ». La consolation évoquée dans ce verset n’est autre que l’invention de la viticulture, le vin étant considéré par les toutes sociétés antiques comme un des moyens d’adoucir les souffrances humaines92. Nous venons donc de retrouver notre sédentaire : un agriculteur, plus exactement, un viticulteur. Son nom originel devait être un des principaux anthroponymes liés à la racine NḤM, peut-être Nahum (Nakhum), qui est le plus proche phonétiquement de nakham. Ce personnage fut sans doute gommé de la généalogie primitive lorsque plus tard, sous l’influence de l’Assyrie, les Judéens adoptèrent le mythe du Déluge. À cette occasion, un rédacteur yahviste déplaça le supposé Nahum de la tradition archaïque et l’introduisit dans un nouveau récit où il devint le survivant du cataclysme sous le nom de Noé (« restant [de l’humanité] ». L’occupation primitive de Nahum sera évoquée après le Déluge, dans une historiette où Noé plantera la vigne puis goûtera son produit jusqu’à l’ivresse. Par la suite, le courant sacerdotal reprendra le personnage dans une version babylonienne (et non plus assyrienne) du Déluge.

Les patriarches antédiluviens Le document sacerdotal mentionne comme premier fils de l’homme primordial mais un certain Shêth, inconnu de la tradition yahviste, engendré à l’âge vénérable de 130 ans. Après quoi, le zakhar de Gn 1 vivra encore huit cents ans, soit jusqu’en la 56e année de Lemekh, son descendant à la huitième génération. Du personnage de Shêth, rien ne nous est parvenu. Nb 24, 17 qualifie les Moabites de Fils de Shêth, ce que semble corroborer une inscription de Ramsès II à Karnak qui qualifie les habitants de Moab de Shoutou, probable transcription de « Shêthiens »93. L’ethnonyme Shoutou était déjà connu par des textes égyptiens d’exécration de la XIIe dynastie94. (Ces textes consistaient en formules imprécatoires écrites sur des poteries portant les noms des peuples ennemis de l’Égypte, vaisselle que l’on fracassait ensuite en signe de malédiction). Flavius Josèphe, se référant à une tradition perdue, tient Shêth pour l’inventeur de l’astrologie95. Vient ensuite Énosh/Hénokh (« Humain »), figure dominante de l’ère antédiluvienne. Son cycle primitif est perdu. La tradition yahviste le donnait pour fils de Caïn. La tradition sacerdotale, le mentionne deux fois dans la lignée, avec deux pères différents : tantôt Shêth (Gn 5, 6), tantôt un certain 92

Ce que confirment Ecc 10, 19 : « Le vin rend la vie joyeuse » ; et Ps 104, 15 : « Le vin réjouit le cœur de l’homme ». 93 Sayce 1895, 22 ; Hall 1907, 389. 94 ANET, 328-329. 95 Ant. Jud., I, 2, 3.

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Yered (Gn 5, 18). Une première légende lui attribue une durée de vie de 905 ans ; une seconde, plus tardive, le chiffre parfait de 365 ans. Le fait que le document sacerdotal le tienne pour le septième héros de la lignée humaine l’a fait rapprocher du roi légendaire Enmendurana, septième souverain de la liste sumérienne des rois antédiluviens donnée par le prisme Weld-Blundell 444. Ses 365 ans de vie, durée exacte de l’année solaire telle que conçue à l’époque de la rédaction du récit, évoquent sans doute encore le dieu soleil Utu, duquel Enmendurana tenait son investiture. Les relations privilégiées que Hénokh et Enmendurana entretiennent avec la divinité et les révélations qu’ils en reçoivent leur sont communes96. Au terme de ces 365 ans, au lieu de mourir, Hénokh disparaît, mystérieusement élevé au ciel, devenant le seul humain auquel le dieu biblique ait accordé l’immortalité : Hénokh marcha avec Élohim ; puis il ne fut plus, parce qu’Élohim le prit [sous-entendu : au ciel, avec lui]. (Gn 5, 24 ; Sir 44, 16 ; 49, 14)

Ce don de l’immortalité fait aussi d’Énosh/Hénokh un reflet d’Utanapishtim, l’immortel akkadien qui avait survécu au Déluge. Un pseudépigraphe du ~IIIe siècle (mais contenant des ajouts largement postérieurs) intitulé Le Livre d’Hénokh, lui a été consacré. Les coptes ont inclus cet écrit dans le canon de l’Église éthiopienne orthodoxe, tandis que les autres églises chrétiennes et les juifs le considèrent comme apocryphe. Dans ce livret, le patriarche, comme Utanapishtim dans l’Épopée de Gilgamesh, raconte le Déluge à un de ses descendants. Une différence cependant : alors que l’Immortel sumérien décrivait le Déluge à Gilgamesh comme un événement passé, l’Immortel hébreu prophétise à son fils Mathusalem le cataclysme à venir. La tradition qénite connaît ce personnage sous le nom de Hanokh97. Le Coran, de son côté, l’appelle Idris mais mentionne son élévation au ciel98. Enfin, une dernière légende lui attribue la promulgation d’une loi interdisant les mariages avec les Qénites. Selon la tradition yahviste, Hénokh engendre Irad. La tradition sacerdotale donne Hénokh pour le fils de cet Irad, qu’elle nomme Yered. Selon une autre légende reprise par la même tradition sacerdotale, cet Hénokh, sous le nom d’Énosh, engendre Qênân, l’ancêtre éponyme des Qénites. Le fait marquant de la vie d’Irad semble avoir été la transgression de la loi d’Hénokh interdisant les mariages avec les Qénites. Son nom pourrait provenir d’arad, « fugitif » ou de yarad, « tomber ». Selon la tradition yahviste, Irad engendre ensuite Mehuyaël (« Frappe de ‘El »). Selon la tradition sacerdotale, Mehuyaël, sous le nom de Mahalaléel (« Louange de ‘El »), est engendré par Qenan. Aucune légende connue ne lui est attachée. 96

Paul 2000, 241. Gn 25, 4. 98 Coran 19, 56-57. 97

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Selon la tradition yahviste, Mehuyaël engendre Metushaël (« Homme du dieu » ; akkad. Mutusha ili), patriarche que la tradition sacerdotale appelle Metushalakh (« Homme de la lance », par référence à shalakh, « arme de jet »). Ce personnage est plus connu sous le nom francisé de Mathusalem qui lui vient du grec de la LXX : Μαθουσαλα, transcrit Mathusalam par la Vulgate. Sa célébrité est liée à sa longévité devenue proverbiale : 969 ans. Enfin, les deux traditions s’accordent sur le fait que Mathusalem engendre Lemekh, le seul patriarche antédiluvien, avec Caïn, dont la vie nous soit un peu contée par le yahviste. Lemekh prit deux femmes : le nom de l’une était Adah, et le nom de l’autre Tsillah. Adah enfanta Yabal : il fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et près des troupeaux. Le nom de son frère était Yubal : il fut le père de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau. Tsillah enfanta Tubal Caïn, qui forgeait tous les instruments d’airain et de fer. La sœur de Tubal Caïn était Naamah. Lemekh dit : Adah et Tsillah, écoutez ma voix ! Femmes de Lemekh, écoutez ma parole ! J’ai tué un homme pour ma blessure, et un enfant pour ma meurtrissure. Caïn sera vengé sept fois mais Lemekh soixante-dix-sept fois. (Gn 4, 19-24)

Avec ce farouche personnage, les représailles au septuple attachées au clan de Caïn ont plus que décuplé : ce n’est plus sept fois, mais soixante-dixsept fois que ses membres se vengent de qui leur a fait tort. Cet emprunt à ce qui n’était probablement qu’un vieux chant guerrier du désert vise à nouveau à faire ressortir l’accroissement de la violence humaine. Aucun récit biblique ne précise dans quelles circonstances Lemekh tua « un homme pour une blessure » et « un enfant pour une meurtrissure ». Un autre fait marquant de sa vie semble avoir été l’instauration de la bigamie. Il est le seul patriarche antédiluvien à mourir avant son géniteur, sans doute en punition de sa bigamie. Le nom des deux premiers fils du Lemekh yahviste, Yaval et Yuval, proviennent de la racine hébraïque YḆL, d’où sont sortis les mots « conduire, pasteur, musicien » et leurs dérivés. Ce sont des nomades : Yabal est un pasteur et le nom de son frère est aussi celui d’un dieu cananéen de la musique99. En hébreu, yovel, « bélier », désigne également la corne de cet animal, qui servit longtemps d’instrument de musique et même de trompette de « jubilé » (le mot « jubilé » étant issu de l’hébreu yovel, lu yobel). Quant au nom du cadet, Tubal Caïn, son nom est construit sur une redondance : Tubal est l’ancêtre éponyme d’un clan de forgerons arméniens connu par les Assyriens sous le nom de Tabalu, et qayin, ici, signifie, « forgeron ». « Dans les sociétés primitives du Levant, les forgerons et les chaudronniers nomades étaient également musiciens »100. 99

Graves et Patai 1987, 121. Eliade 1986, I, 66.

100

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L’extraordinaire longévité conférée à ces personnages contient très certainement une valeur symbolique qui nous échappe. On observe toutefois que les années de vie d’Hénokh et de Lemekh forment des nombres « parfaits » (365 et 777) et que 969 ans ont été accordés à Mathusalem simplement pour qu’il puisse voir débuter le cataclysme qu’Hénokh lui avait prédit. Ce patriarche mourut en effet, non pas noyé, mais de sa belle mort, à l’instant où tombait la première goutte du Déluge. Ces détails biographiques proviennent de traditions perdues dont l’impact a engendré un faisceau de légendes teintées d’un merveilleux que les transmissions successives n’ont pas manqué d’amplifier et d’entremêler. Le but des premiers compilateurs fut de faire œuvre utile par-delà l’étiologie en faisant défiler sous les yeux du lecteur ou de l’auditeur le « film » de la naissance de la civilisation : Adam et Ève figurent le couple primordial ; Caïn et Abel illustrent l’apparition puis le développement des deux sociétés antagonistes que constituent les sédentaires et les nomades ; Hénokh est le parangon humain qui se fixe définitivement dans une cité, avant qu’éclosent les techniques avec Tubal Caïn et sa forge, les arts avec Yubal et sa musique et les plaisirs artificiels avec Nahum et son vin, sans oublier la pratique non moins signifiante du maquillage et de la parure avec la jolie Naamah. Ces personnages représentent sans doute d’anciens héros ou d’anciens demi-dieux oubliés, leur fabuleuse longévité étant caractéristique d’un état semi-divin. Ces longueur de vie exceptionnelles sont universellement attestées. Elles sont la marque de cet Âge d’Or commun à la plupart des mythologies. Par la suite, les traditions feront décroître la durée de la vie humaine pour la stabiliser aux alentours d’un siècle. Ainsi constatera-t-on la diminution progressive de la longévité des héros bibliques : elle frôlait le millénaire avant le Déluge, elle ne sera plus que de 120 ans pour Moïse. Une liste de huit rois antédiluviens, qui régnèrent respectivement 28 000, 36 000, 43 200, 28 800 ans, etc, en des villes aussi diverses qu’Eridu, Badtibira, Larak, Sippar et Shuruppak, nous est livrée par un document sumérien, le Prisme Weld-Blundell 444101. À Babylone, d’autres listes mentionnent ces mêmes cités, et la dernière ville, Shuruppak, est mentionnée dans l’Épopée de Gilgamesh comme étant celle où régnait le roi Ubartutu, père d’Utanapishtim. La liste babylonienne précise en outre qu’à Shuruppak régnèrent successivement Sukurlam, fils dʼUbartutu, et Ziusudra, fils de Sukurlam (généalogie déjà présente sur un autre prisme sumérien, le Weld-Blundell 62). Ziusudra n’étant autre que le nom sumérien d’Utanapishtim, on voit que les traditions akkadienne et babylonienne se rattachent par l’onomastique à la tradition littéraire sumérienne. Les légendes relatives aux patriarches antédiluviens proviennent sans doute de listes locales du même type.

101

Voir Langdon 1923, 8-21.

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FIGURE 7 - DÉCLIN PROGRESSIF DE LA LONGÉVITÉ DES PATRIARCHES

Nephilim, Rephaïm, Anaqim, Emim et autres prétendus Géants Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre et que des filles leur furent nées, les fils d’Élohim virent que les filles des hommes étaient belles et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu’ils choisirent. Alors Yahvé dit : Mon esprit ne restera pas à toujours dans l’homme, car l’homme n’est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans. Les Nephilim étaient sur la terre en ces temps-là, et aussi après que les fils d’Élohim aient pénétré les filles des hommes et qu’elles leur eurent donné des héros : des hommes de renom. (Gn 6, 1-4)

Ce court récit est destiné à justifier la croyance en l’existence d’une race de héros disparue. La LXX avait erronément lié ces héros à des géants en traduisant Nephilim et Rephaïm (qui sont des ethnonymes) par les adjectifs gigantes et titanes car le substantif hébreu gibbor, « héros », signifie aussi « géant », ce que corrobore l’Encyclopedia Judaïca, qui ne traduit pas gibborim par « géants » mais par « héros »102 et précise : « The Bible’s emphasis on the size and might of the Rephaim is responsible for the Septuagint’s renderings “gigantes” and “titanes” as well as for “gabbare” of the Peshitta and 102

Encyclopedia Judaïca, XV, 86.

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“gibbarayya” of the Targums »103. Aucun élément textuel ne rattache en effet les Nephilim (ou les Rephaïm dont nous parlerons plus loin) au gigantisme mais bien à leur renommée. Le texte biblique situe simplement l’existence des Nephilim au temps des héros mais ne leur attribue aucun gigantisme. Ces « hommes de renom » (anshe hashshem, litt. « hommes du nom ») abondent en quasiment toutes les mythologies. Ils sont toujours mis en scène alors que les règles de la vie en société n’ont pas encore été fixées. Dans leurs veines coule souvent une bonne quantité de sang divin, étant généralement issus d’une hiérogamie. En Grèce, Héraklès a un père réel, le dieu Zeus, et un père « légal », le roi Amphitryon (dont Zeus avait revêtu les traits pour abuser de la reine Alcmène). Ils sont affublés d’une taille et d’une force hors du commun, comme le Sumérien Gilgamesh ou encore Héraklès et Achille. On leur prête aussi une sexualité débridée : Gilgamesh ne laisse pas une vierge à son fiancé, Héraklès peut en déflorer cinquante en une seule nuit, Thyeste, qu’émoustille le moindre tendron, ne peut s’empêcher de violer des princesses. Enfin, on leur attribue la révélation aux humains de pratiques ou de techniques jusque-là ignorées, comme l’écriture, le calcul, la métallurgie, l’architecture, l’astronomie, la navigation, la médecine ou la divination. Quant aux mystérieux « fils d’Élohim » (bene-ha’elohim), ils sont liés à d’anciens divinités subalternes. À Ugarit, on les nomme ilm. Le Ps 29 les appelle elim dans une invocation qui leur est faite d’avoir à glorifier Yahvé : Donnez à Yahvé, ô fils des dieux [les deux mots sont au pluriel : bene elim], donnez à Yahvé gloire et force ! (Ps 29, 1)

Déités secondaires, messagers de la divinité, agents de sa volonté, capables de prendre forme humaine, bien qu’ordinairement invisibles, ils finiront par être assimilés à l’un ou l’autre avatar de leur maître, voire à des « anges ». Le Livre d’Hénokh nous conte que quand les humains se furent multipliés, des filles leur naquirent. Elles étaient si belles que, lorsque les fils d’Élohim les eurent vues du haut des cieux, pris de désir, ils convinrent entre eux de les prendre pour femmes. Deux cents d’entre eux descendirent sur Aradis, lieu situé au pied du mont Hermon (frontière actuelle entre la Syrie et le Liban), séduisirent les filles des hommes et couchèrent avec elles. Alors, ces femmes enfantèrent des géants dont la taille avait trois cents coudées (135 m). Perpétuellement affamés, ces géants dévoraient tout ce qui se trouvait à leur portée, y compris les animaux et les hommes. Les fils d’Élohim enseignèrent ensuite aux humains toutes sortes de « sorcelleries », de même que la fabrication des bracelets, des ornements de pierres précieuses, l’usage de la peinture, l’art du maquillage, de la teinture et l’astrologie. Enfin, ils leur apprirent aussi comment fabriquer des armes : épées, poignards, boucliers, cuirasses… 103

Ibid., XVII, 224.

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Cet apocryphe reste assez proche du mythe originel, attribuant aux anges dissidents deux traits typiques des Héros : une sexualité débridée et la révélation aux hommes d’institutions ou de pratiques jusque-là ignorées. Ce sera d’ailleurs l’enseignement aux humains de la science et des techniques, et non la fornication des fils d’Élohim, qui provoquera l’ire du dieu biblique et amènera le Déluge. La croyance en l’existence d’une race de géants disparue remonte à la préhistoire. Lorsque les ancêtres des Cananéens arrivèrent au Levant, ils y trouvèrent des populations qui n’avaient déjà plus aucun point commun avec celles du Néolithique. Cependant, en maints endroits se dressaient encore d’imposants mégalithes ou subsistaient toujours des ruines d’appareils cyclopéens, vestiges mystérieux d’une civilisation oubliée 104. Dès lors, adoptant les légendes qui avaient déjà cours, ils imaginèrent que seuls de hommes de taille gigantesque avaient pu déplacer et agencer des blocs aussi énormes. Il en alla de même dans la Grèce archaïque où, « aux dires de conteurs ignorants les rampes, leviers et autres techniques de construction, les Cyclopes […] auraient soulevé d’une seule main les énormes blocs de pierre dont sont formés les murs de Tirynthe, de Mycènes »105. Cette conviction exista également chez nous, où il n’est qu’à considérer les nombreux lieux dits « chaussée des géants », sites d’alignements mégalithiques. Dans le contexte biblique, ces soi-disant géants sont également désignés sous le nom de Rephaïm (Repha’im). Ils étaient connus à Ugarit, sous les appellations de Rapiuma et Rapum106 mais aucun gigantisme ne leur était attribué. Il s’agissait d’hommes de renom, souverains ou guerriers illustres (légendaires ou réels), variante locale des rois antédiluviens des listes mésopotamiennes. À Tyr, l’un d’entre eux, Melqart, accéda même au statut de dieu poliade : son nom, qui signifie « Roi de la ville », provient de la contraction des substantifs cananéens meleq, « roi », et qart, « ville ». Le prophète Ézéchiel, plus tard, donnera aux Rephaïm le nom de gibborim, mais en les associant, non pas à des géants, mais à des « héros tombés incirconcis, descendus au shéol avec leurs armes de guerre et à qui on a mis leur épée sous leur tête » (Éz 32, 27). Ils devaient originellement être liés au terme raphah, « ombre, esprit » dont on retrouve le sens à Ugarit. L’auteur de Nb 13, 33 amplifie la confusion en donnant les Nephilim pour descendants d’un certain géant Anaq, nom duquel provient l’ethnonyme Anaqim. Ce personnage passe pour le fondateur de la ville d’Hébron. La même cité est aussi appelée Qiryat Arba, la « Ville des Quatre » en raison d’une autre légende cananéenne selon laquelle quatre géants (Arba et ses fils Ahiman, Sheshaï et Talmi) y auraient été enterrés. La légende d’Anaq a plus tard donné naissance à celle du géant grec Anax, fondateur d’Anactoria 104

En Canaan, l’érection de certains mégalithes remonte au ~Xe millénaire. Or la plus ancienne ville cananéenne, Jéricho, ne fut pas « fondée » avant le ~IXe. 105 Graves – Patai 1987 : 118, note 12. 106 K.T.U. 1.1, VI, 45-46.

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(Milet) en Asie Mineure et dont Pausanias disait que son fils mesurait dix coudées (4,50 m)107. Dans les Nombres et le Deutéronome, il est dit que les villes des Anaqim étaient si hautes que leurs murailles montaient « jusqu’au ciel » et qu’aux yeux de ces géants, les humains paraissaient « comme des sauterelles ». Les appellations Anaqim, Nephilim, Repha’im, Emim, Zamzummim… ne sont que la survivance d’anciens ethnonymes dont certains étaient déjà cités au ~IIe millénaire dans les textes d’exécration égyptiens de la XIIe dynastie108. Ces peuplades avaient disparu longtemps avant la rédaction du premier livret biblique mais leurs fables concernant de prétendus géants continuèrent à circuler, reprises par les Cananéens et, plus tard, par les Juifs et les Grecs. Dans les grottes de Qumran ont été identifiés les restes d’au moins neuf copies d’un Livre des Géants », dont l’une, selon Émile Puech, « est de la même main qu’un exemplaire du Livre d’Hénoch »109. Daté de la première moitié du ~IIe siècle, cet apocryphe rend des noms connus par la mythologie mésopotamienne, comme ceux du héros Gilgamesh et de Humbaba, le gardien de la forêt des cèdres du Liban, en les localisant au pied du mont Hermon. Selon l’Hénoch éthiopien, c’est sur ce même mont Hermon qu’arrivent les fils d’Élohim venus s’unir aux filles des hommes, ce qui, ajoute Émile Puech, « est assez évocateur du lieu d’origine de ces apocryphes ».

107

Pausanias, I, 35, 6. La mention dans ces textes d’un peuple nommé ya Âanaq désigne apparemment les Anaqîm, sans toutefois leur attribuer une taille gigantesque. 109 Puech 2003, 26. 108

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Le Retour au Chaos

Généralités Le mythe du Déluge expose comment et pourquoi un cataclysme majeur anéantit l’humanité, à l’exception d’un ou de quelques rescapés. La catastrophe, quelle qu’en soit la forme (inondation, incendie ou séisme universels), est généralement déclenchée par un dieu irrité du comportement des hommes. La multiplicité des récits diluviens mettant en scène une submersion du monde est liée au mythologème des Eaux primordiales. L’immersion de la Création au sein de l’élément liquide (ou dans les profondeurs de la terre, ou encore dans les flammes) symbolise le retour au Chaos. On a depuis longtemps pensé que le désastre diluvien décrit pour la première fois par les Sumériens pourrait être historiquement fondé. Selon l’hypothèse la plus généralement acceptée, il aurait été lié à la fonte générale des glaces qui marqua la fin du Pléistocène (vers ~12 000) et au souvenir terrifié qu’auraient gardé les hommes de la montée inexorable du niveau de la mer et des fleuves. Dans l’actuel golfe Persique, la dernière glaciation avait entraîné une régression marine si importante que cette crique, à peine profonde de 80 m, était à sec. Dès le début de la période postglaciaire, un mouvement inverse se produisit mais la remontée des eaux, proportionnelle à la quantité de liquide soustraite aux glaciers continentaux et aux banquises par le réchauffement climatique, se combina avec une augmentation notable de la pluviosité. La relative rapidité de la transgression de la mer conjuguée à une abondante pluviosité aurait pu provoquer la mythisation de l’événement. Cette hypothèse, bien que plausible, reste toutefois invérifiable. On a également évoqué un raz-de-marée qui aurait remonté la dépression méridionale du Tigre et de l’Euphrate. La Bible (Gn 7, 11) et le Coran (54, 12) l’auraient figuré par le jaillissement de « toutes les sources du Grand Abîme ». Cette supposition est toutefois contredite par l’archéologie. En Sumer, sur le site dʼUr, ville côtière à l’époque, aucune trace de tsunami n’a été découverte, bien qu’on ait fouillé jusqu’au sol vierge de toute occupation humaine. Les sondages effectués en divers endroits (Ur, Kish, Shuruppak, Uruk, Lagash, Ninive…) ont bien mis à jour des dépôts alluvionnaires 97

locaux correspondant à des débordements dévastateurs du Tigre et de l’Euphrate, mais ces diluvia, non seulement n’ont pas partout la même épaisseur (de 0,30 m à 4,00 m), mais ne concernent pas les mêmes époques, leur datation s’étalant de ~3500 à ~2800110. En outre, on a retrouvé sous le diluvium de Kish des sceaux-cylindres représentant Gilgamesh111. Or celui-ci est censé avoir vécu après le Déluge : les listes royales sumériennes le donnent pour le cinquième roi postdiluvien d’Uruk, et dans son épopée, il se fait raconter le cataclysme par son ancêtre Utanapishtim. Une dernière hypothèse voudrait que le Déluge ait été lié à une brusque élévation du niveau de la mer Noire, qui était encore un grand lac d’eau douce vers ~7000, au début de l’Holocène. Une échancrure de la croûte terrestre se serait créée à la suite d’un séisme localisé dans l’actuel détroit des Dardanelles, permettant le déversement soudain dans la mer Noire d’une partie des eaux salées de la Méditerranée, via la mer de Marmara et le Bosphore112. Cette supposition se heurte aux faits qu’il ne subsiste que peu de traces géologiques d’un tel événement et que l’élévation du niveau de la mer Noire semble s’être étendue sur plusieurs siècles113. Bref, si pour certains, le Déluge pourrait être issu d’un événement historique, pour d’autres, en revanche, par les spéculations qu’il suscita au cours des siècles, il aurait fait couler plus d’encre que d’eau. Jusqu’en la première moitié de notre XIXe siècle, la seule relation connue de ce mythe était celle de la Bible. On possédait bien les récits grecs du Déluge d’Ogygès, de celui de Deucalion et de celui déclenché par Jupiter dans l’histoire de Philémon et Baucis, de même qu’une version indienne de l’événement, mais ceux-ci n’étaient tenus que pour plagiat du texte biblique. Certains sceptiques ne pouvaient toutefois s’empêcher de faire observer aux tenants de l’historicité du Déluge de Noé l’impossibilité qu’il ait pu exister suffisamment d’eau dans l’environnement terrestre pour noyer la Terre entière. D’autres trouvaient surprenant qu’après cette catastrophe universelle, un couple de kangourous, un couple d’échidnés et un couple d’aptéryx (par exemple) eussent pu quitter l’arche et regagner l’Australie sans encombre. En effet, pour rentrer chez eux, ces animaux auraient dû d’abord traverser à pied toute l’Asie, puis, bien que manifestement peu doués pour la natation, toute l’Indonésie d’île en île, ceci avant d’encore devoir regagner leur continent à la nage sans qu’un seul membre de ces couples se noyât en chemin ou fût victime d’un prédateur, ce qui eût rendu impossible leur perpétuation jusqu’à nous. (Le même problème se posait bien évidemment quant à leur arrivée dans l’arche.) « Une autre source d’ennuis était le nombre même des espèces révélées par les progrès de la zoologie. Si deux 110

Parrot 1970, 33, Fig 5. Parrot 1970, 42 112 Ryan – Pitman, 1998. 113 Soulet et al., 2013. 111

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spécimens de chaque espèce se trouvaient dans l’arche de Noé, celle-ci devait être plutôt encombrée »114. En 1840, une mission archéologique emmenée par le British Museum sur le site de Ninive, une des anciennes capitales de l’empire assyrien, allait enfin faire évoluer les choses. Les fouilles britanniques y avaient mis au jour toute une série de tablettes d’argile couvertes de signes étranges que l’on soupçonnait de constituer une écriture, hélas encore intraduisible. Sans s’embarrasser de précautions superflues, les fouilleurs les avaient fourrées en vrac dans des caisses et expédiées à Londres. Après réception des colis et au vu de leur contenu, la direction du Museum leva un sourcil dubitatif, puis, bon, fit ranger le tout tel quel dans un sous-sol. Au cours des années suivantes, les connaissances en matière d’épigraphie mésopotamienne évoluèrent considérablement grâce à la traduction partielle par Henry Rawlinson, en 1846, de l’inscription trilingue de Béhistun (Iran actuel), qui fut à l’écriture cunéiforme ce que la pierre de Rosette avait été l’écriture hiéroglyphique égyptienne. C’est alors qu’apparaît George Smith, parfait autodidacte fou d’assyriologie. Il a à peine vingt-cinq ans mais, non seulement il dessine admirablement (de son métier, il est graveur de billets de banque), mais surtout, il lit les signes cunéiformes presque aussi aisément que le Times. C’est ainsi que vers 1870, sur le conseil de Rawlinson, la direction du Museum lui demande d’exhumer les fameuses tablettes des caisses ramenées d’Iran trente ans plus tôt avec pour mission de les réparer dans la mesure du possible et d’en dresser quelques croquis. Ce qu’on n’imagine pas, c’est qu’en plus de reconstituer les tablettes, Smith va les traduire et – badaboum ! – faire choir la Bible de son piédestal de « Livre Révélé ». Le 3 décembre 1872, lors d’une conférence donnée à Londres devant le docte aréopage de la Society of Biblical Archaeology, Smith expose le résultat de ses travaux et fait découvrir au monde un récit akkadien du Déluge retranscrit par les Assyriens. Le document date du ~ VIIe siècle mais son texte est manifestement tiré d’un écrit plus ancien, largement antérieur aux premiers récits bibliques. Il s’agit en fait de la Tablette XI de l’Enûma elish retrouvée dans la bibliothèque du palais dʼAssurbanipal. Certes, les dieux mis en scène sont très différents de l’auguste Jéhovah de l’imagerie populaire mais on retrouve dans le texte assyrien tous les éléments constitutifs du Déluge que racontera plus tard la Genèse. En résumé, une assemblée de dieux composée d’Enlil, d’Anu, de Ninurta, de Nergal, d’Utu et de la déesse Inanna avait déterminé, contre l’avis du dieu Éa, d’éliminer les hommes de la surface de la Terre en les noyant sous un Déluge. Et pour s’assurer qu’aucun humain ne pût échapper à la catastrophe, le cénacle divin s’était interdit par serment d’en parler à quiconque.

114

Russell 1971, 51. On en compterait actuellement plus de 8 millions.

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Contrarié, le dieu Éa, créateur de l’humanité et anthropophile convaincu, décide alors d’user d’un subterfuge pour arriver à prévenir sans se parjurer le fils du roi de Shuruppak, Utanapishtim, des intentions homicides de ses pairs. Descendu sur terre, il s’empresse d’aller annoncer la nouvelle à… un mur de cabane constitué de nattes de roseaux enduites d’argile. Or de l’autre côté du mur, comme par hasard, se tient justement Utanapishtim. Le son de la voix d’Éa étant passé au travers de la frêle cloison, Utanapishtim entend tout, comprend tout et ne se le fait pas répéter deux fois 115. Rentré chez lui, il entreprend aussitôt la construction d’un vaisseau destiné à le sauver, ainsi que sa famille et « la substance de tout ce qui vit »116. Au jour dit, le cataclysme se déchaîne et des pluies torrentielles se déversent sur la Terre. La tourmente dure six jours et six nuits. Bien à l’abri dans leur esquif, Utanapishtim et les siens sont portés sur les flots tandis que l’humanité périt lamentablement. Au matin du septième jour, le vaisseau s’échoue sur le mont Nisir et le niveau de l’eau commence à baisser. Le lendemain, notre batelier laisse s’envoler une colombe, laquelle regagne bientôt le vaisseau, n’ayant trouvé d’endroit où se poser. Après avoir attendu quelque temps, Utanapishtim libère une hirondelle, qui revient également pour la même raison. Il attend encore quelques jours, puis lâche un corbeau qui, cette fois, disparaît. Il sort alors du bateau et, sur les flancs du mont Nisir encore humides, offre aux dieux un sacrifice et une septuple libation de vin. Ceux-ci, d’abord très étonnés, « se pressent comme des mouches au-dessus du sacrificateur, attirés par la bonne odeur de l’holocauste »117. D’abord très en colère, Enlil, finit par céder au plaidoyer d’Éa et accepte de pardonner aux survivants. Il couvre ensuite Utanapishtim et sa femme de bénédictions, les transporte en un pays merveilleux situé aux confins de la Terre et leur accorde l’Immortalité. Ce récit publié, le monde scientifique ne tarde pas à en tirer les conclusions qui s’imposent, et en Mésopotamie, les fouilles reprennent de plus belle. Sortent alors de leur souterrain sommeil des villes entières avec leurs sanctuaires et leurs palais aux bibliothèques éventrées dégoulinantes d’archives et de récits mythologiques. La plus ancienne relation du Déluge mésopotamien découverte à ce jour date des alentours de l’an ~3000. Elle provient d’une tablette sumérienne exhumée à Nippur mais on en a retrouvé de toutes les époques en maints endroits du Proche-Orient. Dans la version sumérienne, le rescapé est nommé Ziusudra (« Vie prolongée ») ; dans la version akkadienne, il est 115

Dans le Livre d’Hénokh, Yahvé enjoint à un de ses messagers d’user d’une ruse identique pour avertir Noé : « Alors le Très-Haut […] envoya Arsayalalyur au fils de Lemekh [Noé], disant : Parle-lui en mon nom mais cache-toi à ses yeux. Puis dévoile-lui le grand cataclysme qui doit faire périr tous les hommes ». 116 Gilgamesh, XI ; Azrié, 59. 117 Idem.

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appelé Utanapishtim (« Utu [le Soleil] est ma vie ») ; dans une autre version babylonienne et la version assyrienne, il a nom Atrahasis ou Atramhasis (« Très Sage ») ; dans la version néo-babylonienne de Bérose, il est baptisé Xisuthros, hellénisation de Ziusudra. Les Grecs connaissaient deux légendes sur le Déluge. La première, assez mal documentée, se rattachait au nom d’Ogygès, roi de Béotie (ou d’Attique, selon une variante), au temps duquel se produisit un Déluge dont les eaux s’élevèrent « jusqu’au ciel » et auquel ce roi échappa en embarquant dans un navire. La seconde, celle de Deucalion, est mieux connue. Un jour, le Titan Prométhée avertit son fils Deucalion de la décision de Zeus de perdre la race pervertie des hommes en la submergeant sous un Déluge. Sur le conseil de son père, Deucalion se construit alors un vaisseau, y embarque avec sa femme Pyrrha, échappant ainsi à la catastrophe (dans une version alternative, il grimpe au sommet d’une montagne). Après la baisse des eaux, la déesse Thémis ordonne à Deucalion et à sa femme de repeupler la terre en jetant derrière eux les os de leur grand-mère la Terre. Ils ramassent alors des pierres et les jettent derrière eux. Dès qu’elles touchent le sol, les pierres de Deucalion se transforment en hommes et celles de Pyrrha en femmes. Dans la version indienne du Déluge contenue dans le Satapatha Brâhmana, c’est le dieu Shiva, sous la forme d’un poisson, qui prévient son protégé Manu de l’imminence de l’inondation et lui conseille de se construire un bateau. Au fur et à mesure de la montée des flots, le poisson divin hale le bateau jusqu’au sommet d’une montagne, où Manu n’a plus qu’à attendre la baisse du niveau des eaux. Après le Déluge, il offrira, lui aussi, un sacrifice aux dieux et obtiendra une fille dont, inceste obligé, descendra un nouveau genre humain. Dans la version perse contenue dans l’Avesta, le dieu Ormazd prévient Yma de l’imminence d’une tempête de neige qui va ensevelir le monde et même les montagnes, et lui enjoint de se creuser une caverne, d'y entreposer de l'eau et de la nourriture, et de s’y enfermer avec sa femme, les meilleurs de ses sujets et un couple de chaque espèce animale. En Égypte, un mythe mettait en scène le dieu Râ et la déesse Sekhmet dans une version du Déluge très édulcorée, où se retrouvent néanmoins les principaux éléments constituant le dénominateur commun de tous les avatars du mythe mésopotamien. Râ, fâché de ce que les hommes ne respectent pas la Maât (Vérité-Justice), leur lance le mauvais œil sous la forme de la déesse lionne Sekhmet. Celle-ci se livre aussitôt à un tel carnage chez les humains que la terre se retrouve inondée de leur sang. Râ ne tarde pas à s’en repentir et ordonne à Sekhmet d’épargner les survivants mais la déesse, grisée de sang, persiste dans son action meurtrière. Enfin, à la nuit tombante, Sekhmet, repue, s’endort profondément. Râ en profite alors pour remplir 700 cruches de bière, qu’il teinte de rouge en y mélangeant du jus de grenade et les dépose à côté d’elle. À son réveil, Sekhmet, prenant le breuvage pour du sang humain, vide d’un trait les 700 cruches et tombe ivre-morte. Par la 101

suite, elle ne se souviendra plus de rien et redeviendra inoffensive. L’humanité égyptienne sauvée commémorera annuellement ce jour béni par des libations de bière augmentée de jus de grenade. Le mythe du Déluge eut aussi ses pendants chez les Iraniens, les Hittites, les Chinois, les Scandinaves, les Celtes, et jusqu’en Amérique du Sud, où chez les Tacanas d’Amazonie, on trouve un déluge provoqué par… les crottes du paresseux. Il faut savoir que ce charmant autant qu’inoffensif animal, passe le plus clair de son temps dans les arbres à manger et surtout à dormir. Il ne défèque qu’une fois par semaine, se libérant alors d’un tiers de son poids. Mais plutôt que de se soulager du haut d’une branche, il descend de son arbre (au péril de sa vie car, vu sa lenteur, il est alors une proie facile pour les prédateurs), creuse un trou dans le sol, y dépose ses fèces et retourne dans les frondaisons. Les descendants actuels des Tacanas racontent que dans un passé lointain, un paresseux géant, étant descendu de son arbre pour se soulager, creusa un si grand trou dans le sol que la première humanité y sombra et fut submergée par les déjections118.

Le Déluge biblique De même que l’on trouvait deux versions de la Création en ouverture de la Genèse, on trouve également deux relations du Déluge : un premier récit yahviste, simple vivant et concis, et un récit sacerdotal plus tardif, où l’on retrouve la thématique, la phraséologie et le goût des décomptes chiffrés typique de cette école. Mais alors que les deux versions de la Création étaient bien distinctes (Gn 1 et Gn 2), celles du Déluge sont étroitement imbriquées, couvrant ensemble quatre chapitres (Gn 6 à Gn 9 inclus). Avant de les examiner, rendons d’abord aux dieux Enlil et consorts ce qui leur appartient : cette injuste punition collective qui frappe le genre humain sans distinction, et même les animaux, n’est pas le fait de Yahvé ; celui-ci ne fait que reprendre le rôle précédemment tenu par les dieux mésopotamiens. C’est pourquoi dans le récit yahviste, le dieu biblique semble à nouveau parler tout seul : J’exterminerai de la face de la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’au bétail, aux reptiles, et aux oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits. (Gn 6, 7)

En réalité, Yahvé s’exprime dans le cadre de l’assemblée divine, comme Enlil dans le mythe primordial, ce que corrobore le Livre des Psaumes : Yahvé, pour le Déluge, a siégé comme roi [des autres dieux]. (Ps 29, 10)119

118

Lévi-Strauss 1985, 1126-1127. Voir également Ps 82, 1 : « Élohim se tient dans l’assemblée de El ; au milieu des élohim, il juge » et Ps 89, 6 : » Qui est semblable à Yahvé parmi les fils de El ? »

119

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Comme Enlil, mais au contraire de Shiva, Yahvé n’a pas réalisé que son Déluge n’exterminerait pas les cétacés et les poissons. Une notable différence est cependant à souligner : dans aucun des récits de la Genèse, jamais Noé (ni personne) ne s’émouvra de l’iniquité de la monstrueuse sanction, alors que dans l’Épopée de Gilgamesh, Utanapishtim, s’était mis à pleurer en voyant « les cadavres des hommes redevenus argile »120, et qu’après le Déluge, le dieu Éa s’était offusqué de cette injustice, reprochant à Enlil d’avoir anéanti l’humanité et non d’avoir fait « porter la faute par celui qui l’a commise »121. Dans le récit yahviste, le dieu n’enjoint pas à Noé de construire un vaisseau. Or l’arche y est présente. Qui l’a construite ? Dans quel matériau ? Sous quelle forme ? On l’ignore. Lors de rédaction définitive du chapitre, ces renseignements ont sans doute été escamotés par les auteurs du document sacerdotal au profit de leur propre description du vaisseau. Selon cette dernière, Noé construit son arche en atse-gopher, terme qui pourrait désigner le « bois de cèdre », matériau avec lequel l’esquif d’Utanapishtim avait été fabriqué. Inexplicablement, la LXX traduit l’hébreu gopher non par kedros, mais par kyparissos, « cyprès ». L’arche est calfatée de roseaux enduits de bitume, technique pratiquée depuis des temps immémoriaux en Mésopotamie. Ses dimensions sont étonnamment faibles : 300 coudées de long, 50 de large et 30 de haut. En attribuant 44 cm à la coudée biblique, l’arche aurait mesuré environ 132 m de long, 22 de large et 13 de haut, ce qui correspond à un bâtiment plutôt pataud. Qu’une telle embarcation eût été incapable de supporter la moindre houle sans chavirer n’a aucune d’importance en mythologie. Le scribe sacerdotal a simplement songé, en plus gros, aux bateaux marchands babyloniens naviguant sur l’Euphrate au temps de lʼExil. Plus tard, un scribe coranique suivra une démarche identique, rapprochant l’arche des bateaux arabes122. Dans le récit yahviste, Noé doit embarquer avec lui sept couples d’animaux purs et sept couples de chaque espèce d’oiseau. Parmi les animaux impurs, il ne doit prendre qu’un seul couple. Or aucune instruction ne lui a été donnée quant à la manière de les différencier. Probablement ces renseignements existaient-ils mais ont-ils été expurgés en raison de leur trop grande différence avec la liste qui en avait été dressée à l’époque de la rédaction du document sacerdotal. Dans les versions mésopotamiennes, dans le document sacerdotal et dans le Coran, il n’est question que d’un couple de chaque espèce animale. Seul le récit sacerdotal, avec son goût pour les chiffres, fixe le cataclysme dans le temps : « en l’an 600 de la vie de Noé »123. Les créationnistes se 120

Gilgamesh, XI (Azrié, 62). Ibid. (Azrié, 64). 122 Avec le temps l’arche prendra des dimensions extravagantes : 900 m sur 360 chez les abréviateurs de Bérose, et jusqu’à 2 700 m dans une version arménienne du Déluge. 123 Gn 7, 6. 121

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basent encore sur ce verset pour fixer la date du Déluge, ceci en additionnant le nombre d’années vécues par les patriarches antédiluviens mentionnés en Gn 5 lorsque leur fils aîné vint au monde. Ainsi, puisque Adam, à 130 ans, engendra Shêth ; que Shêth, à 105 ans, engendra Énosh ; qu’Énosh, à 90 ans, engendra Qênân ; que Qênân, à 70 ans, engendra Mahalaléel ; que Mahalaléel, à 65 ans, engendra Irad ; qu’Irad, à 162 ans, engendra Hénokh ; que Hénokh, à 65 ans, engendra Mathusalem ; que Mathusalem, à 187 ans, engendra Lemekh ; que Lemekh, à 182 ans, engendra Noé et que celui-ci avait 600 ans quand arriva le Déluge, il s’était écoulé 1 656 ans depuis la Création. Selon la chronologie de James Ussher (archevêque anglican, primat d’Irlande au XVIIIe siècle, féru d’exégèse biblique), la Création ayant débuté en ~4004 (le dimanche 23 octobre au soir, s.v.p.), le Déluge se produisit en ~2348. Au XVIIIe siècle, les cunéiformes et les hiéroglyphes égyptiens n’ayant pas encore été déchiffrés, James Ussher ne pouvait savoir que vers cette année-là, en Mésopotamie, Sargon l’Ancien fondait l’empire d’Akkad, tandis qu’en Égypte, le règne du pharaon Ounas clôturait la paisible Ve dynastie. Noé n’avait pas sitôt refermé la porte de l’arche derrière lui que tombaient les premières gouttes d’une averse qui allait durer 40 jours dans la version yahviste, 150 dans la version sacerdotale, sept dans la version sumérienne, six dans la version akkadienne, huit dans la version grecque, et « un certain temps » dans la version néo-babylonienne de Bérose ainsi que dans la version coranique. Et bientôt, les eaux submergèrent les montagnes, comme au temps de la Création, quand Tehom et ses enfants régnaient sur l’univers. Selon le document sacerdotal, « au septième mois, au dix-septième jour du mois, l’arche s’arrêta sur les montagnes d’Ararat ». Il s’agit d’un pluriel désignant les montagnes du massif de l’Ararat (al-hare Ararat). Ararat étant la forme hébraïque du toponyme assyrien Urartu (en vieux-persan Arminiya), il est donc écrit que l’arche s’arrêta quelque part dans le massif arménien, sans autre précision – et non sur le mont Ararat (actuel mont Massi). La tradition ultérieure a situé cet accostage sur cette montagne parce que celle-ci, haute de 5 156 m, est le point culminant de la région. Dans l’Épopée de Gilgamesh, le vaisseau d’Utanapishtim s’échoue sur un certain mont Nisir. Ce sommet, probablement réel et qui devait certainement se situer en Haute Mésopotamie, n’a jamais été identifié ; on incline généralement à le localiser au sud du Kurdistan irakien, entre le Tigre et le Zab inférieur. Dans la version grecque du mythe, le vaisseau de Deucalion flotte pendant huit jours avant de s’arrêter sur le mont Parnasse. Le Coran a lui aussi sa montagne personnelle : le mont Judi, que l’on situe le plus souvent quelque part dans le massif montagneux de l’Arabie occidentale. Quant à Bérose, il parle des « monts des Cordyéens », c’est-à-dire « des Kurdes », parce que la tradition néo-babylonienne avait déjà commencé à remonter vers le nord le site d’échouage de l’arche. « Il semble qu’avec le temps, on 104

ait eu tendance à rechercher toujours plus au nord de la Mésopotamie le point d’aboutissement [de l’arche], plus précisément dans la région où l’on connaissait les plus hautes montagnes, celles qui, a priori, avaient dû réapparaître les premières après la baisse des eaux »124. Il est donc évident que le lieu d’accostage de l’arche, lié aux connaissances géographiques très limitées des mythographes, n’exista que dans leur imagination, ce qui n’a pas empêché maintes expéditions financées par des traditionalistes obtus de partir sur l’Ararat à la recherche de l’arche. Mais même si certaines d’entre elles rapportèrent avoir aperçu là-haut les restes fossilisés de ce graal de l’ingénierie navale, aucune ne put en ramener ne fut-ce qu’une écharde. Le document sacerdotal est muet sur les lâchers d’oiseaux, tout comme les versions sumériennes et le Coran. Cette action n’est évoquée que dans le récits akkadien, le néo-babylonien et le yahviste. Le Noé du yahviste libère d’abord un corbeau, lequel revient presque aussitôt, n’ayant trouvé à se poser ; l’akkadien Utanapishtim avait libéré une colombe, et le néo-babylonien Xisuthros des oiseaux. Noé lâche ensuite une colombe (Utanapishtim une hirondelle), qui revient également. Après sept jours d’attente, il laisse à nouveau s’envoler la colombe, qui, cette fois, ne rentre qu’au crépuscule, tenant dans son bec, non pas un rameau d’olivier, comme l’a popularisé l’iconographie, mais une « feuille d’olivier arrachée » (aleh-zayith taraph) ; Xisuthros, lui, avait à nouveau lâché des oiseaux, qui étaient revenus les pattes maculées de boue. Sept autres jours plus tard, Noé envoie une dernière fois la courageuse petite colombe ; Utanapishtim avait laissé partir un corbeau, et Xisuthros ses oiseaux ; tous s’envolèrent pour ne plus revenir. Selon le document sacerdotal : L’an six cent un de la vie de Noé, le premier mois, le premier jour du mois, les eaux avaient séché sur la terre, et le second mois, le vingt-septième jour du mois, la terre fut sèche. (Gn 8, 13-14)

Mais où avait bien pu disparaître cette masse liquide qui avait englouti jusqu’aux montagnes ? Le Coran (11, 44) nous renseigne sur ce point, disant, en substance, qu’elle retourna… d’où elle venait. Ce trait, qui semble répondre par un truisme à une question superflue, nous révèle la physique simpliste du Déluge telle que l’avait conçue l’auteur du récit biblique. Rappelons que selon les conceptions héritées de Sumer, les populations du Proche-Orient ancien se représentaient la terre comme un disque plat flottant sur une mer intérieure dans une sorte de bulle dont le ciel et le fond marin constituaient la paroi, ceci au sein d’un océan périphérique infini. Selon cette intellection, c’était donc la même eau qui se trouvait sous la terre et au-dessus du ciel. C’est ainsi que lorsqu’il voulut mettre un terme au Déluge, Allah demanda à la terre d’absorber son eau et au ciel de cesser de pleuvoir, renvoyant les flots dans l’abîme. Comme on vide un lavabo. 124

Parrot 1970, 53.

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Ainsi que l’avaient fait avant lui Ziusudra, Utanapishtim et Xisuthros, le Noé du récit ancien offre en holocauste à Yahvé toute une série d’animaux purs. Le rédacteur sacerdotal eut la subtilité d’omettre cet épisode car, comme son Noé n’avait embarqué qu’un seul couple de chaque espèce, il avait dû réaliser qu’en cette occurrence, le conjoint survivant aurait éprouvé quelque embarras à perpétuer l’espèce. On remarque également que le dieu du récit yahviste « perçut l’odeur apaisante »125 des holocaustes, ainsi que les dieux sumériens avaient « flairé la bonne odeur » du sacrifice d’Utanapishtim et étaient accourus « comme des mouches ». Le renouveau du monde étant achevé, on retrouve dans la version sacerdotale l’injonction à croître et à multiplier : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. (Gn 9, 1-2)

Mais foin du végétalisme de l’Âge d’Or : Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela comme l’herbe verte. Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec ses sangs. Sachez-le aussi, je redemanderai les sangs de vos âmes, je le redemanderai à tout animal. Et je redemanderai l’âme de l’homme à l’homme, à l’homme qui est son frère. Si quelqu’un verse les sangs de l’homme, par l’homme ses sangs seront versés. (Gn 9, 3-6)

Il n’est pas question ici d’animaux purs et impurs mais uniquement des sangs (de l’âme) des bêtes abattues. Quant à l’avertissement final, il ne cherche qu’à attribuer l’instauration de la loi du talion à la divinité.Dans les deux versions bibliques, le dieu semble tout de même reconnaître qu’il y est allé un peu fort et promet moins de rigueur à l’avenir. Le scribe sacerdotal décrit même le signe d’une alliance conclue entre son Élohim et Noé à cette occasion : « un arc dans la nuée ». Ici, le transcripteur n’a pas saisi le sens de ce qu’il a recopié à Babylone. Utanapishtim, une fois sorti de son arche, avait offert un sacrifice au dieu Soleil Utu. On peut tenir pour certain que, dans une version du mythe qui ne nous est pas parvenue mais à laquelle le document sacerdotal fait allusion, Utu, après avoir agréé l’oblation, adorna l’azur d’un arc-en-ciel, image diaprée de lui-même, l’astre solaire. L’arc-enciel était l’arme par excellence des dieux, que ceux-ci déployaient dans le ciel en certaines occasions. Cet arc divin était apparu dans le ciel mésopotamien après le triomphe de Marduk sur Tiamat, ainsi que dans le ciel indien après celle d’Indra sur Vrtra. L’arc-en-ciel était aussi tenu pour un « pont » entre la Terre et le Cosmos et préludait souvent à une alliance entre les dieux et les hommes. Les arcs de triomphe érigés un peu partout par les empereurs romains procèdent de ces deux origines. 125

Gn 8, 21.

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FIGURE 8: FILIATION DES RÉCITS DILUVIENS

Le mythe de la Castration du Père Le Coran possède, lui aussi, sa version du Déluge, racontée en 11, 36-47. Beaucoup plus courte que la version biblique, on y trouve cependant un épisode inconnu de la Bible dans lequel un fils non nommé de Noé périt dans les flots déchaînés pour avoir commis un acte infâme – dont la teneur n’est, hélas, pas précisée. La mauvaise action imputée à ce personnage pourrait évoquer le souvenir du mythe de la Castration du Père, expurgé de la « vulgate othmanienne » à une époque indéterminée126. C’est par recoupement avec le texte de la Genèse et d’autres mythologies que nous en allons en retrouver la trace. Dans le chapitre consacré aux patriarches antédiluviens, j’ai évoqué une tradition archaïque contant qu’un des fils de Lemekh, le supposé Nahum, était regardé comme l’inventeur de la viticulture. Les rédacteurs yahvistes se référèrent à ce trait lorsque, après l’adoption de la version assyrienne du Déluge (voir Fig. 10, ci-avant), ils donnèrent à ce personnage le rôle du Survivant sous le nom de Noé. Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne. (Gn 9, 20)

À l’origine, ce récit yahviste (qui n’a pas de parallèle sacerdotal) se déroulait probablement avant l’adoption du mythe du Déluge, époque à 126

Le processus de formation du Coran a vraisemblablement duré plus d’un siècle. Voir Prémare (de) 2004.

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laquelle, c’était au patriarche Lemekh qu’était affecté le rôle de fondateur de l’humanité par le biais de ses fils Yabal, Yubal, Tubal Caïn et le supposé Nahum. Un rédacteur yahviste déplaça ce récit dans temps quand on décida d’allouer ce rôle au personnage de Noé par le biais de ses propres fils. Comme l’Akkadien Utanapishtim qui avait introduit dans son bateau « la semence de tout ce qui vit », c’est-à-dire, non seulement des animaux, mais aussi des graines et plantes, le Noé yahviste était censé avoir introduit des ceps dans l’arche. Après le Déluge, on les replanta et bientôt, les vignes portèrent leurs fruits. Vint ensuite l’époque des vendanges, puis celle de la maturation, et, bon, il fallut bien qu’un jour on goûtât la production. Noé but du vin et s'enivra… (Gn 9, 21a)

Ce demi-verset fait allusion à une fête célébrée dans tout le Proche-Orient antique, celle du Vin Nouveau. On la célébrait à la nouvelle lune la plus proche de l’équinoxe d’automne127. Sans doute y pratiquait-on des sacrifices et des libations sans modération. Mais ce vin, que la tradition identifiait à une consolation, s’il figure dans tous les mythes en tant que don des dieux, est toutefois flanqué d’un corollaire fâcheux : l’ivresse, laquelle traîne derrière elle tout un cortège de misères et de drames. … et Noé se découvrit honteusement au milieu de sa tente. (Gn 9, 21b)

On notera, car nous aurons à y revenir, qu’il est étrange qu’un viticulteur, cultivateur sédentaire, habite une tente, à l’instar des nomades. Ainsi donc, Noé se grise et, dans son ivresse, s’affale au milieu de sa tente, exposant ses génitoires (galah, « se découvrir honteusement, révéler sa nudité »). Khâm, père de Kanaan, vit la nudité de son père et il le rapporta dehors à ses deux frères. Alors Sem et Japhet prirent un manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père. Comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père. (Gn 9, 2123)

L’exposition involontaire des attributs du patriarche amuse beaucoup son fils Khâm, qui s’en va le raconter à ses frères. Offusqués, ceux-ci s’empressent alors d’aller pudiquement recouvrir leur père en regardant « ailleurs ». Lorsque Noé se réveilla de son vin, il connut ce que lui avait fait son fils le plus jeune. Et il dit : Maudit soit Kanaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! (Gn 9, 24-25)

À son réveil, Noé « connut » (le verbe yada a ici le sens de « découvrir quelque chose ») ce que lui avait « fait » (asah) son fils cadet. Le verbe asah signifie effectivement « faire, commettre, accomplir » mais aussi « serrer ». 127

Graves et Patai 1987, 127.

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Quand il signifie « serrer », il est employé dans le cadre de la castration. Comme encore actuellement en certaines régions, on serrait le scrotum du jeune animal à l’aide d’une cordelette, de manière à provoquer l’arrêt de la circulation sanguine et, au bout d’un certain temps, l’atrophie et la nécrose des testicules, qui finissaient par tomber. Ce n’est pas le cas ici, où le scribe a donné à asah le sens de « commettre » mais le parallélisme doit être souligné car il n’est certainement pas fortuit. Toujours est-il que l’aïeul, rendu furibond par cette découverte, se répand en imprécations, non pas sur son fils Khâm, le coupable de l’outrage, mais sur son petit-fils Kanaan, lequel est parfaitement innocent vu qu’il n’est même pas présent dans le récit. En vérité, le compilateur yahviste, puisant à plusieurs sources, s’est tout bêtement empêtré dans ses textes. Il est dit en Gn 5, 32 que les trois fils de Noé sont, dans l’ordre de leur naissance, Sem, Khâm et Japhet. Nous apprenons ensuite (Gn 9, 22) que c’est Khâm qui voit et brocarde la nudité de son père. Or, deux versets plus loin (9, 24), on peut lire : « Lorsque Noé […] connut ce que lui avait fait son fils le plus jeune… » Or Khâm n’est pas le plus jeune des fils de Noé : il est le puîné. Le cadet est Japhet. Pourquoi, dès lors, Noé maudit-il, non pas son fils le plus jeune (Japhet), ni le coupable de l’outrage (Khâm), mais un troisième personnage (Kanaan) qui n’est pas là ? Parce que dans la tradition à laquelle se référa le compilateur, les trois fils du patriarche étaient, dans l’ordre de leur naissance, Sem, Japhet et Kanaan128. Khâm est un personnage rajouté par une énième couche de la tradition. C’est la raison pour laquelle son nom n’est jamais employé seul mais est toujours suivi de la précision « père de Kanaan », alors que les deux autres fils de Noé sont invariablement cités sans aucune mention de leur engeance. Cet épisode ne fait que tempérer le mythe de la Castration du Père par son fils le plus jeune, action préludant au renouveau du monde, que ce soit sur le plan cosmique ou institutionnel. Une version hourrite de ce mythe contait qu’Anu, le dieu du Ciel, avait été émasculé avec les dents par son cadet Kumarbi. Ce dernier, comme Khâm, se moqua ensuite de son père mutilé, ce qui lui valut d’être maudit par celui-ci. Or en coupant de ses dents les gonades paternelles, Kumarbi avait également avalé la semence qu’elles contenaient. Il se retrouva bientôt « enceint » de trois dieux, dont Teshub, dieu de l’Orage, qui plus tard le détrôna. Dans la version grecque de ce mythe qu’Hésiode relate dans la Théogonie, Ouranos, dieu du Ciel (fonctionnellement équivalent à Anu), et fils de Gaïa, la Terre, s’unissait sans vergogne à sa propre mère. Par la vertu de sa pluie assimilée au sperme, il avait fait à Gaïa de nombreux enfants, rejetons qu’il s’empressait d’envoyer au Tartare dès leur naissance, de peur d’être un jour détrôné par l’un d’eux. Excédée, la déesse Terre forgea de l’acier en son sein et en fabriqua une serpe. Elle réunit alors sa progéniture : 128

BJ 1998, 49, d.

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Kœos, Krios, Hypérion, Iapétos129 et Kronos, et les exhorta à la venger. Tous se récusèrent sauf le plus jeune, Kronos (parallèle au Kumarbi des Hourrites). Armé de la fameuse serpe, il se posta en embuscade et lorsque, le soir venu, le Ciel s’approcha de la Terre pour assouvir son incestueux appétit, il le châtra d’un seul coup et le supplanta. Le même Kronos, plus tard, dans une répétition du mythologème, agira comme son père, dévorant à belles dents son engeance à peine issue du sein maternel, mais sera émasculé à son tour et supplanté par Zeus, son fils le plus jeune (équivalent à Teshub, comme lui dieu atmosphérique de la Foudre). Une tradition hébraïque issue de ce mythe dut exister. Probablement son action se déroulait-elle dans le cadre de la fondation de l’humanité par les trois fils de Lemekh, seule époque où l’on puisse admettre que le tout premier des cultivateurs habitât encore une tente à l’instar de ses frères nomades. Ce récit devait mettre en scène les fils du supposé Nahum (Sem, Japhet et Kanaan), et conter comment le plus jeune, sans doute incité par sa mère, avait châtré son viticulteur de père ivre et dénudé dans un contexte probable de préliminaires au déduit. Peut-être, initialement, Kanaan se servit-il d’une corde (d’où asah, « serrer »), mais dans une réécriture perdue de l’épisode, on le fit certainement employer un gouet, outil à lame recourbée destiné à tailler la vigne – ce qui renvoie à l’emploi d’une serpe dans le mythe grec. Il semble bien que dans la version coranique du Déluge, le fils non nommé qui périt noyé dans les flots pour avoir commis « un acte infâme » ait été le castreur de son père. L’embarras du scribe coranique, désireux de cacher la teneur de cet acte, se décèle dans le discours de la divinité qui demande à Noé – la victime dans la tradition initiale hébraïque – de ne chercher ni à savoir ni à comprendre. Trop respectueux des usages, le scribe yahviste ne pouvait que remanier ce récit ou le supprimer du corpus. Mais comme il tenait les Cananéens des opulentes cités des basses terres pour des dépravés portés sur la luxure, il en conserva le contexte, non sans l’avoir largement dulcifié, remplaçant la scélérate émasculation par un simple coup d’œil libidineux, de manière à établir que déjà Khâm, père de Kanaan, était un individu méprisable et pervers. Le verset de clôture (« Qu’il [Kanaan] soit l’esclave des esclaves de ses frères ») ne vise qu’à donner l’étiologie de la soumission des Cananéens aux Israélites et aux Judéens de l’époque de la royauté. C’était oublier un peu vite que ce peuple honni était le père du « peuple élu ». Comme le soulignent Pierre Bordreuil et Françoise Briquel-Chatonnet, « la yahvisation progressive [d’autres] groupes d’origine cananéenne expliquerait une certaine agressivité anti-cananéenne, réaction habituelle de prosélytes envers leur appartenance antérieure »130. 129 130

Hellénisation de Japhet. Bordreuil – Briquel-Chatonnet 2000, 54.

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La Tour de Babel, main tendue vers le Ciel

Généralités L’épisode de la Tour de Babel est conservé dans le chapitre 11 de la Genèse. Texte retouché et probablement incomplet, amalgame de différentes traditions selon la BJ 1998131, il entremêle au moins deux histoires différentes fondues dans un très court récit. On y parle en même temps d’une ville bâtie par les hommes dans un but précis et d’une tour dont ils entreprennent l’érection pour une autre raison. L’historiette a pour objet de donner l’étiologie de la dispersion des humains sur la terre et de la diversité des langages. Chose étrange : il ne sera jamais plus fait mention de la Tour de Babel dans la Bible hébraïque, silence étonnant au regard de l’abondance des représentations que ce monument a suscitées dans l’imaginaire chrétien. L’incipit du récit et son épilogue ne sont pas sans analogie avec ceux de la légende sumérienne intitulée Enmerkar et le Seigneur d’Aratta. INCIPIT Genèse 11 Légende d’Enmerkar132 En ce temps-là, tout le monde se ser- En ce temps-là, l’univers entier, les vait d’une même langue et des mêmes peuples à l’unisson rendaient hommage mots. à Enlil en une seule langue. ÉPILOGUE Genèse 11 Légende d’Enmerkar Yahvé confondit leur langage pour Enlil changea le discours dans la qu’ils ne s’entendent plus les uns les bouche des hommes, apportant en lui la autres. discorde.

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BJ 1998, 51, note a. Enmerkar et le Seigneur d’Aratta, trad. Kramer 1957, 164-165.

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Le récit biblique. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. (Gn 11, 2)

Ces hommes en marche figurent un peuple en migration. La région que la Bible nomme le « pays de Shinéar » (erets Shin’ar) est la Mésopotamie centrale et méridionale, plus exactement l’ancien Sumer133. Cette précision géographique est un indice d’emprunt à la tradition mésopotamienne. Ces migrants, ayant trouvé une vallée qui leur convenait, décidèrent de s’y installer et dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux. Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre. (Gn 11, 3-4)

Quoi de plus normal pour des gens en voie de sédentarisation que vouloir rester groupés dans une agglomération urbanisée ? Quant à la « tour », elle n’était autre qu’une « ziggurat » (akkad. : ziqquratu, du verbe zaqaru, « construire haut »), édifice cultuel de l’Antiquité mésopotamienne et élamite. Il s’agissait d’une construction à étages supportant le temple d’une divinité et qui consistait en une succession de pyramides tronquées empilées l’une sur l’autre, leur masse diminuant au fur et à mesure de leur superposition. On a coutume de lier le premier stique du v. 3 (« Bâtissons-nous une ville ») au premier stique du v. 4 (« Faisons-nous un nom »), et le second stique du v. 3 (construction de la tour), au second du v. 4 (« ne soyons pas dispersés sur toute la terre »). Or ériger une tour pour éviter la dispersion n’a pas de sens : il est bien plus logique de se prémunir contre la dissémination en bâtissant une ville où habiter tous ensemble, et d’ériger une tour « dont le sommet pénètre les cieux » afin d’asseoir sa renommée. Il apparaît donc que le texte a été traduit et réécrit par un scribe peu respectueux de son modèle. Le sens de la tradition originelle devait être : « Bâtissons-nous une ville et ne soyons pas dispersés sur toute la terre », et celui de la seconde : « Construisons une tour dont le sommet pénètre les cieux et faisons-nous une renommée. » C’est d’ailleurs l’appréhension de voir naître ce renom, et non le souhait de sédentarisation, qui va provoquer la réaction du dieu biblique. Il faut dire que les dimensions de cette tour étaient de nature à enflammer l’imagination. En effet, il est question ici – le consensus est quasi général sur ce point – de la grande ziggurat de Marduk qui surplombait Babylone. Ce monument magnifique, haut de 91 m et large d’autant, les Judéens exilés en

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Dans la première portion de la Table des Peuples, il est dit que « les soutiens de l’empire de Nemrod furent Babel [Babylone], Éreq [Uruk] et Akkad, villes qui sont toutes au pays de Shinéar ».

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Babylonie par Nabuchodonosor II ont pu l’admirer pendant deux ou trois générations. Rien d’aussi colossal n’existait ailleurs, sauf en Égypte134. Ils se dirent : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. (Gn 11, 3)

Ce descriptif de mise en œuvre est un autre indice d’emprunt à la tradition mésopotamienne. En Israël et en Juda, comme partout ailleurs en Canaan, on bâtissait les monuments d’importance en pierre jointoyée au mortier, alors que sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, où la pierre était rare et devait être importée à grands frais, on construisait en briques d’argile reliées au bitume, parfois au plomb. Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. (Gn 11, 5-8)

L’anthropomorphisme de la divinité, obligée de descendre du ciel pour « voir la ville », et sa manière de s’exprimer à la première personne du pluriel, comme si elle s’adressait à sa cour céleste sont, eux aussi, mésopotamiens. Dans le récit biblique, Yahvé, effaré et angoissé par l’ingéniosité de ses créatures, réagit comme à son habitude : de manière méchante. Puisqu’il ne peut plus envoyer de Déluge sans rompre le pacte conclu avec Noé, il va disperser ces gens, ce qui constitue le pire des châtiments que l’on puisse infliger à un peuple sédentaire. Et cela parce qu’à partir de prémisses mal interprétées, le scribe lui a fait imaginer que sa déité pourrait être menacée par l’érection de cette tour paraissant s’élancer vers le ciel, comme le feront plus tard les flèches des cathédrales. Or dans l’optique babylonienne, l’érection d’une ziggurat ne relevait pas de l’hybris mais, au contraire, de respectueuse commensalité, les hommes proposant aux dieux de venir partager dans le temple du sommet les rituels et les fêtes institués en leur honneur. Aussi nomma-t-on la ville Babel car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre. (Gn 11, 9)

Le toponyme Babel est l’hébraïsation de l’akkadien Bab il (la « Porte de/ du dieu »), nom de la ville de Babylone135. Le scribe, Sémite lui-même, ne pouvait l’ignorer. Il en fournit sciemment une étymologie erronée en rappro134

Sur les cent vingt pyramides égyptiennes, il n’en existe que cinq dépassant (ou ayant dépassé) les 91 m de hauteur : les deux pyramides de Giza construites par Khéops et Khéphren (146,50 et 143,50 m), les deux pyramides de Dahshour construites par Snéfrou (105 et 104 m) et la pyramide de Meïdoum, sans doute érigée en partie, par le même Snéfrou et qui aurait mesuré 93,50 m avant son effondrement partiel à une époque indéterminée. Mais, au contraire des pyramides égyptiennes dont la fonction était exclusivement funéraire, les ziggurats étaient uniquement destinées à servir de piédestal à un temple.

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chant Babel du verbe balal (« confondre, mélanger ») rien que pour donner son sens étiologique au récit. Pour la Table des Peuples, qui ignore l’épisode de la Tour de Babel, la généalogie des fils de Noé se clôt également sur la dissémination des hommes sur la Terre, mais dans un contexte non coercitif : Tels furent les clans des descendants de Noé, selon leurs lignées et d’après leurs nations. Ce fut à partir d’eux que les peuples se dispersèrent sur la terre après le déluge. (Gn 10, 32)

Enfin, comme pour la « ville de l’Homme » érigée par Caïn, l’ampleur des travaux laisse supposer une société sédentaire évoluée et hiérarchisée.

La ziggurat de Marduk à Babylone La plus ancienne ziggurat actuellement identifiée est celle de Lagash, consacrée au dieu agraire sumérien Ningirsu et construite par Gudéa vers ~2300. On sait cependant, par des représentations retrouvées sur des sceauxcylindres, que ce type de monuments existait déjà auparavant. Les premières ziggurats semblent d’abord n’avoir été que des temples sur terrasse. Les villes ayant souvent été bâties le long des fleuves, l’idée de départ fut probablement de surélever la résidence du dieu afin de lui éviter d’être inondée lors de trop fortes crues. Le nombre et l’importance des niveaux augmentèrent au fil du temps. Du temple sur terrasse, on passa à deux, puis trois, quatre, et jusqu’à sept niveaux, le dernier servant toujours de support au sanctuaire. On accédait aux différents étages par un escalier frontal et des escaliers latéraux. Réplique architecturale de la Montagne sacrée, la ziggurat invitait la divinité à descendre sur la Terre, et non les hommes à monter conquérir le ciel. Dans tout le Proche-Orient, les montagnes étaient traditionnellement considérées comme des lieux propices à la manifestation du divin. Traits d’union entre le ciel, la terre, on croyait leur sommet, souvent dissimulé dans les nuages, habité par les dieux. Pour les Grecs, l’Olympe était la demeure de Zeus ; pour les Indiens, le Kaïlash celle de Shiva ; pour les Syriens, le djebel Aqra celle de Baal Saphon ; pour les Assyriens, la colline d’Ebeh celle d’Ashshur136 ; pour les juifs le Sinaï ou le Moriyah celle de Yahvé. Calquant en cela les rites suméro-babyloniens où le roi, dans son rôle de grand-prêtre, montait à la ziggurat pour y rencontrer son dieu descendu sur la terre, la 135

Bab il est en réalité la transposition en akkadien de l’ancien nom sumérien de la ville, Ka.dingir.ra (même signification) ; on le trouve parfois transcrit Bab ilani, la « Porte des dieux », forme dont semble provenir le nom actuel de Babylone. 136 « Assur » – à prononcer Ashshour – est à la fois un toponyme désignant la capitale religieuse de l’Assyrie et le territoire assyrien, mais aussi le théonyme du dieu local de cette ville. C’est pour les différencier que, par convention, nous employons ici la transcription francisée (Assur) pour la ville ou l’empire, et une transcription « sémitisante » (Ashshur) pour le dieu.

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Bible mettra en scène Abraham et Moïse, entre autres, grimpant au sommet d’une montagne pour y rencontrer Yahvé. La Tour de Babel a donc bel et bien existé. Consacrée au dieu Marduk, elle dominait de ses sept étages la ville de Babylone. Comme tous les édifices religieux, elle portait un nom sumérien : E.temen.an.ki (« Maison [du] Fondement [du] Ciel [et de la] Terre »)137. On ignore quel souverain en entreprit la construction. Son cœur en briques crues, plus ancien que ses 15 m de parois extérieures en briques cuites, aurait pu remonter à Hammurabi (vers ~1750). La hauteur du monument initial reste inconnue. Une légende en attribue la construction au mythique roi Nemrod, le « grand chasseur devant l’Éternel » de Gn 10, 9, qui l’aurait voulue si haute que les eaux d’un Déluge n’eussent pu la submerger. Quoique plusieurs fois restaurée aux cours des siècles, Etemenanki menaçait ruine vers ~600, ainsi qu’en atteste une inscription du fondateur de la dynastie néo-babylonienne Nabopolassar. Celui-ci en entama la restauration, laissant à son fils et successeur Nabuchodonosor II le soin de la terminer. Ce dernier s’acquitta scrupuleusement de la tâche et fit même recouvrir l’entièreté du temple supérieur de briques émaillées bleues. En ~478, le roi de Perse Xerxès Ier voulut faire démolir l’édifice en représailles à une révolte babylonienne mais recula devant l’ampleur du travail après que l’on eût seulement abattu son escalier central. Peu après, Hérodote, visitant Babylone, vit la ziggurat fortement ruinée. La description qu’il en a laissée est néanmoins celle d’une solide tour carrée. Sur cette tour s’en élève une autre, et sur cette seconde encore une autre, et ainsi de suite : de sorte que l’on en compte jusqu’à huit. On a pratiqué en dehors des degrés qui vont en tournant, et par lesquels on monte à chaque tour. […] Dans la dernière tour est une grande chapelle ; dans cette chapelle un grand lit […] Personne n’y passe la nuit, à moins que ce ne soit une femme du pays, dont le dieu a fait choix. (Hist., I, 181)138

En ~324, Alexandre le Grand voulut restaurer la ziggurat. Il commença à faire démonter et entreposer son enveloppe extérieure mais sa mort l’année suivante vint mettre un terme au projet. Entre ~300 et ~275, la fondation d’Antioche, nouvelle capitale des Séleucides, par Séleucos Ier ravala Babylone au rang de cité provinciale. Peu à peu, la ville se déserta et les habitations, montées en briques crues, commencèrent à se déliter. Etemenanki, cependant, continuait d’en imposer. Au point qu’en ~229, Séleucos II prit encore la peine de faire recopier un de ses anciens descriptifs. Ce document, nommé Tablette de l’Esagil139, nous apprend que l’édifice avait une base carrée de 91 m de côté et s’élevait, avec 137

Le sumérien, bien que déjà devenu une langue morte, était encore employé à Babylone en tant que langue cultuelle, comme le sera chez nous le latin d’église jusqu’au XXe siècle. 138 [En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/clio.htm (consulté le 15.03.19). 139 L’E.sag.il, la « Maison [à] Tête haute », où la tablette fut découverte, était le temple situé au pied de la ziggurat.

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ses sept premiers étages, à 91 m également. Sur le septième niveau, précise la tablette, était bâti le sanctuaire de Marduk, hélas non décrit. Babylone aurait sans doute survécu si l’Euphrate n’avait changé de cours, provoquant l’inexorable ensablement du bras qui traversait la ville. D’autant que le départ de la cour séleucide pour Antioche ayant provoqué l’exode des ouvriers chargés de l’entretien des canaux, ceux-ci ne furent plus curés, les laissant à la merci du sable. Après les maisons particulières retournées au limon, ce fut au tour des bâtiments officiels et des temples : leurs toitures en bois s’effondrèrent les unes après les autres, exposant leurs décors aux lacérations du vent et de la pluie. Quant au pont magnifique jeté par Nabuchodonosor par-dessus le fleuve-dieu, sans doute n’en restait-il déjà plus que quelques piles de briques cuites plaquées çà et là de pierres jointoyées au plomb, d’où surgissaient peut-être encore les embouts méconnaissables d’un tablier de cèdre désagrégé. Sous les Parthes, Babylone poursuivit son déclin et sa ruine. L’Esagil, resta toutefois en activité jusqu’en 67 de notre ère, date de son probable abandon. La cité était alors déserte depuis longtemps. Mais Etemenanki, quoique délabrée, la surplombait toujours. L’agonie de ce monument remarquable se serait probablement prolongée jusqu’à nos jours si les autochtones, indifférents à sa splendeur passée, ne l’avaient ravalée au rang de carrière à ciel ouvert, venant pendant des générations y puiser les briques qui servirent à la construction des villages environnants. Comble d’avanie, on lui vola jusqu’à ses fondations. Tant et si bien qu’un jour, il ne demeura plus de la « Maison des Fondements du Ciel et de la Terre » qu’un monstrueux cratère au fond duquel quelques roseaux chétifs se languissaient d’attendre une improbable remontée de la nappe phréatique. Seule demeura, ultime géante émergeant encore de la plaine aride, la ziggurat voisine de Borsippa, jadis vouée au dieu Nabu, fils de Marduk 140. Et un jour, plus personne ne se souvenant d’Etemenanki, on imagina que cette ziggurat ruinée était la Tour de Babel et on lui donna le nom de Birs Nimrud, « Tour de Nemrod ». Quelques versets tardifs que la fiction littéraire biblique attribue au prophète Jérémie augureront – post eventum : Ainsi parle Yahvé […] Babylone deviendra un tas de pierres, un repaire de chacals, un objet d’épouvante et de dérision […] Des lynx y gîteront avec des chacals, des autruches y auront leur demeure ; elle ne sera plus habitée, à jamais, d’âge en âge, elle ne sera plus peuplée. (Jr 51, 37 et 51, 39)

C’est vrai, ce fut ce qui arriva. Mais ce que n’avait pas prévu ce soi-disant oracle de Yahvé, c’est que jamais le site de Babylone – et encore moins son nom – ne s’effaceraient de la mémoire des hommes. Quand, à la fin de 140

Son nom était E.ur.me.imin.an.ki, la « Maison [des] sept Guides [du] Ciel [et de la] Terre ». Avant la Guerre du Golfe de 1990, ses ruines dominaient encore la steppe de près de 50 m.

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notre XIXe siècle, furent lancées les premières campagnes de fouilles organisées en Mésopotamie, les indigènes, pourtant parfaitement illettrés, guidèrent immédiatement la mission qui cherchait l’antique capitale en un endroit précis où, à perte de vue, se devinaient encore des monceaux de gravats pétrifiés par le sable. – Comment appelle-t-on ce lieu ? demandèrent les archéologues ébahis. – Babil, répondirent les guides.

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Les traditions patriarcales du Sud

Généralités Les onze premiers chapitres de la Genèse nous ont relaté de manière allégorique l’histoire du monde depuis les origines, évoquant tour à tour la Création, la faute des humains primordiaux, leur punition, le manque de repentir des générations suivantes et le Déluge, prélude à une refondation du monde. Avec l’entrée en scène des patriarches post-diluviens, la Bible, sans encore quitter le domaine du mythe, va tenter de faire un premier pas dans celui de l’Histoire. Quatre cycles consacrés à des héros nommés Abraham, Isaac, Jacob et Joseph vont se succéder du 12e au 50e chapitre de la Genèse. Les premières tentatives de passage d’un passé fabuleux au récit marqué de repères chronologiques coïncident avec l’établissement de la royauté en Israël et en Juda. D’abord assimilés à des héros locaux, les patriarches ne recevront leur biographie actuelle qu’après le retour de l’Exil, lorsqu’il deviendra impératif pour le nouveau pouvoir judéen d’insuffler à la population composite de l’ancien royaume de Juda, depuis peu ravalé au rang de province de la 5e satrapie perse (la Transeuphratène), le sentiment d’appartenance à une même communauté. Alors, reliera-t-on « toutes ces perles détachées en un long chapelet au moyen du fil tenu d’une généalogie artificielle »141, avant de mettre en scène dans une interminable saga : Abraham, ancêtre sudiste revendiqué par un important groupe de population installé dans les montagnes de Juda, autour d’Hébron ; Isaac, autre héros sudiste attaché aux régions de Béer-Shéba et de Tsiqlag dans le nord-ouest du Néguev ; Jacob, héros nordiste de la région de Sichem - Bethel ; Israël, autre héros nordiste donné pour fondateur du sanctuaire de Silo et qui sera plus tard assimilé à Jacob ; Joseph, ancêtre légendaire des tribus nordistes d’Éphraïm et de Manassé, dont la fin du cycle clôturera la Genèse. Les historiettes entrant dans la composition de ces cycles sont fondées sur le souvenir très approximatif de traditions immémoriales. Leur historicité 141

Lods 1969, 153.

