Lislam dans tous ses états

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Lislam dans tous ses états

Table of contents :
Couverture......Page 1
Page de titre......Page 2
Lettre au lecteur......Page 4
La naissance de l’abrahamisme......Page 7
Le christianisme succède au judaïsme......Page 10
I. L’islam, contenu spirituel et expansion des origines......Page 16
Tableau généalogique des trois dynasties essentielles......Page 100
Carte de l’expansion géographique de la vague musulmane......Page 111
Tableau de la lignée de l’imamat chiite......Page 123
II. L’ébranlement politique du XXe siècle : la construction du Moyen-Orient par l’Angleterre et la France......Page 147
Carte de l’expansion saoudienne......Page 184
Carte du Moyen-Orient en 2012......Page 185
Tableau des courants religieux du Moyen-Orient......Page 224
Carte de l’éclatement de l’URSS......Page 227
Carte de l’Asie centrale......Page 228
Carte des projets de gazoducs turkmènes......Page 234
Carte du traité de Sèvres de 1920......Page 237
Carte d’Israël en 1967 : la guerre de l’eau......Page 281
III. Conflits entre islam et Occident au XXIe siècle avant les « Printemps arabes »......Page 321
Carte des pipelines Est-Ouest......Page 346
IV. La déferlante des « Printemps arabes »......Page 618
V. Embrasement est-ouest sur tumulte islamiste......Page 1028
VI. Conclusion générale : « Transcendance et immanence, une fraternité possible ?......Page 1125
ANNEXE : La Commission des Sages......Page 1202
Liste des participants......Page 1214
Bibliographie......Page 1219
Chez le même éditeur en numérique......Page 1235
Copyright......Page 1237

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À Martine mon épouse, pour son inlassable soutien renouvelé et la constance de l’intelligence de sa pensée « Il faut honorer les autres doctrines, par là on grandit la sienne. » L’empereur Açoka, IIIe siècle avant notre ère

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Lettre au lecteur Quelle fresque passionnante que celle peinte par un islam tour à tour, au fil du temps et des lieux, somptueux et fontaine de savoir, guerrier et conquérant, tolérant et généreux, asservi et meurtri, cruel et oppresseur, hospitalier et ouvert, fermé et hostile… Un chatoiement de couleurs tour à tour vives, fraîches ou sombres, ternes. À vrai dire, toutes les religions, toutes les idéologies majeures de l’humanité ont connu cette même alternance d’excellence et de mauvaiseté. Le christianisme a charrié le Bien et le Mal à l’image de son Divin et de son Satan. L’hindouisme a été source prodigieuse de pensées, mais aussi terrible en ses exaspérations meurtrières, selon que souffle le vent de Parvati ou celui de Kali. Sur le versant humain de l’immanence, l’époque des Lumières souffrit un temps des outrances de la Terreur robespierrenne. Le marxisme, se voulant émancipateur des masses, dont l’éclipse permet l’envolée d’une mondialisation sans état d’âme, s’est coulé dans la gangue de la cruauté stalinienne. Mais chacune de ces Odyssées humaines, qu’elles aient choisi comme timonier le Divin ou le Hasard, se caractérise par une

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dynamique spécifique. Le stalinisme par un mécanisme policier implacable, la Révolution française par l’obsession assassine de servir la Raison, le christianisme par sa certitude de détenir seul le message d’Amour. Quelle est, selon nous, la « marque » de l’islam ? La mémoire mythifiée de son lieu de naissance : le désert. Ce lieu où le néant ondulé de sable se renouvelle à chaque crête de dune saisit l’homme en une étreinte éblouissante de solitude, de plénitude. Un de ces endroits uniques, comparable à l’océan des grands découvreurs de terres nouvelles, ces capitaines ivres eux aussi d’espace. Et ces bédouins chamailleurs, pilleurs par nécessité ou par jeux virils, ont soudain été « transportés » par la sagesse calme d’un homme d’exception, se proclamant messager d’une Révélation adressée à eux, gens de l’errance sur le flanc d’empires et de royaumes gigantesques. Et, comme les marins du grand large, ils sont partis – en frères d’un même sacré – à l’assaut de l’horizon, à l’assaut du monde. Du Rhône au Brahmapoutre. Il y a dans l’âme de tout musulman deux présences. Celle de son Dieu et celle d’un lyrisme solitaire fraternellement partagé avec tous les êtres de l’Umma, de la Communauté de la Vérité unique, celle qui clôt définitivement les dits du Divin.

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L’épopée grandiose de cette Communauté nourrit la certitude de chacun de ses membres d’être porteur de l’exclusivité de l’authentique transcendance. Cette conviction dote nombre de musulmans d’une intense énergie prosélyte, submergeant toute tentative d’établir un échange de conceptions religieuses diversifiées. Plus encore s’il s’agit de présenter une argumentation athéiste, thèse « inconcevable ». L’indéniable « noblesse » de l’islam de Cordoue ou d’Ispahan peut dès lors être altérée par son refus d’ouvrir un « dialogue sacrilège » aux yeux de cette « aristocratie du sublime » contemplant toutes les autres pensées au mieux avec une douceur miséricordieuse, au pire avec une violence rédemptrice. Tout au long de notre analyse, s’étendant sur quatorze siècles, de Mahomet au Printemps arabe, nous rencontrerons la qualité des valeurs de cette religion, sa grandeur et ses excès, l’altitude arrogante où elle élève ses convictions, la générosité accueillante de ses ouvertures et l’implacabilité de ses enfermements, son incapacité à s’organiser en une vraie démocratie non verrouillée par les interdits de son sacré. Nous vous proposons de faire avec nous un long bout de chemin au sein de cette croyance qui vient de resurgir dans les appréhensions de l’Occident après des siècles de mise à l’écart de la dynamique mondiale.

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Préambule La naissance de l’abrahamisme Troisième religion du Livre, l’islam s’estime dès lors dépositaire de la Révélation « enfin » parfaite accordée aux enfants d’Abraham. Pour bien percevoir le fondement de cette affirmation, remontons le temps… Si l’on en croit les sources tissées par les historiens d’une trame de foi et de légendes : • Vers le XXe siècle avant J.-C., les « Hébreux » pénètrent en Mésopotamie. Ils sont ceux qui ont « franchi le fleuve », comme le terme l’indique en akkadien, la langue locale. Une de ces tribus hébraïques se met en route au départ d’Ur, en basse Mésopotamie, et gagne la ville d’Harran, dans le sud-est de la Turquie actuelle. Abraham y serait né et une grotte « sainte » l’aurait abrité à Urfa, dans la même région. Puis, toute cette petite troupe bifurque vers le pays de Canaan, la future « Palestine », telle que la dénommeront les Romains après la grande diaspora de 120 après J.-C. Ce clan-là deviendra de toute évidence le plus célèbre.

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• Vers le XVIIe siècle avant J.-C., les Hébreux quittent le pays de Canaan pour l’Égypte. Aux yeux des judaïsants, Abraham aurait considéré que son peuple avait une alliance privilégiée avec un Dieu unique, alliance qui aurait été réitérée par Moïse lorsque celui-ci ramena les Hébreux d’Égypte au Pays de Canaan. Cette fuite s’imposait, car l’Égypte était redevenue farouchement polythéiste après le règne d’Akhenaton, ce pharaon adorant un Dieu solaire unique. Tout courant étranger, surtout monothéiste, devenait donc proscrit pour le clergé égyptien. À noter que tous les Hébreux n’étaient pas alors monothéistes, car on estime que c’est Moïse qui figea la Loi juive de l’alliance avec le seul Yahveh. Le « voyage » de Moïse dura 40 années au travers du Sinaï, le temps que disparaisse la génération « égyptienne », que se retrempe la foi bien chancelante des Hébreux et que leur soit fourni un Code spirituel solide. Les musulmans se réfèrent eux aussi à Abraham et le considèrent comme un ancêtre véritablement essentiel car il est antérieur aux Révélations juive et chrétienne. Il est véritablement le père des Arabes, le constructeur de la Kaaba à La Mecque. Ni juif ni chrétien, son message « pur » aurait été, pour les musulmans, « falsifié » par les juifs et aurait par voie de conséquence altéré le christianisme. NDLA : Dans l’ouvrage « Al-Sira » de Mahmoud Hussein, Mahomet confond des juifs qui tentent de

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lui cacher que la lapidation existe dans la Torah, afin de contrôler l’authenticité de son savoir prophétique. Mahomet découvre le piège et proclame : « Malheur à vous qui ignorez le jugement de Dieu alors qu’il vous a été révélé. (…). Alors, je serai le premier à rétablir l’ordre de Dieu en Son Livre. » Et il ordonna qu’un couple coupable d’adultère soit lapidé devant la Mosquée, conclut le texte. Après la conquête de la Terre promise, les Hébreux développent les royaumes prestigieux de David et surtout de Salomon, qui s’étendra jusqu’à l’Euphrate, le Yémen et le Sinaï ! Une cour très orientale ! Salomon possède ainsi un harem de 1 300 femmes, dont 700 ont moins de 17 ans… les alliances politiques reposant souvent sur des échanges de femmes « cadeaux ». Après le régime de ce roi conquérant survient une période d’anarchie religieuse tant s’éveillent querelles et dissensions. À vrai dire, cette version est contestée par une thèse « minimaliste » qui prétend que les Hébreux étaient déjà présents depuis longtemps dans la région et que leur expansion fut un fait interne et non une conquête venue de l’étranger. Nous ne trancherons pas. • En 721 avant J.-C., profitant des dissensions, l’Assyrien Sargon II, puis le Babylonien Nabuchodonosor (-584) entrent en Palestine.

