L'universalité des signes graphiques 9782343073514, 2343073511

Par la création de formes, l'humanité se dégage de l'emprise biologique, et chacune de ces images révèle une p

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L'universalité des signes graphiques
 9782343073514, 2343073511

Table of contents :
INTRODUCTION
ARTS ANATOMIQUES
LES MASQUES
DÉCORATIONS CORPORELLES
ANALOGIE AVEC LE RÉEL
L’IMAGE COMME ÉLÉMENT D’UN CODE
LES MYTHÈMES OU ÉLÉMENTS D’UN MYTHE
L’EMPRISE SPIRITUELLE
L’IMAGE ET L’ESPACE
L’IMAGE ET LE TEMPS
L’IMAGE-SYMBOLE
PROLONGEMENTS
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES

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Marcel Otte

L’universalité des signes graphiques

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-07351-4 EAN : 9782343073514

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L’universalité des signes graphiques

Marcel OTTE

L’universalité des signes graphiques

INTRODUCTION

Si vous vous aventurez dans la visite d’un musée quelconque, vos pas seront entraînés selon un mouvement en spirale prémédité au fil duquel les mêmes catégories s’emboîtent selon une formule constante. Le schéma intellectuel y fut bâti selon la conception classique qui oppose le général au particulier. Les périodes, les régions, les tendances y aboutissent à l’artiste, à l’individu ou à une chose, irréductible à toute autre, du caillou archaïque où la pensée s’exprima, à une délicieuse peinture de Vermeer, en passant par un fétiche Sepik, tous radicalement présentés et conçus dans leur seule singularité. Voilà l’entonnoir intellectuel que génère chaque musée, chaque pensée en histoire de l’art, en archéologie ou en Préhistoire. La « particularisation » prend lieu et place, sert de substitut à la signification fondamentale, pourtant constante dans toute production de signes plastiques. L’œuvre s’y trouve réduite à elle-même dans les limites de sa particularité, un peu comme si la seule action intentionnelle de l’artiste eut suffi à englober toute sa création potentielle. En dépit des démarches orientées vers la mise au jour de « courants », nerveux et structurels où la place de l’œuvre se trouverait éclairée (Focillon, 1943 ; Huyghe, 1995), de rares

approches, souvent marginalisées, cherchent transversalement à en percevoir les constantes, au fil du temps et de l’espace (A. Malraux, 1976). Beaucoup plus humblement, notre ambition consiste ici à décoder quelques formules graphiques fondamentales, autant partagées par nos peuples durant la Préhistoire que par ceux restés à l’abri des empires coloniaux. Même très superficielle, une telle approche manifeste des constantes de natures très variées mais très fermes, elle éclaire les fondements de la pensée humaine, partout active sous des modalités structurellement analogues. Aux yeux d’anthropologues (ethnologues ou préhistoriens) ces miraculeuses coïncidences plastiques révèlent des moments, des situations dont elles illustrent la cohérence. Par exemple, les masques du Néolithique introduisent le même trouble entre le rôle rituel éphémère pris par la face humaine, exactement sur le même mode depuis le 10e millénaire au Proche-Orient jusqu’aux tribus du Nord-Ouest américain, aux danses de Nouvelle-Guinée, ou au théâtre « No » du Japon. Ces images furent à la fois forgées par les exigences du rapport entre l’humanité et l’univers, mais aussi chargées de variations propres aux sensibilités particulières où elles furent conçues, gratifiées, et donc produites. Dans ces lignes, les récurrences, dites « stylistiques » surabondamment commentées et comme érigées telles des barricades à notre imagination, seront tenues dans un vigilant respect. À l’inverse, les constantes plastiques, exprimées à travers tous les temps et sous toutes les latitudes, s’y trouveront favorisées car elles illustrent, selon nous, la puissante 8

homogénéité de la pensée humaine, autant que ses subtiles variations. La cohérence perpétuellement observée dans ses mécanismes de formation et de validation (images, masques, schémas) n’apparaît pas en n’importe quelles circonstances : elle aussi révèle des structures constitutives de notre pensée mais cette fois dans sa dimension diachronique, étalée au fil du temps le plus lointain.

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ARTS ANATOMIQUES

Prenons l’exemple des « décors » apportés directement à la seule anatomie, phénomène universel et constant. Ces décorations corporelles définissent leur porteur au sein de son clan, lui donnent son rang, expriment sa biographie et constituent en soi une identification sociale. L’interface socialisée, entre nature et culture, s’y trouve ostensiblement exprimée car les tatouages altèrent l’anatomie en profondeur et définitivement : la biologie s’y trouve mise au service d’un code culturel (Pl. 1, fig. 2). Cependant, ces pratiques combinées dans toutes leurs diversités apparaissent en Préhistoire autant qu’en ethnologie, partout où elles nous sont accessibles : corps gelés de Sibérie, statuettes « scarifiées » du Néolithique de la Mer Noire, graffitis sur les faces humaines paléolithiques (Pl. 1, fig. 1, 3 et 4). Partout, de l’Afrique à la Chine, de l’Amazonie à la Nouvelle-Zélande et de tout temps, l’anatomie est mise au service d’un message issu d’une tradition culturelle. Ce combat fut sans fin, autant que sans espoir, mais il incarne, parmi d’autres, les tentatives perpétuelles menées par l’aventure spirituelle de l’humanité.

Planche 1. L’anatomie fut le premier et le plus fréquent des supports pour l’art. Il s’y déploie selon la symétrie et s’y anime au rythme des mouvements. Des traces indirectes nous en parviennent via les images gravées (1), les statuettes décorées (3) ou les corps gelés (4). (1) Plaquette gravée de La Marche, d’après Pales (1969) ; (2) Décor maori, NouvelleZélande actuelle ; (3) Statuette en terre cuite, Vinça, Bulgarie, 5e millénaire, d’après Gimbutas (1991) ; (4) Tatouages scythes sur corps gelé de l’Altaï, d’après Rudenko (1949).

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Les tatouages des peuples Scythes, vieux de 2.500 ans, conservés intacts dans les tombes gelées d’Asie centrale, soulignent la force du mouvement musculaire qui leur offrait une existence rythmée, mouvementée, renouvelée, par les incessants déploiements des gestes. Mais ils entretiennent aussi des réseaux de valeurs beaucoup plus subtiles, exprimés sur le mode de l’abstraction. Ils évoquent le rang social par ailleurs donné dans d’imposantes sépultures, distinctives elles-mêmes dans le paysage, et comment le défunt a voulu se situer au sein de son propre corps social (Pl. 1, fig. 4). Ces transferts de la culture à la nature expriment bien plus profondément encore l’esprit dans lequel baignait une collégialité, rassurée par son propre « style » imposé aux images réelles, et garanties de voir cette sensibilité portée de façon perpétuelle par leurs élites au-delà même de la mort, consacrée collectivement. Le tatouage scythe, identique dans sa formulation à ceux des Maoris de Nouvelle-Zélande (Pl. 2, fig. 4) perpétue une relation privilégiée, mais codifiée, entre la nature et la condition humaine, fragilisée ici par l’éphémère propre à tout support humain. On y observe aussi l’exact opposé à tout art destiné à la perpétuité, telles des cathédrales, au profit d’un défi adressé au temps via une futile audace. Or, tous les peuples observés se lancent de tels enjeux, souvent plus éphémères encore, car limités aux diverses cérémonies ressenties, elles, comme cycliques et perpétuelles : l’initiation, le mariage, la première naissance ou la mort, par exemple.

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Planche 2. Les masques se substituent aux visages, ils deviennent anonymes et changent le statut du porteur selon les occasions. Ils peuvent ainsi être interchangeables entre individus et selon les circonstances : ils se détachent de l’anatomie, devenue éphémère. Ils sont à la source des premières sculptures (3). (1 et 4) Masques à cornes des Baoulés en Côte d’Ivoire, d’après Le Quellec (1993) ; (2) Masque de Vinça, 5e millénaire, d’après Gimbutas (1991) ; (4) Statuette de Jéricho, Israël, Néolithique, d’après Aurenche et Kozlowski, (1999) ; (5) Masque cérémoniel du NordOuest américain, d’après Handbook to the ethnographical collections. (1910).

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Un combat s’annonce alors, articulé en deux plans parallèles, mais en constante interrelation. Les rythmes biologiques, considérés comme « naturels » car extérieurs à l’emprise humaine, se trouvent, via la décoration corporelle, comme vaincus car cette image précède les actions naturelles, comme si elle les annonçait. Ainsi, à l’intersection entre une pensée, volatile mais ambitieuse, et le rythme donné par la vie dans son déroulement perpétuel, se placent les signes corporels qui y trouvent autant une valorisation qu’ils en donnent eux-mêmes à ces coïncidences. Leur universalité, temporelle ou spatiale, fait jaillir de telles résonances cohérentes, conçues entre toute pensée et tout destin.

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LES MASQUES

L’anatomie réelle inspire le plus directement les œuvres plastiques par la « voie des masques » (Lévi Strauss). Comme un fossile d’un monde étrange, ils évoquent à la fois la structure propre aux visages humains, mais tout aussitôt une infinité d’axes spirituels, comme rendus tangibles et spectaculaires (Pl. 2). La littérature ethnologique abonde sur les significations culturelles de ces substituts, liés aux événements, aux références religieuses aux règles sociales. Leur rôle constant joue sur l’ambiguïté entre l’éphémère suggéré par le port d’un masque et le réel d’un visage anonyme. Le point de jonction entre ces mondes, rêvés et vécus, se situe au moment où la cérémonie leur offre toute leur force et leur signification. Par l’intersection du masque porté opportunément, les esprits s’incarnent dans une forme analogue au banal. Les données archéologiques ouvrent des perspectives abyssales sur ce phénomène. La plus ancienne sculpture humaine (Hohlenstein-Stadel, 34 000 ans, Allemagne) porte déjà un masque de félidé (Pl. 34, fig. 1). Dans toutes les grottes décorées, où l’image animale est réaliste, l’espèce humaine n’apparaît que masquée. Elle peut jaillir d’un accident rocheux tel un spectre, ou se dissimuler sous une défroque

animale cornue, tel un bison ou un aurochs. Le règne du masque apparaît de façon très explicite au Mésolithique (9e millénaire) sous la forme de ramures de cervidés, intactes, jointes par l’os frontal, lui-même perforé aux deux extrémités afin d’assurer sa fixation sur une tête humaine selon un procédé fréquemment attesté en Sibérie et en Afrique actuelles. Le basculement le plus net dans cette aventure du masque apparaît avec le Néolithique ancien, vers le 8e millénaire : il représente alors l’être humain lui-même. Lorsque les « esprits » paléolithiques ont ensuite pris des formes et ont adapté des comportements humains, tels dans les panthéons antiques, l’homme définit et maîtrise son propre destin : les « dieux » sont nés, avec leurs cortèges d’images analogues à celles des humains. À cette mutation dans la notion de dieu, correspond maintenant une nouvelle conception de l’homme et de sa personne éthique et spirituelle. Il se confirme ici encore que l’homme n’appréhende et ne connaît son être propre que s’il peut le rendre visible dans l’image de ses dieux. De même qu’il ne peut apprendre à connaître la structure de son corps et de ses membres qu’en fabriquant des outils et des produits, il emprunte à ses créations spirituelles, le langage, le mythe et l’art, les critères objectifs auxquels il se mesure et qui lui permettent de prendre conscience de lui-même comme d’un univers autonome avec des lois structurelles propres (Ernst Cassirer, 1992, p. 256). Au Néolithique du Proche-Orient, des masques, creux et perforés, sont destinés à couvrir le visage, mais leur image reste humaine en dépit d’innombrables indices orientés vers la sacralité, tels les ornements peints ou rapportés. Or, du18

rant cette phase historique les premières statues humaines dont les têtes plates portent les mêmes signes codés que ceux des masques apparaissent (Aïn Ghazel, Jordanie). Loin d’être le simple reflet de l’anatomie, le masque considéré au fil du temps révèle en fait les rapports entretenus entre les sociétés humaines et l’idée qu’elles se faisaient de leur place dans l’univers. Dans sa dimension anthropologique, le masque dialogue avec le néant, mais son évolution préhistorique témoigne du fil rouge suivi par un combat contre l’absurde. Le premier paraît logique et cohérent, le second prend une tournure pathétique et métaphysique : pourquoi l’homme s’est-il choisi un tel destin, structurellement analogue partout où il fut homme ?

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DÉCORATIONS CORPORELLES

De l’anatomie, le signe social glisse vers les décors portés, en étroite combinaison avec les articulations des membres et comme pour en souligner les effets visuels, les composantes, les mouvements, les rythmes. Bracelets, coiffes, pendeloques ou costumes constituent une interface entre l’individu et son rôle tenu ostensiblement parmi les autres membres du groupe : ils s’y reconnaissent, en décodent les rangs, y sont sensibles à la facture, aux symboles et à leurs significations. Dans son ensemble, le costume est transmissible, quel que soit l’individu ainsi transformé, il devient le personnage mythique, figuré et reconnu (Pl. 3, fig. 5). Propre à un certain rôle dans des circonstances délimitées, il est transféré d’un individu à l’autre au fil de la vie rituelle du groupe. À la fois personne humaine par sa silhouette, et déjà extérieur au monde vécu par ses attributs mythiques, le costume joue l’intermédiaire entre la nature et l’homme, comme pour abuser les esprits supérieurs. Chaque composante renvoie à une harmonie globale : elle peut être détaillée sans que nous en saisissions clairement le code, sinon à travers des universaux approximatifs. Chez les chasseurs, ces décors renvoient souvent à l’animal, dangereux et vaincu (canines d’ours, de loups, de félidés) (Pl. 3, fig. 3). Comme s’ils marquaient

aussi bien la puissance du porteur que sa propre intégration aux milieux naturels redoutables. Les colliers des temps néolithiques insistent sur la vitalité naturelle offerte par l’eau fertilisante : ils rassemblent des coquilles, les enfilent et les décorent de spirales ou d’arceaux emboîtés (Pl. 3, fig. 2), tels les mouvements des flots. La protohistoire récente poursuit la même transformation : les bandeaux sont métalliques et plats, tels des signes de richesse aux reflets brillants. Les décors ciselés expriment les nouvelles considérations cosmiques qui régissent la pensée aventurée vers la maîtrise des cieux et accrochée à la régularité des astres (Pl. 3, fig. 1). L’ensemble se rapporte toujours à l’individu et à ses composantes anatomiques, de telle sorte que ces symboles plastiques « fonctionnent » à l’image du corps, sous une forme symétrique et articulée, comme si les lois qu’ils imposaient au monde devaient se structurer fidèlement à celles du corps, via une sorte d’analogie sacrée, une « résonnance magique » aurait dit Eliade. Mais partout, ce phénomène de mode vestimentaire (actuelle incluse) interfère entre une métaphysique consensuelle, le statut de chacun et une allusive contrainte esthétique qui se résume en fait à la plus fine adéquation entre l’une et les autres. Au point tel que la marge personnelle s’y trouve réduite d’autant plus strictement que l’individu se plie à la mythologie régnante, dans l’espoir paradoxal de s’en croire détaché et reconnu. Dans le langage comme dans la coiffure, cette pression sociale est si forte que les civilisations traditionnelles rejettent ou marginalisent ceux de ses membres qui cherchent à s’en dégager. 22

Ce qui est observé partout, aujourd’hui sous nos yeux, prend une signification constitutive lorsqu’on envisage la trajectoire, sans limite spatiale ou temporelle prise par ces phénomènes dans l’histoire universelle de l’humanité. Celleci se dégage du chaos où les consciences accumulées auraient pu l’entraîner en réglementant au plus strict les rapports formels établis entre les individus et les valeurs ultimes où le groupe cherche son équilibre global. Ces décors personnels sont la conséquence et l’illustration de cette coercition.

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Planche 3. L’art personnel passe ensuite aux décors rapportés, par les pendeloques, les costumes, les coiffes, comme s’ils prolongeaient l’anatomie, en restant interchangeables. Leurs valeurs symboliques sont encore plus fortes : elles désignent le clan, le rang, la circonstance par mille voies d’expressions codées. (1) Ceinture de bronze de Transylvanie, d’après Dimitreseu ; (2) Bracelet en ivoire d’Afrique Centrale, d’après Handbook to the ethnographical collections. (1910) ; (3) Dents perforées et décorées à Durythy ; (4) Têtes de caprinés paléolithiques découpées et perforées pour la couture sur vêtement à Labastide ; (5) Costume Katcina, Sud-Ouest américain, orné de plumes d’aigles, d’après ?; (6) Décors reconstitués de Sungir, Russie, 36.000 ans, d’après Scheer.

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ANALOGIE AVEC LE RÉEL

Par mille façons, l’image reconnue dans la réalité s’est trouvée sélectionnée, saisie et réintégrée par la grammaire plastique, en réponse probable aux mythes oraux traditionnels qu’elle vient ainsi illustrer, puis perpétuer. Les formules suivies par ces reproductions présentent d’infinies variétés, pas seulement dans l’icône choisie mais aussi dans ses déformations, ses associations et les signes qu’elle porte. Chacun de ces éléments fait de l’image un vecteur de la pensée, selon des formules propres à chaque moment, à chaque lieu, à chaque fonction et à chaque tradition. De telle sorte que l’écart entretenu entre l’image réelle et sa restitution culturelle constitue le matériau spirituel où s’engouffre notre enquête.

Les trois dimensions du réel À ce jeu, les statuettes présentent un intérêt tout particulier car elles conservent les trois dimensions des modèles originaux, mais sous une forme réduite donc manipulable, transportable (Pl. 4). La sélection iconique y est spécialement forte car les modes de reproduction y sont très exigeants : des sculptures sur bois, pierre ou ivoire, aux modelages en argile

cuite, voir coulées dans le bronze ou emboîtées dans la tôle. Chacune de ces techniques répond à la fois à des exigences mécaniques propres aux divers milieux culturels mais aussi produit des effets texturaux particuliers. Par exemple, les statuettes de l’Île de Pâques offrent à leurs dieux les sinuosités rudes ciselées dans du bois noir (Pl. 4, fig. 4). Ces diverses catégories texturales participent à la création d’un mystérieux être ambigu mais constant. La sacralité absolue incarnée par ces images-objets trouve une claire démonstration dans la régularité avec laquelle tous ces détails furent reproduits à l’identique, dans cette seule île et durant des siècles. Pourtant, la souplesse du matériau originel offrait bien des prises à l’imagination la plus fantasque. Mais la coercition venait de l’esprit, pas de la matière. L’argile modelée obéit plus fidèlement encore à l’empire des idées : l’expression y est plus directe, plus subtile que dans des matières plus contraignantes, comme les roches ou les métaux (Pl. 4, fig. 1). L’argile se prête volontiers aux déformations, aux détails telles ces femmes assises aux larges hanches, aux seins opulents, dont la fertilité symbolique s’assortit à celle, bien réelle, offerte par la terre même dans ses fonctions agricoles. Symétriquement, toute fantaisie eut été possible dans ce matériau : leur absence elle-même est donc significative : pas de détails, pas de décors, pas de fioritures (Pl. 4, fig. 2).