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doit être rejetée, la biographie de ces personnages ayant été tissée à partir de petits récits étiologiques primitivement indépendants qui, au départ, ne les concernaient pas. Une certaine exégèse reste pourtant persuadée du contraire, invoquant, entre autres choses, l’exactitude de la description de leurs mœurs, alors que les rédacteurs bibliques étaient censés avoir oublié les réalités de la vie nomade. Ce n’est là qu’un leurre. En effet, la fidélité de ce rendu (autorité illimitée du chef de famille, vie sous la tente, devoir sacré de l’hospitalité, mariage endogamique, pratique de la razzia et de la vendetta...) n’est qu’apparente et peut s’expliquer par l’immuabilité des habitudes de vie des nomades. Autrement dit, pour dépeindre la rude précarité du mode d’existence que les différents transcripteurs imaginèrent avoir été celui de leurs grands Ancêtres, il a pu leur suffire d’observer les bédouins de leur temps. On en ferait bien de même avec ceux qui subsistent encore à l’heure actuelle mais, le cas échéant, il nous faudrait éviter toute allusion aux objets modernes qu’ils transportent avec eux (montre, téléphone portable…), alors que les rédacteurs bibliques, tentant d’ancrer leurs héros dans le ~XVIIIe siècle, les font côtoyer des chameaux (en réalité, des dromadaires), animaux qui ne furent introduits et utilisés en Palestine que 800 ans plus tard. Autre anachronisme dénonçant une réécriture de l’Histoire par projection du présent dans le passé : la mise en scène de Hittites vivant parmi les Cananéens, réalité postérieure à l’an ~1000. Une autre raison de rejet de l’authenticité des histoires patriarcales tient dans le fait avéré que la tradition orale est incapable de conserver la mémoire d’événements au-delà d’une ou deux générations. Adolphe Lods donnait l’exemple des « souvenirs imprécis, pleins de confusions et d’erreurs, des docteurs de la Mishna sur la guerre avec les Romains à peine éloignée d’eux de quelque 70 ans »142. De son côté, Mircea Eliade citait celui d’une ballade populaire d’Europe de l’Est où il était question d’un fiancé convoité par une fée des montagnes, et où l’on racontait que celle-ci, par jalousie, avait poussé le jeune homme dans un précipice la veille de son mariage. Le corps du malheureux, retrouvé le lendemain, avait été ramené au village où sa fiancée en pleurs s’était mise à entonner une lamentation funèbre pleine d’allusions mythologiques. Un folkloriste ayant appris que cette histoire, prétendument très ancienne, s’était en réalité déroulée quelques dizaines d’années auparavant – même que la fiancée de la ballade, quoique très âgée, était encore en vie – décida d’en avoir le cœur net. Il rendit visite à la vieille dame qui ne put lui narrer qu’un drame banal marqué au coin de la malchance. Peu avant leurs noces, son promis, rentrant par la montagne, avait glissé et était tombé dans un précipice. Mais il n’était pas mort sur le coup. Ses cris avaient alerté les villageois partis à sa recherche. Ramené au village, il avait encore trouvé la force de conter sa mésaventure avant de succomber. Lors de ses funérailles, les villageoises avaient psalmodié les lamentations funèbres de cir142

Lods 1969, 152.

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constance, où il n’était nullement question de fée maléfique ni de sortilège d’aucune sorte. Ainsi, concluait l’auteur, « quelques années avaient suffi, malgré la présence du témoin principal, à dépouiller l’événement de toute authenticité historique, à le transformer en récit légendaire »143.

Datation de la mise par écrit des traditions patriarcales L’exégèse fidéiste situe la mise par écrit des traditions patriarcales sous le règne du roi David, vers l’an ~1000 – ceci bien qu’aucun élément archéologique ne soit jamais venu étayer cette hypothèse. L’assertion situant David à la charnière du ~IIe et du ~Ier millénaire est basée sur un échafaudage de conjectures et un raisonnement circulaire. Elle considère comme exacte la longueur de son règne donnée par 1 R 2, 11 (« 40 ans ») et le situe de ~1010 à ~970. Or ces dates ont été fixées d’après celles du règne du pharaon Sheshonq Ier, dont l’ancrage chronologique (lui-même en partie basé sur les données bibliques) est loin d’être assuré, et pour autant que l’on admette trois autres présupposés. Le premier présupposé est que Hedjkheperrâ Setepenrâ Sheshonq, qui aurait régné de ~945 à ~924 (et qui est sans doute le Shishaq mentionné en 1 R 14, 25-26, lequel aurait pillé Jérusalem) ait été contemporain du roi judéen Roboam (~930/~914) et du roi israélite Jéroboam Ier (~930/~911), ce qu’aucun document extrabiblique n’est jusqu’à présent venu confirmer. Le prétendu pillage de Jérusalem n’est pas assuré non plus. Cette ville n’est pas citée dans la liste toponymique liée à la campagne de Sheshonq Ier en Canaan gravée à Karnak dans la première cour, à côté du portique des Bubastides. Le trajet de l’armée égyptienne, reconstitué à partir des 150 et quelques toponymes subsistants, ne passe pas par Jérusalem144. On ne peut donc exclure que la relation biblique de cet événement soit une pure invention issue du principe de la « rétribution du péché » en ce sens que Roboam, présenté comme un idolâtre, ne pouvait qu’avoir subi de graves déboires en raison de son infidélité à Yahvé. Le second présupposé est que la durée de 40 ans de règne attribuée par la Bible tant à David qu’à Salomon (~970/~930) soit exacte et non symbolique, sachant que les nombreuses périodes de « 40 ans » émaillant les récits bibliques représentent toujours un aveu dissimulé d’ignorance. Ce fut ainsi que les auteurs de l’Exode, ignorant tout de Moïse, lui attribuèrent 120 années de vie : 40 en Égypte, 40 en Madiân et 40 au désert. On ignorait la longueur du règne de Saül ; une tradition (reprise par Ac 13, 21) la fixa à 40 ans. Les rédacteurs de Samuel, des Rois et des Chroniques, qui, sans doute, n’en savaient guère plus sur David et Salomon, les créditèrent l’un et l’autre d’un 143

Eliade 1969, 60-62. Cette liste toponymique est restée inachevée, le roi étant mort l’année suivante, ce qui permet aux partisans de l’historicité du sac de Jérusalem de soutenir que sa mention aurait dû se trouver dans la partie manquante. 144

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règne de 40 ans (2 Sa 5, 4 ; 1 R 2, 11 ; 1 R 11, 42 ; 2 Ch 9, 30…) Israel Finkelstein donne au chiffre biblique « 40 » une valeur typologique145 (classification artificielle facilitant l’analyse d’une réalité plus complexe, voire inconnue). Le troisième présupposé est qu’il est tenu pour acquis qu’une écriture élaborée existait en Juda au début du ~Xe siècle, alors que la chose est très improbable146. Aucun texte qui puisse être daté de cette époque et attribué avec certitude au royaume de Juda n’a jusqu’à présent été découvert. L’Abécédaire de Tel Zayit, dont font grand cas certains biblistes, ne démontre nullement l’existence d’une littérature judéenne à cette époque. Il fut trouvé hors de son contexte initial, en tant que matériau de remploi dans un mur incendié vers le ~Xe siècle mais son origine reste inconnue. Le fait que Tel Zayit ne soit situé qu’à une cinquantaine de kilomètres au sud de Jérusalem ne permet pas de relier formellement la pièce au royaume de Juda, dont l’étendue du territoire à la charnière du ~ IIe et du ~Ier millénaire reste hautement spéculative. Son épigraphie, enfin, semble plutôt le rattacher à la civilisation phénicienne. Il en va très probablement de même du Calendrier agricole de Gézer qui lui est légèrement antérieur147. Quant aux Ostraca d’Arad, ceux antérieurs au ~VIIe siècle sont pratiquement illisibles ou très lacunaires (un mot, voire une lettre). Enfin, pour en terminer, ce n’est pas parce que les pérégrinations patriarcales s’inscrivent exactement dans les frontières du soi-disant territoire unifié de David et Salomon que leur mise par écrit ne pourrait pas être l’œuvre d’écrivains postérieurs convaincus, ou voulant convaincre, de leur historicité148. Ce gigantesque royaume, que n’évoque aucune autre source antique, est tenu pour controuvé par la majorité des historiens. Il ne serait en fait, comme l’écrit Alberto Soggin, « qu’une construction postérieure, pseudo historique et donc artificielle, qui tend à glorifier un passé qui n’a jamais existé pour compenser un présent morne et gris »149. Ce que la Bible nous conte des personnages de David et de Salomon, considérés comme les deux plus grands rois sudistes, alors que le premier ne fut probablement qu’un chef de bande dont la biographie sombra dans l’oubli, et le second un personnage artificiel fabriqué par la légende, aurait pu avoir été tardivement tiré de la biographie d’Omri et de son fils Achab, les deux plus grands rois nordistes, dont l’existence, elle, est solidement avérée. Certaines traditions parlaient sans doute d’un héros local du nom de David, souvent mis en scène dans un contexte de guérilla. Son nom semble 145

Finkelstein 2013, 48, 84-85, 106. Finkelstein 2002, 132 et Finkelstein 2013, 68 et 187 sv, selon qui l’écriture et l'alphabétisation ne sont pas attestées en Juda avant la fin du ⁓VIIIe siècle. Ceci implique que les descriptions bibliques d’événements précédant cette époque proviennent forcément de traditions orales peu fiables. 147 Rollston 2010, 30-35. 148 Paul 2000, 119-120. 149 Soggin 2004, 56.

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provenir de dôd (« bien aimé »), nom à rapprocher du dieu solaire Dodoh, dont le culte au ~IXe siècle est attesté à la ligne 12 de la stèle du roi moabite Mesha150. Les scribes judéens lui auraient fabriqué le passé merveilleux de l’humble berger devenu roi après avoir été remarqué par la divinité. On lui aurait taillé ensuite un royaume sur mesure (l’ancien Israël et l’ancien Juda réunis) et attribué un règne glorieux de « 40 ans ». (Le grand roi israélite Omri n’avait régné qu’une douzaine d’années ; il fallait que David le dépassât). Omri était militaire ; David est dépeint comme un guerrier. Omri fut porté au pouvoir après le suicide de l’usurpateur Zimri ; David est porté au pouvoir après le suicide de Saül. Omri s’était bâti une nouvelle capitale, Samarie ; David enlève Jérusalem aux Jébuséens pour en faire sa nouvelle capitale. Omri avait eu un fils glorieux : Achab ; David a un fils glorieux : Salomon. Le règne du fils d’Omri avait été pour Israël un temps de prospérité, de stabilité et de paix ; le fils de David porte le nom, de Shelomoh, étymologiquement solidaire du substantif shalom, « paix »151. Achab avait régné une vingtaine d’années ; Salomon règne pendant « 40 ans ». Achab, avait épousé la fille d’Ittobaal, roi phénicien de Tyr ; Salomon, épouse la fille de Hiram, roi phénicien de Tyr (et même – autant en rajouter – la fille d’un pharaon, comme par hasard non nommé). Achab est dépeint comme un impie ; Salomon est d’une piété exemplaire – mais nous savons que la dénonciation de l’apostasie d’Achab par les prophètes Élie et Élisée, personnages bornés et incultes, est totalement injustifiée. Achab resta toujours fidèle au dieu tutélaire d’Israël, dotant les héritiers de son trône d’un nom yahviste : Ochozias (Achazya, « Possession de Yahvé »), Joram (Yoram, « Yahvé est élevé ») et Athalie (Athalya, « Heure de Yahvé »). Pour en revenir aux traditions patriarcales du Sud, elles n’étaient au départ que les émanations de bribes d’un légendaire perdu qui circulait en Canaan. À la suite des premières tentatives de conversion de cet imaginaire local en tradition historiographique par diverses écoles de scribes, le courant sacerdotal, à force de gloses, a fini par l’empreindre d’une thématique, d’une phraséologie et d’un vocabulaire qui les relient à une phase tardive de la constitution du Pentateuque postérieure à l’Exil. On se gardera toutefois de jeter le patriarche avec l’eau du bain. On ne peut en effet exclure que les anthroponymes Abraham, Isaac, Jacob, Israël ou Joseph aient été ceux de personnalités ayant existé dans le passé. Ces héros se seraient ensuite trouvés « idéalisés et traités en exemples vénérables d’une piété qui était en fait celle des narrateurs »152. Les tablettes d’Ébla indiquent que les noms Yisra’el et Yishma’el étaient déjà attestés dans la seconde moitié du ~IIIe millénaire153. L’anthroponyme amorite Abi-ramu 150

Jean 1954, 37. Selon Römer 2017, 26, il pourrait dériver de celui de l’ancienne divinité poliade de Jérusalem, Shalimu. 152 Caquot 1970, 370. 153 Lebrun 1984, 23-24. 151

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(lexicalement voisin de l’hébreu Abram/Abraham) apparaît sous la forme Ab-ramu (« [le] Père [est] élevé) » sur un contrat de fermage conclu à l’époque du roi paléobabylonien Hammurabi (~XVIIIe siècle), type de documents où l’on a aussi pu lire les noms Yaqubu-ilu et Yasup-ilu, possibles prototypes des anthroponymes Jacob et Joseph154, que l’on retrouverait à nouveau sous la forme Yaqb-r et Ysp-r, cités comme ennemis de l’Égypte dans un récit de campagne de Thoutmès III au ~XVIe siècle. Le nom de Jacob, connu ailleurs en Canaan, entre sans doute dans la composition du nom de naissance du Hyksôs Yaqeb-Her et du principicule asiatique Yaqeb-Âamou au ~XVIIe siècle. Le choix délibéré d’Abraham, ancêtre prétendu des Judéens, comme fondateur du peuple juif marque la volonté des dirigeants de Jérusalem de se mettre en avant dès le début de l’histoire conventuelle.

Abraham et les Térakhites À la suite du récit de la Tour de Babel, on retrouve une portion de la Table des Peuples visant à relier Abraham aux patriarches antédiluviens. Après avoir égrené l’engeance de Sem, fils aîné de Noé et ancêtre éponyme des Sémites, cette généalogie nous présente un personnage nommé « Abram », qui deviendra « Abraham » par variation dialectale : Serug, âgé de trente ans, engendra Nakhor. […] Nakhor, âgé de vingt-neuf ans, engendra Térakh. […] Térakh, âgé de soixante-dix ans, engendra Abram, Nakhor et Haran. Voici la postérité de Térakh : Térakh engendra Abram, Nakhor et Haran. Haran engendra Lot. (Gn 11, 22-27)

L’onomastique montre que la parentèle d’Abraham porte des noms liés, à la fois à d’anciens théonymes et à des toponymes de la région du haut Euphrate155. Probablement s’agit-il d’antiques héros ou demi-dieux araméens auxquels le folklore local attribua plus tard une existence humaine. Serug, nom de l’arrière-grand-père d’Abraham, signifie le « Fort ». Il était lié à la force divine. On peut le rapprocher du toponyme Sarugu156, ville du bassin du Balikh, un affluent septentrional de l’Euphrate. Nakhor , nom porté par le grand-père et le frère d’Abraham, provient de nakhar, « ronfleur ». Il était lié au « sommeil cosmique », c’est-àdire à la mise à l’écart d’un dieu au profit d’un autre plus proche de la 154

Caiger 1936, chap. 3. L’entrée d’un théonyme dans la toponymie pour désigner le territoire sur lequel s’exerce l’ascendant de la divinité concernée est bien attestée. Un bon exemple en est celui d’Ashshur. Ce théonyme concerna d’abord un dieu du nord de la Mésopotamie, puis devint le nom de la capitale de l’Assyrie jusqu’au ~IXe siècle (ville dont Ashshur était devenu le dieu poliade), et finit par s’étendre à tout le territoire assyrien. 156 Teixidor 2003, 31 et 38. 155

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réalité quotidienne de l’existence humaine. On le retrouve aussi dans la toponymie du haut Euphrate. Térakh, nom du père d’Abraham, était un hiéronyme théophore associé au dieu Lune Yérakh, avatar du dieu sumérien Nannar, plus connu sous le nom akkadien de Sîn. On le retrouve sur les tablettes d’Ébla, ainsi que dans la toponymie du bassin du Balikh sous l’appellation de Tell Turakhi157. Abram (Avram) ou Abraham (Avraham), nous venons de le voir, est lié à l’anthroponyme akkadien Abi-ramu, « Père puissant » ou « Père élevé ». Haran, nom du frère cadet d’Abraham, se traduit par « le Montagnard ». Il est lié à une divinité résidant au sommet d’une montagne (har), comme Yahvé ou Baal. On le retrouve aussi dans la toponymie du haut Euphrate sous le nom de Kharan. Sara (Sarah), nom de l’épouse et demi-sœur d’Abraham, est le féminin de sar, « dirigeant, chef, grand de ce monde » (akkad. shar, sharu), et équivaut à « Princesse [du ciel] ». Ce théonyme désignait une déesse associée à une étoile ou une planète. La forme « Saraï » n’en est qu’une variante dialectale. Laban, nom du neveu d’Abraham par son frère Nakhor, veut dire « Blanc ». L’hiéronyme Lavan (parfois féminisé en Levanah ou Livnah, « Blanche ») était une des appellations du dieu de la Lune. Il se retrouve dans la désignation du mont Liban (Levanon), dont le nom a pour origine la blancheur de son sommet enneigé. On le retrouve aussi dans divers toponymes. Milka, nom de la nièce d’Abraham par son frère Haran, est le féminin (milkah) du substantif melek, « roi ». Il doit être rapproché du titre Malkatu (« Reine [du ciel] ») qui était celui de la déesse syrienne Ashtartu (Ishtar à Babylone, l’Astarté des Grecs), associée à « l’étoile du berger », la planète Vénus. Lot, nom du neveu d’Abraham par son frère Haran, peut se traduire par « Voilé », autre désignation du dieu-Lune.

Abraham et son modèle Jacob Les traditions sur Abraham étaient maigres : un combat victorieux par-ci, un creusement de puits par-là, de vagues relations avec l’Arabie du nord, c’était à peu près tout. Il en allait tout autrement du personnage de Jacob, ancêtre des Israélites, sur qui la légende avait brodé davantage et de manière bien plus cohérente. Comme le fait ressortir Alain Marchadour (1999, 128), « le cycle de Jacob couvre encore à lui seul 25 chapitres de la Genèse, contre seulement 14 à Abraham »158. Qu’à cela ne tînt : après la disparition du 157 158

Teixidor 2003, 31. Marchadour 1999, 128.

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royaume nordiste d’Israël et la déportation par l’Assyrien Sargon II d’une partie de sa population en ~722, les Judéens s’approprièrent les héros israélites, et les pérégrinations de Jacob furent attribuées à Abraham au prix d’un nombre important de doublets. « C’est probablement pour unifier les traditions du Nord […] et du Sud que le rédacteur a pu présenter Abraham comme étant […] l’archétype de ce qui était attribué au groupe des Bené Jacob, en particulier une origine proto-araméenne liée à la région de Harrân et la fondation des sanctuaires israélites du Nord : Sichem et Bethel »159. L’origine de Jacob était araméenne (Paddân Aram) ; on donna à Abraham une origine araméenne (Aram Naharayim). Jacob était descendu de Paddân Aram en Canaan, où il avait « fondé » les lieux saints de Sichem et Bethel ; On fit descendre Abraham dʼAram Naharayim en Canaan pour qu’il puisse, lui aussi, « fonder » les lieux saints de Sichem et Bethel160. Rachel, l’épouse de Jacob, avait été stérile ; on fit que Sarah, l’épouse d’Abraham le fût aussi. En raison de son agénésie, Rachel avait demandé à Jacob de lui susciter une descendance par l’entremise de ses servantes Zilpah et Bilhah ; on mit en scène Sarah, présentée comme bréhaigne, demandant à Abraham de lui susciter une descendance par l’entremise de sa servante Haggar. Jacob était descendu en Égypte à la suite d’une famine, avant que ses descendants en soient chassés manu militari ; Abraham descendra en Égypte à la suite d’une famine avant d’en être chassé manu militari.

Origine prétendue d’Abraham Une tenace idée reçue situe l’origine légendaire d’Abraham à Ur, en Mésopotamie méridionale, plus exactement dans l’ancien pays de Sumer. Le patriarche, après avoir quitté Ur, aurait remonté le cours de l’Euphrate jusqu’à Kharan, pour ensuite redescendre en Canaan par la Syrie, ce qui équivaut à un périple d’environ 1 500 km. Cette provenance sumérienne, toute imaginaire qu’elle soit, relève d’une confusion. Gn 11, 28 dit que Haran, frère d’Abraham, mourut « en sa terre natale, Ur des Khasedim » (be’erets moladto be’Ur Khasdim). Il est unanimement admis que l’appellation « Ur Khasedim » doit être rattachée, non à un pays, mais à une ville. Vu ce qui vient d’être démontré sur l’origine araméenne des noms de la parentèle dʼAbraham, cette ville devait être située en haute Mésopotamie. Les rédacteurs de la LXX, qui vivaient en Égypte au ~IIIe siècle et ne connaissaient plus grand-chose de la topographie nord-euphratéenne, traduisirent Ur Khasdim par khora ton Khaldaion, « pays des Chaldéens »161. Or les Khasedim n’étaient (bibliquement parlant) pas du tout des Chaldéens 159

Lemaire 2000, 26-27. En réalité, ces lieux saints, déjà fréquentés par les Cananéens, avaient sans doute été fondés par des populations non sémitiques, au sortir du Néolithique. 161 Lemaire 2000, 25, date cette erreur d’interprétation de l’Exil. 160

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(dénomination des habitants de la région du bas Euphrate à partir du ~IXe siècle) mais les descendants (anachroniques) de Khesed, présenté en Gn 22, 20-22 comme neveu d’Abraham, donc nés – mythologiquement s’entend – dans la région du haut Euphrate162. Un pseudépigraphe du ~IIe siècle, le Livre des Jubilés, dit en son chapitre 11 que cette ville fut construite par un certain Ur, fils de Khesed, qui la nomma d’après son propre nom (Ur) et celui de son père (Khesed). Un souvenir de la source initiale de cette attribution subsisterait peut-être encore dans la Table des Peuples qui, en Gn 10, 22, fait d’Abraham le descendant d’un certain « Arpakhshad », anthroponyme qui pourrait être une variante d’Ur pa Khesed. Le narrateur initial n’ignorait certainement pas qu’il existait en Mésopotamie et au Levant plusieurs villes nommées « Ur ». Si l’antique cité sumérienne de ce nom, située au temps de sa splendeur près de l’ancienne embouchure de l’Euphrate sur le golfe Persique, était réputée dans tout le ProcheOrient, on en connaissait une autre sur le cours du Tigre163 et une autre encore « au sud du Caucase […] dans le royaume d’Urartu (Ararat) »164. C’est pourquoi il fit suivre le nom de la ville natale d’Abraham de la précision « des Khasedim » afin qu’on ne la confondît point avec l’Ur emblématique des Sumériens. La méprise (Khasedim/Chaldéens) a généré par la suite pléthore d’élucubrations sur la « science chaldéenne » – forcément astrale et ésotérique – dont Abraham aurait été pétri. Une autre tradition relative à Abraham, reprise en Gn 24, 10, précise que la patrie du patriarche était l’Aram Naharayim (« Aram des [deux] fleuves »), territoire englobant les bassins du haut Euphrate et de son affluent le Balikh, c’est-à-dire l’ancien Naharina. Comme nous venons de le voir, elle ne faisait que copier celle sur Jacob qui nommait cette région Paddan Aram, « Route d’Aram », en se référant à l’assyrien padanu, « route ». Le point d’échouage de l’arche de Noé avait été situé d’une plume unanime dans le massif de l’Ararat ; or les noms donnés aux ancêtres d’Abraham par la Table des Peuples sont pour la plupart liés à des toponymes jalonnant la route descendant de l’Ararat au Naharina165. Dans ce contexte, il est peu vraisemblable que l’historiographe qui parla le premier d’Ur des Khasedim « ait fait faire à la famille patriarcale un saut jusqu’au bord du golfe Persique pour la ramener ensuite au point où le voyage [depuis l’Ararat] vers le sud-ouest avait été interrompu »166.

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Il est évident qu’Abraham ne pouvait pas être originaire d’une ville qui ne sera bâtie que par son neveu, mais le rédacteur ne semble pas s’être aperçu de cette aporie. 163 Peut-être l’Ur qu’Ammien Marcellin signale en Res Gestae 25, 8, et que l’Itinéraire d’Égérie mentionne en son chap. 20. 164 Lemaire 1998, 428. 165 Lods 1969, 166. 166 Lods, op. cit.

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Kharan se situait sur la route menant ordinairement d’Ur des Khasedim en Canaan : Térakh prit Abram, son fils, et Lot, fils dʼHârân, fils de son fils, et Saraï, sa belle-fille, femme dʼAbram. Ils sortirent ensemble dʼUr des Khasedim pour aller au pays de Canaan. Ils vinrent jusquʼà Kharan, et ils y habitèrent.

Cette ville était une étape obligée, vu sa situation au croisement des routes caravanières menant, depuis la haute Mésopotamie, en Syrie, en Égypte et en Asie Mineure. Archétype du caravansérail, son nom servit à forger le vocable akkadien harranu (assyr. arranu), « croisement de routes, caravansérail ». Le site de la cité antique, enfoui sous l’actuelle bourgade turque d’Eski Haran, n’a encore jamais été fouillé intensivement, hormis en surface (niveaux islamiques) mais on sait que les lieux ont été occupés de manière presque ininterrompue depuis le ~IIIe millénaire. Au cours des deux millénaires suivants, la cité devint le chef-lieu religieux des adorateurs du dieu lunaire Yérakh. On y trouvait « un sanctuaire confédéral fréquenté par les populations de la région, comme par les nomades »167. Elle avait aussi été le lieu de villégiature et le dernier refuge de la famille impériale assyrienne. Assarhaddon (~680/~669) et Assurbanipal (~669/~627), malades, y avait fini leurs jours et le dernier empereur d’Assyrie, Assuruballit II (~612/~609), s’y était fait couronner, avant d’en être chassé par les armées mèdes et babyloniennes coalisées. Une soixantaine d’années après la chute de l’Assyrie, le dernier roi de Babylone, Nabonide (~555/~539), prétendit avoir reçu du Ciel l’ordre de relever le temple de Yérakh à Kharan (entre-temps consacré à son homologue akkadien Sîn) pillé en ~609 par Nabopolassar lors de la prise de la ville. Plusieurs inscriptions attestent des travaux de remise en état de l’édifice. La dévotion de Nabonide pour le dieu lunaire se manifesta aussi par des travaux de restauration à l’antique sanctuaire de Sîn à Ur en Sumer. Les Judéens, toujours exilés à Babylone sous Nabonide, ont pu en entendre parler. Une confusion entre ces deux entreprises de pieuses réparations pourrait également avoir généré la méprise.

Promesse sacrée et vocation d’Abraham Yahvé dit à Abram : Va-t’en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai ; je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, et ceux qui te maudissent, je leur jetterai un sort ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. (Gn 12, 1-3)

Cette promesse formulée par la divinité ne constituait en réalité qu’un contrat oral stipulant : « Fais ceci et je ferai cela ». Il va se retrouver ressassé à l’envi. 167

Villard 2000, 43.

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Abram partit, comme Yahvé le lui avait dit, et Lot partit avec lui. Abram était âgé de soixante-quinze ans, lorsqu’il sortit de Kharan. Abram prit Saraï, sa femme, et Lot, fils de son frère, avec tous les biens qu’ils possédaient et les serviteurs qu’ils avaient acquis à Kharan. Ils partirent pour aller dans le pays de Canaan et ils arrivèrent au pays de Canaan. Abram parcourut le pays jusqu’au lieu nommé Sichem, jusqu’aux chênes de Moré. (Gn 12, 4-6a)

Sichem, siège du sanctuaire du dieu cananéen Baal Berith, existait probablement déjà au Chalcolithique, vers ~3000. La cité a été identifiée avec le site de l’actuel Tell Balata, dans les faubourgs de Naplouse (bien qu’aucun élément concret ne soit jamais venu appuyer cette localisation). Idéalement située au croisement de routes commerciales, entre le mont Elbal et le mont Garizim, on y échangeait des denrées alimentaires, des bestiaux et de la poterie. Son nom en hébreu, Shekem, signifie « épaule » ; il était sans doute lié à la manière dont on déchargeait les marchandises. Les Cananéens étaient alors dans le pays. (Gn 12, 6b)

Cette glose induit à penser qu’à l’époque de sa rédaction, on ne conservait plus qu’un vague souvenir des populations désignées sous le terme générique de « Cananéens ». Pourtant, si les cités-États cananéennes avaient disparu en tant qu’entités politiques, les principales agglomérations qui en avaient constitué le noyau, bien que ruinées par les vagues d’invasion des « Peuples de la Mer », s’étaient pour la plupart relevées et repeuplées. Simplement, les aléas politiques et les flux migratoires avaient-ils fait se fondre dans la masse des goyim (pluriel de goy, « nation », mais en réalité, « nonjuif ») ceux qui n’avaient pas jugé utile de renoncer à leurs anciennes croyances religieuses. Ici, le compilateur ignore (ou feint d’ignorer) ce que l’archéologie de surface a fait abondamment resurgir : que le peuple hébreu plongeait ses racines dans le terreau cananéen. Pour mémoire, aux alentours du ~XIIIe siècle, une frange de la population de Canaan aurait quitté les villes des basses terres pour des raisons encore mal définies (Surpopulation ? Insécurité ? Pression fiscale ? Première vague d’invasion des Peuples de la Mer ?) et se serait réfugiée dans les hautes terres séparant la plaine maritime de la dépression du Jourdain. Ces gens auraient plus tard été rejoints par des cohortes d’émigrés déguerpis d’autres cités-États dévastées par la seconde déferlante des Peuples de la Mer. La paix revenue, quand une nouvelle donne géopolitique s’instaura sur les ruines de la civilisation palatiale du Levant, les anciennes cités-États de la plaine se virent englobées dans les frontières de micro royaumes, parfois non sémites, assimilation qui dut précipiter la désagrégation de leurs institutions et de leurs structures sociales, déjà largement engagée avant les invasions. Au fil du temps, les réfugiés des hautes terres auraient ainsi vu leurs rangs grossir de déracinés, pour la plupart d’origine urbaine, qui, au Nord en tout cas, n’auraient pas tardé à se sédentariser à nouveau. Ceci porte à se demander si la conviction de l’origine araméenne des grands Ancêtres d’Israël et de 129

Juda ne pourrait pas émaner de traditions qui avaient déjà cours en Canaan avant les invasions et la désintégration des cités-États. Même si aucun document ne nous éclaire sur ce point, certains Cananéens auraient pu avoir conservé un vague souvenir d’une provenance septentrionale. Le postulat de l’origine cananéenne des habitants d’Israël et de Juda, même s’il semble de plus en plus souvent accepté, est encore âprement débattu car de nombreuses thèses tendent toujours à donner à ce peuple une souche allochtone (donc plus conforme aux données bibliques), principalement chez les traditionalistes d’Outre-Atlantique. Quant à l’origine des peuples dits « sémitiques », rappelons qu’elle est toujours inconnue.

Abraham en Égypte Il y eut une famine dans le pays [de Canaan] et Abraham descendit en Égypte pour y séjourner. […] Comme il était près d’entrer en Égypte, il dit à Sarah, sa femme : Voici, je sais que tu es une femme belle de figure. Quand les Égyptiens te verront, ils diront : C’est sa femme ! Et ils me tueront et te laisseront la vie. Dis que tu es ma sœur afin que je sois bien traité à cause de toi et que mon âme vive grâce à toi. Lorsque Abraham fut arrivé en Égypte, les Égyptiens virent que la femme était fort belle. Les grands de Pharaon la virent et la vantèrent à Pharaon et la femme fut emmenée dans la maison de Pharaon. Il traita bien Abraham à cause d’elle et Abraham reçut des brebis, des bœufs, des ânes, des serviteurs et des servantes, des ânesses et des chameaux. Mais Yahvé frappa de grandes plaies Pharaon et sa maison au sujet de Sarah, femme d’Abraham. Alors Pharaon appela Abraham et dit : Qu’est-ce que tu m’as fait ? Pourquoi ne m’as-tu pas déclaré que c’est ta femme ? […] Aussi l’ai-je prise pour ma femme. Maintenant, voici ta femme, prends-la, et vat’en ! Et Pharaon donna ordre à ses gens d’armes de le renvoyer, lui et sa femme avec tout ce qui lui appartenait. (Gn 12, 10-20)

Ce récit, totalement imaginaire, relève probablement d’une tradition cananéenne qui ne citait pas l’Égypte. Il a été mis en forme après l’Exil, alors qu’un texte plus ancien attribuait déjà la « descente en Égypte » à Jacob. Le vocabulaire employé pour décrire certains des animaux offerts à Abraham par le pharaon ébloui par la beauté de Sarah (éblouissement d’autant plus extraordinaire que la femme du patriarche est alors censée être septuagénaire et largement ménopausée) trahit sa tardiveté, comme nous allons le voir. L’auteur de cette historiette, qui veut simplement exalter la prétendue beauté de l’aïeule des Judéens, prend les rois d’Égypte pour les despotes asiatiques débauchés de son époque, alors que les pharaons, considérés comme des incarnations divines, étaient assujettis à une stricte étiquette de cour et n’avaient pas accoutumé de jeter leur dévolu sur les femmes des

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nomades indigents dans un but de fornication, et encore moins de les échanger contre des bestiaux. La tablette de Tell el-Amarna EA 1 est constituée d’une plainte adressée par écrit au pharaon Amenhotep III par le roi kassite de Babylone Kadashman-Enlil Ier. Dans celle-ci, Kadashman-Enlil, qui avait envoyé sa sœur comme épouse au roi d’Égypte, déplorait que ses envoyés n’eussent pu rencontrer cette dernière afin de s’assurer de son confort et de sa bonne santé. En fait, les envoyés de Kadashman-Enlil avaient été jugés de trop basse extraction (des « marchands d’ânes », aux dires des Égyptiens) pour qu’Amenhotep accepte de les recevoir. Ceci montre bien que n’importe qui ne pouvait approcher le « dieu vivant » qu’était le roi d’Égypte sans avoir d’abord à franchir un important barrage protocolaire et administratif, élément qui rend plus que suspects les passages bibliques où Abraham ou Moïse (tous deux des gardiens de chèvres) conversent à tu et à toi avec un pharaon. Toujours est-il que, selon notre récit, Abraham aurait reçu en échange de sa femme, non seulement « des brebis, des bœufs, des ânes, des serviteurs et des servantes », mais aussi « des ânesses et des chameaux ». Le SAM, plus ancien que le texte sur lequel les massorètes se sont appuyés, ne cite pas les cadeaux dans le même ordre, ce qui indique déjà une réécriture. Pour désigner les ânes, les trois transcripteurs successifs de l’historiette, le samaritain, le judéen et le massorète, emploient le terme khamorim, pluriel de khamor, « âne ». Mais quand il est question de ce que nos traductions modernes donnent pour des « ânesses », ils se servent d’un mot différent : athonoth, féminin pluriel d’athon, qui signifie lui aussi « âne » mais semble présenté comme une autre sorte d’animal. Il est vraisemblable qu’à l’époque de la rédaction primitive, le mot athon désignait une autre bête, peut-être le mulet, ce qu’auraient oublié les transcripteurs suivants : de leur temps, le mulet se disait pered et la mule pirdah, mots qui proviennent du verbe parad, « diviser » et renvoient vers des animaux « divisés », c’est-à-dire des « demiânes ». Au ~IIIe siècle, les auteurs de la LXX ont traduit le terme hébreu khamorim par le grec onoi (ânes) mais ont rendu athonoth par hemionoi, à comprendre hemi onoi (demi-ânes), autrement dit, des ânes « croisés, mâtinés ». Il doit s’agir de mules, hybrides femelles de l’âne et de la jument 168. Vu l’apparition tardive du cheval en Égypte (peut-être vers ~1700169, mais communément employé comme animal de trait après ~1550), le don de mules à ce stade du récit est un anachronisme. Il en va de même du don de « chameaux » (gamallim), en réalité des dromadaires (Camelus dromædarius). Cet animal, qui n’était pas inconnu en Égypte pharaonique, n’y fut couram168

Il ne peut être question d’hémiones (Equus hemionus), ces ânes sauvages d’Asie : ils ne furent jamais domestiqués au Levant ni introduits en Afrique. Peut-être exista-t-il, après la DPI, des hybrides du cheval (Equus caballus) et de l’âne sauvage africain (Equus africanus). 169 Meeks 2005, 51.

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ment utilisé qu’à partir du ~IIIe siècle170, bien qu’il fût commun depuis plus longtemps au Proche-Orient. En fait, le scribe a simplement transféré en Égypte la coutume du troc matrimonial qui se pratiquait chez lui de son temps. L’archétype de ce récit date donc d’une époque où le cheval, le mulet et le dromadaire étaient utilisés en Syro-Palestine, soit au plus tôt du ~VIIe siècle, mais sa mise en forme actuelle fut sans doute postérieure (du ~VIe au ~IIIe siècle). Une autre indication de l’arrivée tardive du dromadaire en Juda est qu’originellement, l’hébreu biblique ne possédait pas de mot pour désigner la femelle de cet animal. Au ~VIe siècle, sous l’influence de l’Assyrie, où le dromadaire était appelé bakru171, l’hébreu ancien s’est mis à le désigner par le substantif masculin beker lié à la forme verbale bakar, « donner naissance au premier-né », mais aussi au substantif homophone baqar (où le kaph est remplacé par un qoph) qui se rapporte aux gros bestiaux de tout âge et de tout sexe. Un suffixe féminin lui fut alors appliqué pour désigner sa femelle : bikrah172. Une fois débarrassée de l’incise relatant le « rapt de séduction » de Sarah173, l’histoire des aventures d’Abraham au pays des pharaons récapitule en moins de dix versets les éléments constitutifs des événements dans lesquels Jacob et ses descendants avaient été mis en scène par la tradition nordiste. Le clan de Jacob était descendu en Égypte à la suite d’une famine en Canaan ; Abraham descend en Égypte à la suite d’une famine en Canaan. Le clan de Jacob y avait été bien reçu et s’y était accru ; Abraham y est bien reçu et s’enrichit. Les descendants de Jacob avaient été pris en grippe par Pharaon, à la suite de quoi leur dieu avait frappé les Égyptiens de « plaies » ; le dieu d’Abraham frappe Pharaon de « plaies » et Abraham est pris en grippe par Pharaon. À la suite de ces plaies, les descendants de Jacob avaient été expulsés [≠ s’étaient enfuis], accompagnés [≠ poursuivis] par un corps d’armée ; à la suite de ces plaies, Abraham est expulsé manu militari. Enfin, l’extranéité de l’intermède égyptien d’Abraham se décèle aussi dans le fait que jamais le texte consacré à Jacob ou à Joseph ne fait évoquer par ceux-ci une descente en Égypte de leur prétendu aïeul.

« Paroles, paroles, paroles… » « C’est à ta postérité que je donnerai ce pays [Canaan] », avait promis la divinité à Abraham. Or, lit-on plus haut, « Saraï était stérile : elle n’avait pas d’enfant ». 170

Midant-Reynes – Braunstein-Silvestre 1977, 337-362 ; Boutantin 2014, 293-294. Annales d’Assurbanipal, IX. 172 Jr 2, 23. 173 Le « rapt de séduction, ou « mariage par capture », était pratiqué par les tribus sémites (voir Jg 21) mais n’existait pas en Égypte, sauf, peut-être, dans le cas de « prises de guerre » (voir la biographie d’Iâhmès fils d’Abana, où celui-ci reçoit du roi pour servantes deux femmes qu’il avait capturées à Avaris – et que rien ne lui aurait interdit d’épouser par la suite). 171

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Ce thème de l’épouse inféconde sera rebattu à de multiples reprises174. Au Proche-Orient, une nombreuse descendance, mâle de préférence (car c’était par elle que s’assurait la transmission du nom) constituait et constitue toujours à la fois un gage de protection divine et un bâton de vieillesse, les enfants étant censés s’occuper de leurs parents jusqu’à leur trépas. Sarah se voyait donc affligée du travers le plus rédhibitoire qui fût. Elle aurait normalement pu être répudiée. Elle ne le fut pas tout simplement parce que l’indication de l’agénésie de la matriarche ne fut introduit que très tardivement dans la saga. Dans le préambule du récit de la vocation d’Abraham (Gn 12, 1-4), il est déjà sous-entendu. Aussi Abraham répond-il à son dieu : Mon Seigneur Yahvé, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfants ; [Texte corrompu : le fils de … est ma maison, c’est Damas Eliézer]. Voici, tu ne m’as pas donné de postérité, et celui qui est né dans ma maison sera mon héritier. Alors la parole de Yahvé lui fut adressée ainsi : Celui-là ne sera pas ton héritier, mais bien quelqu’un issu de tes propres entrailles. Il le conduisit dehors et dit : Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer. […] Telle sera ta postérité. (Gn 15, 2-5)

À l’origine, l’engagement divin envers le héros ne concernait que le don du territoire. Le thème de l’absence d’héritier, bien que placé plus haut dans le texte, ne fut ajouté qu’ultérieurement, en parallèle à l’introduction de celui de la stérilité de Sarah et pour montrer qu’il n’y a rien d’impossible à Yahvé. (Les rabbins en rajoutèrent encore par la suite, racontant, par exemple, que Sarah n’avait même pas de matrice…) Abraham, ici, craint que ce soit l’engeance syrienne de son serviteur Eliézer de Damas qui hérite de ses biens. En effet, selon le droit local, en cas d’absence d’héritier naturel, la succession revenait au serviteur le plus ancien. « Cette insistance sur l’héritage, reflet d’une société sédentarisée bien éloignée de celle des patriarches [est un autre] indice de la datation tardive de ce texte »175. D’autres gloses suivront, interpolées çà et là par les transcripteurs successifs. Ainsi celle-ci, enjolivée d’éléments légendaires d’origine nord-arabes : Saraï, femme dʼAbram, ne lui avait pas donné d’enfants. Elle avait une servante Égyptienne nommée Haggar. Et Saraï dit à Abram : Voici, Yahvé m’a rendue stérile ; viens, je te prie, vers ma servante ; peut-être aurai-je par elle des enfants. Abram écouta la voix de Saraï. Alors Saraï, femme dʼAbram, prit Haggar, l’Égyptienne, sa servante, et la donna pour femme à Abram, son mari, après qu’Abram eut habité dix années dans le pays de Canaan. (Gn 16, 1-3)

Il semblerait que, selon le droit local, une épouse stérile ou ménopausée « pouvait donner une de ses servantes pour femme à son mari et en recon174 175

Gn 11 ; Gn 25 ; Gn 29 ; Jg 13 ; 1 S 1 ; Lc 1, 7. Marchadour 1999, 151.

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naître ultérieurement la progéniture »176. Comme bien l’on pense, Abraham ne se fit pas prier et neuf mois plus tard, Haggar accoucha. Ce trait existait déjà dans le cycle de Jacob (Gn 30, 1-7), d’où il a été copié avant d’être interpolé dans celui d’Abraham. Abraham pénétra Haggar et elle devint enceinte. Quand elle fut enceinte, elle regarda sa maîtresse avec mépris. Saraï dit à Abram : L’outrage qui m’est fait retombe sur toi. J’ai mis ma servante dans ton sein ; et quand elle a vu qu’elle était enceinte, elle m’a regardée avec mépris. Que Yahvé juge entre moi et toi ! Abram répondit à Saraï : Voici, ta servante est en ton pouvoir, agis à son égard comme bon te semblera. Alors Saraï la maltraita et Haggar s’enfuit loin d’elle. Lʼange de Yahvé la trouva près d’une source d’eau dans le désert, près de la source qui est sur le chemin de Schur. Il dit : Haggar, servante de Saraï, d’où viens-tu, et où vas-tu ? Elle répondit : Je fuis loin de Saraï, ma maîtresse. Lʼange de Yahvé lui dit : Retourne vers ta maîtresse, et humilie-toi sous sa main. Lʼange de Yahvé lui dit : Je multiplierai ta postérité, et elle sera si nombreuse qu’on ne pourra la compter. Voici, tu es enceinte, et tu enfanteras un fils, à qui tu donneras le nom d’Ismaël car Yahvé t’a entendue dans ton affliction. […] Elle appela Atta ‘El Roï le nom de Yahvé qui lui avait parlé car elle dit : J’ai aussi vu ici celui qui voit. C’est pourquoi l’on a appelé ce puits le puits de Lakhaï Roï. Il est entre Kadès et Bared. Haggar enfanta un fils à Abram et Abram donna le nom d’Ismaël au fils que Haggar lui enfanta. Abram était âgé de quatre-vingt-six ans lorsque Haggar enfanta Ismaël à Abram. (Gn 16, 4-16)

Ce thème de l’apparition au désert appartient à une tradition relative à l’ancêtre de tribus du sud du Néguev. L’entité intervenante, ‘El Ro’î, « ’El qui voit », n’est plus le dieu de la Promesse mais un dieu visionnaire. Il ne promet rien. Il voit l’avenir, tout simplement, et livre une prédiction : « Tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom d’Ismaël ». Toujours est-il que voici Abraham enfin père à 86 ans… Le très ancien toponyme Yishma’el, devenu ici un anthroponyme, peut signifier « ’El a entendu ». Héros de légende, comme les autres personnages des récits patriarcaux, Ismaël deviendra l’Ancêtre de ceux que la Genèse nomme « les Arabes du désert ». Cette tradition a été reprise par le Coran, qui a fait d’Ismaël un prophète de l’Islam sous le nom d’Isma-îl. Par la suite, les divers transcripteurs bibliques, puis les auteurs de récits périphériques (midrashim) et leurs pasticheurs coraniques, feignant d’ignorer qu’Arabes, Cananéens et Hébreux sont ethnologiquement parents, prendront soin – chacun tirant la couverture à soi – de différencier Israël d’Ismaël, de manière à donner à croire que, déjà au temps béni du Patriarche fondateur, Dieu avait reconnu les siens.

176

Marchadour 1999, 155.

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C’est au chapitre suivant qu’apparaît la plus intéressante des Promesses sacrées. Elle fait intervenir une autre figure locale du grand dieu de Canaan : ‘El Shadday. Elle est censée se dérouler treize ans plus tard : Lorsque Abram fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, Yahvé apparut à Abram, et lui dit : Je suis ‘El Shadday, marche devant ma face, et sois intègre. J’établirai mon alliance entre moi et toi, et je te multiplierai à l’infini. Abram tomba sur sa face et Élohim lui parla, en disant : Voici mon alliance, que je fais avec toi. Tu deviendras père d’une multitude de nations. On ne t’appellera plus Abram mais ton nom sera Abraham, car je te rends père d’une multitude de nations. Je te rendrai fécond à l’infini, je ferai de toi des nations et des rois sortiront de toi. J’établirai mon alliance entre moi et toi, et tes descendants après toi, selon leurs générations : ce sera une alliance perpétuelle en vertu de laquelle je serai ton Élohim et celui de ta postérité après toi. […] C’est ici mon alliance, que vous garderez entre moi et vous, et ta postérité après toi […] À lʼâge de huit jours, tout mâle parmi vous sera circoncis, selon vos générations, qu’il soit né dans la maison, ou qu’il soit acquis à prix d’argent de tout fils d’étranger, sans appartenir à ta race. […] Un mâle incirconcis, qui n’aura pas été circoncis dans sa chair, sera exterminé du milieu de son peuple : il aura violé mon alliance. Élohim dit à Abraham : Tu ne donneras plus à Saraï, ta femme, le nom de Saraï ; son nom sera Sara. Je la bénirai, et je te donnerai d’elle un fils. Je la bénirai, et elle deviendra des nations ; des rois de peuples sortiront d’elle. Abraham tomba sur sa face. Il rit, et dit en son cœur : Naîtrait-il un fils à un homme de cent ans ? Et Sara, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanterait-elle ? (Gn 17, 1-17)

Il s’agit d’une nouvelle proposition d’alliance plus élaborée que les précédentes car elle est assortie de trois conditions. La première (« marche devant ma face et sois intègre ») est liée au culte. Probablement constituaitelle l’unique exigence d’un récit primitif ultérieurement enjolivé de gloses. La deuxième condition veut qu’Abram change son nom en Abraham. On a tenté d’historiciser cette doléance en évoquant le droit paléo-oriental du suzerain de renommer son vassal177, alors qu’il s’agit en réalité, non pas d’un changement d’identité d’Abram, mais simplement d’une tentative de dissimulation (par une vague assonance de son nom avec l’hébreu ab hamon, « père de multitude ») du passage d’une forme de la tradition à une autre rédigée dans une variante dialectale. La troisième est un diktat de la divinité, qui impose à son protégé un lien rituel matérialisé par le sacrifice charnel de son prépuce et de celui de tous ses parents, alliés et serviteurs mâles, « de génération en génération ». Il s’agit d’un ajout sacerdotal destiné à donner l’étiologie de la circoncision en faisant remonter cette pratique à Abraham. (On en trouve une autre, plus ancienne, en Ex 4, 24-26, qui tente d’en faire 177

Ainsi avaient procédé, en 609, le pharaon Néchao II vis-à-vis d’Élyaqim, devenu roi de Jérusalem sous le nom de Joiaqim, et, en 597, le Babylonien Nabuchodonosor II envers Mattanya, devenu roi de Jérusalem sous le nom de Sédécias.

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remonter l’origine à l’époque de Moïse178. Nous en reparlerons plus loin, lorsque nous examinerons les traditions mosaïques.) « Ce fut après l’Exil, sous l’influence de cette poignée d’intellectuels que la tradition juive vénère sous le nom d’Esdras »179, que la recommandation de la circoncision fut fixée au temps d’Abraham. En réalité, les juifs du ~VIe siècle ignoraient l’origine de la circoncision – comme, d’ailleurs, encore nous-mêmes.

Abraham et la légende d’Hyriée Dans le préambule du récit où le dieu prend l’engagement d’accorder à Abraham une nombreuse descendance (Gn 17, 1), il se présente lui-même sous le nom de ‘El Shadday. Il pourrait s’agir, soit d’un « ‘El de la Montagne », si l’on se réfère à l’akkadien ilu shadu, soit d’un « ‘El de la Steppe », d’après l’hébreu sadeh, soit encore – et c’est l’étymologie la plus probable –, d’un dieu « violent, destructeur » dont l’épiclèse serait liée à shadad, « détruire ». Ce dieu semble attesté au ~VIIIe siècle à Deir Alla (cité située près de l’embouchure du Yabboq, dans l’actuelle Jordanie). On l’y rencontrerait sous la forme plurielle shdyîn (qui désignerait ses avatars) au cœur d’une inscription relative à une prédiction du prophète araméen Balaam, message qui évoque sa personnalité violente. On le retrouve ensuite en Nb 24, 4 sous la forme ‘El […] shdy dans une autre prédiction du même Balaam. Les auteurs chrétiens ont longtemps traduit son nom par « Dieu Tout-Puissant » à cause du texte de la LXX, où Shadday est rendu par Pantokrator, « Maître de tout », qui était, soit dit en passant, une des épiclèses de Zeus. Dans le chapitre suivant (Gn 18, 1-15), où va se réaliser une partie de la promesse, nous allons trouver un amalgame de plusieurs versions d’un mythe dans lequel un dieu (ou trois dieux) ayant revêtu une apparence humaine rend(ent) visite à un couple infécond dont les prières pour obtenir une descendance sont parvenues jusqu’au Ciel. La mouture biblique de l’épisode y introduit, tantôt Yahvé seul, tantôt Yahvé et deux acolytes, tantôt encore Élohim. Son contexte (imploration d’une descendance) induit qu’au sein du trio divin mis en scène dans le récit initial figurait peut-être un dieu de la Fertilité. À l’origine, il s’agissait sans doute d’un trio de divinités indigènes : un grand dieu et deux assesseurs. Thomas Römer, reprenant une hypothèse de son compatriote Othmar Keel, y voit le dieu solaire akkadien Shamash180, qui était aussi le dieu du Droit et de la Justice. (Dans l’iconogra178

Sa mise par écrit est plus ancienne, même si, dans l’histoire conventuelle, le personnage de Moïse est chronologiquement postérieur à celui d’Abraham. 179 Teixidor 2003, 64. L’existence d’Esdras est, en effet, sujette à caution. De son côté, Paul 2000, 377, montre du doigt cette « poussée idéologique qui, au début du IVe siècle av. J.-C., sinon plus tard, a fait naître les vibrants écrits de propagande nationale où Esdras apparaît déjà comme un héros mythique ». 180 Römer 2011, 623.

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phie, Shamash, ou plutôt son avatar syrien Shemesh, est en effet souvent représenté encadré par deux autres personnages divins figurant ces principes.) L’hypothèse est plausible, sachant qu’au cours des siècles, le dieu biblique a été revêtu des attributs de Shamash/Shemesh, comme il le fut de ceux d’autres dieux, notamment ‘El et Baal dont il reprit même les parèdres féminines et la remuante progéniture. Yahvé apparut à Abraham au Chêne de Mambré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour.

Ce verset ne sert qu’à introduire Yahvé dans un récit dont il était originellement absent. L’hypothèse que cette apparition était à l’origine celle d’un dieu solaire est appuyée par le fait qu’elle se produit « au plus chaud du jour », c’est-à-dire quand le soleil est au zénith. Arrivent trois dieux ayant revêtu une apparence humaine. Ayant levé les yeux, voilà qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre et se prosterna à terre.

Abraham prosterne aux pieds de ces trois « hommes » mais se met à leur parler comme s’il n’y avait qu’un seul visiteur : Il dit : Adonay, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter.

Il nomme cette entité Adonay, un des titres de Yahvé mais qui était à l’origine la forme emphatique du nom du dieu Adon. Dans ce contexte, elle signifie « Monseigneur ». Il la tutoie, alors que si les visiteurs avaient été trois, il les aurait vouvoyés et appelés « Messeigneurs » (adonim). L’expression, « si j’ai trouvé grâce à tes yeux » (im-na matsathy khen be‘ênekha) indique que le héros avait précédemment adressé une prière à ce dieu. Mais voici que les hôtes sont à nouveau trois : Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous lʼarbre. Que j’aille chercher un morceau de pain et vous vous réconforterez le cœur avant d’aller plus loin ; c’est bien pour cela que vous êtes passés près de votre serviteur ! Ils répondirent : Fais donc comme tu as dit. Abraham se hâta vers la tente auprès de Sarah et dit : Prends vite trois boisseaux de farine, de fleur de farine, pétris et fais des galettes. Puis Abraham courut au troupeau et prit un veau tendre et bon ; il le donna au serviteur qui se hâta de le préparer. Il prit du caillé, du lait, le veau qu’il avait apprêté et plaça le tout devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous lʼarbre, et ils mangèrent. Ils demandèrent : Où est Sarah, ta femme ? Il répondit : Elle est dans la tente.

À la suite de cette réponse, les trois hommes redeviennent un seul : Il [le visiteur] dit : Je reviendrai vers toi l’an prochain ; alors, ta femme Sarah aura un fils. 137

Cet épisode possède un intéressant parallèle : la conception miraculeuse d’Orion racontée par Ovide dans la légende d’Hyriée. Les protagonistes, de même que le déroulement du récit, sont quasiment identiques. Une triade divine constituée de Jupiter, Neptune et Mercure rendent visite au roi Hyriée, un vieillard veuf et sans enfants mais qui en désire ardemment. Après qu’ils se furent rassasiés, Jupiter lui demande de formuler un vœu. « Être père sans être époux », leur répond-il. Les dieux, alors, se retirent à l’écart, près de la peau du bœuf qu’Hyriée leur avait sacrifié pour le repas et la maculent de leur sperme. Ils l’enterrent ensuite et, neuf mois plus tard, de cette peau enfouie au sein de la Terre-Mère sortira Orion181. Dans la Genèse, Yahvé préférera « s’occuper personnellement » de Sarah, comme nous allons le voir. Or Abraham et Sarah étaient vieux, avancés en âge, et Sarah avait cessé d’avoir ce qu’ont les femmes.

On remarquera qu’il n’est nullement fait mention d’une quelconque stérilité pathologique de Sarah mais uniquement de l’âge avancé du couple et de l’arrêt tout à fait naturel des fonctions ovariennes de cette femme nonagénaire. Donc, Sarah rit en elle-même, se disant : Maintenant que je suis usée, je connaîtrais le plaisir ! Et mon mari qui est un vieillard !

C’est alors que le visiteur devient soudain Yahvé : Yahvé dit à Abraham : Pourquoi Sarah a-t-elle ri, se disant : Vraiment, vais-je encore enfanter, alors que je suis devenue vieille ? Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Yahvé ? À la même saison l’an prochain, je reviendrai chez toi et Sarah aura un fils. Sarah démentit : Je n’ai pas ri, dit-elle, car elle avait peur, mais il répliqua : Si, tu as ri.

Yahvé, offensé par cette manifestation de l’incrédulité de Sarah, disparaît alors du récit et les visiteurs sont à nouveau trois : S’étant levés, les hommes partirent de là et arrivèrent en vue de Sodome. Abraham marchait avec eux pour les reconduire.

Contrairement à ce qu’affirme Thomas Römer cité plus haut, il est tout à fait possible de reconstruire la fin de cette historiette. Une lacune se discerne entre le v. 9 (« Où est ta femme ? Elle est dans la tente. ») et le v. 10 (« Je reviendrai vers toi l’an prochain [= dans neuf mois] ; alors Sarah ta femme aura un fils ».) Pourquoi le dieu a-t-il besoin de savoir où se trouve Sarah ? S’il est capable de la rendre enceinte par un miracle, peu lui importe de savoir qu’elle se trouve ici ou là. En fait, dans ce récit manifestement tiré d’un épisode archaïque, pour qu’il y eût génération, il fallait qu’il y eût relation sexuelle, anthropomorphisme oblige (d’où la « semence » divine dans la légende d’Hyriée). L’historiette initiale narrait donc tout simplement une hié181

Les Fastes, V, 493-544.

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rogamie. La lacune contait sûrement que l’un des trois dieux s’introduisait dans la tente à l’intérieur de laquelle vaquait l’épouse du héros et s’accouplait avec elle. Ensuite, il sortait de la tente et annonçait au mari : « Je reviendrai vers toi l’an prochain ; alors ta femme aura un fils ». La pudeur sacerdotale a supprimé le verset qui relatait le déduit (d’où la lacune) mais la confirmation de celui-ci nous sera apportée deux chapitres plus loin sous une forme édulcorée qui mettra en scène à la fois Yahvé et Élohim. L’amusement de la vieille femme représentée riant sous cape introduit dans le récit une paronomase entre le verbe rire (tsakhaq) et le nom de l’enfant à venir, Yitskhaq, « Il a ri ». Yitskhaq est très probablement la rémanence d’un ancien anthroponyme théophore, Yitskhaq-’El, dont l’élément divin (‘El) a été supprimé. Ce nom pouvait signifier « Le dieu a ri » ou « Le dieu s’est amusé », mais aussi – et c’est très certainement son sens prébiblique – « Le dieu a caressé » car tsakhaq, sans variation orthographique, se rapporte également aux caresses conjugales, donc au déduit dont elles sont les préliminaires. Il faut savoir qu’en maintes langues anciennes, le verbe « caresser » n’avait pas perdu ses acceptions triviales182. Autre détail important qu’il convient de souligner : il n’y avait pas que Sarah qui avait ri devant l’énormité de cette promesse d’enfantement. Quelques versets plus haut, Abraham était « tombé sur sa face, avait ri et dit en son cœur : Naîtrait-il un fils à un homme de cent ans ? Et Sara, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanterait-elle ? » (Gn 17, 17) Cette double manifestation de l’incrédulité du couple, qu’un dieu aussi intolérant que Yahvé ne pouvait laisser passer, va leur coûter cher, comme nous le verrons bientôt. Nous n’en saurons pas plus pour l’instant car le récit est soudainement interrompu par l’histoire de la destruction de Sodome et Gomorrhe (que nous examinerons plus loin) pour reprendre en Gn 21 : Yahvé visita Sarah comme il avait dit et accomplit pour Sarah ce qu’il avait dit. Et Sarah conçut un fils à Abraham déjà vieux, au temps qu’Élohim avait marqué. Au fils qui lui naquit, enfanté par Sarah, Abraham donna le nom d’Isaac. Abraham circoncit son fils Isaac, quand il eut huit jours, comme Élohim lui avait ordonné. Abraham avait cent ans lorsque lui naquit son fils Isaac. (Gn 21, 1-5)

Le verbe « visiter » (paqad) signifie, non seulement « s’occuper de », mais aussi « effectuer une visite galante », ce qui confirme la hiérogamie primitive. Autre point important : cette visite du dieu aux fins de s’occuper « galamment » de Sarah exclut le rôle physiologique d’Abraham dans la conception d’Isaac, tout comme la triple éjaculation divine sur la peau du bœuf excluait celle dʼHyriée (d’ailleurs veuf) dans la conception dʼOrion. 182

Ainsi, notre terme « hypocoristique », auquel nous donnons la signification de « diminutif affectueux » (par ex. Mimi pour Mireille), provient du grec hypokoristikos, « caressant ». Il se décompose en hypo, « dessous », et korizesthai, « caresser », verbe qui se rapporte aussi à koré, « jeune fille ». Je laisse au lecteur le soin d’imaginer ce qu’il sous-entendait crûment à l’origine.

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Ici, le dieu biblique fait cadeau aux deux vieillards d’un fils qu’il a conçu lui-même par l’intermédiaire de Sarah, ainsi qu’il l’avait promis. En réalité mythologique, Isaac n’est donc pas plus le fils du vieil Abraham que le Jésus des Évangiles ne sera celui du vieux charpentier Joseph. Il n’est d’ailleurs mentionné nulle part qu’Abraham ait un jour « connu » Sarah avec le sens de « connaître charnellement » que l’hébreu donne au verbe yada. L’enfant né de cette hiérogamie ne pouvait être que semi-divin, image qui, en apparence (mais uniquement en apparence, comme nous le verrons plus loin), ne cadre plus avec celle que le texte actuel a laissé d’Isaac. Conformément à l’alliance conclue avec ‘El Shadday, Abraham circoncit Isaac huit jours après sa naissance. Puis « l’enfant grandit et fut sevré ».

Le sacrifice d’Isaac et le mythe de l’Enfant immolé Revenons-en à la blessure d’amour-propre infligée à Yahvé par les rires conjugués d’Abraham et de Sarah, manifestation ostentatoire de leur incrédulité devant l’annonce d’un enfantement inimaginable. Un beau jour, le dieu biblique, sous le nom d’Élohim, réapparaît à Abraham pour lui demander la rétribution de l’offense : Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en vers la terre de Moriyah, et là, tu l’immoleras sur une montagne que je t’indiquerai. Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois de l’holocauste et se mit en route pour l’endroit qu’Élohim lui avait dit. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin. Abraham dit à ses serviteurs : Demeurez ici avec l’âne. Moi et l’enfant nous irons jusque là-bas, nous adorerons et nous reviendrons vers vous. Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, luimême prit en mains le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Isaac dit à son père Abraham : Mon père […] voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? Abraham répondit : C’est Élohim qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils. Quand ils furent arrivés à l’endroit qu’Élohim lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. Mais lʼAnge de Yahvé l’appela du ciel et dit : Abraham ! […] N’étends pas la main contre l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Élohim : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. Abraham leva les yeux et vit un bélier qui s’était pris les cornes dans un buisson, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. (Gn 22, 2-13)

On a voulu voir dans la soumission d’Abraham à la macabre injonction divine une preuve de sa foi indéfectible, que l’on n’a pas manqué de placer en parallèle avec l’obéissance aveugle qu’il avait déjà manifestée quand, au tout début de l’histoire patriarcale (Gn 12), la divinité lui avait demandé de 140

quitter son pays, sa parenté et la maison de ses aïeux, pour une destination inconnue. Une lecture attentive de Gn 12, 1 sv montre pourtant que cette demande de départ n’était pas un ukase mais le pendant d’une promesse sacrée, en l’occurrence : « Va-t’en pour toi » (Lekh-lekha) et, en contrepartie, « je bénirai ceux qui te bénissent, et ceux qui te maudissent, je leur jetterai un sort ». Les dieux n’étant pas censés se parjurer, il était normal pour le concepteur de l’historiette que son héros, qui venait d’élire cette divinité pour sienne, accomplisse le premier sa part du « contrat », à savoir : déménager. Il en va tout autrement de la demande sacrifice qui nous occupe. L’épisode qui la relate, resté fortement teinté de folklore cananéen, est issu de la tradition israélite : Élohim y intervient d’emblée et y reste présent dans son développement (les gloses faisant intervenir un « ange de Yahvé » sont la trace de sa récupération par Juda). Le récit débute, lui aussi par Lekh-lekha mais, cette fois, précise la destination du voyage : el-erets hammoriyah […]’al ’akhad heharim… « vers le pays de Moriyah […] sur une des montagnes… » Certains persistent à croire que cette montagne ne serait autre que le mont Sion, colline sur laquelle le premier Temple de Jérusalem fut édifié, ce qui est erroné : nous verrons bientôt que Moriyah est un toponyme forgé pour la circonstance. Sans doute, dans le récit primitif, un héros local tenait-il le rôle dévolu à Abraham. À l’origine, le sacrifice demandé n’était rien d’autre que le don du premier-né, pratique fréquente à une certaine époque dans le monde paléolevantin. Le héros, sans rechigner, puisque tel était l’usage immémorial, selle aussitôt son âne, débite le bois et, prenant l’enfant avec lui, s’en va accomplir le cérémonial demandé. Pas la moindre once de « foi du charbonnier » dans cette démarche mais uniquement le respect d’un acte rituel imposé par les usages religieux du temps, comportement à considérer comme normal dans la société dépeinte par l’auteur initial. En général, le sacrifice avait lieu sur une éminence sacrée tenue pour la résidence du dieu local. Le chef du clan ou de la tribu se rendait à son sommet pour y effectuer l’holocauste destiné, soit à régénérer par du sang neuf la vitalité de son dieu que l’on imaginait amoindrie par l’effort déployé pour assurer la bonne marche de l’univers, soit à apaiser son courroux, ce qui est le cas ici. Les paroles d’Abraham (« Moi et l’enfant nous irons jusque là-bas, nous adorerons et nous reviendrons vers vous ») constituent un mensonge destiné à endormir la méfiance d’Isaac, suspicion qui va d’ailleurs se manifester dès le verset suivant : « Mon père, […] voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Bien qu’il s’agisse d’une glose ultérieure, cette présence d’un mensonge dans le récit doit être soulignée car nous aurons à y revenir. Que l’on puisse égorger sans état d’âme apparent, puis réduire en cendres, son enfant premier-né pour satisfaire l’appétit d’un dieu sanguinivore nous paraît monstrueux, mais dans le monde antique (qui ignorait 141

l’athéisme ou même l’agnosticisme), il existait une sorte d’économie du Sacré qui voulait que tout ce qui avait été à la divinité lui retournât, du moins en partie. L’origine du rite apotropaïque du sacrifice des prémices du sein maternel remonte au Néolithique. À l’époque où commencèrent à se former les premières communautés sédentaires hiérarchisées, leurs dirigeants se virent assez tôt placés en coalescence avec les entités célestes ou chthoniennes et revêtus de la responsabilité du fonctionnement harmonieux de leur microcosme. En cas de malheur (famine subséquente à une sécheresse prolongée, inondation catastrophique, cataclysme, razzia de l’ennemi, épidémie…), on considérait que les Puissances célestes ou chthoniennes avaient rejeté les actions du chef et il lui arrivait d’être sacrifié en victime expiatoire pour détourner la colère des dieux. Ce fut sans doute la raison pour laquelle les plus madrés songèrent rapidement à faire retomber sur un autre cette funeste responsabilité. Or qui se trouvait le mieux revêtu, du fait de son ascendance, des attributs d’intercesseur divin sinon le fils aîné de ce leader, en principe destiné à lui succéder ? Ce fut ainsi que, par la suite, on en vint à sacrifier, au lieu du « responsable », le premier-né de son sang paré pour l’occasion des ornements du souverain pontificat183. Ce rite serait ensuite passé dans le domaine du mythe, ainsi que le rapporte Eusèbe de Césarée : Il existait une coutume chez les anciens, en vertu de laquelle, dans les grandes calamités et les grands périls, pour empêcher la destruction générale, les chefs d’une ville ou d’une nation égorgeaient leur enfant le plus chéri, et le sacrifiaient aux génies vengeurs comme victime expiatoire. (Prép. év. I, 10, 44)184

En Canaan, le sacrifice du premier-né n’était pas limité à la famille royale. Plutarque prétend que les Phéniciens achetaient même des enfants à ce dessein, qu’ils élevaient patiemment pour ensuite les jeter dans une fournaise185. On reconnaît dans cette assertion la tendance de cet auteur à l’exagération, sachant que la plupart des ossements retrouvés dans les aires où se pratiquait cette incinération rituelle (thopheth) appartenaient à des fœtus nés avant terme ou des enfants mort-nés, ou encore à des bébés qui n’avaient vécu que quelques mois. 2 Rois cite exemple le roi moabite Mesha qui, assiégé dans sa ville par les Israélites, aurait offert son fils aîné en holocauste sur les remparts pour conjurer le mauvais sort qui l’accablait 186. D’autres livrets bibliques accusent aussi – mais à tort – les rois de Juda Achaz et Manassé d’avoir fait « passer leur fils par le feu »187. 183

Sur la signification des sacrifices humains au Proche-Orient ancien : Frazer 1983, 115125 ; Eliade 1969, 127. 184 [En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/preparation1.htm#X (consulté le 15.03.19) 185 De la superstition, 13. 186 2 R 3, 27.

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L’introduction de cette historiette dans la tradition sudiste (après insertion de l’ajout constitué par l’intervention de l’ange de Yahvé et le remplacement de l’enfant par un bélier), pourrait, après avoir rappelé le temps où le culte des dieux d’Israël et de Juda avait été marqué par les sacrifices humains, constituer un indice de la volonté de faire cesser ces pratiques. D’où son nom dans la tradition juive : aqedath Yitskhaq, « ligature d’Isaac », et non « sacrifice d’Isaac » comme l’appelle encore la tradition chrétienne. Selon les rabbins, en effet, l’enfant fut lié (aqod) mais non immolé puisque remplacé in extremis par un animal. Pourquoi, dès lors, ai-je conservé le mot « sacrifice » dans l’intitulé de cette section ? Tout simplement parce que dans l’historiette originelle, le sacrifice humain était bel et bien mené à son terme : Abraham revint vers ses serviteurs et ils se mirent en route ensemble pour Béer-Shéba. Et Abraham résida à Béer-Shéba. (Gn 22, 19)

Dans ce tout dernier verset, l’enfant n’existe plus. Contrairement à ce qu’Abraham avait promis en disant « nous reviendrons vers vous », c’est lui seul qui revient vers ses serviteurs et s’en va résider à Béer-Shéba. La mort primitive de l’enfant est également corroborée par les paroles mises dans la bouche de l’ange : « Je sais maintenant que tu crains Élohim : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». Et elle est à nouveau confirmée par le fait que ce récit se clôture sur un rituel de fondation, épilogue que n’a pas totalement oblitéré le remaniement yahviste du texte : avant de quitter les lieux, Abraham les dédicace en leur donnant un nom théophore se rapportant à son dieu : Yahweh yireh « Yahvé a vu [l’holocauste] » ou « Yahvé a été pourvu [= gratifié d’un holocauste] ». Dans le récit primitif, le théonyme était probablement celui d’un dieu X, ce qui rend l’appellation Moriyah, qui contient l’hypocoristique de Yahvé (Yah), forgée pour la circonstance, comme je l’ai signalé plus haut. Ce type d’appellation érige l’endroit en sanctuaire, lieu le plus souvent fondé sur un sacrifice humain. Qu’en est-il, dès lors, de cette histoire de bélier substitué à la victime ? Il s’agit tout simplement d’un ajout postérieur, basé sur une version édulcorée de la légende que l’on peut placer en parallèle à celles de nombreuses historiettes mythologiques identiques. Un autre sacrifice d’enfant, celui de la fille de Jephté, nous est conté dans les Juges. Un certain Jephté, juge en Israël, avait solennellement juré que s’il revenait vainqueur de la guerre qu’il menait aux Ammonites, il sacrifierait à Yahvé la première personne qu’il rencontrerait à son retour. Jephté gagna sa 187

Pour Achaz : 2 Ch 28, 3 et 2 R 16, 3 ; pour Manassé : 2 Ch 33, 6 et 2 R 21, 6. Il est cependant évident que dans le cas de ces deux rois, il ne s’agissait pas d’un sacrifice humain mais plutôt d’un rituel d’immortalisation semblable à celui décrit dans l’Hymne homérique à Déméter, où la déesse enrobe le jeune Démophon d’un feu destiné à lui conférer l’immortalité. La quasi-certitude de ce cérémonial est confortée par le fait que le fils prétendument immolé de chacun de ces monarques devint roi de Jérusalem après son père.

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guerre. Or comme il rentrait chez lui en vainqueur, acclamé par le peuple, voici que sa fille unique sortit à sa rencontre en jouant du tambourin (Jg 11,34). Mise au courant du macabre serment par son père éploré, la jeune victime demanda à bénéficier d’encore deux mois de vie pour aller dans la montagne pleurer avec ses amies sur sa virginité toujours intacte. Les deux mois écoulés, elle revint vers son père et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait prononcé […] Dès lors s'établit en Israël la coutume que tous les ans les filles d'Israël s'en vont célébrer la fille de Jephté le Galaadite quatre jours par année. (Jg 11, 39-40)

Cette histoire de la fille de Jephté est l’adaptation biblique d’un mythe d’origine probablement cananéenne : la durée de quatre jours de fêtes funèbres en l’honneur de la défunte ne cadre pas avec les us israélites, qui exigeaient sept jours de deuil rituel. Les Grecs connaissaient ce mythème et y avaient mis en scène plusieurs de leurs héros. Ainsi, le roi de Crète Idoménée rentrait chez lui à la tête de ses vaisseaux après la prise de Troie quand soudain, une tempête d’une violence inouïe se leva. En danger de mort, Idoménée fit vœu à Poséidon, s’il le sauvait du naufrage, de lui sacrifier la première personne qu’il rencontrerait à son retour. La tempête cessa aussitôt et, quelques jours plus tard, Idoménée accostait chez lui sain et sauf. Or, comme il débarquait, voici que son fils, averti de son arrivée, se précipita sur le quai pour l’accueillir. Surmontant sa douleur, Idoménée l’immola, comme il l’avait promis à Poséi-don. Une variante mettait en scène Agamemnon, roi de Mycènes et d’Argos et commandant en chef des Grecs partis assiéger Troie. Celui-ci, voyant sa flotte de guerre soudain immobilisée par une brusque chute des vents, consulta le devin Calchas, qui révéla au roi qu’il avait offensé Artémis en prétendant être meilleur chasseur qu’elle, et que seul le sacrifice de sa fille Iphigénie pourrait apaiser l’ombrageuse déesse. Agamemnon fit alors venir Iphigénie en Aulide par le biais d’un mensonge et l’immola. L’horreur de ce type de dénouement n’échappa à personne. Aussi créa-ton très tôt un mythologème où la victime était finalement sauvée. Dans l’adaptation de la légende d’Idoménée, le peuple crétois réussit à sauver le jeune prince de l’odieux sacrifice. Dans celle d’Iphigénie, Artémis, apaisée par le début d’exécution de l’holocauste, substitue une biche à la jeune fille, la variante suivant alors le thème de la vierge promise en sacrifice aux dieux mais qui rachète sa vie en la dédiant au service sacré. Dans les Juges, selon une autre interprétation, la fille de Jephté est, non pas immolée, mais, comme Iphigénie, vouée à la divinité, c’est-à-dire envoyée servir à plein temps dans un sanctuaire. C’est ainsi que dans la Genèse, selon le même adoucissement du mythe, Isaac est remplacé par un bélier. Iphigénie était la personnification de la déesse Artémis Tauropolos, à laquelle la légende prêta plus tard une existence humaine sous les traits de la fille d’un héros d’épopée nationale. Le personnage d’Isaac était sans doute à 144

l’origine un demi-dieu local, que les scribes bibliques humanisèrent en fils d’un autre héros d’épopée nationale, lequel, comme Agamemnon, avait offensé la divinité. Il en allait sans doute de même de la fille de Jephté. Comme Agamemnon, qui use d’un stratagème pour faire venir Iphigénie en Aulide, Abraham ment à Isaac pour l’amener au Moriyah. On peut tenir pour vraisemblable que le récit de la mort de ces jeunes gens ait été dans un premier temps la transmutation en légende du mythe de la disparition automnale, avant sa renaissance printanière, d’une jeune divinité liée à la végétation.