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Nabuchodonosor détruit le temple du roi Salomon (-586) et veut éradiquer la puissance des Hébreux. Exil à Babylone d’un grand nombre de captifs, et « diaspora » de la population en fuite dans le monde méditerranéen où elle formera, en Grèce et en Asie mineure, un ferment d’universalité qui influencera toute la pensée de saint Paul. Reste en Terre de Canaan une minorité hébraïque étroitement surveillée. À vrai dire, l’Exil ne sera pas longtemps une souffrance. Très vite, les Hébreux occupent des charges importantes à Babylone, et les théologiens hébraïques rivalisent de compétence avec les descendants de ceux qui étaient restés à Jérusalem. • En 546 avant J.-C., Cyrus le Perse s’empare de la Babylonie, alliée de la Médie et de la Lydie. Il autorise la reconstitution d’un petit royaume autour de Jérusalem, à peu près similaire au royaume de Juda qui comptait deux des douze tribus antérieures. Le terme « juif » naît en parallèle avec celui de « judéen ». Apparaît aussi le terme « judaïsme ».

Le christianisme succède au judaïsme An 1 : Date théorique de naissance de Jésus. Les Hébreux le placent tout d’abord dans la trajectoire de la religion juive qui espérait la venue d’un Messie marquant l’avènement du royaume de Dieu sur terre.

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Les disciples immédiats interprètent son sacrifice comme un rituel rédempteur suivi de la « parousie », le retour d’un Jésus glorifié et le miracle de la Résurrection. Ce qui nous engage à bien préciser que l’on peut faire précéder le christianisme d’une notion transitoire : le judéochristianisme, où Jésus est le « chef » d’une secte juive hérétique, fermée sur le monde judaïque et nullement universelle. En effet, Jésus, le Messie pour certains juifs, meurt ignominieusement sur la croix. Mort banale à l’époque, réservée aux révoltés et aux bandits. N’en prenons pour exemple que la répression romaine frappant la rébellion des esclaves menée par Spartacus, où un condamné fut placé en croix tous les dix mètres, de Capoue à Rome ! La Résurrection de Jésus affirmée par ses adeptes permet à son image de redevenir glorieusement divine. Et débute l’attente de son retour et du Jugement dernier. Mais la « parousie » ne s’accomplit pas, malgré les annonces prophétiques originelles. Et l’humanité est appelée à se résoudre à une attente confiante. Le « temps » du Divin, et de l’Univers, ne peut être mesuré à l’aune de l’impatience des hommes. Une « fraternité » de disciples promeut ainsi l’idée de la divinisation de Jésus, l’Oint du Seigneur – « christos » en grec – et naît la foi en Jésus-Christ, qui serait le Fils, le Verbe. Le christianisme naît alors, fondé sur la « bonne nouvelle ». Mais à l’époque, pour être chrétien, il faut d’abord être juif, c’est-à-dire obéir à la Loi de Moïse et être circoncis comme l’enjoignit Yahveh à Abraham. 11

Rapidement, la situation se dégrade pour la secte. Chassés à Antioche, ces « juifs-chrétiens » rencontrent des juifs réfugiés en Grèce lors des diasporas successives antérieures. Ces juifs hellènes sont beaucoup plus ouverts aux idées neuves que ceux de Judée. Ensemble, avec les juifs chrétiens, ils vont prêcher indifféremment aux juifs et aux non-juifs appelés les « gentils ». Souvent considéré comme le « créateur » du christianisme, Paul va universaliser le « personnage » de Jésus. Il convainc de le suivre Pierre qui, en 50, baptise le premier « gentil », le centurion Corneille. Le christianisme pénètre ainsi l’armée romaine, où il se superpose au culte de Mithra, un culte solaire initiatique à sept degrés. La chance était au rendez-vous : le christianisme entre « dans le langage religieux de l’armée de Rome » et acquiert alors un formidable élan militaire qui le portera en tous les coins du monde occidental civilisé après que l’empereur Constantin en a fait une des religions de l’État, reconnue et protégée comme l’était le paganisme jupitérien. Théodose achève cette entreprise en interdisant le paganisme en 394. C’est le triomphe du christianisme.

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Mais n’allons pas trop vite et revenons au virage capital entre le judaïsme chrétien et le christianisme accompli. À la croyance en la parousie, « simple » retour d’un Messie local, se substitue donc celle du « salut » universel. Jésus devient le sauveur de tous les hommes, leur assurant une vie future de félicité et saint Paul, « l’Apôtre des gentils », va parachever, par sa prodigieuse activité apostolique, le mouvement d’ouverture au monde. Répétonsle : d’un simple espoir messianique juif, le christianisme va devenir une religion de salut individuel ouverte à tous les hommes sur Terre, dans le rejet total de la notion de peuple vivant seul une alliance privilégiée avec Dieu. Le schisme avec le judaïsme est définitivement consommé en 70 après J.-C. Ce caractère universel va d’abord engendrer les pires persécutions de la part des Romains. En effet, il ne s’agit plus d’une religion locale « folklorique » aux yeux des empereurs et respectueuse de l’ordre romain, mais d’une immense menace concurrençant le pouvoir temporel et inégalitaire de Rome. Et pourtant, le christianisme vaincra le paganisme. Et, nous venons de le voir, après un temps de partage entre ces deux options, la nouvelle religion devient officielle et unique dans l’Empire romain en 394. En 529, l’empereur Justinien enferme le christianisme dans sa seule sphère de pensée en interdisant tout usage des sources grecques. Il clôture le pré romain et le coupe de tout le paysage spirituel environnant. Dans « l’univers » chrétien

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commence alors, systématiquement, la destruction des sites antiques païens. Triste retour de manivelle… Seul l’islam héritera des sources grecques et byzantines. Il y ajoutera les asiatiques, devenant ainsi un phare culturel éblouissant. Mais les croyances n’apprécient pas les apports « étrangers » perturbants et, dès le IXe siècle, l’islam s’enfermera lui aussi dans la solitude de la certitude sacrée univoque. Soulignons au passage que l’islam est une religion « émiettée », au sein de laquelle les mouvances obscures ou éclairées existeront toujours. Un « Vatican II » de modernisation généralisée y est impensable, indépendamment du fait que les modifications canoniques y sont proscrites puisque, à la différence du catholicisme, tout ce qui concerne le sacré émane d’un texte immuable. Seule l’interprétation du Coran peut ouvrir ou fermer les portes de l’évolution du comportement religieux. Quoi qu’il en soit, tant Rome que La Mecque se décidèrent tôt à exclure les apports nuancés de l’extérieur, jugés par trop perturbants. Et leurs « dérives » hérétiques protestantes, orthodoxes, chiites agissent de même, avec de fortes imprégnations nationalistes ou ethniques, les Églises russe ou grecque ainsi que le chiisme indo-européen iranien étant des modèles de cet ancrage local. La version grecque vaut le détour. Religion d’État, elle recueille les serments d’investiture des présidents et des 14

ministres et échappe à l’impôt. Devant les critiques soulevées par ce privilège exorbitant en ces temps d’extrême rigueur, et devant la consternation des bailleurs internationaux de fonds de secours, le clergé répond que cette exception fiscale lui permet de prodiguer à grande échelle la charité à l’égard des plus démunis. Ce qui lui procure, diront les analystes, la faveur sans cesse renouvelée de ses fidèles. Toutefois, le cataclysme de la faillite de l’État étranglé par l’incivisme fiscal de son peuple risque fort de changer la donne. La généreuse « stratégie de la charité », grâce à des apports financiers extérieurs – les pétrodollars – ou grâce à des privilèges fiscaux internes « nourrit » donc une fois de plus l’influence du religieux, jusqu’à submerger le politique.