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Planche 4. Par leurs trois dimensions et leur réduction, les statuettes offrent une emprise sur la réalité et induisent le mouvement par leur manipulation. (1) Statuette de Willendorf, 25000 ans, d’après Wara ; (2) Statuette d’argile cuite aux gravures évoquant les tatouages, Vinça, 5e millénaire ; (3) Mammouth sculpté en ivoire, Aurignacien, vers 34000 ans ; (4) Statuette d’ancêtre divinisé, en bois, Rapa Nui, Île de Pâques, d’après Handbook to the ethnographical collections. (1910).

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L’image s’exprimait dans les seuls rapports de masses. Leurs faibles dimensions engageaient la manipulation, donc le déploiement selon le temps, qui en ajoute une quatrième. Ainsi ces statuettes humaines d’argile cuite ont-elles pu être disposées dans de mini-sanctuaires comme si elles y figuraient tout un panthéon, désigné par des figures animales marginales, tels les attributs des déesses antiques ou des saints de nos églises. Cette mobilité, dans un matériau fragile mais malléable, autorise l’élaboration de « phrases liturgiques » car leurs combinaisons potentielles sont sans fin, mais leurs dispositions, effectivement choisies n’ont rien d’aléatoire. La liberté offerte par les dimensions restreintes se trouve au contraire contrôlée par des règles, complexes mais strictes, sur le modèle des figurines d’un jeu d’échecs, perpétuellement combinées dans une nouvelle partie. Inversement, les sculptures en ivoire sont fréquentes au cours du Paléolithique, comme si la matière elle-même s’accordait à la monumentalité de l’espace où elle fut précisément représentée, couverte de graphes à vocation sémiotique évidente, par leur régularité, leurs emplacements et l’analogie aux autres supports des mêmes traditions (Pl. 4, fig. 2). Signes sur symboles pourrait-on dire en décodant ces formes et ces traits associés, ensembles disposés en fond de grottes ou en sépultures comme si leur cortège artificiel évoquait une situation mythique. Les sculptures de pierre au Paléolithique répondent aux mêmes lois. Les féminines du Gravettien traversent l’Eurasie, en passant de la roche tendre à l’ivoire ou à l’argile modelée, mais toujours en respectant strictement le canon idéal, aux formes amples et au visage absent, tel un modèle dépourvu de personnalité. Certaines furent retrouvées en place, plantées en évidence à l’extrémité d’une architecture creusée, dont seul le contour subsiste (Kostienki I). 28

Planche 5. Le rapport à la réalité passe par des attitudes, tirées de l’observation, mais transcrites comme l’épisode d’une fable, un moment instantané d’un récit mythique très spécifique à chaque tradition. La formule plastique reste la même, mais d’infinies variantes y donnent le sceau de la tradition. (1) Scène disproportionnée de « chasse » au taureau, Chatal Höyük, Anatolie, 7e millénaire, d’après Mellaart, (1964) ; (2) Art Levantin ; (3 et 4) Attitudes naturelles à Limenil, à la fin du Paléolithique, Gilles Tosselo ; (5) Allaitement d’une biche, Solutréen, Parpallo, vers 28000, d’après Villaverde.

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Les attitudes L’emprise sur le réel, via les attitudes, les mouvements, les scènes composées est largement fonction du temps long, déroulé au fil de la Préhistoire à partir des images les plus anciennes. La tendance générale s’étire des images rêvées, produits d’un monde mythique, vers l’évocation de ce mondeci, dont la narration semble contenir tout la force, pour arriver à la mise en scène spectaculaire de l’humanité elle-même, en pleines cérémonies rituelles et figées. Les scènes anecdotiques, où l’animal semble perdre de sa substance mythique forme comme une phase « baroque » des arts des chasseurs (Pl. 4, fig. 3, 4 et 5) lors de laquelle l’animal, aux proportions réalistes, offre en outre des situations vécues qui le désacralisent. Brouter, allaiter, trotter, se retourner dédoublent le réel, tandis que le mysticisme semble s’engager sur d’autres voies. Un peu comme si la conquête des formes, arrachant leurs images aux mythes, s’était ensuite amusée à jouer avec elles au titre d’anecdotes, tandis que la pensée religieuse s’en éloignait sous d’autres formes, telle la pure abstraction de l’oralité. En descendant des parois obscures aux plaquettes manipulées en contextes profanes, l’esthétique suit son cours, mais modifie son statut. Le réel y pénètre comme le jour dans la nuit, et le mystère s’éteint. Au moins du côté des formes animales car l’humanité s’y substitue dans d’étranges scènes pleines d’animations codées (Pl. 5, fig. 1), mais aussi dans d’inextricables jeux « abstraits » entretenus entre les signes, aux sources lointaines de toute écriture (Pl. 7).

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L’imprégnation de l’esprit à la forme : le style Toute la magie du style vient de son décalage particulier par rapport à la réalité : notre œil y voit bien la forme mais il est séduit par ce qui la sépare du réel, là où une certaine spiritualité collective impose sa loi aux figures choisies par le mythe. La sélection thématique y est donc doublement filtrée : par le choix et par la sensibilité qui fait voir le monde tel qu’il fut conçu plutôt que vécu (Pl. 6). La permanence et l’importance prises par cette « loi de l’œil » se manifestent d’autant mieux via les comparaisons, internes ou externes. En interne, les changements iconiques n’affectent pas les règles de transformation propres à un style : chevaux et bisons de Lascaux « se ressemblent ». En dépit des variantes subies par leur silhouette, les proportions s’imposent comme des lois aux images. En externe, l’humble bison prend des formes, une musculature, du modelé dans un tout autre contexte, où le cheval l’imite (Pl. 6, fig. 3 et 4 ; 1 et 2).

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Planche 6. Le style illustre la torsion donnée aux figures réelles par la pensée esthétique et magique d’un peuple. Les stades chronologiques du Paléolithique occidental s’équivalent. Magdalénien en haut (1 et 2), les codes sont respectés mutuellement, du cheval au bison. Mais ils diffèrent considérablement si on les compare à ceux antérieurs de cinq mille ans (3 et 4) pour les mêmes figures de cheval et d’aurochs. Une torsion analogue se retrouve sur la structure en bois d’un bouquetin vu de face (5) surgissant, plein d’élégance, d’un fouillis d’insectes gravé sur une pipe Bushongo, Congo. La même vue de face d’un bouquetin en terre cuite (6) possède des « déformations » structurelles analogues, mais selon un code très différent. (1) Le Portel ; (2) Covaciella ; (3 et 4) Lascaux ; (5) Statuette néolithique de Beida, d’après Aurenche & Kozlowski (1999) ; (6) Pipe du Congo Handbook to the ethnographical collections (1910).

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L’emprise stylistique, donc intellectuelle, est plus nette encore si la comparaison porte brutalement sur le rendu d’une antilope dans un art « nègre ». Tout y est fait d’entrelacs savants, symétriques, bâtis avec rigueur, d’où la force animale surgit, laissée à l’expression de ces traits essentiels, finement assortis à l’ensemble des entrelacs où elle s’assortit (Pl. 6, fig. 6). Les modes plastiques européens semblent tout à coup très proches entre eux malgré les millénaires qui les séparent, comme si un « code » régional résistait mieux à la durée qu’à la distance, et ainsi sans doute s’attachait davantage au propre de la tradition qui est de lutter contre l’érosion frontale du temps. Ainsi, l’art comme la pensée, constitue-t-il comme un refuge, défiant la durée, donc le néant quelle porte.

La schématisation Une voie collective fut suivie par l’aventure des images. En complément au style où s’introduit le mystère installé entre la réalité et sa représentation, une dissolution du référent naturel fit lentement basculer l’icône vers le signe graphiquement dépouillé. D’abord donné à l’illusion plastique, l’investissement du geste s’est orienté vers une abstraction chargée d’un sens extérieur à l’image. Cette métamorphose universelle rend opaque une signification d’abord pressentie par l’analogie au réel. Lorsque le signe passe à l’abstraction, il entre dans un système exclusivement contextuel, où son emploi n’est opérationnel que dans les limites de sa propre tradition (Pl. 7). L’écriture n’est pas loin, où comme dans la nôtre le référent plastique originel ne possède plus aucune importance. Qui se 33

soucie que notre « A » dérive d’une tête de bovidé inversée, tant que le son qu’il indique soit exprimé ? Cette flexibilité offerte par la nouvelle image schématique, par ses infinies combinaisons, se trouve condamnée à n’exprimer que l’abstraction langagière, désormais figée dans son déroulement linéaire. Mais la charge plastique s’en éloigne, sans vraiment la quitter comme dans l’écriture chinoise où les deux portées du signe restent combinées : le sens phonétique et l’allusion graphique. Toute préhistoire de l’image subit une telle perte de substance plastique, mais jamais exclusivement (l’histoire de l’icône se poursuit encore), et jamais complètement car chaque écriture, même aboutie à la totale abstraction, conserve et entretient le style des images originales d’où elles proviennent. Par exemple, le sanscrit, l’égyptien, le chinois, l’aztèque, l’arabe et le romain expriment autant les lois mécaniques du support où ils furent écrits que les rapports institués à leurs origines entre l’image et la signification. De telle sorte que le code, tout fondé sur les inflexions de la pensée destinée à persister dans son abstraction, laisse partout tout autant passer une esthétique traditionnelle. Chargé de sa propre poésie, ou de son extrême rigueur, la sensibilité valorisée dans une tradition submerge le sens à son détriment et à son insu. L’évolution de notre écriture au cours du XXe siècle a subi divers soubresauts, toujours liés à des effets de mode, c’est-à-dire de style, sans que la cause en soit claire. Mais la concordance, entre ces inflexions dans le dessin de lettres et celui des voitures ou de l’ameublement, montre à quel point ce processus est global, largement porté par l’inconscient collectif qui justifie d’appeler « élégante » telle forme, puis telle autre. 34

Planche 7. Une schématisation de l’image apparaît partout où seul le signe abstrait l’emporte sur la représentation, par exemple dans le cas des écritures, telle la nôtre. Quelques cas illustrent cette métamorphose par la perte de substance plastique, jusqu’au signe, d’apparence abstraite, mais dont le sens fut maintenu, comme par le phonème (première ligne), l’allusion graphique (chinois, deuxième ligne), la valeur symbolique (femme paléolithique, 3e ligne), le style de décors (5e ligne, Celte) ou encore plié aux techniques de représentation (argile des écritures mésopotamiennes, 4e ligne). L’universalité de tels mécanismes est impressionnante, mais ils n’excluent pas l’enclenchement simultané d’autres que nous appelons l’évolution « stylistique », faute de mieux.

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Le voile esthétique Dans toute société humaine, un voile produit par la sensibilité esthétique collective réunit l’ensemble des objets, des plus fastueux aux plus humbles. Une grotte décorée, une cathédrale ou un temple ne laisse aucun doute sur l’intention liturgique conçue, admise et mise en œuvre collectivement. Mais cette pensée, élaborée et matérialisée, correspond à une esthétique globale qui imprègne toutes les autres formes produites dans le même milieu, du couteau à la vannerie, tous les ustensiles, les outils et les armes contiennent cette double symbolique : leurs fonctions s’harmonisent avec le rapport mythique entretenu entre un groupe et son milieu. Mais aussi toute trace ajoutée aux contraintes purement mécaniques y suit les lois du goût, de la pensée et de la mythologie générale où se fondent autant les méthodes de fabrication que leur insertion dans le monde du symbole (Pl. 8). Malgré les contraintes techniques imposées par tout support, les décors qu’il porte définissent le clan, la fonction et portent des réminiscences schématiques des êtres issus des contes. Le fût de sagaie restitue l’esprit du chasseur et définira le plus habile par la blessure dans la proie, ainsi ce décor y trouvera sa justification. Les manches des propulseurs ou des redresseurs de traits prolongent les mythes en les réduisant à un de leurs éléments en relation directe avec la fonction de l’outil et du statut du chasseur. Les pilons à grains d’Afrique, reconnaissables au premier coup d’œil, figurent le schéma d’un mythème propre au groupe, mais intégré à l’objet par l’ambivalence entre ses pattes et les supports de l’outil. Le décor géométrique « abstrait » couvre la surface en offrant sa texture à l’ensemble, mais surtout 36

en introduisant le voile esthétique apprécié par cette tradition (Pl. 8, fig. 5).

Planche 8. Comme un voile posé sur toutes créations artisanales, la manière de voir le monde s’impose partout, afin d’intégrer les objets dans la société où ils prennent un sens : ils deviennent « reconnaissables », c’est-à-dire familiers. Car la sensibilité esthétique exprime un certain rapport entre l’Homme et l’Univers, cette signature s’impose donc aussi à tout objet façonné, comme on reconnaît le « style » d’un timbre-poste, d’une voiture ou d’une machine à laver, avant même d’y avoir décrypté l’indication écrite. (1) Masse d’un propulseur paléolithique en bois de renne, La Madeleine ; (2) Redresseur de traits Inuit ; (3) Sagaies paléolithiques décorées d’Isturitz ; (4) Panier maori en fibres végétales ; (5) Instruments en bois de Bushongo, Congo, pour écraser et mélanger lors de divinations.

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L’IMAGE COMME ÉLÉMENT D’UN CODE

Tout à l’inverse de l’ « image phare », tels les taureaux de Cnossos, l’Agneau Mystique de Van Eyck ou la Statue de la Liberté de Bartholdi, la plupart des signes iconiques participent à une phrase où ils se réduisent en termes d’éléments articulés. Le message passe alors par la combinaison d’effets plastiques et de jeux entretenus par leurs situations respectives : il devient donc complexe et total, d’autant que sa position dans l’ensemble de son support contribue à sa signification. Loin d’être infinies ou aléatoires, ces constructions visuelles ont des schémas variés mais rigoureusement structurés, au point d’accéder au rang d’une perception immédiate, à la double condition de s’en laisser simplement pénétrer et d’en saisir le rythme via les comparaisons. Curieusement, celles-ci révèlent des systèmes combinatoires structuraux, comme universaux et simplement propres à la pensée humaine. Ces réseaux présentent d’infinies variations contextuelles, reflets des mondes collectivement rêvés par une tradition où leurs exécutions se trouvent gratifiées. Mais ils ne tombent jamais dans le chaos où notre regard ne pourrait y percevoir toute cohérence logique.

Planche 9. Associations répétitives de bouquetins schématiques, se réunissent à un signe abstrait et à une position topographique particulière. La signification est perdue, mais le code, fondé sur un agencement ternaire, reste évident depuis 15 à 20.000 ans : il correspond en fait à une forme d’intention signalétique retrouvée partout ailleurs et correspondant à un mécanisme universel propre à la pensée humaine. (1) Janoye, Tarn ; (2) Cougnac, Lot ; (3) Lascaux, Dordogne.

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Dans sa quête d’articulations significatives, l’esprit traverse différents paliers au fil desquels les liaisons s’élaborent. Elles s’amorcent par des associations binaires ou ternaires où apparaissent comme des clefs, des tournants de phrases, des conjonctions de coordination, opportunément placées aux points de signalisations (Pl. 9). Dans ces cas, il est très significatif de noter l’association récurrente d’images reconnaissables (« icônes ») avec des signes « abstraits », c’est-à-dire chargés d’un sens codé. Or, cette assimilation elle-même s’investit d’un nouveau niveau de sens, offert par sa situation topographique. Dans un tel cas, à valeur contractée (un « sème » en linguistique), le signe iconique n’est restitué que sous forme minimaliste : il n’est plus une représentation, mais un schéma, où il reste identifiable et dont la valeur symbolique se trouve préservée au sein de son groupe. À un palier supérieur, il existe aussi des modes combinatoires tout autant dépouillés mais dont le sens se trouve incarné en soi, par une concentration intime, en quelque sorte fermée, où seule la pensée centrale semble importer, comme un récit court, sur le mode des haïkus japonais. Leur forte densité, la pesanteur de ce noyau insécable indique une signification globale, comme extraite et délimitée à partir d’un fond mythologique, par ailleurs connu dans son milieu (Pl. 10).

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Planche 10. Compositions binaires antithétiques. Selon un schéma structurellement analogue, le message visuel se construit via des formules identiques, comme si cette formule de base correspondait à un schéma plastique universel. (1) Serviette rituelle de mariage russe ; (2) Les Combarelles, vers 14000 ans

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Planche 11. Les schémas où s’associent les signes simplifiés de la femme et de l’homme furent de tout temps assortis d’une légère allusion sexuelle, ils permettent ainsi de saisir la signification de ces schémas, retrouvés isolément dans d’autres compositions. (1) Rue de nos villes où un désir s’incarne par un dessin, exactement dans la fonction magique d’un animal blessé sur une image. L’exercice graphique permet le passage de l’image à la réalité ; (2) Signes féminins et masculins paléolithiques associés à la grotte du Castillo, Santander, Espagne.

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Cependant, de telles formes graphiques s’enracinent si profondément dans toutes expressions visuelles qu’elles marquent elles aussi un des fondements de la pensée humaine : tout message par ailleurs connu peut se trouver concentré en une formule minimaliste mais dont la profondeur narrative s’accroche à une histoire traditionnelle. Même en l’absence de toute source originelle, il est remarquable de constater la totale permanence de ces jeux plastiques, c’est-à-dire spirituels, dans toute humanité et à toute période de son histoire insondable. Par exemple, les oppositions symétriques de part et d’autre d’un axe central s’écartent autant de la réalité qu’elles s’approchent d’un schéma cognitif. Or, ce mécanisme spirituel, exprimé sous forme orale ou graphique, surmonte aussi les contraintes mécaniques imposées par le support matériel, telles les textiles des tabliers russes du XIXe siècle ou la gravure sur parois rocheuses au Paléolithique (Pl. 10). Au cœur de ce graphisme le plus dense se place spontanément la combinaison la plus fondamentale où s’immiscent, par un schéma explicite, les deux genres de la création, comme une évocation d’accouplement procréatif, autant tourné vers la seule humanité que vers l’ensemble vital auquel elle s’intègre. Les graphismes de nos rues ne font rien d’autre que poursuivre cette immense tradition graphique, en croyant l’inventer à chaque cas. Plus profondément, de tels schémas, aussi spontanés que fondamentaux, condensent une pensée si commune que le jeu des variantes ethniques ne s’y fait guère sentir : le signe ouvert se combine au signe fléché, à l’instar de ceux de nos hôpitaux ou de nos toilettes. 44

Planche 12. Rendue plus explicite encore, (2) la flèche empennée se retrouve à l’emplacement du sexe, Gobustan, d’après Anati, (1) sur des galets gravés, Limeuil, d’après Tosselo ou (3) sur des animaux, trop sauvagement transpercés de traits pour qu’il s’agisse d’autre chose que d’un acte magique, transféré par les traits, équivalents à une chasse rêvée, Lascaux, Abbé Glory, Lorblanchet (1995).