La supercherie du tombeau des Patriarches La durée de la vie de Sarah fut de cent vingt-sept ans, et elle mourut à QiryatArba, c’est Hébron, au pays de Canaan. Abraham entra faire le deuil de Sarah et la pleurer. Puis Abraham se leva de devant son mort et parla ainsi aux fils de Hèt : « […] Si vous consentez que j’enlève mon mort et que je l’enterre, écoutez-moi et intercédez pour moi auprès d’Éphrôn, fils de Tsohar, pour qu’il me cède la grotte de Makpéla, qui lui appartient et qui est à l’extrémité de son champ. […] Abraham donna […] à Éphrôn l’argent dont il avait parlé au su des fils de Hèt, quatre cents sicles d’argent ayant cours chez le marchand. […] Puis Abraham enterra Sarah, sa femme, dans la grotte du champ de Makpéla, vis-à-vis de Mambré, c’est Hébron, au pays de Canaan. (Gn 23, 1-20)

Le site d’Hébron (Khevron, « association, ligue ») ou Qiryat-Arba (Qiryath ha’Arba, la « Ville des Quatre ») est l’actuel Tell Rumeideh, situé à 30 km au sud de Jérusalem. Nous avons vu que le nom de Qiryat-Arba lui vient d’une antique croyance cananéenne selon laquelle quatre géants de la tribu des Anaqim y avaient été enterrés. Cette légende fut reprise par la tradition juive qui, à la place du tombeau des quatre géants, y situe celui de quatre couples : Adam et Ève, Abraham et Sarah, Isaac et Rébecca, Jacob et Léah. L’identité des défunts fut décidée avant l’insertion du Roman de Joseph dans le corpus biblique ; sinon Joseph et Asenath auraient remplacé Adam et Ève qui, manifestement, servent ici de « bouche-trou ». La cité antique était située sur le flanc du djebel, alors que l’Hébron moderne est en contre-bas. On y voit en surface les ruines d’un rempart du Bronze moyen (± ~2000) qui chevauche en partie un impressionnant mur d’enceinte du Bronze ancien érigé plus de 500 ans auparavant. Plusieurs fois détruite, abandonnée, puis réoccupée, la ville jouit longtemps d’un statut de cité-État supérieur à celui de Jérusalem. Au Bronze moyen, elle était déjà un centre gouvernemental, ainsi que l’atteste une tablette cunéiforme retrouvée in situ et qui mentionne « un roi, des femmes percepteurs [sic] portant surtout des noms sémitiques de l’ouest et un petit troupeau, très probablement

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amené là pour être sacrifié […] devant le dieu local »188. C’est à Hébron que, dans le deuxième tiers du Fer I (vers ~1000), David aurait été sacré roi de Juda. Par la suite, il en aurait fait sa capitale, avant de conquérir Jérusalem. Les « fils de Hèt », propriétaires de la grotte de Makhpelah, sont des Hittites (appelés « Hétiens », en d’autres livrets bibliques). L’achat de l’hypogée à ces gens rejette cette tradition au début du ~Ier millénaire car il n’y avait pas de Hittites installés en Canaan avant cette époque 189. On ne trouvera les descendants de ce peuple indo-européen disséminés en Syro-Palestine qu’après la destruction de l’ancien empire du Hatti par les invasions doriennes et son presque total envahissement par les Assyriens vers ~1100. Au cours des deux siècles suivants, les Hittites, regroupés en petits royaumes ou communautés clairsemées, vivront plus ou moins en paix, d’abord avec les Araméens de Syrie, puis avec les Cananéens. La politique de conquête assyrienne aura finalement raison des maigres possessions qui leur restaient et finira par faire se diluer leurs derniers descendants dans les populations levantines. Leur nom disparaîtra ensuite de la mémoire populaire. Au ~ Ve siècle, Hérodote, que ses inlassables tribulations mèneront jusqu’en Cappadoce, au cœur de l’ancien empire hittite, n’en entendra même jamais parler. Quant aux « quatre cents sicles d’argent » dépensés pour l’achat de la grotte, ils représentent, non pas la mesure de poids (sheqel, du verbe shaqal, « peser ») qui avait cours en Canaan (et en Babylonie, où elle était appelée shiqlu), mais la monnaie introduite en Judée par les Perses après ~538190. L’inhumation d’Abraham, Sarah, Isaac, Rébecca, Jacob et Léah à Hébron est une pure invention – sans parler de celle d’Adam et Ève. Pour ce qui est de Jacob, par exemple, une autre tradition, plus ancienne, reprise en Gn 50, 10-11, situait le tombeau de ce patriarche en un lieu nommé goren ha’Atad (« aire d'Atad ») situé « au-delà du Jourdain », sans autre précision. Makhpelah est un toponyme dérivé du verbe khaphal, (« doubler »), d’où l’interprétation de la Vulgate : speluncam duplicem, « caverne double ». Cette « caverne » n’a jamais pu être identifiée tant le flanc du djebel regorge d’hypogées. Dans les dernières décennies avant notre ère, le roi Hérode Ier (~37/~4) fit ériger un édifice monumental sur la colline à un endroit où existait un caveau à deux chambres idéalement situé face à la ville. Maintes fois restauré et consolidé, ce monument se dresse toujours à l’heure actuelle dans la cité moderne. L’islam, qui se l’est approprié, l’a baptisé Haram el-Khalil, « Sanctuaire de l’Ami ». Les autorités musulmanes ont depuis longtemps scellé les deux puits d’accès menant à la tombe située sous le dallage de l’édifice en y apposant des couvercles métalliques ajourés et, comme à l’accoutumée, interdit toute fouille sur le site et ses alentours. Quelques incursions souterraines eurent cependant lieu à l’époque médiévale. Un écrit largement hagiographique intitulé Tractatus de Inventione Sanctorum Patriar188

M. Kochavi 2000, 55. BJ 1998, 64, d ; Pury (de) 2009, 225, 232, 234. 190 Le nom de la monnaie israélienne actuelle, le shekel, en est une survivance. 189

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charum rédigé par un chanoine anonyme du Prieuré d’Hébron vers 1129, de même qu’un peu plus tard, quelques lignes du rabbin espagnol Benjamin de Tudèle (1130/1173), réduisent à néant l’historicité de l’inhumation des patriarches en ce lieu tant leurs contradictions sont flagrantes et empreintes d’un tel merveilleux que même un enfant n’y croirait pas. En 1917, après l’abandon de la ville par les Turcs ottomans, un colonel anglais pénétra dans le tombeau. Il n’y trouva qu’un sarcophage de pierre vide et sans couvercle, sur le rebord duquel il s’assit… pour bourrer et allumer sa pipe. De la description qu’il en a donnée, il semble qu’il s’agissait d’une cuve mortuaire de l’époque des Croisés. Enfin, une cinquantaine d’années plus tard, juste après la Guerre des Six Jours, une incursion plus scientifique put être effectuée à la hâte. Le général Moshe Dayan, archéologue à ses heures, descella le couvercle d’un des puits et y fit descendre une jeune fille qu’il avait pris soin de munir d’une lampe électrique, d’un décamètre et d’un appareil photographique. (La raison du plus fort étant ce qu’elle est, il avait également pris soin de se passer de l’avis des autorités musulmanes.) Il ressort d’un document officiel intitulé Compte rendu Dayan191 que le fond du puits par lequel on descendit la gamine est constitué d’une salle vide. Pas le moindre osselet ni brimborion antique ; juste de la menue monnaie, des prières griffonnées sur des bouts de papiers lancés là par des fidèles au travers des petites ouvertures ménagées dans le couvercle du puits et des dalles de pierres inscrites de passages du Coran. Un couloir donne ensuite sur une deuxième salle, tout aussi vide, de laquelle un escalier monte pour aboutir à l’orifice du second puits, qui devait être l’entrée normale du tombeau primitif. En fait, le plan de ce banal hypogée correspond à celui des tombes cananéennes de la période s’étalant du Bronze moyen au Bronze récent (soit de ~2000 à ~1200). La pratique de l’ensevelissement des autochtones et des nomades dans des grottes situées à proximité de lieux saints est bien attestée pour cette époque. La probable vérité est qu’en son temps, ce vieux roublard d’Hérode, désireux d’amadouer un menu peuple qui le haïssait, a élu au hasard un ancien emplacement mortuaire bien situé pour ériger sur celui-ci ce qu’il savait n’être qu’un cénotaphe.

Mort d’Abraham et mariage d’Isaac Ce morceau composite, constitué de traditions archaïques sur lesquelles ont été développés des motifs yahvistes et sacerdotaux, est devenu le plus long des récits patriarcaux : 67 versets. Abraham était alors un vieillard avancé en âge, et Yahvé avait béni Abraham en tout. Abraham dit au plus vieux serviteur de sa maison, le régisseur de tous ses biens : Mets ta main sous ma cuisse. Je te fais jurer par Yahvé, le Dieu du ciel et le Dieu de la terre, que tu ne prendras pas pour mon fils une femme 191

Publié dans Miller 1985.

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parmi les filles des Cananéens au milieu desquels j’habite. Mais tu iras dans mon pays, dans ma parenté, et tu choisiras une femme pour mon fils Isaac. […] Le serviteur mit sa main sous la cuisse de son maître Abraham et il lui prêta serment pour cette affaire. (Gn 24, 1-9)

Bien que l’histoire ne le précise pas (ou plutôt : ne le précise plus), le récit se déroule alors qu’Abraham est à l’article de la mort et fait part au plus vieux de ses serviteurs de ses dernières volontés à propos du mariage de son fils Isaac. L’injonction « Mets ta main sous ma cuisse » indique qu’à l’origine, l’histoire se déroulait à Sichem et que ce n’était pas devant Yahvé mais devant Baal Berith, le dieu sichémite du Serment, que l’engagement avait lieu. Pour mémoire, après avoir invoqué ce dieu, on promettait solennellement d’effectuer telle ou telle chose en se touchant mutuellement les organes génitaux, d’où l’euphémisme « sous ma cuisse ». Le serviteur prit dix des chameaux de son maître et, emportant de tout ce que son maître avait de bon, il se mit en route pour l’Aram Naharayim, pour la ville de Nakhor. (Gn 24, 10)

Voici enfin les fameux chameaux patriarcaux, dix siècles avant l’introduction de ces animaux au Proche-Orient192. Le serviteur finit par arriver au Naharina, plus exactement aux abords de la ville de Nakhor. Il fit agenouiller les chameaux en dehors de la ville, près d’une source, à l’heure du soir, à l’heure où les femmes sortent pour puiser [et se lança dans une prière à son dieu]. Il n’avait pas fini de prier que sortait Rébecca, qui était fille de Bétuel, fils de Milka, la femme de Nakhor, frère d’Abraham, et elle avait sa cruche sur l’épaule. La jeune fille était très belle, elle était vierge, aucun homme ne l’avait connue. Elle descendit à la source, emplit sa cruche et remonta. […] Il dit : De qui es-tu la fille ? […] Elle répondit : Je suis la fille de Bétuel, le fils que Milka a enfanté à Nakhor. (Gn 24, 11-24)

Ici, Nakhor est le frère d’Abraham, donc Bétuel, son fils, en est le neveu, et sa fille Rébecca la petite nièce. Or Rébecca avait un frère qui s’appelait Laban, et Laban courut au-dehors vers l’homme, à la source. (Gn 24, 29)

Comme toujours actuellement au Proche-Orient, un frère de la jeune fille vint mettre son grain de sel. Quand il se fut bien assuré que le serviteur venait de la part d’un prétendant fortuné, il lui fit les salamalecs d’usage, disant : « Pourquoi restes-tu dehors, quand j’ai débarrassé la maison et fait de la place pour les chameaux ? » Alors, le serviteur entra dans la maison et se lava les pieds selon la coutume. Ensuite, on but du thé, on évoqua l’affaire et, après le marchandage de rigueur, celle-ci finit par se conclure. Et le len192

Il est vrai que des chameaux sont déjà cités en Gn 12, 16 dans la liste des cadeaux offerts par Pharaon à Abraham, mais dans un texte chronologiquement postérieur à celui qui est examiné ici.

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demain, le serviteur d’Abraham prit la route du retour avec beaucoup moins de chameaux et plus du tout d’or, mais une vraie jeune fille dans les bagages. C’est alors qu’Isaac entre en scène de manière impromptue. Or Isaac sortit pour se promener dans la campagne à la tombée du soir. Levant les yeux, il vit que des chameaux arrivaient. Rébecca, levant les yeux, vit Isaac. Elle sauta à bas du chameau et dit au serviteur : Quel est cet homme qui vient dans la campagne à notre rencontre ? Le serviteur répondit : C’est mon maître ; alors elle prit son voile et se couvrit. Le serviteur raconta à Isaac toute l’affaire qu’il avait faite. Et Isaac introduisit Rébecca dans la tente de Sara, sa mère ; il la prit sexuellement et elle devint sa femme, et il l’aima. Et Isaac se consola de la perte de sa mère. (Gn 24, 63-67)

C’est ici que l’on devine qu’entre-temps, Abraham est décédé et que l’épisode relatant sa mort a été escamoté. En effet, c’est à Isaac, qu’il appelle « mon maître » (et non à Abraham, comme il aurait dû), que le serviteur raconte « toute l’affaire qu’il avait faite ». On voit ensuite Isaac se comporter en véritable patriarche. Sans rien demander à personne, il introduit cette jeune vierge inconnue dans la tente familiale et, sans préambule, la « prend » (laqash, « prendre » au sens le plus large, mais ici, dans le cadre des relations sexuelles), conduite qu’il n’aurait jamais osé tenir du vivant de son père. Enfin, on ne voit pas en quoi ce déduit aurait consolé Isaac de la mort de sa mère, disparue depuis près de quarante ans. Cet ultime verset (« Isaac se consola de la perte de sa mère ») devait à l’origine concerner la perte toute récente de son père. En réalité, la mort d’Abraham a été reléguée plus loin (Gn 25) par un auteur sacerdotal dont on reconnaît sans peine la plume asthénique. Mais juste avant, celui-ci introduisit une incise visant à exhéréder en les désignant comme goyim les héros des nombreuses traditions d’origine nord-arabe relatives à la descendance d’Abraham. Abraham prit encore une femme, qui s’appelait Qeturah. Elle lui enfanta Zimrân, Yoqshân, Medân, Madiân, Yishbaq et Shuah. […] Abraham donna tous ses biens à Isaac. Quant aux fils de ses concubines, Abraham leur fit des présents et les envoya, de son vivant, loin de son fils Isaac à l’est, au pays dʼOrient. (Gn 25, 1-6)

Ainsi donc, Abraham avait des concubines (le mot est mis au pluriel : philagshim). La chose n’a rien d’anormal : dans les récits primitifs, Abraham n’avait pu être que polygame, comme son père Térakh ou comme Jacob. Nous allons voir que ce fut uniquement pour favoriser Isaac et son engeance que les scribes sacerdotaux firent de Qeturah une épouse en secondes et de Haggar une servante. Le nom de Qeturah provient de qetoreth, « encens ». Celui de Haggar est un anthroponyme construit à l’aide de l’article défini ha et du féminin du substantif ger ; il signifie « l’Étrangère ». En réalité, ces deux femmes ne 149

sont qu’un seul et même personnage. Primitivement, Haggar, prétendue servante de Sarah, portait sans doute un autre nom et n’était certainement pas une domestique mais une des femmes d’Abraham. D’origine arabe (donc étrangère), elle fut donnée pour une Égyptienne par confusion (son nom, nous venons de le voir, n’est pas lié pas à la langue égyptienne mais à un idiome sémitique). C’est un rabbin du Moyen Âge, Salomon ben Isaac de Troyes (1040-1105), qui est à l’origine de l’idée reçue selon laquelle Haggar faisait partie « des serviteurs et des servantes » offerts par le roi d’Égypte à Abraham lors de son séjour dans la Vallée du Nil, allant même jusqu’à affirmer qu’elle était la fille dudit roi. Il est bien sûr irrecevable qu’un pharaon ait pu donner sa fille pour « servante » à la femme d’un nomade indigent venu mendier du blé, alors qu’aucune fille de pharaon n’a jamais, au grand jamais, été donnée pour « épouse » à un roi étranger. (L’épouse égyptienne de Salomon relève de la même ineptie). Les tablettes de Tell el-Amarna gardent le souvenir du refus du pharaon Amenhotep III d’accorder la main de sa fille au roi kassite de Babylone Kadashman-Enlil Ier qui, pourtant, venait de lui offrir une de ses filles en mariage : Lorsque je t'exprime le désir de nous allier par un mariage [écrit KadashmanEnlil], pourquoi me refuses-tu ta fille ? Tu m'as répondu que jamais la fille d’un roi d'Égypte n'a été donnée à personne193.

Les seuls rois égyptiens à avoir offert leur fille en mariage à un étranger furent les Ptolémée, souverains Macédoniens qui n’avaient plus de « pharaon » que le titre et dans le pays d’origine desquels la pratique était courante. Les scribes coraniques, qui écrivaient environ un millénaire après les sacerdotaux et sur base de traditions qui ne nous sont pas parvenues, ne possédaient apparemment plus aucune donnée traditionnelle sur Haggar autre que celle qui en faisait une concubine répudiée et expulsée avec son fils Ismaël dans le désert de Paran, c’est-à-dire vers l’Arabie. Ils auraient dû s’intéresser davantage à Qeturah, dont le nom est lié à une résine aromatique (l’encens) produite par un arbuste croissant exclusivement en Arabie et dont les fils étaient censés avoir été, eux aussi, envoyés « à l’est, au pays d’Orient », autrement dit en Arabie. Cette femme fait partie de la mouture initiale du récit ; elle apparaît sous le nom fabriqué de Haggar dans la tradition préexilique, avant de surgir à nouveau, sous celui de Qeturah dans l’incise postexilique. La tradition rabbinique, d’ailleurs, identifie souvent les deux femmes. On clôtura ensuite le cycle d’Abraham en évoquant sa fin. Mais on le fit sans fioritures, alors qu’à l’origine, la mort du patriarche avait sans doute été contée avec cette ampleur toute orientale que semble avoir affectionné le rédacteur primitif de Gn 24. 193

Trad. Moret 1908, 81.

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Voici la durée de la vie d’Abraham : cent soixante-quinze ans. Puis Abraham expira, il mourut dans une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours, et il fut réuni à sa parenté. Isaac et Ismaël, ses fils, l’enterrèrent dans la grotte de Makpéla, dans le champ d’Éphrôn, fils de Tsohar le Hittite, vis-à-vis de Mambré. (Gn 25, 7-10)

Cette glose sacerdotale, peu cohérente, reprend ici une version antérieure de la tradition dans laquelle Ismaël n’a pas été chassé en Arabie puisqu’il s’occupe des funérailles d’Abraham en compagnie de son demi-frère Isaac.

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8

Sodome et l’homosexualité

Généralités La destruction de Sodome, ville légendaire traditionnellement située aux alentours de la mer Morte, est racontée dans la Bible hébraïque, au chapitre 19 de la Genèse. La présence dans ce récit de mythologèmes connus ailleurs dénonce que celui-ci a été construit à partir d’éléments préalables. Certains paradoxes du texte biblique et une mention de Strabon laissent inférer la préexistence d’un prototype sud cananéen de la légende qui connut plus tard des variantes. On peut supposer qu’y figurait un toponyme dont le radical est à l’origine du nom de Sodome (hébr. Sedom), pour lequel il n’existe aucune étymologie satisfaisante. Divers ouvrages, trop nombreux pour être cités mais dont la plupart se réfèrent indirectement au dictionnaire de Wilhelm Gesenius, lui donnent pour origine, soit le verbe shadam, « brûler »194, soit le pluriel du substantif shêd, « démon », issu de l’akkadien shedu, « esprit »195. Ces rapprochements, cependant, relient Sedom à un radical dans lequel le samek initial ( ‫ )ס‬est remplacé par un shin ( ‫)שׁ‬, indices de leur caractère fragile. L’étymologie liant sedom à shêdim provient du fait qu’on aurait cru les environs désolés de la mer Morte, parsemés de puits d'asphalte malodorants, habités par des esprits maléfiques – durant toute l’Antiquité, la mer Morte fut d’ailleurs nommée la « Mer du Diable ». Quoi qu’il en soit, il reste irrecevable qu’une ville prétendument florissante avant son anéantissement ait pu porter un nom comme « brûlée » ou « démoniaque ».

Les légendes antérieures Au Ier siècle, Strabon, après avoir décrit les alentours de Massada, forteresse bâtie sur un éperon rocheux situé à l’ouest de la mer Morte, note que, selon les gens du pays : … treize villes auraient existé autour de Sodome leur métropole […] À la suite de secousses de tremblements de terre, d’éruptions de matières ignées et 194 195

Gesenius 1846, 579. BDB 1906, 993.

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d’eaux chaudes, bitumineuses et sulfureuses, le lac aurait, paraît-il, empiété sur les terres voisines ; les roches auraient été calcinées, et, des villes environnantes, les unes auraient été englouties, les autres abandonnées, ceux de leurs habitants qui avaient survécu s’étant enfuis au loin. (Géogr., XVI, II, 44)196

On trouve ici une méprise bien connue de Strabon qui, après avoir décrit plus haut les phénomènes étranges qui se produisait sur le lac Sirbonis (lagune méditerranéenne située au nord-est de l’Égypte, à environ 15 km à l’est de Tell Heboua, l’antique Tjarou), les étend à un lac qu’il aurait dû appeler Asphaltites197 et qui n’est autre que la mer Morte. Il ne donne ni la source de cette tradition populaire ni le nom d’aucune autre ville que Sodome, qu’il nomme Sodomôn. Ceci induit, au regard du contexte de sa citation, que ses locuteurs (s’il en eut) étaient des autochtones plus imprégnés de folklore local que de tradition judaïque. En effet, le cataclysme décrit n’est pas rattaché à une action divine mais à des causes purement naturelles. De plus, elle mentionne de nombreux survivants, ce qui n’est pas le cas du récit biblique. Sans doute cette description de la catastrophe se rattache-t-elle à une version alternative du prototype local de la légende originelle. Il est manifeste que Strabon connaissait très mal la région et on ne peut exclure qu’il se soit ici référé, sans le signaler, à ce qu’avaient pu en dire certains de ses prédécesseurs dont il répète souvent les erreurs. Le souvenir de la submersion de la dépression méridionale du Jourdain n’exista que dans l’imagination des mythographes. En effet, la région était déjà largement sous eau au début du Pléistocène moyen, il y a 750 000 ans, donc bien avant l’apparition de l’homme anatomiquement moderne. Le niveau marin était alors de plusieurs dizaines de mètres supérieur à celui que nous connaissons de nos jours et la mer Méditerranée entrait plus profondément dans les terres. Dans ce qui allait devenir la partie palestinienne du littoral levantin, les eaux formaient une lagune qui pénétrait dans le continent un peu au nord de la moderne Haïfa, derrière le mont Carmel, puis descendait verticalement, depuis l’emplacement du lac de Tibériade jusqu’au tiers septentrional de la vallée de la ʻArabah. Au fil des glaciations et des réchauffements interglaciaires, la lagune a de nombreuses fois changé de forme et de niveau. Vers ~12 000, ce bassin commença à se réduire jusqu’à ce qu’il n’en restât plus, vers ~10 500, que deux lacs : le lac de Tibériade (ou mer de Galilée) et la mer Morte198, désormais séparés de la Méditerranée et uniquement alimentés par le Jourdain et ses affluents. La mer Morte a certes connu des asséchements totaux mais le dernier remonte à environ 120 000 ans, au cours de l’interglaciaire Riss-Würm199, 196

[En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/erudits/strabon/livre162.htm. Asphaltitidos chez Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 8, 4. 198 Ariztegui et al. 2013, 2-7. 199 Ibid. 197

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antiquité rendant plus qu’improbable la conservation de ce souvenir dans la mémoire collective. L’adaptation du mythologème de la submersion en catastrophe tellurique et/ou ignifère résulte du souvenir terrifié que les populations locales auraient gardé de l’intense activité sismique de la région. La dépression méridionale du Jourdain est en effet le point le plus profond du grand rift courant de l’Afrique orientale à la Turquie. Le rivage sud de la mer Morte l’endroit le plus bas du globe sur terrain sec (± 420 m sous le niveau de la mer). La partie terminale du rift, la « faille du Levant », suit la zone de fracture engendrée par les mouvements antagonistes de la plaque africaine et des microplaques arabique et levantine qui se manifestent encore de nos jours200. Vers la fin du Bronze Ancien (~2300), plusieurs localités du sud de la mer Morte semblent avoir été ravagées par un séisme de forte magnitude, peutêtre accompagné d’émissions de gaz et de bitume qui se seraient enflammées201. On ne peut toutefois exclure que ces destructions aient eu pour origine une action belliciste de cités ennemies dont le souvenir subsisterait peut-être encore, largement déformé, en Gn 14, chapitre qui attribue l’anéantissement de Sodome et Gomorrhe à une coalition menée par lʼÉlam (lequel, historiquement, n’est jamais intervenu au Levant). Il reste cependant plus probable que ce soit la récurrence des catastrophes telluriques qui ait donné naissance aux légendes initiales reprises par les Moabites et les Ammonites lors de leur installation dans la région. On ignore pourquoi certaines des cités détruites à la fin du Bronze Ancien ont été définitivement abandonnées, alors que d’autres ont été reconstruites et habitées à nouveau. Peut-être faut-il y voir le tarissement ou l’empoisonnement de sources d’eau potable. À proximité d’une des villes rebâties et réhabitées, une tradition populaire situait une grotte dans laquelle les survivants du cataclysme s’étaient réfugiés. Elle porte de nos jours le nom d’Ain al-Abata, la « Source dʼAbata ». Il a dû cependant en aller ainsi de maintes autres cavernes car la chaîne du djebel Usdum et les ouadis voisins en abritent plus de cent, certaines ayant été utilisées dès le ~IVe millénaire, voire peut-être même bien avant.

Du récit originel à l’épisode biblique L’épisode biblique contant la destruction de Sodome est la réinterprétation hébraïque d’un récit diluvien d’origine sud cananéenne, hélas non retrouvé. Ce mythe local, inspiré du récit mésopotamien du Déluge, mettait primitivement en cause une submersion, mais il connut par la suite des versions alternatives liées au tellurisme et à la configuration particulière des environs. Pour rappel, l’anéantissement de la Création ou d’une partie de celle-ci par un séisme et/ou par le feu fait partie des récits diluviens au même 200 201

Il suffit de se remémorer le tremblement de terre du 21 juillet 2017 à Bodrum en Turquie. Coogan 1984, 75-81 ; Donahue 1984, 83-88 ; Clamer 1993, 29-35.

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titre que ceux l’attribuant à une inondation202. Le fléau destructeur est généralement envoyé par un dieu irrité du comportement des hommes. Son plus ancien prototype remonte au ~IVe millénaire : il raconte comment Enlil, le dieu suprême du panthéon sumérien, excédé par le vacarme de la race humaine, lança d’abord une série de plaies sur la terre (sécheresse, famine, épidémies…) avant d’envoyer l’inondation hyperbolique que constitue le Déluge. Mais, comme le faisait observer Mircea Eliade, en matière de mythologie, « la maîtrise de l’écriture n’a fait que perpétuer le souvenir approximatif de créations religieuses devenues désuètes ou à moitié oubliées »203. À cette citation, je me permets d’ajouter le codicille personnel : car depuis longtemps corrigées en fonction de l’évolution du langage et des intimations environnementales. La mouture sud cananéenne du Déluge voulait tout simplement expliquer la présence de ce lac étrange qu’est la mer Morte. Elle présupposait que l’ancien pays de Moab avait jadis été une plaine fertile parsemée de cités florissantes, réminiscence d’un Âge dʼOr commune à toutes les mythologies. Leurs habitants auraient fini par déplaire à leur dieu d’une manière ou d’une autre. Alors celui-ci, résolu à les châtier, submergea la plaine, la transformant en un immense lac d’eau salée. Plus tard, une version alternative livra l’étiologie de la désolation des alentours (concrétions salines, épanchements spontanés de bitume, absence de faune et de flore…) en lui donnant pour origine, soit un séisme, soit un gigantesque incendie. C’est la mouture par le feu que reprirent les scribes bibliques, sans toutefois parvenir à oblitérer les versions évoquant le séisme ou l’envahissement par les eaux. La Genèse a situé chronologiquement la catastrophe en l’introduisant dans le cycle d’Abraham, et en donnant à Lot, neveu du patriarche, le rôle du Noé local.

Le récit biblique de la destruction de Sodome et Gomorrhe Le texte primitif ne concernait sans doute que l’unique ville de Sodome et devait être beaucoup plus bref : environ une dizaine de versets sur les trentehuit que compte le chapitre actuel. De nombreux éléments furent ensuite ajoutés par des rédacteurs pour la plupart postexiliques. Dans une sorte de prologue au récit, un dieu (ici, Yahvé) irrité du comportement des hommes annonce son intention de sévir : Yahvé dit [à Abraham] : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s’est accru et leur péché est énorme. C’est pourquoi je vais descendre et je verrai s’ils ont agi entièrement selon le bruit venu jusqu’à moi. (Gn 18, 20-21)

202

Pour les Mayas (Popol Vuh, I, 3), le Déluge était dû à la fois à une inondation, et à ce qui rappelle une éruption volcanique : « une résine épaisse descendue du ciel » (nuées ardentes ?) et « une pluie noire » (cendres ?) 203 Eliade 1986, 63.

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L’anthropomorphisme de la divinité, tenue de descendre personnellement du ciel pour se rendre compte du bien-fondé d’une rumeur, trahit l’ancienneté de la source. On notera également que dans la récrimination de Yahvé au sujet des villes pécheresses, leur « énorme péché » n’est pas précisé. Un marchandage aussi interminable que typiquement oriental se déroule ensuite entre Yahvé et Abraham. Ce dernier va tenter de sauver les villes en raison de la présence à Sodome de son neveu Lot et d’autres personnes éventuellement innocentes de ce dont ils sont accusés. De cinquante, nombre de « justes » (saddiqim) que le patriarche n’est apparemment pas certain de trouver, il arrivera, neuf versets plus loin, à faire épargner Sodome s’il s’y trouve seulement dix innocents. Comme dans la version akkadienne du mythe du Déluge, où Éa reproche à Enlil d’avoir anéanti l’humanité et pas uniquement les pécheurs, le dieu se trouve face à un contradicteur consterné par l’iniquité de cette punition collective. L’indulgence conciliatoire dont la divinité fait preuve en 18, 27-32 montre bien que le récit initial ne concernait pas l’intransigeant Yahvé. Venons-en au récit proprement dit. Les deux messagers arrivèrent à Sodome sur le soir. (Gn 19, 1a)

Ces deux « messagers » font partie de la triade divine qui, en Gn 18, était apparue devant la tente dʼAbraham afin de lui accorder une descendance. On a ensuite accolé à cet épisode le mythologème des dieux venus incognito rendre visite aux hommes aux fins de tester leur hospitalité204. Il faut sans doute y voir, comme le suggérait Thomas Römer, le dieu solaire Shemesh et ses deux acolytes représentant la Justice et le Droit. Nous avons vu que les références à des traditions polythéistes mal travesties par les rédacteurs sont innombrables, principalement dans la Genèse, et que l’identification du dieu principal à un dieu solaire est rendue plausible par le fait que la première apparition de la triade se produit alors quʼAbraham est assis à l’entrée de sa tente « dans le chaud du jour » (Gn 18, 1), c’est-à-dire quand le soleil est au zénith. On y ajoutera que, comme nous le verrons, la destruction de Sodome a lieu au moment « où le soleil se levait sur la terre » (Gn 19, 23). Après le long plaidoyer dʼAbraham en faveur des cités promises à la destruction, le dieu principal disparaît du récit pour laisser place à ses deux acolytes présentés, tantôt comme des « messagers » (malakhim), tantôt comme des « hommes » (anashim, mieux désignés en 19, 8 par anashim ha’el, les « hommes du dieu »). Cette double appellation des entités secondaires résulte de la confusion d’au moins deux variantes de l’historiette. Autres anomalies dénonçant la référence à des traditions parallèles entremêlées : en Gn 19, 13, les anashim annoncent leur intention de « détruire » (shaqat) Sodome ; plus loin, c’est Yahvé lui-même qui « bouleverse » (haphak) les 204 Thème déjà attesté vers 1350 dans le poème ugaritique Dnil et Aqhat (KTU 1, 17-19 ; ANET, 149-151).

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cités (19, 25), avant qu’Élohim les redétruise (shaqat) à nouveau (19, 29). Un beau micmac dont ne s’est pas soucié le compilateur. Lot était assis à la porte de Sodome. Quand il les vit [les deux « messagers »], il se leva pour aller au-devant d’eux et se prosterna face contre terre. Puis il dit : Voici, Adonay205, entrez, je vous prie, dans la maison de votre serviteur et passez-y la nuit. Lavez-vous les pieds. Vous vous lèverez de bon matin et vous poursuivrez la route. Non, répondirent-ils, nous passerons la nuit dans la rue. Mais Lot les pressa tellement qu’ils vinrent chez lui et entrèrent dans sa maison. Il leur donna un festin et fit cuire des pains sans levain. Et ils mangèrent. (Gn 19, 1b-3)

C’est à ce stade de l’historiette qu’a été inséré un épisode visant à accuser les habitants de Sodome d’une agression collective à caractère sexuel, imputation calomnieuse ayant donné naissance à l’idée reçue qu’ils étaient homosexuels. Ils n’étaient pas encore couchés que les gens de la ville, les gens de Sodome, entourèrent la maison, depuis les enfants jusqu’aux vieillards ; toute la population était accourue. Ils appelèrent Lot, et lui dirent : Où sont les hommes qui sont entrés chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous, pour que nous les connaissions. (Gn 19, 4-5)

Lot et ses invités ont à peine fini de dîner que les habitants de Sodome, « depuis les enfants jusqu’aux vieillards », viennent tambouriner à sa porte, lui intimant de faire sortir les gens qui sont entrés chez lui afin de pouvoir les « connaître » (Gn 19, 4-5). Rappelons qu’en hébreu biblique, le verbe « connaître » (yada) possède plusieurs sens : « avoir connaissance d’une chose », « découvrir quelque chose », « faire la connaissance de quelqu’un » et « connaître charnellement quelqu’un », c’est-à-dire, dans ce dernier cas, avoir des relations sexuelles avec cette personne. Et c’est bien ce dont il est question ici. André Chouraqui l’a parfaitement compris et sa traduction va droit au but : « Pénétrons-les ! » À l’origine il était simplement question, pour les autochtones, de connaître l’identité des nouveaux venus et, peutêtre, de les détrousser, mais dans l’adaptation biblique, c’est bien l’acception sexuelle que le scribe a voulu donner à yada puisqu’il met dans la bouche du héros la réponse suivante à l’intimation de ses concitoyens : Voici, j’ai deux filles qui n’ont point connu d’homme. Je vous les amènerai et vous leur ferez ce qui est bien à vos yeux. (Gn 19, 8)

Il tombe pourtant sous le sens que si Sodome avait été une cité exclusivement peuplée d’homosexuels, on n’aurait pas pu y trouver des enfants, des adultes et des vieillards. L’incohérence de la proposition consistant à présenter trois générations successives dans un environnement social à l’orientation sexuelle aussi défavorable à la reproduction de l’espèce ne semble pas avoir 205

À l’origine, le substantif adon devait figurer au pluriel (adonîm) puisqu’il se rapporte aux deux « messagers » auxquels Lot s’adresse.

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sauté aux yeux des exégètes de l’Antiquité, lesquels ne s’interrogent pas non plus sur la présence d’enfants parmi les prétendus abuseurs en puissance. Il est toutefois évident que l’auteur biblique considérait les habitants de Sodome comme hétérosexuels puisque ce sont des femmes, les filles de Lot, qui leur sont proposées et non des hommes. Ils vont certes les refuser mais ce rejet ne trouve pas son origine dans une quelconque homophilie. Leur « péché », en effet, était de toute autre nature. Le prophète de l’Exil, Ézéchiel, qui connaissait la version non encore modifiée par l’introduction de cet épisode, ne fait nullement grief d’homosexualité à la ville de Sodome : Voici quel a été le crime de Sodome […] Elle avait de l’orgueil, elle vivait dans l’abondance et dans une insouciante sécurité […] et elle ne soutenait pas la main du malheureux et de l’indigent. (Éz 16, 49)

D’autres passages accusent les habitants de cette cité de divers autres écarts mais jamais d’homosexualité. En fait, Sodome était tout simplement une ville hostile aux étrangers, ce que confirme Lc 10, 11-12, qui promet aux cités qui n’accueilleraient pas les disciples de Jésus un châtiment pire encore que celui infligé à Sodome. Le thème mythique d’une ville ou d’une région détruite par une divinité en raison de l’inhospitalité de ses habitants est bien attesté. Ainsi, dans la légende de Philémon et Baucis racontée par Ovide, les dieux Jupiter et Mercure, peut-être alertés par une rumeur, ont décidé d’aller faire un tour chez les hommes. Pour ce faire, ils ont pris l’apparence d’innocents voyageurs, comme nos deux « messagers » du récit biblique. Arrivés en Phrygie, ils frappent aux portes d’un village mais toutes restent closes, les autochtones méprisant la valeur fondamentale de l’hospitalité propre aux sociétés antiques. Finalement, une maison les accueille : une humble cabane de chaume et de roseaux. C’est la demeure du bon vieillard Philémon et de sa femme Baucis, qui vivent heureux malgré leur profond dénuement. Ignorant l’identité de leurs visiteurs, le couple leur offre à manger et à boire, entamant sans compter leurs maigres provisions. Mais quand ils s’aperçoivent que la carafe de vin qu’ils servent à leurs commensaux se remplit au lieu de se vider, ils comprennent que des dieux sont entrés chez eux et sont saisis d’effroi à l’idée de les avoir trop chichement reçus. Ils s’apprêtent à leur sacrifier leur unique oie quand Jupiter les rassure et leur annonce que l’inhospitalité de leurs concitoyens va recevoir son châtiment. Les dieux enjoignent ensuite à Philémon et Baucis de les accompagner dehors. Une fois notre quatuor rendu sur la montagne voisine, Jupiter envoie un déluge local qui noie instantanément la région et ses habitants sous un lac206. Revenons sur le parvis de la maison de Lot, où celui-ci est aux prises avec les habitants de Sodome. 206

Les Métamorphoses, VIII, 611-724.

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Ils dirent : Retire-toi ! Ils dirent encore : Celui-ci est venu comme étranger et il veut faire le juge ! Eh bien, nous te ferons pis qu’à eux. Et, pressant Lot avec violence, ils s’avancèrent pour briser la porte. Les hommes [qui se trouvaient chez Lot] étendirent la main, firent rentrer Lot vers eux dans la maison et fermèrent la porte. Et ils frappèrent d’aveuglement les gens qui étaient à l’entrée de la maison, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, de sorte qu’ils se donnèrent une peine inutile pour trouver la porte. (Gn 19, 9-11)

Les deux messagers annoncent ensuite à leur aimable amphitryon leur intention de détruire la ville et lui enjoignent de se sauver dans la montagne avec toute sa famille. Les hommes dirent à Lot : Qui as-tu encore ici ? Gendres, fils et filles, et tout ce qui t’appartient dans la ville, fais-les sortir de ce lieu. Car nous allons détruire ce lieu, parce que le cri contre ses habitants est grand devant Yahvé. Yahvé nous a envoyés pour le détruire. Lot parla à ses gendres qui avaient pris ses filles : Levez-vous, dit-il, sortez de ce lieu car Yahvé va détruire la ville. Mais, aux yeux de ses gendres, il parut plaisanter. (Gn 19, 12- 14)

Ses gendres ? Tiens donc, voici les filles de Lot, censées n’avoir jamais « vu le loup », soudain mariées et donc moins ingénues. (La suite du récit va même nous les présenter comme plutôt dévergondées.) Certains traducteurs, ne pouvant admettre l’existence de versions contradictoires d’un texte qu’ils prenaient pour un enseignement divin, ont vu en ces « gendres », soit des fils, soit des prétendants qui auraient, bien sûr, respecté la virginité de leur promise. Le texte emploie pourtant à trois reprises le mot khathan (« époux » mais ici « gendre », vu le contexte) et précise même : khathanav lôqêhe benôthav, « ses gendres qui avaient pris (lôqê, de laqash, « prendre sexuellement ») ses filles ». Chouraqui parle des « preneurs de ses filles », et la LXX de « ses gendres, ceux qui avaient pris ses filles ». On pourrait certes, vu l’ambivalence des temps propre aux langues sémitiques, y voir un inaccompli et l’interpréter par « ses gendres qui allaient prendre ses filles » (Vulg. « generos suos quid acceperant filias ejus » ; BJ : « ses futurs gendres » ; TOB : « ceux qui allaient épouser ses filles ») mais cela ne se justifierait que si la virginité des filles de Lot relevait du texte initial, ce qui n’est pas le cas, puisqu’au vu de ces versets qui relèvent d’un contexte manifestement plus ancien, cette prétendue innocence n’est évoquée que dans l’interpolation de Gn 19, 8. Dès l’aube du jour, les messagers insistèrent auprès de Lot, en disant : Lèvetoi, prends ta femme et tes deux filles qui se trouvent ici, de peur que tu ne périsses dans la ruine de la ville. Et comme il tardait, les hommes le saisirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, car Yahvé voulait l’épargner. Ils l’emmenèrent et le laissèrent hors de la ville. Après les avoir fait sortir l’un d’eux dit : Sauve-toi pour ta vie ; ne regarde pas derrière toi et ne t’arrête pas dans toute la plaine. Sauve-toi vers la montagne, de peur que tu ne périsses. (Gn 19, 15-17)

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Les gendres, incrédules, refusent de partir. Sur quoi, les « hommes », sans plus tarder, prennent Lot, sa femme et ses filles par la main et les emmènent hors de la ville. Ils enjoignent ensuite aux fugitifs de se sauver vers la montagne, sans jamais regarder derrière eux. Lot leur dit [pluriel] : Oh non, Adonay ! Voici, j’ai trouvé grâce à tes yeux [singulier] et tu as montré la grandeur de ta miséricorde à mon égard en me conservant la vie, mais je ne puis me sauver à la montagne avant que le désastre m’atteigne et je périrai. Voici, cette ville est assez proche pour que je m’y réfugie et elle est petite. Oh ! Que je puisse m’y sauver. N’est-elle pas petite ? Et que mon âme vive ! Et il lui dit : Voici, je t’accorde encore cette grâce et je ne détruirai pas la ville dont tu parles. Hâte-toi de t’y réfugier car je ne puis rien faire jusquʼà ce que tu y sois arrivé. C’est pour cela que l’on a donné à cette ville le nom de Tsoar. (Gn 19, 18-22)

Ces versets ne sont qu’une glose localisant le récit dans la géographie locale par l’introduction d’une cité (Tsoar) qui existait encore au temps du glossateur. Le long plaidoyer de Lot à son sujet est saugrenu, vu l’urgence de la situation et l’imminence de la catastrophe. D’autres villes furent en effet associées à Sodome sur base de traditions parallèles antérieures à la mise par écrit du TM. D’abord Gomorrhe (Amorah), dont le nom provient peut-être des mauvaises actions (ammer, « maltraiter » ?) initialement imputées à Sodome, et qu’on aurait fini par confondre puis à lier à celle-ci. Ensuite Admah (contraction de adamah, « terre, glèbe ») et Tséboyim (tseboyim, « gazelles »). Admah et Tséboyim appartiendraient à la tradition samaritaine, tandis que Sodome et Gomorrhe relèveraient de l’hiérosolymitaine207. Le Livre dʼOsée, transcrit plus ou moins fidèlement par les scribes de Jérusalem après la chute de Samarie (~722), d’après un original sans doute écrit en Israël entre ~750 et ~735, appuie cette allégation : il ignore Sodome et Gomorrhe et les remplace par Admah et Tséboyim208. La préexistence de ces traditions primitives se décèle dans l’emploi alternatif des théonymes Adonay, Yahvé et Élohim, de même que dans l’usage injustifié, tantôt du singulier, tantôt du pluriel, dans les conversations entre les protagonistes. L’école deutéronomiste aurait d’abord regroupé les deux traditions (et les quatre villes), puis, en Dt 29, 23, aurait créé une pentapole pécheresse en y ajoutant l’insignifiante bourgade de Tsoar (tso’ar, « petite ») mentionnée dans la glose occupant les v. 20-22. Le fait que dans une autre historiette (Gn 14), cette dernière ville soit censée avoir d’abord porté le nom de Belah – qu’une étymologie forgée lie à « engloutie », dans le sens de « avalée » – est un indice de référence une tradition alternative locale d’engloutissement dans le bitume. Dans ce récit, le roi de Sodome et le roi de Gomorrhe tombent chacun dans un puits de bitume de la Vallée de Siddim et y périssent. (Un court épisode inséré peu 207 208

Botterweck – Ringgren – Fabry 2000, 157 ; Marchadour 1999, 173, note 20. Os 11, 8.

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après met en conversation Abraham et ce même roi de Sodome mais il est manifestement anachronique.) Le soleil se levait sur la terre lorsque Lot entra dans Tsoar. Alors Yahvé fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu de Yahvé depuis les cieux. Il renversa ces villes, le dieu, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre. (Gn 19, 23-25)

Le premier verset relate une destruction par le feu et élargit la sanction à une seconde ville : Gomorrhe. Le suivant attribue à Yahvé, non plus une calcination de ces cités, mais leur « renversement » (haphak, « mettre à l’envers, sens dessus dessous ») ; il est lié à une tradition de séisme et ne situe pas au même niveau rédactionnel. Si Sodome et Gomorrhe sont des villes légendaires (de même qu’Admah et Tséboyim), la bourgade de Tsoar semble avoir existé. Ses ruines (peut-être le site actuel de Ghor es-Safi, en Jordanie) seraient encore visibles au sud de la mer Morte. Elle resta habitée jusqu’au VIIIe siècle de notre ère. Deux cents ans auparavant, les Byzantins avaient construit une petite basilique et un monastère autour de la grotte désignée par la tradition populaire comme étant celle où Lot et ses filles se réfugièrent. Ces lieux se nomment actuellement Deir Ain al-Abata, le « Couvent de la Source d’Abata », et sont situés à environ trois kilomètres au sud-est de l’extrémité de mer Morte. Cette localisation de l’antique Tsoar semblerait confirmée par la carte-mosaïque byzantine de Madaba (VIe siècle) qui situe une ville nommée Zoora (sans doute la Ζοάρων τῆς Ἀραβίας mentionnée par Josèphe209) à l’emplacement exact de la moderne Safi. Mais peut-être l’auteur de la carte se basait-il, lui aussi, sur cette même tradition populaire qui poussa les Byzantins à ériger en ce lieu la basilique consacrée à Agios Lot (« Saint Lot »). D’autres auteurs situent Tsoar de l’autre côté de la mer Morte, au nord-est de celle-ci210. La femme de Lot regarda de derrière lui et elle devint une colonne de sel. (Gn 19, 26)

L’injonction de « ne pas regarder derrière soi » est bien attestée en mythologie. La transgression de cet interdit par une femme, considérée par les sociétés patriarcales comme une créature stupide et curieuse, et qui vaudra à cette dernière d’être transformée en colonne de sel, permit au mythographe hébreu, outre d’exhaler sa misogynie, de donner une étiologie aux concrétions hérissant la chaîne de collines du djebel Usdum 211. Je peux affirmer sans crainte, pour les avoir vues de près, qu’il faut vraiment beaucoup d’imagination pour reconnaître une forme humaine en ces agrégats. Il s’agit 209

Guerre des Juifs, IV, VIII, 4. Graves et Patai 1987, 156. Voir aussi Collins – Hamdan – Byers 2009, 385-414, encore que les arguments de ces derniers restent peu probants car basés sur la croyance en l'existence historique d’Abraham et sa fabuleuse longévité de 175 ans. État des questions et importante bibliographie sur la localisation de Sodome dans MacDonald 2000, 45-59. 211 Usdum : oronyme arabe lié au radical SDM, comme Sodome. 210

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en fait de couches de sel que le magma a redressées presque à la verticale puis repoussées en surface, et dont la morphologie si particulière résulte de l’érosion. La concrétion représentant la femme de Lot, que Flavius Josèphe prétend avoir contemplée (Ant. jud., I, 11, 4), s’étant depuis très longtemps désagrégée sous l’effet de l’érosion, la piété populaire en a trouvé d’autres au fil du temps : actuellement, on en montre une qui est appelée bent seik Lout, « la fille (et non la femme) du seigneur Lot ». Traduttore, traditore… La proposition principale « la femme de Lot regarda de derrière lui » (me’akharav) reste peu compréhensible. Elle regarda « de derrière Lot » ? Peut-être, mais il est plus probable que le texte est corrompu et qu’à l’origine, elle regarda le dieu (« lui ») qui se trouvait « derrière » (sur la ville). L’interdiction de regarder derrière soi (souvent pour ne pas voir le dieu à l’œuvre), se retrouve dans l’histoire d’Orphée et Eurydice. Orphée, le poète et joueur de cithare à qui aucune femme ne pouvait résister tant le son de son instrument était envoûtant, était tombé amoureux de la nymphe Eurydice. Mais un jour, alors que les tourtereaux vivaient un amour sans nuage, Eurydice est mordue par un serpent et meurt. Fou de douleur, Orphée décide d’aller la rechercher au Tartare. Mais en ces lieux souterrains, règnent le dieu Hadès et son épouse Perséphone, qui ont interdit à quiconque y ayant pénétré d’en ressortir vivant. Protégé par le son mélodieux de sa cithare, Orphée réussit à amadouer successivement Cerbère, le chien aux trois têtes qui en garde l’entrée, puis Hadès et Perséphone eux-mêmes, lesquels, impressionnés par tant d’amour, l’autorisent à reprendre Eurydice, mais à la condition que tant qu’il serait dans le Tartare, il ne se retourne pas. Orphée reprend bientôt son chemin en sens inverse, suivi de sa bien-aimée. Or arrivé à la porte de sortie, alors qu'il aperçoit enfin la lumière du jour, il n’entend plus le bruit des pas d’Eurydice derrière lui. Angoissé, il se retourne… et la voit retomber pour toujours dans l’abîme infernal. Lorsque Élohim détruisit les villes de la plaine, Élohim se souvint dʼAbraham et il fit échapper Lot du milieu du désastre par lequel il bouleversa les villes où Lot avait établi sa demeure. (Gn 19, 29)

Ce verset n’est qu’une glose, par ailleurs redondante : elle attribue à Élohim l’action prêtée à Yahvé au v. 25. Elle parle en même temps de « destruction » (shaqat), puis de « renversement » (haphak) de villes non désignées nommément. Lot quitta Tsoar pour la hauteur et se fixa sur la montagne, avec ses deux filles car il craignait de rester à Tsoar. Il habita dans une caverne, lui et ses deux filles. (Gn 19, 30)

On trouve ici un paradoxe dénonçant que dans la version originale, Lot acceptait sans réticence d’aller s’établir dans une grotte d’une montagne voisine afin d’être sauvé de la submersion, comme le roi Yma dans la version

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zoroastrienne du Déluge212. Un premier rédacteur l’avait fait se réfugier dans la petite ville de Tsoar, que les « hommes du dieu » avaient accepté de ne pas détruire en raison de sa présence en ses murs. Plus tard, un rédacteur ultérieur, puisant à une autre source, va faire en sorte que Lot, à peine arrivé en cette ville (donc en principe définitivement sauvé), quitte de manière tout à fait illogique cet asile de quiétude et reprenne son chemin avec ses filles afin d’aller quand même s’établir dans une grotte de la montagne. Toujours est-il que voici notre héros sorti d’affaire. Mais hélas, sa femme ayant été changée en colonne de sel, il est maintenant veuf, situation plutôt problématique lorsque l’on est appelé à assumer la refondation de l’humanité locale. Heureusement, il lui reste ses deux filles. Quelle horreur ! serait-on fondé à penser. Eh bien non : ce type d’inceste, bien qu’universellement prohibé, ne choquait pas outre mesure les adorateurs de dieux qui, dans leur mythologie, avaient tous épousé leur sœur ou leur fille, voire leur mère, et leur avaient fait de nombreux enfants. Dans les mythes levantins, hérités des conceptions suméro-akkadiennes, la naissance du monde avait découlé d’un inceste ; il n’y avait donc rien de surprenant à ce que sa « renaissance » en procédât également. Sans doute dans le récit initial local, le survivant s’unissait-il à ses filles sans autre forme de procès, comme Manu, le « Noé » indien, à qui Brâhma avait accordé une fille, Idâ, après le déluge213, ou comme le roi Yma de lʼAvesta qui s’était uni à sa partie jumelle et féminine (sa sœur en quelque sorte) Ymi214. Ici, le transcripteur biblique vit l’occasion de donner une étiologie à la prétendue perversion des habitants de Moab et d’Ammon. Ceux-ci, en effet, étaient réputés révérer, entre autres divinités, un certain Baal Péor (le « Seigneur de la Brèche »), divinité montagnarde de la Fertilité dont le culte semble avoir participé de fêtes ithyphalliques suivies d’orgies à caractère sexuel215. Le transcripteur cautionna donc l’inceste mais prit soin de dégager Lot de toute responsabilité en rejetant sa perpétration sur les femmes, ces créatures du mal, présentées en violeuses de leur pauvre père préalablement soûlé de vin jusqu’à l’inconscience : L’aînée dit à la plus jeune : Notre père est vieux et il n’y a point d’homme dans la contrée pour venir vers nous selon l’usage de tous les pays. Viens, faisons boire du vin à notre père et couchons avec lui afin que nous conservions sa race. Elles firent donc boire du vin à leur père cette nuit-là et l’aînée alla coucher avec son père. Il ne s’aperçut ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. Le lendemain, l’aînée dit à la plus jeune : Voici, j’ai couché la nuit dernière avec mon père. Faisons-lui boire du vin encore cette nuit et va cou212

Avesta : Vendidad, 2, 33-36. Satapatha Brâhmaṇa, I, 8, 1. 214 Bundahišn, 23, 1 ; 31, 4. 215 Pope 2007, 12. On ne peut par ailleurs exclure que la « brèche » soit un euphémisme pour la vulve. 213

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cher avec lui afin que nous conservions sa race. Elles firent boire du vin à leur père encore cette nuit-là et la cadette alla coucher avec lui. Il ne s’aperçut ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. Les deux filles de Lot devinrent enceintes de leur père. (Gn 19, 31-36)

Le vin, est souvent lié au Déluge : Utanapishtim, le Noé akkadien, en avait versé une libation sur les flancs du mont Nisir encore humides. Deucalion, le Noé grec porte un nom qui peut s’interpréter par « marin du vin nouveau » et celui de sa femme, Pyrrha, signifie « rouge ». C’est après avoir bu du vin que le roi Yma avait couché avec Ymi. Et Noé lui-même, une fois le déluge terminé, avait planté la vigne, goûté sa production et pris une cuite mémorable. Quant au nectar des filles de Lot, sachant que la vigueur sexuelle de l’homme est inversement proportionnelle à la quantité d’alcool ingérée, on reste rêveur devant ses étonnantes propriétés à susciter l’érection chez un sujet âgé et, de plus, ivre-mort… L’aînée enfanta un fils qu’elle appela du nom de Moab : c’est le père des Moabites jusquʼà ce jour. La plus jeune enfanta aussi un fils qu’elle appela du nom de Ben Ammi : c’est le père des Ammonites jusquʼà ce jour. (Gn 19, 3738)

Les filles de Lot donnent chacune naissance à l’ancêtre éponyme d’un peuple ennemi des Judéens et qui, pour cette raison, se voit affublé d’une étymologie forgée et péjorative. Le nom du fils de lʼaînée, Moab, l’ancêtre des Moabites, est artificiellement relié, par le biais du préfixe me, au substantif ab et tend à signifier « [issu] de/du père », alors qu’il s’agissait sans doute à l’origine d’un nom théophore faisant référence au dieu tutélaire appelé le « Père », comme dans les anthroponymes Abiram, « mon Père est exalté », Abihu, « Il est mon Père », ou Abimelek, « mon Père est roi ». Le nom du fils de la cadette, Ben-Ammon, l’ancêtre des Ammonites, est rapproché de ben ammi (« fils de mon parent ») mais il se rapportait sans doute primitivement, lui aussi, à une divinité locale. L’expression « jusqu’à ce jour » (ad-hayyom) ajoutée à la fin de chaque étymologie marque le remaniement postérieur du texte216. L’épisode relaté en Gn 19, 4-8 fut très tôt lu de manière subjective. Au Ier siècle, le philosophe juif Philon d’Alexandrie décrit déjà Sodome comme une ville où se pratiquaient « la gloutonnerie, la débauche, l’intempérance et des accouplements hors-la-loi »217. Trente ans plus tard environ, l'auteur de Jude écrit que les habitants de Sodome et de Gomorrhe « se livrèrent à l'im216

Les Moabites et les Ammonites, ennemis des Israélites et des Judéens, leur étaient apparentés sur le plan linguistique. Ils s’installèrent à l’est de la mer Morte vers le ~ XIVe siècle, longtemps avant la formation des royaumes d’Israël et Juda. Le royaume moabite était situé au centre de l’actuelle Jordanie ; l’ammonite plus au nord, entre le Yabboq et la rive orientale du Jourdain. 217 Sur Abraham, 133-135. Cependant, les aléas de la transmission des textes de Philon rendent probable l’insertion de gloses dans son œuvre.

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pudicité et à des vices contre nature »218. Peu après, Flavius Josèphe évoque des légendes relatives à la région de Sodome dans un texte sans doute influencé par la version de la Bible hébraïque reçue de son temps car il parle « d’impiété » et de feu « divin »219. Dans un autre de ses ouvrages, il évoque les pratiques sexuelles des habitants de Sodome, mais sans s’y attarder 220. La lecture exclusivement homosexuelle de cet épisode, encore acceptée aujourd’hui, sera donnée par le théologien chrétien du IVe siècle Augustin dʼHippone221 et son herméneutique servira à justifier la sévère répression l’homosexualité masculine jusqu’à la fin de notre XVIIIe siècle. Les peuples de l’Antiquité n’opéraient guère de distinction entre hétéro, homo et bisexualité qui sont des concepts modernes, restrictifs et identitaires (mais dont il nous faudra bien user, faute de termes plus adéquats). Dans les sociétés patriarcales du Proche-Orient, l’hétérosexualité était la norme mais la bisexualité ou l’homosexualité étaient tolérées pour peu que l’on évitât de porter atteinte au rôle traditionnel du mâle et à la hiérarchie sociale. Les rois, dit-on, n’auraient pas été les derniers à montrer l’exemple. On cite, parmi tant d’autres, le pharaon Pépy II et son général Sisenet, mais sans tenir compte que ce qui est souligné dans cette « relation » par les textes égyptiens qui l’évoquent (plus de mille ans après)222 semble davantage tenir de la réprobation de l’inversion de la hiérarchie sociale que de ce qui aurait pu se passer au cours des escapades nocturnes du roi. On cite aussi l’amour ambigu qui aurait lié David à Jonathan, fils de Saül, mais il faut relever que si les deux livres bibliques de Samuel usent de termes équivoques pour décrire l’attachement entre ces deux hommes, aucun acte sexuel n’est évoqué et aucun jugement ne se dégage du texte. Quant au commerce qu’Alexandre le Grand aurait pu entretenir avec l’ancien favori de Darius III, l’eunuque Bagoas, on connaît le goût pour l’exagération de Plutarque223 et de Quinte-Curce224 qui en parlent. Et enfin, pour ce qui est à tort souvent attribué aux Grecs, ce n’est pas parce qu’ils avaient normalisé la pédérastie en une pratique dans laquelle le rapport entre l’éraste (l’actif, l’amant adulte) et l’éromène (le passif, l’aimé, jeune post-pubère) constituait pour ce dernier une sorte de propédeutique à la virilité et à la citoyenneté que l’homosexualité était plus répandue chez eux qu’ailleurs. Lorsqu’une forme de copulation avait lieu entre les partenaires, elle devait, en principe, rester intercrurale, comme semble vouloir le montrer l’iconographie qui les représente toujours face à face. 218

Jud 1, 7. Comme les autres, cette épître est suspectée d'avoir subi des corrections. Guerre des Juifs, IV, VIII, 4. Il est toutefois bien connu que moins d’un siècle après la mort de son auteur, l’œuvre de Josèphe était, elle aussi, déjà en partie corrompue. 220 Ant. Jud., I, 11, 3. 221 Les Confessions, III, 8 ; La Cité de Dieu, XVI, 30 ; Du mensonge, VII, 10. 222 Notamment le Papyrus Chassinat I (Louvre E 25351) Voir aussi Posener 1957, 119-137. 223 Vie d'Alexandre, 67, 7-8. 224 Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 5. 219

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Pour ce qui était de l’homosexualité féminine, nul n’en avait cure. De même fermait-on pudiquement les yeux sur la zoophilie avérée des pâtres qui pratiquaient le nomadisme, restant de longues périodes sans voir de femmes. Les langues sémitiques ne possèdent d’ailleurs pas de mot pour décrire le coït anal et l’orientation que nous définissons de nos jours comme l’homosexualité. Il n’est qu’à considérer les périphrases qu’emploie le Lévitique pour en parler. Quant à l’égyptien, l’interprétation du verbe nek (« s’accoupler ») par « sodomiser » est très sujette à caution. Dans le mythe relatant le conflit entre Horus et Seth225, Horus doit simplement placer ses deux mains « entre ses cuisses » pour recueillir la semence de Seth. Il pourrait s’agir d’un euphémisme mais le verbe employé (nân) indique, non pas la pénétration, mais plutôt le « transport » de la semence de Seth vers la « partie postérieure (ârt) d’Horus – et non dans son « anus » (pekhouyt), orifice où, même dans un mythe, on ne voit pas très bien Horus introduire « ses deux mains » pour récupérer le sperme de son agresseur. L’hébreu biblique désigne le partenaire passif d’une relation entre hommes par le terme qedesh (issu de qadesh, « sacré ») qui se rapporte aux prostitués sacrés (qedeshim) officiant dans les bosquets et les temples des divinités étrangères liées à la Fertilité. Il y en avait à Jérusalem et alentours, où, comme partout ailleurs, on croyait s’assurer les grâces de la déesse concernée (souvent Ashtart, avatar de la Sumérienne Inanna devenue l’Akkadienne Ishtar – lʼAstarté des Grecs) en ayant des relations sexuelles (ou un simulacre de celles-ci) avec un de ses servants, souvent maquillé et habillé en femme. L’emploi de l’euphémisme qedesh indique que ce n’était pas tant l’acte sexuel en lui-même qui était réprouvé mais plutôt la pratique de rites religieux étrangers. Toujours en hébreu, le verbe aheb, « aimer », évoque aussi bien l’amour entre un homme et une femme que celui entre deux hommes ou deux femmes, ou même l’amour parental, l’amour du prochain, l’amour réciproque entre la divinité et les hommes, voire l’amour de la chère et du bon vin. Quant aux relations sexuelles, quel que soit le sexe des partenaires, elles sont décrites, soit par le verbe yada, « connaître », soit par le verbe shakav, « se coucher, s’allonger » (souvent dans un contexte coercitif mais pas toujours), soit par le verbe laqash, « prendre », soit encore par la tournure vo el, généralement traduite par l’euphémisme « aller vers » mais qui, dans ce cas de figure, signifie prosaïquement « entrer dedans ». Il faudra attendre l’époque perse et la rédaction du Lévitique pour que, sous l’influence de l’éthique indo-européenne, les rapports sexuels entre hommes soient érigés en abomination et sanctionnés sans distinction entre les partenaires. Dans l’Avesta, un verset traitait de daeva (« démon ») « l’homme qui couche avec un homme à la manière de l’homme qui couche

225

Papyrus Chester Beatty I.

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avec une femme »226 mais sans attacher de condamnation pénale à ce type de comportement. Le Lévitique s’en inspirera avec davantage de sévérité : Si un homme couche [shakav] avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort : leur sang retombera sur eux. (Lév 20, 13)

Un récit interpolé Venons maintenant à l’examen de cette fameuse interpolation. Dans les Juges, dont les premières élaborations rédactionnelles sont antérieures à lʼExil, on trouve une imputation d’homosexualité décernée aux Benjaminites par le biais d’un épisode d’agression sexuelle parallèle trait pour trait et quasiment mot pour mot à celui de Gn 19. La seule différence est que dans Jg 19, le viol est mené à son terme. Ce récit conte l’histoire d’un lévite qui se rendait de Bethléem à la montagne d’Éphraïm227 en compagnie de sa concubine. Le soleil se couchait quand ils arrivèrent à Ghibéa, sur le territoire de Benjamin. Un homme leur proposa de les héberger et les emmena dans sa maison. Pendant qu’ils étaient à se réjouir, voici, les hommes de la ville, des fils de Bélial228, entourèrent la maison, frappèrent à la porte et dirent au vieillard, maître de la maison : Fais sortir l’homme qui est entré chez toi, pour que nous le connaissions. Le maître de la maison, se présentant à eux, leur dit : Non, mes frères, ne faites pas le mal, je vous prie. Voici, j’ai une fille vierge et cet homme a une concubine ; je vous les amènerai dehors ; vous les déshonorerez et vous leur ferez ce qui est bien à vos yeux. Mais ne commettez pas sur cet homme une action aussi infâme. Ces gens ne voulurent point l’écouter. Alors l’homme prit sa concubine et la leur amena dehors. Ils la connurent et ils abusèrent d’elle toute la nuit jusqu’au matin puis ils la renvoyèrent au lever de l’aurore. Vers le matin, cette femme alla tomber à l’entrée de la maison de l’homme chez qui était son mari et elle resta là jusqu’au jour [morte]. (Jg 19, 22-26)

Les Benjaminites sont également présentés en hétérosexuels puisque, non seulement ce sont des femmes qui leur sont proposées, mais qu’en plus ils violeront (allal, « s’insérer de force ») la concubine du lévite jusqu’à ce que mort s’ensuive. Selon la suite du récit, ce crime vaudra à la cité de Ghibéa d’être détruite par le feu, incendiée par les autres tribus révoltées par cet acte barbare (Jg 20, 48). L’interdépendance littéraire entre Gn 19 et Jg 19 est flagrante. Mais dans quel sens s’exerce-t-elle ? Thomas Römer et Loyse Bonjour proposent, à titre d’hypothèse, que ce serait le récit de Gn 19 qui aurait été copié pour 226

Avesta : Vendidad, 8, 32. Chaîne de montagnes située à la limite territoriale des tribus d’Éphraïm et de Benjamin. 228 Beliyaal : sans doute la déformation du nom d’un avatar local d’une divinité agraire de la Fertilité. 227

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montrer que l’époque des Juges s’était achevée dans une perte totale des valeurs morales, au point que les habitants de Ghibéa se seraient livrés aux mêmes excès que ceux de Sodome229. Ils n’avancent cependant aucun argument probant à l’appui de cette supposition. On peut aussi bien leur opposer l’hypothèse contraire et bien plus cohérente d’une interpolation du contexte de Jg 19 vers Gn 19. L’aporie décrivant les filles de Lot comme des pucelles alors qu’elles sont mariées et plutôt dévergondées en est un premier indice. Dans les Juges, l’épisode d’agression n’a rien d’une interpolation : sa suppression nuirait au déroulement du récit et n’expliquerait ni la mort de la concubine du lévite ni la vengeance qui s’ensuivit, alors que le récit de la Genèse, lui, pourrait parfaitement se dérouler sans lui, le mépris de l’hospitalité justifiant à lui seul la sanction divine. Il s’agit donc plutôt, me semble-til, d’un ajout au noyau traditionnel de Gn 19, apparemment non encore introduit à l’époque de lʼExil puisque Ézéchiel n’en dit mot, ni non plus le Lévitique ou Isaïe. Avant lʼExil à Babylone, le royaume de Juda se composait en majeure partie du territoire de la tribu éponyme, augmenté d’une région de faible superficie située au nord-est du royaume et occupée par la tribu de Benjamin, et d’une enclave septentrionale peuplée par la tribu de Siméon. Après lʼExil et le retour à Jérusalem, il parut impératif aux yeux du nouveau pouvoir théocratique toléré par les Perses d’asseoir une identité nationale en laissant s’estomper la distinction entre les tribus. Dès lors, la tribu de Benjamin, intégrée à celle de Juda, aurait été disculpée de la tendance qui lui avait été attribuée jadis par animosité. La disparition de Ghibéa dans les flammes aurait favorisé le rapprochement avec Sodome, consumée elle aussi. On aurait alors, par un simple « copier-coller », chargé les habitants de Sodome de la tendance jadis imputée aux Benjaminites rien que pour aggraver leur faute et justifier davantage la sanction divine. La conservation de l’épisode en Jg 19 pourrait s’expliquer par le fait avéré que si les innombrables transcripteurs des textes pré-canoniques ne se privèrent jamais de gloser d’abondance pour adapter ceux-ci aux schémas idéologiques de leur temps, ils s’autorisèrent moins souvent à supprimer la prose de leurs prédécesseurs. D’où les nombreux doublets (voire « triplets »), paradoxes et autres anachronismes que le texte biblique oppose à la raison.

229

Römer et Bonjour 2005, 55-56.

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La tradition nordiste

Généralités Avant d’aborder la tradition nordiste, il nous faut encore brièvement évoquer le cycle sudiste d’Isaac, et ce d’autant plus brièvement que celui-ci est ridiculement mince. Abraham engendra Isaac. Isaac était âgé de quarante ans quand il prit pour femme Rébecca, fille de Bétuel, l’Araméen, de Paddân Aram, et sœur de Laban l’Araméen. Isaac implora Yahvé pour sa femme, car elle était stérile, et Yahvé l’exauça : Rébecca, sa femme, devint enceinte. (Gn 25, 20-21)

Ici, un scribe sacerdotal veut donner à croire qu’Élohim avait miraculeusement rendu Abraham (100 ans) et Sarah (90 ans) féconds. Quant à l’âge attribué à Isaac lorsqu’il prit Rébecca pour femme (40 ans), cette valeur typologique indique qu’aucun souvenir ne subsistait à ce sujet. Isaac apparaît essentiellement comme le fils d’Abraham ou le père de Jacob. Les trois seuls récits qui lui soient consacrés à part entière se réduisent à cinq versets (Gn 24, 63-67) relatant sa rencontre avec Rébecca, à deux versets (Gn 25 20-21) qui résument sa prière à Yahvé au sujet de la stérilité de sa femme et à 33 versets (Gn 26, 1-33) relatifs à son séjour à Gérar, chez le roi Abimelek, où il fait passer Rébecca pour sa sœur (récit qui n’est qu’une redite de l’épisode mettant en scène Abraham au même endroit, devant le même souverain et qui fut resservi une troisième fois en y remplaçant Abimelek par un roi d’Égypte). Il semble bien qu’un certain nombre de traditions propres à Isaac passèrent à la trappe ou glissèrent dans le cycle d’Abraham quand la généalogie patriarcale fut établie. Voici donc Rébecca enceinte. Les enfants se heurtaient en son sein et elle dit : Pourquoi en est-il ainsi de moi ? Elle alla consulter Yahvé. Et Yahvé lui dit : Deux nations sont dans ton ventre et deux peuples se sépareront au sortir de tes entrailles ; un de ces peuples sera plus fort que l’autre et le plus grand sera assujetti au plus petit. (Gn 25, 22-23)

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On voit ici qu’une femme avait tout de même le droit d’aller consulter le dieu de la Fertilité. La prophétie rendue par cette entité (dont Yahvé a pris la place) donne une étiologie de la mésintelligence réciproque qui prévalut de tout temps entre les peuples de Juda et d’Édom. Les Édomites n’ayant pas laissé d’écrits, leur histoire reste très mal connue. Il s’agit d’anciens nomades locuteurs d’un idiome sémitique qui se seraient sédentarisés au sud de l’actuelle Cisjordanie, de part et d’autre de la vallée de la ʻArabah, vers la fin du ~IIe millénaire, époque à laquelle les populations appelées à devenir les Israélites et les Judéens se fixaient dans les hautes terres de Canaan. Le v. 23 les reconnaît néanmoins comme un peuple frère. Le reste de l’histoire d’Isaac va ensuite se poursuivre, dilué dans le cycle de Jacob. Lequel, il est bon de le répéter, plus ancien et plus cohérent, a servi de modèle à celui d’Abraham qui lui a simplement été antéposé. L’histoire de Jacob ne commence pas, comme celle d’Abraham, par sa descente d’Aram en Canaan, mais par sa naissance et sa jeunesse. Alors que l’on ne connaissait rien d’Abraham avant son 75e anniversaire et que l’enfance d’Isaac se résumait à « l’enfant grandit et fut sevré », la jeunesse de Jacob va nous être amplement contée, à commencer par sa naissance : Quand vint le temps de ses couches, voici qu’elle [Rébecca, femme d’Isaac] portait des jumeaux. Le premier sortit : il était roux et tout entier comme un manteau de poils ; on l’appela Ésaü. Ensuite sortit son frère et sa main tenait le talon d’Ésaü ; on l’appela Jacob. Isaac avait soixante ans à leur naissance. (Gn 25, 24-26)

Rébecca donne naissance à des jumeaux dizygotes, donc ne se ressemblant pas. Le premier est « roux » (admoni), d’où le surnom d’Édom qui lui sera donné plus loin et qui est lié à adom, « rouge », sans doute à cause de la couleur rougeâtre du calcaire de la vallée de la ʻArabah. Ce rouquin est aussi très « poilu » (sear), adjectif qui le lie à l’anthroponyme Séir (« Ébouriffé »), nom du patriarche des Horiens, peuple primitif d’Édom. Les Horiens, dont le nom peut signifier « habitants des montagnes », furent dépossédés du pays de Séir par les Édomites, auxquels, par la suite, ils s’assimilèrent, leur léguant certaines de leurs traditions. Séir était habité autrefois par les Horiens ; les enfants d'Ésaü les chassèrent devant eux et s'établirent à leur place, comme l'a fait Israël dans le pays qu'il possède [Canaan] et que Yahvé lui a donné. (Dt 2, 12)

Du second fils d’Isaac et de Rébecca, aucune description ne nous est donnée. Il naît en tenant son jumeau Ésaü par le « talon » (aqev), image destinée à donner une étymologie populaire du nom de Jacob (Ya’aqov). Une autre tradition propose une autre explication : aqav, « tromper, supplanter ». On peut y voir aussi aqov, « rusé, sournois », mais il semble qu’il faille plutôt le

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rapprocher d’un anthroponyme comme Ya’aqov ‘El, « que ‘El protège », dont l’élément théophore aurait disparu230.

À vaincre sans péril… Nous avons vu que l’opposition entre deux frères jumeaux est un thème souvent utilisé pour exprimer la rivalité entre les deux modes d’existence que sont le sédentarisme et le nomadisme. Ici, c’est Jacob, présenté en berger « rusé » (aqov), qui va l’emporter face au sédentaire, le bonasse Ésaü. Les garçons grandirent : Ésaü devint un habile chasseur, courant la steppe, Jacob était un homme tranquille, demeurant sous les tentes [donc un berger]. Isaac préférait Ésaü car le gibier était à son goût, mais Rébecca préférait Jacob. Une fois, Jacob prépara un potage et Ésaü revint de la steppe, épuisé. Ésaü dit à Jacob : Laisse-moi avaler ce roux, ce roux-là ; je suis épuisé – c’est pourquoi on l’a appelé Édom. Jacob dit : Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse. Ésaü répondit : Voici que je vais mourir, à quoi me servira le droit d’aînesse ? Jacob reprit : Prête-moi d’abord serment. Il lui prêta serment et vendit son droit d’aînesse à Jacob. Alors Jacob lui donna du pain et du potage de lentilles, il mangea et but, se leva et partit. C’est tout le cas qu’Ésaü fit du droit d’aînesse. (Gn 25, 27-34)

Le droit d’aînesse était un privilège exclusivement masculin par lequel le fils aîné (ou le premier des enfants mâles si l’aîné était une fille) héritait de l’entièreté de l’autorité, des responsabilités et des avoirs du père défunt. Une telle prérogative pour un brouet agrémenté d’un quignon, ce n’était pas cher payé. Cette étiologie populaire du vol du droit d’aînesse sur la foi d’un serment est inconséquente car selon les us coutumiers, ce préciput ne valait rien sans l’aval du père. C’est pourquoi la vraie version de la filouterie de Jacob, plus conforme à la réalité du temps, va nous être contée immédiatement après (ce qui corrobore que la précédente n’était qu’une glose pittoresque).

Qui va à la chasse perd sa place Isaac était devenu vieux et ses yeux avaient faibli jusqu’à ne plus voir. Il appela son fils aîné Ésaü : Mon fils, lui dit-il […] prends tes armes, ton carquois et ton arc, sors dans la campagne et tue-moi du gibier. Apprête-moi un régal comme j’aime et apporte-le-moi, que je mange, afin que mon âme te bénisse avant que je meure. Or Rébecca écoutait pendant qu’Isaac parlait à son fils Ésaü. […] Rébecca dit à son fils Jacob : Je viens d’entendre ton père dire à ton frère Ésaü : Apporte-moi du gibier et apprête-moi un régal, je mangerai et je te bénirai devant Yahvé avant de mourir. Maintenant, mon fils, écoute-moi et 230

BJ 1998, 69, a.

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fais comme je t’ordonne. Va au troupeau et apporte-moi de là deux beaux chevreaux, et j’en préparerai un régal pour ton père, comme il aime. Tu le présenteras à ton père et il mangera, afin qu’il te bénisse avant de mourir. Jacob dit à sa mère Rébecca : Vois : mon frère Ésaü est velu, et moi j’ai la peau bien lisse. Peut-être mon père va-t-il me tâter, il verra que je me suis moqué de lui et j’attirerai sur moi la malédiction au lieu de la bénédiction. Mais sa mère lui répondit : Je prends sur moi ta malédiction, mon fils ! Écoute-moi seulement et va me chercher les chevreaux. Il alla les chercher et les apporta à sa mère qui apprêta un régal comme son père aimait. Rébecca prit les plus beaux habits d’Ésaü, son fils aîné, qu’elle avait à la maison, et en revêtit Jacob, son fils cadet. Avec la peau des chevreaux elle lui couvrit les bras et la partie lisse du cou. Puis elle mit le régal et le pain qu’elle avait apprêtés entre les mains de son fils Jacob. Il alla auprès de son père et dit : Mon père ! Celui-ci répondit : Oui ! Qui es-tu, mon fils ? Jacob dit à son père : Je suis Ésaü, ton premier-né, j’ai fait ce que tu m’as commandé. Lève-toi, je te prie, assieds-toi et mange de ma chasse, afin que ton âme me bénisse. Isaac dit à Jacob : Approche-toi donc, que je te tâte, mon fils, pour savoir si, oui ou non, tu es mon fils Ésaü. Jacob s’approcha de son père Isaac, qui le tâta […] Il ne le reconnut pas car ses bras étaient velus comme ceux d’Ésaü son frère, et il le bénit. (Gn 27, 1-23)

Jacob, avec l’aide de sa mère aussi canaille que lui, va berner son vieux père infirme sur son lit de mort. La réticence qu’il manifeste au premier abord ne provient pas d’une quelconque prise de conscience de l’amoralité du stratagème mais uniquement de la peur de voir la bénédiction paternelle se transformer en malédiction à son encontre. Rébecca ayant pris sur elle cette éventualité, c’est sans vergogne qu’il s’en ira accomplir sa forfaiture. La ruse de Jacob peut être comparée à celle employée par Ulysse et ses compagnons qui, après avoir fait naufrage, s’étaient malencontreusement réfugiés dans la caverne du Cyclope Polyphème. Après que celui-ci eut dévoré deux des hommes d’Ulysse, les survivants réussirent à le rendre aveugle en lui crevant son œil unique d’un coup d’épieu, puis à s’enfuir en s’accrochant sous le ventre des moutons du géant qui, n’y voyant plus goutte, tâtait de ses mains tout ce qui sortait de la caverne. Isaac reprit : Sers-moi et que je mange de la chasse de mon fils, afin que mon âme te bénisse. Il le servit et il mangea, il lui présenta du vin et il but. Son père lui dit : Approche-toi et embrasse-moi, mon fils ! Il s’approcha et embrassa son père, qui respira l’odeur de ses vêtements. Il le bénit ainsi : Oui, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ fertile que Yahvé a béni. Qu’Élohim te donne la rosée du ciel et les gras terroirs, froment et vin en abondance ! Que les peuples te servent, que des nations se prosternent devant toi ! Sois un maître pour tes frères, que se prosternent devant toi les fils de ta mère ! Maudit soit qui te maudira, béni soit qui te bénira ! (Gn 27, 25-29)

Dans le droit coutumier, la bénédiction accordée à l’aîné représentait la transmission de la force vitale du clan au chef de la génération suivante et lui 174

conférait la totalité des biens. Elle était accompagnée de vœux de fécondité, de richesse et de gloire. Ici, la sacrification qu’Isaac infond in articulo mortis sur celui qu’il croit être son aîné Ésaü (« Qu’Élohim te donne la rosée du ciel et les gras terroirs, froment et vin en abondance ») est un vœu de cultivateur sédentaire qui ne cadre pas avec les protagonistes du récit : en effet, on voit aussi mal son destinataire primitif, Ésaü, un « chasseur courant la steppe », que son accapareur, Jacob, un berger « demeurant sous les tentes », faire fructifier froment et vin, quelque gras que puisse se révéler le terroir, puisqu’ils ne connaissent rien à l’agriculture. Cette incohérence est révélatrice des multiples remaniements du récit. Le vieil Isaac, plus tard, mesurera l’ampleur de l’imposture dont luimême et son fils aîné ont été les victimes, mais trop tard car ce qui est dit est dit : Jacob est et restera béni. Ésaü a donc perdu son droit d’aînesse, non pour le fameux plat de lentilles, mais parce qu’il était parti chasser. D’où l’adage issu de cette historiette : « Qui va à la chasse perd sa place ».