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I L’ISLAM, CONTENU SPIRITUEL ET EXPANSION DES ORIGINES L’ISLAM Lorsque le soleil fait sable de toute chose Implacablement ; S’éveille une même race d’hommes, née des étendues immobiles, aux amples vêtements d’espace gainant une souplesse orgueilleuse, aux armes affûtées par la faim. Race flagellée par une sécheresse qui a goût d’éternité tant mort et vie semblent sœurs en leur infime marge. Guerriers fabuleux

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Montés sur leurs chevaux de légende, « Fils du vent », les appelait le Cid ils partirent à l’assaut du monde de l’eau. À la source… un homme, Mahomet. Ce texte tout en éclaboussures de soleil a ébloui l’adolescent que nous étions. Il nous faut avouer que les mots authentiques se sont perdus dans le temps lointain de notre mémoire. Nous avons dû le recomposer, le restaurer avec notre propre émotion, en espérant ne pas en avoir trahi la beauté initiale. Que son auteur nous pardonne, en sachant que nous regrettons de ne l’honorer qu’en son anonymat. 1. La famille du Prophète NDLA : nous avons choisi l’orthographe « Mahomet » car elle est l’acception orthographique la plus répandue en Occident. Autre remarque : « islam » exprime le fait religieux, « Islam » désigne le fait conquérant et militaire. Mahomet est orphelin fort tôt. Son père décède avant sa naissance, sa mère meurt lorsqu’il a six ans. On mesure combien son enfance est perturbée par ces décès prématurés. Son grand-père Abd-el-Mottalib l’adopte et le prend sous sa protection, puis son oncle Abou Talib, chef des Beni Hachem, se charge de son éducation. Abou Talib professe un monothéisme originel et le jeune Mahomet baigne dans cette « ambiance » théologique. 17

Fait capital pour la suite de « l’aventure islamique », cet oncle est le père d’Ali. Ce cousin, de trente ans le cadet de Mahomet, son confident, pratiquement son frère, deviendra son gendre en épousant Fatima, la seule fille du Prophète qui laissera une descendance. À dix ans, il sera le premier « mâle » à adopter l’islam, ce qui le dotera d’une aura « prodigieuse ». NDLA : Ce cadeau de deux petits-fils, Hassan et Hossein, constitue une chance exceptionnelle pour le Prophète, père de quatre filles. Une situation délicate cependant sur le plan de l’héritage du pouvoir, car l’un de ses fils adoptifs, Saïd (ou Zayd), ne pouvait prétendre être du même sang « dynastique » et l’autre, Ali, bien que du même sang, était trop jeune pour être choisi. Et aussi une situation regrettable dans une société virile tant sont nécessaires les bras des guerriers en ces périodes troubles. Sans compter l’absence d’aura qui, en conséquence, rejaillit sur un homme ne fournissant pas de bras virils à son clan. Un ensemble de réalités et de convictions qui pénalisent par « ricochet » le sort de la femme dans le tissu social musulman. Soulignons d’ailleurs qu’il aura fallu des millénaires afin que, dans le monde occidental, le muscle ne l’emporte plus sur le cerveau, et qu’aboutisse enfin la lutte acharnée des femmes pour que leur soit reconnu un capital de neurones équivalent à celui de l’homme. Encore a-t-il fallu ensuite que leur soit accordé le droit à l’éducation… un autre combat séculaire. Et puisque nous parlons de muscles, relevons une phrase prononcée lors des Jeux Olympiques de 1912 à Stockholm, une phrase qui peut surprendre les contempteurs du baron 18

Pierre de Coubertin, cette personnalité célèbre qui réveilla les Jeux Olympiques de l’Antiquité : « Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte. Le véritable héros olympique est à mes yeux l’adulte mâle individuel. » La tribu de Mahomet, celle des Qoraïchites, domine donc La Mecque à l’époque. Mahomet est ainsi de famille fort noble, celle des Beni Hachem – les « descendants d’Hachem », petitfils de Qoraïch et arrière-grand-père du Prophète. Le roi de Jordanie, « un Hachémite », se réclame de cette dynastie prestigieuse. Si le futur Prophète fait donc partie de la branche aînée hachémite, ses adversaires les plus résolus seront bientôt les membres de la branche cadette, issue de l’ancêtre Omeyya. Cette dernière est jalouse de la lente promotion de la branche aînée, liée à l’essor de l’islam, et sera très hostile aux visées sociales de la nouvelle religion diffusée par un « prophète de gauche », comme le fut Jésus chassant les marchands du Temple, alliés aux prêtres. Ce qui motiva son supplice et sa mort. Dans l’ensemble d’ailleurs, les Qoraïchites – vaste tribu comprenant les Hachémites, les Omeyyades et les Abbassides – supportent mal la volonté de Mahomet de dépasser les intérêts stricts de son clan, la fraternité musulmane ne pouvant en effet s’instaurer qu’en brisant celle du sang, celle des clans. Sa victoire militaire acquise sur ses opposants lors du conflit entre Hachémites et Omeyyades, le Prophète doit cependant leur accorder que la prière n’ait plus pour centre géographique Jérusalem – la cité sainte « logique » des religions 19

abrahamiques – mais La Mecque, totalement « excentrique ». Il doit aussi maintenir le pèlerinage pré-islamique, et donc païen, de la Kaaba, en se contentant d’en chasser les idoles. Enfin, il a la prudence de confier de hautes charges à certains adversaires convertis. Il ne fait exécuter que les dirigeants mecquois qui l’avaient traité de abtar, « d’homme sans fils » – ce qui démontre sa grande rancune d’avoir été dénommé ainsi. Une injure très pénible pour certains musulmans intégristes, qui estiment qu’il s’agit d’une déficience de la virilité de l’époux, « dominé » par l’influx de sa conjointe ! Mais, est-ce un effet de sa situation d’orphelin, la culture de Mahomet n’est guère à la mesure de ses quartiers de noblesse ? Il est probablement analphabète, car aucun document de sa main ne nous est parvenu – pas plus que de la main de Jésus ou de Bouddha –, et les écrits sur la Révélation proviennent tous de textes rédigés principalement par des « compagnons » parfois fort divergents, par sa femme Hafsa, par son scribe érudit Zayd ibn Tabid. Devenu conducteur de caravane, la « providence » veut qu’il épouse Khadija, une femme fortunée de 15 ans son aînée, riche et jeune veuve possédant une chaîne de caravansérails. Durant 24 ans, tant que vit Khadija, jamais Mahomet ne prendra une autre épouse. Il aura 7 enfants, 3 garçons morts en bas âge et 4 filles, dont une seule, Fatima, vit assez longtemps pour lui donner – avec Ali – 2 petits-fils, Hassan et Hossein. Khadija meurt en 619 et il se lie alors avec une deuxième épouse-mère, Sawda.

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Situation inverse avec sa troisième épouse, Aïsha. Mahomet a 52 ans, elle en aurait eu 6 lors du mariage, et 9 lors de sa consommation. Telle est la thèse « maximaliste », contestée, bien qu’un hadith relate les propres paroles d’Aïsha expliquant qu’on vint la chercher sur une balançoire sur laquelle elle jouait. Elle précise qu’elle avait 6 ans. NDLA : À vrai dire, l’âge d’Aïsha offerte par son père Abou Bakr au Prophète fait l’objet d’une controverse chaude. Nombre de chercheurs estiment que l’âge n’était pas, à l’époque, définissable avec certitude. Ce n’est en effet qu’à partir du règne d’Omar qu’un calendrier fiable sera instauré, avec notations dans les registres. Les « maximalistes » font naître Aïsha en 614 et mourir en 678. Les plus « minimalistes » de l’écart d’âge entre les deux époux parlent d’un mariage conclu à 29 ans pour Aïsha, d’où une naissance bien antérieure. Les « maximalistes » rétorquent que si Aïsha, dotée d’une mémoire exceptionnelle au point qu’elle contribua à enrichir la liste des hadiths de 2 110 opinions proférées par son mari, se rappelle que l’on vint la chercher sur une balançoire, il est difficile de prétendre qu’une jeune femme de 29 ans pratiquait encore ce jeu enfantin. Calendrier exact ou non, beaucoup d’observateurs estiment que cette balançoire constitue une indication pertinente sur l’âge de son utilisatrice. Cette contestation se « réveille » de nos jours. L’islam moderne est peu enclin à admettre la thèse maximaliste, le mariage d’un homme âgé avec une femme-enfant étant considéré de nos jours comme un outrage à la liberté de choix de l’épouse, et aussi le signe d’une démarche peu honorable de l’homme visant à satisfaire des instincts répréhensibles. 21