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Incidemment, ce dualisme limpide offre une des sources à la symbolique universelle des signes analogues, infiniment reproduits mais dans des contextes très éloignés. Par exemple, le signe fléché se trouve fréquemment associé à une image animale qui porterait, elle aussi, une valeur sexuée, en opposition ou en harmonie avec la valeur de la flèche (A. LamingEmperaire, 1962 ; A. Leroi-Gourhan, 1965). Ainsi, retrouvet-on ces signes barbelés, isolés ou en association, et la tentation est forte de n’y voir que la valeur masculine, parfois évidente lorsqu’ils sont placés entre les jambes d’une silhouette humaine (Pl. 12). Pourtant, tous les signes, de l’Epipaléolithique aux chamanes actuels, s’identifient à des formes de « flèches » aux nombreuses barbelures, et dont la signification bien connue évoque les côtes emboîtées d’un torse humain, fut-il femme ou homme. Les universaux tant appréciés recèlent quelquefois des pièges désarmants. Néanmoins, la syntaxe graphique possède de fortes structures cohérentes, spécialement dans l’articulation ambiguë de graphes installés aux limites de trois pôles : l’iconicité, le schématisme et le significatif. L’analogie avec les écritures pictographiques ouvre des pistes aux agencements de telles constructions (Pl. 13, fig. 1). À nouveau, dépourvue de valeur représentative, l’image bascule dans le schéma et ne reste identifiable que via les modes de transformation (les « tropes » des linguistes) propres à chaque contexte. Ainsi, le sens reste lié à la fois aux référents réels et à la coutume qui a plié l’image à ses règles d’expressions plastiques. Par exemple, l’association linéaire de graphes égyptiens (porte, bateau, donne « port ») éclaire celles partout observées en codes préhistoriques où 46

s’agencent, par juxtapositions, les schémas et les icônes (Pl. 13, fig. 2 et 3). Le processus grammatical reste identique sur le double plan du graphe visuel et la construction significative. Mais la diversité des langues elles-mêmes, étalées sur des dizaines de millénaires et sur toute la terre, ne permet que d’en saisir le noyau mécanique fonctionnel, plutôt que d’atteindre la particularité contingente d’une expression, en quelque sorte anodine, relativement à l’enjeu poursuivi ici. Le langage plastique s’oriente vers le récit lorsque sa construction combine plusieurs éléments, spatialement organisés, et à vocation aussi bien narrative, commémorative que prévisionnelle. Le message se bâtit alors sur une combinaison de signes, iconiques, schématiques et abstraits concentrés en scènes isolées mais à cohérence interne et dont l’organisation crée le fil narratif. Certains de nos panneaux routiers utilisent ce procédé grammatical qu’aucun message écrit ne pourrait fournir avec une telle netteté. La situation, l’événement, la prévision s’y trouvent assemblés, de telle sorte qu’un simple regard en décode aussitôt l’intention, sans même passer par l’expression verbale mais en sollicitant la seule pensée sous un mode fulgurant. Ce procédé s’identifie à ceux, dépourvus d’ambition esthétique, mais inversement chargés d’un contenu signalétique évident par l’analogie de leur structure (Pl. 14). La position topographique présentée par les uns et par les autres accentue cet effet combiné car de tels panneaux furent placés exactement dans la situation où leur contenu jouissait d’une sorte de prolongement sémantique : leur emplacement complétait leur signification et justifiait l’ensemble de l’opération graphique.

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Planche 13. Combinaisons significatives de signes afin de bâtir une phrase, à portée autonome et nouvelle. En haut (1), association de deux idées en écriture égyptienne où les deux sens se combinent : « la porte et le bateau » deviennent un port. Des associations analogues abondent au Paléolithique. Leur organisation est limpide car répétitive, mais le mystère reste quant au résultat sémiotique produit : seule cette démarche, menée plus avant, permettra d’y accéder. (1) Égyptien ; (2) Niaux ; (3) Tête de Bidon, Ardèche.

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Topographie, construction sémiotique et usage d’allusions codées rassemblent et définissent cette voie particulière prise par l’aventure des images. Comme elles sont toutes contemporaines des œuvres les plus chargées en émotion esthétique, aucune raison ne pousse à les considérer comme autant d’épisodes successifs à l’histoire de ces formes. Tout au contraire, il semble que dès les origines, l’humanité disposait d’une gamme de possibilités autant utiles à l’élaboration de sa pensée qu’à la production des œuvres graphiques qui la prolongeaient. La succession dans le temps n’offre pas, dans ce domaine, une évolution linéaire dans quelque direction que ce soit. Les styles s’accrochent aux formes sans en bousculer la structure, car il s’agit de celle d’un total accomplissement. Le règne du mythe illustré rencontre, parmi beaucoup d’autres, les fonctions des images, analogues aux stations, chargées de symboles, qui composent les « chemins de croix » du Christ, dont la Rédemption et la Vie éternelle, rien de moins, constituent l’enjeu. Les fresques fastueuses du Vatican, les peintures des cavernes tibétaines ou les bas-reliefs grecs ne font rien d’autre qu’incarner un récit mythique, c’est-à-dire que lui accorder à la fois la matérialité et la pérennité, tel un modèle édifiant jusque-là resté abstrait donc livré à l’infléchissement des récits successifs. Comme l’écriture, l’image enregistre, mais elle n’exige aucune initiation savante : elle expose à chacun, par la force de la permanence et la simplicité du signe, les fondements de l’échange métaphysique entretenu entre l’homme et l’univers. L’image rassure plus qu’un texte car elle donne 49

accès pour tous aux clefs de sa propre existence et son destin futur. Ces images-là s’enfoncent en Préhistoire dans la sacralité naturelle des grottes, où l’étrangeté des lieux prépare l’esprit à l’appréhension des lois naturelles où elles s’inscrivent. Ainsi chargées de cette puissance totale, les fresques mythologiques doivent répondre à une organisation aussi rigoureuse que celle qui génère la vie elle-même, conçue et éprouvée par la plus ferme pensée théologique. Cette structure reste perpétuellement évidente, bien que ses codes internes se soient infléchis au fil de la succession des dogmes. Comme Max Raphaël (1945) l’avait tenté, André LeroiGourhan (1965) a établi un modèle théorique propre à ces temples paléolithiques, organisés selon la conception du monde et aux fresques majestueusement déroulées sur les parois des grottes profondes, telle Lascaux (Pl. 15). Théorique donc, c’està-dire sans correspondance directe avec aucun cas singulier, mais la conjonction entretenue entre le thème et l’espace, assortie d’infinies interrelations entre chaque ensemble, ne fait désormais pas plus de doute que la narration rythmée des exploits d’Héraclès aux métopes antiques ou les aventures divines peintes sur les temples indiens. Toutes participent à un mode particulier de relations ternaires entre les épisodes mythologiques, les images tirées d’un réel symbolisé et les réseaux de relations spatiales. Quelle que soit la conception du monde, le mécanisme de transfert reste identique, et les images les plus chargées de sacralité, d’espoir et de défis au destin se trouvent toujours en harmonie avec une architecture qui rend leurs manifestions à la fois monumentales et séparées du milieu domestique. 50

Planche 14. Le « récit signalétique » s’enrichit dès que l’on passe aux panneaux complexes où se combinent l’icône, le schéma et la topographie. Comme sur nos routes, en haut, on saisit aisément le message à l’espace où le panneau fut installé et par les signes qu’il porte, car nous en sommes habitués : l’avertissement devient riche par tout son contenu. Au Paléolithique, en bas, les différentes formes d’agencements se retrouvent, mêlant le figuratif à l’abstraction codée et à l’emplacement (ici : coude entre deux salles). On peut juste y retrouver les « clés » ou silhouettes féminines, les points, parfois vus comme à valeur féminines… et le bison debout serait alors le mari jaloux surgissant à l’angle des ébats… Mais il reste probable que les paléolithiques accordaient davantage de mysticisme à leurs œuvres et qu’il s’agisse d’une composition annonçant l’accès au reste des galeries, largement décorées par les cortèges mythologiques, habituels et grandioses. (1) Panneau de nos routes en campagne ; (2) Décor angulaire à Niaux, figure rouge.

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Ce « templum » découpé dans l’espace urbain fonctionne exactement comme une grotte profonde où nulle autre forme d’activité humaine ne s’y déroule normalement, sinon celles destinées à combattre le néant ou l’absurde, où sans elles la conscience collective chuterait. Cette forme de jaillissement de la métaphysique dans le monde, via ces images rendues belles pour leur fonction sacrée, forme aussi une des constantes de l’esprit humain, mais en totale opposition avec les tendances signalétiques évoquées plus haut et auxquelles elles restent parfois réduites ou confondues. Une telle lecture spirituelle s’applique à tout ensemble monumental, autant aux fonds des grottes, dans un temple néolithique que dans une cathédrale chrétienne. La fresque, le vitrail, la sculpture font retomber leur magie sur le fidèle qui s’en trouve imprégné et absorbe ainsi la puissance que seule l’image possède. L’invention du temple où l’âme s’enferme pour être sanctifiée apparaît dès le Paléolithique via les images réalisées en plein air et tournées vers le cosmos. La géographie physique joue alors son rôle avec toute sa force car les dalles choisies pour porter les figures se situent aux endroits topographiques particuliers : dans les courbes de rivières, au sommet de collines ou dans des reliefs inaccessibles, en haute montagne. Le cadre ainsi choisi n’entretient, une fois encore, aucun rapport avec les activités domestiques quotidiennes, offrant aux œuvres des lieux privilégiés par leur seule situation. Au Néolithique et aux Âges des Métaux, ces réseaux d’images s’accommodent à la nouvelle cosmogonie, chargée de tout nouveaux symboles car l’humanité a modifié son angle d’attaque sur la destinée. Elle se représente d’abord afin de donner sa propre forme à la puissance mystique, 52

comme si elle pouvait désormais elle-même l’infléchir. Il change les symboles intermédiaires entre lui et la nature : les référents cosmiques s’imposent. Les cerfs, dont la ramure renaît toujours plus ample et à laquelle l’espoir s’accroche, se multiplient. Les animaux se séparent en deux rangs : ceux produits, consommables et sacrifiés (ovicaprins, porcs, bovidés) et ceux où s’incarne la sauvagerie indomptable, sujets des nouveaux rites (félidés, rapaces, serpents). Tout se met en place pour les nouvelles mythologies, antiques puis chrétiennes où, finalement l’homme, lui-même fait Dieu, est l’objet d’un sacrifice et d’une consommation anthropophage rituelle collective et spectaculaire. La puissance des images illustrant ces métamorphoses spirituelles dérive d’un côté vers l’idolâtrie, de l’autre vers l’iconoclasme, mais elle est restée attestée avec autant de force dans son sens positif que dans son inversion négative, défendues avec une égale fermeté. Le jeu des formes s’en trouve directement affecté, selon des modalités d’une extrême richesse et d’une fine subtilité. Par exemple, le monde musulman comme celui des chrétiens iconoclastes, ne va pas se défaire de l’image, mais seulement de son analogie avec le réel, il devient en quelque sorte « créateur d’images ». Par les entrelacs, dont les sinuosités infinies indiquent le sacré, par les jeux des couleurs, par les textures des matériaux, par les modes grammaticaux entretenues avec les masses bâties où il s’inscrivent, les formes nouvelles sont là, tout autant explicites et sacralisées que celles directement extraites de la nature. L’appréhension de leurs codes requiert seulement un autre détour que la voie analogique à laquelle l’Occident nous a habitués. Et il mérite un développement supplémentaire à celui limité aux seules aventures de l’image (Pl. 16). 53

Planche 15. Dans le tableau supérieur, André Leroi-Gourhan (1965) a synthétisé les grandes tendances liant l’espace souterrain aux images qui y furent le plus souvent associées. Il s’agit de résultats statistiques, extraits de sorte de grotte idéale, jamais observée dans sa complétude. Néanmoins de fortes tendances permettent d’organiser les figures selon le schéma suivi par la plupart des pensées mythiques paléolithiques. Au centre s’opposent bovidés et équidés, avec des signes accessoires comme la main, l’ove ou les traits convergents. Latéralement se disposent les cervidés et l’ours. Les figures de fonds sont l’homme déguisé et le félidé, celles de l’avant sont formées du cerf ou de la main. Quelle que soit la

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pertinence systématique d’un tel schéma, sa valeur statistique prouve l’élaboration de la pensée mythique, reflétée dans ces articulations théoriques et spatiales. Un monde immense de la pensée s’est alors ouvert, étalé sur des dizaines de millénaires. Les schémas du bas, appliqués à la grotte de Niaux (3), montrent une belle disposition structurale admirable, sans que son mystère soit davantage soulevé. Le schéma du milieu (2) résume la construction de l’ensemble. Les cercles figurent les bisons, les points, des chevaux et les triangles, des bouquetins. Les doubles traits indiquent les superpositions. (1) Schéma général, d’après A. Leroi-Gourhan (1965) ; (2) Schéma de Niaux, d’après G. Sauvet (1988) ; (3) Relevé de Niaux, Panneau IV, d’après J. Clottes.

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Planche 16. Constructions chalcolithiques et de Bronze, à Valcamonica (bas) et aux Asturies (haut). Durant les Âges des Métaux, l’image perd sa substance plastique, elle devient schéma filiforme et se réduit à des signes, à la limite de la figuration. Tout se passe comme si les associations étaient irréalistes, superposées sans ordre apparent : les signes y possèdent une valeur brute, en soi. Parmi les symboles on reconnaît l’astre solaire et d’abondants cervidés, tous deux empreints de valeurs fécondantes et régénératrices. Comme les mouvements solaires, la croissance des ramures incarne un rythme de renaissance régulier, vers lequel tend l’espoir de populations désormais en possession de leur destin. Les forces naturelles du Paléolithique sont remplacées par des signes que la foi observe et cherche à contrôler. (1) Galice ; (2) Valcamonica, Âge du Bronze, d’après Anati (2003).

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LES MYTHÈMES OU ÉLÉMENTS D’UN MYTHE

Les associations récurrentes de figures, animales ou humaines, constituent des condensés visuels d’une seule histoire mythique, parfois d’une extrême complexité, comme les mythologies indiennes ou aborigènes (Eliade, 1974). Les exemples connus abondent en Protohistoire, comme en ethnologie, où leurs contextes généraux permettent de les situer au fil d’un récit originel et fondateur. Les cas des animaux peints sur écorce chez les Aborigènes d’Australie appartiennent à cette catégorie dans le jeu de leurs images, forcément limité au cadre restreint imposé par le support. Il s’agit d’événements rassemblés dans le « Temps du Rêve », soit un récit sans fin qui explique et justifie le monde où vivent les hommes aujourd’hui. Il donne ainsi des rôles distribués à chaque animal et justifiés par leur vie antérieure durant laquelle ils étaient humains et dont les péripéties ont engendré la forme animale actuelle. Dans cette conception, l’intégration humaine à la nature est donc profonde, intime et parfaite, car tous les éléments font partie de la même essence que l’humanité, et inversement. L’agencement systématique entre certaines espèces animales rappelle et incarne les épisodes de ce basculement d’une humanité mythique vers la nature vivante et environnante. Une vision hyperréaliste

propre à cet art fait souvent apparaître les organes internes des êtres, afin de dépasser leur apparence réaliste et ainsi atteindre la profondeur de leur être (Pl. 17, fig. 1). Ces types d’agencements, justifiés en quelque sorte par une mythologie tronçonnée, crée des tableaux isolés qui entretiennent et renforcent les liens internes entretenus entre les images, de telle sorte qu’ils forcent le regard à délimiter des récits également parcellisés. C’est par exemple ce que nous offrent certains panneaux dans les arts rupestres paléolithiques, les statuettes composites (le Laocoon en est l’illustration antique et monumentale) ou les séquences découpées dans le déroulement d’un sceau-cylindre babylonien (Pl. 18, fig. 1). Le principe de ce découpage en unités significatives semble à nouveau de portée universelle, comme le rythme donné à un livre par la succession de ses chapitres. Tout se passe comme si cette contraction minimale correspondait à une forme d’équilibre intermédiaire entre un complet déroulement, défiant les aptitudes de la mémoire, et l’amorce d’une signification bâtie sur ses termes principaux. De telles scènes mythiques, à illustrations compactées, apparaissent régulièrement dès le Paléolithique, où elles furent produites par l’agencement d’êtres hybrides, dans des situations irréelles et pourtant homogènes, bâties et structurées, comme l’épisode d’un rêve (Pl. 17, fig. 2). L’association surréaliste d’un renne aux pattes palmées, d’un aurochs tournant la tête, suivis par un musicien dansant dissimulé sous une dépouille de bison, n’aurait rien à envier aux meilleures œuvres de Salvador Dali.

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Planche 17. Les assemblages d’images constituent un élément d’un mythe contracté ou « mythème ». Le continent australien en a produit de bons exemples pour deux raisons : les peintures sur écorces « découpent » en panneaux un long récit, et les interprétations subactuelles peuvent encore être mises en relation avec ces scènes, tirées du « Temps du Rêve » où elles furent consignées, et lorsque les animaux étaient des êtres humains (1). Ces associations à portée limitée se retrouvent dans les compositions paléolithiques où des êtres étranges se combinent dans une seule scène, comme s’il existait un lieu, graphique et mythique, entre l’homme et l’animal (2). (1) Arnhem, Australie, Catalogue Berlin ; (2) Grotte des Trois Frères, Ariège, d’après Breuil.

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Mais ici nous ne sommes pas en présence des défis artistiques qui ont traversés le XXe siècle, mais devant des images irréelles, d’un affrontement tragique dressé par tout un peuple contre son fatal destin naturel afin de lui donner accès au monde des forces spirituelles. Le mythème passe aussi via des supports mobiles, où les trois dimensions lui offrent une consistance supplémentaire, proche d’une vérité volée à la réalité, mise au profit d’un rêve. Les associations mythiques gagnent en densité cas elles restent solidaires quels que soient les déplacements du mythème incarné dans l’objet. Ces découpages mobiles et sacrés se retrouvent dans les décors portés par les sceaux-cylindres mésopotamiens, autant mobiles dans leur objet que dans l’empreinte qu’ils laissent (Pl. 18, fig. 1). Tous les symboles de la nouvelle histoire humaine s’y trouvent concentrés, l’arbre-pilier entre ciel et terre, le dieu de forme humaine, armé et enserré entre les deux nouveaux symboles du félin et du bovidé, les schémas solaire et lunaire, l’entrecroisement irréel de deux bouquetins et surtout l’intercession implorante entre l’humanité et le complexe divin à dominance anthropomorphe. Déroulé sur de l’argile, pétrifiée ensuite par la cuisson, ce mythème mobile peut en quelque sorte se reproduire infiniment, sur des supports eux-mêmes transportables. Ainsi, la contraction du mythème joue paradoxalement sur la possibilité mécanique d’une filiation ininterrompue et largement dispersée, volontairement organisée. De la sorte, la force de cet épisode mythique semble ajouter à l’image toute l’extension, spatiale et temporelle, de sa reproduction (Pl. 18, fig. 4).