L’échelle de Jacob Ésaü prit Jacob en haine à cause de la bénédiction que son père avait donnée à celui-ci et il se dit en lui-même : Proche est le temps où l’on fera le deuil de mon père. Alors je tuerai mon frère Jacob. Lorsqu’on rapporta à Rébecca les paroles d’Ésaü, son fils aîné, elle fit appeler Jacob, son fils cadet, et lui dit : Ton frère Ésaü veut se venger de toi en te tuant. Maintenant, mon fils, écoute-moi : pars, enfuis-toi chez mon frère Laban à Kharan. Tu habiteras avec lui quelque temps, jusqu’à ce que se détourne la fureur de ton frère ; alors je t’enverrai chercher là-bas. Pourquoi vous perdrais-je tous les deux en un seul jour ? (Gn 27, 41-44)

Ici, Rébecca craint de perdre ses deux fils simultanément : Jacob sous le coup de la vengeance meurtrière d’Ésaü, et Ésaü lui-même sous celui du « vengeur du sang » que, selon les mœurs du temps, la communauté n’aurait pas manqué de lancer à ses trousses en vertu de la loi du talion. Ces versets ne sont que les débris d’une tradition abandonnée car ils sont aussitôt suivis d’une autre légende qui ignore l’épisode du vol du droit d’aînesse met en scène Isaac moribond enjoignant à Jacob de se rendre en Aram, non pour fuir la colère d’Ésaü (absente de cette version), mais pour prendre femme parmi sa parentèle araméenne. Isaac appela Jacob, le bénit, et lui donna cet ordre : Tu ne prendras pas une femme parmi les filles de Canaan. Lève-toi, va à Paddan-Aram, à la maison de Bétuel, père de ta mère, et prends-y une femme d’entre les filles de Laban, frère de ta mère. (Gn 28, 1-2)

Jacob se mit en route mais voici qu’en chemin, il s’arrêta pour bivouaquer. 175

Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête et dormit en ce lieu. Il eut un songe : Voilà qu’une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges d’Élohim y montaient et descendaient ! Et voilà que Yahvé se tenait devant lui et dit : Je suis Yahvé, le Dieu d’Abraham ton ancêtre et le Dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et à ta descendance. […] Jacob s’éveilla de son sommeil et dit : En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas ! Il eut peur et dit : Ce lieu est redoutable ! Ce n’est rien de moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel ! Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l’huile sur son sommet. À ce lieu, il donna le nom de Béthel, mais auparavant la ville s’appelait Luz. Et Jacob fit ce vœu : Si Élohim est avec moi et me garde en la route où je vais, […] si je reviens sain et sauf chez mon père, alors Yahvé sera mon Dieu et cette pierre que j’ai dressée comme une stèle sera une maison de Dieu, et de tout ce que tu me donneras je te payerai fidèlement la dîme. (Gn 28, 11-22)

Il s’agit ici d’un récit étiologique destiné à donner l’origine du nom de la ville de Bethel (à l’origine : Beth ‘El, « Maison de ‘El ». La trace d’autres remaniements subsiste dans la pluralité de noms du dieu mis en scène : après l’apparition des « anges d’Élohim », Jacob invoque Élohim (« Si Élohim est avec moi »), puis Yahvé (« alors Yahvé sera mon Dieu »), pour finir par s’adresser directement, en la tutoyant, à une divinité non identifiée (« tout ce que tu me donneras… ») Alain Marchadour y observe un chiasme, figure de rhétorique formée de deux ou plusieurs groupes de mots placés en symétrie inverse, comme dans le dicton : « il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger » : En un lieu non nommé (v. 11), Jacob prend une pierre (v. 11), Il a un songe (v. 12). Le dieu promet (v. 13-15). Jacob sort du songe (v. 16), il dresse la pierre en stèle (v. 18), le lieu est nommé (v. 19). « Cette structure concentrique qui associe la sonorité des mots et le sens est typique de la culture orale : à travers ses nombreuses récitations, le récit a reçu une forme rythmée propre à la récitation orale et qui fait sens »231.

À malin, malin et demi Jacob se mit en marche et alla au pays des fils de l’Est. Et voici qu’il vit un puits près duquel étaient couchés trois troupeaux de petit bétail. (Gn 29, 1-2)

Des bergers attendaient autour du puits avec leur troupeau. Jacob ne tarda pas apprendre qu’ils étaient de Kharan. Il était encore en conversation avec 231

Marchadour 199, 244.

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eux lorsque Rachel, dans toute la splendeur de sa jeunesse, arriva avec le troupeau de son père. Dès qu’il l’eut vue, Jacob en tomba amoureux. Il poussa la pierre de la bouche du puits et abreuva le bétail de la belle. Et Jacob donna un baiser à Rachel et éclata en sanglots. (Gn 29, 12)

C’était peut-être un peu mièvre mais plus élégant comme conduite que la manière dont s’était jadis comporté son père Isaac vis-à-vis de Rébecca, prise d’emblée à la hussarde. Mis en présence de son oncle Laban, Jacob fut reçu au sein de la branche araméenne de la famille232. Laban, le berger rusé qui, quelques chapitres plus haut, avait déjà négocié avec le serviteur d’Abraham les accordailles de sa sœur Rébecca, était père de deux filles. L’aînée, Léah, ene rakkôth (« aux yeux faibles »), souffrait de strabisme tandis que la cadette, Rachel, était yephath-toar veyephath mareh, « belle de forme et belle d’apparence ». Il ne fallut pas longtemps au neveu et à l’oncle pour convenir que le premier travaillerait sept ans pour le second avant de recevoir l’objet de son désir, la charmante Rachel, pour prix de son labeur. Quand les sept années se furent écoulées, Laban donna un grand banquet au cours duquel le vin coula à flot. Et quand Jacob fut suffisamment éméché, le rusé Laban prit Léah, sa fille loucheuse, lui plaça un voile sur le visage, et l’introduisit dans la tente de son neveu. Dans son ivresse, Jacob ne s’aperçut de rien et… yavo eleha (« entra en elle »). Le lendemain matin, quand notre héros eut les yeux quelque peu dessillés, il s’aperçut de la méprise et, tout aussi gêné que mécontent, vint s’en ouvrir à Laban, qui lui répondit : Ce n’est pas l’usage dans notre contrée de marier la plus jeune avant l’aînée. Mais achève cette semaine de noces et je te donnerai aussi l’autre comme prix du service que tu feras chez moi pendant encore sept autres années. Jacob fit ainsi : il acheva cette semaine de noces et Laban lui donna sa fille Rachel pour femme. (Gn 29, 26-28)

Ainsi Jacob put-il enfin obtenir Rachel mais, arroseur arrosé, il dut encore travailler pour Laban pendant sept autres années.

Jacob, géniteur légendaire Voyant que Léah n’était pas aimée, Yahvé ouvrit sa matrice. Mais Rachel : stérile ! (Gn 29, 31)

On trouve ici la version originelle du thème de l’infécondité de la matriarche ; il est affecté à Rachel. Léah, en revanche, va se révéler plutôt prolifique : 232

On notera que la tradition sudiste avait fait habiter Laban à Nakhor alors que dans la tradition nordiste, il habite à Kharan.

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Léah conçut et elle enfanta un fils qu’elle appela Ruben, car, dit-elle, Yahvé a vu ma détresse ; maintenant mon mari m’aimera. Elle conçut encore et elle enfanta un fils ; elle dit : Yahvé a entendu que je n’étais pas aimée et il m’a aussi donné celui-ci. Et elle l’appela Siméon. Elle conçut encore et elle enfanta un fils ; elle dit : Cette fois, mon mari s’attachera à moi, car je lui ai donné trois fils. Et elle l’appela Lévi. Elle conçut encore et elle enfanta un fils ; elle dit : Cette fois, je rendrai gloire à Yahvé. C’est pourquoi elle l’appela Yehudâh. Puis elle cessa d’avoir des enfants. (Gn 29, 32-35)

Lorsque l’on rattacha les tribus à la lignée des patriarches, on les fit descendre de Jacob. Chaque enfant devint alors l’ancêtre éponyme d’une tribu par le biais d’une étymologie populaire dérivée de la rivalité entre les deux épouses. Ruben vient de raah be'anyi, « [Yahvé] a vu ma détresse » ; Siméon de shama, « [Yahvé] a entendu » ; Lévi de yillaveh, « [Il] s’attachera », et Yehudâh233 de ’odeh, « je louangerai ». Mais un jour, Rachel en eut assez. Dépitée de ne pouvoir donner d’enfants à Jacob, elle lui proposa : Voici ma servante Bilhah ; entre en elle ; qu'elle enfante sur mes genoux, et que par elle j'aie aussi des fils. (Gn 30, 3)

Jacob s’exécuta de bon gré, à deux reprises, et deux enfants naquirent de ces unions : Dan (de dananni, « [Yahvé] m’a rendu justice ») et Nephtali (de niphtalti, « j’ai lutté »). Voyant cela, Léah fit de même avec sa servante Zilpah et Jacob se remit, si l’on ose dire, à l’ouvrage. Deux autres enfants naquirent encore : Gad (de gad, « bonheur, bonne fortune » mais qui est aussi le théonyme du dieu cananéen de la chance234) et Asher (de ‘asheri, « félicité »). Ce qui nous donne un total provisoire de huit enfants : quatre de Léah, deux de Bilhah et deux de Zilpah. Mais de Rachel, toujours aucun. Sur ces entrefaites, le premier-né de Léah, le petit Ruben, qui devait avoir alors environ dizaine d’années, trouva dans les champs des mandragores et les apporta à sa mère. Alors, Rachel supplia Léah : Donne-moi, s’il te plaît, les mandragores de ton fils. Mais Léah lui répondit : N’est-ce donc pas assez que tu m’aies pris mon mari, pour que tu prennes aussi les mandragores de mon fils ? Rachel reprit : Eh bien, qu’il se couche avec toi cette nuit, en échange des mandragores de ton fils. (Gn 30, 14-15)

Les mandragores sont des plantes officinales. Leur racine fourchue servait de talisman en raison de leur aspect vaguement anthropomorphe. Cette racine était souvent sculptée de manière à lui donner la forme d’un phallus car on lui attribuait des vertus aphrodisiaques et fécondatrices. Dans la tradition la plus ancienne, c’était certainement Rachel préparait les mandragores 233

Par convention, j’attribue le nom de Yehudâh, forme hébraïque de Juda, au quatrième fils de Jacob, afin de le différencier de celui du royaume homonyme judéen. 234 Meschonnic 2002, 322-323. On trouve des mentions de Gad dans des inscriptions phéniciennes et en Is 65, 11 qui reproche à ses adorateurs de lui dresser des tables d’offrandes.

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et, grâce à ce subterfuge, arrivait enfin à concevoir Issakhar (de sakhar, « salaire ») et Zébulon (de yizbeeleni, « Il me dotera »). Il ne pouvait s’agir d’enfants de Léah, qui n’avait plus besoin de « salaire » ni d’être « dotée » puisqu’elle avait déjà donné quatre fils à Jacob. Mais on ne sait par quel remaniement du texte, les mandragores disparurent du récit et ce fut Léah qui enfanta Issakhar et Zébulon. Ensuite, elle accoucha encore d’une fille qu’on appela Dînah. Mais comme les femmes n’étaient que des créatures sans importance, le transcripteur ne jugea pas utile de donner l’étymologie de son nom. Il ressemble à une forme féminine de dîn, « plaidoyer ». Alors Élohim se souvint de Rachel, il l’exauça et ouvrit sa matrice. Elle conçut et elle enfanta un fils ; elle dit : Élohim a enlevé ma honte. Et elle l’appela Joseph, disant : Que Yahvé m’ajoute un autre fils. (Gn 30, 22-24)

Deux étymologies contraires de Joseph nous sont ici proposées : une nordiste (asaph, « enlevé ») et une sudiste (yoseph, « ajouté »). Sans doute a-ton mêlé à cet endroit des traditions datant d’un temps où les tribus étaient au nombre de dix (les six fils de Léah, les deux de Bilhah et les deux de Zilpah), puis de onze avec Joseph (yoseph, « ajouté ») et enfin de douze avec Benjamin (binyamîn, « fils du Sud », qui ne va pas tarder à naître). Elles deviendront treize après la mort de Joseph (asaph, « enlevé ») par le dédoublement de sa tribu en Éphraïm et Manassé (ses deux fils), puis retomberont à nouveau à douze. D’autres traditions sur tribus existèrent, telle celle reprise par le Cantique de Déborah235, réminiscence nordiste qui ne mentionne ni Juda ni Siméon ni Gad, mais dix tribus du nom d’Éphraïm, Benjamin, Makir (inconnu des autres généalogies), Zébulon, Issakhar, Nephtali, Ruben, Galaad (un toponyme), Dan et Asher.

L’homme qui lutta contre ‘El Un des héros cananéens ayant servi de modèle au personnage de Jacob avait, entre autres exploits, lutté victorieusement contre un dieu. Sorti quasiment indemne d’un affrontement où il aurait dû laisser la vie, il avait reçu le surnom d’Israël, « L’homme qui lutta contre ‘El ». C’est d’abord sur un vague souvenir de cette tradition que s’ouvre le chapitre 32 : Comme Jacob poursuivait sa route, des anges d’Élohim l’affrontèrent. En les voyant, Jacob dit : C’est le camp d’Élohim ! Et il donna à ce lieu le nom de Makhanayim. (Gn 32, 2-3)

Rien, pour l’instant, ne nous est dit de l’issue de cet affrontement. Juste une étymologie du toponyme Makhanayim où makhaneh, « camp » est mis au pluriel sans doute parce que le texte primitif, issu d’une tradition polythéiste, parlait d’un camp « des élohims ». 235

Jg 5, 14-18.

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Une version alternative de cette confrontation, beaucoup plus détaillée, est retranscrite dès le verset suivant. Cette fois, Jacob n’est plus confronté à des élohims mais à une mystérieuse entité : Cette même nuit, Jacob se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. Et Jacob resta seul. Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. Il dit : Lâche-moi, car l’aurore est levée, mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni. Il demanda : Quel est ton nom ? Jacob, répondit-il. Il reprit : On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre les élohims et contre les grands hommes et tu l’as emporté. (Gn 32, 23-29)

Ce court récit, qui nous livre l’étymologie de l’anthroponyme Israël, est un des rares où la stature de Titan de l’ancien héros ayant servi de modèle au patriarche Jacob est encore perceptible : en mythologie, un homme ne peut lutter (a fortiori l’emporter) contre une entité divine que s’il est un surhomme ou se montre le plus rusé, tels le Titan Prométhée (Prometheus, « le Prévoyant, Celui qui pense avant ») ou Jacob (aqov, « trompeur, sournois »). Les paroles prononcées par le génie vaincu (ki-saritha ‘im-elohim ve‘imanashim) signi-fient : « Tu as lutté contre les dieux et contre les grands hommes ». Le surnom d’Israël donné à Jacob trouve donc son origine dans la contraction de ’îsh, « homme », de sarah, « lutter », et de ‘El, le « dieu » ou son avatar. L’épisode s’était déroulé alors que Jacob venait de franchir le gué du Yabboq, un des affluents du Jourdain. Le folklore religieux voulait que le voyageur ayant à emprunter un gué apaisât préalablement par un présent l’être surnaturel hantant les eaux du fleuve, faute de quoi, croyait-on, il risquait d’y laisser la vie. Or Jacob était passé au gué avec toute sa famille et ses biens sans observer cet usage, provoquant ainsi la colère du génie local. Au cours du combat, il avait été « touché » (naga) au plat de la hanche. En réalité, il ne s’agissait nullement de la hanche. On relève de nombreux cas où les pieds, la cuisse ou la hanche sont des euphémismes désignant ce que l’hébreu biblique nomme les « parties honteuses » (mavush). Dans la Bible, la « cuisse » ou la « hanche » (yerekh), voisine des organes génitaux, se rapporte souvent à ceux-ci chez l’homme. Il en va de même du « pied », désigné par le substantif féminin regel. À l’identique, le bas de l’abdomen de la femme (beten, « dépression ») est son pudendum. Ces palinodies entre l’aine et la cuisse étaient liées à l’interdit visuel ou évocatoire du sexe. À la suite du coup reçu, la hanche de Jacob s’était prétendument disjointe (yaqa). Les commentateurs juifs du Moyen Âge, comme Rachi et Nahmanide, voyaient déjà dans cette soi-disant dislocation, non pas la hanche, mais les parties sexuelles du patriarche endolories par le horion. Le v. 31 évoquant ensuite Jacob « boiteux d’une hanche » (tsolea al-yerekho) 180

peut s’expliquer par le fait que, sous la douleur, il marchait courbé (tsolea, mot lié à tsela‘, « os de la côte, côté, partie latérale » mais aussi « élément courbe »). L’emploi euphémique du mot « hanche » rend l’étiologie de l’interdit alimentaire relatif au « nerf qui est à l’emboîture de la hanche » donnée au v. 32 totalement inepte. Ce tabou n’est d’ailleurs repris nulle part ailleurs dans la Bible. Il ne provient que de la prise au sens propre du substantif yerekh. En réalité, le nerf évoqué est le membre viril 236. Le même euphémisme se retrouve en français dans ce que nous nommons un « nerf de bœuf », lequel n’est autre que la verge de cet animal étirée et durcie par dessiccation. La hanche ou la cuisse sont également prises pour les organes génitaux quand il est question de descendance. En Ex 1, 5, par exemple, on peut lire : Kol-nephesh yotse’e yerekh-Ya’aqov shivim naphesh, phrase qui se traduit littéralement par « Total [d’]âmes sortant [de la] hanche [de] Jacob soixantedix âmes ». On imagine bien que ce n’était pas plus la hanche de Jacob que la cuisse de Jupiter qui avait suscité cette engeance. Rappelons enfin le cérémonial cananéen évoqué supra qui consistait à prêter serment en plaçant la main « sous la cuisse » (takhath yerekh) de son interlocuteur : en réalité, on jurait devant le dieu sichémite Baal Berith / Bethel Berith (devenu plus tard Bethel Yahou, puis Yahvé) en touchant les organes génitaux de son vis-à-vis.

236

Ce que confirme le Gaffiot 1934 à l’article Nervus, p. 1026.

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FIGURE 9 – GÉNÉALOGIE DES PATRIARCHES

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Le roman de Joseph

Généralités Alors que les histoires sur Abraham, Isaac et Jacob n’étaient qu’un assemblage tardif d’anciens récits jadis indépendants, le cycle du patriarche Joseph, fils de Jacob, est, prima facie, constitué d’une histoire simple au déroulement harmonieux du début à la fin. C’est la raison pour laquelle cette narration a été appelée le Roman de Joseph. Bien qu’elle paraisse relever d’un seul rédacteur, on y discerne au moins une interpolation (l’histoire de l’épouse infidèle de Pôtiphar) et de nombreux doublets renvoyant à deux auteurs distincts. C’est pourquoi le père de Joseph est nommé, tantôt Jacob, tantôt Israël, et pourquoi l’on trouve deux rêves de Joseph adolescent, deux demi-frères bienfaiteurs237, deux fonctions du maître égyptien de Joseph et deux rêves de Pharaon. L’écrit originel fut très probablement rédigé en Égypte entre le milieu de la XXVIe dynastie (vers ~600) et la fin de la Première Domination Perse (~404). Il contait l’arrivée de Joseph, vendu comme esclave dans la Vallée du Nil, son acquisition par un Égyptien et son élévation à la cour d’un pharaon anonyme. Il fut ensuite révisé à plusieurs reprises, pour finalement devenir un enseignement de sagesse exaltant les qualités de chasteté, de modestie, de bienveillance et de miséricorde de son héros. C’est sans doute lors de la mise en forme du futur corpus biblique, vers ~350 (entre le début de la Seconde Domination Perse et le début de la Période Hellénistique), qu’il fut inséré sous sa mouture actuelle dans le cycle de Jacob.

Joseph et ses frères Jacob a douze fils. Le onzième, Joseph, est son préféré, ce qui lui vaut l’animosité de ses dix aînés. Dans un récit, l’hostilité des frères résulte de ce que Joseph moucharde à son père les « mauvaises actions » de ses aînés (Gn 37, 2) ; dans l’autre, de ce qu’il est le chouchou du paternel (Gn 37, 4). 237

Il s’agit bien de « demi-frères » car les dix aînés sont fils de Jacob et de Léah, alors que Joseph est fils de Jacob et de Rachel.

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En plus, notre héros est sujet à des rêves prémonitoires qu’il s’empresse d’aller bêtement raconter à ses frères : dans une version, alors qu’en compagnie de ceux-ci, il liait des gerbes dans un champ, il voit sa gerbe se redresser et les onze autres gerbes se prosterner devant elle (Gn 37, 7). Dans la seconde version, c’est le soleil, la lune et onze étoiles qui se prosternent devant lui (Gn 37, 9). On comprend que les intéressés n’aient pas apprécié. C’est ainsi qu’un jour, alors que les dix aînés sont à faire paître leurs troupeaux, ils voient au loin arriver Joseph venu prendre de leurs nouvelles. Ils conviennent aussitôt de s’en débarrasser de la manière la plus radicale qui soit : en l’assassinant. Dans la première version, d’origine israélite, l’aîné, Ruben, pétri de bons sentiments, veut sauver la vie de Joseph en le faisant jeter dans une citerne vide, avec l’intention secrète de revenir l’en extraire par la suite. Aussitôt dit, aussitôt fait, Joseph est dépouillé de ses vêtements et balancé dans la citerne. Après quoi les frères s’en retournent à leurs occupations pastorales comme si de rien n’était. Mais voici que des marchands Madianites passant près de là entendent les cris du malheureux et le ramènent à l’air libre avant que Ruben ait eu le temps de revenir discrètement sur ses pas. Évaluant le profit financier qu’ils pourraient retirer de leur trouvaille, ils décident d’emmener Joseph en Égypte afin de l’y vendre comme esclave (Gn 37, 22-25). Dans l’autre version, plus tardive et yahviste, le sauveur est Yehudâh, l’ancêtre éponyme des Judéens. Celui-ci propose d’emblée à ses frères de vendre Joseph à une caravane d’Ismaélites qui passait non de loin, plutôt que de le tuer sans rien en retirer. Les autres acceptent et l’affaire est conclue illico pour 20 sicles d’argent238 (Gn 37, 26-28).

L’arrivée de Joseph en Égypte Que Joseph ait été récupéré gratis par des Madianites ou monnayé à des Ismaélites, l’aboutissement sera le même : le jeune homme est emmené en Égypte et revendu à un notable égyptien qualifié selon les versions, soit de saris Paroh (« officier de Pharaon »), soit de sar hatthabbakhim (littéralement « chef des bouchers » – celui qui tue les bêtes – mais ici « chef des gardes »239), et auquel a été donné plus tard, par confusion, le nom de Pôtiphar (Gn 37, 36 et 39, 1). À ce stade, il faut préciser que l’esclavage en tant que système socio-économique reposant sur l’exploitation de personnes soumises à un pouvoir tyrannique et maintenues dans cet état, était inconnu en Égypte. Dans la Vallée du Nil, les seules individus que l’on aurait pu considérer comme « corvéables à merci » étaient des prisonniers de guerre, voire des condamnés de 238

Comme dans l’historiette de l’achat par Abraham de la grotte de Makpéla, le sicle est ici la monnaie introduite en Judée par les Perses après ~538. 239 Le même terme est employé pour les deux fonctions parce que, dans l’esprit du rédacteur, sur ordre du roi, le chef des gardes pouvait se conduire comme un exécuteur.

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droit commun, mais leurs conditions de vie, certes pénibles à nos yeux, étaient identiques à celles des agriculteurs, des ouvriers du bâtiment, voire de la soldatesque lorsqu’il leur arrivait d’être incorporés dans l’armée. De nombreuses traductions de la Bible donnent encore le maître de Joseph pour un eunuque. La Segond 1910 l’appelle plutôt « officier », et ceci à raison. Les auteurs de la LXX, ayant pris le titre de saris Paroh au sens strict, l’ont traduit par enouchos Pharao (« eunuque de Pharaon ») et la Vulgate par eunucho Pharaonis. Ce qu’ignoraient nos traducteurs, c’est que déjà à l’époque de la rédaction de ce récit, le terme saris avait perdu son sens d’homme castré et servait à désigner, comme en akkadien (sha-reshi), tout personnage de haut rang attaché à la personne d’un roi. Un peu plus loin, d’ailleurs, le panetier et l’échanson du pharaon seront aussi qualifiés de saris. C’est probablement cette fausse attribution de l’état d’eunuque au maître de Joseph qui a inspiré à un glossateur l’interpolation de l’épisode de la femme infidèle, dont on pouvait dès lors comprendre le dévorant appétit sexuel. Enfin, aucun document n’atteste la présence d’eunuques parmi les Égyptiens de l’Antiquité. Les pharaons possédaient certes, à côté de leur Grande Épouse, un certain nombre de concubines résidant sans doute dans une sorte de harem mais rien n’indique que celui-ci ait été gardé par des hommes castrés. Le Papyrus Harris, dans ses minutes du procès dit de la Conspiration du Harem (complot manqué ayant abouti à la mort de Ramsès III et dont le but était d’empêcher le futur Ramsès IV d’accéder au pouvoir), ne fait mention d’aucun eunuque240. En réalité, le texte originel ne nomme jamais l’acquéreur de Joseph : il l’appelle le « maître » (adon) ou « l’Égyptien » (hammitsri) : Yahvé fut avec Joseph et la prospérité l’accompagna. Il habitait dans la maison de son maître, l’Égyptien. Son maître vit que Yahvé était avec lui et qu’il faisait prospérer entre ses mains tout ce qu’il entreprenait. Joseph trouva grâce aux yeux de son maître, qui l’employa à son service, l’établit sur sa maison et lui confia tout ce qu’il possédait. (Gn 39, 2-4)

Joseph était donc initialement acheté par un Égyptien anonyme. Le nom de Pôtiphar et ses fonctions relèvent d’une mauvaise interprétation du texte, comme nous le verrons plus loin. Il en va de même du v. 2 (« Yahvé fut avec Joseph et la prospérité l’accompagna »), lequel n’est qu’une glose yahviste. Un autre point qui appelle dès à présent une précision immédiate est que jamais, ni dans la Genèse ni dans l’Exode, le roi d’Égypte ne sera identifié nommément : on le nommera toujours Par’oh ou Phar’oh, « Pharaon », ou encore melek Mitsrayim, « roi d’Égypte ». Le terme hébreu Par’oh provient 240

Le fonctionnement du gynécée royal égyptien est assez mal connu. Au contraire des harems arabes ou ottomans, il semble qu’il s’agissait d’un lieu, certes très privé mais d’où les épouses pouvaient sortir. Sans doute en existait-il plusieurs : un jouxtant le palais et réservé aux concubines égyptiennes et un autre, plus éloigné, où vivaient les épouses « diplomatiques » que le roi avait reçues de ses vassaux ou alliés étrangers.

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du titre égyptien per-âa, « maison grande », désignation primitive du palais royal devenue celle de son occupant par métonymie. Sa première attestation remonte au milieu de la XVIIIe dynastie (vers ~1450) mais l’usage ne s’est généralisé que plus tard, sous la XXIe (vers ~950). Quelque anachronique qu’il soit pour les souverains des dynasties antérieures, il nous sert à distinguer les rois d’Égypte de manière commode241. Per-âa, transcrit pa’roh, puis phar’oh en hébreu, deviendra le grec pharao de la LXX et le latin pharaonis de la Vulgate, d’où le français pharaon et l’arabe local pharân et faraoûn. Dans les récits bibliques, l’emploi de ce titre comme un nom propre indique tout simplement qu’à l’époque de la rédaction du texte, le nom du roi concerné n’était plus connu. Hérodote, dans ses Histoires, résume les dires des prêtres memphites au sujet d’un roi Pheros242 dont le nom est manifestement une hellénisation de per-âa. Soit les interlocuteurs d’Hérodote lui auraient parlé d’un pharaon sans le nommer et celui-ci aurait pris le titre pour le nom du roi, soit il s’agirait d’un indice d’une éventuelle origine égyptienne du procédé consistant à désigner par son titre un monarque au nom tombé dans l’oubli243. Quant au nom de Pôtiphar (en réalité Pôti Phera), que Gn 39, 1 donne au maître de Joseph, il est celui d’un prêtre dont, plus tard, Joseph épousera la fille à la demande du pharaon. Les deux orthographes dérivent sans doute d’un anthroponyme théophore égyptien comme Pa hotep Râ, « L’offrande de Râ » ou Pa di pa Râ, « Celui donné par Râ ». C’est sans doute un transcripteur biblique d’avant l’Époque Hellénistique qui est à l’origine de la confusion. En effet, elle est déjà présente au temps de la rédaction de la LXX, qui ne différencie pas ces deux personnages, translittérant le nom de l’un comme celui de l’autre par Petephrès.

Zuleika et le mythologème de la femme tentatrice-accusatrice Hélas pour lui, Joseph, comme sa mère Rachel, était « beau de forme et beau d’apparence ». Et ce qui devait arriver arriva : La femme de son maître porta les yeux sur lui et dit : Couche-toi près de moi ! Il refusa et dit à la femme de son maître : Voici, mon maître ne prend avec moi connaissance de rien dans la maison et il a remis entre mes mains tout ce qui lui appartient […] Comment ferais-je un aussi grand mal ? […] Un [autre] jour qu'il était entré dans la maison pour faire son ouvrage, et qu'il n'y avait là aucun des gens de la maison, elle le saisit par son vêtement en disant : Couche-toi près de moi ! Il lui laissa son vêtement dans la main et s’enfuit au-dehors […] Elle appela les gens de sa maison, et leur dit : Voyez, 241

On évitera donc le pléonasme « pharaon d’Égypte » souvent attesté dans les publications non spécialisées. Il n’y eut de pharaons nulle part ailleurs qu’en Égypte, même si ces monarques étaient parfois d’origine étrangère : sémitique, libyenne, nubienne, grecque… 242 Hist., II, 111. 243 Voir El-Banna 2014, 7-13.

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il nous a amené un Hébreu pour se rire de nous. Cet homme est venu vers moi pour se coucher près de moi ; mais j'ai crié à haute voix […] et il s'est enfui dehors. Elle posa le vêtement de Joseph à côté d’elle, jusqu’à ce que son maître rentrât à la maison. Alors elle lui parla ainsi : L’esclave hébreu que tu nous as amené est venu vers moi pour jouer [à me caresser]. Et comme j’ai élevé la voix et que j’ai crié, il a laissé son vêtement à côté de moi et s’est enfui dehors. Après avoir entendu les paroles de sa femme, le maître de Joseph fut enflammé de colère. Il prit Joseph et le mit dans le lieu où les prisonniers du roi étaient enfermés. (Gn 39, 7-20)

On trouve ici le thème bien connu de la femme tentatrice-accusatrice. Celui-ci était déjà attesté dans un récit populaire égyptien, le Conte des deux Frères, dont un interpolateur s’est inspiré. Ce conte est conservé sur le Papyrus Orbiney244 qui date du règne de Séthy II (~1201/ ~1196), mais les noms des personnages renvoient vers une tradition largement antérieure. Une adaptation de ce conte (ou, du moins, de sa première moitié) a été introduite dans le Roman de Joseph par un glossateur qui donne à son dieu le nom d’Élohim, alors que jusqu’ici, il avait toujours été question de Yahvé. De plus, cette croustillante péripétie n’est pas nécessaire à la compréhension de l’histoire car, même sans elle, Joseph aurait pu se retrouver dans la prison parce que son maître en était donné pour le chef, comme nous le verrons plus loin. (Il n’existe cependant aucun document attestant que la prison au sens où nous l’entendons existait en Égypte). On remarque également que dans l’histoire de Joseph, le mensonge de la femme infidèle (raconté deux fois) n’est pas découvert et celle-ci n’est pas punie, alors que dans le Conte des deux Frères, la vérité éclate et le mari tue sa femme pour sa fourberie. Le Conte des deux Frères est sans doute le prototype du mythologème de l’amour puis de la colère d’une femme pour un jeune homme qu’elle ne réussit pas à séduire et qui, dépitée par l’inanité de ses avances, l’accuse ensuite d’avoir tenté de l’outrager. Abondamment repris par la suite, on le retrouvera, par exemple, en Grèce, dans un récit où Bellérophon est injustement accusé par la reine Sthénébée d’avoir voulu attenter à son honneur, de même que dans l’histoire d’Hippolyte, d’abord objet des avances sexuelles de Phèdre, puis taxé par elle de conduite inappropriée ; dans celle d’Hébrus que Damasippe n’avait pu séduire et qui l’accusa de l’avoir violée ; d’Hippodamie chargeant Myrtile du même acte pour la même raison, et d’Astydamie, amoureuse de Pélée, écrivant à Antigone que son mari la trompe, puis accusant encore Pélée d'avoir voulu la séduire… De l’Antiquité à nos jours, on en recense au moins 770 versions245. Le récit égyptien met en scène deux frères, Anoup et Bata. Le cadet, Bata, est le serviteur de son aîné. C’est lui qui effectue les travaux des 244 245

British Museum EA10183,10. Ranke 1934, Folklore Fellows Communications 114.

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champs et la plupart des tâches ménagères. Un jour que les deux frères se trouvent occupés aux labours, Anoup envoie Bata à la maison y chercher des semences. La femme d’Anoup s’y trouve en train de se faire coiffer. Sachant son mari au loin, elle propose sans détour à son beau-frère de coucher avec elle. Celui-ci refuse et, après lui avoir reproché ses paroles, s’en retourne aux champs avec ses semences mais ne souffle mot de l’histoire à son frère. Ignorant ce dernier détail et craignant d’avoir été dénoncée, l’épouse infidèle décide de se débarrasser du trop vertueux Bata. Prenant de la poussière et du suif, elle s’en macule le corps et les vêtements de manière à imiter des traces de lutte. Quand Anoup rentre en fin journée, voyant sa femme ainsi souillée, il s’en inquiète. – C’est ton frère, lui répond-elle. Me trouvant seule à la maison, il m’a fait des propositions indécentes. Et comme je refusais, il m’a battue. Tue-le, sinon je me tuerai de peur que cela se reproduise. Sous le coup de la colère, Anoup s’empare d’un grand couteau, bien résolu à tuer son cadet, mais celui-ci parvient à s’enfuir. Plus tard, Bata arrivera à se disculper et l’atrabilaire Anoup, reprenant son grand couteau, tuera la femme infidèle, avant de la jeter aux chiens. Le Coran a repris cette histoire. Il lui a même consacré une sourate entière, la seule de tout l’ouvrage qui soit consacrée au même personnage du début à la fin, ce qui mérite d’être souligné car nous allons y revenir. Joseph y est nommé Yussuf, et son maître Al-Aziz, « le Puissant ». Celui-ci a adopté Yussuf comme son fils. Sa femme n’est pas nommée mais une tradition ultérieure non clairement identifiée lui donne le nom de Zuleika. Un jour Zuleika, éblouie par la beauté de Yussuf, lui propose des relations sexuelles. Celui-ci refuse avec énergie et va pour sortir de la pièce. Elle tente alors de le retenir par sa tunique mais celle-ci se déchire dans le dos. Arrive Al-Aziz, devant lequel Zuleika accuse Yussuf de tentative de viol. Mais la scène avait eu un témoin, qui dit au maître de maison : « Examine la tunique de Yussuf ; si elle est déchirée par-devant, Zuleika dit la vérité, mais si elle est déchirée par-derrière, elle ment. » Après avoir inspecté le vêtement, Al-Aziz ne peut que constater la déchirure dans le dos. Il renvoie Yussuf à ses travaux sans l’inquiéter et pardonne à sa femme. Hélas, la magnanimité d’Al-Aziz ne va inciter Zuleika qu’à s’obstiner davantage et Yussuf ne tardera pas à être victime d’une nouvelle scène de harcèlement sexuel. Il demandera alors à être enfermé de peur de céder aux avances de la tentatrice246. Dans un récit comme dans l’autre, Joseph se retrouve en prison. La tradition populaire cairote situe cette geôle à Saqqarah-sud, non loin d’un village nommé Al-Azizya, allusion à l’Al-Aziz du récit coranique247. 246 247

Coran 12, 21-29. Zivie 2004, 81-83.

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J’ai fait remarquer plus haut que la sourate 12, Yussuf, est la seule qui soit consacrée au même personnage du début à la fin. Ceci est frappant au regard de l’hétérogénéité générale du Coran. Cette sourate fut très tôt contestée. Moins d’un siècle après l’Hégire, les Kharidjites, membres d’une secte dissidente dans la mouvance d’Ali, demandaient déjà sa suppression du corpus coranique, estimant que le conte profane qu’elle contenait ne pouvait avoir été révélé248.

Le songe de Pharaon Joseph se retrouve donc embastillé. Mais voici qu’en cette « prison », se répète ce qui s’était déjà produit dans la maison de « son maître l’Égyptien ». Yahvé fut avec Joseph et il étendit sur lui sa bonté. Il le mit en faveur aux yeux du chef de la prison (sar beth-hassohar, le « chef de la maison circulaire », une tour ?) Et le chef de la prison plaça sous sa surveillance tous les prisonniers qui étaient dans la prison, et rien ne s'y faisait que par lui. (Gn 39, 21-22)

En principe, le sar hatthabbakhim qui avait acheté Joseph aux Madianites aurait dû disparaître du récit au profit du sar beth-hassohar. Or nous allons voir que ces deux sar ne sont qu’une seule et même personne Parmi les autres rationnaires de la prison, se trouvent l’échanson (mashqeh) et le panetier (aphah) de Pharaon tombés en disgrâce pour une raison obscure. Après ces choses, il arriva que l'échanson et le panetier du roi d'Égypte, offensèrent leur maître, le roi d'Égypte. Pharaon fut irrité contre ses deux officiers, le chef des échansons et le chef des panetiers et il les fit mettre dans la maison du chef des gardes [sar hatthabbakhim], dans la prison où Joseph était enfermé. Le chef des gardes les plaça sous la surveillance de Joseph, qui faisait le service auprès d'eux et ils passèrent un certain temps en prison. (Gn 40, 1-4)

Ainsi donc notre chef des gardes est aussi le chef de la « prison », et cette « prison » est aussi sa maison. Il s’agit là sans doute, d’une appellation alternative. Toujours est-il que, dans cette version, le maître de Joseph, en plus de lui confier la marche de sa maison, le charge également du service des prisonniers, et qu’ici il n’est pas question d’épouse, fidèle ou non. Au cours d’une même nuit, l'échanson et le panetier de Pharaon ont tous les deux un songe. L’échanson raconte à Joseph qu’il avait rêvé d’un cep de vigne portant trois sarments qui bientôt donnèrent des raisins mûrs. L’échanson prit alors les raisins et les pressa dans la coupe de Pharaon, avant de la lui mettre dans la main. Joseph, alors, lui répondit : « Les trois sarments sont trois jours. Dans trois jours, Pharaon te rétablira dans ta charge et tu mettras à nouveau sa coupe dans sa main, comme par le passé. » 248

Gilliot 2012, 30.

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Le chef des panetiers dit à Joseph : « Dans mon songe, il y avait trois paniers de pain blanc sur ma tête et des oiseaux mangeaient le pain au-dessus de ma tête. » Joseph lui répond : « Les trois paniers sont trois jours. Dans trois jours, Pharaon te fera pendre à un bois, et les oiseaux mangeront ta chair sur ta tête. » Trois jours plus tard, Pharaon libère l’échanson et le panetier. Il rétablit le premier dans sa charge mais envoie le second au gibet (Gn 40, 5-22). Deux ans s’écoulent ensuite. Puis un jour, l’échanson se souvient soudain de Joseph après que Pharaon ait été l’objet d’un songe dont aucun oniromancien de la cour n’avait réussi à trouver la clé. Ce rêve est bien connu : sept vaches grasses s’y font dévorer par sept vaches maigres et sept beaux épis de froment y sont avalés par sept épis fanés. Il s’agit sans doute de deux versions du « rêve de Pharaon » ultérieurement fusionnées. Amené devant le roi, Joseph décrypte le songe de la manière suivante : Sept années d’abondance vont survenir sur l’Égypte, aussitôt suivies par sept années de famine. Et il ajoute, sans avoir l’air d’y toucher, que Pharaon serait bien inspiré de trouver sans tarder un homme sage pour organiser la mise en réserve de la nourriture pendant les sept premières années afin que les sept suivantes ne ruinent pas le pays (Gn 41, 1-36). La symbolique de ce rêve est purement sémitique. Elle est liée au cycle de Baal, dieu sémitique de l’Orage et de la Fertilité. Dans l’imagerie cananéenne, Baal est représenté tenant à la main une lance dont la pointe figure l’éclair et dont le bout de la hampe porte des feuilles, parfois des épis. Son rôle fructifiant se révèle sous deux aspects : celui d’un taureau fécondant une génisse et celui du froment. Selon la mythologie cananéenne d’Ugarit, Baal livre à Môt, dieu de la Mort et de l’Infertilité, un combat tous les sept ans. Sa victoire engendre sept années d’abondance ; sa défaite, sept années de sécheresse249.

L’élévation de Joseph Pharaon dit alors à Joseph : Il n’y a personne qui soit aussi intelligent et aussi sage que toi. Je t’établis sur ma maison […] Le trône seul m’élèvera au-dessus de toi. Pharaon ôta son anneau de la main et le mit à la main de Joseph. Il le revêtit d’habits de fin lin et lui mit un collier d’or au cou. Il le fit monter sur le char qui suivait le sien et l’on criait devant lui : Abrekh. (Gn 41, 39-43)

Les paroles prêtées au pharaon, trop vagues, ne sont pas attestées dans les textes égyptiens. Quant à la remise de l’anneau et du collier, elle ne nous est d’aucune aide dans l’ancrage chronologique du récit : il s’agit d’un cérémonial non caractéristique d’une époque précise. La traduction « À genoux » donnée par la Segond 1910 pour l’exclamation Abrekh dérive de ce que Louis Segond, qui se basait sur le texte grec de 249

KTU 1.2 IV 10.

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la LXX, remarqua que cette version ignorait de ce cri. Aussi, relisant le TM, relia-t-il un peu hâtivement abrekh à l’hébreu berekh, « genou », alors que cette formule dérive en réalité du verbe barakh, « être béni »250. Sa racine (BRḴ) se retrouve avec le même sens dans l’akkadien abarakhu, « haut fonctionnaire » et dans l’arabe baraka (« faveur du ciel »). Les titres estimables qui en découlaient avaient pour origine la bénédiction divine (hébr. berakhah) censée avoir permis à son bénéficiaire d’accéder à une haute fonction. Dans l’esprit de l’auteur biblique, c’était la qualité de Joseph que l’on criait devant lui – certes pour qu’on s’incline ou s’agenouille sur son passage. Dans le mythologème de la femme tentatrice-accusatrice, le héros, d’abord accusé à tort, finit par faire éclater la vérité et accède au poste suprême. Dans le Conte des deux Frères, Bata, après avoir pu plaider sa cause, devient pharaon. Dans la mythologie grecque, Bellérophon arrive à se disculper et monte sur le trône de Lycie. Mais il arrive aussi que l’affaire tourne mal, comme pour Hippolyte qui paiera sa chasteté de sa vie, mais qui, dans une variante, sera fort opportunément ressuscité par Asklépios et deviendra roi du Latium. Ici, le héros ne fait pas éclater la vérité sur le mensonge de Zuleika pour la simple raison que cette histoire fut interpolée dans le Roman de Joseph alors que celui-ci était déjà écrit et se déroulait sans cette péripétie, mais Joseph se voit tout de même propulsé à une des plus hautes fonctions du pays en raison de son interprétation du songe de Pharaon. Cette ascension sociale n’est pas exceptionnelle. Au cours de l’histoire égyptienne, de nombreux asiatiques ont été élevés à des postes importants. Certains d’entre eux monteront même sur le trône d’Égypte, comme nous le verrons au chapitre suivant. Pharaon appela Joseph du nom de Tsophenath Paneah et il lui donna pour femme Asenath, fille de Poti-Phera prêtre d’On. […] Joseph était âgé de trente ans lorsqu’il se présenta devant Pharaon roi d’Égypte. (Gn 41, 44-46)

La traduction de l’anthroponyme Tsophenath Paneah, nom sans doute plusieurs fois altéré par des transcripteurs successifs, n’est plus possible. Y retrouverait-on la forme hébraïque du verbe « vivre » : khayah, ou celle du même verbe en égyptien : ankh ? Le BDB le traduit par The god speaks and he lives251 ; la LXX le transcrit ψονθομφανηχ (Psonthomphanekh), « Celui qui garde la vie » ; la Vulgate l’a assez étrangement réinterprété par Salvatorem mundi, « Sauveur du monde » ; Youri Volokhine propose l’égyptien Djed pa netjer iouf ânkh, « Le dieu a dit : il vivra »252 et Henri Meschonnic en fait « Gardien du lieu de vie » en se référant au copte253. Il existe bien d’autres reconstructions de ce nom, mais elles restent toutes conjecturales. 250

Soggin 2004, 102 et l’importante bibliographie citée. BDB 1906, 861. 252 Volokhine 2000, 86 (à la suite, selon le BDB, de Steindorf, Brugsch et Griffith). 253 Meschonnic 2002, 349. 251

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Le nom de l’épouse égyptienne de Joseph, Asenath (gr. Aseneth), est, lui aussi, le fruit d’un ajout ultérieur. Il s’agit de la probable hébraïsation d’un anthroponyme théophore lié à la déesse égyptienne Neith. Cette Asenath, nous dit-on, était la fille d’un prêtre de la ville d’On (gr. Heliopolis) nommé Pôti Phera, (gr. Petephrès) dont « Pôtiphar » n’est qu’une transcription alternative. C’est ici que le personnage de Pôti Phera/Pôtiphar apparaissait pour la première fois. Il n’a absolument rien à voir avec le « maître » de Joseph du début du récit. En effet, on voit mal ce dernier aller plus tard donner la main de sa fille à un homme qu’il avait fait jeter en prison pour avoir tenté de violer la mère de celle-ci… Ce mariage de Joseph avec une Égyptienne entre en contradiction avec la règle du mariage endogamique en vigueur chez Hébreux. Cette transgression sera « corrigée » plus tard par des auteurs tardifs qui feront se convertir Asenath au judaïsme juste avant son mariage, autrement dit, à une époque où cette religion n’existait pas encore.

L’arrivée de Jacob en Égypte À peine Joseph a-t-il accédé à ses nouvelles fonctions que s’ouvre la période des sept années d’abondance. Il en profite pour faire engranger du blé dans tous les recoins du pays. Surviennent ensuite les sept années de disette mais grâce à l’efficacité de son administration, l’Égypte évite la pénurie alimentaire. Notons cependant un anachronisme qui conforte la datation tardive du récit : Quand l’argent du pays d’Égypte […] fut épuisé, les Égyptiens vinrent à Joseph […] qui leur donna du blé contre [leurs] chevaux. (Gn 47, 15-17)

À cette époque présumée, ni l’argent (keseph, qui ne désigne pas ici le métal précieux mais la monnaie en tant qu’instrument financier) ni le cheval (sus) n’existaient en Égypte. C’est alors que les frères de Joseph, poussés par la famine qui sévit aussi en Canaan, arrivent dans le Delta pour acheter du blé. Treize ans se sont écoulés depuis qu’ils ont abandonné (ou vendu) leur cadet et ils ne le reconnaissent pas dans le haut fonctionnaire égyptien qui les reçoit en affichant à leur égard une suspicion ostentatoire. Après bien des péripéties (elles aussi deux fois racontées) et quelques scènes larmoyantes à souhait, Joseph, qui a reconnu ses aînés dès leur arrivée, finit par leur révéler son identité et leur octroie son pardon. Avec l’accord du pharaon, il les invite ensuite à venir s’installer en Égypte en compagnie de leur vieux père Jacob. Les frères acceptent, à la fois honteux et ravis, et toute la famille se retrouve réunie. Elle sera aussitôt installée par la bienveillance royale en un territoire nommé Goshen. C’est sur cette fin heureuse que se clôt le Roman de Joseph. 192

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Le pharaon qui n’avait pas connu Joseph

Généralités S’il exista une conviction profondément ancrée dans la mémoire des juifs de l’Antiquité, ce fut bien celle d’un séjour de leurs ancêtres en Égypte. Ce sentiment, attesté à Samarie dès le ~VIIIe siècle254, émane probablement de traditions qui circulaient déjà en Canaan au ~IIe millénaire, longtemps avant la formation des royaumes d’Israël et de Juda255. Hormis dans la Bible hébraïque, aucune trace de cet événement n’a été retrouvée dans la littérature paléolevantine. Seuls en Égypte subsistent quelques témoignages relatifs à un séjour d’Asiatiques dans le Delta, mais les rares écrits qui l’évoquent ont été largement déformés par la propagande pharaonique ou par des siècles de transmission256. Ces textes ne mentionnent jamais ceux que la Bible nomme « Israël » ou « les enfants d’Israël » mais un groupe de populations considérées comme originaires du Retjenou257 (appellation égyptienne désignant la « Syrie-Palestine ») et que nous nommons « Hyksos » d’après une indication de Flavius Josèphe258. La mutité des sources pharaoniques au sujet des Hébreux bibliques est souvent interprétée comme une preuve de non-historicité de leur séjour en Égypte. On observe pourtant le même silence des sources proprement levantines en ce qui concerne les Hyksos, alors que leur mainmise sur la Basse et la Moyenne-Égypte et le sud cananéen pendant plus d’un siècle fut bien réelle. Ce mutisme pourrait s’expliquer par le fait que les Hyksos ne possédaient pas d’écriture. Ils adoptèrent l’écriture égyptienne, mais il n’existe actuellement aucune preuve archéologique montrant qu’ils furent capables 254

Am 2, 10 ; 3, 1 ; 9, 7 ; Os 11, 1 ; 13, 4. Finkelstein – Silberman 2002, 68-69. 256 Il faut bien sûr distinguer ces textes de ceux rapportant la présence de nombreux Asiatiques en Basse-Égypte au cours de la Première Période Intermédiaire (env. ~2200 à env. ~2050), trop ancienne pour se rapporter au sujet étudié ici. Il convient toutefois signaler que la paléo-anthropométrie a montré que ces premiers immigrants, quoique bien égyptianisés, restèrent groupés en une communauté au cœur de laquelle la majorité des « Cananéens » qui arrivèrent en Égypte quatre siècles plus tard choisirent leurs épouses (voir Bietak 2016, 265). 257 Notamment à la ligne 4 de la 2e stèle de Kamès (Luxor Museum J.43). 258 C. Ap., I, 14, 82. 255

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de l’utiliser eux-mêmes. Comme le souligne Manfred Bietak, les rares documents rédigés pendant leur domination semblent avoir été l’œuvre de scribes égyptiens résidant à Avaris259 (sites actuels de Tell el-Dab‘a et ‘Ezbet Rushdi). On peut tenir pour vraisemblable qu’après leur départ d’Avaris et leur dissémination en Canaan, leurs rares élites susceptibles de transcrire un texte en hiéroglyphes ou en hiératique en oublièrent rapidement l’usage. De l’emprise qu’ils avaient exercée sur la Vallée du Nil ne serait plus alors resté qu’un souvenir transmis par voie orale, dont les détails finirent par s’estomper dans les mémoires260. Il n’est donc pas oiseux, comme le pensent certains, de tenter de savoir si, de leur côté, la Genèse, l’Exode et d’autres livres de la Bible hébraïque ne pourraient pas garder quelque réminiscence de cette tradition orale. On ne peut répondre à cette question de manière catégorique. Pour peu que l’on soumette les sources bibliques à une évaluation critique, on constate que les passages concernant le séjour des « fils d’Israël » en Égypte et ce qui est nommé leur « exode » reflètent simplement ce qui s’en disait au moment de leur rédaction. Nous ne possédons aucun moyen de vérifier la véracité de cette tradition en partie reconstruite à partir d’un travail de mémoire et d’ondit tardifs, dans lesquels entrent souvent des enjolivements nés de l’imagination plus ou moins fertile de leur auteur. Cela étant, doit-on, pour cette seule raison, considérer la trame de ces récits comme issue, non pas d’une tradition à moitié oubliée, mais d’une thèse proposée au terme d’une longue période de latence ? Comme une fiction née des fantasmes de bigots portés à affabuler dans le seul but d’exalter la gloire de leur dieu et passée dans l’inconscient collectif du judaïsme ? Ne semble-t-il pas peu recevable que des gens aussi soucieux de leur respectabilité que le furent les juifs de l’Antiquité se soient volontairement représenté leurs ancêtres sous les traits d’esclaves asservis dans un pays étranger préalablement présenté comme altruiste261 ? Le silence des sources extrabibliques à ce propos suffit-il à exclure qu’un noyau – aussi ténu soit-il – de vérité historique puisse être à la base de quelques-uns des récits de la sortie d’Égypte et de leurs corollaires ? Si l’on excepte quelques légendes anti-juives colportées à l’Époque Hellénistique, le mutisme des sources égyptiennes sur un séjour des « fils d’Israël » dans la Vallée du Nil – auquel leur expulsion ou leur fuite aurait mis un terme – est, comme dit plus haut, total. On ne peut cependant écarter l’hypothèse que les Égyptiens contemporains ou postérieurs à cette éventuelle réalité pourraient avoir compté parmi ceux qu’ils nommaient Aâmou ou 259

Bietak 2016, 265. On ne sait ce que devinrent les Hyksos après leur défaite à Sharouhen ; ils disparaissent de la documentation dans la seconde moitié du ~XVIe siècle. Nous verrons plus loin ce qu’il y a lieu de penser des allusions à ce « peuple » contenues dans les Annales de Thoutmès III. 261 Certes, ils le firent plus tard (Ps 137), se représentant « assis et pleurant près des fleuves de Babylone » (où, cependant, ils n’étaient pas esclaves), mais l’Exil est un événement corroboré par la littérature babylonienne, laquelle mentionne la présence du roi de Juda Joiakîn et de ses cinq fils parmi les rationnaires de la cour de Nabuchodonosor II (ANET, 308).

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Mentiou (« Asiatiques), gens du Retjenou (« de Syrie-Palestine »), shâsou (« nomades »), ou encore shemaou (« vagabonds ») un groupe humain dont les descendants allaient, quelques siècles plus tard, entrer dans la confédération des hautes terres du nord de Canaan. Les Égyptiens auraient été incapables de les distinguer des autres « Asiatiques » pour la simple raison que ce qui allait devenir la spécificité hébraïque (une identité reliant les membres de cette communauté à un ancêtre éponyme) n’existait pas encore. En effet, l’image idéale des « fils d’Israël » décrits par la Bible comme faisant partie d’un peuple déjà constitué dans la première moitié du ~ IIe millénaire est totalement fausse et doit être rejetée : il s’agit d’une vue de l’esprit de scribes ultérieurs persuadés (ou voulant persuader) que leur nation plongeait ses racines dans un passé lointain. Comme le souligne James Hoffmeier, « the Hebrews […], as the Genesis narratives portray them, were pastoralists and as such did not have a homeland or associate with a nation per se »262.

Les Hébreux Le terme « Hébreu » et ses dérivés proviennent du substantif ivri, issu du dialecte ouest-sémitique employé par les rédacteurs bibliques. On le trouve en Gn 14, 13 en tant que gentilice donné à Abraham (Avram ha‘ivri, « Abram l’Hébreu »). Ailleurs, il est, soit mis dans la bouche d’étrangers (Égyptiens, Philistins…), soit utilisé pour distinguer l’Israël antique des autres peuples263. Le substantif ‘ivri dérive du verbe ‘avar, « passer, traverser »264. Dans la littérature paléolevantine, ‘ivri ou son pluriel ‘ivrim, appliqués à des personnes, ne se rencontrent nulle part ailleurs que dans la Bible et seulement trente-quatre fois265. Cette construction à partir du verbe ‘avar avait pour seul but d’accréditer par l’étymologie l’allégation deutéronomique selon laquelle les prétendus ancêtres de ce peuple avaient jadis « passé » l’Euphrate pour aller s’installer en Canaan. On retrouve cet étymon en Gn 10, 24, dans le nom donné par la tradition à l’ancêtre éponyme des Hébreux : Éber. Ce nom (en hébreu : ‘ever) signifie « région au-delà [d’une frontière naturelle] ». Le personnage d’Éber est donné en Gn 10, 25-29 (strate de la tradition existant avant l’introduction d’Abraham dans l’historiographie) pour le père, non seulement des Hébreux, mais aussi des Arabes par le biais de son fils Yokthan. Plus tard, quand il fut décidé d’attribuer à Abraham la paternité de ces deux peuples, Yokthan fut récupéré par la tradition sacerdotale et introduit dans la postérité arabe d’Abraham sous le nom de Yokshân (Gn 25, 1-2). Mais tout cela n’a que peu d’importance dans la mesure où il y 262

Hoffmeier 2016, 6. BDB 1906, 720. 264 BDB 1906, 716. Voir aussi Knobel 1850, 176 sv. 265 Gn 14, 13 ; 39, 14, 17 ; 40, 15 ; 41, 12 ; 43, 32 ; Ex 1, 15 ; 16, 19 ; 2, 6, 7, 11, 13 ; 3, 18 ; 5, 3 ; 7, 16 ; 9, 1, 13 ; 21, 2 ; Dt 15, 12 (deux fois) ; 1Sa 4, 6, 9 ; 13, 3, 7 ; 14, 11, 21 ; 29, 3 ; Jr 34, 9 (deux fois), 14 ; Jon 1, 9. 263

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a maintenant des décennies que cette prétendue origine transeuphratéenne des Hébreux a été contredite par l’archéologie de surface, laquelle a mis en lumière l’origine cananéenne d’une large partie de la population des anciens royaumes d’Israël et de Juda266. Nous qualifierons donc d’Hébreux les possibles aïeux des éléments cananéens – et exogènes – qui s’agrégèrent un jour pour former la confédération d’Israël (futur royaume de Samarie) dans les hautes terres du nord de Canaan à la fin du ~IIe millénaire. La confédération de Juda (futur royaume de Jérusalem) n’aurait pas été concernée par les événements d’Égypte. Les scribes hiérosolymitains n’auraient fait que reprendre à leur compte la tradition nordiste, une première fois, après ~722, date de la chute du royaume de Samarie sous les coups de l’Assyrie ; une seconde fois, entre la XXVIe dynastie égyptienne (~664) et la Première Domination Perse (~404). Dans la mouture originale (nordiste) le demi-frère bienfaiteur de Joseph (celui qui empêche sa mise à mort par les neuf autres) est l’Israélite Ruben et l’exode est décrit comme une expulsion ; dans la réécriture sudiste, ce demi-frère est devenu le Judéen Yehudâh et l’exode est décrit comme une fuite nocturne. En l’absence d’élément probant, nous ne devrions pas non plus, sur base d’une similarité acoustique, relier les Hébreux à ceux que les Égyptiens du Nouvel Empire nommaient Âpirou, populations non sédentaires apparaissant dans les textes pharaoniques à partir du règne de Thoutmès III (~1479/ ~1424)267 et que l’on retrouve également citées sous des graphies à peu près similaires dans des écrits contemporains akkadiens, hittites et mitanniens. Dans la littérature, ce vocable est lié au caractère social et au mode de vie des gens ainsi désignés. Les Âpirou/Habirou sont présentés, tantôt comme mercenaires, ouvriers ou prisonniers de guerre, tantôt comme brigands, pillards sans feux ni lieux. Quand leurs patronymes sont donnés, ils trahissent des origines si multiples qu’elles rendent illusoire une acception ethnique de l’appellation268.

Les Hyksos L’exonyme de langue grecque « Hyksos » (Ὑκσως) employé comme ethnonyme, désigne des groupes de populations à majorité sud-cananéenne (ce qui n’exclut pas que quelques éléments d’autres peuples puissent y avoir été mêlés) qui s’établirent à Avaris269, ainsi que dans d’autres cités, d’où ils réussirent à dominer la Basse et la Moyenne-Égypte (voire éphémèrement une partie de la Haute-Égypte) du ~XVIIe au ~XVIe siècle. Contestés par les diri266

Finkelstein – Silberman 2002, 98, 107, 118. Nous suivons ici la chronologie de Vandersleyen 1995. 268 Finkelstein – Silberman 2002, 103 ; Pury (de) 2005, 1022 ; Rouault 2005, 1026 ; Rainey 2008, 51-55. 269 Avaris est le nom hellénisé de la ville de Hout ouâret, « Château du district du désert » (Wb, I, 287-288 ; ) ou « Château du plateau désertique » (Faulkner 1991, 58). Il s’agissait d’un important port fluvial situé sur la branche pélusiaque du delta du Nil. 267

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geants légitimes repliés au sud du pays, ils finirent par être attaqués dans leur capitale. Renversés vers ~1520, ils furent en partie bannis par le pharaon Ahmosis, fondateur de la XVIIIe dynastie270. À en croire Flavius Josèphe, l’appellation « Hyksos » leur aurait été donnée au ~IIIe siècle par le prêtre égyptien Manéthon de Sebennytos271, auteur d’une histoire de l’Égypte en trois volumes intitulée Aigyptiaka dont l’original est perdu. Malheureusement, sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Josèphe ne peut être considéré comme une source fiable. Il n’a sans doute jamais eu sous les yeux l’original de Manéthon, lequel aurait été alors déjà vieux de près de 350 ans. Il ne séjourna en Égypte que très peu de temps, vers 69, alors qu’il accompagnait Vespasien, et il ne semble pas qu’en cette occasion, il ait eu le loisir de se rendre à la Bibliothèque d’Alexandrie afin d’y consulter et copier tout ou partie des Aigyptiaka (pour peu que l’original de cette œuvre ait encore existé à cette époque). La même année, il dut rejoindre Titus à Jérusalem et, après l’écrasement de la révolte juive de 70 et la destruction du Second Temple, il ne revint jamais en Égypte. Il rentra à Rome, où il finit sa vie vers 100, sous Trajan. Le Contre Apion fut son avantdernier livre, écrit à Rome vers 96. Ceci implique que les citations dites « de Manéthon » qu’il contient proviennent très vraisemblablement, soit d’une copie acquise en Égypte lors de son court séjour en ce pays, soit (plus probablement) d’une copie qui circulait à Rome et qui pourrait avoir été tirée de l’œuvre du tout aussi énigmatique Ptolémée de Mendès (~ Ier siècle)272. Autre élément de suspicion : deux siècles plus tard, lorsque Eusèbe de Césarée cite Josèphe dans sa Préparation évangélique, la copie du Contre Apion sur laquelle il se base semble avoir déjà subi des modifications : le terme Ὑκσως est devenu Ὑκουσσως273 et l’orthographe des anthroponymes royaux a changé également. Les différences sont trop nombreuses pour être une succession de lapsus calami d’Eusèbe. On constate par ailleurs que l’étymologie du terme « Hyksos » donnée par Josèphe est erronée : elle prétend que « "hyc" dans la langue sacrée signifie roi et [que] "sôs" veut dire pasteur au singulier et au pluriel dans la langue vulgaire »274. Manéthon, s’il fut bien celui que l’on croit, c’est-à-dire un prêtre de haut rang chargé par les deux premiers Ptolémée de la mission royale consistant à rédiger une histoire de l’Égypte depuis les origines, n’aurait pas pu commettre une erreur aussi grossière. Il avait écrit les Aigyptiaka en grec à l’intention de ces deux rois macédoniens, mais l’égyptien était cer270

Bien que l’usage soit de transcrire le nom des pharaons à partir de l’égyptien, nous avons gardé l’exonyme grec Ahmosis pour différencier ce roi (Nebpehtyrâ Iâhmès) de son grandpère Senakhtenrâ Iâhmès (voir Biston-Moulin 2012, 61-71) et de ses contemporains homonymes. 271 C. Ap., I, 14, 82. « Manéthon » (ou « Manaithos ») est la forme grecque d’un nom égyptien maintenant perdu qui était probablement lié au dieu Thoth, saint patron des scribes. 272 Autre copiste de Manéthon selon Tertullien, Apologétique, XIX, 6. 273 Prép. év., X, 13. 274 C. Ap., I, 14, 83.

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tainement sa langue maternelle, et il devait connaître les trois écritures la transcrivant275. Or, en égyptien ancien, l’appellation correspondant au terme « Hyksos » se compose de deux mots égyptiens agglutinés : heqa et khaset (en hiéroglyphes : ) qui signifient, pour le premier, « chef, dirigeant », et pour le second, « pays montagneux, étranger ». On voit que l’auteur sur lequel Josèphe se base semble en avoir correctement donné l’explication puisqu’on la retrouve, déformée, dans la traduction par « roi » de ce que Josèphe rend par hyk (et qui correspond à heqa). Quant à l’interprétation incorrecte, de sos par « pasteur », elle résulte probablement de la volonté d’un copiste d’assujettir le texte à ses propres vues. Les mots « Hyksos » et « rois pasteurs » (basileis poimenes) n’apparaissent qu’en cet unique paragraphe du Contre Apion. Ailleurs, Josèphe, comme les autres épigones de Manéthon (Jules l’Africain et Eusèbe), emploie toujours le mot poimenes non précédé de basileis. Enfin, un dernier indice de corruption de Manéthon est qu’une copie de son œuvre est évoquée dans la phrase suivante, où il est dit que : « l’expression "hyc" ne signifie pas rois, mais indique, au contraire, des bergers captifs. Car "hyc", en égyptien, et "hac", avec une aspirée, auraient proprement le sens tout opposé de captifs »276. Cette seconde explication, tout aussi fautive que la précédente 277, se réfère à une légende racontée par Hécatée d’Abdère, philosophe et historien du ~IVe siècle. Elle était peut-être citée dans l’œuvre (perdue, elle aussi) de Ptolémée de Mendès, dont, à en croire Clément d’Alexandrie, le grammairien Apion (Ier siècle), contre lequel Josèphe écrit, avait copié des extraits278. L’appellation péjorative de « pasteurs » appliquée aux Hyksos est certainement antérieure à l’époque hellénistique. Dans un des quiproquos dont il était coutumier, Hérodote l’emploie déjà au ~Ve siècle à propos des mêmes populations279. Les extraits des Aigyptiaka rendus par Jules l’Africain et Eusèbe montrent que Manéthon (ou l’auteur qu’ils pensent être Manéthon) n’opérait pas ce rapprochement et tenait les Hyksos, non pour des « pasteurs », mais pour des phoinikès xenoi basileis280, « rois étrangers phéniciens », c’est-à-dire des rois originaires de cette partie de Canaan qui, à l’époque où cet auteur écrivait, était devenue la Phénicie281. Cette identification est confirmée par une stèle du roi thébain Kamès, sur laquelle le Hyksos 275

On ne peut imaginer un prêtre égyptien de haut rang ne parlant que le grec et étant incapable de lire les écritures égyptiennes. 276 C. Ap., I, 14, 83. L’évocation de cette copie montre aussi que Josèphe travaillait en collationnant au moins deux documents. 277 En égyptien, « captif » ou « prisonnier » se traduit par ouâty (Wb, I, 279, 5 ; Faulkner 1991, 56). 278 Stromates, VI, 21, 69-70. 279 Hist., II, 128. Nous en reparlerons infra. 280 George le Syncelle, Eklogê chronographias, frag. 43, kata Afrikanon ; frag. 48, kata Eusebion ; Waddell 1964, 90 sv et 94 sv.

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contemporain (Apopi) est appelé Our Retjenou (« Grand de Syrie-Palestine »)282. À ce stade, et pour expliquer pourquoi je parle de Manéthon avec prudence, il est utile de rappeler que les mentions de cet auteur sont assez rares dans la littérature antique et que ceux qui se déclarent ses copistes semblent ne rien connaître de lui puisque, contrairement à l’usage du temps, ils ne donnent jamais le moindre renseignement personnel le concernant. L’incipit des Aigyptiaka et une lettre apocryphe permettent de situer l’édition de cette œuvre avant la fin du règne de Ptolémée II (~284/~246). Le Papyrus Hibeh, évoque, comme s’il s’agissait d’un homme si renommé qu’il était inutile de donner davantage de détails à son propos, un prêtre du nom de Manéthon qui était encore vivant en la 6e année du règne de Ptolémée III (~246/~221)283. S’il s’agit bien de l’auteur des Aigyptiaka, celui-ci aurait alors vécu plus vieux qu’on ne le croit. Le fait que, selon Plutarque, Manéthon ait connu Ptolémée Ier (~305/~283)284 ne rend pas la chose invraisemblable. Un autre problème est qu’il existe également un auteur nommé Ptolémée de Mendès, qui aurait vécu plus tard, sous Auguste, et aurait, lui aussi, écrit des Aigyptiaka en trois volumes, hélas également perdus. Dans sa Préparation évangélique, Eusèbe de Césarée cite ce Ptolémée mais ne se réfère jamais à Manéthon, sauf lorsqu’il copie ou paraphrase Josèphe (ainsi, par exemple, en Prép. év. X, 13). Au Xe siècle, on trouve dans la Souda la mention de deux auteurs nommés « Manéthon » : Manéthon de Mendès et Manéthon de Diospolis (ville qui est ici Diospolis Inferior, c’est-à-dire Sebennytos). Bien que Mendes et Sebennytos n’aient été distantes que de 25 km, l’évocation de deux Manéthon clairement liés à deux villes différentes semble indiquer que ces deux cités n’ont pas été confondues ou que l’auteur de cette note, perplexe, a préféré citer les deux que de se tromper. Il est vrai que la Souda est une œuvre encyclopédique byzantine dont l’auteur initial n’est pas clairement identifié et qui a été augmentée par des copistes successifs. L’écart temporel et les opinions divergentes des rédacteurs a pu générer des quiproquos. Pour en revenir aux Hyksos, d’aucuns les ont liés aux Hourrites 285. Aucun document écrit dans leur langue originelle n’a pourtant jamais été découvert, mais on peut présumer qu’il devait s’agir d’un dialecte ouest-sémitique car la plupart des anthroponymes « hyksos » que l’on peut lire et traduire avec certitude sont clairement liés au panthéon cananéen. De son côté, la langue des Hourites appartient à la famille caucasienne et n'a aucun lien avec les 281 Selon Strabon (Géogr., XVI, 2, 21), la Phénicie commençait à l’est de la ville qu’il nomme Pelousion (Péluse). 282 Réf. Luxor Museum J.43, ligne 4 : Voir l’étude que lui consacre Habachi 1972. Également Redford 1997, 13-15 ; Dessoudeix 2010, 47. (Contra : Ryholt 1997, 131.) 283 Papyrus Hibeh, 1.72, 6-7. 284 De Iside, 28. 285 Notamment Helck 1993, 60-66 et Valbelle 2005, 1106.

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langues sémitiques. Relevons cependant que, dans une conférence donnée à Munich le 6 avril 2018 dans le cadre du projet The Enigma of the Hyksos (dont je n’ai pu encore me procurer qu’un extrait trop succinct), Manfred Bietak tend maintenant, par l’étude comparative de l’architecture sacrée et palatiale d'Avaris, à relier la patrie spirituelle des classes dirigeantes des Hyksos à la partie la plus septentrionale de la Syrie, plus particulièrement à la région du nord-est du haut-Euphrate, celle où, justement, se sont répandu les Hourites. Dans la Genèse, une glose affirme que « les Égyptiens ont les bergers en horreur » (Gn 46, 34). Cette assertion est sans fondement : le pâturage des ovins et des caprins n’était pas une exclusivité asiatique ; des Égyptiens s’y adonnaient également, ainsi que l’atteste l’iconographie. Cette glose pourrait avoir été insérée dans le texte biblique par un scribe de l’époque perse, témoin des récriminations indigènes au sujet des sacrifices d’ovins pratiqués par les communautés juives, notamment à Éléphantine, où la divinité poliade, Khnoum, était représenté par un bélier ou un homme à tête de bélier. En réalité, ce n’étaient pas des pasteurs que les Égyptiens se méfiaient mais des nomades. Comme tous les peuples sédentaires, ils portaient une vision négative sur les bédouins de leur temps, éleveurs de chèvres, à l’occasion « voleurs de poules », qui rôdaient à leur frontière orientale. Bien avant l’époque des Hyksos, à l’autre extrémité du Croissant Fertile, les Sumériens, déjà, observaient d’un œil où l’aversion le disputait à la défiance « les mouvements de ces nomades […] qui occupent la steppe, ignorent céréales, maisons et cités, mangeurs de viande crue, inéducables, ingouvernables, et qui, une fois morts, ne sont même pas ensevelis selon les rites »286. En égyptien ancien, « pasteur » s’écrit meniou. Reproduite en hiéroglyphes, cette appellation est suivie du déterminatif (A33) qui reproduit un homme courbé avançant avec un baluchon sur l’épaule. On retrouve le même déterminatif dans le substantif shemaou, « vagabonds », appliqué à des populations nomades tributaires des points d’eau pour abreuver leurs troupeaux. La reine-pharaon Hatshepsout fait référence à ces gens à la ligne 37 de son inscription du Speos Artemidos dans laquelle elle se vante d’avoir redressé ce qui avait été démoli quand les Aâmou étaient à Avaris et que des shemaou vivaient parmi eux287. Le ressentiment affiché par la propagande royale des XVIIe et XVIIIe dynasties envers les Hyksos ne semble cependant pas avoir été partagée par tous, à en juger par diverses mentions conservées dans la littérature. Ainsi, la formule d’eulogie : « Le roi de Haute et de Basse-Égypte Âaouserrâ, fils de Râ Apopi, qu’il vive éternellement comme Râ chaque jour », accolée au nom du Hyksos Apopi montrent que ce roi, parfaitement égyptianisé, fut considéré comme un véritable pharaon par ses sujets288. Son prænomen théophore, 286

Bottéro 1986, 36. URK IV, 383-391 ; ANET, 231. 288 Hayes 1973, 62. 287

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Âaouserrâ (« Grande est la puissance de Râ »), et le fait que son nomen soit précédé du titre de sa Râ (fils de Râ) font également ressortir la médisance d’Hatshepsout lorsqu’elle déclare à la ligne 38 de son inscription du Speos Artemidos que les Hyksos « gouvernaient sans Râ ». Les Égyptiens, en réalité, ne souciaient pas outre mesure de l’origine ethnique de leurs souverains. L’appartenance à telle ou telle nation était alors un concept peu pertinent. D’où qu’on vînt, on était Égyptien si l’on habitait en Égypte et si l’on se comportait en Égyptien, parlant le langage vernaculaire, adorant les dieux locaux et respectant les coutumes traditionnelles. Un des nombreux textes funéraires égyptiens, le Livre des Portes, montre Horus et les quatre « races » qui symbolisaient alors l’humanité : les Égyptiens (Remetj), les Asiatiques (Âamou), les Nubiens (Nehesiou), et les Libyens (Tjemehou). Il les qualifie de « bétail de Râ » et ajoute « Que le souffle [de Râ] soit à vos narines » (ce souffle est à rapprocher de celui qu’Éa avait introduit dans les narines du premier homme créé par Marduk, ou de la ruakh elohim instillée dans le nez d’Adam par Yahvé Élohim), ce qui montre bien que les Égyptiens, même s’ils se qualifiaient de remetj (le « genre humain [par excellence] ») n’opéraient guère de distinction entre eux-mêmes et leurs voisins directs289. Le nomen de plusieurs rois de la Deuxième Période Intermédiaire (DPI), comme Ameni Qemaou, Khendjer, Qareh ou Nehesy trahit leur origine étrangère, laquelle ne semble pas avoir constitué un obstacle à leur intronisation. La présence du nom de certains d’entre eux sur le Papyrus de Turin (P. Turin) indique qu’ils furent reconnus comme pharaons nationaux par les générations ultérieures. Pour les Égyptiens, le pharaon était le symbole de l’unité nationale et de la stabilité du pays (ce qui expliquerait la facilité avec laquelle ils acceptèrent les rois allogènes en période de crise). C’est dans cette optique que les six Grands Hyksos furent bel et bien considérés comme des rois d’Égypte. Étrangers d’origine, certes, mais probablement nés en Égypte, parlant l’égyptien (?) et honorant les dieux locaux. A contrario, Donald Redford290, se basant sur les extraits de Manéthon, leur dénie cette reconnaissance royale du fait que le fondateur de leur dynastie, Salitis, avait conquis l’Égypte par la force, comme le fit plus tard le fondateur de la XXVe, que Manéthon appelle « éthiopienne ». Il met en exergue que le même Manéthon ne mentionne jamais l’origine libyenne des XXIIe, XXIIIe et XXIVe dynasties, dont l’accession au trône avait résulté d’une simple prise du pouvoir mais non d’une brutale et sanglante invasion. Outre le fait que Manéthon ne devait pas connaître grand-chose de ces trois dernières dynasties, tant ce qu’il en raconte est truffé d’erreurs, il n’est pas assuré que 289

Vernus 1994, 50. Redford 1970b, 9-10. À l’opposé, l’Étranger non égyptianisé reste considéré avec circonspection, voire comme un ennemi potentiel : selon le contexte, le substantif khaset, « pays étranger » peut aussi signifier aussi « pays ennemi » (Wb III, 234, 7-12, ). 290

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l’invasion des Hyksos par la force soit de sa main ni même qu’elle ait eu lieu (il est d’abord fait mention d’une invasion sans difficulté ni combat). On lit souvent que sur le P. Turin, seuls les six Hyksos ne sont pas qualifiés de nisou bity (« Roi de Haute et de Basse-Égypte ») mais de heqa khasout (« chef des pays étrangers »). En fait, comme le fait remarquer Vera Müller, cette affirmation un peu hâtive est basée sur le premier mot conservé dans la ligne contenant le total des six règnes de ces monarques. Plus haut, l'espace précédant les noms royaux est perdu, de sorte qu’on ne peut exclure que le titre de nisou bity y ait figuré291. De plus, le P. Turin est manifestement un agrégat d’anciennes listes royales (il n’est qu’à y considérer les nombreuses attestations des termes houdjefa, « effacé » ou ousef, « lacune ») et nous ignorons quels étaient les mots employés par les listes originelles. Comme dit plus haut, l’exonyme Hyksos est une hellénisation (et une contraction) de l’égyptien heqa khaset, qui désigne un dirigeant étranger. En hiéroglyphes, le premier signe de cette appellation, heqa (S38), représente une houlette, bâton de berger dont l’extrémité supérieure en forme de crosse permet d’attraper et tenir les moutons par la patte. Il pourrait avoir généré l’image de « pasteurs » dans l’esprit des écrivains de langue grecque. En égyptien ancien, heqa implique une notion d’autorité, de gouvernance. Le pharaon étant le « berger » de son peuple292, la houlette devint son sceptre, comme l’est encore de nos jours la crosse épiscopale dont l’origine est identique. En laissant de côté les compléments phonétiques, le signe suivant, khaset (N25), représente un paysage vallonné, étranger à l’Égypte, considérée par ses habitants comme un pays plat. Répété trois fois en superposition ou suivi des trois traits du pluriel, il se lit khasout Cette dénomination n’était pas nouvelle. Sous l’Ancien Empire, l’appellation heqa(ou) khasout servait déjà à désigner les chefs nubiens. À partir du Moyen Empire, on l’appliqua aussi aux Levantins et, plus tard encore, aux Libyens 293, ce qui lui dénie toute connotation ethnique. Hormis peut-être le P. Turin, aucun écrit égyptien ne qualifie les Hyksos de heqa khasout. Il n’y eut que les dirigeants asiatiques Semqen, Âper-Ânath, Ânath-Her, Seker-Her et Khyan à inclure volontairement cette appellation dans leur titulature294, ce qui lui dénie aussi toute acception péjorative à leur époque. Ces personnages furent-ils des principicules ou de véritables pharaons. On l’ignore. La seule attestation de Semqen est un scarabée trouvé à Tell el-Yahoudiyeh et sur lequel il porte le titre de heqa khasout295. Il en va de même de l’unique scarabée d’Âper-Ânath. 291

Müller 2018, 211. D’où le verbe meni, « faire paître, agir en berger », appliqué au roi (Wb, II, 75 ; Faulkner 1991, 108). 293 Hayes 1973, 55 ; Vandersleyen 1995, 163. 294 Ryholt 1997, 121 sv et 125. 295 Ces « scarabées », souvent taillés dans des pierres dures, servaient de sceaux ou d’amulettes. Ils portaient, soit des noms de couronnement égyptiens, soit des noms de naissance à consonance ouest-sémitique restant pour la plupart inconnus de l’historiographie. Le classement chronologique de ces artefacts par leur typologie, même s’il semble s’affiner,

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Ânath-Her n’est connu que par deux scarabées. Seker-Her (probablement un des six Grands Hyksos) n’est connu que par un montant de porte exhumé à Avaris. Serait-il le roi Sharek mentionné par la Généalogie d’Ânkhefensekhmet (par métathèse du /r/ et du /k/ de Seker) ? Quant à Khyan, il est, à n’en pas douter, un des six Grands Hyksos, ainsi que l’atteste la diffusion, tant en Égypte que dans le monde antique, d’artefacts (usurpés ou non) inscrits à son nom. Il reste cependant impossible de relier ces cinq personnages aux exonymes grecs donnés par les listes manéthoniennes. Enfin, signalons que, contrairement à ce que nous avons pris l’habitude de faire, le terme « Hyksos » ne fut employé à l’origine que pour désigner les rois issus de ce peuple, mais jamais les populations qui leur furent subordonnées. Celles-ci étaient probablement « a mixture of Egyptians, various Asiatic groups and people of mixed descent »296.

