Maquisards, rebelles, insurgés... politiques. Le devenir des chefs de guerre africains
 9786061721856

Table of contents :
1. Sergiu Mișcoiu et Jean-Michel de Waele - Introduction - Du maquisard au politique – quelques pistes pour appréhender des trajectoires complexes et sinueuses
2. Benoit Bavouset - Hissène Habré (1942-2021) : de l’ascension sociale aux crimes contre l’humanité
3. Samia Chabouni - Les trajectoires politico-diplomatiques de Paul Kagame : du rebelle au leader régional
4. Marius Mitrache - « On peut tuer un homme, mais pas ses idées » : l’héritage de Thomas Sankara, du leader révolutionnaire à l’icône altermondialiste de la société civile
5. Tchoudiba Bourdjolbo - Analyse des grandes figures des mouvements politico-militaires tchadiens devenus hommes d’Etat : cas de Goukouni Weddeye
6. Hayette Rouibah - De Ben Bella à Bouteflika : Le parcours politique des rebelles de la révolution Algérienne
7. Denis Banshimiyubusa - Pierre Nkurunziza du Burundi ou l’itinéraire d’un chef rebelle « Muhuza » devenu chef d’Etat « Guide suprême du patriotisme » contesté
8. Floréal Serge Adiémé - Jerry Rawlings : l’héritage d’un patriote (1981-2001)
9. Arnold Nyaluma Mulagano et Aline Bahati - Rapport mapping … Exactions des insurgés à l’est de la RDC, quelle justice pour les victimes ? Pistes à partir de l’action du prix Nobel Denis Mukwege
10. Valery Ntwali – Mouvements d’auto-défense mai-mai, défense de l’intégrité territoriale et formation d’une armée républicaine en RDC
11. Helene Diane Nono - Le Cameroun à l’épreuve des guerres depuis les indépendances jusqu’à nos jours
12. Ioana Bolboacă - Michel Djotodia et le trajet sinueux du groupe Séléka en République Centrafricaine

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques. Le devenir des chefs de guerre africains Sous la direction de : Sergiu Mişcoiu, Jean-Michel De Waele et Andreea Bianca Urs

Collection coordonnée par Andrei Lazar, Simona Jişa et Sergiu Mişcoiu

Maquisards, rebelles, insurgés... politiques. Le devenir des chefs de guerre africains

Sous la direction de : Sergiu Mişcoiu, Jean-Michel De Waele et Andreea Bianca Urs

Casa Cărţii de Ştiinţă Cluj-Napoca, 2023

Editură acreditată CNCS (C). © Autorii, 2023. Ilustraţie coperta 1: Joint MONUSCO-FARDC operation against ADF in Beni (sursa: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Joint_MONUSCOFARDC_operation_against_ADF_in_Beni_(13246914484).jpg) Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României Maquisards, rebelles, insurgés... politiques : le devenir des chefs de guerre africains / sous la direction de Sergiu Mişcoiu, Jean-Michel De Waele et Andreea Bianca Urs. - Cluj-Napoca : Casa Cărţii de Ştiinţă, 2023 ISBN 978-606-17-2185-6 I. Mişcoiu, Sergiu (coord.) II. De Waele, Jean-Michel (coord.) III. Urs, Andreea Bianca (coord.) 32 Casa Cărţii de Ştiinţă Coperta: Roxana Ardelean Redactor: Marius Mureşan 400129 Cluj-Napoca; B-dul Eroilor, nr. 6-8 Tel.: 0264-431920; www.casacartii.ro; e-mail: [email protected]

Table des matières

 

Introduction. Du maquisard au politique – quelques pistes pour appréhender des trajectoires complexes et sinueuses ................................. 7 Sergiu Mişcoiu et Jean-Michel De Waele Hissène Habré (1942-2021) : de l’ascension sociale aux crimes contre l’humanité ........................................................................................................ 19 Benoit Bavouset Les trajectoires politico-militaires et diplomatiques de Paul Kagame : du rebelle au leader régional ........................................................................ 37 Samia Chabouni « On peut tuer un homme, mais pas ses idées » : l’héritage de Thomas Sankara, du leader révolutionnaire à l’icône altermondialiste de la société civile ........................................................................................... 63 Marius-Mircea Mitrache Goukouni Weddeye, le trajet exceptionnel d’un militaire tchadien devenu homme d’État .................................................................................... 83 Tchoudiba Bourdjolbo De Ben Bella à Bouteflika : Le parcours politique des rebelles de la révolution algérienne ................................................................................... 102 Hayette Rouibah Nkurunziza ou l’itinéraire d’un chef rebelle « Muhuza » devenu chef d’État « Guide suprême du patriotisme » (in)conteste au Burundi ...... 126 Banshimiyubusa Denis Jerry Rawlings : l’héritage d’un patriote (1979-2001) .............................. 149 Floréal Serge Adiémé

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La justice, socle de l’insurrection constructive en RDC. Rapport mapping… perspectives à partir de l’action du Docteur Mukwege ..... 164 Arnold Nyaluma Mulagano, Aline Bahati Cibambo et Sosthène Mashagiro Mouvements d’auto-défense Maï-Maï, défense de l’intégrite territoriale et formation d’une armée républicaine en République Démocratique du Congo ...................................................................................................................... 184 Valéry Iragi Ntwali Le Cameroun à l’épreuve des guerres depuis la défaite des nationalistes « maquisards »....................................................................................................... 206 Nono Hélène Diane Michel Djotodia et le trajet sinueux du groupe Séléka en République Centrafricaine ................................................................................................ 221 Ioana Bolboacă

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Introduction Du maquisard au politique – quelques pistes pour appréhender des trajectoires complexes et sinueuses a Université

Sergiu Mişcoiua Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie, [email protected]

b Université

Jean-Michel De Waeleb Libre de Bruxelles, Belgique, [email protected]

RÉSUMÉ : Ce texte introductif se propose de fixer le cadre d’études des mouvements rebelles et de souligner les principales approches du phénomène de transformation des chefs de maquis en dirigeants politiques. En même temps, nous nous proposons ici de passer en revue les différentes contributions de ce volume collectif. Mots-clé : rebelles, maquisards, violence armée, politique, leadership

INTRODUCTION Ces vingt dernières années, l’intérêt pour l’étude de la contestation violente armée a augmenté d’une manière sensible et a contaminé un large public, au-delà du milieu strictement universitaire ou journalistique. L’Afrique subsaharienne figure à juste titre parmi les grandes régions du monde où la nécessité d’étudier rigoureusement la lutte armée, les rébellions, le sécessionnisme ou le séparatisme s’est fait sentir avec une acuité plus élevée et cela notamment à cause du pullulement de ces phénomènes depuis les indépendances des années 1960 et surtout depuis la vaguelette décevante de démocratisation des années 1990 (Mişcoiu, Kakaï et Hetcheli, 2015). Les mouvements rebelles africains ont été approchés d’une manière très variée. Parmi les principales dimensions qui ont été retenues dans 7

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l’analyse des groupes rebelles, on peut énumérer la nature des causes et des revendications défendues par ceux-ci, leur propension à pratiquer la violence, la guerre et/ou le terrorisme, leur degré de formalisation et d’officialisation ou bien leurs manières de s’organiser et de se structurer. Si on prend en considération la première de ces dimensions – la nature des revendications des mouvances rebelles – on constate que la littérature nous propose surtout une différenciation entre les groupes identitaires ethno-tribaux (Sharkey, 2008 ; Papé, 2011 ; Tonyeme, 2021), les mouvances religieuses (Ngandu Nkashama, 1999 ; Onomo Etaba, 2014 ; Fofana, 2022) et les rassemblements à dominante idéologique (Love, 2006 ; Kyeya, 2020). Toutefois, la grande majorité des auteurs s’accordent à constater que les frontières entre ces revendications sont parfois extrêmement poreuses et que d’autres facteurs importants – telles les motivations essentiellement économiques – s’ajoutent aux demandes déjà existantes pour brouiller davantage le tableau d’ensemble (Bouquet, 2011 ; Hamadou Daouda, 2011 ; Pourtier, 2012 ; Kameni, 2013 ; Dorsouma, 2022). Qui plus est, la différenciation entre ces types de rébellions selon le critère des revendications s’avère d’autant plus difficile que des conflits frontaliers associés à certaines rébellions et des interventions internationales de type peace-making et peace-building s’ajoutent bien souvent aux différends internes (Tollimi, 2010 ; Abdoulaye Abkoyoma, 2021 ; Gottschalk, 2021, Okunlola et Okafor, 2022). Quant à la seconde dimension – la propension à pratiquer des formes de violence extrême (guerres, terrorismes, nettoyage ethnique, etc.) – le consensus parmi les experts à l’égard d’une manière unitaire d’approcher ou de classer les mouvements rebelles est même plus loin d’être acquis. Certains auteurs distinguent les mouvements rebelles qui orientent leurs actions strictement contre les ennemis militaires de ceux qui agissent violemment contre les institutions politiques et, enfin, des groupes qui n’épargne pas la population civile (Okumu et Botha, 2007 ; Fortna, 2015). Mais au-delà des cibles qui peuvent être différentes, l’étude de la nature même des moyens utilisés et de l’intensité de actions déployées nous permet de constater que la distinction entre les mouvances qui font recours à des moyens militaires conventionnels et les groupes qui pratiquent le terrorisme, les attentats et les tueries de masse devient sur le terrain de plus en plus relative (Matzinkos, 2011 ; Walther et Christopoulos, 2015 ; Suleiman, 2020 ; Finlay, 2022). 8

Introduction : Du maquisard au politique

Enfin, pour ce qui est de la formalisation et de l’organisation des groupes rebelles africains, de nombreux auteurs constatent qu’il y a une variété de formes, allant des hiérarchies quasi-militaires, en passant par les modèles d’organisation similaires aux partis politiques ou aux syndicats, et en allant jusqu’aux structurations semblables aux groupes mafieux ou bien aux groupes terroristes (Marks, 2013 ; Duyvesteyn et al., 2016). Les capabilités et les ressources de ces organisations varient et, de ce fait, varient à leur tour les degrés d’efficacité et de pérennité des groupes rebelles (Weinstein, 2004 ; Walsh et al., 2018). Dans cette logique de la dépendance des ressources matérielles et humaines, la dynamique des groupes rebelles semble fortement influencée par le positionnement de leurs leaders, à la fois à l’intérieur des mouvances respectives qu’à l’extérieur de celle-ci, voire dans les relations avec d’autres groupes similaires, avec les autorités étatiques et parfois avec des entités étrangères. Ce sont justement les chefs des mouvements rebelles qui nous intéressent dans ce volume pour plusieurs raisons. La première est que, malgré l’existence d’une littérature relativement développée portant sur les chefs de guerre (Mampilly, 2015 ; Lutmar et Terris, 2019), il y a assez peu de contributions qui traitent du devenir des anciens leaders rebelles après avoir pris leur distance avec le métier de maquisard. Puis, l’intérêt que nous portons aujourd’hui pour cette thématique est dû au nombre de plus en plus important de militaires et d’anciens rebelles qui ont accédé ces vingt dernières années au pouvoir dans des pays comme la Côte d’Ivoire, le Tchad ou la Mauritanie et, encore plus récemment, la Guinée, le Mali ou le Burkina Faso (Mişcoiu, 2022). Enfin, ce sujet est d’autant plus fécond et actuel que les constats sur la complexité et l’irrégularité du processus de transformation des anciens rebelles en leaders politiques se sont multipliés, en mettant en exergue de nombreuses variables qui le co-déterminent (Aerts et Mişcoiu, 2021). Parmi celles-ci, le degré d’enracinement dans leurs organisations rebelles des chefs de guerre qui émergent comme leaders politiques (Speight et Wittig, 2018), l’influence de l’apprentissage dans des structures paramilitaires sur le type d’actions politiques menées par les leaders respectifs (Heger, 2015 ; Lyons, 2016), la constance et la consistance des voies empruntées dans le processus de conversion du maquis à la politique (Ishiyama et al., 2022), les rapports ultérieurs de ces rebelles convertis avec les anciennes factions qu’ils ont (co)dirigées (Mişcoiu et Leyendecker, 2020), le rôles des acteurs externes et des processus de démobilisation, de désarmement et de réintégration (DDR) dans la 9

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« normalisation » politique de ces rebelles, la différenciation genrée des parcours post-rébellion (Henshaw, 2006 ; Wood, 2019), etc. En ayant comme point de départ l’existence de cette littérature qui est plus fertile dans la formulation des questions pertinentes que dans l’articulation des réponses adéquates (Mişcoiu, 2021), notre volume collectif est organisé en douze chapitres. Méthodologiquement, il est impossible aux auteurs de réaliser des entretiens avec les acteurs analysés. Certains sont au pouvoir, d’autres décédés. Certains auteurs mettraient leur intégrité physique en danger en participant à une enquête à visage découvert. De plus, généralement, il n’existe pas d’archive dans le maquis. Les différents chercheurs se basent donc des interviews, des analyses de la communauté scientifique, et des sources de seconde main. Enfin, les conditions de vie des chercheurs dans la région sont souvent très difficiles avec un accès rare à la littérature scientifique internationale et aux colloques et réunions scientifiques à l’étranger. Les questions traitées sont comme déjà explicités de grande actualité. Benoit Bavouset nous retrace le passionnant parcours d’Hissène Habré qui incarnera l’ascension sociale républicaine à la française, qui sera formée par des grandes écoles parisiennes avant de parvenir à prendre et de se maintenir au pouvoir par les armes, la répression, la terreur et la violence qui lui vaudra finalement d’être condamné à la prison à perpétuité par le tribunal spécial africain. Il est reconnu coupable de crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et enlèvements. L’article le rappelle aussi une longue période ou la presse française a pu donner une image positive du « rebelle du Tibesti ». La victoire de H. Habré contre Kadafi lui permettra de bénéficier de l’indulgence des Occidentaux et de la France en particulier malgré la violence de son régime. Comme le conclut Benoit Bavouset (…) : « la situation géographique du Tchad et son positionnement stratégique au regards enjeux de lutte contre le terrorisme islamique au Sahel, amène les grandes puissances tutélaires fermer les yeux sur les graves manquements aux droits de l’homme » (…). Samia Cabouni analyse les trajectoires politico-militaires d’un des leaders africains les plus en vue actuellement : Paul Kagame. Celui-ci est au centre de l’attention de la communauté internationale par la spectaculaire modernisation de sa capitale, par la tentative de création d’une image positive et de bonne gestion du Rwanda loin des pratiques des pays de la région, mais aussi par la nature répressive de son régime, par son rôle et ses responsabilités dans la guerre dans l’est du Congo et le 10

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rôle que le Rwanda pourrait jouer dans les politiques migratoires de certains pays européens. Il est donc utile de comprendre le parcours de Paul Kagame. L’article montre avec précisions les différentes étapes qui ont permis un rebelle, ancien chef de guerre est devenu un des leaders les plus influents du continent africain tout en étant accusé régulièrement des violations des droits humains et de restreindre toute opposition dans son pays. Être à la tête des troupes qui mettront fin au génocide en cours dans son pays lui donnera une légitimée considérable dans son pays et pour une partie de la communauté internationale. Comme le note l’auteure : « Paradoxalement, sa politique est à la fois conflictuelle et pacifique ; d’une part, il s’implique dans des conflits , en l’occurrence dans la déstabilisation de la région, comme c’est le cas avec la République démocratique du Congo et, de l’autre, il oriente son pays vers des processus d’intégration et se montre comme un faiseur de paix, en engageant son armée dans des missions de maintien de la paix et en essayant d’exporter une image idéale de son pays notamment à travers le tourisme ». Après, un leader africain actuel des plus controversés, l’ouvrage aborde une icône internationale : Le leader révolutionnaire et altermondialiste Thomas Sankara. Marius-Mircea Mitrache qui ne cache pas son admiration pour celui qui malgré sa courte période au pouvoir est devenu une véritable icône pour la gauche radicale et altermondialiste. Son aura a dépassé et de loin le continent africain. Comme le note l’auteur le paradoxe dans le cas de Sankara est que : « le dirigeant d’un gouvernement militant en fin des comptes autoritaire se métamorphoser dans une idole de la liberté et de la démocratie ». Nous verrons tout au long de notre ouvrage que les dirigeants arrivés par un coup d’État ou une guerre civile suivent rarement cette voie. Tchoudiba Bourdjolbo analyse le cas méconnu seigneur de guerre tchadien : Goukouni Eddeye. Il s’agit à nouveau d’un guérillero qui deviendra président du Tchad. Devenu l’un des leaders du Frolinat il arrivera après une longue période dans la guérilla au pouvoir ou il restera entre 1979 et 1982. Il jouissait d’une mauvaise réputation chez les Occidentaux et en France particulièrement pour son rôle dans les prises d’otages, dont l’ethnologue Françoise Claustre qui tiendra le public français en haleine durant toute la période de sa captivité. Chassé du pouvoir, par Hissène Habré, il reste de longues années en exil avant de revenir jouer un rôle de pacificateur dans son pays. Comme le résume l’auteur : « L’analyse de ce parcours atypique d’un homme de 11

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guerre, devenu président reconverti aujourd’hui en un médiateur de la République en s’opposant à des revendications armées ». Hayette Rouibah, se penche sur le cas algérien en constant que tous les présidents algériens depuis l’indépendance (sauf l’actuel président Adelmadjid Teboune) étaient tous issu de l’armée de libération nationale. Ces anciens militaires ont dû se transformer en hommes politiques gérant le pays. Ce cas nous offre donc une nouvelle configuration de gestion d’un État par des militaires tirant leur légitimité de la guerre nationale de libération. L’auteure nous propose une analyse sociohistorique du parcours de ces chefs d’État. Ahmed Ben bella, soldat et militant politique, héros de l’indépendance, premier président de l’Algérie indépendante qui instaura les bases du socialisme algérien et d’une diplomatie algérienne entreprenante et dynamique « Ben bella reste dans l’imaginaire des Algériens ce premier président davantage tourné vers les questions du nationalisme arabe et les causes du tiers-monde que vers celles internes ». Houari Boumediene qui lui succède tout en étant un soldat inconnu de la révolution. Il sera à la fois l’artisan autoritaire de l’Algérie moderne tentant de créer une industrie nationale grâce aux hydrocarbures nationalisés. L’État algérien moderne date de cette époque, mais aussi la grande bureaucratisation qui donnera lieu à de nombreux maux que connait la société algérienne contemporaine. Les suces économiques sont mitigées particulièrement dans le domaine agricole. Comme son prédécesseur il mènera une politique étrangère active qui voulait donner à l’Algérie une place nouvelle sur la scène internationale en tentant de devenir le leader du Tiers monde qui troqua le treillis militaire pour des habits civils. Enfin Abdelaziz Bouteflika après avoir été longtemps ministre des Affaires étrangères après une traversée du désert est rappelé par les militaires pour tenter de faire sortir le pays d’un effroyable cycle de violence. Il tente de démilitariser le pays. Comme l’écrit l’auteur « Bouteflika a procuré la paix, mais n’a jamais construit la démocratie ». La situation économique stagne et il s’accroche au pouvoir malgré une santé de plus en plus précaire. Il retarde ainsi les réformes politiques, économiques et nécessaires. Comme le note Hayette Rouibah : « Les leaders algériens de Ben Bella à Bouteflika issu tous de l’armée ont puisé leur légitimité dans l’histoire de la guerre nationale. » De fait l’Algérie n’a cessé d’être dirigée par les militaires et malgré le large mouvement de contestation du Hirak, « les militaires ont repris me pouvoir juste après et ont place à nouveau à leurs hommes à la tête de l’appareil d’État ». 12

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Denis Banshimiyubusa nous livre l’itinéraire emblématique de Pierre Nkurunziza à la tête du Burundi. Il s’agit là encore d’un parcours singulier d’un homme sorti du maquis après une longue lutte armée. Arrivé au pouvoir démocratiquement, il suscita durant son premier mandat un grand espoir de réforme, et de réconciliation après les nombreux conflits et massacres ethniques. Mais comme le note l’auteur : « le naturel est très vite revenu au galop. Ces mesures ne faisaient que masquer son caractère despotique et ses anciennes pratiques du maquis dont lui et son parti ne sont jamais parvenus à se défaire jusqu’à sa mort en 2020 » formée par la lutte armée, les dirigeants burundais en garderont les stigmates, et ne parviendront jamais à mettre sur pied une politique de réconciliation, de compromis et de dialogue. L’opposant est considéré comme un ennemi. Les conclusions de l’auteur éclairent plusieurs cas de l’ouvrage : « Force est de constater que (…). Les principaux leaders du CNDD-FDD ont été profondément socialisés à l’exercice de la violence au quotidien, au culte du chef et à la loi du plus fort qui écrase le faible comme mode de gouvernement. » Denis Banshimiyubusa apporte à son article une réflexion qui vaut pour plusieurs cas analyses et servent à la montée en généralité du fil rouge qui parcourt l’ouvrage : « Comme cela se remarque dans quelques pays de la région des Grands Lacs africains Rwanda, Ouganda, République démocratique du Congo) les présidents issus d’anciens mouvements rebelles se muent le plus rarement possible en démocrates. (…) Autant dire que gérer un mouvement rebelle, même de plus de 50.000 hommes et femmes n’a rien à voir avec la gestion d’un État, une institution qui doit marcher sur des règles et lois préétablies. » Comme déjà notés dans cette introduction, différents parcours existent. IL n’y a aucune automaticité. L’arrivée au pouvoir par un ou des coups d’État peut aussi mener pour certains de nos auteurs à un processus de démocratisation partielle ou non, de longue ou de courte durée. C’est le cas de Jerry Rawlings qui dirigea le Ghana de 1979 à 2001 qui est analysé par Floréal Serge Adiémé. Après avoir pris une première fois le pouvoir en 1979, il le céda à un gouvernement démocratiquement élu. Mais constatant la faillite et l’incompétence de celui-ci il reprend le pouvoir une nouvelle fois le pouvoir en 1981 pour diriger le pays d’une main de fer. Jerry Rawlings suspend la constitution, interdit les partis politiques et emprisonne de nombreux responsables politiques. Les comités de défense de la révolution commettent de nombreux actes de violence gratuite. Après avoir libéralisé l’économie, Rawlings va s’inscrire dans le mouvement de 13

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démocratisation qui semble souffler en Afrique suite - entre autres - à la chute du monde communiste. Le dictateur va se muer en démocrate et il ne mènera pas à pas son pays vers un système de démocratie parlementaire multipartite. Comme le conclut l’auteur, « L’ancien capitaine d’aviation, après avoir dirigé son pays d’une main de fer, l’a finalement mis sur les rails de la démocratie (…). Le pays a connu une véritable avancée démocratique et un effort en faveur de la bonne gouvernance. Rawlings laissa le pouvoir à l’issue de son second mandat conformément à la constitution (…). Ses successeurs semblent faire bon usage de son héritage, car jusqu’à nos jours plusieurs alternances démocratiques se sont produites (…) ». Arnold Nyaluma Mulagano, Aline Bahati Cibambo et Sosthène Mashagiro nous fournissent une riche réflexion sur le rôle de l’insurrection positive face au pouvoir en République démocratique du Congo. Ils n’abordent pas moins de trois sujets. Les causes du phénomène insurrectionnel en République démocratique du Congo, le rapport de l’Organisation des Nations unies (Rapport mapping) sur les épouvantables exactions commises à l’est du Congo, le rôle du prix Nobel de la paix Denis Mukwege comme symbole d’une révolte constructive. Les auteurs dénombrent trois grandes causes aux insurrections permanentes qui frappent l’est du pays : la compétition foncière, les enjeux identitaires et la contagion régionale qui provoquent l’intervention incessante et prédatrice des pays frontaliers. Comme le notent les auteurs, le rapport mapping « vise à fournir aux autorités congolaises les outils nécessaires pour entamer l’impunité des crimes graves ». Ils notent aussi l’importance de la révolte constructive menée par le docteur Mukwege pour l’avenir du Congo. Valéry Iragi Ntwali analyse le mouvement d’autodéfense Maï-Maï et la formation de son armée en République démocratique du Congo. Il rappelle que si au départ le mouvement Maï-Maï possédait un fort sentiment nationaliste et révolutionnaire hérité des idéaux de Patrice Lumumba et tentait de renverser le gouvernement de Kinshasa, sa résurgence dans les années 1990 tire sa source : « dans plusieurs facteurs : les conflits fonciers et de nationalité entre certains autochtones du Kivu avec des rwandophones, l’appel de L.D. Kabila à la résistance contre l’occupation Rwando-ougandaise, la protection des terres communautaires avec une forte connotation ethnique. (…) » Nono Hélène Diane nous fournit une analyse percutante des effets contemporains de la guerre de libération menée à l’époque par l’Union des populations du Cameroun (UPC) sur la vie politique du Cameroun et sur 14

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la « crise anglophone » actuelle. L’auteur analyse les ruptures et les continuités dans les guerres remontre à l’indépendance du Cameroun. L’auteure plaide pour que l’on inscrive dans les traces D’Anta Diop et d’autres auteurs afro centrés. Pour Nono Hélène Diane, « il est impératif de se réinvestir ou se retourner vers la matrice historique africaine pour stopper naturellement la guerre. L’identité africaine commune aux francophones et anglophones doit leur permettre de prendre plus clairement conscience de la profonde unité culturelle de l’Afrique, celle-ci reposant sur des éléments linguistiques, psychologiques et historiques ». Ioana Bolboacă s’intéresse au cas de la République centrafricaine, qui est marquée à partir des années 1990 par une violence endémique et l’existence de nombreux groupes armés qui se divisent le pays sur fond de rivalité entre grandes puissances. Pour comprendre cette dynamique, il faut remontrer aux suites des conflits du Tchad et du sud Soudan de la fin des années. Petit à petit d’anciens militaires et bandits entrent dans le pays pour se mettre au service de différentes milices et faciliter l’arrivée au pouvoir de François Bozizé en 2003. L’auteur montre que la guerre civile dépasse le clivage religieux : en effet, « ces groupes s’autodéfinissent comme appartenant une religion : Séléka – groupement islamique, respectivement anti-balaka – groupement chrétien. Séléka regroupe des mouvements politiques hétérogènes, d’anciens rebelles et jeunes agissant le long des frontières de la République centre-Africaine, le Cameroun, le Tchad, le Soudan (…) ». En 2013 le mouvement rebelle Seleka prend le pouvoir par un coup d’État. Ainsi comme le note Ioana Bolboacă, « Le conflit en Centrafrique fait exacerber des représentations culturelles courantes et anciennes dans la population tout en les conjuguant a des violences particulièrement atroces, commises d’abord par Seleka puis par les anti-Balaka ; une violence dépassant les clivages religieux ». Les coéditeurs aimeraient remercier Carmen Duţă et Georgiana Roman pour l’appui technique prêté à la réalisation de ce volume collectif. BIBLIOGRAPHIE Abdoulaye Abkoyoma, Hassana Djidda. (2021), L’Union Africaine et les conflits armées. Diagnostic et perspectives. Paris : L’Harmattan, coll. « Harmattan Cameroun ».

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Hissène Habré (1942-2021) : de l’ascension sociale aux crimes contre l’humanité Benoit Bavouset Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie, [email protected] RÉSUMÉ : Hissène Habré construit sa réputation et son pouvoir politique sur le terrain de la guérilla. Il devient président de la République tchadienne (1982-1990) à la suite d’un coup d’État soutenu par la France et les États-Unis. En 2016, il est condamné à la prison à perpétuité par le Tribunal spécial africain à Dakar au Sénégal. Quels sont les ressorts et les enseignements du parcours singulier d’Hissène Habré, de l’incarnation postcoloniale d’une ascension sociale républicaine « à la française », à la première utilisation de la compétence universelle sur le continent africain ? Cet article s’articule autour de l’analyse de documents d’archives (monographie du Tchad à l’époque coloniale, documents de l’Institut national de l’audiovisuel) et croise l’étude de rapports d’ONG et celle d’un document inédit (interview de l’auteur compositeur tchadien « Kaar Kass Sonn », ancien haut fonctionnaire). Mots-clés : Tchad, système colonial, compétence universelle, Françoise Claustre.

INTRODUCTION Diplômé de l’Institut des Hautes études d’Outre-Mer aujourd’hui disparu et de l’Institut d’études politiques de Paris, Hissène Habré (19422021) construit sa réputation et son pouvoir politique sur le terrain de la guérilla. D’abord, membre du Frolinat (Front de libération nationale du Tchad), il fonde les Forces armées nationales du Tchad (FANT), puis le Conseil de commandement des Forces armées du Nord (CCFAN) devenu Forces armées du Nord (FAN) dont il prend le commandement. Il devient président de la République tchadienne entre 1982 et 1990 à la suite du coup d’État soutenu par le France et les États-Unis qui renverse Goukouni 19

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Oueddei le 7 juin 1982. Hissène Habré transforme alors le FAN en armée régulière (FANT) et il crée la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). Cette police politique se rendra coupable d’une multitude d’exactions et d’assassinats et permettra au Président Habré de se maintenir au pouvoir dans un climat de terreur. Hissène Habré incarne pourtant l’ascension sociale républicaine « à la française », lui qui, de modeste berger nomade du désert du Djourab, sera soutenu par ses instituteurs et finira sur les bancs des grandes écoles parisiennes avant d’être nommé sous-préfet de Moussro par le Président Tombalbaye. Mais c’est par les armes qu’il prend le pouvoir et le conserve. Reconnu coupable de crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et enlèvements, il est condamné à la prison à perpétuité par le Tribunal spécial africain à Dakar au Sénégal (peine confirmée en appel). Quels sont les ressorts et les enseignements du parcours singulier d’Hissène Habré, incarnation postcoloniale de l’ascension sociale républicaine « à la française » à la première utilisation de compétence universelle sur le continent africain ? Peut-on déterminer que le comportement d’Hissène Habré tient au tréfonds de sa personnalité, comme le suggère les attendus de son procès qui relèvent « le penchant criminel de Habré » et l’apparente à « une disposition innée » ? Ou peuton estimer que sa brutalité meurtrière est en partie conditionnée par le passé colonial du pays, dont la position stratégique, à l’articulation du Maghreb et l’Afrique Sub-saharienne, relève de la seule richesse exploitable pour le colonisateur français ? La France qui a édifié à son origine le pays tout entier en fort militaire (Fort Lamy, Fort Archambault) a-t-elle instillé un mode de fonctionnement basé sur la violence militaire qui constitue encore aujourd’hui le puissant ADN des relations sociales et politiques qui prévalent au Tchad ? LE TCHAD : UNE TERRE D’ISOLEMENT ET DE CONTRASTES, FACTEUR DE TENSIONS ETHNIQUES ET POLITIQUES Le Tchad reste avant tout un territoire national taillé à la serpe par l’ancien colonisateur, comme bon nombre de pays africains. Il est une terre de contraste et d’isolement, source de pauvreté endémique. Aujourd’hui, le Tchad reste en effet englué dans le classement des 25 pays les plus pauvres du monde, occupant la 16e place (coincé entre Haïti 15e et le Soudan 17e) avec un PIB de 710 $ par an et par habitant (Agence 20

Hissène Habré (1942-2021) : de l’ascension sociale aux crimes contre l’humanité

d’information d’Afrique centrale, 2021). Un fort contraste entre un nord désertique et une bande de territoire verte et fertile au sud, séparée par une zone semi-aride. Le lac Tchad apporte la principale source d’eau potable alors que le massif du Tibesti, qui s’étend à l’extrême sud du pays entre le Tchad et une petite excroissance en Lybie, constitue le point culminant du pays (3415 m). « Ce massif montagneux est au cœur du pays Toubou, l’un des trois grands peuples nomades du Sahara, avec les Maures et les Touaregs. Le Tibesti se caractérise aussi par son isolement et par les nombreuses crises politiques qu’il a connues depuis l’indépendance du Tchad, la Libye ayant longtemps revendiqué sa souveraineté sur la bande frontalière d’Aozou » (Centre national d’études spatiales, 2020). Il en ressort que « l’une des caractéristiques marquantes de la population tchadienne est le clivage Nord/Sud, ce pays résultant de l’assemblage d’un Nord et d’un Sud très distincts et historiquement antagonistes. Les populations du Nord ont connu de grands sultanats, sans doute parce qu’ils ont réussi la centralisation fiscale alors que les chefs du Sud ne surent jamais faire remonter jusqu’à eux les redevances coutumières, qui continuèrent à s’éparpiller entre les chefs de terre, ce qui les empêcha de se doter de vrais moyens militaires » (Dumont, 2007, p. 267). Terre de contraste, Le Tchad est aussi un territoire isolé, l’un de ceux ne possédant pas de débouchés maritimes, comme un tiers des pays africains : « entouré de ses six voisins, la Libye, le Niger, le Nigéria, le Cameroun, le République Centrafricaine et le Soudan, le vaste État du Tchad, dont la superficie est de 1 284 000 kilomètres carrés, n’a pas de débouché sur la mer. Nous sommes ici au cœur géographique du continent : Largeau, la capitale du Borkou-Ennedi-Tibesti (BET), est à 2 000 kilomètres de Tripoli, à 2000 kilomètres de Douala, à 2 000 kilomètres de Port-Soudan et à 4000 kilomètres de Dakar. Cet isolement, ces distances exceptionnelles, sont aggravés par la présence du désert au Nord et de la forêt au Sud, qui ajoutent au caractère précaire des communications avec la mer. L’État vit depuis l’Indépendance une histoire difficile. Les entraves à la coexistence des Tchadiens apparaissent nombreuses et aucun gouvernement ne semble capable de représenter toutes les forces vives » (Aquarone, 1987, p. 25). Cet isolement et ce contraste ethnique et géographique favorise depuis l’indépendance les troubles et l’instabilité politiques. Hissène Habré, membre du peuple Toubou du clan Anakaza va jouer de ces fractures géographiques et politiques pour imposer son pouvoir personnel. 21

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Il sera servi en cela par la fascination qu’il exerce auprès des occidentaux et en particulier auprès des médias français. Raymond Depardon, reporterphotographe et réalisateur, s’intéresse ainsi de près à lui, à son peuple et à sa terre désolée du Tibesti. Fondateur de l’agence Gamma (1966) et membre de l’Agence Magnum (depuis 1979), celui qui est considéré comme l’un des maitres du film documentaire, va magnifier par la profondeur de ses images et de son récit la lutte des rebelles Toubous. Ses reportages, dans lesquels il alterne l’action et les « temps morts », qui caractérisent son œuvre photographique, vont sculpter le portrait romanesque de cette lutte des révoltés du Tibesti. Il décrit ainsi dans son reportage Les révolutionnaires du Tchad, le quotidien des rebelles : « Il est 6h00 du matin, nous sommes à Aouzou, dans les ruines d’une école bombardée par l’aviation française. Nous avons un message d’Oueddei, réfugié en Lybie, à l’attention de son fils Goukouni qui commande la deuxième armée du nord. Trois hommes sortent pour aller chercher de la nourriture aux villages. Regardez bien c’est là que l’embuscade va commencer… Dès les premiers coups de feu, un combattant est tué à l’intérieur de l’école » (Depardon, 1975). Il est la fois, observateur et acteur : il est porteur d’un message et se fera le porte-parole de Françoise Claustre, l’ethnologue française enlevée par le groupe armé, dans un reportage qui recevra à l’époque une forte audience en France. Il débute ce documentaire ainsi : « C’est ici, depuis des mois, que Françoise Claustre vit ici dans un décor d’Atlantide », magnifiant les zones montagneuses et mystérieuses du Tibesti. Il sortira de cette expérience le long métrage La captive du désert, consacré à Françoise Claustre et à sa captivité, dans lequel Sandrine Bonnaire incarne l’ethnologue française. L’esthétisme dégagé par ces images renvoie directement à l’imaginaire des œuvres et des voyages des aventuriers français Henry de Monfreid, trafiquant d’arme dans les eaux de la mer Rouge au début du XXe siècle, ou de René Caillé, premier blanc à rentrer dans la ville interdite de Tombouctou au début du XXe siècle. Les reportages de Depardon façonnent l’image de la rébellion Toubou, auprès de l’opinion publique française. Son irrédentisme et le courage de ses combattants sont mis en avant, dans le cadre de paysages puissants, qui fascinent le téléspectateur.

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Hissène Habré (1942-2021) : de l’ascension sociale aux crimes contre l’humanité

HISSÈNE HABRÉ : UN PARCOURS ERRATIQUE Alors que le Tchad est indépendant depuis cinq ans, Hissène Habré rejoint en 1963 le prestigieux Institut des hautes études d’outre-mer (IHEOM), situé au 2, avenue de l’Observatoire dans un somptueux bâtiment de style néo mauresque, lové dans le second arrondissement de Paris. Cet établissement fondé en 1889 sous la IIIe république sous le nom d’École nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM) forme à l’origine des administrateurs, inspecteurs du travail et magistrats qui se destinent à travailler dans l’Empire français. Une cohorte de stagiaires « indigènes » (d’abord cambodgiens) venus se former dans une promotion qui leur est réservée est constituée. À partir de 1892, des élèves africains leur sont associés, mais les effectifs restent toutefois modestes (une vingtaine de stagiaires au total). Ces futurs administrateurs, qu’ils soient français ou autochtones, reçoivent des cours d’économie, d’administration générale et de droit coutumier. « Ceux-ci, pour rappeler la multiplicité des tâches auxquelles ils devaient faire face, aimaient d’ailleurs à s’appeler les maîtresJacques de l’Administration » (Consil, 2009, p. 57), en référence à l’homme à tout faire d’Harpagon, à la fois coche et cuisinier, dans l’Avare de Molière. En 1956, sous les effets de la loi-cadre du 23 juin 1956, qui pose le principe de l’africanisation des cadres de l’administration d’Outre-mer les effectifs s’équilibrent entre métropolitains, Africains et malgaches. Lorsque Hissène Habré intègre l’établissement, celui-ci vit ses dernières années avant de céder sa place à l’Institut international d’administration publique (IIAP) en 1966. Il forme alors les cadres des états d’Afrique et de Madagascar membres de la Communauté française, l’association politique entre la France et son empire colonial, en voie de décolonisation. Habré prend place parmi l’élite autochtone venu se former aux côtés des cadres français de la coopération, comme les Congolais Alphonse Bayonne et Charles Assemakang, les futurs présidents Camerounais Paul Biya et Nigérien Hamani Diori, ou le futur premier ministre laotien Phetsarath Rattanavongsa. Il étudie ensuite le droit et fréquente l’Institut d’études politiques. En 1971, il rejoint le Tchad et s’engage dans la lutte armée en rejoignant le Front de libération national (FAN), avant de fonder avec Goukouni Oueddei, nordiste comme lui, le Conseil des Forces armées du Nord (FAN). Le Tchad qui accède à l’indépendance en 1960 est alors gouverné par François Tombalbaye qui 23

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fait face à l’opposition des populations du nord à majorité musulmane. Tombalbaye qui sollicite l’aide de l’armée française pour juguler ces soulèvements en 1968, sera finalement assassiné en 1975 et remplacé par un autre sudiste le Général Félix Malloum. Hissène Habré en devient le Premier Ministre, mais rompt avec ce dernier. Goukouni Oueddei reprend le pouvoir à Malloum à la suite de la première bataille de N’Djaména en 1979. Hissène Habré, toujours bien placé dans les acarnes du pouvoir, devient le ministre de la Défense de Oueddei. Mais il en veut plus et finit par être évincé par Oueddei, après une deuxième bataille dans la capitale un an plus tard. Hissène Habré n’aura alors de cesse d’user de la force pour parvenir à ses fins. Désireux de s’armer, il utilise les otages comme moyen de récolter des fonds après rançon et de s’imposer sur la scène médiatique. Le portrait que lui dresse alors la télévision française à cette époque est particulièrement éloquent : « l’une des vedettes de la tribune de ce 14 juillet sera sans conteste cette année le président tchadien Hissène Habré. Après les succès remportés par son armée soutenue par les soldats français contre les Libyens, il a fait ce voyage de Paris, tout autant pour assister au défilé que pour se faire confirmer l’appui logistique, au moins, de la France. Curieux retour de l’histoire pour cet ancien rebelle boutou, ancien souspréfet français (sic), qui avait retenu pendant des mois l’ethnologue française Françoise Claustre dans le Tibesti, avant de récupérer son pays et d’en devenir le président. Un pays reconquis avec l’aide de la France. Voici le portrait d’Hissène Habré par Dominique Torres : un homme, deux visages. 1974, les Français découvre l’existence d’Hissène Habré, un rebelle tchadien en lutte avec le gouvernement de son pays et qui détient au Tibesti un otage français, l’ethnologue Françoise Claustre. Il réclame à la France de l’argent pour alimenter les caisses des rebelles du Nord. 1987, le Président François Mitterrand accueille le Président Hissène Habré, l’homme qui a libéré son pays et réussi à chasser le colonel Kadhafi du Tchad. Depuis l’indépendance en 1960, le Tchad ne connait que la guerre civile. 1975 : Hissène Habré n’est qu’un chef solitaire à la tête d’une centaine d’hommes. On l’accuse de l’assassinat du négociateur français de l’affaire Claustre, le Commandant Galopin. C’est à cette époque qu’il rompt pour la première fois avec Goukouni Oueddei l’allier des Libyens avec lequel il rentre, trois ans plus tard, en lutte armée ouverte. La France qui s’était retirée du Tchad intervient à nouveau, car les troupes de Khadafi envahissent le nord du pays. Sept ans de guerre, deux interventions 24

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françaises, Manta et Épervier, pour arriver en mars dernier à la victoire totale des troupes tchadiennes, qui reprennent la base Ouadidou et la ville symbole de Faya Largeau occupée depuis dix-huit ans par les Libyens. Juillet 1987, l’ancien rebelle Hissène Habré s’est imposé comme le premier chef de guerre africain et le réunificateur du Tchad » (Torres, 1987). Les médias français, à l’image de ce panégyrique produit par la chaine publique sont hypnotisés par le parcours fulgurant d’Hissène Habré, parti de rien, formé en France et vainqueur de Kadhafi. Ils célèbrent alors autant la bravoure des troupes de ces rebelles mystérieux du Tibesti, que l’aura de celui qui les mène. Derrière ce tableau flatteur du guerrier du désert, se cache à peine une volonté de magnifier le rôle de la France, car « la victoire totale » sur l’armée libyenne est autant celle des armées rebelles tchadiennes que celle de l’armée française. Rempart à l’expansionnisme de Khadafi, tout est pardonné à Habré, ou presque. Seul ombre au tableau, l’enlèvement de l’anthropologue Françoise Claustre qui aura duré plus 1000 jours et mobilisé les ressources diplomatiques françaises au plus haut niveau (Jacques Chirac, alors premier ministre se rendra à Tripoli pour négocier avec le Colonel Kadhafi alors alliés de Habré et de Oueddei). La duplicité d’Habré n’est n’envisagée que de façon factuelle (il a enlevé une anthropologue et il est désormais reçu par le président français). L’affaire Françoise Claustre en pleine campagne présidentielle qui verra la réélection de Valery Giscard d’Estaing devient un feuilleton médiatique, renforcé par une interview exclusive de la victime autorisée par les rebelles et par l’enlèvement de son mari, diplomate au Tchad, qui tente de négocier directement auprès des rebelles. Cependant, la parole donnée a peu de valeur pour Habré : l’émissaire de la France est tué et les enchères augmentent (il lui faut désormais des armes). La rançon versée, Habré, en brouille avec Oueddei, ne libère toujours pas les otages. Seule l’intervention de Kadhafi mettra fin à cet enlèvement. Habré saura alors jouer habillement de sa proximité avec Kadhafi qui le soutien dans son entreprise de conquête du Tchad aux côtés de Oueddei, puis de son aversion pour le colonel libyen, qu’il combat avec l’aide des français pour incarner ensuite le champion du nationalisme tchadien et son intégrité territoriale. En 2015, une chronique sur France Info, brosse un portrait plus nuancé, mais qui se nourrit toujours d’un passé prestigieux et d’une description avantageuse de la personnalité d’Habré : « Aujourd’hui Hissène Habré a 73 ans, très loin, très loin de ses jeunes années, où il était 25

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l’un de ses redoutables combattants rebelles du Tibesti, combattants dont tout le monde vantait la bravoure, la force et la fierté, guerrier du désert par excellence, aurait même écrit un jour la CIA. Le nom d’Hissène Habré est déjà connu en France dans les années 70, où avec son allié devenu son ennemi Goukouni Oueddei, ils avaient retenu en otage l’ethnologue française Françoise Claustre. De cette captivité Raymond Depardon avait réalisé un film. Tous ceux qui l’ont rencontré décrivent, à l’époque, un homme maitrisant parfaitement le français, élégant, cultivé, voire raffiné y compris dans son anticolonialisme antifrançais (…) En 1982, il prend la présidence tchadienne à son ancien allié Goukouni Oueddei ; il y restera jusqu’au coup de force d’Idriss Déby en 1990. C’est là que la face très sombre d’Hissène Habré s’est exprimée. Il a été servi par les évènements : crise quasi permanente avec son voisin Libyen, hostilité des populations du sud et divers complots ou rebellions dans un pays instable depuis son indépendance. Une fois au pouvoir Hissène Habré n’a plus grand-chose du guerrier romantique ; suivent donc répression et liquidation des opposants. Son régime est marqué par la terreur et la paranoïa. Selon la commission tchadienne d’enquête et les organisations des droits de l’homme, 40 000 personnes sont mortes sous sa présidence et près de 200 000 ont été victimes de tortures et de violence » (Chevalier, 2015). Une douzaine d’années seront nécessaires pour traduire en justice Hissène Habré depuis les poursuites engagées par la Belgique en application de la compétence universelle, avec le dépôt d’un mandat d’arrêt international, assorti d’une demande d’arrestation délivrée auprès des autorités sénégalaises par la justice belge le 19 septembre 2005. La compétence universelle « signifie que l’État est compétent pour la poursuite et le jugement d’une infraction, lorsque celle-ci n’a pas été commise sur son territoire, qu’elle a été commise par une personne étrangère, à l’encontre d’une victime étrangère, et sans que cet état soit victime de l’infraction » (Amnesty international, 2022). Cette compétence concerne les crimes les plus graves comme les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ou les crimes de génocide. Entre 1993 et 2003, la loi belge consacre une loi dite de compétence universelle d’une large portée (aujourd’hui à l’application restreinte) qui va entrainer la multiplication des dépôts de plaintes après des juridictions du pays. Bien qu’abrogée dans son amplitude d’origine, c’est sur cette base que des poursuites sont engagées en 2005 à l’encontre Hissène Habré par des plaignants qui possèdent la nationalité belge. Alors refugié au Sénégal, un mandat d’arrêt 26

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international est délivré par la justice belge à l’encontre Hissène Habré et transmis aux autorités sénégalaises. A l’issue de sa garde à vue, la justice sénégalaise relâche Hissène Habré, s’estimant incompétente en la matière. C’est alors l’Union Africaine, auprès de qui l’affaire est portée, qui mandate le Sénégal pour juger Hissène Habré pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture. Dans le même temps, celui-ci fait l’objet de plaintes au Tchad, permises par une suite de réformes législatives et constitutionnelles. Cette procédure débouche sur une condamnation à mort par contumace de l’ancien président de la République pour crimes contre l’humanité. Entre juillet 2015 et janvier 2017, Hissène Habré est jugé par les Chambres africaines extraordinaires, une juridiction spéciale créée pour l’occasion par le Sénégal et l’Union africaine. C’est « Ce qui a également rendu l’affaire unique d’un point de vue historique fut la nature de la juridiction qui qu’en ai saisi » (Duchrow, 2017, p. 5). Hissène Habré est reconnu coupable de crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et enlèvement et condamné à la prison à perpétuité. Cette peine est confirmée en appel et Hissène Habré passe quatre années en prison, avant de décédé de complications dues au COVID-19, à l’âge de 79 ans. Avec ce jugement, les 4000 victimes constituées en collectif et dont l’action est coordonnée par l’avocate tchadienne Jacqueline Moudeina, assistée de l’avocat Reed Brody, conseiller juridique et porte-parole de l’organisation Human rights watch obtiennent une victoire inédite contre un tortionnaire africain. Les abus d’Hissène Habré s’inscrivent dans la durée : « dès (sa) prise de pouvoir en 1982, lorsqu’il envoie ses forces prendre le contrôle du Sud rebelle, dont les leaders contestaient son règne. Durant cette répression, dont l’apogée fut le septembre Noir de 1984, des villages furent attaqués, brûlés et détruits. » (Brody, 2017, p. 7). Par la suite un climat de terrain fut instauré : « les voisins espionnaient leurs voisins. Les enfants étaient encouragés à dénoncer leurs parents. Sept prisons secrètes de la DDS (Direction de la documentation et de la sécurité) étaient réparties dans la ville de N’Djaména » (Brody, 2017, p. 7), dont la tristement célèbre Piscine, un bassin de l’ère colonial recouvert d’une dalle de béton et reconverti en cellules. Au cours du procès, la cour considéra que le recours à la violence était systématique chez Hissène Habré et que « la torture était sa manière de gouverner » (Brody, 2017, p. 19). Les rapports de la commission d’enquête du Ministère tchadien de la justice sont, de la même façon, édifiants à ce sujet : « durant les huit années de son pouvoir, Hissène Habré 27

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n’a pas changé d’un iota sa logique macabre qui tend à soumettre les six millions de Tchadiens à l’asservissement total en instaurant la terreur et l’insécurité dans le pays », notant « le penchant criminel de Habré, qui loin d’être un accident de parcours, s’apparenterait à une disposition innée » (Ministère tchadien de la justice, 2020, p. 30). LA VIOLENCE MILITAIRE COMME DÉTERMINISME « Dernière colonie conquise par la France, le Tchad fut la base de départ de la résistance militaire française à l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale. Depuis l’indépendance, l’ancienne puissance coloniale est restée l’ultime faiseuse de roi, en intervenant plusieurs fois militairement » (Encyclopaedia Universalis, 2022). Le destin de ce territoire situé aux confins de l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, verrou stratégique qu’il convient de maitriser, s’écrit depuis le XIXe siècle sous forme d’un destin étroitement lié à la force armée. Émile Gentil (1866 – 1914) qui a donné son nom à Port-Gentil, devenue aujourd’hui la capitale économique du Gabon, a joué un rôle primordial dans le rattachement de ce territoire à l’empire colonial français. Cet officier de marine, explorateur et administrateur est chargé par l’administration coloniale française de trouver la voie la plus praticable entre le Gabon, ouverture vers l’Océan et le Tchad, porte d’entrée du Maghreb, afin d’en constituer un même ensemble. Il relate ainsi son intérêt pour ce territoire : « La petite expérience que je venais d’acquérir (ndlr dans le Haut Oubangui sous les ordres du Colonel Monteil) n’avait que fortifier mon désir d’arriver au Tchad. Mizon avait eu aussi le grand lac pour objectif. Après un remarquable voyage jusqu’à Yola, il avait tenté une deuxième expédition qui, grâce aux intrigues de la Compagnie du Niger, venait d’échouer lamentablement. Je résolus de rependre son œuvre pour mon propre compte et je m’adressais à M. Delcassé, alors ministre des Colonies. Je reçus de lui l’accueil le plus aimable et le plus cordial » (Gentil, 1902, p. 8). Il prend alors le commandement d’une vaste expédition qui le mène sur les eaux du fleuve Congo en 1895 jusqu’au Lac Tchad qu’il atteint en 1897. Il va alors se heurter au chef de guerre soudanais Rabih al-Zubeir ibn Fadl Allah dit Rahab. Ce puissant seigneur du commerce d’esclaves est capable de lever une armée de 10.000 hommes et de repousser l’armée française commandée par Gentil à Kouno en octobre 1899. Gentil réalise alors la jonction avec les missions Foreau-Lamy et Joalland-Meunier et défait Rabah, après d’intenses combats qui coutent la vie au commandant Lamy. Il 28

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en tire un ouvrage, qu’il ouvre en écrivant : « j’ai tenu par-dessus tout à rendre justice à tous ceux qui à quelque titre que ce soit, ont contribué à la réalisation de cette grande œuvre qui marquera les annales africaines : la chute de l’empire de Rabah » (Gentil, 1902, p. 1). Émile Gentil prend alors le commandement du corps expéditionnaire et fonde Fort Lamy le 29 mai 1900 qui deviendra Ndjamena, donnant à ce territoire un bastion militaire pour future capitale. Aux termes du décret du 29 décembre 1903, portant organisation du Congo français et dépendances, un commissariat général est établi et comprend : la colonie du Gabon, le Moyen-Congo (réunissant sous cette domination l’actuelle République démocratique du Congo ainsi qu’une partie du Gabon), le Territoire d’Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine) et le Territoire du Tchad.

Figure 1. Itinéraire de la mission d’Émile Gentil entre l’Oubangui et le Tchad, 1895 - 1898

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Ce dernier, ne constitue alors qu’un territoire militaire avant d’être fusionné en 1910 avec le territoire d’Oubangui-Chari qui devient alors Oubangui-Chari-Tchad. L’ensemble est incorporé à l’Afrique équatoriale française en 1920, le Tchad devient alors une colonie pleine et entière au sein de cette fédération réunie sous un même gouvernement général dont le siège est installé à Brazzaville. Le pays ne sera totalement pacifié qu’en 1949. Aujourd’hui encore le Tchad reste au centre du dispositif militaire en français en Afrique, une position stratégique bien connue et largement répercutée dans la presse quotidienne : « depuis les années 1970, le Tchad est un des lieux majeurs de déploiement de troupes françaises sur le continent africain. Ce déploiement s’était intensifié avec l’opération Épervier (1986-2014). Épervier avait été déclenchée début février 1986 à l’initiative de la France après le franchissement, au nord du pays, du 16e parallèle, par les forces armées du dictateur libyen Mouammar Khadafi. Les Libyens venaient soutenir leur allié tchadien Goukouni Oueddei, qui avait été renversé fin 1981 par Hissène Habré avec le soutien de la France et des États-Unis. Les troupes françaises étaient alors présentes à N’Djamena, Abéché et Faya-Largeau » (Chapleau, 2021). Le successeur d’Hissène Habré, Idriss Deby, qui a dû faire face à trois tentatives de coups d’état (en 2006, 2008 et 2019), s’est maintenu au pouvoir grâce à l’appui politique et militaire français. Il en a été redevable en s’engageant au côté de la France dans sa lutte conte le djaïnisme. D’abord en 2013, lors de l’opération Serval, visant à stopper une invasion des islamistes radicaux vers Bamako, la capitale malienne, puis en 2014, lorsque l’opération Barkhane prend la suite de ce dispositif et se régionalise. « C’est pour appuyer les forces armées des pays du G5 Sahel, renforcer la coordination des moyens militaires internationaux et empêcher la reconstitution des zones refuges terroristes dans la région que l’opération Barkhane a été lancée le 1er août 2014. Depuis le sommet de Pau en 2020, les chefs d’États de la France, du Burkina Faso, de la Mauritanie, du Mali, du Niger et du Tchad ont convenu de mettre en place un nouveau cadre politique, stratégique et opérationnel qui marque une nouvelle étape dans la lutte contre les groupes terroristes au Sahel et dans la prise de responsabilité collective : il s’agit de la Coalition pour le Sahel » (Ministère des armées, 2021). Malgré le redéploiement des forces armées françaises vers le Mali, le Tchad conserve un rôle stratégique majeur au sein de cette opération en 30

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abritant le commandement de la Force française Barkhane et le stationnement de 800 soldats français. Les Tchadiens participent activement à cette coalition armée en fournissant des casques bleus à la Minusma, la mission onusienne de maintien de la paix au Mali, déployée entre Tessalit, Aguelhok et Kidal. Le rôle de l’armée tchadienne reste pourtant ambivalent : « cette unité forte de 1200 hommes, qui mènent des actions offensives contre les groupes armés djihadistes et qui sont égaux à leur réputation : de bons soldats, mais des soudards qui se livrent à des rapines et des viols ! » (Chapleau, 2021). La moitié de ces hommes ont par la suite été retirés en août 2021 de la zone des trois frontières. FLAVIEN KOBDIGUÉ DIT « KAAR KASS SONN : UN TÉMOIGNAGE SENSIBLE ET ÉCLAIRÉ Parallèlement à ces aspects géostratégiques et diplomatiques, certains parcours de vie éclairent le contexte politique et social du pays par une vision sensible et éclairée de la société tchadienne. C’est le cas de Flavien Kobdigué dit « Kaar Kass Sonn », ancien haut fonctionnaire de l’État, auteur-compositeur, écrivain né en 1979 au Tchad et qui réside actuellement à Laval en France. Ces productions ont été remarquées par le réseau radiophonique public français (FIP, France Inter, France Culture). Ce franco-tchadien est né à Sarh (110.000 habitants), une ville étroitement reliée au passé colonial français. Troisième ville du pays, Sarh est le cheflieu du Moyen-Chari. Ce poste militaire situé à l’extrême sud du pays est dénommé à son origine Fort-Archambault du nom de Gustave Archambault, un jeune officier français membre d’une mission tué lors de la conquête des territoires du Haut-Oubangui. Tout comme Fort-Lamy qui devient N’Djaména, Fort-Archambault est renommé Sarh en 1972 lors de la campagne d’Authenticité. Cette politique radicale de nationalisation des noms de villes, des prénoms et de retour aux pratiques éducatives traditionnelles (notamment l’initiation des jeunes hommes d’ethnie Sara selon le rite du yondo) est décidée et mise en œuvre par François Tombalbaye (1918-1975), premier président tchadien, lors de son second mandat. Il prend à cette occasion le prénom de Ngarta, rompt les relations avec la France et noue de nouvelles alliances avec la Lybie et le Soudan. La ville de Sahr a également vu naitre Félix Malloum, président de la République du Tchad (1975-1979). Marqué par sa formation militaire de haut niveau (21e régiment d’infanterie de marine de Fréjus) il sert en 31

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Indochine. Il prend le pouvoir par la force armée et en sera chassé de la même façon par son Premier ministre d’alors, un certain Hissène Habré. Les origines de Flavien Kobdigué, à l’instar de nombreux tchadiens montrent combien les trajectoires personnelles au Tchad sont étroitement imbriquées à ce passé colonial. Diplômé en sciences politiques, (Diplôme de 1er cycle de l’ENA, 1997) en droit (Licence de droit à N’Djamena, 1996 et Maîtrise de droit public, option Relations Internationales, Bangui – RCA – 1998), il s’engage dans une carrière de haut fonctionnaire. Après un stage au sein de la présidence de la république, il intègre le Ministère tchadien des affaires étrangères. Il complète son cursus universitaire d’une formation en économie (Diplôme de 3ème cycle à Genève, 2003) et prend alors un virage inattendu en s’installant en France la même année pour se consacrer à l’enseignement, à l’écriture et la musique. L’expression artistique lui permet de se soustraite à l’obligation de réserve des fonctionnaires et d’exprimer sans fard ses interrogations et ses réserves sur l’avenir du Tchad. Selon lui « le travail politique a été fait de façon incomplète au Tchad depuis l’indépendance » (Kobdigué, 2021). En effet, comme tout système colonial, celui construit par les colons français au Tchad a été basée sur la domination politique, économique, sociale et culturelle. Toutefois, lorsque l’on demande à Flavien Kobdigué quelles ressources sont venues exploiter les Français au Tchad, la réponse fuse : « le militaire », découlant de sa position géographique. Puis, d’après lui les pouvoirs successifs n’ont fait que « continuer cette œuvre pour récupérer les oripeaux des institutions, sans les transformer, ni les adapter ». Il raconte ainsi une scène de vie saisissante. Alors jeune homme, il dispute un match de football entre amis dans la ville de Béré à l’ouest du pays, là où il s’est installé pour fuir la guerre qui ravage la capitale. Une équipe joue torse nu, l’autre avec un maillot pour se différencier. Arrive alors le sous-préfet de l’arrondissement, chevauchant « la seule moto du coin ». « Tous commencent à frémir ». Lui ne se démonte pas, et la mi-temps sifflée « il fonce sur le sous-préfet pour lui parler ; la discussion est cordiale ». Pourtant, le match ne reprendra jamais, car « les gens ont peur ». Le pouvoir incarne alors la violence, celle qui « bastonne et met en prison, selon les mêmes modes opératoires que ceux de la colonisation ». Cette vision est amplifiée par une mise en œuvre ethnique de la politique qui amplifie les clivages et les tensions selon lui : « la violence est ancrée ; certains ont le pouvoir de frapper, celui de mater les populations et de les monter les unes contre les autres ». 32

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Il décrit cette peur permanente, mais aussi cette violence « sournoise ». Ce climat délétère qui mine la société tchadienne de l’époque. Alors enfant, il se rend à pied de Béré, jusqu’au village où réside sa mère à 18 kilomètres de là (« parfois, je m’arrêtais chez mon oncle à l’aller ou au retour »). Elle vit avec un militaire dans une ville de garnison. Cette violence ordinaire se manifeste au grand jour, elle n’est dissimulée que pour les raisons qui la guident, car dit-il on « peut mourir pour dix fois rien ». Un colonel du Nord, voisin de sa mère s’apprêtent à ordonner le viol d’un groupe de femmes récemment établies dans le village. Seule l’intervention véhémente de son beau-père (« il faudra me passer sur le corps si vous voulez abuser de ces femmes ») empêchera ce crime devenu alors une arme politique. Ce colonel habite à deux pas de la maison de sa mère, « près de la mission catholique qui possède un centre de loisirs, qui permet de jouer au basket, aux jeux de société ». Près du grillage de la résidence de ce colonel on pouvait, selon Flavien Kobdigue, entendre des cris, dans la rue, en plein jour de personnes « arrachées pour être torturées ; juste parce que votre tête ne plait pas ou pour vous subtiliser votre petite amie ». « La posture politique est celle de la domination, aucune action n’est entreprise dans une volonté de « faire état, de faire nation ». Il pense alors que « cette situation absurde est circonstancielle », mais il découvre plus tard qu’il s’agit « d’un système de gouvernement ». Il donne ainsi l’exemple d’Hissène Habré, au plus haut niveau de l’État : « il est un pompier pyromane qui galvanise le peuple contre l’occupation libyenne d’Aozou après avoir lui-même hissée le drapeau libyen dans la ville quelques années auparavant » ; « le grand camarade n’assurera absolument aucun progrès tangible, seulement un sentiment d’appartenance à une entité, une bribe de nation ». La promotion sociale à l’œuvre dans le Tchad d’aujourd’hui est celle d’une cooptation, systématique, parfois obscène, qui mène, selon Flavien Kobdigué, nombre d’incompétents au pouvoir. Kobdigué, dénonçant ce système en a produit un livre intitulé Avec nos mains de chèvre. « Le Tchad, ce pays dont beaucoup de citoyens ont des mains de chèvre. On dit qu’une personne a des mains de chèvre lorsqu’elle ne s’en sert pas adéquatement pour faire ce qu’elle devrait faire. Enfant, ma tante me disait : – Dis donc que tu as des mains de chèvre, toi ! Cela signifiait mon incapacité incurable à déplacer le caillou, ou le bout de bois qui m’avait fait trébucher, qui avait failli me coûter les dents ! Dans ce Tchad-là, en grandissant, mon constat 33

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est avéré : on a des mains de chèvre » (Kaar Kaas Sonn, 2020, dernière de couverture). D’après Kobdigué, le niveau d’exigence des jeunes tchadiens est pourtant peu élevé, eux qui n’aspirent aujourd’hui qu’à « vivre dans un pays qui fonctionne à peu près » et à sortir d’une situation « dans laquelle l’aide au développement ne fait pas bouger le système d’un iota », malgré l’immensité des sommes engagées, le tout sous l’œil passif de la France. Leur souhait « n’est souvent que d’aller à l’école en vue de suivre une formation, d’obtenir des compétences et un poste dans le public ou le privé ». De ce point de vue, le procès d’Hissène Habré a eu un effet contrasté sur la population, en fonction du camp ou de la situation occupée dans la société. « Comme tout procès de ce type, celui-ci a fait des heureux et de moins heureux : il a fait du bien aux victimes, même si de nombreux tchadiens aurait aimé qu’Hissène Habré lâche certaines choses, qu’il admette certains torts. Au lieu de cela, en se murant dans un mutisme, il a donné le sentiment à certains de se comporter comme un lâche et à d’autres, ceux du côté du pouvoir, de ne rien lâcher, et qu’ainsi le parrain avait tenu jusqu’au bout ». Face à l’inaction et l’incantation dans laquelle la plupart des tchadiens se réfugient (« celle des livres : la bible, le coran, les livres de science »), Kaar Kaas Sonn préfère les actes, comme ceux qu’il met en avant dans la chanson Ta capote mon pote : « Jour après jour ça grandit l’hécatombe, orphelins et veufs ne se comptent plus, y a qu’à voir les images sur Canal+, épidémique, on meurt du SIDA, à ceux qui le combattent, moi, j’emboite le pas, baise pas, baise pas sans capote, baise pas… » (Kaar Kaas Sonn, 2019). CONCLUSIONS La violence militaire d’hier se répercute en brutalité sociale et en inaction politique aujourd’hui, reproduisant un système de désespoir permanent pour tout un peuple. Pire, la situation géographique du Tchad et son positionnement stratégique au regard des enjeux de lutte contre le terrorisme islamique au Sahel, amène les grandes puissances tutélaires à fermer les yeux sur les graves manquements aux droits de l’homme constatés encore de nos jours. Ainsi, « si le procès Habré a retenu l’attention de larges pans de la société tchadienne, celle-ci connait pourtant de nouveau une escalade des violations des droits de humains. Par ailleurs, le rôle des pays occidentaux, comme les États-Unis ou la France qui ont fait 34

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de Habré un rempart contre la Lybie de Kadhafi et l’ont soutenu tout au long de son régime, n’a pu être abordé dans le cadre du procès. Aujourd’hui, la communauté internationale soutient le Tchad dans le cadre des actions de lutte contre le terrorisme du fait de sa position géographie, renforçant ainsi un régime qui, même après Habré, s’appuie sur la répression et l’arbitraire » (Duchrow, 2017, p. 5). Un système qui, selon Kobdigue « a émasculé le peuple, l’a rendu mouton et a supprimé toute velléité de l’Homme tchadien ». Seul aujourd’hui une rupture politique avec le système colonial et militaire d’hier porté par une femme ou un homme politique neuf pourrait permettre de sortir de cette spirale qui mène aujourd’hui le Tchad parmi la cohorte des pays les plus pauvres de la planète. Une perspective qui n’est pas sans espoir, lorsque les victimes évoquent l’issue du procès d’Hissène Habré « nous avons montré au monde entier que des victimes peuvent traduire un dictateur en justice » (Moudeïna, 2017, p. 29). BIBLIOGRAPHIE Livre : Collectif. (2000), Les crimes et détournements de l’ex-Président Habré et de ses complices ; rapport de la commission d’enquête nationale du Ministère tchadien de la justice. Paris : L’Harmattan. Gentil, Émile. (1902), La chute de l’empire de Rabah. Paris : Hachette. Kaar Kaas Sonn. (2020), Avec nos mains de chèvres, Laval : Publication indépendante. Article dans une revue scientifique : Aquarone, Marie-Christine. (1987), « Le Tchad : éléments d’une géographie de la fragmentation », dans : Mémoires et documents de géographie, Les frontières du refus : six séparatismes africains, Éditions du CNRS, Chapitre II, pp. 25-40. Consil, Jean-Michel. (2009), « La formation économique des administrateurs de la France d’Outre-mer à l’ENFOM », dans : Presses universitaires de Rennes, pp. 57-68. Dumont, Gérard-François. (2007), « Géopolitique et populations au Tchad », dans : Outre-Terre, 20 (3), pp. 263-288. Source électronique : Agence d’information d’Afrique centrale. (2021), « Développement : la liste des pays les plus pauvres du monde en 2021 » Agence d’information d’Afrique centrale. https://www.adiac-congo.com/content/developpement-la-listedes-pays-les-plus-pauvres-du-monde-en-2021-124298, vu le 12 novembre 2021.