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Planche 18. Les sceaux-cylindres mésopotamiens associent sous une forme, forcément condensée par le support, des éléments principaux d’un mythe, comme le dieu armé, solaire sur un lion vaincu (1), devant lui, le fidèle sous la lune suivi par les bouquetins croisés et l’arbre ascensionnel liant la Terre au Cosmos. Tous les symboles néolithiques s’y trouvent rassemblés, précisément dans l’ordre de leur importance : l’arbre ascensionnel, le fidèle, les astres, le dieu cornu et le lion vaincu. On y observe donc un épisode d’un déroulement mythologique déjà multimillénaire.

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La statuette de Chatal Höyük (3) condense le rapport entre la procréation (formes amples, enfantement) et la domination symbolisée, une fois encore, par les félidés réduits au titre d’accoudoirs. Toute la symbolique néolithique s’y trouve assemblée. Le char de Dupljaja, Âge du Bronze, poursuit la tradition de figures en argile cuite, et reproduit les symboles-clés propres à cette période : les oiseaux (vecteurs vers les cieux), le serpent sur le visage de la femme, le char lui-même en mouvement annonce la montée des âmes. (1) Sceau-cylindre mésopotamien ; (2) Bouquetin de Beida ; (3) Déesse de Çhatal Höyük, 7e millénaire ; (4) Char votif de Dupljaja.

Durant les périodes néolithiques, le mythème mobile condense des symboles plus explicites encore. Lorsque la survie de l’humanité elle-même passait par sa propre production alimentaire, le jeu des symboles s’alignait sur cette dimension nouvelle et fondamentale. La femme trône, elle est procréatrice par tous ses attributs, et la nature sauvagerie illustrée par les félins se trouve maîtrisée sous la forme d’accoudoirs (Pl. 18, fig. 3). Le ventre gonflé, les seins généreux, la « déesse » semble en outre en voie d’accouchement, e comme s’il avait fallu renforcer son symbole. Le support fait d’argile plastique malléable et pétrifiée n’admettait pas de fioritures, il impose la compaction donc la rigoureuse sélection des thèmes les plus pertinemment associés. La contrainte mécanique entraîne celle de la pensée, et nous la rend limpide. Dans ce cas particulier (septième millénaire anatolien), le mythème mobile vit en harmonie avec les fresques et les modelages muraux des temples où la statuette fut découverte. Le mobile et le fixe entretiennent donc des rapports dialectiques imposés par l’espace, lui-même codifié. Ici au moins, le statut mobilier offre une capacité nouvelle de

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distendre ou de contracter les rapports spatiaux aux images fixes, créant comme une souplesse dialectique, analogue à celle dont disposaient les statues sacrées dans notre Moyen Âge, lors des processions, des translations de reliquaires ou au fil des déambulations des pèlerins. Le déroulement du temps, le développement de l’espace offrent des variations infinies au mythème mobile, apte à sacraliser l’un et l’autre indéfiniment. Entre le sceau-cylindre « historique » et la statuette néolithique, se situent très précisément les chars à roues miniatures en Europe continentale, au sein des Âges des Métaux (Pl. 18, fig. 4). L’intention de conquérir le temps est si clairement indiquée que les roues elles-mêmes restent mobiles sur ces modèles réduits faits d’argile ou de bronze. L’ensemble des décors codés répond à la même symbolique. L’oiseau y prédomine au titre de liaison entre l’humanité et le cosmos désormais considéré comme le refuge des dieux. La femme accompagne cette double allusion au temps, cosmique et terrestre, elle possède une face ambiguë entre l’humain et l’oiseau, comme si cette aspiration céleste était accordée à la seule société des fidèles. Les signes géométriques eux-mêmes condensent des intentions du même ordre : les cercles pointés évoquent le soleil, les faisceaux de traits suggèrent les étoiles, les croissants sont lunaires. Le cosmos réduit à ses plus extrêmes schémas orne autant la vaisselle que les armes contemporaines comme s’ils avaient imprégnés toutes activités, du domestique aux défis mortels. Mais de telles évocations cosmiques contenues dans les schémas se retrouvent en toute humanité qui s’est aventurée 63

à forger seule son propre destin : on les retrouve aux deux Amériques, autant qu’au Proche-Orient et aux Indes septentrionales. L’aspiration à la durée via l’ascension cosmique travaille tous les mysticismes arrivés au bout des registres terrestres, et la fascination exercée aujourd’hui par l’exploration spatiale n’est sûrement pas sans rapport avec le mythe biblique de la « Jérusalem Céleste », si opportunément ancré au moment même où ces statuettes mobiles étaient façonnées en Europe. Ce qui était oralité abstraite en Orient, menant droit à l’écriture afin de perpétuer un discours, suivait en Occident les voies et les lois de l’image allusive, tel un mythe pétrifié, ostentatoire et collectif. Ce monde qui a opté pour la force de l’image a aussi été celui le plus rétif au clergé par lequel les fonctions sacrées tombaient aux mains d’une caste, tout à l’inverse des dispositions publiques et collectives propres aux fonctionnements métaphysiques occidentaux.

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L’EMPRISE SPIRITUELLE

Outre sa fonction simplement signalétique évoquée jusqu’ici, l’image possède en tout temps une puissance propre qu’ont bien exploitée les idolâtres ou les moines vendeurs d’icônes censées contenir un fragment de la substance sacrée qu’elles représentaient. Cette relation fonctionnelle entretenue entre une représentation et l’emprise offerte sur la réalité a fait l’objet d’innombrables travaux, autant dus aux anthropologues qu’aux historiens des religions. L’image incarne et agit sur le réel, comme l’usage des fétiches africains l’illustre jusqu’à la caricature. En fait, il existe toujours une relation trouble entre l’image et la pensée, dont les influences réciproques se renforcent constamment. Autant l’œuvre est le produit d’une pensée, autant, une fois lâchée des mains de l’artiste devient-elle productrice d’émotions sans cesse renouvelées. Quelques modalités les plus fréquentes sont présentées ici. Extraites de leur contexte, ces images ne signifient plus rien d’autre qu’elles-mêmes, aussi nous a-t-il semblé légitime de les délimiter afin de mieux les saisir et d’en faciliter les comparaisons. Il reste remarquable qu’une illusion plastique puisse produire un tel effet sur la réalité vécue, un peu comme certains s’identifient aux stars de cinémas, récupérant une part de leur gloire et de leur vie par

de simples projections. L’effet cathartique évoqué par Aristote ne cesse de fonctionner en toute humanité, la nôtre incluse. Dans les sociétés traditionnelles, la puissance de l’image est utilisée spontanément, comme allant de soi, en totale dissociation avec l’intention représentative. L’extase chamanique possède une fonction puissante et complexe dans les sociétés en harmonie avec la nature, telles celles du Paléolithique ou toutes les autres où se poursuivent ces relations intimes entre sauvagerie et sociétés humaines (Sibérie, Afrique, Indonésie, Amazonie, Indiens des Plaines). Périodiquement, l’humanité y est amenée à renouveler le lien sacré qui l’unit au reste de la vie. La silhouette humaine disparaît alors sous des dépouilles animales afin de permettre de tels échanges (Eliade, 1968). Le rôle de l’image consiste alors à préserver cette substance humaine durant le voyage extatique du chamane, vers les aires inconnues où la vie se renouvelle. Le voyage lui-même est illustré, dans les sociétés sibériennes, par un méandre complexe où l’âme du chamane doit se déplacer et d’où il pourra revenir à son statut terrestre. Des images composites traversent donc le monde chamanique, sous différentes formes et en réponse à différentes fonctions.

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Planche 19. L’image possède aussi en elle une forme d’emprise spirituelle étendue aux êtres et aux choses représentés, à l’instar de certains d’entre nous qui refusent d’être photographiés ou dans l’Islam où il n’est permis de représentation ni de Dieu, ni du Prophète. Symétriquement, le chamane en transe peut être figé car sa nature est dissimulée sous les dépouilles animales, les masques et les attributs propres à sa fonction. L’emprise visuelle constitue alors une voie par laquelle le profane accède au divin. (1) Peinture du Sud-Ouest américain ; (2) Peinture bochimane ; (3) Peinture des Trois Frère, Ariège, Paléolithique.

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L’extase est « représentée » figée dans un moment de danse, comme pour introduire un dynamisme temporel : l’instant d’avant, celui d’après sont ainsi suggérés dans cette figure statique. Tous les accessoires s’y trouvent, agglomérés à une silhouette restée humaine : les cornes, les ramures, les dépouilles animales. Le mystère de la transmutation est là, comme figé dans un rendu réel et perpétuel, telle est la force de l’image : elle incarne une profonde métamorphose (Pl. 19). Les silhouettes humaines transpercées de traits apparaissent autant en contextes préhistoriques qu’en ethnographie. Elles désignent le moment où le chamane quitte sa nature humaine dans cette mort provisoire et artificielle. Les trop nombreux traits, parfois portés sur certains personnages, montrent bien qu’il ne s’agit que d’un jeu de symboles, non de la narration d’une véritable mise à mort qui n’en aurait exigé qu’un seul (Pl. 20, fig. 1 et 2). Les statuettes, conservées en sépultures chamaniques servent de substitut à la personnalité humaine du « défunt » lors de son voyage extatique. Aussi bien représentées en grottes qu’en sépultures paléolithiques (Pl. 20, fig. 3), elles furent retrouvées en position de suspension sur le thorax d’une chamane sibérienne (Pl. 20, fig. 4), mais font très régulièrement leur réapparition jusqu’aux périodes actuelles dans des contextes religieux et funéraires (Fitzburgh et Cromwel, 1988).

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Planche 20. L’emprise spirituelle va si loin que l’image du chamane se trouve en quelque sorte « tuée » rituellement par des traits portés sur elle, sous une forme elle-même déguisée. (1) L’homme-oiseau, Cougnac, Quercy, 27000 ans ; (2) Statuette inuit d’un chamane percé d’une lance. La statuette peut aussi accompagner le chamane défunt car c’est elle qui porte son âme, sa personnalité lors de son voyage extatique ; (3) Figurine en ivoire dans la tombe de Brno ; (2) Deux figurines déposées sur le corps d’une chamanesse en Sibérie, d’après Okladinov ?

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L’image emporte aussi la réalité de la chose représentée, elle peut donc agir sur elle, depuis les fétiches africains, jusqu’aux abondantes figures animales lardées de traits dans les cérémonies amazoniennes précédents la chasse (Eliade, 1974), en passant par la photographie du « patron » collée au jeu de fléchettes… L’image possède une emprise sur le réel, comme si elle en faisait partie. Une photo de soi ratée sera détruite, la plus belle (à nos yeux) sera exposée comme un talisman. En ethnologie, comme en Préhistoire, les cas sont fréquents. On sait que les femmes pueblos « enferment » l’image d’un cerf par la peinture de vase afin de favoriser la chasse de leurs maris (Pl. 21, fig. 2). Et les bisons paléolithiques blessés par de si nombreux traits ne peuvent que répondre à cette emprise magique : un seul signe aurait pu suffire s’il s’agissait seulement de « représenter » une chasse. L’effet magique via l’analogie fonctionne partout, comme certains peuples refusent la photographie, car elle emporterait un peu d’eux-mêmes, et on peut se demander jusqu’où ils auraient tort, cas les images de leur réalité n’appartiennent qu’à eux-mêmes, et ils ignorent tout de cette nouvelle destinée, éventuellement dangereuse. En d’autres termes, l’image n’est pas neutre, elle poursuit la vie réelle, mais possède aussi des sens multiples, ceux à usage direct s’opposent à ceux à fonction liturgique et lointaine, faite pour prolonger un espoir. La réduction à une seule de l’ensemble de ses multiples fonctions fût à la source d’innombrables controverses dont les études consacrées à l’art ne sont pas encore sorties.

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Planche 21. L’emprise magique appartient à tous les âges et apparaît sous de nombreuses formes différentes. Le rôle de l’image est alors d’incarner une réalité sur laquelle l’action magique va se poursuivre à travers elle. L’intensité de cette « mise à mort » magique montre bien qu’il ne s’agit pas de la représentation d’une chasse future, mais de l’évocation spirituelle où l’emprise de l’homme se fait sentir sur l’ensemble de la nature. (1) Statuette néolithique en argile percée de trois pointes en silex ; (2) Cerf du NouveauMexique enfermé magiquement, avant la chasse, dans un enclos ; (3) Bison paléolithique de Niaux où les perforations furent portées sur le flanc à de nombreuses reprises.

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L’association de l’image aux sépultures annonce plus encore sa puissance. Comme si elle indiquait, pérennisait, sacralisait la vie du défunt. Les fouilles trop hâtives menées dans l’enthousiasme des précurseurs ont probablement brisé bien des liens solidarisant les deux destinées. Mais ce qu’il en reste constitue une marque idéale de la solidarisation entre l’homme et la vie. Au Cap Blanc (Dordogne), la sépulture, fléchie comme à la naissance, fut installée précisément sous la sculpture d’un cheval dont le symbole vital fut démontré à de nombreuses reprises via les fresques grandioses telles celles de Lascaux. Ce cheval semble maintenir la vie mystique du défunt qu’il surmonte. En fait, les deux mystères se trouvent superposés : celui du mythe et celui de l’absurde comme si l’un combattait l’autre. Rien ne semble différent dans nos croix chrétiennes surplombant un caveau familial (Pl. 23, fig. 2). Le caisson édifié par-dessus le corps fléchi à Saint-Germain la Rivière (Gironde) fut entouré d’ « images » hyperréalistes d’animaux chargés de sens magique : les cornes de cervidés et de bovidés (Pl. 22, fig. 1). Plutôt que passer par le substitut de l’image artificielle, ce sont les véritables signes de cette vie animale qui furent associés au défunt. La monumentalité du coffre où l’homme séjourne à jamais s’oppose à de seuls fétiches d’une vie qui se poursuit sans lui. L’osmose est totale et l’ensemble possède une vocation perpétuelle, désormais détaché des contraintes du vivant et propulsé dans celui du mythe éternel.

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Planche 22. La portée magique de l’image se retrouve dès le Paléolithique moyen où des ossements animaux accompagnent les défunts, telles des images hyperréalistes. Cette pratique se poursuit aux périodes plus récentes (1) à Saint GermainLa-Rivière où un bucrane bovin et des bois de cerfs furent découverts en association avec une sépulture sous caisson. Au-dessous (2), une sépulture disposée sous un abri rocheux décoré à cette fin, fut retrouvée grâce à la tradition orale et la disposition des lieux, Turao Kula, Détroit de Torrès, David et al. (1978).

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Planche 23. L’association entre arts et sépultures est fréquente également en Europe, bien qu’elle fut souvent détruite par des fouilles précipitées. Il ne s’agit pas là de la seule fonction de l’art bien entendu, mais si on dresse le regard vers les peintures seules, il est fatal de négliger de si fragiles traces au sol disposées devant elles. Outre la célèbre grotte de Cussac, récemment découverte, l’association entre art pariétal et sépulture fut aussi reconnue à Paglicci en Italie, Brno en Moravie, Sungir en Russie, Cavillon, Vilhonneur (1) et Cap Blanc (2) en

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France, pour le Pléistocène européen. Mais énormément d’autres parsèment le monde (pl. 22, 2) au point qu’on serait en peine de trouver une sépulture sans rechercher l’esthétique qui anoblit le futur destin du défunt, sinon les fosses communes qui, en braisant cette règle, en garantissent l’aspect général à rebours. Les décorations de nos cimetières, régulièrement entretenus, poursuivent le souci mené par cette association, orientée vers une lutte comme la fin physique qu’aucune conscience ne peut supporter.

Ces cas sont fréquents à travers le monde et on peut citer les sépultures de Paglicci, dans les Pouilles en Italie, où les chevaux se dressent, peints sur la paroi associée aux sépultures. Et le cas de Vilhonneur en Charente où le crâne humain est en quelque sorte prolongé par la main et le masque de la paroi (Pl. 23, fig. 1). Mais l’universalité de ce principe vital se retrouve autant dans les poteaux de bois sculptés africains ou océaniens plantés sur les sépultures, mais aussi dans les peintures rupestres ajoutées aux surplombs rocheux où les sépultures furent enfouies. Le cas du détroit de Torrès présente une valeur orale tout spéciale cas sépulture et décors furent retrouvés via la tradition orale qui en avait perpétué l’existence (Pl. 24, fig. 1). Dans cette catégorie d’expérience, l’oralité, donc la mythologie, encore vives sont venues relayer, comme un écho, la double trace matérielle, peinte et inhumée, leur offrant en quelque sorte, une troisième dimension, aussi floue et persistante que la vie elle-même. La puissance de l’image n’est jamais anodine.

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Planche 24. L’image envahit aussi l’espace, elle se l’approprie comme pour lui donner un sens spirituel et une perpétuité humaine. Spécialement, le monde souterrain, fait de mystère et d’effroi appelle cette sanctification via les cérémonies, les rituels et les images qu’ils y laissent (1), d’après Lewis-Williams (1994). Toute image souterraine joue sur cette double ambiguïté : elle reflète une réalité saisie hors de son contexte et elle s’empare du mystère du lieu qu’elle humanise (pl. 15, 1). En même temps, un dialogue s’entretient entre les fissures, alcôves et salles, très sensibles dans chaque grotte, au point tel que les images extraites de leur support rocheux ne signifient plus rien. (2) À l’entrée d’une salle décorée l’harmonie est désignée par les animaux convergents vers elle, d’après Clottes et Simonet, Niaux, réseau Clastres.

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L’IMAGE ET L’ESPACE

À côté des petits groupes de figures, dont le sens fonctionne en interne, chacune de ces compositions trouve un rapport grâce à la position où elle fut placée. Ces aspects prennent une dimension spectaculaire dans de vastes ensembles tels Chauvet ou Lascaux mais tout signe, apporté à un paysage ou à un monument, y trouve son harmonie, donc sa signification. Une anfractuosité rocheuse acquiert un sens sacré par le jeu des symboles qui s’y concentrent, en jaillissent où s’y dirigent. En d’autres termes, le lien architectural entre le récit mythologique qui l’englobe, le protège et lui offre un espace souterrain où le mystère se trouve représenté, sur les parois dans un espace obscur où toute référence habituelle s’estompe et où l’âme se prépare à une vie mystique. Cette relation, profondément intime, entre cette architecture naturelle et son décor dépasse largement la Préhistoire, mais s’y trouve étroitement confinée avant l’érection des temples appropriés. Toutes les grottes décorées manifestent de telles cohésions intimes, au point même qu’un « décor » extrait du support qui le fit naître, perd la moitié de son sens, comme si on extrayait un chapiteau roman de son église : il en resterait un jeu de formes mais rien de ses relations avec le suivant, rien surtout de son intégration à l’atmosphère, à l’enchantement de la voûte.

Planche 25. Les maisons rituelles sont orientées et décorées dans le même but, dans les mêmes traditions, telles celles des Maoris (2), surélevée afin de capter l’énergie solaire, de s’y aligner, un peu comme si la maison elle-même faisait venir le soleil. Les orientations des mégalithes polynésiens attentent cette même préoccupation (1) : elles font lever le soleil par les cérémonies alignées sur son axe. Un dieu accessoire au nord s’y oppose sans guère d’effet, Kirch (2003).