Quoi qu’il en soit, Aïsha est considérée par nombre de commentateurs comme la préférée du Prophète parmi les neuf épouses et deux concubines – dont une juive et une chrétienne – qu’on lui attribue. C’est près d’elle qu’il mourut paisiblement. Indéniablement, Aïsha lui porta un amour sincère et profond. Le prophète ayant exprimé le vœu qu’aucune de ses femmes ne se remarie, elle respecta ce souhait. Sa fidélité ne sera jamais mise en cause par son époux. Et une Révélation vint opportunément l’innocenter lorsque se répandirent des échos d’adultère. En effet, retardée au cours d’un voyage par la perte d’un collier lors d’un temps de repos, elle ne rejoignit Médine que beaucoup plus tard, escortée par un jeune compagnon avec lequel elle s’était réfugiée dans une grotte pour échapper à la violence d’un orage. La Sourate XXIV (« La Lumière ») édicte alors : « Que les accusateurs ne pouvant produire quatre témoins soient considérés comme des menteurs. (…). En colportant (…) ce dont vous n’avez nulle connaissance (vous avez fauté) de manière immense devant Allah. » « L’affaire » fut entendue. Deux considérations : Mahomet se marie parfois pour consacrer des alliances politiques. Et souvent, il existe à l’époque un grand écart d’âge entre les mariés, les femmes devant assurer des naissances de mâles, nécessaires à la survie et à la puissance du clan. La sève du père devait donc féconder successivement des épouses jeunes, car le désert et l’hygiène rudimentaire marquent vite les femmes d’ailleurs précocement nubiles par rapport aux Occidentales.

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Le Prophète tient cependant à établir une limite à une polygamie parfois excessive. Un « frein » destiné à accorder un régime égalitaire décent aux quatre épouses éventuelles possibles. Ce qui devrait suffire, selon lui, à assurer à un homme une faculté plénière de procréation au service de la collectivité, sa capacité d’engendrer étant « étalée » de femme jeune en femme jeune tout au long de sa vie sexuelle. Un fait gêne au fil des mariages du Prophète. Tombé éperdument amoureux de la belle Zaynab, Mahomet s’interdit cette attirance pour l’épouse de son propre fils adoptif Saïd ibn Haritha, le neveu de Khadija. Mais Saïd divorce, et Mahomet reçoit une Révélation l’informant que la désunion qu’il a entraînée émane de la Volonté divine. Cette Révélation opportune est évidemment abondamment commentée en sens divers. 2. Le féminin dans le sacré Nous avons beaucoup parlé des épouses du Prophète. Élargissons un instant le sujet. Il est évident qu’on ne peut étudier l’islam sans parler du destin féminin. L’occultation de la séduction sous l’écran d’étoffes plus ou moins couvrantes est considérée comme le signe par excellence d’appartenance à cette religion. Pour la plupart des commentateurs occidentaux, le principe de base est clair : l’homme a pour destinée de servir Dieu et d’exercer les fonctions économiques essentielles à la vie en société. Le distraire de ces tâches fondamentales est néfaste et il est donc condamnable d’éveiller les sens masculins par une

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vision « alléchante » de l’autre sexe, voué, lui, à la gestion quotidienne de l’intimité familiale et à la procréation. Si éveil des sens il y a, la femme en sera donc tenue pour responsable. Alors que l’homme est totalement libéré de cette contrainte du « silence physique » et n’est pas obligé de « dominer ses passions ». Par un phénomène permanent d’éducation religieuse traditionnelle à la « dignité féminine », les adolescentes intègrent souvent ce principe « à rebours ». Elles assimilent le port du voile et l’absence de maquillage à l’exercice d’une liberté, celle d’échapper aux entreprises constantes et aux regards « pesants » des hommes. Un comportement qui agace – c’est peu dire – nombre d’Occidentales, dégagées de ce milieu d’enfermement qui fut à vrai dire le leur pendant longtemps sous le ciel d’autres croyances. Elles ont appris à évoluer dans le jeu ouvert de la séduction et peuvent à présent aisément vivre sans péril dans une société où les hommes ont eux-mêmes induit des rapports de mixité obéissant à un code d’attitudes bien maîtrisées par une correction comportementale. Il est à cet égard significatif que la jeune femme occidentale, maître de ses mouvements et de son apparence, soit souvent considérée par les musulmans comme « une dévergondée » offerte au tout-venant. L’emplacement mental et physique de la dignité féminine n’est fondamentalement pas le même dans les deux cultures. Pour une femme musulmane, la privation du voile peut donc ne pas être interprétée comme un geste d’affranchissement, mais au contraire, comme une agression libertine « indigne », 24

comme une perte de son équilibre avec le monde extérieur. Sans compter la sévère réprobation qu’elle subirait de la part de ses proches et de sa communauté si elle se découvrait. Il est vrai qu’il faut prendre conscience du temps qu’il a fallu aux femmes d’Occident pour s’émanciper de tous les impératifs de la religion et de la bienséance sociétale. Sans parler de l’acquisition du droit de vote, de l’accession aux études supérieures, au professorat, aux fonctions dirigeantes. À cet égard, une thèse est fort répandue parmi ceux qui considèrent qu’il faut « laisser le temps au temps ». Ils soulignent la lenteur de l’évolution des mœurs dont a bénéficié la femme occidentale avant d’arriver à se libérer. L’islam existe depuis mille quatre cents ans, disent-ils. Le christianisme depuis deux mille ans. Six cents ans d’écart expliqueraient le « retard » de l’émancipation féminine musulmane et les réticences de cette religion à accepter les progrès de la science. Cette thèse est rejetée par d’autres analystes qui soulignent que le christianisme baignait au XIVe siècle… dans le seul ferment chrétien, sans aucun modèle de référence « moderne » ouvrant sur une comparaison contrastée. Le XIVe siècle chrétien vécut en effet dans le milieu fermé du Moyen Âge, et ne se modifia que confronté à l’éveil d’une vérité scientifique irrésistible, mère du libre examen. La situation de l’islam est tout autre, car il pénètre aujourd’hui une civilisation qui a connu la Révolution industrielle, l’apport des Lumières et l’apprentissage de la relativité des Vérités plurielles. Il pourrait dès lors, selon ces analystes, accélérer sa mutation tout en conservant des valeurs estimables. 25

Or, et nombre d’Européens s’en étonnent, l’islam se replie au contraire sur le communautarisme, sur une mentalité d’assiégé souhaitant cependant devenir dominant, comme il l’est sur ses terres, où il pose de gros problèmes aux spiritualités concurrentes. Sa Vérité reste unique, sa féminité se revêt d’une discrétion endogamique souvent excessive et il est dès lors ressenti par l’Occident comme une menace. Et c’est dommage, car cette croyance est porteuse d’une immense faculté de générosité, d’hospitalité, de rigueur morale. La question est posée : l’islam peut-il s’accrocher à la dynamique de l’universel sans qu’on le lui impose, comme le firent les contraintes autoritaires mises en œuvre par un Mustafa Kemal désireux de rejoindre la modernité de l’Occident ? Peut-il s’empêcher de s’efforcer ensuite, comme le font le gouvernement turc depuis 2002 et la déferlante du Printemps arabe, de revenir aux prescrits fondamentaux d’un texte du VIIe siècle ? Cette question est grave. Il y va de la réussite d’une coexistence fraternelle entre gens de bien dont le respect mutuel est la condition d’une survie paisible. Le problème est que le monde musulman ne comprend pas l’irritation, voire l’hostilité qu’il génère en pénétrant une culture débarrassée de ces coutumes obligeant l’esprit et le corps féminins à vivre à l’ombre des hommes. La vision des signes de ce qui peut être considéré comme une régression considérable de l’émancipation acquise à grand-peine, 26