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques Amnesty International. (2022), « Qu’est-ce que la compétence universelle ? » https://www.amnesty.fr/focus/competence-universelle, vu le 12 novembre 2021. Brody, Reed, Duchrow, Julia, Moudeïna, Jacqueline. (2017), « L’affaire Hissène Habré. Le combat des victimes pour traduire le dictateur en justice » European center for constitutional and human rights. https://www.ecchr.eu/ fileadmin/Publikationen/Analyse70_-_L_affaire_Hissene_Habre.pdf, vu le 12 novembre 2021. Centre national d’études spatiales. (2020), « Tchad – Le Tibesti, le plus haut des massifs montagneux sahariens en pays Toubou, à la frontière de la Lybie » Geoimage CNES. https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/tchad-le-tibestile-plus-haut-des-massifs-montagneux-sahariens-en-pays-toubou-et-ala, vu le 1er décembre 2021. Chapleau, Philippe. (2021), « Le pion central du dispositif français au Sahel » Ouest France. https://www.ouest-france.fr/monde/tchad/le-tchad-pion-centraldu-dispositif-militaire-francais-au-sahel-f7dc3e10-a1df-11eb-9cfa87482dbf206e, vu le 5 novembre 2021. Chevalier, Gilbert. (2015), « Expliquez-nous… Hissène Habré » Chroniques France Info. https://www.youtube.com/watch?v=FQGZUi9cAvs, vu le 6 novembre 2021. Depardon, Raymond. (1975), « Les révolutionnaires du Tchad » Gamma presse images. https://www.youtube.com/watch?v=WhKplZQO6OI, vu le 6 novembre. Kaar Kaas Sonn. (2019), « Ta capote mon pote » Album Crépuscule de l’idéal. https://www.youtube.com/watch?v=1FkJdshZXFQ, vu le 6 novembre. Ministère des Armées. (2021), « Opération Barkhane » Opérations. https://www. defense.gouv.fr/operations/operations/operation-barkhane, vu le 6 novembre 2021. Torres, Dominique. (1987), « Portait d’Hissène Habré » Antenne 2, Archives INA. https://www.youtube.com/watch?v=bLRPjMpcjcJE, vu le 12 novembre 2021. Entretiens : Kobdigué, Flavien dit « Kaar Kass Sonn ». (2021), interview réalisée par Benoit Bavouset.

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Les trajectoires politico-militaires et diplomatiques de Paul Kagame : du rebelle au leader régional1 Samia Chabouni Université Mohammed Seddik Benyahia, Jijel, Algérie, [email protected] RÉSUMÉ : Ayant été réfugié en Ouganda, ancien combattant, rebelle puis chef de guerre atypique du Front Patriotique Rwandais (FPR), Kagame est l’homme fort du Rwanda depuis la fin du génocide. Il s’est transformé en leader politique, il a hissé son pays au rang des bons élèves en matière de gouvernance et il a gagné une grande popularité sur le plan interne ainsi qu’un soutien sur le plan extérieur, surtout celui des États-Unis et des anglo-saxon dans les premiers mandats de son règne. Sur le plan interne, Kagame est considéré comme un « héros national », qui a mis fin au génocide et a mené, puis achevé un processus de reconstruction. Sur le plan extérieur, il est perçu par beaucoup comme « l’homme visionnaire », voire un « leader africain ». Il a été longtemps le chouchou des grandes puissances anglo-saxonnes, et il est souvent l’invité d’honneur de nombreux pays. Il mène une politique étrangère très dynamique sur la scène internationale et régionale. Mais il est aussi accusé de crimes de guerre et perçu comme un dictateur. Notre question de recherche porte sur le profil du président Kagame et son parcours, ainsi que sur son rôle dans la vie politique rwandaise, plus particulièrement dans la politique étrangère. L’idée principale est de montrer comment ce leader politique a pu gagner une légitimité internationale, voire une reconnaissance internationale et comment il exerce son influence. Qui est donc Paul Kagame et comment un rebelle, ancien chef de guerre, militaire est-il devenu si influent sur la scène extérieure et quels ont été ses succès politiques et diplomatiques ? Nous proposons donc dans ce chapitre une analyse du parcours de Paul Kagame, avec un accent sur ses postures au plan extérieur. Précisons que notre étude s’appuie sur une approche qui puise dans la sociologie politique et la sociologie des relations internationales, se fondant sur les liens existants entre la mémoire et les émotions, ainsi que leurs usages politiques. Il s’agit donc

Ce chapitre est une synthèse d’une sous-partie de ma thèse de doctorat, intitulée : « la dimension sécuritaire de la politique étrangère rwandaise après le génocide : enjeux régionaux et leadership dans la région des Grands Lacs », soutenu à Alger 3, juillet 2019.

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques d’une analyse qui s’appuie principalement sur l’usage de la mémoire d’une part, le mépris d’autre part, mais également sur la théorie de la reconnaissance. Notons que cet article s’articule principalement sur ma thèse de doctorat rédigée en langue arabe et soutenue à l’université d’Alger 3 en 2019. Mots-clé : Rwanda, Kagame, Génocide, Rebelle, Leader régional.

INTRODUCTION L’architecte principal de la politique rwandaise depuis près de trois décennies suscite nombre de questions sur le « héros » du pays. Ancien rebelle (Gaud et Porgès, 1996, pp. 185-186), puis chef de guerre du Front Patriotique Rwandais2, rebelle atypique, Kagame s’est transformé en leader politique. C’est dans ce sens que nous essayons, à travers cet article, d’aborder le parcours de cet homme, à savoir ses trajectoires à la fois guerrières, militaires mais aussi politico-diplomatiques, et de montrer son influence dans le monde politique. L’objectif est d’analyser le rôle joué par Kagame plus particulièrement sur le plan externe. Qui est donc Kagame ? Quel est son parcours et quel est son rôle dans l’évolution du Rwanda ? La vie de Paul Kagame : de l’exil aux camps des réfugiés Avant d’aborder les trajectoires militaires et politiques de ce chef d’État, il est important de parler de la vie sociale de Kagame et des aspects socio-psychologiques de sa personnalité. C’est pour cette raison que nous devons d’abord présenter un bref historique de sa vie, c’est-à-dire décrire l’environnement dans lequel il a vécu, et qui a sans doute influencé le parcours et la carrière de ce leader. Paul Kagame est né le 23 octobre 1957, dans une famille aisée, à Kamonyi dans le centre du pays (Gaud et Porgès, 1996, p. 185), plus précisément sur la colline de Nyarutavu dans la commune de Tambwe dans la province du Sud du pays, anciennement appelée Gitarama et aujourd’hui Muhanga Il est issu d’une famille tutsie ; il est à noter que sa famille a des liens avec le dernier roi tutsi, puisque l’une de ses tantes était la demi-sœur d’une épouse de l’ancien roi rwandais avant la révolution Kagame était chef d’une armée caractérisée par une forte organisation (Armée populaire rwandaise, APR) ; en prenant les armes et en préparant la guerre contre le régime génocidaire d’Habyarimana, il a pu tirer sa légitimité de sa victoire en 1994 et de l’arrêt du génocide contre les Tutsis et les Hutus dits « modérés ». 2

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sociale de 1959. Il avait à peine 2 ans quand la révolution s’est déclenchée et a entrainé l’avènement du pouvoir hutu et le renversement de la dynastie tutsie (Chabouni, 2019, p. 160). Cette période est aussi marquée par les premières vagues de réfugiés tutsis dans un pays encore sous domination belge. C’est dans ces conditions que sa famille a été contrainte de fuir vers l’Ouganda, de même que des dizaines de milliers de familles tutsies, qui ont subi des persécutions, l’exclusion et les violences des premiers pogroms contre les Tutsis, plus précisément en 1961. Sa famille s’installe à Gahunge dans le district de Toro (Musabymana, 2003, pp. 60-67). Selon plusieurs sources, Kagame grandit au début dans les camps de réfugiés avec ses parents, dans le sud de l’Ouganda au milieu de la pauvreté et de la marginalisation, puis et avec l’appui de la famille, il a vécu à Kampala, la capitale ougandaise. En dépit des conditions difficiles des réfugiés, sa mère, devenue veuve, a fait tout son possible pour lui assurer une éducation et surtout pour qu’il poursuive ses études jusqu’au baccalauréat. C’est ainsi qu’il a pu suivre des études secondaires successivement à la Ntare School de Mbarara, au sud de l’Ouganda, et à la Old Kampala School de Kampala, de 1972 à 1976. Notons aussi qu’il a eu l’occasion de suivre en 1979 une formation dans le renseignement militaire, en Tanzanie, sur une période de sept à huit mois au total (Soudan, 2015, p. 35). À cette époque, une carrière militaire semblait se tracer, car, après cette période, Kagame a rejoint Yoweri Museveni dans sa lutte armée. I. TRAJECTOIRE MILITAIRE DE KAGAME ET INVASION DU RWANDA (FPR) : LIBÉRALISATION DU RWANDA I.1 Expérience militaire en Ouganda Kagame a rejoint Yoweri Museveni en 1979 dans le cadre du mouvement de résistance contre la dictature d’Idi Amin Dada3, la National Resistance Army-(NRA)4 (La nouvelle tribune, 2013). Précisons que cette dernière a été fondée en 1981 et, est née de la fusion de deux groupes rebelles, dont un était dirigé par Museveni. Elle est connue pour avoir combattu le gouvernement de Milton Oboto, puis celui de Tito Okello (tous les deux des Nordistes, alors que la NRA était essentiellement sudiste). Beaucoup d’autres réfugiés rwandais ont rejoint les rangs de ce Amin Dada a été renversé par l’armée tanzanienne au début 1979. Soutenu politiquement, militairement, diplomatiquement et économiquement par les États-Unis.

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mouvement, dont Fred Rwigema5. Kagame les a rejoints en 1980 (Gaud et Porgès, 1996, p. 185) pour lutter contre la dictature de Milton Obote puis de Tito Okello6. Sachant que Paul Kagame a rejoint en 1979 le FRONASA7 au moment où ses troupes pénétrèrent en territoire ougandais avec l’armée tanzanienne (Leloup, 2005, p. 141). Quelques mois plus tard, il fait partie des 26 originals qui, aux côtés de Museveni, ont attaqué le 6 février 1981 la Kabamba Military School, marquant ainsi le début de la guérilla qui amène la NRA, Museveni en l’occurrence à prendre finalement le pouvoir le 26 janvier 1986 (Prunier, 1994, p. 149). En parallèle, notons que le président Milton Obote, lors de sa présidence, a expulsé environ 80.000 Rwandais en 1982 (Gaud et Porgès, 1996, p. 186), les accusant de soutenir la rébellion de Museveni. Or, ces derniers seront refoulés par le régime d’Habyarimana, au prétexte de surpeuplement. Cela va par la suite pousser une grande partie de ces Rwandais à rejoindre Museveni. Par conséquent, Museveni va placer au sein de son armée les Rwandais ; il s’agit essentiellement de Tutsis qui l’ont aidé à prendre le pouvoir – y compris Paul Kagame – en leur confiant des fonctions importantes (Chabouni, 2019, p. 160). De ce fait, Kagame est promu au grade de major aux côtés de son ami Fred Rwigema, devenu général-major (Leloup, 2005, p. 73). Il devient ensuite le directeur des services de renseignements militaires ougandais et vice-ministre ougandais de la Défense. Notons que 20 à 25 % des effectifs du gouvernement ougandais de cette époque étaient des Banyarwandas ; les communautés rwandaises basées en Ouganda (Prunier, 1992, p. 45). Ensuite, et en raison de la méfiance exacerbée envers les Rwandophones présents au pouvoir ougandais et la peur croissante au sein de la NRA, les choses vont changer. En effet, malgré les différents postes importants que Kagame avait occupé en Ouganda grâce au travail effectué aux côtés de son ami Museveni, et en dépit de la confiance et de l’expérience qu’il avait acquises, Kagame, comme d’autres réfugiés rwandais, restait un simple réfugié aux yeux de beaucoup d’Ougandais et, de ce fait, demeurait un étranger. Il était donc mal à l’aise dans son pays L’un des membres fondateurs du FPR et ami de Kagame. Notons que le président Milton Obote a expulsé en 1982 80.000 Rwandais, les accusant de soutenir la rébellion de Museveni, et également sous prétexte de surpeuplement. 7 Front for National Salvation, la milice combattante créée en 1973 par Museveni durant son exil en Tanzanie. 5 6

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d’accueil (Chabouni, 2019, p. 161), en particulier pour ceux qui étaient au pouvoir et qui le jalousaient pour le statut qu’il avait acquis. Ces derniers ont reproché à Museveni de favoriser les Banyarwanda- en raison du fait qu’il avait confié des postes clés à des étrangers, en l’occurrence à des Rwandais, Museveni a attiré des critiques au sein de la NRA et a suscité de nombreuses inquiétudes. Certains, dans son entourage, estimaient que placer la sécurité du pays aux mains d’étrangers était une erreur (Leloup, 2005, p. 73). La pression finit par avoir raison de Yoweri Museveni, qui démit Fred Rwigema de ses fonctions et envoya Paul Kagame suivre, en 1990, une formation militaire – en tant qu’officier ougandais – à Fort Leavenworth, dans le Kansas, aux États-Unis (Bernard Leloup, 2005, p. 143). Son séjour fut écourté en raison de l’attaque du Rwanda par le FPR le 1er octobre et, plus particulièrement, après la mort de Fred Rwigema. En tout état de cause, c’est pendant son époque à la NRA et son travail avec Museveni que Kagame a appris les tactiques du combat, de la guérilla et beaucoup plus de choses jusqu’au moment où Museveni l’avait sollicité et affecté à la direction de l’Armée de résistance nationale (NRA) en raison de ses compétences en matière de leadership. Il est évident que cette période a été décisive dans le parcours militaire mené par Kagame et c’est à ce moment-là qu’il a acquis une grande expérience en matière de commandement (Chabouni, 2019, pp. 160-61). Surtout, il a forgé une relation étroite avec son ami Museveni, qui va par la suite devenir dans un premier temps son allié surtout pendant les guerres menées au Congo (1996-1997 et de 1998) et puis son rival lors de la deuxième guerre congolaise, plus particulièrement depuis les combats de Kisangani (19992001). Ce dernier l’a soutenu militairement et politiquement jusqu’à ce qu’il arrive aux arènes du pouvoir ; il fut l’un de ses mentors et voire même le père spirituel du FPR et de son chef militaire, comme le souligne Bernard Leloup (Leloup, 2005, p. 143). D’ailleurs, après la mort de Rwigema, c’est Museveni qui signa le retour de son ami et l’imposa à la tête d’un FPR ébranlé. Il est important d’indiquer et de souligner que sa formation aux États-Unis lui a beaucoup servi dans sa lutte armée et dans sa quête de pouvoir. Le site de Fort Leavenworth, complexe militaire de l’United States Army, est historiquement considéré comme le « centre intellectuel de l’armée » (Gordon et Martin, 2012, p. 63). « Il s’agit d’un centre de formation des officiers d’état-major (…) où les étoiles montantes de l’armée des États-Unis et d’autres pays viennent faire leurs classes quand leur carrière les destine à devenir des généraux. La formation qu’ils reçoivent 41

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porte sur la planification d’opérations de grande envergure, et non pas sur des questions d’organisation logistique à petite échelle, ni de questions de tactique : elle concerne plutôt la façon de planifier une invasion » (Edward S et Peterson, 2012, p. 78). Tout cela explique non seulement le soutien absolu des États-Unis, mais également la stratégie élaborée par le FPR pour s’emparer du pouvoir et s’imposer comme un allié des Anglosaxons dans la région des Grands Lacs, à une période où la région connaissait une reconfiguration géopolitique profonde. II.2. La lutte au sein du FPR, guerre de rébellion et guerres congolaises a. Invasion ou libération du Rwanda et responsabilité du génocide Dans un climat de méfiance et de suspicion exacerbée de la part des membres de la NRA, Kagame se tourne vers la pensée révolutionnaire des autorités ougandaises, construit avec son ami Fred Rwigyma et influencée par les différentes figures révolutionnaires de la Chine et des pays d’Amérique latine (Chabouni, 2019, p. 160). Il va fonder en 1987 le Front patriotique rwandais (FPR) (Waugh, 2004, p. 39). Il s’agit d’un mouvement armé réclamant la reconnaissance de l’existence des réfugiés tutsis et leur droit au retour dans la patrie, tout en affrontant le mépris à la fois du régime rwandais (Hutu) et des Ougandais, ainsi que plusieurs dizaines d’année d’humiliation. Précisons que Museveni a utilisé ces réfugiés rwandais dans le processus de prise du pouvoir politique en 1986 (De Lame, 2007, p. 17). Cet élément a constitué un facteur qui a conduit Kagame et son ami Fred Rwigema à fonder officiellement le FPR en Ouganda (Robert Nalbandov, 2009, p. 127) avec bien évidemment le soutien de Museveni, qui était leur parrain. Dans ce contexte, de nombreux Banyarwandais ont fait défection de l’armée ougandaise puis ont rejoint le FPR (Gaud et Porgès, pp. 185-186). Il faut dire que le FPR, à la base, était un parti armé (Ngijol, 1997, p. 49), qui comprenait des réfugiés tutsis ainsi que quelques opposants hutus au régime d’Habyarimana, comme ce fut le cas pour Alexis Kanyarengwe, devenu président du FPR qui, selon Libération, envisagea de renverser Habyarimana (Ba, 2014, p. 71), ce dernier a aussi aidé à la formation du FPR. J’appellerais la lutte armée menée au sein du FPR une stratégie de vengeance planifiée et structurée dans la tête et l’esprit revanchard de Kagame, souhaitant incarner la conscience collective de ces Tutsis longtemps réfugiés et exclus politiquement. À travers cette stratégie, 42

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Kagame a tenté de faire renaitre la supériorité de ce groupe longuement méprisé : c’était pour lui un devoir incontournable. Autrement dit, il cherchait à retrouver l’identité perdue d’un groupe social qui a été largement persécuté. En outre, ce groupe était considéré culturellement et historiquement supérieur avant et pendant la colonisation. C’est pour cette raison que l’invasion du FPR, en octobre 1990, est perçue comme un événement clé qui met en branle toute une série de massacres de populations rwandaises, majoritairement des tutsis de l’intérieur, et ceci bien avant le bain de sang d’avril 1994 (Lemarchand, 2001, p. 24). De plus, le 4 juillet 1994, jour qui met fin au génocide et qui est marqué par la capture de Kigali, est la date choisie comme la fête nationale dite de « libéralisation du Rwanda » et révèle un nouveau tournant pour le pays. Cette guerre de rébellion ou d’invasion trouve son origine dans une blessure profonde d’une communauté qui a été maltraitée depuis les années d’indépendance, où soudainement son image est bafouée, son identité écrasée. C’est donc l’histoire d’un parcours d’une communauté qui cherche à retrouver ses privilèges et à reconstruire son image, jadis suprême, incarnée par un certain Kagame qui porte en lui la mission de reconstituer l’image de cette communauté et d’imposer son identité. En effet, cette guerre est motivée à la fois par des facteurs psychologiques intrinsèquement liés les uns aux autres, à savoir l’humiliation, le mépris et la peur provoqués à différentes époques par des manipulations ethnopolitiques et stimulée également par des facteurs sociologiques, à savoir une classe voulant récupérer son statut de classe dominante. Notons que l’attaque armée depuis le territoire ougandais en octobre 1990, a finalement conduit à un blocage politique, qui s’est d’abord manifesté par une montée du radicalisme et de l’extrémisme ethnique, avant d’être suivi par une dynamique de violence intense marquée par un conflit armé ethno-politique jusqu’à aboutir à un génocide. Rappelons que, lors de la première attaque du FPR, Paul Kagame poursuivait une formation aux États-Unis (Chabouni, 2019, p. 162) ; comme nous l’avons également précisé, c’était son ami Fred Rwigema qui dirigeait le mouvement à cette époque, mais ce dernier a été tué8 dans des circonstances mystérieuses au début de la guerre, le 2 octobre 1990. Notons qu’il existe une thèse selon laquelle le FPR fut derrière cette disparition et Alexis Kanyarengwe prend la présidence du mouvement, devenant ainsi le numéro un du FPR (Jombonews, Devenir des chefs d’État).

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que Rwigema aurait été tué par l’un de ses propres officiers. Mais le FPR a nié les faits, attribuant sa mort aux combats. Kagame est aussi considéré comme l’un des commanditaires de cet assassinat malgré son absence ; si cela est avéré, l’hypothèse de la stratégie de Kagame de s’emparer du pouvoir serait confirmée. Dans ces conditions, Kagame est revenu alors, dans le seul but de diriger le mouvement et de commander les forces d’invasion. Ainsi, il mena aux côtés d’Alexis Kanyarengwe le mouvement jusqu’à sa victoire militaire en juillet 1994, période durant laquelle sa personnalité s’est forgée de plus en plus. Après une série de guérillas qu’il avait menées pendant quatre années consécutives et sa victoire, à la fois militaire et politique, dans ce qu’il qualifie de « guerre de libération du le Rwanda », Kagame poursuit encore sa carrière militaire. Dans les premiers temps après cette victoire, il occupe la direction de l’APR, en tant que ministre de la Défense ; ensuite, il occupe le poste de vice-président pendant la période de transition avant d’atteindre plus tard la présidence le 24 mars 2000. C’est dans ce contexte-là qu’il a élaboré sa stratégie de quête du pouvoir politique. Depuis lors, des craintes ont commencé à apparaître progressivement à l’égard de cet homme. Et de vives discussions et hypothèses ont émergées sur la responsabilité et l’implication de Kagame et du FPR dans le génocide. Il était accusé d’être le principal responsable du crash de l’avion présidentiel qui a mis fin à la vie de l’ancien président rwandais Habyarimana et de l’ancien président burundais, Cyprien Ntaryamira ainsi que des massacres des Tutsis qui ont suivi cet attentat. Nombreux sont ceux qui ignorent et oublient que le Front patriotique rwandais de Paul Kagame a commis des crimes de masse contre des civils pendant la guerre (1990-1994) et aussi pendant la première et deuxième guerre du Congo (1996-1997 et 1998-2003), et que son régime politique exerça une politique répressive contre les opposants. Tous ces évènements ont poussé de nombreux experts et chercheurs à réfléchir au rôle de Kagame et du FPR. Effectivement, de nombreuses thèses ont été élaborées accusant Paul Kagame d’être le premier responsable du génocide contre les Tutsis et d’être le principal responsable du crash de l’ancien présidentiel (Chabouni, 2019, pp. 132-135), que ce soit par des anciens militaires du FPR et collaborateurs (ex-colonel Abdul Ruzibiza), ou par des investigateurs, journalistes, experts et chercheurs, tels que : Pierre Péan, Judi Rever, Filip Reyntjens, etc. Notons, par exemple, les propos de l’ancien colonel du FPR, 44

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Abdul Ruzibiza, dans son livre : L’histoire secrète du Rwanda. Il dit avoir recueilli de nombreuses preuves et données justifiant cette accusation (Abdul Ruzibiza, 2005, pp. 10-42). Ce colonel a révélé des faits terribles et controversés sur les responsables du génocide. Les écrits du journaliste français Pierre Péan vont dans le même sens, Il accuse Kagame d’être le principal responsable du crash de l’ancien présidentiel et du nettoyage ethnique contre les Tutsis qui a suivi. Si on développe cette thèse, le président rwandais Paul Kagame aurait sacrifié sa propre ethnie « tutsi » pour accéder au pouvoir. Bien sûr cette hypothèse est rejetée par le régime du FPR et considérée comme étant négationniste. Dans le même ordre d’idées, les affrontements survenus dans les années 1990 entre le FPR et les éléments de l’ancien régime n’auraient pas été une guerre civile, mais plutôt une guerre d’agression. Le FPR serait alors responsable de ce qui s’est passé pendant cette période, raison pour laquelle certains la qualifient de guerre d’agression et même d’invasion. De tels postulats sont considérés comme dangereux et absolument rejetés par la ligne politique officielle, les pro-régime FPR, et plus spécialement par l’ensemble des Rwandais qui considèrent les membres du FPR, dont Kagame, comme des héros qui ont arrêté le génocide. Dans ce même esprit, cette thèse s’inscrirait dans le discours négationniste, autrement dit dans la tendance qui nie le génocide, toujours selon les pro-régime et le président Kagame. Le journaliste français François Verschave – économiste et historien français – estimait pour sa part que l’assassinat du président Habyarimana résultait d’un complot organisé par Paul Kagame (François Xavier Vershaves, 2000, p. 102). Quelle que soient les faits, le rebelle et ancien chef de guerre Kagame est devenu un chef militaire fort, voire un stratège de premier rang dans la région et jouit d’une grande immunité politique. Ce statut est facilité par le soutien inconditionnel des États-Unis, de la Grande Bretagne et d’Israël ; d’ailleurs, il bénéficie toujours de leur protection, en dépit de son implication dans les différentes exactions et les crimes contre l’humanité, notamment en RDC. b. L’invasion du Congo-ex-Zaïre et les guerres congolaises En tant que ministre de la Défense et chef de l’Armée patriotique rwandaise (APR), Kagame, en s’alliant avec Yoweri Museveni, va mener deux guerres d’agression au Congo-Zaïre ; la première en 1996-1997 qui a renversé le régime de Mobutu et la deuxième (1998-2003), a amené le régime de Kabila père puis de son fils. 45

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Effectivement, et juste après la fin du génocide et la victoire du FPR, l’ancien rebelle engage le Rwanda dans un activisme militaire sans précèdent, en menant des guerres et en intervenant dans le Congo-Zaïre. Il va même contribuer à la reconfiguration politique dans la région des Grands Lacs. Toujours en quête de puissance, Ce leader a usé de l’argument sécuritaire pour justifier sa présence et son interventionnisme en RDC (Chabouni, 2020, p. 67) C’est toujours au nom du génocide et au nom d’une lutte contre l’idéologie du génocide que l’armée rwandaise pénétra au Congo. Cela a notamment servi de justification à la présence de troupes de l’APR dans la première guerre congolaise (1996-1997), et la seconde guerre (1998-2003), puis au soutien direct – comme plusieurs rapports9 de l’ONU l’ont affirmé - lors des rébellions successives menées au Kivu par des mouvement rebelles. Nous mentionnons, à titre d’exemple, le Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP) de Laurent Nkunda et le M23 de Bosco Ntaganda, bien que le soutien rwandais à ces rébellions ait souvent été démenti par Kigali. À cet égard, Hobbes, l’un principaux philosophes du réalisme, considère dans son livre « Le Léviathan » que les motifs de la guerre sont au nombre de trois : « le profit, la sécurité et la réputation » (Thomas Lindemann, 2010, p. 38). Il semble que Kagame, à travers les guerres qu’il a menées, qu’elles aient été militaires ou symboliques, a bien rempli ces trois objectifs, et continue toujours de le faire. Premièrement, il a réussi à sécuriser ses frontières et tout son pays, depuis que les germes du conflit ont été exportés à l’Est du Congo, avec la fuite des ex-génocidaires et réfugiés rwandais à la fin du génocide. Deuxièmement, à travers son implication dans les guerres congolaises, il a participé au pillage des ressources naturelles et a tiré énormément de profit contribuant à différents projets de développement. Troisièmement, il a acquis la réputation d’un homme de reconstruction et de l’homme fort de la région. Il est intéressant de noter que Kagame est un chef militaire, un guerrier et qu’il est considéré comme un excellent stratège (Moussavou, 2012, p. 69). Il était chef d’une armée caractérisée par une forte organisation, l’une des plus disciplinées et des plus actives sur le continent (Chabouni, 2016, p. 284). Très récemment, l’armée rwandaise a prouvé son Pour plus de détails voir : le rapport mapping sur les violations des droits de l’homme en République Démocratique du Congo de 1993 à 2003.

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efficacité et son succès au Mozambique dans sa lutte contre les groupes djihadistes, liés à l’État Islamique, comme nous le verrons plus avant. Pour Kagame, ce succès militaire est une victoire importante, également sur le plan diplomatique, sur la scène internationale ; ceci renforce sa réputation et l’image qu’il construit de lui-même pour « charmer » le monde. Il est question ici d’un autre indicateur sur les stratégies de reconnaissances que mène ce pays à travers son chef d’État. Car, d’une part, ceci démontre un Rwanda puissant capable d’aider d’autres pays dans la mise en œuvre de leur politique de sécurisation, mais également apte à élargir sa zone d’influence. D’autre part, le Rwanda de Kagame cherche à améliorer l’image ternie par le génocide, et surtout par ses politiques agressives menées envers ses voisins, ainsi que l’ensemble des persécutions conduites contre les opposants du régime FPR. Il n’est pas à exclure que cette intervention militaire du Rwanda au Mozambique vienne dans le sillage d’un nouveau compromis entre la France et le Rwanda - dont les relations ont connu ces derniers temps une nette amélioration - qui consiste à sécuriser la région afin de permettre à Total de poursuivre son exploitation du pétrole et du gaz au Mozambique, mais ça reste une hypothèse possible et à confirmer. Notons que le Rwanda a une armée disciplinée et a une grande expérience dans les opérations de maintien de paix, raison pour laquelle elle est sollicitée dans ce genre d’opération. Il convient toutefois de rappeler que les relations entre ces deux pays étaient assez mauvaises depuis l’arrivée du FPR au pouvoir. À ce stade, Kagame joue un rôle de « fournisseur de sécurité et de paix » et d’exportateur de stabilité pour ses alliés et aux yeux de ses partenaires occidentaux ; en échange, il consolide davantage son immunité politique, ce qui lui permet de jouir d’un statut de « président intouchable » - tout en essayant essentiellement de bénéficier d’une aide financière, afin d’alimenter l’économie de son pays, de réaliser ses projets d’investissement et mettre en œuvre les politiques publiques. Tout cela démontre à quel point il est pragmatique dans l’élaboration de sa politique étrangère. L’activisme militaire rwandais cherche évidemment aussi à présenter le Rwanda comme une puissance militaire. Cette dernière est incarnée par l’APR, branche armée du FPR, rebaptisée Rwanda Defense Forces (RDF) en juin 2002. Il est vrai que Kagame a réussi à imposer sa rigueur de guerrier au sein cette armée et de l’État dans son ensemble, ce qui explique largement les politiques sécuritaires élaborés et menées 47

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depuis 1994. Cette rigueur militaire est également de mise dans la déstabilisation du Congo et de la région. Ses politiques interventionnistes dites défensives ont suscité plusieurs critiques. À commencer par son implication dans les campagnes de nettoyage ethnique dans les camps de réfugiés - les déplacés hutus rwandais - que l’APR avait perpétrées quand il était à sa tête. Nous nous référons spécifiquement au massacre de Kibeho en 1995. II. KAGAME AU POUVOIR : HÉROS NATIONAL ET HOMME DE LA RECONSTRUCTION OU CRIMINEL DE GUERRE ? Sur le plan politique, Kagame a su gérer la période de transition (de 1994-2003), qu’il a prolongée jusqu’à obliger le chef du gouvernement de transition, Pasteur Bizimingu, à démissionner. Il a ensuite été élu président de la République rwandaise le 17 avril 2000 par des parlementaires et des membres du gouvernement C’est à partir de ce moment- qu’il commence à apparaître comme un homme politique et chef d’État influent et fort tant sur la scène interne qu’externe. À la suite de l’adoption par referendum d’une nouvelle constitution le 25 mai 2003, Kagame est élu président au suffrage universel le 25 août 2003, puis réélu en 2010. En sachant que cette constitution fût adoptée à 93% avec un taux de participation de 89%. (Kimonyo, 2017, p. 236). Après une révision constitutionnelle en 2015 (29 octobre)10, qui lui a permis de briguer un troisième mandat (Le monde Afrique, 12, 2015), il a été réélu le 4 août 2017 par une forte majorité de la population avec 98,63 % des suffrages exprimés, soit un score meilleur que celui de 2003 (94,3%) et 2010 (93%). Notons que Kagame a de fortes facultés de leadership et une intelligence qui suscitent dans son entourage à la fois le respect et la peur. Il est rationnel et pragmatique, et également têtu. Il n’accepte pas qu’on entrave son chemin et qu’on s’oppose à lui. C’est pour cette raison qu’il est considéré comme un homme autoritaire, voir même comme un dictateur. Il est important de rappeler ici, qu’avec l’appui du FPR, Kagame est considéré comme le « héros national », celui qui a stoppé le génocide de 1994 (Desrosiers et Thomson, 2011, p. 430).

La constitution de 2003, dans son article 101, stipule que « le président de la République est élu pour un mandat de sept ans renouvelable une seule fois », Constitution de la République du Rwanda du 04 juin 2003 telle que révisée à ce jour, Kigali, janvier 2011, p. 83. 10

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Effectivement, Kagame et son régime tentent de véhiculer une bonne image ; à la fois sur le Rwanda, qui était ternie par le génocide et également celle du régime FPR, en comparaison avec l’ancien régime hutu, qualifié de « régime génocidaire ». Tout cela à travers le rôle incontournable de l’APR, puis des RDF - où Paul Kagame est à la fois son chef et son représentant principal. Cette armée, qui était au départ une rébellion, s’est tout de suite transformée en une armée nationale. Elle est désormais considérée à l’intérieur du pays comme une fierté nationale (Beswick, 2012, p. 253), comme son chef, devenu chef d’État et élevé au rang des héros pour avoir mis fin au carnage et fait renaître la nation de ses cendres (Revers, 2020, p. 34). Cette version de l’histoire rwandaise est la version officielle du régime FPR, basée sur un récit mono-ethnique et manichéenne du passé. Elle est présente dans les discours de Kagame et de tous les responsables politiques du régime FPR. Il existe tout un dispositif mémoriel depuis l’arrivée du FPR au pouvoir qui mobilise le peuple autour d’un seul récit et fait tout pour contrecarrer tout autre récit de la guerre et du génocide. Cette manipulation est aussi exercée au niveau international. Ensuite, soulignons également que Kagame a hissé son pays au rang des bons élèves en matière de gestion et de gouvernance ; il a gagné une grande popularité sur le plan interne, et est considéré comme l’homme de la reconstruction. En peu de temps, il a pu reconstruire le pays, en adoptant une politique de réconciliation entre Hutus et Tutsis, même si cela reste un sujet relativement controversé, d’autant plus que la plupart des opposants hutus ont été mis en prison ou assassinés. À ce propos, Filip Reyntjens qualifie ce processus de « désthnicisation ratée » (Reyntjens, 2014, p. 234), Ainsi, le régime Kagame a supprimé l’ethnicité, c’est-à-dire toute référence ethnique de tous les documents officiels, y compris les cartes d’identité nationale (Desrosiers et Thomson, 2011, p. 433). Cette initiative inédite procure une image positive de son régime politique et bien évidemment de son profil, répondant à l’un de ses objectifs : la fabrique d’un modèle de chef d’État africain. Tous les progrès effectués dans le pays sont attribués au bon leadership exercé par Kagame et à sa bonne gouvernance, quel que soit le caractère autoritaire de son régime politique et de son implication dans la violation des droits de l’homme, avant le génocide ou après. En dépit de toutes les critiques qu’il suscite, il a réussi à mettre de l’ordre dans le pays en le gouvernant d’une main de fer et en affirmant sa 49

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volonté politique de reconstruire l’État post-génocide par une dynamique de transformation socio-économique. En effet, il a entamé un processus de développement économique ; il a stabilisé le pays et rétabli la sécurité (Chabouni, 2016, pp. 7-8). Le Rwanda, sous le régime de Kagame, a connu des succès spectaculaires, comme l’attestent aujourd’hui les villes du pays et les avancées en matière de gestion, comme le montre la ville de Kigali. Toutefois, il est aussi critiqué pour son autoritarisme et une conduite de l’État qui privilégie le développement au détriment de la démocratie. Son mode de gouvernance est parfois qualifié d’arbitraire ; (Chabouni, 2020, p. 74) il est accusé de violer les droits de l’homme et d’opprimer ses opposants. Il est considéré par plusieurs observateurs comme étant un dictateur (HRW, 2016). En effet, Victoire Ingabire l’une des principales figures de l’opposition, présidente du parti FDU-Inkingi, a été emprisonnée en 2010, puis relâchée en 2018. Il en fut de même de la militante des droits de l’homme et opposante Diane Rwigara, qui fut candidate à l’élection présidentielle du 4 aout 2017. En outre, plusieurs opposants ont été soit portés disparus ou assassinés. Ce fut le cas pour la disparition d’exilés rwandais à l’étranger, dont l’assassinat de Patrick Karegeya en Afrique du Sud, l’ancien chef des renseignements extérieurs du Rwanda un proche de Kagame devenu son adversaire, qui a été tué en décembre 2013 à Johannesburg. Ces accusations révèlent un tout autre visage de Kagame et de son régime, pourtant largement soutenu et béni. Malgré les rapports sur les violations de droits humains s’accumulent, Kagame continue d’exercer son pouvoir au Rwanda et d’imposer son influence dans la région des Grands Lacs et sur le continent. L’activisme de Kagame sur la scène régionale et internationale : un leader africain ? Sur le plan international, Kagame a bénéficié d’un11 soutien important, comparé à beaucoup de leaders africains, sur le plan extérieur, grâce à sa politique de séduction et l’usage de l’histoire du génocide, dont il ‘a fait un objet fondateur de sa politique extérieure (Chabouni, 2016, Kagame a bénéficié d’un soutien important, comparé à beaucoup de leaders africains. De ce fait, on le « supporte » dans les deux sens du terme, tant qu’il a de bons résultats (économiques) et qu’il ne s’ingère pas trop ouvertement dans les affaires du Congo. Mais cela reste relatif puisqu’il ne faut pas oublier que, sous Obama, les USA ont clairement tapé du poing sur la table concernant le soutien rwandais au M23.

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p. 279). Il a également joué sur la culpabilité et sur la responsabilité de la communauté internationale dans le génocide, nous pouvons qualifier cette politique de : « diplomatie de la dette » (Loir, 2005, p. 6), il a pu attirer les pays anglo-saxons et bien d’autres États. Il faut dire que Kagame a été le protégé des Anglo-Saxons à une certaine période (Nord-Américains et Britanniques) et l’allié privilégié des Occidentaux. Il a joui d’une immense popularité auprès de son parrain à Washington surtout sous l’administration Clinton, puis Bush12, et son image de « Boucher et Criminel » est devenue celle d’un sauveur vénéré qui méritait un solide soutien de l’Occident (Herman et Peterson, 2012, p. 86). Kagame a utilisé pendant les premières années de son règne « l’inefficacité et la défaillance de la communauté internationale » lors du génocide, pour ensuite la culpabiliser afin d’obtenir une reconnaissance. Cette inefficacité est devenue le sujet central lors des cérémonies commémoratives du génocide au Rwanda-surtout depuis son dixième anniversaire ; elle a poussé Kagame à tenter de créer une stratégie à la fois pour légitimer son pouvoir, représenté par le FPR, et pour la reconstruction post-conflit, indispensable pour un pays qui a été complètement détruit. Pour mettre en œuvre cette stratégie, ce chef d’État a construit les relations internationales de son pays en utilisant le pardon comme mécanisme principal. Ce dernier, selon les travaux de Pierre Hazan, est un instrument politique et diplomatique, utilisé aussi bien à des fins interétatiques que de politique interne (Hazan, 2012, p. 82). En effet, le pardon devient un outil de normalisation interétatique, et, pour ce faire, Kagame met la pression psychologique sur la communauté internationale – ONU et Occident – dans l’objectif de les pousser à reconnaitre leurs responsabilités dans le génocide. Le pardon a été surtout exigé à l’ONU, la France et la Belgique. Dans son discours du 6 septembre 2000, à l’Assemblée générale des Nations Unies, le président Kagame fit une sorte d’évaluation des actions de l’ONU à l’étranger. Par rapport à son pays, il a affirmé : « the 1994 genocide in Rwanda must go down as one of the darkest hours in the over 50 years history of the United Nations » (Ndushabandi, 2013, p. 30). C’est là une manière de pousser la communauté internationale à reconnaitre ces faits et à envisager des réparations ; il s’agit bien d’une politique de victimisation conçue à des fins politiques et économiques. 12

Kagame a été entièrement soutenu par Clinton, mais moins par Obama, Trump et Biden.

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Par ailleurs, Kagame est l’invité privilégié des grandes puissances occidentales et bien d’autres puissances, aux sommets et aux conférences internationales, et un interlocuteur privilégié en Afrique (Chabouni, 2020, p. 61). En effet, il était parmi les chefs d’État invités au sommet du G7 (Jeune Afrique, 2019) qui s’est tenu à Biarritz en 2019 (24-25 août). À travers son activisme diplomatique et sa volonté d’exporter une belle image du Rwanda, il tente par tous les moyens de faire de son pays la destination privilégiée du tourisme en général, mais également du tourisme d’affaires, à travers sa capitale Kigali, ville très propre et l’une des villes africaines les plus modernes. Depuis deux décennies, le pays a connu un processus important de modernisation, qui lui a permis de se distinguer en matière de développement des infrastructures dans la région des Grands Lacs et à l’échelle du continent. Aussi, ce petit pays s’impose comme un leader dans le domaine des TIC (technologies de l’information et des communications) sur le continent africain. Kagame a fait de ce secteur l’un des principaux piliers de son programme « Vision 2020 13» et ambitionne de devenir la Silicon Valley de l’Afrique (Lalanne, 2022) et faire du Rwanda un centre d’innovation moteur pour l’Afrique. C’est pourquoi ce pays attire davantage les bailleurs de fonds et les investisseurs. En conséquence, Kigali accueille des grands évènements internationaux. En 2020, le Rwanda de Kagame a accueilli le sommet du Commonwealth le 20 au 25 juin (Tounkara, DW, 2022). Bien que la tenue de cette rencontre soit dénoncée par des ONG de droits humains et survienne dans un contexte très polémique, elle reste l’un des plus grands évènements jamais accueillis par le Rwanda, avec la présence de 55 chefs d’État et du Prince Charles ; qui est maintenant roi après le décès de la reine Elisabeth II (Broulard, RFI, 2022). De façon évidente, ceci constitue une autre victoire diplomatique pour Paul Kagame. Le pays a aussi accueilli aussi le 6e forum international du leadership féminin le 20 juin 2022, et s’apprête à accueillir les championnats du monde de cyclisme en 2025. Récemment, la Grande Bretagne a signé un accord controversé de plusieurs millions de dollars avec le Rwanda pour accueillir sur son sol des migrants et des demandeurs d’asile de diverses nationalités acheminés du Royaume-Uni, une pratique contraire à la convention de Genève pour les Il s’agit d’un programme de développement qui a été lancé en 2000 par le président rwandais Paul Kagame.

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réfugiés, selon le HCR (Desorgues, AFP, 2022). Ce partenariat va permettre au Rwanda de recevoir 120 millions de dollars. Dans le même sillage, le Danemark avait signé quelques mois plutôt un accord similaire concernant la coopération sur les questions d’asile et de migration en mai 2021 (AFRIMAG, 2021). Parmi les arguments qui justifient le recours à la relocalisation des demandeurs d’asile au Rwanda, figure le fait qu’il s’agit selon la description de Boris Johnson : « l’un des pays les plus sûrs au monde, mondialement reconnu pour son bilan d’accueil et d’intégration des migrants ». En adoptant une approche instrumentaliste, qui lui permet de tirer de grands bénéfices, Kagame est toujours à la recherche de nouveaux moyens pour récolter des fonds afin d’assurer la continuité de ses réalisations, lui donnant plus de légitimité et plus de pouvoir. On pourrait qualifier cette nouvelle tendance de « opportunisme Kagamien » : il s’agit d’une vision pour le développement du pays et de son intérêt utilisant tous les moyens ; c’est à dire il même possible de se vendre politiquement pour les intérêts de son pays en transgressant l’éthique et le droit international. En outre, et au-delà du non-respect des droits humains et en dépit des critiques, Kagame est aussi considéré comme « un faiseur de paix ». Comme nous l’avons évoqué brièvement un peu plus haut, dans le cadre de sa politique étrangère, son pays se lance délibérément dans des opérations de maintien de la paix (OMP). Ceci est devenu, depuis la fin de la guerre au Congo14 (2002-2003), un outil essentiel dans sa diplomatie (Chabouni, 2020, p. 67). Cette orientation politique lui permet, d’une part, de reconnaitre le rôle efficace d’un État reconstruit et puissant par son système de sécurité et de défense : État par le passé détruit et abandonné par la communauté internationale, il arrive aujourd’hui, à secourir des populations en détresse. D’autre part, cet engagement dans les OMP masquerait non seulement la responsabilité de Kagame dans des violations des droits de l’homme, que ça soit au niveau régional à travers les stratégies d’ingérence de son armée en RDC, ou dans la disparition d’opposants rwandais à l’intérieur comme à l’extérieur du Rwanda. De plus, sa responsabilité dans le génocide continue à être passée sous silence. Enfin, cet engagement dans des OMP permet au pays de bénéficier de plusieurs financements. Tout Il faut dire que l’occupation étrangère du Congo s’est achevée en 2002-2003. Mais la guerre continue jusqu’à aujourd’hui, avec des groupes armés, dont certains sont soutenus par le Rwanda ou ses voisins.

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cela, lui donnerai à la fin plus de légitimité et de soutien de la part des maîtres du jeu international. Sur le plan régional, à travers son activisme militaire dans la région des Grands Lacs et les interventions militaires menées en RDC, il a montré à la fois son pouvoir de nuisance et sa capacité d’influence, et a affirmé son rôle dans la déstabilisation du Congo et de la région. Il est donc accusé d’ingérence dans les affaires internes du Congo et plus encore de pillage des ressources naturelles du pays. Il est ainsi impliqué dans un conflit qui aurait fait plus de 6 millions de morts, selon plusieurs experts et Amnesty international, mais qui est passé sous silence par la communauté internationale.15 D’ailleurs, et très récemment lors de la résurgence des attaques du M23, le Rwanda est de nouveau accusé de soutenir ce groupe armé. Il s’agit d’une rébellion à dominante tutsi vaincue en 2013 par Kinshasa (Le Monde, 06, 2022). Actif à l’Est du Congo, ce groupe armé a repris les armes à la fin de l’année 202116. Kagame est donc à nouveau pointé du doigt, et il répond habituellement à l’ensemble des accusations par le déni total des faits. En parallèle, et toujours dans sa politique régionale, le président rwandais se lance aussi dans des politiques d’intégration régionale. Précisons que le pays est membre de plusieurs organisation régionales (CIRGL, CEPGL, CEEAC, COMESA, …). Parmi les plus importantes, notons la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC), dont le Rwanda est membre depuis 2007, et que Kagame a présidée de 2019 à 2021. Cette orientation vers l’Est du Rwanda, pays enclavé d’Afrique centrale, s’explique d’abord par des exigences économiques et la nécessité de faciliter les flux à partir des grands ports de Mombasa et de Dar Es Salam. L’adhésion à l’EAC permet également de renforcer l’anglicisation du pays, au détriment du français, la plupart des membres de cette communauté utilisant l’anglais comme langue officielle ou véhiculaire. Sur le plan continental, Kagame a présidé l’Union Africaine (UA) en 2018. Depuis le sommet de Kigali en 2016, il a essayé d’exercer une certaine influence sur l’organisation continentale qui a tenté de remodeler sa gestion financière (Boukris, 2018). En effet, l’UA a entamé un processus de 15 Pour plusieurs détails lire les détails sur le rapport Mapping, qui téléchargeable sur : https://www.acatfrance.fr/Article/rapport-mapping---chronique-d-exactions-ignorees. 16 Le M23 accuse les autorités congolaises de ne pas avoir respecté les accords des paix signés à Kinshasa le 23 mars 2009 avec une autre rébellion soutenue par le Rwanda, le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP).

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réformes (International Crisis group, 2018). Parmi les initiatives qu’il a prises : primo, la lutte contre la corruption ; secundo, le changement de mode de financement, et tertio : la création d’un marché commun africain. Ces réformes ont été portées par Kagame, qui s’est montré très actif au sein de l’institution africaine. Sous sa présidence, à Kigali en mars 2018, les dirigeants de 44 pays de l’UA ont signé un accord créant la « la zone de libre-échange continentale » (ZLECA) (Tamekamta, 2018, p. 1), qui consiste à former la plus vaste zone de libre d’échange dans le monde. Précisons que la prise de fonction à la présidence de l’Union Africaine par Kagame a provoqué beaucoup de polémiques au sein des États membres : certains ont exprimé leur admiration et d’autres se sont montrés agacés : beaucoup de chefs d’États africains n’étaient pas d’accord avec la méthode de Paul Kagame, qu’ils trouvaient autoritaire. Ce leader a tenté d’imposer l’approche de gouvernance qu’il applique à l’intérieur du Rwanda, alors que l’institution exige un consensus. CONCLUSION Quoi qu’il en soit, beaucoup de leaders africains envient Kagame. La stabilité qu’il a instaurée dans son pays, ses réussites économiques et l’habileté avec laquelle il muselle toute opposition, et voient parfois même en lui un modèle (Le Monde, 2017) : sa personnalité, forte et fascinante, suscite également l’admiration de plusieurs chefs d’États, notamment occidentaux, au point que l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, ami et proche, le qualifiait d’« homme visionnaire » (Chabouni, 2016, p. 285). En jouant de séduction politico-diplomatique, il continue d’attirer encore plus de nouveaux États. Il est considéré au pays comme un « héros national » selon le discours officiel17 et par d’autres milieux politiques et académiques. Sur la scène internationale, il est perçu comme « un leader » voire un « modèle africain » en matière de bonne gouvernance et de gestion de l’État, en dépit des critiques faites à son régime autoritaire et à ses politiques d’oppression envers l’opposition. Il est toutefois considéré par d’autres comme un criminel de guerre, un dictateur et parfois même comme un tortionnaire, puisqu’ils pensent qu’il est taché du sang de Congolais et d’autres populations. Selon le discours officiel dominant et tous les partisans du régime FPR, qu’ils soient hutus ou tutsis. 17

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Paradoxalement, sa politique est à la fois conflictuelle et pacifique : d’une part, il s’implique dans des conflits, en l’occurrence dans la déstabilisation de la région, comme c’est le cas avec la République démocratique du Congo et, de l’autre, il oriente son pays vers des processus d’intégration et se montre comme un faiseur de paix, en engageant son armée dans des missions de maintien de la paix et en essayant d’exporter une image idéale de son pays, notamment à travers le tourisme. C’est pourquoi il apparaît comme un homme qui suscite à la fois l’admiration et la haine au niveau régional et international. N’oublions pas que Kagame est un militaire, ancien combattant et guérillero converti en chef d’État par la lutte armée. C’est par les armes qu’il a intégré la vie politique et diplomatique. Cette analyse montre que le parcours politique de Paul Kagame est marqué par un contexte politico-militaire complexe et une dynamique guerrière similaire à la période postindépendance qui a abouti à la construction de l’État en Afrique. Mais cette fois-ci, elle est nettement marquée par un contexte de post-guerre froide, caractérisé par des processus de transition démocratique sur le continent. Ces derniers avaient pour but de mettre fin à la dictature qui hantait l’Afrique tout entière mais, en réalité, nous avons assisté à une reproduction du pouvoir autoritaire. Effectivement, Kagame est arrivé au pouvoir par les armes et s’y maintient en muselant l’opposition. En réalité, dans la majorité des cas, on a remplacé tout simplement les régimes en place par de nouveaux régimes loyaux à l’égard du nouveau système international dominé par les États-Unis. En effet, une nouvelle forme de dictature s’est graduellement installée dans la majorité des pays africains : une nouvelle vague d’autoritarisme s’est mise en place, y compris au Rwanda, qui illustre bien cette voie politique et affiche une démocratie de façade. À cet égard, précisons que les facteurs exogènes ont été les plus décisifs dans ces processus, d’où le soutien des USA et le rôle qu’ils ont joué à travers leur nouvelle politique africaine de l’époque, les années Clinton tout particulièrement. Cette puissance cherchait en Afrique des alliés sur lesquels elle pourrait s’appuyer. Les États-Unis appelaient ces États des États :« pivots », assurant les intérêts de l’Amérique en échange d’un soutien à leur stabilité économique et politique (Chase et Kennedy, 1998, p. 33). Cette dimension explique partiellement la longévité du pouvoir de Kagame, qui a tant bénéficié du soutien américain. 56

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Il se peut que le Rwanda soit une plaque tournante d’un nouvel ordre mondial en Afrique. Kigali est devenue la Mecque des mondialistes ou des globalistes. C’est pour cette raison que les rapports entre le Rwanda et les pays anglo-saxons s’articulent sur une approche purement instrumentaliste, les Anglo-Saxons utilisant le Rwanda pour servir leurs intérêts stratégiques dans la région, et le Rwanda se servant d’eux pour garantir ses intérêts et ceux de son régime politique. Pour Kagame, le business passe avant tout, même avant les droits humains. En effet, Kagame est un opportuniste sur la scène internationale. Si, dans les premières années de son règne, il s’est appuyé sur la mémoire du génocide comme moyen de séduction et de chantage, en l’utilisant comme un registre de commerce et un outil de légitimation de pouvoir, il s’articule, ces dernières années, sur l’image que dégage l’ensemble des réalisations et les avancés économiques effectués jusqu’aujourd’hui dans le pays. Malgré les critiques et les dérives de son régime, nous ne pouvons pas nier que des réalisations ont été effectués depuis qu’il est au pouvoir. De plus, et malgré tous les qualificatifs qu’on pourrait adresser à cet homme, Kagame est un chef d’État qui a marqué la vie politique rwandaise, au point que l’on parle du « Rwanda de Kagame », en se référant aux travaux de Jean-François Médard sur l’État néo-patrimonial et la personnalisation du pouvoir. En plus, il a surtout marqué son temps dans l’histoire du monde et des relations internationales, et il reste un homme fort qui a de l’influence ; il est même capable d’exercer une grande influence, où ses interventions ont du poids. L’analyse présentée dans ce chapitre ne prétend pas avoir envisagé tous les contours de la question, ni avoir abordé tous les détails du parcours de Paul Kagame et de son profil personnel, mais elle tente de montrer les aspects les plus importants des différentes trajectoires qu’il a vécues. De plus, elle ouvre en même temps le débat et la réflexion sur les parcours des différents chefs d’État africains depuis les années 1990, en l’occurrence les anciens combattants dans les différentes rebellions que le continent africain a connues durant cette période-là (Charles Taylor, Laurent Kabila, Museveni, Kagame, …). Elle ouvre la voie vers des études comparatives. Le débat est donc plus large et plus profond que cette contribution.

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« On peut tuer un homme, mais pas ses idées » : l’héritage de Thomas Sankara, du leader révolutionnaire à l’icône altermondialiste de la société civile Marius-Mircea Mitrache Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie, [email protected] RÉSUMÉ : Thomas Sankara, dirigeant de 1983 à 1987 de la Haute-Volta rebaptisée Burkina Faso et révolutionnaire surnommé le « Che Guevara africain », appartient à la deuxième génération des leaders africains indépendantistes, après celle de Lumumba, Nkrumah, et Sékou Touré. Capitaine marxiste, mais doté d’une solide éducation catholique, patriote progressiste et chantre du panafricanisme et du tiersmondisme, Sankara enchaîne les paradoxes pour devenir une figure emblématique du combat contre-hégémonique du Sud contre le néocolonialisme, attirant l’admiration des uns et la rivalité des autres. À la fois, homme d’action en tant que chef militaire, mais également un homme d’idées et de convictions, Sankara séduit tant les masses désemparées par injustice sociale que les intellectuels en quête d’un héros. La fin brutale de son régime et des réformes poursuivies, une fin marquée par son assassinat en 1987, et l’acharnement contre son l’héritage contribueront à créer un mythe dans la mémoire collective, nourri de la potentialité rêvée de son projet social, moral et politique inachevé. Ainsi le chef révolutionnaire burkinabé finira par devenir une icône de l’indépendance et des luttes d’émancipation du Sud, mais également du panafricanisme, de l’altermondialisme et plus récemment de la société civile. En s’appuyant sur les dernières recherches biographiques et des sources écrites, orales, publiées ou audiovisuelles, la question de recherche de notre contribution est comment et par quels mécanismes un chef militaire se métamorphose dans une icône de la justice sociale et de la société civile, par l’image et la parole, une icône toujours actuelle dans son message lancé aux déshérités de l’Histoire, celui d’oser l’avenir. Mots-clés : le mythe Sankara, altermondialisme, mémoire collective, icône du panafricanisme, la politisation de l’esthétique

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INTRODUCTION Toute révolution réussie a besoin d’artistes non seulement pour la chanter mais surtout pour la préparer. Ce n’est pas un hasard si le poète anglais Shelley disait que « les poètes sont les législateurs non reconnus du monde ». Thomas Sankara, le révolutionnaire burkinabé cultivé et président de son pays entre 1983 et 1987, connaissait et comprenait très bien cette vérité. En 1984 lors d’une visite aux États-Unis, à l’École Harriet Taubman alors qu’il visitait le Harlem1, Sankara prononça une de ses fameuses phrases dont il avait le don, en proclamant que « notre Maison Blanche est dans le Harlem noir », et en reconnaissant le fait que « les chanteurs, danseurs et musiciens disaient ce que devait être la révolution. Il ne nous reste plus qu’à faire la révolution » (Sankara, 2016 p. 108). Sankara s’est avéré être un prophète pour son propre pays, car 30 ans plus tard en 2014, le mouvement social Balai Citoyen, co-fondé par les chanteurs Smockey (de son vrai nom Serge Bambara) et Sams’K Le Jah, renversait le président Blaise Compaoré, par l’intermède des chansons dont les paroles évoquaient sa vie et son martyre et en le transformant dans l’icône d’un renouvellement tant espéré. Déjà en 2011, le chanteur reggae Sams’K Le Jah (de son vrai nom Karim Sama)2, chantait en T-shirt à son effigie (un acte courageux en soi, dans un pays où parler de Sankara était considéré longtemps comme tabou), les paroles mobilisatrices contre le régime de Blaise Compaoré « Ce président-là, Il faut qu’il parte, et Il partira ». (Degorce et Pale, 2018, p. 142). Il s’agissait de l’une des nombreuses étincelles qui mobilisèrent les mouvements citoyens et la contestation populaire qui chassèrent du pouvoir le président Compaoré, en mettant ainsi fin au régime personnel et corrompu qui régnait en toute impunité sur le Burkina Faso depuis l’assassinat de Sankara en octobre 1987. Après Cette visite à l’École Harriet Taubman dans le quartier Harlem à New-York avait été organisé par un réseau d’associations et activistes dont Patrice Lumumba Coalition et d’autres. Sankara se trouvait à New-York dans le contexte d’une visite aux Nations-Unies et il envisagé une rencontre avec le président Reagan. À cause du fait que celui se trouvait en campagne présidentielle pour sa réélection, une rencontre avec un révolutionnaire étiqueté comme marxiste aurait été considérée comme préjudiciable à son image, et cette rencontre n’a jamais eu lieu. Pour plusieurs détails sur la visite de Sankara dans le Harlem, à voir Boukary Sawadogo (2022), Africans in Harlem : An Untold Story, Fordham Press. 2 À l’époque, Sams’K le Jah était DJ à Radio Ouaga et après sa prestation, il a été contraint de démissionner. 1

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les événements de 2014-2015 qui ont évincé Compaoré du pouvoir, la figure de Sankara est réapparue à la fois matériellement, avec son image sur de nombreux produits et formes de street art comme les graffitis3, mais surtout symboliquement, en tant que leader moral d’une droiture profonde, une référence d’honnêteté et de patriotisme, une icône non seulement du panafricanisme, mais celle d’un avenir potentiellement meilleur et en dignité, notamment pour la jeunesse africaine. Il est intéressant de constater que c’est surtout la jeunesse africaine et burkinabé qui redécouvre la figure de Sankara, en célébrant sa vie et la vision progressiste avec laquelle il envisageait de construire un meilleur sort pour son peuple et son pays. Cette véritable « résurrection » de son image et personnalité, similaire à celle de Che Guevara, est également liée à un phénomène que le philosophe Jacques Rancière appelle une politisation de l’esthétique. De son vivant, Thomas Sankara (1949-1987), dont le charme intellectuel et physique ne laissait indifférents ni même ses détracteurs et rivaux, a été l’objet des plusieurs biographies, plus ou moins hagiographiques, écrites par des gens qui l’ont rencontré maintes fois et qui ont pu être témoins de près des réformes qu’il mettait en œuvre dans son pays. Beaucoup de ces auteurs étaient des journalistes qui se sont engagés dans de longues et profondes conversations avec lui sur diverses questions théoriques et pratiques, tout comme les auteurs suisses JeanBaptiste Rapp et Jean Ziegler, dont les écrits traduits également en allemand ont popularisé ainsi la personnalité de Sankara dans l’espace germanophone. Après son assassinat, en octobre 1987, dans l’espace francophone, ce sont notamment les biographies de Sennen Andriamirado, Sankara, le rebelle, (1987) ou Il s’appelait Sankara (1989) et du journaliste et activiste français, Bruno Jaffré, Biographie de Thomas Sankara : La patrie ou la mort (1997) qui se sont imposées comme références. Jaffré est également l’un fondateur et animateurs du site www.thomassanka.net qui regroupe des nombreux articles, mais aussi des vidéos ou discours de Sankara. Son ami et compagnon de combats, Valère Somé, l’un des intellectuels de la révolution d’août 1983 et l’un des auteurs du Discours d’Orientation Politique de 1983, dans son livre intitulé Thomas Sankara : L’espoir assassiné Je tiens à remercier chaleureusement le Dr. Serigne Momar Sarr, sociologue et politiste, enseignant-chercheur à l’Université Assane Seck de Ziguinchor de Sénégal pour l’amabilité de partager avec moi son excellente présentation sur les enjeux politiques et artistiques des graffitis en Afrique, « Le graffiti : un art politique qui restaure l’histoire et invente le futur en Afrique de l’Ouest ». 3

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(1990) porte un regard sur les aspects idéologiques de l’expérience révolutionnaire et sur les rivalités entre les différentes factions au sein de la société burkinabé et du pouvoir politique. En ce qui concerne l’espace anglophone, les lecteurs anglais et américains ont pu entrer en contact avec sa pensée et sa vie par l’intermède d’une collection de tous ses discours4, Thomas Sankara Speaks : The Revolution of Burkina Faso 1983-1987 (1988) réunis par le soin de l’activiste socialiste américaine Mary-Alice Waters, que Sankara a rencontré en 1986 lors d’une visite à Managua en Nicaragua, et qui furent publiés premièrement aux éditions de gauche radicale Pathfinder Press. La préface de ce recueil avait longtemps servi comme une introduction pour le public américain à révolution burkinabé de Sankara et à sa pensée anti-impérialiste. Toujours en anglais, c’est Ernest Harsch qui a rédigé en s’appuyant sur ses propres visites en Burkina Faso et ses rencontres avec Sankara une biographie intitulé Thomas Sankara : An African Revolutionary (2014). Le livre de Harsch, auteur également de plusieurs articles sur le Burkina Faso, a l’avantage d’offrir l’interprétation et l’analyse de quelque qui a été un témoin aux réformes et à l’expérience sankariste. Récemment, l’historien américain Brian J. Peterson vient de publier une excellente biographie, Thomas Sankara : A Revolutionary in Cold War Africa (2021), la plus complète jusqu’à présent en anglais sur le leader africain et qui apportent des nouveautés surtout sur sa jeunesse et sa formation intellectuelle. Extrêmement fouillé, le livre de Peterson, qui a vécu et a parlé avec la famille et l’entourage le plus proche de Sankara, s’appuie sur des archives privées et publiques, sur des entretiens avec de hauts-fonctionnaires américains, des diplomates, sur les câbles diplomatiques américains du Département de l’État qui viennent d’être déclassifiés et sur des sources primaires également précieuses en provenant de la CIA5. La biographie écrite par Peterson nous offre un récit contextualisé et nuancé de la présidence de Sankara (1983-1987), mais surtout une perspective En langue française, plus récemment c’est le journaliste Bruno Jaffré qui a réuni, commenté et expliqué le contexte des allocutions de Sankara dans un recueil intitulé La liberté contre le destin, aux Éditions Syllepse (2017). Un premier tel recueil en français a été publié sous le titre Oser inventer l’avenir. La parole de Sankara. Présenté par David Gakunzi (1991). 5 Sur le rôle souvent ignoré de la CIA dans les affaires africaines, qui parfois menait sa propre politique différente de celle officielle de la diplomatie américaine, dans le soi-disant processus de « recolonisation » de l’Afrique, à voir Susan Williams (2021), White Malice : The CIA and the Covert Recolonization of Africa, PublicAffairs. 4

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américaine sur cette période, en dépeignant l’hostilité de l’administration Reagan envers lui dans le contexte de la dernière décennie de la Guerre froide quand la rivalité américano-soviétique s’est transformée dans un jeu à somme nulle. En plus, l’historien américain montre les coulisses des négociations avec des institutions internationales comme le Fond Monétaire International (FMI) pendant une période qui marquera l’avènement du néolibéralisme financier et soulèvera la question controversée de la lutte contre dette, qui deviendra l’une des (dernières) causes de Sankara. Comme l’observe Peterson lui-même, en France, à cause du secretdéfense qui existe toujours, l’accès aux archives françaises concernant Sankara et surtout son assassinat est toujours difficile, voire fermé. Bien que le président nouvellement élu Emmanuel Macron ait promis en novembre 2017 lors d’une visite au Burkina Faso, une levée du secretdéfense, jusqu’à présent les archives françaises restent majoritairement closes à ce sujet6. Un autre ouvrage de référence en anglais est celui rédigé sous la direction de la chercheuse Amber Murrey, A Certain Amount of Madness : The Life, Politics, and Legacies of Thomas Sankara (2018) qui regroupe plusieurs contributions de premier rang sur des aspects idéologiques, intellectuels, économiques et (géo)politiques de sa présidence. Ce que ce volume apporte de nouveau, tout comme la biographie de Peterson, c’est une analyse des mouvements citoyens qui ont renversé Compaoré et de l’importance symbolique de Thomas Sankara dans les événements de 20142015 et ses héritages par la suite dans la vie publique et politique non seulement du Burkina Faso, mais aussi d’autres pays africains. Dans notre contribution, à partir d’un plan thématique en trois parties et d’une approche diachronique, nous analyserons d’abord le Concernant cet aspect, suite aux déclarations du président Macron lors d’une visite à l’Université de Ouagadougou en novembre 2017, qui promettait que « tous les documents produits par des administrations françaises pendant le régime de Sankara et après son assassinat [qui sont toujours] couverts par le secret-défense national [seront] déclassifiés pour être consulté en réponse aux demandes de la justice burkinabé », Paris avait livrés trois lots d’archives, le 17 novembre 2018, le 4 janvier 2019 et le 17 avril 2021. Pourtant, les quelques documents fournis par les autorités françaises n’ont pas permis lors du procès Sankara, dont le verdict a été rendu le 6 avril 2022 sur le volet national, de faire lumière sur le rôle de la France dans son assassinat, car selon le juge d’instruction burkinabé, François Yaméogo, la plupart des archives promises ne lui ont pas été transmises. Par conséquence, le volet international du procès Sankara reste toujours ouvert.