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Exactement avec la même intimité, les piédroits, les linteaux et les supports en bois des temples maoris, indonésiens ou polynésiens, s’ornent d’êtres fantastiques, évoquant les ancêtres, les forces naturelles ou les esprits, toutes œuvres accrochées aux structures portantes dont elles n’altèrent pas la fonction, mais y participent, comme si elles en eussent été le fondement via leur force magique (Pl. 25, fig. 2). Là où elles ont péri, toutes les structures de bois devaient posséder une affectation analogue mais éphémère. Les rares traces de torchis peints sur les maisons néolithiques européennes, témoignent d’un souci identique à sanctifier le lieu bâti, car il s’agit d’un volume « domestiqué » et ainsi abstrait à l’emprise universelle imprévisible. De telles images permettent en effet de passer du chaos naturel à l’organisation contrôlée par la communauté humaine. Il est alors fondamental d’en protéger les abords et, surtout, d’y sanctifier les « seuils », passages obligatoires du désordre incontrôlable à la vie gérée par la conscience et la tradition. Une dimension supplémentaire, cette fois orientée vers le cosmos, est parfaitement évidente dans l’orientation prise par les couloirs mégalithiques, où les sépultures et les temples furent enveloppés par des masses gigantesques, inspirées des grottes naturelles. Partout sur la Terre, un tel « moment » fut traversé, dès que la démographie explosa et que la fixité fut imposée par le rythme des récoltes. Alors l’ensemble des monuments gigantesques fut orienté vers le lever du jour, afin d’y faire revivre les défunts. Accessoirement, la direction nord-sud opposée veille à l’accueil des dieux (Pl. 26).

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Planche 26. Les mégalithes européens n’échappent pas à la règle ; il y s’agit de conquérir l’espace, par exemple via les « bras ouverts » monumentaux des tombes à géants de Sardaigne (1, 2) sortes de prémonition, de celle de Bramante à la place Saint-Pierre. Les défunts sont inhumés à l’extrême fin de cette « grotte » bâtie par l’homme, ils s’y revitalisent à chaque saison, via la musique qui y résonne, Cook et al. (2008).

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Les mégalithes bretons « s’orientent » au sein strict du solstice d’hiver, avec le décalage imposé la latitude (4). Leurs parois furent finement décorées de reliefs, vibrants à chaque passage nuageux, à chaque moment du jour, à chaque saison (3). On y retrouve les figures de « déesses » de la mort (encore des arts), des crosses, des serpents, des haches. Les temps ont changé, mais les buts restent identiques : pérenniser le défunt par la maîtrise de l’espace cosmique auquel il se trouve ainsi définitivement associé.

Partout en Europe, cette direction fut respectée dans les mêmes circonstances, suivant une inclinaison méridionale afin de suivre les déclinaisons dues aux latitudes. Les décors s’y intègrent encore à l’architecture, car ils furent sculptés sur les dalles de supports elles-mêmes (Pl. 26, fig. 2). De telle sorte que l’édification et sa vocation rituelle ne puissent être distinguées, exactement comme sur les claveaux d’arc roman où l’équilibre de l’édifice tient à la double intervention divine, par les lois physiques maîtrisées et par les dédicaces métaphysiques ajoutées. L’architecture, guidée par la pensée, va plus loin encore puisque la forme même des plans au sol en incarne la fonction sacrée. En Sardaigne, deux bras monumentaux s’ouvrent sur l’esplanade où le mégalithe funéraire fut dressé (Pl. 26, fig. 1). Ces deux bras gigantesques évoquent évidemment ceux de Saint-Pierre de Rome, mais ils symbolisent surtout, dans ce contexte, la silhouette du bovidé, si fréquente alors et dans les mêmes circonstances, sous la forme de sculptures pariétales, d’où l’idée semble provenir. L’architecture, par essence abstraite, s’ouvre tout de même sur un des voiles de sa capacité figurative, un peu comme le plan au sol d’une église occidentale évoque, volontairement la croix du Christ, donc son corps lui-même. 81

Planche 27. La relation à l’espace peut aussi être induite par un rapport inverse à celui imposé par l’architecture. Une sculpture monumentale impose une déambulation périphérique, induisant le mouvement, la quatrième dimension et la série de visions successives offertes par notre propre translation. Ce mécanisme visuel fut découvert et exploité en tous milieux artistiques, comme une clé à la vraisemblance d’un mythe, rendu ainsi plus « réel » qu’une image plate, il acquiert sa propre existence via nos pérégrinations obligatoires. (1) Un Tii de Polynésie, Musée de l’Homme, Gall (2010) ; (2) Statuette de Lepenski-Vir, mégalithique du Danube, Gimbutas (1975) ; (3) Nigeria, tête de Jamoa, terre cuite.

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L’espace pictural fut aussi conquis symétriquement à inverse de l’architecture : plutôt que d’y pénétrer en s’y sentant « envoûté » l’image offre la possibilité de tourner autour par le biais d’une statue monumentale, dont les aspects se découvrent lors de notre propre pérégrination périphérique. Ce mode d’induction de l’image par le mouvement relève à nouveau d’une action physique, d’une participation de nos yeux, guidés par les mouvements du corps. Tout art produit par une civilisation, abondante et sédentaire, a enrichi ses modes d’expression du divin par ce procédé où l’extase se fonde précisément sur la stabilité sacrée, et comme éternelle, mais où aussi la participation corporelle fut à la fois un engagement du fidèle et sa dévotion. Aujourd’hui, le pèlerin contournant d’un œil fasciné une statue de pèlerinage, ne fait rien d’autre que s’y identifier et s’imprégner de sa force mystique. À ce moment-là, l’œuvre sainte (néolithique, africaine ou chrétienne) a quitté les mains de l’artisan et n’appartient plus qu’au mythe, comme si ses gestes eux-mêmes eussent été guidés par la sacralité du message en gestation.

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L’IMAGE ET LE TEMPS

Il est assez banal de surmonter l’apparent paradoxe entretenu entre la fixité d’une image et la suggestion continue dans le déroulé d’une action : chaque mouvement interrompu brise la glace entre ces deux modes d’expression. Mais il semble parfois que le recours à la quatrième dimension fasse partie du message, au même titre qu’une de ses autres composantes plastiques. L’intention est alors claire via un simple « instantané » de suggérer un moment, saisi dans un déroulement : les pattes de chevaux dédoublées ou les poitrails répétés forment certainement les plus pauvres de ces procédés, car ils « représentent » le temps plutôt que de l’induire. Ils appartiennent à la phase baroque de l’art, lorsque la suggestion fut balayée par l’illustration, plus ou moins servile et, surtout vidée de toute valeur spirituelle, il s’agirait alors de la plus banale réalité. Imagine-t-on un Christ « réellement » en marche par l’agitation de ses jambes sans rien perdre de sa majesté ? Tout au contraire, les animaux agités ont perdu leur statut et viennent remplir les espaces sanctifiés, à la mode des rosaces de nos cadres d’autels chrétiens.

Planche 28. L’image offre aussi un moyen de vaincre le temps via l’illusion d’un moment ininterrompu. En réalité, il s’agit moins d’un instantané que d’une suggestion de mouvement de la durée, jamais considérée dans sa continuité. (1) Homme dansant, magdalénien, La Marche, France ; (2) Bison et humanoïde dansant aux Trois Frères, Ariège, France ; (3) Cheval en marche, Lascaux.

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Cependant, le mouvement figé est suggestif d’une pose, comme la performance d’un danseur qui assemble l’image et la suggestion immobile. Le peintre (Degas) comme le photographe les ont saisi dans ce moment de grâce, où nul épisode suggéré, d’où le temps est éliminé au profit d’une tension intense. Nouveau défi à la condition humaine : infliger à la durée la grâce d’une perpétuité. Les artistes byzantins ont perpétuellement exploité cette veine : le « Pantocrator » par son image majestueuse et immobile se trouve chargé d’une noblesse terrifiante, comme les bovidés de Lascaux, figés dans un saut de vingt millénaires. Comme les chamanes en transes « idéalisés » dans leur pause significative, propre à leur état mais sans action préalable ou ultérieure (Pl. 28). S’il existe, l’art est un défi au réel, donc au temps. La circularité des assiettes au néolithique cherche, tout au contraire à animer par leurs décors un tournoiement, centré autour d’un axe. Divers procédés y pourvoient, telles les dansent animales, les spirales, les courbes, les croix ansées. Tous les motifs participent d’un mouvement circulaire, c’est-à-dire précisément celui selon lequel le support fut lui-même conçu. Loin d’évoluer d’une direction vers une autre, le mouvement rotatif rassemble, concentre, répond à la forme extérieure, au même titre qu’on la ferait tourner au creux de sa main. Dans le milieu balkanique, le mouvement est centripète, il s’enroule sur l’objet comme pour en donner consistance : c’est une sorte de clé à cette conscience, parfois retrouvée dans la lointaine Chine ou chez les Pueblos du Nouveau-Mexique. Un peu comme si certaines syntaxes surgissaient, autonomes, par associations d’idées et par la mécanique universelle du langage (Pl. 29). 87

Planche 29. La conquête du temps s’amorce de façon beaucoup plus subtile par les déroulés circulaires, en bordure de plat ou d’assiette ronde. La spirale, la croix ansée et la virgule suggèrent le tournoiement avec d’autant plus de force que l’ensemble s’enroule autour d’un axe qui le fait pivoter, comme une toupie ou le tour du potier lui-même. Le déséquilibre permanent dans lequel, par exemple, les courbes d’une spirale se lovent entraînant un rythme tournoyant, accentué par les bords courbes du support ; Poterie du néolithique balkanique et de la Mer Noire, Gimbutas (1975).

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Planche 30. La musique correspond le plus sûrement aux mouvements du temps, par sa fonction et par son défi. La précarité de ces œuvres en fait le plus précieux allié de la pensée car elle y impose une fluidité harmonieuse qu’aucun art ne maîtrise. Les principes de ses instruments furent connus de tout temps, mais possèdent des modalités variées selon la tradition et la répartition des valeurs sociales. Les réactions, plastiques et religieuses, de cet art éphémère se retrouvent

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toujours sous forme ambiguë, où tout art s’installe. Les grandes catégories de production sonore restent identiques. (1) Trois Frères, magdalénien, Ariège, France ; (2) Rhombe de Lalinde, d’après A. LeroiGourhan (1965) ; (3) Trompe du Brésil ; (4) Flûtes faites d’os de jaguar, Guinée Britannique ; (5) Racleur en bois d’Afrique occidentale, Handbook to the ethnographical collections. (1910).

Le mode sonore par contre est bien avéré car il provoque sa propre fracture. Les rideaux de calcite cristalline furent percutés aux endroits où la grotte résonne le plus clairement : les traces de percussion n’y laissent aucun doute. Divers instruments furent retrouvés, tels les rhombes, les sifflets, les flûtes, les tambours (Pl. 30). Avec l’arc musical représenté aux Trois Frères, toute la gamme organologique était connue et pratiquée, lors de cérémonies, et devant les fresques peintes, colorées, gravées. Un véritable « opéra » y est d’autant plus facilement imaginable lors d’initiations que de tels instruments en bois, retrouvés en Afrique centrale et méridionale, y occupent exactement la même fonction. L’universalité des formes et des mythes accompagnaient aussi celles des rituels, des danses et des décorations personnelles. Quoiqu’elle en dise souvent, l’humanité n’a guère changé, ni dans l’espace, ni dans ses rites, ni dans les fondements de sa pensée collective.

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L’IMAGE-SYMBOLE

Les animaux Une très abondante littérature a été consacrée à la conception et au fonctionnement du symbole, nous n’en reprendrons pas les détails ici. Par contre, notre structure théorique doit beaucoup à l’ouvrage fondamental, édité en trois volumes et dû à Ernest Cassirer : « La philosophie des formes symbolique », véritable mine encyclopédique de tout ce que l’humanité a pu produire. L’idée de base, articulée sous mille formes, démontre que le fonctionnement de toute pensée humaine suit un mécanisme symbolique, autant dans le langage, le mythe ou l’image. Or, ces référents n’ont rien d’aléatoire : puisés à toutes les sources mondiales disponibles, ils possèdent tous le même rapport entre la pensée et l’univers. Dans ce sens, par exemple, la pensée mythique fonctionne exactement comme celle de la science : elle cherche une cause extérieure à la contingence singulière d’un événement. Tout cela implique, la loi totalement universelle selon laquelle l’image du monde se sépare via la conscience de l’apparente réalité (Cassirer, 1972, t. II, p. 99). C’est ainsi que la « vérité » se délimite par les régularités de ses occurrences, tels l’image ou le référent d’où elle provient. C’est

ainsi que pour quitter la métaphore théorique, l’image-symbole s’impose par le double jeu de sa constance et de sa singularité. Sa répétition atteste de son rôle dans un système social qui l’admet et la reconnaît. Et sa particularité permet de l’extraire de ce rôle convenu en la reconnaissant et en comparant à son emploi dans d’autres contextes. Tout se passe comme si le symbole contenu dans l’image possédait, par rapport à l’esprit humain, un rôle constant qui dépassait les variantes contextuelles pour alimenter directement l’esprit dont l’image n’est qu’une des formes expressives. Ce jeu entretenu entre les images symboliques est si universel qu’il se retrouve aussi dans la théologie chrétienne où la disposition des figures d’apôtres respecte précisément leur signification respective (Pl. 31, fig. 1). L’image et son emplacement répondent à des règles si codifiées et si habituelles qu’elles en deviennent spontanées et constantes, comme si nulle référence littéraire n’eut été requise, car le Monde luimême répond à cet agencement. Les décors utilisés par les peuples Pictes (Celto-Germains d’Écosse) combinent le schéma, le symbole et l’abstraction sous un jeu très complexe mais structuré (Pl. 31, fig. 2). Chaque image correspond à un thème dans la mythologie Picte (chevaux, aigles, loups, sangliers), tourné vers la dangerosité, l’agressivité ou l’étrangeté de l’animal, promu au rang d’emblème clanique. Mais ils se trouvent associés à de véritables signes abstraits, aux lointaines résonances réelles comme le bouclier, l’épée, le bâton, le miroir qui, eux, appartiennent aux objets façonnés par l’Homme. 92

Planche 31. Comme substitut à la pensée immédiate, le symbole graphique paraît être d’usage universel dans la pensée elle-même. On retrouve sa force dans la disposition des figures sur une croix latine, comme une contraction de la vocation des apôtres « lue » par leur disposition vis-à-vis de l’image christique (1). La symbolique utilisée par les Picts possède plus encore de richesse et de variantes, car on y voit se jouer les signes plastiques (armes, animaux) avec ceux plongeant dans l’ésotérisme (zigzags, courbes allongées). La pensée pousse derrière l’image afin de combiner des symboles intermédiaires entre la représentation et la convention (2). Une dialectique complexe s’impose à l’image comme si sa seule clé (non ses représentations) permettait aux seuls sages d’y distinguer le sens. (1) Couronne de Hongrie ; (2) Serpent-cheval, zigzags, aigle, entrelacs loup, bouclier, sanglier, Pictes.

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Leurs combinaisons nous apparaissent comme un langage et sont produites par sa seule forme plastique. Des exemples récents permettent de plonger dans l’univers des mythologies universelles où les mêmes thèmes réapparaissent sans cesse. Parmi tous les symboles animaux, le taureau est certainement celui qui dispose de la force la plus vivace et la plus générale. En mythologie, il défie l’homme par sa force et sa vitalité. Il n’est pas par hasard représenté du Minotaure à Lascaux et à la tauromachie actuelle. Il se présente toujours comme l’animal ou le symbole à maîtriser, incarnant une nature aussi hostile que familière. Dès le paléolithique, le chamane se dissimule sous sa défroque, il en porte l’allure et l’encornure ostentatoire, comme s’il en incarnait aussi la force (Pl. 33, fig. 4). Bien des fois, le taureau est simplement dressé et seule son attitude suggère l’ambiguïté de son image. Il entre dans toutes les religions, de la crèche chrétienne aux fresques de Cnossos, où il devient un jeu dans d’évidentes scènes de défis, à la manière de celles réellement vécues dans les rues du sud de l’Europe. Son caractère fécondant lui vaut d’innombrables représentations dans les hypogées et les temples du Néolithique. Il possède ainsi un double rôle : celui du défi lancé par une nature symbolisée que l’homme doit vaincre, et la récupération au même titre que sa puissance pour le voyage dans l’autre vie. Ces deux symboles se trouvent symétriquement associés exactement dans ces deux situations, de la crèche à la sépulture. Un jeu graphique s’empare ensuite des encornures vues de face : elles évoquent la première lune, donc le rythme de régénération auquel elles sont souvent associées. Leurs silhouettes, considérées de face 94

se prêtent à d’infinis jeux esthétiques (Pl. 33, fig. 3), de la lyre aux sceptres, comme si le référent sanctifiait l’objet qu’elles ornent. Le schéma bovin est si puissant qu’il occupe le premier rôle dans notre alphabet dont la lettre initiale (aleph) n’est rien d’autre qu’un bucrane inversé (Pl. 32, fig. 2), tout autant graphique que symbolique, car il amorce le discours dans sa modalité abstraite. Le cerf offre aussi une symbolique totalement universelle, par le renouvellement de sa ramure, son association directe avec la nature et la forêt, son comportement paisible et familier. Il entre dans la mythologie à bien des titres, tel le compagnon d’Artémis (la Diane chasseresse) ou pour évoquer saint Hubert dont les ramures sont séparées par un arbre ou une croix. Le dieu celtique Cernunnos en porte la ramure et les pattes : à ce titre il joue l’intermédiaire entre l’humanité et la nature sauvage. Les masques chamaniques utilisent ses ramures en abondance, autant en ethnographie actuelle, au Mésolithique (Bedburg), qu’au Paléolithique (Trois Frères) (Pl. 33, fig. 2). Mais sa persistance traverse toutes les périodes, dont l’emploi matériel et direct accompagne, tel un trophée, les sépultures sous une forme systématique (Pl. 33). La croissance régulière de sa ramure, son perpétuel renouvellement, toujours davantage développé, constitue évidemment le symbole le plus puissant de la régénération. Ainsi, l’image du cerf poursuit sa course au fil des significations données par l’histoire, des combinaisons où il se trouve inscrit et surtout des styles dominants par lesquels toutes images se métamorphosent selon les langages graphiques et les modes de supports. 95

Planche 32. Le jeu des symboles s’enrichit dès que l’on passe le continent pour accéder à l’universel. Le taureau, source de vie et de défit dans toute mythologie connue par les textes, prête son image à chaque sacralité, dès le Paléolithique (3), le Mésolithique et jusqu’aux alphabets actuels. (2) Le « aleph » hébreux, reprend l’image bovine, retournée en caractère latin. La force de l’animal fut conjurée dans l’image (temples, sépultures) autant qu’elle le fut par le récit (Zeus et Europe) ou par l’acte (corridas actuelles). Cette tendance au défi d’un animal puissant correspond exactement à la volonté humaine qui cherche à surmonter chaque contrainte naturelle. (1) Chatal Höyük, 7e millénaire, Anatolie ; (2) Gabillou, Dordogne, vers 17000 ans ; (3) Alphabets occidentaux ; (4) Göbekle Tepe, bas-relief mésolithique, Anatolie orientale ; (5) Tombe en hypogée collective en Sardaigne.