souvent grâce au combat laïque, est à proprement parler insupportable pour une grande part des sociétés d’accueil occidentales. Comme celles-ci ne comprennent pas comment, au XXIe siècle, l’islam maintient toujours le cap de sa référence sacrée au créationnisme. Il a beaucoup souffert, en 1492, de l’archaïsme excessif des chrétiens, alors qu’il était, lui, porteur des Lumières. Pourquoi est-il, au XXIe siècle, devenu à son tour instrument de régression, s’étonnent nombre de commentateurs ? Mais ne nous « voilons » pas la face. La femme a, de tout temps et en tous lieux, été exclue du sacré. Jean-Paul II, deux mille ans après la naissance du Christ, a réaffirmé, en invoquant l’infaillibilité attachée à son pontificat, l’interdit de la prêtrise pour la femme. Devant les remous suscités par la confirmation de cet interdit majeur à une époque où l’accès aux plus hautes fonctions civiles et militaires est acquis pour les femmes, le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI, alors dirigeant de la Congrégation de la Foi, autorité suprême en matière théologique, a jugé nécessaire de préciser qu’il ne s’agissait pas d’une invocation de l’infaillibilité humaine éclairée par le Saint-Esprit bénéficiant au pape depuis le XIXe siècle, mais de l’infaillibilité de Jésus lui-même, dont l’éternité de la sagesse ne peut être altérée par des considérations humaines liées à l’évolution des mœurs. Une infaillibilité divine qui n’a apparemment pas été reconnue par une grande part des anglicans et des protestants, 27

qui perturbent ainsi encore un peu plus l’homogénéité de la chrétienté des origines. NDLA : Nous dirons facétieusement qu’il fut heureux que le « rôle » de Judas n’ait pas été tenu par une femme, car l’on devine les conséquences funestes qui en auraient découlé pour la moitié de l’humanité. En effet, le rôle que joua Eve au paradis comme agent de la tentation diabolique lui reste déjà suffisamment funeste. Relevons une phrase impertinente, dont nous laisserons la responsabilité à son auteur, Diderot : « Dieu se préoccupe plus de ses pommes que de ses enfants. » Et pensons aux juifs qui subissent depuis le martyre de Jésus une accusation de déicide tenace charriant toutes les dérives vengeresses que nous connaissons. Répliquer que cette démarche de Jésus était logique à une époque où le viril était prédominant, mais que le monde a changé, rencontre un obstacle de taille. Une telle thèse impliquerait que la volonté du Christ serait soumise à une mode, au comportement viril d’une époque, alors, qu’évidemment, la décision divine est frappée du sceau de l’éternité. Il va sans dire que ce verdict de Rome suscite une fronde profonde parmi un grand nombre de fidèles féminines que la lecture de certains textes originels ne réconfortera guère. À cet égard, les propos de saint Paul dans ses Epîtres sont à proprement parler terrifiants en ce qui concerne la « nature » des femmes, pratiquement considérées comme la face noire de l’humanité. Un exemple « plaisant »? 28

L’Église romaine a très longtemps interdit l’usage de la flûte dans ses temples au motif que le musicien ne peut simultanément prier et souffler dans l’instrument. Mais aussi parce que la flûte est un instrument doté de multiples trous évoquant l’orifice supplémentaire du corps féminin par lequel pénétrerait aisément le Malin, qui ferait du vagin son antre favori. L’hindouisme et le bouddhisme ne sont pas en reste dans le domaine du rejet du féminin. Bouddha a dit : « Mon enseignement fut bâti pour durer mille ans. Maintenant que j’ai dû accepter les femmes, il ne durera que cinq cents ans. » Mais il y a mieux. La condition féminine est considérée par ces religions comme un degré – honorable il est vrai – de punition liée à un karma « défectueux ». Le karma, ou « roue des vicissitudes », est le livre comptable des actions bonnes ou mauvaises de la vie humaine dans l’hindouisme. De sa parfaite excellence jugée par les dieux dépend la capacité de l’âme à ne plus se réincarner et à « vivre » le Nirvana éternel. Par contre, dans le bouddhisme, qui ne connaît pas la notion d’âme, le karma positif est obtenu par l’apaisement de tous les désirs. Le seul moyen de « réussir sa mort » et de se diluer dans le Néant exige une parfaite extinction de ceux-ci. Pas de paradis/récompense, mais un Néant au sein duquel toute souffrance est forcément bannie puisque les agrégats, les 29

supports éphémères d’une corporéité et d’une pensée distinctes, se sont disloqués et ne se regrouperont plus pour produire une réincarnation. Insistons bien : naître femme est une punition car son sexe lui interdit l’accès aux « félicités » du Nirvana hindou ou à l’extinction définitive bouddhique menant au Néant ! En effet pour elle, la seule voie vers la non-réincarnation est de réussir un bon karma l’amenant à renaître sous une forme masculine – un « sas » obligé – qui lui permettra alors de rejoindre le Nirvana hindouiste ou de « s’éteindre » définitivement dans le Néant bouddhiste. La femme ne peut donc dépasser le stade de l’antichambre de l’ultime félicité. C’est la raison pour laquelle vous ne verrez jamais une brahmane, et rarement une bonzesse. En croiseriez-vous une, sachez qu’elle ne reçoit qu’une formation élémentaire à la bouddhéité. * On est vraiment en droit de se demander pourquoi le féminin est tant proscrit du sacré, sauf en de fort rares exceptions, dont les Églises protestantes, le chiisme druze et certains polythéismes matriarcaux sont quelques exemples. Cette thèse de la secondarité de la femme peut provenir de deux raisonnements totalement divergents. La thèse structuraliste estime que la structure féminine n’équivaut pas à la masculine, ou, au mieux de ce raisonnement, qu’elle rend la femme inapte à appréhender le

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domaine où s’épanouit le viril. En d’autres termes, ce qui est réel dans les disciplines sportives l’est aussi pour le mental. Les « dimensions » masculine et féminine seraient ainsi structurellement différentes. Certains diront supérieures chez l’homme, d’autres diront dissemblables au point que chacun des sexes aurait son champ propre de capacités intellectuelles et physiques optimales. Ainsi, Evelyne Sullerot parlera dans son célèbre ouvrage « Le fait féminin » des âges biologiques marquant si intensément la vie d’une femme qu’ils la façonnent tout autrement que l’homme. Les âges de la puberté, de la dévirginisation, de la maternité, de la ménopause constitueraient des jalons profondément ressentis, alors que l’homme « glisserait » sur son existence en étant infiniment moins visité par l’empreinte de la Nature. Une empreinte qui appesantirait la femme vers la corporéité plutôt que vers l’esprit, selon les salafistes du Printemps arabe… La thèse historique : ce second raisonnement nie ce structuralisme et parle de phénomène uniquement historique. À l’origine, et durant longtemps, la force musculaire de l’homme fera de lui le chasseur, le gardien, le guerrier, le garant de la nourriture et de la sécurité. Donc l’intermédiaire entre l’humain et le divin, un rôle qui est une forme fondamentale de pouvoir. Or en ces temps « primitifs » sont nées les grandes religions qui se sont ensuite épanouies en concurrences souvent agressives, le sacré ne se négociant pas. La construction du sacré de ces croyances via leurs textes saints a figé – à jamais, par principe ! – les rapports humains 31

tels qu’ils prévalaient à l’époque de l’élaboration de ces écrits. C’est-à-dire, avons-nous souligné, au moment où la structure physique de la femme l’écartait d’un pouvoir requérant certes de l’intelligence, mais aussi, et surtout, une puissance musculaire. Quoique… quelques reines émaillèrent l’histoire, mais ce fut pratiquement toujours par le fait de leur naissance noble ou de leur capacité à intriguer – citons Hatchepsout l’Égyptienne, Tseu-Hi la Chinoise, Cléopâtre l’Égyptienne, Catherine II la Russe… – et non par l’exercice d’une puissance physique. Malgré une gestion des affaires de l’État souvent excellente, leur notoriété ne parvint jamais à libérer leurs sœurs de l’étreinte des conventions et des convictions enracinées dans les croyances, ni des traditions façonnées par le milieu religieux. Il est patent que l’exclusion des femmes de la plupart des sacrés, leur mise à l’écart dans les temples de nombre de religions, la faiblesse de leurs droits et l’amplitude de leurs devoirs, leur soumission à l’autorité patriarcale sacralisée, le subi de punitions atroces qui les frappent quand parle « illégalement » leur chair sont autant de signes d’une tendance à « structuraliser leur infériorité », historiquement figée dans les premiers temps des Révélations, lesquelles sont, nous le savons, par essence intangibles et irréfragables. La religion catholique constitue un modèle à ce sujet, nous l’avons dit. Rappelons donc que le pape Jean-Paul II a, en son temps, confirmé que jamais une femme ne pourrait accéder à la prêtrise, car les apôtres choisis par Jésus étaient tous de sexe masculin.