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contexte géopolitique de l’ascension de Sankara, pendant la dernière décennie de la Guerre froide et l’avènement du néolibéralisme économique, ensuite, nous traiterons les idées qui l’ont animé et leur mise en œuvre par des réformes sociales durant son séjour au pouvoir, qui ont consolidé sa popularité, et enfin, nous expliquerons la fabrication du « mythe Sankara » qui commencera de son vivant et qui perdure toujours, une analyse basée sur les travaux du philosophe Nikolas Kompridis sur le « tournant esthétique » et les idées de Jacques Rancière sur la politisation de l’esthétique et de l’image comme instruments pour le changement politique et social par une « topographie de la connaissance ». LE PARCOURS D’UN HOMME D’ACTIONS ET D’IDÉES Avant le Burkina Faso, il y a eu la Haute-Volta, ancienne colonie française indépendante depuis 1960 et majoritairement habitée par le groupe ethnique Mossi, qui connaissait avec amertume les désillusions d’une décolonisation échouée. Compte tenu de sa position dans divers classements de l’époque, la Haute-Volta était pratiquement un État défaillant (en anglais, on dirait failed State). En plus, elle était devenue un réservoir de main-d’œuvre bon marché pour ses voisins, notamment la Côte d’Ivoire, pays plus aisé et dirigé depuis son indépendance (toujours en 1960), par Félix Houphouët-Boigny, l’un des piliers de la Françafrique dans la région et un véritable leader informel parmi ses pairs africains. À cause des problèmes économiques avec lesquels elle se confrontait, la pauvreté, les sécheresses, le manque des ressources, et sa vie politique défaillante, la Haute-Volta passait pour « une colonie des colonies ». C’est dans ce climat de désespoir, de frustrations et d’immobilisme, que le capitaine Thomas Sankara fait irruption sur la scène nationale, où il avait déjà conquis sa popularité, avant de prendre le pouvoir et de changer à jamais le destin de son pays. Avant Thomas Sankara, il y a eu Thomas Isidore Noël Ouédraogo, né le 21 décembre 1949, le fils d’un infirmier-gendarme, ancien tirailleur dans l’armée française et prisonnier pendant la Seconde Guerre Mondiale, appartenant à la minorité Silmi-Mossi, fait qui impactera le développement du futur capitaine, tout comme Jean Ziegler observait judicieusement que n’étant « ni un ‘vrai Mossi’ ni ‘vrai Peul’, Sankara a été contraint, très jeune, de se définir par ses propres actions, ses convictions, » (Ziegler, 1988, pp. 159-160), et qui le fera plus attentifs aux doléances des marginalisés. 68

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Sa naissance a été vécue par ses parents catholiques et croyants comme une prière exaucée. D’où le symbolisme de ses prénoms, Thomas d’après le St. Thomas l’Apôtre, Isidore du Grec (et qui signifie « Don d’Isis », la déesse égyptienne de l’Antiquité), et Noël, d’après la fête à la proximité de laquelle il était né. (Peterson, 2021, p. 25). C’est seulement en 1964, que son père Joseph (re)changera le nom de sa famille en Sankara7 pour des raisons administratives, un événement qui provoquera chez le jeune Thomas un désir de renouer avec les racines musulmanes de sa famille paternelle et découvrir la lecture du Coran en français (Peterson, 2021, pp. 41-42). Plus tard, en 1986, dans un entretien pour la revue Jeune Afrique, il répondait qu’il porterait avec lui sur île déserte trois livres « la Bible, le Coran et l’État et la Révolution de Lénine » (Bouamama, 2017, p. 251). L’éducation du futur révolutionnaire marxiste se fera donc entre la catéchèse et la caserne, en recevant ainsi une formation catholique et une solide discipline militaire qu’il gardera toute sa vie. Cette éducation lui apportera une austérité matérielle, voire un totale rejet du confort et de l’opulence, et une droiture morale qui seront parmi ses plus admirés traits de caractère, mais aussi parmi ceux qui dérangeaient les plus, surtout à ceux qui n’en disposaient pas. Finalement, sa frugalité matérielle qu’il attendait aussi d’autres et sa politique inflexible anti-corruption conduiront à son isolation et inciteront beaucoup de rejoindre le camp de Compaoré, pendant les derniers ans de sa présidence. Il sera parmi les premiers civils à être admis la prestigieuse académie, le Prytanée Militaire de Kadiogo, où il fera la connaissance d’Adama Touré8, professeur d’histoire, l’un des membres clandestins du Parti Africain de l’Indépendance (PAI) d’inspiration Marxiste-Léniniste, et l’un des premiers à exercer une influence intellectuelle signifiante sur lui. Il continuera son éducation militaire, mais également idéologique lors d’une formation en 1969 au Madagascar, une véritable île-continent et un laboratoire des troubles sociaux, économiques et militaires, de confrontation Son père était né Sambo Sankara, il appartenait au groupe Peulh et à la confession musulmane, mais lors de son incorporation dans l’armée française pendant le Seconde Guerre Mondiale, les autorités françaises lui ont donné (à tort) le nom Ouédraogo, à partir de l’ethnie Mossi, bien qu’il ne fît pas partie. Prisonnier chez les Allemands, il se convertira au Catholicisme et changera son prénom en Joseph, mais gardera le nom de famille Ouédraogo sous lequel naîtra Thomas en 1949. Seulement en 1964 pour des raisons administratives il rechangera son nom de famille en Sankara. 8 À voir ses mémoires, Adama Abdoulayé Touré, Une vie de militant. Ma lutte du collège à la révolution de Thomas Sankara. 7

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d’idées et doctrines, dont les fragilités politiques présagèrent ceux de l’Afrique dans les décennies à venir, et où il sera témoin à deux révoltes qui essaieront de renverser le président malgache Tsiranana (Bouamama, 2017, p. 252). C’est à partir de cette période que sa curiosité intellectuelle penchera vers les auteurs, les idées, et les modèles de gauche. En août 1987, quelques mois avant sa mort, interrogé par Radio Havana comment est-il devenu marxiste, il expliquera : « c’était très simple … par la discussion, par l’amitié avec quelques hommes … Petit à petit, grâce à la lecture, mais surtout grâce à des discussions avec des marxistes sur la réalité de notre pays, je suis venu au marxisme » (Sankara, 2016, p. 227). Parmi ces « quelques hommes » il mentionnait l’amitié, à part Adama Touré, on peut évoquer également Soumane Touré, le fondateur de la Confédération Syndicale Voltaïque9 et un proche du PAI, Valère Somé ou Fidèle Toé, (Peterson, 2021, pp. 50-55). Il dévoilait l’importance de l’idéologie pour lui lorsqu’il avertissait que « sans formation politique patriotique, un militaire n’est qu’un assassin en puissance » (Sankara, 2016, p. 119), une phrase reprise pendant les événements de 2014-2015. Il connaîtra ses premiers moments de popularité lors de la guerre entre la Haute-Volta et le Mali pour la bande d’Agacher et qui lui apportera dans la presse voltaïque la renommée d’un « héros de guerre » (Bouamama, 2017, p. 252). Maintenant lieutenant, une période importante sera son séjour au Maroc, à Rabat lors d’un stage dans l’école de parachutisme, en 1975 où il cimenta son amitié avec Blaise Compaoré, rencontré pendant la guerre avec le Mali, et qui deviendra son ami, compagnon d’armes et plus tard son successeur après son assassinat en octobre 1987. Les deux se retrouveront dans le Regroupement des officiers communistes, inspiré par le modèle égyptien d’un group pareil qui portera Nasser au pouvoir (Chan, 2021, p. 93). En 1980, lors d’un coup d’État dirigé par le colonel Saye Zerbo, le président voltaïque Lamizana est renversé. Dans le nouveau gouvernement installé au pouvoir, le capitaine Thomas Sankara est nommé secrétaire d’État à l’Information. C’est une position qui lui permettra d’entrer mieux en contact avec les foules, avec la population civile, hors du milieu militaire Les syndicats étaient une véritable force au Burkina Faso, sur ce sujet à consulter C.K. Muase (1989), Syndicalisme et démocratie en Afrique noire : L’expérience du Burkina Faso (19361988), Paris : Éditions Karthala, Abidjan : INADES Éditions.

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dans lequel il avait passé toute sa vie, et connaître leurs doléances en étant de l’autre côté de la barricade (Peterson, 2021, pp. 82-84). C’est aussi une position qui lui permettra de faire un vrai apprentissage politique, et d’apprendre le jeu périlleux de trouver un équilibre avec ses alliés, ou parfois les déjouer. Le poste de secrétaire d’État à l’Information qui semblait parfait pour lui, grâce à sa personnalité charmante, et à son esprit cultivé, qui faisait de lui un interlocuteur qui savait s’exprimer d’une manière éloquente et convaincante. En plus, ce poste lui donnait l’opportunité de peaufiner ses qualités oratoires, voire pédagogiques devant les foules et de communiquer une bonne partie du temps avec les journalistes, tant nationaux et surtout internationaux, qui l’entouraient et dont il avait compris l’importance dans la promotion de son message mais également de son image. Faute de devenir prêtre, comme ses parents espéraient à travers son éducation, il se métamorphosait dans un prêcheur, lui-aussi en étant parfois une voix criant dans le désert (Harsch 2014). Cette période est caractérisée par l’émergence d’une couche des jeunes officiers de gauche, qui consolident peu à peu leurs positions dans les rangs de l’armée dans le détriment des militaires conservateurs, et qui convoitisent le pouvoir politique (Bouamama, 2017, p. 253). Finalement, par ses prises de position dérangeante pour le gouvernement, mais également pour les puissances étrangères et sa popularité grandissante parmi l’opinion publique, Sankara sera écarté du pouvoir en 1982, non avant de dénoncer les manœuvres de censure du gouvernement Zerbo, par l’une de ses phrases célèbres : « Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple » (Bouamama, 2017, p. 254). Le régime Zerbo finira comme il avait commencé, par un coup d’État, cette fois-ci contre lui et organisé par le chef de l’armée, Gabriel Somé Yorian, le 7 novembre 1982, dans le contexte d’une famine provoqué par la sécheresse. Les militaires installeront comme président le médecincommandant Jean-Baptiste Ouédraogo et Sankara sera nommé premierministre, à la tête d’un gouvernement atypique, dirigé par l’armée. En réalité, il s’agissait d’un gouvernement dual et dysfonctionnel, à cause de sa composition avec une aile conservatrice et une autre progressiste qui essaiera de profiter de la popularité de Sankara (Englebert, 2018, pp. 53-54). Pour sa part, il n’hésite pas de renforcer ses critiques contre l’impérialisme et contre la politique française dans la région. En mars 1983, il représentera son pays à New Delhi, lors du Sommet des Pays NonAlignés, où il rencontre des personnalités comme Fidel Castro, Samora 71

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Machel ou Maurice Bishop. En mai 1983, il est arrêté par la faction conservatrice du gouvernement avec l’aide de la France, par l’intermède de Guy Penne, le « Monsieur Afrique » de François Mitterrand, présent à Ouagadougou la veille de son arrêt (Peterson, 2021, pp. 99-102). Mais ce geste se retourne contre le gouvernement à cause de sa popularité, et le régime finit par déclencher des manifestations de la part de la société civile, y compris des syndicats. Devant l’action conjuguée des protestations et d’une marche vers la capitale d’un commando des insurgés de la base militaire de Pô sous les ordres de Compaoré, à l’époque son ami et compagnon d’armes, le régime finira par tomber (Englebert, p. 55). DE QUOI LE SANKARISME EST-IL LE NOM À la suite d’un coup d’État, un Conseil National de la Révolution (CNR) s’installe au pouvoir et Thomas Sankara est nommé président de la Haute-Volta. Il adopte immédiatement « le modèle cubain » par la mise en place des Comités de Défense de la Révolution (CDR) et des Tribunaux Populaires de la Révolution (TRP). Il y toujours dans la littérature académique un débat quant à savoir si les événements qui ont installé Sankara comme président peuvent être qualifiés de « coup d’État » ou de « révolution ». Ensuite, un deuxième débat existe autour de l’orientation idéologique du régime intronisé et de Sankara lui-même. Il faut le dire que même s’il se présentait comme marxiste, il n’a jamais associé cette étiquette au régime qu’il venait d’installer et qu’il ne cessait de le qualifier comme « populaire » et « démocratique » mais pas dans les sens « des démocraties bourgeoises ». Il est intéressant d’observer qu’il choisit une voie médiane pour caractériser les événements d’août qui l’ont apporté au pouvoir, une voie à mi-chemin entre l’action concrète des militaires et les aspirations du peuple. C’est d’ailleurs, dans le Discours d’Orientation Politique, le 2 octobre 1983, un véritable manifeste politique, qu’il présente les buts de la révolution, « l’édification d’une société voltaïque nouvelle, libre, indépendante et prospère ; une société nouvelle débarrassée de l’injustice sociale, débarrassée de la domination et de l’exploitation séculaires de l’impérialisme international » et affirme que « la révolution d’août est l’aboutissement de la lutte du peuple voltaïque » (Sankara, 2016, p. 41) tout en reconnaissant le rôle décisif et « l’attitude courageuse et héroïque des commandos de la ville de Pô » (Sankara, 2016, p. 42). 72

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En ce qui concerne le rôle des militaires dans la poursuite des réformes sociales et politiques, le chercheur Paul Nugent considère que Sankara appartenait à une génération « des prétoriens marxistes », une catégorie dans laquelle nous pouvons inclure le capitaine Marien Ngouabi au Congo-Brazzaville, le général Mathieu Kerekou au Bénin, ou Jerry Rawlings au Ghana (Nugent, 2004, p. 258). Selon cette interprétation, le phénomène de la prise du pouvoir par des « prétoriens marxistes » c’est-àdire des militaires de gauche est lié aux crises de sous-développement de l’Afrique, qui se trouve à la périphérie du système capitaliste, jugé impérialiste et colonialiste, et par conséquent responsable pour les problèmes économiques des pays du continent. Complice des malheurs infligés à la population par ce système injuste est une classe bourgeoise, qui représente en réalité les intérêts des puissances étrangères (Botchway et Traoré, 2018, p. 26). Un raisonnement partagé par Sankara, comme l’atteste son discours de mars 1983 sur les ennemis du peuple, lorsqu’il vitupérait en affirmant « les ennemis du peuple sont également hors de nos frontières. Ils s’appuient sur des apatrides qui sont ici, parmi nous, à tous les échelons de la société : chez les civils comme chez les militaires … C’est le néocolonialisme, c’est l’impérialisme » (Sankara, 2016, p. 20). L’armée est donc le canal par lequel on peut arriver à un régime populaire et un gouvernement socialiste, et son rôle « dans une révolution populaire se justifie dans un tel contexte pour protéger le corps politique de la désintégration et pour créer un ordre social et économique socialiste » (Botchway et Traoré, 2018 p. 26). Une telle approche sur les causes du sousdéveloppement africain explique la nécessité d’un gouvernement autoritaire, le seul capable d’implémenter les réformes nécessaires pour un redressement social et économique (Botchway et Traoré, 2018, p. 27) Lorsque Sankara arrive au pourvoir, la Haute-Volta, qu’il rebaptisa en 1984 Burkina Faso (Le Pays des Hommes Intègres, dans les langues Mooré et Jula) était parmi les plus pauvre pays du monde. Lui-même expliquait à la tribune des Nations Unies, en 1984, lors de son discours « La liberté se conquiert dans la lutte », [Nous avons] 7 millions d’habitants, avec plus de 6 millions de paysans ; un taux de mortalité infantile estimé à 180 pour 1 000 ; une espérance de vie moyenne limitée à 40 ans ; un taux d’analphabétisme allant jusqu’à 98 % … 1 médecin pour 50 000 habitants ; 16 pour cent des jeunes d’âge scolaire fréquentant l’école ; et enfin, un Produit Intérieur Brut par habitant de 53

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques 356 francs CFA, soit à peine plus de 100 dollars américains… Le fond du problème était politique. La solution devait clairement être politique (Sankara, 2016, p. 118).

Pendant les quatre ans de l’expérience sankariste, il faut mettre en avant les décisions de mettre fin à la dépendance à l’égard de l’aide étrangère, y compris française et du FMI, de vacciner 2,5 millions d’enfants contre la méningite, la rougeole et fièvre jaune, de planter 10 millions d’arbres pour tenter de freiner la désertification, de construire 350 écoles une base d’auto-assistance dans les villages, de lancer un programme national d’alphabétisation, et un autre programme national ferroviaire et routier en tant que infrastructures de liaison, de réduire le pouvoir des chefs traditionnels, de nommer des femmes à de hautes fonctions et les encourager à entrer sur le marché du travail (Chan, 2021, p. 89-90). À part les réformes économiques et sociales, Sankara comprenait très bien le besoin d’une décolonisation mentale et de cultiver un sentiment d’intégrité et de dignité, tout comme lui-même le précisait lorsqu’il disait que Nous devons travailler à décoloniser notre mentalité et à atteindre le bonheur dans la limite des sacrifices que nous devrions être prêts à accepter. Il faut reconditionner notre peuple à s’accepter tel qu’il est, à ne pas avoir honte de sa situation réelle, à s’en contenter, voire à s’en glorifier (Sankara, 2016, pp. 140-141).

Le choix pour le nouveau nom du pays montrait une approche qui englobait les multiples cultures du pays. Dans ce véritable processus de nation-building il comprenait très bien le fait qu’un rôle important revenait aux artistes dans la construction d’une nouvelle identité, cette fois-ci une imprégné par fierté, et contraire à celle donnée par les colonisateurs (Cohen 2018, pp. 315-316). Il avait été un précurseur pour plusieurs causes, qui aujourd’hui passent pour habituelles, mais à son époque étaient très nouvelles : la cause contre la dette et le néolibéralisme financier, pour l’environnement, et pour auto-suffisance alimentaire et la consommation locale (sous le slogan « consommez burkinabé ») (Biney, 2018). Ce désir de dignité se traduisait également par une vigoureuse et indépendante politique étrangère dans la dernière décennie de la Guerre froide, tout à fait surprenante pour un pays aux moyens modestes et ressources limités, mais qui ne tardera pas 74

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d’attirer les foudres des Grandes Puissances, notamment des États-Unis et de la France10 (Jaffré, 2018, pp. 105-110). Parce qu’il n’y a pas une doctrine systématisée de sa pensée ou une œuvre programmatique écrite, les idées qui l’ont animé se retrouvent rassemblées dans ses discours et ses gestes. Sa pensée peut être considérée comme post-coloniale et issue d’une critique et une résistance face au (néo)colonialisme avec ses multiples formes de manifestation (politique, économique, culturel, alimentaire etc.). On peut affirmer également, que sa pensée s’inscrit dans un courant politique plus large spécifique au Sud dirigée contre les relations asymétriques de pouvoir au détriment de l’Afrique, un courant qui regroupe des personnalités tels, Frantz Fanon, Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral ou Cheikh Anta Diop (Kabwato et Chiumbu, 2018, p. 289). LA FABRICATION D’UNE ICÔNE Lors des manifestations qui ont renversé le régime Compaoré en 2014, l’un des slogans criés par les protestataires du mouvement Balai Citoyen était « Sankara vit ! », qui tout en brandissant (ou en projetant sur des bâtiments officiels) des images avec l’ancien président assassiné évoquaient (et invoquaient) les paroles de ses discours. L’un des éléments qui ont contribué à la chute de Blaise Compaoré est sans doute le mouvement civique Balai Citoyen fondé entre autres par le rappeur Smockey et le chanteur reggae Sam’K Le Jah, lancé officiellement le 23 août 2013, Place de la Nation, composé par des artistes, des journalistes, des commerçants, des fermiers, et d’autres catégories sociales, et qui adoptera la figure de Thomas Sankara comme symbole, patron et véritable icône (Soré, 2018, pp. 225-226). Selon Graeme Abernethy, auteur d’une biographie de référence11 de l’activiste Afro-Américain Malcolm X,

On s’occupera davantage de ce sujet dans un chapitre en cours de rédaction à partir d’une communication intitulée « Le Sankarisme ou la tentation d’une troisième voie pendant la Guerre froide » présentée le 27 mai lors du Congrès Interdisciplinaire des Études Africaines – COAFRO, qui a eu lieu à Cluj-Napoca, Roumanie. 11 À consulter Graeme Abernethy, The Iconography of Malcolm X, Lawrence: University Press of Kansas, 2013. Son étude reste une référence pour expliquer les ressorts et les mécanismes du processus d’iconisation d’une personnalité politique. 10

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques Pour devenir iconique, une figure doit atteindre un degré de reconnaissance dépassant la célébrité à la mode. … ils doivent atteindre un nombre fini d’images, pour évoquer un ensemble particulier de valeurs ou d’hypothèses, et doivent le faire sur une longue période. Unissant les principes de célébrité, d’héroïsme, de rébellion12, de martyre et de culte, des icônes modernes telles que Malcolm X émergent des détritus visuels de nos paysages culturels. Pour rester emblématiques, ils doivent le faire à plusieurs reprises (Abernethy, 2013, p. 5).

Par conséquence, une telle figure iconique « est d’une grande importance quand on pense au potentiel utopique qu’implique un message aussi concentré qui peut être activé dans des moments récurrents de la quête d’un changement social et/ou politique » (Fendler, 2019, p. 38) fait qui se passait avec son image qui était constamment liée à la protestation, et à l’activisme civique, ici dans le cas burkinabé, contre un régime autoritaire duquel on contestait la légitimité elle-même. Les propos de la chercheuse Ute Fendler, selon laquelle les icônes sont capables de générer des nouveaux symboles à partir de leur valeur intrinsèque ont été confirmé par le geste du mouvement Balai Citoyen d’adopter comme logo un balai et le poing de Sankara, comme symbole d’un renouvellement politique et sociétal. Ainsi, ce logo n’évoquait pas seulement la personnalité historique de Sankara « mais il portait également l’idée d’un ensemble de valeurs politiques idéales de la citoyenneté qui rendraient à la fois possible et plausible la conception d’un nouveau gouvernement démocratique » (Fendler, 2019, p. 40). Le chanteur Smockey expliquait en 2016 pourquoi ils avaient choisi l’image de Sankara, en disant : Sur le plan personnel, sa simplicité, sa modestie et son intégrité étaient un modèle pour quiconque aspirait à gérer des biens publics. Sur le plan du combat politique, nous rappelons son courage et sa détermination à construire un Burkina Faso de justice sociale et de développement inclusif qui tienne compte à la fois de l’environnement et des générations futures. (Harsch, 2018, p. 148).

L’une des premières biographies hagiographiques de Sankara écrite en 1987 par Sennen Andriamirado s’intitulait Sankara, le Rebelle. 12

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Concernant cette dynamique entre la politique et l’esthétique, le philosophe canadien Nikolas Kompridis parle d’un véritable « tournant esthétique » (en anglais, aesthetic turn) dans la pensée politique pour décrire ce phénomène à travers lequel « comment les choses apparaissent ou si elles apparaissent du tout est une question profondément politique » (Kompridis, 2014, p. 24). Toujours sur le même sujet, le philosophe Jacques Rancière évoque une « topographie de la connaissance » où « une esthétique du savoir crée des formes de supplémentation qui permettent de redistribuer la configuration des topoi, les places du même et du différent, l’équilibre du savoir et de l’ignorance » pour les inscrire dans « dans l’égalité d’un langage commun et la capacité commune d’inventer des objets, des histoires et des arguments » (Rancière, 2014 p. 279.) Or, l’esthétique devient un langage commun de contestation, et à travers la marchandisation (en anglais, commodification) d’une image, en l’occurrence celle de Sankara, elle est capable « d’inventer » des objets, des histoires et des arguments de résistance et changement. Rancière mentionne aussi Roland Barthes avec ses concepts studium et punctum. Si le premier « a pour fonction d’informer, de représenter, de faire signifier, de provoquer le désir », le second est de « l’ordre de l’intensité » qui touche le spectateur (Cambre, 2015, p. 39). Dans son étude sur la sémiotique de l’iconographie de Che Guevara, la chercheuse Maria-Carolina Cambre nous explique comment l’image du révolutionnaire argentin-cubain est souvent perçue par un sentiment intense d’espoir et de changement, c’est-à-dire le punctum de Barthes (Cambre, 2015, p. 42). Une pareille interprétation sur l’intensité de l’image on pourrait faire avec celle de Sankara, qui d’ailleurs est constamment associé avec le révolutionnaire sud-américain, pour mieux le placer idéologiquement dans l’imaginaire collective. Néanmoins, cette comparaison, ne fait pas l’unanimité des opinions, comme c’est le cas du frère aîné de Sankara, Jean-Pascal Ouédraogo, qui souligne les crimes qu’on peut imputer au sud-américain ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne son frère (Peterson, 2021 p. 299). À vrai dire, contrairement à Che Guevara, Sankara était un pacifiste, comme l’atteste ses derniers mois de vie, quand il était informé avec insistance des plans visant à le tuer et il refusait d’agir. Son comportement devant ses assassins témoigne du pacifisme qui a caractérisé toute sa vie. Il faut dire que de son vivant, Thomas Sankara jouissait d’une couverture internationale, surtout grâce aux journalistes qui suivaient son parcours et qui l’ont transformé dans une figure révolutionnaire, voire 77

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romantique, tels Mohammed Maïga et Simon Malley (Afrique-Asie), Sennen Andriamirado et Siradiou Diallo (Jeune Afrique), Babou Paulin Bamouni (Carrefour Africain), et surtout les Suisses, Jean-Philippe Rapp et Jean Ziegler. Cette image circula beaucoup dans les milieux de gauche, tiersmondistes et forgera sa réputation à l’étranger (Peterson, 2021, p. 14-15). Après son assassinat, son nom est resté pendant longtemps tabou au Burkina Faso, et les traces de son existence (y compris celle dans les archives) furent soigneusement occultées. Cependant, les gens continuaient de parler de lui, et garder des sources informelles, tels des articles ou des objets qui lui appartenaient. Malgré l’interdiction de parler de lui, ou peut-être précisément grâce à cette interdiction, Sankara restait dans la mémoire collective burkinabé, qui gardera de lui le souvenir d’un héros et d’un prophète (Cohen, 2018, p. 318). Un tournant sera l’assassinat du journaliste d’investigation Norbert Zongo en 1998, un opposant du régime qui au moment de sa mort investiguait les délits du frère de Compaoré. Sa mort déclenchera des émeutes et des manifestations, sous le cri de ralliement « Trop, c’est trop » mais aussi une crise de conscience chez la jeune génération qui obligera le président de proclamer Sankara comme héros national, et marquera le début de la circulation non-officielle de ses vidéos, et ses images. Ce tournant inaugure aussi une période de reconstruction du « mythe Sankara » notamment à travers des artistes comme Smockey ou Sams’K Le Jah, qui à partir des sources visuelles et de leurs souvenirs personnels de l’époque, repopulariseront l’histoire de sa vie et sa mort parmi les jeunes par des chansons comme, « À qui profite le crime » et « Capitaine Thomas Sankara » et beaucoup d’autre (Cohen, 2018, p. 319). Pour les cibals13, la veille de la chute de Compaoré, la figure de Sankara était devenue le punctum dont parlait Barthes, c’est-à-dire la personnification du changement et un catalyseur d’idées et de concepts auxquels la jeune génération pourrait s’identifier. Inspirés par le Printemps Arabe (d’où le slogan, « Blaise dégage »), et par succès du mouvement sénégalais, Y’en a marre, les cibals cherchaient une revitalisation de la philosophie politique du burkindlum et plaidaient pour l’intégration des valeurs d’intégrité, de responsabilité et de justice sociale dans la gestion des affaires publiques (Soré, 2018, p. 226) En somme, ils opposaient l’impunité et la corruption du régime sous lequel ils vivaient avec l’époque 13

Le terme « cibal » est une contraction de l’expression « citoyen balayeur ».

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d’austérité morale et d’intégrité de Sankara. Après le départ de Compaoré, la nouvelle auto-proclamée « génération Sankara » voyait en lui, tout comme l’expliquait une jeune activiste « un symbole de liberté. [C’était] quelqu’un qui écoutait son peuple et respectait la liberté et la volonté du peuple. Il nous a donné le pouvoir d’être ce que nous voulions être : un peuple libre, fier et intègre » (Dragstra, 2018, p. 346). La question de la dignité qu’il avait (re)donné à son peuple était soulignée également par Smockey dans le film « Sankara dans mes rimes », où plusieurs chanteurs exprimaient comment ils essaient de transmettre ses messages à travers les paroles de leurs chansons (Ziba, 2009). Il faut noter que le modèle sankariste influença non seulement la vie politique burkinabé (Ouédraogo, 2018), aussi la vie politique des autres États africains, comme par exemple, l’Afrique du Sud, où le parti Combattants pour la liberté économique (en anglais, Economic Freedom Fighters) d’orientation Marxiste-Léniniste-Fanoniste14 se réclamait ouvertement de son héritage (Kabwato et Chiumbu, 2018, p. 287). CONCLUSIONS « C’est moi qu’ils cherchent » (Peterson, 2021, p. 286) furent les derniers mots du capitaine Thomas Sankara, le 15 octobre 1987, lorsqu’il sort les bras levés devant le commando envoyé pour le tuer. Comme pendant toute sa vie, même devant la mort, il avait trouvé les mots justes, car aujourd’hui, il est toujours cherché, mais cette fois-ci par une génération des jeunes en quête d’un modèle. Ce qui est intéressant d’observer est le fait que sa personnalité est devenue un véritable test Rorschach, où chacun voit ses propres projections. Peu à peu, « Sankara le révolutionnaire marxiste » ou l’homme qui dérangeait s’est effacé pour être remplacé par le père fondateur d’une nation, le tiers-mondiste, le féministe, le panafricaniste, l’écologiste qui avait compris avant son temps l’importance de l’environnement, le combattant contre le néocolonialisme culturel ou politique, le dénonciateur du néolibéralisme et de la dette, le dirigeant qui cherchait l’indépendance alimentaire et l’autonomie économique de son pays. Ce qui autrefois passait pour radical, aujourd’hui est considéré visionnaire, voire désirable,

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D’après la pensée de Frantz Fanon (1925-1961).

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et non seulement pour les pays de la région, mais également pour les pays occidentaux. Mais le paradoxe suprême est de voir le capitaine, le prétorien, pour reprendre les termes de Paul Nugent, le dirigeant d’un gouvernement militaire en fin des comptes autoritaire se métamorphoser dans une idole de la liberté et de la démocratie. Le « mythe Sankara », qui naît d’abord dans la clandestinité nous dit quelque chose sur la nature des démocraties et la relation qu’elles entretiennent avec l’esthétique et le visuel. Chaque pays a besoin d’un fondateur, tout comme les Américains ont les Père Fondateurs, ou la Cinquième République la figure historique de Charles de Gaulle ou celle abstraite de Marianne. Dans son dernier discours, peu avant sa mort, en évoquant la figure de Che Guevara, il disait « On peut tuer un homme, mais pas ses idées » (Sankara p. 305). Des mots qui résument parfaitement les métamorphoses de son destin. Si autrefois parler de Sankara était un tabou, maintenant son image se trouve par partout sous presque tous les formats possibles : des photos, des vidéos, des photomontages, des films documentaires, des chansons et poèmes, des graffitis et d’autres formes de street art, des T-shirts artistiques. Par conséquence, non seulement la société civile, mais également une partie de la classe politique se réclament de lui. Avec une sphère publique infusée par un discours Sankariste, il est devenu un mythe national et (re)fondateur pour son pays, mais aussi une icône altermondialiste pour ceux qui partagent ses causes. BIBLIOGRAPHIE Livre : Abernethy, Graeme. (2013), The Iconography of Malcolm X. Lawrence: University Press of Kansas. Bouamama, Saïd. (2017), Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara. Paris : Éditions La Découverte. Cambre, Maria-Carolina. (2015), The Semiotics of Che Guevara. New-York, London: Bloomsbury. Chan, Stephen. (2021), African Political Thought: An Intellectual History of The Quest For Freedom. London : Hurst & Company. Englebert, Pierre. (2018), Burkina Faso: Unsteady Statehood in West Africa. London : Routledge.

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« On peut tuer un homme, mais pas ses idées » : l’héritage de Thomas Sankara Harsch, Ernest. (2014), Thomas Sankara: An African Revolutionary. Athens : Ohio University Press. Nugent, Paul. (2004), Africa Since Independence. Basingstoke : Palgrave Macmillan. Peterson, Brian J. (2021), Thomas Sankara: A Revolutionary in Cold War Africa. Bloomington : Indiana University Press. Sankara Thomas. (2016), Thomas Sankara Speaks. Cape Town : Kwela Books. Ziegler, Jean. (1988), La Victoire des Vaincus. Oppression et résistance culturelle. Paris : Seuil. Chapitre dans un livre collectif : Biney, Ama, (2018). « Madmen, Thomas Sankara and Decoloniality in Africa », dans: Amber Murrey (dir.) A Certain Amount of Madness: The Life, Politics and Legacies of Thomas Sankara. London : Pluto Press, pp. 127-146. Botchway, De-Velara N.Y.M., et Traoré, Moussa. (2018), « Military Coup, Popular Revolution or Militarised Revolution: Contextualising the Revolutionary Ideological Courses of Thomas Sankara and the National Council of Revolution », dans Murrey, op. cit., pp. 21-35. Cohen, Sophie Bodénès. (2018). « Art and the Construction of “Sankara Myth” : A Hero Trend in Contemporary Burkinabé Urban and Revolutionary Urban Propaganda », dans Murrey, op. cit., pp. 313-327. Dragstra, Fiona (2018), « “We are the Children of Sankara” : Memories as Weapons during the Burkinabé Uprisings of 2014 and 2015 », dans Murrey, op. cit., pp. 335-347. Fendler, Ute. (2019), « Icons of Political Leaders - From Sacral to Popular Images », dans : Ute Fendler et al (dir.) Revolution 3.0: Iconographies of Radical Change. München: AVM Edition, pp. 34-51. Harsch, Ernest. (2018), « With the People: Sankara’s Humanist Marxism », dans Murrey, op. cit., pp. 147-158. Jaffré, Bruno. (2018), « Who Killed Thomas Sankara? », dans Murrey, op. cit., pp. 96-112. Kabwato, Levi et Chiumbu, Sarah. (2018), « “Daring to Invent the Future” : Sankara’s Legacy and Contemporary Activism in South Africa », dans Murrey, op. cit., pp. 287-303. Kompridis, Nikolas. (2014), « Introduction: Turning and Returning: The Aesthetic Turn in Political Thought », dans: Nikolas Kompridis (dir.) The Aesthetic Turn in Political Thought. New-York, London: Bloomsbury, pp. 14-37. Rancière, Jacques. (2014), « The Aesthetic Dimension: Aesthetics, Politics, Knowledge », dans: Nikolas Kompridis (dir.) The Aesthetic Turn in Political Thought. New-York, London: Bloomsbury, pp. 263-280. Soré, Zakaria. (2018), « Balai Citoyen: A New Praxis of Citizen Fight with Sankarist Inspirations », dans: Murrey, op. cit., pp. 225-240.

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques Article dans une revue scientifique : Ouédraogo, Lassane. (2018), « Mediated Sankarism: Reinventing a Historical Figure to Reimagine the Future », dans : African Studies Quaterly, 18(1), pp. 19-30. Degorce, Alice et Pale, Augustin. (2018), « Perfomativité des chansons du Balai Citoyen dans l’insurrection d’octobre 2014 au Burkina Faso », dans : Cahiers d’Études Africaine, 229(229), pp. 127-153. Filmographie : Ziba, Jean Camille Baoui. (2009), Sankara dans mes rimes. https://www.youtube. com/watch?v=pjZ64LMT1zk&t=646s , vu le 20 juin 2022.

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Goukouni Weddeye, le trajet exceptionnel d’un militaire tchadien devenu homme d’État Tchoudiba Bourdjolbo Ecole Nationale d’Administration, N’Djamena, Tchad, [email protected] RÉSUMÉ : La première rébellion au Tchad, le FROLINAT naquit dans un contexte particulier, celui en réponse à la politique dangereuse de son premier président. On peut affirmer sans amalgame que, l’un des plus grands problèmes politiques du Tchad, découle de cette première erreur politique qui a posé le jalon des luttes armées, d’antagonisme nord-sud et qui a fait naître plusieurs seigneurs de guerre à l’exemple de Goukouni Weddeye. Fils d’un chef traditionnel ayant l’esprit révolutionnaire qui l’avait poussé très jeune à intégrer la rébellion et par la suite à diriger le pays. Cette étude qui s’intéresse à l’une des figures clées des mouvements politico-militaires tchadiens, permet de cerner les origines des mouvements rebelles, leur évolution ainsi que leurs impacts sur l’évolution politique et la construction de l’Etat tchadien à travers le prisme de l’approche historique et géopolitique. Mots-clé : mouvement rebelle, FROLINAT, Tchad, guerre, G. Weddeye.

INTRODUCTION L’apparition des seigneurs de guerres et les mouvements rebelles au Tchad ne datent pas de maintenant, elle est plus veille que l’État tchadien en question. Les luttes armées ayant produit de grands chefs de guerre font partie intégrante de la vie politique du Tchad depuis le matin de l’indépendance jusqu’aujourd’hui, le faisant ainsi évoluer dans un climat de crises politico-militaires sans fin qui donne l’allure d’un cycle infernal. De l’époque des grands royaumes au choc coloniale jusqu’à la période récente de la naissance du Tchad moderne. Les tchadiens sont identifiés par leur combativité au front, d’aucuns partent jusqu’à affirmer qu’ils se « battent comme des lions » contre l’ennemi. Mais également entre eux, ce 83

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qui rend improductif cet atout qui se transforme souvent en un obstacle au développement. Entre force et faiblesse, l’on débouche sur une situation qui est la cause de la naissance des puissants seigneurs de guerre et des mouvements politico-militaires avec pour conséquences directes les guerres civiles, les conflits armés et les coups d’État à répétition qui font du Tchad un pays difficile à gouverner. Il est important dans cette étude qui s’intéresse particulièrement à la vie politico-militaire de Goukouni Weddeye, l’un des plus grands seigneurs de guerres tchadiens devenus présidents et par la suite, médiateur de la République de cerner les méandres de la genèse des rébellions, leurs évolutions, les différentes phases de réconciliations et leurs impacts sur la construction politique du Tchad et le devenir de ces conflictualités abyssales qui constituent les faits politiques majeurs. Qu’est-ce qui fait réellement la particularité de ce grand homme dont le personnage est confondu à un sanguinaire, reconverti en un homme de paix ? Pour mieux analyser cette problématique du rôle des seigneurs de guerres et l’impact des conflits armés sur l’évolution politique et la construction de l’État tchadien, notre méthodologie sera axée sur la compilation bibliographique traitant le sujet. Nous nous baserons sur l’histoire politique de ce pays riche d’événement et la géopolitique interne des conflits armés. GOUKOUNI WEDDEYE : DE LA GUERRE DE GUERILLA À LA PRÉSIDENCE DU TCHAD Faire une étude sur l’un des seigneurs de guerres tchadiens à l’exemple de Goukouni Weddeye devenu homme d’État puis reconverti en médiateur spécial de la République, en cette période trouble et sensible de l’évolution politique du Tchad caractérisée par une profonde crise politicomilitaire et socio-économique, ne doit pas laisser le champ libre à une mauvaise interprétation. Au contraire, à une profonde connaissance de la géopolitique des mouvements rebelles du Tchad, car il fait partie des rares personnalités politiques et militaires tchadiennes à avoir participé à la fondation de l’État-nation tchadien et à presque tous les processus de son évolution politique. Acteur principal et combattant de première heure du FROLINAT (Front de Libération Nationale) qui naquit avec et après les événements de Mangalmé (petit centre urbain situé au centre du Tchad où il y avait eu la première contestation du pouvoir en place en 1965) à Nyala 84

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au Soudan voisin le 22 juin 1966. Son parcours militaro-politique est riche d’enseignement pour la nouvelle génération. Lui qui après avoir goûté le parfum de l’exil, affirme aujourd’hui être un homme de paix, sa nouvelle fonction de médiateur au sein de la CNT (Conseil National de Transition), le prouve à suffisance. En un patriarche, il désapprouve et déconseille à la jeunesse tchadienne, de choisir le chemin de la rébellion. Goukouni Weddeye, l’homme aux grandes chevelures, identité remarquable des maquisards tchadiens naquit en 1944 à Zouar dans le grand BET (Bourkou Ennedi Tibesti). Il a connu une enfance jusqu’à l’adolescence particulièrement mouvementée et turbulente, personne n’aurait misé sur lui comme futur président. Il est le fils d’un chef traditionnel du sous-groupe des Toubous, les Teddas, le Derdei Oueddei Kichidemi, partisan des luttes armées ayant embrassé la rébellion plus tard. Comme la plupart des enfants nomades, il passa son enfance derrière les chameaux et n’avait pas eu la chance de faire des études supérieures comme les autres chefs de guerre à l’exemple de H. Habré ou d’Idriss Déby ITNO. Mais cela ne l’a pas empêché de se forger une personnalité importante à l’image de son père dont il tire ses valeurs de tolérances et de sagesses d’un guerrier aguerri. Très tôt, à l’âge de 18 ans, il est devenu fonctionnaire dans l’administration française comme secrétaire dactylographe successivement dans la Sous-préfecture et la Préfecture à Bardai et à Faya-Largeau dans le BET. Comme un déclic, les secrets et les avantages de ses fonctions administratives lui ont aussi ouvert les yeux sur le tournant que prenait la construction du jeune État tchadien dont il n’était pas d’accord sur certains points en lien avec le Nord et en réponse, avait choisi le chemin de la revendication armée. En 1965, il fit un bref séjour en prison à Faya-Largeau à cause certainement de ses idées révolutionnaires qui ne tarderont pas à affleurer et puis à rayonner. Il a profité du contexte particulier du BET qui était à la fois hostile à la colonisation et par la suite après l’indépendance, au pouvoir de N’Djaména, ex-Fort-Lamy pour devenir un grand leader et drainer la masse derrière une cause qui avait de l’audience parmi sa communauté. Il faut rappeler que, pour des raisons géopolitiques et stratégiques, le BET était resté après l’indépendance du Tchad, sous domination française jusqu’en 1965 (Dumont, 2007). De là, découlent certains problèmes qui sont à la base de l’imbroglio tchadien en général et du Nord en particulier qui cristalliseront par la suite, le conflit Nord-Sud, un antagonisme qui a été nourri beaucoup plus par des intoxications et de mensonges à caractère haineux. 85

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Le début de son périple politico-militaire commença avec le départ de son père en rébellion, en Libye, à la recherche de soutiens à cause certainement de la mésentente avec le gouvernement qui lui avait retiré ses fonctions de chef traditionnel en 1965. Goukouni Weddeye en un stratège, profite du mécontentement causé par la mauvaise gestion de l’administration publique dans le Tibesti pour se frayer son propre itinéraire en entrant lui aussi, en rébellion en 1968. Et un tant soit peu, en 1969, « Goukouni Weddeye sera hissé à la tête de la 2ème armée du FROLINAT qui opérait dans la région du BET et baptisée ainsi en référence à la 1ère armée du FROLINAT dans le Centre et le Centre-Est du pays » (Mondafrique, 2015). Et « son ascension à la tête de cette force rebelle sera favorisée par les divisons et les défections dans l’armée révolutionnaire et particulièrement par la mort de Mahamat Ali Taher, l’initiateur du FROLINAT dans la région du BET » (Mondafrique, 2015). Devenu leader de révolution au sein de sa communauté, mais en même temps, jouissait d’une mauvaise réputation au sein de la communauté internationale en général et de la France en particulier ceci à cause de leurs engagements militaires et les prises d’otages dans le nord. Il est considéré avec Hissein Habré comme les responsables des arrestations de l’allemand Christophe Staewen, de l’ethnologue française Françoise Claustre rejoint par la suite par son mari, et son compatriote Marc Combe et du commandant Pierre Galopin de l’armée française qui jouait la médiation. Dans le Sud du Tchad, il jouit aussi d’une mauvaise réputation, considéré aux yeux de certains comme le calomniateur. Celui par qui, une parfaite intoxication des Tchadiens du Nord a été faite et qui sera le vecteur de l’enlisement des conflits Nord-Sud transplantés au sommet de l’Etat avec des conséquences négatives qui pèsent jusqu’aujourd’hui sur le vivreensemble. Il fait partie sans nul doute, des élites qui ont participé à modeler un système de conflictualité inter-tchadien, nourrit par des conceptions qui s’appuient sur des fibres communautaires et religieuses. Son envie du pouvoir comme tous les autres maquisards et son abnégation l’ont propulsé au sommet de l’État tchadien de 1979 à 1982, et il en fut dépossédé par son propre frère Toubou, un autre seigneur de guerre, Hissein Habré. Gougouni Weddeye demeure un homme d’une autre époque, mais reste très important dans le sillage politique tchadien. Lui qui parmi plein d’autres seigneurs de guerre a décidé de collaborer avec Idriss Déby Itno qui lui donne lors de ces dernières années des responsabilités politiques importantes. Son rapprochement au régime de 86

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Déby-père ainsi que de Déby-fils n’est pas du goût de plusieurs membres de sa confrérie qui lui traite de traître, mais sans importance pour ce grand homme qui croit aujourd’hui à un nouveau Tchad, lui qui de plus en plus s’écarte du milieu rebelle. Depuis son retour d’exil, il n’a occupé aucun poste politique officiellement dans le gouvernement de Déby. Tout de même, il est très sollicité et impliqué directement dans les processus de réconciliation entre le gouvernement et les différents groupes politico-militaires qui ne cessent de se reconstituer dans le Nord du pays avec le même objectif, celui de prendre le pouvoir par les armes. Aujourd’hui, il ne cesse de sensibiliser avec force contre ce principe qui ne cesse de faire régresser le pays. Cette posture lui attire aujourd’hui de la haine, mais aussi de la visibilité. Il est incompris dans sa démarche parfois, lui qui bénéficie d’une expérience sans égale dans le domaine de la gestion de conflits armés. Désormais, il affiche publiquement une posture de neutralité et refuse le lien avec les revendications armées prônées par certains membres de sa communauté en discorde avec le gouvernement depuis un certain temps. Discret et le plus silencieux possible, cette neutralité s’est effritée au détriment d’une nouvelle personnalité, celle d’un père conseiller et pacificateur. En un connaisseur des problèmes politico-militaires du Tchad, il jouit d’une grande considération au milieu de la classe politique et du peuple tchadien. Il est l’un des rares personnalités politiques tchadiennes qui maîtrise les crises politiques, les conflits inter-tchadiens et qui peut faire entendre raison aux différents seigneurs de guerre afin de faire amorcer un vrai processus de réconciliation. Aujourd’hui, il est un homme de paix et ceci depuis son retour d’exil de l’Algérie en passant par la Libye depuis 2009 où il participe activement à la vie politique du Tchad. Il est de plus en plus sollicité parfois même hors du Tchad où il joue le rôle de médiateur mandaté par la CEEAC (Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale) lors de leur 16e Conférence des Chefs d’État et de gouvernements a joué le rôle de médiateur dans la région des Grands-Lacs. En occurrence au Burundi, mais aussi dans la crise centrafricaine et de la RD Congo. Sans oublier en 2014 quand un conflit éclate entre la communauté Toubou de la Libye et les Touaregs, il a été mandaté par le président tchadien pour réconcilier les deux parties afin de stopper l’hémorragie causée par la disparition du dirigeant libyen. Goukouni Weddeye, le sage Toubou, le seigneur de guerre reconverti en homme de paix par sa lecture des choses à la lumière de ses 87

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expériences politico-militaires, mise sur la réconciliation et la paix entre les tribus au Nord du Tchad et entre les zones de trois frontières (Tchad, Libye et Niger). Il se focalise particulièrement sur la réconciliation entre les tribus Touaregs et Toubous afin que le Sud libyen ne se transforme pas en un sanctuaire du terrorisme qui menacerait directement le grand Sahel et ensuite, l’Afrique sub-saharienne. Avec la mort tragique d’Idriss Déby Itno en 2021, il est sollicité par le Conseil National de Transition (CNT) dirigé par le fils de Déby, Mahamat Kaka pour être à la tête du Comité technique chargé de faire participer les différents groupes politico-militaires majeurs au dialogue national inclusif qui entrait dans le cadre de la refondation d’un Tchad pacifié, dynamique et prospère. Disons que c’est un homme d’expérience qui a participé à presque toutes les grandes rencontres de la construction et de la refondation de l’État tchadien, lui qui était à la tête du tout premier gouvernement de transition en 1979. Entre l’incompréhension, la trahison et/ou la déception, sa démission de la tête du Comité technique chargé du dialogue avec les groupes rebelles quelques jours seulement après le démarrage de la Conférence de Doha au Qatar, reste un grand mystère et même si cela n’a pas réellement influencé sur le déroulement du Dialogue National Inclusif. Cette démission ne sera pas sans conséquences même si l’on ne pourrait les évaluer maintenant compte tenu de l’interconnexion de plusieurs facteurs d’ordre interne et externe. Acteur principal de la Conférence de paix de Doha entre le gouvernement de transition et les groupes politico-militaires, un pré-dialogue qui entrait dans le cadre direct de la préparation de cette grande rencontre avec toutes ses zones d’ombre à l’exemple de cette démission brusque et inattendue. Goukouni Weddeye par cet acte, nous renvoie à sa personnalité politique atypique dont on peut comprendre à travers ses prises de position et son intransigeance lors des grandes rencontres politiques inter-tchadiennes à l’exemple de la Conférence de Kano et de Lagos. GENÈSE, ÉVOLUTION DES MOUVEMENTS REBELLES ET LEURS IMPACTS SUR LA CONSTRUCTION DE L’ÉTAT TCHADIEN Le Tchad, situé au cœur de l’Afrique à la croisée de chemins des grands blocs régionaux, possède une situation géostratégique de premier ordre qui attise les convoitises des grandes puissances. La situation de 88

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conflictualités que ce pays fait l’objet est d’une part tributaire de cette position au carrefour des grandes régions africaines qui lui met dans le rôle du tour de contrôle. « Le Lac-Tchad, ce point central, est l’objet de tant de convoitises parce que celui qui le possède sera le maître de l’intérieur de l’Afrique » (Adoum S. A, 2012, pp.45-55). Ce propos d’E. Etienne, président du comité d’Afrique française depuis 1892, montre à suffisance l’intérêt que le Tchad dispose aux yeux des grandes puissances. Les pays voisins comme la Libye et le Soudan financent à tour de rôle les différents mouvements politico-militaires et en s’alliant aussi à l’État tchadien. « Les mouvements armés d’opposition tchadiens sont nombreux et s’appuient généralement sur de groupes ethniques ou régionaux » (Ibni Oumar Mahamat Saleh, 2007). Un jeu d’acteurs désavantageux pour le Tchad qui fonctionne jusqu’aujourd’hui au rythme de l’influence extérieure. L’une des particularités du Tchad est qu’il est le symbole exacerbé de l’opposition géographique, ethnique et culturelle qu’on oppose entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, et qu’on retrouve dans toute la région sahélienne, de la Mauritanie au Soudan » (Cazelles, 2010). Cette configuration géographique à la croisée des chemins de différentes cultures explique en partie cette conflictualité et cette difficulté que fait face, l’État-nation tchadien héritier d’une centaine de groupes ethniques et propriétaires d’une vaste superficie difficile à gouverner. « Les africanistes ont coutume de décrire le Tchad comme le coin supérieur droit du pré-carré. S’il tombe, alors tout l’édifice s’écroule. Une vision un peu mécanique, mais qui a toujours inspiré les chefs des armées de la Ve République » (L’Observateur, 2008). L’on comprend que le Tchad est la base arrière de l’ancien colon, une sorte de forteresse qui permet de contrôler la partie nord et la partie septentrionale de l’Afrique. Une zone de transition entre l’Afrique blanche (Maghreb) et celle noire, source d’une dualité auréolée par une quête de leadership qui fait et défait les relations. Tout compte fait, ce n’est pas seulement à cause des ressources naturelles que le Tchad est convoité par ses voisins immédiats et les grandes puissances à l’exemple de la France qui a des accords divers avec cette dernière, mais à cause de sa position au centre de l’ancien empire colonial française. « Sur 50 années d’indépendance, le Tchad a connu 45 ans de conflits armés, ponctués de coups d’État et d’interventions de l’armée française » (RFI, 2020). Le renversement de la géopolitique interne tchadien dont le rapport de force était orienté nord/sud et qui a été inversé par la colonisation 89

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favorisant la domination du sud sur le nord a été l’une des principales causes lointaines de la création de la rébellion. « En conquérant le Tchad (1900-1913), la France avait provoqué un renversement complet des circuits d’échanges, orientant vers le golfe de Guinée des flux qui, auparavant, étaient dirigés vers le Soudan et la Libye » (Triaud, 1992). La cause immédiate dérive du mécontentement des Tchadiens du Nord et du centre suite à la mauvaise gestion administrative. « Ce n’est qu’à la suite d’une nouvelle période de violences, ouvert 1965 (Rébellions paysannes contre le payement des impôts, mouvements de guérillas et guerre civile dans le centre et le nord du pays, où prédomine l’islam » (Arditi, 2003, pp. 51-67), que naquit le premier mouvement politico-militaire du pays. L’histoire contemporaine du Tchad semble cyclique. Dès 1965, des rébellions se créent périodiquement sur différentes périphéries du territoire et se battent pour le pouvoir central (Buijtenhuis 1978, 1987) cité par Magrin (Magrin, 2008). « Jusqu’à une époque récente, la rébellion tchadienne a été interprétée le plus souvent comme un conflit opposant le Nord du Tchad au Sud » (Buijtenhuijs, 1987). Même si la première configuration semblait corroborer cette hypothèse, en réalité l’on est loin de cette configuration géopolitique de la rébellion tchadienne. Il est vrai que la première rébellion avait le cachet particulier des nordistes contre le gouvernement de l’époque qui avait une connotation sudiste. Mais l’origine de la rébellion tchadienne était liée à des enjeux autres que la composante Nord-Sud. D’ailleurs, la première rébellion a vu la participation de presque toutes les couches socio-politiques et la participation des Tchadiens de tous les horizons. Mais il ne serait pas faux de dire que la mise en place de la première rébellion au Tchad (FROLINAT : Front de Libération National du Tchad) crée en 1979 qui est réellement l’œuvre des nordistes en particulier et de tous les musulmans du Tchad en général qui étaient ouvertement menacés par la politique déséquilibrée (une répression ouverte) du premier président tchadien Ngarta Tombalbaye. Cette stratégie a bien marché d’une part, car elle a acté le début des nordistes au pouvoir, mais d’autre part, elle a déclenché la deuxième vague d’erreur, marqué par la vengeance. « Du président Goukouni Weddeye en passant par Hissein Habré jusqu’à Idriss Déby Itno, la gestion politique et administrative du pays se trouve confisquée entre les mains d’un clan, celui du président en exercice » (Adoum S, 2012, pp. 45-55). Ce retournement politique a commencé avec Goukouni Weddeye en 1979 dont les originaires du Nord du pays ont commencé à prendre le pouvoir. 90

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Cette date marque aussi le changement de géopolitique de gouvernance vers le Nord qui était marginalisé au détriment du grand Sud d’où sortaient tous les décideurs du Tchad. « Au cours du dernier quart de siècle, les rebelles sont issus des groupes ayant perdu le pouvoir au cours du paroxysme de la guerre civile, entre 1979 et 1982, ou lors d’épisodes ultérieurs » (Magrin, 2008). « Ils sont souvent aussi des mécontents qui, après avoir exercé des fonctions gouvernementales et en avoir été mal récompensés, prennent les armes à partir de leur région d’origine, entourés de combattants de leur famille élargie ou de leur ethnie » (Magrin, 2008). Parfois aussi, c’est à cause de l’injustice et des violences faites sur toute une communauté qui les poussent à rejoindre le maquis. Telles sont les situations de plusieurs qui commencent avec l’idée d’auto-défense comme à l’ancienne dans le grand Nord ou bien à l’Est pour enfin se transformer en une vraie rébellion. L’abus de pouvoir caractérisé par le monopole de la violence sur une partie des Tchadiens explique en partie les causes des nouvelles rebellions au Tchad, mais pas tous, car il faut mentionner que dans la cosmogonie tchadienne, la seule vraie voix de l’accession à la richesse et à la magistrature suprême se trouve dans la rébellion. Et dans la conception de la plus grande partie des Tchadiens de la région du Nord dont la lutte armée fait partie de leur quotidien, le métier de l’arme vient en tête à côté du nomadisme qui demeure le dénominateur commun de la plus grande partie des nordistes. Un père de famille préfère orienter ses fils dans l’armée ou dans le commerce, les études viennent en dernier ressort. Mais durant les dernières années, cette philosophie du travail a tendance à changer, car il y a un basculement total dans les études. Cela peut s’expliquer par le constat du faible taux des populations nordistes dans les administrations tchadiennes qui impacterait négativement sur eux. C’est un constat qui a été fait depuis la prise de pouvoir par Goukouni Weddeye et dont les régimes qui se sont succédé à la tête de l’État ont misé sur le renversement de ce déséquilibre qui tend aujourd’hui à soulever assez de questionnement sur ce basculement qui s’accompagne de la plus grande corruption, du clientélisme et du communautarisme au sommet de l’État. Le bilinguisme critiqué et dénoncé comme le porte-drapeau du clientélisme et du népotisme qui gangrène le développement par les Tchadiens du Sud fortement chrétiens se revendiquant des enfants des premiers intellectuels Tchadiens aujourd’hui écartés dans les recrutements et les nominations au sein du gouvernement au détriment des populations 91

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du nord attisent de frustrations et de mécontentement qui poussent certains de temps en temps à rejoindre les mouvements politico-armés. L’exemple le plus récent est l’engraissage du mouvement politico-militaire FACT, tenu pour responsable de la mort d’Idriss Deby Itno par certains sudistes avides du changement et qui ont décidé de regagner le rang de la rébellion, dirigée aussi par les nordistes. Stratégiquement discutable, la création des mouvements politicomilitaires est rarement l’apanage du Sud. « Au Sud, les « codos » (abréviation de commandos) sont actifs après 1984, puis vers 1992-93, 199798. Pratiquement plus depuis » (Magrin, 2008). « La plupart d’origine Mbaye et Ngambaye. Ceux-ci sont parfois assimilés à l’ensemble Sara, le groupe… Succède la rébellion du Comité de sursaut national pour la paix et la démocratie (CSNPD) en 1992-1993, puis celle des Forces armées pour la république fédérale (FARF) de Laokein Bardé, brutalement réprimée en 1998 » (Lemarchand, 2005). Un mouvement qui était né probablement à cause des conséquences de la prise de pouvoir par les nordistes que l’on pouvait apercevoir dans leurs actes, une sorte de vengeance. Rappelons que géographiquement, le sud densément peuplé et pacifiquement installé sur un substratum moins pratique au style de guerre propre aux tchadiens (la guerre du désert) à cause de la présence des zones de végétation dense qui constituent un des facteurs excluants. La zone de l’Ouest du Tchad (Lac-Tchad) fait aussi rarement l’objet de zone de prédilection des mouvements rebelles. Elle est considérée comme une zone très stratégique qui permet de relier rapidement le Nord à N’Djamena à l’exemple de la récente incursion des rebelles du FACT qui s’est soldée par la mort de Deby dans le Kanem. « Les anciens partisans d’Hissein Habré (notamment Goranes), chassé du pouvoir par son lieutenant Idriss Déby en décembre 1990, combattent un moment à partir du lac Tchad, vers 1992-93. À partir de la fin des années 1990, le Toubou Youssouf Togoïmi anime un foyer de résistance à partir du Tibesti (19972002). Puis, plus récemment, les mouvements se développent dans l’Est du pays, rassemblant notamment des Zaghawa (l’ethnie du président Deby) ou d’autres populations de l’Est comme les Tama, alliés à des Goranes et des Arabes » (Magrin, 2008). Bref, les grands bastions des rébellions tchadiens demeurent le grand Nord et l’Est du pays reconnus pour leur position stratégique à l’interface des trois frontières (Tchad-Libye-Soudan) et dont naissent et proviennent les grandes menaces d’incursion des groupes rebelles sur N’Djamena. 92

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L’un des derniers groupes armés qui allait s’installer dans le sud est le Front Populaire pour le Redressement (FPR) de Baba LADE (père de brousse en peul où il est originaire) qui naquit le 15 octobre 1998. Un groupe considéré par Deby-père non pas comme un groupe rebelle, mais comme un groupe de coupeurs de route, de bandits et mercenaires. Une chose est sure, c’était un mouvement armé hybride à cheval entre la République Centrafricaine, le Tchad et d’une partie du Soudan du Sud reconnu par ses méthodes de pillage des biens des populations (troupeaux de bœuf et autres). C’est un mouvement qui a été très vite maîtrisé et anéanti par la stratégie du défunt Idriss Deby Itno avec le soutien des autorités de la République Centrafricaine où il était le plus menaçant dont une grande partie de sa milice était originaire. C’est un mouvement qui a disparu sans grand danger à N’Djamena et aucun des mouvements rebelles n’ont atteint la capitale par le Sud. « En quarante ans de conflits tchadiens, seules trois colonnes de rebelles sont arrivées jusqu’à N’Djamena – en décembre 1990, avril 2006 et février 2008 » (RFI, 2020). TENTATIVES DE RÉSOLUTION DES CONFLITS TCHADIENS ET LES ENJEUX DES ACCORDS DE PAIX Le Tchad est l’un des pays d’Afrique qui a connu plus de guerres civiles, de multiples rébellions et coups d’État, d’insurrection de trop qui ont fait couler beaucoup de sang des Tchadiens. « Sur les 75 à 80 conflits recensés à travers le monde depuis 1945, on dénombre une quarantaine de guerres civiles en Afrique dont certaines ont été extrêmement longues comme celles du Tchad. Ce pays, après 42 ans de guerres civiles, est cité parmi les pays africains les plus ravagés par les conflits politiques violents » (Adoum S. A, 2012, pp. 45-55). Le dernier en date est à l’origine du décès de l’homme le plus gradé de la sous-région, le maréchal Idriss Déby Itno, considéré comme l’un des plus talentueux et compétents dans le domaine militaire de la sous-région. Il fait partie de ces chefs de guerres africains qui ont été portés au pouvoir par les armes et qui se sont imposés en maître de guerre dans la sousrégion. Il fait aussi partie des hommes en treillis qui ont marqué l’histoire militaire du Tchad, mais à côté de lui, existe plusieurs personnalités, des seigneurs de guerre devenus politiciens et hommes d’État à l’exemple de Goukouni Weddeye et de Hissein Habré qui lui ont devancé sur le sentier du métier d’arme. 93

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Dans un pays où la grande partie est semi-désertique ou désertique (deux tiers) dont la problématique du contrôle de la territorialité avec des vastes zones frontalières poreuses se pose avec acuité dans un contexte de conflictualités débordantes et de sabotage de la souveraineté de l’État dans certaines parties exotiques du territoire. Ce qui constitue un risque et une menace pour ses pays voisins qui ont l’habitude de s’engager directement dans la recherche de la paix à travers l’organisation des Conférences et la convocation des protagonistes afin de leur faire s’asseoir sur la même table de discussion. Ce qui conduit souvent à des accords de paix, mais qui dans l’ensemble, sont caducs. Des accords de paix qui ne sont pas souvent respectés, ce qui témoigne l’échec de ces pourparlers à cause de manque de patriotisme des élites. Les rivalités entre les seigneurs de guerre tchadiens paralysent le pays depuis le début des grandes hostilités de 1979 jusqu’aujourd’hui. Les premiers pourparlers entre les frères d’armes tchadiens commencèrent très tôt sous l’initiative de la Force française stationnée au Tchad depuis le règne du premier président tchadien qui demanda leur soutien par un accord. Une médiation sans gain de cause qui serait accompagnée par l’entrée du Soudan dans la danse des négociations, mais aussi sans suite, un échec. D’accord en accord après les premiers conflits qui débutèrent le 12 février 1979, mais sans aucune issue positive. On dirait que les chefs de guerres qui ont divisé le Tchad en zone de domination et d’influence communautaire avaient décidé réellement de s’affronter malgré les processus de médiation enclenchée çà et là. L’accord de Kano au Nigéria qui s’était déroulé du 07 au 14 mars 1979 était la première grande assise entre les frères tchadiens appuyés par les pays voisins afin de trouver de solution à la crise politico-militaire intertchadienne qui s’était ouverte un tant soit peu. « L’accord dit de Kano I a été signé par le président de l’époque, Félix Maloum Ngakoutou Bey-Ndi, son Premier ministre Hissène Habré, des chefs de tendances politicomilitaires, notamment Goukouni Weddeye pour le Frolinat et Aboubakar Mahamat Abderamane chef de la troisième armée représentant aussi le MPLT » (Tchadinfos, 2021). « Les grands points de l’accord sur lesquels des détails ont été donnés, sont le cessez-le-feu, l’amnistie générale, la formation d’un gouvernement d’union nationale de transition, la dissolution des institutions existantes, les forces armées intégrées et de la présence des troupes françaises au Tchad » (Tchadinfos, 2021). Au départ de cette rencontre historique, tout laissait croire à une bonne conclusion 94

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pour l’avenir d’un jeune pays ensanglanté par une guerre fratricide. Le président Maloum et son Premier ministre Habré avaient accepté de démissionner selon la décision et la volonté des différentes factions présentes à la rencontre. Cet acte de bon sens n’a pas servi à grande chose, car cela n’avait pas pu empêcher l’enchevêtrement de ces différentes factions armées. Les failles de cette première rencontre avaient nécessité la tenue d’une deuxième assise (Kano II) en avril de la même année. Il s’agissait de rectifier les erreurs de la première rencontre et d’agrandir le champ d’action aux autres mouvances politico-militaires qui étaient absentes lors de la première conférence. Tout compte fait, les deux rencontres ont été bénéfiques pour Goukouni Weddeye qui a été désigné lors de la première rencontre comme le président du conseil d’État qui a pratiquement duré seulement quelques jours. En réalité, Kano I et II n’ont pas servi à grande chose dans la recherche de la paix entre les frères tchadiens, c’était en quelque sorte un fiasco, car aucun vrai compromis n’avait été trouvé. C’est dans ce contexte de non compromis qu’une nouvelle conférence a été convoquée cette fois-ci à Lagos dans une autre ville du Nigeria. Cela témoignait en quelque sorte la volonté du Nigeria de participer activement à la recherche de la paix au Tchad au risque de contamination dans son pays qui était aussi dans une période fragile. Un processus de recherche de la paix dont les vrais concernés, c’est-à-dire les différentes factions politicomilitaires ne se préoccupaient guère, mais de leurs intérêts personnels et mesquins de passer par tous les moyens pour se hisser à la tête de l’État. On est tenté de croire que les différents leaders se servaient de leur position et fonction pour servir leurs ambitions démesurées qui parfois les obligeaient à monter sur le cheval fougueux de leur cœur tout en activant les fibres dangereuses du communautarisme et de la religion. Les négociations de Lagos débutaient en août 1979 dont la première a été aussi un échec avec presque les mêmes tendances politico-militaires qui se combattaient les uns les autres sous les regards convoitant des pays voisins comme le Soudan et la Libye ainsi que son allié direct la France. Lors de ces différentes rencontres, ces acteurs extérieurs ont plusieurs fois changé d’alliés en soutenant à tour de rôle les factions qui leur semblaient intéressantes. C’est dans ce jeu d’acteur que la Libye avait changé de stratégie en soutenant lors de la dernière rencontre de Lagos, G. Weddeye au détriment de H. Habré qui avait quant à lui, le soutien du Soudan et par la suite de la France et des ÉtatsUnis plus tard. Une alliance qui va être très capitale et bénéfique pour le chef 95

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du FAP lors de cette rencontre. Il sera choisi pour la deuxième fois par ses pairs pour être à la tête du GUNT (Gouvernement d’Union Nationale de Transition) du 3 septembre 1979 au 7 juin 1982. Une nouvelle phase de l’histoire de la politique tchadienne commence ainsi avec la mésentente entre les frères du grand Nord qui hier se battaient contre ceux du Sud. Normalement à ce niveau, les hostilités devraient s’arrêter, mais au contraire, on assiste à la naissance d’une autre forme de conflictualité, cette fois-ci entre les frères du Nord, eux-mêmes avec G. Weddeye en chef de file. L’erreur politique qui provoque le déclin de Goukouni Weddeye provient de sa déclaration en janvier 1981, soit un an après sa victoire sur Habré à Tripoli en Libye devenus par la quête d’intérêt et de soutien, son allié incontournable où il déclare publiquement le rattachement du Tchad à la Libye. C’était « l’infranchissable » dans un contexte de guerre froide dont les grands de ce monde comme les États-Unis et surtout la France qui avaient des accords de défense avec le Tchad, ne pouvaient pas l’accepter. En voulant rectifier le tir, il a par la même occasion provoqué la rupture avec Kadhafi. Pris entre le marteau de la France et l’enclume de la Libye, il a fini par perdre le pouvoir au détriment de son plus grand rival H. Habré. Cette annonce de Tripoli, le fameux projet de l’unique « Jamahiriya » entre le Tchad et la Libye qui venait confirmer le projet de Kadhafi d’étendre sa domination sur le Sahel, a provoqué une réponse rapide de la part des grandes puissances. Et c’est ainsi que Habré, qui était en débandade dans le Nord a été soutenu par la France et les États-Unis et qui renversa Weddeye en 1987. Hier, il faisait partie des principaux acteurs à réconcilier et aujourd’hui, il fait partie des réconciliateurs autour de mêmes problématiques. De Kano à Doha au Qatar, en passant Lagos, les enjeux et défis restent inchangés, ce qui montre que le Tchad est piégé dans le cycle infernal de crises politico-militaires. Même si, G. Weddeye avait démissionné officiellement de son rôle de médiateur dont on ne sait les vraies raisons. Les négociations de Paix de Doha, commencée en mars 2022, demeure une parfaite occasion de faire entendre raison aux différents groupes politico-militaires de déposer définitivement les armes et d’opter pour une paix durable que les Tchadiens, appellent de leurs vœux.