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Planche 33. Le cerf, par la puissante symbolique de ses ramures perpétuellement régénérées, constitue un des signes les plus fréquents de toutes pensées religieuses, depuis le Paléolithique (4), jusqu’aux allusions de Saint-Hubert, où la croix se dresse entre ses cornes. Cette multiplicité évidente portée contre les fonctions mortelles fut réinvestie d’innombrables fois, via l’image et à toute période de l’histoire humaine. Toujours, le cervidé est associé à la renaissance et à l’immortalité comme la croissance de ses ramures semble l’attester. (1) Art Levantin ; (2) Sépulture mésolithique de Bretagne ; (3) Galice ; (4) Trois Frères, Paléolithique, Ariège

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Le symbolisme des félidés, spécialement du lion, est tellement évident qu’il pourrait se passer de commentaire. La force, la puissance, la majesté font que son image décore les trônes, les oriflammes, les drapeaux nationaux, même là où les seuls félins réels sont les chats domestiques. Il symbolise saint Marc et le désert où il vécut, il est abattu par les souverains dans les images où ils veulent illustrer leur puissance. Autant au Paléolithique, qu’au Néolithique où ils incarnent le danger naturel. On ne le voit vaincu que dans l’Antiquité où il souligne la force d’Héraclès, son unique maître. Durant toutes les époques historiques, en Chine comme en Europe, son image se trouve soumise aux fonctions prestigieuses, auxquelles elles seules peuvent répondre. L’illusion plastique possède sa pleine force à mesure où la réalité est redoutée. La « force du lion » joue sur le paradoxe craintif selon lequel, la conquête d’une telle férocité ne passe que par la voie métaphorique, par la parole ou par l’image. La sorcière d’Halloween est d’autant plus terrible qu’elle reste illusoire, exhibée seulement dans des circonstances où on lui prêtre une réalité, au même titre que tous les « monstres » de carnaval. Lointain et réduit à une image, le lion ne possède plus que la valeur symbolique laissée par l’orgueil de son destinataire. De façon très significative, l’image du félidé gagne dans ses doubles significations au Néolithique, là où la nature incarnée par sa sauvagerie doit être exposée (Pl. 34, fig. 4), mais là aussi où cette force brutale s’accorde avec la procréation maternelle qui la maîtrise par une série d’images à la symbolique évidente (Pl. 34, fig. 2). À mesure où la férocité naturelle du monde sauvage se trouve à la merci des 98

hommes, ceux-ci seront libres et aptes à maîtriser leur destin. Partout, l’image du lion redoutable sert à garantir cette sérénité illusoire. Dans diverses religions, croyances et légendes, l’ours prend une place tout particulière. Signe de l’autorité temporelle chez les Celtes, il serait de nature divine chez les Aïnous du Japon, signe de renouveau en Sibérie et chez les Indiens du Pacifique où ses représentations abondent. Dès le Paléolithique, son analogie formelle avec un homme dressé fut à la source d’innombrables traces symboliques, dont les pendeloques faites par ses canines, ou ses crânes, déposés intacts dans certaines grottes dont la plus spectaculaire est celle de Chauvet (Ardèche), où un crâne trônait posé sur un bloc rocheux. Cette sorte d’images « hyperréalistes » se poursuit par des caches où les ossements sont assemblés ou par des traits de couleurs rouges dont ils sont peints. Mais les ours jouent aussi un rôle dans leurs silhouettes, peintes ou gravées, parmi les ensembles pariétaux où ils occupent des positions latérales, comme annonciatrices (Pl. 15, fig. 1). Dans les sculptures en bois, dont ils forment le substitut (les « organes »), les ours participent à la vie spirituelle. On les trouve décorés et articulés comme le serait un officiant humain. Après les sacrifices, leurs restes seront disposés en pleine forêt, mais dans leurs dispositions anatomiques réelles, afin d’assurer leur renaissance. Les prêtres portent alors des bandeaux ceignant leur front où est cousue l’effigie de l’ours en bois sculpté (Pl. 35, fig. 5 et 6). L’officiant possède alors une double nature et se trouve autorisé à pénétrer l’univers des esprits naturels. 99

Planche 34. Les félidés appartiennent, encore aujourd’hui, à ces grandes familles indomptables et jamais domestiquées. Ils se présentent donc comme l’incarnation d’une famille à la fois extérieure à l’emprise de l’homme et restée dans ses marges redoutables, telle la nature elle-même. Seule l’image (ou le récit) peut interrompre provisoirement une si puissante emprise, soit par l’inféodation plastique du félin à l’humanité, soit par son utilisation au titre d’intermédiaire entre les deux faces du monde : la sauvagerie et la culture. Cette opposition, structurelle et constante, devient alors symbiose et voie schématique liant les deux univers. (1) Chamane aurignacien, 34000 ans, fait d’une silhouette humaine affublée d’une défroque féline, Hohlestein-Stadel, Jura souabe ; (2) Hacilar, Turquie, 7e millénaire, femme trônant sur un guépard et allaitant un jeune de la même espèce ; (3) Pilier du temple de Göbeckli Tepe, Mésopotamie turque, où le félin vient « supporter » la masse de la couverture ; (4) Reconstitution d’un des temples de Chatal Höyük, 7e millénaire, Konya, Turquie, où les images de bœufs et de félidés s’associent, comme les deux fonctions fondamentales de la pensée nouvelle : la production et l’opposition à la nature.

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Planche 35. L’emblème de l’ours appartient à toutes les religions septentrionales, tel un défi à relever par l’homme via son apparence en position debout et à sa silhouette vaguement humaine. Cette familiarité avec la nature « anthropique » et son statut naturel ont fait que l’ours entre dans toutes mythologies, jusqu’aux fonctions ludiques actuelles, sans rien perdre de sa fascination primordiale. (1) Image d’ours paléolithique ; (2) « Ongones » en bois de Sibérie, restitué à la nature, Zelenin ; (3 et 4) Ours du Nord-Ouest américain ; (5 et 6) Effigies d’ours sculptées sur les bandeaux des officiants aïnous en cérémonies, Leroi-Gourhan.

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Le symbole de l’aigle, et du rapace en général, est omniprésent, omnipuissant. De César à Napoléon, il incarne la force indomptable d’origine et de nature céleste. Les chamanes de tous les continents en prennent la forme et les attributs. La plume d’aigle, autant que ses os creux, sont utilisés pour les cérémonies car ils incarnent l’accès au monde cosmique, inaccessible sans ces intermédiaires. Son image se retrouve autant dans les civilisations de chasseurs, symbole alors d’une vision lointaine et puissante, que chez les agriculteurs où il établit la relation entre la terre fertile et la pluie fécondante. Mais il entre surtout dans la mythologie préhistorique par le biais de l’espèce à laquelle aucune domestication ne peut s’appliquer : il emporte les âmes sur les fresques des temples, comme les harpies le feront en mythologie grecque, et comme les corps des défunts désarticulés le sont réellement dans les sommets himalayens actuels. Sous toutes ses formes, le symbole de l’aigle est adapté aux sources iconographiques de la Préhistoire récente : en statuette pour lui rendre son aspect réel (Pl. 36, fig. 1), en peintures murales dans les temples (Pl. 36, fig. 3) et en motifs décoratifs dans les sculptures amérindiennes du Pacifique, où il se présente sous la forme bicéphale, qui renforce sa puissance, à l’instar des symboles mexicains ou asiatiques (Pl. 36, fig. 2). Le rôle du symbole où se concentre une énergie transmise par l’image s’illustre une fois de plus, non seulement par son mécanisme universel mais surtout par le sujet qu’il incarne. Plutôt que représenter l’aigle, son image éclaire la pensée humaine qui y est appliquée. Par ce biais, c’est la force de l’esprit humain qui révèle sa structure et sa profonde unité. 102

Le serpent est pour l’homme l’être le plus mystérieux de la création, sans pattes, sans plumes ni pelage, au sang froid et en constant mouvement de dissimulation souterrain, aux morsures mortelles, il présente l’incarnation du danger fatal et de la monstruosité terrestre. C’est pourquoi son symbole graphique possède une telle importance, du drapeau mexicain aux dieux des Indes, associé aux félins, il constitue le couple symbolique le plus redoutable. Son ambiguïté formelle en fait parfois un être mâle dans sa rigidité, mais aussi femelle dès lors qu’il enlace. Les statuettes néolithiques jouent sur ce double sens car si leur corps est bien féminin, leur tête est souvent assimilable à celle d’un serpent, tel un androgyne (Pl. 37, fig. 2). Il est certain que la figure du serpent, placée en faible relief sur les piliers de temples ou sur les piédroits des mégalithes, souligne ce rapport entre la Terre où le monument fut planté et l’espace vers lequel il se dresse (Pl. 37, fig. 3 et 4). Comme l’aigle et le lion (tous deux emblèmes évangéliques), le serpent entre dans la cosmologie car il reste indomptable, à l’opposé des animaux désormais maîtrisés par l’Homme, jusqu’à leur reproduction et leurs caractères anatomiques inclus. Ainsi, ces animaux entrent dans un jeu dialectique où s’opposent l’animalité dépourvue de la sacralité sauvage et un monde inaccessible, tels les astres qui incarnent la vérité inaltérable de l’Univers. L’esprit humain tend alors à l’appréhender par sa seule illusion graphique qui en constitue donc le double mais « domestiqué ».

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Planche 36. L’aigle, oiseau dominateur, emporte les âmes aux cieux. Respecté pour sa force, sa noblesse et son élévation, il reste aussi l’oiseau non domestiqué par exemple. Il emporte les restes des défunts et leurs âmes, telles les harpies de la mythologie grecque, mais aussi, très matériellement, les prêtres himalayens qui découpent le défunt à cet effet. (1) Nemrik, Proto-néolithique d’Iraq ; (2) Aigle bicéphale du Pacifique Nord ; (3) « Protoharpies » aquiliformes qui emportent les têtes des défunts après la mort, 7e millénaire, d’après Mellaart (1964).

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Planche 37. Par excellence, le serpent est un être monstrueux : sans pattes, sans poils, sans plumes, il échappe à toutes les conventions « naturelles » concédées à l’humanité. À ce titre, il entre dans le cortège ambigu situé entre la terre, les mers et le cosmos dont il semble générateur par ses apparitions furtives. Absent des images des peuples chasseurs où son statut ne pouvait prendre place, il devient vite l’ennemi véritable, donc placé dans le lot des dangerosités les plus terribles, avec le paysan sédentaire qui en meurt souvent. C’est alors que ses représentations abondent, telles autant d’emprises visuelles, donc magiques. (1) Vishnou ; (2) Shar-a-Golan ; (3) Göbekli Tepe ; (4) Mégalithique de Tolède, Espagne

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Les êtres humains L’essentiel d’une personnalité se condense dans le regard. Par là passent la lucidité, l’émotion et l’âme elle-même : il suffit de s’y attarder. Toutes les civilisations ont donné un sens à ce phénomène fondamental dans la communication, entre les hommes comme entre les dieux. La chouette d’Athéna est pour nous le modèle le plus proche, le plus fort : la déesse perce la pensée par la puissance de ses yeux écarquillés. Les ténèbres traversées par ce rapport nocturne sont aussi celles opposées, chez les Hommes, par le mensonge, la ruse, la calomnie et la cupidité. Rien ne résiste à la déesse de Sagesse, comme l’œil de Dieu poursuivait Caïn jusqu’aux ténèbres de son sépulcre. L’importance du regard, rendu souvent par deux cercles jointifs correspond au motif le plus généralement répandu en toutes civilisations, dès qu’elle se définit un destin en dehors des forces naturelles. Sous d’infinies modalités, il se retrouve autant sur les vases, sur les armes, les stèles, les habitats (Pl. 38 et 39). Un de ses accommodements fondamentaux place les yeux au sommet d’urnes décorées, de telle sorte que sa forme soit à la fois un contenant et la suggestion d’un corps humain (Pl. 40, fig. 2 et 3). Entre des extrémités géographiques aussi éloignées que le Brésil, les Balkans ou la Chine, des formules exactement identiques se retrouvent. La liaison entre la souplesse du matériau, l’intention globulaire et la puissance thématique est telle que seules les variantes stylistiques secondaires permettent de les distinguer. Le regard devient un corps d’argile et ce corps est un contenant aux substances symboliques aussi vitales que l’eau, le grain ou les restes organiques du défunt.

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Planche 38. La chouette, aux yeux fixes et grands ouverts, montre la lucidité de sa sagesse : elle voit, comprends, prévoit et met en garde. Ses yeux jumelés incarnent la plus profonde pensée, et cherchent à la diffuser, à l’instruire. Voilà la garantie du saut fondamental entre un regard et une pensée, dès que le premier apparaît, la lucidité s’impose, sous la forme plastique spécialement obsédante (« l’œil de Caïen »). Dès 36 mille ans à Chauvet, le rapace nocturne perce de son regard l’obscurité de la grotte. Invisibles et immobiles, deux énormes yeux scrutent la nuit (1), ils sont aussitôt transposés aux vases d’argile de Vinça (2), 5e millénaire, puis aux stèles provençales (3) et se retrouvent à des milliers de kilomètres, dans les îles polynésiennes (4), ornant les pagaies ; îles Marquises.

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La coutume, le mode d’expression et la fonction se retrouvent combinés comme une formule universelle. Les stèles, monumentales et dressées aux emplacements cruciaux du paysage, deviennent des analogies aux êtres humains par l’incrustation d’arcades sourcilières pointées. Elles sont alors les intermédiaires entre la terre fertile et le cosmos qu’elles sollicitent au nom des Hommes (Pl. 38, fig. 3). Ces jeux de formes oculaires se retrouvent autant sur les manches de pagaies en Polynésie ou démultipliés à l’infini sur les hauts pignons des cases rituelles de Nouvelle-Guinée où ils incarnent l’esprit des ancêtres, auxquels rien n’échappe, à la manière de l’Athéna antique, ou du Christ vers les mortels (Pl. 38, fig. 4 ; Pl. 39, fig. 1). Sous des formes totalement différentes, de la pierre au bois, de la céramique au textile, l’âme divinisée se tourne vers le vivant, jusqu’au fond de sa pensée. L’emprise spirituelle passe par le regard, comme s’il en exprimait un langage profond, relayé par l’image la plus universelle de toutes. Extraite de son expression strictement humaine, la pensée produite par le regard devient un masque et entre à ce titre dans la société humaine où il devient interchangeable. Il ne s’agit plus de simuler un visage particulier mais de ne récupérer que sa force théorique successivement attribuée à chaque membre du groupe et dons les fonctions fluctuent au fil des cérémonies. Plutôt qu’une représentation, l’œil devient une pensée.

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Planche 39. La force des yeux et du regard interdit l’accès aux non-initiés de Papouasie : ce sont les ancêtres qui voient et s’y opposent (1). Mais ce double regard joue aussi sur la synecdote, composée entre les yeux et le vase où ils s’appliquent (2 et 3). Le vase, alors formant corps, se trouve intégré dans un jeu inextricable où les échanges se multiplient entre fonctions et symboles, dans des régions aussi éloignées que le Brésil (2) et la Serbie (3).

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Planche 40. Les mains possèdent certainement la plus forte valeur symbolique de tout le corps humain : elles se posent comme des signes et témoignent pour toujours d’une présence, personnalisée et humaine, en des lieux d’accès difficile. L’exploit se trouve dès lors perpétué. Il n’est donc signe universel à ce point répandu et généralisé en tout temps. Entre les grottes paléolithiques, les peintures de Bornéo (1) et les décors d’Indiens en cérémonies, cette marque frappe et assume toutes les exigences, de la personnalité, de l’exploit et de la sacralité, sur le mode des jeux de mains lors des cérémonies chrétiennes ou des danses hindoues. (1) Détails des décors de mains, Bornéo, Fage et Chazine (2009) ; (2) Costume couvert de mains au Nouveau-Mexique.

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Les mains possèdent une gamme expressive elle aussi extrêmement large, étalée entre les langages des sourds-muets jusqu’aux mudras des danses indiennes où chaque plissement des doigts exprime un certain épisode mythologique (Pl. 40). Mais principalement, l’image de la main à diffusion totalement universelle, conserve le signe de la préhension d’un lieu par un individu. Un contact sacré est alors entretenu entre la magie de ce lieu et l’individu qui non seulement s’en imprègne mais, surtout, y laisse sa trace définitive. Dès lors, les combinaisons entre lieux sacralisés (grottes peintes, temples ou cathédrales) entretiennent des relations aussi subtiles que complexes. Les dispositions répondent à des agencements significatifs, autour des figures mythiques : chevaux au Paléolithique, taureau au Néolithique (Pl. 41). La disposition des doigts forme un jeu complémentaire : certains étalés, d’autres alignés, selon des formules stéréotypées, nullement aléatoires : ce sont des signes combinés dont seule la régularité nous parvient. Elle est partout porteuse de sens puisqu’elle fut respectée durant des millénaires et ces formules révèlent la puissance des élaborations intellectuelles qui ont traversé l’usage des images pour mieux signifier un conte ésotérique que le seul récit ne pouvait pas exprimer. Ce principe agissant via l’image des mains imprimées est si puissant qu’il fut retrouvé aux plafonds des grottes inaccessibles dans les forêts tropicales de Bornéo et du Mexique. Les combinaisons formelles y sont alors infiniment plus complexes car chaque main s’orne de décors intérieurs faits de diverses catégories de motifs, alignés, pointés ou transversaux. De plus, des lignes courbes assemblent certaines d’entre 111

elles et des schémas animaux les accompagnent (Pl. 40). D’apparence dispersée, ces traces de mains constituent sur les parois, des réseaux qui les humanisent. Ils font passer la grotte immense et perdue au sein des forêts à un vaste espace sacralisé par ces réseaux de combinaisons extrêmement expressives, comme si la paroi eut agi tel un écran intermédiaire entre la réalité et un univers plus « réel » encore mais contenu dans la montagne elle-même. La roche n’est qu’un rideau illusoire installé entre les deux mondes et que seul le mythe est apte à percer. L’horreur conçue par les aborigènes devant des destructions industrielles récentes doit être comprise pour la même raison : l’univers entier s’en trouve effondré. Les signes réalisés dans la réalité grâce aux jeux des mains par les prédicateurs, les prêtres, les souverains se prolongent ensuite par les mouvements des bras qu’ils soulignent, articulent et accompagnent. Un chasseur bochiman désigne le gibier aperçu par des dispositions convenues des doigts, afin de rester silencieux, mais les bras indiquent en outre la direction, la vitesse, le nombre. Lorsqu’il s’agit de figer l’animal, le geste et l’action, le signe dérivé de ces mouvements présente le double avantage d’une codification ésotérique partagée par le clan des chasseurs et le faible investissement graphique requis par le signe plutôt que par la représentation suggestive. Ainsi, les dessins eux-mêmes nous parviennent-ils dissimulés sous le code de l’expression verbale. Elle n’est rien d’autre que l’élaboration intellectuelle elle-même mise au service du « geste et de la parole » (A. Leroi-Gourhan, 1964-1965). 112

Planche 41. Dans les compositions religieuses, élaborées de tout temps, la main intervient, tel un complément anthropomorphe dans des scènes purement animalières. On y voit clairement que seul ce signe exprime l’humaine présence, au titre d’évocation indirecte. Tout le reste des scènes relève d’une vision rêvée et lointaine, mais rigoureusement animalière. (1) Pech-Merle, Lot, Gravettien, vers 26000 ans ; (2) Chatal Höyük, Anatolie, 7e millénaire.