Les sources égyptiennes Les listes royales égyptiennes ne nous sont d’aucun secours. Le P. Turin mentionne six Hyksos mais le nom de cinq d’entre eux est perdu pour cause de détérioration irrémédiable du document ; seul est conservé le nom du dernier d’entre eux, qui se lit Khâmoudy297. Hélas, ce nom n’est attesté par aucun monument. Ces six personnages (l’identité de certains d’entre eux reste sujette à débats qui sortiraient du cadre de cette étude) sont appelés Grands Hyksos par opposition aux nombreux Petits Hyksos, principicules locaux dont les noms subsistent principalement sur des sceaux ou des scarabées. Les copistes de Manéthon leur donnent des noms hellénisés dans lesquels il est malaisé de reconnaître un équivalent égyptien. Seuls deux d’entre eux peuvent être identifiés avec certitude. Le premier est celui que les listes s’accordent à nommer Apophis (Αφωφις), qui ne peut correspondre qu’à l’Ippi (Apopi) des monuments et au roi au nom en lacune qui apparaît en P. Turin 10/17, qui lui assigne un règne de 40+x années. Malheureusement, ce nomen est également connu avec des variantes, ainsi que précédé de trois prænomina différents : Âaouserrâ, Âaqenenrâ et Nebkhepeshrâ. Si on peut placer avec certitude le règne d’Âaouserrâ Apopi en parallèle avec la fin de la XVIIe dynastie, on ne sait que faire des deux autres. Si Nebkhepeshrâ pourrait appartenir à la XIVe dynastie, nous ignorons s’il y eut deux rois nommés Apopi (Âaqenenrâ et Âaouserrâ) dans la XVe ou s’il s’agit du même roi qui aurait changé son prænomen. Un second nom reconnaissable est celui d’Iannas (Ἰαννἁς), uniquement donné par Josèphe mais qui est très probablement l’Ynss (Yanass) connu comme « fils royal aîné » de Khyan par un reste sujet à débats (Voir à ce sujet Ryholt 2018, 235-276). 296 Bard 2015, 216. 297 P. Turin 10/20. Les six noms sont répartis sur sept lignes. Nous ignorons quelle est la ligne surnuméraire et ce qu’elle contenait.

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fragment de stèle découvert à Avaris298 ; il n’existe toutefois aucune attestation purement royale de ce nom, absence qui pourrait être due à la brièveté de son règne. Une autre liste, la Généalogie d’Ânkhefensekhmet299, cite trois Hyksos mais deux d’entre eux, Âaqen et Sharek ne sont pas non plus attestés par les monuments. Quant aux autres recensions indigènes, elles ne reprennent qu’un nombre restreint de pharaons, pas toujours cités dans l’ordre chronologique, mais passent toutes la période des Hyksos sous silence300. Le début d’une légende relative à une querelle entre le Hyksos Apopi (Âaouserrâ ?) et le roi de Haute-Égypte Tâa301 est parvenue jusqu’à nous. Bien que recopiée tardivement, elle semble avoir conservé la mémoire de relations tendues entre les cours de Thèbes et d’Avaris. Cependant, une des stèles du successeur direct de Tâa, Kamès302, et la Tablette Carnarvon I303, semblent indiquer le contraire pour l’époque à laquelle Kamès monta sur le trône. Nous possédons aussi un papyrus mathématique, le Papyrus Rhind, rédigé en l’an 33 d’un roi Apopi (sans doute Âaouserrâ). Le verso de ce document porte une mention griffonnée en l’an 11 d’un roi non nommé qui doit être le dernier Hyksos, Khâmoudy, et qui évoque la prise de Tjarou par Ahmosis. Demeurent aussi quelques textes dithyrambiques sur la reconquête du royaume ou le rétablissement des institutions écrits sous le dernier roi de la XVIIe dynastie, Kamès, et les premiers rois de la XVIIIe, principalement Ahmosis, Hatshepsout et Thoutmès III. En fait, les Hyksos nous sont surtout connus par des documents postérieurs à leur éviction d’Égypte et de manière subjective, sinon mensongère. (Les stèles de Kamès et la Tablette Carnarvon I, qui leur sont contemporaines, ne parlent que d’Apopi.) En l’absence quasi totale de leur présence sur les listes égyptiennes, la source la plus précieuse à leur sujet reste les Aigyptiaka de Manéthon. L’œuvre originale, la première à découper l’histoire égyptienne en 30 dynasties, est perdue. Le contenu des trois volumes qui la composaient ne nous est connu que par les citations fragmentaires (et, comme dit plus haut, souvent inexactes) contenues dans le Contre Apion, ouvrage polémique de l’historiographe d’origine juive du Ier siècle Flavius 298

Bietak 1999, 36 and 75, fig. 13. Réf. Berlin 23673. Généalogie d’un prêtre de Ptah ayant vécu sous la XXIIe dynastie (vers ~1000), qui fait remonter ses ancêtres jusqu’à la fin de la XIe (vers ~2000). 300 La titulature des pharaons était composée de cinq noms : 1) le nom d’Horus ; 2) le nom de nebty ou des Deux Maîtresses ; 3) le nom d’Horus d’Or ; 4) le nom de nisou-bity (nom d’intronisation ou prænomen) ; 5) le nom de naissance (nomen). Nous ne connaissons que rarement la titulature complète des monarques de la DPI, lesquels, sur les monuments, sont appelés soit par leur prænomen (Merdjefarâ), soit par leur nomen (Bebnem), soit encore par un surnom (Imirameshâ, « le Général ») et parfois par un sobriquet (Âaqen, « l’Âne Brave » mais qui pourrait se rapporter, toujours par dérision, à Âaqenenrâ Apopi). 301 Papyrus Sallier I, réf. BM 10185. Voir Wente 1973, 77-80. Le roi du Sud concerné est Seqenenrâ Djehouty Âa, plus communément nommé Tâa. 302 Réf. N° temp. II.I.35.I. Voir Lacau 1939, 245-271. 303 Réf. JE 41790, lignes 6 et 7. Voir Gardiner 1916, 95-110. 299

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Josèphe (Yossef ben Matathyahou haCohen) ; dans la Chronographie de l’historiographe chrétien du IIIe siècle Jules l’Africain (Sextus Julius Africanus) ; dans la Chronique de l’évêque et théologien chrétien du IVe siècle Eusèbe de Césarée (Eusebius Pamphili) et quelques allusions en d’autres œuvres du même, comme la Préparation évangélique ou l’Histoire ecclésiastique. Les originaux de l’Africain et d’Eusèbe sont perdus eux aussi mais une version arménienne d’Eusèbe, parfois différente de l’originale, a été conservée, de même qu’une traduction latine des tables de son second volume donnée dans la Chronicon omnimodæ historiæ de Jérôme de Stridon (IVe/Ve siècle). Par bonheur, la plupart des citations de l’Africain et le premier volume de la version grecque de la Chronique d’Eusèbe ont été compilées vers 800 par le prélat byzantin Georges le Syncelle (Georgios Synkellos) dans ses propres chroniques intitulées Eklogê Chronographias. On trouve aussi quelques allusions à Manéthon chez Plutarque (Ier/IIe siècle), Porphyre de Tyr (IIIe siècle), Diogène Laërce (IIIe siècle), ou encore Jean Malalas (VIe siècle), mais elles sont de moindre intérêt. On sait également que certains compilateurs, croyant citer Manéthon, n’avaient sous les yeux que l’Épitomé, abrégé des Aigyptiaka rédigé par un auteur inconnu. Cet ouvrage, porte le nombre de dynasties de 30 à 31, indice de la possibilité qu’il ait contenu d’autres ajouts, voire déjà des corruptions. En résumé, nous ne possédons de Manéthon que des copies de copies, dont la plus ancienne (Josèphe) est postérieure de près de quatre siècles à l’original, avec tout que cela sous-entend d’erreurs, d’omissions, de gloses et d’interprétations tendancieuses. On a souvent taxé Manéthon d’antijudaïsme. C’est à nouveau accorder une confiance injustifiée à Josèphe. Rien ne permet d’affirmer que Manéthon ait été l’auteur de tous les propos calomnieux sur les Juifs rapportés par Josèphe comme étant de sa main. Avant Manéthon, des auteurs de langue grecque avaient déjà colporté des fables anti-juives qu’ils semblaient tenir de sources égyptiennes. Aucune ne se rapporte à l’arrivée des Hébreux en Égypte ; toutes sont relatives à leur expulsion et sont liées au mythologème bien attesté du fléau destructeur envoyé par un dieu mécontent des agissements d’un individu ou d’un peuple. Ce thème était déjà présent dans l’épisode biblique des plaies d’Égypte, d’où il pourrait avoir été repris et inversé par réaction. La plus piquante de ces histoires a été conservée par Photios I er, patriarche de Constantinople au IXe siècle, dans son Myriobiblos, où il recopie un extrait aujourd’hui perdu du livre XL de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Celui-ci y reprenait un excursus des Aigyptiaka d’Hécatée d’Abdère304 sur les Juifs. Il y était conté qu’à la suite d’une épidémie ayant 304

Bibl. hist., XL, 3, 1-8, Excerpt. Photii. Le texte du Myriobiblos porte « Hécatée de Millet » mais il s’agit très vraisemblablement d’un lapsus calami de Photios. On notera par ailleurs que Diodore, qui, lors de son voyage en Égypte vers ~60, sous Ptolémée XII, a essentiellement séjourné à Alexandrie, ville abritant la Bibliothèque dans laquelle l’œuvre de

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affecté l’Égypte, les dieux, consultés, avaient attribué ce mal à une foule d’étrangers de toutes sortes vivant dans le pays en pratiquant des rites sacrilèges. Les Égyptiens auraient alors décidé de les expulser. Les uns, « les meilleurs », se seraient établis en Grèce (expression de l’hellénocentrisme d’Hécatée), tandis que les autres, sous la conduite d’un chef nommé Mousès (nom hellénisé de Moïse), se seraient fixés dans une contrée inhabitée appelée Judée et y auraient fondé la ville de Hierosolyma, c’est-à-dire Jérusalem. Par la suite, ce Mousès aurait divisé ces gens en douze tribus, leur aurait donné une législation, fait bâtir le temple de leur religion, et enfin enseigné un mode de vie apanthrôpon tina kai misoxenon bion, « qui se détourne des autres hommes et hostile aux étrangers ». Voilà, rapporté par Hécatée et repris par Diodore, ce que les Grecs racontaient sur les Juifs en Égypte trente-cinq ans avant Manéthon305. D’après un fragment donné pour textuel par Josèphe mais qui reproduit une version du texte de Manéthon déjà altéré en deux endroits, un événement d’une gravité exceptionnelle se serait produit sous le règne d’un roi au nom malheureusement écorché par un copiste : [Τοῦ τίμαιος] Sous son règne, je ne sais comment, la colère divine souffla contre nous, et à l’improviste, de l’Orient, un peuple de race inconnue eut l’audace d’envahir notre pays, et sans difficulté ni combat, s’en empara de vive force. Ils se saisirent des chefs, incendièrent sauvagement les villes, rasèrent les temples des dieux et traitèrent les indigènes avec la dernière cruauté, égorgeant les uns, emmenant comme esclaves les enfants et les femmes des autres. (C. Ap., I, 14, 75-76)306

Le nom du roi sous le règne duquel la mainmise de ces étrangers se serait établie sur le Delta est transcrit Τοῦ τίμαιος dans le texte de Josèphe. Il s’agit sans doute d’une erreur de copie de Τοῦτίμαιος. Eusèbe, qui a manifestement sous les yeux une copie altérée elle aussi, transcrit ce nom Τίμαιος. L’exonyme Toutimaios pourrait reproduire le nom de naissance d’un pharaon de la e XIII dynastie : Dedoumès. Cette identification reste cependant incertaine et contestée car elle est uniquement basée sur une similarité acoustique 307. Trois stèles, ainsi que divers fragments, scarabées et graffiti, nous font connaître deux rois ayant porté ce nom de naissance : Djedhoteprâ Dedoumès et Djednéferrâ Dedmesou. Le premier est connu par deux stèles découvertes à Edfou308 ; le second par une stèle exhumée à Gebelein 309 La similitude de Manéthon était censée avoir été conservée, semble n’avoir jamais entendu parler de cet auteur. 305 Les légendes anti-juives de la Période Hellénistique pourraient également trouver leur origine dans les ragots malveillants déjà répandus en Égypte au cours de la Période Perse à propos des mercenaires juifs de l’occupant. 306 [En ligne ] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/Apion1.htm. 307 Discussion dans El-Sayed 1979, 203-207. 308 Stèle JE 38917 : voir El-Sayed 1979, 166-186 et Pl. XLVII ; Stèle JE 46988 : voir El-Sayed 1979, 186-198 et Pl. XLVIII. 309 Stèle CG 20533 : voir Drioton – Vandier 1989, 288 ; Ryholt 1997, 262.

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leurs noms de naissance, Ded(ou)mes(ou), « Celui qui donne la (les) naissance(s) », et la quasi-similitude de leurs noms de couronnement, respectivement Djedhoteprâ, « Stable est la satisfaction de Râ », et Djednéferrâ, « Stable est la beauté de Râ », pourrait les donner pour chronologiquement voisins310. Mais il se pourrait aussi qu’il ne s’agisse que d’un seul et même personnage. Le P. Turin (7/13) mentionne en effet un roi au prænomen absent et au nomen en partie effacé (▒▒▒mès) qui pourrait être un des deux Dedoumès car la lacune contient suffisamment de place pour inclure la forme verbale dedou, « donner ». Cette possible mention d’un roi unique pourrait aussi bien refléter une confusion du scribe que l’unicité des deux personnages connus par les monuments. Dans ce dernier cas, les deux Dedoumès ne seraient alors qu’un seul et même souverain qui aurait changé sa titulature après avoir quitté la capitale du Moyen Empire Itjitaoui et s’être réfugié dans le Sud quand le premier des Grands Hyksos, le Salitis de Manéthon, prit le trône de Memphis. Sur une de ses stèles, il prétend avoir été acclamé à Thèbes. Les pharaons ayant modifié leur protocole royal ont été relativement nombreux au cours de la DPI ; ce processus « témoigne la plupart du temps d’un événement politique important ou d’un changement d’ère »311. Une autre hypothèse voudrait que l’exonyme Toutimaios ne soit qu’une glose et que la cour ait déménagé à Thèbes une douzaine d’années avant Dedoumès, après le règne du successeur de Mernéferrâ Aÿ, le dernier roi dont on ait retrouvé des monuments aussi bien en Haute qu’en BasseÉgypte. Quoi qu’il en soit, Dedoumès est le dernier roi de la XIIIe dynastie attesté par un monument. Le P. Turin, très détérioré en maints endroits, est loin d’être exempt de confusions312 mais cette option d’un seul Dedoumès, dont les successeurs n’auraient plus régné que sur la Haute-Égypte, ne peut être écartée313. Ce document citait sans doute encore 15 à 20 rois après ce « ▒▒▒mès » dans la fin de la colonne 7 mais leurs noms sont généralement incomplets et certains d’entre eux n’appartenaient probablement plus à la e e XIII dynastie mais à la XIV . En effet, on sait qu’Âasehrâ Nehesy, en qui l’on voit souvent (mais ce n’est pas prouvé) le deuxième pharaon de la XIVe dynastie était fils de roi ; or il figure en première position dans la colonne 8 du P. Turin, ce qui implique que le nom de son père (hélas perdu) figurait probablement quelque part en bas de la colonne 7, peut-être à la suite d’autres noms, dans le cas où il n’aurait pas été le fondateur de la dynastie314. 310

Ryholt 1997, 262 croit en l’existence de deux Dedoumès (père et fils) et les place dans la e dynastie en tant que « kings whose exact position is uncertain ». 311 Siesse 2016, 176. 312 Ainsi, le nom même du fondateur de la XIIIe dynastie fait encore l’objet d’âpres discussions en raison d’une possible (et probable) inversion par confusion du praenomen des pharaons Amenemhat-Sobekhotep et Ougaf (voir Siesse 2016, 161-178). 313 Franke 1988, 258 sv ; Redford 1970b, 2, note 1. 314 Mais rien n’est certain à ce sujet car le titre de sa nisou (« fils de roi ») était parfois un titre accordé par le pharaon régnant et non la marque d’une réelle filiation. XVI

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Dans le texte de Josèphe cité supra, on remarque une seconde altération de l’original : l’invasion de l’Égypte, d’abord décrite sans difficulté ni combat, est ensuite racontée dans un contexte d’une extrême sauvagerie qui rappelle étrangement la conduite que les Égyptiens de l’époque hellénistique attribuèrent aux Perses de Cambyse. Peut-être est-elle issue de l’autre copie dont il parle plus haut, mais peut-être aussi s’agit-il d’un ajout laissé par un glossateur. Historiquement, il semble maintenant avéré qu’en un quart de siècle, après qu’Avaris soit passée sous l’autorité des Asiatiques, certains chefs de clan de même souche aient pris le contrôle d’autres métropoles nordistes dans une apparente indifférence des autochtones, jusqu’à ce que Memphis, la glorieuse capitale de l’Ancien Empire, finisse par tomber sous la coupe de l’un d’eux. Bien qu’aucun témoignage ne nous renseigne sur ce point, c’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre ce que Manéthon entendait par invasion sans difficulté ni combat. L’égyptologie actuelle ne voit plus dans ce prétendu assaut du Delta une conquête sauvage menée par des hordes dotées d’un armement supérieur et montées sur des chars de guerre tirés par des chevaux, troupes face auxquelles les Égyptiens seraient restés impuissants315. Les fouilles de Janine Bourriau à Memphis ont montré que l’invasion des Hyksos et les saccages y afférents étaient de la fiction316. La « prise » du Delta par les Asiatiques paraît s’être appuyée davantage sur la passivité des Égyptiens eux-mêmes que sur une action belliciste d’envergure (dont il ne subsiste d’ailleurs aucune trace). L’infiltration d’Asiatiques dans le Delta était monnaie courante depuis le Néolithique. L’influence que l’Asie du Levant exerça sur la civilisation égyptienne naissante au cours des millénaires suivants est bien attestée – en témoignent les corps et objets usuels retrouvés dans certaines nécropoles prédynastiques de Basse-Égypte, ainsi que la domestication précoce d’ovicaprinés d’origine levantine317. D’autres flux migratoires provenant d’Asie se produisirent encore durant la Première Période Intermédiaire (env. ~2150/ env. ~2020), mais ces immigrés finirent par se fondre aux autochtones. En réalité, la plus grande partie des ancêtres de ceux qui allaient amener les Hyksos au pouvoir avaient été de la main-d’œuvre arrivée dans la Vallée du Nil pacifiquement, à la demande des pharaons de la XIIe dynastie. Déjà Senousret II (~1881/~1873) en avait installés au nord du pays dans le cadre de la mise en valeur des terres du Fayoum et de chantiers de construction, et Amenemhat III (~1853/~1809) dans celui de certaines activités peu pratiquées alors par les Égyptiens, comme le commerce maritime 318, ce que confirme « la découverte de matériel funéraire lié à la mer dans des tombes 315

Säve-Söderbergh 1951, 53-71 ; Hayes 1973, 55 ; Drioton – Vandier 1989, 288 ; Hayes 1990, 3. 316 Bourriau 1997, 159-182. 317 Hassan et al. 2015. 318 Petrie – Sayce – Griffith 1891, 5 sv.

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non égyptiennes de la zone urbaine d’Avaris »319. L’apparente apathie des rois de la dynastie suivante (la XIIIe) face à une immigration cananéenne de plus en plus massive320 permit à ces gens de se regrouper, de s’émanciper de l’autorité royale et même de s’emparer du trône de Basse-Égypte après avoir submergé Memphis. Hélas, il ne subsiste rien de la documentation égyptienne contemporaine de l’époque troublée qui vit les Asiatiques s’approprier le nord du pays et ravir le pouvoir aux rois indigènes tant fut sévère l’acharnement avec lequel les premiers pharaons du Nouvel Empire s’attachèrent à oblitérer le souvenir de cet affront. Il ne nous reste des Hyksos qu’un fragment de tablette et un fragment de sceau rédigés en cunéiforme (mais qui ne semblent pas être de provenance locale), un papyrus « mathématique » écrit en hiératique, quelques anthroponymes royaux gravés en hiéroglyphes sur des monuments égyptiens usurpés, d’innombrables pièces ou débris de vaisselle (inscrits ou non) découverts in situ ou transportés hors d’Égypte à une époque et selon une modalité indéterminées, et de nombreux sceaux en forme de scarabée éparpillées dans l’est et à l’est du Delta, ainsi qu’en Nubie et en Palestine. Une fois installés, les Hyksos semblent avoir délégué une parcelle de leur autorité et de leurs possessions périphériques à des membres de leur fratrie, chefs locaux dont les noms subsistent principalement sur des scarabées, mais aussi à des « princes » indigènes en échange de leur allégeance, de la mise en valeur des terres allouées et de probables impositions. Les noms de la plupart de ces principicules trahissent une origine cananéenne : Ânath-Her, Yaqeb-Âamou, Semqen, Âper-Ânath… On ignore tout de leur ordre de succession, de la durée de leur règne, de leur lieu de résidence et du territoire sur lequel s’étendait leur autorité. Les scarabées qu’ils ont laissés révèlent une trentaine de ces personnages. Ils ont été classés pêle-mêle, selon les auteurs, certains dans la XIVe dynastie, d’autres dans la XVe ou la XVIe. La majorité d’entre eux, bien qu’ils aient adopté un vague protocole royal, n’ont sans doute dirigé que des chefferies locales. Manéthon, aux dires de ses épigones, en comptait jusqu’à soixante-seize mais sans citer le moindre nom. Dans la Genèse, la venue du clan de Jacob en Égypte résulte de l’autorisation royale donnée à Joseph d’y installer son père et sa fratrie (Gn 45, 1718). Vu l’ambiance philosémite du contexte, un consensus quasi général situe l’éventuelle arrivée des Hébreux en Égypte, non pas au Moyen Empire, mais plus tard, sous les Hyksos. Pendant ce temps, dans le sud de l’Égypte, où s’étaient retranchés les rois légitimes, on remarque assez tôt une dégradation marquée des conditions de vie. Les corps retrouvés dans les nécropoles montrent que la population était sujette à des maladies causées par la malnutrition et la dégradation des conditions d’hygiène. D’autre détails indiquent une perturbation des voies de communication avec le Nord, tenu par les Hyksos, et l’extérieur du pays. 319 320

Forstner-Muller 2012, 10-13. Menu 2012a, 28 ; 2012b, 51-68 ; Hoffmeier 2016, 10 sv.

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Les sources bibliques Les sources relatives à l’arrivée des Hébreux en Égypte, à leur séjour et à leur départ sont essentiellement contenues en trois livres : la Genèse, l’Exode et les Nombres. Dans aucun de ceux-ci, les rois égyptiens mis en scène ne sont identifiés nommément. Le thème de la « descente en Égypte » se retrouve dans plusieurs récits patriarcaux : Gn 12, 10-20 alloue un passage en Égypte à Abraham ; Gn 26 en attribuait un autre à Isaac mais il fut retiré du corpus, sans doute pour cause de redondance321 ; Gn 46 à 50, 13, la tradition la plus cohérente, impute cette migration à Jacob, ancêtre légendaire des habitants du royaume d’Israël. Nous avons vu précédemment que le récit du séjour d’Abraham en Égypte ne peut être pris en compte. Il récapitule en moins de dix versets les éléments constitutifs des événements dans lesquels Jacob et ses descendants avaient été mis en scène par la tradition nordiste. Nous avons vu également que l’incursion en Égypte de groupes sociaux correspondant à la description biblique de la famille d’Abraham ou de Jacob était un phénomène récurrent depuis la plus haute antiquité. Il est bien attesté dans la documentation. Ainsi, selon la Prophétie de Néferti322, dès le Moyen Empire (mais en réalité, depuis toujours), des Aâmou victimes de la sécheresse venaient, « suivant leur coutume »323, implorer de l’eau pour faire boire leurs troupeaux. Huit siècles plus tard, au Nouvel Empire, sous Mérenptah (~1212/~1202), un garde-frontière de la région de l’ouadi el-Toumilât consigne dans son rapport avoir fait passer des « shasou d’Édom à travers la forteresse de Mérenptah Hotep-hermaât […] qui est à Tjekou, aux étangs de Per-Atoum […] pour les garder en vie, ainsi que leurs troupeaux »324. D’autres sources égyptiennes attestent l’installation d’immigrés cananéens dans le Delta au cours de la DPI325. Reste à savoir si, comme j’en émets ici l’hypothèse, l’un ou l’autre groupe mineur de ces étrangers – et non leur ensemble – pourrait correspondre à certains ancêtres de ces Cananéens qui deviendront plus tard les Israélites et transmettront la tradition. Le récit biblique de leur installation au pays dit « de Goshen » les place dans l’Égypte où vivait le narrateur : une Égypte où la domination des Hyksos avait depuis longtemps disparu de la mémoire populaire. Un souvenir pourrait cependant en subsister dans le Roman de Joseph, où le patriarche est 321

La trace de sa suppression se décèle encore en Gn 26, 1-2. Papyrus de l’Hermitage 1116B. 323 Giveon 1971, 133 ; Helck 2000, 60. 324 Papyrus Anastasi VI, 51-61 : ANET, 259. Cette compassion envers les shasou sous Mérenptah cadre mal avec l’hypothèse faisant de ce roi le méchant pharaon de l’Exode. 325 Voir Menu 2012a, 28 sv et 2012b, 51-68. 322

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élevé à une fonction qui n’est pas celle de vizir, comme on le lit souvent, mais de trésorier royal : Joseph, en effet, ne prend de son propre chef que des décisions d’ordre économique. Peut-être s’agit-il d’une fortuité, vu l’époque tardive de la rédaction de cette œuvre romancée, mais il reste que sous les Hyksos, la fonction de vizir n’existait plus. Le plus haut fonctionnaire de leur administration portait le titre de Trésorier royal326. L’emploi biblique du toponyme Goshen pour désigner la région où les Hébreux étaient censés avoir été installés indique que son nom originel n’était plus connu. Cette appellation ne provient pas de l’égyptien mais du sémitique de l’ouest. On trouvait une région de Goshen dans le sud de la montagne de Juda, entre Gaza et Gabaon, où existait une ville du même nom327. Aucune étymologie satisfaisante de cette appellation n’a pu être proposée. Pour l’Égypte, elle semble correspondre à la région de l’ouadi el-Toumilât, à l’est de la pointe du delta. La LXX traduit ce nom par gê Gesem Arabias, l’Arabie commençant pour ses rédacteurs sur la rive droite de la branche la plus orientale du delta du Nil. En suivant l’opinion commune situant la descente en Égypte au cours de la DPI, on peut, à titre d’hypothèse, envisager qu’un clan de nomades chassé de ses terres d’errance par la famine ou, comme dans le Roman de Joseph, par ses « frères », d’autres bédouins, ait été autorisé par un Hyksos d’Avaris ou un principicule local à s’installer dans la région de l’ouadi el-Toumilât. Il aurait pu y constituer un de ces groupes de Petits Hyksos au sujet desquels l’historiographie égyptienne est quasi muette mais qui, lui, garda longtemps le souvenir de ce pays de cocagne où il avait trouvé à profusion « des poissons qui ne coûtaient rien, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx »328. Il l’aurait ensuite transmis à d’autre groupes après son éviction d’Égypte et son installation dans les hautes terres du nord de Canaan et ceux-ci, à leur tour, en auraient gardé la mémoire. Le séjour des Hébreux en Égypte nous est essentiellement conté par le Livre de l’Exode. Cet ouvrage composite reçut probablement sa première mise en forme à Jérusalem sous le règne de Josias (~639/~609), à partir d’un noyau d’anciennes traditions nordistes dont l’existence est suggérée par des allusions contenues dans le Livre d’Amos et dans celui d’Osée, dont les auteurs présumés auraient vécu en Samarie une centaine d’années plus tôt, dans la seconde moitié du ~VIIIe siècle329. Le Livre de l’Exode, hélas, ne garde pas le souvenir des événements connus par l’archéologie, comme la lente reconquête de la Moyenne et de la Basse-Égypte par les dynastes thébains330. Cet ouvrage s’ouvre sur l’asservissement des Hébreux par les Égyptiens soudain devenus agressifs à leur 326

Helck 1958, 79-80 et surtout Ryholt (1997, 59-61) qui dénombre cinq de ces hauts fonctionnaires attestés par des scarabées. 327 Jos 10, 41 ; 11, 16 ; 15, 51. 328 Nb 11, 5. 329 Am 2, 10 et 9, 7 ; Os 11, 1, 13.

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égard. Le pays de Goshen, qui dans la Genèse avait été pour eux un havre de quiétude, est présenté d’emblée comme un lieu d’oppression où l’on retrouve les « fils d’Israël » soumis aux travaux forcés, obligés de fabriquer des briques d’argile sous l’œil de gardes-chiourme. Disons-le de suite : cette tradition de la mise en servitude est tardive et surajoutée. « Dans le récit de la Genèse, à aucun moment ne sont maltraités en Égypte les fils de Jacob. […] Le thème de l’esclavage aurait été incorporé [dans l’Exode] par hostilité à l’égard de l’Égypte »331. Nous verrons cependant que ce leitmotiv, profondément ancré dans la mémoire juive, n’est pas sans analogie avec des faits réels que les aléas de la transmission auraient pu largement déformer.

La durée du séjour en Égypte Selon Ex 12, 40, le séjour des Hébreux en Égypte aurait duré « 430 ans ». On a noté depuis longtemps que ce chiffre entrait en contradiction avec celui donné par Gn 15, 13 (« 400 ans »), et davantage encore avec celui donné par Gn 15, 16 (« quatre générations », période qui couvrirait, soit à peu près un siècle selon les critères actuels, soit 160 ans si l’on estime que la Bible accorde 40 ans à une génération). Le verset indiquant un séjour de quatre générations est une glose sacerdotale332 introduite dans récit yahviste décrivant un sacrifice d’alliance offert par Abraham, au cours duquel Yahvé énonçait une prophétie : Sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera point à eux. Ils y seront asservis, et on les opprimera pendant quatre cents ans. Mais je jugerai la nation à laquelle ils seront asservis, et ils sortiront ensuite avec de grandes richesses. (Gn 15, 13-14 ; tradition yahviste)

Yahvé ajoutait ensuite (c’est la glose sacerdotale) : À la quatrième génération, ils reviendront ici. (Gn 15, 16)

La tradition sacerdotale ne croyait donc pas un séjour long de plusieurs siècles. La généalogie de Lévi qu’elle livre en Ex 6, 16-20 – pour fictive et tardive qu’elle soit – accorde, elle aussi, une durée de quatre générations à ce séjour, et il est insoutenable qu’il puisse s’agir de générations de 100 ans. Selon cette source, Lévi, fils de Jacob, arrivé adulte en Égypte, enfanta Kehath (première génération), qui enfanta Amram (deuxième génération), qui enfanta Moïse (troisième génération). Celle-ci aurait quitté l’Égypte avec Moïse, puis erré quarante ans au désert avant de s’éteindre, et ce serait la suivante (la quatrième) qui serait revenue en Canaan sous la conduite de Josué, corroborant la glose de Gn 15, 16. Il existait donc encore après l’Exil une 330

Cela pourrait s’expliquer par le fait que les Hébreux vivaient à la frange du Delta dans un environnement où ces événements, qui se déroulaient à plusieurs centaines de kilomètres, étaient ignorés. 331 Teixidor 2003, 88-89. 332 BJ 1998, 56, b.

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croyance attribuant à ce séjour une durée bien plus courte que celles données par Gn 15, 13 et Ex 12, 40. Flavius Josèphe, lui aussi, prônait un laps de temps de quatre générations, mais en lui donnant une longueur étrange de 170 ans333. Il faut toutefois préciser qu’en cette occurrence, Josèphe ne parlait pas des Hébreux mais des Hyksos, qu’il considérait comme ses ancêtres, et que, peut-être, ces 170 ans comprenaient les 108 ans de la XVe dynastie + 62 ans qu’il attribuait à la XIVe d’après on ne sait quelle source. Ceux qui accordent crédit à une durée de 430 ans n’exposent jamais la raison de ce choix, lequel ne semble découler, in fine, que d’un consensus ancien passé dans l’usage. Cette donnée, principalement acceptée dans les milieux fidéistes, est pourtant basée sur un « raccourci » opéré par un compilateur à une époque indéterminée. En effet, une tradition largement antérieure reprise par la LXX incluait dans ces 430 ans le séjour des fils d’Israël en Canaan, réduisant ainsi la période égyptienne de plusieurs siècles : η δε κατοικησις των υιων ισραηλ ην κατωκησαν εν γη αιγυπτω και εν γη χανααν ετη τετρακοσια τριακοντα. (« Or le séjour que les fils d’Israël séjournèrent dans la terre d’Égypte et dans la terre de Canaan fut [de] quatre cent trente ans »).

Mieux encore, le SAM, précisait même : … le séjour en Égypte et en Canaan des fils d’Israël et [de] leurs pères ( ‫ואבתם‬, ve’abotham)334.

Cette dernière mention, la plus ancienne de toutes, comprenait donc le séjour en Canaan d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et réduisait encore davantage la période égyptienne. On voit donc qu’au sujet de cet intervalle de temps, la divergence entre le texte massorétique, relativement récent, et la version la plus ancienne, en principe plus conforme à la tradition originelle, est de taille : plus de trois siècles. La durée de quatre générations d’à peu près 25 ans (soit environ une centaine d’années) correspond à celle du séjour des Hyksos en Égypte donnée par le P. Turin (108 ans – mais la lecture de ce chiffre est incertaine pour cause de détérioration du document) et par la copie arménienne d’Eusèbe (103 ans). Autre point d’accroche : Hérodote évoque un total de 106 ans pendant lesquels l’Égypte fut plongée dans la misère la plus complète : Ainsi les Égyptiens furent accablés cent six ans de toutes sortes de maux, et, pendant tout ce temps, les temples restèrent fermés. Les Égyptiens ont tant d'aversion pour la mémoire de ces princes, qu'ils ne veulent pas même les nommer ; ils appellent, par cette raison, ces pyramides du nom du pasteur Philitis, qui menait paître ses troupeaux vers l'endroit où elles sont. (Hist., II, 128.)335 333

C. Ap., I, 33 et 299. Trad. personnelle de l’hébreu, d’après la transcription de Sigalov 1918. 335 [En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/euterpe.htm. 334

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Hérodote désigne ici les pharaons Khéops et Khéphren, qu’il projette un millénaire après leur époque et auxquels il attribue une durée de règne exagérée (50 et 56 ans, alors que ces deux rois ont régné respectivement 27 et 26 ans). Il est patent qu’à cet endroit, le « Père de l’Histoire » s’est emberlificoté dans ses sources car c’est exactement en ces termes que la propagande royale de la XVIIIe dynastie a parlé des Hyksos. Deux éléments du texte d’Hérodote dénoncent sa confusion : le premier est qu’il évoque un poimen (« pasteur »), épithète appliquée aux Hyksos, qui faisait brouter ses bêtes à l’endroit dont il parle (Memphis et ses environs) ; le second est qu’il nomme ce pasteur Philitis, nom qu’il prend pour un anthroponyme alors qu’il s’agit d’un ethnonyme à rapprocher des Philistins, identifiés par erreur aux Cananéens qui constituaient le gros des populations soumises aux Hyksos. Comme le faisait remarquer William Waddell, le meilleur compilateur moderne de Manéthon, il semble qu’Hérodote ait confondu deux périodes de prétendue oppression : celle des bâtisseurs des deux grandes pyramides de Giza et celle des Hyksos336. La durée de quatre générations de séjour des Hébreux donnée par Gn 15, 16 pourrait être mise en regard de celle du séjour des Hyksos : 108 ans (?) selon le P. Turin, 103 ans selon l’Eusèbe arménien et 106 ans selon la source à laquelle se référa Hérodote. Si les Hébreux sont bien arrivés en Égypte sous les Hyksos, un séjour de 430 ans renverrait leur expulsion, en fonction de la date de leur arrivée, entre le milieu de la XIXe dynastie et la fin de la e XX , plus exactement, entre le règne de Ramsès II (~1279/~1212) et celui de la reine-pharaon Taousert (~1188/~1186). Un séjour de quatre générations, en revanche, situerait leur exode au début de la XVIIIe dynastie (lignée dont la date de l’avènement fluctue sur une cinquantaine d’années selon les auteurs). Quoi qu’on en ait dit, le 1er Livre des Rois n’apporte aucune eau au moulin en fixant le début de la construction du Temple de Jérusalem « en la quatrième année du règne de Salomon, quatre cent quatre-vingts ans après la sortie d’Égypte » (1 R 6, 1). Salomon étant censé avoir vécu dans la première moitié du ~Xe siècle, 480 ans nous renverraient à nouveau à l’aube de la XVIIIe dynastie. Hélas, bien que ce chiffre soit plutôt de nature à conforter l’hypothèse soutenue dans cet ouvrage, on ne peut en tenir compte. D’abord parce que l’ancrage chronologique de Salomon et la durée de son règne sont loin d’être assurés, mais surtout parce que ces 480 ans représentent le produit de 12 périodes (une par tribu) de « 40 ans ». Nous avons vu plus haut ce qu’il y avait lieu de penser des nombreuses périodes de « 40 ans » émaillant les récits bibliques. Le fait qu’ici, ces 40 ans soient multipliés par le chiffre symbolique 12 rend cette période de 480 ans plus suspecte encore. Un excursus de Georges le Syncelle place l’arrivée de Joseph en Égypte en la 4e année de règne d’un roi qu’il nomme Apophis, et qui n’est autre que

336

Waddell 1964, 76-77, note 1.

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le Hyksos Apopi. Selon la traduction de Waddell (qui est en anglais mais que je traduis ici librement) : Certains disent que ce roi [Apophis] fut le premier appelé Pharaon et qu’en la quatrième année de sa royauté, Joseph est arrivé en Égypte comme esclave. Il a nommé Joseph Seigneur de l’Égypte […] en la 17e année de son règne, ayant appris de lui l'interprétation des rêves et prouvé ainsi sa divine sagesse. (Eklogê Chronographias, 204)337

Ici, le Syncelle ne cite pas ses sources mais nous savons qu’il compile dans ce fragment le Livre de Sothis qu’il croit provenir d’un original de Manéthon. Il ignore que cet ouvrage (inspiré des listes de Josèphe et d’Eusèbe) a été rédigé vers la fin du IIIe siècle de notre ère. Il est probable que les auteurs non nommés de cette allégation (« Certains disent ») ne sont autres que le Syncelle lui-même. Il se serait livré à un calcul personnel en partant d’une date qu’il avait sous les yeux, y aurait ajouté, ou en aurait soustrait, un certain nombre d’années et, fonction des longueurs de règne (inexactes) des Hyksos données par sa source, serait tombé en la 4e année du roi « Apophis ». De plus, se basant sur ce que la Bible racontait de Joseph, il écrit que ce roi aurait appris du patriarche l’interprétation des rêves. Nous avons vu que la symbolique de ce fameux « songe de Pharaon » était liée au cycle de Baal. Or Apopi, probablement né en Égypte mais d’ascendance sémitique, et qui était manifestement un homme cultivé, devait connaître le contexte mythologique du Taureau sacré et son rapport à Baal ; il n’aurait pas eu besoin d’un charlatan pour se faire expliquer son rêve. Le très orthodoxe prélat qu’était le Syncelle338 ignorait ce détail, de même que l’auteur du Roman de Joseph, écrit très longtemps après les événements qu’il prétend relater. La longueur du séjour des Hébreux donné par Gn 15, 13 (« 400 ans ») correspond au chiffre rond de dix périodes de « 40 ans », sans doute parce que le rédacteur de ce verset ne possédait plus le moindre renseignement à ce sujet. Quant aux « 430 ans » d’Ex 12, 40, nous venons de voir qu’ils ont été extraits de la tradition la plus ancienne, mais en oubliant qu’ils incluaient également le séjour des patriarches Abraham, Isaac et Jacob en Canaan, comme cette tradition le précisait initialement. Enfin, l’argument qui met le plus à mal une durée de plusieurs siècles est son vide narratif. Comment accepter qu’aucun souvenir, aucune anecdote, n’ait survécu de cet intervalle de temps frôlant le demi millénaire, alors que 337

Texte en anglais dans Waddell 1964, 239. On ne connaît que le prénom de cet auteur : Georgios. Le patronyme qui lui a été donné, « Le Syncelle », est un surnom lié à son titre : synkellos, mot grec composé du préfixe sun, « avec », et du substantif kellion, « cellule », et qui signifie « vivant dans la même cellule ». Le synkellos était un prélat, à la fois coadjuteur et secrétaire particulier du patriarche de Constantinople, qu’il accompagnait partout et dont, en principe, il partageait la cellule monacale. Il lui succédait souvent mais ce ne fut pas le cas de Georgios, qui déclina la fonction à la mort du patriarche Tarasios en 806 et se retira dans un monastère où il écrivit (ou poursuivit l’écriture de) son Eklogê Chronographias, inachevée à sa mort vers 810. 338

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les scribes bibliques se prétendirent instruits de tant de détails minutieux, et même de dialogues, sur les époques précédentes et suivantes ? En effet, il ne se passe rien – absolument rien – entre la mort de Joseph et la naissance de Moïse.

L’Égypte, de la XVe dynastie au début de la XVIIIe Il ne fait aucun doute que durant la domination des Hyksos, l’administration égyptienne continua à fonctionner de manière scrupuleuse dans la Basse et la Moyenne-Égypte occupées. En témoigne le nombre d’anthroponymes « royaux » de ce temps conservés par le P. Turin. Dans ses colonnes 8, 9 et une partie de la colonne 10, ce document regroupe en vrac les dirigeants locaux de Basse et de Moyenne-Égypte dont on avait conservé le nom (fussent-ils indigènes, étrangers ou fictifs) sans se soucier de leur ordre chronologique et encore moins de l’origine des listes ayant servi à l’élaboration des recensions sur lesquelles il s’appuie. Une grande partie des archives de Basse-Égypte fut probablement détruite dans les saccages inhérents à la reconquête du Nord et le peu qui en aurait subsisté, rédigé sur papyrus, se délita probablement en cette région où le taux d’humidité est bien plus important qu’au Sud339. Quant aux monuments pérennes érigés ou usurpés par les Hyksos (temples, palais, stèles, obélisques, ornements d’embrasures, statues…), ils ont pu être fracassés au début du Nouvel Empire dans un but de damnatio memoriæ, ou remployés en maçonnerie de blocage dans des constructions ultérieures maintenant disparues, voire détruites au cours des siècles par des chaufourniers aux fins de production de mortier, de plâtre ou d’engrais. En ce qui concerne la statuaire, il est significatif que seules subsistent des statues usurpées, alors que les Hyksos en ont certainement fait réaliser à leur effigie, ainsi que l’indique la statue délibérément défigurée d’un dignitaire de leur fratrie portant une coiffure et une tunique asiatiques trouvée par Manfred Bietak au cœur d’un cimetière adjacent à un palais d’Avaris340. Sous la pression des Hyksos, les derniers rois de la XIIIe dynastie avaient été contraints de se retrancher en Haute-Égypte, où dans des circonstances inconnues, la XVIe dynastie était arrivée au pouvoir341. Mais tout va mal pour leurs dirigeants : ils sont, sinon assiégés, du moins coincés dans leur capitale et quelques villes refuges comme Edfou et El-Kab, d’où ils subissent peut339

On notera tout de même qu’au cours du « pillage » d’Avaris, certains objets furent emportés par les Sudistes, puis ramenés et conservés à Thèbes, comme le Papyrus Rhind et le vase « hyksos » portant les noms d’Apopi et de Herit , dont il va être question plus loin. 340 Bietak 1999, 32 et 69, Fig. 5. 341 Les XIVe et XVe dynasties sont nordistes et sans doute en partie parallèles. La XVe dynastie des Grands Hyksos couvre probablement la période s’étendant du début du troisième tiers de la XIIIe dynastie à la 22e (?) année du règne d’Ahmosis (XVIIIe dynastie). Quant à la XVIe, on ignore si elle succède à la XIIIe, ou si elle lui est parallèle en tout ou en partie, ou encore si elle est parallèle, en tout ou en partie, à la XVIIe qui, dans ce cas aurait succédé à la XIIIe.

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être les raids des Hyksos, mais surtout ceux de leur allié, le royaume nubien de Kerma342. La situation ne semble pas avoir changé au cours de la première moitié de la XVIIe dynastie. Ses premiers rois auraient d’abord payé un tribut pour éviter une guerre dont l’issue aurait pu leur être défavorable. Mais au fil du temps, l’occupant asiatique va s’égyptianiser et, en quelque sorte, s’amollir. Au cours de son règne de 40+x ans, Apopi, verra son territoire grignoté par les Thébains Sobekemsaf, Noubkheperrâ Antef, Senakhtenrâ Iâhmès, Tâa, Kamès, probablement alliés à des principicules locaux car il semble qu’il existait, au moins jusqu’au règne d’Antef, d’autres royautés ou chefferies sudistes que celles de Thèbes343. Selon Josèphe, Manéthon lui-même aurait confirmé ce morcellement du pouvoir : parlant de la reconquête du pays, il aurait écrit : Puis les rois de la Thébaïde et du reste de l’Égypte se soulevèrent contre les Pasteurs. (C. Ap., I, 14, 85)344

On trouve le même renseignement chez Artapan d’Alexandrie (~IIe siècle) reproduit par Eusèbe, selon qui, à l’époque de Moïse, « l’Égypte était soumise à beaucoup de rois »345. La découverte récente à Sohag, près d’Abydos, d’une nécropole regroupant huit tombes royales, dont l’une a livré les restes d’un roi Ouseribrâ Senebkaÿ connu jusqu’ici par un unique artefact trouvé dans une tombe privée d’Abydos (un « bâton magique » en ivoire inscrit sous la graphie incorrecte « Sebekaÿ »346) confirme l’hypothèse de l’existence d’une dynastie parallèle en cette ville (ou à Thinis) dont la durée et la nature ne peuvent encore être précisées347. Cette supposition avait déjà été émise par Franke 1988, puis approfondie par Ryholt 1997 cités supra. Ce roi, dont on ne connaît rien d’autre, serait, d’après l’analyse des traumatismes relevé sur son squelette, mort au combat contre un ennemi indéterminé348. C’est peut-être sous la pression des derniers rois de la XVIIe dynastie et de leurs alliés qu’Apopi, vers la fin de son règne, aurait changé son titre de nisou bity, « Roi de Haute et de Basse-Égypte », en heqa ny Hout Ouaret, « Chef d’Avaris ».

342

Ilin-Tomich 2016, 8 sv. El-Sayed, 1979, 203, 206 ; Franke 1988, 259 sv ; Drioton – Vandier 1989, 295 ; Hayes 1990, 9 ; Ryholt 1997, 163 sv, 191, 202, 264, 304. 344 [En ligne ] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/Apion1.htm. 345 Prép. év., VII, 27. Eusèbe tire ce renseignement d’Alexandre Polyhistor (~Ier siècle), qui avait recopié des extraits d’Artapan. Mais il se pourrait qu’il s’agisse d’une glose de Polyhistor (Bloch et al. 2010, 30, note 38). 346 Daressy 1903, 43, pl. XI, II, 93 ; Ryholt 1997, 340-341. 347 Wegner 2015, 68-78. Cet égyptologue, inventeur de la nécropole, la situe entre ~1650 et ~1600. 348 Wegner 2018, 304. 343

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Quand Ahmosis monte sur le trône de Thèbes et fonde la XVIIIe dynastie après le règne aussi bref que mouvementé de Kamès, Apopi tient toujours Avaris et sa région. Mais le nouveau roi du Sud n’est encore qu’un enfant lors de son avènement. Le début de sa royauté se passe d’abord sous les tutelles successives de sa grand-mère, la reine Tetisheryt, veuve de Senakhtenrâ Iâhmès, et de sa mère, la reine Iâhhotep, veuve de Seqenenrâ Tâa et, peut-être, de Kamès. Deux stèles postérieures d’Ahmosis349, de même que le culte voué par les générations suivantes à ces deux reines, indiquent qu’elles ont administré le royaume avec fermeté, sans rien concéder au Hyksos. Quelques années plus tard, doté des pleins pouvoirs, Ahmosis décide de reprendre l’œuvre de libération entreprise par ses prédécesseurs. Entre temps, Apopi est décédé et Khâmoudy, lui a succédé à Avaris.

Le pharaon qui n’avait pas connu Joseph L’Exode s’ouvre sur un bref rappel de l’engeance de Jacob. Il s’agit d’une glose de compilateur destinée à rattacher ce livre à celui de la Genèse. L’histoire véritable commence au v. 8 et entre immédiatement dans le vif du sujet : Il s’éleva sur l’Égypte un nouveau roi qui n’avait pas connu Joseph.

La Genèse, nous a appris que Joseph avait 30 ans lors de son élévation et qu’il mourut âgé de 110 ans, soit 80 ans (deux périodes de « 40 ans ») plus tard. Si le séjour des Hébreux en Égypte avait duré 430 ans, il aurait été évident dans l’esprit de l’auteur biblique (qui croyait mordicus en la longévité de son héros) qu’un roi monté sur le trône 430 ans, moins les 80 ans que vécut encore Joseph, soit trois siècles et demi après la mort du patriarche, n’avait pu le connaître. Dans ce cas, pourquoi le préciser ? On pourrait aussi se demander pourquoi ce pharaon-là, et lui seul, n’aurait pas connu Joseph, au contraire, semble-t-il, des nombreux autres rois ayant accédé au trône dans cet intervalle de 350 ans. Bien que les indications chronologiques de la Bible soient toujours à prendre cum grano salis, il semble que pour l’auteur initial, le laps de temps écoulé entre l’accueil des Hébreux et leur expulsion fut beaucoup plus court que ce que les nombreux transcripteurs ultérieurs ont porté à imaginer. Les Chroniques de Tabarî donnent au roi « qui n’avait pas connu Joseph » le nom de Walid. Il est présenté comme le fils d’un certain Matsâab et le frère d’un roi Qâbous à qui il a succédé. Tabarî va même jusqu’à identifier le pharaon bienfaiteur de Joseph : il l’appelle Rayyân et lui attribue une origine sémitique. Le méchant Walid (le nouveau pharaon) est donné pour l’époux d’une reine Asiyyah, veuve de son prédécesseur Qâbous et petite-fille du gentil Rayyân350. Ceci permet d’inférer que l’auteur primitif de la tradition à 349 350

CGC 34001 et 34002. Zotenberg 1867, 215 sv, 291.

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laquelle puisait Tabarî ne croyait pas, lui non plus, à une période de 430 ans de séjour des Hébreux en Égypte puisqu’au temps du méchant pharaon oppresseur, la petite-fille du bienfaiteur de Joseph vit toujours. Hélas, cette source originelle n’est pas citée, le traducteur persan de Tabarî, Abu-Ali Muhammad Al Balami, n’ayant, de son propre aveu, pas recopié les références données par son prédécesseur. Selon Pierre de Caprona, la généalogie livrée par Tabarî correspondrait au lignage de Tâa, qui serait Matsâab, Qâbous étant Kamès, et Walid Ahmosis. Cette hypothèse, qui serait également de nature à conforter celle développée ici, s’appuie cependant sur des rapprochements peu convaincants. Son auteur relève que walid veut dire « enfant » en arabe et que les noms de Kamès et Ahmosis contiennent la racine ms qui signifie, elle aussi, « enfant »351. Le substantif arabe walid/walad, qui se rapporte au nouveau-né de sexe masculin, peut effectivement signifier « enfant », comme son équivalent hébreu yeled. De son côté, l’égyptien ms est la racine de l’élément verbal mesi (ou mesou) qui se traduit par « donner naissance, mettre au monde, mettre bas, pondre, naître, créer » ; substantivé, il peut signifier « enfant » mais dans ce cas, il doit être suivi du déterminatif A17 représentant un enfant 352 assis portant une main à la bouche , ce qui n’est le cas ni dans la tituKames-Nakht – ni dans celle d’Ahmosis – lature de Iâhmesy – dont les nomina se traduisent respectivement par « Le Taureau est né-Le Fort » et « Iâh [lui] a donné naissance ». Ahmosis a certes hérité du trône alors qu’il était encore enfant mais ce n’est pas là l’origine de son nom. De plus, aucun lien de fratrie entre Kamès et lui n’est attesté ; il n’est que supposé par certains auteurs (d’autres en font un fils de Tâa, et d’autres encore un fils de Kamès). Le nom de Kamès, n’est pas non plus lié à « enfant ». Il a accédé à la royauté à l’âge adulte, puisqu’il est personnellement entré en guerre contre Apopi dès son intronisation et qu’il était apparemment déjà père. Même si Kamès fait sans aucun doute partie des ahmosides, son degré de parenté avec Ahmosis reste encore inconnu. Tabarî assigne également une origine sémitique à Qâbous et Walid, alors que Kamès et Ahmosis étaient Égyptiens de souche. Tetisheryt, la grandmère d’Ahmosis, dont on sait qu’elle était la fille de deux Égyptiens, est qualifiée par Ahmosis lui-même de : « mère de ma mère [Iâhhotep] et de mon père [Seqenenrâ Tâa ou Kamès]353, épouse de roi [Senakhtenrâ Iâhmès] et mère de roi [Seqenenrâ Tâa et peut-être Kamès] »354. Quant à Iâhhotep, elle

351

Caprona (de) 1978, 139 sv. Wb, II, 139 : « das kind ». 353 Gitton 1984, 45-48. Rappelons que le père d’Ahmosis n’est toujours pas identifié avec certitude. 354 URK IV, 27, 14. 352

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est : « épouse de roi [Seqenenrâ Tâa et peut-être Kamès]355, sœur de roi [son époux], fille de roi [Senakhtenrâ Iâhmès] et mère de roi [Ahmosis] »356. Enfin, il ne semble pas que la Grande Épouse d’Ahmosis, Iâhmès Néfertari, dont la momie a été retrouvée en 1881 par Emil Brugsch dans la cachette de Deir el-Bahari (TT320), ait d’abord été celle de son prédécesseur Kamès, et encore moins qu’elle ait été la fille d’un roi d’origine sémitique. Elle était la sœur ou demi-sœur d’Ahmosis, dont le père était probablement le roi égyptien Tâa. L’examen clinique de la momie de cette reine a montré qu’elle était atteinte de rétrognathie (rétractation de la mâchoire inférieure donnant l’impression que la mâchoire supérieure est projetée en avant), trait caractéristique de la lignée ahmoside357. La même cachette de Deir el-Bahari a également livré la momie d’une princesse du nom d’Iâhmès Satkamès qui était, à n’en pas douter, une « fille » (égypt. sat) de Kamès. Elle serait décédée dans la trentaine358. Ahmosis aurait pu l’avoir pour épouse secondaire, mais cette union n’est pas corroborée par la documentation qui la concerne. Gaston Maspero déclarait avoir lu « fille de roi, sœur de roi359 et grande épouse royale » écrit en hiératique sur le linge qui couvrait sa poitrine360 mais un siècle plus tard, Michel Gitton interprète ce dernier titre, non par hemet nisou ourt, « grande épouse de roi », mais par hemet netjer, « épouse de/du dieu ». Le terme signifie parfois à peu près la même chose (le « dieu » étant alors le roi – d’où probablement l’interprétation de Maspero) mais donne à cette femme une stature plus cléricale que royale. Cela étant, l’hypothèse de Pierre de Caprona ne peut être rejetée, quoique la tendance soit plutôt à considérer Kamès, non pas comme le frère d’Ahmosis, vu la différence d’âge, mais comme celui de Tâa. Il peut difficilement être un fils de Tâa car celui-ci est mort vers l’âge de 35 ans et à sa mort, Kamès était déjà adulte et probablement père. La momie de Kamès, initialement inhumée dans la nécropole royale de Dra Abou el-Naga et, par la suite, très abîmée par des violations successives qui auraient exposé le corps à l’air libre, des réparations de fortune et des déménagements à la hâte, fut découverte par Auguste Mariette en 1857 dans un cercueil assez banal, au milieu d’un tas de gravats, à l’entrée de la Vallée des Rois. Le sarcophage à peine ouvert, le corps se délita instantanément, rendant impossible un examen clinique, mais les précieux artefacts bien conservés qui accompagnaient le défunt le rattachent aux ahmosides. Quant à des relations matrimoniales ambiguës qu’auraient pu entretenir les rois de cette époque charnière avec les Hyksos, il convient de rappeler la 355

Le cas de deux (voire trois) reines Iâhhotep divise toujours les chercheurs. URK IV, 21, 8 et 30, 4 357 Smith 1912, 14 -15. 358 Smith 1912, 22. 359 Ou demi-sœur : la langue égyptienne ne différencie pas clairement la fratrie germaine de la fratrie consanguine ou utérine. 360 Maspero 1889, 541. 356

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découverte pour le moins surprenante d’un fragment de vase trouvé en 1907 par Howard Carter à Dra Abou el-Naga, dans la tombe AN B souvent attribuée à Amenhotep Ier, fils d’Ahmosis. Cet objet mentionne une certaine « Herit, fille de roi ». Jusque-là, rien d’extraordinaire. Ce qui étonne, c’est que le nom de cette femme soit inscrit dans un cartouche jouxtant ceux du Hyksos Âaouserrâ Apopi361. Comment expliquer la présence d’un vase portant les cartouches – non martelés – d’Apopi au beau milieu du viatique funéraire d’Amenhotep Ier ? Le fait est d’autant plus surprenant que cet Hyksos est censé avoir été l’ennemi juré d’un ancêtre d’Amenhotep, Tâa, dont il avait peut-être causé la mort. L’identité complète de cette femme reste inconnue et son nom n’a jamais été retrouvé ailleurs. Bien qu’elle soit associée à Apopi sur ce débris de vaisselle, il n’y est pas écrit qu’elle était sa propre fille mais simplement sat nisou, « fille de/d’un roi ». La proximité des cartouches, accolés les uns aux autres, fit cependant que Carter la relia sans hésitation à Apopi362, suivi plus tard par la majorité des chercheurs. Bien que cette Herit ne soit pas qualifiée de hemet nisou, « épouse de roi », pourrait-il s’agir d’une fille d’Apopi donnée, à une époque indéterminée, pour épouse à un roi thébain ou à un héritier présomptif du trône sudiste363 ? Ou, au contraire, d’une princesse égyptienne envoyée à la cour du Hyksos ? Le mystère reste entier. Le roi « qui n’avait pas connu Joseph » ne sera pas plus identifié dans l’Exode que celui qui avait accueilli le patriarche ne l’avait été dans la Genèse. Ce manque général d’éléments chronologiques a donné à penser que les récits de l’Exode étaient, comme ceux de la Genèse, situés hors du temps et qu’il était vain de tenter de les rattacher à l’Histoire. Le discours royal qui va suivre laisse pourtant planer un doute à ce sujet : Il [le roi] dit à son peuple : Les enfants d’Israël forment un peuple plus nombreux et plus puissant que nous. Montrons-nous habiles à son égard ; empêchons qu’il ne s’accroisse et que, s’il survient une guerre, il ne se joigne à nos ennemis pour nous combattre et monter depuis le territoire. (Ex 1, 9-10)

Voici donc les Hébreux soudain mal considérés. Ces versets (de même que le v. 8 relatif à l’intronisation de ce roi) pourraient faire référence à une nouvelle ère. Or le renversement de situation correspondant le mieux à l’ambiance xénophobe ici décrite est celui qui vit l’avènement de la XVIIIe dynastie et la reprise par Ahmosis, devenu adulte, de la lutte contre les Hyksos. Dans la fin du discours royal, le texte hébreu rend la crainte du pharaon de voir les « enfants d’Israël » se multiplier (yirbeh, de rabah, « devenir beaucoup »), comme l’avaient fait ceux qui amenèrent les Hyksos au pou361

Metropolitan Museum of Art 21.7.7. Voir Carter 1916, Pl. XXI-1 ; Hayes 1990, 6, Fig. 2. Mais l’attribution de cette tombe à Amenhotep Ier est parfois contestée. 362 Carter, op. cit. 363 Carter, op. cit. ; Grimal 1988, 250 ; Hayes 1990, 7. Apopi régna au moins 33 ans selon le papyrus Rhind (40+ selon le P. Turin) ; vu la brièveté des règnes des derniers rois de la XVIIe dynastie, il a sans doute été contemporain d’au moins cinq d’entre eux.

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voir. Il craint aussi de voir ces gens livrer bataille au Égyptiens « et monter [ensuite] depuis le territoire » (ve’alah min-ha’erets ; LXX : ekseleusontai ek tes ges, « en sortant depuis la terre »), autrement dit : devenir puissants depuis l’intérieur même de l’Égypte, comme l’avaient également fait ceux qui amenèrent les Hyksos au pouvoir. Et l’on établit sur [le peuple d’Israël] des chefs de corvées, afin de l’accabler de travaux pénibles. (Ex 1, 11a)

Si on se remémore les mots du roi dans le passage précédent (Ex 1, 9), on se demande comment les Égyptiens auraient pu accabler des gens plus nombreux et surtout plus puissants qu’eux… C’est ainsi qu’il [le peuple d’Israël] bâtit les villes de Pithom et de Ra’amses, pour servir de magasins à Pharaon. (Ex 1, 11b)

C’est ce demi-verset est à l’origine de l’ancienne hypothèse identifiant Ramsès II au pharaon oppresseur, ceci sur base d’un indice aussi léger que l’attribution aux Hébreux de l’érection de deux villes (trois dans la LXX) dont l’une est nommée Ra’amses. Certes, ce nom évoque Ramsès II et la ville de Per-Ramsès (égypt. Per Ramesou, la « Maison de Ramsès », actuelle Qantir) dont ce roi acheva la construction initiée par son père Séthy Ier qui y avait fait bâtir un premier palais royal. Ce n’est pourtant pas de Per-Ramsès qu’il s’agit ici. Au XIXe siècle, on croyait avoir localisé Per-Ramsès sous le tell de l’actuelle Sân el-Haggar en raison des innombrables blocs, statues, colosses, obélisques et autres artefacts inscrits au nom de Ramsès II retrouvés sur le site par les premiers fouilleurs. Mais on remarqua bien vite que la plupart de ces blocs avaient été retaillés, donc remployés. En d’autres termes, que la ville concernée n’était pas Per-Ramsès mais une autre cité construite au départ de ses ruines. On y reconnut plus tard l’antique Tanis (égypt. Djânet), la Tsoan biblique, capitale de dynasties ultérieures. Il fallut trente ans de recherches supplémentaires pour qu’on découvre enfin Per-Ramsès vingt kilomètres plus au sud. On s’aperçut alors qu’elle avait été bâtie en partie… sur les ruines d’Avaris, l’ancienne capitale des Hyksos. Le rédacteur biblique initial ignorait ce dernier élément mais il savait pertinemment, comme tout le monde à son époque, que cette ville de Ramsès avait été celle d’un roi nommé Ramsès364. Pourquoi, dès lors, persista-t-il à appeler le bâtisseur de cette cité du nom de Pharaon ? Tout simplement parce qu’il savait aussi que le roi malintentionné qu’il évoquait ne s’appelait pas Ramsès. Mais comme il ignorait son nom, il se contenta de le désigner par son titre, selon l’usage du temps. En vérité, l’appellation ville de Ramsès (hébr. arê Ra’amses) est un anachronisme. En Gn 47, 11, le roi bienfaiteur de Joseph avait installé Jacob et 364

En fait, elle avait aussi été la capitale des treize pharaons ayant succédé à Ramsès II, dont neuf autres Ramsès.

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ses fils en un lieu déjà appelé terre de Ramsès (erets Ra’amses). Or personne, dans ce contexte, n’a jamais songé à identifier ce bienveillant monarque à Ramsès II365. Il n’existe aucune raison valable pour qu’il n’en soit pas de même dans l’Exode. La terre de Ramsès devrait dès lors être rapprochée de la région d’Avaris, et la ville de Ramsès de la ville d’Avaris. Le pays de Goshen s’étendait au sud, pas très loin, à environ 15 km, d’Avaris. C’est pourquoi le scribe met dans la bouche de Joseph (censé vivre près de la résidence royale) les paroles suivantes adressées à Jacob : « Tu habiteras dans le pays de Goshen et tu seras près de moi »366. Quant au toponyme Pithom, il est la forme hébraïque de l’égyptien PerAtoum, la « Maison d’Atoum », actuel(s) Tell el-Maskhouta et/ou Tell el-Retabah), cité(s) située(s) entre l’ouadi el-Toumilât et Avaris, et d’où partait une route menant à Tjarou, puis à la cité que les Grecs nommeront plus tard Pelousion (Péluse). Aucun élément n’y a été découvert qui permette de rattacher Pithom à la prétendue oppression des Hébreux. La LXX mentionne une autre ville construite par les « enfants d’Israël » : Héliopolis. Or cette ville existait déjà plus d’un millénaire auparavant, à l’époque de Djéser (IIIe dynastie, vers 2650), et sa fondation est sans doute antérieure. Sans doute s’agit-il d’une glose introduite tardivement dans la LXX par confusion avec l’actuel Tell el-Yahoudieh (« Colline des Juifs ») situé à quelques kilomètres au nord d’Héliopolis et qui fut longtemps le siège d'une importante communauté juive. J’ai signalé plus haut que la mise en servitude des « enfants d’Israël » pourrait relever d’événements réels largement déformés. En effet, le passage biblique mentionnant la construction des villes de Pithom et Ramsès par ceux-ci pourrait faire référence à la transformation d’édifices asiatiques en vue de leur réutilisation par Ahmosis. Les fouilles de la mission autrichienne sur le site de Tell el-Dab‛a ont fait ressortir qu’après la chute des Hyksos, Ahmosis fit démonter – et non démolir – la citadelle qu’ils avaient érigée à Avaris, pour reconstruire à son emplacement, « avec les mêmes matériaux », un palais fortifié « de type asiatique ». Un portique d’Amenemhat Ier (XIIe dynastie), déjà réutilisé par les Hyksos, fut même remonté et remployé dans le mur défensif comme point d’entrée à la rampe d’accès du bâtiment 367. Il ressort de l’agencement général de l’édifice, « inédit en Égypte à cette époque, que de la main d’œuvre constituée d’Asiatiques a été affectée à cette tâche »368. La tradition israélite aurait pu en garder le souvenir en attribuant ces travaux aux seuls « enfants d’Israël ». Enfin, alors que le TM qualifie Pithom et Ramsès d’arê miskenoth, « villes-magasins », la LXX les désigne par les termes poleis ochyras, « villes 365

Évidemment : cela aurait impliqué l’existence de la « ville de Ramsès » déjà à l’époque de Joseph, rendant impossible sa construction par ses descendants. 366 Gn 45, 10. 367 Bietak 1994, 49 ; voir la reconstitution de cet édifice en p. 77, Fig. 16. 368 Bietak 2007, 749.

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fortifiées ». Il s’agit très certainement la traduction exacte de la description initiale de ces cités : l’appellation « villes magasins » relève sans doute d’une confusion ancienne entre les termes hébreux très voisins arê misgeroth, « villes-forteresses », et arê miskenoth, « villes-magasins ». Manéthon, selon Josèphe, décrit lui aussi Avaris comme une ville forte369. Le palais-forteresse érigé par Ahmosis avec les matériaux des Hyksos, fut d’abord remanié et agrandi sous Thoutmès III, avant d’être mis hors service dans la seconde moitié de la XVIIIe dynastie370. Mais le port fluvial d’Avaris et son temple de Seth restèrent en activité. Deux cents ans plus tard, lorsque Ramsès II fit construire Per-Ramsès, la nouvelle ville engloba et réaménagea les anciennes installations portuaires des Hyksos et le temple de Seth, divinité dont la lignée ramesside se réclamait. Le nom d’Avaris commença alors à tomber dans l’oubli. Deux autres siècles plus tard, Per-Ramsès fut délaissée au profit de Tanis pour cause d’ensablement de la branche pélusiaque du Nil. Vu la rareté de matériaux pérennes comme la pierre dans le Delta et l’état des finances de la dynastie alors au pouvoir (la XXIe), on démonta purement et simplement PerRamsès pour construire Tanis. Et quatre cents ans après l’abandon de PerRamsès, à l’époque de la rédaction du Roman de Joseph et des premiers récits sur la sortie d’Égypte, la seule chose dont on se souvenait encore était que dans la région où la tradition situait le séjour des Hébreux, s’était élevé une ville dont les ruines mentionnaient toujours le nom d’un glorieux pharaon du passé : Ramsès. Près d’un millénaire s’était écoulé depuis l’éviction des Hyksos et la mémoire populaire avait tout oublié d’eux et de leur capitale. Nous avons vu plus haut que l’esclavage, au sens où nous l’entendons, était inconnu en Égypte et que la tradition de la mise en servitude était tardive et surajoutée. La Genèse n’en parle pas et dans l’Exode, les passages les plus anciens dépeignent les Hébreux, non comme des esclaves gémissant sous le joug, mais vivant en famille parmi les Égyptiens et possédant demeure personnelle, lopin de terre, animaux d’élevage et institutions propres, ainsi que devaient sans doute vivre les populations rurales soumises aux Hyksos. Dans le Deutéronome, un discours prêté à Moïse puise à la source archaïque. Il annonce au peuple : Le pays dont tu vas entrer en possession (Canaan) n’est pas comme le pays d’Égypte […], où tu jetais dans les champs ta semence et l’arrosais avec ton pied comme un jardin potager. (Dt 11, 10)

Dans ce passage, les Hébreux ne sont plus présentés comme des pasteurs mais comme des cultivateurs. L’esclavage n’est pas évoqué et l’Égypte décrite par ce verset n’a rien d’une terre de souffrances371. 369 370

C. Ap., I, 14, 78. Bietak 2007, 756.

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On va ensuite nous dépeindre le pharaon « qui n’avait pas connu Joseph » comme un tyran cruel doublé d’un imbécile : alors qu’il avait réduit « les enfants d'Israël à une dure servitude […] par de rudes travaux en argile et en briques » (Ex 1, 13-14), voici qu’il leur annonce soudain : « on ne vous donnera plus de paille, et vous livrerez la même quantité de briques ! (Ex 5, 18) Or il est bien connu que l’ajout de paille ou d’une autre matière organique aux briques d’argile crue les renforce, liant les briques ensemble, leur permettant de sécher uniformément et réduisant le rétrécissement, ce qui empêche la formation de fissures. Les briques sans paille, en revanche, sont nettement plus fragiles, s’effritent plus rapidement et cassent plus facilement372. Ce n’aurait donc pas été très intelligent de sa part. Cela, bien sûr, les Égyptiens le savaient, mais apparemment pas le scribe auteur de cette énormité. De plus, décidé à empêcher les « enfants d’Israël » de proliférer, voici que ce roi ordonne de jeter au Nil tous les nouveau-nés hébreux de sexe masculin, intention homicide qui entre en contradiction avec son objectif premier de faire travailler ces gens sur ses chantiers. On trouve là un autre indice d’ajout au noyau traditionnel. Même dans la légende, un autocrate qui aurait voulu se débarrasser d’une communauté indésirable n’aurait pas usé d’un procédé aussi ridicule. Il avait à sa dévotion une armée dont le glaive eut été bien plus efficace. Tel était d’ailleurs très certainement le projet d’exécution de la tradition primitive. Il aurait survécu en Ex 5, 21, où il est question d’une épée (khereb) mise dans la main du pharaon pour tuer les Hébreux, de même qu’en Coran 28, 4, qui remplace la noyade par l’égorgement. Quoi qu’il en soit de la méthode, il est évident que les versets décrivant la volonté du roi de faire mourir tous les nouveau-nés hébreux de sexe masculin n’ont été insérés là que pour introduire le récit merveilleux de l’exposition de Moïse placé en ouverture du chapitre suivant. Il est manifeste que l’hostilité royale ne concerne que Moïse car après la naissance de celui-ci et son exposition au bord du fleuve, il ne sera plus jamais question de cet infanticide collectif.

Moïse et le mythe de l’Enfant prédestiné Un homme de la maison de Lévi avait pris pour femme une fille de Lévi. Cette femme devint enceinte et enfanta un fils. Elle vit qu’il était beau, et elle le cacha pendant trois mois. Ne pouvant plus le cacher, elle prit une caisse de jonc, qu’elle enduisit de bitume et de poix ; elle y mit l’enfant, et le déposa parmi les roseaux, sur le bord du fleuve. La sœur de l’enfant se tint à distance, pour savoir ce qui lui arriverait. La fille de Pharaon descendit au fleuve pour se baigner, et ses compagnes se promenèrent le long du fleuve. Elle aperçut la caisse au milieu des roseaux, et 371

Quant à l’arrosage « avec le pied », cette formule fait référence aux petites rigoles d’irrigation qu’encore de nos jours, le fellah égyptien ouvre ou obture en déplaçant la terre avec le pied. 372 Littman – Lorenzon – Silverstein 2014, 63.

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elle envoya sa servante pour la prendre. Elle l’ouvrit, et vit l’enfant : c’était un petit garçon qui pleurait. Elle en eut pitié, et elle dit : C’est un enfant des Hébreux ! Alors la sœur de l’enfant dit à la fille de Pharaon : Veux-tu que j’aille te chercher une nourrice parmi les femmes des Hébreux, pour allaiter cet enfant ? Va, lui répondit la fille de Pharaon. Et la jeune fille alla chercher la mère de l’enfant. La fille de Pharaon lui dit : Emporte cet enfant, et allaite-le-moi ; je te donnerai ton salaire. La femme prit l’enfant, et l’allaita. Quand il eut grandi, elle l’amena à la fille de Pharaon, et il fut pour elle comme un fils. (Ex 2, 1-10a)

La touchante saynète de l’exposition de Moïse, bébé âgé de trois mois, enfermé dans une « caisse » (tevah) enduite de bitume et de poix (pratique mésopotamienne inusitée en Égypte, soit dit en passant) et abandonné parmi les plantes bordant la berge du Nil, où la fille du pharaon, venue se baigner, le trouve et l’adopte aussitôt, est invraisemblable. D’abord, les princesses égyptiennes et les femmes de haut rang n’allaient pas patauger le long des berges fangeuses du fleuve pour s’adonner à leur toilette, au risque de se faire piquer par un serpent ou happer par un crocodile. Leurs ablutions s’accomplissaient à domicile, à grand renfort d’eau chaude et d’huiles parfumées que des servantes leur versaient sur le corps, ainsi que l’indiquent, non seulement l’iconographie, mais aussi la découverte de salles de bain ou de douche dans le palais de Ramsès III à Medinet Habou 373. Ensuite, l’épisode ne se déroule pas en Goshen, où les Hébreux étaient censés avoir été installés, mais au pied du palais royal : le coffret contenant l’enfant est déposé à un endroit où la fille du pharaon le trouve dès son arrivée. Il est évident que le scribe ne s’est pas représenté la princesse effectuant d’abord une quinzaine de kilomètres à pied avec toute sa suite pour aller se baigner, avant d’en refaire autant en sens inverse pour rentrer chez elle (exténuée et bonne à relaver de la tête aux pieds). Enfin, on doit douter de l’historicité d’un épisode lorsque celui qui le relate utilise des stéréotypes. Or l’histoire merveilleuse de l’enfant exposé à la merci des éléments ou des bêtes sauvages (souvent en raison de la crainte d’un roi de se voir un jour détrôné par lui), puis recueilli et élevé en secret, et qui finira par accéder aux plus hautes fonctions, est un thème fabuleux bien attesté. En témoigne les légendes entourant la naissance de Sargon l’Ancien, de Cyrus, Persée, Œdipe, Sémiramis, Romulus et Remus, et bien d’autres héros, dans le miroir desquelles se reflète celle de Moïse. La mère de Sargon l’Ancien, grande prêtresse, avait exposé son fils sur l'Euphrate dans une corbeille enduite de bitume pour une raison obscure (où l’on pourrait voir le fait qu’étant donné sa fonction, elle n’avait pas le droit d’enfanter). Le courant avait ensuite amené la corbeille jusque chez Aqqi, le 373

Hölscher 1941, 54, Planche 32b.

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puiseur d'eau, qui recueillit l'enfant et l’adopta comme son fils. Plus tard Sargon détrôna le roi de Kish Ur-Zababa et devint empereur d'Akkad. Astyage, roi des Mèdes, avait fait exposer son petit-fils Cyrus dans la forêt car il craignait qu’un jour, celui-ci lui ravisse le trône. Mais l’enfant avait été trouvé par une chienne de bouvier qui l'avait allaité, avant d’être recueilli par le bouvier lui-même, qui l’adopta comme son fils. Plus tard, Cyrus lutta contre Astyage, le vainquit, et devint roi des Mèdes et des Perses. Acrisios, roi d’Argos, avait fait enfermer son petit-fils Persée et sa mère Danaé dans un coffre qui avait été jeté à la mer car un oracle lui avait prédit qu’un jour, son petit-fils le tuerait. Les courants marins avaient ensuite emporté le coffre jusque sur le rivage d’une île où un pêcheur l’ouvrit et amena Persée et Danaé au roi de l’île, Polydectès, qui adopta l’enfant comme son fils. Plus tard, Persée tua Acrisios et devint roi de Tirynthe. Laïos, roi de Thèbes, avait fait exposer son fils Œdipe sur une montagne car l’oracle de Delphes lui a prédit que si un héritier mâle lui naissait, celuici tuerait son père et épouserait sa mère. Mais Œdipe fut découvert par un berger, qui le remit au roi de Corinthe, Polybe, qui l’adopta comme son fils. Plus tard, Œdipe tua son père Laïos et devint roi de Thèbes (où il épousa ignoramment sa mère). Sémiramis, fille de la déesse ichtyanthrope Dercéto, avait été abandonnée par sa mère sur les rives d’un lac. Mais ses pleurs alertèrent des colombes, qui la nourrirent en allant voler aux bergers des environs du lait et du fromage. Les bergers finirent cependant par remarquer le manège des oiseaux et découvrirent l’enfant. Ils la remirent alors au chef de leur village, qui l’adopta comme sa fille. Plus tard, Sémiramis épousa Ninos, roi de Ninive, qu’elle finit par faire assassiner, et devint reine de Babylone. Amulius, roi d’Albe-la-Longue avait fait exposer les jumeaux Romulus et Rémus, ses petits-neveux, dans un panier sur le Tibre car il craignait qu’un jour, l’un d’eux le détrône. Le courant avait ensuite guidé le panier à l’entrée d’une grotte située au pied du mont Palatin, où une louve trouva les jumeaux et les éleva. Plus tard Romulus et Rémus tuèrent Amulius, puis Romulus tua Rémus et devient roi de Rome. Notre Moïse légendaire, exposé parmi les plantes bordant le Nil, puis adopté par une princesse, luttera plus tard contre le roi d’Égypte, le vaincra d’une certaine manière et deviendra chef des Hébreux. Voilà pour le parallélisme. Mais les invraisemblances de ce récit merveilleux ne s’arrêtent pas là. Et elle [la fille de Pharaon] proclama son nom, Moïse, car, dit-elle, des eaux je l’ai retiré. (Ex 2, 10b)

La liaison du nom de Moïse (Mosheh) à l’hébreu mashah, « retirer », est une approximation. D’abord, mashah est un verbe hébreu et l’on voit mal

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une princesse égyptienne illettrée374 passer son temps à faire des jeux de mots en langue hébraïque. Ensuite, en hébreu, « retiré » se dit meshithihu et non mosheh, terme qui signifierait plutôt « retirant ». Ce désir de donner à un anthroponyme la valeur d’un étymon se retrouve dans la légende de Sargon mais, dans celle-ci, c’est le nom du sauveur de l’enfant, le puiseur d’eau Aqqi, qui signifie « retirant ». Le fait que ce soit la fille du pharaon qui ait nommé Moïse a amené à penser que le nom de Mosheh trouvait son origine dans la langue égyptienne. De nombreux auteurs y voient l’élément verbal mesi (ou mesou), dont nous avons vu qu’il est lié à la naissance. Cette étymologie, couramment présentée comme une affirmation, n’est en réalité qu’une supposition. Selon cette hypothèse, le nom de Moïse dériverait d’un anthroponyme théophore égyptien comme Iâh mesi (nom de naissance de trois pharaons nommés Iâhmès), Djehouty mesou (nom de naissance des quatre Thoutmès), Râ mesou (nom de naissance des onze Ramsès) ou Amen mesou (nom de naissance du pharaon Amenmès), duquel l’élément divin aurait été supprimé, ne laissant plus subsister que mesi ou mesou, qui aurait donné l’hébreu Mosheh. Certes, Moïse n’est pas le seul personnage de sa famille à porter un nom paraissant dériver de l’égyptien : celui de sa sœur Miryam à l’air de provenir de meryt yam (« Aimée de Yam »375), celui de son petit-fils Mérari ressemble à une métathèse de mery Râ (« Aimé de Râ ») et celui de son petit-neveu Phinéhâs à une hébraïsation de pa Nehesy (« le Nubien »376). Dans l’état actuel de nos connaissances, cette hypothèse ne peut être rejetée mais doit être considérée avec circonspection. En l’absence d’éléments probants et compte tenu de l’ancienneté du Moïse légendaire, bien ancré dans la mémoire hébraïque mais pas du tout dans la mémoire égyptienne, une origine sémitique du nom devrait être préférée. Elle pourrait être tout bêtement liée au substantif shem (le « nom »), dans la mesure où Mosheh est le « verlan » de shemo (« son nom »), calembour introduit en Ex 2, 10, dans lequel le héros reçoit son nom pour la toute première fois dans le texte : vettiqra shemo Mosheh, « et elle proclama son nom, Moïse ». Enfin, les versets 7-10 indiquent que le bébé n’est pas nommé par la princesse au moment de sa découverte, mais seulement après son sevrage, donc longtemps après sa venue au monde. Avant de recevoir son identité, il est toujours appelé « l’enfant » (yeled), ce qui sous-entend, soit que le scribe imagine que ses parents biologiques ne lui avaient pas encore donné de nom lors de son exposition à l’âge de trois mois (chose impensable dans le 374

Au Proche-Orient, en général, à part les scribes, la populace et même les rois étaient illettrés et certainement pas polyglottes. Au ~ VIIe siècle, on s’étonnait encore que l’empereur Assurbanipal sache lire et écrire. 375 Yam est une divinité de la mer connue par la mythologie d’Ugarit. À une époque indéterminée, ce mot d’origine sémitique entra dans le vocabulaire égyptien sous la forme yam(ou) pour désigner, comme en hébreu, les grandes étendues d’eau comme les mers ou les lacs : le nom actuel du lac Fayoum proviendrait de son appellation antique : pa yam, « le lac ». 376 Et non « le Noir », comme on le lit parfois, qui se dit pa kem.