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LE DUO GOUKOUNI-HABRÉ : ENTRE UNION ET DÉSUNION L’on ne peut parler de Goukouni Weddeye sans pour autant mentionner son frère Hissein Habré dont leur histoire et destin se ressemblent et se sont croisés à plusieurs fois. Au début, les deux frères d’armes militaient pour la même cause et dans la même mouvance politicomilitaire. Chacun à la tête d’une grande faction politico-militaire, leurs points de vue se sont rapprochés et se sont écartés à plusieurs reprises dans leurs aventures. Ils étaient les deux hommes forts du FROLINAT à se former un bon duo lorsqu’il s’agissait de défendre les intérêts du Nord. On se rappelle encore leur complicité dans les prises d’otage, de leur alliance contre le régime de N’Djamena, contre la Libye ou encore lors de l’accord de Kano I. Mais en même temps, leur rivalité frappe à l’œil et a permis que la Libye et les autres pays les utilisent à tour de rôle pour arriver à leurs propres fins. Goukouni Weddeye était à la tête de FAP (Forces Armées Populaires), branche du FROLINAT, qu’il le rejoint en 1968 aux côtés de Habré et plein d’autres seigneurs de guerres portés par l’esprit révolutionnaire. Quelques années plus tard, en 1976, il se sépara de Habré, après la création de la deuxième armée avec ce dernier, une autre branche du FROLINAT. Il a fallu attendre en 1979 afin qu’il puisse être choisi lors de l’accord de Kano au Nigeria comme Chef du Gouvernement d’Union Nationale de Transition (GUNT). L’un des événements clé caractérisant leur trait d’union demeure l’entrée triomphale à N’Djamena de Weddeye avec son armée en 1979 et qui font partie des causes de la terrible guerre de guérilla urbaine qui détruira la capitale tchadienne. « En 1979, il entre à N’Djamena à la tête de sa tendance politico-militaire les Forces armées populaires (FAP) venues apporter leur soutien à Hissein Habré, chef des Forces armées du nord (FAN) qui combattaient l’Armée nationale tchadienne (ANT) du Général Félix Maloum » (Mondafrique, 2015). Pourtant, le FAP avait décidé de rester neutre, une position qui ne durera pas longtemps à cause justement d’une fraternité renforcée entre les hommes de guerre du Nord qui ont en commun, un autre lien très fort, la religion musulmane. Il semble qu’au début, le groupe de Goukouni Weddeye ne soit pas intervenu pour porter une main forte directement à Habré, mais pour assurer la sécurité des citoyens musulmans vivants à N’Djamena qui serait 97

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menacés par le FAT sous la direction de Maloum et constitué des ethnies du Sud. Cela ressemble juste à un prétexte pour se constituer en des communautés. L’un des grands problèmes du Tchad, découle de ce communautarisme et tribalisme qui ont fini par prendre le dessus sur le modèle d’État-nation que les Tchadiens voulaient construire et qui trébuche jusqu’aujourd’hui à cause certainement de la mésentente de ses leaders et de leur manque d’idées républicaines. Le point commun de ces deux seigneurs de guerre était au départ, la lutte contre l’autoritarisme instauré très tôt par Ngarta Tombalbaye, le premier président tchadien qui avait ajouté une dose particulière au marxisme grandissant, calqué sur le modèle soviétique exporté en Afrique par certains révolutionnaires de l’époque. Tout commence par l’instauration du parti unique sous la bannière du PPT (Parti Progressiste Tchadien), branche de RDA (Rassemblement Démocratique Africain) d’Houphouët Boigny en remplacement du multipartisme hérité du système français. Mais surtout la chasse au sorcier lancée par ces derniers contre les cadres du Nord, du Centre adeptes de la religion musulmane, mais aussi les leaders politiques de toutes les régions du Tchad. Le déclic arriva avec l’exécution de son projet diabolique dénommé « Tchaditude », une sorte dangereuse de retour aux sources copté chez les révolutionnaires les plus engagés dans la construction de leur État respectif. Un modèle qui a fait plus de mal que du bien dans un Tchad multiculturel et pluriethnique dont les séquelles existent jusqu’aujourd’hui. Ce soutien est le signe d’une belle entente entre les frères d’armes du Nord bien avant que leurs intérêts personnels ne fassent irruption dans un contexte qui avait besoin beaucoup plus de concessions que de divisions afin d’instaurer un climat de paix durable. Il faut se dire que chacun était emporté par ses propres calculs politiques, car presque tous les chefs de guerre en occurrence Goukouni et Habré voulaient briguer la magistrature suprême. On pourrait bien donner les causes de leurs affrontements, mais les vraies raisons ne s’écartent pas de cette première qui se voyait à travers leurs discours. Deux hommes qui ont combattu ensemble durant des années et se sont retournés l’un contre l’autre. Il est vrai qu’ils étaient issus d’une même communauté, mais de différent sous-groupe. Le premier Toubou Daza et le second, Habré le Toubou Téda, mais leur grande différence provenait de leur vision opposée. Tous deux ont connu presque la même trajectoire. Maquisprésidence-exil dans des situations qui ne bénéficient guère au Tchad, qui sort perdant à chaque fois qu’il y a la prise de pouvoir par les armes. 98

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Pratiquement, les causes des affrontements directs entre les deux groupes ont été l’attaque par les éléments de Habré sur ceux de Goukouni en mars 1979 dans la ville de Mongo au Centre du Tchad. La bataille s’était transférée à N’Djamena où en guise de réplique les éléments de Goukouni avaient attaqué les bases de son ami d’hier devenu ennemi aujourd’hui. C’est ainsi que la grande guerre civile éclata à N’Djamena et durera neuf (09) mois. Toute la ville était détruite avec de milliers de morts et de déplacés à l’intérieur du pays et dans les pays voisins dont certains étaient jusqu’aujourd’hui. Cette guerre civile prendra fin avec le retrait des éléments de Habré, le 15 mars 1980 avec le soutien de la Libye. Par le soutien direct de la France, Goukouni Weddeye sera renversé trois ans plus tard par le même Habré après des lourds combats qui durèrent jusqu’à sa défaite définitive en 1987 par les Forces armées nationales du Tchad (FANT) où il prendra la route de l’exil en Algérie. On comprend ici que ce n’est pas seulement le système de conflictualité Nord-Sud qui pose assez de problèmes au développement du Tchad et au processus de la construction de son État, mais aussi et surtout de la concurrence intertribale ou intercommunautaire comme le cas entre ces deux frères du Nord. En abordant cette série de conflictualités armées entre les frères tchadiens, l’on soulève par la même occasion, leurs conséquences sur le processus de la démocratisation et de la construction de l’État tchadien qui mérite une attention particulière et poussée. CONCLUSION On affirme souvent que l’impossible n’est pas tchadien, à travers ce slogan, l’on retrouve l’engagement qui a débouché sur la naissance du premier mouvement révolutionnaire (FROLINAT) et l’hégémonie des seigneurs de guerre comme Goukouni Weddeye. Personne n’aurait cru qu’il pouvait se hisser à la tête de l’État par la force des armes, mais sa volonté et son courage ont marqué la différence comme la plupart des dirigeants tchadiens, laissant croire que la guerre est le seul moyen de conquérir le pouvoir de N’Djaména. Ce qui lève l’équivoque sur les conséquences de la prise de pouvoir par les armes et la place des hommes en treillis dans l’évolution politique et la construction de l’État tchadien. L’analyse de ce parcours atypique d’un homme de guerre, devenu président et reconverti aujourd’hui en un médiateur de la République en s’opposant à des revendications armées, nous permet d’appréhender les 99

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conséquences négatives des luttes armées sur l’évolution politique et le développement d’un jeune État comme le Tchad qui a besoin de paix pour son développement économique et social ainsi que pour la construction de son État-nation. BIBLIOGRAPHIE Adoum, Souleymane A. (2012), « Tchad : des guerres interminables aux conséquences incalculables », dans : Guerres mondiales et conflits contemporains, 248, p. 45-55. https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales- et-conflitscontemporains-2012-4-page-45.htm, Vue le 18 Novembre 2021. Arditi, Claude. (2003), « Les violences ordinaires ont une histoire : le cas du Tchad », dans : Politique africaine, 91, p.51-67. https://www.cairn.info/revuepolitique-africaine-2003-3-page-51.htm, Vue le 18 Novembre 2021. Crisis Group. (2021), « Les défis de l’armée tchadienne », https://www.crisisgroup. org/fr/africa/central-africa/chad/298-les-defis-de-larmee-tchadienne, Vu le 03/10/2021. Dumont, Gérard-François. (2007), « Géopolitique et populations au Tchad », dans : Outre-Terre, 3, https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2007-3-page263.htm, Vu le 07 janvier 2021. Géraud, Magrin. (2008), Tchad : Géographie d’une guerre ordinaire https://journals.openedition.org/echogeo/2249, Vu le 03 octobre 2021. L’Observateur. (2008), « L’accord secret qui lie la France au Tchad », https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-monde/20080203.RUE3030/laccord-secret-qui-lie-la-france-au-tchad.html.Vu le 17 novembre 2021. Lemarchand, René. (2005), « Où va le Tchad ? », dans : Afrique contemporaine, 215, https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2005-3-page117.htm, Vu le 26 décembre 2021. Maxime, Cazelles. (2010), « Géopolitique du désert : le cas du Tchad », Université Panthéon-Assas, Mémoire de master en Sécurité et défense, 103 pages. Mondafrique. (2015), « Séries d’été : Goukouni Weddeye, le maquisard devenu faiseur de paix», https://mondafrique.com/series-dete-goukouni-weddeyele-maquisard-devenu-faiseur-de-paix-830/, Vu le 13 novembre 2021. Radio France Internationale. http://www.rfi.fr/fr/afrique/20100810-chronologietchad-independant, Vue le 05 mars 2020. Robert, Buijtenhuijs. (1987), « La rébellion tchadienne : guerre Nord-Nord ou guerre Nord-Sud ? », dans : Politique africaine, 33, Magazine. Saleh, M. Ibni Oumar Mahamat. (2007), « Le Tchad objet d’un double enjeu », dans : Nouvelles Fondations, 5, https://www.cairn.info/revue-nouvellesfondations-2007-1-page-134.htm, Vu le 30 novembre 2021.

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Goukouni Weddeye, le trajet exceptionnel d’un militaire tchadien devenu homme d’État Tchadinfos. (2021), « Ephéméride : ce que dit l’accord de la conférence de Kano I sur le Tchad ». https://tchadinfos.com/tchad/ephemeride-ce-que-ditlaccord-de-la-conference-de-kano-i-sur-le-tchad/, Vu le 04 décembre 2021. Triaud, Jean-Louis. (1992), « Au Tchad, la démocratie introuvable », dans : Le Monde diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/1992/02/TRIAUD/ 44167, Vu le 30 novembre 2021.

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De Ben Bella à Bouteflika : le parcours politique des rebelles de la révolution algérienne Hayette Rouibah Université Mohamed Seddik Ben Yahia, Jijel, Algérie, [email protected] RÉSUMÉ : Cet article traite des maquisards et rebelles algériens qui ont combattu la France coloniale, et qui sont devenus hommes politiques, et même chefs d’État après l’indépendance du pays. De Ben Bella, arrivé au pouvoir en 1962, jusqu’à Bouteflika, l’ex-chef rebelle, qui a pris les rênes du pouvoir en 1999, en passant par Boumediene et Chadli Benjedid, Ces chefs d’État Algériens ont tous en commun d’avoir servi dans l’armée de libération nationale. L’histoire de l’Algérie indépendante est marquée par cette interférence entre le militaire et le politique. Depuis 1962, tous les présidents algériens (sauf l’actuel président Abdelmadjid Teboune élu en 2019) étaient dans les rangs de l’ALN (l’armée de libération nationale), et ont participé à la guerre de l’indépendance. Transformés en hommes politiques, ces ex-militaires ont façonné l’histoire de l’Algérie. Mots-clés : Ben Bella, Boumediene, Bouteflika, Rebelles, révolution Algérienne.

INTRODUCTION L’histoire de l’Algérie moderne est marquée par sa révolution nationale. La guerre de libération qui a mené à l’indépendance a contribué à faire émerger des hommes qui – durant cette guerre – étaient des leaders politiques et militaires ou au contraire, n’étaient nullement connus lors du combat pour l’indépendance. Deux politiciens et ex-guerriers incarnent ce surprenant destin interposé de deux hommes qui se sont succédé aux règnes de l’Algérie. Le premier, Ahmed Ben Bella est un activiste nationaliste ayant fait ses premiers pas au sein du courant indépendantiste algérien et ayant eu 102

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comme guide Messali Hadj. Au lendemain de l’indépendante, Ben Bella sera le premier président de la République algérienne démocratique et populaire. Homme à une grande carrière politique, il connaîtra l’effacement après la grandeur. Le deuxième est Boumediene qui a su mettre à son profit le contexte postindépendance, pour se projeter, à la faveur de son coup d’état de 1965, à la tête de l’Algérie indépendante et marquer de son empreinte le processus de modernisation algérienne et la politique extérieure indépendante. uant au président Bouteflika, homme politique et diplomate aguerri, il s’est vu prendre les destinées de la diplomatie algérienne à l’âge de 25 ans dans un contexte international difficile. Après la mort de Boumediene et l’arrivée de Chadli Benjedid au pouvoir, l’homme accusé de détournement de fonds se retire dans les pays du Golfe et en Suisse où il mène une vie paisible, tout en gardant un œil sur toutes les dynamiques politiques intérieures en Algérie (il n’a jamais cessé d’être membre du bureau politique du FLN). Après avoir eu des garanties, Bouteflika retourne en Algérie pour devenir Président de la République à l’issue des élections de 1999. Commence dès-lors une nouvelle ère pour cet homme, d’une destinée hors du commun, lequel laissera sa trace présidentielle dans l’Algérie post-Hirak. Cette étude se veut une analyse socio-historique du parcours de ces chefs d’État/Moudjahidines, et de l’impact du contexte de la guerre de libération sur leurs cheminements et leurs gestions des affaires de leurs pays. Il s’agit en effet de vérifier comment ces présidents ont utilisé la légitimité révolutionnaire pour justifier leurs choix et écarter leurs opposants dans un contexte de construction de l’État post colonial dans les pays du sud. Il est question également de comprendre comment ils ont instrumentalisé cette légitimité historique -à travers leur positionnement lors de la guerre de libération nationale- dans la gestion du jeu politique algérien. BEN BELLA, DU LEADERSHIP HISTORIQUE ET POLITIQUE Ahmed Ben Bella, le premier président de l’Algérie indépendante est un homme politique et militaire qui incarne la convergence entre le politique et le militaire. Homme francophone avec des penchants arabophones et des valeurs islamiques inspirés de la société algérienne, Ben Bella voulait conduire l’Algérie dans une voie socialiste qui 103

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caractérisait le monde des années 1960, mais le coup d’État mené par son ministre de la Défense a privé les Algériens de la possibilité de découvrir qui était vraiment Ben Bella. 1. Ben Bella : soldat et militant politique Né à Maghnia du côté de la frontière marocaine le 25 décembre 1925, dans une famille nombreuse et rurale (une famille composée de cinq garçons et de trois filles), Ahmed Ben Bella, le futur premier Président de l’Algérie indépendante est d’origine marocaine par ses parents. Il est le fils d’un couple de paysans pauvres venus très jeunes vivre en Algérie. Ben Bella ne s’est rendu que tardivement à l’endroit où sont nés ces derniers, dans les environs de Marrakech (Cattori, 2019). Élève à l’école coloniale, il parvient au niveau du brevet, après des études secondaires à Tlemcen (ouest de l’Algérie), il acquière une excellente maitrise du français, tant orale qu’écrite. En revanche, son niveau en arabe classique est très faible, voire basique. À Maghnia, l’adolescent montre de réelles dispositions pour le football (Carlier, 2012, p. 43). Ahmed Ben Bella part en France pour y faire son service militaire. Il adhère en 1937 au Parti du peuple algérien (PPA) du « père » du nationalisme algérien « Messali Hadj ».1 Il fait ses classes à Marseille où il est nommé sergent. Son talent de footballeur lui permet de rejoindre l’OM (Olympique de Marseille), d’endosser le maillot du milieu de terrain et de participer à un match officiel en équipe première en 1940. Seul Africain, il évolue au milieu de joueurs français dans une formation qui accueille aussi un Grec et un Hongrois (Crétois, 2018). Cette passion du ballon ne le quittera jamais.2 Après son retour dans sa ville natale, il passe trois années à aider sa famille dans le labour de la terre tout en consacrant son temps libre à jouer au sein du club local de football de Maghnia. Il est rappelé l’été 1943, dans les Tirailleurs Algériens avant d’être muté dans les Tirailleurs Marocains. Il participe à la campagne d’Italie.

Messali Hadj (1898-1974), homme politique algérien, il réclame dès 1927 l’indépendance de l’Algérie, il est le fondateur des premières organisations indépendantistes algériennes. 2 Durant toute sa vie, il reste un amoureux du football, il n’a cessé de parler des références de football, de vanter l’esprit sportif auprès de la jeunesse, il a même affirmé qu’il aurait pu être footballeur si le devoir ne l’avait pas appelé. Ben Bella a longtemps célébré le rôle de l’équipe du FLN du football fondée en 1958. Le 18 juin 1965, il était dans le stade d’Oran, pour regarder l’équipe nationale disputer un match contre la sélection brésilienne emmenée par Pelé, le lendemain il fut renversé par Boumediene. 1

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En 1944, il est cité quatre fois à la bataille de Monte Cassino (Italie), où il fait partie d’une unité d’élite, le 5e régiment de tirailleurs marocains (RTM). Il y perd deux de ses frères. Sa bravoure au feu est incontestable et lui vaut d’être décoré de la Médaille militaire par le général de Gaulle, chef de la France Libre (Algérie : qui était Ahmed Ben Bella ?, 2012). Ce sousofficier de l’armée française est bouleversé à son retour en Algérie par l’ampleur de la répression française des manifestations de Sétif au lendemain du 8 mai 1945. Il rejoint alors le parti du (MTLD), Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques et devient membre de sa troupe de choc, l’Organisation spéciale (paramilitaire) (OS). Il passe dans la clandestinité, supervise la mise en place de l’OS en Oranie, dont il devient le premier chef régional. Ahmed Ben Bella se distingue alors en organisant avec Ait-Ahmed, qui dirige l’opération, le « hold-up » de la poste d’Oran3 pour remplir les caisses de son parti (De Rochebrune & Stora, 2011). Ben Bella est promu à la tête de l’OS durant l’automne 1949. En dehors de sa ville natale, personne ne le connaît. Pourtant, il est l’un des principaux dirigeants du parti politique algérien (MTLD). L’organisation spéciale (OS) fut découverte par la police en mars 1950. En trois mois, elle est démantelée, sauf dans les Aurès. Ben Bella, dernier chef en titre, est arrêté en mai 1950. Il veut assumer haut et fort son engagement « révolutionnaire ». Ses adversaires en interne jugent son comportement peu glorieux devant la police, puisqu’il a parlé sans avoir été torturé. En réalité, la police savait déjà presque tout sur l’OS, et Ben Bella s’était bien gardé de parler de ce qu’elle ignorait encore, et ignorera jusqu’au bout : le rôle des Aurès, qui ne sont donc pas touchés ; la localisation de dépôts d’armes restés à l’abri, et qui servira par la suite dans le déclenchement de la révolution le 1er novembre 1954 ; sans parler de la réserve logistique frontalière que constitue Maghnia. (Carlier, p. 44). Condamné à 7 ans de prison, Ahmed Ben Bella s’évade de la prison de Blida en mars 1952 et rejoint après quelques mois à Paris un premier noyau de dirigeants nationalistes algériens installés au Caire en 1953. Il s’agit en l’occurrence de Khider et d’Ait Ahmed.4 L’attaque à main armée de la grande poste d’Oran en avril 1949, il s’agissait pour les jeunes nationalistes algériens de trouver de l’argent afin de pouvoir financer les activités à venir de l’organisation spéciale (OS), bras armé du PPA-MTLD. La somme s’estimait à plus de 3 millions de francs de l’époque, 3 178 000 exactement. 4 Mohamed Khider (1912-1967)politicien et nationaliste algérien impliqué dans l’attaque de la poste d’Oran préparée par L’OS fait alors l’objet d’une demande de levée d’immunité parlementaire (il était élu sur la liste du MTLD député d’Alger à l’assemblée nationale 3

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2. Ben Bella : pronateur de l’arabisme Malgré sa connaissance basique de l’arabe, Ben Bella est l’un des pronateurs de l’arabisme, il proclame l’unification de la résistance aux pays du Maghreb. Lors de son séjour au Caire, Ben Bella adhère au bureau du Maghreb Arabe, où il se lie d’amitié avec les leaders du militantisme marocain et tunisien, à titre d’exemple : Abdelkrim Elkhatabi, Allal Elfasi du Maroc et Salah ben Youcef de Tunisie, et cela dans le but de concrétiser son projet de révolution Maghrébine commune, (Kentar, 2012). En effet, il reste fidèle au cri lancé par les pères fondateurs de l’idée de l’indépendance dans le cadre de l’étoile nord-africaine. Sa visite au Maroc alors qu’il est à la tête de l’OS témoigne de cette orientation maghrébine. Il y rencontre les militants du parti de l’indépendance marocain dans le but de se procurer des armes et d’échanger avec les représentants du mouvement national marocain à propos de leur conception de la lutte armée. Son voyage en Tunisie avec Hocine Lahouel en Juin 1949 en leur qualité d’envoyés du bureau politique du parti pour rencontrer Salah Ben Youcef, leader du nouveau parti indépendantiste tunisien, se situe dans cette approche, bien que ce dernier ne fût pas chaud à l’idée. Ben Bella revient une dernière fois en Tunisie en 1950 pour y rencontrer des militants tunisiens avant la dissolution de son organisation (l’OS) (Abou, 2014, pp. 127-128). Il est également l’initiateur, avec d’autres compagnons, de l’armée de libération du Maghreb Arabe.5 La concrétisation de cette armée voit le jour au mois de janvier 1956. (Maklati, 2013, p. 59) Parmi ses fondateurs, on cite les Marocains Elmehdi Ben Anoud, Mohamed Abdellah Elmessadi, le Tunisien Tahar elaswed et les Algériens Ahmed Ben Bella, Larbi Ben Mhidi, Mohamed Boudiaf, puis Ahmed Elkatib qui les rejoint ultérieurement. Les membres fondateurs de cette armée se sont mis d’accord sur une indépendance globale des trois pays. (Mansour, 2007, p. 110). française) En juin 1951, à la fin de son mandat, pour éviter une arrestation, il quitte la France pour le Caire ; Hocine Ait Ahmed(1926- 2015) homme politique algérien et l’un des fondateurs de l’OS, Exilé au Caire, il fait partie avec Khider des 9 dirigeants du Front de libération nationale historique dont il sera le fer de lance de la diplomatie durant toutes les années de lutte pour l’indépendance. En septembre 1958, Khider et ses compagnons sont nommés ministres d’État du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). 5 Le noyau de cette armée se constitue le mois d’Aout 1954 et se compose de Ben Bella l’Algérien, Hamadi le Marocain, et Azedin Azouz le Tunisien.

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Un commandement commun de coopération militaire est créé grâce aux efforts de Ben Bella. Coordinateur entre l’extérieur et l’intérieur, son rôle consiste à s’approvisionner en armes, et à promouvoir la question algérienne. La coordination à l’intérieur était du ressort de Mohamed Boudiaf. Dans la capitale égyptienne, Ben Bella se lie d’amitié avec le Président Gamal Abdel Nasser, patron des « officiers libres ». Avec Boudiaf en interface, Ben Bella, disposant de l’aide encore modeste mais précieuse des Égyptiens (papiers, ambassades, trésorerie), s’occupe du réseau logistique extérieur, à partir de relais en Libye et au Maroc espagnol, via Madrid, Genève, Rome, Belgrade. Il oriente les achats d’armes à partir d’Égypte, les acheminant à travers la frontière libyenne et tunisienne. (Carlier, p. 45) 3. Ben Bella : chef historique et 1er Président de l’Algérie indépendante En novembre 1954, Ben Bella figure parmi les 22 chefs historiques fondateurs du Front de Libération Nationale (FLN) contre la France coloniale. En leader du mouvement panarabe, Ben Bella refuse les décisions du congrès de la Soummam6, s’oppose à Abane Ramdane7, qui impose le primat du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur et met en cause la légitimité du congrès, en indiquant que sa plateforme a oublié la référence du 1er novembre à l’islam. (Carlier, p. 46) En octobre 1956, l’avion qui transporte les dirigeants du FLN8 de Rabat à Tunis est détourné sur Alger où ces derniers sont mis en état d’arrestation puis emprisonnés. Ben Bella est incarcéré en France jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, en 1962, date de sa libération avec ses quatre compagnons, à l’occasion de la signature le 18 mars 1962 des accords historiques d’Évian. L’entrée en scène d’Ahmed Ben Bella bouleversa radicalement l’échiquier politique. Ben Bella était considéré par la presse internationale Le 20 aout 1956, les nationalistes algériens se réunissent dans la vallée de la Soummam lors d’un congrès au cours duquel le FLN se dote d’un programme et met en place une direction, le conseil national de la révolution algérienne (CNRA). 7 Abane Ramdane avec Krim Belkacem représentaient le nouveau noyau de l’insurrection, et s’opposaient au duo du Caire Ben Bella-Boudiaf. 8 Il s’agit de Ben Bella, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf. 6

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comme le véritable représentant de la Révolution algérienne. Lors du congrès de Tripoli9 (28 mai-7 juin 1962), Ben Bella opte pour un bureau politique du FLN restreint pour remplacer le GPRA10 et créer les conditions adéquates à son accession à la direction du FLN avant la proclamation de l’Indépendance. (Amer, 2006) Il se désolidarisa du GPRA et de son président Ben Khedda, s’allie avec le chef d’État-major de l’Armée de libération nationale (ALN), le colonel Houari Boumediene, et se fait élire, en 1963, premier Président de la République algérienne indépendante. Homme au contact facile, tout le contraire d’un Boumediene, timide, introverti, longtemps mal à l’aise avec les médias, Ben Bella met à l’aise ses interlocuteurs par sa simplicité et son caractère avenant. A 47 ans Ben Bella parvient donc au sommet et intègre vite le cercle restreint des leaders du tiers monde. Il ne restera au pouvoir que deux ans et demi, puisque le « groupe d’Oujda », après l’avoir soutenu, le déchoira. Ben Bella commence à poser les bases du socialisme algérien. Souhaitant instaurer en 1963 une révolution paysanne, les dernières propriétés coloniales sont nationalisées tandis qu’apparaissent les premières unités agricoles « autogérées ». Cette politique improvisée et anarchique s’est avérée infructueuse, bien au contraire, elle a conduit à un échec catastrophique, accélérant l’exode rural. Combiné à un processus d’appropriation des espaces laissés vacants par les « pieds noirs », ce mouvement d’afflux vers les villes marquera durablement le paysage urbain. Le problème du chômage qui touche une grande partie de la population aggrave la situation. Le premier Président de l’Algérie entame son ère avec de nouvelles politiques. À l’intérieur, il prône le socialisme, nationalise les banques et les assurances, et prépare le projet de nationalisation des hydrocarbures avec la création de Sonatrach. (Société nationale des hydrocarbures) (Rochieux, 2001, p. 31). Sur la scène internationale, Ben Bella entame une entrée tonitruante en octobre 1962 lors de son arrivée à l’ONU où l’Algérie est applaudie à travers lui. Sans perdre de temps, il s’empresse de quitter New York pour Cuba, sans s’attarder à Washington au grand dam de J.-F. Kennedy qui figurait pourtant parmi les premiers à soutenir le combat des Algériens aux États-Unis. Ce congrès extraordinaire du FLN devait définir les grandes lignes de l’aprèsindépendance : ratification des accords d’Évian, discussion et vote d’un programme et désignation d’une direction. 10 Gouvernement provisoire de la république Algérienne. 9

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L’époque de Ben Bella se caractérise par une diplomatie algérienne très active, bénéficiant de la réputation internationale d’une diplomatie dite « de maquisards » et entreprenante sur les questions du Tiers-monde. Djamal Abdenasser et Fidel Castro sont ses alliés privilégiés et Alger se mue progressivement en la Mecque des mouvements de libération. De cette époque datent quelques-unes des constantes qui ont marqué par la suite la politique étrangère de l’Algérie. On décèle ainsi trois postulats de base : la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme, le soutien des mouvements de libération, la coopération internationale tant avec les pays du Tiers-monde qu’avec les puissances socialistes (Rochieux, p. 31). Ben Bella compte justement sur la conférence afro-asiatique de l’été 1965 pour faire de son pays le phare d’un monde libéré, et conforter du même coup son leadership à l’intérieur. Mais le coup d’état de 1965 ne lui laisse pas le temps d’aller au bout de son projet. Boumediene, qu’il avait connu pauvre et timide en Égypte, et qui lui devait en partie sa promotion, va le renverser (Carlier, p. 49). Ben Bella reste dans l’imaginaire des Algériens ce premier président davantage tourné vers les questions du nationalisme arabe et les causes du Tiers-monde que vers celles internes. Il est vrai qu’en deux ans aux pouvoir, l’homme n’a pu concrétiser pleinement ses idées fondées sur un socialisme inspiré des valeurs de l’islam. Après quatorze années d’isolement en résidence surveillée, le voilà libéré en 1979, prenant asile à Paris puis Genève, créant le mouvement démocratique algérien en 1982, proche de la mouvance islamique, mouvement qui n’a pas réussi à s’imposer en Algérie. Ben Bella, le Héros de la Deuxième guerre mondiale, décoré par de Gaulle, dernier chef de l’OS, membre du groupe des neuf chefs « historiques » du 1er novembre, a pu surmonter 14 ans d’enfermement par sa force mentale et physique. Il meurt en 2012. Le président Bouteflika lui réserve des funérailles nationales en hommage au grand personnage historique et politique qu’il était. BOUMEDIENE : DU NÉANT AU SOMMET DU POUVOIR Houari Boumediene s’inscrit à l’antipode de Ben Bella. Homme timide, mais ambitieux, il a pu bénéficier des faits et des évènements qui ont marqué la guerre de libération nationale. 109

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Qui est cet homme, qui incarnait pour certains un dictateur et pour d’autres, l’architecte de l’État algérien moderne ? Entre ces deux extrêmes, l’homme hante encore l’histoire de l’Algérie moderne. 1. Boumediene : soldat inconnu durant la révolution Né à Guelma (Est de l’Algérie) le 23 août 1932 dans une famille de paysans pauvres, Mohamed Boukherouba de son vrai nom, rejoint l’école française à l’âge de 6 ans tout en se rendant, en parallèle à l’école coranique. À l’âge de 13 ans, il est témoin des massacres du 8 Mai 1945. Houari Boumediene, surnommé le « suédois » à cause de ses cheveux blonds et de ses yeux verts, poursuit ses études à l’institut zitouna à Tunis, puis se dirige par la suite vers l’institut al-Azhar au Caire en 1950. En 1953, il fait la connaissance d’Ahmed Ben Bella en Égypte. Au Caire, il est touché de plein fouet par l’effervescence politique engendrée par le renversement du roi Farouk. Il s’abreuve aussi bien des courants du baathisme, de l’arabisme, de l’islamisme, voire de variantes du marxisme (Kaouah, 2019). Dès le déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954, Mohamed Boukharouba interrompt ses études pour entamer une formation militaire qui le conduit, avec un commando chargé par les représentants de la Révolution, à mener à bon port les armes destinées aux maquisards de l’Oranie en février 1955 (Haichour, 2020). C’est à ce moment-là qu’il prendra le pseudonyme de Houari Boumediene en référence aux saints patrons : Sidi Houari d’Oran et Sidi Boumediene de Tlemcen. Il rejoint la cinquième région au côté de Larbi Ben M’hidi. Il en gravira rapidement les échelons hiérarchiques, est nommé à la tête de la cinquième région en 1957 et est membre du secteur de l’ouest sous les ordres de Mohamed Boudiaf, puis celui d’Abdelhafid Boussouf. En novembre 1957, Houari Boumediene succède à Boussouf à la tête de la Wilaya V avec le grade de colonel. Alors chef d’état-major depuis 1960, il entre en conflit avec le GPRA. Il dispose de « l’armée des frontières », puissamment équipée. Le président Ben Bella le nomme en mai 1963, dans son premier gouvernement, ministre de la Défense nationale puis vice-président du Conseil des ministres, mais suite à un désaccord, les deux hommes se séparent. Houari Boumediene renverse Ben Bella et devient chef d’un Conseil de la Révolution composé de 26 membres le 19 juin 1965. 110

De Ben Bella à Bouteflika : le parcours politique des rebelles de la révolution algérienne

En homme militaire, il a peu de considération pour le FLN qui, demeure sans pouvoir réel, et s’appuie sur l’armée pour gouverner. Grâce à la redoutable sécurité militaire, il élimine peu à peu ses opposants. On le soupçonne d’être responsable de l’assassinat de Mohamed Khider en 1967 et de Krim Belkacem en 1970. Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf vivent en exil à l’étranger. Le Conseil de la Révolution lui-même est épuré : seul Abdelaziz Bouteflika, conservera ses fonctions (Rochieux, p. 32). Son penchant autoritaire, ne faisait pas de doute. Le coup d’état du 19 juin 1965 appelé « redressement révolutionnaire » et considéré comme fête nationale11, est justifié par Boumediene par des raisons liées à la mauvaise gestion et à la dilapidation des deniers de l’état. Par cet acte, Boumediene dit avoir agi pour conserver l’unité nationale.12 Bien que handicapé par une légitimité historique controversée, le colonel Houari Boumediene semble être la seule autorité à pouvoir faire cesser le début d’anarchie qui affecte les rouages de l’État et mettre en œuvre les idéaux de la révolution de 1954. (Mebroukine, 2006). 2. Boumediene : architecte volontariste de l’état algérien moderne ? Boumediene était très fier d’avoir institué les APC (Assemblées populaires communales) en 1967, et les APW (Assemblées populaires de wilayas) en 1969. Un modèle de développement axé sur le socialisme fut instauré, une révolution agraire, une révolution industrielle et une autre culturelle constituaient les axes de son programme de modernisation algérienne. Il nationalise les hydrocarbures dès 1971, démocratise l’enseignement et scolarise massivement les filles. Cette volonté d’éradiquer l’illettrisme s’incarnera en des débats intenses entre le Président et les étudiants, pour la plupart issus de milieux modestes, sur les choix politiques et socioéconomiques à même de réussir la politique de modernisation.

Cette fête sera supprimée 40 ans après (février 2005) par le président Bouteflika. dans un contexte marqué par l’insurrection de la Kabylie fomentée par le leader historique Hocine Aït Ahmed, le conflit frontalier avec le Maroc, la dissidence du chef de l’ex-Wilaya VI (devenue à l’indépendance la 9e Région militaire), le colonel Chaâbani, l’organisation de l’opposition autour du FFS (front des forces socialistes dirigé par ait Ahmed) et du PRS (dirigé par Mohamed Boudiaf), sous l’appellation de Comité national pour la défense de la révolution, cependant que se dégradait la situation économique et sociale. Révélant au grand jour l’incapacité du régime à y porter remède. 11 12

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C’est la « décolonisation pétrolifère ». Une « loi fondamentale » est promulguée. Elle précise les droits et les devoirs des partenaires étrangers. L’Algérie souhaite en fait obtenir une juste rémunération de ses ventes d’hydrocarbures. En 1973, le premier choc pétrolier multiplie par trois les recettes (Rochieux, p. 34). Le 27 juin 1976, une Charte est adoptée. Elle doit devenir le guide idéologique pour la décennie à venir. Le choix de la voie socialiste est réaffirmé. La Constitution de novembre 1976 se veut alors la traduction juridique des principes de la Charte. La première assemblée populaire nationale est élue le 25 février 1977. Cette constitution n’a jamais été clairement exposée dans sa procédure d’adoption, (elle a été élaborée par un comité de rédaction), ce qui signifie qu’elle est loin d’être le fruit d’une constituante. Le modèle dont elle se rapproche le plus est celui de la Constitution octroyée par le gouvernant (Dupret, 1991, p. 18). Boumediene proclame un État populaire et socialiste, un socialisme pragmatique basé sur « l’industrie industrialisante », une agriculture moderne, et quoique le schéma théorique fût brillant, sur le terrain, les résultats surtout après la mort du Président s’avèrent moins probants, voire problématiques. Les privilèges et la petite corruption commençaient à faire tache d’huile dans le système, structurant une « néo-bourgeoisie », la croissance reste trop lente, malgré les énormes investissements consentis. La Révolution industrielle avec ses cinquante usines clés en main n’a pas pu réaliser le décollage économique attendu. Quant à la Révolution agraire dont le président Boumediene semblait si fier, voulant changer l’esprit du gourbi en un mode de vie plus décent, n’a pas abouti à de grands résultats. Le fellah, devenu fonctionnaire, ne s’est pas investi dans le labour d’une terre qui n’était pas la sienne. Les Assemblées élues, APC en 1967, APW en 1969, en tant que cellules de base de la construction de l’État ne vont pas tarder à buter contre des problèmes de gouvernance locale par manque de managers et seront encadrées par des commis de l’État, soucieux de leurs prérogatives en tant que représentants nommés. Alors qu’il voulait édifier un État qui puisse survivre aux hommes et aux événements, l’administration qui a eu la charge de mener à bon port cette lourde tâche s’est vite ankylosée dans une bureaucratie déviant du chemin qui devait aboutir à un État rigoureux, de justice sociale et de compétences (Haichour, 2020). 112

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Pour Boumediene, homme intègre aux convictions profondes, l’argent de l’État appartient à la nation et ne doit nullement être dilapidé. Devenu Président de la République, il usait toujours de son seul salaire et s’interdisait les folies qu’il aurait pu facilement imputer au budget de l’État. Boumediene était guidé par un souci permanent de préserver l’unité nationale.13 Probablement, l’usage du burnous, habit traditionnel en Algérie, comportait-il, pour lui, une signification symbolique particulière, une manière d’afficher l’identité retrouvée du peuple algérien (Balta, 2007). Cette identité algérienne se décèle facilement dans sa façon de parler l’arabe algérien. Il est d’ailleurs le premier Président à s’exprimer en langue arabe au sein des Nations Unies. C’était tout un projet de société que Houari Boumediene entendait mettre en œuvre. Un an et demi avant sa mort, le président Boumediene remanie les structures du gouvernement, revient sur le modèle économique en vigueur, décide de mettre fin à la politique d’arabisation, instaure des réformes à l’entrée de l’université (Mebroukine, 2006). Ces mesures annonciatrices de réformes de structure plus profondes devaient être initiées à partir de 1979 n’ont malheureusement pas pu être menées à leur terme. Boumediene est le fondateur de l’Armée algérienne (ANP, armée nationale populaire) et de l’institution militaire, au sens moderne du terme. Davantage tourné vers le « militaire » que vers le « politique », ce penchant peut trouver son explication dans la formation militaire du personnage. Hormis une modeste présence au parti du MTLD en tant que scout durant la Révolution, Boumediene n’a jamais endossé la moindre responsabilité dans un parti politique. Ayant servi dans les rangs de l’ALN, il devient responsable militaire à la tête de la 5eme wilaya après le départ de Boussouf en 1957 et est désigné par la suite en qualité de chef de l’étatmajor de l’ALN, instance nouvellement créée (Chitour, 2014). « L’ANP sera notre vitrine intérieure et extérieure ; je ne voudrais pas qu’elle soit la vitrine de nos divisions et de nos régionalismes », ainsi, Boumediene ne pouvait se voir en dehors de l’armée, et c’est de cette institution qu’il a eu l’idée, une fois au pouvoir dans l’Algérie indépendante, de garantir à cette dernière une place de renom dans le concert des nations. Il n’a eu de cesse d’affermir et consolider l’ANP. Ce Il avait même interdit que les notices biographiques officielles des responsables comportent leur lieu de naissance, veillant à ce que le népotisme et le régionalisme ne soient pas érigés en règle au niveau des institutions et des grands corps de l’État. 13

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renforcement lui venait du fait, qu’en ce temps, les équilibres au niveau international se mesuraient en fonction du potentiel militaire des nations et de l’importance de leurs ressources naturelles. Boumediene réussit tout autant l’intégration des wilayates14 au sein de la nouvelle Armée nationale populaire. Il entrait parfaitement dans ses projets de remplacer les cadres hérités de la guerre de Libération nationale, par des officiers issus, soit des écoles de Cadets de la révolution, soit des bancs de l’université puisque les portes des forces armées leur étaient ouvertes (Balta, 2007). Par ailleurs, Certains lui reprochent son absence de vigilance à l’égard des anciens officiers issus de l’armée coloniale (les DAF)15. Ignorant les mises en garde de deux moudjahidines de la première heure, les colonels Tahar Zbiri et Said Abid16 quant à l’idée d’associer les DAF à l’édification du nouvel État, Houari Boumediene permet à une frange des DAF de se constituer en groupe homogène. Au lendemain de sa disparition, un collège de décideurs influents exercera un rôle important dans la cooptation des élites dirigeantes ainsi que dans les choix économiques, sociaux et culturels nationaux qui vont déterminer le paysage politique et économique du pays dans les décennies à venir. 3. Boumediene : leader tiers-mondiste Passionné d’art, Boumediene était parmi les plus visionnaires en matière de politique étrangère, pour qui, cette dernière devait être un prolongement de la politique intérieure. Il voulait donner à l’Algérie une place qu’elle n’avait jamais occupée auparavant sur la scène internationale. Ainsi, à la conférence des non-alignés qui se tient à Alger en septembre 1973, l’Algérie apparaît comme l’État révolutionnaire par excellence qu’il faut écouter, qui apporte son soutien à tous les « mouvements de libération », et qui entend bouleverser les rapports Nord-Sud. La participation de Boumediene, en avril 1974, à la session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU où il prononce un discours mémorable sur le Nouvel ordre économique international, reste ancrée dans les mémoires. La wilaya est une unité territoriale ou région militaire de l’Armée de libération nationale (ALN) durant la guerre d’Algérie, dirigée par un conseil de quatre membres : le chef politico-militaire au grade de colonel, secondé par trois commandants. 15 Des groupes d’officiers et des sous-officiers algériens qui ont déserté l’armée française entre 1956 et 1961 pendant la révolution algérienne et ont ensuite rejoint l’armée des frontières située derrière les frontières marocaines et tunisiennes. 16 Tahar Zbiri était alors chef d’état-major de l’ANP et le colonel Saïd Abid, alors commandant de la 1re région militaire. 14

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« Les questions palestinienne et sahraouie » illustrent on ne peut mieux la solidarité avec les peuples luttant pour leur indépendance. Sous la conduite d’Houari Boumediene, l’Algérie soutient activement les mouvements de libération d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et c’est en véritable leader du Tiers-Monde en lutte pour un ordre équitable entre les nations du Nord et du Sud, qu’elle s’investit au nom du droit des peuples à l’indépendance. En 1974 lors de la Conférence islamique de Lahore, il déclare : « On ne peut aller au paradis le ventre creux ». À cette époque, Alger est devenue «la Mecque des révolutionnaires ». En 1975 il parvient, lors du sommet de l’OPEP à Alger, à réguler la production en vue d’obtenir les prix les plus hauts possibles pour financer les pays producteurs. En marge de ce sommet, il entreprend une médiation entre l’Iran du Shah et l’Irak de Saddam et arrive à obtenir la paix entre les deux pays. Boumediene – et son inamovible ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika – obtient ses plus importants succès sur la scène internationale. Dans la continuité de la politique étrangère amorcée par Ben Bella, la relance diplomatique s’opère par l’adoption de la Charte dite des « 77 » en octobre 1967. Ce groupe, qui réunit les pays en voie de développement dans le cadre de la CNUCED17, insiste sur les efforts internes que doivent accomplir les pays du sud. Concernant l’épineux problème des relations avec la France, Boumediene répond à une question de Paul Balta en ces termes : « On ne peut ignorer le poids de l’Histoire. Entre la France et l’Algérie, les relations peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales ». Les relations entre Paris et Alger connaissent une nouvelle crise avec la nationalisation des hydrocarbures en 1971. Avec le conflit israélo-arabe d’octobre 1973, l’Algérie teste « l’arme du pétrole » et joue un rôle très important pendant la guerre des six jours contre Israël. Dès l’indépendance, une volonté d’arabisation s’affirme progressivement dans l’enseignement.18 L’Algérie refuse donc de s’associer au mouvement de la francophonie et amorce un combat contre la perpétuation de la langue française. La religion est utilisée comme instrument pour contenir une 17 La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement1 (CNUCED) est un organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations unies créé en 1964, qui vise à intégrer les pays en développement dans l’économie mondiale. 18 Un nombre important de coopérants égyptiens, palestiniens et irakiens arrivent dans le pays pour y travailler dans le secteur de l’enseignement.

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possible progression des courants laïcs et démocratiques, et surtout comme arme de légitimation du pouvoir (Rochieux, p. 3). Stratège militaire hors du commun, visionnaire incomparable, le président Houari Boumediene était porteur d’un projet de transformation de la société algérienne. Malheureusement, il n’a pas pu se hisser au-dessus des clans et des factions à l’œuvre au sein des appareils d’État et n’a pu empêcher le jeu des forces centrifuges cherchant à le déstabiliser, à partir de 1977, sitôt qu’il eut exprimé sa volonté et sa détermination de mettre en œuvre de profondes réformes. Il est vrai qu’en Algérie, beaucoup de citoyens se sentent nostalgiques de son époque, y compris les plus jeunes qui ne l’ont pas connu semblent fascinés par son charisme et sa personnalité. D’autres en revanche le tiennent pour responsable de la situation qu’a connue l’Algérie après l’indépendance, et estiment que, sans son autoritarisme et sa main mise sur les institutions de l’État, le pays aurait pu connaître un destin différent. L’homme sans cravate du premier gouvernement de l’Algérie indépendante – c’est la première image que Houari Boumediene donnait de lui au lendemain de l’indépendance, après avoir quitté son treillis de colonel de la guerre de libération nationale, on ne le verra d’ailleurs plus en uniforme – garde une place importante dans l’imaginaire du peuple algérien. Malgré ses erreurs, son nom reste lié à l’honnêteté, à l’intégrité. Il symbolise l’Algérie comme leader du Tiers-monde et pionnier de la solidarité avec les causes justes dans le monde. BOUTEFLIKA : LE DIPLOMATE Abdelaziz Bouteflika, « Un plaisir d’intelligence », selon Léopold Sédar Senghor, « Un personnage surprenant », selon Valéry Giscard d’Estaing, est le plus jeune chef de la diplomatie dans le monde. L’homme de Boumediene doué pour saisir sa chance, revient à la tête du pays après deux décennies d’éloignement. L’ère Bouteflika marquera l’Algérie jusqu’à nos jours. 1. Bouteflika : soldat méconnu lors de la révolution Abdelaziz Bouteflika est né le 2 mars 1937 à Oujda au Maroc,19 où sa mère gérait un Hammam. Le jeune Bouteflika, élève intelligent, fréquente le lycée puis intègre l’école Hassania de scouts. Il rejoint le maquis en mai Bouteflika ne s’étendra jamais beaucoup sur ses premières années. La « marocanité » de beaucoup de responsables politiques algériens reste un sujet ultra-sensible. 19

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1956 au lendemain de l’appel lancé aux étudiants algériens à la suite de la grève décidée par le Front de libération nationale (FLN). Il intègre les rangs de l’ALN à la frontière Algéro-marocaine, dans la wilaya 5 (Oranie), et est très vite affecté au secrétariat de l’état-major général de l’armée des frontières. À Oujda, si Abdelkader (son nom de guerre) se lie d’amitié avec le colonel Houari Boumediene qui exerce sur lui une véritable fascination. Au sein du FLN, Bouteflika est nommé par son mentor (Boumediene) « contrôleur de la wilaya 5 » avant d’être envoyé dans le nord du Mali, en 1960, pour sécuriser des filières d’armes et de combattants d’où le pseudonyme d’Abdelkader el-Mali. Admis dans le premier cercle de Boumediene, aux côtés d’Abdelhafid Boussouf, Ahmed Kaïd, Chérif Belkacem et Ahmed Medeghri, le clan d’Oujda est déjà quasiment au complet. En 1961, le chef de l’armée des frontières lui confie sa première mission « diplomatique ». Bouteflika est chargé de se rendre clandestinement en France pour rencontrer les chefs historiques du FLN.20 « Boumediene avait besoin d’un politique et Ben Bella d’un fusil », résume l’ex-ministre Redha Malek dans son livre l’Algérie à Évian. (Macé, 2019) Soutien militaire contre légitimité politique : ce pacte scellé entre le clan d’Oujda et Ben Bella, par l’intermédiaire de Bouteflika, s’avérera fondamental au cours de « l’été de la discorde » en 1962. C’est l’indépendance mais c’est également un pays déchiré par les luttes de clans au sein du FLN.21 2. Bouteflika : allié de Boumediene Après l’indépendance en 1962, Bouteflika est député à Tlemcen à l’assemblée constituante ; à 25 ans, ministre des Sports et du Tourisme, puis ministre des affaires étrangères, poste qu’il conserve jusqu’en 1979, Le colonel Boumediene veut s’assurer d’un appui politique dans la perspective d’une prise de pouvoir, dans la foulée du départ des Français. Il mise sur Mohamed Boudiaf, dirigeant de la fédération française du FLN et ministre du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Mais Boudiaf refuse. Tout comme Hocine Aït Ahmed. Bouteflika, lui, parie plutôt sur Ahmed Ben Bella, qui accepte immédiatement sa proposition. 21 Deux factions s’affrontent : le pouvoir civil, avec le GPRA, et les militaires, avec le clan d’Oujda. Le premier est soutenu par les wilayas de l’intérieur et le FLN. Les seconds par l’armée des frontières du colonel Boumediene. Celui-ci va s’imposer par la force : le 9 septembre 1962, ses troupes – rebaptisées Armée nationale populaire – entrent dans la capitale. Ahmed ben Bella rejoint Houari Boumediene à Alger et organise un meeting populaire au stade municipal, avec défilé militaire. Battu, le GPRA capitule sans conditions. 20

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une époque où l’Algérie s’affiche en leader du « Tiers-monde ». En 1962 il est le plus jeune ministre de l’Algérie indépendante et le plus jeune chef de la diplomatie dans le monde (Stora, 2019). C’est à lui que revient le mérite d’organiser la venue à Alger, d’Ernesto « Che » Guevara. Le jeune ministre, porte-voix du Tiers-monde, ira jusqu’à faire de l’ombre à Ben Bella, qui décide, en 1965, de le limoger pour reprendre la main sur les affaires extérieures de l’Algérie. Mais Boumediene s’y oppose. Furieux qu’on ose s’en prendre à son protégé, il impose à Ben Bella de surseoir à sa décision (Macé). En 1965, Bouteflika aide Houari Boumediene dans son entreprise de prise du pouvoir contre Ahmed Ben Bella. Il est alors ministre des affaires étrangères à la grande époque des années 1970 de l’Algérie tiers-mondiste. Élu à l’unanimité président de la 29e session de l’Assemblée générale de l’ONU en 1974, Abdelaziz Bouteflika obtient la mise au ban du régime de l’apartheid sud-africain et offre à Yasser Arafat, président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), la possibilité de s’exprimer pour la première fois devant la communauté internationale (Savoye, 2021). Le 22 décembre 1975, Bouteflika ne mène en personne les discussions à Alger lors de la prise d’otages menée par un groupe d’hommes armés conduit par Illitch Ramírez Sánchez, dit Carlos. Le ministre obtiendra la libération de tous les passagers (dont onze ministres de l’OPEP) du DC9 détourné par le terroriste vénézuélien. (Savoye, 2021). En 1973, il est le premier ministre des Affaires étrangères à être reçu en visite officielle en France. C’est le principal interlocuteur de Paris pour la révision des accords d’Évian et la nationalisation des sociétés pétrolières françaises. Le Quai d’Orsay découvre un ministre brillant qui connaît ses dossiers sur le bout des doigts. Il est le confident, l’homme de confiance, s’affirmant comme le dauphin de Boumédiène, « le père qu’il n’a pas eu », dira Bouteflika. Après le décès de ce dernier en 1978, écartant Bouteflika et Mohamed Salah Yahiaoui, le numéro 1 du FLN, Kasdi Merbah, puissant patron de la Sécurité militaire, place à la tête du pays un officier inconnu : Chadli Bendjedid. Il s’agit à ce stade d’une épuration visant les hommes forts du clan d’Oujda, devenus trop encombrants (Macé). La disgrâce de Bouteflika est confirmée en janvier 1981, lorsqu’il est officiellement évincé du gouvernement. La Cour des comptes évaluait à « plus de 6 milliards de centimes » le montant dont Bouteflika restait redevable auprès du Trésor, et le condamne à rembourser cet argent qu’il 118

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aurait détournés des trésoreries des chancelleries algériennes à l’étranger et placés sur deux comptes en Suisse. Il est suspendu du comité central du FLN. Son passeport diplomatique lui est confisqué et son traitement de haut fonctionnaire suspendu. « Sans l’intervention magnanime de Chadli, Bouteflika aurait fait plusieurs années de prison pour détournement de fonds publics », confirme Ahmed Taleb Ibrahimi22 (Benchicou, 2004). 3. Bouteflika : l’homme de paix et de la réconciliation Depuis 1981, circulant entre Alger, Genève et le Golfe, Bouteflika attend son heure. C’est en 1994 qu’elle semble sonner. Il est le candidat préféré du système. Mais à la grande surprise et à la dernière minute, il s’envole pour Genève. Il réclame tous les pouvoirs, dit-on. Les généraux, n’apprécient pas sa prétention (Garçon, 2004). Cinq ans plus tard, l’armée, discréditée, a plus que jamais besoin de lui. Cette fois-ci, il dit oui. « Boutef », comme le surnomment les Algériens, sort de sa retraite. Lui qui s’est tu pendant si longtemps, retrouve la parole. « Je ne serai pas un président stagiaire, comme mes prédécesseurs », clame-t-il. « Je ne veux pas être un président aux trois quart », déclare-t-il faisant allusion à l’armée qui détenait alors la réalité du pouvoir. Au terme d’une élection présidentielle anticipée, Bouteflika, candidat « indépendant » – en vérité le candidat unique de l’armée – est élu le 15 avril 1999 président de la République.23 Bouteflika tient enfin sa revanche, après une traversée du désert de vingt-ans. Le clan d’Oujda est de retour à El-Mouradia, le palais de la présidence algérienne. Il comprend que c’est à l’étranger qu’il doit asseoir sa légitimité et entreprend de ce fait une série de voyages le menant partout. Ainsi, une grande partie de l’attente autour de Bouteflika repose alors sur sa capacité à restaurer le « prestige algérien » à l’échelle internationale (Serres, 2014, p. 65), prestige ternis lors de la décennie noire24 ou l’Algérie s’est éloignée de la scène internationale. Abdelaziz Bouteflika nourrissant l’ambition d’une présidence à vie, impose au Parlement de supprimer la limitation du nombre de mandats 22 Ministre conseiller à la Présidence puis ministre des Affaires étrangères à partir de 1984 (durant la présidence de Chadli Bendjedid). 23 Il est élu avec 73,8 % des voix. Ses six adversaires se sont retirés pour dénoncer les conditions d’organisation du vote. 24 Décennie noire : terme désignant la période de la guerre civile qui a opposé le gouvernement algérien à des groupes islamistes armées. (1992-2002)

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(2008) pour en conquérir un troisième en 2009, puis brave les oppositions affichées jusqu’au sein de l’appareil sécuritaire pour en gagner un quatrième, un an après son AVC. C’est sur un fauteuil roulant qu’il prête serment en 2014 après une réélection à plus de 81% malgré une très faible participation. En 2016, il se forge une constitution sur mesure, une révision constitutionnelle où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du Président de la République, sans contre-pouvoir aucun. Il place ses hommes dans tous les rouages de l’administration, installe son clan dans les sphères du pouvoir et s’entoure de ses deux frères l’un en conseiller, l’autre en médecin omniprésent (il souffre d’une insuffisance rénale). Sa priorité : rétablir la paix en Algérie, plongée dans la guerre civile depuis 1992 contre une guérilla islamiste (près de 200.000 morts en dix ans, officiellement). Deux lois d’amnistie, en 1999 et 2005, convainquent nombre d’islamistes de déposer les armes. La concorde civile, unique espoir d’un retour à la paix, prévoit une amnistie partielle des islamistes armés.25 Une autre loi, la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » est votée en 2005. Elle prévoit d’accorder des réparations aux familles des disparus, l’amnistie pour les membres de groupes armés non-coupables de massacres, de viols et d’attentats, et une aide pour les veuves et orphelins des militants islamistes assassinés. Ces mesures prévoient aussi une amnistie complète pour les membres des forces de sécurité responsables de graves violations des droits humains. Une nouvelle fois, le « oui » est plébiscité (par 97,36 % des voix). Sur le plan économique, Bouteflika profite en 1999 de la hausse du prix du pétrole, qui lui permet de lancer une politique de grands travaux. Le parc immobilier26 connaît un boom sans précédent, le chantier de l’autoroute Est-Ouest démarre, les chantiers envahissent les villes. « Boutef » veut remettre l’Algérie au travail. Le 14 juin 2000, le chef de l’État algérien est accueilli à l’aéroport d’Orly par Jacques Chirac en personne. Trois ans plus tard, le Président

25 Le 12 septembre 1999, un référendum est organisé. Bouteflika triomphe de son succès, les maquis se vident, plus de 6 000 hommes regagnent leurs foyers. Seul le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), l’organisation la plus violente, reste active. 26 Avec le grand projet de 1million de logements pour résoudre le problème de logements dont souffrent beaucoup d’algériens.