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Dès lors, la codification des gestes elle-même répond à des schémas aussi structuraux qu’universaux : les bras sont tendus en forme de prière physique (d’où découlera la croix chrétienne), ils sont repliés sur le ventre, sur la bouche, pendant de chaque côté du tronc ou en position alternée comme les mouvements signalétiques sur un porte-avions (Pl. 42). Le geste n’est jamais anodin, a fortiori s’il est reproduit dans un support plastique à vocation perpétuelle. Il entre alors dans une combinatoire où jouent les matériaux, les décors adventices, les fonctions et les significations, toujours variées mais jamais aléatoires. Le geste poursuit le code plastique en y apportant le signe d’un moment codé devenu perpétuel. Les animations jouent avec les moments et les situations pour créer des scènes dont la signification est portée par le récit mythique, alors devenu analogue au vécu. La « mise en scène » théâtrale commence là où s’éteint le mythe. Trop chargés par leur évidente humanité, les acteurs s’éloignent des dieux, en les implorant par la tragédie où, précisément, les gestes défient les dieux déjà morts.

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Planche 42. Autant que les regards, les gestes expriment une attitude, mais elle va cette fois en sens opposé. Une fois les dieux créés à notre image, il fut alors nécessaire de les implorer sur le même mode. Ainsi, symétriquement à la création d’essences divines analogues à la nôtre, la sollicitation de son action bénéfique ressembla, elle aussi à celle implorant un monarque ou un prêtre. L’action de l’image devin alors réciproque et personnelle. (1) Figurine mycénienne ; (2) Cucuteni ; (3) Vase Körös.

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Les armes Tout arme présente un rôle beaucoup plus symbolique qu’effectif, précisément parce qu’elle est représentée de multiples fois. Même les armes-objets ont une force différée par l’imagination qui les a fait naître et les entretient dans la pensée collective, comme la crosse d’un saint ou le bâton d’un maréchal. Leurs images dérisoires viennent orner les emblèmes portés par les gradés militaires, policiers ou pompiers. L’arme confère la puissance donc le statut de celui qui l’exhibe, en proportion inverse de sa véritable personnalité vulnérable. Dès le Paléolithique, les armes les plus raffinées ne portaient que le signe d’un exploit artisanal, en aucun cas celui de l’efficacité. Les pointes les plus élancées et les plus raffinées portent d’autant moins de traces d’utilisation qu’elles se briseraient nettes à la première tentative : l’arme elle-même n’est que le signe d’une action réelle mais n’a rien de son efficacité supposée. Un peu comme nos enfants jouent avec des pistolets en plastique qu’ils voient comme dangereux. Toute l’histoire de l’image de l’arme peut se réduire à cette dualité : dans sa réalité l’arme tend vers une performance formelle de pure substance intellectuelle (le fusil-mitrailleur surdimensionné de Rambo), dans son image, l’arme n’est plus que l’expression d’un statut, d’une circonstance, d’un privilège. Néanmoins, dans cette myriade d’acceptions, l’esprit peut découper des constantes, comme l’arme-reine : l’arc et la flèche. Elle propulse au-delà des cieux, la mort, la vie et l’espoir. Elle est le véhicule des messages terrestres comme dans les figures de Vishnou, ou des archers polynésiens (Pl. 43, fig. 1).

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Planche 43. Par son ostentation, l’arme délègue sa force sur le porteur, bien davantage qu’elle ne pourrait le faire réellement : ainsi la substitution s’enclenche par le dialogue de l’image. Celle-ci s’étend autant aux guerriers qu’à toutes armes, beaucoup plus raffinées que la mécanique l’impose. (1) « Chasseur-chef », Nouvelle-Zélande ; (2) Armes raffinées du Chalcolithique européen.

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Sa précision sur une cible lointaine, sa rapidité et son silence en font une arme des dieux : elle surmonte à distance ce qu’aucun être humain n’aurait pu atteindre. Dans son combat victorieux contre la détermination des lois physiques naturelles, elle possède un effet « démiurgique », c’est-à-dire en compétition avec la création. Les armatures de flèches ellesmêmes n’ont plus rien de fonctionnel : elles cherchent l’élégance et le raffinement, bien au-delà de l’utilité qu’un simple éclat tranchant aurait pu aussi bien fourni (Pl. 43, fig. 2). La vie des signes associés aux armes belliqueuses suit une ligne iconographique, toujours agencée selon les deux termes : la hache, le poignard, l’épée se chargent en décors symboliques évoqués plus haut (cercles, spirales, étoiles), tandis que leurs représentations entretiennent des jeux sémiotiques complexes, avec des suggestions de figures humaines schématiques, de nouveaux les yeux, et encore une fois, d’autres armes telles les hallebardes, les épées ou les boucliers. Le transfert d’une réalité à un signe possède une superbe illustration par le passage des « crosses » à valeur universelle, de la Polynésie au Chalcolithique portugais jusqu’à celles portées par les saints, et d’autre part l’immense extension iconographique de la même arme sur les stèles des monuments mégalithiques (Pl. 44, fig. 4). Tout se passe comme si la métaphore d’une arme, aux sources du signe graphique, emportait avec sa valeur, la signification et la puissance de l’objet représenté. Une fois encore, cette simple glissade d’une réalité à son substitut iconique éclaire le mode de raisonnement de l’esprit humain, dès qu’il se trouve à l’intersection de deux modes de réalités (Pl. 45). 118

Planche 44. Au fil du temps, le jeu de l’image symbolique de l’arme va grandissant. Celles en silex imitent le métal, celles de bronze se chargent d’un décor symbolique, et l’ensemble appartient au cortège mystique des défunts. Un peu comme nos « chevaliers » représentés en armure sur leur dalle funéraire. (1) Poignard de Remedello, 3e millénaire ; (2) Hache à disque hongroise, finement ciselée ; (3) Épée en bronze du même style ; (4) Poignard en bronze, à l’imitation de ceux en silex ; (5) Stèle avec indication d’yeux et de côtes, mais avec le poignard associé symboliquement, Pena Tu.

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Planche 45. L’arme en crosse accentue cette tendance jusqu’à une dimension infinie, car (1 et 2) proviennent du Pacifique et du Portugal, tandis que la stèle centrale illustre le fond d’une sépulture mégalithique de Bretagne. À chaque fois, le symbole incarne la force, mais aucune trace n’indique son utilisation effective : tout se place dans un unique jeu de symboles, admis conventionnellement.

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L’eau Partout et toujours, l’eau symbolise la purification, la prolifération et la fécondité, combinées à l’infini autant dans tous les mythes que dans leurs images. Le signe en spirale, dérivé de la vague et de la coquille qu’elle produit, se retrouve depuis la Vénus de Botticelli, elle-même sortie des eaux, jusqu’aux décors des vases néolithiques, où elle se retrouve absolument partout de la Chine aux Balkans et jusqu’aux Indiens Pueblos (Pl. 46). Dans ces cas, les deux sens du signe se combinent car il fait autant allusion à l’eau fertilisante contenue qu’au contenant luimême qui la transporte. Dans des conditions très semblables et à travers l’ensemble du globe, une coïncidence formelle identique apparaît : la fonction du vase en argile aux sources de sa forme sphérique, l’importance vitale prise par l’eau dans les sociétés devenues agricoles et la même réduction schématique de l’eau en spirales. Un voile de l’esprit humain se trouve à nouveau soulevé. Très spontanément, l’association de l’eau fertilisante passe aussi par l’image de la femme procréatrice. Les statuettes néolithiques européennes en portent la trace précisément sur les cuisses et le bassin. Les divinités africaines s’ouvrent dans le cosmos pour faire pleuvoir et ensemencer la terre, sous l’influence implorante de silhouettes humaines aux bras dressés, suivant le principe évoqué plus haut (Pl. 47). Parallèlement, le signe même de l’eau, dérivé de son aspect actif directement visible, suit une schématisation propre aux divers alphabets, pour arriver à notre lettre « M » aux lointains relents de la vague.

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Planche 46. Parmi les symboles mécaniques terrestres, l’image de l’eau est spécialement importante pour sa fertilité et la renaissance qu’elle semble offrir. Son universalité, réalisée sous des formes très proches, est également remarquable de la Chine aux Amériques et à l’Europe. Sa position fréquente sur le vase qui la transporte en fait une double puissance symbolique. (1) Déroulement d’un vase du Nouveau-Mexique ; (2) Vase de Dimini, Néolithique, Grèce ; (3) Vase de l’Âge du Bronze en Roumanie ; (4) Vase chinois néolithique ; (5) Développement des vases balkaniques, Néolithique.

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Planche 47. Cette importance de l’eau, dans les sociétés agraires, a conduit vers une schématisation autonome de son signe, chez les Chinois ou en caractère latin (1). Tout « M » provient de l’eau fécondante. Cette association va si loin que la spirale aqueuse est portée sur les statuettes néolithiques féminines où elle semble désigner la procréation, de l’eau et des hommes. Cette analogie synthétique se retrouve aussi loin que l’Afrique du Sud où ce sont des femmes célestes qui « font pleuvoir » à la suite des cérémonies (3).

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Les astres Les relations entre l’esprit et les composantes du cosmos ont provoqué l’existence d’innombrables mythes, légendes et religions dans lesquels chacun des astres intervient selon des formules constantes. Dans l’histoire des signes graphiques, ce phénomène apparaît surtout dans les sociétés agraires, lorsque les mouvements solaires prennent une telle importance qu’ils déterminent les saisons, les périodes d’ensemencement, de récoltes et des cérémonies qui y sont liées. Les peuples prédateurs et nomades n’accordent pas cette importance aux mythes solaires en apparence irréguliers pour des observateurs eux-mêmes en mouvement et dons les astres sont des repères, non des fonctions. Mais avec la sédentarité, les relations s’inversent : l’homme est fixe et voit « bouger » le ciel, toute l’astronomie babylonienne prend son essor à partir de cette interprétation restée tel un dogme jusqu’à Galilée. Dans cette certitude, le mouvement des astres a pu tenir son rôle référentiel pour le destin de l’homme lui-même, et ses symboles graphiques y furent alignés. Les chars et les bateaux portent l’emblème du soleil comme s’ils rythmaient leurs mouvements sur le même temps astral (Pl. 48, fig. 1 et 2). La puissance de l’astre, sa chaleur, son rayonnement furent récupérés dans les couronnes royales où les rayons symbolisent ceux de l’astre qu’ils transfèrent au personnage humain, en quelque sorte « divinisé » par ce procédé graphique.

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Planche 48. Le culte solaire apparaît avec les sociétés agricoles et s’amplifie aux âges des métaux, comme si « toute » la Terre était conquise, l’esprit se tournait spontanément vers le cosmos, tel un acteur de tout mouvement, stellaire et terrestre. Les chars et les bateaux en sont ornés (1), l’homme s’en empare au titre de « couronne » d’où les rayons jaillissent (3) et les cercles concentriques ornent les sommets rocheux (4). (1) Gravure scandinave ; (2) Char de Trundhöhn ; (3) Polynésie ; (4) Galice.

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On observe ici encore l’universalité du processus cognitif reflété dans l’image car il est absolument universel : des rois d’Europe aux chefs polynésiens ou amazoniens, tous jouent le jeu de l’astre rayonnant (Pl. 48, fig. 3) : d’infinies combinaisons relient les cercles pointés dans des réseaux graphiques exposés aux cieux sur les dalles rocheuses naturelles comme si les cercles concentriques inlassablement reproduits en augmentaient l’aspiration, sinon la puissance (Pl. 48, fig. 4). Nos propres schémas astronomiques rappellent les valeurs symboliques accordées aux astres, sur le modèle des signes d’écriture. Leurs formes réelles se désintègrent en laissant place à leurs schémas symboliques induits par la culture. Le soleil rayonne comme un roi (inversion du principe), la Terre porte un crucifix (symbole du règne terrestre porté en sceptre), Mars, dieu mâle, porte la flèche virile et Vénus porte le schéma de son sexe (Pl. 49, fig. 1). Les peintures de sable navajo jouent sur la même combinaison de signes symboliques enchevêtrés et destinés à disparaître avec le vent, qui emporte les vœux. Au centre, le soleil entouré de cercles concentriques où il s’installe successivement. Un quartz y porte une plume d’aigle, l’oiseau solaire. Les contours portent les couleurs propres à chaque direction astronomique : au Nord le jaune, à l’Ouest le bleu, au Sud le rouge et le blanc à l’Est. Couleurs, signes, matériaux et schémas se condensent pour donner un sens culturel à des phénomènes astronomiques, ainsi mêlés à la destinée humaine par l’intercession de l’image (Pl. 49, fig. 2).

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Planche 49. Nos propres signes médicaux n’échappent pas à cette longue aventure métaphysique dont ils ne sont que le prolongement (1), Vénus, Soleil, Mars, Terre, tous chargés de connotations symboliques puissantes. Les mosaïques de sable de cailloux réalisées par les peuples pueblos ne s’en distinguent en rien (2), sinon par l’humilité que confère une œuvre éphémère à toute tentative rêvée par l’homme.

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PROLONGEMENTS

Quelle que soit l’époque, la tradition, la méthode ou la région du monde considérée, l’humanité fabrique des images où se mettent en action des processus rétroactifs par lesquels se trouvent combinés la pensée, le geste et la matière. Dans une première approche, ces productions semblent aussi infinies que leurs motivations initiales. Inversement, nous avons voulu montrer les rapports structuraux qui lient les premières, et éclairent les secondes. Car l’évidence contenue dans un signe graphique restitue fidèlement le flou d’une conscience éphémère aux modes de fonctionnement aussi structuré que l’image mais d’appréhension délicate. Dans l’éclairage des mécanismes mentaux, les signes graphiques les plus archaïques et les plus universaux sont loin de constituer notre seule arme contre l’opacité dressée par les traces du passé. Tout autre catégorie de démarche collective humaine passe par les mêmes stades d’élaboration symbolique et gratifiée collectivement. L’élaboration d’une chasse, les étapes techniques d’un outil, la forme d’un habitat, les modes sépulcraux manifestent, parmi d’autres, la nécessité d’une emprise conceptuelle préalable à celle appliquée au monde non humain (Otte, 1993). Mais il s’agit là d’une tout autre tentative à caractère beaucoup plus ambitieux que cette

seule approche de la pensée via l’image. En outre, dans d’aussi vastes domaines, les majestueux travaux produits par André Leroi-Gourhan (1964-1965) imposent la plus mesurée humilité. Revenons donc aux seules masses d’images considérées dans leur diversité. Nous nous sommes appliqués à n’y saisir que leurs catégories expressives, d’abord extraites de tout contexte où leur création se justifiait. Les variations des images semblent en effet offrir un champ analogue à celui si fructueusement exploité par la linguistique et finalement par les règles sémiologiques les plus puissantes, ici à peine évoquées. Les images, considérées dans leur seul mode d’expression particulier, semblent donc répondre à des modes de fonctionnements comparables à ceux qui structurent le langage, donc la pensée. Par respect pour ces formes d’expression, proprement humains, il s’agit de les regarder eux seuls, plutôt que de les voir jaillir d’un milieu, lui-même d’ailleurs organisé selon les filets tendus par la conscience collective afin de s’assurer un destin déterminé en harmonie avec les contraintes d’un milieu. Cette seconde étape peut être aussi abordée via les images produites comme nous le proposons ici, plutôt que par la voie habituelle de la sociologie. Quelques exemples synthétiques vont illustrer ces deux schémas emboîtés. On observe des « convergences texturales » par lesquelles une image tire sa puissance du support auquel elle est intimement liée. Elle en emprunte à la fois, la massivité et la texture, comme si un voile d’esprit avait été disposé sur un support naturel, en une sorte de symbiose dont les compo130

santes ne se distinguent plus. Ce procédé, totalement universel, provoque de frappantes analogies formelles dans tous les coins du monde (Pl. 50). La recherche constante de ce rapport, telle une clé théorique, rend visibles des formules cognitives réparties en toute humanité. En dépit de l’infinie variation des parois rocheuses et de tout autre support matériel, ce dialogue se manifeste entre la forme antérieure du bloc et l’image rapportée. Ce type de rapport se présente comme fondamental dans toute création graphique humaine, bien que leurs modalités n’aient pas encore été clairement décodées. Transposée dans un monde historique, cette relation affecte par exemple le passage de la peinture sur panneau de bois, à celle sur toile, de cette dernière à la fresque, ou encore sur les rouleaux de textile chinois. Dans chaque cas, les exigences du support surgissent aussitôt que des convergences s’organisent et que les styles particuliers les distinguent. Les « concaténations », soit les assemblages organisés de signes, rassemblent une autre formule qui peut être extraite d’une série d’œuvres, où elles furent appliquées avec la plus scrupuleuse régularité, d’apparence totalement distincte. Ces agrégations rythmées de signes créent un seul message, composite mais homogène (Pl. 51). Leur formule peut être saisie comme une abstraction de structure constante. Cependant, à côté des réseaux de relations internes à l’œuvre par lesquels les signes s’organisent en phrase, l’ensemble lui-même constitue une œuvre globale qui mérite aussi une appréhension totalisante.

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Planche 50. La forme du bloc choisi guide l’image qui s’empare de sa densité, de sa silhouette et de sa dureté. La rencontre du matériau et de l’idée provoque la création d’œuvres étonnement semblables, à des extrémités opposées du globe. (1) Nouvelle-Guinée contemporaine, Anati (2003) ; (2) Mésolithique de Lepensi-Vir, Serbie, Gimbutas (1991).

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Les cas bien connus des « vases-figures » dont le volume du contenant sert de prétexte à l’image globale, correspond à une formule totalement universelle (Pl. 51, fig. 1). Dans ce cas, la plasticité de l’argile humide offre à la fois la possibilité de créer un volume et celle d’y inscrire des détails qui orientent tout autrement la signification portée par l’ensemble. Le mât de bois dressé déroule les figures au long de son fût selon un ordre strict, spontanément imposé par la structure ligneuse. L’usage de ce déroulement forcé apparaît dans toutes civilisations où le bois pouvait être exploité de cette façon. Sa transposition en pierre se retrouve même là où il est absent ou disparu, par exemple sous la forme de stèles dressées dans les aires steppiques d’Asie Centrale ou des ensembles mégalithiques occidentaux. À chaque fois, il s’agit d’ailleurs de restituer l’image de l’ « arbre de vie » établissant le rapport entre les Hommes et les cieux, et propre aux civilisations sédentaires, qu’elles soient prédatrices ou productrices (Pl. 51, fig. 2). Le déroulé d’images porte un sens à la lecture linéaire, tandis que l’ensemble forme un signe, unique et distinct. Cette bipolarité sémantique, alternant entre le tissu de détails et la perception globale, se retrouve dans quantité d’autres modes d’expression plastiques distribués au fil des planches précédentes, tels les armes et les outils chargés de signes symboliques (Pl. 44), où les panneaux d’indications rendus signifiants par leur position topographique, autant en grottes que sur nos routes (Pl. 14). À chaque fois, l’image possède deux niveaux de lecture, parfois davantage.