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judaïsme), soit – et c’est le plus probable – que le héros s’appelait déjà Mosheh dans des légendes antérieures à celle de son exposition. Une autre étymologie, déjà proposée au début du Ier siècle par Philon d’Alexandrie377, fut reprise par Josèphe : Dans la suite, la princesse lui donna un nom qui rappelait son immersion dans le fleuve ; car les Égyptiens appellent l'eau môu et ceux qui sont sauvés esès. (Ant. Jud., II, 9, 6)378

Cette origine du nom voulait lier Mosheh aux vocables égyptiens mou, « eau », et hesy, (qui ne signifie pas « sauvé » mais « favori »), ce qui aurait donné mou hesy, « favori de l’eau [du Nil] ». Le fait qu’en égyptien ancien l’expression ne se dise pas mou hesy mais hesy mou suffit déjà à ruiner cette explication. Cette mésinterprétation provient du fait que le philosophe juif hellénisé qu’était Philon ne parlait pas davantage l’égyptien que Josèphe, qui le copie benoîtement. En réalité, il ne s’agissait que d’une tentative d’exégèse des paroles mises dans la bouche de la princesse par le scribe d’Ex 2, 10b : meshitihu hammayim, « retiré des eaux ».

Moïse, héros inutile Même si l’on ne peut exclure que Moïse ait été un personnage historique, il est erroné de croire qu’il aurait pu être l’artisan de la sortie d’Égypte : la relation biblique la plus ancienne de cet événement ne souffle mot de son existence, comme nous le verrons plus loin. Les légendes sur ce personnage ont dû être innombrables et beaucoup ont certainement été perdues. Rien que dans le Livre de l’Exode, il existe, dans le plus parfait désordre, deux versions de son séjour en Madiân dans lesquelles son beau-père ne porte pas le même nom (en Ex 2, 18, Réhuel, « Ami de ‘El » ; en Ex 3, 1, Jethro, « Supérieur »)379. On trouve aussi deux versions de sa rencontre avec Yahvé au pied d’une montagne sacrée, l’une dans un contexte pacifique (Ex 3, 2), l’autre au cours d’une attaque-surprise de la divinité (Ex 4, 24-26). Dans une troisième mouture, c’est en Égypte, dans un contexte banal, que Yahvé lui apparaît pour la première fois (Ex 6, 28-30). Il existe aussi une tradition parallèle dans laquelle Moïse, à la veille du départ des Hébreux, est encore un personnage d’une telle importance aux yeux des Égyptiens que ceux-ci lui remettent leurs richesses à sa simple demande (Ex 3, 21 ; 11, 2-3 et 12, 3536), et une autre encore dans laquelle, au contraire, il n’est qu’un esclave parmi les autres (Ex 5, 4). Dans une version, il a uniquement une sœur ; dans une autre il a une sœur et un frère… C’est dire le bien-fondé de l’argumentaire de certains auteurs fidéistes qui, prenant en compte l’amalgame tardif de toutes ces fables, établissent leur comput sur les aberrantes données bio377

De vita Mosis, I, 17. [En ligne] ,http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/juda2.htm. 379 On en trouve encore un troisième : Hobab, « Chéri » en Jg 4, 11. 378

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graphiques de celles-ci, faisant parcourir pedibus cum jambis des centaines de kilomètres par monts et par vaux à un vieillard octogénaire, avant de l’envoyer baguenauder dans le désert jusqu’à son 120 e anniversaire, à une époque où l’espérance de vie était d’à peine 35 ans380 ! Quand bien même Moïse aurait été un personnage réel, il est patent que l’on a rassemblé autour de lui des récits étrangers à sa biographie (totalement inconnue) afin d’associer la sortie d’Égypte à un nom devenu localement prestigieux à l’époque de la mise par écrit de ces affabulations. Tenter de l’identifier à un personnage historique relève de la gageure. Une fois rejetées les fables et les gloses le concernant, il n’en reste rien que le vent du désert.

Moïse en Madiân Retrouvons-le cependant « 40 ans » après son adoption par la fille de Pharaon. En ce temps-là, Moïse, devenu grand, se rendit vers ses frères et fut témoin de leurs pénibles travaux. Il vit un Égyptien qui frappait un Hébreu d’entre ses frères. Il regarda de côté et d’autre, et, voyant qu’il n’y avait personne, il tua l’Égyptien et le cacha dans le sable. […] Pharaon apprit ce qui s’était passé et chercha à faire mourir Moïse. Mais Moïse s’enfuit de la face de Pharaon et il s’assit dans le pays de Madiân, et il s’assit près d’un puits. (Ex 2, 11-15)

On voit mal le petit-fils adoptif du pharaon régnant, censé être devenu un dignitaire égyptien, s’abaisser à commettre ce genre de fait. De ce que l’on connaît du droit pénal égyptien, on voit tout aussi mal son grand-père putatif condamner à mort l’enfant adoptif de sa fille sans autre forme de procès 381. Quant à cette princesse, on remarque qu’elle a étrangement disparu du récit. Doit-on croire qu’elle était morte entre-temps, comme certains l’ont supposé ? Pas du tout : son absence du contexte indique l’appartenance de ce bref épisode à une tradition alternative. Dans les récits de naissance merveilleuse d’un enfant prédestiné, c’est souvent l’oracle d’un devin annonçant l’usurpation du trône par cet enfant qui justifie l’animosité du roi à son égard et son exposition. Ici, comme il n’y a pas de prédiction (sauf dans une légende non biblique rapportée par Josèphe382), c’est le meurtre du gardechiourme qui est à l’origine de la vindicte royale. Pour ne pas embrouiller les choses, je replacerai ce meurtre dans son contexte le moment venu. Pour éviter l’exécution de la sentence, Moïse va s’enfuir au pays de Madiân, dans le nord-ouest de l’Arabie. Cet épisode de la fuite trouve son origine dans un conte égyptien bien connu : le Conte de Sinouhé. Celui-ci débute après l’assassinat du premier pharaon de la XIIe dynastie, Amenemhat 380

Espérance de vie calculée sur les données de Winkler – Wilfing 1991, 140. Les minutes du procès de la Conspiration du Harem (qui aboutit à la mort de Ramsès III par égorgement) montrent que même les régicides étaient jugés avant leur condamnation. 382 Ant. Jud., II, 9, 7.

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Ier. Son personnage principal est le fonctionnaire royal Sinouhé. En revenant d’une campagne menée par le fils aîné du roi, le futur Senousret Ier, Sinouhé apprend l’existence d’un complot ayant abouti à l’assassinat d’Amenemhat. Prenant peur pour une raison obscure, peut-être liée à la personnalité des régicides, secret qu’il n’aurait pas dû connaître, il s’enfuit en Syrie. Après bien des péripéties, il s’y marie à la fille d’un chef local. Des années plus tard, il finit par rentrer en Égypte, où Senousret, qui a réussi à déjouer le complot et sait Sinouhé innocent, lui pardonne sa désertion. C’est, en gros, ce qui va arriver à Moïse. Il se réfugie en Madiân, à environ trois cents kilomètres au sud-est du Delta. Il y reste « 40 ans » et y épouse, lui aussi, la fille d’un chef local. Comme Sinouhé, il finira par revenir en Égypte mais ne rentrera pas en grâces : au contraire, il s’opposera au roi. Autre singularité : la fin du v. 15 dit textuellement : « Moïse s’enfuit de la face de Pharaon et il s’assit dans le pays de Madiân, et il s’assit près d’un puits. » Cette répétition du verbe yashav, « s’asseoir », que l’on pourrait aussi interpréter par « demeurer, s’installer », indique l’amalgame de deux versions primitivement indépendantes. Sans doute a-t-on voulu relier une tradition situant l’existence de Moïse dans le pays de Madiân à celle de sa fuite. Les traducteurs modernes, embarrassés par la tournure de ce verset, l’ont interprété à leur manière, traduisant yashav par d’autres verbes, croyant corriger ainsi ce qu’ils prenaient pour une superfétation. En Madiân, Moïse va se révéler un homme à femmes, à l’instar de tous les héros mythiques. Un jour, les sept filles du cheikh local (ici nommé Réhuel) arrivent au puits pour y faire boire leurs chèvres. Surviennent des bergers qui les chassent afin de laisser s’abreuver d’abord leurs propres bêtes. Moïse, alors, s’interpose en galant redresseur de torts et met les importuns en fuite, avant de remplir lui-même les auges de ces demoiselles. Ces dernières, rentrées chez elles, s’empressent de raconter à leur père qu’un « Égyptien » les a protégées. Réhuel, qui veut connaître cet homme, l’envoie chercher et l’invite à dîner. À la fin du repas, il embauche cet inconnu comme berger et, dans la foulée, lui propose sa fille Tsipporah en mariage (Ex 2, 16-21). Sans doute celle-ci n’était-elle pas très belle, d’où l’empressement du père à la marier au premier venu. Son nom, que l’exégèse fidéiste traduit souvent de manière flatteuse par « oiselle », est en vérité le féminin de tsippor, « oiseau de basse-cour, volaille ». Le mariage de Moïse avec une femme disgracieuse a été pêché, comme beaucoup d’éléments des légendes mosaïques, dans la biographie de Jacob. Pour mémoire, Laban, l’oncle de Jacob, avait uni celui-ci par ruse à sa fille loucheuse Léah contre sept ans de gardiennage des troupeaux, avant de lui donner son autre fille, la belle Rachel, contre sept autres années de travail (Gn 29, 16-30). Le personnage de Laban (hébr. Lavan) n’était pas inconnu des traditions madianites et nordarabes. Son nom, qui signifie « le Blanc », était une des appellations largement répandues du dieu de la Lune des peuples locuteurs d’une langue sémitique. On le retrouve comme toponyme en Madiân, où existait une ville du 231

nom de Lavan (Dt 1, 1) et une autre nommée Livnah, la « Blanche » (Nb 33, 20-2). La tradition coranique se réfère, elle aussi, aux traditions sur Laban et Jacob : parlant du mariage de Moïse, où le cheikh n’est pas nommé et n’a (comme Laban) que deux filles et non sept, celui-ci propose à Moïse de lui donner une de ses deux filles en mariage, à condition qu’il travaille à son service durant huit ans, ajoutant qu’il pouvait en prester davantage si bon lui semblait (Coran 28, 27). On ne sait si le Moïse de la tradition coranique reçut une deuxième épouse pour les années surnuméraires. Le Coran est muet ce sur ce point, de même que la Bible (qui, pourtant, le fait travailler 32 ans de plus pour son beau-père). On pourrait se demander aussi comment Moïse, censé n’avoir appris que l’égyptien, aurait pu converser avec le cheikh madianite et ses filles qui, eux, parlaient un dialecte sémitique. Dans la haute Antiquité, à de rares exceptions près, une langue n’était pas connue au-delà du territoire où elle se pratiquait. Ceci semble bien donner au Moïse légendaire une origine, non pas hébraïque, mais madianite. Tsipporah donnera deux fils à Moïse, dont les noms ont été fabriqués pour la circonstance : Gershom (de ger, « hôte, étranger ») et Eliézer, (Eli ezer, « Secours de ‘El »).

L’épouse éthiopienne de Moïse et le mythe de Tarpéia Une confusion linguistique attribue à Moïse une seconde épouse de nationalité prétendument éthiopienne. On a beaucoup glosé à propos de celle-ci en raison d’une brève allusion introduite dans le Livre des Nombres. Alors que les Hébreux avaient quitté l’Égypte depuis un certain temps et qu’ils campaient dans le désert… … Miryam et Aaron [la sœur et le frère de Moïse] parlèrent contre Moïse au sujet de la femme éthiopienne qu’il avait prise, car il avait pris une femme éthiopienne. (Nb 12, 1)

Le sujet de la récrimination est l’origine étrangère de cette femme, qualifiée deux fois de khushith, terme qui a induit en erreur, tant les auteurs de la LXX que, plus tard, les massorètes. Pour les Égyptiens, Kash désignait la région du haut-Nil, c’est-à-dire la Nubie. Les Grecs ayant appelé cette région Aithíops (« Pays des visages brûlés » ; d’aíthô « brûler » et ôps, « visage »), la LXX rendit logiquement khushith par aithiopissês, « éthiopienne », traduction qui créa la confusion entre l’égyptien Kash et l’hébreu Khush, d’où est issu l’adjectif khushith. L’origine soi-disant éthiopienne de cette femme est reprise dans une légende rapportée par Josèphe, selon laquelle un peuple qu’il appelle « Éthiopien » avait envahi l’Égypte. Les oracles déclarèrent que les dieux avaient conseillé de nommer l’Hébreu Moïse généralissime de l’armée égyp232

tienne, ce que le pharaon accepta. Par la suite, Moïse se révéla si fin stratège que, non seulement il réussit à refouler les « Éthiopiens », mais s’en alla assiéger leur propre capitale. Au cours du siège, Tharbis, la fille de leur roi, fut saisie d’admiration devant l’ingéniosité de Moïse et s’éprit d’un violent amour pour lui, allant jusqu’à lui proposer le mariage. Il accepta moyennant la reddition de la ville et, ayant ainsi gagné la bataille, prit Tharbis pour femme et rentra en Égypte383. La livraison d’une ville ou d’une région par une femme indigène (souvent la fille du roi local) tombée amoureuse de l’assaillant relève du mythe de Tarpéia. Tarpéia était la fille de Spurius Tarpeius qui commandait le Capitole à l’époque où les Romains étaient en guerre avec les Sabins ; tombée amoureuse de leur roi Titus Tatius, elle livra la forteresse aux Sabins 384. On peut citer aussi, parmi tant d’autres, les histoires identiques de Nanis (fille du roi Crésus) livrant la ville d’Éphèse à Cyrus en échange du mariage, celle de Scylla (fille du roi Nisos) s’amourachant du conquérant Minos, celle de Médée (fille du roi Aiétès) éprise de Jason et l’aidant à s’emparer de la Toison d’Or, ou encore celle d’Ariane (fille du roi Minos) aidant Thésée à s’échapper du Labyrinthe, légendes dans lesquelles se reflète celle de Tharbis et de Moïse. Josèphe ne fait donc que retranscrire un récit lié à la fois à la mythologie et sans doute à des annales égyptiennes relatant l’invasion de l’Égypte par les rois nubiens de la XXVe dynastie. Il en modifie juste la fin pour lui donner une issue plus honorable. Moïse, en effet, aurait conclu cette union alors que dans la plupart des histoires de ce type, le héros reniant son serment, s’en va vivre de nouvelles aventures en abandonnant sans vergogne l’amoureuse à son triste sort, vilenie qui suscitera à Racine les vers sublimes mis dans la bouche de Phèdre : « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée »385. Cette fausse origine de la femme de Moïse relève de la confusion suivante : si Kash désignait la Haute-Nubie pour les Égyptiens, en hébreu, Khush désignait plutôt l’Arabie – ce qu’avait sans doute oublié l’auteur de la glose introduite dans les Nombres. En Gn 10, dans la Table des Peuples, Khush est le nom d’un des petits-fils de Noé ; il engendra Seva, Khavilah, Savtah, Raamah, Savtekha et Nimrod. Le premier anthroponyme cité, Seva, se rapporte au royaume de Saba en Arabie du sud dont la reine légendaire aurait rendu visite au roi Salomon386. Khavilah désigne, comme dans la 383

Ant. Jud., II, 10, 239-253. Sanders 1903, 1-47. 385 Phèdre, I, 3. Selon la tradition la plus courante, Ariane mourut de chagrin sur l’île de Naxos où Thésée l’avait abandonnée. Quant à Tarpéia, Titus Tatius s’en débarrassa en la faisant écraser sous les boucliers des Sabins. 386 Salomon est censé avoir vécu dans la première moitié du ~ Xe siècle ; or le royaume yéménite de Saba n’eut de rapports avec le Levant qu’à partir du ~VIIIe. Par ailleurs, on ne connaît aucune reine de Saba mais uniquement des rois. Des documents assyriens du ~VIIe siècle mentionnent bien des reines, mais des reines d'Arabie du Nord. Tout laisse à penser qu'au moment de la mise en ordre des légendes sur Salomon, un rédacteur peu compétent en 384

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Genèse, un toponyme arabe car ce personnage est donné en Gn 10, 29-30 pour fils du patriarche arabe Yokshân. Savtah, Raamah et Savtekha en seraient eux aussi387. (Mais Savtekha pourrait n’être qu’une glose se rapportant par méprise au pharaon nubien de la XXVe dynastie Shabataka.) Seul Nimrod pose un problème : ce nom semble se rapporter à la ville de Nimrud (dite aussi Kalkhu), capitale de l’Assyrie du règne d’Assurnazirpal II (~883/ ~859) à celui de Salmanazar V (~727/~722), mais il se pourrait qu’il s’agisse d’un toponyme arabe inconnu. Quoi qu’il en soit, à part, peut-être le Nubien Savtekha et l’Assyrien Nimrod égarés dans la liste, pratiquement tous les descendants de Khush sont liés à l’Arabie et non à la Nubie. Mais il y a mieux : dans le récit de Josèphe sur les exploits militaires et amoureux de Moïse, la capitale de cette « Éthiopie » est appelée Saba, écrite sous la forme Σαβαν que l’on retrouve plusieurs fois dans la LXX, où cette appellation toponymique désigne incontestablement le royaume arabe de Saba. Josèphe, comme contrarié par cette homologie, se croit alors obligé de citer une légende racontant que le roi de Perse Cambyse II (~529/~522) aurait plus tard rebaptisé cette ville « Méroé » d’après le nom de sa sœur. Il s’agit d’une autre confusion car Cambyse n’a probablement jamais eu de sœur de ce nom. De plus, la ville nubienne de Méroé s’appelait déjà ainsi bien avant l’époque de Cambyse. En réalité, Josèphe tire cette fausse information de Strabon388, qui, lui-même, l’avait puisée chez d’autres auteurs, dont Diodore de Sicile. Dans des légendes rapportées par ceux-ci, le nom de Méroé avait été donné, tantôt à une prétendue sœur de Cambyse, tantôt à sa mère et tantôt encore à une de ses épouses, ce qui laisse imaginer le mélimélo de fables sur lequel est basé l’affirmation de Josèphe. Son caractère fictif est d’ailleurs corroboré par Hérodote, qui écrivait moins d’un siècle après la mort de Cambyse : dans ses Histoires, quand il évoque l’expédition de Cambyse en Nubie, il parle de Méroé sans laisser supposer qu’il s’agit d’un nouveau nom donné à cette ville 389. Ce que Josèphe ignorait, n’ayant jamais mis les pieds en cette région, était l’indéniable influence que la culture arabe du royaume de Saba avait exercé sur la civilisation éthiopienne du ~VIIIe au ~Ve siècle. En réalité, le nom de Méroé est indigène et vient du kouchite390. Enfin, cerise sur le gâteau, au troisième chapitre du Livre d’Habacuc, le toponyme Khush, sous la forme de Khushan, est formellement identifié au pays arabe de Madiân : Je vois dans la détresse les tentes de Khushan, les tentes du pays de Madiân sont dans l’épouvante. (Ha 3, 7)

géographie a confondu un des royaumes de l'Arabie du Nord avec le royaume sudiste de Saba. 387 Rachet, 2003, 302. 388 Géogr., XVII, 1, 5. 389 Hist., II, 29. 390 Bloch et al. 2010, 30, note 35.

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L’École biblique de Jérusalem concède d’ailleurs que Khushan apparaît comme une désignation archaïque de Madiân391. Avec le temps, Khushan = Madiân aurait été oublié et confondu avec Khush = Nubie. Enfin, si l’historiographie biblique avait donné une épouse éthiopienne à Moïse, non seulement elle aurait reparlé de cette femme par la suite – ce qui ne fut pas le cas –, mais surtout, selon son habitude, elle n’aurait pas manqué de donner une descendance légendaire à cette union – ce qui ne fut pas le cas non plus. En réalité, la femme khushith de Moïse n’est autre que son épouse madianite Tsipporah392. Le nom de Tharbis (Θάρβις) porté par la fille du roi dans la légende ressemble étrangement à une hellénisation de celui de Tarpéia, voire à une anagramme de celui de Tsipporah. Pour en terminer, rappelons que la récrimination de Miryam et Aaron se produit alors que Tsipporah (restée jusqu’alors en Madiân dans cette version) venait juste de rejoindre Moïse et les Hébreux au désert. En fait, ce reproche ne visait qu’à stigmatiser l’entorse à la règle du mariage endogamique qu’avait constitué l’union de Moïse avec une étrangère – d’où qu’elle vînt.

L’épiphanie du « buisson ardent » S’écoule ensuite une nouvelle période de « 40 ans » au cours de laquelle Moïse, devenu berger, n’a plus rien d’autre à faire qu’à garder les troupeaux de son beau-père. Nous le retrouvons donc âgé maintenant de 80 ans… Ce jour-là, alors qu’il chemine à la frange du désert, faisant paître les chèvres dont il a la charge, il arrive au pied de la montagne de Kh’orev, nom lié à l’adjectif kharav, « desséché, désolé » mais dont la forme verbale signifie aussi « attaquer, combattre ». (Toutes les traductions en langue française transcrivent ce nom « Horeb » en raison d’une lecture fautive du h point souscrit [ḥ] et nous le garderons sous cette forme puisqu’elle est entrée dans l’usage393.) Cette montagne était un des innombrables sommets sacrés au sommet des-quels les Anciens imaginaient que les dieux ouraniens se manifestaient par leur grondement, soit dans le cadre du tonnerre et des éclairs, soit dans celui bien plus spectaculaire du volcanisme. Cette éminence est souvent identifiée au mont Sinaï (actuel djebel Moussa), point culminant de la péninsule montagneuse située à l’est de l’Égypte, alors qu’en réalité, on ignore où elle se situait. L’association totalement spéculative du Sinaï et de Horeb provient de l’ambiguïté du texte reçu. Comme il n’existait aucune tradition juive précisant l’emplacement exact de ce sommet, les premiers chrétiens n’eurent cesse d’arriver à le découvrir. Selon une légende, sa position aurait été révélée à l’empereur romain Constantin Ier (306/337) par un… médium. On sait cependant que les persécutions précédentes avaient déjà amené de nombreux chrétiens fugitifs dans 391

BJ 1998, 1631, f ; Gérard 1989, 1920. BJ 1998, 218, d. 393 Mais la LXX le translittère correctement : Χωρηβ (Khoreb). 392

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la péninsule sinaïtique. C’est sans doute ceux-ci qui, par leurs propres déductions basées sur les nébuleuses indications du Pentateuque, sont à l’origine de cette localisation. Deux siècles plus tard, l’empereur byzantin Justinien Ier (527/565) entérina la confusion en faisant construire un monastère sur les flancs du mont Sainte-Catherine, proche de l’actuel mont Sinaï. Le Sinaï est toujours décrit dans la Bible comme une haute montagne, tandis que Horeb l’est plutôt comme un lieu-dit situé au pied d’une montagne (appelée ailleurs har ha’elohim, « montagne d’Élohim »). De plus, le mont Sinaï est situé à environ 150 km de Madiân à vol d’oiseau mais à près du double par la route longeant la rive occidentale du golfe d’Aqaba. À l’époque de la rédaction de ce récit, et malgré la présence saisonnière de moussons plus marquées, on ne trouvait déjà plus à son pied que rochers brûlants, caillasse et rares broussailles. Même dans la légende, aucun berger n’aurait fait parcourir une telle distance à son troupeau pour l’amener en un endroit où il n’aurait pas trouvé grand-chose à brouter et moins encore à boire. En revanche, il existe dans le nord-ouest de l’Arabie, sur la rive orientale du golfe d’Aqaba, là où se situait le pays de Madiân (et ou Moïse était censé faire paître ses chèvres), une chaîne d’anciens volcans à l’un ou l’autre desquels il serait plus logique de relier le site de Horeb. Ces volcans, tous situés sur la faille géologique du Grand Rift, sont pour la plupart éteints à jamais mais certains étaient encore actifs dans l’Antiquité. L’un d’entre eux, le djebel Harb (qui se prononce Kharb), recèle peut-être encore en son nom actuel l’ancienne appellation de Horeb. En arabe kharb signifie « guerre » ; on y retrouve l’acception « combattre, attaquer » qui est aussi celle de Kh’orev par son origine liée au verbe hébreu kharav. Du djebel Harb au Hala al-Badr, autre ancien volcan de la chaîne du Hedjaz, les traditions populaires sur Moïse et son beau-père foisonnent et les guides locaux ne se privent pas de montrer aux touristes crédules l’un ou l’autre vieux puits asséché où les filles de Chu‘ayb (nom arabe du beau-père de Moïse dans la sourate 7 du Coran) allaient tirer de l’eau pour abreuver leurs chèvres. (En vérité, on vous y montre tant d’exemplaires différents de ce puits qu’on finit par se demander si ce bon Chu’ayb n’avait pas élevé tout un pensionnat de jeunes filles.) Aux alentours, l’administration saoudienne a relevé et quelque peu protégé par de fragiles clôtures les traces de la vénération dont les lieux ont fait l’objet depuis le Néolithique : cairns, pierres dressées, gravures rupestres, chapelles ruinées… Au pied de cette montagne, un spectacle étrange s’offre soudain aux yeux de Moïse : Un messager de Yahvé lui apparut dans une flamme de feu au milieu d’un buisson. Moïse regarda et voici : le buisson était tout en feu et le buisson ne se consumait point. (Ex 3, 2)

Dans ces régions arides et rocailleuses où la température dépasse souvent les 50° au soleil, l’embrasement spontané d’une variété de petites brous236

sailles du genre fraxinelle n’est toujours pas exceptionnel. En réalité, c’est une essence aromatique très volatile distillée par la substance oléifère produite par la plante qui s’enflamme pendant quelques secondes, laissant le végétal intact. Depuis des temps immémoriaux, ce flamboiement aussi subit qu’éphémère, inexplicable par un observateur incapable d’émettre à son sujet une théorie scientifique, a été pris pour une manifestation du divin. De nos jours, il se produit encore en certaines régions du Maghreb et de l’Arabie, et nombreux sont les gens du cru à le croire provoqué par le passage d’un djinn. Moïse dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision et pourquoi le buisson ne se consume pas. Yahvé vit qu’il se détournait pour voir et Élohim l’appela depuis le buisson. (Ex 3, 3-4)

C’est d’abord un « messager » (malakh) de Yahvé qui se manifeste dans le buisson en feu ; ensuite c’est Yahvé lui-même qui voit Moïse se diriger vers le buisson, mais c’est Élohim qui l’appelle depuis le brasier. Ici, deux transcripteurs successifs ont introduit chacun une glose identifiant cette entité à leur propre désignation du divin. L’apparition de l’avatar du dieu (le malakh du TM – un aggelos dans la LXX) est un linéament de la théophanie primitive. La mouture initiale (et logique) du récit racontait sans doute que Moïse, ayant aperçu un buisson en flammes, s’approche intrigué de ce que la plante semble brûler sans se consumer. C’est alors qu’un dieu inconnu se révèle à lui. Jusqu’ici, les déités associées au dieu biblique s’étaient toujours exprimées ex abrupto sans qu’il soit fait mention d’une apparition particulière. Leur manifestation se résumait en général, soit à l’arrivée d’un homme d’aspect banal, soit à une divinité apparue au cours d’un songe, soit encore à un discours venu de l’éther sans préambule et que seul le héros paraissait entendre. À Horeb, au contraire, se produit une théophanie si exceptionnelle que pour mieux placer celle-ci dans la sphère d’intelligence du judaïsme tardif, un quatrième rédacteur va se croire obligé d’identifier ce dieu en lui faisant préciser : Je suis le dieu de ton père, d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. (Ex 3, 6)

Ce à quoi l’auteur de cet ajout peu cohérent a omis de penser, c’est que Moïse, qu’il ait été abandonné à l’âge de trois mois et élevé par des Égyptiens ou qu’il soit Madianite, n’est pas censé connaître Abraham et consorts. Ceci dénonce le caractère forgé de ce commentaire. On remarquera également que Joseph n’est pas cité dans cette énumération d’ancêtres, ce qui date cette glose d’avant l’insertion de son « Roman » dans le corpus. Le texte initial relatait une rencontre avec un dieu inconnu de Moïse. C’est pourquoi ce dernier lui demande aussitôt son nom. À cette requête, il reçoit la réponse dilatoire : ehyeh asher ehyeh (Gn 3, 14), à laquelle on donne généralement le sens de « Je suis qui je suis ». En hébreu, il n’existe 237

pas de temps comme dans les langues romanes ou germaniques ; on trouve uniquement un accompli pour les actions passées et un inaccompli pour une action qui se prolonge dans l’avenir, ce qui est le cas ici. On a beaucoup brodé autour de cette formule, notamment quant à la question de savoir auquel des temps correspondant aux nôtres il conviendrait de la conjuguer. En vérité cela n’a aucune importance. Cette répétition de la première personne du singulier de l’inaccompli du verbe « être », quelle que soit la traduction qu’on lui donne, est une tournure passe-partout fréquente en hébreu biblique (« J’aime qui j’aime », « Je m’en vais où je m’en vais », « Il lui fit ce qu’il lui fit »)394. L’exégèse fidéiste donne souvent pour signification à cette formule qu’il n’appartient pas à l’homme de connaître le nom ou la nature de Dieu. En fait, elle dénonce tout simplement que son auteur était devenu incapable de donner une étymologie claire du nom de la divinité que ses ancêtres avaient adoptée. Pour mémoire, Yahvé avait d’abord été un dieu étranger à Israël et à Juda, une entité montagnarde de l’Orage originaire des régions d’Édom et de Madiân, comme paraît s’en souvenir le Cantique de Déborah : Ô Yahvé ! Quand tu sortis de Séir. Quand tu t’avanças des champs dʼÉdom. (Jg 5, 4)

Une inscription du temple de Soleb (Nubie) érigé en l’honneur d’Amon par Amenhotep III (~1387/~1348) semblerait, à première vue, appuyer l’existence au ~XIVe siècle du culte d’un dieu nommé Yahou (autre appellation de Yahvé) dans une région située à l’est de la péninsule sinaïtique, à la limite de Madiân et d’Édom. À la base des colonnes de ce temple sont représentés des captifs aux bras liés derrière le dos. Leur identification et leurs caractéristiques ethniques sont clairement détaillées. L’un d’eux, de type sémitique, est nommé ta shasou yhou, ce qui pourrait signifier « les nomades [du pays de] Yahou ». Cette interprétation est toutefois loin de faire l’unanimité : on voit plutôt en yhou, non pas un théonyme, mais une désignation toponymique non identifiée395. En effet, on connaît une autre liste, écrite au temps de Ramsès II, où sont mentionnés des shasou rbn qu’il faut sans aucun doute relier à la région entourant la ville madianite de Laban396 et nom au personnage du même nom. Revenons à notre singulière apparition. Le nouveau dieu, toujours dissimulé dans son brasier, investit aussitôt Moïse de la mission de délivrer les « enfants d’Israël » du joug égyptien et lui réitère les promesses maintes fois formulées à Abraham, Isaac et Jacob au sujet d’une terre ruisselante de lait et 394

Cette tournure existait aussi en d’autres langues, comme l’égyptien, où le dieu Amon était « Celui qui fait exister ce qui existe ». 395 Redford 1987, 151. 396 Il s’agit de la liste d’Amarah Ouest, gravée sous Ramsès II. Giveon 1971, 76, la croit (à raison, semble-t-il) copiée sur celle de Soleb car elle ne reflète plus la réalité géopolitique du temps de Ramsès II.

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de miel, d’une postérité innombrable et en veux-tu, en voilà. Mais alors que les patriarches de la Genèse avaient cru aux promesses divines avec une fermeté opiniâtre et s’étaient exécutés sans faillir, Moïse se montre beaucoup moins enthousiaste : il tergiverse, biaise, et finit par invoquer des difficultés à s’exprimer (jamais signalées auparavant et qui ne le seront plus par la suite) pour se soustraire à la mission : Je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n’est ni d’hier ni d’avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur ; car je suis lourd de bouche et lourd de langue. (Ex 4, 10)

Cette image du berger peu éloquent est aux antipodes de celle du Moïse élevé à la cour de Pharaon et instruit « de toute la science des Égyptiens ». Certains considèrent ce portrait peu flatteur comme un lambeau authentique de sa biographie primitive mais il n’en est rien : cette image d’un Moïse khevad peh ukhevad lashon, « lourd de bouche et lourd de langue » est une glose uniquement destinée à l’introduction d’un nouveau personnage.

L’invention d’Aaron Alors la colère de Yahvé s’enflamma contre Moïse et il dit : N’y a-t-il pas ton frère Aaron le Lévite ? Je sais qu’il parle facilement. Le voici lui-même, qui vient au-devant de toi ; et, quand il te verra, il se réjouira dans son cœur. Tu lui parleras et tu mettras les paroles dans sa bouche […] Il parlera pour toi ; il te servira de bouche. (Ex 4, 14-16)

Cet « Aaron le Lévite » arrivé soudainement dans le récit, est un personnage ajouté tardivement. Il n’existait pas à l’origine. Dans le récit de la naissance et de l’exposition de Moïse (Ex 2, 1-4), il est fait mention d’un père, d’une mère et d’une sœur de Moïse (dont les noms ne sont pas donnés) mais jamais d’un frère. C’est une incise sacerdotale largement postérieure au récit primitif qui désigne Aaron comme frère aîné de Moïse par le biais d’une généalogie fictive insérée quatre chapitres plus loin (Ex 6, 14-27). Même l’École biblique de Jérusalem reconnaît que « Aaron n’a été inséré qu’assez tard dans la généalogie mosaïque »397. Le scribe va tenter de faire passer la chose en montrant Moïse ne manifestant aucun étonnement en apprenant qu’il a un frère hébreu, mais la raison nous pousse à se demander pourquoi Yahvé ne s’est pas adressé tout de suite à ce « frère » si disert plutôt qu’au prétendument peu prolixe Moïse auquel il va maintenant falloir un intermédiaire pour s’exprimer. Rappelons à nouveau que le corpus biblique reçu n’est qu’un assemblage hétéroclite de textes de genres et de niveaux littéraires fort différents, « écrits souvent longtemps après les époques qu’ils retracent, ordinairement avec des intentions apologétiques ou polémiques, indéfiniment recopiés, donc altérés, 397

BJ 1998, 111, b.

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remaniés, retouchés de mille manières »398. Le texte massorétique n’a été établi que vers le Xe siècle de notre ère sur base d’une mouture sans doute légèrement postérieure au début de la Période Romaine (Ier siècle). Les versions plus anciennes, le SAM (date de rédaction inconnue mais sans doute antérieure à l’Exil ainsi que semble l’indiquer l’alphabet utilisé), la LXX (~IIIe siècle) et les manuscrits de Qumrân (du ~IIIe au ~ Ier siècle), diffèrent de la version actuelle en d’innombrables points. Bien que mineurs pour la plupart, ceux-ci révèlent l’existence de textes basiques plus anciens que les versions ultérieures auraient collationnés puis modifiés en fonction des croyances ou des intérêts de leurs rédacteurs respectifs. Mais revenons à nos moutons et à leur berger. Yahvé ayant ensuite annoncé à Moïse le décès du roi qui l’avait condamné à mort, il n’en faut pas plus pour que celui-ci s’en retourne au bercail remettre son préavis à son beau-père. Après lui avoir fait ses adieux, il hisse femme, enfants et impedimenta sur un âne, et reprend en sens inverse la route l’ayant amené d’Égypte 40 ans plus tôt.

L’étrange épisode d’Ex 4, 24-26 À la suite de l’annonce du départ de Moïse, vient se greffer un épisode des plus obscurs. Depuis l’Antiquité, maints auteurs en ont tenté l’exégèse 399. Ce qui frappe dans la plupart de ces anciennes herméneutiques est le nonrespect de la syntaxe et du vocabulaire employés, mépris traduisant le plus souvent le projet d’assujettir l’épisode à un présupposé du commentateur. Le texte subsistant étant notre seule base de travail et le ressenti de son auteur nous étant inconnu, il est impératif de le garder intact quand bien même il resterait abscons. Celui-ci est repris ci-après successivement en hébreu « standard », en transcription et en traduction personnelle volontairement littérale, qui heurte notre syntaxe mais reflète davantage l’hébreu biblique ; par convention, il est conjugué au passé simple de l’indicatif. Après que Yahvé soit apparu à Moïse au pied de la montagne de Horeb et l’ait investi de la mission consistant à faire sortir les Hébreux d’Égypte, celui-ci s’était mis en route vers la Vallée du Nil avec sa femme et ses fils juchés sur un âne. (Ex 4, 24) ‫( ויהי בדרך במלון ויפגשהו יהוה ויבקש המיתו‬vehiy vadderekh bammalôn veyiphggeshêhu Yahweh veyvaqqêsh hamitho) Et il eut au voyage au gîte et il rencontra lui Yahvé et [qui] cherchait à [faire] mourir lui. (25) ‫ותקח צפרה צר ותכרת את ערלת בנה ותגע לרגליו ותאמר כי חתן דמים אתה לי‬ (vettiqqah Tsippôrah tsôr vettikhroth eth-arelath benah vettagga leraglaw vettômèr ki khathan-damim attah lî) Et prit Tsipporah une pierre et trancha le 398

Lods 1969, 17. Willis 2010 collationne une bonne quarantaine de ces interprétations, les critique et livre une abondante bibliographie. 399

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prépuce de son fils à elle et toucha aux pieds à lui et dit parce qu’allié des sangs toi [pour] moi. (26a) ‫( וירף ממנו‬veyireph mimmennu) Et il se desserra de lui (26b) ‫( אז אמרה חתן דמים למולת‬az amerah khathan-damim lammulôth) alors / car / en effet elle avait dit allié des sangs des circoncisions.

L’insertion de bref épisode figure déjà au même endroit dans le SAM et dans la LXX. Bien que l’ensemble s’apparente à une péricope, le fait qu’il commence par la conjonction de coordination ve (« et ») pourrait indiquer qu’au moins un élément liminaire du texte originel est manquant. Il nous y est conté que « au [cours du] voyage » (sans qu’il soit précisé lequel), là où « il » (sans que l’on sache de qui il s’agit) s’était abrité (malon, « gîte, endroit où loger »), « il » (le même inconnu) rencontre une entité (ici appelée Yahvé) qui cherche à le tuer. Tsipporah prend alors ce que l’on peut supposer être un silex aiguisé et coupe le prépuce de son « fils » (ben, auquel est appliqué un suffixe féminin : benah, ce qui signifie « son fils à elle »). Elle touche ensuite (naga, « toucher, poser la main sur », mais aussi « lancer, jeter ») « les pieds [à lui] » (les pieds de qui ?) et s’écrie « allié des sangs » (khathan-damim). L’entité se desserre « de lui » (de qui ?) alors (az) et Tsipporah s’écrie à nouveau khathan-damim mais en ajoutant lammulôth, « des circoncisions ». Autre interprétation : l’entité se desserre de lui « car/en effet » (az), Tsipporah avait crié khathan-damim lammulôth. L’adverbe az possède une valeur, soit chronologique, soit logique. Il peut tout aussi bien être rattaché à la fin de 26a qu’au début de 26b mais, dans ce dernier cas, le plus probable, ce demi-verset serait un ajout explicatif ultérieur, une glose, qui devrait être rejetée. L’insertion de cette historiette entre la vocation madianite de Moïse et son retour en Égypte, de même que le rôle qu’y joue une Tsipporah mère de famille, a donné à induire la présence de Moïse. Rien n’est toutefois assuré, et surtout pas le nom des protagonistes autres que Tsipporah. La seule chose paraissant certaine à ce stade de l’examen du récit est que le fils de Tsipporah n’est pas circoncis (mais rien n’indique qu’il aurait dû l’être). On notera également que cet enfant (non nommé) semble présenté comme un fils unique, alors que Tsipporah et Moïse sont donnés pour avoir eu deux garçons : Gershom et Eliézer, qui sont d’ailleurs censés accompagner leur parents sur la route de l’Égypte. Quatre versets plus haut (4, 20), il est écrit que Moïse prit sa femme et « ses fils » (banaw) et les fit monter sur un âne. Selon une opinion assez répandue, ce serait l’incirconcision de Moïse qui aurait provoqué l’ire de Yahvé, lequel aurait alors tenté de l’occire. Cette tentative d’homicide n’aurait, dans ce cas, aucun sens puisque peu avant, le même Moïse s’était vu imposer une mission de la plus extrême importance (faire sortir les Hébreux d’Égypte) par Yahvé, que l’on voit mal, dès lors, vouloir tuer son émissaire et réduire ses divins desseins à néant. On ne com-

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prend pas non plus pourquoi il faut attendre que Moïse soit sur la route de l’Égypte pour que Yahvé s’aperçoive soudain qu’il n’est pas circoncis. L’idée de l’incirconcision de Moïse ne tient pas debout. Dans l’esprit des rédacteurs qui introduisirent dans l’Exode les légendes relatives à ce personnage (à une époque où la circoncision était devenue obligatoire), ce dernier avait dû être considéré comme ayant été circoncis à l’âge de huit jours. Il n’est qu’à s’en référer au récit merveilleux de son exposition et de son adoption par la fille du pharaon : comment cette princesse, en recueillant Moïse alors qu’il n’est encore qu’un nourrisson de trois mois vagissant tout nu dans son coffret, peut-elle l’identifier sur le champ – et sans hésitation – comme un enfant des Hébreux ? À son accent ? De plus, si Moïse avait été incirconcis, pourquoi Tsipporah tranche-t-elle le prépuce de son fils et non pas celui de son mari ? On notera également que l’épisode suppose que Tsipporah voyage en portant sur elle des microlithes en silex bien aiguisés, au cas où – sait-on jamais ? – une petite ablation de prépuce devrait être improvisée… Par ailleurs, le texte décrit une action se déroulant dans l’urgence et l’on voit mal une opération chirurgicale aussi délicate se pratiquer de la sorte. Enfin, il reste que, selon le judaïsme postexilique, la circoncision ne pouvait être réalisée par une femme, celle-ci n’étant pas concernée par cette prescription. Et si le récit avait été déplacé dans le temps ? S’il s’agissait du Moïse « égyptien » fuyant la colère de Pharaon et rencontré par Tsipporah près du puits ? Impossible car, dans ce cas, comment cette femme aurait-elle pu avoir un fils à circoncire puisqu’elle était toujours célibataire au stade de l’arrivée de Moïse en Madiân. (Elle n’aurait pas pu être fille-mère car selon les mœurs du temps, elle n’aurait pas survécu à la découverte de son état de prégnance.) Serait-ce alors l’incirconcision de l’enfant qui aurait provoqué la colère divine ? C’est peu probable. Dans ce cas, il eut été bien plus logique que le contexte de cette historiette se déroulât à la suite d’Ex 2, 21-22, après le mariage de Moïse et de Tsipporah et la naissance de leur premier fils Gershom. À ce stade notre examen, il nous faut tenir compte que les déductions qu’il a générées ci-avant relèvent d’un raisonnement cartésien a posteriori, formalisme étranger aux scribes bibliques. Poursuivons néanmoins. Dans notre épisode, si l’on ignore Moïse, seraitce l’enfant que l’entité aurait saisi et serait-ce de lui qu’elle se serait détachée après le cri de Tsipporah ? Le SAM diffère justement sur le sexe de cette personne : au contraire du TM qui emploie un suffixe masculin (veyireph mimmennu, « Et il se retire de lui »), le SAM use d’un suffixe féminin (veyireph mimmennah, « Et il se retire d’elle »). Distraction du scribe ou linéament d’un récit différent ? Examinons maintenant cet épisode tel que transcrit par la LXX. Dans la version grecque, l’attaquant n’est pas le dieu biblique mais un aggelos 242

kyriou, un « messager du Maître », une déité secondaire. Ensuite, Tsipporah ne touche pas les « pieds » d’on ne sait qui mais tombe aux pieds de cette entité (prosepesen pros tous podas), autrement dit, « se prosterne » devant elle. Et enfin, elle ne s’écrie pas « allié des sangs » mais évoque le sang de la circoncision de son enfant (aima tès peritomès ton paidiou mou) sans qu’il soit fait allusion à une quelconque alliance. On ignore s’il s’agit de la traduction d’une version alternative ou d’une tentative d’interprétation d’un texte resté obscur pour ses traducteurs. Il reste la possibilité que cet épisode soit une interpolation étrangère à la tradition commune.400 Quatre particularités le donnent à penser. La première est que cet épisode ne possède aucune suite (après lui, on retrouve sans transition Yahvé en Égypte en train donner des ordres à Aaron). La seconde est que le texte ne fait jamais allusion au géniteur de l’enfant. Celui-ci n’est identifié que par rapport à sa mère. Or en Israël comme en Juda, le rapport à la filiation relevait du père. La même singularité se distinguait dans le récit de la naissance de Caïn et Abel, où le nom des deux enfants était donné par Ève et non par Adam. On l’a expliqué par le fait que la saga de Caïn appartenait primitivement, non aux enfants du premier homme, mais à l’ancêtre éponyme des Qénites, lesquels constituaient un groupe de population incluant les Madianites, peuple dont Tsipporah fait partie. La troisième est que l’exclamation khathan-damim n’a aucun parallèle biblique ; elle n’apparaît qu’à cet endroit. Cet hapax pourrait se rapporter à une terminologie étrangère à Israël, quoique sémitique. On ne peut affirmer qu’elle soit madianite car la langue de ce peuple nous est inconnue faute de documents épigraphiques. Elle ne devait toutefois pas être très différente de l’hébreu. Dans les langues sémitiques anciennes la racine ḤṮN désignait les membres d’une relation de parenté, non par le sang, mais par alliance. À Ugarit, le verbe ḥṯn se rapportait également au mariage et à l’alliance matrimoniale, et le substantif qui en dérivait possédait les mêmes sens qu’en hébreu401. À Babylone, la forme verbale hatanu signifiait « protéger » ; substantivée, elle se rapportait également aux parents par alliance 402. Sauf erreur de ma part, il n’y a qu’en arabe moderne que cette racine est liée à la circoncision (hitan) mais sa forme verbale hatana signifie aussi bien « circoncire » que « faire alliance » et son substantif désigne, comme en hébreu, et selon les circonstances, aussi bien le beau-père, le beau-frère et le gendre que l’époux403. La quatrième particularité est qu’en hébreu, la circoncision (mulah) est liée au verbe mul qui signifie « couper court ». Or, dans notre texte, ce n’est 400

Contra : Römer 1994, 1-12. Gordon 1965, 405. 402 Gamkrelidze – Ivanov 1994, 654, n. 22. 403 Nous l’avons vu supra avec les « gendres » de Lot dans le récit de Sodome. 401

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pas mul qui est employé pour décrire l’ablation du prépuce de l’enfant mais kharath, verbe signifiant à la fois « retrancher une partie du corps » et « faire alliance ». Il s’agit à nouveau d’un hapax : c’est le seul et unique emploi biblique de kharath à la place de mul dans le cadre de la circoncision. Il pourrait, lui aussi, se rapporter à une terminologie sémitique mais non hébraïque. Dans toute la Bible, on ne trouve kharath lié au contexte de la circoncision que dans la sanction prescrite par le pouvoir judéen de l’époque du Second Temple en cas de manquement à cette obligation : « Un mâle incirconcis, qui n’aura pas été circoncis (mol) dans sa chair, sera retranché (khrethah) du milieu de son peuple ». L’emploi de kharath dans notre épisode pourrait indiquer qu’initialement, ce n’était pas la peau (orlah) du prépuce de l’enfant qui aurait été « retranchée » mais simplement qu’une coupure lui aurait été infligée quelque part sur la peau. Cette peau aurait pu être initialement désignée par un terme proche d’orlah que le rédacteur aurait mal compris et transcrit arelath (« prépuce »). Nous pourrions donc tout aussi bien nous trouver devant le vestige d’un récit relatant un cérémonial apotropaïque inconnu de l’interpolateur. Celui-ci l’aurait confondu avec le rituel de la circoncision et aurait alors voulu lui donner un sens étiologique en faisant remonter cette pratique à l’époque du déroulement de l’épisode. Les transcripteurs ultérieurs du texte auraient fini par le rendre abscons en voulant l’insérer dans la sphère d’intelligence du judaïsme. Nous avons vu qu’en Gn 32, 1-2 et 22-32, un épisode assez similaire est conté par la saga de Jacob, patriarche dont les aventures ont en partie servi de trame, non seulement à celles d’Abraham, mais également à celles de Moïse. JACOB

MOÏSE ?

◦ En quittant le pays où il s’était marié,

◦ En quittant le pays où il s’était marié,

◦ alors qu’il était sur la route du retour vers son pays natal (Canaan),

◦ alors qu’il était sur la route du retour vers son pays natal (Égypte),

◦ en un lieu où il s’apprêtait à passer la nuit,

◦ en un lieu où il s’apprêtait à passer la nuit,

◦ Jacob est attaqué par une entité divine

◦ un des personnages est attaqué par une entité divine ;

◦ et est blessé à la « hanche » (euphémisme pour « parties génitales »).

◦ un des personnages (l’enfant) reçoit une blessure aux parties génitales (la circoncision) et un second (la femme) touche quelqu’un aux « pieds » (euphémisme pour « parties génitales »).

L’emploi euphémique de la hanche ou des pieds pour désigner les parties génitales, de même que le contexte hématogène d’Ex 4, 24-26 a donné nais244

sance à une absurde tentative de liaison de l’épisode au jus primæ noctis, le « droit [de cuissage] de la première nuit », exercé par un démon lascif. Hérodote rapporte que les Libyens, voisins de l’Égypte, « présentent leurs filles au roi lorsqu’elles vont se marier. Celle qui lui plaît ne s’en retourne qu’après qu’il en a joui »404. Les tenants de cette hypothèse ont imaginé qu’un démon s’était jeté sur cette femme pour « en jouir ». Dans ce contexte, le sang n’aurait pu être relatif qu’à l’hémorragie consécutive à sa défloration. Selon cette interprétation, avant que le démon ait pu la posséder sexuellement, la femme se serait procuré du sang par un artifice et en aurait touché les parties sexuelles de l’assaillant. Ce dernier, abusé, se serait alors retiré d’elle, son désir assouvi. Ici, la raison nous amène à penser que, le cas échéant, cet incube aurait été encore plus bête que lubrique pour ne même pas s’être aperçu que cette femme n’était plus vierge depuis longtemps vu qu’elle avait un fils. On ignore de toute façon si le jus primæ noctis était connu des Hébreux et des Madianites, ou même si leur mythologie y faisait référence. Faute de documents probants, on ne sait pas davantage si les Madianites avaient adopté le rituel de la circoncision. Il y a toutefois de fortes chances qu’ils l’aient fait, sachant qu’au Levant méridional, la pratique était immémoriale. L’hypothèse évoquée ci-avant n’est cependant pas tout à fait inepte. Le mythologème de l’attaque subite d’un personnage par une entité maléfique devait être bien répandu en tant que reflet de l’insécurité du voyage à travers la steppe. Le récit primitif racontait peut-être l’agression d’une femme par un de ces démons censés hanter les étendues désertiques et les ruines. Ces génies craignant la lumière à l’instar de nos modernes vampires, leurs assauts ont le plus souvent lieu au crépuscule ou nuitamment, ainsi que conté dans l’histoire de Jacob (où, d’ailleurs, le génie vaincu demande à Jacob de le laisser aller « car l’aurore se lève »). Ici, l’attaque se déroule au crépuscule, alors que la mère et l’enfant s’apprêtent à passer la nuit. L’image du démon qui a saisi un des protagonistes (sans doute la femme, comme indiqué dans le SAM) signifie que cette dernière est en danger de mort. Elle se procure alors du sang en infligeant une coupure à son fils, puis offre ce sang à l’entité maléfique, tout en se prosternant et en prononçant ce qui pourrait être une incantation (que le transcripteur a traduit par khathan-damim). Le démon s’apaise alors parce qu’il a reçu une dose de sang jeune. Lors de l’insertion de l’épisode dans l’Exode, au stade chronologique du retour de Moïse en Égypte, le démon aurait été identifié à un malakh elohim, la personne agressée à Moïse (mais sans le nommer autrement que par « il » ou « lui »), la femme à Tsipporah, et la blessure infligée à l’enfant à la circoncision de celui-ci. Ce serait cette première mouture que le transcripteur du SAM et, plus tard, les traducteurs de la LXX, sans doute un peu perplexes, auraient tenté d’expliquer chacun à leur manière. Plus tard encore, un rédac404

Hist., IV, 168.

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teur pré-massorétique aurait remplacé le malakh elohim par Yahvé, bien que ce dieu, quoique irascible, velléitaire et cruel, n’eût pas accoutumé, scripturairement parlant, d’agresser les humains au crépuscule en se jetant sur eux comme une goule.

La circoncision La circoncision (lat. circumcisio, de circum, « autour », et cædere, « couper ») est mieux définie par le substantif médical de « posthectomie » (gr. posthê, « prépuce », et ektomê, « ablation »). En hébreu moderne, elle est appelée brit mila, dénomination à connotation religieuse provenant de l’hébreu ancien berith, « alliance », et mul, « couper court » (le mot berith faisant allusion à l’alliance conclue entre Yahvé et Abraham en Gn 17, 10-13). Aucun consensus scientifique n’existe, ni sur l’origine ni sur les raisons qui ont amené le développement de cette pratique universellement attestée. Ses formes et les innombrables interprétations qu’elles véhiculent impliqueraient une discussion détaillée qui sortirait du cadre de cet ouvrage. Ce sont les Grecs, curieux de tout, qui lancèrent les premières « recherches en paternité » de la circoncision. Au ~Ve siècle, Hérodote l’attribuait aux Égyptiens ou à ceux qu’il nommait Aithiopês, ethnonyme se rapportant plutôt aux Nubiens qu’aux Éthiopiens, et l’expliquait par une prescription hygiénique405. Toutefois, aucune genèse satisfaisante de la pratique ne dut lui être donnée par ceux qu’il avait consultés en Égypte car il précise plus loin : « Je ne saurais dire quel est le peuple qui a pris cette coutume à l’autre, car elle est, de toute évidence, des plus anciennes »406. La circoncision est effectivement attestée en Égypte dès le ~IIIe millénaire, clairement représentée à Saqqarah dans le tombeau d’Ânkhmahor, grand-prêtre de la Maât (Vérité-Justice) et vizir du pharaon Téti (vers ~2350), sous la forme de ce que nous appelons de nos jours une bande dessinée. Les courts textes hiéroglyphiques inclus dans la représentation de cette opération sont les ancêtres de nos modernes phylactères : ils reflètent la conversation entre les praticiens au sujet du patient, un pré-adolescent quelque peu angoissé. Malheureusement, ils ne nous éclairent pas sur la raison de l’intervention. Peut-être existait-il déjà à cette époque une circoncision pour raisons médicales et une autre à caractère rituel réservée à la caste sacerdotale. Ce serait cette dernière qu’à en croire Clément d’Alexandrie, Pythagore (~VIe siècle) aurait dû subir en Égypte avant de pouvoir pénétrer dans les sanctuaires memphites pour y être initié dans la mystique locale 407. Parmi les pharaons dont on a retrouvé le corps, certains étaient circoncis, d’autres pas, sans que l’on sache pourquoi. 405

Hist., II, 37. Hist., II, 104. 407 Stromates, I, 15. 406

246

Un millénaire après Hérodote, l’Égyptien Horapollon le Jeune (seconde moitié du Ve siècle) déclare dans ses Hieroglyphica que la pratique aurait été inspirée à ses ancêtres pharaoniques par la vision des singes cynocéphales qui, précise-t-il, « naissent circoncis »408 – allégation fausse basée sur une observation superficielle. Les références d’Horapollon, pour exactes qu’elles soient sur certains points (probablement puisés dans l’ouvrage homonyme écrit par Chérémon d’Alexandrie quatre siècles auparavant), marquent la tombée dans un oubli total, deux cents ans environ après l’édit de Théodose Ier ordonnant la fermeture des temples « païens » de l’Empire (380), non seulement de l’écriture hiéroglyphique, déjà considérée comme allégorique, mais aussi du panthéon égyptien. Horapollon ignore, par exemple, que le cynocéphale était assimilé à Thot, dieu lunaire de la sagesse (donc de la connaissance) et de la médecine (donc de la chirurgie). La lame en silex dont le judaïsme continua à se servir pour inciser ou détacher le prépuce, alors que le métal était déjà largement employé pour d’autres usages chirurgicaux, pourrait rattacher l’origine de la circoncision au Néolithique, voire plus loin encore. Une sorte de « pré-circoncision », sous la forme d’une simple incision du prépuce (ou de son frein), aurait pu voir le jour en ces âges obscurs en raison d’infections génitales liées au manque d’hygiène. Elle se serait ensuite propagée au fil des migrations humaines, avant d’acquérir un caractère rituel au sein de certaines populations. Au XVIe siècle, les missionnaires chrétiens arrivés en Amérique centrale, et qui s’imaginaient que la circoncision avait été l’apanage du peuple hébreu, crurent avoir retrouvé les descendants des « dix tribus perdues » d’Israël quand ils découvrirent des Aztèques rituellement circoncis. Peu après, leurs homologues venus évangéliser l’Océanie s’étonnèrent de voir que la circoncision y était très répandue et relevait d’une pratique immémoriale. On a pensé que dans le judaïsme antique, la persistance de l’utilisation d’une lame en silex provenait de ce que le métal, invention de « païens », était considéré comme impur (mais dans ce cas, on ne comprend pas pourquoi il serait entré en si grande quantité dans l’ornementation du Temple de Yahvé tel que décrit en 1 R 7 et 2 Ch 4). La pratique de la circoncision aurait pu arriver en Égypte par le Sahara, région fertile largement habitée lors de la phase humide de l’Holocène, et qui fut progressivement abandonnée en raison de son asséchement au cours du ~IVe millénaire pour d’autres endroits de l’Afrique, dont le Soudan et la Vallée du Nil. Aucun élément attestant cet usage n’y a cependant découvert. La circoncision ne semble pas avoir été en usage chez les Sumériens, contemporains des Égyptiens de l’Époque Thinite et de l’Ancien Empire. Plus tard, elle ne le sera pas davantage chez les Sémites de l’est : Assyriens, et Babyloniens. Elle est absente en Asie centrale : l’hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme l’ignorent. En Europe, les Grecs, pour qui un 408

Hieroglyphica, I, 14.

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petit pénis doté d’un prépuce long et pointu était un signe de virilité, tenaient la circoncision pour une mutilation abominable. Il en alla de même des Romains, qui, de surcroît, la raillèrent, appelant par dérision ceux qui la pratiquaient curtis Iudaeis, les « Juifs raccourcis »409. Un épisode biblique (1 Sa 18, 25-27) contant que David aurait offert à Saül deux cents prépuces de Philistins pour devenir gendre du roi a amené certains à croire que les Hébreux auraient même pratiqué la circoncision sur les cadavres de leurs ennemis. Ce passage décrit en réalité le rituel de la phallotomie, lequel consistait à trancher le phallus des ennemis tués au combat. Ceux que la Bible nomme les Philistins, peuplade indo-européenne, étaient incirconcis410. Les deux cents arelôth que David est censé avoir offerts à Saül ne sont pas les prépuces des ennemis tués mais le phallus de chacun d’entre eux garni de son prépuce, donc bien désigné comme appartenant à l’ethnie abhorrée. De là viendrait sans doute l’expression hébraïque kharath mashttin beqir, « retrancher ce qui urine au mur »411, qui pourrait dater de l’époque des conflits avec les Philistins. Cette formule aurait d’abord différencié, non pas la position différente de l’homme et de la femme lors de la miction, mais celle des Indo-Européens qui urinaient debout de celle des Sémites qui urinaient accroupis412. Le rituel apotropaïque de la phallotomie était largement pratiqué par les Égyptiens du Nouvel Empire. L’opération est méticuleusement décrite sur la stèle d’Athribis413 relative à la victoire du pharaon Mérenptah sur une coalition formée de Libyens et d’éléments des « Peuples de la Mer » qui tentèrent d’envahir le Delta en l’an 5 du règne, peu avant ~1200. Au verso de la stèle (ligne 11), il est question d’au moins six mille deux cents phallus incirconcis portés par des ânes et exposés devant le pharaon 414. Cette manière de dénombrer les ennemis tués en leur sectionnant le pénis, s’ils étaient incirconcis, ou la main droite, s’ils étaient circoncis, procédait d’un cérémonial conjuratoire visant à se prémunir contre la vengeance de l’esprit du défunt en le privant de ses capacités viriles (le phallus) ou combatives (la main droite qui tient l’arme). Les organes du vaincu étaient ensuite enterrés sur le territoire du vainqueur pour consommer son anéantissement. La plus ancienne attestation de la pratique remonte au ~XVIIIe siècle en Égypte, où seize mains droites coupées ont été découvertes à Avaris dans des puits situés sous la présumée salle du trône d’un palais attribué au Hyksos Khyan415. Elle semble, en ce cas précis, avoir été le fait d’Asiatiques. À l’heure actuelle, il reste impossible de

409

Horace, Satires, I, 9, 70. Jg 14, 3 ; 15, 18 ; 1 Sa 14, 6 ; 17, 26 ; 18, 25-27 ; 2 Sa 1, 20 ; 1 Ch 10, 4. 411 1 Sa 25, 22 ; 34 ; 1 R 14, 10 ; 21, 21 ; 2 R 9, 8. 412 Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris 1893, vol. IV, p. 210. 413 CGC 50568. 414 Lefebvre 1927, 27 ; Giveon 1971, 256. 415 Forstner-Müller – Bietak – Lehmann – Reali 2011, 9-10. 410

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déterminer si les Hyksos ont copié une coutume égyptienne ancestrale ou s’ils ont importé en Égypte un usage levantin. Il n’existe aucune indication témoignant que la circoncision ait été une pratique générale et obligatoire à Jérusalem avant l’Exil (~597). Elle est absente de la réforme de Josias au ~VIIe siècle et le pointilleux Deutéronome l’ignore. Les Babyloniens ne la pratiquant pas, l’idée de l’appliquer aux Judéens pourrait être née pendant l’Exil dans un but d’individuation. Après le retour des exilés à Jérusalem (~538), il parut impératif au pouvoir théocratique mis en place par les Perses d’asseoir l’identité nationale, non seulement sur une foi unique, mais aussi sur un signe ostensible dans la chair. Pour justifier celui-ci, on trouva adéquat de lui donner une étiologie religieuse, c’està-dire de fixer dans l’historiographie pieuse le moment où son aspect rituel se serait substitué à son éventuel caractère prophylactique ou initiatique. Quoi de plus efficace, dès lors, que d’en situer l’origine au temps d’Abraham, donné pour l’ancêtre fondateur de la nation et dont la saga était alors en cours d’élaboration416 ? Ce serait pour se différencier des peuples voisins, chez lesquels, elle ne se pratiquait pas ou correspondait à un rite lié à l’entrée de l’adolescent dans le monde des adultes, voire à un rituel prénuptial, qu’on l’aurait fixée juste après la naissance, à l’âge de huit jours, la transformant en marqueur religieux exigé par la divinité tutélaire. Son caractère forcé fut manifestement mal accepté : la sanction prévue par le pouvoir théocratique en cas de transgression laisse à entendre que les réticences à cette opération furent telles qu’on dut l’imposer sous peine de mort : « Un mâle incirconcis, qui n’aura pas été circoncis dans sa chair, sera retranché du milieu de son peuple ». Plus tard, sous les Séleucides (~305/~64), les Judéens philhellènes qui se rendaient au gymnase, où la nudité était de rigueur, étaient si gênés de leur pénis mutilé que certains d’entre eux s’étaient fait confectionner un prépuce artificiel par un procédé chirurgical nommé recutili417. À l’Époque Romaine, cette opération se pratiquait toujours ; Celse la décrit comme consistant à détacher la face interne de la peau de la verge en deçà du gland, de manière à former un manchon que l’on allongeait ensuite par divers procédés 418. Saül de Tarse y fait allusion en abjurant les circoncis ayant embrassé le christianisme de ne pas devenir epispastho (de la racine verbale grecque epispaomai ; d’epi, « autour », et spao, « tirer »), autrement dit, de ne pas imiter ceux qui s’étaient fait « tirer [la peau] autour [du gland] » pour redevenir incirconcis419. L’insertion tardive de l’origine de la circoncision en tant que signe d’une alliance conclue entre Yahvé et Abraham se décèle également dans le fait 416

Contra : Rachet 2003, 381-382 qui estime que l’absence de lectorat n’aurait pas rendu cette action nécessaire. 417 1 Mac 1, 15. 418 De re medica, VII, 25. 419 1 Co 7, 18.

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que cette pratique ne sera plus jamais évoquée dans la Genèse. Hormis de vagues allusions émises par des glossateurs, il ne sera plus question de circoncision dans les trente-trois chapitres suivants. Seul Gn 34, une interpolation manifeste, relate une légende locale dans laquelle la circoncision joue, il est vrai, un rôle important mais est liée à un rituel pré-matrimonial. La saga de Jacob ne l’évoque pas et le Roman de Joseph non plus. Il faudra attendre l’Exode (~VIIe siècle) pour en réentendre parler, et plus tard encore pour qu’un auteur deutéronomique reprenne, si l’on ose dire, la chose en main. L’étiologie sacerdotale de la circoncision donnée en Gn 17, 10-13 pourrait avoir été inspirée par la mythologie cananéenne. Eusèbe de Césarée, citant Philon de Byblos, rapporte que selon les Phéniciens, la peste et la mort ayant désolé le pays, ‘El, le grand dieu cosmocrate de Canaan, sacrifia son fils unique, puis se circoncit lui-même et força ses compagnons à en faire autant420. Or c’est justement à partir d’une historiette mettant en scène un avatar du dieu ‘El, en l’occurrence ‘El Shadday, que la tradition sacerdotale a mis en scène Abraham au cœur d’une historiette dans laquelle, sur ordre de cette divinité (tardivement identifiée à Yahvé), le patriarche agit exactement de la même manière, se circoncisant lui-même, avant de circoncire, sans leur demander leur avis, ses fils et ses serviteurs. Cette origine prétendument « abrahamique » de la circoncision voulait peut-être se substituer au texte plus ancien de provenance obscure que nous venons d’examiner et qui paraissait attribuer cette pratique aux Madianites. Ce fossile paléographique, aurait dû être retiré du corpus, comme le furent tant d’autres, lors de la mise en forme définitive de l’Exode. Il ne le fut pas, peut-être d’abord par distraction, plus tard par incompréhension, puis par respect.

La mort du pharaon oppresseur et l’hypothèse « Mérenptah » L’annonce de la mort du pharaon « qui n’avait pas connu Joseph » insérée en Ex 4, 19 a fait supposer que Moïse aurait été contemporain de deux rois d’Égypte. Cette déduction implique la naïve acceptation de l’absurde longévité du héros, alors âgé de 80 ans (deux fois « 40 ans »), mais ce n’est pas là que se situe le nœud du problème. En réalité, cette soi-disant mort du monarque n’est qu’une invention destinée à relier le récit de Moïse en Madiân à une autre mouture de la tradition qui mettait en scène Moïse en Égypte s’opposant à Pharaon421. Le compilateur se rendit compte que la seule manière de relier entre elles les deux histoires était de faire revenir Moïse en Égypte. Mais, vu la raison donnée de sa présence en Madiân (meurtre du surveillant égyptien), il lui fallait trouver le moyen d’éviter que la sentence de mort dont il avait été frappé fût exécutée. Il crut alors qu’il suffisait de faire mourir le roi qui l’avait prononcée, en laissant imaginer que son successeur 420

Prép. év., I, X. On trouve déjà cette annonce de la mort du roi deux chapitres plus haut mais il s’agit d’une glose encore plus tardive, comme l’indique la BJ 1998, 107, g. 421

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n’était pas au courant de la condamnation. C’était irréaliste mais cela suffit, deux mille cinq cents ans plus tard, à engendrer dans l’esprit d’historiens des temps modernes l’idée que Mérenptah était le pharaon de l’Exode. Cette hypothèse, attribuée à Karl Lepsius, date de la première moitié du XIXe siècle. À cette époque, l’intangibilité du texte biblique avait déjà été largement battue en brèche mais le conditionnement religieux restait tout de même encore assez marqué. La plupart de ceux que l’on appelait alors les « orientalistes », et tous les biblistes, avant d’entrer à l’université (ou au grand séminaire pour certains), avaient usé leur fond de culotte sur les bancs d’institutions chrétiennes, considérées en ce temps-là comme les plus habilitées à dispenser l’enseignement des X années de « gréco-latines » préalables à l’étude des civilisations antiques. Il faut reconnaître aussi que les données bibliques et les données historiques alors en possession des chercheurs paraissaient s’accorder. L’hypothèse de la descente des Hébreux en Égypte au temps des Hyksos était déjà admise. Une période de 430 ans après cette époque renvoyait les chercheurs au cœur de la XIXe dynastie. Or dans cette lignée, avait vécu un roi, Ramsès II, dont le règne avait été suffisamment long (67 ans) pour pouvoir contenir la majeure partie des 80 premières années de la vie de Moïse. De plus, la Bible semblait bien désigner ce roi comme l’oppresseur des Hébreux puisqu’elle mentionnait une « ville de Ramsès » construite par ce peuple réduit en esclavage. Le successeur de Ramsès II avait été son treizième fils, Mérenptah. Ce devait donc être lui le pharaon de l’Exode. Autre critère brandi comme un argument péremptoire : la dépouille de Mérenptah n’avait été retrouvée ni dans sa tombe de la Vallée des Rois ni dans la cachette de Deir el-Bahari, ce qui portait à induire qu’il était bel et bien mort noyé dans la mer en poursuivant les Hébreux et que son corps avait disparu à jamais. C’est presque au même moment (1896) que Flinders Petrie découvrit une stèle sur laquelle Mérenptah – justement lui – se vantait d’avoir anéanti un peuple dont le nom fut lu « Israël ». Du coup, les partisans de l’hypothèse exultèrent. On tenait le pharaon de l’Exode ! En 1898, deux ans après la découverte de cette stèle, le corps de Mérenptah fut trouvé à peu près intact par Victor Loret dans la cachette de la tombe d’Amenhotep II en compagnie de huit autres momies royales. Il fut bientôt « démailloté » et soigneusement examiné. On n’y décela aucune trace de noyade mais de nombreux traumatismes causés post mortem probablement par les violateurs de la sépulture initiale du roi et peut-être aussi par les prêtres chargés de restaurer la momie profanée. L’hypothèse « Mérenptah » a encore quelques partisans aujourd’hui mais est de moins en moins prise en compte par l’égyptologie moderne. Nous verrons d’ailleurs plus loin que cette mort du pharaon oppresseur par noyade n’est qu’une idée reçue.

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Moïse versus Pharaon Yahvé dit à Aaron : Va dans le désert au-devant de Moïse. Aaron partit ; il rencontra Moïse à la montagne d’Élohim et il l’embrassa. (Ex 4, 27)

Nous sommes à nouveau ici au cœur de récits légendaires par nature peu concernés par notre logique cartésienne et qui, de plus, ont été abondamment remaniés, triturés… Il est donc inutile de se demander comment Aaron, censé être un esclave briquetier, va pouvoir quitter son chantier de fabrication de briques sans être inquiété par les gardes-chiourme. Et aussi comment il va pouvoir reconnaître Moïse, qu’il est censé n’avoir plus vu depuis quatre-vingts ans, alors que lui-même n’avait que trois ans et que Moïse n’était encore qu’un nourrisson âgé de trois mois. Mais tout est bien qui finit bien, comme dans les contes, et il rencontre son frère « à la montagne d’Élohim », lieu qui n’est autre que celui de la théophanie du buisson ardent, bien que, selon le texte antécédent, Moïse soit censé avoir quitté cet endroit depuis un certain temps. Après les accolades de rigueur, les deux frères se remettent en chemin vers la Vallée du Nil et les voici bientôt qui, sans transition, se présentent devant Pharaon. Ici, notre auteur s’imagine sans doute qu’il suffisait au premier venu de pousser le vantail du palais royal et de se rendre à la salle du trône pour recevoir incontinent audience de l’homme le plus puissant du monde. J’ai souligné plus haut l’impossibilité que des esclaves ou des gardiens de chèvres eussent pu s’aboucher avec l’incarnation divine qu’était le roi d’Égypte. Moïse et Aaron racontent au roi l’apparition de Yahvé et, dans la foulée, sollicitent la permission de quitter l’Égypte avec l’ensemble du peuple hébreu pour aller offrir à ce dieu des sacrifices quelque part dans le désert. Pharaon, bien évidemment, rejette cette requête et c’est dans les termes de son refus que se niche la preuve de l’existence de la tradition rarement évoquée d’un Moïse esclave briquetier parmi ses frères : Le roi d’Égypte leur répondit : Moïse et Aaron, pourquoi détournez-vous le peuple de son ouvrage ? Allez à vos corvées ! (Ex 5, 4)

Que signifie cet ordre donné à Moïse de retourner travailler illico, alors qu’il est censé revenir de Madiân après quarante années d’absence ? Enfant adoptif d’une princesse égyptienne (qui ici n’existe plus), il n’a jamais été soumis aux travaux forcés. N’est-il pas décrit, « 40 ans » plus tôt, en train de se promener à sa guise sur les chantiers où peinent les « enfants d’Israël »422 ? En réalité, cette injonction – notée dans le TM : lekhu lessivlothekhem, « Allez à vos corvées », et dans la LXX : apelthate hekastos humon pros ta erga autou, « Que chacun de vous retourne à ses travaux », – indique que la source du récit a changé. Dans cette version-ci, issue d’une tradition 422

Ex 2, 11.

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parallèle (logiquement plus ancienne mais, hélas, non conservée), l’entretien avec le roi se déroule dans un contexte où Moïse est un Hébreu comme les autres, astreint à la corvée des briques. (Sinon l’ordre de retourner travailler resterait inexplicable.) On remarquera également que Pharaon ne s’étonne pas le moins du monde du retour de Moïse. Et pour cause : dans le contexte de cet épisode, Moïse n’a pas été exposé sur le Nil, n’a pas été adopté par une princesse et n’a jamais quitté l’Égypte. Nous sommes simplement revenus « 40 ans » en arrière. Nous ne nous trouvons pas en présence d’un nouveau pharaon mais toujours devant ce même roi oppresseur « qui n’avait pas connu Joseph ». Et si celui-ci ne fait aucune allusion au meurtre du surveillant pour lequel il avait prononcé une sentence de mort à l’encontre de Moïse ni à sa fuite en Madiân, c’est pour la simple raison que dans la version à laquelle Ex 5, 4 se réfère, ces événements n’ont pas eu lieu. (Il y a cependant tout lieu d’imaginer que, dans un récit antérieur perdu, le meurtre du garde-chiourme était commis par ce Moïse esclave.) Cette tradition d’un Moïse n’ayant jamais quitté l’Égypte possédait également une apparition de Yahvé qui, contrairement au reste, a été conservée et simplement déplacée. Elle se déroulait en Égypte-même, dans un contexte d’une affligeante banalité. Et il advint qu’un jour, Yahvé parla à Moïse dans le pays d’Égypte. Yahvé dit : Je suis Yahvé. Dis à Pharaon, roi d’Égypte, tout ce que je te dis. (Ex 6, 28-29)

On relèvera qu’ici, Yahvé révèle son nom sans tourner autour du pot. Pour le lecteur qui s’étonnerait qu’autant de couches rédactionnelles puissent encore subsister dans un récit qui (à première vue) semble se développer de manière harmonieuse, voici quelques exemples qu’une simple analyse philologique du texte laisse ressortir. Deux, voire trois, couches se discernent déjà dans les appellations du monarque égyptien nommé tantôt Pharaon, tantôt roi d’Égypte et tantôt Pharaon roi d’Égypte. Il en va de même des multiples appellations de la divinité, où se discerne la plume de rédacteurs ayant chacun donné à ce dieu leur appellation personnelle : ange d’Élohim, Yahvé, Élohim, le dieu de ton père, le dieu des Hébreux, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Je suis qui je suis. Il en va de même des Hébreux, appelés le peuple, mon peuple, le peuple d’Israël, les enfants d’Israël, Israël. La divinité apparaît à Moïse en Ex 3, 5, 10, 13 et 16, mais en 3, 18, c’est à Moïse et aux Anciens d’Israël qu’elle se manifeste423. Moïse est envoyé vers Pharaon en Ex 3, 10 ; vers les enfants d’Israël en 3, 13 et 15 ; vers les Anciens d’Israël en 3, 16. Tantôt, c’est Moïse seul qui est chargé de parler au pharaon, tantôt c’est Moïse et les Anciens, et tantôt c’est Moïse et Aaron.