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français traversera la Méditerranée dans l’autre sens. Une première depuis l’indépendance de l’Algérie. Accusé par ses détracteurs d’être une marionnette de l’armée, Bouteflika travaille à desserrer l’emprise de la puissante institution. Sa promesse de ne pas devenir un « trois quarts de président », est tenue, il devient tout puissant. Après les islamistes, arrive le moment de se libérer de l’emprise des militaires, notamment les « janvieristes », à l’origine du putsch de 1992.27 Ceux-ci sont atteints du « syndrome Pinochet » car terrorisés à l’idée d’être jugés et condamnés pour leurs exactions commises pendant la décennie noire, maintenant que la paix est revenue. Bouteflika sait qu’il peut tirer profit de cette peur. Tant qu’il restera au pouvoir, il leur garantit l’impunité. Un pacte qui permet au chef de l’État de desserrer peu à peu l’étau de l’état-major et du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Après Khaled Nezzar, l’influent membre du groupe des généraux derrière le coup d’état de 1992, Bouteflika parvient à écarter Mohamed Lamari, l’officier le plus gradé de l’histoire du pays, en 2004. Bouteflika poursuit son œuvre de démilitarisation du pays en écartant un à un les militaires qui lui sont hostiles. L’année 2015 est marquée par l’arrestation du général à la retraite Hocine Benhadid et de l’ancien chef de la lutte antiterroriste Abdelkader Aït Ouarabi. Très affaibli physiquement, il n’en renforce pas moins ses pouvoirs en dissolvant, début 2016, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS, services secrets), après avoir congédié son chef, le général Mohamed Médiène (dit toufik) jadis considéré indéboulonnable. Bouteflika a procuré la paix, mais n’a jamais construit la démocratie. L’opposition politique est quasi inexistante, la presse sous perfusion étatique, la corruption ronge l’administration, l’économie dépend entièrement du secteur pétrolier, le chômage persiste, et le phénomène de « harga »28 prend de l’ampleur. Affaibli et diminué, ses apparitions se raréfient. Il devient désormais impossible d’entendre le son de sa voix. Pourtant, à 81 ans, Bouteflika brigue un 5e mandat. Le peuple Algérien perçoit ce cinquième mandat comme une profonde humiliation. Se produit dès-lors un soulèvement populaire jamais vu auparavant (le Hirak) ; le 22 février 2019, des centaines 27 Coup d’État (12 janvier 1992) qui interrompt le processus électoral qui aurait certainement conduit le Front islamique du salut (FIS), parti islamiste, au pouvoir. 28 Immigration clandestine des jeunes prenant des barques pour traverser la Méditerranée en direction de l’Europe.

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de milliers de citoyen.n.e.s descendent dans les rues du pays pour crier leur ras-le-bol. Toutes les rues d’Algérie exigent désormais son départ. Il se retrouve seul, ses soutiens le lâchent un à un, jusqu’au coup de grâce asséné par son chef d’état-major, Gaïd Salah, le 25 mars 2019. Privé du soutien de l’armée, lâché par le FLN, Bouteflika démissionne. Une autre page s’ouvre dans l’histoire de l’Algérie. Bouteflika meurt le 17 septembre 2021, des funérailles officielles lui sont organisées et il est inhumé au cimetière d’el Alia, où les personnalités algériennes sont enterrées. « La personnalité de Bouteflika est celle d’un acteur entré dans la politique par la clandestinité, dans la guerre », rappelle Benjamin Stora. Les Algériens n’auront jamais su quel homme se cachait vraiment derrière cet hyper président, qui a joué les premiers rôles pendant plus de soixante ans. CONCLUSION Les leaders algériens de Ben Bella à Bouteflika issus tous de l’armée, ont puisé leur légitimité dans l’histoire de la guerre de libération. Ben Bella qui s’est retrouvé à la tête d’un État en fondation, grâce à l’appui d’une armée des frontières sous le commandement de Houari Boumediene, n’a pas pu conserver son soutien et fut victime d’un coup d’état fomenté par son ex allié, en l’occurrence Boumediene. Ce dernier était mal connu durant la guerre de libération, mais profitant des circonstances, il devient un zaim à l’intérieur et le leader du tiersmondisme. Boumediene, homme intelligent et visionnaire, loin d’avoir la carrière brillante d’un guerrier est devenu le symbole des révolutions et des mouvements de libération dans le monde. Malgré qu’il ait troqué son costume militaire contre celui du civil, son règne se caractérisa par ses idées socialistes imprégnées du contexte culturel et historique algérien. Il instaura une nouvelle ère dans l’Algérie des années 70 tout en inscrivant l’Algérie dans un mouvement des non-alignés, mouvement au sein duquel elle joua un rôle important durant la guerre froide. Bouteflika, l’homme aux belles paroles, féru de luxe et de vie dorée, est devenu président dans un contexte très différent des années de triomphe de la diplomatie algérienne. Désireux de redonner à l’Algérie son poids perdu dans les relations internationales, il réussit par-dessus tout à promulguer une loi d’amnistie dans la douleur après une décennie caractérisée par la mort et la violence. 122

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Bouteflika, ramené au pouvoir par les militaires, essaya de sortir de leur étreinte ; il commença même à se débarrasser des hommes les plus forts dans l’institution militaire. Son bilan ne fut pas à la hauteur de ses ambitions et des paroles proférées au cours de ses deux premiers mandats, les deux derniers, étaient ponctués d’allers retours dans les hôpitaux étrangers. Après deux décennies au pouvoir, le pays n’a pas connu un véritable développement. Les problèmes économiques ont persisté, le mal de vivre a continué de régner et les jeunes d’immigrer illégalement en quête d’une vie meilleure. Le Hirak du 22 novembre a permis aux Algériens de renouer avec une dignité perdue à cause d’un président paralysé ne pouvant même pas parler, mais les militaires ont repris le pouvoir juste après et ont placé à nouveau leurs hommes à la tête de l’appareil de l’État. De Ben Bella à Bouteflika, tous ces présidents issus de l’armée de libération nationale, ont toujours misé sur leur héritage révolutionnaire dans l’édification de l’état. Ils se sont servis de cette légitimité historique pour gouverner et éliminer leurs adversaires. Leur parcours a déterminé les grands choix politiques et économiques de l’Algérie, dans un contexte international qui n’a cessé et qui ne cesse d’évoluer. BIBLIOGRAPHIE Livres : Benchicou, Mohamed. (2004), Bouteflika, une imposture algérienne, Alger : Edition Le Matin. De Rochebrune, Renaud & Stora, Benjamin. (2011), La Guerre d’Algérie vue par les Algériens, Le Temps des armes (Des origines à la bataille d’Alger).1. Edition Denoël. Maklati, Abdellah. (2013), Dawr bouldan elmaghrib el arabi fi deem eltawra el jazairia, (en arabe) Le rôle des pays du Maghreb Arabe dans le soutien de la révolution algérienne 1945-1962, Alger : Edition maison Boussaada. Mansour, Ahmed. (2007), Elrayiss Ahmed Ben Bella yekchif assrar eltawra el jazairia, (en arabe) Le président Ahmed Ben Bella dévoile les secrets de la révolution Algérienne, Beyrouth : Maison arabe d’éditions des sciences. Articles : Carlier, Omar. (2012), « Ben Bella : L’homme, le mythe et l’histoire », dans : Confluences Méditerranée, 81(2).

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De Ben Bella à Bouteflika : le parcours politique des rebelles de la révolution algérienne Kaouah, Abdelmadjid. (2019), « Le Mystère Boumediene – Spécial », https:// www.algerie-dz.com/forums/culture/444157-le-mystere-houari-boumedienesp%C3%A9cial Macé Célian. (2019), « Algérie : Bouteflika quitte la scène », Libération, https:// www.liberation.fr/planete/2019/04/01/algerie-bouteflika-quitte-lascene_1718786/ Mebroukine, Ali. (2006), « Houari Boumediene où l’histoire d’un destin contrarié » Elwatan, https://www.elwatan.com/archives/histoire-archives/houariboumediene-ou-lhistoire-dun-destin-contrarie-27-12-2006 Savoye, Laureline. (2021), « Abdelaziz Bouteflika, un homme qui traverse l’histoire algérienne », Le Monde, https://www.lemonde.fr/afrique/ article/2021/09/22/abdelaziz-bouteflika-un-homme-qui-traverse-lhistoire-algerienne_6095606_3212.html Stora, Benjamin. Entretien (2019), « Algérie : Bouteflika, candidat fantôme ? https://www.lhistoire.fr/entretien/alg%C3%A9rie-bouteflika-candidatfant%C3%B4me%C2%A0

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Nkurunziza ou l’itinéraire d’un chef rebelle « Muhuza » devenu chef d’État « Guide suprême du patriotisme » (in)conteste au Burundi1 Banshimiyubusa Denis Université du Burundi, Burundi, [email protected] RÉSUMÉ : En 2001, désigné à la tête du mouvement rebelle CNDD-FDD miné par des dissensions internes mais encore en guerre contre l’armée régulière du Burundi, Pierre Nkurunziza s’est vu attribué le sobriquet de « Muhuza » (médiateur, rassembleur). Après avoir arrêté définitivement les hostilités en novembre 2003, le CNDD-FDD et son leader ont par la suite réussi à prendre les rênes du pouvoir en 2005 au terme d’un processus électoral démocratique. Néanmoins, si durant son premier mandat Nkurunziza a pris des mesures populistes qui lui ont valu des prix et des reconnaissances tant nationaux qu’internationaux, le naturel est très vite revenu au galop. Ces mesures ne faisaient que masquer son caractère despotique et ses anciennes pratiques du maquis dont lui et son parti ne sont jamais parvenus à se défaire jusqu’à sa mort en 2020. Alors que les Burundais nourrissaient un grand espoir d’un véritable changement démocratique avec l’arrivée au pouvoir de Nkurunziza, leur déception devient grande lorsqu’ils se sont retrouvés dans une « République des généraux de l’ombre » presque coupée du reste du monde. Mots-clés : chefs rebelles, maquisard, république des généraux de l’ombre, despote

INTRODUCTION Depuis son accession à l’indépendance le 1er juillet 1962, le Burundi a traversé plusieurs crises socio-politiques. Si parmi ces dernières celle de J’aimerais saisir cette occasion pour exprimer ma profonde gratitude à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) grâce à laquelle j’ai pu approfondir cette contribution lors de mon séjour de recherche en France de juin-juillet 2022 sous le thème central « De la transition démocratique espérée à la transitologie « réussie » au Burundi. La gestion du pouvoir politique par le CNDD-FDD de 2005 à 2020 ».

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1972-1973 a profondément marqué les esprits de par ses atrocités et la « répression génocidaire » (Kiraranganya, 1985 ; Nimubona, 1998 ; Niyonzima, 2004 ; Chrétien et Dupaquier, 2007) que le régime du premier président du Burundi Michel Micombero exerça sur les Hutu innocents, celle de 1993 et les années qui ont suivi mérite également une attention particulière. En effet, c’est suite à l’assassinat du premier président élu au suffrage universel direct Melchior Ndadaye qu’est né le Conseil National pour la Défense de la Démocratie (CNDD) et sa branche armée les Forces de Défense de la Démocratie (FDD-Intagoheka), mouvement rebelle qui réussira, plus tard en 2005 et pour la toute première fois de l’histoire du Burundi, à hisser à la magistrature suprême son leader Nkurunziza2. Partant de l’observation et de l’analyse de l’évolution du CNDDFDD depuis sa naissance jusqu’à la consolidation de son pouvoir politique, en passant par son sa prise du pouvoir par la voie des urnes, le présent chapitre vient mettre en exergue le fait que cette organisation politique ainsi que ses leaders politiques, au premier rang desquels le président Nkurunziza, ont été incapables de se débarrasser des us et coutumes du maquis une fois au pouvoir. Cette contribution revient d’abord sur l’émergence du leader Pierre Nkurunziza à la tête du mouvement CNDDFDD encore en guerre (1). Ensuite, elle retrace les batailles politiques du président Nkurunziza contre ses concurrents à la tête du parti et du pays (2) pour enfin finir avec la personnalisation de son pouvoir comme butin de ses batailles gagnées (3). 1. L’ÉMERGENCE DE NKURUNZIZA À LA TÊTE DU MOUVEMENT CNDD-FDD 1.1. Naissance et objectifs du CNDD-FDD Il n’est pas très aisé de retracer avec certitude l’histoire de la naissance du CNDD-FDD dans la mesure où, contrairement à d’autres partis politiques connus au Burundi qui ont été créés à l’initiative des individus qui devenaient leurs présidents-fondateurs, celle du CNDDFDD trouve ses origines dans le soulèvement populaire spontané mais généralisé consécutif au coup d’État militaire sanglant d’octobre 1993. À en croire Léonard Nyangoma, leader-fondateur du « mouvement », au Précisons néanmoins que ce phénomène n’est pas unique, ni isolé tant les nouveaux pouvoirs en Afrique sont issus des rébellions militaires dès la décennie 1990. Les cas de l’Ouganda, du Rwanda, de la RDC, etc. en sont des illustrations.

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lendemain de l’assassinat du président Ndadaye et certains de ses plus proches collaborateurs, « le peuple burundais a pris la décision et l’engagement historiques de manière résolue d’organiser sa propre résistance », autant dire que « le peuple burundais était décidé d’en découdre avec les régimes fascistes » (Nyangoma, 2017). C’est dans ce cadre que le Bureau politique du FRODEBU a décidé, en novembre 1993, l’organisation d’une auto-défense populaire qu’il a confiée au ministre Nyangoma avec un triple objectif : « protéger les autorités légales à tous les niveaux devenues la cible des putschistes ; aider la population à se prémunir contre les ravages de l’armée génocidaire et, enfin, défendre le processus démocratique que manifestement cette armée essayait d’enterrer pour de bon » (Nyangoma, 2017). Dans la droite ligne du but poursuivi par le mouvement de l’autodéfense, cette nouvelle organisation politicomilitaire se donnait comme mission principale de sauvegarder à tout prix le processus démocratique en panne et surtout faire de l’armée gouvernementale une armée réellement nationale. Selon Gervais Rufyikiri, « c’est le 24 septembre 1994 qu’une rébellion a été officiellement créée en suivant le schéma classique d’organisation des mouvements de libération qui ont été structurés en ailes politique et militaire à l’image, par exemple, du Mouvement de résistance nationale avec son aile militaire l’Armée de résistance nationale en Ouganda et du Congrès national africain avec son aile militaire Umkhonto we Sizwe en Afrique du Sud » (Rufyikiri, 2016, p. 9). Ainsi, c’est suivant ce schéma qu’au Burundi la branche politique a été nommée Conseil National pour la Défense de la Démocratie (CNDD) ; tandis que sa branche armée portait le nom de Forces de Défense de la Démocratie (FDD-Intagoheka). 1.2. Leadership instable et dissensions au sein du mouvement Le 24 septembre 1994 date à laquelle l’on peut parler de la véritable création du CNDD à travers la réunion de sa formalisation, Léonard Nyangoma fut élu président du mouvement, William Munyembabazi son Secrétaire général, Kana fut chargé de la direction du Département de l’information, et Misigaro quant à lui, fut chargé de l’État-major général des FDD3. Le premier président du mouvement resta à sa tête durant une période de 4 ans. Nyangoma parle même de l’apogée du mouvement en 1996. Cependant, il ne dirigera pas longtemps le CNDD car, seulement 2 ans 3

Entretien avec l’auteur en janvier 2014.

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plus tard en mai 1998, il sera évincé par le col. Jean-Bosco Ndayikengurukiye (Nindorera, pp. 17-18). Avec l’arrivée à la tête du mouvement de ce jeune officier, ancien étudiant de l’Institut Supérieur des Cadres Militaires (ISCAM), les relations entre les branches politiques et militaires sont redéfinies, les militaires ayant réclamé une plus forte représentation dans les organes de prise de décisions. Le mouvement devient comme une nouvelle structure qui instaure la prééminence des militaires sur les civils dans la structure combinée de commandement d’une organisation politico-militaire restructurée, désormais connue sous l’appellation de CNDD-FDD. Autant dire que le renversement de Nyangoma marque le glissement vers une organisation politico-militaire qui reste officiellement dirigée par un bureau politique. Selon Herménégilde Niyonzima, « Ndayikengurukiye a essayé de mettre de l’ordre dans le mouvement, surtout que l’invasion du Zaïre et la conjoncture politico-militaire de la Région rendaient facile l’acquisition des armes pour poursuivre la guerre contre l’armée monoethnique tutsi » (Niyonzima, p. 367). Bien plus, avec ce changement de nom et d’organisation, le CNDD-FDD veut se démarquer du CNDD, petite aile que Nyangoma gardera comme formation politique dépourvue de branche militaire ni de véritable assise populaire nationale. Enfin, il convient de noter que ce « coup d’État » du 6 mai 1998 a poussé la plupart des figures de l’ancienne équipe de direction à s’éclipser avec leur leader évincé et permis l’émergence de nouvelles têtes tant du côté politique que du côté militaire. Cependant, trois ans seulement après son « coup de force », le coordinateur du CNDD-FDD le col. Ndayikengurukiye est, à son tour, évincé de la direction du mouvement en octobre 2001, presque sous les mêmes accusations que son prédécesseur Nyangoma, principalement celle qui concerne le fait de s’absenter longtemps sur le champ de bataille. Encore une fois, comme du temps de l’éviction de Nyangoma, Hussein Radjabu se révéla être le véritable artisan du renversement de Ndayikengurukiye. Il place Pierre Nkurunziza à la tête du mouvement au moment où, lui, passe du titre de secrétaire exécutif à celui de secrétaire général doublé de la fonction de mobilisation des fonds et des contacts avec l’étranger, ce qui lui a permis de voyager beaucoup à travers le monde et de nouer beaucoup de relations avec les gens. Quant à Adolphe Nshimirimana, il est promu chef d’État-major des FDD-Intagoheka, fonction qu’il occupera jusqu’à la fin des hostilités en novembre 2003.

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1.3. Les premiers pas du leader « Muhuza » Jusque-là commissaire politique à Nyamutenderi dans Bujumbura rural, Pierre Nkurunziza s’était illustré dans plusieurs activités qui lui avaient déjà conféré la stature de leadership incontesté. Il avait entre autres joué un rôle important dans l’apaisement et la résolution des tensions et des clivages au sein du mouvement, organisé de nombreuses activités en dehors de la guerre telles que les prières, les activités culturelles et sportives qui permettaient aux membres du CNDD-FDD de se connaître et se comprendre, etc. (Nindorera, p. 18). Autant dire qu’à son arrivée à la tête du mouvement CNDD-FDD, Nkurunziza hérite d’une organisation profondément traversée par plusieurs types de clivages. Les moments de turbulences étaient causés principalement par des tensions et de graves crises basées à la fois sur le régionalisme, les appartenances religieuses, ethniques, les provenances des leaders ou des combattants du mouvement (en termes de structures académiques et/ou politiques : ISCAM, FRODEBU, PALIPEHUTU, UBU, etc. ou en termes de pays : Burundi, Rwanda, Europe, etc.), ainsi que sur le dysfonctionnement dans la gestion du mouvement. Rares sont les dirigeants politiques ou militaires ayant participé à sa création qui ont réussi à rester membres du mouvement jusqu’à la fin de la guerre (Rufyikiri, p. 12 ; Nindorera, pp. 16-17). À ce niveau, l’on pourrait même dire que c’est un fait connu car déjà expérimenté dans d’autres rébellions ou révolutions. De fait, au Burundi, la guerre a dévoré ses propres acteurs d’autant plus que dans ce pays le sort des armes ne fut jamais décisif et les violences sont restées extrêmes de part et d’autre. Fait décisif, la prise de fonction de Pierre Nkurunziza (que l’on surnomme « umuhuza ») comme nouveau leader marque également l’avènement d’une nouvelle idéologie et d’une nouvelle manière de gérer le mouvement. « Ce n’était plus les Tutsi qui représentaient l’ennemi, mais le système. On luttait désormais pour la justice, la démocratie et le développement » ; une nouvelle orientation qui « rendait le CNDD-FDD moins terrifiant pour les Tutsi, nombre desquels, y compris des soldats, comprirent que les vents étaient en train de changer et commencèrent à changer de camps » (Watt, 2008, p. 121) d’autant que la situation semblait bloquée par l’intervention militaire sud-africaine qui gelait les fronts. Qui plus est, contrairement à ses deux prédécesseurs, une fois à la tête du CNDD-FDD, Nkurunziza voyage peu et quitte rarement le territoire burundais. Cette politique de proximité avec les troupes a 130

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favorisé la cohésion de la direction et renforcé les liens entre la base et le sommet. Par ailleurs, à la faveur de l’arrivée de Nkurunziza à la tête du mouvement, les leaders politiques reprennent l’ascendant sur la direction de l’organisation, notamment en vue de l’ouverture et la conduite des pourparlers de paix (Nindorera, p. 18). Cependant, pour Gervais Rufyikiri, la prééminence des militaires sur les civils n’a été que simplement atténuée car elle est restée observable dans ce mouvement jusqu’au congrès des 7 et 8 août 2004, qui a proclamé la mutation du mouvement CNDD-FDD en parti politique (Rufyikiri, p. 13). Avec cette discontinuité du leadership, les raisons fondamentales de la lutte (dont celle de sauver les valeurs démocratiques héritées de Ndadaye), l’expérience et le savoir-faire n’ont pas été transmis d’une équipe à l’autre, c’était un éternel recommencement. Quand le CNDD-FDD a arrêté la guerre et intégré les institutions pour se préparer aux élections générales de 2005, son noyau le plus influent était composé d’anciens membres du PALIPEHUTU-FNL, à savoir Pierre Nkurunziza, Hussein Radjabu, Adolphe Nshimirimana, Alain Guillaume Bunyoni, et bien d’autres. Dans l’entendement de Rufyikiri, lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir, ces dirigeants qui « étaient dépourvus de compétences de leadership transformationnel ont été incapables de concevoir une politique démocratique au sein du parti, de respecter l’État de droit et de gouverner le pays selon les principes démocratiques fondamentaux, tels que l’alternance et le partage démocratique du pouvoir » (Rufyikiri, p. 12). Pour cet homme politique, le fait pour le président Nkurunziza de briguer un troisième mandat lors des élections de 2015 en violation de la Constitution et l’Accord d’Arusha est une illustration et, en quelque sorte, un couronnement des faiblesses de ce noyau des leaders du CNDD-FDD. 2. NKURUNZIZA PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE : LA BATAILLE NE FAIT QUE COMMENCER ? Au terme des négociations ayant abouti à l’Accord global de cessezle-feu entre le gouvernement de transition du Burundi et le mouvement CNDD-FDD signé à Dar es Salaam, le 16 novembre 2003, Nkurunziza et ses proches collaborateurs rentrent au Burundi à la tête de leur mouvement. Ils sont accueillis en grande pompe comme des libérateurs, des restaurateurs de la démocratie assassinée par ses ennemis. Nkurunziza et son mouvement tiraient leur légitimité du fait qu’ils ont osé affronter 131

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l’armée régulière une décennie durant, une bataille renforcée par un discours de libérateurs du peuple et de restaurateurs de la démocratie. Après moins d’une année et demie, le mouvement se mesure par la voie des urnes et son leader arrache sa première victoire. En effet, une très large majorité des électeurs a préféré confier la direction du pays à la composante militaire de la rébellion hutue considérée comme mieux placée pour dissuader tout retour au pouvoir des ex-Forces armées burundaises (FAB) pro-tutsies et assurer la mise en place effective d’une armée nationale « intégrée ». Malgré de nombreux défis qui les attendaient, les vainqueurs avaient un boulevard tout tracé pour remettre le pays sur la véritable voie démocratique et du développement. Probablement que c’était sans compter sur les exigences du pouvoir politique, l’inexpérience et le manque de culture politique démocratique des nouveaux maîtres du pays. Directement après l’accession au pouvoir du CNDD-FDD en août 2005, son souci majeur a été de s’affirmer, contre vents et marées, sur la scène politique nationale, y compris à travers un rétrécissement des libertés publiques et des violations des droits de l’homme. En même temps, la corruption et un manque de vision nationale et patriotique ravageaient une économie nationale déjà fragile (Ntibantunganya, 2018, p. 14, p. 525). 2.1. Nkurunziza, le « Président-Messi » ? Dès son entrée en fonction comme président de la République, Nkurunziza prend des mesures populaires, souvent de manière improvisée et sans l’avis technique des services concernés sur leur applicabilité. La toute première mesure a été celle de la gratuité de l’enseignement primaire qu’il a annoncée lui-même dans son discours d’investiture du 26 août 2005. Cette mesure qui a été bien accueillie et saluée par les organisations nationales et internationales engagées dans la lutte pour la scolarisation universelle répondait aussi aux attentes de la majeure partie de la population burundaise meurtrie par plus d’une décennie de guerre fratricide. La deuxième mesure prise a été la gratuité des soins obstétriques et des soins de santé des enfants de moins de cinq ans. Annoncée par le Président la veille du 1er mai 2006, cette mesure est venue palier à la problématique des taux élevés de mortalité infantile estimés à plus de 165 pour mille et à un peu plus de 800 décès maternels pour 100 000 naissances vivantes. Avec cette mesure, il y a eu pression considérable des effectifs de patients qui a provoqué le débordement des structures de santé combiné à une sollicitation excessive du personnel 132

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médical et paramédical, l’épuisement des stocks de médicaments en particulier ceux pour enfants, l’augmentation du nombre d’heures de travail du personnel sans bien sur laisser de côté l’accumulation des factures impayées qui a été aggravée par la lenteur des procédures de remboursement du Gouvernement. L’absence des mesures préparatoires avant l’application de ces mesures tout comme l’absence des mesures d’accompagnement bien mûries au moment de leur mise en œuvre a conduit à une sorte de paralysie des structures d’accueil concernées, surtout que dans la plupart de cas, les finances publiques ne s’y apprêtaient pas. Qui plus est, ces mesures restaient verbales alors qu’elles venaient abroger des dispositions légales et réglementaire (ICG, 2007 ; OAG, 2007). 2.2. Nkurunziza en guerre des ego permanente au sein du parti 2.2.1. Nkurunziza vs Radjabu ou l’affrontement des deux « présidents » rivaux Lorsque Nkurunziza est devenu président de la République en août 2005, ne pouvant pas cumuler ses nouvelles fonctions et celles d’être président du CNDD-FDD, c’est son secrétaire général Radjabu qui lui a succédé à ce poste. Mais entre les deux « présidents », l’un président de la République, l’autre président du parti au pouvoir, les confusions ou mieux les rivalités ne vont pas tarder à se manifester. D’une part, Nkurunziza entendait garder la main-mise sur le parti dont il se sentait désormais plus que jamais leader au moment où, d’autre part, Radjabu voulait exercer un rôle prépondérant dans la conduite de toutes les affaires du pays en tant que président du CNDD-FDD qui venait de gagner les élections. D’ailleurs, selon une certaine opinion, il était pressenti comme successeur de Nkurunziza après son premier mandat en 2010. Le major Jean-Paul Ndikumana, un démobilisé ancien combattant dans les rangs des ex-FDD et qui est resté très proche des rouages du pouvoir CNDD-FDD est très précis à ce sujet : « Personne n’ignore qu’avant et même après les élections de 2005, seul Hussein Radjabu était le faiseur du beau et du mauvais temps au sein du CNDD-FDD. Le Président Nkurunziza n’était qu’une personnalité au sens figuré, n’ayant aucun pouvoir. Même son cuisinier, son secrétaire privé, son médecin, bref, tout le monde autour de lui étaient nommés (sic) par Hussein Radjabu. Ici, c’est oublier les grands dossiers politiques ou économiques du pays. Tout c’était Hussein Radjabu ou personne »4. 4

Message de Jean-Paul Ndikumana, Les raisons non avouées, Bujumbura, sd.

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À certaines occasions, il ne manquait pas d’endosser carrément le costume de chef d’État comme cela a été le cas lors de la célébration du premier anniversaire de la victoire du CNDD-FDD en septembre 2006. Dans son long discours, il s’est permis de dire par exemple ce qui suit : « Le parti CNDD-FDD porte à la connaissance des Burundais et de la communauté internationale que le Gouvernement a pu exécuter son programme annuel, malgré les entraves causées par ceux-là qui sont devenus esclaves de leur langue (…). Nous demandons aux représentants des corps diplomatiques de continuer à informer ceux qui les ont envoyés en leur disant que les Burundais sont sur la ligne droite (…) un chemin qui mène vers la mise en place d’une politique de bonne gouvernance. Ce que vous nous avez promis, les aides que vous nous avez promises, il faut que vous les débloquiez sans aucun prétexte (…) Nous tenons à remercier certains pays : la Belgique, la Hollande, l’Angleterre (…) qui ont accepté de débloquer l’aide qu’ils avaient promise (…). Nous avertissons ceux, même parmi les ambassadeurs accrédités au Burundi, qui seraient tentés de céder à ces mensonges (…), nous les invitons à se référer uniquement à la réalité que leur donneront les autorités (…). Le gouvernement burundais est un gouvernement digne de foi, le pouvoir en place est un pouvoir digne de foi » (Radjabu, 2006). Mais plus révoltant (ou humiliant) encore pour le président de la République Nkurunziza, ce dernier n’a eu droit qu’à quelques 10 petites minutes d’allocution pour s’adresser à la foule présente que lui a accordées le président du parti Radjabu au cours de son long discours. Par ailleurs, dans ce même discours, Radjabu a fait allusion au malaise qui était plus que perceptible entre les deux hommes en ces termes : « Gardons-nous donc de fausses informations. Gardons-nous des mensonges. (…) Gardons-nous de fomenter des histoires pour entraîner un tel ou un tel dans le mauvais chemin, le chemin de la rancune (…). Tantôt on dit qu’il y a des pétitions qui sont en train d’être préparées pour rayer certains hauts responsables des militants du CNDD-FDD du parti ou des institutions, tantôt que ça brûle au sein du CNDD-FDD, qu’il y a mésentente entre celui-ci et celui-là (…). Excellence Monsieur le Président de la République, nous avons travaillé ensemble, je ne supporte pas la manipulation. Je n’ai jamais approché qui que ce soit pour lui demander de parler en notre faveur » (Radjabu, 2006). En réalité, c’était un vrai discours d’une crise déjà ressentie. De même, au sein du parti que H. Radjabu dirigeait d’une main de fer, il s’était installé une sorte de terreur comme le témoigne Alice 134

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Nzomukunda, alors présidente de la Ligue des femmes et Deuxième Viceprésidente de la République en ces termes : « Du temps de Hussein Radjabu, il régnait un sentiment de peur au sein du CNDD-FDD mais au sein de la ligue des femmes que je dirigeais, il y avait la liberté. Radjabu montait les gens les uns contre les autres, ce qui créait et alimentait les haines au sein du mouvement/parti ; il n’y avait pas de liberté, c’était la terreur »5. De fait, non seulement Radjabu était contre l’intelligentsia, surtout ceux qui venaient d’Europe, mais encore et surtout, il était contre les Européens eux-mêmes. Pour lui, il n’avait pas besoin de leurs idées mais de leur argent. Il était craint et haï en même temps, en particulier par des intellectuels de Bujumbura6. En outre, ce chef charismatique du CNDD-FDD, Radjabu, se mêlera dans beaucoup d’autres dossiers brûlants de corruption dont la vente illicite du jet présidentiel le « Falcon 50 », les attributions des marchés publics, le dossier monté de toute pièce de complot de coup d’État, etc. à telle enseigne qu’il devienne l’homme que tout le monde pointait du doigt comme étant la source de la mauvaise gouvernance qui caractérisait ce début de règne du CNDD-FDD. Le 5 septembre 2006, Alice Nzomukunda qui n’a pas supporté ces ingérences de l’homme du parti dans les affaires de l’État, démissionna de son poste de Deuxième Vice-président de la république, en accusant le gouvernement d’avoir été incapable de lutter contre la corruption et la violation des droits de l’homme et en dénonçant publiquement que le coup d’État dans lequel étaient impliqués l’ex-président Ndayizeye et son ex viceprésident Kadege n’était qu’un pure montage orchestré par Radjabu dans le but de sévir contre ses opposants. Cependant, pendant encore quelques mois, Radjabu, surnommé « Roméo » ou « le vrai pouvoir » allait encore garder suffisamment d’influence sur le pouvoir. Il est même parvenu à faire nommer son amie Marina Barampama, jusque-là méconnue, comme nouvelle Deuxième Vice-présidente de la République, en remplacement de Nzomukunda. Ainsi, au CNDD-FDD, il y avait deux lignes : l’une du parti et l’autre du leader Radjabu. Néanmoins, le cordon ombilical entre les deux « présidents » n’a pas tardé à se couper. Avec le soutien de certains poids lourds du parti, dont Manassé Nzobonimpa, secrétaire général du CNDD-FDD, et de l’ensemble des généraux ex-CNDD-FDD, à la tête desquels le brigadier général Entretien avec l’auteur en novembre 2016. Ibidem. Bien évidemment, il y en avait aussi qui étaient séduits par son dynamisme politique et ses qualités de leader.

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Adolphe Nshimirimana, alors patron du Service National des Renseignements, Nkurunziza profita de l’impopularité de son concurrent auprès de certains militants pour le « mettre hors d’état de nuire ». Au congrès de Ngozi en février 2007, Radjabu est chassé de la présidence du CNDD-FDD et remplacé par Jérémie Ngendakumana, un ex-colonel dans la rébellion. Cette petite révolution renforça la composante militaire du gouvernement de Nkurunziza et sa main-mise sur l’appareil du parti. Entretemps, le CNDD-FDD se divise en deux camps farouchement opposés car, malgré toutes ces tracasseries, Radjabu avait conservé bon nombre de partisans, dont une trentaine de parlementaires et plus d’une cinquantaine d’autres cadres à tous les niveaux. Le cas Radjabu et ses soutiens atteindra son paroxysme avec l’arrestation et la condamnation à 13 ans d’emprisonnement de cet ancien homme fort du parti, suivies de la radiation de 22 députés dits « pro-radjabu » du parti CNDD-FDD et de l’Assemblée nationale (Vandeginste, 2008) ainsi que de la destitution de plusieurs hauts cadres qui constituaient ses soutiens, dont les ministres et la Deuxième Vice-Présidente de la République, Marina Barampama (pour insubordination). Cette crise a laissé beaucoup de séquelles au sein du parti au pouvoir. C’est également ce tourbillon au sein du CNDD-FDD qui a fait que la présidente de l’Assemblée nationale, Immaculée Nahayo – première dame à occuper ce poste dans l’histoire burundaise de cette institution – soit destituée du perchoir pour être remplacée par Pie Ntavyohanyuma. Les 22 députés chassés de l’Assemblée nationale subirent beaucoup de persécutions dont la confiscation de leurs propres véhicules encore en paiement, certains furent jetés en prison, d’autres prirent le chemin de l’exil, d’autres encore furent privés d’emplois, etc. 2.2.2. Nkurunziza vs Ngendakumana : pas de répit en politique ? Si la mise à l’écart de Radjabu des affaires du parti et du pays fut saluée par l’opinion tant nationale qu’internationale, les choses ne devaient pas s’arranger pour autant, tant au niveau du parti que de la gouvernance de la République. Au sein du CNDD-FDD, d’autres désaccords qui couvaient ont fini par se mettre à jour. Avec l’arrivée du col. Jérémie Ndayishimiye à la tête du parti au pouvoir, le CNDD-FDD, et surtout au cours de sa deuxième mandature présidentielle, les oppositions au sein du parti et contre Nkurunziza se sont multipliées davantage. Le nouveau patron du parti inquiétait aussi Nkurunziza et cette méfiance réciproque donna lieu à l’existence de deux 136

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groupes qui s’observaient en chiens de faïence à la tête du CNDD-FDD. Leurs chefs de file respectifs étaient, encore une fois, le président de la République Nkurunziza et le président du parti Ngendakumana. Voyant que Ngendakumana grandissait en influence auprès des membres et devenait de plus en plus incontrôlable (avec une crainte qu’il ne devienne présidentiable), Nkurunziza envisageait de le limoger pour prendre carrément en main le parti ; manœuvre que le concerné n’entendait pas laisser passer. Ngendakumana bénéficia d’un appui de Nzobonimpa, alors Secrétaire du Conseil Supérieur des Sages (organe qui dirige le CNDDFDD). Il publia un communiqué le 26 février 2011 où il faisait savoir que les Bagumyabanga sont chagrinés par le manque de cadre d’expression au sein de leur parti face à la situation catastrophique qui prévalait au pays. Alors que leur parti était considéré comme un cadre sacré d’expression, les « ventriotes » qui se comptent parmi ses gestionnaires le gèrent en privilégiant le musèlement. La démocratie au sein du parti a été paralysée alors qu’en qualité de gestionnaires les Bagumyabanga devraient être le miroir d’autres formations politiques pour sa consolidation nationale. Ces prises de positions coûteront cher à cet ex-colonel des FDD, excommandant de la région Ouest pendant la rébellion. Chef de file des contestataires de la ligne du président Nkurunziza au sein du parti, Nzobonimpa sera vite limogé du CNDD-FDD et persécuté dans son intégrité physique jusqu’à prendre le chemin de l’exil. Cependant, ce groupe ne s’avouera pas vaincu. Au contraire. Il passa de communiqué en communiqué et de déclaration en déclaration. Le 2 mai 2012, le même exdéputé de l’East African Legislative Assembly (EALA) indiquait sur les ondes de la Radio Publique Africaine (RPA) que lorsque lui et ses compagnons rentraient du maquis, ils avaient comme devise « Karaba twubake igihugu » (apprêtons-nous et mettons nos efforts ensemble pour construire notre chère patrie), mais que quelques jours après l’arrivée au pouvoir du CNDD-FDD, la devise est devenue « Karaba turye igihugu » (apprêtons-nous et soyons unis pour piller et manger le pays) (Nzobonimpa, 2011). Mais cette opposition interne au sein du CNDD-FDD prendra encore une dimension importante avec la sortie d’une lettre que Nzobonimpa a adressée au Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies au Burundi, tout au début de l’année 2013. La gestion autocratique et oligarchique du pays et du parti par Nkurunziza et sa clique est encore une fois pointée du doigt. Selon Nzobonimpa, « Pierre NKURUNZIZA devrait 137

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accepter que la Démocratie soit restaurée au sein du CNDD-FDD. (…) Pour consolider la démocratie au pays, nous nous sommes engagés à lutter pour cette dernière au sein du CNDD-FDD car il faut le souligner, la démocratie est en péril au sein du Parti CNDD-FDD. (…) Pierre NKURUNZIZA doit savoir que sous son règne, le pays ne sera jamais stable aussi longtemps qu’il n’y aura pas une véritable Démocratie au Burundi et spécialement au sein des partis politiques, le CNDD-FDD y compris. La démocratie, en son sein, doit être caractérisée par des élections libres, l’égalité des chances pour tous en matière de concurrence pour tous ceux qui voudraient se faire élire à la direction du Parti » (Nzobonimpa, 2013). Se nommant Représentant et porte-parole des « Bagumyabanga sans voix » dont le cheval de bataille est la politique de lutte contre la corruption, les malversations économiques ainsi que la lutte pour les droits de la personne humaine, Nzobonimpa dénonce par la même occasion le déraillement du CNDDFDD des idéaux de la démocratie et de bonne gouvernance ; l’organisation des fraudes électorales en 2010 dites « Bacemwo 2010 » ; le tout orchestré par une oligarchie de « ventriotes obnubilés par l’impérialisme de l’avoir » composée d’un duo des généraux et des civils qui s’est emparé de la tête du CNDD-FDD, qui « sucent » les deniers publics, « tuent » et « pillent » le pays sous la houlette du président Nkurunziza (Nzobonimpa, 2013). Pour Nzobonimpa, le parti est dirigé à l’informel par un groupe de six parsonnes : P. Nkurunziza, A. Nshimirimana, A.-G. Bunyoni, E. Ndayishimiye, A. Barekebavuge et J. Ntakarutimana, les deux dernières étant des « confidents de P. Nkurunziza pour les affaires extrêmement louches comme le business illégal et d’autres missions illégales ». Ce groupe est audessus de la loi. Il contourne les institutions de la République et le CNDDFDD est sous leur commandement car Pascal Nyabenda, président officiel du parti « n’est en réalité qu’un simple commissaire chargé des relations publiques du parti avec l’extérieur » que le groupe des six gère « comme un technicien à rémunérer ou à primer pour son travail de couverture » (Nzobonimpa, 2013). En outre, cet écrit de Nzobonimpa est venu mettre à jour à quel point les luttes intestines au sein du CNDD-FDD étaient plus atroces que certains ne l’imaginaient. De fait, pour lui, si les Bagumyabanga ont préféré garder le silence sur certains faits fragrants, c’est tout simplement pour sauver leur peau pour certains et leurs postes pour les autres étant donné que le camp NKURUNZIZA a développé une culture de haine et de division à l’endroit des membres restés fidèles aux idéaux fondateurs du parti. Voici l’exemple 138

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qu’il donne à ce propos : « Il sied de rappeler une réunion tenue à NGOZI en date du 3 Février 2007 à laquelle étaient conviés, à huis clos, le haut commandement du CNDD-FDD à savoir l’honorable El-hadj HUSSEIN Radjabu, NKURUNZIZA Pierre, les Généraux NSHIMIRIMANA Adolphe, Alain Guillaume BUNYONI et NDAYISHIMIYE Évariste. Au cours de cette réunion, Pierre NKURUNZIZA demanda à l’Honorable El-hadj HUSSEIN Radjabu de démissionner de la présidence du parti pour occuper un poste au conseil des sages, et quand Manassé NZOBONIMPA et Gervais RUFYIKIRI devaient passer à la guillotine. (…) » (Nzobonimpa, 2013). 2.2.3. Les dissensions de la 3ème candidature et la victoire (finale ?) de Nkurunziza Ce mouvement de révolte au sein du parti qui a jalonné tout au long ème mandat du président Nkurunziza sera relayé et renforcé par sa du 2 décision de se représenter pour la troisième fois consécutive à l’élection présidentielle de 2015. Une candidature décriée par plusieurs hauts responsables du CNDD-FDD mais qui a fini par passer non sans casser. De fait, cette 3ème candidature de Nkurunziza a provoqué la fronde la plus importante jamais observée au sein du parti CNDD-FDD depuis son agrément et son accession au pouvoir. Cette fronde qui s’est organisée progressivement et sûrement contre vents et marais a rassemblé, en plusieurs étapes, des figures diverses en interne, tant civils que militaires : les hauts gradés des corps de défense et de sécurité ex-FDD et ex-FAB, les grands ténors et caciques du parti présidentiel, les responsables du parti à tous les niveaux, les plus hauts dignitaires de la Républiques issus du CNDD-FDD, etc. (Banshimiyubusa, 2022). Après les élections et la victoire controversées de Nkurunziza en 2015, la purge au sein du parti a continué. Avec un peu de recul plus tard en 2016, voyant l’ampleur de la répression exercée par Nkurunziza sur ses anciens compagnons du maquis, Nzomukunda réalisera qu’en accusant Radjabu, elle-même et ses collègues se sont fort trompés d’adversaires. Elle le dira en ces termes : « Tout le monde, à commencer par moi-même, a lutté contre Radjabu qui était considéré comme étant le diable et présentant Nkurunziza comme un ange. Je regrette personnellement et profondément d’avoir découvert très tardivement jusqu’où vont la méchanceté et la cruauté de Nkurunziza »7. Quelques ex-Bagumyabanga civils exilés en 7

Entretien avec l’auteur en novembre 2016.

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Europe ont tenté de mettre en place une nouvelle organisation politique dénommée Parti pour la Paix et la Démocratie (PPD-Girijambo) sous la direction de Hatungimana, tandis que du côté militaire, les tentatives des ex-généraux et d’autres ex-hauts officiers de l’armée de créer des mouvements rebelles se sont toujours soldées par des échecs. En fin de compte, il est à remarquer que le CNDD-FDD est le parti qui a connu beaucoup de dissensions et scissions depuis qu’il est au pouvoir tout comme durant sa période du maquis (Rufyikiri, p. 12). Cela pourrait s’expliquer par l’absence de démocratie interne dans ce parti résultant elle-même de la culture du maquis et de la violence ; de l’attrait du pouvoir qui pousse les ego à se livrer des batailles farouches ; ainsi que le caractère et la personnalité du leader Nkurunziza. 3. LE BUTIN DES BATAILLES GAGNÉES PAR PIERRE NKURUNZIZA : LA PERSONNALISATION DE SON POUVOIR Chaque fois que le président Nkurunziza sortait vainqueur de ses opposants politiques, il en profitait pour renforcer son emprise sur le parti et sur les autres institutions étatiques. Après l’emprisonnement de son concurrent direct Radjabu en 2008, l’erreur n’était plus permise. Déjà au congrès de Ngozi du 7 février 2007, Nkurunziza avait réussi, non seulement à évincer « l’autre président », mais et surtout à conquérir le parti et à se l’approprier, ce qui lui a permis d’accroître la personnalisation de son pouvoir au niveau politique. Désormais, tout tourne autour de sa personne et de son pouvoir. En effet, au cours du même congrès, un nouveau supra-organe du parti a été créé et mis sous la direction du président de la République. Il s’agit du Conseil Supérieur des Sages (CSS). Cet organe « a été créé le 7/02/2007 pour tout simplement permettre à Pierre NKURUNZIZA de gérer le parti dans l’ombre malgré la Constitution qui lui interdit de telles prérogatives » (Nzobonimpa, 2013). C’est pratiquement à travers le CSS, qui est un « organe hyperpuissant » du parti CNDD-FDD, que toutes les décisions sont entérinées (Ntibantunganya, p. 593). En effet, selon les statuts adoptés lors du Congrès National Ordinaire du parti en mars 2012, le CSS est composé des Abagumyabanga honnêtes ne dépassant pas onze (11) choisis parmi les pionniers de la lutte armée du CNDD-FDD, choisis par son président et approuvés par le Congrès national. Toutefois, selon l’activité à l’ordre du jour, le président du CSS peut inviter toute personne qui peut apporter sa 140

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contribution et cette dernière jouit des mêmes droits que ceux des membres du CSS (art. 39). Beaucoup plus que les Statuts, les articles 84 et 85 du ROI approuvé par le même Congrès clarifient la composition du CSS et leurs attributions. Selon l’alinéa premier de l’article 84, le CSS est composé des Abagumyabanga honnêtes ne dépassant pas onze (11) choisis parmi les pionniers de la lutte armée du CNDD-FDD ou qui viennent de passer beaucoup d’années de dévouement remarquable pour la cause du parti, choisis par son président et approuvés par le Congrès national. De son côté, l’alinéa stipule que le président du CSS est un Mugumyabanga qui a occupé les fonctions les plus élevées que tous les Bagumyabanga. L’article 85 quant à lui clarifie les missions du CSS qui sont, entre autres : 1. Donner l’orientation générale pour la mise en œuvre des décisions du Congrès national ; 2. Superviser que les textes de lois du parti et les décisions de ses leaders sont conformes à l’idéologie du Parti ; 3. Suivre de très près les activités des leaders du Parti, les conseiller et demander que des décisions soient prises à leurs égards en cas de besoin ; 4. Suivre le comportement des Bagumyabanga nommés dans les différents postes du pays et prendre des décisions corrigeant certaines de leurs erreurs qui se font remarquer ; 5. Superviser la gestion du patrimoine du Parti ; 11. Prendre toutes les mesures allant dans le sens de conseiller, corriger jusqu’à celles d’exclure quelqu’un qui a mal travaillé. En cas de nécessité pour exécuter une mesure d’exclure quelqu’un qui a mal travaillé, le CSS demande à l’organe habilité de convoquer un congrès national extraordinaire dans un délai n’excédant pas quinze jours (15) après qu’il en est informé. Si après ce délai de quinze jours le Congrès national extraordinaire n’a pas été convoqué, le CSS le convoque dans un délai n’excédant pas quinze jours (15) et désigne celui que le convoque et le dirige ; 12. Organiser des réunions pour les doléances à soumettre au président du parti et son vice-président chargé des questions politiques une fois par trimestre ainsi qu’autant que de besoin ; 13. Désigner et transmettre au Congrès national du parti le nom du candidat à l’élection présidentielle ; 14. Approuver les noms des candidats aux élections pour les hautes fonctions du pays. Rien qu’à analyser le contenu de ces articles, il est à remarquer trois principaux éléments menant à l’appropriation du CNDD-FDD par Nkurunziza. Premièrement, l’introduction du CSS parmi les principaux organes dirigeants du CNDD-FDD en février 2007, à la suite du bras de fer qui l’opposait au président du parti d’alors Radjabu. Deuxièmement, les 141

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missions confiées à cet organe dirigeants lui confèrent le statut de contrôler tout et de prendre des décisions en tout y compris le domaine disciplinaire. Cela permet au CSS et surtout à son dirigeant de prendre en main tout le parti étant donné que les membres de cet organe sont également membres du Comité Exécutif du Parti (ROI, art. 61. al. 1er). Troisièmement et enfin, la définition taillée sur mesure du président du CSS qui renvoie automatiquement à la personne de Nkurunziza. Mais beaucoup plus que cela, à travers la formulation « qui a occupé », il faut remarquer que Nkurunziza s’était érigé en président du CSS à vie car, aussi longtemps qu’il aurait été en vie, il serait resté le Mugumyabanga qui aurait occupé les fonctions les plus élevées du pays. En effet, même après avoir quitté le pouvoir, il aurait fait prévaloir son droit d’aîné et son expérience dans cette fonction. Le sommet de cette stratégie sera atteint lors des congrès extraordinaires de juin et août 2016 tenus respectivement à Ngozi et à Gitega à la suite de la crise du 3ème mandat. Lors de ces deux congrès Nkurunziza se posa plus que jamais en patron du CNDD-FDD en supprimant le poste de Président du parti remplacé par celui de Secrétaire général ainsi qu’en réduisant à 5 le nombre des membres du CSS dont il est resté président. À ce propos, les conclusions de ces deux congrès sont, on ne peut plus, révélatrices de cette stratégie. Le communiqué sanctionnant le Congrès de Ngozi laissait entendre que « la première activité du congrès a été l’amendement profond des statuts du Parti CNDD-FDD » afin d’apporter la clarification et la précision sur « certaines dispositions des statuts qui prêtaient confusion et qui n’ont pas été efficaces dans les réponses apportées à la problématique survenue dans le fonctionnement du Parti CNDD-FDD ». Ici l’allusion est faite à la gestion des frondeurs du CNDD-FDD consécutive à la déclaration de la troisième candidature de Nkurunziza à sa propre succession. À cet effet, les congressistes « se sont rendus compte qu’il y avait des organes qui ne fonctionnaient pas à la satisfaction des Bagumyabanga, tandis que d’autres organes n’avaient pas de missions bien précises ». Bien évidemment ici l’allusion est faite au CSS dont la majorité des membres avaient rejeté la candidature de Pierre Nkurunziza pour le troisième mandat8. De même, les participants « ont identifié le problème de multiplicité de centres de Entretien entre Gervais Rufyikiri et l’auteur en novembre 2016. Rufyikiri faisait partie du CSS en 2015.

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décisions au sein du même système CNDD-FDD, ce qui conduisait parfois aux réponses non appropriées aux problèmes posés dans le fonctionnement du Parti CNDD-FDD ». Très clairement, tous les autres principaux organes du parti sont sous les ordres du président du CSS et ne sont presque que d’inutiles ornements. Et pour récapituler, au fur et à mesure que Nkurunziza faisait face à une opposition interne au sein de son parti CNDD-FDD, il mettait en place des mécanismes visant à le verrouiller et à se l’approprier davantage pour se poser et s’imposer comme l’unique maître incontesté à obéir. Et sans surprise, ce comportement du véritable patron du parti en même temps président de la République se transposait, mutatis mutandis, sur la gestion de la chose publique, notamment à travers le tripatouillage des textes de lois et la réduction drastique de l’espace politique. Bien plus, pour mieux se poser en président aux pouvoirs absolus, Nkurunziza a fait appel aux pratiques messianiques ainsi qu’aux titres qui éternisaient lui et ses pouvoirs. De fait, depuis le maquis et surtout depuis qu’il est apparu officiellement sur la scène politique en 2003, le CNDDFDD s’est présenté comme un parti profondément attaché aux croyances religieuses, surtout chrétiennes, et principalement protestantes évangélistes. Cette façon de faire la politique est allée croissante au fur et à mesure que Nkurunziza assoyait son pouvoir mais aussi faisait face aux déchirements internes. Selon les clauses complémentaires du Congrès national ordinaire du CNDD-FDD (Ivyongeweko) tenu le 31 mars 2012 à Bujumbura, Dieu (Imana) occupe la première place au sein du Parti CNDD-FDD. De ce fait, tout leader dans les instances dirigeantes du parti doit prêter serment tenant dans ses mains le livre de Dieu. Mais cette pratique n’est pas nouvelle car en 2005, après son élection par le parlement au poste de président de la République, Nkurunziza a fait savoir que c’est grâce à la volonté de Dieu qu’il a été élu tout en précisant que sa destinée lui avait été révélée par des visions lorsqu’il était encore au maquis qu’il a rejoint en 1995 et après avoir survécu miraculeusement à une grave blessure à une jambe (Cros, 2005). Le sommet de cette dérive messianique a continué à faire son bon chemin en mars 2018 lorsque le président du CSS du CNDD-FDD, Nkurunziza a été élevé au rang de « guide suprême éternel » de son parti par les membres des hautes instances dirigeantes du CNDD-FDD qui s’étaient réunis dans sa province natale de Ngozi. Selon le communiqué lu par le général Ndayishimiye, alors secrétaire général du parti, « le parti 143

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CNDD-FDD est une famille harmonieuse et équilibrée et comme toute famille, la nôtre aussi se doit d’avoir un père de famille. (…) Après avoir passé en revue les immenses réalisations à l’actif de Son Excellence le président de la République, la valeur de ses idées, de ses engagements, conseils et actes [les militants du CNDD-FDD] ont trouvé en lui en excellent leader charismatique et se sont convenus de le hausser au titre de « Imboneza yamaho » du parti CNDD-FDD. C’est notre aîné, c’est notre père à nous tous, personne ne peut se comparer à lui au sein du CNDDFDD. Ce dernier depuis ce jour marche sur ses idées ». Ce titre de « guide permanent » ou « visionnaire du parti CNDD-FDD » lui permettait non seulement de verrouiller davantage le contrôle de son parti mais encore et surtout de se poser en alpha et omega en matière de sa gestion. Au sein de l’opposition politique et de la société civile, on pousse trop loin l’analyse. Pour eux, ce titre a été interprété comme mettant à nu le « projet de règne à vie de Nkurunziza », tandis que d’autres y voyaient déjà un « culte de la personnalité autour de sa majesté le roi Nkurunziza 1er ». Le couple Nkurunziza se présente donc en gourou, en maître manipulateur du peuple burundais à travers le secte polico-religieux appelé CNDD-FDD qui impose une sorte de morale puritaine à la société burundaise. Enfin, afin de pérenniser sa suprématie sur les institutions étatiques, au moment où il s’apprêtait à le quitter en 2020, Nkurunziza s’est fait élever au rang de « Guide suprême du patriotisme » par le parlement burundais en février 2020. Selon cette loi, la Guide suprême du Patriotisme est la référence idéale en matière de patriotisme, de cohésion sociale et de sagesse nationale (art. 2). Concrètement, ce titre lui a été décerné « en guise de reconnaissance de son engagement, de son dévouement exceptionnel à la défense de la souveraineté nationale, à l’éveil de la conscience des Burundais en se basant sur la primauté de Dieu, valeur ancestrale du Peuple Burundais et à l’amour de la patrie » (art. 3). La même loi institue une journée nationale du patriotisme organisée chaque année le 08 juin et présidée par le Guide suprême du patriotisme. En outre, Nkurunziza devrait être consulté à ce titre sur des questions relatives à la sauvegarde de l’indépendance nationale, à la consolidation du patriotisme et à l’unité nationale. Quelques jours avant, en janvier 2020, le même parlement avait adopté un projet de loi octroyant au chef de l’Etat sortant de très nombreux avantages à la fin de son mandat dont, entre autres, une villa très haut standing, une allocation d’un milliard de Francs burundais, une indemnité égale aux émoluments d’un député pour le reste de sa vie, etc. Cette loi a 144

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choqué certains opposants politiques ainsi que certains activistes des droits de la personne humaine. « J’ai expliqué que depuis qu’il est au pouvoir, des crimes graves ont été commis, on retrouve chaque semaine des corps de personnes tuées, le pays est devenu l’un des plus pauvres et des plus corrompus au monde (…). Je pense qu’il devrait plutôt répondre de tous ces actes devant la justice », a déclaré le député Fabien Banciryanino de Mizero y’Abarundi au cours de la plénière (LaLibre.be, 2022). CONCLUSIONS Cette contribution avait pour objectif de retracer l’itinéraire politique du président burundais, feu Pierre Nkurunziza qui a présidé le Burundi de 2005 à 2020, après près de 10 ans passés au maquis, afin de montrer l’écart entre les objectifs déclarés de la lutte armée et la réalité de la gestion du pouvoir une fois à la tête de l’État. Si le peuple burundais espérait bénéficier des dividendes de la paix et de la démocratie retrouvées, il n’en a pas été ainsi. En effet, force est de constater que les « survivants » des principaux leaders du CNDD-FDD ont été profondément socialisés à l’exercice de la violence au quotidien, au culte du chef et à la loi du plus fort qui écrase le faible comme mode de gouvernement. À la suite de Max Weber, nous dirions que « l’habitus est un acquis, un avoir qui s’est transformé en être à tel point qu’advient l’impression naturaliste d’être né avec les dispositions qui le composent » (Jacquemain et Frère, 2008, p. 192). Au fil des années, les maquisards FDD ont fini par être conditionnés à la violence. D’ailleurs du temps de la guerre, le concept d’ennemi était devenu très subjectif. Plusieurs sources affirment que les conflits internes auraient causé la mort de plus d’officiers FDD que ceux tués par le camp adverse (Rufyikiri, p. 17). De ce fait, il a été impossible pour ces leaders, à la tête desquels Nkurunziza, de se débarrasser de cet « avoir qui s’est transformé en être » pour abandonner cette culture de la violence du temps de la rébellion. Un autre fait qui a attiré notre attention est le fait que Nkurunziza est toujours sorti vainqueur de toutes les oppositions qui le visaient même personnellement. Plusieurs pistes sont possibles mais pour nous la plus plausible est celle qui consiste à constater que jusque-là, le président du CSS en même temps président de la République est resté plus fort que l’organisation. Ses différentes manœuvres (création de nouveaux organes sous son contrôle, suppression des anciens organes qui échappaient à son 145

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contrôle, nomination des présidents et autres cadres du parti fantoches, contrôle de la milice du parti Imbonerakure, etc.) lui ont permis de prendre le dessus sur les ambitions de ses autres concurrents. Le CNDD-FDD était resté une structure structurée pour répondre à ses ambitions politiques personnelles. En 15 ans de pouvoir, pourtant jalonnés d’élections dites « démocratiques », l’ancien maquisard était au sommet d’un régime autocratique au « présidentialisme monocentré » (Conac, 1979 ; Bourmaud, 1997). Ne voulant partager son pouvoir avec personne, il avait vaincu « tous ses rivaux » et surtout privatisé l’État qu’il contrôlait politiquement et économiquement d’une main de fer. Cette privatisation de l’État et de ses services a abouti à la construction d’un système de corruption bien solide et contrôlé qui lui procurait des ressources nécessaires pour entretenir sa cour, sa clientèle (Hibou, 1999, pp. 11-67). De fait, avant sa mort en juin 2020, Nkurunziza s’était plutôt préparé pour rester puissant politiquement et économiquement après avoir laissé le fauteuil présidentiel à son successeur Ndayishimiye qui peine à se défaire de ce système lui légué par son « sogokuru » (grand-père) Nkurunziza. Enfin, cette contribution a également montré que le processus de démocratisation issu de lutte armée est rarement linéaire et effectif. Comme ci-haut souligné, le maquis « autocratise » mais ne « démocratise » jamais (Doudet, Hans et Katrin, 2012). Comme cela se remarque dans quelques pays de la région des grands lacs africains – Rwanda, Ouganda, RDC – les présidents issus d’anciens mouvements rebelles se muent le plus rarement possible en démocrates, décevant de ce fait leurs peuples dont les attentes étaient immenses pour eux. Autant dire que gérer un mouvement rebelle, même de plus de 50 mille hommes et femmes, n’a rien à voir avec la gestion d’un État, une institution qui doit marcher sur des règles et lois préétablies. BIBLIOGRAPHIE Banshimiyubusa, Denis. (2018), Les enjeux et défis de la démocratisation au Burundi. Essai d’analyse et d’interprétation à partir des partis politiques, thèse de doctorat en Science politique, UPPA. Banshimiyubusa, Denis. (2022), « Crispations identitaires et « identités légitimatrices » en périodes de crises politiques. Un regard rétrospectif sur la crise du 3ème mandat au Burundi », Discussion Paper, Anvers : IOB. Bayart, Jean-François. (1989), L’État en Afrique : la politique du ventre. Paris : Fayard.

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Nkurunziza ou l’itinéraire d’un chef rebelle « Muhuza » devenu chef d’État… Bourmaud, Daniel. (1997), La Politique en Afrique, Paris : Montchrestien. Bucumi-Nkurunziza, Denise. (2013), La force d’espérer. L’itinéraire de la première dame du Burundi. Paris : L’Harmattan. Chrétien, Jean‐Pierre et Dupaquier, Jean‐François. (2007), Burundi 1972 : Au bord du génocide. Paris : Karthala. Conac, Gérard. (1979), Les Institutions constitutionnelles des États d’Afrique francophone et de la République malgache. Paris : Economica. Cros, Marie-France. (2005), « Burundi : “Le Président n’a pas les mains liées“ », dans : La Libre Belgique, 12 juillet. Doudet, Veronique, Hans, Giessmann and Katrin, Planta. (2012), From Combattants to Peacebuilders : A Case for inclusive, Participatory and Holistic Security Transitions. Berlin : Berghof Foundation. Hibou, Béatrice. (1999), « De la privatisation des économies à la privatisation des États. Une analyse de la formation continue de l’État », dans : Hibou, Béatrice. (dir.), La privatisation des États, Paris : Karthala, coll. « Recherches internationales », pp. 11-67. ICG, Burundi. (2006), La Démocratie et la Paix en danger, Rapport Afrique. N°120-30. Jacquemain, Marc et Frère, Bruno (dir.). (2008), Épistémologie de la sociologie. Paradigmes pour le XXIe siècle. Bruxelles : De Boeck. Kiraranganya, Boniface. (1985), La vérité sur le Burundi. Québec : Naaman. Lemarchand, René. (2002), « Le génocide de 1972 au Burundi. Les silences de l’Histoire », dans : Cahiers d’Études Africaines, 167, 42(3), pp. 551-567. Ligue burundaise des droits de l’homme « ITEKA ». (2008), Rapport annuel de la situation des droits de l’homme, Inertie des institutions étatiques sur fond de calculs politiciens. Edition 2007, Bujumbura. Mbembe, Achille. (2000), De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris : Karthala. Nimubona, Julien. (1998), Analyse des représentions du pouvoir politique : le cas du Burundi, thèse de Doctorat en Science Politique, UPPA. Nindorera, Willy. (2008), Le CNDD-FDD au Burundi. Le cheminement de la lutte armée au combat politique. Berghof Foundation, 10. Niyonzima, Herménegilde. (2004), Burundi. Terre des héros non chantés ; du crime et de l’impunité. Genève : Remesha. Ntibantunganya, Sylvestre. (2018), Burundi. Démocratie piégée. Lectures, Témoignages, Analyses. Bruxelles : Éditions Iwacu. Nyangoma, Léonard (2017). Burundi : Histoire de la lutte armée du CNDD (vidéo). https://www.youtube.com/watch?v=TCPlwpYcm-4, vu le 29 juillet 2017. Nzobonimpa, Manassé. (2011a), Communiqué du 26 février 2011 portant sur la position de beaucoup de membres du parti CNDD-FDD et des Burundais en rapport avec la corruption, les malversation économiques et d’autres maux qui gangrènent le pouvoir en place à Bujumbura.