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Évidemment, à lire ce qui précède, les religions ont « bon dos » dans cet amoindrissement de la femme alors que, si les croyances en sont indéniablement les coupables principales, elles ne sont pas les seules. Ainsi, il est étrange que des laïques, des humanistes non croyants, baignent souvent eux aussi dans cette conception structuraliste. Il faut savoir que la franc-maçonnerie a été fondée sur les « Constitutions » d’Anderson, en 1723. Ce prêtre protestant en exclut les athées, les libertins irréligieux et les femmes, lesquelles se retrouvèrent ainsi dans la compagnie des « exécrables ». Il est vrai que les choses ont évolué, mais pas tant que cela à y regarder de plus près. Il est ainsi piquant de constater qu’une maçonnerie adogmatique exclusivement masculine a accepté que soient créées deux organisations, appelées « obédiences », l’une féminine – ce qui est une façon élégante d’écarter les femmes des Loges masculines –, l’autre mixte – ce qui est une manière de condescendre à ce que des hommes soient libres de s’y « fourvoyer ». Mais la résistance à l’entrée des femmes dans les « travaux » des Loges masculines reste farouche. À lire les textes qui traitent du sujet, la raison la plus digne de ce refus parmi d’autres qui le sont moins – des « frères » perdraient leur concentration mentale devant « l’inévitable » séduction des « sœurs » ! – réside dans le fait que la réflexion du sacré qui sous-tend l’initiation serait pensée et vécue différemment par les hommes et par les femmes. Et revoilà la thèse de la différenciation structurelle !

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Cette digression sur le rapport de la femme au sacré n’est certes pas épuisée, mais il nous a semblé essentiel de l’aborder déjà brièvement, car elle suscite controverses et malaises permanents. Nous y reviendrons. Soyons clair, nous n’avons pas voulu prendre parti, mais simplement relater des faits, les analyser en toute sérénité, avec, il est vrai, ici ou là, quelques commentaires personnels destinés à rectifier des idées qui ont la vie aussi dure que le monstre d’un certain « loch » écossais. Il reste cependant un point troublant à envisager avant de poursuivre le récit de la vie passionnante de Mahomet. L’islam ouvert, modéré, se pose souvent la question de savoir pourquoi il rencontre d’aussi grandes difficultés à être accepté dans les nations d’accueil, alors que les populations chrétiennes, juives ou laïques y trouvent rapidement des passerelles vers un socle commun, et se fondent harmonieusement sans trop de heurts durables. La conception islamique de la femme y est pour beaucoup. De fait, chaque flux de modernité est rapidement contré par un reflux de la tradition. Six exemples. • L’Égypte du président Moubarak fut bien différente de celle d’el-Sadate en matière de législation concernant les femmes. L’influence des Frères musulmans est passée par là, avec des concessions majeures de la part d’un pouvoir déjà en difficulté ! Le recteur de la fameuse université Al-Azhar, le cheikh Sayeed Tantaoui, récemment décédé, a ainsi

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dû reculer devant leur courroux lorsqu’il se prononça contre le port du voile intégral. L’Iran des Pahlavi a fait place à celui des ayatollahs, très stricts sur le plan vestimentaire féminin, même si l’organisation d’un enseignement mixte y est remarquablement établie et que les femmes accèdent aux plus hautes fonctions – à condition, il est vrai, que celles-ci ne soient pas religieuses ou politiques… « Cela va de soi » ! La Turquie d’Erdogan s’efforce de réinstaurer un islam sexuellement différencié par « l’usage du voile », et pour ce faire, détruit la digue laïque de l’armée et des juges. L’Indonésie, comme le Pakistan, sont « dans le retour aux sources pures » de l’islam fondamentaliste. À Islamabad, une loi sur le blasphème prévoit la mort du coupable et la lapidation y est couramment appliquée… Le Nigeria du Nord applique la charia sans concession, allant jusqu’à condamner à mort une veuve enceinte de son nouveau compagnon bien après le décès du mari. Et même le viol y est considéré comme un adultère dans le chef… de la victime ! Durant l’été 2010, une affaire fait grand bruit en Iran. Une femme accusée d’adultère risque la lapidation. Officiellement, et compte tenu de l’émotion des opinions publiques occidentales, cette charge n’a plus été reconnue, mais elle risque toujours la pendaison pour le meurtre de son mari.

L’Européen en dégage la conviction que l’islam est attiré comme un aimant vers ses comportements originels, et que

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toute avancée sera rétrogradée par le fluide magnétique du sacré. Et comme tout est lié, la constante du mélange temporel/ spirituel qui fait émerger les théocraties comme des îles dans l’archipel musulman, réinstaure dans son sillage la secondarité du féminin. La concession à l’athéisme étant considérée comme un errement majeur, voire un motif de rejet sociétal, jamais en terre d’islam la vaguelette de la laïcité ne parvient à ébranler la forteresse du religieux, à transformer ses remparts en parcs publics où hommes et femmes jouiraient également des bien nommés « droits de l’homme » qui ouvrent à chacun et à chacune le libre choix de son destin. Mais il y a pire, et cela alimente de nombreuses craintes. Quelques exemples. À Dubaï, en 1996, un chrétien fut condamné à un an de prison et 39 coups de fouet pour avoir épousé une musulmane des Emirats. Et en Afghanistan, la chasse aux ONG chrétiennes, considérées comme des nids de « missionnaires », est ouverte car elles sont soupçonnées de masquer des tentatives d’évangélisation. Les chrétiens de l’Irak sont passés de 1 500 000 âmes à 500 000 depuis la « démocratisation » du pays. Début 2012, ceux de Syrie paniquent à l’idée que le régime chiite d’el-Assad, qui les protège, pourrait s’effondrer. Quant aux coptes d’Égypte…

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Les démocraties occidentales estiment devoir éliminer les régimes qui ne respectent pas, et même foulent aux pieds, les droits de l’homme. Le monde se mobilisa ainsi contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud et le combat se perpétue pour tenter d’étendre le modèle démocratique égalitaire sous tous les cieux possibles. Mais, curieusement, aucun frémissement d’ingérence ne vient troubler l’eau des pratiques religieuses qui défient la morale la plus élémentaire, telles l’amputation, la lapidation, la décollation, l’excision – cette dernière pratique n’étant pas prescrite par l’islam mais cependant non proscrite par lui. Sur un plan infiniment moins grave, mais cependant « agaçant », qui ne se constate que dans les mariages mixtes, le mari musulman gère souverainement le destin de ses enfants, qui seront donc toujours élevés dans sa confession car on ne peut confier ce pouvoir spirituel à un chef de famille chrétien ou juif. NDLA : N’envisageons pas de dire « à un athée », le proscrit absolu. Car il est nécessaire de rappeler qu’en « terre croyante » de toute religion, l’athéisme est fort mal perçu, voire même inenvisageable. Même aux États-Unis, dont la Constitution est cependant totalement laïque, un candidat à la présidence non croyant ne peut espérer être élu… Pour beaucoup de commentateurs, la discrétion physique imposée à la femme musulmane, qui date d’une sourate révélée à Médine – où les musulmans étaient minoritaires – visait à la « préserver » de toute entreprise amoureuse d’un non-croyant et à la réserver dès lors à la communauté. Il s’agit là donc d’une forme d’endogamie que 37

l’on retrouve dans le judaïsme, où l’appartenance à une « sélection » par le Divin se transmet par la mère. NDLA : Nombre d’analystes soulignent qu’en Israël, la montée du fondamentalisme musulman a réveillé les excès des juifs ultrareligieux à l’égard du statut inférieur attribué aux femmes. Le professeur Zeid de l’Université du Caire fut chassé de sa charge et accusé d’apostasie pour avoir effectué une recherche visant à rétablir l’ordre chronologique des sourates du Coran. Quant à sa femme, elle fut condamnée à devoir divorcer, nulle musulmane ne pouvant rester liée à un apostat, à « quelqu’un reniant sa foi ». Menacé de mort par une fatwa – « édit d’une autorité supérieure religieuse » –, il dut se réfugier en Hollande avec son épouse et ensuite enseigna longtemps à l’Université libre de Bruxelles. Beaucoup de commentateurs se posent la question de savoir pourquoi le racisme ethnique est aussi vigoureusement proscrit, alors que l’observance de principes religieux excessifs est traitée avec une tolérance fataliste, en tant que phénomène cultuel ou culturel protégé. Est-il acceptable que des humains affirment que Dieu dénierait l’application d’un des textes les plus généreux que l’humanité ait jamais produit ? Pourquoi admet-on dès lors si aisément que l’Église romaine et l’islam refusent de souscrire aux droits de l’homme ? Si ce n’est parce que ces droits minent l’édifice de textes sacralisés, de traditions enracinées, en prônant l’égalité absolue des sexes, en reconnaissant 38