423

Ici, ces « Anciens » sont anachroniques. Il s’agit de chefs de clan ou de tribu qui plus tard, dans les hautes terres, exercèrent une autorité limitée sur la communauté.

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Les plaies d’Égypte ou le mythologème du Fléau destructeur Comme l’entrevue avec Pharaon n’a pas eu l’effet escompté, Moïse et Aaron n’ont d’alternative que d’aller s’en plaindre auprès de Yahvé. Celui-ci leur révèle alors son plan machiavélique : il s’agit des fléaux successifs dont il va frapper l’Égypte à plaisir. On reconnaît dans l’épisode fameux des dix plaies d’Égypte le mythologème du fléau destructeur lancé par un dieu en raison du comportement d’un personnage ou d’un peuple. Cette punition collective met communément en scène, dans un récit de nature hyperbolique, les éléments naturels et/ou une épidémie. En général, le roi du pays frappé par le fléau consulte les dieux, qui exigent, soit un sacrifice, soit un bannissement pour lever la sanction. Ainsi, dans la version initiale du mythe d’Idoménée, ce dernier, qui a sacrifié son fils à Poséidon pour ne pas périr noyé, avait, par ce crime, attiré la peste sur son royaume. Idoménée est alors exilé à la demande des dieux et l’épidémie cesse. Dans celui d’Œdipe, la ville grecque de Thèbes est en proie à la peste. L’oracle de Delphes, consulté à ce sujet, déclare que l’épidémie est due à la présence intra-muros d’un criminel qui irrite le dieu Apollon. En fait, le coupable n’est autre que le roi Œdipe lui-même, auteur de parricide et d’inceste pour avoir (ignoramment) tué son père Laïos et épousé sa mère Jocaste. Œdipe est alors chassé de la ville pour enrayer la colère d’Apollon. Dans le prototype de ce mythe, Enlil, le dieu suprême du panthéon sumérien, irrité par le bruit de la race humaine, avait d’abord lancé une série de « plaies » sur la Terre (sécheresse, famine, épidémies) avant d’envoyer l’inondation hyperbolique que constitue le Déluge. Ce mythologème fut repris et adapté par les scribes bibliques, avant d’être introduit dans l’Exode, où c’est Yahvé qui envoie les fléaux en raison du comportement des Égyptiens. Les Hébreux seront finalement libérés ou chassés, et le malheur cessera de s’abattre sur Pharaon et ses sujets. L’épisode biblique des plaies est issu de l’amalgame de plusieurs traditions, fusionnées en deux récits principaux. Ceux-ci sont toujours discernables dans le texte actuel où ils ont été imbriqués de manière assez maladroite. Le récit le plus ancien, présentait l’exode comme une expulsion. Il ne contenait qu’une seule plaie, l’actuelle dixième : la mort des premiers-nés, qualifiée de nega, « infection ». Cette plaie touchait, non seulement l’ensemble du peuple égyptien, mais aussi le roi dont le fils aîné n’avait pas été épargné : Au milieu de la nuit, Yahvé frappa tous les premiers-nés dans le pays d’Égypte, depuis le premier-né de Pharaon assis sur son trône, jusqu’au premier-né du captif dans sa prison, et jusqu’à tous les premiers-nés des animaux. Pharaon se leva de nuit, lui et tous ses serviteurs, et tous les Égyptiens. Et il y eut de grands cris en Égypte car il n’y avait point de maison où il n’y eût un mort. (Ex 12, 29-30) 254

L’attribution de la qualité mythique au type de calamité présentée ici comme une plaie trouve son origine dans l’incompréhension des Anciens face aux maladies infantiles : incapables de concevoir qu’un mal pût anéantir les enfants sans affecter les adultes, ils y voyaient un signe de la colère des dieux. Mais ici, cette mort des premiers-nés est issue d’une tradition bien plus macabre que le rédacteur a tenté d’oblitérer : la consécration à Yahvé des « prémices du sein maternel », c’est-à-dire, le sacrifice rituel du premierné424. Selon ce qu’en écrira un scribe ultérieur, le massacre des premiers-nés égyptiens par Yahvé aurait été à l’origine des sacrifices d’enfants pratiqués en Israël et en Juda : Quand Yahvé t’aura fait entrer dans le pays des Cananéens, comme il l’a juré à toi et à tes pères, et qu’il te l’aura donné, tu consacreras à Yahvé tout premier-né, de même tout premier-né des animaux que tu auras : les mâles appartiennent à Yahvé. […] Lorsque ton fils te demandera : Que signifie cela ? Tu lui répondras : Par sa main puissante, Yahvé nous a fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude. Et comme Pharaon s’obstinait à ne point nous laisser aller, Yahvé fit mourir tous les premiers-nés dans le pays d’Égypte, depuis les premiers-nés des hommes jusqu’aux premiers-nés des animaux (Ex 13, 14-15)

On ne comprend cependant pas pourquoi les Hébreux auraient dû plus tard sacrifier leurs propres enfants sous prétexte que Yahvé avait un jour tué ceux des Égyptiens. En réalité, à l’origine, il était sans doute conté que les Hébreux avaient sacrifié rituellement leurs premiers-nés à leur dieu. Ex 12, 3-13 contient encore la réminiscence de cette sinistre tradition maladroitement masquée sous la forme d’un sacrifice d’ovins : Le dixième jour de ce mois, on prendra un agneau pour chaque famille, un agneau pour chaque maison. […] On prendra de son sang et on en mettra sur les deux poteaux et sur le linteau de la porte des maisons où on le mangera. […] Cette nuit-là, je passerai dans le pays d’Égypte et je frapperai tous les premiers-nés du pays d’Égypte, depuis les hommes jusqu’aux animaux […] Le sang vous servira de signe sur les maisons où vous serez : je verrai le sang et je passerai par-dessus vous, et il n’y aura point de plaie qui vous détruise quand je frapperai l’Égypte.

Cette histoire de sang autour des portes ne correspond pas à la tradition selon laquelle les Hébreux avaient été confinés en Goshen. Sinon pourquoi auraient-ils dû marquer ainsi leur demeure puisqu’il n’y avait qu’eux à habiter la région ? De plus, les chapitres précédents nous les ont présentés réduits en esclavage et l’on voit mal des esclaves posséder des maisons et du bétail. Le peuple décrit dans ces versets vit en liberté parmi les Égyptiens. Cet épi424

Frazer 1983, 124-125, BJ 1998, 120, b ; Bordreuil – Briquel-Chatonnet 2000, 105 ; Quesnel – Gruson 2000, 138.

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sode se réfère donc à une tradition plus ancienne que celle de la mise en servitude. En fait, le scribe a simplement remplacé l’infanticide collectif par la description d’une coutume immémoriale des nomades célébrée la nuit de la première pleine lune de printemps. Celle-ci consistait à badigeonner les poteaux des tentes du sang sacrificiel d’un agneau ou d’un chevreau afin de protéger les troupeaux des mauvais génies hantant les étendues désertiques. Dans la tradition primitive de l’infanticide rituel, le sang autour des portes était sûrement celui des enfants immolés, censé servir de repère à l’entité exterminatrice venue de nuit pour punir les récalcitrants à sa cruelle injonction. On en trouve une autre trace Ex 13, où quelques heures avant la sortie d’Égypte, Yahvé ordonne à Moïse : Consacre-moi tout premier-né parmi les enfants d’Israël, tant des hommes que des animaux. Il m’appartient. […] Vous sortez aujourd’hui, à la nouvelle lune des jeunes épis. (Ex 13, 2, 4)

L’expression « les jeunes épis » (aviv) désigne la période de germination de l’orge. Elle correspond au « printemps » (plus exactement, à la première pleine lune de printemps) et au mois de Nissan, le premier du calendrier religieux juif. Le récit le plus récent, quant à lui, décrit l’exode, non comme une expulsion, mais comme une fuite nocturne. Comme souvent, ce texte n’est pas venu remplacer son aîné mais a été placé devant lui. Les plaies, au nombre de neuf (les neuf premières du texte actuel), y sont des mophthay, « prodiges », et non plus une « infection ». Ils affectent également l’ensemble du peuple égyptien, y compris le pharaon. Un troisième récit, plus tardif encore et dont il a été question plus haut, met en scène Abraham et Pharaon lors d’une prétendue descente en Égypte du patriarche. Dans celui-ci, les plaies sont à nouveau des negayim, « infections », non décrites, mais seul le roi en est frappé ; pas son peuple. Selon les versions, les plaies affectent donc, soit le roi et son peuple, soit le roi seul. Le Coran reprend certaines de ces calamités mais en mentionne d’autres, absentes du récit biblique, comme la famine et l’inondation 425. Sachant que le Coran est issu en partie de traditions alternatives qui ne nous sont pas toutes parvenues, on ne peut exclure – et cela paraîtrait même plus logique – qu’un énième récit folklorique perdu présentait les plaies au nombre de douze : une par tribu. Les fléaux présentés comme les neuf premiers décrivent certains phénomènes naturels, graves mais pas exceptionnels en Égypte ou au Levant : l’eau du fleuve teintée de rouge, un pullulement de batraciens, une prolifération d’insectes, un nuage de sauterelles, une épidémie touchant le bétail, une autre affectant les humains… Nous verrons plus loin ce qu’il pourrait en être de la septième (la « grêle mêlée de cendres ») et de la neuvième (les 425

Coran 7, 130, 133.

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« ténèbres »). La première plaie, l’eau du Nil changée en sang est souvent reliée à la crue du Nil lorsqu’elle charriait les particules limoneuses arrachées aux rives des hauts plateaux éthiopiens par les pluies, mais le même phénomène se produisait au Levant, plus exactement au Liban, sur le Nahr Ibrahim. Ce cours d’eau, dont le nom signifie « rivière d’Abraham », était appelé dans l’Antiquité Nahr Adon « rivière d’Adon ». Dans la mythologie phénicienne (plus tard reprise par les Grecs), Adon (Adonis en Grèce), amant mortel d’Ashtarut (Aphrodite), fut tué par un sanglier. Pendant son agonie, son sang se serait écoulé dans la rivière, ce qui expliquait à l’époque la teinte rougeâtre que prend son eau au début du printemps. (En réalité, elle doit, cette couleur aux sédiments qu’elle véhicule à cette occasion, tout comme le devait celle du Nil avant la construction du barrage d’Assouan.) Lucien de Samosate déclarait avoir vu à Byblos un grand sanctuaire consacré à Aphrodite Byblienne [Ashtarut], dans lequel chaque année, lorsque le fleuve s’ensanglantait, un culte se célébrait en l’honneur d’Adonis [Adon]. Il ajoutait ensuite que, d’après ce qu’un autochtone lui avait rapporté, c’était simplement la terre du Liban, de couleur rougeâtre, que les vents transportaient dans le fleuve, qui lui donnait cette couleur de sang426. Au Liban, le nom de la ville de Beyrouth conserve celui de Berut, fille d'Adon et d’Ashtarut. Par la suite, la piété populaire islamique donna au Nahr Adon le nouveau nom de Nahr Ibrahim, attribuant son rougissement printanier au sang du bélier égorgé par Abraham à la place d’Ismaël. (Dans la tradition musulmane, le fils destiné à être égorgé, bien que non nommé dans le Coran, n’est pas Isaac mais Ismaël). Pour en revenir aux plaies d’Égypte, certaines d’entre elles soulèvent d’intéressants paradoxes : la cinquième, la mort du bétail égyptien, nous apprend que les Hébreux, pourtant présentés ailleurs comme des esclaves briquetiers, possèdent eux aussi un cheptel, lequel est bien sûr épargné. La dixième, la mort des premiers-nés des Égyptiens, touche également les premiers-nés de leurs bestiaux, pourtant déjà tous tués par la cinquième plaie, ce qui corrobore l’appartenance de cette dixième plaie à une tradition primitivement indépendante. Une autre tradition décrivant Moïse si hautement considéré par les Égyptiens que ceux-ci lui remettent leurs richesses à sa demande juste avant le départ des Hébreux ignore l’épisode des plaies. On ne peut en effet imaginer Moïse être encore très populaire dans la Vallée du Nil après que son dieu ait affligé les autochtones et leur roi de toutes les calamités possibles. Les plaies sont également inconnues de la version la plus ancienne de la sortie d’Égypte qui dépeint Pharaon se lançant à la poursuite des Hébreux à la tête de sa charrerie : dans ce contexte, on se demande où le roi serait allé déni-

426

De Dea Syria, 6-8.

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cher les 1 200 chevaux nécessaires à la traction de ses 600 chars, si son cheptel équin avait été anéanti par la cinquième plaie. Bien que ces fléaux successifs relèvent pour la plupart du mythe, certains d’entre eux pourraient être liés au souvenir des épiphénomènes provoqués par l’éruption minoenne (éruption du volcan de l’île de Théra – aussi nommée Santorin427) vers ~1600. En égyptologie, le principal défenseur de cette hypothèse est Claude Vandersleyen. Si, dans cet essai, je me rallie à cette supposition, je ne peux suivre cet auteur dans sa volonté de relier l’ensemble des plaies bibliques à cette éruption. J’y reviendrai dans la section suivante. La tradition de la fuite des Hébreux et celle de leur expulsion sont inconciliables si elles concernent le même groupe de gens. Dans le cadre des inévitables débordements réactionnaires concomitants à la chute des Hyksos, certaines petites gens de leur fratrie, éleveurs, cultivateurs, ouvriers, artisans, marchands, bien qu’inoffensifs, auraient pu se voir enjoindre de décamper des territoires de Basse-Égypte qu’ils occupaient, squattant sans doute les anciens bâtiments officiels et les temples abandonnés, ainsi que le décrira Hatshepsout au Speos Artemidos. Les uns auraient pris peur et auraient obtempéré, tandis que d’autres, ne sachant où aller, seraient restés, ignorant qu’ils allaient devenir pour un temps l’objet de l’hostilité d’un pouvoir qui ne leur avait fait aucun mal jusqu’alors. Les premiers auraient répandu en Canaan la version de leur expulsion, alors qu’une interprétation plus subjective en aurait été conservée par les seconds.

L’hypothèse « Théra » Théra était le nom d’un petit archipel méditerranéen constitué de cinq îles et situé à environ 100 km au nord-est de la Crête. C’était aussi le nom de sa capitale. À l’origine, il s’était agi d’une île unique crée par un volcan actif depuis au moins 650 000 ans. Sa dernière éruption cataclysmique se serait produite il y a environ 3 600 ans. Elle dura au moins deux semaines. Lors d’une éruption précédente, à la fin du Pléistocène (vers ~20 000), le volcan avait explosé avant de s’effondrer sur lui-même, laissant la mer envahir son énorme cratère et ne laissant plus que des fragments de l’île primitive disséminés autour d’une dépression circulaire (caldeira) de 8 km de diamètre marquant l’emplacement de la base de l’ancien cône volcanique. Lors de l’éruption minoenne (vers ~1600), les éjectas commencèrent à remplir la caldeira. Mais comme la chambre magmatique située au-dessous s’était progressivement vidée au cours du cataclysme, le fond de la caldeira s’effondra sous le poids des débris et la mer s’engouffra dans la chambre et les cheminées du volcan sur près de 400 mètres, générant une formidable explosion, suivie d’un tsunami dont la Crète, la Turquie et les côtes levantines ont gardé l’empreinte. La côte égyptienne, bien que distante d’environ 750 km, dut en être 427

Cette appellation provient du nom que les Vénitiens donnèrent à l’île au XIIIe siècle en l’honneur de Sainte Irène : Santa Irini.

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affectée elle aussi, mais dans une moindre mesure car on en a retrouvé moins de traces. Aucun corps ni objet de valeur n’a été découvert sous les cendres et les ponces de Théra, indication que des signes précurseurs de la catastrophe avaient laissé aux habitants le temps de s’enfuir par bateau en emportant leurs richesses. La dernière éruption de ce volcan a eu lieu en 1956 de notre ère. Elle fut de moindre importance mais détruisit quand même une partie de la ville d’Akrotiri. De nombreux indices signalent que le volcan, toujours actif, n’est qu’endormi sous les eaux428. La ville d’Akrotiri fut érigée sur les ruines d’une cité plus ancienne détruite par l’éruption minoenne. L’analyse au 14C des restes d’une branche d’olivier (en vie lors de l’éruption) retrouvée sous les cendres ayant englouti la cité antique situe la catastrophe entre ~1627 et ~1600429. Selon Loïc Mangin, rédacteur en chef adjoint du magazine Pour la Science, une autre datation au 14C, réalisée à partir de matériaux extraits des ruines, la place entre ~1660 et ~1613 ; une datation donnée par l’analyse de carottes de l’inlandsis du Groenland indique une pollution au dioxyde de soufre entre ~1660 et ~1620 ; enfin, une datation par dendrochronologie la fixe entre ~1627 et ~1600, ce que pourrait confirmer une analyse effectuée sur une variété de pins californiens qui révèle un épisode froid attribué à la présence de poussières volcaniques dans la haute atmosphère vers ~1626430. L’éruption de Théra laissa des marques dans la mémoire collective des populations égéennes et levantines, et sans doute aussi en Égypte où des ponces flottées provenant du volcan ont été retrouvées en maints endroits du Delta. On ne peut donc écarter la possibilité que l’un ou l’autre détail du récit biblique ait pu être lié au souvenir de certains météores que l’éruption aurait générés en son temps. Le rappel de ces phénomènes inhabituels aurait pu être conservé dans la mémoire et introduit plus tard, dans le récit de la fuite, transformé en prodiges de Yahvé. La plaie des ténèbres pourrait représenter le souvenir du nuage de cendres que l’éruption dégagea et véhicula. L’explosion de Théra fut supérieure à celle du volcan indonésien Krakatoa en 1883. Or celui-ci propulsa des cendres à une altitude de 27 km, dont certaines retombèrent à 5 000 km de là. 428

On ne connaît aucun document signalant sans ambiguïté l’éruption ou ses effets. Ce qui précède n’est qu’une reconstitution scientifique faite à partir d’élément géologiques comme la stratigraphie bien visible de l’île ou les cendres et les ponces retrouvées sur les côtes levantines. Lors de l’éruption minoenne d’autre parties de Théra disparurent encore, dont l’île située au centre de la caldeira, qui se réduisit à un gros rocher inhabitable ; certains croient que la disparition de cet îlot serait à l’origine du mythe de l’Atlantide. 429 Friedrich et al. 2006 ; Ritner – Moeller 2014, 14-15. 430 Pour la Science, n° 344, juin 2006. Mais on peut soupçonner le Vésuve qui connut une éruption à la même époque, d’être à l’origine de la pollution au dioxyde de soufre relevée par l’analyse de carottes de l’inlandsis du Groenland. Pour la même raison, le mont St Helens pourrait être responsable de l’anomalie relevée sur les pins de Californie.

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La « voix » du tonnerre (= la voix de Yahvé) accompagnée de « grêle mêlée de feu » (cendres ardentes ?) mentionnée en Ex 9, 23. L’explosion du Krakatoa fut entendue en Australie, à près de 4 000 km de là. Or Théra et le Delta du Nil n’étant distants que d’environ 750 km, l’explosion de Théra, bien plus forte, y a forcément été perçue. La colonne de nuée censée avoir guidé les Hébreux en fuite : vu l’importance de l’éruption, elle a dû s’élever à au moins 30 km de hauteur et être visible depuis le delta du Nil malgré la courbure de la Terre. La colonne de feu éclairant les fuyards la nuit, que l’on pourrait relier à la lueur de l’éruption, qui dura au moins deux semaines, ainsi qu’aux nuages noctulescents (situés vers 100 km d’altitude mais qu’une illusion d’optique place sur l’horizon) consécutifs aux éruptions volcaniques les plus importantes. Les nuages noctulescents consécutifs à l’éruption du Krakatoa se sont manifestés pendant trois ans. Premier élément de possible connexion : un papyrus égyptien, le Papyrus Rhind, rédigé en l’an 33 du Hyksos Âaouserrâ Apopi, porte sur son verso une inscription mentionnant un an 11 d’un roi non nommé qui ne peut être que le successeur d’Apopi, Khâmoudy, le dernier Hyksos. Il y est écrit qu’en l’an 11 (sous-entendu : du roi régnant officiellement, donc Khâmoudy), « le 1er mois d’Akhet, le 23e jour, on a entendu dire » que la place forte de Tjarou (Tell Héboua) a été assaillie par « celui du Sud », lequel ne peut être que le souverain thébain de l’époque, Ahmosis. La suite du texte nous apprend en outre qu’en ce même an 11 de Khâmoudy, le dieu Seth a « donné de la voix dans les cieux »431, lesquels ont ensuite déversé de la pluie en abondance. Deuxième élément de possible connexion : une stèle gravée sous Ahmosis vers la même époque et appelée Stèle de la Tempête parle de tonnerre, d’averses torrentielles, de maisons renversées, de tombes détériorées et d’une longue période d’obscurité. Troisième élément de possible connexion : la copie manéthonienne de Jules l’Africain situe le « Déluge de Deucalion » (Deucaliononos kataklysmos) sous le règne d’Ahmosis432. Ces trois mentions font peut-être référence à un ouragan exceptionnel, mais il est plus probable qu’elles concernent les épiphénomènes provoqués par l’éruption de Théra. Jadis, la tendance générale était plutôt de situer ce cataclysme avant le règne Ahmosis, mais de nouvelles datations de plus en plus précises et de nouvelles découvertes tendent maintenant à le rapprocher de son règne433. Daniel Stanley, géo-archéologue au Smithsonian Institute à Washington, a relevé des ponces provenant de Théra aux alentours du lac Manzaleh. 431

On notera qu’aussi bien le texte de l’Exode que celui du Papyrus Rhind parlent de la « voix » d’un dieu : celle de Yahvé pour l’Exode ; celle de Seth pour les Hyksos. 432 Le Syncelle, Frag. 52, kata Afrikanon. 433 Moeller – Marouard – Ayers 2012, 87-121 ; Pearson et al. 2018.

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Comme Claude Vandersleyen, il relie l’ensemble des plaies d’Égypte aux particules acides et aux poussières de cendres éjectées par l’éruption minoenne dans la troposphère et la stratosphère 434. Il me semble pourtant évident que si certaines plaies ou d’autres phénomènes décrits dans l’Exode semblent correspondre à des séquelles d’éruption volcanique, la succession de l’ensemble relève de l’élucubration. Il est peu plausible que les dix calamités décrites dans l’Exode se soient produites « à la queue leu leu » ; l’Égypte aurait mis des lustres à s’en relever, ce qui n’aurait pas échappé à l’archéologie. Sans doute certaines d’entre elles, hyperbolisées dans le récit biblique, furent-elles simultanées et de peu d’importance. Une aporie demeure cependant : selon la géo-archéologie, l’éruption de Théra serait antérieure au règne d’Ahmosis ; or Manfred Bietak a retrouvé sur le site d’Avaris de nombreuses ponces (attribuées avec certitude au volcan de Théra par les investigations dont elles ont fait l’objet à l’université de Vienne), mais dans une couche chronostratigraphique postérieure au règne d’Ahmosis435. Bietak relève cependant la possibilité que ces ponces aient flotté longtemps en Méditerranée avant de venir s’échouer en divers endroits du Delta et de la côte nord-est de l’Égypte. À la lumière des dernières analyses et découvertes qui tendent de plus en plus à rapprocher l’éruption de Théra et le règne d’Ahmosis, l’opinion que le Papyrus Rhind et la Stèle de la Tempête ne relateraient qu’un ouragan particulièrement dévastateur devient de moins en moins crédible. A contrario, Kim Ryholt interprète le texte de la Stèle de la Tempête comme symbolisant les exactions et violations de sépultures royales commises par les Hyksos436, hypothèse qu’aucun document probant n’étaye. Ainsi, la découverte du pyramidion de Mernéferrâ Aÿ à Avaris, alors que la pyramide de ce roi avait dû s’élever à plus de 100 km au sud, n’implique pas que les Hyksos (ou des shemaou) aient démoli et pillé ce monument pour s’approprier le trésor funéraire du roi défunt : la pyramide pouvait très bien avoir déjà été violée et partiellement détruite, et son beau pyramidion noir, qui peut-être gisait au sol, avoir été ramené à Avaris on ne sait quand comme objet de décoration et non comme un trophée, ainsi que le furent nombre de statues royales du Moyen Empire retrouvées sur le site d’Avaris437. Certains pharaons des XVIIe et XVIIIe dynasties ne se privèrent pas de dénigrer les Hyksos mais on n’a retrouvé aucun texte les traitant de violateurs de sépultures, ce qui, en toute logique, n’aurait pas manqué d’être le cas s’ils avaient commis ce genre de méfait. De plus, il est probable qu’à l’époque des Hyksos, tous les tombeaux royaux de Basse-Égypte avaient déjà été pillés par le menu peuple. Enfin, le Papyrus Rhind, document « hyksos », 434

Geological Society of Washington, 1146th meeting of March 26, 1986. Bietak 1999, 44-45. 436 Ryholt 1997, 146 sv. 437 Le pyramidion était la dernière pierre, de forme pyramidale, qui couronnait le sommet d'une pyramide. Elle était souvent taillée dans une pierre dure et inscrite. 435

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décrit vraisemblablement le même événement que celui mentionné sur la Stèle de la Tempête, cataclysme que l’on peut difficilement, dans ce cas, assimiler à des violations de sépultures commises par les rois auxquels le rédacteur était soumis.

Le départ des Hyksos selon Manéthon et ses épigones Sous le roi qu’on nomme Misphragmouthôsis, les Pasteurs vaincus furent chassés de tout le reste de l’Égypte et enfermés dans un lieu [qui] se nommait Avaris. [Ils] l’entourèrent complètement d’une muraille haute et forte438 pour garder en lieu sûr tous leurs biens et leur butin. (C. Ap., I, 14, 86-87)439

Alors qu’il est censé citer Manéthon verbatim, Josèphe attribue le blocus d’Avaris au sixième pharaon de la XVIIIe dynastie et non au premier. Le nom hellénisé qu’il donne à ce roi, Misphragmouthôsis, relève de l’agglutination de Menkheperrâ Djehoutymesou, noms de couronnement et de naissance de Thoutmès III. Il lui impute cependant un règne de « 25 ans et 4 mois », durée exacte de celui d’Ahmosis440. Josèphe était certes un écrivain partial, un menteur habile à retourner sa veste, mais pas un imbécile brouillon. Nous avons vu qu’il s’est très probablement basé sur une copie inconnue des Aigyptiaka qui, peut-être, avait déjà été modifiée sur ce point. Le plus ancien manuscrit grec du Contre Apion est contenu dans le Codex Laurentianus, qui date du XIe siècle. Or il est bien connu que cette œuvre contient des ajouts et des modifications. Dans l’Antiquité, vu la qualité des supports scripturaires, l’effet corrupteur du temps et l’écriture parfois fantaisiste des copistes, il ne fallait pas longtemps pour qu’un texte soit altéré. Ainsi, par exemple, la confusion Ahmosis/Thoutmès apparaît déjà sous une autre forme moins d’un siècle après la mort de Josèphe, dans le troisième écrit apologétique que l’évêque Théophile d’Antioche dédie vers 180 à son ami Autolycus : Moïse était le dirigeant des Juifs, comme je l’ai déjà dit, quand ils furent expulsés d’Égypte par le roi pharaon dont le nom était Thmosis. Après l’expulsion du peuple, ce roi, dit-on, a régné pendant 25 ans et 4 mois, selon ce qu’en dit Manaithôs. (Le Syncelle, Frag. 51 : Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, III, 20)441

Chez Théophile, Misphragmouthôsis est devenu Thmosis, mais il est toujours crédité de la durée exacte du règne d’Ahmosis. On remarque aussi que si l’on remplace le thêta de Θμωσις par un alpha, on retrouve le nom d’Aμωσις, ce qui paraît montrer qu’à l’origine, Manéthon citait bien Ahmo438

Bietak 1994, 77, fig. 16, donne une reconstitution de la « muraille haute et forte » d’Avaris. [En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/Apion1.htm. 440 Thoutmès III a régné 32 ans seul mais 53 ans et 11 mois, en comptant la « corégence » d’Hatshepsout. 441 Waddell 1964, 106-109 ; voir aussi id., 107, note 6. 439

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sis. Chez l’Africain, le nom est transcrit Amos442 mais l’Africain tirait ce renseignement, non pas de Manéthon, mais d’Apion, qui l’avait repris chez Ptolémée de Mendès, lequel avait peut-être eu accès à Manéthon ou à des copies, voire à des listes royales. Un peu plus loin, Théophile (comme Josèphe probablement à l’origine) place à nouveau ce Misphragmouthôsis (corrompu en Mephrammouthôsis) à sa position correcte (la sixième) dans la XVIIIe dynastie. Le Syncelle, qui a enfin remarqué la quasi-homonymie et la confusion, mais ne détecte pas son origine, note que : Amôsis [est] aussi appelé Misphragmouthôsis443. Il se pourrait également que la confusion entre les pharaons Ahmosis et Thoutmès III relève d’une mauvaise interprétation par les Égyptiens de l’Époque Hellénistique du récit de la première campagne que Thoutmès mena en Canaan en l’an 22 de son règne nominal. Elle aurait pu avoir été donnée à un copiste, qui aurait cru, en la transmettant, corriger Manéthon. Le récit de cette campagne de Thoutmès s’ouvre en effet sur un préambule évoquant l’époque où les Hyksos étaient maîtres de l’Égypte : Sa Majesté a passé la forteresse de Tjarou […] afin de soumettre ceux qui attaquaient les frontières de l’Égypte. […] De longues années durant, ils [allusion aux Hyksos] avaient gouverné cette terre qui fut pillée, chacun travaillait pour leurs Grands qui étaient dans Avaris. Puis, à l’époque des autres [= d’autres rois], il advint que la garnison qui était là [à Avaris] se trouvant à Sharouhen […] ils tombèrent dans la rébellion contre Sa Majesté444.

Bien que Thoutmès déclare que les Hyksos tombèrent à l’époque d’autres rois avant lui, la mention de la rébellion contre « Sa Majesté » a pu être mal interprétée. À l’époque de Thoutmès III, la forteresse cananéenne de Sharouhen, dernier bastion des Hyksos, était tombée depuis plus d’un siècle sous l’assaut d’Ahmosis (après un siège de trois ans, à en croire la biographie d’Iâhmès fils d’Abana). En fait, la révolte évoquée par Thoutmès était une coalition anti-égyptienne fomentée et réunie à Megiddo par le roi syrien de Qadesh juste après la mort d’Hatshepsout, acte de rébellion justifiant la campagne du pharaon. Un quiproquo a pu laisser croire à une action décisive de Thoutmès contre les Hyksos445. En effet, ce roi a fait graver à Karnak, sur la face occidentale du 6e pylône, une liste des cités soumises à cette occasion. Plusieurs de ces toponymes (inévitablement asiatiques) semblent évoquer des anthroponymes liés aux Hyksos : ainsi Ysep-Her (en 78e place mais les signes sont très altérés)446, et Yaqbim (en 102e place)447. 442

Le Syncelle, frag. 52, kata Afrikanon ; Waddell 1964, 110-111. Le Syncelle, op. cit. 444 Annales de Thoutmès III, col. 6-11, trad. Dessoudeix 2012, 189-190, excepté les précisions entre crochets, qui sont miennes. Je profite de l’occasion pour remercier à nouveau Michel de m’avoir laissé copier et annoter son texte. 445 Breasted 1931, 83 ; Redford 1970b, 43-44. 446 Mariette 1875, Pl. 20. 447 Mariette op. cit., Pl. 19. 443

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Dans un de ses écrits, Eusèbe de Césarée donne Ahmosis pour libérateur de l’Égypte et pharaon de l’Exode, mais il reconnaît copier sur ce point, non pas Manéthon, mais Ptolémée de Mendès : Quant aux Égyptiens, nous avons des tableaux très exacts de leur histoire, qui ont été traduits de leur langue par Ptolémée, non le roi, mais le prêtre de Mendès. Celui-ci […] dit que c’est sous Amosis, roi d’Égypte, qu’eut lieu le départ des Juifs vers les contrées où ils voulaient se fixer, sous la conduite de Moïse. […] Après lui, Apion […] dit qu’Amosis démantela la ville d’Avaris, […] comme cela est relaté dans les chroniques de Ptolémée de Mendès. (Prép. év., X, 11)448

En revanche, dans l’extrait de sa Chronique repris dans le fragment 53 du Syncelle, Eusèbe semble se contredire, plaçant l’exode des Hébreux à la fin de la XVIIIe dynastie, sous le règne d’un roi qu’il nomme Akhenkhersès. Sachant que, dans un autre fragment du Syncelle, cet Akhenkhersès est donné, non pour un roi, mais pour une reine, en l’occurrence pour la fille d’un certain Oros449, nom qui n’est autre que la forme hellénisée d’Ouâenrâ, autrement dit de Néferkheperourâ Ouâenrâ Amenhotep IV-Akhenaton450, nous aurions affaire à Ânkhkheperourâ (dont Akhenkhersès est un des exonymes), nom de couronnement de Néfernéferouaton, l’éphémère femmepharaon qui succéda à Akhenaton à Amarna pendant environ deux ans451. Le Syncelle relève aussitôt dans un court excursus qu’à ce sujet, Eusèbe est en contradiction avec tous les autres auteurs et qu’il le reconnaît lui-même 452. Il serait étonnant que cet aveu et cet ancrage chronologique de la sortie d’Égypte à la fin de la période amarnienne, sous le règne d’une reine (que la mention prend pour un homme453), soit de la main d’Eusèbe. On ne peut ici exclure qu’un glossateur anonyme ait apporté sa propre vision des choses dans le texte grec. En quelques années, les troupes d’Ahmosis ont repris Memphis et sa région. Selon le verso du Papyrus Rhind, elles auraient libéré Héliopolis et Tjarou en l’an 11 du règne de Khâmoudy. Ce dernier se serait alors retranché dans Avaris. La date de l’évacuation d’Avaris n’est pas connue mais il est admis que la domination asiatique sur la Basse-Égypte avait cessé avant la 22e année du règne d’Ahmosis. Cette conviction s’appuie sur une inscription datant de cette année-là, dans laquelle il est mentionné que des bœufs de

448

http://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/preparation10.htm#XI. Le Syncelle, frag. 50, 51. 450 Contra : Hertier 2012, 115, note 2. 451 Dans le frag. 50 du Syncelle, cette « fille d’Oros » (sans doute Méritaton) est créditée d’un règne de 12 ans et 1 mois, probable erreur de copie pour « 2 ans et 1 mois », durée plus conforme à la réalité historique. 452 Le Syncelle, frag. 53, kata Eusebion. 453 À moins que cette mention concerne, par confusion, son possible époux, le tout aussi évanescent Ânkhkheperourâ Semenkhkarâ Djeserkheperou. 449

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Palestine ont été utilisés lors de la réouverture des carrières de calcaire de Tourah, au sud de Memphis454. La Stèle de la Tempête, incomplète car brisée en plusieurs morceaux, ne contient aucun repère chronologique. Cependant, le signe de la Lune entrant dans la composition du nomen d’Ahmosis a encore les pointes dirigées vers ), ce qui situerait le monument avant l’an 22 du règne, donc au le haut ( temps où Khâmoudy tenait encore Avaris. Selon Vandersleyen, l’inversion ) a eu lieu entre l’an 18 et l’an 22455. La représentation de la du signe ( Lune avec les pointes du croissant vers le haut découlait de l’imagerie mésopotamienne et son remplacement par celle avec les pointes vers le bas marquerait la volonté de rompre avec les usages asiatiques 456. Le changement de graphie s’est très vraisemblablement produit après la chute d’Avaris, vu la portée symbolique de cet événement libérateur. Si la tempête décrite dans la stèle est la même que celle évoquée au dos du Papyrus Rhind, on pourrait dater les événements décrits des alentours de l’an 20 ou 21 d’Ahmosis puisqu’en cet an 11 de Khâmoudy, les troupes égyptiennes étaient entrées dans Tjarou et qu’il est communément admis que la chute de Tjarou précéda de peu l’évacuation d’Avaris, qui aurait donc eu lieu juste avant l’an 22 d’Ahmosis. Comme dit plus haut, cette tempête pourrait être liée à l’éruption minoenne. Toutefois, même en retenant la date la plus basse qui ait été proposée pour cet événement (~1600) et la plus haute donnée pour le début du règne d’Ahmosis (~1570 pour Edward Wente), l’écart entre ce cataclysme et l’an 20 du règne d’Ahmosis (qui serait alors ~1550) reste d’une cinquantaine d’années. La découverte à Tell el-Daba‘a, au même niveau stratigraphique (R/III), d’empreintes de sceaux du Hyksos Khyan (XVe dynastie.), de Sobekhotep III et de Néferhotep Ier, (milieu de la XIIIe dynastie)457, de même qu’une découverte quasi identique à Edfou d’empreintes de sceaux du même Khyan et de Sobekhotep IV458 a pu paraître assez troublante. Nadine Moeller, Gregory Marouard et Natasha Ayers considèrent que ces nouveaux éléments sont de nature à déplacer le règne du Hyksos Khyan au tout début de la XVe dynastie459, laquelle aurait dès lors été en partie parallèle à la deuxième moitié de la XIIIe. La durée du règne des quatre premiers Grands Hyksos restant inconnue (les épigones manéthoniens ne s’accordent que sur la longueur de règne du premier : 19 ans), ceci pourrait ne rien changer quant à la date du début de la XVIIIe mais contredirait la source de Josèphe, qui cite juste après son Apophis, donc vers la fin de la XVe dynastie, un roi qu’il nomme Iannas (que 454

Breasted 1906, II, 12 ; Vandersleyen 1995, 219. Vandersleyen 1971, 213. 456 Dhorme 1945, 54-60. 457 Reali 2012, 67-73. 458 Moeller – Marouard – Ayers 2012, 87-121. 459 Son règne se situerait alors vers ~1600 et couvrirait ceux de Sobekhotep III, Néferhotep Ier, Sahathor et Sobekhotep IV, soit une vingtaine d’années, selon les longueurs données par Vandersleyen 1995, 660. 455

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l’Africain, de son côté, place avant Apophis) et qui est très probablement le fils de Khyan, révélé par un fragment de stèle découvert à Avaris comme sa nisou semsou Yanass, « fils royal aîné, Yanass »460. Dans l’état actuel de nos connaissances, et bien qu’il n’existe aucune attestation royale d’Yanass, on peut toujours présumer qu’il a succédé éphémèrement à son père Khyan. De nombreux chercheurs pensent qu’il n’a pas régné, mais, dans ce cas, on se demande pourquoi les scribes égyptiens auraient conservé ce nom, que Manéthon n’a pu trouver ailleurs que dans une liste royale. Après tout, on n’a jamais retrouvé non plus la moindre mention du Hyksos Khâmoudy, alors que son règne a duré 11 ans (mais il n’est pas impossible que ces rois – Yanass et Khâmoudy – dont on ne connaît que le nomen, soient attestés ailleurs, sans qu’on le sache, sous un prænomen égyptien). Irene Forstner-Müller rapporte qu’aucun matériel de Khyan n’a été trouvé dans un contexte primaire461. De son côté, Chiara Reali note que des fragments de sceaux du Hyksos Yaqeb-Her ont été découverts dans les mêmes conditions (contexte secondaire) dans les couches thoutmosides du Palais de ‘Ezbet Rushdi ; elle suggère la possibilité que certains conteneurs scellés auraient été conservés en magasin et descellés seulement plus tard, quand il y aurait eu une demande pour le matériel qu'ils contenaient 462. Mais il se pourrait tout aussi bien que, devenus inutiles, tous ces « sceaux » aient été jetés dans ce qui serait devenu, d’un côté comme de l’autre, une sorte de dépôt d’immondices463. On a également retrouvé dans la couche R/III une empreinte qui semble porter le praenomen d’Apopi avec une erreur orthographique : /n/ pour / âa/464. S’il s’agit bien d’Apopi et si la durée de 108 ans donnée par le P. Turin pour la royauté Hyksos est exacte, 38 ans (et probablement plus d’un règne) auraient séparé Khyan d’Apopi selon l’hypothèse de Moeller et consorts465. Il est étrange, dès lors, qu’aucun indice matériel d’autres Hyksos 460

Reproduction du fragment dans Bietak 1999, 75, fig. 13. Ce roi est aussi nommé Iensès. Forstner-Müller – Reali 2018, 118. 462 Reali 2012, 71-72. 463 Daphna Ben Tor (2010, 96-97) note que les sceaux de Yaqeb-Her sont stylistiquement presque identiques à ceux de Khyan. Cela suggère que Yaqeb-Her pourrait avoir été, soit le successeur immédiat de Khyan, soit un vassal qui gouvernait une partie du Delta sous l'autorité de Khyan. Elle ajoute en outre (mais Vandersleyen 1995, 172, note 1 le signalait déjà) que la forme « hyksos » du signe ouser ) utilisé dans le prænomen de ces rois est un argument supplémentaire en faveur d’une proximité chronologique. C’est Âaouserrâ Apopi, sans doute le plus égyptianisé des Hyksos qui reviendra à la graphie conventionnelle : sur l’architrave de Gebelein, sur le vase de Dra Abou el-Naga et sur celui d’Almuñecar, le signe ouser de son prænomen est encore muni des deux jambes, ce qui ne sera plus le cas sur la palette de scribe de Medinet el-Fayoum, le Papyrus Rhind et la lame d’herminette du British Museum. 464 Reali 2012, 71. Néouserrâ pour Âaouserrâ. 465 En attribuant par convention 19 ans au règne de Salitis, 40 ans à celui d’Apopi et 11 ans à celui de Khâmoudy. 461

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qui auraient régné dans cet intervalle de temps n’ait été retrouvé dans la même couche. Peut-être la XVe dynastie fut-elle plus longue que les 108 ans mentionnés en P. Turin 10/21 et les Hyksos plus nombreux que six. (Nous savons que le P. Turin n’est pas exempt d’erreurs.) Récemment, Thomas Schneider, procédant à une reconstruction hypothétique mais plausible de la partie manquante du fragment du papyrus, a assigné à la XVe dynastie une longueur possible de 160+x ans, voire 180+x ans466. On notera cependant qu’en enlevant les 51 ans des règnes d’Apopi et de Khâmoudy aux 160+x ans de Schneider, il reste 109+x ans à partager entre les quatre premiers Hyksos, ce qui semble énorme (et l’est encore davantage si l’on admet 180+x ans). De plus rappelons-nous qu’Hérodote, puis Eusèbe, qui puisaient à d’autres sources, donnaient comme durée au séjour des Hyksos respectivement 106 et 103 ans. Il n’y a que Josèphe, qui considère les Hyksos comme ses ancêtres, à donner à leur séjour en Égypte une longueur supérieure à 108 ans : 170 ans467 (mais peut-être cette durée concerne-t-elle les XIVe et XVe dynasties). Peut-être aussi y eut-il en Haute-Égypte, au cours de la DPI, plus de règnes parallèles qu’on ne le pense, voire une synarchie momentanée. C’est ce que donne à supposer le Décret de Coptos de l’an 3 de Noubkeperrâ Antef (XVIIe dynastie). S’il y eut une dynastie indépendante à Abydos ou à Thinis (au cœur de laquelle régnèrent Senebkaÿ – qui est peut-être le roi Ouser▒▒râ ▒▒▒▒ de P. Turin 11/16 – et les sept rois non identifiés propriétaires des autres tombes de la nécropole de Sohag), il a pu en naître d’autres ailleurs. Ces principicules, qui auraient pris un protocole royal (comme le fit Senebkaÿ), auraient été chacun un de ceux qu’Antef nomme dans son décret sekhem-iri.f, « puissant compagnon » [détenteur d’autorité] », qui auraient régné parallèlement. Le souverain thébain – le nisou, tel qu’Antef se décrit lui-même en faisant terminer son titre par le signe (A43) représentant le roi portant uniquement la couronne blanche de Haute-Égypte – n’aurait dès lors été, comme jadis l’évêque de Rome, que le primus inter pares doté du droit de s’immiscer dans les affaires de ses pairs468. Ces contradictions et incertitudes montrent bien que la chronologie de la DPI est loin d’être fixée. Il suffit pour s’en convaincre de constater que les dates données par les principaux chercheurs pour le début du règne d’Ahmosis oscillent sur quarante ans : entre ~1570 pour Edward Wente et ~1530 pour Wolfgang Helck. Claude Vandersleyen que nous suivons ici donne ~1543, ce qui situerait sa 20e année de règne en 1523, date que certains spécialistes rapprochent de l’éruption minoenne469. 466

Schneider 2018, 282-283. C. Ap., I, 33 et 299. 468 Drioton – Vandier 1969, 295. On notera que ce titre de nisou employé seul contient la reconnaissance implicite de la royauté des Hyksos sur la Basse-Égypte. 469 Cf. Wiener – Earle 2014, et plus généralement tous les écrits de Malcolm H. Wiener relatif à cette éruption. 467

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Ahmosis est mort au terme d’un règne de 25 ans et 4 mois. Il y a un peu plus d’un siècle, les premiers examens médico-légaux du corps momifié présumé être le sien (momie CG 61057, retrouvée en 1881 dans la cachette de Deir el-Bahari, mais restaurée sous la XXIe dynastie) lui donnaient environ cinquante ans ; on sait maintenant qu’il en avait moins de quarante. L’identité de cette momie est toutefois contestée en raison de légères dissemblances morphologiques crânio-faciales avec celles des membres de sa famille mais surtout du fait que le corps a les bras le long du corps et non pas ramenés sur la poitrine selon l’usage adopté pour les rois postérieurs. Elle ne se trouve d’ailleurs plus au musée du Caire en compagnie des autres momies royales mais au musée de Louxor, à côté du corps supposé être celui de Ramsès Ier. Je l’avais déjà vue jadis à deux reprises et suis allé récemment la revoir à Louxor. Point n’est besoin d’être médecin légiste pour constater la présence de la rétrognathie caractéristique des ahmosides sur cette momie470 – ce qui n’implique nullement, bien sûr, qu’il s’agisse de celle du roi. Je ne peux me prononcer quant aux éventuelles différences anatomiques mais, pour ce qui est de la contestation relative à la position des bras, elle ne semble pas tenir compte que ce corps, s’il est bien celui d’Ahmosis, est, après les pitoyables restes de Tâa (dont les bras occupent la position qu’ils avaient lors de son agonie), la deuxième plus ancienne momie royale « intacte » découverte à ce jour. On ignore donc si l’usage de croiser les bras du pharaon, comme pour lui faire tenir le sceptre et le flagellum (posture dite « osirienne »), existait déjà à l’époque d’Ahmosis ou s’il est postérieur471. Le fait qu’un roi défunt puisse être représenté ainsi sur le couvercle de son sarcophage n’induit nullement que cette position soit la sienne à l’intérieur du cercueil. Les radiographies de la momie du fils et successeur d’Ahmosis, Amenhotep Ier, ne peuvent fournir aucun renseignement probant à ce sujet. Le corps est très détérioré et la momie a été restaurée à deux reprises : sous Pinedjem Ier et sous son fils Mahasarta (entre ~1070 et ~1046) 472. Elle n’a, de toute façon, jamais été démaillotée à l’époque moderne. Les bras du roi sont croisés, mais ils l’ont vraisemblablement été par les restaurateurs de la momie sous la XXIe dynastie, action qui aurait peut-être causé la fracture bien visible de l’un d’eux. Il semble cependant peu probable qu’ils l’étaient à l’origine car la momie du successeur d’Amenhotep, Thoutmès Ier, n’a pas les bras croisés non plus – elle est d’ailleurs, elle aussi, contestée, apparemment à raison473. La première momie royale identifiée avec certitude et dont les bras sont croisés comme ceux d’Osiris est celle de Thoutmès II, postérieure d’en470

Le Dr Grafton Elliot Smith relevait déjà en 1912 : « A feature already noticed in the three women of this Dynasty, whose mummies I have described, occurs also in Ahmosis […] that is, the prominence of the upper teeth, which may possibly be a family trait » (Smith 1912, 16). 471 Les restes plus anciens mais incomplets et désordonnés, du roi Aouibrâ Hor (XIIIe dynastie) ne peuvent fournir aucun renseignement à ce sujet. Quant à ceux de Senebkaÿ, ils ne sont plus qu’un squelette reconstitué par ses inventeurs après avoir été découvert en désordre. 472 Smith 1912, 18.

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viron quarante ans (et trois règnes) à celle dite d’Ahmosis. Par conséquent, en l’absence d’éléments probants, il n’est pas déraisonnable de supposer que Thoutmès II pourrait avoir été le premier roi auquel on fit adopter la posture osirienne. Quant à une éventuelle confusion des corps par les prêtres qui restaurèrent et cachèrent ces momies à Deir-el-Bahari, nous nous rallierons à l’opinion de Marc Gabolde, à savoir que « le bon sens nous conduit à admettre qu’ils étaient certainement mieux informés que nous leur identité »474, ce qui, bien sûr, n’exclut pas d’éventuelles méprises. Les radiographies du corps présumé d’Ahmosis révèlent « un rhumatisme dégénératif de la colonne et une arthrose assez évoluée des genoux »475 qui ont dû frapper le défunt d’un sérieux handicap et réduire sa mobilité. Ceci entre en contradiction avec la biographie d’Iâhmès fils d’Abana qui décrit le roi « allant et venant sur son char » pendant le siège d’Avaris, mais il n’est pas impossible qu’Ahmosis ait été assis confortablement dans un char aménagé en ce sens et que, par respect, ce détail n’ait pas été mentionné, ou encore que ce « cliché », en réalité donné par les descendants d’Iâhmès, mais sans doute selon les dires du défunt, relève d’une confusion de leur part et reflète plutôt l’image d’Amenhotep Ier, pour lequel ce soldat fit campagne également.

L’expulsion des Hyksos, une idée reçue Au contraire de ce qu’on lit encore souvent, lors de la chute des Hyksos, tous les Asiatiques ne quittèrent pas l’Égypte ou n’en furent pas chassés. Loin de là. « L’idée que la population gouvernée par les Hyksos a été expulsée du pays est une opinion encore répandue jusqu’à présent dans l’égyptologie. Il existe pourtant de solides indices que la plupart demeurèrent dans le Delta »476. Ahmosis se rendit sans doute très vite compte qu’il n’avait aucun intérêt à anéantir ni à expulser les élites qui avaient jusque-là géré le pays avec efficacité et connaissaient tous les rouages de l’administration. Ceux-ci passèrent tout naturellement au service de leurs nouveaux maîtres, de même que la plupart des petites gens de la fratrie des Hyksos. L’onomastique mais aussi la production ininterrompue d’objets de type asiatique au cours de la e XVIII dynastie en témoigne. La perpétuation du culte de l’avatar cananéen de Seth révéré dans le temple d’Avaris montre que le clergé de ce dieu ne fut pas inquiété lui non plus et resta en place. Ahmosis accorda sans doute son pardon aux Égyptiens passés au service des Hyksos et qui rentrèrent dans le rang, poursuivant en cela les actes d’amnistie initiés par sa mère Iâhhotep. 473

Ce corps n’a pas été découvert dans un cercueil royal. C’est Gaston Maspero qui, en se basant sur les ressemblances de cette momie avec celles Thoutmès II et de Thoutmès III l’a attribuée en toute hypothèse à Thoutmès Ier ; voir Maspero 1889, 581-582. 474 Gabolde 2005, 59-72. 475 Leca, 1976, 148. 476 Bietak 2007, 753.

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Sans parler des militaires de haut rang, fussent-ils de souche égyptienne, nubienne ou sémite, qu’il avait tout intérêt à se concilier (et dont, d’ailleurs, descendit plus tard Ramsès Ier, père de Séthy Ier et grand-père de Ramsès II). Toujours à en croire Josèphe : Le fils de Misphragmouthôsis, Thoummôsis, tenta de les soumettre [les Hyksos] par un siège et les investit avec 480 000 hommes. Enfin, renonçant au siège, il conclut un traité d’après lequel ils devaient quitter l’Égypte et s’en aller tous sains et saufs où ils voudraient. D’après les conventions, ils sortirent d’Égypte au nombre de 240 000 pour le moins avec toute leur famille et leurs biens, et, à travers le désert, firent route vers la Syrie. (C. Ap., I, 14, 8889)477

Le fils et successeur de Misphragmouthôsis/Thoutmès III ne s’appelait pas Thoummôsis mais, selon son exonyme grec, Aménophis (Amenhotep), deuxième du nom. Il n’a rien à voir dans cette histoire. Quant au fils et successeur d’Ahmosis, il ne s’appelait pas non plus Thoummôsis mais à nouveau Aménophis, cette fois, premier du nom. Ici, la confusion est très probablement due à Manéthon lui-même : toutes les copies montrent qu’Amenhotep Ier, deuxième roi de la XVIIIe dynastie, a été placé par Manéthon en troisième position dans sa liste mais suivi de la durée correcte de son règne (20 ans et 7 mois chez Josèphe). Il y est précédé par… son successeur Thoutmès Ier, au nom hellénisé en Chebron, suivi, lui aussi de la durée correcte de son règne (13 ans). Cette inversion des règnes et le fait qu’un copiste ultérieur savait sans doute que ce Chebron s’appelait aussi Thoummôsis a pu générer le quiproquo. Le nombre d’Asiatiques expulsés (240 000) reprend celui des 240 000 hopliton (« fantassins ») du premier Grand Hyksos, Salitis, le prétendu envahisseur de l’Égypte. Celui de 480 0000 hommes engagés par le pharaon libérateur est, comme par hasard, le double, indice que ni Josèphe, ni sans doute Manéthon, ne possédaient le moindre renseignement à ce sujet. De plus toutes les armées réunies du monde antique n’auraient pu aligner autant de guerriers : Le plus grand affrontement militaire du Nouvel Empire, la bataille de Qadesh, sous le règne de Ramsès II, ne vit s’affronter, en comptant large, que 30 000 hommes du côté égyptien, mercenaires étrangers inclus, face à environ 35 000 du côté hittite. L’Africain est muet sur le traité noté par Josèphe. Eusèbe en parle mais sur ce point, il recopie, non pas Manéthon, mais des phrases de ce qu’il nomme « le premier livre de Flavius Josèphe sur les Antiquités des Juifs »478. Ce traité pourrait toutefois être plus proche qu’on ne le croit de la réalité historique. Manfred Bietak constate lui-même qu’après que sous sa direction, Avaris ait été fouillée pendant de nombreuses années, « on n’a toujours trouvé aucune trace de destruction concernant le dernier niveau de la période 477 478

[En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/Apion1.htm. Prép. év., X, 13.

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Hyksos. […] Il semble que l’occupation ait simplement cessé »479. La forteresse d’Avaris fut démontée et ses matériaux remployés in situ dans l’érection d’un « complexe royal fortifié qu’on ne peut associer qu’à Ahmosis »480. Avaris n’a donc pas été enlevée au terme de violents combats, comme on l’a longtemps cru sur la foi de la biographie (largement dithyrambique) d’Iâhmès fils d’Abana, mais évacuée par les Hyksos dans des conditions qui restent inconnues. Si traité il y eut, la propagande royale n’avait aucun intérêt à en parler, sauf à ternir quelque peu la gloire du pharaon libérateur. Il reste possible aussi que cette histoire de traité, uniquement racontée par Josèphe, soit, elle aussi, liée à une confusion avec la campagne victorieuse de Thoutmès III en Canaan. Celle-ci s’était conclue sur un compromis au terme duquel les rois coalisés vaincus avaient pu rentrer chez eux dans le déshonneur, montés sur des ânes, les Égyptiens ayant confisqué les chevaux et les chars481. Enfin, il est peu probable, mais pas impossible, que ce traité ait été conclu à Sharouhen, qu’Ahmosis n’aurait pas réussi à prendre autrement après un siège de trois ans qui se serait révélé inefficace. Redoutant la puissance des Assyriens, qui à cette époque étaient maîtres de l’Asie, ils [les Hyksos] bâtirent dans le pays appelé Judée une ville qui pût suffire à tant de milliers d’hommes et la nommèrent Jérusalem. (C. Ap., I, 14, 90)482

Les Assyriens sont étrangers à tout cela. À Assur, à l’époque d’Ahmosis, régnaient des rois sans réelle envergure, plus pieux que belliqueux, et dont toute velléité d’expansion territoriale aurait été jugulée par leurs voisins plus puissants qu’eux. Manéthon croyait sans doute à l’existence passée et en la possible résurgence du légendaire royaume assyrien de Ninos et de Sémiramis. Pour mémoire, Ninos est le fondateur mythique de l’empire assyrien. Selon un ensemble de ragots grecs et perses, il épousa Sémiramis, la femme d’un de ses généraux, au terme de manigances ayant amené ce dernier au suicide483. Après qu’il eut étendu l’empire assyrien jusqu’en Inde (image d’Alexandre le Grand), Sémiramis le fit assassiner pour régner à sa place en compagnie de son fils Ninyas avec lequel elle entretenait des rapports incestueux. (Autre version : elle couchait, non pas avec son fils, mais avec… son cheval.) Une légende attribue également à Sémiramis la réalisation des fameux jardins suspendus de Babylone, lesquels, en réalité, se trouvaient à Ninive, les noms « Ninyas » et « Ninos » étant la personnification de la ville 479

Bietak 1994, 37. Bietak op. cit., 47-48. 481 Pour un roi asiatique, l’humiliation ne provenait pas d’être monté sur un âne, animal noble à l’époque, mais de se trouver assis sur une bête et non dans son char d’apparat (lequel était d’ailleurs souvent tiré par des ânes). 482 [En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/Apion1.htm. 483 Voir le parallèle avec la machination de David envers son officier Urie, envoyé au plus fort des combats afin qu’il y perde la vie et que le roi puisse alors épouser sa veuve, Bethsabée, avec qui il avait eu des relations sexuelles et se trouvait de ce fait enceinte de lui. 480

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de Ninive (Ninua en assyrien, Ninos en grec). On voit souvent en Sémiramis l’hellénisation du nom de la reine assyrienne Sammuramat, épouse de Shamsi-Adad V, mort en laissant son fils et successeur, le futur Adad-Nirari III, trop jeune pour régner, amenant ainsi la reine à assurer la régence pour les quatre ans durant lesquels l’Assyrie guerroya avec succès contre les Mèdes. Quant à la fondation de Jérusalem, à l’époque un simple village de montagne, elle est antérieure de deux bons millénaires aux faits énoncés. Il est peu vraisemblable que les Hyksos soient devenus les mystérieux Yevusim (« Jébuséens ») que le roi David aurait chassés de Jérusalem vers l’an ~1000484. Aucun verset biblique, ni même aucun midrash, ne lie les Jébuséens à l’Égypte ni ne précise l’origine de ce peuple, d’ailleurs inconnu de l’archéologie.

Le départ des Hébreux selon les sources bibliques Les enfants d’Israël partirent de Ra’amses pour Sukkôth au nombre d’environ six cent mille hommes de pied, sans les enfants. (Ex 12, 37)

Le toponyme Sukkôth (pluriel de sukkah, « cabane, abri temporaire ») désignait probablement un lieu situé dans l’est ou à l’est du Delta. Il n’a jamais été localisé avec certitude. Peut-être fait-il référence à l’endroit où les premiers Hébreux arrivés en Égypte s’installèrent dans des abris de fortune. Quant au chiffre de « 600 000 hommes de pied », c’est-à-dire en âge de porter les armes, il relève de l’hyperbole. Nous avons vu que le plus grand affrontement militaire du Nouvel Empire n‘opposa qu’environ 65 000 hommes. De plus ce nombre de 600 000 combattants sous-entend une cohorte, femmes, enfants et vieillards compris, de près de 3 000 000 d’âmes, chiffre supérieur à celui de la population estimée de l’Égypte à cette époque. Une telle colonne aurait mis des semaines à s’ébranler et les premiers de ses membres seraient déjà arrivés en Canaan alors que les derniers en auraient toujours été à piétiner dans le Delta. Il est par ailleurs évident qu’une telle supériorité numérique aurait rendu l’oppression et l’expulsion des Hébreux impossible, et l’on ne voit pas non plus pourquoi, dans ces conditions, ils auraient eu à s’enfuir. Enfin, sans même évoquer d’insurmontables problèmes d’intendance, on n’imagine pas une telle multitude de sédentaires non rompus aux aléas existentiels du nomadisme traverser les deux cents kilomètres de désert du nord-Sinaï. L’École biblique de Jérusalem suggère que ce chiffre de 600 000 hommes aurait pu représenter « un recensement de tout le peuple d’Israël [et de Juda] à l’époque où la tradition a été fixée par écrit »485. Si l’on veut croire en une vague réalité de l’exode biblique, il faut admettre qu’il ne concerna, au maximum, qu’une ou deux centaines de personnes, en ce compris femmes, enfants et vieillards, et peut-être quelques 484 485

2 S 5, 6-10. BJ 1998, 120, c, faisant référence à Nb 1, 46-47 : 603 550 hommes.

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troupeaux de chèvres. Le Coran, d’ailleurs, évoque une tradition qui n’avait pas repris ce chiffre : il qualifie les Hébreux de « bande peu nombreuse »486. Une multitude de gens de toute espèce montèrent avec eux ; ils avaient aussi des troupeaux considérables de brebis et de bœufs. (Ex 12, 38)

Qui auraient pu être ces gens présentés comme différents ? Les termes employés pour décrire cette « multitude », erev rav, signifient littéralement une « abondance [de] beaucoup » mais peut aussi vouloir dire « des Étrangers en abondance », voire « des Arabes en abondance », c’est-à-dire des gens présentés comme originaires des régions désertiques situées à l’est du Delta. Pour peu que cette représentation reflète une donnée réelle, elle pourrait se référer au départ d’un groupe d’Asiatiques parmi lesquels auraient figuré une bande « peu nombreuse » d’ancêtres des Israélites. On trouve une nouvelle allusion à cette « abondance » en Nb 11, 4, dans la tournure hassaphsuph asher beqirbo, « la foule qui se trouvait au milieu d’eux ». Tout porte à penser que l’auteur des Nombres, un Judéen, ne décrit pas ceux qu’il prend pour ses ancêtres de manière objective, c’est-à-dire noyés dans une masse de gens mais, au contraire, accompagnés par elle.

Les Philistins et l’hypothèse « Siptah » À la suite des premiers versets du départ, l’insertion d’une glose sacerdotale vient chambouler l’itinéraire : Lorsque Pharaon laissa aller le peuple, Élohim ne le conduisit point par le chemin du pays des Philistins, quoique le plus proche, car Élohim dit : Le peuple pourrait se repentir en voyant la guerre, et retourner en Égypte. Mais Élohim fit faire au peuple un détour par le chemin du désert, vers la mer des roseaux. (Ex 13, 17-18a)

On remarque une troisième version du départ des Hébreux : une relaxe. Elle vient s’ajouter aux traditions de l’expulsion et de la fuite nocturne. Les Philistins (hébr. Phelishtim, pluriel de Phelesheth) se sont manifestés aux environs du ~XIIe siècle. Les bas-reliefs et les textes de Ramsès III (~1185/~1153)à Médinet Habou les nomment Peleset. Cinq siècles plus tard, ils existent toujours et le roi d’Assyrie Assarhaddon ( 680/ 669) les désigne sous le vocable Akhayus, qui signifie probablement « Achéens »487, nom que le 1er Livre de Samuel corroborerait dans le récit des relations du roi David avec son homologue philistin Akish, où le nom du peuple aurait été donné à son monarque488. Les prophètes Sophonie et Ézéchiel attribuent aux Philistins une origine crétoise489. Probablement vinrent-ils d’Achaïe, au nord du Péloponnèse, en passant par la Crète, avant que la coalition dont ils fai486

Coran 26, 54. Naveh 1998, 35-37. 488 1 Sa 21, 11-15. 489 So 2, 5 et Éz 25, 16 mais aussi Am 7, 9 et Jr 47, 4. 487

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saient partie vînt se heurter aux troupes de Ramsès III490. Défaits, leurs survivants auraient été enrôlés comme mercenaires par les Égyptiens et installés dans des villes de garnison sur la bande côtière du sud de Canaan. Longtemps après l’assimilation de ce peuple par les Sémites locaux, les Romains du IIe siècle donnèrent sans le savoir leur nom à ce qui avait été la Judée hérodienne : l’appellation latine Palæstina provenant d’une survivance, par le grec Palaistinê, de l’égyptien Peleset. Selon Israel Finkelstein, le terme « Philistins » ne désignerait pas que l’ethnie connue sous ce nom mais aussi les Sicules et les Shardanes491, autres peuples dits « de la Mer ». La littérature localise généralement les Philistins dans cinq cités, regroupées par les auteurs modernes sous le nom de « pentapole philistine » : Gaza, Ashqelôn et Ashdod, selon l’Onomasticon d’Aménémopé, villes auxquelles il faut ajouter, d’après divers livres bibliques, Eqrôn et Gat 492. Il semble que depuis leur territoire, ils contrôlaient les déserts du sud cananéen, tirant profit du commerce caravanier qui les traversait et sans doute aussi du commerce maritime, étant eux-mêmes, comme ils l’avaient prouvé, d’excellents navigateurs. Faute de découvertes archéologiques ou textuelles importantes, leur culture est très mal connue. Cependant, une inscription découverte à Eqrôn semble montrer qu’une fois installés sur le littoral cananéen, les Philistins auraient adopté une langue sémitique proche du Phénicien493, sans doute le dialecte local. Bien que ce verset relatif aux Philistins ne soit qu’une glose et un anachronisme, il a, entre autres raisons, fait incliner certains chercheurs à situer l’exode des Hébreux vers la fin de la XIXe dynastie, sous Siptah (~1195/ ~1189). Ce pharaon, fils de Séthy II, eut un règne très bref. Vu son jeune âge lors de son avènement, son règne se passa presque entièrement sous la tutelle d’une ses belles-mères, la reine Taousert, autre épouse de Séthy II. Selon les tenants de l’hypothèse, Moïse serait à identifier au chancelier Baÿ, personnage d’origine asiatique qui se targuait d’avoir favorisé l’accession au trône du jeune Siptah. Le cas échéant, ce dernier n’aurait pas fait preuve d’une gratitude excessive à son égard puisqu’il le déclara par la suite « ennemi de l’Égypte » et le condamna à mort. Les relations ambiguës de Baÿ et de Taousert, alors régente du royaume pendant l’enfance de Siptah, identifieraient celle-ci à la « fille de Pharaon » mère adoptive de Moïse. Comme Toutânkhamon, Siptah mourut alors qu’il n’avait pas atteint l’âge de vingt ans. Comme Toutânkhamon, il était de santé fragile et accablé d’un pied-bot, séquelle probable de poliomyélite infantile. L’absence d’héritier 490

Contra : Vandersleyen 2016 (et généralement tous ses écrits). Cet auteur ne croit pas les Philistins originaires d’Europe en raison du sens qu’il donne à ouadj our (le « grand vert ») qui, selon lui, ne désigne pratiquement jamais la mer. À ce sujet (non discuté ici), voir plus particulièrement Vandersleyen 1999 et 2008. 491 Finkelstein 2002, 132. 492 Gardiner 1947 I, 24, 190-191, 194, 199-200. 493 Naveh 1998, 35-37.

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légitime permit alors à l’ambitieuse Taousert de se proclamer pharaon et de régner seule de ~1189 à ~1186, devenant ainsi la quatrième (et dernière) femme-roi de l’Égypte pharaonique494. À ce moment Baÿ avait définitivement disparu des documents officiels depuis au moins un an. Selon la théorie identifiant Baÿ à Moïse, cette disparition n’aurait eu d’autre cause que son départ dans le désert à la tête des Hébreux. Cette hypothèse se heurte au fait que Pierre Grandet a publié et largement commenté un ostracon paraissant indiquer que la sentence de mort prononcée par Siptah avait été exécutée l’année précédant le décès du jeune roi495. Que Taousert n’ait pas été, que l’on sache, fille de pharaon, n’a guère d’importance. Ce qu’il convient de relever est que l’Exode n’évoque pas ce qui, le cas échéant, aurait dû rester dans les mémoires comme le souvenir le plus saillant de cette période : l’existence d’un roi adolescent et infirme régnant sous la tutelle de sa belle-mère, et qu’il ne parle pas davantage du règne, pourtant rarissime (il n’y en eut que quatre en 3 000 ans d’histoire), d’une femme-pharaon qui lui aurait succédé. Aucun rapprochement non plus entre cette époque et les Hébreux chez Manéthon et les auteurs antiques496.

Les deux itinéraires de l’Exode Quatre routes reliaient l’Égypte à l’Asie. La première partait de Memphis et, passant par l’actuelle région de Suez, rejoignait l’extrémité du golfe d’Aqaba en traversant les contreforts septentrionaux du Sinaï. Elle reçut plus tard le nom arabe de darb el-Hajj, « route du Pèlerinage », car elle se prolongeait jusqu’à Médine et La Mecque par les pistes caravanières. Il en existait une autre, plus longue et moins fréquentée, qui contournait le massif du Sinaï par le sud en descendant la rive orientale du golfe de Suez, pour finir par remonter en longeant la rive occidentale du golfe d’Aqaba et rejoindre la darb el-Hajj. Une troisième longeait l’ouadi el-Toumilât et, passant au nord du Sinaï, se dirigeait vers le Néguev. La dernière, enfin, partait de Tjarou, passait devant le lac Sirbonis puis longeait la Méditerranée ; elle entrait en Canaan en traversant le Nahr Mitsraïm (« Torrent d’Égypte », actuel ouadi el-Arish), et rejoignait ensuite Rafah et Gaza. Cette dernière route était la plus commune, la plus courte et la mieux pourvue en points d’eau. C’est cette voie que les scribes sacerdotaux, aux visées plus hagiographiques qu’historiques, nommèrent « route des Philistins » sans se soucier de l’ana494

Je considère ici que l’Égypte proprement « pharaonique » ne s’étend pas au-delà de la XXXe dynastie. 495 Grandet 2000, 339-345. 496 Nous avons vu supra qu’il existe bien, chez Eusèbe, une mention de l’exode des Hébreux sous le règne d’un roi nommé Akhenkhersès à la fin de la XVIIIe dynastie. Certains tenants de « l’hypothèse Siptah » pensent qu’il s’agit d’un quiproquo et qu’il faudrait plutôt situer ces événements à la fin de la XIXe dynastie, sous la reine-pharaon Taousert. C’est oublier un peu vite que la mention d’Eusèbe ignore qu’Akenkhersès est la déformation du nom d’une femme et prend cette reine pour un roi.

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chronisme de cette appellation. Les Égyptiens l’appelaient ouaout Hor, les « routes d’Horus », depuis au moins la Ve dynastie497 (~2500) ; elle devint plus tard la Via Maris des Romains. Après la glose sur les Philistins, le texte revient à la narration primitive : Ils partirent de Sukkôth, et ils campèrent à Étham, à la bordure du désert [trad. sacerdotale]. Yahvé allait devant eux, le jour dans une colonne de nuée pour les guider dans leur chemin, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer, afin qu’ils marchassent jour et nuit [trad. yahviste]. (Ex 13, 20-21)

Étham n’est pas autrement identifiée que « à la bordure du désert » ; sa localisation exacte reste inconnue. Les traditions israélite et judéenne ne nous sont d’aucun secours car elles ne citent aucun toponyme ; la présence de ceux-ci dans le texte renvoie toujours à la tradition sacerdotale, laquelle indique une fuite vers la Méditerranée et les routes d’Horus. L’exégèse chrétienne a longtemps cherché ces lieux à l’opposé, du côté de la mer Rouge, influencée par la Vulgate et ignorant que Jérôme de Stridon reprenait une confusion de la LXX que je développerai plus loin. Élohim dit à Moïse : Parle aux enfants d’Israël. Qu’ils se détournent et qu’ils campent devant Pi-Hakhiroth, entre Migdol et la mer, vis-à-vis de Baal Tsephôn. C’est en face de ce lieu que vous camperez, près de la mer. (Ex 14, 1-2)

La localisation de Pi-Hakhiroth reste, elle aussi, inconnue. Ce nom pourrait provenir d’une construction hébraïque montée à partir du substantif peh (« bouche, embouchure ») et du féminin pluriel d’un nom de la même racine que khor (« ouverture »), avec l’article défini ha intercalé. Il se décomposerait alors en pi/ha/khiroth et pourrait signifier « bouche/des/ouvertures ». Il s’agissait peut-être du débouché d’ouadis ou de canaux dans une lagune. Heureusement, le texte précise ensuite que ce lieu se trouvait entre Migdol et la mer. Or Migdol (migdol, « tour »), est un site fortifié bien connu situé à la frontière nord-est de l’Égypte498, là où, peut-être, les routes d’Horus se rejoignaient pour entrer dans le désert du nord-Sinaï en longeant la côte méditerranéenne. C’est ici que la mer est mentionnée pour la première fois. À deux reprises le scribe la désigne par le terme yam, sans autre précision. Or yam non suivi d’un qualificatif ou d’un déterminatif représentait pour les Israélites et les Cananéens la mer baignant leur territoire, c’est-à-dire la Méditerranée, appelée aussi yam haggadol, (litt. « mer la grande », comme plus tard, en latin, mare Magnum). Des transcripteurs tardifs, s’appuyant peut-être sur une tradition parallèle, ont renommé cette mer yam suph. Cette appellation est sou497

Valbelle 1989, 594. À ma connaissance, ce pluriel étrange n’a encore jamais été expliqué de manière satisfaisante. On considérera ici qu’il existait plusieurs « routes d’Horus » sur le territoire du Delta, qui se rejoignaient à Migdol pour n’en plus faire qu’une : celle longeant la Méditerranée. 498 Ce que corroborent Jr 44, 1 ; 46, 14 ; Éz 29, 10 ; 30, 6.

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vent traduite par « mer du roseau » ou « mer du jonc », alors que le végétal évoqué à l’origine étaient probablement le papyrus (si, comme on le croit, l’hébreu suph provient de l’égyptien tjouf, « papyrus »499). Le Cyperus papyrus, qui pouvait atteindre decapodès (« dix pieds ») selon Strabon, n’existe plus de nos jours en Égypte, remplacé par des espèces africaines et asiatiques de la même plante. Il ne croissait qu’en eau douce. Or, dans la région qui nous occupe, seule la zone du delta et des lacs orientaux du nord en possédaient. C’est pourquoi la région du lac Ballah était nommée par les Égyptiens pa tjouf(y), « celui [= l’endroit] du papyrus ». En hébreu, yam peut désigner toute étendue d’eau importante comme une mer mais aussi un lac. Ainsi le lac de Tibériade (ou mer de Galilée), dans le nord d’Israël, était-il appelé yam kinnereth (litt. « mer [en forme de] harpe »). Yam suph aurait donc très bien pu s’appliquer au lac Ballah ou à un lac voisin. Hélas, la topographie de la région des lacs orientaux a été bouleversée en profondeur par l’avancée des terres du delta dans la Méditerranée depuis l’Antiquité et, ensuite, par le percement du canal de Suez dans la seconde moitié du XIXe siècle. De plus les scribes usent de noms hébraïsés désignant les toponymes égyptiens de l’époque où ils écrivent (du ~VIIe au ~IVe siècle), ce qui rend l’identification des mêmes lieux au début du Nouvel Empire, un millénaire auparavant, plutôt délicate. L’appellation yam suph semble en tout cas exclure les lieux que les Égyptiens nommaient kem our, « le grand noir », la région des saumâtres lacs Amers. Dans le Conte de Sinouhé, le héros est sur le point de mourir de soif sur le bord d’un de ces lacs « dont il ne peut boire l’eau », avant d’être sauvé par des bédouins. L’erreur de la LXX évoquée plus haut proviendrait de ce que ses auteurs auraient cru, non en une expulsion vers le nord, mais en une évasion vers le sud, ceci parce que la tradition sacerdotale de l’exode-fuite, empreinte de merveilleux et qui prêtait à confusion, avait davantage frappé leur imagination. Ils auraient dès lors identifié yam suph à la mer dont les deux prolongements (les golfes de Suez et d’Aqaba) entourent le massif du Sinaï. En grec, on nommait cette mer Erythra thalassa. La Vulgate, plus tard, entérina le malentendu en traduisant littéralement cet hydronyme par mare Rubrum (« mer Rouge »). Il semble pourtant que si l’auteur qui transcrivit yam par yam suph avait voulu parler de la mer Rouge, il l’aurait appelée yam ’edom (terme lié à ’adom, « rouge »). Cette appellation, qui signifie « mer d’Édom », n’est pas biblique, mais elle a pu être celle du bras oriental de la mer Rouge à une certaine époque, sachant que l’on donnait alors à une région le nom de l’ancêtre éponyme censé y avoir vécu, en l’occurrence Édom (= Ésaü). Selon Strabon500, Philostrate d’Athènes501 et Quinte-Curce502, l’appellation grecque de la mer Rouge, Erythra thalassa, ne provenait pas de 499

Van Seters 2014, 129 et la bibliographie citée dans sa note 42. Géogr., XVI, 3, 7. 501 Vie d’Apollonius de Tyane, III, 50. 502 Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 9. 500

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la couleur de ses eaux (qui n’étaient et ne sont d’ailleurs toujours pas rouges) mais d’un certain roi Érythras (« le Rouge ») qui aurait régné sur la contrée. Ce souverain n’est autre qu’une personnification alternative du personnage biblique d’Édom/Ésaü (« le Rouge/l’Hirsute ») qui donna son nom à la région voisine, appelée plus tard Idumæa, nom latin dérivé de ’edom. Un autre toponyme intéressant de cet itinéraire est Ba’al Tsephon. Il restitue le nom du dieu Baal Saphon (le « Seigneur du Nord » ou le « Seigneur [du mont] Saphon »), divinité syrienne de l’Orage et du Vent, protectrice des marins. Ce dieu est attesté à Ugarit sous le nom de Bl Tsphn, en Israël sous celui de Ba’al Tsephon et en Égypte sous celui de Br Djpn503. Sous les Hyksos, Baal Saphon fut identifié au dieu égyptien Seth, comme en témoigne un sceau d’hématite de facture asiatique exhumé à Avaris504. La Stèle de l’An 400, plus tardive mais qui provient du temple du Seth d’Avaris, de même qu’une autre stèle égyptienne de la XIXe dynastie retrouvée dans le temple de Baal Saphon à Ugarit, montrent que cette assimilation perdura 505. À l’époque hellénistique, deux sanctuaires étaient encore attribués à ce dieu, entre temps devenu Zeus [du mont] Kasios. Le plus important se dressait à environ quinze kilomètres à l’est de Tjarou, près de l’extrémité occidentale du lac Sirbonis, sur le site actuel de Mahemdiah. Selon Hérodote, « pour aller de la mer Septentrionale [Méditerranée] à la mer Australe, qu’on appelle aussi mer Érythrée, on prend par le mont Kasios, qui sépare l’Égypte de la Syrie ; c’est le plus court »506. On situe aussi le Kasios à quarante kilomètres plus à l’est, sur la hauteur de Qatib el-Gels qui surplombe le cordon littoral séparant le Sirbonis de la Méditerranée, mais dans ce cas, si l’on se fie à Hérodote, l’itinéraire, beaucoup plus long, est absurde. Par ailleurs, les fouilles épisodiques menées sur le site de Qatib el-Gels n’ont jamais révélé d’élément décisif en faveur de cette localisation. La question de l’existence d’un temple de Baal Saphon à cet endroit au cours de la DPI est toujours débattue mais l’hypothèse n’a rien d’invraisemblable, sachant qu’une partie de la population soumise aux Hyksos était composée de marins. Quoi qu’il en soit, le scribe, qui ignore les toponymes du Nouvel Empire, cherche à situer son récit parmi ceux de l’époque où il écrit (on l’a vu avec Avaris appelée Ra’amses). Enfin, il n’existe aucune trace ni mention d’un temple de Baal Saphon du côté de la mer Rouge. On y connaît juste le dieu Sopdou, gardien des frontières orientales, mais il n’a jamais été identifié à Baal Saphon, et il ne fait que partager de manière très secondaire le temple local de la déesse Hathor. On notera qu’il n’y a que le document sacerdotal – le plus tardif – à mentionner ce sanctuaire, sans le localiser autrement que « face à la mer ». Sans doute son auteur détenait-il des renseignements que nous ne possédons plus. 503

Lipinsky 1995, 244-245. Bietak 2007, 757. 505 Bietak, op. cit. 506 Hist., II, 158. 504

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Le miracle de la mer Depuis la sortie du film Les Dix Commandements en 1956, l’impressionnante représentation de la mer Rouge s’ouvrant en deux pour laisser passer la cohorte des fuyards conduite par Moïse/Charlton Heston, puis se refermant dans un bruit de tonnerre sur l’armée du méchant Ramsès II/Yul Brynner lancée à sa poursuite, a marqué les esprits et soutenu maintes idées reçues. Mais ce que semblaient ignorer les conseillers historiques très traditionalistes de Cecil B. DeMille, c’est que l’épisode biblique de ce miracle imbrique de manière maladroite au moins trois, voire quatre, moutures différentes du même récit de plus en plus hyperbolisées au fil de ses réécritures, et surtout que dans la version la plus ancienne : 1) Moïse n’existe pas ; 2) la mer ne joue aucun rôle ; 3) aucune victime n’est à déplorer. Selon l’École biblique de Jérusalem, « l’ensemble du récit [du passage de la mer] est complexe. La tradition élohiste […] n’y a laissé que peu de traces. Dans le reste, il y a la trace de deux traditions [yahviste et sacerdotale] conservées de manière substantielle mais certains éléments ont pu être ajoutés par des rédacteurs »507. Ces trois versions couvrent une partie du chapitre 13 et tout le chapitre 14 de l’Exode. Leur texte respectif est reproduit ci-après en trois graphies : le récit le plus ancien (que la BJ nomme « élohiste ») est en normale grasse (il a, hélas, été largement amputé par les compilateurs successifs), le suivant (le yahviste) est en italique et le plus récent (le sacerdotal) en normale. (Ex 13) : (18b) Les enfants d’Israël montèrent en armes hors du pays d’Égypte. (19) […] (20) Ils partirent de Sukkôth et ils campèrent à Étham, à l’extrémité du désert. (21) Yahvé allait devant eux, le jour dans une colonne de nuée pour les guider dans leur chemin, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer, afin qu’ils marchassent jour et nuit. (22) La colonne de nuée ne se retirait point de devant le peuple pendant le jour, ni la colonne de feu pendant la nuit. (Ex 14) (1) Yahvé parla à Moïse et dit : (2) Parle aux enfants d’Israël. Qu’ils se détournent et qu’ils campent devant Pi Hakhiroth, entre Migdol et la mer, vis-à-vis de Baal Tsephon ; c’est en face de ce lieu que vous camperez, près de la mer. (3) Pharaon dira des enfants d’Israël : Ils sont égarés dans le pays ; le désert les enferme. (4) J’endurcirai le cœur de Pharaon, et il les poursuivra. Pharaon et toute son armée serviront à faire éclater ma gloire, et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé. […] 507

BJ 1998, 122, note d ; voir aussi Gibert 1986, 173 sv.