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques Nzobonimpa, Manassé. (2011b), Communiqué du 3 mars 2011 émanant de la majorité des « Bagumyabanga » sans voix dans la lutte contre les malversations économiques, les violations des droits de la personne humaine et autres. Bujumbura. Nzobonimpa, Manassé, Parti CNDD-FDD – Les Bagumyabanga sans voix. (2013), dans : Correspondance adressée au Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations- Unies au Burundi. Bujumbura. OAG. (2007), La gouvernance au Burundi en 2007 : Dysfonctionnement institutionnels, malversations et promesses non tenues, Rapport d’observation. Bujumbura. Radjabu, Hussein. (2006), Discours prononcé lors de la célébration du premier anniversaire de la victoire du CNDD-FDD. Bujumbura. Rufyikiri, Gervais. (2016), Échec de la transformation du CNDD-FDD du mouvement rebelle en parti politique au Burundi : une question d’équilibre entre le changement et la continuité. Working Paper, Anvers : IOB. Vandeginste, Stef. (2008), Pouvoir et droit au Burundi : un commentaire (principalement) juridique sur l’arrêt du 5 juin 2008 de la Cour constitutionnelle dans l’affaire RCCB 213. Envers. Watt, Nigel. (2008), Burundi. À la découverte d’un pays africain (traduction de l’anglais), London : Dagan Éditions.

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Jerry Rawlings : l’héritage d’un patriote (1979-2001) Floréal Serge Adiémé Université de Yaoundé I, Yaoundé, Cameroun, [email protected] RÉSUMÉ : Ce chapitre s’intéresse à Jerry John Rawlings, qui présida aux destinées du Ghana de 1979 à 2001. Né à Accra, en 1947, Rawlings intègre l’armée ghanéenne, en 1969, et s’illustre, dix ans plus tard, par le renversement du gouvernement du général Frederick Akuffo. Après 112 jours, il cède le pouvoir à Hilla Limann, un civil démocratiquement élu. Face à l’incompétence du nouveau régime, Rawlings reprend le pouvoir en 1981. Il dirige alors le Ghana, sans partage, jusqu’au début des années 1990. Répondant favorablement aux sirènes de la démocratie, qui se faisait entendre partout en Afrique, il autorise le multipartisme. L’étude est historique et se fonde sur des sources écrites et de divers ordres. Il ressort de notre analyse que l’ancien capitaine d’aviation, après avoir dirigé son pays d’une main de fer, l’a finalement mis sur les rails de la démocratie. Mots-clés : coup d’État, démocratie, économie, Ghana, Rawlings.

INTRODUCTION Le 06 mars 1957, la Gold Coast, sous la houlette de Kwame Nkrumah (1909-1972), accède à l’indépendance après quelque quatre-vingt ans de colonisation britannique. Les frontières de ce pays ouest-africain ont été agrandies avec l’intégration du Togo sous tutelle des Nations unies confié à la Grande-Bretagne. Sa superficie est alors de 238 537 km2 (Brawand, 2000, p. 2). Le pays est rebaptisé Ghana, en référence au passé glorieux d’un Empire médiéval dont la capitale, Kumbi Saleh, se situait à environ 800 kilomètres des frontières du nouvel État (Blanchet, 1957, p. 1). La forte personnalité de Nkrumah, et son rôle dans le mouvement d’émancipation des peuples du tiers-monde, accroissent la notoriété de ce pays sur la scène internationale (Appenteng-Darrac, 2012, p. 125). Malheureusement, le Ghana s’enlise rapidement, pour diverses raisons, dans une crise 149

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économique, doublée d’une crise politique (Cogneau, 1994, p. 5). Désormais, ce pays vit, entre les années 1960 et le début des années 1980, dans une spirale de coups d’État et tentatives de coups d’État, sapant son image tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières du continent noir. L’arrivée au pouvoir du putschiste Jerry Rawlings (1947-2020), au crépuscule de 1981, a progressivement redoré le blason du Ghana (Brawand, 2000, p. 7). Outre la stabilité politique, ce pays semble avoir retrouvé une relative santé économique qui en fait un modèle sur le continent noir (Brawand, 2000, p. 7). Dès lors, quel a été le rôle de Jerry Rawlings dans le retour en grâce du Ghana sur la scène internationale ? L’objectif de cette étude est de relever l’influence que Rawlings a eu dans le renouveau politique et économique de son pays. L’étude est historique et se fonde sur des sources orales et écrites. D’abord, l’analyse passe en revue l’ascension fulgurante de Rawlings vers le pouvoir. Ensuite, il est question d’apprécier la gestion autoritaire de cet homme avant de voir comment le dictateur s’est progressivement mué en démocrate. 1. L’ASCENSION FULGURANTE D’UN PATRIOTE IMPERTINENT Première nation d’Afrique noire à accéder à l’indépendance, le Ghana faisait office de modèle partout sur le continent noir. Rapidement, ce pays dut faire face à une récession économique qui ne fut pas étrangère à l’instabilité politique qui s’ensuivit. 1.1. L’espoir brisé à la base des révoltes sociales Jerry John Rawlings, surnommé Jay-Jay, est né à Accra, le 22 juin 1947, de Victoria Agbotui (une femme de l’ethnie Ewe) et de James Ramsey John (un chimiste écossais) qui l’a abandonné (Rawlings, 2015). La Gold Coast est alors marquée, comme d’autres territoires coloniaux, par la montée des mouvements nationalistes qui, de plus en plus, demandent l’indépendance. Les autorités britanniques lâchent du lest et acceptent de légaliser, en 1948, la United Gold Coast Convention (UGCC), un parti politique modéré. Le poste de secrétaire général est confié à Kwame Nkrumah, un homme charismatique, ayant fait ses études universitaires aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Perçu comme trop radical par ses camarades du parti, il fut démis de ses fonctions (Appenteng-Darrac, 2012, p. 127).

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En juin 1949, Nkrumah crée le Convention People’s Party (CPP). Il mène alors une campagne de proximité auprès des masses pour l’autonomie de la colonie. Devenu Premier ministre du territoire, en 1951, Nkrumah amorce la marche vers l’indépendance (Perçu comme trop radical par ses camarades du parti, il fut démis de ses fonctions (Appenteng-Darrac, 2012, p. 127). Celle-ci est octroyée le 06 mars 1957, alors que Rawlings est âgé de dix ans. Depuis l’âge de six ans, le jeune garçon nourrissait déjà le rêve de devenir pilote. Lorsqu’il le fit ouvertement savoir à sa mère, celle-ci réagit négativement en lui assénant un coup au dos en disant : « Tu seras médecin ! Tu seras scientifique ! » (Rawlings, 2015). Au début de l’adolescence, Rawlings, qui n’a toujours pas abandonné son rêve de devenir pilote, entre au Achimota College, un établissement secondaire de grande réputation qui avait accueilli, à des époques différentes, quelques futurs chefs d’État, à l’instar du Ghanéen Kwame Nkrumah, du Zimbabwéen Robert Mugabe) ou du gambien Dawda Jawara. C’est dans cette école qu’il fit la connaissance de Nana Konadu Agyeman, une Ashanti d’ascendance royale qu’il épousera en 1977 (Koulibaly, 2021). À son accession à l’indépendance, en pleine Guerre froide, le Ghana est peuplé d’environ 6 millions d’habitants avec un revenu moyen assez élevé, qui avoisine le niveau de la Côte d’Ivoire et représente deux fois celui du Nigeria (Brawand, 2000, p. 9). Le pays a hérité d’une structure économique de type coloniale. Celle-ci était fondée sur l’exportation des produits primaires agricoles (cacao et café), forestier et miniers (or). En même temps, il importait l’essentiel des produits manufacturés qui circulaient dans le pays (Brawand, 2000, p. 9). Les dirigeants de ce nouvel États se rapprochent du bloc de l’Est et adoptent une économie socialiste (Legendre, Faure et al, 1996, p. 5). Ensuite, ils mettent en place un système économique mixte, qui combine secteur public et capitaux privés, afin d’industrialiser le pays. Grâce aux revenus des principaux produits de rente, ils lancent une série de grands chantiers. Ainsi, sur le plan énergétique, ils font construire, avec l’aide des États-Unis, le barrage d’Akosombo, sur le fleuve Volta (Lassailly-Jacob, 1983, p. 47). Ils développent également le secteur des transports et améliorent l’offre sanitaire et éducative à tous les niveaux (primaire, secondaire, universitaire) en mettant plus d’accents sur les régions défavorisées, afin de réduire le faussée entre le Nord et le Sud. Le coût de tous ces travaux, ajouté à la baisse du prix du cacao, plongent le pays dans une crise économique aigüe (Cogneau, 1994, p. 6). 151

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Des protestations ouvrières donnent lieu, en septembre 1961, à une grève générale. Les opposants en profitent pour fomenter des complots contre le régime de Nkrumah. Ce dernier fait face, en 1962 et 1964, à deux tentatives de coups d’État. Bien que populaire, Nkrumah n’hésite pas à réprimer durement ses adversaires et à bâillonner le système politique. C’est ainsi qu’il établit, en 1964, le système de parti unique. Seul le Convention People’s Party (CPP) a alors droit de citer dans le pays. Se faisant désormais appeler Osagyefo (le Messie), Nkrumah se proclame président à vie du parti unique et de la nation (Decraen, 1964, p. 4). Cela a eu pour effet de radicaliser les adversaires du régime qui n’avaient désormais qu’un seul but : déstabiliser les institutions de la république. 1.2. Une instabilité politique chronique Le 24 février 1966, alors que Nkrumah est en visite en République populaire de Chine, un coup d’État est orchestré par des militaires. Ceuxci, réunis au sein du Conseil de libération nationale dirigés par le général Ankrah, mettent en exergue la dérive autoritaire du pouvoir pour justifier leur action (Decraen, 1966, p. 12). Le président déchut s’installe en Guinée, auprès de son ami Ahmed Sékou Touré, qui lui octroie le poste de viceprésident.1 Entre temps, sans rompre les relations diplomatiques avec Pékin et Moscou, les nouveaux dirigeants ghanéens expulsent les experts soviétiques et chinois du pays et amorcent un rapprochement avec les puissances occidentales. Ils normalisent les relations de leur pays avec leurs voisins francophones (Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, Togo et Niger) (Decraen, 1967, p. 16). Réinstaurant les libertés publiques, ils font adopter, en 1969, la Constitution de la deuxième République. Celle-ci accorde plus de pouvoir au Premier ministre qu’au chef de l’État. Le pouvoir retourne entre les mains d’un gouvernement civil. Rawlings vit ces événements depuis l’académie militaire de Teshie qu’il a intégrée en 1967 comme élève officier de l’armée de l’air. Il en ressort un an plus tard, sans diplôme, à cause de quelques problèmes de discipline. Puis il entre à l’école des cadets de Teshie (1968-1969) et en ressort comme sous-lieutenant, muni du Speed Bird Trophy qui récompense le meilleur cadet de l’armée de l’air (Jacquemot, 2020). 1

Kwame Nkrumah est mort le 27 avril 1972, à Bucarest (Roumanie), des suites d’un cancer.

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Toutefois, le nouveau régime, dirigé par le Premier ministre Kofi A. Busia, ne parvient pas à résorber la crise économique. D’où son renversement, en janvier 1972, par le colonel Ignatius Kutu Acheampong. Celui-ci se distingue par son incompétence notoire et le pays s’enlise dans la pauvreté, la gabegie, la corruption (Jeffries, 1982, p. 9). Le 05 juillet 1978, le régime est renversé par le général Frederick Akuffo. Cela n’améliore guère la situation du pays, toujours gangréné par la corruption (Jeffries, 1982, p. 11). C’est alors qu’apparaît un jeune capitaine d’aviation 1.3. L’irruption de Rawlings sur la scène politique En 1979, Rawlings, nouvellement promu au grade de capitaine, surgit alors sur la scène politique comme un diable de sa boîte. Le 15 mai 1979, il tente, à la tête de six hommes, une mutinerie, afin de traduire en justice des officiers de l’État-major qu’il soupçonnait d’être mêlés dans des affaires de corruption. Il a alors comme mot d’ordre : « nettoyer les écuries d’Augias de ce pays anglophone d’Afrique de l’Ouest. » (Philippe, 2000). L’opération échoue et le jeune officier est jeté en prison. Trois semaines plus tard, lors de son jugement devant la cour martiale, Rawlings fit une plaidoirie enflammée qui chauffa à blanc les soldats présents à l’audience : « Nous réclamons la justice et la dignité ! » (Legendre, Faure et al, 1996, p. 6). Condamné à la peine capitale, Rawlings bénéficie de quelques complicités dans les rangs de l’armée pour sortir de prison le 04 juin. Avec l’aide d’un groupe d’officiers subalternes, remontés contre le régime, le jeune capitaine réussit cette fois à renverser le gouvernement du général Frederick Akuffo. Plein de fougue, le nouvel homme fort du Ghana marqua d’entrée de jeu l’opinion publique par sa grande carrure et son discours nationalpopuliste et progressiste. Il déclara la guerre aux rapaces : « L’Afrique de l’Ouest va brûler. Nous au Ghana, sommes prêts à mourir pour notre liberté ! Il n’y a pas de justice dans cette société et tant qu’il n’y aura pas de justice, je dirai courageusement qu’il n’y a pas de paix ici. Aujourd’hui, nous avons démarré une guerre sainte. La richesse de ce pays aura besoin de quatorze millions de guerriers pour la défendre, c’està-dire de quatorze millions de citoyens ghanéens… Derechef, vous entendrez parler de moi. » (Jacquemot, 2020). 153

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Rawlings mena quelques actions fortes dans une atmosphère sociale incandescente. D’abord, plusieurs anciens dirigeants sont jugés, puis fusillés devant des foules en liesse, au rang desquels se trouvaient les généraux Ignatius Acheampong et Frederick Akuffo (Smith, 2020). Ensuite, la frontière avec le Togo fut fermée afin de contrer l’activité des contrebandiers du cacao et de l’or considérés comme les fossoyeurs de la nation (Adedeji, 2001, p. 5). Un couvre-feu est instauré du coucher au lever du soleil. Des marchés de traite sont rasés, des débits de boisson pillés, des maisons de prostitutions fermées et des biens mal acquis confisqués. En même temps, le pays est soumis à une discipline militaire : interdiction du port du costume et de la cravate dans les bureaux, obligation des femmes à porter le pagne sous peine d’être molestées publiquement. Après 112 jours à la tête du Conseil des forces révolutionnaires, et après avoir adopté la Constitution de la troisième République, Rawlings cède le pouvoir le 24 septembre 1979 à Hilla Limann, un civil démocratiquement élu. Ce docteur en sciences politiques, sorti de la Sorbonne et diplômé de la London School of Economics, Craignait l’éventualité d’un nouveau coup de force. C’est pour cela qu’il offrit à Rawlings une bourse à l’étranger. Mais ce dernier, qui supportait mal la vie loin de son pays, déclina l’offre (Colette, 2004). Dès lors, le président Limann ordonna son renvoi de l’armée (Philippe, 2000). Les nouvelles autorités avaient hérité d’une patate chaude. Un million de Ghanéens venaient de quitter le pays à cause de la terrible répression du gouvernement précédent. Face à l’incompétence du nouveau régime, incapable d’enrailler la corruption et la crise qui frappe durement le pays, Rawlings décide de reprendre le pouvoir le 31 décembre 1981 avec l’aide financière de la Libye (Legendre, Faure et al, 1996, p. 7). Il devient alors le maître incontesté du Ghana. 2. UN HOMME DE POIGNE À LA TÊTE DE L’ÉTAT De 1981 à 1992, Rawlings dirige le Ghana d’une main de fer. Tout d’abord, il se tourne vers le bloc socialiste, pour y trouver de l’aide, avant de se raviser par la suite, sans toutefois renier son orientation antiimpérialiste.

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2.1. Un leader marqué par la doctrine socialiste Dès sa seconde prise de pouvoir, Rawlings remet au goût du jour l’idéologie révolutionnaire de Nkrumah (Boyon, 1963, pp. 66-87). Il n’hésite pas à tourner en bourrique la démocratie occidentale qui, d’après lui, n’avait pas pu s’intégrer aux réalités ghanéennes. Cette citation qu’il fait, le 02 janvier 1982, résume bien sa pensée à ce sujet : « La démocratie ne signifie pas simplement garantir sur le papier des libertés abstraites. Elle implique avant tout de pouvoir se nourrir, s’habiller, se loger, en l’absence de quoi la vie ne vaut pas la peine d’être vécue (…). Il est temps pour nous de restructurer cette société d’une manière véritablement démocratique et significative afin d’assurer l’engagement et la participation active du peuple au processus de prise de décision. » (Jacquemot, 2020). Immédiatement, le nouvel homme fort d’Accra suspend la Constitution, dissout le Parlement et interdit les partis politiques. Il fait incarcérer près de deux cent hommes politiques, parmi lesquels le président Limann et établit le Provisional National Defense Council (PNDC) [Conseil provisoire de la défense nationale] pour remplacer le gouvernement (Smith, 2020). Il s’entoure d’une équipe efficace composée de neuf membres civils et militaires en qui il avait confiance. Il met sous silence les moindres velléités d’opposition au moyen d’emprisonnements, d’exécutions sommaires ou de disparitions inexpliquées (Philippe, 2000). Le nouveau régime a comme cheval de bataille, la lutte contre la corruption, l’indiscipline et l’injustice. Pour réaliser ses objectifs, et s’assurer du soutien des classes inférieures, Rawlings appelle à la création des comités de défense de la révolution. Les People’s Defense Commitees (PDC) [Comités de défense populaire] et les Workers’ Defense Committees (WDC) [Conseils de défense des travailleurs] sont formés dans les quartiers, les lieux de travail, les districts, les régions et les organes centraux, afin de contrôler la production des usines (IRBC, 1992). La justice populaire est exercée à travers les PDC et les WDC, de même que par le biais d’organisations extra-judiciaires créées pour la circonstance, à l’instar des Citizens Getting Committees (CGC) [comités de contrôle des citoyens], le National Investigations Committee (NIC) [Comité national des enquêtes] et les tribunaux militaires spéciaux (IRBC, 1992). Mais ces comités de défense finirent par s’illustrer par des actes de corruption, de violence gratuite qu’ils effectuaient en toute impunité. D’où les récriminations, de plus en plus fortes, d’une bonne partie de l’opinion publique (IRBC, 1992). Cela obligea le régime à rectifier le tir. 155

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D’abord, en décembre 1984, Rawlings rebaptise ces comités en Committees for the Defense of the Revolution (CDR) [Comité de défense de la révolution], qu’il place sous le contrôle des conseils régionaux et de district du PNDC. Désormais, leur zone d’intervention est limitée au secteur économique (IRBC, 1992). Des biens de certaines personnalités sont confisqués, pour cause de redressement fiscal. Cela eut pour effet de provoquer le départ à l’étranger de nombreux entrepreneurs. Ces derniers laissèrent derrière eux ces nombreux bâtiments inachevés, encore visibles, dans les villes d’Accra et Tema. Mais toutes ces structures et actions ne parviennent pas à juguler la crise, obligeant Rawlings à revoir sa stratégie. Malgré son orientation vers le bloc socialiste, le régime ghanéen ne parvient pas à obtenir l’aide économique de l’URSS, de la République démocratique allemande (RDA) encore moins de la Lybie. La seule bouée de sauvetage qui s’offrait au gouvernement Rawlings, c’était de se tourner vers les institutions de Bretton Woods, symboles du système capitaliste qu’il avait toujours condamné (Karumba, 2020). C’est donc sous l’étonnement de bon nombre d’observateurs, que les nouveaux dirigeants ghanéens se convertissent au libéralisme et se tournent vers le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds, afin d’obtenir l’argent nécessaire au développement du pays. 2.2. La réforme de l’économie La volte-face inattendue, opérée dès 1983 par le jeune révolutionnaire, lui valut une série de critiques acerbes, fusant de partout, l’accusant même de s’être embourgeoisé (Gaye, 1997). Dès lors, le Ghana est mis sous ajustement structurel avec comme conséquences, le dégraissage du nombre de fonctionnaires, la diminution des budgets sociaux, la réduction des subventions, la privatisation des entreprises publiques, la dévaluation de la monnaie locale (le cedi) et une inflation galopante. Le peuple ghanéen fut contraint d’avaler La pilule. Toutefois, la politique libérale menée par les autorités d’Accra, sous le contrôle des institutions financières internationales, relance l’économie ghanéenne qui, au début de la décennie 1990, affiche un taux de croissance des plus enviables en Afrique (Gaye, 1997). Désormais, le Ghana fait office de bon élève du FMI et de la Banque mondiale. Ces deux institutions n’hésitent pas à brandir, comme un trophée, les réussites des politiques d’ajustement structurel (Tchounand, 2020). Toutefois, le revirement de la politique économique du Ghana ne modifia pas l’orientation antiimpérialiste de son leader. 156

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2.3. Un leader anti-impérialiste Durant la décennie 1980, le monde est toujours divisé en deux camps idéologiques. Mais Rawlings, malgré son revirement stratégique sur le plan économique, a gardé sa ligne anti-impérialiste. C’est ainsi qu’en politique étrangère, il ne cache pas ses amitiés avec des dirigeants hostiles au camp occidental, à l’instar du bouillant colonel libyen Mu’ammar alKadhafi (1942-2011), du Burkinabé Thomas Sankara (1949-1987), et du leader Cubain Fidel Castro (1926-2016) (Philippe et Jeanin, 2020). D’ailleurs, c’est à travers le Ghana que les armes venues de Lybie avaient transité pour rejoindre la rébellion des jeunes officiers voltaïques qui partirent de Pô pour renverser, dans la nuit du 03 au 04 août 1983, le régime du médecin commandant Jean-Baptiste Ouedraogo. Ces soldats, dirigés par le capitaine Blaise Compaoré, installèrent à la tête du pays Thomas Sankara, un jeune capitaine au parcours fort similaire à celui de Rawlings. Par la suite, les deux régimes effectuèrent des manœuvres militaires communes (Thibaut, 2019, pp. 35-36). Néanmoins, au début de la décennie 1990, sentant venir le vent des libertés qui balayait les dictatures partout sur la terre, Rawlings, après quelques hésitations, se montre favorable à la transformation de son régime autoritaire en régime démocratique. 3. LA MUE D’UN DICTATEUR EN DÉMOCRATE Depuis le milieu des années 1980, le camp socialiste semble vaciller. Un vent de liberté, venant de l’Est, se répand progressivement sur le globe. Il a fait tomber, comme un château de cartes, les démocraties populaires d’Europe centrale et orientale. Rawlings, en homme pragmatique, comprend la nécessité de réformer son régime. 3.1. Les balbutiements de la démocratie ghanéenne Au début des années 1990, le continent noir est secoué de toutes parts par des révoltes populaires. Ici et là, les masses réclament un peu plus de liberté. En plus, les bailleurs de fonds internationaux conditionnent désormais l’octroi de leur aide au respect des droits de l’homme et à l’ouverture démocratique des régimes du tiers-monde. Certains chefs d’État, qui ont refusé de réformer leur régime, ont purement et simplement été balayés.

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Le Ghana n’échappe pas à cette spirale. En juin 1990, Rawlings lance un « débat national » sur l’avenir politique du Ghana. Le thème central des discussions était que le pluripartisme était une notion étrangère au pays. Cette orientation des débats suscita le courroux des évêques catholiques. Conscient de la pression, de plus en plus forte, tant de l’intérieur que de l’extérieur, le régime d’Accra finit par s’assouplir. En 1991, Rawlings décrète une amnistie pour les exilés politiques (IRBC, 1992). Le 17 mai 1991, le PNDC charge l’assemblée consultative nationale, nouvellement choisie, d’élaborer l’ébauche d’une nouvelle Constitution pour le pays. Le 28 avril 1992, une nouvelle Constitution, celle de la quatrième République, est adoptée par référendum en dépit de quelques réserves formulées par certaines forces vives de la nation. La nouvelle loi fondamentale limite à deux, le nombre des mandats du président de la république, qui est à la fois le chef de l’État et du gouvernement. Il nomme un vice-président et un Conseil des ministres (après l’accord du Parlement) chargé de le conseiller sur les questions nationales et internationales spécifiques. Il existe un autre organe consultatif, le Conseil d’État, composé de dix membres élus par les régions administratives et de quinze membres nommés par le président de la République. Le pouvoir législatif échoit à un Parlement monocaméral, composé de 200 membres élus au suffrage universel direct. Les militaires au pouvoir ont préalablement pris soin de mentionner, dans la nouvelle loi fondamentale, l’interdiction de poursuite contre eux durant les onze années passées au pouvoir (CIPU, 2000, p. 8). Le 18 mai 1992, le gouvernement leva l’interdiction des partis politiques. Toutefois, la loi sur les partis politiques maintint l’interdiction de vingt-et-un anciens partis, de même que l’utilisation de leur nom, leur slogan ou leur cycle. Au rang de ces formations politiques, on peut citer le Convention People’s Party, le Progress Party et le Unity Party (IRBC, 1992). Le 03 novembre de la même année, un scrutin présidentiel multipartiste est organisé. Rawlings va aux élections sous la bannière du National Democratic Congress (NDC). Il doit affronter Albert Adu-Boahen, le candidat du New Patriotic Party (NPP). Le président sortant, qui bénéficie alors d’importants fonds publics, ainsi que du soutien des maillons de la machine administrative, bat son adversaire à plate couture avec 58,3% des suffrages exprimés (Asante et Kunnath, 2020, pp. 6-8). L’opposition dénonce le manque de sincérité du 158

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scrutin et, en guise de protestation, décide de boycotter les élections législatives du 29 décembre 1992. Cela a permis à la coalition NDC, National Convention Party (NCP) et EGLE Party de s’adjuger 198 des deux cents sièges du Parlement. Les deux sièges restants furent occupés par des candidats indépendants (Legendre et Faure, 1996, p. 6). Malgré la monopolisation des pouvoirs exécutif et législatif, le régime ghanéen se sentait aux abois. 3.2. Un régime aux abois En 1993, l’économiste Ravi Kamburg dressa un bilan de dix années de politique d’ajustement structurels au Ghana. Selon cet expert de la Banque mondiale, l’expérience ghanéenne était un remarquable succès. Au départ, le taux de croissance (négatif) était tombé à -5%. Dans la décennie sur laquelle porte l’étude, il est passé à +5%. Mais à partir de 1992, l’économie ghanéenne connaît un essoufflement, sans que pointent à l’horizon la lueur d’une quelconque amélioration. Les soupes populaires digèrent de moins en moins les conséquences de ce programme qui a des effets pervers sur l’emploi et le niveau de vie (Verdgt, 1997, pp. 34). La presse privée, largement acquise aux partis de l’opposition, en profite pour brocarder le régime de Rawlings, écornant au passage son image (Brenya et Adu-Gyanfi, 2015). En 1995, le Ghana s’enlise dans une crise sociale. L’instauration d’un système de Taxe sur la valeur ajoutée (TVA), facteur d’un renchérissement de 60% du coût de la vie, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Des émeutiers apparaissent dans les principales villes du pays : Accra, Tema, Kumasi, Tamale. Une vaste manifestation organisée à Accra, la capitale, laisse plusieurs corps sur le carreau. Le gouvernement est contraint d’ajourner l’imposition de la TVA et le ministre des Finances, Kwesi Botchwey, dépose sa démission (Verdgt, 1997, p. 35). En 1996, la situation économique du pays s’améliore un tout petit peu. La pluviométrie est abondante, favorisant de surcroît la production agricole. Le taux d’inflation baisse autour de 35% et le taux de croissance, précédemment à 3%, remonte à 5% (Verdgt, 1997, p. 36). Cette légère embellie a eu un effet positif sur le climat socio-politique. 3. 3. La consolidation de la démocratie ghanéenne En fin d’année 1996, le Ghana organise un double scrutin. L’un concerne l’élection présidentielle, et l’autre, les élections législatives. 159

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Contrairement aux élections de 1992, les partis de l’opposition ont eu le temps de tisser leur toile dans les régions et districts du pays et de s’armer financièrement (Asante et Kunnath, 2020, p. 7). En outre, une Commission électorale indépendante du pouvoir exécutif avait été créée entre temps. Elle était présidée par K. Afari-Jyan. Trois candidats s’affrontèrent lors de la présidentielle de novembre 1996 : Jerry Rawlings, John Kufuor et John Dramani Mahama. Mais la campagne électorale se réduisit à un duel entre Rawlings et Kufuor. Le 07 décembre 1996, Rawlings remporte l’élection présidentielle, dès le premier tour, par 57,6% des suffrages exprimés. En même temps, son parti, le NDC, s’assurait 131 des 200 sièges à pourvoir à l’Assemblée national (Gaye, 1997). Contrairement aux élections de 1992, les opposants reconnaissent cette fois-ci leur défaite et félicitent le vainqueur. Une telle attitude, rarissime sous les tropiques, contribue à améliorer l’image du pays sur la scène internationale. En plus, au début de l’année 1997, l’un de leurs compatriotes, à savoir Kofi Annan, est devenu le septième secrétaire général de l’Organisation des nations unies (Lamprière, 1996). L’accès à ce prestigieux poste est le signe de l’efficacité de la diplomatie ghanéenne. En 2000, Rawlings ne se représente plus, conformément à la Constitution. Il appui tout de même la candidature de John Atta-Mills, son vice-président. L’élection se déroule dans un environnement économique et social difficile. Cela favorise, sans nul doute, la victoire de John Kufuor, le leader du NPP. Le Ghana venait alors de connaître sa première alternance démocratique, un fait qui donnait davantage de crédibilité aux institutions politiques du pays. Quelques années plus tard, Rawlings affirma : « C’est assez facile de prendre le pouvoir, ce n’est pas très compliqué de le garder, le plus difficile c’est de le quitter. » (Karumba, 2020). Le nouvel homme fort héritait d’un État debout, stable, crédible et soucieux du respect des droits humains. CONCLUSION Cette étude avait pour but de montrer le rôle joué par Jerry Rawlings dans le renouveau politique et économique du Ghana. Il ressort de notre analyse que l’ancien capitaine d’aviation, après avoir dirigé son pays d’une main de fer, l’a finalement mis sur les rails de la démocratie et du progrès économique. Malgré l’existence de quelques dysfonctionnements, le pays a connu une véritable avancée démocratique 160

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et un effort en faveur de la bonne gouvernance. Rawlings laissa le pouvoir, à l’issue de son second mandat, conformément à la Constitution. Cet acte fut salué partout, dans un continent noir où les dirigeants se font particulièrement remarquer par l’ivresse du pouvoir. Ses successeurs semblent faire bon usage de son héritage, car jusqu’à nos jours, plusieurs alternances démocratiques se sont produites sans véritables heurts à la tête du Ghana, en même temps que le pays gardait une certaine attractivité auprès des investisseurs étrangers. Le modèle Rawlings a visiblement marqué les esprits, même au-delà du Ghana, car son décès survenu à Accra, le 12 novembre 2020, a été perçu comme une grande perte pour l’Afrique en général, et le Ghana en particulier. BIBLIOGRAPHIE Asante, Kojo & Kunnath, George. (2020), The cost of politics in Ghana. London: Westminster Foundation for Democracy. Adedeji, John. (2001), « The legacy of J.J. Rawlings in Ghanaian politics, 19792000 », dans : African Studies, Quarterly, 5(2), pp. 1-26. Appenteng-Darrac, Thelma. (2012), « Les relations diplomatiques francoghanéennes (1953-1963) », dans : Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 35, pp. 125-135. BBC Afrique. (2020), « Ghana, Jerry Rawlings est mort », https://youtu.be// kibxzssxeos/, vu le 24 mars 2022. Blanchet, André. (1957), « Accra fête l’indépendance du Ghana proclamée le 6 mars », dans : Le Monde diplomatique, 22082, p. 1. Boyon, Jacques. (1963), « Une idéologie africaine : le Nkrumaïsme », dans : Revue française de science politique, 13e année, 1, pp. 66-87. Brawand, Antoine. (2000), « Ghana : Réformes économiques et démocratisation », dans : Études courtes, 2, pp. 1-40. Brenya, Edward & Adu-Gyanfi, Samuel. (2015), « The Rawlings’ factor in Ghana’s politics: An Appraisal of Some Secondary and Primary Data », dans: Journal of Political Science and Public Affairs, https://www.researchgate.net/ publication/282648366, vu le 21 décembre 2021. Cogneau, Denis. (1994), « L’exemple ghanéen ? Le Ghana et les pays de la zone Franc, après la dévaluation du Franc CFA », dans : DIAL, pp. 1-16. Colette, Élise. (2004), « Jerry Rawlings, ancien président du Ghana », https://www.jeuneafrique.com, vu le 21 janvier 2022. Country Information and Policy Unit (Éd.). (2000), Ghana assessment. United Kingdom. Decraen, Philippe. (1967), « Les militaires au pouvoir à Accra s’efforcent d’assainir les finances du Ghana », dans : Le Monde diplomatique, 28101, p. 16.

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La justice, socle de l’insurrection constructive en RDC Rapport mapping… perspectives à partir de l’action du Docteur Mukwege a

Arnold NYALUMA MULAGANOa Université catholique de Bukavu (UCB) et Institut supérieur des techniques médicales de Bukavu (ISTM-Bukavu), Bukavu, RDC, [email protected] Aline BAHATI CIBAMBOb catholique de Bukavu, Bukavu, RDC, [email protected]

b Université

c

Sosthène MASHAGIROc Université de Goma, Goma, [email protected]

RÉSUMÉ : Dans certains États africains les rebellions ont été à la base d’une véritable révolution. À l’est de la RDC par contre, les motivations politiques des insurgés sont supplantées par des finalités inavouées. Ils recourent à cet effet à des exactions abominables dont une partie a été répertoriée en octobre 2010, un rapport des NationsUnies (Rapport mapping). À partir de l’engagement et de l’action d’un insurgé atypique, sans arme, le Docteur Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018, le présent chapitre examine les perspectives d’une insurrection positiviste dans un contexte politique national fragile, un contexte régional conflictuel et un contexte mondial prédateur. Mots-clés : exactions, insurgés, Mukwege, justice, mapping.

INTRODUCTION L’année 2022 marque la résurgence du phénomène insurrectionnel en Afrique. Les régimes burkinabé, malien, tchadien, guinéen et soudanais viennent d’être renversés par des juntes militaires. La Centrafrique et la Guinée-Bissau ont échappé de justesse (Joseph et Siegle, 2022, p. 1). Sans effusion de sang, ces coups d’État semblent offrir une alternative à 164

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l’impasse démocratique, à la satisfaction de l’opinion publique nationale. Ils bénéficient aussi d’une certaine bienveillance de la communauté internationale. Au Rwanda, l’insurrection est à l’origine d’une véritable transmutation dans la gouvernance publique (Ansoms, 2006, p. 373). Il en est de même du Libéria, la Sierra-Léone, etc. Par contre, à l’est de la RDC, l’insurrection s’enlise et génère des exactions abominables (Jason, 2012, pp. 8-9). Les discours politiques des rebelles sont évincés par les logiques meurtrières. Dénués de la légitimité populaire, les rebelles commettent des exactions atroces pour imposer leur autorité (Global Witness, 2009, pp. 8-16). Les morts se comptent en millions, les viols et autres crimes graves sont innombrables (International Rescue Committee, 2007, p. 21). Un homme, Docteur Mukwege, médecin gynécologue de son état, exerce une véritable contre-insurrection. Fatigué de soigner les conséquences de la barbarie humaine, il s’est lancé depuis plus de 20 ans dans une croisade contre les causes des violations graves des droits humains en RDC. Progressivement sa voix porte. En octobre 2010, un rapport des Nations-Unies (Rapport mapping) répertorie 617 incidents graves intervenus entre 1993 et 2003 (Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 2010, pp. 1-581). Les auteurs formulent des recommandations dans le sens de renforcer la justice congolaise pour faire face à la situation. Loin de faiblir, le phénomène se cristallise et se complexifie (International Alert, 2015, pp. 1-56). Les dialogues politiques sont organisés avec à la clé des accords de partage de pouvoir (Phidias, 2017, p. 68). Les élections dites démocratiques se tiennent. Depuis plus de deux décennies, les Nations unies déploient en RDC l’une des missions les plus importantes de son histoire. De temps à autre, les armées étrangères viennent à la rescousse du gouvernement congolais mais le phénomène perdure (Jason et Eriksson, 2013, p. 16). En mai 2021, le gouvernement décrète l’état de siège sur une partie de son territoire (Ordonnance n°21/015 du 03 mai 2021). Plus d’une année après, aucun succès significatif ne s’observe sur le terrain (Mashagiro, Mwimba, Nalukoma, Nyaluma, 2022, p. 64). Au contraire, les tueries des populations civiles persistent. Les groupes armés demeurent actifs. Les insurgés ne manifestent ni la volonté d’arrêter la guerre, ni la capacité de la gagner pour instaurer un nouvel ordre. Comment expliquer la persistance de l’insurrection destructrice à l’est de la RDC ? Quelle piste pour une révolte constructive ? Il se pourrait qu’à l’instar du Rwanda, de la Sierra Léone et du Libéria, la voie de la

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justice soit une option. Telle est la perspective ouverte par l’action du Docteur Denis Mukwege et que la présente contribution se propose de vérifier. Pour y arriver, les auteurs adoptent une approche analytique prospective, imprégnée des sciences juridiques et politiques. L’approche politique s’applique à l’explication du phénomène à partir du contexte historique et des acteurs clés. La démarche juridique aborde les questions inhérentes aux violations des droits humains et les réponses idoines. À cet effet, l’étude est basée sur l’examen des textes légaux, des notes de doctrine et des rapports divers. Les auteurs analysent les discours du Docteur Mukwege, les déclarations et prises de positions des acteurs publics et privés, nationaux et étrangers pour expliquer le phénomène insurrectionnel à l’est de la RDC (sous-chapitre 1), les exactions qu’il entraine (sous-chapitre 2) et le potentiel de la justice dans l’émergence d’une insurrection constructrice (sous-chapitre 3). LE PHÉNOMÈNE INSURRECTIONNEL EN RDC 1. Les événements précurseurs du phénomène Trois événements majeurs expliquent la spirale de la violence à l’est de la RDC ; la compétition foncière (1.1.), les enjeux identitaires (1.2.) et la contagion régionale (1.3.). 1.1. La compétition foncière La réforme du régime foncier colonial figure parmi les faits marquants du Maréchal Mobutu. La loi du 20 juillet 1973 domanialise le sol et le sous-sol. Les nouvelles élites politiques et économiques en profitent pour s’accaparer des vastes étendues. Les nouveaux maitres récupèrent notamment des concessions reprises aux colons par la politique de zaïrianisation. Ils échappent à l’emprise des chefs traditionnels qui se considèrent comme seuls maitres du territoire ancestral et des terres qui le composent. Les acquéreurs non originaires apparaissent comme des nouveaux conquérants aux yeux des autochtones. Il en résulte un conflit qui explique en partie le phénomène insurrectionnel actuel (Mugangu, 2009, pp. 385).

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1.2. Les enjeux identitaires L’identité nationale est un des motifs de la crise à l’est de la RDC (Jason, 2012, p. 9). En 1972 intervient une loi qui reconnait la nationalité zaïroise (congolaise) à tous les originaires de l’ancien Ruanda-Urundi. Cette loi soulève une forte contestation qui entraine son annulation en 1981 (Willame, 2010, p. 37). Cette abrogation crée une frustration que les insurgés utilisent pour lancer la première guerre en 1996. Depuis lors, à chaque épisode du conflit, la donne identitaire est mise en évidence, y compris par les pays voisins. 1.3. La contagion régionale Le déclenchement de la guerre du FPR au Rwanda en 1991 aura un impact sur les « Banyarwanda » de toutes tendances du fait de la proximité sociologique. Certains s’engagent dans la guérilla du FPR par la participation directe aux opérations ou par les collectes de fonds (Willame, 2010, p. 43). L’assassinat du président Habyarimana déclenche un génocide en 1994. On parle d’environ 800 000 victimes, plus de 2 millions de Hutus rwandais fuyant la rébellion Tutsi vers la RDC et trouvant refuge dans des camps au Kivu principalement à Kashusha au Sud-Kivu et à Mugunga au Nord-Kivu. Cet exode va accroitre des tensions entre les populations locales dites autochtones et les autres populations d’expression Kinyarwanda. C’est dans ce contexte qu’en août 1996, le conflit jusque-là latent va éclater. Depuis lors, il s’observe une spirale de violence régionale avec l’est de la RDC comme épicentre. 2. La manifestation du phénomène Le phénomène insurrectionnel à l’est de la RDC prend plusieurs visages : guerres « classiques » (2.1), rebellions sous tutelles étrangères (2.2), groupes armés (2.3). 2.1. Les deux guerres La première guerre du Congo, qualifiée de conflit armé internationalisé (Mahuka, 2014, p. 81), oppose les Forces armées zaïroises (FAZ) à l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du CongoZaïre (AFDL) conduite par Laurent Désiré Kabila, soutenu par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi et leurs alliés (entreprises et États). Elle se déroule avec une facilité surprenante. Les Banyamulenge y jouent un rôle de premier plan et occupent des postes stratégiques dans le 167

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nouveau régime. Traités d’étrangers, assimilés aux rwandais de l’APR, très nombreux dans leurs rangs, ils seront progressivement supplantés par les katangais sous l’impulsion de Laurent Désiré Kabila, lui-même originaire du Katanga. Lorsqu’en 1998, le président de la République ordonne le départ des armées étrangères, ils se considèrent comme visés. Avec de nombreux mécontents du régime, ils se replient à Goma et lancent la « deuxième guerre » par la création du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), le 2 août 1998 (Mba Talla, 2012, p. 167). Très vite, les alliances régionales africaines s’activent. Le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi vont armer les rebelles et leur apporter un appui logistique et idéologique. Ils vont également déployer leurs troupes sur le territoire congolais. De son coté, L.D. Kabila mobilise le soutien militaire de l’Angola, du Zimbabwe et de la Namibie. Le Tchad, le Soudan, la Libye apportent un soutien de courte durée au président L.D. Kabila. Neuf pays participent à la « deuxième guerre » du Congo et une trentaine de groupes armés. Le 16 janvier 2001, L.D. Kabila est assassiné dans son bureau à Kinshasa. Son fils, Joseph Kabila le remplace. Il entame un dialogue qui va conduire au partage du pouvoir et à l’intégration des rebelles dans l’armée régulière. 2.2. Les rebellions sous tutelle étrangère Dans le processus d’intégration de l’armée, nombreux officiers du RCD-Goma, sous influence du Rwanda, refusent de quitter l’est de la RDC. Le gouvernement est contraint de les affecter dans les zones qu’ils occupaient comme rebelles. C’est le cas du Général Laurent Nkunda placé à la tête de l’armée au Nord-Kivu et du Colonel Jules Mutebusi, nommé commandant adjoint de l’armée au Sud-Kivu. Ceux-ci se comportent en véritables dissidents. En juin 2004, Jules Mutebusi et Laurent Nkunda attaquent la ville de Bukavu qu’ils occupent brièvement, s’adonnant au pillage, viols et exactions de toute sorte (Willame, 2010, p. 60). Chassés par les forces loyalistes conduites par le Général Mbuza Mabe, Jules Mutebusi se dirige vers le Sud où les résidus de son mouvement opèrent encore dans les hauts plateaux d’Uvira. Laurent Nkunda se retranche dans le territoire de Masisi où il crée, en août 2005, le Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP). Ce mouvement multiplie des attaques contre les positions des forces gouvernementales avec l’appui du Rwanda. (Rapport final du Groupe d’experts sur la République Démocratique du Congo, 2008, pp. 20-21). 168

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A la suite d’une scission au sein du CNDP, le Général Bosco Ntaganda, sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, prend le commandement. Le CNDP signe un accord avec le gouvernement le 23 mars 2009. Ses hommes intègrent l’armée régulière. En 2012 nombreux officiers et militaires de rang désertent sous la direction du général Bosco Ntanganda et créent le Mouvement du 23 Mars (M23). Ils provoquent le déplacement de centaines de milliers de personnes. Fort du soutien militaire du Rwanda, le M23 occupe brièvement (10 jours) la ville de Goma, en novembre 2012 (Rapport du projet Enough, 2013). Face à ces rebellions d’obédience étrangère, se dressent des groupes armés qui revendiquent le statut des résistants patriotiques. 2.3. Les groupes armés L’on dénombre de centaines de groupes armés nationaux à l’est de la RDC (Jason et Eriksson, 2013, p. 16). Ils affirment mener des campagnes de guérilla pour, d’une part, contrer la présence des milices pro-occupation et leurs parrains, et, d’autre part, réduire les activités des groupes armés étrangers. Ils se présentent comme des groupes d’auto-défense contre les violations des droits humains et le pillage des ressources naturelles (Baraka, 2007, pp. 80-99). Ils jouissent ainsi d’une certaine acceptabilité des communautés locales. Toutefois, ils sont également cités dans la violation des droits humains et le pillage des ressources naturelles. Les groupes armés d’origine étrangère opèrent également à l’est de la RDC. Les plus actifs sont les FDLR d’origine rwandaise et les ADF d’origine ougandaise. Ayant quitté le Rwanda à la suite du génocide dont ils ont été en grande partie auteures, les FDLR se sont dans un premier temps organisées autour d’un mouvement nommé Alliance pour la libération du Rwanda (ALIR), qualifié de terroriste par les USA. Selon le Groupe d’experts des Nations Unies, « les FDLR tirent des bénéfices se chiffrant en millions de dollars par an du commerce de minéraux dans l’est de la RDC, en particulier la cassitérite, l’or, le coltan et le wolframite. (Rapport final du Groupe d’experts des Nations Unies, 2008, p. 73). Ils s’attaquent essentiellement aux populations civiles congolaises. De son côté, l’ADF-NALU est un groupe rebelle islamiste, d’origine ougandaise, qui opère au Nord-ouest de la chaine du Ruwenzori en RDC. Son créateur, JAMIL MUKULU arrêté en 2015 en Tanzanie, est un chrétien converti à l’islam qui a fondé ce mouvement en 1995 dans l’objectif d’instaurer 169

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un État islamique en Ouganda. Au lendemain de son arrestation, MOUSSA BALUKU, son successeur, prête allégeance à l’État islamique. Depuis 2008, le nombre de victimes « égorgées » par ce groupe dans les territoires de Beni et Irumu dépasse 7.000 sans compter les blessés, les déplacés, … actes jugés de crimes contre l’humanité par leur nature systématique mais aussi de génocide au regard du ciblage d’un groupe ethnique (YOTAMA, 2022, p. 337). Contrairement à d’autres insurrections de type révolutionnaire, l’est de la RDC illustre plutôt le modèle d’une insurrection meurtrière aux multiples facettes. Dénuée d’assise populaire, elle s’impose par la violence, entrainant des exactions innombrables, dont une partie est répertoriée par le rapport mapping. RAPPORT MAPPING… EXACTIONS DES INSURGÉS 1. Rapport mapping … contexte, méthodologie et finalités L’initiative du rapport mapping découle d’une découverte fortuite (1.1.), qui a poussé les experts des Nations Unies à élaborer une méthodologie spécifique (1.2.) aux fins (1.3.) de mettre fin aux « chapitres les plus tragiques de l’histoire » (Rapport mapping, 2010, p. 9). 1.1. La découverte fortuite des massacres macabres Tout part de l’installation d’un camp de réfugiés dans le Rutshuru, au Nord-Kivu. L’équipe chargée de construire les latrines de fortune tombe, en creusant, sur des ossements humains. Elle décide de creuser à côté et tombe de nouveau sur d’autres ossements humains. Elle se déplace encore plus loin et constate la même réalité. À la suite de cette découverte macabre de crimes atroces restés impunis, l’ONU décide de mener finalement des enquêtes approfondies pour essayer de comprendre l’étendue des dégâts causés par plus d’une décennie de guerres (Rapport mapping, 2010, p. 3). Cette découverte fonde l’urgence pour les Nations Unies de mettre en place un projet plus large afin d’inventorier sur l’ensemble du territoire congolais, les violations graves de droits de l’homme et du droit international humanitaire entre 1993 et 2003. 1.2. La méthodologie Contrairement au discours négationniste (Saint Exupery, 2021, pp. 1), le rapport mapping résulte d’une méthodologie rigoureuse en trois étapes. 170

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La première, commencée en juillet 2008 fut consacrée au recrutement des équipes, à la collecte, l’analyse et l’utilisation de documents publics et confidentiels émanant de toutes sources d’informations existantes sur les violations commises durant la période examinée. La seconde phase a commencé le 17 octobre 2008 faisant suite à l’approbation en mai 2007 du projet par le Président de la RDC. Elle est marquée par le déploiement des équipes dans le pays afin de mener à bien l’exécution du mandat dans toutes les provinces à partir de cinq bureaux régionaux. La troisième phase s’est amorcée avec la fermeture des bureaux régionaux, le 15 mai 2009. Elle a visé à compiler toutes les données recueillies et à procéder à la rédaction du rapport final (Rapport mapping, 2010, p. 8). 1.3. Les finalités Le rapport mapping vise d’abord à dresser un inventaire des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire les plus graves commises sur l’ensemble du territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003. Il vise ensuite à fournir aux autorités congolaises les outils nécessaires pour entamer la lutte contre l’impunité de crimes graves. Il vise enfin à évaluer le système de justice de la RDC afin de se rendre compte de sa capacité ou non de réserver une réponse adéquate à ces crimes et de formuler des mécanismes nécessaires à la mise en place de la justice transitionnelle (Rapport Mapping, 2010, p. 4). 2. Les exactions et leurs qualifications Les 617 exactions répertoriées (2.1.) qualifiées de « chapitres les plus tragiques de l’histoire récente de la RDC » (Rapport mapping, 2010, p. 9) (2.3.) ne décrivent qu’une partie immergée de l’iceberg (2.2.). 2.1. Les exactions sur les populations congolaises De mars 1993 à juin 1996, période qui correspond à la fin du règne de Mobutu, les enquêteurs inventorient 40 incidents avec une forte concentration au Katanga, au Nord-Kivu et dans la ville province de Kinshasa. La période de juillet 1996 à juillet 1998 cadre avec la première guerre du Congo ainsi que la première année du règne du nouveau régime. 238 incidents sont répertoriés dont 104 concernent les massacres des réfugiés Hutus par l’armée rwandaise sur le sol congolais. D’autres concernent des civils massacrés soit par les Forces armées zaïroises, soit par les miliciens rwandais (Interahamwes), soit par les Maï-Maï. 171

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La période d’août 1998 à janvier 2000 correspond au début de la deuxième guerre. Au moins 200 incidents sont répertoriés au Nord-Kivu, au Sud-Kivu, en province orientale, au Katanga, en Équateur, au Maniema et dans les deux Kasaï. Enfin, de janvier 2001 à juin 2003, période dite de transition, 139 incidents sont répertoriés en Ituri, au Nord-Kivu, au Sud-Kivu, au Maniema ainsi qu’au Kasaï oriental. 2.2. Un iceberg immergé des horreurs inouïes Ces exactions constituent une liste non exhaustive. Nombreuses autres, aussi graves, ont été oubliées bien que commises durant la même période notamment les viols massifs par les agents de la MONUC, les massacres de Kaniola… (RDC, ministère de la justice, Observations du gouvernement sur le Rapport du Projet Mapping, 2010, p. 5). Selon les auteurs « aucun rapport ne peut vraiment décrire les horreurs vécues par la population civile au Zaïre, aujourd’hui devenu République démocratique du Congo (RDC), où presque chaque individu a une expérience de souffrance et de perte à relater » (Rapport mapping, p. 1). 2.3. Les qualifications Le rapport mapping qualifie les exactions inventoriées selon les éléments recueillis, soit de génocide, soit des crimes contre l’humanité, soit des crimes de guerre. Pour ce qui est du crime de génocide, les auteurs se réfèrent aux événements qui se seraient déroulés entre 1996 et 1997. Au cours de cette période, de nombreux civils, essentiellement des réfugiés hutus ainsi que des hutus congolais, auraient été massacrés par les troupes de l’armée rwandaise ainsi que par les troupes de l’AFDL. Si un jour les recommandations du rapport mapping sont suivis dans son volet de la justice, le tribunal compétent institué à cet effet, devra alors lever l’option et établir les responsabilités. La qualification des crimes de guerre s’explique au regard du contexte. Les exactions résultent de conflits armés. Ainsi, l’attaque de personnes et institutions protégées tels les camps de réfugiés, les hôpitaux… rentrent dans cette dénomination des crimes de guerres. Il reviendra au juge saisi d’en établir la matérialité et les responsabilités. Au sujet des crimes contre l’humanité, le rapport note que « les multiples incidents mettent en évidence que la très grande majorité des actes de violence perpétrés durant ces années s’inscrivaient dans des vagues de représailles, des campagnes de persécution et de traque de 172

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réfugiés qui se sont généralement toutes transposées en une série d’attaques généralisées et systématiques contre des populations civiles » (Rapport mapping, p. 281). Ces faits constituent des cas d’attaques généralisées et systématiques contre les populations civiles. Le Rwanda, le Libéria, la Sierra Léone, l’ex-Yougoslavie et d’autres États ont connu des exactions de même nature. Ils semblent avoir trouvé dans la justice une réponse. La spirale de violence s’est estompée. Un nouvel ordre économique et politique s’est installé, avec des changements positifs. La recette est-elle applicable à la RDC ? LA JUSTICE, CLÉ D’UNE RÉVOLTE CONSTRUCTIVE À L’AUNE DE L’ACTION DU PRIX NOBEL DENIS MUKWEGE 1. La révolte constructive du Prix Nobel Denis Mukwege L’attaque contre l’hôpital de Lemera (1.1.) déclenche dans le chef du Docteur Mukwege une révolte contre les causes et les conséquences de la barbarie inouïe (1.2.). Depuis lors, sa croisade véhicule un modèle d’insurrection contre la terreur et l’oppression (1.3.). 1.1. Le déclic : l’assassinat des malades à l’hôpital de Lemera Développée par Pole Institute (Kayser, 2013, pp. 5-7), la théorie de la révolte constructive s’incarne dans l’être et l’action du Docteur Mukwege. Maquisard atypique, « Denis Mukwege a débuté comme un homme tout à fait ordinaire. Mais face aux difficultés qu’il a rencontrées, il n’a pas hésité à “payer de sa personne” pour répondre aux besoins de la population » (La voix de l’Afrique, 2019, p. 16). Médecin Gynécologue, il exerce à l’hôpital de Lemera, à 80 km au sud de la ville de Bukavu. Le déclic se produit le 6 octobre 1996 lorsque les rebelles de l’AFDL attaquent l’hôpital, détruisant sauvagement le matériel et tuant indistinctement malades et personnels soignants, 37 au total (Rapport mapping, pp. 139-140). Après une courte période d’exile, il fonde l’hôpital de Panzi dans les ruines d’un camp des réfugiés, dispersés par la guerre. Situé dans un faubourg de la ville de Bukavu, les premiers malades qui y arrivent sont d’un genre particulier. « La première patiente admise était une victime de viol ayant reçu un coup de feu dans ses organes génitaux. La violence macabre ne connaissait aucune limite. Cette violence malheureusement ne s’est jamais arrêtée » (Mukwege). Plus les jours passent, plus les formes des violences sexuelles

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se complexifient et s’aggravent. L’on assiste aux violences sexuelles généralisées et systématiques, utilisées comme arme de guerre. Avec des atouts de gynécologue, le Docteur Mukwege s’emploi aux réponses médicales. Il développe notamment une longue expertise dans le traitement des fistules, avec des cliniques mobiles qui sillonnent plusieurs coins de la république touchés par les atrocités. Ce qui va lui valoir le qualificatif de « l’homme qui répare les femmes », à travers un ouvrage de la journaliste belge, Collette Braeckman.Très vite, les besoins des patients se diversifient, la prise en charge médicale ne suffit plus. Denis Mukwege développe une approche holistique qui inclut la prise en charge médicale, juridique, socio-économique et psycho-sociale. Le mal persiste, la lutte contre les conséquences s’avère insuffisante. 1.2. Le combat contre les causes des exactions « Le traitement du bloc opératoire ayant montré ses limites, nous n’avons pas eu d’autres choix que d’informer l’opinion publique internationale et les décideurs sur cette triste réalité qui fit honte à notre humanité commune. Depuis lors, nous dénonçons l’inacceptable pour briser l’indifférence, contribuer à traiter les causes de la violence, et avancer sur le chemin de la paix » (Mukwege). Docteur Mukwege passe de la lutte contre les conséquences au combat contre les causes. Il sillonne les salons diplomatiques, les ambassades, les églises et autres tribunes pour dénoncer l’horreur qui se commet en RDC dans l’indifférence des autorités nationales et des décideurs internationaux. Le plaidoyer du Docteur produit progressivement des fruits. Plusieurs organisations de la société civile s’impliquent dans la lutte. Des personnalités et institutions publiques s’y intéressent. Dans la foulée, des lois sont votées pour la sanction des crimes internationaux, la répression des violences sexuelles, le rapport mapping est publié ... La question occupe désormais l’espace public, politique et social. Le phénomène ne s’estompe cependant pas. Avec le lobby de certains États impliqués, le rapport est terré dans les bureaux des Nations Unies, les recommandations placées aux oubliettes. Pendant ce temps, l’action du Docteur Mukwege va lui valoir de nombreux prix dont le prix Nobel de la paix en 2018. Sa révolte dérange. Sa personne fait l’objet d’une adversité farouche de ceux qui sont interpellés par son plaidoyer. À deux reprises, il échappe à l’assassinat à son domicile. Il vit depuis plus de dix ans en retranchement 174

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dans son hôpital. Un prisonnier condamné sans jugement. Sa personne fait objet d’attaques directes des officiels des États impliqués dans les exactions. Journalistes, hommes politiques et scientifiques de tout bord s’emploient à décrédibiliser le rapport mapping et contrarier la mise en œuvre des recommandations (Bizimama, 2013, pp. 455, Mahwa, sans date, pp. 1). La classe politique congolaise ne semble pas non plus enthousiaste. Depuis 2010, aucune instance officielle ne s’est prononcée sur la question. L’alternance au soumet de l’État ne semble rien y faire. À ce jour, l’action du Docteur Mukwege s’est enracinée. Les survivantes sont devenues des actrices de premier rang. L’opinion nationale et internationale, les acteurs publics et privés, s’intéressent de plus en plus aux victimes des exactions des insurgés. La révolte constructive du Docteur Mukwege inspire. 1.3. Les leçons véhiculées par l’action du Docteur Mukwege Face aux exactions des insurgés, l’action du Docteur Mukwege véhicule quatre leçons pour l’humanité. La première est le refus de l’indifférence face à l’avilissement de la dignité humaine. « Si nous sommes indifférents au sujet des violences basées sur le genre, la terre et l’humanité sont en péril et nous sommes toutes et tous responsables » (Mukwege). Par peur ou par intérêt, nombreux observent les violations des droits humains autour d’eux sans s’en préoccuper. Ils laissent le mal perdurer, voient mourir les innocents tout en gardant leur conscience tranquille. Le Docteur Denis Mukwege nous rappelle que notre indifférence est aussi grave que les actions des violeurs et des égorgeurs. Notre silence, notre dérobade encouragent leurs crimes. Nous sommes donc responsables. « Les viols vont continuer tant que les hommes qui ne violent pas ne lèvent pas leurs doigts » (Mukwege). La seconde leçon est le rejet de l’impunité. « Engageons-nous comme un seul homme dans la lutte contre l’impunité dans un plaidoyer pour la restauration de la dignité humaine » (Mukwege). Les atrocités imposées par les guerres en RDC figurent parmi les plus dramatiques de l’histoire. L’utilisation du corps de la femme comme champ de bataille, l’attaque systématique contre les populations civiles, sans aucun objectif militaire … sont des crimes qui n’existent qu’en RDC. Plus scandaleuse est l’impunité qui couvre ces faits. L’humanité entière s’est mobilisée, à juste titre, face au génocide rwandais, au génocide dans l’ex-Yougoslavie, aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité en Sierra Léone, au Cambodge, en Centrafrique.

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Denis Mukwege est parmi les rares voix qui dénoncent l’impunité des crimes commis en RDC et qui persistent dans le plaidoyer pour la mise en œuvre des recommandations du rapport mapping. « Notre engagement pour les droits humains aux cotés des femmes victimes des VBG n’aura pas de sens si les présumés auteurs jouissent de leur liberté » (Mukwege). Il dénonce aussi l’impunité assurée par une justice de façade. « La violation des lois et leur interprétation tendancieuse fragilisent toute la cohésion nationale et laisse aux gouvernés un sentiment amer d’avoir été abusés » (Mukwege). La justice comme condition de la paix et de la réconciliation est la troisième leçon que l’action du Docteur Mukwege enseigne à ceux qui s’intéressent au phénomène insurrectionnel. « Comment construire la Paix sur des fosses communes ? Comment construire la Paix sans vérité ni réconciliation ? Comment construire la Paix sans Justice ni Réparation ? » (Mukwege). La justice s’envisage non pas comme une vengeance mais un droit à la réparation et à la non répétition, gage d’une paix durable. Des pays comme le Libéria, le Rwanda, la Sierra Léone… qui ont traversé des événements de même nature se relèvent et s’alignent aujourd’hui parmi les plus sûrs d’Afrique. La RDC par contre s’embourbe faute de justice. Aucune paix n’est possible dans ce contexte. « Notre peuple a besoin de la Paix or Il n’y a pas de paix sans Justice, il n’y a Justice sans dignité et il n’y a de dignité sans respect des droits humains » (Mukwege). La gouvernance au service de la dignité humaine est la quatrième leçon que nous inspire la personne de Denis Mukwege. « L’État doit prendre conscience de toute la destruction autour de lui et les antivaleurs que nous voyons, que nous vivons… et dire “NON” à tout ce qui n’est pas valeur morale même si cela est fait par ceux et celles qui sont proches de nous » (Mukwege). Il est impérieux d’assurer une gestion saine et une redistribution juste des ressources nationales, d’éviter le clientélisme et favoritisme dans la répartition des charges publiques. « Pour la concorde nationale, les meilleurs remèdes pour notre pays c’est le changement de comportement et la remise en cause d’un système de gestion fondé sur le soi » (Mukwege).