l’homosexualité, l’euthanasie, la conversion, le libre examen, la réalité scientifique… Au nom même de la tolérance, l’on se trouve alors contraint de contempler, de voir vivre des systèmes de « valeurs spirituelles » parfois en contradiction totale avec les acquis les plus nobles de l’espèce humaine. Voilà ce qui crée malaise, qui sous-tend les rejets et les animosités d’une majorité silencieuse de citoyens occidentaux, silencieuse car l’expression de ce malaise est vite assimilée à une entorse au respect des pensées d’autrui, à un comportement recouvert par l’anathème de « racisme » ethnique, de « laïcisme » oppressif. Les mêmes commentateurs estiment qu’une telle pression visant à éteindre certaines indignations profondément ressenties, intériorisées sous la contrainte, nourrit une extrême droite qui recueille dans les urnes le malaise « inexprimable » du citoyen. Le succès, partout en Europe, des partis traités avec un mépris dangereusement dédaigneux de « populistes » est un signal de tempête que les capitaines des partis se déclarant « honorables » devraient prendre très au sérieux, au risque de noyer leur équipage dans la tourmente, voire de faire sombrer leur pays tout entier. L’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Hollande, la Belgique… sont en vue des récifs de l’extrême droite. Mais tout cela relève du politique contemporain. Et nous avons réservé à cet égard un espace d’écriture qui y sera consacré. 39

3. La Révélation selon Mahomet. Ses redoutables opposants Reprenons donc à présent le déroulement de la vie de Mahomet que nous avons abandonné au moment où il assumait la « gestion » de ses mariages. La maison de Mahomet connaît alors des dissensions. Le clan de Fatima, la fille du prophète, avec son mari Ali et leurs deux fils, Hossein et Hassan, se dresse contre Aïsha et Hafsa, les filles des conseillers intimes du Prophète, Abou Bakr et Omar. Deux conseillers qui seront préférés à Ali lors du choix posé par de sages théologiens chargés d’assurer la succession de Mahomet, et qui deviendront des califes remarquables. Les premières déclarations de Mahomet sur les Révélations qu’il aurait entendues au cours de ses séjours de méditation dans le désert ont lieu lorsqu’il atteint l’âge de 40 ans. Ces Révélations émanent, affirme-t-il, de l’Archange Gabriel, envoyé par Dieu. Seconde mission donc de l’être céleste, déjà chargé sept siècles plus tôt de prononcer l’Annonce à Marie, l’avertissant qu’elle mettrait au monde un enfant-Dieu. À remarquer que la croyance en cette Annonce légitimise la thèse de l’incarnation d’un Jésus divin, ce que contestent les musulmans qui ne voient en Jésus qu’un prophète d’exception. Dès lors, pour l’islam estimant détenir la Vérité dernière, l’Unique car parfaite, marquée du sceau divin, soit les chrétiens mentent en trafiquant la teneur du message, soit ils l’ont mal compris. Parce qu’il est bien sûr inimaginable que l’Archange se soit trompé lors de sa première « visite », qu’il soit non fiable, car alors sa dictée coranique serait également sujette à caution !

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Nous sommes ainsi en 610, et le prêche commence. La première convertie à l’islam, et ce n’est guère surprenant, est Khadija. Puis Ali – son cousin adopté à la mort d’Abou Talib –, Saïd – son second fils adoptif – et ensuite Abou Bakr qui deviendra – en tant que père d’Aïsha – son beau-père, forment un premier noyau de propagandistes, notamment auprès des déshérités du régime élitiste et inégalitaire des grands marchands de La Mecque, des oubliés attirés par le « socialisme » des idées de Mahomet. Dans l’ensemble, les Qoraïchites nantis sont fort satisfaits de la religion païenne, assez animiste de style agraire, qui prévaut dans la région à l’époque, comme en Égypte, en Mésopotamie, en Afrique et en Europe primitive. Une religion peuplée de petits génies influents appelés djinns. Une croyance faite sur mesure pour servir leur hégémonie, comme celle de Jupiter servait l’empereur de Rome et celle d’Amon le pouvoir des pharaons. Dès lors, Mahomet est, tout comme le fut Jésus, fort mal reçu dans sa « Jérusalem ». La Mecque l’accueille par des railleries, puis, bientôt, par de l’hostilité. En 622, c’est l’Hégire, l’Exil de Mahomet qui sauve ainsi fort probablement sa vie. Il prend pour camp retranché la ville de Médine, qui lui est favorable. Nous verrons plus avant pourquoi. Il ne s’agit ni d’amour ni de compréhension, mais de lutte entre tribus. En effet, la « province » est yéménite et La Mecque est nizarite et, au surplus, une cité commerciale concurrente.

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À l’image de certains Arméniens chrétiens de Turquie qui s’allièrent aux Russes orthodoxes en 1915, nombre de juifs d’Arabie eurent tendance à préférer à l’islam l’ancienne religion animiste, infiniment moins périlleuse pour leur propre survie spirituelle. Du fait de ce choix, et même de la crainte qu’il suscite, un grand nombre de communautés juives vont subir des expulsions brutales, sanctions de leur neutralité « active » au profit des Mecquois. Ce non-ralliement des juifs déçoit profondément Mahomet. En effet, sa doctrine le rapproche plus du judaïsme que du christianisme, qui affirme une Trinité « polythéiste », prétendant considérer Jésus comme un dieu et répandant la certitude d’une incarnation précédant une résurrection. Mahomet ne peut être d’accord avec la distorsion chrétienne de « sa » Vérité. Il considère que le message authentique de Jésus, un prophète qu’il honore, a été amplifié, magnifié, mal retransmis par les Apôtres et leurs successeurs désireux de « sauver » l’image de Jésus crucifié comme un perturbateur, un terroriste ou un bandit de droit commun. La raison d’un tel rejet de la thèse classique du christianisme résiderait, selon nombre de commentateurs, dans le fait que Mahomet fut très influencé par la doctrine – condamnée par Rome – des nestoriens qu’il eut l’occasion d’abondamment fréquenter au fil des chemins caravaniers. En effet, Nestorius estimait que la nature humaine de Jésus écrasait sa part divine et qu’il n’était plus dès lors qu’un prophète très inspiré, doté d’une simple étincelle divine, pratiquement un Mahomet.

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Après la mort de son Prophète, l’islam des origines vit mal la disparition de son maître à penser. Il envisage parfois avec envie la « solution » glorieuse construite autour de la croyance chrétienne d’une Résurrection du Guide. Omar est celui qui ressent le plus le vide laissé par la mort de Mahomet, qu’il avait côtoyé intimement, quasiment comme un « apôtre » du christianisme. Il propagera la croyance en une analogie avec le cas de… Moïse. En effet, même si Jésus est très respecté par les musulmans qui font de lui un personnage humain capital – il sera là au Jugement dernier –, l’islam préfère l’image de Moïse. Le contenu du prêche d’Omar : « Certains affirmeront que le Prophète est mort, mais par Dieu, il ne l’est pas. Il est allé visiter Allah. Il reviendra comme Moïse après 40 jours. Il fera arracher la langue et couper les mains et les pieds de ceux qui ont proclamé sa mort. » Langage énergique, diront certains, mais le Divin est parfois coléreux, et pourquoi, dès lors, certains des Sages qui entendent « refléter » ses consignes tempéreraient-ils leurs propres discours ? À noter que les chiites duodécimains et septimains annoncent pareillement le retour de leur dernier imam « caché » le jour du Jugement dernier. Le sage Abou Bakr dément ces propos, aimablement : « Dieu a dit au Prophète, tu mourras, et eux aussi mourront. (…) Désormais, il faut un homme qui se charge des affaires de cette religion (…). »