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(5a) On annonça au roi d’Égypte que le peuple avait pris la fuite. Le cœur de Pharaon et celui de ses serviteurs furent changés à l’égard du peuple. (5b) Ils dirent alors : Qu’avons-nous fait en laissant aller Israël, dont nous n’aurons plus les services ? (6) Et Pharaon attela son char et il prit son peuple avec lui. (7a) Il prit six cents chars d’élite et tous les chars de l’Égypte ; (7b) il y avait sur tous des combattants. (8a) Yahvé endurcit le cœur de Pharaon, roi d’Égypte (8b) et Pharaon poursuivit les enfants d’Israël. (8b) Les enfants d’Israël étaient sortis la main levée. (9a) Les Égyptiens les poursuivirent ; (9b) et tous les chevaux, les chars de Pharaon, ses cavaliers et son armée, les atteignirent campés près de la mer, vers Pi Hakhiroth, vis-à-vis de Baal Tsephon. (10) Comme Pharaon approchait, les enfants d’Israël levèrent les yeux, et voici, les Égyptiens étaient en marche derrière eux. Les enfants d’Israël eurent une grande frayeur et crièrent à Yahvé508. (11) Ils dirent à Moïse : N’y avait-il pas des sépulcres en Égypte, sans qu’il fût besoin de nous mener mourir au désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? (12) N’est-ce pas là ce que nous te disions en Égypte : Laisse-nous servir les Égyptiens car nous aimons mieux servir les Égyptiens que de mourir au désert ? (13) Moïse répondit au peuple : Ne craignez rien, restez en place et regardez la délivrance que Yahvé va vous accorder en ce jour. Car les Égyptiens que vous voyez, vous ne les verrez plus jamais. (14) Yahvé combattra pour vous ; et vous, gardez le silence. (15) Yahvé dit à Moïse : Pourquoi ces cris509 ? Parle aux enfants d’Israël, et qu’ils marchent. (16) Toi, lève ta verge, étends ta main sur la mer et fends-la ; et les enfants d’Israël entreront au milieu de la mer à sec. (17) Et moi, je vais endurcir le cœur des Égyptiens pour qu’ils y entrent après eux. Et Pharaon et toute son armée, ses chars et ses cavaliers, feront éclater ma gloire. (18) Et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé, quand Pharaon, ses chars et ses cavaliers, auront fait éclater ma gloire. (19a) L’ange d’Élohim qui allait devant le camp d’Israël partit et alla derrière eux. (19b) Et la colonne de nuée qui les précédait partit et se tint derrière eux. (20) Elle se plaça entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Cette nuée était ténébreuse d’un côté, et de l’autre elle éclairait la nuit. Et les deux camps n’approchèrent point l’un de l’autre pendant toute la nuit. (21a) Moïse étendit sa main sur la mer.

508 509

Ils crient à Yahvé mais dans le v. suivant c’est à Moïse qu’ils parlent… On en revient aux cris lancés à Yahvé au v. 10.

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(21b) Et Yahvé refoula la mer par un vent d’orient qui souffla avec impétuosité toute la nuit. (21c) Il mit la mer à sec et les eaux se fendirent. (22) Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer à sec, et les eaux formaient comme une muraille à leur droite et à leur gauche. (23) Les Égyptiens les poursuivirent ; et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, entrèrent après eux au milieu de la mer. (24) À la veille du matin, Yahvé, de la colonne de feu et de nuée, regarda le camp des Égyptiens et mit en désordre le camp des Égyptiens. (25a) Il [fit quelque chose] aux roues de leurs charrettes et ils les conduisirent avec lourdeur. [Lacune : probablement l’épilogue de la tradition nordiste] (25b) Les Égyptiens dirent : Fuyons devant Israël, car Yahvé combat pour lui contre les Égyptiens. (26) Yahvé dit à Moïse : Étends ta main sur la mer et les eaux reviendront sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. (27a) Moïse étendit sa main sur la mer. (27b) Vers le matin, la mer reprit son impétuosité. Les Égyptiens s’enfuirent à son approche mais Yahvé précipita les Égyptiens au milieu de la mer. (28) Les eaux revinrent et couvrirent les chars, les cavaliers et toute l’armée de Pharaon qui étaient entrés dans la mer après les enfants d’Israël. Et il n’en échappa pas un seul. (29) […] (30) En ce jour, Yahvé délivra Israël de la main des Égyptiens ; et Israël vit sur le rivage les Égyptiens qui étaient morts. (31) Israël vit la main puissante que Yahvé avait dirigée contre les Égyptiens.

La première version (composite et maintenant largement incomplète) fut rédigée avant l’insertion du personnage de Moïse dans la tradition. Elle met en scène l’entité protectrice des fugitifs sous la forme d’un « ange d’Élohim ». Celui-ci va se contenter d’empêcher Pharaon et sa charrerie de rejoindre les fuyards. Mais alors que le char égyptien avait été évoqué une première fois par le terme rekhev (en principe, un char à deux roues, tiré par des chevaux), voici qu’en 25a, on mentionne l’immobilisation de « charrettes » égyptiennes (merkavoth, forme plurielle du substantif féminin merkavah, qui désigne un engin plus fruste, à quatre roues (?), tiré par des bœufs ou des ânes) 510. On ne comprend pas bien ce que fait l’ange aux roues de ces engins : yasar, hiphil actif du verbe sur, paraît retranscrire un verbe différent, sans doute mal compris par un copiste. Louis Segond l’a traduit par « ôter », ce qui est correct mais illogique, car ôter les roues d’un char ne rend pas sa marche « difficile » (kabed) mais tout simplement impossible. La BJ le traduit par « enrayer », ce qui est plus cohé-

510

Linéament probable d’une tradition antérieure.

281

rent dans la mesure où sur signifie « détourner, éloigner, écarter, séparer, détacher, déposséder, supprimer, mettre à l’écart »511. Quoi qu’il en soit, cette tradition n’évoque jamais la mer : le miracle se produit sur la terre ferme. Il consiste en une immobilisation du charroi égyptien qui semble traduire son ensablement. Outre l’absence de la mer (et de Moïse), on notera aussi que cette tradition est la seule à mettre en scène Pharaon en personne participant à la poursuite et qu’aucun Égyptien ne périt à cette occasion. La dernière partie du récit est d’interprétation difficile et on a depuis longtemps remarqué une lacune textuelle à la suite du v. 25a. Il s’agit sans doute de son épilogue, vraisemblablement supprimé en raison d’une trop grande dissemblance avec les légendes ultérieures de l’engloutissement des Égyptiens. On notera enfin qu’en 1 Sam 4, 4, qui se réfère à la tradition originelle de l’ensablement, il n’est pas non plus question de la mer, mais de dieux (au pluriel) ayant frappé l’Égypte « au désert » (bammidbar) La deuxième version, d’origine yahviste, passe de l’immobilisation des Égyptiens à leur submersion par les eaux de la mer. Elle nomme les Hébreux « Israël », et non plus « les enfants d’Israël ». Elle met en scène Yahvé sous la forme d’une colonne de nuée ou de feu, et non plus un ange d’Élohim. À l’arrivée des Égyptiens, la nuée de la colonne se transforme en un feu si lumineux qu’il aveugle les poursuivants et les empêche, non seulement d’approcher, mais aussi de s’apercevoir que la mer est en train de se retirer sous l’effet d’un vent d’orient suscité par Yahvé. Au matin, Yahvé fait tomber le vent et la mer reprend sa place avec impétuosité. L’armée égyptienne tente de s’enfuir mais Yahvé la « précipite dans la mer », figure de rhétorique signifiant que la mer se jette sur les Égyptiens. Ici, Moïse est présent, mais il n’est plus fait mention du pharaon en personne parmi les poursuivants. Il faut noter aussi que dans cette version, les Hébreux ne traversent pas la mer comme ils le feront dans la troisième version. Quant au vent soufflant de l’orient, il indique que ce texte a sans doute été écrit à Jérusalem : en Juda, la mer se trouve à l’ouest et seul un vent d’orient pourrait la refouler, alors qu’en Égypte, où la même mer est au nord du pays, le phénomène ne pourrait se produire que sous l’action d’un vent du sud, ainsi que le décriront plus tard les voyageurs grecs en parlant du lac Sirbonis. Retenons simplement que ce prodige se produit sous l’action du vent, ce qui paraît bien le rattacher à une légende relative aux pouvoirs de Baal Saphon. Yahvé aurait simplement été revêtu des attributs de ce dieu syrien dans cette deuxième version. 511

BDB 1906, 693.

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La troisième version, le récit sacerdotal, hyperbolise l’événement. Il fait s’ouvrir la mer en deux, y créant un chemin permettant aux Hébreux de traverser à pied sec. Ici, le vent n’est plus en cause : c’est Moïse qui, sur ordre de Yahvé, fait s’ouvrir les eaux en levant son bâton magique, pour ensuite les faire se refermer en abaissant le même bâton, engloutissant l’armée égyptienne lancée à la poursuite des fugitifs. Ici aussi, Pharaon est absent de l’épisode. La phrase « J’endurcirai le cœur de Pharaon et il les poursuivra », répétée à deux reprises (14, 4 et 8a) n’est qu’une glose. Nulle part ensuite le roi d’Égypte ne sera mentionné. On trouve une nouvelle copie de cette glose en 14, 17, où ce n’est plus le cœur de Pharaon mais celui des Égyptiens, que Yahvé endurcit. La phrase suivante : « Pharaon et toute son armée, ses chars et ses cavaliers feront éclater ma gloire » (elle aussi répétée à deux reprises) est une formule de victoire anticipée sur l’Égypte pharaonique dans sa globalité, ce que corrobore à chaque fois la proposition accolée : « et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé », qui n’induit nullement la présence du roi parmi les poursuivants. Assez étrangement – mais le fait n’est pas exceptionnel – cette tradition sacerdotale emploie le théonyme Yahvé. Voyons maintenant comment la mer, initialement absente de la tradition, a été introduite dans les deux dernières versions. À une quinzaine de kilomètres à l’est des ruines de Péluse s’étend une lagune saumâtre, le Sabkhat Bardawil. Ce nom lui vient du roi Baudouin Ier de Jérusalem mort à proximité après la première Croisade. À l’époque hellénistique, cette étendue d’eau était appelée Sirbonis. Il s’agit d’un lagon parallèle à la côte méditerranéenne sur une longueur d’environ 90 km, pour une vingtaine à son point le plus large. Il est séparé de la mer par un étroit banc de sable dont la largeur varie de 300 à 900 m. Les lieux ont longtemps connu un curieux phénomène naturel lié à l’activité sismique de la région, lequel se traduisait par de brusques retraits des eaux. Comme la lagune n’était pas très profonde (environ 3 m), on pouvait y passer quasiment à pied sec quand la mer s’était retirée ; mais lorsque l’eau revenait, c’était de manière soudaine et les risques de noyade étaient réels. Le phénomène est d’abord décrit par Diodore de Sicle dans sa Bibliothèque historique (I, 30), où il parle de sables mouvants dans lesquels « des armées entières ont été englouties ». On ignore à quelles armées Diodore fait allusion. Peut-être ce détail est-il issu de la légende locale, que Strabon a évoqué peu après dans sa Géographie (XVI, 2, 26). Il est d’abord question d’un tsunami qui se serait produit sur la côte méditerranéenne, entre Tyr et Ptolémaïs – lequel présente une étrange similitude avec la version yahviste du « miracle de la mer. En ~144, après une bataille qui avait opposé les habitants de Ptolémaïs (actuelle ville d’Acre) commandés par Diodote Tryphon (connu également sous le nom de Tryphon d’Apamée), général de l’usurpa283

teur Antiochos VI, à Sarpédon, général de l’héritier légitime du trône de Syrie Demetrios II, et dans laquelle Tryphon ayant eu le dessous, avait dû s’enfuir par la côte, d’énormes vagues s’élevèrent soudain de la mer, « semblables au flot d’une marée », et noyèrent les fuyards. « Puis vint le reflux, qui, en découvrant le rivage, laissa voir les cadavres de ces malheureux, couchés pêle-mêle avec une quantité de poissons morts ». Il doit s’agir d’une légende rapportant des faits qui se seraient produits ailleurs, à une autre époque, car le phénomène décrit par Strabon est censé n’avoir laissé aucun survivant, alors que Diodote Tryphon vivait encore deux ans plus tard puisqu’il fit assassiner Antiochos VI et devint roi de Syrie de ~142 à ~138, avant d’être renversé à son tour et assassiné par le légitime prétendant au trône, Antiochos VII. Il n’empêche que cet événement, tout légendaire qu’il soit devenu, relève indubitablement d’un tsunami historique. Sa description, en effet, est parfaitement conforme à la réalité et nous remet en mémoire les images télévisées du raz de marée survenu le 26 décembre 2004 dans l’océan Indien et qui fit un nombre impressionnant de victimes dont on a pu voir les corps jonchant les plages thaïlandaises après le reflux des eaux. Strabon ajoute immédiatement après qu’un phénomène identique se produit de temps à autre en Égypte, aux environs du mont Kasios, à la suite de tremblements de terre récurrents. On voit alors le rivage s’élever et refouler la mer, puis s’affaisser et se remplir d’eau, avant qu’un second phénomène remette les choses en place. Quoi qu’il en soit, si cette histoire était connue d’écrivains grecs, elle a pu l’être aussi d’écrivains juifs, ce qui pourrait expliquer son introduction dans l’Exode. Dans l’Antiquité, de nombreux phénomènes naturels, pris pour des signes donnés par les dieux pour manifester leur présence ou leur colère, suscitaient une peur superstitieuse. Tel fut manifestement le cas des mouvements inhabituels des eaux du Sirbonis. C’est pourquoi de nombreuses déités furent associées à ce lieu dans un contexte théomachique : d’abord Baal Saphon, le dieu syrien de l’Orage et du Vent, et son adversaire Yam, le dieu de la Mer, puis Horus et son adversaire Seth, divinités que les Grecs échangèrent à leur tour pour Zeus et Typhon. Les scribes judéens, quant à eux, résumèrent le phénomène dans une ode à Yahvé : Au souffle de tes narines, les eaux se sont amoncelées, les courants se sont dressés comme une muraille, les flots se sont durcis au milieu de la mer. […] Les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers sont entrés dans la mer, et Yahvé a ramené sur eux les eaux de la mer. (Ex 15, 8, 19)

Ici aussi, ce sont « les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers » qui sont entrés dans la mer mais pas le roi lui-même. Cette ode, appelée par les auteurs modernes Cantique de la Mer (ou de la Victoire), use d’un langage archaïque mais qui pourrait n’être qu’archaïsant car le miracle évoqué ressemble trop à celui de la version sacerdotale. De plus, on y trouve la men284

tion de chars et de cavaliers et nous savons que si le char attelé semble avoir été connu en Égypte aux environs de ~1550, le cheval n’y fut monté que 800 ans plus tard, à l’imitation de la cavalerie militaire assyrienne. Comme l’écrivait André Caquot, il y aurait lieu d’y voir plutôt « l’adaptation historique d’un motif de la lyrique religieuse de Jérusalem : celui de la victoire de YHWH sur les eaux du chaos »512. Ce cantique, dans lequel on voit souvent la célébration de l’événement fondateur qu’aurait constitué la fin de l’épreuve douloureuse de l’esclavage en Égypte et la naissance de l’Israël antique en tant que nation, n’est en réalité qu’une profession de foi écrite a posteriori : une tentative d’historisation du vieux mythème du combat d’un dieu contre le dragon du Chaos, affrontement que nous avons évoqué au chapitre premier. En fin de compte, il n’est dit nulle part que le pharaon ait péri dans les eaux. Lorsque dans les deux dernières versions du passage de la mer, le texte relate que « Israël vit sur le rivage les Égyptiens qui étaient morts » ou que « il n’en échappa pas un seul », le pharaon, absent de ces moutures du récit, ne peut figurer parmi les morts. Dans la seule version où le roi en personne se lance avec son armée à la poursuite des Hébreux, il n’y a pas de miracle lié à la mer, la divinité s’étant contentée de « freiner » le charroi égyptien sans faire périr qui que ce soit. Il était donc vain de chercher à savoir, comme on l’a fait, si Mérenptah avait péri noyé. En vérité, ce roi mourut, en mauvaise santé, certes, mais dans son lit. Il est plus vraisemblable que l’expulsion d’une partie de l’arrière-ban des Hyksos consista en un accompagnement jusqu’à la frontière, sous la surveillance d’un détachement militaire, comme dans la fin de l’histoire sacerdotale d’Abraham en Égypte : Pharaon donna ordre à ses gens [anashim, qui a ici le sens de « gens d’armes, soldats »] de le renvoyer [shelakh, « envoyer dehors »] lui et sa femme avec tout ce qui lui appartenait. (Gn 12, 20)

Le charroi égyptien aurait fait demi-tour de manière assez logique à hauteur du lac Sirbonis, à l’entrée du désert du Sinaï, après s’être assuré que la cohorte des expulsés empruntait bien la route qui menait à Gaza. Les amplifications de la transmission orale et l’imagination des transcripteurs auraient fait le reste, transformant, au fil des réécritures successives, la honteuse éviction en une victoire aussi éclatante qu’invraisemblable de Yahvé.

Des sables du désert aux brumes de la mémoire Après l’épisode dit « du passage de la mer », la tradition de l’exode-fuite prend le pas sur celle de l’exode-expulsion et vient briser le déroulement du récit initial pour en offrir un autre incapable de résister à l’examen critique. Il fait obliquer les fuyards, soit plein sud, soit vers le sud-est et l’oasis de 512

Caquot 1970, 376.

285

Qadesh-Barnéa (actuel Tell el-Qudeirat), dans l'ouest du Néguev. Les textes bibliques se contredisent sur la durée du séjour que les Hébreux y auraient effectué : 38 années selon Dt 2, 14 ; 40 jours selon Nb 13, 25. Ce cheminement sera interrompu à plusieurs reprises par l’interpolation de traditions alternatives autour desquelles viendront se greffer les épisodes fabuleux de la théophanie du Sinaï, de la remise des Tables de la Loi, du Veau d’or, de la manne, des cailles, des sources miraculeuses… Ces compositions ne sont que des excroissances mythologiques ou légendaires. Certaines visent à ancrer le personnage de Moïse dans un récit qui, au départ, s’en était parfaitement bien passé. D’autres cherchent à combler les lacunes de la tradition par la relation de pérégrinations aussi innombrables que monotones. Elles seront suivies d’une violente conquête de Canaan truffée d’épisodes totalement inventés, dans lesquels coulera abondamment le sang du kherem,513 et qui mettra en scène nos fuyards déguenillés, devenus d’impitoyables combattants, ruinant des villes déjà ruinées depuis des siècles ou faisant s’écrouler au son de leurs trompettes les murailles d’une Jéricho qui ne possédait pas plus de remparts que Josué de trompettistes. Elles sont sans intérêt pour notre sujet. Aux alentours de l’an ~1100, des éléments étrangers, qui devaient tous posséder des traditions liées à leurs errances personnelles, vinrent s’ajouter aux populations primitives d’Israël constituées d’émigrés cananéens des basses terres. C’est peut-être ce faisceau d’itinéraires que les rédacteurs de l’exode-fuite ont voulu réunir en un seul parcours, sans se soucier des anachronismes et des incohérences révélés par l’enchaînement des étapes. L’amalgame tardif de ces légendes souvent contradictoires induit que le texte reçu pourrait regrouper plusieurs montagnes sacrées résumées sous les appellations de Sinaï, Horeb ou Paran. Et Dieu sait – c’est le cas de le dire – si les sommets ayant fait l’objet d’un culte rendu à une divinité de l’Orage étaient nombreux dans la région. Ces traditions auraient été insérées au fur et à mesure par des rédacteurs afin de donner à l’événement fondateur du judaïsme le contexte historique et topographique qui lui manquait. Le tout sous la houlette d’un chef légendaire sorti comme un lapin d’un chapeau et dont la personnalité charismatique forgée de toutes pièces servit de chaînon unissant en un seul récit les épisodes les plus disparates. On notera enfin qu’au ~VIe siècle, alors que les traditions du Nord sont arrivées en Juda depuis près de deux cents ans, Jérémie, qui vit à Jérusalem, ne connaît rien de Moïse. Dans le discours véhément qu’il prononce à l’encontre de ceux qui se sont enfuis en Égypte après l’assassinat de Godolias, il n’y fait pas la moindre allusion. Et pas davantage dans ses derniers oracles, pourtant rédigés en Égypte, où il s’était finalement réfugié lui aussi. 513 Kherem : action consistant en l’extermination pure et simple de tous les habitants d’un lieu (à l’exception, parfois, des filles vierges), suivie de la destruction ou de l’appropriation de leurs biens.

286

Conclusions La seule trace historique d’une arrivée massive d’Asiatiques en Égypte, suivie plus tard du départ (volontaire ou forcé) de certains d’entre eux, concerne les Hyksos. Ce souvenir, sédimenté sur plusieurs siècles de mémoire et d’abord évoqué par le royaume d’Israël, aurait pu, au fil de ses réécritures, être transformé par le royaume de Juda en un récit de propagande exaltant la puissance de Yahvé. Comme proposé plus haut, on pourrait envisager qu’aux alentours du ~XVIe siècle, un clan de « proto-Israélites », chassé de ses terres d’errance par la famine ou par des clans concurrents, ait reçu d’un Hyksos l’autorisation de s’installer dans la région s’étendant entre le Delta et le désert du Sinaï. Ce clan aurait pu y constituer un de ces groupes de Petits Hyksos oubliés par l’histoire. Quelque cent ans plus tard, dans le cadre des inévitables débordements réactionnaires des premiers temps qui suivirent la reconquête du Delta par Ahmosis, certains de ces pauvres gens, éleveurs, agriculteurs, ouvriers, artisans, auraient, par peur, choisi de quitter l’Égypte à la demande (sans doute formulée en termes peu amènes) de la populace ou de la soldatesque. D’autres, ne sachant où aller, auraient préféré rester dans ce pays où, ne l’oublions pas, ils étaient nés et leurs pères avant eux, et où ils s’étaient acculturés sans avoir jamais été maltraités. Ce sont ces derniers qui auraient été méprisés pour un temps en raison de leur ethnie. Les premiers, les exilés volontaires, auraient répandu en Canaan la version de leur expulsion, tandis qu’une interprétation plus subjective en aurait été conservée par les seconds. Les expulsés seraient partis vers le nord-est depuis le Delta, escortés par un détachement militaire qui les aurait abandonnés à leur sort à hauteur du lac Sirbonis. Une fois cet endroit franchi, les étapes ultérieures, situées hors du territoire égyptien, n’auraient revêtu pour eux qu’une importance si minime qu’elles tombèrent dans l’oubli. Après avoir dépassé Gaza, ceux qui avaient survécu à la traversée du désert se seraient rapidement fondus dans la masse des Cananéens mais auraient conservé dans la mémoire le souvenir de leur passage en Égypte. Ils ne pouvaient cependant déjà être des Israélites puisque nous savons que « Israël et Juda se sont formés en Canaan, et non pas avant de l’atteindre »514. Plus tard, leurs descendants auraient introduit cette réminiscence dans la tradition nordiste. Ensuite, à la veille de l’invasion du royaume de Samarie par les Assyriens en ~725, les prêtres et les scribes qui se réfugièrent à Jérusalem en emportant avec eux les rouleaux sacrés de leur histoire conventuelle l’auraient fait passer dans la tradition sudiste, où devenu sujet de commémoration, il subsista, non sans avoir été l’objet de nombreux enjolivements apportés a posteriori.

514

Soggin 2004, 104.

287

Que la Bible n’ait rien conservé des quelque 500 ans qui auraient suivi l’expulsion de ces « proto-Israélites », demi-millénaire au cours duquel le couloir syro-palestinien devint un champ de bataille opposant les puissances du temps, n’a rien d’anormal vu les destructions successives que celles-ci infligèrent aux cités-États du Levant. Le Livre des Juges, censé nous conter les prolégomènes de l’histoire d’Israël et de Juda, n’évoque que de vieilles légendes étiologiques liées à des héros légendaires ou des roitelets locaux515. Et pour cause : on ne peut raconter l’histoire d’un peuple qui n’existe pas encore. Sauf en l’inventant, ce que firent plus tard les rédacteurs deutéronomistes de Josué et Samuel. En réalité, la mémoire israélo-judéenne ne s’éveille qu’à la suite des tentatives d’invasion des Peuples de la Mer, après que Ramsès III ait installé les Philistins vaincus comme mercenaires dans les villes de garnisons du sud de la côte levantine et que ceux-ci se soient dégagés de la tutelle égyptienne sous Ramsès VI, vers ~1140516. Les hypothèses d’une pénétration pacifique en Égypte, au cours de la DPI, d’ancêtres de ces Asiatiques dont certains allaient un jour devenir les Hébreux, d’un séjour d’un peu plus d’un siècle dans l’est du Delta et d’un départ sous Ahmosis dans le cadre de l’expulsion d’une partie de l’arrièreban des Hyksos, offrent un important faisceau de concordances entre logique, état actuel des connaissances et traditions. Elles furent formulées dès l’Antiquité, alors que l’hypothèse de l’exode des Hébreux à la fin de la période amarnienne ou sous l’un des pharaons suivants ne se retrouve chez aucun auteur ancien digne de foi. Comme l’écrit Claude Vandersleyen, « alors que l’on cherche désespérément des points d’appui chronologiques pour l’Exode […], il est surprenant que l’information de Manéthon, la seule qui soit vraiment précise, soit systématiquement ignorée »517. Enfin, un dernier élément plaidant en faveur de l’exode sous Ahmosis est qu’au cours des trois siècles et demi qui couvrent la période s’étendant du début du règne de son successeur Amenhotep Ier (~1517) à la fin de celui de Ramsès IV (~1146), il est quasiment impossible qu’un groupe conséquent de « prisonniers » ait pu s’enfuir via le Sinaï, fût-ce par le nord ou par le sud. Le cas échéant, la tatillonne administration égyptienne en aurait fait mention. Et quand bien même cette mention n’aurait pas été retrouvée, des fuyards encombrés de femmes, d’enfants, de vieillards et de bestiaux, n’auraient jamais pu franchir le désert situé à l’est de l’Égypte sans se faire intercepter. Pendant ces trois siècles et demi, le contrôle de l’Égypte sur le Sinaï et Canaan fut total. Il y avait des Égyptiens partout. Comme on l’a souvent fait remarquer, une fuite en Canaan au cours de cette période aurait consisté à s’enfuir d’Égypte pour se réfugier… en Égypte. Ahmosis, au contraire, après 515

Finkelstein 2013, 49. Finkelstein 2002, 133 ; Amato (D’) – Salimbeti 2015, 59. 517 Vandersleyen 1995, 234, 236. 516

288

une brève incursion en Canaan destinée à liquider le dernier bastion des Hyksos, n’y remit plus jamais les pieds. Bon nombre de conjectures émises dans ce dernier chapitre ne restent bien sûr que des hypothèses toujours susceptibles d’être ruinées dans l’avenir. Peut-être un élément décisif sur l’exode des Hébreux sera-t-il un jour exhumé quelque part. Les chances en sont infimes mais il n’est pas saugrenu de l’espérer. Les sites de Thèbes, d’Avaris et plus généralement ceux du Delta, sans parler de ceux de Canaan, n’ont sûrement pas livré tous leurs secrets. Mais peut-être aussi cherche-t-on midi à quatorze heures…

289

Repères chronologiques

~12 000

Fin de la glaciation de Würm.

~8500

Apparition de l’agriculture dans tout le Croissant fertile : blé amidonnier, orge, seigle.

~8000

Domestication des volailles, des ovins et des bovins. Émergence des deux symboles majeurs du Néolithique, le Taureau Viril et la Femme Stéatopyge, qui rendent compte d’un mode de vie axé sur l’élevage et l’agriculture.

~7000

Apparition de la céramique. Culte des ancêtres à Jéricho. Les morts sont enterrés sous le sol de la maison et leurs crânes surmodelés exposés de long des murs intérieurs.

~6000

Les Sémites sont attestés au Proche-Orient.

~4000

Cultures mésopotamiennes de Halaf et d’Obeid. Début de l’hégémonie sumérienne. Culture égyptienne de Negada I.

~3500

Bronze Ancien. Culture mésopotamienne d’Uruk. Les villages se transforment en cités plus importantes. Hiérarchisation de l’habitat. Métallurgie du cuivre. Apparition des pictogrammes. Culture égyptienne de Negada II. L’Égypte est divisée en chefferies. Début de l’urbanisation. Métallurgie du cuivre. Premiers rituels de momification. Apparition des pictogrammes.

-------------------------------- FIN DE LA PRÉHISTOIRE--------------------------------

~3200

Culture mésopotamienne de Djemdet-Nasr. Les pictogrammes donnent naissance à une écriture cunéiforme à la fois pictographique et idéogrammatique. Apparition du bronze. Prédynastique égyptien : dans le Sud, tandis qu’Abydos est capitale d’un proto-État dirigé par la Dynastie Zéro, le Nord reste morcelé en petites chefferies. Apparition des pictogrammes. Échanges commerciaux avec la Palestine.

291

~3050

Période Thinite. Unification de l’Égypte. L’écriture hiéroglyphique est fixée. Première phase d’occupation des hautes terres de Canaan, avec pour capitales : Tirtsa au Nord, et Aï au Sud.

~2700

Période Sumérienne. Ires dynasties d’Ur, de Lagash, d’Éridu, de Kish, d’Uruk… Gilgamesh à Uruk (?) Ancien Empire égyptien.

~2500

En Sumer, premières relations écrites du Déluge.

~2400

Empire d’Akkad. Sargon l’Ancien. Composition de l’Enûma elish et de l’Épopée de Gilgamesh, sans doute d’après des documents sumériens plus anciens. Culture syrienne d’Ebla. La mythologie mésopotamienne est adoptée en Canaan.

~2200

1re Période Intermédiaire égyptienne. Morcellement de l’Égypte. Bronze Moyen. Fin de la première phase d’occupation des hautes terres de Canaan.

~2100

Période néo-sumérienne. IIIe dynastie d’Ur.

~2050

Moyen Empire égyptien. Réunification de l’Égypte.

~2000

Émergence des Cananéens. Deuxième phase d’occupation des hautes terres de Canaan, avec pour capitales : Sichem au Nord, et Hébron au Sud, puis Jérusalem.

~1900

Empire paléo-babylonien. L’Amorite Sumuabum s’installe à Kadingira, qu’il rebaptise « Babylone ».

~1800

Une colonie de marins asiatiques quitte Canaan pour s’installer à Avaris, dans le Delta du Nil à la demande des pharaons de la XIIe dynastie. Hammurabi, roi de Babylone, d’Ourouk, d’Akkad, de Kish, d’Ur, d’Élam et d’Assyrie.

~1797

Néférousobek, première femme-pharaon, clôt la XIIe dynastie et le Moyen Empire après un règne éphémère.

~1750

2e Période intermédiaire égyptienne. Les Hyksos, groupe de populations d’origine majoritairement cananéenne, s’érigent en roitelets à Avaris, dans le Delta, fondant les XIVe (?) et XVe dynasties.

~1620

L’éruption du volcan de Théra (actuelle Santorin) provoque un tsunami qui touche la majeure partie des rivages méditerranéens et suscite divers météores et phénomènes météorologiques inhabituels. Fin de la deuxième phase d’occupation des hautes terres de Canaan. Égypte : les rois de la XVIIe dynastie luttent plus ou moins victorieusement contres les Hyksos.

~1600 ~1550

Nouvel Empire égyptien. Le pharaon Ahmosis fonde la XVIIIe dynastie. Les Hyksos quittent l’Égypte.

~1450

Le pharaon Thoutmès III étend l’empire égyptien à son apogée.

~1400

Rédaction des tablettes alphabétiques d’Ugarit, où le dieu cananéen BaalHaddad reprend le rôle du dieu babylonien Marduk. 292

~1350

Règne du pharaon Aménophis IV-Akhenaton. Sa correspondance diplomatique indique qu’un roi cananéen nommé Abdi-Hebba règne à Jérusalem, en butte aux incursions des Âpirou.

~1279

Règne du pharaon Ramsès II.

~1207

En la 5e année de son règne, Mérenptah, fils de Ramsès II, défait en SyroPalestine un peuple dont le nom peut se lire Israïl.

~1200

Fer I. Invasion du Levant par les Peuples de la Mer, groupes d’essence majoritairement indo-européenne, sans doute venus des Balkans. Une de leurs composantes, les Philistins, vaincus par Ramsès III, sont enrôlés comme mercenaires et cantonnés dans les garnisons égyptiennes de la côte méridionale palestinienne.

~1150

Troisième phase d’occupation des hautes terres de Canaan (qui dure encore aujourd’hui). Déclin de l’Égypte. Sous Ramsès VI, les Philistins, libérés de la tutelle égyptienne, font souche dans les ports de Gaza, Ascalon, Ashdod, Eqrôn et Gat.

~1080

3e Période Intermédiaire égyptienne. Dynasties parallèles : l’Égypte se divise à nouveau. Émergence des Hébreux. Les clans des hautes terres de Canaan s’unissent en tribus, peut-être pour contrer l’expansion philistine.

~1000

David, roi de Juda (?)

~970

Salomon, roi de Juda (?) Érection du premier Temple de Jérusalem (?) Le culte y est probablement syncrétique.

~930

Roboam, roi de Juda à Jérusalem. Jéroboam Ier, roi d’Israël à Tirtsa. Yahvé y est vénéré sous la forme d’un taureau.

~925

Campagne du pharaon Sheshonq Ier en Palestine.

~900

Fer II.

~860

Prédication des prophètes Élie et Élisée.

~850

Composition des poèmes homériques.

~776

Première olympiade.

~753

Fondation légendaire de Rome. Grèce : Rédaction de la Théogonie d’Hésiode (?)

~725

Salmanasar V, roi d’Assyrie assiège Samarie. Trois ans plus tard, son successeur Sargon II prend la ville, déporte ses élites et sa population en Assyrie et en Médie, et installe des colons assyriens en cette nouvelle entité nommée Samerina.

~670

Règne d’ Assurbanipal, empereur d’Assyrie.

~640

Règne de Josias, roi de Juda. Ministère du prophète Sophonie.

~630

Ministère du prophète Jérémie.

293

~625

Empire néo-babylonien. Nabopolassar, gouverneur de Babylonie, se proclame roi de Babylone.

~620

Prétendue découverte du Deutéronome et réforme religieuse de Josias. Ministère du prophète Nahum

~614

Les Mèdes et les Babyloniens détruisent Assur. Deux ans plus tard ils font subir le même sort à Ninive. Première rédaction des Livres de Josué, des Juges, de Samuel et des Rois (?)

~609

Exécution de Josias à Megiddo par le pharaon Nékao II.

~597

Première déportation à Babylone. Nabuchodonosor II fait exiler la famille royale judéenne, les élites et les artisans en Babylonie. Ministère du prophète Ézéchiel à Babylone.

~587

Deuxième déportation à Babylone. Nabuchodonosor brûle Jérusalem détruit le Temple. Godolias est nommé gouverneur de Jérusalem mais périt assassiné quelques mois plus tard. Le prophète Jérémie s’enfuit en Égypte avec les conjurés.

~582

Troisième déportation à Babylone.

~580

Rédaction, à Babylone, d’un deuxième groupe de textes de la source sacerdotale.

~560

Awel-Marduk, nouveau roi de Babylone, gracie Joiakîn de Juda, sans toutefois le laisser rentrer chez lui.

~539

Prise de Babylone par Cyrus II, empereur de Perse.

~538

Édit de Cyrus (?) autorisant les Judéens à rentrer à Jérusalem reconstruire le Temple. Restitution des objets du culte emportés jadis par les Babyloniens. En automne, une première cohorte d’exilés rentre à Jérusalem sous l’égide de Sheshbassar, possible descendant de Joiakîn. La Syrie-Palestine est englobée dans la Transeuphratène.

~520

Début de la construction du Second Temple. Zorobabel (peut-être Sheshbassar), haut-commissaire.

~510

République romaine. La royauté étrusque est renversée et remplacée par la République romaine. Ministère des prophètes Agée et Zacharie en Judée.

~490

Première guerre médique. Victoire des Grecs sur Darius à Marathon. Rédaction probable du Livre de Malachie, des Proverbes, du Cantique des Cantiques et du Livre de Ruth. Égypte : érection d’un temple consacré à Bethel-Yahou (prototype de Yahvé) par la colonie juive d’Éléphantine.

~480

Deuxième guerre médique. Victoire des Grecs sur Xerxès à Salamine.

~450

Périclès à Athènes. Construction du Parthénon.

~440

Mission de Néhémie. Restauration des remparts de Jérusalem et réformes inspirées du Deutéronome.

~390

Prise de Rome par le chef gaulois Brennos. 294

~380

Finalisation du Livre de Job (?)

~350

Rédaction probable des Livres d’Esdras, de Néhémie et des Chroniques.

~336

Avènement d’Alexandre le Grand en Macédoine.

~334

Alexandre vainc l’armée de Darius III au Granique. L’année suivante, nouvelle victoire d’Alexandre sur Darius. En Haute-Égypte, Khababash, dernier dynaste indigène, prend deux ans le titre de pharaon.

~323

Alexandre le Grand meurt à Babylone.

~305

L’empire d’Alexandre est partagé entre les diadoques : Ptolémée Ier règne en Égypte, tandis que Séleucos Ier règne en Syrie et en Babylonie, et qu’Antigonos Monophtalmos règne en Asie Mineure.

~280

Ptolémée II monte sur le trône d’Égypte. Rédaction de la Septante (LXX). Fin de la rédaction des Aigyptiaka de Manéthon (?) Antiochos Ier, roi de Perse et de Syrie.

~250

Rédaction probable du Livre d’Esther et de l’Ecclésiaste.

~200

Antiochos III ravit la Palestine à Ptolémée V et octroie à la Judée une charte reconnaissant et protégeant son statut théocratique.

~175

Antiochos IV abroge la charte de son aïeul protégeant le judaïsme. Il dépouille le Temple de Jérusalem et y instaure le culte de Zeus Olympien, provoquant la révolte du prêtre Mattathias et, plus tard, des Macchabée.

~160

Rédaction du Livre de Daniel.

~104

Aristobule Ier prend le titre de roi qui n’avait plus été porté à Jérusalem depuis près de 500 ans.

~60

Arrivée en Orient du consul romain Pompée. Il déchoit Antiochos XIII, le dernier séleucide, et convertit la Syrie en province romaine. La Bible hébraïque est établie dans sa forme actuelle.

~50

Cléopâtre VII, reine d’Égypte.

~37

Hérode Ier, roi de Judée.

~27

Auguste, empereur de Rome. Rédaction des Aigyptiaka de Ptolémée de Mendès (?) dans une Égypte transformée en province romaine.

~4

Naissance de Jésus (?) en Galilée (?) et mort d’Hérode Ier.

------------------------------------ÈRE ACTUELLE------------------------------------------

70

Destruction de Jérusalem et du Second Temple par Titus à la suite de la révolte juive de 66/70.

96

Rédaction du Contre Apion par Flavius Josèphe.

295

Table des illustrations

Figure 1 – Le Croissant fertile.......................................................................11 Figure 2 – Les royaumes d'Israël et de Juda..................................................15 Figure 3 – Représentation schématique du monde selon la Genèse..............28 Figure 4 – Appartenance et imbrication des récits de Gn 1 à Gn 5...............73 Figure 5 – Place du premier « homme » (Hénokh/Énosh)............................75 Figure 6 – Les généalogies adamiques..........................................................88 Figure 7 – Déclin progressif de la longévité des patriarches.........................93 Figure 8 – Filiation des récits diluviens......................................................107 Figure 9 – Généalogie des patriarches.........................................................182

297

Index des dieux, des héros et des hommes A Âapep, 49 Âaqen, 204 Aaron, 235, 239, 252, 254 Abdi-Hebba, 66 Abel, 71 sv, 79 Abimelek, 171 Abraham, 115, 119, 123 sv, 131 sv, 139 sv, 145, 148 sv, 157, 162, 183, 195 sv, 210, 212, 246, 249 sv, 256, 285 Achab, 122 sv Achille, 94 Acrisios, 227 Actéon, 66 Adam, 31 sv, 42, 44, 46 sv, 60 sv, 65, 67, 69, 71 sv, 80, 83, 85, 92 Adapa, 59, 67 Adonis, 257 Agamemnon, 144 sv Ahmosis, 197, 204, 218 sv, 223 sv, 260 sv, 268 sv, 287 sv Ahriman (Angra Mainyu), 10, 38 Aiétès, 233 Akish, 274 Alcmène, 94 Alexandre III le Grand, 115 Amenemhat Ier, 223, 231 Amenemhat III, 208 Amenhotep Ier, 221, 268 sv Amenhotep II, 251 Amenhotep III, 150, 238 Amenhotep IV-Akhenaton, 66, 264 Ameni Qemaou, 201 Amphitryon, 94 Amram, 212 Amulius, 227 An, 26

Anaq, 95 Ânath-Her, 202, 209 Anax, 95 Anoup et Bata, 187 Antef (Noubkheperrâ), 217, 267 Anu, 32, 37, 42, 59, 99, 109 Anzu, 25 Âper-Ânath, 202, 209 Aphrodite, 45 Apollon, 45, 254 Apopi (Âaouserrâ), 201, 203, 218 sv, 221, 260 Apopi (Âaqenenrâ), 203 sv Apopi (Nebkhepeshrâ), 203 sv Apsû, 21, 24 Arba, 95 Ariane, 233 Arpakhshad, 127 Artémis, 66, 144 Aruru, 32, 37, 39, 66 Asag, 51 Asenath, 192 Asher, 178 Ashtartu, 125 Ashtarut, 257 Assarhaddon, 128, 274 Aššur, 114 Assurbanipal, 20, 99, 128 Assurnazirpal II, 234 Assuruballit II, 128 Astarté, 167 Astyage, 227 Astydamie, 187 Athalie, 123 Athéna, 37, 45 Atoum, 36, 38, 49 Atra(m)hasis, 101 Aÿ (Mernéferrâ), 261

299

B Baal, 36, 51, 63, 137, 190, 215 Baal Berith (Bethel Berith, Bethel Yahou), 129, 148 Baal Péor, 164 Baal Saphon, 114, 278 Balaam, 136 Baÿ, 275 Béhémoth, 24, 30, 53 Bellérophon, 187, 191 Ben-Ammôn, 165 Benjamin, 179 Berut, 257 Bétuel, 148 Bilhah, 126, 178 sv C Caïn, 71 sv, 79 sv, 87, 91 sv, 114 Cambyse II, 208, 234 Chu‘ayb, 236 Constantin Ier, 236 Crésus, 233 Cyrus II, 17, 227, 233

El, 137, 250 El Elyon, 50 El Shadday, 135, 140 Élie, 123 Eliézer, 232, 242 Eliézer de Damas, 133 Élisée, 123 Emesh et Enten, 77, 79 sv Enki, 37, 45, 77 Enkidu, 37, 39, 43, 66 Enkimdu, 78 Enlil, 26, 77 sv, 99 sv, 102 sv, 156 sv, 254 Enmendurana, 90 Enmerkar, 87 Éphraïm, 179 Épiméthée, 37, 45 Ésaü, 85, 173, 175, 278 Esdras, 136 Étéocle et Polynice, 79 Ève, 31 sv, 42, 47, 58, 60 sv, 65 sv, 71 sv, 75, 83, 85 Ézéchias, 15 Ézéchiel, 39, 57, 95, 159, 169, 274

D Damasippe, 187 Damkina, 21, 24 Dan, 178 Danaé, 227 David, 121 sv, 146, 166, 248, 272, 274 Dedoumès, 206 sv Déméter, 59 sv Démophon, 59 Dercéto, 227 Deucalion, 10, 98, 101, 104, 106, 165, 260 Dînah, 179 Dumuzi, 78 Dyaus Pitar, 27 E Éa, 21 sv, 24, 37, 59, 64, 99 sv, 103, 157

G Gad, 178 Gaia, 27, 109 Gayomart, 10, 38, 67 Geb, 26 sv Gershom, 232, 242 Gilgamesh, 37, 41, 43 sv, 57 sv, 67, 90, 94, 96, 98 Gudéa, 114 H Haggar, 126, 149 Hammurabi, 115, 124 Hâpy, 41 Hârân, 125 Hathor, 279 Hatshepsout, 200, 204, 258 Hebba, 66 Hébé, 66 Hébrus, 187

300

Heidrun, 42 Hénokh, 56, 74, 89 sv, 92 Héphaïstos, 38, 45 Héra, 30 Héraclès, 94 Héraklès, 39, 41, 43, 66 Herit (Herti ?), 221 Hermès, 45, 49 Hérode Ier le Grand, 146 sv Hippodamie, 187 Hippolyte, 187, 191 Hiram, 123 Huangdi, 56, 67 Humbaba, 96 Hyriée, 10, 138 sv I Iâhhotep Ire, 218, 270 Iâhmès (Senakhtenrâ), 217 sv Iâhmès fils d’Abana, 269, 271 Iâhmès Nefertary, 220 Iâhmès Satkamès, 220 Idoménée, 144, 254 Idris, 90 Illuyankash, 49 Imirameshâ, 204 Inanna, 43, 78, 99, 167 Inara, 49 Indra, 27, 36, 50, 106 Iphigénie, 144 sv Isaac, 85, 119, 123, 140, 144 sv, 149, 171, 183, 210 Isaïe, 15, 169 Ishtar, 125, 167 Ismaël, 134, 257 Israël, 179 Issakhar, 179 Ittobaal, 123 J Jacob, 85, 119, 123 sv, 130, 132, 146, 172, 175 sv, 178, 180 sv, 183, 192, 210, 223, 232, 244 sv Japhet, 108 sv

Jason, 233 Jephté, 143, 145 Jérémie, 116, 287 Jéroboam Ier, 121 Jésus, 44 Jethro, 229 Jocaste, 254 Joiakîn, 16 Joram d'Israël, 123 Joseph (le charpentier), 140 Joseph, 85, 119, 123, 132, 179, 183 sv, 186 sv, 190 sv, 209, 211, 216, 218 sv, 221 Josias, 211, 249 Josué, 213, 286 Jupiter (voir Zeus) Justinien Ier, 236 K Kadashman-Enlil Ier, 150 Kamès, 199, 204, 217 sv Kanaan, 109 sv Kehat, 212 Khâm, 108 sv Khâmoudy, 203 sv, 218, 260, 265 Khavilah, 234 Khendjer, 201 Khéops, 214 Khéphren, 214 Khépri, 50 Khnoum, 37, 200 Khronos, 27, 110 Khyan, 202, 249, 265 sv Ki, 26 Kingu, 21 sv, 37, 66 Kumarbi, 109 sv L Laban, 125, 148, 171, 175, 177, 232 Ladon, 39, 58 Lahar et Ashnan, 77, 79 Laïos, 227, 254 Lakhmu et Lakhamu, 37 Léah, 145 sv, 177 sv, 183, 232

301

Lemekh, 87 sv, 91 sv, 107, 110 Lévi, 84, 102, 178, 212 Léviathan, 30, 51, 53 Lilith, 47 Lot, 125, 156 sv, 160 sv, 164 sv M Manassé (le roi), 15 Manassé (fils de Joseph), 179 Manu, 101, 164 Marduk, 20 sv, 24 sv, 31, 36 sv, 48, 51 sv, 63, 66, 106, 115 Mars, 79 Mashya et Mashyana, 10, 38, 67 Mathusalem, 90 sv Médée, 233 Mehuyaël, 90 Melqart, 95 Mérari, 228 Mercure (voir Hermès) Merdjefarâ, 204 Mérenptah, 210, 248, 251 sv Métanire, 59, 67 Milka, 125 Minos, 233 Miryam, 228, 235 Moab, 165 Moïse, 68, 92, 115, 121, 136, 206, 213, 216 sv, 224 sv, 228 sv, 246, 250 sv, 258, 275, 279, 281 sv, 286 sv Môt, 190 Mummu, 21 Myrtile, 187 N Naamah, 87, 92 Nabonide, 17, 128 Nabopolassar, 115 Nabuchodonosor Ier, 20 Nabuchodonosor II, 16 sv, 113, 115 Nakhor, 124, 148 Nammu, 19, 26, 37 Nanis, 233 Nannar, 125

Néferhotep Ier, 265 sv Néfernéferouaton, 264 Nehesy, 201 Nékao II, 16 Nekhushtân, 68 Nemrod, 43, 115 Nephtali, 178 Nergal, 99 Nidhogg, 58 Nimrod, 234 Ningirsu, 114 Ninhursarg, 45 Ninos, 227, 271 Ninti, 45 Nintu, 22, 37, 66 Ninurta, 51 sv, 99 Nisos, 233 Noé, 89, 92, 103 sv, 124, 165, 234 Noûn, 20 Nout, 26 sv O Ochozias d’Israël, 123 Odin, 36 Œdipe, 227, 254 Ogygès, 98 Okéanos, 20 Omri, 122 sv Orion, 10, 138 sv Ormazd (Ahura Mazda), 10, 32, 38, 67 Orphée et Eurydice, 163 Osée, 14 Osiris, 79 Ounas, 104 Ouranos, 27, 109 P Pandore, 45 Pazuzu, 25, 50, 59 Pélée, 187 Pépy II, 166 Persée, 227 Phèdre, 187

302

Philémon et Baucis, 159 Philitis, 214 Phinéhâs, 228 Polybe, 227 Polydectès, 227 Polyphème, 174 Poséidon, 144, 254 Pôtiphar, 183 sv, 186 sv, 192 Prajâpati, 34 Prométhée, 37, 45, 66, 77, 101, 180 Pyrrha, 10, 165 Pythie (La), 58 Q Qareh, 201 Qeturah, 149 sv R Râ, 49, 101 Raamah, 234 Rachel, 126, 177 sv, 183, 232 Rahab, 30, 53 Ramsès Ier, 268 Ramsès II, 89, 214, 222 sv, 239, 251, 270, 279 Ramsès III, 185, 273 sv, 288 Ramsès IV, 185, 288 Ramsès VI, 288 Rébecca, 145 sv, 148 sv, 171 sv, 174 sv, 177 Réhuel, 229, 231 Rhéa Silvia, 79 Roboam, 121 Romulus et Rémus, 78 sv, 84, 227 Ruben, 178 sv, 184, 196 Rudra, 27 S Saehrimnir, 42 Salitis, 202, 207, 270 Salmanazar V, 234 Salomon, 121, 123, 150, 214, 234 Sarah, 125 sv, 130, 132 sv, 138 sv Sargon II, 16, 68

Sargon l’Ancien, 227 sv Saül, 121, 123, 248 Savtah, 234 Savtekha, 234 Scylla, 233 Sédécias, 16 Seker-Her, 202 Sekhmet, 101 Séleucos II, 115 Sem, 108 sv, 124 Sémiramis, 227, 271 Semqen, 202, 209 Senebkaÿ, 217, 267 Sennachérib, 15 Senouseret Ier, 231 Senouseret II, 208 Serug, 124 Seth, 79, 260, 270, 278, 284 Séthy Ier, 222 Séthy II, 274 Seva, 234 Shaân, 69 Shamash, 136 sv, 157 Sharek, 204 Sharkalisharri, 104 Shemesh, 136, sv Sheshonq Ier, 121 Shêth, 73 sv, 84, 89 Shiva, 101, 114 Shou, 27 Shutu, 25 Siduri, 43 sv Siméon, 178 sv Sîn, 17, 125 Sinouhé, 231 Siptah, 274 sv Sobekemsaf, 217 Sobekhotep III, 265 sv Sobekhotep IV, 265 Sopdou, 279 Sthénébée, 187 Sukurlam, 92 Sunda et Upasunda, 79

303

T Tâa (Seqenenrâ Djéhouty-âa), 204, 217 sv, 268 Taouret (Thouéris), 53 Taousert, 214, 274 sv Tarhu, 49 Tarpéia, 233 Tehom, 24, 26, 30, 51 sv, 104 Térakh, 125 Teshub, 66, 109 sv Téthys, 20 Téti, 246 Tétisheryt, 218 Tharbis, 233, 235 Thémis, 10 Théodose Ier, 247 Thot, 247 Thoutmès Ier, 269 sv Thoutmès II, 269 Thoutmès III, 196, 204, 224, 262 sv, 270 sv Thyeste, 94 Tiamat, 20 sv, 24 sv, 30 sv, 36, 48, 51, 53, 106 Tôhû et Bôhû, 24, 29, 52 Tsipporah, 231 sv, 235, 241 sv, 246 Tubal Caïn, 87, 91 sv Typhon, 49, 284 U Ubartutu, 92 Ulysse, 174 Ur-Zababa, 227 Utanapishtim, 43 sv, 56, 58, 90, 92, 98, 100 sv, 103 sv, 165

Utu, 90, 99, 101, 106 V Varuna, 27 Vierge Marie (La), 63 Vrtra, 36, 50, 106 X Xerxès Ier, 115 Xisuthros, 101, 105 sv Y Yabal, 87, 91 Yam, 36, 48, 51, 53, 284 Yanass, 204, 266 Yaqeb-Âamou, 124, 209 Yaqeb-Her, 124, 209 Yehudâh, 178 sv, 184, 196 Yérakh (Yarêakh), 125 Yered, 90 Yma, 32, 163 sv Ymi, 32, 164 sv Ymir, 36 Yokshân, 41, 196, 234 Yokthan, 196 Yubal, 87, 91 sv Z Zébulon, 179 Zeus, 30, 36 sv, 45, 49, 66, 72, 77, 94, 101, 110, 114, 278, 284 Zilpah, 126, 178 sv Zimri, 123 Ziusudra, 92, 100, 106 Zuleika, 188

304

Abréviations des périodiques et collections

ADAJ ÄgLev ALUB ANET AnOr ASAE ASOR BAR BASOR BBR-Sup BIFAO BiGen BSÉG CahKarn CEA (B) CRIPEL DosArch EA EAO ENiM ETR HeBAI IFAO JEA JNES JSOT JSRC KTU MAM

Anual of the Department of Antiquities of Jordan (Amman) Äegypten und Levante. Zeitschrift für ägyptische Archäologie und deren Nachgebiete (Vienne) Annales littéraires de l’Université de Besançon (Besançon) voir Bibliographie Analecta orientalia (Rome) Annales du Service des Antiquités de l’Égypte (Le Caire) American Schools of Oriental Research (Boston) Biblical Archaeology Review. Biblical Archaeology Society, (Washington) Bulletin of the American Schools of Oriental Research (New Haven) Bulletin for Biblical Research - Supplements. Eisenbrauns (Winona Lake) Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale (Le Caire) Bibliothèque générale de l’Institut français d’archéologie orientale (Le Caire) Bulletin de la Société d’égyptologie de Genève (Genève) Cahiers de Karnak. Centre franco-égyptien d’étude des temples de Karnak (CFEETK), Centre national de la recherche scientifique (Paris) Connaissance de l’Égypte Ancienne (Bruxelles) Cahiers de recherches de l’Institut de papyrologie et égyptologie de Lille. Université de Lille (Lille) Dossiers d’archéologie (Paris). Egyptian Antiquities Egypte, Afrique et Orient. Centre vauclusien d’égyptologie (Avignon). Égypte nilotique et méditerranéenne. Institut d’égyptologie Fr. Daumas, Université de Montpellier 3 (Montpellier) Études Théologiques et Religieuses Hebrew Bible and Ancient Israel (Zürich) Institut français d’archéologie orientale (Le Caire) Journal of Egyptian Archaeology. Egypt Exploration Society, (Londres) Journal of Near Eastern Studies. Department of Near Eastern Language and Civilization, Université de Chicago (Chicago) Journal for the Study of the Old Testament. Department of Biblical Studies, Université de Sheffield (Sheffield) Jerusalem Studies in Religion and Culture. Brill (Leyden) voir Bibliographie Monographies d’Archéologie Méditerranéenne 305

MIFAO

Mémoires publiés par les membres de l’Institut français d’archéologie orientale (Le Caire) NEA Near Eastern Archaeology. American Schools of Oriental Research (Boston) OIP Oriental Institute Publications. Université de Chicago (Chicago) OpenJA Open Journal of Archaeometry. Ancient World Online (Publ. OpenAccess) OLA Orientalia lovaniensia analecta. Département d’études orientales de l’Université catholique de Louvain (Louvain) Or Orientalia. Commentarii periodici instituti pontifici biblici, (Rome) P.U.F Presses Universitaires de France (Paris) PdÄ Probleme der Ägyptologie (Leyde) PNAS Proceedings of the National Academy of Sciences. University of California at San Diego, La Jolla RAPH Recherches d’archéologie, de philologie et d’histoire. Institut français d’archéologie orientale (Le Caire) RdÉ Revue d'Égyptologie Sem Semitica. Institut d’études sémitiques de l’Université de Paris (Paris) URK IV voir Bibliographie VTSup Vetus Testamentum. Supplements (Leyde) Wb voir Bibliographie

306

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Table des matières AVANT-PROPOS............................................................................................9 1 – RÉCITS DE COMMENCEMENT ET TRADITIONS DE COMBAT Le plus ancien récit de la Création : l’Enûma elish.......................................19 La cosmogonie biblique.................................................................................22 Les deux anthropogonies de la Genèse..........................................................31 La cosmogonie perdue...................................................................................48 2 – LA QUÊTE DE L’IMMORTALITÉ Généralités.....................................................................................................55 La version biblique de la Quête de l’Immortalité..........................................57 3 – LES JUMEAUX RIVAUX ET LE MEURTRE FONDATEUR Généralités.....................................................................................................71 Le dieu suborneur..........................................................................................71 Les Jumeaux rivaux.......................................................................................75 Le Meurtre fondateur.....................................................................................78 4 – LES HÉROS DU TEMPS JADIS Généralités.....................................................................................................87 Les patriarches antédiluviens.........................................................................89 Nephilim, Rephaïm, Anaqim, Emim et autres prétendus Géants..................93 5 – LE RETOUR AU CHAOS Généralités.....................................................................................................97 Le Déluge biblique......................................................................................102 Le mythe de la Castration du Père...............................................................107 6 – LA TOUR DE BABEL, MAIN TENDUE VERS LE CIEL Généralités...................................................................................................111 Le récit biblique...........................................................................................112 La ziggurat de Marduk à Babylone.............................................................114 7 – LES TRADITIONS PATRIARCALES DU SUD Généralités...................................................................................................119 Datation de la mise par écrit des traditions patriarcales..............................121 Abraham et les Térakhites...........................................................................124 Abraham et son modèle Jacob.....................................................................125 Origine prétendue d’Abraham.....................................................................126 Promesse sacrée et vocation d’Abraham.....................................................128 321

Abraham en Égypte.....................................................................................130 « Paroles, paroles, paroles… »....................................................................132 Abraham et la légende d’Hyriée..................................................................136 Le sacrifice d’Isaac et le mythe de l’Enfant immolé...................................140 La supercherie du tombeau des Patriarches.................................................145 Mort d’Abraham et mariage d’Isaac............................................................147 8 – SODOME ET L’HOMOSEXUALITÉ Généralités...................................................................................................153 Les légendes antérieures..............................................................................153 Du récit originel à l’épisode biblique..........................................................155 Le récit biblique de la destruction de Sodome et Gomorrhe.......................156 Un récit interpolé.........................................................................................168 9 – LA TRADITION NORDISTE Généralités...................................................................................................171 À vaincre sans péril….................................................................................173 Qui va à la chasse perd sa place..................................................................173 L’échelle de Jacob........................................................................................175 À malin, malin et demi................................................................................176 Jacob, géniteur légendaire...........................................................................177 L’homme qui lutta contre ‘El.......................................................................179 10 – LE ROMAN DE JOSEPH Généralités...................................................................................................183 Joseph et ses frères......................................................................................183 L’arrivée de Joseph en Égypte.....................................................................184 Zuleika et le mythologème de la femme tentatrice-accusatrice..................186 Le songe de Pharaon....................................................................................189 L’élévation de Joseph..................................................................................190 L’arrivée de Jacob en Égypte.......................................................................192 11 – LE PHARAON QUI N’AVAIT PAS CONNU JOSEPH Généralités...................................................................................................193 Les Hébreux.................................................................................................195 Les Hyksos..................................................................................................196 Les sources égyptiennes..............................................................................203 Les sources bibliques...................................................................................210 La durée du séjour en Égypte......................................................................212 L’Égypte, de la XVe dynastie au début de la XVIIIe.......................................216 Le pharaon qui n’avait pas connu Joseph....................................................218 Moïse et le mythe de l’Enfant prédestiné....................................................225 Moïse, héros inutile.....................................................................................229 Moïse en Madiân.........................................................................................230 322

L’épouse éthiopienne de Moïse et le mythe de Tarpéia...............................232 L’épiphanie du « buisson ardent »...............................................................235 L’invention d’Aaron....................................................................................239 L’étrange épisode d’Ex 4, 24-26..................................................................240 La circoncision............................................................................................246 La mort du pharaon oppresseur et l’hypothèse « Mérenptah »...................250 Moïse versus Pharaon..................................................................................252 Les plaies d’Égypte ou le mythologème du Fléau destructeur....................254 L’hypothèse « Théra ».................................................................................258 Le départ des Hyksos selon Manéthon et ses épigones...............................262 L’expulsion des Hyksos, une idée reçue......................................................269 Le départ des Hébreux selon les sources bibliques.....................................272 Les Philistins et l’hypothèse « Siptah ».......................................................273 Les deux itinéraires de l’Exode...................................................................275 Le miracle de la mer....................................................................................279 Des sables du désert aux brumes de la mémoire.........................................285 Conclusions.................................................................................................287 REPÈRES CHRONOLOGIQUES..............................................................291 TABLE DES ILLUSTRATIONS................................................................297 INDEX DES DIEUX DES HÉROS ET DES HOMMES...........................299 ABRÉVIATIONS DES PÉRIODIQUES ET COLLECTIONS..................305 BIBLIOGRAPHIE......................................................................................307

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RELIGION AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions LA LEÇON DE MALICORNAY Le fait religieux pris en otage René Nouailhat En 2017, sur plainte anonyme, un instituteur d'un petit village de l'Indre a été brutalement interdit d'enseignement puis déplacé sous le motif qu'il avait traité du fait religieux à partir, entre autres, de textes d'Évangile. L'auteur, impliqué dans la mise en oeuvre du Rapport Debray de 2002, se saisit de cette affaire pour proposer une réflexion de fond sur le thème de la laïcité et du traitement scolaire des religions, dans une situation largement dégradée du fait de fractures sociales aggravées, de radicalismes religieux et d'une non moins préoccupante radicalisation laïque dont l'affaire de Malicornay est une illustration quasi emblématique. (Coll. Histoire, Textes, Sociétés, 240 p., 25,5 euros) ISBN : 978-2-343-16772-5, EAN EBOOK : 9782140114038

EUCHARISTIE, SACREMENT DE COMMUNION OU DE SCISSION ? Comprendre le rite pour mieux vivre le mystère ? Gaston Ogui Préface de Pierre Diarra Sous le noble motif d'éviter à la pratique eucharistique une banalisation coupable, certaines églises locales en sont venues à déposer sur les épaules des fidèles des fardeaux que ni eux, ni leurs pères, n'ont pu porter. En effet, la bipolarisation des disciples du Christ en « dignes » et « indignes » qui entraîne des exclus au banquet des chrétiens interpelle la conscience de tout théologien et de tout pasteur. La créativité dans la fidélité ne nous impose-t-elle pas un recours à la pratique même du Christ et de la première chrétienté ? Le but de cet ouvrage n'est rien de moins que de rappeler le spécifique chrétien afin de libérer de tout carcan ceux et celles qui croupissent dans les prisons de nos intolérances et de nos préjugés. (Coll. Religions et Spiritualité, 136 p., 15 euros) ISBN : 978-2-343-16413-7, EAN EBOOK : 9782140114007

GUÉNON AU COMBAT Des réseaux en mal d'institutions Jean-Pierre Laurant La critique radicale, dévastatrice de la modernité faite par Guénon entre 1920 et 1950 a entraîné des prises de position tout aussi tranchées que contradictoires. Cet ouvrage analyse le rapport complexe entre le discours tenu par Guénon comme expression d'une vérité éternelle et les interprétations qu'il a suscitées. La volumineuse correspondance entretenue, depuis Le Caire notamment, comprenant de nombreux inédits, a été utilisée, ainsi que les échanges entre les principaux réseaux de ses admirateurs. Ce qui se voulait parole de vérité est tombé dans une oreille d'homme ; le message répété a été retaillé à la mesure de chacun, au gré des temps et des lieux. (Coll. Théôria, 220 p., 22,5 euros) ISBN : 978-2-343-16906-4, EAN EBOOK : 9782140113826

LETTRE D'UN FRÈRE CHRÉTIEN À UN FRÈRE HUMANISTE Emmanuel Apffel De l'obscurantisme légaliste, Emmanuel Appfel a évolué vers un libéralisme spirituel. Ayant fait le tour de nombreux aspects de la croyance chrétienne, il eut l'occasion de poser des ponts entre les différentes familles de l'Évangile. Emmanuel Apffel, écrivain engagé, considère que l'Évangile porte les germes de l'humanisme. Il s'adresse par cette lettre à tous ceux qui se reconnaissent comme humanistes, pour tenter d'établir des liens d'amitiés et de fraternités, afin que par cette union, des richesses viennent sur nos contemporains. Les Impliqués (90 p., 12 euros) ISBN : 978-2-343-13923-4, EAN EBOOK : 9782140112515

LES DOUZE TRIBUS La communauté messianique de Sus en France Bernadette Rigal-Cellard Voici la première analyse des Douze Tribus, groupe religieux très original car à l'heure où les spiritualités orientales et le New Age sont à la mode. C'est à partir de la Bible prise littéralement et exclusivement qu'il a élaboré sa théologie, sa morale et son organisation. Ses membres se vivent comme la restauration des anciennes tribus d'Israël. L'auteur étudie la tribu de Sus qu'elle a observée sur plusieurs années et elle livre les récits de vie des disciples et ses problèmes juridiques. EME éditions (Coll. Divin et Sacré, 126 p., 13,5 euros) ISBN : 978-2-8066-3673-7, EAN EBOOK : 9782806651495

COMMENT HÉRITER EN ISLAM ? 1. Notions et préalables 2. Clé de répartition des parts 3. Procédés de calcul et études de cas pratiques Tafsir al Ousseynou Samb Cet ouvrage, fruit d'un travail d'une extrême rigueur, de vérifications minutieuses, rentre dans la perspective d'une recommandation du Prophète Mouhamed (PSL). Il offre un outil pédagogique pratique, fiable et de compréhension facile. Dans un pays comme le Sénégal où l'écrasante majorité des musulmans sénégalais opte encore pour la succession conformément au droit islamique, prévu par le Code de la famille, cet ouvrage révèle toute son importance. (Coll. Harmattan Sénégal, 110 p., 12,5 euros) ISBN : 978-2-343-16479-3, EAN EBOOK : 9782140112737

UNE THÉOLOGIE DU PAUVRE À L'ÈRE DE LA MONDIALISATION Approche sociale et pastorale pour l'émergence de l'homme watsi du sud-est Togo Dominique Kokou Mawunyo Gagnon Préface du Cardinal Gerhard Müller La figure du pauvre n'interpelle pas uniquement les sciences sociales, mais aussi la théologie. À la lumière de l'enseignement de l'Église, cet ouvrage se base sur la pensée de J. Wresinski, G. Gutiérrez et sur le magistère du pape François pour proposer une théologie du pauvre à l'époque de la mondialisation. L'auteur, prêtre togolais et docteur en théologie, analyse le cas des Watsi dans le Sud du Togo et propose des pistes pour enclencher un développement intégral. Harmattan Italia (568 p., 69 euros) ISBN : 978-2-336-31241-5, EAN EBOOK : 9782140112782

ET DIEU CRÉA... LA LAÏCITÉ Fondements et futur de la démocratie et des droits de l'homme Israël Goldberg Quelles sont les racines des droits de l'homme ? La plus ancienne, d'abord, la plus profonde, la plus prégnante ? Nul historien ne saurait nier que c'est le message biblique d'égalité entre les hommes parce qu'ils sont créés à l'image de Dieu. Liberté, égalité, fraternité sont avant tout des concepts bibliques qui auront pris deux millénaires à s'intégrer dans l'inconscient collectif occidental. Les fiers frontons de nos

mairies, temples modernes de la laïcité, portent avant tout une devise biblique. Cet ouvrage décrypte ces notions au fondement de notre société pour mieux en assurer l'avenir. (Coll. Judaïsmes, 330 p., 29 euros) ISBN : 978-2-343-14390-3, EAN EBOOK : 9782140110436

ELOGE DE LA FOI CHRÉTIENNE Chemin d'accomplissement et d'éternité pour l'Homme Francis Barbey A un moment où, selon Nicolas Berdiaev, le sens de l'histoire se résume peu à peu dans le choix entre la « divino-humanité » et la « bestialo-humanité », il n'est pas vain de rappeler l'universalité des paroles du Christ afin que tout Homme renoue avec la destinée divine de notre humanité. Car l'Homme ne trouve son vrai chemin d'Homme qu'en s'accueillant comme une histoire sacrée, comme une oeuvre de Dieu appelée à s'accomplir en Lui. C'est là qu'il trouve son éternité. (Coll. Religions et Spiritualité, 136 p., 15 euros) ISBN : 978-2-343-16724-4, EAN EBOOK : 9782140111167

AVANCER VERS LA LUMIÈRE Expérience et témoignage En communion avec Mgr Grégoire Haddad Yolla Bou Assi Tannous Préface d'Antoine Messara « Les écrits de Yolla Bou Assi Tannous m'ont capté, intrigué par leur élévation. [...] Ni tout à fait poésie, ni récit de vie, ni autobiographie, ni tout à fait méditation spirituelle ? L'auteure ne cherche ni à s'étaler, ni à expliquer, ni à défendre, ni à justifier, et surtout pas à argumenter. Elle n'écrit pas pour publier. Elle a besoin de communiquer son expérience. [...] L'oeuvre-témoignage de Yolla Bou Assi Tannous ne se clôture pas. C'est un chant de confiance dans l'humanité quand la créature ne renie pas le Créateur.» (Extraits de la préface d'Antoine Messara). (Coll. Pensée religieuse et philosophique arabe, 358 p., 37 euros) ISBN : 978-2-343-16713-8, EAN EBOOK : 9782140111181

COMPRENDRE LA VIOLENCE EN RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE Enoch Tompte-Tom Cet ouvrage a pour objectif de chercher à comprendre si la République centrafricaine recèle en elle dès son émergence des germes de violence ou bien si elle est un phénomène qui est extérieur à la civilisation centrafricaine. Il permet de reconsidérer l'histoire de la République centrafricaine depuis l'époque de la colonisation et celle des indépendances, pour analyser si ces époques ne couvaient pas une violence latente qui avait été refoulée dans le subconscient du Centrafricain, redevenant manifeste dans des moments similaires à ceux du passé, et qui s'expriment de nos jours de façon extrême. (Coll. Points de vue, 158 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-15636-1, EAN EBOOK : 9782140110924

LA BIOÉTHIQUE. UN PARADIGME DE LA NOUVELLE ÉTHIQUE Julien Nyimi Phanzu Préface de Charles Wola Bangala La bioéthique est une discipline née à la fin du siècle dernier. Ce livre se propose de présenter brièvement ce qu'est la bioéthique, d'en énoncer le but, d'en cerner les thèmes et les problèmes les plus courants, d'en dégager le contexte d'éclosion et, en conclusion, de suggérer des solutions. Le livre de Julien Nyimi Phanzu est une source d'informations sur une problématique dont l'actualité n'épargnera, dans l'avenir, aucun pan de la société humaine. (Coll. Harmattan RDC, 80 p., 11,5 euros) ISBN : 978-2-343-15900-3, EAN EBOOK : 9782140109621

L'ISLAM DES JEUNES EN BELGIQUE Facettes de pratiques sociales et expressives Sous la coordination de Morgane Devries et Altay Manço Le présent ouvrage lance une série de réflexions sur les jeunes et leurs rapports à l'islam, dans leurs singularités et ancrages en Belgique. Il a pour objectif de nourrir le travail d'intervenants socio-éducatifs sur l'articulation entre islams européens et jeunes, à travers l'appréhension de leurs pratiques sociales, de leurs représentations et imaginaires, ainsi que de leurs actions expressives. Trois angles sont sélectionnés. Tout d'abord, il s'agit de saisir les enjeux relatifs à la place de l'islam en Belgique. Ensuite, prend part une focalisation sur les modes de construction identitaire des jeunes musulmans et de leur religiosité. Enfin, une mise en avant des « pratiques sociales » des jeunes, notamment à partir du regard de travailleurs sociaux et éducateurs proches de ce public, ferme le triptyque en vue de proposer des recommandations. (Coll. Compétences interculturelles, 246 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-16266-9, EAN EBOOK : 9782140109614

LA FIGURE DU MUSULMAN D'une altérité exotique à une altérité radicale Abderrahman Gharioua Préface de Farid El Asri La présence du sujet « Islam », ou du fait musulman, dans les médias français ne date pas d'aujourd'hui. Au lendemain des Indépendances, la première vague d'immigration vers la France était constituée en grande partie de Maghrébins et de Subsahariens venus aider à la reconstruction d'une France ébranlée par la Deuxième Guerre mondiale. Leur représentation dans les médias revêtait un aspect plutôt "exotique", car les rares moments où le fait musulman était porté à la télévision se limitaient au Ramadan, à la fête du sacrifice et au pèlerinage. L'auteur propose une analyse des imaginaires et des perceptions sur l'islam via une immersion dans les grands courants de la construction identitaire de l'autre. (Coll. LitArtCie, 144 p., 15,5 euros) ISBN : 978-2-343-16407-6, EAN EBOOK : 9782140108648

EGLISE-FAMILLE-DE-DIEU GENÈSE ET PERTINENCE DU CONCEPT TOME 2 Le cas du Togo. Pour une théologie de l'Eglise-Sacrement Yaovi VOEDZO Cette étude monographique met en évidence la genèse du concept de l'Église-Famille-de-Dieu au Burkina Faso et mesure sa pertinence dans un champ ecclésial particulier, celui de l'Église catholique au Togo. En définitive, il s'agit de tenter une refondation de l'Église-Famille-de-Dieu en vue d'une réception communautaire de Vatican II et d'Ecclesia in Africa. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 340 p., 35 euros) ISBN : 978-2-343-15880-8, EAN EBOOK : 9782140108358

EGLISE-FAMILLE-DE-DIEU GENÈSE ET PERTINENCE DU CONCEPT TOME 1 Le cas du Togo. Pour une théologie de l'Eglise-Sacrement Yaovi VOEDZO Cette étude monographique met en évidence la genèse du concept de l'Église-Famille-de-Dieu au Burkina Faso et mesure sa pertinence dans un champ ecclésial particulier, celui de l'Église catholique au Togo. En définitive, il s'agit de tenter une refondation de l'Église-Famille-de-Dieu en vue d'une réception communautaire de Vatican II et d'Ecclesia in Africa. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 396 p., 39 euros) ISBN : 978-2-343-15876-1, EAN EBOOK : 9782140108341

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Roger Warin est né à Liège en 1947. Chercheur indépendant en égyptologie, il est également féru d’exégèse biblique non confessionnelle qu’ il pratique depuis plus de cinquante ans.

Roger Warin

L’archéologie de ces dernières décennies a amplement démontré que les populations primitives d’Israël et de Juda n’avaient pas été les envahisseurs sanguinaires que nous décrivent le Livre des Nombres, le Deutéronome et le Livre de Josué, mais étaient issues du terreau cananéen. Leur conception de l’univers et leur folklore ne pouvaient dès lors qu’être marqués des schèmes religieux de Canaan, eux-mêmes apparentés, via Assur et Babylone, aux mythes légués à l’ensemble du Levant par le génie suméro-akkadien. Il n’y a donc rien de surprenant à retrouver dans la Bible les analogies fondamentales que partagent les mythes nés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, mythes que les Grecs reprendront et porteront à leur plus haut degré de sophistication. Cet ouvrage analyse, à partir du texte hébreu massorétique, du Pentateuque samaritain, du texte grec de la Septante et de certains documents égyptiens, les thèmes principaux de la Genèse et de l’Exode pour les rattacher aux mythes dont ils proviennent et à leur signification première, ce qui leur apporte un tout autre éclairage et bouscule la plupart des idées reçues que la piété populaire a véhiculées jusqu’à nous.

Roger Warin

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

La Bible et les mythologies du Proche-Orient

Illustration de couverture : Statues inachevées de divinités (?) non identifiées. Complexe funéraire du pharaon Netjerykhet Djeser à Saqqarah, côté ouest de la cour du Heb-Sed (env. 2650 avant notre ère). Photo R. Warin.

ISBN : 978-2-343-17123-4

34 e

Série Études