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2. La justice comme socle de la révolte constructive En dépit de multiples obstacles (2.2.), la mise en place d’un tribunal pénal international pour la RDC (2.3.), est le socle d’une révolte constructive en RDC (2.1.). 2.1. Le potentiel dissuasif de la justice De ce que l’on peut retenir de plus de deux décennies de guerres en RDC, il y a l’évidence que les accords de paix ont échoué à mettre un terme aux violences. Les efforts de l’ONU à travers la MONUC puis la MONUSCO présente en RDC depuis bientôt 23 ans (Résolution 1270 (1999) et celle 1925 (2010) et en dépit de ses budgets colossaux depuis son déploiement sur le sol congolais n’ont pas non plus permis d’y restaurer la paix et la stabilité (Kibangula, 2013, p. 3). Les opérations militaires de l’union européenne, artemis en 2003 et euforen en 2006, les appels de l’Union africaine, les réunions diplomatiques, les financements de bailleurs de fond pour la reconstruction de la paix en RDC … n’ont pas suffi à mettre un terme au cycle de violences récurrentes en RDC. Ce qui en appelle à l’urgence de revoir les méthodes jusque-là essayées et qui n’ont pas apporté les fruits espérés. Et si on essayait la justice étant donné le lien étroit qu’elle a avec la paix et de leur capacité à toutes les deux de mettre fin à la violence et même de prévenir sa récurrence ? En effet, tous ceux qui font la guerre n’ont pas forcément que le pouvoir comme motivation. Le mobile de leur action bien que condamnable peuvent aussi être les injustices face aux crimes qu’eux-mêmes ou leurs proches avaient subi sans que les auteurs n’en répondent, car dit-on la violence appelle la violence. De ce fait, les auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme considèrent « qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression » (Préambule). Raison pour laquelle, pour le cas de la RDC, Dr Mukwege estime « qu’il est plus que temps de sortir le rapport mapping du tiroir et d’user des mécanismes de la justice transitionnelle pour mettre fin au cycle de violence » (Mukwege). Ce qui conforte également l’option préconisée par les auteurs du rapport mapping qui, en plus de l’inventaire des exactions, s’étaient également penché sur la réponse judiciaire. Des précédents historiques existent. La justice a joué un grand rôle pour l’instauration de la paix et la reconstruction des États déchirés pendant longtemps par les affres de la guerre. Si on jette un regard sur le 177

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Rwanda, à la suite du génocide de 1994, l’ONU à travers le Conseil de sécurité a créé le 08 novembre 1994 un tribunal pénal international pour le Rwanda avec pour mandat de retrouver et de poursuivre les principaux responsables du génocide de 1994 (Résolution 955 (1994)). Depuis lors, de dizaines de personnes tenues pour responsables de cette situation ont été jugées par ce tribunal, de milliers d’autres par les juridictions nationales et le gacaca. Une année plus tôt, soit en 1993, les Nations Unies créaient le tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie pour juger les crimes graves qui avaient été commis en 1990 au cours des conflits en Croatie et Bosnie-Herzégovine (résolution 927, 1993). Le TPIY est ainsi le premier tribunal international après Tokyo et Nuremberg à s’être penché sur les crimes internationaux et l’expérience a depuis lors été rééditée au Rwanda et en Sierra Leone. Pour cette dernière, le Conseil de sécurité sur fond d’un accord signé avec les autorités sierra léonaises avait alors préféré une Cour spéciale non placée sur le chapitre VII de la Charte des nations unies au lieu d’un tribunal pénal international. Cette cour avait vu sa compétence limitée aux plus hauts responsables des crimes odieux commis en Sierra Leone à partir de l’année 1996 et a fonctionné de 2002 à 2013. Plus récemment encore, et différemment de ce que l’on avait jusquelà connu, les Chambres africaines extraordinaires ont été créés en 2013 pour juger au Sénégal les crimes internationaux commis au Tchad de 1982 à 1990. Et encore beaucoup plus récente, la Cour pénale spéciale centrafricaine composée des juges nationaux et internationaux créée essentiellement pour juger les violations graves des droits de l’homme et les infractions graves au droit international pénal et humanitaire commises sur le sol centrafricain depuis le 1er janvier 2003… Aussi nombreuses que variées, toutes ces expériences avec les limites qui sont les leurs ont permis à ce que justice soit rendue et ont pour la plupart été instaurées sans avoir à consommer les dizaines d’années d’attente à laquelle les congolais sont soumis. Aux rédacteurs du rapport mapping de conclure, « qu’il s’agisse de crimes de guerre commis pendant les conflits armés, internes ou internationaux, ou de crimes contre l’humanité commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, ou dans de nombreux cas, qu’il s’agisse des deux » ou alors des crimes de génocide, tous ne pourront être tranchés que par un tribunal compétent (Rapport mapping, 2010, p. 55). La récurrence des exactions actuelles se nourrie de l’impunité dont elles bénéficient. Si la justice s’était saisi des commanditaires et des 178

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exécutants, les autres seraient dissuadés pour éviter toute aberration dans leur entreprise insurrectionnelle. Les récents coups d’État en Afrique démontre que la violence destructrice n’est pas inéluctable dans un processus révolutionnaire. 2.2. Les obstacles et contraintes Outre les réactions offensantes et menaçantes du Rwanda et d’autres États cités pour leur implication dans la commission des crimes graves commis en RDC, le rapport mapping a connu également nombreuses autres critiques et résistances en interne tout comme en externe en plus du problème lié à la finance internationale. Le point de discorde semble-t-il, serait le fait d’envisager qu’un possible génocide ait été commis par les troupes rwandaises composées essentiellement des tutsis contre les réfugiés hutus dont en majorité, les femmes et les enfants. D’autres en revanche, prétendent à une exagération du nombre des victimes que les guerres à répétition ont fait. Il y en a encore d’autres à l’instar du président Paul Kagame qui nie carrément que les crimes graves n’aient été commis en RDC. Réaction typique d’un chef d’État qui veut à tout prix laver les horreurs commises par ses troupes. Les sorties médiatiques de Patrick de Saint-Exupéry, les conclusions de la commission du Sénat français mise en place par le président Macron et bien d’autres, tous sur la question du génocide en RDC entre 1996 et 1997 relativisent la thèse du génocide en RDC. Venant de la France, la RDC se serait-elle attendue à une réaction différente au vu de l’intention manifeste de se servir du territoire congolais comme terre d’expiation de ses échecs au Rwanda en 1994 ? De toutes les façons, l’acceptation ou non de cette thèse ne devrait nullement emporter négation de la commission des exactions des insurgés étrangers et nationaux. Outre la thèse négationniste des exactions documentées dans le rapport mapping, le suivi de ses recommandations s’est heurté au problème de la finance internationale puisqu’il s’avère que la création et surtout le fonctionnement des tribunaux pénaux internationaux se soient révélés budgétivores à en juger par les expériences du TPIY et du TPIR. Et pourtant, les fonds alloués à la MONUSCO serviraient mieux pour un Tribunal spécial sur la RDC. Aux yeux de la population congolaise, les moyens alloués à la MONUSCO constituent un gaspillage. Ce qui explique l’hostilité de la population. L’ONU gagnerait ainsi en crédibilité en réorientant le budget de la MONUSCO vers une juridiction internationale spécialisée pour juger 179

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les crimes commis en RDC. Ce modèle qui a fait ses preuves ailleurs, serait moins couteux et plus efficace. 2.3. Pour un Tribunal pénal international spécial sur la RDC Si la Cour pénale internationale (CPI) pouvait intervenir au sujet de la situation de la RDC, elle ne le ferait que pour les crimes de sa compétence commis à partir de juillet 2002. Ce qui laisse impunis les autres crimes graves commis avant l’entrée en vigueur du statut de Rome le 1er juillet 2002. Ce qui en avait alors appelé à des propositions de solutions pouvant permettre à ce que les crimes internationaux commis en RDC avant l’entrée en vigueur du statut de Rome dont ceux documentés par le rapport mapping ne restent impunis. L’une de solutions et pour laquelle le Prix Nobel de la paix 2018 fait un plaidoyer se trouve être la création d’un tribunal pénal international déjà envisagée par les rédacteurs du rapport mapping, avec un écho favorable de beaucoup d’autres au nombre desquels se trouve l’union européenne. Le parlement européen avait alors demandé à l’Union Européenne de « maintenir les sanctions à l’encontre des auteurs de violences et de violations des droits de l’homme en RDC et demande l’extension de ces sanctions aux auteurs des crimes cités dans le rapport des Nations unies du projet mapping » (Résolution (2020/2783(RSP)). La création d’une telle juridiction nécessite une demande expresse de la RDC adressée au Conseil de sécurité des Nations Unies. Il est établi que la création de ces juridictions est souvent le résultat des rapports de force entre les États concernés et les Nations Unies (Sorel, 2011, p. 34), rapport défavorable à la RDC. Toutefois, la proportion des horreurs, le nombre des victimes, bref l’intensité et la persistance des violations des droits humains et les destructions conséquentes, plaident en elles-mêmes en faveur de la création d’une juridiction spéciale. Aussi graves que sont les situations des États ayant bénéficié de la réponse judiciaire, aucun de ces conflits n’a atteint les atrocités que la RDC a connu. Loin de faire la guerre de chiffre ou la concurrence des morts enregistrées, serait-on en droit de se demander, ce qui justifierait qu’à ce jour, la résignation des autorités congolaises et l’indifférence de la communauté internationale. « Seule la lutte contre l’impunité peut briser la spirale des violences » (Mukwege).

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CONCLUSIONS L’insurrection joue un rôle moteur dans le progrès des nations. Nombreuses contributions le démontrent dans le présent ouvrage. Ce chapitre constitue l’autre revers de la médaille. Les exactions des insurgés mettent en lumière la face cachée des succès économiques et politiques attribués aux rebellions. La victoire des insurgés occulte les coûts humains de leur succès. L’histoire est écrite par les vainqueurs, excluant toute idée de justice équitable. Ainsi, si Nuremberg et Tokyo ont permis de juger les auteurs de la guerre la plus atroce de l’humanité, l’idée de justice en faveur des victimes des exactions des alliés semblent impassable. De même, si le TPIR et PPIY ont, à juste titre, rendu justice aux victimes du génocide, toute idée de justice pour violations commises par les vainqueurs butte contre une charge idéologique. Les victimes d’Irak, de Lybie n’aspirent à aucune réparation. Le cas de la RDC est plus atypique. Une spirale insurrectionnelle sans fondement idéologique entraine la fébrilité de l’État. Inapte à provoquer un changement structurel, la rébellion inaboutie repose sur les exactions innommables. Dans ce contexte, l’action et la figure du Docteur Mukwege, réinterrogent la conception dominante sur le phénomène insurrectionnel en sciences juridiques et politiques. Elles apportent trois éclairages majeurs. Le premier porte sur l’opportunité et la nature de l’engagement. La révolte constructive n’est pas au départ politique. À l’instar d’un gynécologue du village, toute personne éprise de justice peut se révolter contre l’injustice autour de lui et allumer une dynamique à l’échelle planétaire. Le second porte sur la nécessité d’encadrer les abus de la révolte destructive. En l’absence d’une justice dissuasive, l’insurrection est un danger pour la nation et la personne humaine. Les mobiles prédateurs, les motivations criminelles se légitiment derrière une pseudo-révolution. Le troisième est le rôle déterminant de la puissance politique. Pour son combat contre les exactions des insurgés, le Docteur Mukwege est aujourd’hui, l’un des hommes les plus couronnés de l’histoire contemporaine. Personne ne peut donc prétendre ignorer les horreurs subies par les femmes et les hommes à l’est de la RDC depuis plus de deux décennies. Pourquoi la spirale ne s’arrête pas ? Pourquoi la justice tarde à 181

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venir ? La résistance des acteurs politiques et des milieux financiers, nationaux et étrangers, semble expliquer cette léthargie. Le succès du plaidoyer passe donc par un relais des hommes et des femmes politiques épris de justice et imprégnés des droits humains. Le présent chapitre inaugure ainsi la réflexion sur les conditions d’une insurrection constructrice. BIBLIOGRAPHIE Aloys, Mahwa. (sans date) « Le Rwanda et la République démocratique du Congo : Entre symboles et réalités ». Ansoms, An. (2006) « Résurrection après la guerre civile et le génocide : Croissance économique, pauvreté et inégalité au Rwanda post-conflit ». L’Afrique des Grands Lacs, pp. 373-387. Cavoltarense, Siegfrid. (2020), « Les grands pas du XXe siècle », dans : Revue internationale d’histoire, 44(5), pp. 234-256. Christiane, Kayser. (2013), « La révolte constructive : comment cette plante exotique s’est retrouvée dans le jardin du changement », dans : Regards croisés, pp. 5-7. Fabien, Kiaku Mambuki. (2012), « Les stéréotypes comme origine des conflits dans la société », dans : Tinko : Weibezahl (dir.), L’Armée et l’état de droit en RDC, Kinshasa, Fondation Konrad Adenauer, pp. 165-171. Global Witness. (2009), « Exploitation des ressources naturelles et droits de l’homme en république démocratique du Congo de 1993 à 2003 », http://www.globalwitness.org, vu le 17 mars 2022. International Alert. (2015), « Au-delà de la stabilisation : comprendre les dynamiques de conflit dans le nord et le Sud Kivu en République démocratique du Congo », www.international-alert.org, vu le 02 janvier 2022. International Rescue Committee. (2007), Mortality in the Democratic Republic of Congo. An ongoing crisis, https://www.rescue.org/sites, vu le 29 janvier 2022. Jean Damascène, Bizimana. (2013), « Les graves fautes du rapport mapping de l’ONU sur les violations commises en RDC de 1993 à 2003 », dans : La nuit rwandaise, 47, pp. 455-475. Jason, Stearns. (2012), « Nord-Kivu. Contexte historique du conflit dans la province du Nord-Kivu, à l’est de la RDC », www. riftvalley.net, vu le 28 février 2022. Jason, Stearns. Judith, Verweijen, et Maria, Eriksson Baaz. (2013), « Armée nationale et groupes armés dans l’est du Congo Trancher le nœud gordien de l’insécurité », www.riftvalley.net, vu le 28 février 2022. Jean-Claude, Willame. (2010), La guerre du Kivu. Vues de la salle climatisée et de la véranda, GRIP.

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Mouvements d’auto-défense Maï-Maï, défense de l’intégrite territoriale et formation d’une armée républicaine en République Démocratique du Congo Valéry Iragi Ntwali Université Paris-Est Créteil, Paris, France, [email protected] RÉSUMÉ : Le mouvement Maï-Maï tire son origine à la suite d’un sentiment nationaliste et révolutionnaire en réaction contre l’assassinat de Lumumba, la crise politico-institutionnelle et économique des années 1960 qui a cristallisé et déçu les espoirs d’une indépendance libératrice du peuple congolais. Ce chapitre montre qu’en pareille circonstance de crise généralisée et d’ingouvernabilité, les partis politiques au-delà de constituer une machine politique pour la conquête du pouvoir et sa conservation, ils peuvent jouer un rôle catalyseur dans la mobilisation des masses à des causes révolutionnaires même armées, le MNC-Lumumba en est un exemple parfait dans la révolution muleliste. La fibre ethnique n’est pas à négliger aussi au niveau partisan que dans la résistance à une guerre d’occupation. Avec ces deux éléments précités, les Maï-Maï ont réussi un tant soit peu à opposer une résistance et à freiner l’avancée des rebelles (RCD et consorts) dans la conquête de Kinshasa malgré le soutien interne et externe dont ils disposaient. Mots-clés : mouvements maï-maï, autodéfense, intégrité territoriale, formation de l’armée nationale, République démocratique du Congo

INTRODUCTION La guerre dite de libération conduite par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) de 1996-1997 contre le régime de Mobutu a eu le privilège de bénéficier d’un soutien populaire sans une réelle interrogation de l’opinion congolaise sur ses objectifs, sa nature et ses acteurs (Ntwali, 2021a, p. 62). Cela pouvait s’expliquer par la lassitude de la population zaïroise de l’époque face aux méthodes 184

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dictatoriales de Mobutu et son accaparement du pouvoir pendant plus de trois décennies sans partage. Le besoin d’une libération était donc imminent surtout au regard de l’abdication du processus de la Conférence nationale souveraine (CNS), qui n’a pas pu instaurer une transition démocratique et séparer Mobutu du pouvoir (Gauthier et Tshonda, 1998, p. 3). La frustration de la population zaïroise et de toutes les forces vives de la nation était grande si bien que celles-ci, feront abusivement confiance à ceux qu’elles appelleront plus tard comme des envahisseurs (Emmanuel, 2000, pp. 201-202). Sans étonnement et pour tout averti, l’alliance internationale qui formait l’AFDL pouvait logiquement susciter des interrogations quant aux mobiles des acteurs qui composaient et qui soutenaient cette alliance. Celle-ci, était faite par une coalition des armées de plusieurs États de la Région des Grands Lacs à savoir l’armée Rwandaise, Ougandaise etc. Bien que le Rwanda au départ soutînt l’idée de pouvoir protéger davantage ses frontières contre les ex. FAR Interahamwe (légitime défense préventive), le sentiment nationaliste de Laurent Désiré Kabila a permis de dénicher les vrais mobiles de ses alliés (N’zouluni et Ntwali, 2021, p. 4). Le divorce consommé entre L.D. Kabila et ses alliés va provoquer la deuxième guerre du Congo en août 1998. C’est à partir de ce moment et à la suite d’un appel lancé par le même L.D. Kabila que les mouvements nationalistes d’autodéfense Maï-Maï vont revoir les jours en grande partie dans l’Est du pays, après la révolution de Mulele dans les années 1964 (Roland, 2009, p. 5). Willame définit les Maï-Maï comme étant « un mouvement non coordonné de bandes occasionnelles qui, réputées pour leur invincibilité à l’instar des simba-mulele de 1964-1967 dont ils ont repris le nom, ont pour seul objectif d’expulser du Congo les Tutsi » (Willame et Mathieu, 1999, pp. 1-15). Cette définition bien qu’étant très partielle dans l’appréhension du mouvement Maï-Maï, elle contient néanmoins quelques éléments communs à tous les mouvements maï-maï (Wabuza et Mkila, 2016, p. 171) : le nom, absence de coordination, naissance opportuniste et facilité de prolifération, et enfin, la foi dans leur invincibilité. L.D. Kabila étant l’un d’eux, son appel a eu un écho favorable au sein des différentes communautés de l’Est du pays alors même que sur la ligne de conquête de l’AFDL, L.D. Kabila n’avait pas hésité à mélanger stratégie de conquête à celle de recrutement des jeunes congolais appelés « Kadogo » au sein de l’AFDL avec comme objectif de constituer une nouvelle armée congolaise. D’où la nécessité de savoir l’objectif et l’intérêt qui ont poussé L.D. Kabila à s’appuyé sur les 185

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Maï-Maï au-delà des forces militaires traditionnelles dont il disposait issues aussi bien de ses alliés que des Kadogo ? Ces Maï-Maï constitués, ont-ils vraiment joué un rôle protecteur de l’intégrité territoriale de la RD Congo ? Quels moyens et méthodes ont-ils utilisé pour s’approprier la décentralisation de la puissance militaire à leur profit et au bénéfice de la RD Congo ? Le retour à la paix et à l’ordre constitutionnel étant intervenu par le processus de transition de 2003 et les premières élections de 2006, il nous revient également l’intérêt de voir quelle est la participation des mouvements d’auto-défense Maï-Maï dans la formation d’une armée républicaine en République démocratique du Congo? Une analyse historique et stratégique de choix rationnel s’impose. Cette démarche se justifie pour saisir la dynamique historique de la naissance du mouvement d’auto-défense Maï-Maï en RD Congo, sa soustraitance avec le gouvernement de Kinshasa sous L.D Kabila dans l’objectif de freiner l’avancée des rebelles du RCD et autres, les mobiles mêmes ayant motivé L.D. Kabila à choisir cette stratégie militaire et la mobilisation communautaire dans la mise en œuvre de ladite stratégie à l’Est de la RD Congo. Elle permet d’appréhender aussi la tendance actuelle des Maï-Maï s’écartant des objectifs nationalistes jadis soutenus par ces mouvements, en s’attaquant aussi bien aux forces armées congolaises qu’à des populations congolaises qu’autre fois, ils prétendaient défendre. Comment expliquer ce changement de paradigme au sein de la composante Maï-Maï actuelle visà-vis du Gouvernement de Kinshasa ? NAISSANCE DU MOUVEMENT MAÏ-MAÏ ET DÉCENTRALISATION DE LA PUISSANCE MILITAIRE AUX ACTEURS NON-ÉTATIQUES EN RDC La naissance des mouvements Maï-Maï en RD Congo s’inscrit dans un contexte de « politisation de la violence cristallisée à la suite de transition militaire, s’appuyant sur une militarisation des masses rurales par les élites guerrières » (Amuri, 2017, p. 68). Cela est d’autant vrai dans la mesure où, les premiers mouvements Maï-Maï qui se sont développés au Congo, l’ont été à l’intérieur du pays, touchant plusieurs provinces du côté oriental et de l’Est de la RDC. La deuxième vague de ces mouvements Maï-Maï qui se sont développés à la suite de l’appel de L.D. Kabila juste après son divorce avec ses alliés en 1998, ont plus concerné les territoires ruraux et les périphéries de grandes villes de l’Est du pays. Un 186

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positionnement géostratégique qui se justifie par le fait que les grandes Villes et chefs-lieux soient occupés par les rebelles du RCD, MLC et autres soutenus par le Rwanda et l’Ouganda mais aussi, la facilité qu’il offrait à ces mouvements Maï-Maï dans la communication avec le pouvoir de Kinshasa et l’approvisionnement sans risque en armes et munitions. Les forêts congolaises et les villages les plus reculés des chefs-lieux de provinces ont joué un rôle de premier plan. Naissance des mouvements Maï-Maï au Congo-contexte lié à l’assassinat de Lumumba L’assassinat de Lumumba le 17 janvier 1961 à la suite d’une crise de leadership entre leaders indépendantistes congolais et l’influence forte aussi bien de l’ancien colonisateur du Congo que des Américains qui doutaient d’un possible rapprochement de Lumumba des soviétiques, a marqué un tournant désastreux dans la vie politique et institutionnelle congolaise (N’zouluni et Ntwali, 2021, pp. 114-115). Non seulement le processus démocratique instauré par la loi fondamentale et les élections intervenues en 1960 connaîtront un échec mais aussi, le pays sera soumis à une instabilité politique et institutionnelle qui donna lieu, à une guerre civile et à des mutineries armées. Kasavubu gouvernera dans un climat d’instabilité politique accrue, changea premier ministre à premier ministre sans que rien ne marcher, jusqu’à son renversement en date du 24 novembre 1965 par coup d’État militaire orchestré par Mobutu (Ntwali, 2021a, p. 57). Les frustrations et contestations liées à l’assassinat atroce de Lumumba ont non seulement poussé les partis proches de Lumumba à revoir leurs stratégies mais aussi, un sentiment de révolte et de résistance s’est développé chez plusieurs lumumbistes et autres nationalistes congolais aussi bien à l’intérieur du pays (provinces de l’Est et du Centre du pays) qu’au sein de la capitale Kinshasa elle-même. Ce fut un moment d’angoisse et de déception pour le peuple congolais dans sa globalité qui venait de perdre un de ses leaders le plus charismatique de l’indépendance. Face à cela, « le Mouvement national congolais (MNC) de Lumumba et le parti Lumumbiste unifié (PALU) de Gizenga, ont mené une farouche opposition non seulement au niveau de la chambre des représentants, mais aussi, ils ont entrepris et soutenu des mouvements rebelles à l’Est et au Centre du Pays » (Benoît, 1967, p. 347 ; Ntwali, 2022b, p. 49). Cette farouche opposition fera d’ailleurs que « les lumumbistes soient écartés de la commission de l’élaboration de la constitution de 1964 » 187

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(Ntwali, 2015c, p. 40). Comme réponse à cette exclusion à la commission précitée, ces lumumbistes « créèrent le Conseil National de Libération (CNL) le 03 octobre 1963 avec pour mission de s’opposer à la décision du président de la république de renverser le gouvernement Cyrille Adoula » (Ntwali, 2022b, p. 49). Sur l’autre front, ce Conseil a activé une lutte armée contre le gouvernement de Kasavubu. C’est ainsi, « qu’il commença la rébellion muleliste si bien qu’en 1964, il occupait presque le 2/3 du pays » (Emery, 2019, p. 748). C’est à travers cette rébellion muleliste que va commencer le mouvement Maï-Maï. Vient alors la nécessité de s’imprégner des acteurs et de leur esprit révolutionnaire aux cotés des influences fortes des grandes puissances pour le contrôle stratégique du Congo et ses ressources minières alléchantes. Acteurs, origine de l’esprit révolutionnaire des Maï-Maï Mulele – la main invisible d’une guerre entre blocs Le nationalisme de Lumumba, son amour pour le Congo et sa lutte anti-impérialiste et anticoloniale ont menacé sans commune mesure les intérêts néocoloniaux de la Belgique (Braeckman, 2002, p. 22). Son refus du pacte de docilité face aux anciens colons contrairement à ses collègues et amis de la lutte indépendantiste du Congo, lui a non seulement attiré la colère de l’ancien colonisateur mais aussi, la haine de ses collègues de lutte pour l’indépendance. Sa vie n’a donc pas été épargnée face à la multitude d’adversaires aussi bien à l’interne qu’à l’externe dont sa lutte et ses prises de positions menaçaient directement ou indirectement les intérêts. Son prétendu radicalisme face à l’ancien colon et presque à l’ensemble du bloc occidental, n’a fait que validé le procès d’intention dont il a fait l’objet, selon lequel, il se serait rapproché de l’ex. URSS (Kouamé, 2020, p. 32). La vie de Lumumba a été mise à prix et les lignes ci-après expliquent clairement la stratégie mise en place pour le mettre hors d’état de nuire : Lumumba devient pour les occidentaux un personnage bien trop nationaliste, fanatique de l’URSS. De plus, il cherche l’aide du bloc communiste. Dès le mois d’août 1960, les occidentaux, par les initiatives de la CIA, concentrent leurs forces pour l’éliminer du pouvoir. Ils utilisent l’ONU, voie légale pour intervenir au Congo. Le 5 septembre 1960, le président Kasavubu limoge Lumumba. Ce dernier cherche à riposter, mais les casques bleus font tout pour l’en empêcher, en fermant les aérodromes du pays et en occupant les locaux de Radio-Léopoldville. Lumumba n’a donc plus aucune possibilité de s’exprimer ou de demander de l’aider à

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Ces lignes précitées permettent de comprendre que l’ambiguïté des objectifs des nations unies au Congo date de plusieurs décennies. La même question se pose aujourd’hui. Que fait la force des Nations Unies au Congo (MONUSCO) face aux massacres des populations civiles par les rebelles et la prolifération des groupes armés, dont elle est censée combattre au côté du gouvernement congolais ? Il est important de préciser que le gouvernement Lumumba avait sollicité l’ONU pour l’aider à combattre les différentes Sécessions intervenues juste après l’indépendance (N’diminaMougala, 2009, pp. 54-59). Mais curieusement et comme le montre les bilans aussi bien des années 1960 que celui des années 2000, cette force Onusienne n’a rien apporté relativement aux missions lui assignées. Au nombre de 20.000 hommes en 1960, elle a abdiqué face à la Sécession Katangaise et les ennuis ont commencé juste quand Lumumba a constaté que cette présence de l’ONU était inutile au regard du défi auquel son gouvernement était soumis. Malheureusement, Lumumba n’avait pas compris que l’ONU n’était pas là, pour les intérêts du Congo mais pour d’autres missions bien importantes pour les puissances occidentales : bloquer l’influence des soviétiques sur le Congo et accaparer de manière continue les ressources minières stratégiques du Congo pour la gloire des entreprises multinationales occidentales (N’dimina-Mougala, 2009, p. 59). Visiblement en analysant bien la position actuelle des dirigeants congolais face à la force Onusienne au Congo (MONUSCO), ces derniers ne semblent pas avoir tirer les leçons de l’histoire désastreuse de 1960 et les objectifs obscurs de l’ONU n’ont pas changé ni connu d’évolution favorable au Congo. Le gouvernement congolais a donc intérêt à exiger plus de l’ONU ou carrément à demander le départ sans condition de la force onusienne MONUSCO tel que l’exigent d’ailleurs plusieurs organisations de la société civile congolaise et même certains leaders de partis politiques congolais1. L’ONU ne peut pas donc prétexter n’avoir pas eu connaissance des circonstances dans lesquelles l’assassinat de Lumumba est intervenu. Elle 1 Les récentes manifestations anti-MONUSCO au courant des mois de juillet-août 2022 ont fait plusieurs morts aussi bien du côté des casques bleus de l’ONU qu’au sein de la population congolaise. Les Congolais semblent fatigués de l’attitude silencieuse de cette force Onusienne face aux massacres à répétions des populations civiles par les rebelles dans les provinces de l’Est du Pays.

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a d’ailleurs joué un rôle non négligeable dans la neutralisation de Lumumba en septembre 1960 et sa mort qui s’en suivra en janvier 1961. Le positionnement nationaliste de Lumumba lui a coûté la vie mais sa mort n’a fait qu’accélérer l’esprit révolutionnaire chez certains leaders congolais et leur rapprochement au bloc de l’Est (soviétique). L’esprit révolutionnaire muleliste et l’efficacité de sa lutte armée contre l’armée nationale congolaise (ANC), ont bénéficié d’un large soutien idéologique, stratégique et en matériels de combat auprès de la Chine populaire et de l’URSS (Sonck, 1965, p. 1). De la même manière, le gouvernement de Kinshasa sous Kasavubu et après sous Mobutu, a bénéficié dans cette guerre d’un soutien sans précédent du bloc occidental (ONU, les États Unis d’Amérique et de la Belgique) (Roseline, 2020, p. 32). Il faut dire clairement que de deux cotés, sans l’implication extérieure, la rébellion muleliste ne pouvait pas réaliser son succès de conquête sur le 2/3 du territoire national et de l’autre côté du gouvernement de Kinshasa, c’est par le soutien militaire extérieur que l’ANC est parvenue à l’emporter sur les rebelles après plusieurs mois de combat. Il semble d’ailleurs être maintenant une constance, que toute rébellion congolaise qui a pu enregistrer du succès sur terrain ait bénéficié au préalable d’un soutien extérieur important2. Cela montre à quel point, le Congo a toujours été au centre des intérêts des grandes puissances, en raison de ses richesses en ressources naturelles rares (Willame, 1990, p. 46). L’importance géostratégique du Congo, sa puissance géoéconomique et aujourd’hui sa démographie galopante exigent de ce pays, l’adoption d’une vraie politique étrangère à la hauteur des enjeux que suscite le Congo aux yeux des grandes puissances et leurs bras droits, les firmes multinationales et certains États voisins ennemis du Congo. Les conflits armés au Congo depuis donc l’accession de ce pays à l’indépendance soufflent entre internationalisation et régionalisation avec des effets dommageables sur la stabilité nationale du Congo. Cela étant, l’on comprend bien les raisons qui rendent complexes les conflits au Congo et qui asphyxient toute possibilité d’un retour à la paix (Kenge, Mişcoiu, 2020, p. 106). Au demeurant, il reste difficile de concilier intérêts des grandes puissances, ceux des États voisins du Congo sur ses ressources minières stratégiques d’avec des intérêts nationaux visant à promouvoir un Congo La rébellion muleliste avec le soutien communiste (Chine), l’AFDL avec le soutien américain à travers le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi, le RCD-Rwanda, le MLCOuganda, le CNDP, M23 avec un soutien du Rwanda etc.

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fort et prospère. Les secousses extérieures contre le bloc interne congolais ne sont pas sans impact sur l’unité de ce pays, qui a vu dès son accession à l’indépendance émerger des luttes ethniques et de crise de leadership aboutissant à des sécessions et aujourd’hui, les revendications ethniques et les conflits fonciers ne font que faciliter l’implosion interne d’une unité nationale fragile au Congo, aux côtés des politiciens sans idéal de développement pour ce pays (Kayoka, 2002, p. 32 ; Ntwali, 2021d, p. 187 ; Jacquemot, 2010, pp. 130-135). Revenant aux acteurs de la rébellion muleliste, il faut dire que l’initiateur du mouvement en la personne de Pierre Mulele (ancien ministre de l’Éducation dans le gouvernement Lumumba) fut un des évolués à la suite de Lumumba son idole, qui a lutté contre le colonialisme belge et ses pratiques contraires aux intérêts du Congo et du peuple congolais (Bula-Bula, 2010, p. 11). Il s’agit d’un personnage très engagé qui a combiné à la suite de son expérience, le militantisme contre le colonialisme belge déjà au niveau de son école et dans les institutions à un passage dans l’armée nationale congolaise (Sonck, 1965, p. 2). Au sein de l’ANC, il aura des contradictions avec Mobutu, ce qui le poussa à quitter l’armée et à enrichir davantage son esprit révolutionnaire. Jean-Pierre Sonck note que « Pierre Mulele est revenu clandestinement à Kwilu (BasCongo) en juillet 1963, après avoir été endoctriné à Pékin. Il souleva les tribus bambunda et bapende de sa région natale et créa à la même occasion des camps d’entrainement à la guérilla » (Sonck, 1965, p. 2). Le même auteur précité affirme qu’en « 1963, la Chine populaire et l’URSS croyèrent que c’était le moment propice pour lancer une révolte populaire au Congo car le pays était miné par trois années d’anarchie et les masses congolaises étaient déçues par les politiciens de Léopoldville (Kinshasa) » (Sonck, 1965, p. 1). D’autres révolutionnaires congolais se sont joints par la suite à Mulele, ce qui permettra au mouvement d’avoir un caractère aussi bien national qu’international. Alors que Pierre Mulele concentrait ses forces à l’Ouest du Pays dans le Kwilu, avec un appui stratégique du siège du CNL à Brazzaville présidé par Egide Davidson Bocheley, du côté de l’Est, Christophe Gbenye s’installa à Bujumbura maintenant un contact régulier avec la cellule Te wu du service secret chinois auprès de l’ambassade chinoise au Burundi (Sonck, 1965, p. 2). Il fut un soutien important pour L. D. Kabila, Gaston Soumialot, Nicolas Olenga, Antoine Marandura, Louis Badalira alias Bitotelo etc., pour la réussite du front de l’Est. L’élément 191

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commun chez tous ces pro-lumumbistes et véritables acteurs, têtes pensantes de la rébellion muleliste est qu’ils étaient tous membres du MNC-Lumumba et ont tous étaient au contact du service secret chinois soit directement en Chine ou via les ambassades chinoises dans les pays voisins de la RD Congo (Sonck, 1965, pp. 1-2). Une stratégie régionale a été bien pensée pour ouvrir le mouvement à l’extérieur et permettre un contact permanent avec les alliés soviétiques. À l’Ouest, c’est Brazzaville qui a servi de base arrière aussi bien pour la création du Conseil National de Libération mais aussi, toutes les stratégies se construisaient à ce niveau. Cela se comprend au regard du rapprochement que Brazzaville exerçait déjà avec les soviétiques dans les années 1960 (N’dimina-Mougala, 2009, p. 61). Le front de l’Est et ses acteurs ont bénéficié du soutien stratégique aussi bien en renseignement, matériels militaires et de combat qu’en idéologie de la part du service secret chinois Te wu au sein de l’ambassade de la Chine à Bujumbura. Gaston Soumialot, Antoine Marandura, L. D. Kabila etc. faisaient des aller-retours innombrables dans la capitale Bujumbura (Sonck, 1965, pp. 2-3). Ayant déjà une idée claire sur les acteurs de la rébellion muleliste et leurs alliés régionaux et internationaux, il nous revient l’intérêt de saisir leurs stratégies aussi efficaces si bien que dans peu de temps, ce mouvement a pu contrôler le 2/3 du pays. Qu’est-ce qui peut expliquer cette efficacité ? Le contexte politique de ce moment a-t-il été un des facteurs pouvant expliquer cette efficacité des rebelles Maï-Maï Mulele ? Quelles stratégies ces acteurs ont-ils mobilisé face à un gouvernement faible mais soutenu aussi bien par la Belgique que par la toute puissance américaine ? La crise politico-institutionnelle et économique de 1960-1965, État défaillant-facilité d’implantation de rébellion Le succès de la rébellion muleliste a tiré bénéfice de l’échec du gouvernement indépendantiste à gouverner le pays après le départ du colonisateur belge. Ce gouvernement a été marqué par plusieurs crises : la crise de leadership, politique et institutionnelle avec une armée de fantoche appelée à remplacer la force publique. Les problèmes entre leaders indépendantistes relatifs à la forme de l’État, la nature des relations à entretenir avec l’ancien colonisateur et l’incapacité de l’armée nationale congolaise à vaincre les différentes sécessions ont créé un sentiment de désespoir dans le chef de la population congolaise pour laquelle, la joie de l’indépendance acquise par le sang, n’a duré que quelques jours sans que 192

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le changement ne s’en suive. « Certains de ces leaders dont Lumumba et consorts étaient favorables à une indépendance totale du Congo et un État unitaire, alors que Kasavubu et consorts préconisaient une indépendance partielle avec un État fédéral » (De Witte, 2000, p. 38, N’zouluni et Ntwali, 2021, p. 102). Il faut dire que la Belgique n’avait pas pensé préparer au préalable les leaders indépendantistes à la tâche imminente de gouverner le Congo qui les attendait. En réalité, la Belgique n’avait pas l’intention d’accorder si vite l’indépendance au Congo. Cela explique d’ailleurs les propos du Roi des Belges le 30 juin 1960 lors de la cérémonie d’indépendance : « Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives et ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique tant que vous n’êtes pas certains de pouvoir faire mieux » (Braeckman, 2002, p. 32). Visiblement, le souverain belge savait que la classe politique congolaise qui devait prendre la relève n’était pas préparée aux enjeux de gouvernance, mais aussi, ses mots contre les réformes qu’il qualifiait de hâtives on ne sait sur base de quel critère, sont des signes qui montraient déjà la crainte du Roi des Belges de pouvoir perdre le contrôle sur le Congo. C’est d’ailleurs cette crainte et le caractère nationaliste incontrôlé de Lumumba qui va faire que la Belgique puisse apporter son soutien à la Sécession katangaise jusqu’à être même le seul État à avoir reconnu le Katanga comme un État souverain. Dans sa stratégie, la Belgique a accordé une indépendance politique mais, elle a gardé jalousement l’indépendance économique entre ses mains. La Table ronde économique n’aura donc pas grand succès, le nouvel État congolais s’est retrouvé avec des institutions politiques, un vaste territoire et un peuple à gouverner mais sans ressources économiques suffisantes (N’zouluni et Ntwali, 2021, p. 112). Les entreprises minières exploitaient les mines congolaises tout en gardant leurs capitaux et siège social en Belgique. Conséquence, le gouvernement congolais ne pouvait même pas générer des ressources sur les productions de ces entreprises belges qui étaient d’ailleurs majoritaires dans le secteur précité. La crise économique qui allait s’en suivre aux côtés de celle politico-institutionnelle déjà installée peut se comprendre par l’inquiétude résidant dans les propos du chef Lunda de l’époque : « Nous ne voulons pas qu’on prenne des décisions sous la pression des minorités bruyantes. Nous ne comprenons pas la hâte de beaucoup d’avoir l’indépendance. Nous […] voulons l’indépendance, mais pas aujourd’hui. Nous avons encore besoin de beaucoup d’aides et de soutiens pour arriver à une évolution normale. Tout excès de vitesse peut replonger nos régions dans la pauvreté et la misère de jadis » (De Bracker, 1959, p. 32).

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Le Congo a donc obtenu son indépendance politique mais les différentes crises précitées qu’il a aussitôt connu, l’ont fait passer directement d’un État nouvellement indépendant vers un État défaillant incapable de répondre aux besoins socioéconomiques de son peuple et n’ayant pas de maîtrise sur le contrôle de son territoire national au niveau sécuritaire (Kasereka, 2010, p. 15 ; Sur, 2005, pp. 1-11). L’ANC à l’absence des troupes belges qui servaient dans la force publique ne pouvait pas en elle seule faire face aux différentes crises aussi bien sécessionnistes armées qu’insurrectionnelles. Rappelons d’ailleurs que cette armée a été incapable de vaincre les sécessions katangaises et du Sud-Kasaï (Malonga, 2018, pp. 1-4). C’est à juste titre, parlant des faiblesses l’ANC que Roseline Kouamé précise que, « durant la période coloniale, les soldats congolais n’ont pas bénéficié d’une formation adéquate leur permettant de prendre les rênes du commandement à l’indépendance. À la fin de la colonisation, aucun congolais n’avait pu accéder au grade d’officier, le grade le plus élevé auquel un Congolais pouvait prétendre était celui de Sergent-major. Toutes les opérations et stratégies étaient le fait des têtes pensantes belges » (Kouamé, 2013, p. 5). Comme évoqué précédemment, le gouvernement a dû faire recours à l’ONU mais celle-ci, n’est pas parvenue à rétablir la paix. Mobutu ne gagnera la guerre qu’avec l’appui belge, américain et des mercenaires de plusieurs ordres (Reybrouck, 2012, p. 312). Cette fragilité du Congo récemment indépendant a donc été une opportunité en or pour l’implantation de la rébellion mulele surtout dans les coins et territoires des pays éloignés des grands centres-villes avant de conquérir des grandes villes jusqu’à occuper le 2/3 du pays. Une complexité géographique du pays favorable aux rebelles. Pays-continent, géographie difficile et enclavement à grande échelle-impossible contrôle effectif du gouvernement de Kinshasa La République démocratique du Congo est sans nul doute un pays continent. Avec une superficie de 2.345 millions de km2, ce pays est le deuxième en Afrique après l’Algérie au regard de sa superficie. Il regorge d’immenses richesses en faune et en flore avec des espèces très variées (Mubalama et Mangambu, 2018, pp. 201-219). Son sol comme son sous-sol, sont riches aussi bien en terre arable qu’en ressources minières stratégiques et métaux rares. Une géographie très complexe en termes de contrôle territorial pour le pouvoir très concentré à l’Ouest dans la Capitale Kinshasa malgré le mode de décentralisation choisi pour rapprocher les 194

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administrés de l’administration (Yetilo, 2010, p. 107 ; Otshudi, 2009, p. 289). Ce pays a en lui seul neuf frontières avec ses États voisins et il constitue la voie obligée pour relier l’Afrique aussi bien du Nord au Sud que de l’Est à l’Ouest (Musila, 2009, p. 2). Toutefois, ses frontières sont poreuses et ont constitué et constituent d’ailleurs encore aujourd’hui des voies idéales pour les rebelles de pouvoir communiquer avec l’extérieur, vendre les minerais exploiter illégalement et s’approvisionner facilement en armes et minutions. Ce positionnement géostratégique avec des richesses immenses et un climat très favorable à la vie donnent à ce pays une vocation de puissance (Uicn, 2010, pp. 13-20), mais ce pays a du mal à en profiter par manque d’un leadership politique sérieux. Ce n’est pas donc pour rien que Langellier reprenant la célèbre citation de Frantz Fanon notait que « l’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se situe au Congo » (Langellier, 2017, pp. 325-336). Cette citation de Fanon ne fait que montrer le vrai rôle que devrait jouer ce pays dans le relèvement et le développement de l’Afrique au regard des potentiels qu’il regorge. Il s’agit donc d’un vrai scandale géologique qui s’endors malheureusement pour le Congo et l’Afrique. Le combat de la lutte contre le réchauffement climatique ne peut en aucun cas ignorer le bassin du Congo, celui-ci, détenant à lui seul, le deuxième poumon de la planète à travers sa forêt équatoriale, après l’Amazonie au Brésil mais qui risque de perdre sa place au profit du bassin du Congo à cause de la déforestation arrivée à 17% en 2021 (Andrieux et Julliard, 2021, p. 1). Cette immensité du territoire national congolais, ses riches en faune, flore, minerais stratégiques, métaux rares, terre arable et forêt danse loin de constituer des potentiels économiques importants, ils constituent également des vrais défis sécuritaires. Le pays est presque totalement enclavé. Des villes non-reliées par route ou par d’autres voies à d’autres villes et même aux territoires ruraux qui les composent. Des voies ferroviaires en mauvais état et insuffisantes, largement tournées d’ailleurs vers l’extérieur selon la logique du colonisateur belge. Certaines villes ne peuvent être visitées que par avion et les aéroports comme l’aviation congolaise sont en mauvais état. Tout compte fait, ces défis précités constituent des véritables casses tête au niveau de la logistique militaire et autre, pour l’approvisionnement. Cette situation rappelle la célèbre exclamation de Stanley reprise par Katumba, « sans chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny » (Katumba, 2014, p. 134). Triste est le constat aujourd’hui, le Congo n’a pas assez développé son réseau de transport et 195

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reste enclavé gravement. Nous avons donc à faire à des immenses forets, territoires incontrôlés par le pouvoir central et qui sont des vrais paradis pour les rebelles qui en font des lieux propices pour les maquis. La rébellion mulele comme d’autres rébellions aujourd’hui, a donc profité de cette réalité géographique pour se constituer des maquis et base arrière dans les forêts et territoires incontrôlés par le pouvoir central. C’est dans la forêt de Kwilu incontrôlée par le pouvoir central de Kinshasa à l’époque que Pierre Mulele a commencé son maquis et la formation pour les jeunes révolutionnaires. De même le front de l’Est a bénéficié des territoires incontrôlés dans la plaine de la Ruzizi et les moyens et hautsplateaux d’Uvira pour constituer le maquis et assurer la formation aux jeunes qui ont rejoint avec engouement la rébellion simba mulele. Et malgré la toute-puissance de Mobutu et de ses alliés qui ont vaincu par la suite les simba-Mulele, Mobutu n’est pas parvenu à un contrôle effectif et total de l’ensemble du territoire national si bien que L.D. Kabila et sa bande, passeront leur maquis à Hewa-bora pendant tout le règne de Mobutu, jusqu’à conquérir le pouvoir en 1996-1997 par l’entremise de l’AFDL avec la bénédiction des anciens alliés américains et occidentaux de Mobutu. Stratégie de recrutement, moyen de combat et adhésion populaire à la révolution muleliste-victoire facile sur l’ANC Pierre Mulele l’initiateur de la rébellion muleliste s’est appuyé sur le critère ethnique et partisan pour trouver rapidement des gens acquis à sa cause révolutionnaire. D’abord, il a recruté les jeunes de sa propre tribu Bapende et de la tribu bambunda d’Antoine Gizenga. Ensuite, il s’est appuyé sur la jeunesse du MNC-Lumumba (Verhaegen, 1967, p. 346). Au front de l’Est, les mêmes stratégies ont été utilisées. Ainsi, Soumialot, Marandura et Bidalira se sont appuyés à leur tour sur la tribu bafulero et la jeunesse du MNC avant d’être rejoint par des membres de la tribu bembe et plusieurs autres tribus sur ce front de l’Est. Cette stratégie a eu des bons résultats car au Kwilu comme à l’Est dans la plaine de la Ruzizi, la rébellion a recruté plusieurs jeunes y compris des mineurs parmi eux (Sonck, 1965, pp. 1-2). Deux raisons peuvent expliquer la réussite du CNL dans sa stratégie de recrutement : les chargés de recrutement étaient eux-mêmes originaires des tribus sollicitées, ce qui créait un sentiment de confiance dans cette jeunesse mais aussi, l’appartenance au même parti politique de Lumumba. Les partisans de Lumumba toutes tendances confondues avaient cette soif de défendre les idéaux de leur leader avec un vrai sentiment de vengeance. 196

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Mais pour arriver à une préparation réussie de cette jeunesse, il fallait bien des stratégies de dissimulation et de discrétion pour ne pas se faire découvrir par les agents du pouvoir ou les religieux. C’est ainsi qu’au Kwilu par exemple : Mulele avait adopté immédiatement un modèle d’organisation révolutionnaire, les recrutés sont entrainés dans des camps situés dans la forêt. Pour les initiés, la finalité révolutionnaire de la préparation ne fait dès le début aucun doute, la conquête violente du pouvoir et le renversement radical du régime sont les objectifs avoués. L’entrainement est d’ailleurs orienté vers la formation pratique au combat et à l’action révolutionnaire. La préparation idéologique est basée sur le patriotisme, la justice sociale et aux promesses de prospérité. Mulele faisait passer ces activités comme des activités sportives et éducatives pour les populations environnantes (Verhaegen, 1967, p. 346).

Le succès dans le recrutement réalisé par les mulelistes a bénéficié aussi au-delà des composantes ethniques et partisanes précitées, de la situation socioéconomique et politique difficile du Congo juste après son indépendance. Cette situation contredisait même la provocatrice phrase du général Janssens selon laquelle, « après l’indépendance égal avant l’indépendance » (N’zouluni et Ntwali, 2021, p. 115), la bonne expression à ce moment qui pouvait traduire le calvaire que vivaient les congolais serait « après l’indépendance est pire qu’avant l’indépendance ». En vrai et comme nous l’avons démontré précédemment, ce calvaire était voulu par le colonisateur qui n’était pas prêt à donner l’indépendance ajouté à cela, son refus de doter le nouvel État de son indépendance économique. Le « portefeuille colonial n’a pas été remis au nouvel État » (N’zouluni et Ntwali, p. 112). Au côté de ces faiblesses liées à la faillite de l’État congolais juste après l’indépendance, la propagande véhiculée au sein même des rebelles mulelistes qu’au niveau de l’opinion congolaise de manière générale sur l’invincibilité des simba mulele face aux balles, l’efficacité de leurs fétiches qui rendaient ces balles en eaux, ont été des facteurs très mobilisateurs pour beaucoup de jeunes à intégrer le mouvement tout au long de la conquête et un engament sans faille des combattants simba-mulele à vaincre l’ennemi. Conséquence, ils ont conquis 2/3 du territoire national en seulement trois mois, soit du 10 juillet au 10 septembre 1964. La grande partie de l’armement de ces rebelles était reçue auprès des alliés à travers le Burundi, d’autres armes étaient directement ravies à l’ANC au front. La technique de guérilla a été choisie comme stratégie de combat (Verhaegen, 1967, p. 347). 197

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Dislocation de l’AFDL, décentralisation de la puissance militaire – résurgence du mouvement Maï-Maï dans les années 1990 La renaissance avec force du mouvement Maï-Maï dans les années 1990 à l’Est de la RD Congo est intervenue dans un contexte très différent de celui de Maï-Maï Mulele. À la suite de la guerre du Rwanda et du génocide de 1994, les ex. FAR Interahamwe seront autorisés à traverser la frontière congolaise avec leurs armes et minutions. Ils ont de ce fait, constitué une menace pour les populations tutsies déjà installées au Congo. Déjà dans les hauts plateaux de Fizi et minembwe, il se vivait des tensions foncières entre la communauté bembe et les rwandophones dont elle prétend avoir accueilli avec générosité mais qui par surprise, occuperait durablement leurs terres (Wabuza et Mkila, 2016, p. 173). De la même manière, l’extension de la guerre au Congo par l’entremise de l’AFDL soutenue par les troupes de l’armée rwandaise, ougandaise et burundaise va constituer un véritable danger pour les populations rwandophones hutus du Congo et les réfugiés qui ont fui la guerre du Rwanda en 1994. La résistance Maï-Maï tirée des menaces d’occupation des terres communautaires et des visées expansionnistes du Rwanda et de l’Ouganda La nature de ce mouvement et les mobiles de ses actions, font qu’il soit qualifié de mouvement d’autodéfense Maï-Maï (Kenge et Mişcoiu, 2020, p. 118). L’objectif étant de s’autodéfendre sans recourir aux services de sécurité de l’État (armée, police) en raison de leur absence, leur incapacité à sécuriser la population ou enfin, leur complicité contre la population. Les visées de ces mouvements Maï-Maï qui ont vu leur renaissance dans les années 1990 et à la fin des années 1980, ne sont plus d’ordre national cherchant à conquérir le pouvoir comme ce fut le cas des Maï-Maï Mulele mais, ils sont plus attachés à la défense de leurs terres, la protection de leurs communautés d’origine et de résistance contre l’occupation étrangère (Van Acker et Vlassenroot, 2001, p. 103). Cela donne d’ailleurs à ces mouvements un caractère fort ethnique par rapport à leur composition. Ce qui constitue à la fois une force et une faiblesse. Force par ce qu’il y’a un engagement fort de « nous » pour la protection de « nous et de nos terres » contre « eux » qui sont considérés comme étrangers (rwandophones) ou d’autres communautés congolaises en relation historique conflictuelle avec les « nous ». Une faiblesse, car se nourrissant au quotidien de la haine ethnique et rendant la solution pacifique impossible entre communautés voisines. Cette ethnicisation des 198

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mouvements de la RD Congo. Ce sont d’ailleurs des menaces d’occupation et l’occupation effective de certaines terres par les rwandophones tutsis (Banyamulenge) dans les hauts plateaux de Minembwe qui ont alimenté de facto la renaissance du mouvement Maï-Maï à Fizi par exemple (Wabuza et Mkila, 2016, p. 173). Wabuza et Mkila notent qu’en « 1982, les immigrés Tutsis rwandais s’emparaient du groupement Bijombo, créé par l’arrêté départemental no 229 du 23 août 1979. Ils intronisaient leur frère Ndaye Gaseya et débaptisaient les collines et plaines : le sommet Acimu dans le secteur de Ngandja devenait Bugarama en référence aux noms de certains quartiers de la République rwandaise, etc. » (Wabuza et Mkila, 2016, p. 173). D’autres mouvements de résistance Maï-Maï se sont constitués sur cette base ethnique et de défense des terres communautaires dans presque toute la partie Est de la RD Congo. Faisant le constat selon lequel, chaque communauté avait sa propre milice d’autodéfense et la situation ne semble pas avoir changé totalement aujourd’hui (Ntwali et Burume, 2021, p. 49)3. Ainsi, le paysage communautaire et ethnique de l’Est de la RD Congo a été largement saisi par la prolifération des mouvements Maï-Maï : Maï-Maï Mududu-40 (Bashi), Maï-Maï Lwetcha, Dunia, Yakutumba (Bembé), Maï-Maï Nyakabaka (Fuliru), Maï-Maï Padiri (Ba tembo de Bunyakiri), PARECO (Maï-Maï Hutu de Rushuru), Maï-Maï Masunzu (Banyamulenge de Minembwe), Maï-Maï Sheka (ethnie NyangaWalikale), Maï-Maï Nyatura (Hutu de Kalehe) etc. Tous ces mouvements Maï-Maï avaient en commun jadis la mission de protection des terres communautaires et d’auto-défense contre toute menace extérieure venant soit de l’occupation Rwando-ougandaise et leurs alliés ou d’autres communautés hostiles. Décentralisation de la puissance militaire – stratégie de L.D. Kabila face à l’avancée libre des rebelles Nous l’avons relevé précédemment, le divorce entre L.D. Kabila est ses alliés de l’AFDL a provoqué la deuxième guerre du Congo, qui l’a opposé aux mouvements politico-militaires créés et soutenus par ses Deux officiers supérieurs des FARDC, anciens du RCD à savoir le Colonel Makanika et Samatema bénéficiaires de l’amnistie, ont déserté entre 2020-2021 pour rejoindre les groupes armés Banyamulenges dans les hauts plateaux de Minembwe au motif que l’État congolais n’assurait pas une protection à la communauté Banyamulenge qui se trouverait exposée aux menaces armées des Maï-Maï proches d’autres communautés des mêmes territoires de Fizi et Uvira dans le Sud-Kivu.

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anciens alliés (Rwanda et Ouganda). Il faut dire que la prise des régions de l’Est n’a pas été difficile pour les RCD et consorts car la majorité des militaires et leurs chefs se sont rapidement ralliés au RCD. Cela est d’autant vrai car LD Kabila a gagné la guerre contre Mobutu avec des armées étrangères et donc, les Kadogo qu’il recrutait sur la ligne de conquête de l’AFDL, ne pouvaient pas faire face à la puissance de feu et aux effectifs de ses anciens alliés dans les régions de l’Est. Outre le fait qu’il va se tourner vers une autre alliance régionale s’appuyant sur l’Angola, le Zimbabwe et la Namibie, il va également mobiliser ses anciens amis maquisards dans le Fizi, d’autres Maï-Maï qui étaient déjà constitués à la suite même de la guerre de l’AFDL et les éléments FDLR. La technique de combat de guérilla a été encore une fois privilégiée par ces Maï-Maï. Disons que les soutiens Angolais, namibien et zimbabwéen ne pouvaient lui être utiles que dans les régions de l’Ouest sur lesquelles il avait encore le contrôle (Ngodi, 2010, p. 181). La seule stratégie à l’Est était donc la mobilisation communautaire et ethnique contre les tutsis rwandophones et la lutte contre l’occupation. Encore une fois, la géographie du Congo et la porosité de ses frontières ont joué un grand rôle. Ainsi, les Maï-Maï de l’Est étaient servis en armements et autres moyens nécessaires venant de Kinshasa et d’ailleurs à travers ces forêts congolaises et les minerais exploités dans les zones occupées par les Maï-Maï passaient toujours par des marchés situés au Rwanda, Burundi et en Ouganda. Bien que leurs apports soient limités en termes de dividendes militaires, ces mouvements Maï-Maï ont permis de ralentir chaque fois la vitesse des rebelles dans la conquête de la capitale Kinshasa. De même, le RCD, le RCD-KML, le RCD-national et consorts, n’ont pas exercé un contrôle effectif sur l’ensemble des territoires et régions qu’ils occupaient, certains coins étant restés toujours sous le contrôle des Maï-Maï jusqu’au lancement du processus de transition dans les années 2000. Cette transition politique à travers l’accords global et inclusif de Sun city de 2002 a permis la réunification du pays, la mise en place d’un gouvernement de transition et la réforme de l’armée nationale congolaise. PARTICIPATION DES MAÏ-MAÏ DANS LES FARDC – LES ESPOIRS DÉÇUS D’UNE LUTTE NATIONALISTE L’avantage du processus de transition de 2003 est d’avoir permis à tous les belligérants, la société civile et d’autres forces vives de la nation 200

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congolaise à participer au gouvernement de transition dans un objectif de revenir à la paix et de réunifier le pays qui était en partition entre différents mouvements politico-militaires déjà cités ci-haut. Il faut préciser que l’impossibilité d’une victoire dans tous les camps, à imposer cet état de choses et la communauté internationale était d’accord pour un retour à la paix au Congo en disponibilisant toute une batterie de soutiens à cette transition. Au niveau de l’armée, le mécanisme de brassage et mixage a été activé avec comme objectif, de mettre ensemble les différentes troupes issues de différents groupes rebelles avec l’armée congolaise pour constituer ce qui est appelée aujourd’hui « forces armées de la République démocratique du Congo-FARDC ». Pour réussir cet objectif, l’amnistie a été accordée aux rebelles. Ce qui va faciliter l’intégration au sein de l’armée des éléments qui ont commis des graves crimes non amnistiés d’ailleurs, mais dans la faiblesse du gouvernement, aucun critère n’a été fixé pour écarter ces éléments dangereux mais aussi, aucune poursuite judiciaire n’a été engagée en faveur des victimes. Madame Braeckman précise que dans la formation de l’armée congolaise actuelle, « les mauvaises tomates ont été mélangées dans les bonnes tomates » (Braeckman, 2003, p. 91). Mais il faut dire que ce mécanisme a été coordonnée par l’UE qui a engagé d’ailleurs une importante somme d’argent, mais dont les résultats sont invisibles au regard des faiblesses continues de l’armée congolaise dont l’origine tire une partie de source dans ce mécanisme de brassage et mixage. Les rebelles qui recevaient du soutien des armées étrangères n’ont pas aussi opéré un choix pour écarter les militaires étrangers (rwandais, ougandais, burundais et autres), qui faisaient parties de leurs troupes de ce processus de brassage. Tout compte fait, le brassage et mixage a intégré tout le monde sans distinction. Les Maï-Maï ont donc aussi intégré l’armée nationale comme officiers et en troupe. Ainsi, le partage de commandements par rapports aux régions va faire en sorte que des anciens Maï-Maï, vont commander certaines régions du pays à l’exemple de l’ancienne province orientale avec Padiri Bulenda (N’zouluni et Ntwali, 2021, p. 171) et d’autres au commandement général à Kinshasa à l’exemple de Lwetcha avant la mort de Mzee (Braeckman, 1999, p. 2) etc. Bon nombre d’autres officiers Maï-Maï intégrèrent l’armée nationale avec des grades supérieurs. Mais leur évolution de carrière n’aura pas grand succès contrairement aux anciens du RCD et du MLC, qui eux, exercent jusqu’aujourd’hui en grande partie le commandement de plusieurs unités et régions au sein des FARDC. 201

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Deux raisons peuvent expliquer le désastre d’anciens Maï-Maï dans l’avancement des grades au niveau des FARDC : l’absence presque totale de lobbying pour leur promotion contrairement à leurs collègues issus du RCD ou du MLC. Les deux personnalités qui ont représenté la composante Maï-Maï dans le gouvernement de transition n’avait rien de leur idéologie et rien de charismatique. Enselme Enerunga (ancien ministre de l’Environnement) avait fini par se rapprocher du MLC alors que Pardonne Kaliba (ancien ministre du développement rural) s’était rattaché plus au PPRD de Joseph Kabila. Conséquence, la composante politique n’a pas aidé celle militaire à survivre. Le parti Patriotes résistants Maï-Maï (PRM) a du mal à avoir un encrage sociologique même dans les régions bastions des Maï-Maï à cause d’une crise de Leadership entre Kaliba et Enerunga (Radio Okapi, 2006). Les Maï-Maï attachés à la défense d’une tâche nationaliste et communautaire semblent avoir eu du mal à s’intégrer avec des troupes autres fois ennemis et évoluer sous leur commandement majoritaire. Certains Maï-Maï influents comme le Général Yakutumba et l’ensemble de ses troupes n’ont même pas voulu intégrer l’armée nationale et sont restés dans le Fizi natal. D’autres ont préféré revenir à la vie civile après une longue expérience au sein des FARDC, c’est le cas du colonel Albert Kahasha dit Foka-Mike (ancien maï-maï Mudundo-40). CONCLUSION Les mouvements d’autodéfense Maï-Maï se sont inspirés en grande partie des stratégies et idéologies des Simba-mulele, dont ils ont d’ailleurs repris le nom de Maï-Maï et conservé la guérilla comme stratégie de combat. Il reste toutefois vrai que les circonstances de naissance de ces deux mouvements rebelles ne sont pas les mêmes. Les Maï-Maï mulelistes avec un fort sentiment nationaliste et révolutionnaire inspiré en grande partie par les idéaux de Lumumba et un endoctrinement du bloc de l’Est au moment de la guerre froide, voulaient avec des objectifs précis, stratégies précises et moyens de combat accessibles, renverser le gouvernement de Kinshasa après la mort de Lumumba. En revanche, la résurgence du mouvement Maï-Maï dans les années 1990 tire sa sources dans plusieurs facteurs : les conflits fonciers et de nationalité entre certains autochtones du Kivu avec des rwandophones, l’appel de L.D. Kabila à la résistance contre l’occupation Rwando-ougandaise, la protection des terres communautaires avec une forte connotation ethnique dans la mobilisation 202

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des masses etc. Cette catégorie de Maï-Maï a moins de visées nationalistes, perte d’esprit révolutionnaire, croissance de replis ethnique et régionaliste, manque d’objectif précis de conquête du pouvoir d’État et enfin, accommodation à l’exploitation illicite des ressources naturelles et violation graves des droits de l’homme. Cette désorientation des Maï-Maï actuels avec leurs buts initiaux peut s’expliquer par leur désintégration au sein de l’armée congolaise et l’existence d’une politique de montée en grade en leur défaveur au sein des FARDC, contrairement à leurs collègues anciens du RCD, MLC, FAC et consorts, qui ont connu une promotion sans ambages. BIBLIOGRAPHIE Amuri, Missako, Fraternel. (2017), « Milices Maï-Maï, dénonciation de l’impérialisme et politisation des masses rurales au Maniema (RDC) » , dans : European Scientific Journal, 13(17), p. 65-94. Andrieux, Véronique, et Julliard, Jean-François. (2021), « Le bassin du Congo en voie de devenir le premier poumon de la planète-Absorption du CO2 net positif », Le Monde. https://pfbc-cbfp.org/actualites-partenaires/bassinCongo.html. Vu le 05/08/2022. Braeckman, Colette. (2002), « La Belgique confrontée à son passé colonial », dans : Le Monde diplomatique, 574, pp. 14-15. Braeckman, Colette. (2003), Les nouveaux prédateurs, politiques des puissances en Afrique centrale. Paris : Fayard. Bula-Bula, Théophile. (2010), Pierre Mulele et le maquis du Kwilu en RD Congo. Témoignage d’un survivant du maquis, Paris : L’Harmattan. De Witte, Ludo. (2000), L’assassinat de Lumumba, Paris : Karthala. De Bracker, Marc. (1959), Notes pour servir à l’étude des groupements politiques à Léopoldville, 1, Bruxelles. Guyard, Murielle. (1999), « Les puissances occidentales et la crise congolaise : de la sécession katangaise à l’accord de Kitona », dans : Guerres mondiales et conflits contemporaine, 196, pp. 53-64. Jacquemot, Pierre. (2010), « La résistance à la bonne gouvernance dans un État africain. Réflexions autour du cas congolais (RDC) », dans : Revue TiersMonde, 204, pp. 129-146. Kalema, Emery. (2019), « The Mulele rebellion, congolese régimes, and the polities of forgetting », dans : Cahiers d’études africaines, 59(3), pp. 747-781. Kayoka Mathieu. (2002), Politiciens congolais contre le développement au Congo-zaïre, Paris : L’Harmattan.

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Le Cameroun à l’épreuve des guerres depuis la défaite des nationalistes « maquisards » Nono Hélène Diane Université de Douala, Cameroun, [email protected] RÉSUMÉ : Dans cette étude, nous analysons le contexte de la guerre de libération ainsi que ses conséquences sur la vie politique actuelle du Cameroun en 2022. Menée à fond par les nationalistes de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) encore appelés rebelles ou maquisards qui revendiquaient la réunification et l’indépendance totale, l’enjeu manifeste de la guerre était la prise du pouvoir. L’implication de la puissance tutélaire va conduire un opportuniste choisi pour présider aux destinées de la jeune nation. Ce choix va justifier l’indépendance dans le sang, les revendications et la crise anglophone. Nous examinerons le contexte de guerre animé par les médias, sa principale conséquence qui est la « crise anglophone » aux effets désastreux sur le fondement de l’État et l’avenir du peuple camerounais. Mots-clés : Cameroun ; Indépendance ; Maquisards ; Guerre ; crise anglophone.

INTRODUCTION Kameroun1 est le nom donné par les Allemands au territoire avant qu’il ne soit partagé entre la France et l’Angleterre. Sa signification n’est rien d’autre que le retour à un pays unifié, autonome. Cela s’est avéré être une véritable provocation pour la France qui tient jusqu’à présent à garder la main2 mise sur le territoire. Le Cameroun a connu une guerre d’indépendance causée par la France qui ne dit pas son nom, une guerre à huis clos, psychologique interdite aux journalistes, une guerre cachée Une appellation reprise par les nationalistes ou militants de l’Union des populations du Cameroun (UPC), comme slogan de la lutte pour l’indépendance dans les années 50. 2 Les accords de coopération demeurent encore secrets et les chercheurs ont encore trop de peines à exploiter les archives coloniales supposées être déclassifiées en France. 1

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(Deltombe, Domergue et Tatsitsa, 2011, p. 345). Elle reste à ce jour pratiquement inconnue du grand public. Mais ce qui est déplorable, c’est que cela n’est pas enseigné par les manuels d’histoire utilisés dans les écoles (Mathieu et Flaubert, 2014, p. 45). Depuis l’accession à l’indépendance, ce pays se présente sous la forme d’un triangle isocèle en partageant des limites frontalières avec six pays3. Ces pays d’Afrique centrale ont souvent été considérés comme les pays les plus touchés, à l’échelle du continent par les conflits, les crises internes profondes et les guerres (Hillaire De Prince, 2018). Les nationalistes upécistes n’ont ménagé aucun effort pour défendre leurs idéaux4 d’où la lutte armée pour revendiquer. Malheureusement, ils n’ont pas eu gain de cause et cela a entrainé d’autres conséquences néfastes sur la destinée du pays. À partir des éléments factuels ou des données empiriques l’on peut affirmer qu’il y a eu une terrible guerre des indépendances au Cameroun et depuis 2016 une rallonge de cette dernière dans le Nord-Ouest et Sud-ouest du pays encore appelée crise anglophone ou du NOSO 5. Il s’agit certes plus d’un conflit en cours que de l’arrivée des rebelles au pouvoir mais la sociologie historique de cette crise indique la genèse qui n’est autre que l’indépendance mal négociée. La problématique est simple. Comment la guerre des indépendances ayant porté l’opportuniste Amadou Ahidjo au pouvoir en lieu et place d’un leader nationaliste a engendré la guerre actuelle en zones anglophones ? Autrement dit, quelles sont les implications de la guerre d’indépendance sur la situation de crise du NOSO aux effets désastreux pour le Cameroun actuel ? Une réflexion sur la guerre d’indépendance revient à mettre en lumière le véritable rôle qu’a joué l’UPC, pour qu’on arrive au statut de 3 Le Nigéria, le Tchad, le Congo Brazzaville, le Gabon, la Centrafrique et la Guinée Équatoriale. 4 Réunification, Souveraineté totale, et un bon standard de vie pour chaque camerounais. 5 La guerre suppose la présence d’un chef guerre et en l’espèce il s’est agi des leaders nationalistes militants de l’Union des Populations du Cameroun qui ont mené des combats pour une souveraineté effective d’une part et les leaders sécessionnistes luttant pour l’autonomie de l’État fictif d’Ambazonie. Selon le droit international, il faut qu’un certain nombre d’éléments juridiques soient réunis pour qu’on qualifie une situation de guerre. Il s’agit des conditions à remplir lesquelles peuvent être alternatives et ou cumulatives. On peut citer comme premier critère l’existence d’un conflit qui s’inscrit dans la durée. Le 2ème concerne les parties telles que l’armée et un ou plusieurs groupes armés. Le 3ème c’est l’intensité des combats, le 4ème renvoie à la nature des armes utilisés et enfin un leadership ou une organisation du groupe armé.