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Planche 51. La juxtaposition de signes distincts pour former un seul, homogène (« concaténation ») correspond à une formule totalement universelle, comme si elle reflétait un mode de pensée propre à l’esprit humain. (1) Vase anthropomorphe de Poméranie, Pologne, 6e siècle avant notre ère ; (2) Mât dressé en commémoration chez les Asmak, Nouvelle-Guinée.

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Convergences thématiques. Très curieusement, dans l’ensemble total formé par l’histoire des images, une convergence de signification s’installe entre une figure, clairement représentée et son rôle symbolique. Ernest Cassirer (1972) l’a démontré de façon éblouissante dans l’histoire des conceptions mythiques. Elle semble s’amorcer parallèlement dans le monde des images dont pourtant beaucoup moins d’exemples nous sont parvenus. Ainsi, le bovidé où s’incarne la procréation, fut-il souvent associé à l’image de la femme dont elle figure en quelque sorte sa complémentarité. Cette association fabuleuse se retrouve autant dans les images paléolithiques que dans celles de l’Égypte ancienne (Pl. 52) ou de la Grèce antique (mythe d’Europe et de Zeus). Il en va de même du cheval, du félidé ou des rapaces dont les significations très cohérentes traversent le temps, l’espace et les différentes traditions religieuses. Un rapport particulier s’installe entre un élément naturel et la pensée collective qui s’en empare, l’intègre dans sa mythologie et le restitue sous forme de cortège figuré. Cette fois, l’image semble agir par délégation du mythe, comme si celui-ci exigeait une réalité matérialisée aux fins de rituels régénérateurs. Un court épisode dans cette histoire mythique imagée illustre bien son importance pour la pensée humaine (Cauvin, 1976). Au fil du long processus suivi par la sédentarisation, puis par la production agricole et les différentes formes de domestication observées au Levant, un basculement iconographique se fait sentir avec netteté.

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Planche 52. Association thématique universelle. Comme dans l’art paléolithique, le bovidé se trouve souvent associé à la femme, l’un et l’autre garantissent la fertilité et la procréation. (1) Chauvet, Bison et femme associés sur un support allongé et étroit, WARA ; (2) Déesse Hathor représentée selon ses deux composantes principales, Dufresne (1997).

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Apparemment antérieures à toute modification économique, les images passent de l’évocation d’animaux dangereux et sauvages (félins, rapaces) à celle d’animaux maîtrisés biologiquement par l’homme (bovins, ovicaprins). L’illusion graphique d’abord ouverte sur la nature sauvage va progressivement s’appliquer à celle maîtrisée par l’homme et garante de sa survie, autant que symbole de sa puissance, désormais étendue à d’autres vies non humaines. Le symbole démiurgique ne pouvait pas être plus évident car, proche du réel par son analogie plastique (son « iconicité », dirait-on), l’image semble posséder davantage de puissance que sa seule évocation orale, enveloppée dans un récit mythique. Telle est sa force et sa spécificité en toutes situations. L’image évoquant la réalité, dite « icône » en sémiotique ne la reproduit nullement : elle y pratique des choix très précis et la plie à une forme de vérité conceptuelle qui en fait un vecteur de la pensée, non du réel. Ce rapport est donc lointain et métaphorique, comme si l’image luttait contre la nature, en s’efforçant de lui substituer une sensibilité, restée jusque-là purement abstraite, orale et traditionnelle. Via le « style » qui la déforme, elle joue le rôle d’une photographie de l’âme, mais dont l’action devenue autonome agit en retour sur la pensée ultérieure. Cette puissance spectaculaire est évidente dans les défilés fantastiques déroulés dans les fresques de Lascaux, de Chauvet ou de Göbekli Tepe, mais les expressions d’apparence narrative contiennent aussi de cette magie, sous une forme en quelque sorte décalée. Les « scènes » observées au Levant espagnol, en Sicile ou à Chatal (Pl. 5) ne reconstituent en rien une situation vécue mais elles figent une exaltation rêvée : les 137

énormes disproportions entre figures le prouvent, autant que leur extrême schématisme. Il s’agit donc bien de récits, mais fictifs : ceux entretenus dans un autre monde, là où se jouait le destin de l’humanité, exactement comme les peintures aborigènes ou bochimanes le font encore, avec la garantie offerte par les populations actuelles qui les pratiques toujours. L’image alors crée un « moment » saisi dans le déroulement d’une action spirituelle à laquelle elle offre un élan, tout semblable à celui réellement vécu, mais dont ce seul dynamisme se trouve convoqué, sans être reproduit (fig. 53). Pour leur valeur iconique également, les allusions plastiques s’emparent d’une partie de la substance offerte par le réel, aux modèles représentés. Dès lors, l’icône emporte cette substance et la livre aux actions humaines, via son substitut ainsi inféodé à l’image. Ainsi apparaissent des « chasses magiques » aux gibiers transpercés ou des extases chamaniques où l’homme lui-même est mis à mort, comme un lointain Christ préchrétien. Le chamane réel n’est pas davantage tué que l’animal aux trop nombreuses sagaies. Mais les images, empruntées par les uns et les autres le sont, elles. Ce subterfuge graphique autorise alors une extension totale de l’emprise symbolique, étendue de la nature à l’humanité, et via elles aux forces qui semblent gouverner l’une et l’autre. Il n’y a donc pas plus de raison de trouver l’image du gibier réellement consommé, sous les sagaies fictives, que d’y voir tel chamane « tué » par son image. Ces personnages humains sont d’ailleurs toujours méconnaissables et, en quelque sorte, interchangeables car recouverts de défroques animales, de masques ou d’encornure, précisément destinés à être suspendus à l’identique sur chacun, selon les circonstances. 138

Planche 53. Évolution des symboles. En concomitances avec la maîtrise de l’environnement par l’agriculture au Proche-Orient, les animaux dangereux (lions, rapaces, serpents) cèdent la place aux espèces domestiquées (bovidés, caprinés), d’après Helmer et al. (2004)

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Une fois investie de cette puissance magique, l’image peut alors entre dans les combinaisons où s’expriment les articulations métaphysiques d’une tradition, dont la mythologie sert de fondement, autant oral (Cl. Lévi-Strauss, 1979) qu’imagé (A. Leroi-Gourhan, 1965). La perspective offerte par la longue histoire des images fournit une articulation chronologique significative, dont l’approche orale est privée. Dans le cas des arts préhistoriques, cette évolution fournit une des clés à celle de la pensée, et elle illustre en outre les effets de la permanence et du dialogue continu entre les artistes, les mythes et les générations. Cet art-là se montre dès lors comme autogénérateur mythique. Il ne s’agit certainement pas d’un cas particulier propre à la Préhistoire des arts, mais ce mécanisme peut y être plus clairement appréhendé grâce à l’immensité de sa durée. Une fois isolée, une telle tendance peut aussi être déduite de toutes les autres séquences historiques où les arts nous sont connus : il s’agit comme d’un axe nerveux au long duquel se déploie la « vie des formes » en tout temps. L’extension de ces arts, via l’architecture, englobe physiquement le cosmos, comme les orientations des temples décorés le prouvent autant que celles des monuments mégalithiques, par exemple. Via l’espace, terrestre puis cosmique, l’emprise de l’image défie le déroulement d’un temps global où s’inclut notre propre existence terrestre et celle d’après, reliées aux mouvements perpétuels de l’espace. Par l’image, l’homme manifeste l’ambition à sa puissance totale : sur la vie, sur le mystère et sur le temps lui-même. En prime, cet homme-là nous a surtout offert la délicieuse émotion esthétique, dégagée par chacune de ses tentatives à défier le destin par la simple création de la beauté. 140

BIBLIOGRAPHIE

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction ....................................................................... 7 Arts anatomiques .............................................................. 11 Les masques ...................................................................... 17 Décorations corporelles..................................................... 21 Analogie avec le réel .......................................................... 25 Les trois dimensions du réel ......................................... 25 Les attitudes ................................................................. 30 L’imprégnation de l’esprit à la forme : le style .............. 31 La schématisation ......................................................... 33 Le voile esthétique........................................................ 36 L’image comme élément d’un code ................................... 39 Les mythèmes ou éléments d’un mythe ............................. 57 L’emprise spirituelle .......................................................... 65 L’image et l’espace ............................................................ 77 L’image et le temps ........................................................... 85 L’image-symbole ............................................................... 91

Les animaux ................................................................. 91 Les êtres humains ....................................................... 106 Les armes ................................................................... 116 L’eau .......................................................................... 121 Les astres .................................................................... 124 Prolongements ................................................................ 129 Bibliographie .................................................................. 141

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Les Beaux Arts aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions maladresse (La) dans l’art contemporain Vérité du geste ou illusion esthétique ?

Lacombe Victoria - Postface de Christophe Ronel

Ce livre analyse l’esthétique inattendue de la maladresse. Celle-ci implique l’inexpérience, la gaucherie, le handicap, le hasard... L’auteur montre l’intégration de la maladresse, en tant que technique, dans la pratique artistique, qui finit par générer un nouvel académisme. L’auteur montre l’affirmation d’une nouvelle sensibilité réhabilitant le burlesque, l’idiotie et le monstrueux, qui contribuent au désenchantement du monde. (14.00 euros, 132 p.) ISBN : 978-2-343-05249-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36593-0 Éloge de l’anecdotique

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L’anecdotique est le mal-aimé de l’art. Son concept est couramment sollicité pour désigner une œuvre jugée médiocre, voire mauvaise. Même du point de vue de la narratologie, un récit anecdotique sera un récit superficiel, sans grand intérêt. Le présent essai vise à le réhabiliter et à lui rendre justice en tentant de le redéfinir en lui-même et dans son rapport à son contraire, l’essentiel, l’absolu, l’infini. Son rejet est un phénomène du XXe siècle, relativement récent, sur lequel on peut s’interroger. (Coll. Histoires et idées des Arts, 18.50 euros, 186 p.) ISBN : 978-2-343-04969-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36528-2 Mondialisation & Frontières Arts, cultures & politiques

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Lieux & Mondes Arts, cultures & politiques

Sous la direction d’Éric Bonnet et François Soulages

Depuis 2010 des chercheurs interrogent le géoartistique, la géoesthétique et la géopolitique quant à la globalisation et aux frontières, à la localisation et à la mondialisation : en quoi modifient-ils les rapports entre arts, cultures et politiques ? Dans le marché global contemporain, il en va d’une part des corps et des personnes, des résistances et des violences, d’autre part du temps et de l’espace, des œuvres et des représentations. Alors, sous quelles conditions l’articulation localisation et mondialisation est-elle possible ? (Coll. Local et Global, 30.00 euros, 310 p.) ISBN : 978-2-343-04557-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36815-3 Frontières & artistes Espace public, mobilité & (post)colonialisme en Méditerranée

Sous la direction d’Éric Bonnet & François Soulages

Quels rapports les artistes de la Méditerranée ont-ils avec les frontières et quels effets cela a-t-il sur eux-mêmes, sur leurs œuvres, leurs créations et leurs réceptions ? En quoi la mobilité choisie ou obligée change-t-elle la donne, dans ces pays marqués par le colonialisme passé et, parfois, présent, par ses frontières remises en cause - Yougoslavie, Palestine, Israël, Liban, Syrie, Lybie, etc. ? (Coll. Local et Global, 18.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-343-04914-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36676-0 création (La) artistique en France et à Cuba ; Rencontres, séparations et rendez-vous manqués La creación artística en Francia y Cuba ; Encuentros y desencuentros

Sous la direction de Philippe Bonnet et Anay Remón García

Ce recueil d’articles dévoile les liens tissés au cours des siècles entre la France et Cuba qu’ils soient historiques, politiques, économiques ou artistiques. L’influence de la Révolution française sur les idéaux indépendantistes américains, celle du Romantisme français sur la littérature et les arts plastiques cubains ou encore les échanges entre les artistes cubains et les avant-gardes parisiennes du XXe siècle sont autant de thèmes abordés pour illustrer ces riches échanges. (Des articles en français et en espagnol.) (29.00 euros, 344 p.) ISBN : 978-2-343-04864-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36665-4 Space Opera 40 ans de science-fiction à la télévision

Callejon Cyril-Mickaël - Préface de Yvan West Laurence

Space Opéra est un essai qui reprend la majorité des thèmes de la science-fiction diffusée à la télévision depuis ces quarante dernières années. Il intègre également l’évolution des grands classiques de cet univers tels que Star Trek, Battlestar Galatica, Doctor Who, etc. Ainsi, Space Opéra répond aux questions que tous les fans de SF se sont déjà posés. Par exemple, est-ce que la condition Androïde avait le même traitement dans les années 70 que dans la nouvelle œuvre de Ronald D. Moore ? (15.50 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-343-04981-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36630-2

Allan Kaprow une traversée

Sous la direction de Corinne Melin

Allan Kaprow, une traversée a été conçu selon une double approche de l’artiste, de ses écrits, des formes qu’il a créées et recréées. Sont réunis d’une part des articles renouvelant l’interprétation d’un art ayant sa propre histoire, ses propres discours et d’autre part des récits de Happenings réinventés, d’Activités partagées situant l’oeuvre dans l’art vivant. (14.50 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-343-04885-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36673-9 Lui ou l’appel des éléphants Essai

Forest Fred

Fred Forest, cet artiste hors du commun, nous conduit une fois de plus là où on ne l’attendait guère ! Il offre à notre réflexion dans le présent essai un parcours insolite. Un itinéraire où, tenant par la main son héros qu’il a nommé «Lui», il déambule en sa compagnie dans un aéroport un jour de grève et rencontre, entre autres, un groupe d’éléphants, deux ouvriers portugais et un ethnologue belge aux yeux injectés d’un étrange liquide jaune... (18.50 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-05078-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36471-1 Roy Lichtenstein De la tête moderne au profil Facebook

Naivin Bertrand - Préface de Paul Ardenne

Et si l’œuvre de l’artiste pop Roy Lichtenstein ne se limitait pas aux sixties ? Et si ses peintures que tout le monde pense connaître nous donnaient à voir, non plus uniquement la postmodernité américaine, mais également ce qui fonde notre hypermodernité écranique, connectée et réseautique ? Ce qu’il qualifiait lui-même de «tête-moderne», cette représentation mass-médiatique de l’homme des années cinquante et soixante, annonce alors les profils de Facebook. (Coll. Eidos série Retina, 21.00 euros, 220 p.) ISBN : 978-2-343-04994-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36611-1 Street art et droit d’auteur À qui appartiennent les œuvres de la rue ?

Gré Charlotte

Le Street Art est le mouvement artistique du XXIe siècle. Pratique illégale née aux États-Unis dans les années 1970 et portée par un esprit de révolte contre l’ordre établi, c’est aujourd’hui un art reconnu qui s’expose dans les musées et se vend dans les galeries du monde entier. Cet ouvrage vise à explorer les tensions et contradictions qui entourent le Street Art. Les œuvres urbaines sont-elles susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur ? Si oui, de qui sont-elles la propriété ? Peut-on autoriser et encadrer une pratique de l’art qui est contraire à la loi ? (Coll. Pour Comprendre, 11.50 euros, 82 p.) ISBN : 978-2-343-04699-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36476-6

Raymond Depardon L’Immobilité et le Mouvement du Monde

Coordonné par Didier Coureau

Voici une approche du regard sensible, poétique et plastique que porte Raymond Depardon sur le monde. Elle conjugue immobilité - sous l’influence de la pratique photographique - et mouvement - du cinéma voyagé. Ces contributions s’articulent sur quatre thématiques : - le retour aux sources (monde d’hier), la société d’enfermement (le monde social), - la tentation du désert (le monde ouvert), - les villes traversées (le monde intérieur et le monde extérieur). (Coédition CIRCAV, 24.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-05035-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36715-6 Une histoire de la photographie de l’argentique au numérique Photographes... photographiés !

Revon Jacques

Durant sa carrière de photographe puis de journaliste de télévision, Jacques Revon a pu successivement vivre et suivre l’évolution de la photographie et, au fil de ses rencontres, photographier des photographes. Dans cet ouvrage, il retrace l’histoire de la photographie à travers son parcours personnel et professionnel, et nous fait partager ses portraits de photographes. (Nombreuses illustrations couleurs.) (30.00 euros, 244 p.) ISBN : 978-2-336-30321-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36637-1 Penser la photographie numérique La mutation digitale des images

Chirollet Jean-Claude

La photographie numérique et les techniques de numérisation des images ont modifié radicalement sa conception et ses usages. De l’invention du daguerréotype au dix-neuvième siècle, jusqu’aux images digitales, le chemin parcouru par la photographie a métamorphosé intégralement la nature des images, et la manière dont elles sont fabriquées et utilisées. Malgré cela, la photographie argentique demeure une référence de valeur pour les praticiens de l’imagerie digitale. (Coll. Ouverture Philosophique, 21.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-05321-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36795-8

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

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L’HARMATTAN MALI Rue 73, Porte 536, Niamakoro, Cité Unicef, Bamako Tél. 00 (223) 20205724 / +(223) 76378082 [email protected] [email protected]

L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN BURKINA Penou Achille Some Ouagadougou (+226) 70 26 88 27

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN BÉNIN ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

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L’universalité des signes graphiques Considérées sur de longues périodes et dans l’immensité des espaces culturels, les représentations fonctionnent selon des normes structurelles strictes, qui témoignent de la profonde unité de l’esprit humain. Les référents symboliques abstraits se retrouvent figurés avec constance : l’arme, l’astre, l’animal par exemple. Mais leurs modalités expressives varient à l’infini selon les sensibilités propres aux différentes traditions. L’universalité graphique rejoint celle de la pensée, en perpétuelle transformation et selon un cheminement cohérent : l’histoire des formes n’a rien d’aléatoire. Entre l’abstraction des symboles et leurs expressions figées se glisse un mécanisme d’autonomie en défi constant avec le monde réel. Par la création de formes, l’humanité se dégage de l’emprise biologique, et chacune de ces images révèle une partie de l’inconscient enfin libéré. Mais, partis du naturel physiologique, les signes graphiques poursuivent ensuite leur propre trajectoire en totale autonomie, ils attirent la destinée humaine dans leur aventure, jusqu’à l’écriture puis aux polices informatiques. Professeur de préhistoire à l’université de Liège, Marcel Otte poursuit ses recherches sur les origines des populations européennes, la signification des arts plastiques en préhistoire, les religions paléolithiques et les processus de constitution de la pensée.

ISBN : 978-2-343-07351-4

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