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Nation. En guise de méthodologie, le constructivisme, le fonctionnalisme et l’interaction stratégique sont convoqués. Dans la perspective constructiviste, les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs. L’historicité constitue alors une notion majeure pour le constructivisme car le monde social se construit à travers les préconstructions passées. Le fonctionnalisme permet d’aller au-delà de l’analyse institutionnelle ou structurelle pour observer les comportements concrets des acteurs, afin de saisir les processus politiques réels. L’analyse stratégique s’articule autour de la compréhension des relations entre les acteurs interdépendants, en coopération ou en collaboration. Cependant, l’interdépendance crée souvent des effets pervers. En nous servant d’un « cocktail méthodologique », le Cameroun sera scanné depuis la période des mouvements qui ont accompagné la marche vers l’indépendance jusqu’à l’éclatement de la guerre du NOSO. Partant de l’empirisme sociopolitique couplé des faits historiques, une analyse du processus de combat mené par des maquisards n’ayant pas abouti au pouvoir, nous incombe. En guise d’hypothèse, dans cette étude nous allons voir la frustration de l’Armée de Libération Nationale du Kameroun (ALNK) qui a lutté durement sans réussir à accéder au pouvoir. Dans une seconde articulation, la crise anglophone est étudiée en tant que rebondissement politique de la non accession des maquisards au pouvoir. ALNK, UNE REBELLION FRUSTRÉE DEPUIS L’INDÉPENDANCE L’indépendance du Cameroun a été obtenue à la faveur des luttes nationalistes portées par l’UPC. Une fois cette façade de l’indépendance acquise, la France essaie de maintenir écraser de manière définitive la rébellion qui continue de faire tâche dans le décor. C’est dans ces conditions qu’Ahidjo s’installe et peut protéger les intérêts français en tant qu’instrument efficace du néocolonialisme (Mongo, 1972). Il met sur pied un régime fort et centralisé autour de sa personne. Interdite, l’UPC se voit contraint d’entrer en clandestinité (Achille, 1984) pour poursuivre ses revendications d’où la création de l’Armée de Libération Nationale du Kameroun (ALNK), qualifié de groupe rebelle6. Pour réprimer, va naître Par groupe rebelle on voudrait entendre toute organisation constituée de personnes contestant l’ordre établi. 6

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l’armée camerounaise, formée à l’origine pour combattre les contestataires et défendre les intérêts néocoloniaux. Les stratégies communicationnelles pour mettre en échec la rébellion sont multiples : tantôt sont sournoises tantôt propagandistes. L’on observe la communication par le mensonge. Dans la presse ou face à l’ONU, la France n’hésite pas à déformer les faits (Raphaël, 2009). Les quelques visites au Cameroun de la mission de l’ONU, tout d’abord, sont de grands moments de tartuferie. Un diplomate en poste à New York révèle que « pour empêcher l’adoption d’une résolution engageant l’avenir, j’ai dû, … affirmer le caractère procommuniste de l’UPC… » (Achille, 1984, p. 89). Alors que la répression en Zones de Pacification bat son plein, Le Monde intitule son éditorial consacré aux débats à l’ONU sur la gestion française du Territoire : « Une chance pour le Cameroun » ! Sans un mot sur les opérations militaire (Le Monde, 1958 ; Le New York Times, 1958) consacre lui aussi un éditorial au Cameroun, où il juge la situation « relativement bonne » et n’hésite pas à y dénoncer la colonisation… soviétique ! Les Camerounais « pourraient en somme faire face à un excellent avenir si les Russes les laissaient tranquilles », conclut le quotidien (Jean-Martin, 2006). La stratégie communicationnelle est surtout silencieuse autour des rebelles. À grand renfort des médias7, une guerre « secrète » est couverte par le « silence » des médias internationaux principalement français. Le silence qui règne alors sur les exactions françaises au Cameroun est une faillite médiatique. C’est aussi une faillite politique (Ruben, 1952, pp. 8182). Les « progressistes » français restent totalement muets sur la question camerounaise8. Quant à ceux qui dénonçaient courageusement la guerre d’Algérie et les atrocités de l’armée française en Afrique du Nord, ils brillent par leur absence sur le dossier camerounais. Inexplicable, la liquidation du tout premier leader upéciste fut passée sous silence. Le silence de la presse française sur ces événements qui vont déboucher sur l’assassinat d’Um Nyobè9. Abattu sans sommation dans le dos par le sergent-chef Toubaro, un Sara du Tchad. Puis, profanation du cadavre dans le cadre de l’action psychologique : le corps trainé par terre et défiguré, l’exposition du corps, la diffusion des photos du cadavre, le Entendus comme un ensemble d’instruments de communication qui sert d’intermédiaire entre un émetteur et un récepteur. 8 L’Humanité ne dénonce plus la répression comme elle l’avait fait en mai 1955. 9 Le 13 septembre 1958. 7

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cadavre coulé dans un bloc de béton. À titre illustratif, Michel Debré haut responsable français évite de parler de « guerre » au Cameroun et efface soigneusement tout éclat de sang. Mais il évoquait avec fierté cette vaste « opération de nettoyage », point culminant de la répression française, qui avait permis, en 1960, à une France convertie aux vertus du néocolonialisme autoritaire de maintenir le Cameroun sous sa domination au moment même où elle lui « offrait » l’indépendance (Deltombe, Domergue et Tatsitsa, 2011, p. 379). L’intervention militaire de la France, puissance tutélaire10 au Cameroun est peu connue (Ferdinand, 2006). L’attention des journalistes n’a pas été attirée sur la décision et jusqu’à présent, de nombreux historiens n’ont pas encore eu la possibilité d’exploiter les archives. Cet « oubli » est sans doute dû au fait que l’intervention militaire s’est soldée par un succès. Ce succès est également dû à une communication par l’intimidation et une répression effroyable. Face à l’intensification de la rébellion, la répression est d’abord camouflée : enlèvement et assassinat de nationalistes, largage au-dessus de la chute de la Metchié de nuit. En zone Bamiléké, pour faire un exemple et calmer la rébellion plusieurs meneurs sont exécutés par l’armée française sur la place du marché de Bafoussam. À ceci s’ajoute la torture pour avoir les renseignements : exemple de la balançoire. Création également de Brigades Mixtes Mobiles qui procédaient à des exécutions sommaires même en pleine ville et en plein jour, sans sommation (Deltombe, Domergue et Tatsitsa, 2011, p. 168). En 196211, 52 prisonniers politiques sont extraits de la prison de New Bell et

Le 13 décembre 1946, l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations Unies approuve la tutelle de la France sur le Cameroun (mais aussi le Togo) par un texte dont l’article 4 stipule qu’elle pourra gérer ce pays « comme une partie intégrante de son propre territoire » avec pour mission d’y favoriser les conditions de l’autodétermination ou de l’indépendance. Mais la guerre froide naissante va desservir les territoires sous tutelle car les pays qui auraient été vigilants sur ce dossier étaient plus préoccupés par l’opposition Est-ouest que par ces désaccords désormais minimes. Ce qui laissait donc les mains libres à la France pour coloniser le Cameroun, grâce aussi au laxisme de l’ONU qui ne faisait que des contrôles formels. 11 1962 est année mémorable, une ordonnance présidentielle N° 62/ OF/ 18 du 12 mars 1962 portant sur la Répression de la subversion est signée. L’Ordonnance 62 est un ensemble de six articles dont les trois premiers commencent par le terme « Quiconque » qui révèle implicitement le caractère dictatorial de la mesure. L’article 4 de cette ordonnance a éloigné les fonctionnaires camerounais du champ de la politique sous peine de poursuites judiciaires et sanctions avec interdiction d’exercer dans la fonction publique. Pour de 10

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d’autres zones dites pays bamiléké font le voyage de Douala à yaoundé escorté par 10 à 20 gendarmes. Après plus de quinze heures de voyage, le train arrive à yaoundé vers 18H 30. À l’ouverture du wagon, on dénombre 23 cadavres dont une femme et un bébé. Deux autres mourront à l’hôpital. Tous furent enterrés la nuit même dans un cimetière de la capitale. Le gouvernement de la république tente de dissimuler le forfait. En 1966 à Tombell, au moins cinq cent paysans, femmes et enfants y compris, surpris dans leur sommeil furent exterminés en une seule nuit par la soldatesque d’Amadou Ahidjo encadrée de conseillers techniques étrangers. À chaque fois que cela était jugé nécessaire de se débarrasser des « fauteurs de trouble », l’on faisait appel à l’ordonnance 62. Toutefois, malgré son abrogation en 1990, le Cameroun du Renouveau national a continué et continue d’exploiter subtilement certaines dispositions pour de cette ordonnance pour réprimer l’opposition camerounaise, autre revendication ou toute situation jugée subversive ou compromettante. Il suffit de voir juste comment ont été traités et maltraités les leaders politiques, de la société civile ou des journalistes dans les « années de braise » (Jean-Claude, 2015) lors des émeutes de la faim de 2008, et surtout depuis 2018 après les élections présidentielles fortement contestées ayant entrainées une série de manifestations publiques. Aujourd’hui, certains camerounais, soupçonnés d’avoir « marché » le 22 septembre 2020 sous l’appel du Professeur Maurice Kamto, ont été jugés devant les tribunaux militaires et condamnés à sept ans d’emprisonnement ferme. La prose journalistique rejoint la propagande militaire. La propagande a participé à déconstruire profondément les aspirations de l’UPC. La rhétorique médicale s’exprime essentiellement à travers la répétition sans fin d’un slogan, tagué à la chaux sur les murs de la région : « UPC égale tsé tsé ; elle pique, elle endort, elle tue ». En effet, la lutte est menée dans un même mouvement contre la malaria et contre le marxisme bassa des « fellaghas camerounais ». Max Olivier - Lacamp, Reporter au Figaro, est sans doute le journaliste qui a le mieux excellé dans la propagande coloniale. L’inoubliable auteur de l’article « Péril rouge en Afrique noire » signe une série d’articles, intitulée : « Au Cameroun, qui tirera les ficelles du Dieu indépendance ? » (Max, pp. 9-11). Il dénigre les maquisards, une « obscure guérilla à base de sorcellerie ». Le leader de l’UPC est traité d’être nombreux chercheurs, cette ordonnance se situe au sommet de la hiérarchie des textes répressifs du régime d’Ahidjo ; certainement suggéré à lui par la matrice coloniale.

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cruel, irrationnel, plus proche de l’animal que de l’homme politique, le « fils maléfique d’un sorcier-panthère »12. L’Église n’est pas en reste. Au Cameroun, la voix de l’Église compte. La politisation de l’Église catholique n’est pas propre au Cameroun d’où sa propagande dominicaine contre l’UPC. L’Église excommunie les upécistes. Dans le diocèse de Yaoundé, l’interdiction des sacrements s’étend même aux enfants d’upécistes. Pour l’Église, qui ne fait pas dans la nuance, il ne s’agit là que de communistes, des « amis de la Chine populaire », donc des ennemis de la foi, et leur organisation de jeunesse est forcément « dirigée par la Russie communiste » (Deltombe, Domergue et Tatsitsa, 2011, p. 234). Certains protestants ont participé de bon cœur à la croisade contre l’UPC. Par exemple, Um Nyobè se voit privé du droit de recevoir les saints sacrements par le pasteur13 sous prétexte que la « fidélité au communisme » est incompatible « avec la fidélité à Jésus-Christ »14. Mais l’initiative de la lutte contre les indépendantistes revient plutôt à l’administration. LE REBONDISSEMNT POLITIQUE DE LA NON ACCESSION DES MAQUISARDS AU POUVOIR : LA CRISE ANGLOPHONE En torpillant le projet des nationalistes camerounais porté par l’UPC, la France a fait « main basse sur le Cameroun » (Mongo, 1972) puisqu’en fait elle continue de contrôler le pays malgré l’indépendance octroyée. Après cette indépendance nominative15 vidée de toute sa substance, sans souveraineté, la France passe progressivement le flambeau gênant des massacres à l’armée camerounaise qui s’en tire avec brio. Ce partenariat va désormais se sceller par des accords qui constituent l’institutionnalisation Le Figaro, dès les premiers jours de la ZOPAC, explique qu’il « endosse la peau de panthère paternelle et déchaîne ses tueurs ». « Depuis, poursuit Lacamp, Um Nyobè, qu’on appelle maintenant le « Mpodol » (quelque chose comme le Führer ou le bikbachi), hurle comme un loup du fond de sa forêt. 13 Joseph Tjega de la mission presbytérienne américaine de New-Bell à Douala. 14 Le New York Times consacre lui aussi un éditorial au Cameroun, où il juge la situation « relativement bonne » et n’hésite pas à y dénoncer la colonisation… soviétique ! Les Camerounais « pourraient en somme faire face à un excellent avenir si les Russes les laissaient tranquilles », conclut le quotidien. 15 Pour des raisons historiques particulières, la France a choisi de commencer par le Cameroun la cérémonie de distribution des brevets des pseudo-indépendances pour reprendre les mots de certains auteurs. L’indépendance acquise par le Cameroun le 1er janvier 1960 après analyse n’est jusqu’ici qu’une dépendance sous une autre forme, bref une indépendance nominale. 12

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de la pratique (Tchumtchoua, 2006). Sur le plan politique, le pouvoir de Yaoundé dépend de Paris (Ruben, 1957). Ceci oblige Ahidjo à signer des accords de coopération qui cèdent toute la souveraineté camerounaise à la France. Sur le plan militaire, les accords de défense donnent la possibilité à l’armée française de rester et d’intervenir à tout moment pour rétablir l’ordre, c’est-à-dire protéger les intérêts français. À la suite de cette indépendance factice, des négociations entre les deux parties orientales et occidentales qui forment le Cameroun sont faites. Malheureusement, par des manœuvres politiques dolosives, cette entente est malicieusement brisée de façon unilatérale, créant un malaise d’où la persistance de l’irrédentisme amplifiée depuis 2016 avec la prise des armes des rebelles sécessionnistes. Actuellement, la « crise anglophone » liée à l’indépendance mal négociée, révèle au grand jour des « Ambazoniens »16 remettant farouchement en cause l’unité nationale. En quoi la crise du NOSO ou anglophone est une conséquence des revendications non tenues pour l’indépendance ? Même si les maquisards n’ont pas eu le pouvoir avec les indépendances de façade, leurs revendications fondamentales restent d’actualité avec de nombreux rebondissements dans le champ politique. L’opportunisme politique de la personne ayant accédé au pouvoir a conduit naturellement à une gestion dolosive de l’indépendance « ratée » puisqu’il faisait partie de ceux qui trouvaient que le pays n’était pas prêt pour un tel statut (Jean-Claude, 2015). Le Cameroun est le pays dans l’espace français qui a versé la plus grande quantité de sang sur le chemin de l’indépendance (Jean-Claude, 2015) en raison de la violence des opérations militaires dans les localités dites « pays bassa » et « pays bamiléké »17. Convaincu qu’il ne s’opposerait pas à la politique française d’une indépendance sous contrôle, Ahidjo est porté au pouvoir en tant que « le meilleur ou le moins mauvais des hommes politiques camerounais ». Le choix s’est fait sur la base de son caractère et son attachement aux valeurs françaises18. Très peu intelligent comparativement à ses concitoyens leaders de l’UPC, Ahidjo assisté de son conseiller français Paul Audat va gérer le Cameroun à sa façon sans comprendre les tenants ni les aboutissant d’une indépendance. C’est la raison pour laquelle, son gouvernement va plus travailler à implanter les Ambazoniens encore appelés sécessionnistes, séparatistes, rebelles. Cela se passe entre 1958 et 1960. 18 Député à l’Assemblée de l’union française dès 1952, il est décrit comme le « parlementaire camerounais le plus jeune et le plus paresseux ». 16 17

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germes de la guerre qu’à consolider l’indépendance. De façon concrète, les fondements supposés de l’État ont toujours été sapés. Comment parler de l’« unité nationale » si l’on n’y travaille pas avec acharnement. L’unité nationale ne se décrète pas, c’est un construit permanent. Suivant la perspective constructiviste, en 1960, lorsque le pays accède à l’indépendance, sa nouvelle identité devient « République du Cameroun ». L’on y perçoit un goût d’inachevé puisqu’il y a une autre partie du territoire située au Sud-Cameroun (appelée Sourthen Cameroon et actuellement NOSO) d’expression anglaise qui n’a pas un statut juridique précis. C’est ainsi qu’après un plébiscite cette partie exprime sa volonté de rattachement et accède à son indépendance les 11-12 Février 1961. Désormais, la partition du Cameroun est consacrée : le Cameroun francophone qui fête son indépendance le 1er janvier et le Cameroun anglophone qui considère son accession à l’indépendance le 11 février. Logiquement, il aurait fallu les mettre ensemble avant de procéder à l’indépendance tel que l’ont toujours indiqué les nationalistes. Ayant opté pour le bricolage politique en procédant à la partition du pays, à l’improviste, la réunification des deux parties officiellement distinctes se passe le 1er octobre 1961 après la conférence constitutionnelle de Foumban de juillet 1961 (Tchinda, 1999). Champion dans l’art de mettre les charrues avant les bœufs, le régime fédéral issu des travaux de foumban entre en vigueur. Après onze années (1961-1972), ce régime prend fin avec l’institution de l’État unitaire par le référendum du 20 mai 1972. Ahidjo se positionne en chantre de l’Unité nationale. De la République Fédérale l’on passe à la République Unie du Cameroun. Supercherie, la partie anglophone est victime de dol ! Compte tenu de ces faits historiques majeurs, l’on comprend que l’Unité Nationale qui s’avère être le fondement de l’État du Cameroun, n’a nullement été construit mais seulement décrété par le « Père de la Nation » Ahidjo. Un fait consolidé par le décret du 04 février 1984 du « Renouveau National » Paul Biya arrivé au pouvoir à la faveur d’une « succession constitutionnelle ». C’est donc sous le Renouveau que la « crise » du NOSO éclate du fait des métastases de la guerre des indépendances. La guerre consécutive à la marche vers l’indépendance amplifiée dans la partie « francophone » du pays entre 1958- 1970, puis resurgit dans le NOSO de 2016 à nos jours, a engendré plusieurs autres phénomènes au Cameroun. Ils sont de nature, économique, social et politique. Les guerres perturbent l’activité économique et par ricochet le développement du pays. Pour mieux évaluer la situation, nous prendrons quelques données 214

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factuelles ou empiriques, qui nous semblent assez édifiantes à cet égard. Ces données ont permis de retenir le NOSO comme zones économiquement sinistrées parce que détruites par la guerre. Les effets sont d’abord sectoriels, ensuite financiers. La fermeture quasi permanente des principales voies d’accès au Nigeria, les fameuses « ghost town » et « lock door » observées et la fuite des populations exposées à la présence des groupes armés ont des conséquences néfastes sur l’activité commerciale. Les principaux effets sont : la raréfaction des produits en provenance du Nigéria par exemple et les pertes de crédits en marchandise. Il s’agit des motocycles, des pièces détachées, des boissons gazeuses, des boîtes de conserve, des tissus de pagne, des détergents et produits cosmétiques, des produits plastiques, des produits pétroliers, des engrais, des matériaux de construction (ciment, feuille de tôle, fers à béton, etc.), des appareils électroniques et l’électroménager. Les pertes de crédits en marchandises accordés à certains clients qui sont tombés en faillite ou décédés suite aux affrontements armés. Ce problème est plus important chez les grands distributeurs où plus de 50% au Cameroun proviennent du NOSO puisque se ravitaillant au Nigéria. Dans le NOSO, l’activité de distribution et d’approvisionnement des marchés notamment dans les zones de grandes consommations est rendue difficile du fait des entraves à la mobilité à savoir : les « ghost town » et les « lock door ». Le Sud-Ouest est l’une des régions les plus fertiles du Cameroun avec son sol essentiellement volcanique. Le secteur agricole au NOSO en général très productif pour le pays, connaît des influences de la guerre liées à la présence des groupes armés à travers notamment l’abandon des exploitations par les agriculteurs (larges exploitations de cacaoculture au sud-ouest et riziculture au Nord-Ouest par exemple), la destruction des plantations devenues des champs d’affrontements, de tirs et les difficultés d’accompagnement ou de suivi des planteurs. La disponibilité des engrais et autres produits phytosanitaires (pesticides, herbicide, etc.) est rendu difficile d’accès. Ce qui a pour effet direct la baisse des rendements et pourrait induire une baisse de la production agricole dans lesdites régions et par conséquent la hausse des prix dans le pays. Devant la multiplication des agressions et la montée en puissance des violences, les sociétés Cameroon Development Corporation (CDC) et de production du Ndop Rice ont vu leurs activités de production industrielle se réduire à sa plus simple expression. Pour illustrer nos propos, depuis la résurgence de la guerre au NOSO le riz local de meilleure qualité affectueusement appelé « Ndop rice » est devenu introuvable sur le marché camerounais, les 215

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paysans ne pouvant plus vaquer à leurs occupations champêtres. À cause de la situation de guerre, plusieurs entreprises Bâtiments et Travaux Publics (BTP) se sont démobilisés à cause de l’impossibilité d’effectuer les travaux dans le NOSO. Plusieurs marchés publics sont ainsi menacés de forclusion. En fait, les chantiers sont en arrêt ou rendus difficiles d’accès depuis le début de l’année 2016 suite au déclenchement de la « crise du NOSO » et de l’escalade des violences ou des menaces verbales des groupes armés y compris les enlèvements. De même, dans le cadre de l’exécution des travaux de construction relevant du BIP dans le NOSO ou zones frontalières, les entreprises font face à d’énormes difficultés d’approvisionnement et de sécurité des travailleurs. Cette situation conduit notamment à la renonciation de l’exécution de certains marchés, l’arrêt ou le ralentissement de certains travaux routiers notamment sur le tronçon Babadjou- Bamenda. Par ailleurs, on enregistre également les dépenses liées à la prise en charge des forces de défense (prime et nutrition, matériels et équipements) pour la guerre en cours. Cela coûte cher aux contribuables, privés des services de base (eau, électricité…) et qui peinent quotidiennement à survivre. Le ralentissement de l’activité économique qui résulte de la guerre a pour conséquence la diminution du potentiel fiscal des régions. L’on comprend bien pourquoi le NOSO a été retenue comme zones économiquement sinistrées. La guerre du NOSO s’enlise avec des conséquences économiques effroyables d’où la mise sur pied du Plan Présidentiel de Reconstruction et de Développement (PRRD) pour ces deux régions détruites. Cette initiative est la preuve de ce que « la crise anglophone » a presque tout détruit ou saccagé l’essentiel dans ces localités en quelques années. Alors que toutes les intelligences qui sont encore dans le déni éhonté ou « pathologique » de guerre s’appuient sur ce Plan de Reconstruction de plus de 90 milliards pour enfin admettre qu’il y a la guerre actuellement au Cameroun ! Dans le cadre de l’apaisement du climat social, les autorités administratives ont sollicité de l’administration fiscale des mesures accommodantes notamment la réduction des contrôles fiscaux pour éviter des tensions sociales, réduisant de ce fait l’efficacité des administrations fiscales. Par ailleurs, la fermeture des frontières a d’une part, favorisé, la montée de la contrebande des produits de première nécessité (médicaments, etc.). La guerre a délité le tissu économique au NOSO et appauvri ou poussé à la faillite des dizaines de milliers de commerçants qui dépendaient des 216

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échanges avec le Nigéria. Les villes du NOSO qui autrefois étaient parmi les principaux contributeurs aux recettes douanières camerounaises (non liées au pétrole) comme Douala, ont été sévèrement affectées. La guerre et ses conséquences sont de plus en plus visibles : destruction d’école, d’hôpitaux, de bâtiments administratifs et parfois des villages entiers… Cela a entraîné la paralysie de l’économie locale, qui ne contribue au Produit Intérieur Brut qu’à un pourcentage moindre par rapport à la période d’avant-guerre. Les guerres consécutives au Cameroun ont produit des effets sociaux. Sur le plan démographique ou humain, les indépendances au Cameroun renvoient à une période sanglante de l’histoire du peuple camerounais. C’est dans cette atmosphère de violence que le Cameroun fête l’indépendance le 1er janvier 1960. Pendant qu’Ahidjo, proclamait l’indépendance par le discours, les gens mourraient juste à côté. Et le discours a été acclamé. C’était pathétique ! Après la proclamation de l’indépendance, le calme n’est pas au rendez-vous. Des résistants continuent de lutter pour la réelle souveraineté. Le plan de la France est d’organiser désormais une autre forme de répression qui se ferait par les africains eux-mêmes. Un Français dit « Le général Puloch » relate : « l’hystérie collective qui gagne le pays bamiléké – et qui sert de support à l’UPC – se calmera par une répression sanglante, à l’africaine, des masses en folie ». C’est dans ces conditions que va naitre l’armée camerounaise, le 11 novembre 1959, formée donc à l’origine pour combattre des camerounais et défendre les intérêts néocoloniaux. Il faut également relever la mise sur pied des stratégies d’éliminations individuelles des leaders depuis 1958 jusqu’à la fin du maquis en 1971 : Um Nyobè en 1958, Moumié en 1960 et Ouandié en 1971. L’objectif étant de neutraliser les leaders upécistes qui font l’objet d’une véritable chasse à l’homme. Ossendé Afana est décapité le 15 mars 1966 par l’armée alors qu’il était revenu d’exil avec quelques hommes, Woungly Massaga échoue également et s’envole du Congo pour Cuba en 1969. Dispersion finale. Ernest Ouandié sera arrêté le 18 août 1970, de même que Mgr Albert Ndongmo alors évêque de Nkongsamba et d’autres. Après une parodie de procès devant un tribunal militaire, Albert Ndongmo, Mathieu Njiassep et Célestin Takala demandent la grâce présidentielle et leur condamnation à mort est commuée en détention à vie. Raphaël Fotsing, Gabriel Tabeu et Ernest Ouandié qui n’ont pas demandé la grâce sont fusillé sur la place publique à Bafoussam le 15 janvier 1971. Jusqu’à présent l’UPC originel n’a pas obtenu sa légalisation. Que redoutent les différents régimes du Cameroun plus de six décennies après ? 217

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CONCLUSION En somme, le Cameroun se trouve effectivement confronté à des guerres dont l’origine remonte à l’indépendance. Son statut juridique international et le contexte politique mondial qui prévalait pendant ladite période l’ont laissé à la merci des puissances tutélaires en charge de son administration. Le processus d’indépendance au Cameroun a été raté et cela constitue encore de nos jours un facteur constant de trouble illustré par la crise anglophone encore en cours. Victimes du bluff (Ama, 2012), les Camerounais ont naïvement adopté leurs langues comme celles officielles. Des compatriotes autrefois en harmonie ont progressivement intégré l’idée d’une culture différente : certains se considérant comme des francophones et d’autres se revendiquant de la culture anglo-saxonne. Au lieu de chérir le sentiment de la même appartenance, au fil des années il s’est plutôt développé la méfiance du fait des tentatives d’absorption de l’entité anglophone par l’autre, d’où la remise en cause ouverte de l’unité du Cameroun par la guerre. Certes, les noms des nationalistes tués ont été longtemps interdits et toute référence à cette période formellement déconseillée. A la faveur du vent de démocratisation, en 1991, le successeur constitutionnel d’Ahidjo intègre une faction19 de l’UPC dans son gouvernement et pendant la même période, il y a eu un décret de réhabilitation des maquisards et autres figures historiques comme héros nationaux. Malheureusement, cette dernière n’a pas été réellement implémentée dans les faits. Malgré toutes les manœuvres politiques, la revendication fondamentale de l’UPC demeure, celle de la souveraineté effective du Cameroun et la crise anglophone est la preuve profonde du malaise de plus de six décennies que les camerounais n’ont pas su digérer : à savoir être déclaré indépendant sans que les nationalistes indépendantistes n’aient réellement voix au chapitre. Si la solution n’est pas trouvée pour solder définitivement ce problème lié à l’indépendance totale, la souveraineté effective du Cameroun pour le bien-être des camerounais, la probabilité est grande que d’autres crises explosent à court, moyen ou long terme dans cette « Afrique en miniature ». En guise de perspective, détruire les métastases de la guerre au Cameroun revient à implémenter la philosophie afrocentrique. À la suite Un parti politique appelé UPC a été créé par le régime en place pour l’intégrer alors que celui des nationalistes peine à être légalisé jusqu’à nos jours. 19

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d’Anta Diop (Anta Dio, 1981) et d’autres auteurs afrocentrés (Asante, 1987), il est impératif de se réinvestir ou se retourner vers la matrice et historique africaine pour stopper naturellement la guerre. L’identité africaine commune aux francophones et anglophones doit leur permettre de prendre plus clairement conscience de la profonde unité culturelle de l’Afrique, celle-ci reposant sur des éléments linguistiques20, psychologiques et historiques. En prenant en compte cette dimension afrocentrée de l’histoire, les guerres qui secouent le Cameroun depuis les indépendances vont naturellement prendre fin. Ainsi, un réel processus démocratique sera lancé en tenant compte de tous les acteurs y compris les nationalistes qui sont actuellement confinés politiquement. Pourtant, nombreux sont ces femmes et hommes, leaders politiques ou noms qui clament haut et fort au quotidien les noms des maquisards devenus officiellement des martyrs et héros de la Nation. Une telle référence suscite de l’espoir et constitue un marqueur psychologique chez tous ceux qui sont engagés à travailler pour un meilleur devenir du Cameroun. BIBLIOGRAPHIE Livre : Ama, Mazama. (2012), L’impératif Afrocentrique. New York : Menaibuc. Anta Diop, Cheick. (1981), Civilisation ou barbarie ?. Paris : Présence Africaine. Asante, Molefi. (1987), The Afrocentric idea. Philadelphia : Temple University Press. Achille, Mbembe. (1984), Le Problème national kamerunais. Paris : L’Harmattan. Hillaire De Prince, Pokam. (2018), Le Cameroun à l’épreuve de l’insécurité en Afrique centrale depuis le nouveau millénaire. Paris : L’Harmattan. Deltombe, Thomas, Domergue, Manuel et Tatsitsa, Jacob. (2011), Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Francafrique. Paris : La Découverte. Ferdinand, Chindji-Kouleu. (2006), Histoire cachée du Cameroun. Yaoundé : Éditions Saagraph. FEUKAM. (2003), Les révélations de Jean Fochivé, le chef de la police politique des présidents Ahidjo et Biya. Yaoundé : Éditions Minsi. Jean-Claude, Tchouankap. (2015), Cameroun (1960-2011), 50 ans d’indépendance et de réunification. Dschang : Éditions Décembre.

La langue anglaise du colon continue de faire partie d’un legs des Anglais si bien que les Camerounais du NOSO soient à même de mener une guerre pour défendre ce « précieux » héritage. 20

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques Jean-Martin, Tchaptchet. (2006), Quand les jeunes Africains créaient l’histoire. Récit autobiographique. Paris : L’Harmattan. Meyer, Angela. (2006), L’intégration régionale et son influence sur la structure, la sécurité et la stabilité d’États faibles. L’exemple de quatre États centrafricains, thèse de Doctorat en Science Politique, Paris : IEP. Mongo, Beti. (1972), Main basse sur le Cameroun. Paris : François Maspero. Mathieu, Njassep et Flaubert, Ngaya. (2014), L’avenir nous donnera raison, Témoignages d’anciens combattants de l’AlNk, Yaoundé : Éditions Décembre. Raphaël, Grandvaud. (2009), Que fait l’armée française en Afrique ? Marseille : Agone. Richard, Joseph. (1986), Le Mouvement nationaliste au Cameroun. Les origines sociales de l’UPC. Paris : Karthala. Tchinda, Yanou. (1999), Les « Pleins Pouvoirs » au gouvernement Ahidjo et ses conséquences sur l’avenir du Cameroun (1966-1989). Mémoire de Maîtrise d’histoire, Université de Yaoundé I. Tchumtchoua, Emmanuel. (2006), De la Jeucafra à l’UPC. L’éclosion du nationalisme camerounais. Yaoundé : Éditions Clé.

Chapitre dans un livre collectif : Ruben, Um Nyobè. (1957), « L’amitié franco-kamerunaise en danger. Alerte à l’opinion kamerunaise et mondiale », dans : Achille MBEMBE, Le Problème national kamerunais, Paris : L’Harmattan, pp. 350-354. Ruben, Um Nyobè. (1952), « Rapport présenté au IIe Congrès statutaire de l’UPC », dans : Achille MBEMBE, Écrits sous maquis, L’Harmattan, Paris, 1989, pp. 81-82. Article dans une revue scientifique : Jean, Lamberton. (1960), « Les Bamiléké dans le Cameroun d’aujourd’hui », dans : Revue de Défense nationale, pp. 460-477. Max, Olivier-Lacamp. « Au Cameroun, qui tirera les ficelles du Dieu indépendance ? », dans : Le Figaro, pp. 9-11, décembre.

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Michel Djotodia et le trajet sinueux du groupe Séléka en République Centrafricaine Ioana Bolboacă Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie, [email protected] RÉSUMÉ : A partir de l’année 2013, la République Centrafricaine est le terrain de déploiement des violences – de plus en plus importantes – par deux groupes de rebelles en particulier : Séléka et anti-balaka. Ces sont des groupes formés par l’union et/ou par la désintégration des autres groupes de rebelles de la région. Si au début il s’agit des groupes d’auto-défense, ils deviennent des groupes avec une identité de plus en plus assumée, qui poursuivent l’accès au pouvoir politique en même temps. C’est important de comprendre le chemin suivi par le chef du groupe Séléka, Michel Djotodia pour l’accès au pouvoir politique et son échec suite à l’intervention internationale. Mots-clés : rebelles, Séléka, anti-balaka, Michel Djotodia, Bozizé, Bangui

INTRODUCTION L’espace centrafricain est un espace particulièrement marqué par une violence profonde et le développement des groupes de rebelles sur tout le territoire du pays. À partir de la fin des années 1990, la violence s’est vite développée dans la République centrafricaine, dès l’essor d’armes légères dû aux influences des pays voisins et par le développement des partis politiques armés. Un dualisme se développe à la fois, entre la capitale et le reste du pays, car une grande majorité de la population se rassemble dans la capitale. Le niveau d’insécurité augmente partout. Ainsi, plusieurs facteurs expliquent pourquoi une violence atroce s’imprègne dans la manière d’agir et ensuite dans la culture collective et le devenir du pays. Nous pouvons rappeler les mutineries de 1996, les tentatives de coup 221

Maquisards, rebelles, insurgés... politiques

d’État de 2001 et 2002, par exemple. Cette situation a incité au développement de la criminalité par les vols et les attaques, surtout après les coups d’État. À l’intérieur de Bangui et surtout au-delà de la capitale, l’insécurité règne parmi les habitants. Les groupes de rebelles se développe de plus en plus et la Centrafrique est scindé par leurs actions. C’est surtout à partir de 2013 que le taux de violence augmente de manière alarmante en Centrafrique, avec le déploiement des forces des groupes Séléka et anti-balaka, un déploiement qui a pris la forme d’une guerre civile. Dans ce contexte, la personnalité du rebelle Michel Djotodia se démarque à travers le chemin qu’il suit pour arriver à la tête de l’État centrafricain. Aujourd’hui, le pays subit les effets des exactions de ces groupes, c’est pourquoi on parle d’un espace déformé par la violence. En 2015, au forum de Bangui il y avait 15 groupes armés, tandis qu’en 2018 il y en avait 17, mais 14 d’entre eux sont reconnus par l’ONU et l’Union africaine (UA). Ces groupes reconnus participent, donc, aux discussions de médiation des organisations transnationales. Il s’agit d’un écosystème des groupes armés aux niveaux politique, économique et social. LES RACINES DES GROUPES REBELLES EN CENTRAFRIQUE Si nous souhaitons trouver les racines de l’existence des rebelles des deux groupements principaux de la guerre civile en Centrafrique, il faut remonter jusqu’aux conflits du Tchad et du Soudan de la fin des années 1990 et début des années 2000. Après la stabilisation de la situation au Darfour, au début des années 2000, les bandits se sont installés dans les zones périphériques, dans la frontière tchadienne-centrafricaine et ont déployé du banditisme rural, du braconnage et du mercenariat. Beaucoup d’entre eux ont aidé l’ancien officier de l’armée (depuis les années 1970) François Bozizé à accéder au pouvoir en 2003 et devenir le président de la Centrafrique. D’ailleurs, à partir de la période de François Bozizé, les groupes de rebelles sont appelés dans les documents officiels des « groupes politico-militaires » – pour dénommer les formations qui assuraient la sécurité. La violence déployée par les groupes de rebelles peut être interprétée aussi comme le résultat des frustrations qui ont augmentées continuellement d’une part à cause de l’État, d’autre part à cause de fausses promesses des agences internationales. En même temps, les groupes rebelles réussissent parfois à attaquer pour attirer l’attention et la réaction de l’État, parce qu’ils veulent être pris en considération (Lombard, 2012, 222

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p. 190). Néanmoins, la lutte des rebelles ne vise pas uniquement la capitale. Tout d’abord, les villages arrivent à former des groupes de défense entre eux, pour marquer leur territoire, ce qu’on appelle « les groupes d’autodéfense » (Lombard, 2012, pp. 196-200). Ce sont des groupes formés sur place, ad hoc plus au moins, sans aucun sens réel de hiérarchisation et d’organisation au début. C’est une fois les groupes nés que les rebelles cherchent des formes d’organisation. Les rebelles sont nés, donc, des luttes pour l’accès aux ressources économiques et politiques. Ainsi, de la violence chronique à l’instabilité chronique c’est un pas qui a été franchi rapidement par les Centrafricains. Tour à tour, des groupes de rebelles se sont formés et ils ont commencé à se manifester à travers la violence. Avec les rebelles, les séquelles de la violence sont reprises et reproduites (Bolboacă, 2022, pp. 135-147). Du début, Séléka a été « une entreprise de reconversion pour les combattants tchadiens ainsi que pour ceux des nombreuses milices du Darfour » (Vircoulon, 2020, p. 11). Ils sont toujours à la base d’ex-Séléka. En parallèle, des mercenaires centrafricains du FDPC1 existent depuis la milice personnelle de l’époque du président Ange-Félix Patassé, entre 1993-2003. Finalement, les anciens soldats tchadiens, soudanais ou centrafricains se sont reconvertis en bandits avec le temps, ce qui constitue aujourd’hui « le noyau dur des groupes armés actifs en Centrafrique » (Vircoulon, 2020, p. 12). D’ailleurs, l’autre source de l’existence des groupes armés est le besoin sécuritaire, à savoir l’auto-défense dans les régions périphériques depuis les années 1990. Le niveau sécuritaire de plus en plus bas dans les régions frontalières du pays surtout cela a rendu l’auto-défense indispensable. Sans aucun contrôle étatique, ces zones sont devenues zones des groupes armés et du trafic de toute sorte de commerce illicite. Le nord de la RCA est complétement dans les mains du banditisme. Les groupes d’auto-défense se sont créés en premier lieu dans la communauté agricole pour la protection des ressources. Ensuite, dans le nord-ouest le groupe armé APRD2 d’auto-défense a activé contre l’armée tchadienne et les zaraguinas. D’autre part, des anti-balaka s’est créé en 2013 par des soldats l’armée dissoute, dans un contexte marqué par une forte insécurité. Au 1 2

Front démocratique du peuple centrafricain. Armée populaire pour la restauration et la démocratie.

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début, il s’agit d’un groupe d’auto-défense formé souvent par des enfants victimes des incursions de Séléka à l’ouest. Les enfants et les jeunes ont été encadrés par les proches de François Bozizé pour former un groupe armé. Il s’agit, donc, d’un groupe d’auto-défense composé de civils : « Loin d’être déconnectés de tout milieu social comme le laisse souvent entendre un discours qui présuppose un clivage radical entre les civils et les combattants, de nombreux groupes armés ont une origine et une légitimité communautaires » (Vircoulon, 2020, p. 13). Il est important de remarquer que les groupes armés en Centrafrique s’auto-génèrent. Ils se forment à travers l’union d’autres groupes, puis ils se décomposent et cela mène à la formation d’autres et ainsi de suite. C’est le cas d’ex-Séléka, comme le montre Vircoulon. Au début, Séléka est créé par l’union de quatre groupes. Après l’intervention française, les groupes composants Séléka ont suivi chacun son autonomie, même s’ils ont essayé de se réunir à plusieurs reprises. L’ex-Séléka est décomposée dans des alliances et rivalités qui occupent la plupart du pays : l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC), le Mouvement patriotique pour la Centrafrique (MPC), le Rassemblement patriotique pour le renouveau de la Centrafrique (RPRC), le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC). Le dernier est le plus puissant. Au début, ce dernier était, en même temps, multi-ethnique (Roungas, Tchadiens, Soudanais, Goulas), mais le groupe s’est divisé en raison des tensions et des confrontations ethniques. Cela a mené à des changements de groupes et d’appartenance. À la fois, dans la République Centrafricaine, il y a des groupes qui sont multi-ethniques et des groupes qui ont une identité ethnique affirmée, en fonction des intérêts socio-économiques sur le territoire. Les essais de recréer ex-Séléka continuent jusqu’à présent (à l’initiative de FPRC), mais elles n’aboutissent pas vraiment. C’est ce qui s’est passé en 2016 et en 2018, quand le FPRC a essayé sans de se rapprocher d’autres anciens groupes quand il y avait des tensions avec les autorités étatiques (Vircoulon, 2020, pp. 8-9). LA MONTÉE AU POUVOIR ET LA CHUTE DE MICHEL DJOTODIA Dans ce développement chaotique du pays, nous retrouvons des personnes qui ont des contacts avec les autorités et s’auto-définissent représentants de certains groupes rebelles, afin d’arriver à la gouvernance de l’État grâce à leur soutien. C’est le cas de Michel Djotodia en 2013. Il arrive au pouvoir, mais l’illusion démocratique que les rebelles pensent instaurer devient un échec finalement (Lombard, p. 9). 224

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Image 2 : Michel Djotodia et les Séléka Source : https://www.nytimes.com/2013/04/14/world/africa/michel-djotodia-leader-of-coup-incentral-african-republic-holds-on-to-power.html

Né en 1949 dans le nord-est de la RCA, Michel Djotodia a mené l’Union des forces démocratiques pour l’unité (UFDR) dans une coalition avec d’autres groupes rebelles pour former Séléka, la force utilisée pour renverser le président François Bozizé du pouvoir. Il s’agit à la fois d’une « revanche », parce que François Bozizé avait renversé du pouvoir à son tour Ange-Felix Patassé en 2003. D’ailleurs, Michel Djotodia avait servi dans le gouvernement d’Ange-Felix Patassé en tant que fonctionnaire au ministère de la planification après avoir étudié l’économie dans l’ancienne Union soviétique (BBC News, 2014). Plus en détail, dans les années 1970, pendant la période de Jean-Bédel Bokassa (président et empereur de la Centrafrique), Michel Djotodia a quitté la RCA et s’est rendu en Union soviétique pour y étudier. Il y est resté une dizaine d’années, ce qui l’a sensibilisé à la langue russe, ainsi qu’à la propagande russe. D’ailleurs, il parle le russe, le français, l’arabe et sa langue maternelle, le goula. Il est revenu en RCA dans les années 1980 et a essayé d’intégrer la fonction publique, mais a fini par intégrer le bureau central des impôts au 225

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début. Ses ambitions politiques ont commencé à se faire ressentir de plus en plus à partir de ce moment. D’abord, il se présente deux fois au poste de député, mais il échoue à chaque fois. Il se rend alors à Bria, une ville d’extraction de diamants où travaille une communauté appartenant à l’ethnie Gula, et se lance dans les affaires. C’est grâce à l’exploitation minière qu’il fait la connaissance de Damane Zakaria, qui deviendra plus tard le leader de l’Union des forces démocratiques pour le rassemblement. Michel Djotodia arrive également à faire la connaissance du Cheikh Tidjani, le chef religieux des Gula, qui était par ailleurs consul de la RCA à Nyala, au Sud-Darfour. Il devient par la suite l’adjoint de Cheikh Tidjani. Néanmoins, c’est à partir de 2006 que la personne de Michel Djotodia devient connue et attire l’attention et même une inquiétude précoce. À cette époque, l’UFDR se dirige vers la capitale et occupe des villes dans le nord-est sur le chemin. Michel Djotodia devient « l’intellectuel » qui représente le groupement, même s’il est établi encore à l’étranger (à Nyala), à cause des adversités qu’il a avec François Bozizé. Dans ce contexte, il réussit à former une force militaire connue comme Séléka et il profite de l’effritement de l’amitié entre François Bozizé et le président tchadien Idris Deby afin de se diriger vers Bangui pour occuper la ville. Son ambition s’accompli ainsi et François Bozizé est forcé à perdre son rôle à la tête du pays après l’avoir occupé pendant dix ans. Il perd le pouvoir de la même manière qu’il l’a gagné : un coup d’État. Cette fois-ci, il s’agit de Michel Djotodia, le leader du groupement de rebelles Séléka depuis huit ans à ce moment, qui occupe la capitale après deux jours d’offensive. Il est l’artisan de l’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR) et réussit à se faire reconnaître et même à gagner la confiance des différents dirigeants centrafricains, tout en se rapprochant, dans le même temps, du Tchad. Une fois arrivé au pouvoir, il déclare vouloir organiser des élections dans quelques années (Naudé, 2013) et assure respecter les accords de Libreville (France 24, 2013). Dans ce contexte, la France envoie des soldats dans le pays pour assurer la sécurité de ses ressortissants. Néanmoins, Michel Djotodia va vite suspendre la Constitution et dissoudre l’Assemblée national, en assumant une période de transition. En réponse, l’Union africaine impose des sanctions à la Centrafrique et surtout aux responsables de Séléka, y compris à Michel Djotodia. Cependant, il sera élu nouveau président peu après et les affrontements et les tensions continueront entre les habitants et Séléka. La gouvernance est, donc, dans 226

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les mains de Séléka. Ce groupement est accusé par la Fédération internationales des ligues des droits de l’Homme de « crimes les plus graves contre la population » (La Libre, 2013). La communauté internationale s’inquiète de plus en plus de la situation centrafricaine, en raison de la violence exacerbée délivrée par Séléka envers la population. Michel Djotodia plonge le pays dans un conflit religieux – au début – entre la minorité musulmane et la majorité chrétienne. La guerre civile commence ainsi : While Seleka fighters have notional inclinations for political Islam, they share a strong sense of communal identity and a will to avenge previous CAR regimes and their beneficiaries identified as Christians (not much of a discriminating factor, as the CAR population is more than 75% Christian) (Marchal, 2013).

L’arrivé au pouvoir de Michel Djotodia représente un moment particulier dans l’histoire centrafricaine, parce que c’est pour la première fois qu’un chef d’État est musulman et issue du nord-est du pays. Tous les chefs d’État précédents étaient issus des classes riveraines du sud, favorisées par les colonisateurs français, ou, depuis vingt ans, du nordouest. Le sud et le nord-ouest sont tous deux densément peuplés par rapport au nord-est, et tous deux sont majoritairement chrétiens, alors que le nord-est est majoritairement musulman. La plupart des personnes qui vivent actuellement dans le nord-est de la RCA sont les descendants de groupes qui sont arrivés à la fin du XIXe siècle, fuyant la traite transsaharienne des esclaves. Pendant une grande partie de la période coloniale, le nord-est de la RCA a été déclaré « zone autonome », étant trop éloigné et appauvri pour pouvoir suivre les directives gouvernementales. En raison de leur implication historique (en tant que participants et réfugiés) dans les trafics transsahariens qui ont balayé la région à partir du XIXe siècle, et parce qu’il existe encore des réseaux transfrontaliers actifs, les habitants du sud de la RCA qualifient fréquemment tous les habitants du nord-est « d’étrangers » (Tchadiens ou Soudanais), ce qui signifie que, quel que soit leur statut de citoyenneté réel, ils n’ont pas leur place dans le pays. En plus, lorsqu’elles voyagent, les personnes originaires du nord-est sont la cible d’une surveillance spéciale (Lombard, 2003). La violence exacerbée déployée par Séléka envers la population attire l’attention française encore plus. Ainsi, avec l’intervention de la France et une visite de Jean-Yves le Drian rendue au président tchadien Idriss Déby, 227

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la fin de la présidence de Michel Djotodia commence. Après une deuxième rencontre avec le président du Tchad, Jean-Yves le Drian rencontre le représentant congolais à Brazzaville et celui gabonais à Libreville également. La France est à nouveau l’artisane d’une coercition régionale. Une conférence régionale est, donc, créée, et MISCA3 renforcée (Guilbert, 2014). En janvier 2014, lors d’une réunion organisée au Tchad par les dirigeants régionaux pour tenter de mettre fin à la violence, Michel Djotodia a démissionné et s’est exilé au Bénin. Il dissout officiellement le groupe Séléka qui l’a propulsé au pouvoir, mais ses combattants continuent à s’impliquer dans des attaques et des contre-attaques avec les milices chrétiennes, appelées anti-balaka (BBC News, 2014). L’accord entre le Tchad et la France comprend le désarmement de Séléka et d’anti-balaka, ainsi que le départ des mercenaires soudanais et tchadiens. En janvier 2020, Michel Djotodia revient en République centrafricaine depuis son exil au moment où des factions d’ex-Séléka viole les dispositions de l’accord de paix signé auparavant. Cela arrive suite au retour de François Bozizé en Centrafrique presque une année plutôt. Il reste à suivre la situation centrafricaine après le retour de ces deux anciens présidents. Nous sommes dans un espace politique et social où, en réalité, le manque d’actions démocratiques empêche tout commencement de pratique démocratique. Ici nous pouvons rappeler la théorie de Spivak qui fait référence au subalterne et la nécessité d’être représenté par une voix qui ne soit pas celle des colonisateurs – dans ce contexte centrafricain, les colonisateurs étant identifiés comme l’État même. Partant de ce constat, celui qui assume cette voix des subalternes doit bouger entre la déconstruction du discours imposé, entre sa rupture et la reconstruction, le renouvellement. Nous ne revenons pas à une voix que nous avons eue avant celle qui est imposée, parce que cela n’est plus possible avec l’expérience vécue, comme l’explique Spivak dans la théorie du sujet hybride (Said, 1988). C’est une voix avec un double mouvement à la fois : « La critique postcoloniale repose donc sur une structure duelle qui pose l’équivalence des préfixes “dé” (décentrer, déplacer) et “re” (renouveler, reprendre), de la “rupture” et du “recommencement” » (Renault, 2011, p. 20). De plus, le néo-patrimonialisme et, cependant, le néo-patrimonialisme est :

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Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine.

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Michel Djotodia et le trajet sinueux du groupe Séléka en République Centrafricaine est une manière spécifique de personnaliser le pouvoir politique qui combine le messianisme anticolonialiste, incarné par le leader autochtone fort, avec la rhétorique de la modernisation et du développement socioéconomique de type intensif-capitaliste ; ou, autrement dit, une forme à part de populisme identitaire et d’autoritarisme décisionnel aux accents modernisateurs. (Mişcoiu, 2015, p. 12)

La naïveté politique et le souhait profond d’entendre leur voix représentée encourage les rebelles à soutenir celui qui vise ses propres intérêts ou les intérêts d’une partie restreints des habitants centrafricains. Les leaders des rebelles arrivent donc à négocier les frustrations des groupes locaux pour parvenir au gouvernement et poursuivre leur intérêt personnel. Quand on parle des leaders de rebelles, il y a aussi des cas paradoxaux où il n’y a aucune liaison directe entre les dirigeants et les rebellions. Par exemple, en 2008 Demafouth se déclare président des forces locales et il crée l’Armée populaire pour la restauration de la démocratie (APRD), premier groupe apparu sur le terrain, mais les rebelles ne le connaissaient et reconnaissent pas. Ils se retrouvent soudainement partie d’une armée qui lutte pour l’autonomie et contre les autorités au pouvoir (Lombard, p. 200). Ensuite, il y a d’autres groupes rebelles qui se sont formés officiellement et qui commencent à attaquer. Il est important de noter ici que sans une autorité crédible et liée à l’État, le groupe de rebelles est plus facilement étiqueté comme criminel par le gouvernement (Lombard, p. 200). En même temps, nous constatons que les rebelles peuvent servir comme acteur d’influence même pour la Russie. C’est le cas de l’accord de Khartoum, où la Russie joue l’intermédiaire entre le gouvernement et les groupes rebelles, à la suite des ententes des Russes avec les rebelles. Il est vrai que le climat politique des années 2000 encourage l’émergence des violences contre la population civile, ainsi que les négociations, ce qui permet aux partis politiques d’aboutir à des compromis qui mettent un terme provisoire aux affrontements et qui mènent progressivement à la militarisation de la vie politique : « Le recours à la violence et aux armes devient moyen de négociation et de pression pour obtenir une visibilité nationale, parlementer avec les acteurs politiques » (Cherina Mayneri, p. 185).

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UNE GUERRE CIVILE QUI DÉPASSE LE CLIVAGE RELIGIEUX Cette deuxième guerre civile suscite des manifestations de violence sans précédent, ce qui montre combien ce concept est approprié par les combattants et combien les actions ont évolué dans des atrocités. C’est une guerre qui a commencé en 2012 et se déroule jusqu’au moment de l’écriture de cette recherche, en démantelant encore plus la société centrafricaine. Ces groupes s’auto-définissent comme appartenant une religion : Séléka – groupement islamique, respectivement anti-balaka – groupement chrétien. Séléka regroupe des mouvements politiques hétérogènes, d’anciens rebelles et jeunes agissant le long des frontières entre la RCA, le Cameroun, le Tchad, le Soudan – régions où la violence et la guerre sont à l’ordre du jour et qui donnent un nouveau sens au « métier des armes » : une activité de subsistance et une forme de socialisation.

Image 3: Anti-balaka Source : https://www.bbc.com/afrique/region-54217823

Le 24 mars 2013 Séléka prend le pouvoir par un coup d’État. Dans ses déplacements vers la capitale, il n’hésite pas à utiliser la violence contre 230

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les civils. L’ex-Séléka – le groupement Séléka reconstruit après avoir été dissout par Michel Djotodia, leur leader, une fois arrivé au pouvoir – regagne le nord du pays et certains s’intègrent aux rébellions au Tchad et au Soudan. Cela montre que dans la région centrafricaine et aux alentours, les repères des rebelles dépassent les frontières politiques. Entre 2013 et 2014 nous assistons également à la monté en puissance du groupement Anti-balaka, définit comme des milices « chrétiennes », très violents. Parfois dans leurs actions et leur discours il y a deux registres qui se superposent : celui du religieux, qui évoque les « musulmans » ou les « mosquées » comme les ennemies, et celui de l’autochtone, qui identifier tour à tour des « ennemis » et des « étrangers » dont le pays aurait intérêt à se débarrasser (Vircoulon, 2020). Lors de l’opération militaire Sangaris4 en Centrafrique en 2014, Bambari, un centre stratégique du pays, attire également les tensions de la guerre civile. Les Français y combattent les ex-Séléka et leur état-majeur. C’est aussi le moment où « les parties en lutte commencent à essayer de se structurer (pour les anti-balaka) ou de se restructurer (pour les ex-Séléka) politiquement » (Thomas, 2016, p. 117). Le mouvement anti-balaka reste assez fractionné. Dans ce contexte, des essais d’arriver à un dialogue se poursuivent, notamment par l’ONG centrafricain Paix, réconciliation et tolérance (Paréto), qui assume le rôle de médiateur et organise des rencontres entre les parties de la guerre. Cela favorise l’union des factions du mouvement anti-balaka. La situation centrafricaine attire les inquiétudes des États de la région. Lors du 23e sommet de l’Union africaine, les chefs de la CEFAC se concentrent sur la crise de la Centrafrique. La France reste également dans les parages et en juillet 2014 le ministre Jean-Yves Le Drian effectue une visite en Centrafrique, tandis que les tensions fortes continuent à l’extérieur de la capitale, surtout dans l’est et à Bombari, où les tensions conduisent à des morts (plus de 70 victimes). Sangaris ne peut pas y faire face et arrêter. À la suite d’une réunion, l’ex-Séléka est à nouveau dirigé par Michel Djotodia, même s’il est en exil au Benin. Sur place, c’est Mohamed-Moussa Dhaffane et Noureddine Adame qui gèrent l’organisation. Ensuite, c’est « un retour à la case de départ en quelque sorte, le trio ayant été à l’origine de la constitution de Séléka en 2012 » (Thomas, 2016, pp. 121-122). Michel Djotodia démissionnera plus tard. 4

Une opération militaire de l’armée française entre 2013-2016 pour rétablir l’ordre.

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Même si les deux groupes rebelles assument des représentations religieuses, à savoir Séléka s’identifie comme un groupement musulman et anti-balaka comme un groupement chrétien, ils arrivent « à exacerber ces représentations et à les restructurer autour de pratiques violentes, diffuses, mais aussi largement inédites dans l’histoire centrafricaine » (Thomas, 2016, p. 180). Bien que cela dépasse le clivage religieux, l’évocation même d’un clivage entre « chrétiens » et « musulmans » montre bien cette articulation entre, d’une part, des pratiques violentes (accusations, lynchages, meurtres, représailles, déplacements forcés) et, d’autre part, les représentations qui les sous-tendent et qui sont le plus souvent renforcées par ces violences elles-mêmes. Les groupes s’identifient à une croyance religieuse et la matérialisent par des actes de violence, tandis que la population centrafricaine ne retrouve pas en eux cette identification. Au final, les civils sont victimes des violences commises par les groupes rebelles. Selon les statistiques de l’ONU, en 2017 il y avait 600.250 Centrafricains déplacés à l’intérieur du pays et plus de 500.000 réfugiés dans les pays voisins à cause des violences (ONU, 2020). L’INTERVENTION INTERNATIONALE La situation de la Centrafrique est discutée aux négociations de la Brazzaville, même si cela déplait aux groupements de la guerre civile. Il s’agit des délégations des anti-balaka représentés par leurs leader PatriceEdouard Ngaïssona et des ex-Séléka représentés par le général Mohamed Moussa Dhaffane qui se réunissent au Congo en juillet 2014 et qui signent un accord de cessez-le-feu. Néanmoins, la réalité est différente, car les combats continuent. Les affrontements entre ex-Séléka, Sangaris et MISCA atteignent des violences exacerbées, et la France fait intervenir des avions de chasse pour les atténuer. Dans ces conditions, un nouveau gouvernement est créé. Toujours dans une volonté d’atténuer les tensions, avec l’intervention des acteurs internationaux, des représentants d’antibalaka et d’ex-Séléka font leur entrée dans le gouvernement centrafricain. Cependant, à cause des tensions à l’intérieur de ces mêmes groupes, les représentants d’ex-Séléka dans le gouvernement ne sont pas reconnus par leur groupe. À la fois, MISCA se transforme en MINUSCA avec l’implication de l’ONU, ce qui signifie que la mission peut recevoir des soldats issus des États non africains. 232

Michel Djotodia et le trajet sinueux du groupe Séléka en République Centrafricaine

Quant à la France, elle se démarque de l’ONU, et « garde toujours des moyens d’action militaire autonomes pour pouvoir peser sur la politique centrafricaine » (Thomas, 2016, p. 127). La présidente de transition, Catherine Samba-Panza cherche des soutiens envers Michel Djotodia à Benin, François Bozizé à Ouganda et d’autres pays. Néanmoins, elle ne reste pas longtemps présidente, surtout une fois l’information connue sur les malversations financières liées à un don fait par l’Angola à la présidente. La situation s’empire rapidement avec les émeutes et les embuscades des antibalaka envers MINUSCA qui ont obtenu des armes légères. François Bozizé est soupçonné d’être le moteur de ces mouvements. À la fin de 2014, ex-Séléka se divise en trois groupements : l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC) basée à Bambari (centre), le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC) basé à KagaBandoro (nord) et un troisième groupement à Bria (est). Ce qui attire beaucoup l’attention est le sommet de Nairobi en 2014, où la situation centrafricaine est discutée sans que les représentants officiels du pays ou les puissances internationales ne soient invitées. En revanche, plusieurs personnalités controversées participent au sommet : le dictateur congolais, des membres d’ex-Séléka, des milices anti-balaka, Michel Djotodia et François Bozizé. Les conclusions du somment visent la mise en place d’une politique de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR). Il est également demandé aux forces françaises Sangaris d’intégrer MINUSCA, ce qui implique que l’autonomie de la France sur le territoire est réduite. Cela n’arrive pas car la France intervient à nouveau lors des tensions pour calmer la situation. Finalement, en mai 2015 à lieu le forum de Bangui avec la participation des représentants des mouvements armés du pays, des associations, des partis politiques. À la suite de débats est conclu à nouveau la signature d’un accord de DDR entre neuf groupes armés et le ministère de la Défense (Thomas, 2016, pp. 134-137). En 2017, un groupe d’auto-défense se crée à la frontière camerounocentrafricaine pour faire face aux anti-balaka à proximité. D’une milice composée d’éleveurs, le groupe est devenu avec le temps un groupe armé qui déploie des raids. Plus récemment, en janvier-février 2021, les manifestations de violence continuent et perturbent encore la vie politique lors des élections présidentielles du 27 décembre 2020. Deux jours avant les élections présidentielles les rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement 233

Maquisards, rebelles, insurgés... politiques

(CPC) se sont dirigés vers Bangui, en attaquant. Finalement, Faustin Archange Touadéra redevient président élu, tandis que la plupart du territoire centrafricain est contrôlé par les rebelles et que la population vit toujours dans la peur (Jeune Afrique, 2021). À la suite des violences éclatées lors des élections, 200.000 personnes se sont déplacées à l’intérieur ou à l’extérieur de la RCA (ONU, 2021). CONCLUSION Le devenir de la République centrafricain a et reste marqué par une violence exacerbée où un acteur particulier se développe : la rébellion – des groupes d’auto-défense à des groupements armés et combattants. Cette transition est nourrie par l’instabilité centrafricaine est nourrie par la vie politique entre les coups d’État, les jeux de pouvoirs et surtout par la deuxième guerre civile. Néanmoins, même si la Centrafrique se trouve dans une situation de crise depuis toujours, les groupes armés ont acquis un nouveau niveau de déploiement et d’intensité suite à la crise centrafricaine de 2013 avec la force des groupes Séléka et anti-balaka. Même si le groupe Séléka représentait une minorité à la base, sa présence acquiert une nouvelle dimension une fois que son leader Michel Djotodia devient président de la RCA. Ce sont principalement ces deux groupes qui se démarquent le plus parmi les 17 existantes sur le territoire et qui assument de plus en plus une identité ethnique. Il faut noter qu’avec les temps, la composante ethnique est devenue plus profonde que la composante politique et militaire et aujourd’hui il y a trois familles : antibalaka (devenu depuis 2017 les auto-défense), ex-Séléka et les groupes qui préexistaient au conflit né en 2013. Ainsi, le conflit en Centrafrique fait exacerber des représentations socio culturelles courantes et anciennes dans la population, tout en les conjuguant à des violences particulièrement atroces, commises d’abord par Séléka et puis par les anti-balaka ; une violence dépassant les clivages religieux (Thomas, 2016, p. 188). BIBLIOGRAPHIE Bolboacă, Ioana. (2022), « Instabilité centrafricaine : points de convergence et de divergence entre les actions des acteurs internes et l’implication des grandes puissances », dans : Systèmes politiques et dynamiques conflictuelles en Afrique, Paris : Les Éditions du Cerf, pp. 135-147.

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Maquisards, rebelles, insurgés... politiques 09/la-centrafrique-depuis-larrivee-au-pouvoir-de-michel-djotodiaYDSD3PRN55DWJNCYGB3YLLGVSY/ « Michel Djotodia, nouvel homme fort de Banqui ». (2013), France 24, URL : https://www.france24.com/fr/20130325-michel-djotodia-centrafriqueseleka-nouvel-homme-fort-bangui. « Profile : Central African Republic’s Michel Djotodia ». (2014), BBCNews, URL : https://www.bbc.com/news/world-africa-21938297. « RCA : un Centrafricain sur quatre est réfugié ou déplacé à l’intérieur du pays en raison des violences ». (2017), Nations Unies ONU Info, consulté le 10 mai 2020, URL : https://news.un.org/fr/story/2017/11/367422-rca-un-centr africain-sur-quatre-est-refugie-ou-deplace-linterieur-du-pays-en.

« République centrafricain : plus de 200.000 personnes déplacées par les violences ». (2021), Nations Unies ONU Info, consulté le 14 février 2021, URL : https://news.un.org/fr/story/2021/01/1088042.

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