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L’affaire est entendue : le temps des prophètes éclairés est clos et débute le temps de la théocratie, le temps « dérisoire » des humains. Il fallut un courage certain à ceux qui se résignèrent à accepter le décès de Mahomet sans pour autant fournir à leur croyance un Protecteur surnaturel particulier et une foi en la vertu confortée de l’humanité laissée au contraire solitaire face à Dieu. La fameuse légende de Gilgamesh, remontant à plus de 2000 ans avant notre ère, édifie ce même concept remarquable : les dieux se sont réservés l’éternité, les humains n’ont droit qu’à des miettes de vie terrestre. Mais revenons à la question : pourquoi Omar a-t-il choisi Moïse et non Jésus comme exemple en ce qui concerne Mahomet ? L’explication est simple. En effet, comme Mahomet, Moïse a régenté une nation, transmis une loi divine incréée comme l’est celle du Coran et a rassemblé un peuple élu autour d’un Code moral alors qu’à l’inverse, le chrétien est par essence « hors la Loi » de Moïse, celle des juifs. Tout « le travail » de l’apôtre Paul se fonde du reste sur le déracinement du christianisme de sa « gangue provinciale » hébraïque. Avec Pierre, il entre en conflit ouvert avec Jacques, qui entend n’admettre comme vrai chrétien que celui qui a d’abord accepté de se soumettre à la Loi mosaïque juive. Pour Jacques, le christianisme est une secte juive, alors que 44

pour Paul, il s’agit d’une religion universelle où Jésus est vu comme le sauveur du monde. Mais le chrétien est dès lors également hors de la loi de l’État. Il n’a en effet aucune prétention sur le royaume de César. Jésus le dira à Ponce-Pilate : « J’appartiens au royaume des cieux » et il affirme n’avoir aucune intention d’empiéter sur celui de l’Empire romain. NDLA : Certes, mais peut-être est-il utile de souligner que le refus de reconnaître la prétention de divinisation de l’empereur entraînera les chrétiens dans la spirale de multiples répressions meurtrières ? Que l’on est ainsi loin de l’islam et de sa charia, de sa tendance constante à gérer la société civile comme une communauté de croyants, l’umma, soumise aux prescrits de « l’élite » des docteurs de la foi. Combien est féroce à cet égard Voltaire lorsqu’il écrit : « Mahomet, le génial imposteur qui fonda un empire sur la crédulité de ses sujets. » Saïd, le cadi – le « juge » – de Tolède, écrivait au XIe siècle que Mahomet avait inséré l’idée d’un jugement – dîn signifiant à la fois « jugement » et « religion » en arabe – dans la conception d’un Dieu suprême déjà préexistant dans l’Arabie pré-islamique, punissant les pécheurs qui enfreignent la Loi régissant tout à la fois la croyance et l’État, le spirituel pénétrant le temporel. Et de tout ce qui précède ressort le fait que le milieu profane ne dispose plus que d’un champ très restreint pour légiférer, 45

un espace du reste toujours aléatoire, car dépendant du degré d’interprétation et du bon vouloir des religieux. Tel est le sort du Fiqh, l’équivalent musulman du droit canonique chrétien, variable selon les tendances des doctrines de quatre Écoles d’interprétation du sacré. Nous y reviendrons très bientôt, en notant déjà que tel est le discours des Frères musulmans du Printemps arabe qui tentent de tempérer les craintes de l’Occident et de leurs propres laïques : la charia, disent-ils, peut être modulée par les responsables de son application. Ainsi, en Libye, les dirigeants islamistes ont décidé de réinstaurer la polygamie mais maintiendront la prohibition de la lapidation. Un geste appréciable… Ainsi, l’Andalousie vécut des heures d’oppression spirituelle redoutable sous la dynastie almohade, alors que sous les Omeyyades et les Almoravides le climat intellectuel fut excellent. * Lorsque La Mecque est conquise après une lutte armée dont nous ne narrerons pas les péripéties sanglantes, Mahomet « nettoie » la ville des statues « impies ». Il respecte cependant toute la filière abrahamique et, tout naturellement, Abraham lui-même, car celui-ci est l’aïeul pré-mosaïque, et partant, non judaïsé. Nous y reviendrons, mais nous l’avons déjà souligné, Moïse et Jésus n’eurent jamais le statut privilégié de ce grand ancêtre mythique. Peut-être parce que, selon Mahomet, ces deux prophètes respectés sont cependant responsables de la mauvaise transmission du message divin, ce qui nécessita la mise au point islamique ultime ! 46

Mahomet ne supprimera pas le pèlerinage païen de la Kaaba, malgré sa volonté de rupture avec l’animisme. Dès la conquête de la grande cité, les nomades du désert sont conviés à s’y rassembler, après cependant qu’elle a été débarrassée de quantités d’idoles. Un pèlerinage « musulman » y aura lieu en 632, année de la mort de Mahomet, décédé à 62 ans. Depuis lors, la Kaaba est le centre sacré de l’islam. La Kaaba ? Le temple de La Mecque, le « cube », est censé avoir été construit par Seth, le dernier fils d’Adam et Eve, né après le meurtre d’Abel par Caïn. Adam avait alors 130 ans… Détruit par le Déluge, il est reconstruit par Abraham, assisté de son fils Ismaël. Le pèlerin doit en faire sept fois le tour. Une pierre noire, « venue du ciel », y est enchâssée. Selon la tradition, la pierre était blanche lorsque Abraham y abandonna Ismaël, le fils qu’il avait eu d’une servante, sa femme étant alors stérile. Au fil des ans, dit-on, cette roche devint noire, chargée des péchés du monde. « Venue du ciel » ? La plupart des scientifiques sont en faveur de la thèse selon laquelle l’objet serait un fragment de météorite. À proximité se trouve une autre pierre sacrée portant, selon les musulmans, l’empreinte du pied d’Abraham. Elle est appelée magam Ibrahim, la « station d’Abraham ».

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Troisième roc servant, lui, à la lapidation du démon du mont Arafat. Une lapidation essentielle, car le Malin – par mansuétude ? – avait voulu entraîner Abraham à refuser le sacrifice cruel de son fils préféré – Ismaël pour les musulmans – exigé par Dieu pour mesurer l’intensité de la dévotion de l’Ancêtre. Toutes les religions ont ainsi leurs lieux « marqués » par la divinité. À Ceylan existe même un sommet où quatre religions concentrent « l’envol » de leur dieu ou héros vers leur « ciel » de félicité respectif, dans un esprit de relativité rafraîchissante des différentes croyances répandues en Asie, dont les méditerranéennes. 4. L’islam, phare de culture. Son expansion exceptionnelle Mais à quoi les Arabes croyaient-ils avant Mahomet ? Les juifs et les chrétiens monothéistes considéraient les Arabes comme de parfaits barbares paganistes et pillards, désorganisés mais dangereux. La Mecque groupait, au côté des représentations des prophètes judaïques et des saints chrétiens, 360 divinités sujettes à ferveur religieuse. S’y ajoutaient, nous l’avons vu, – signe d’animisme primitif – une multitude de génies, les djinns, semblables à ce que les Nippons appellent les kamis, des esprits qui animent toutes choses. L’observateur le plus critique ne peut qu’être admiratif devant l’œuvre politique de Mahomet.

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Il réussit à doter les Arabes d’une religion autonome et digne de celles de leurs dominateurs juifs et chrétiens. Et souvent, dans le cas des chrétiens, leurs ennemis. Ce ne fut pas sans mal, nous le verrons, ni sans concurrence. Un certain Maslama, prédicateur célèbre à l’époque, prêchait par exemple l’adoration de Rahman, un Dieu unique lui aussi. Pourquoi les Arabes choisissent-ils la voie ouverte par Mahomet ? Probablement parce qu’il est un véritable meneur de guerriers du désert. Son sens de la tactique, sa faculté de développer des ruses redoutables, son ardeur sans faille, sa connaissance des qualités et des défauts de « son peuple », sa stratégie sociale fondée sur une éthique remarquable pour l’époque lui rallie la foule des nomades et des sédentaires « provinciaux » négligés par les patriciens et marchands de La Mecque et de la côte. * L’islam, phare de culture ? Omar, le deuxième calife, confirme le principe des taxes permettant aux juifs et aux chrétiens de ne pas devoir se convertir et de vivre confortablement à condition de payer un impôt supplémentaire. Ils échappent ainsi au service militaire, ils conservent l’exercice libre de leur culte et bénéficient de tribunaux spécifiques à leur confession. Toutefois, cette image de parfaite tolérance intelligente ne fut pas toujours aussi idéale. À chaque crise grave de l’islam, le

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sort des autres gens du Livre, les dhimmis – les « alliés » ou « protégés » –, ne fut pas exempt de difficultés, voire de périls sérieux. Ainsi, les coptes d’Égypte ont-ils appris à fortifier leurs quartiers, à savoir savamment faire le gros dos, à perdre parfois vie et biens lorsque le climat est à l’orage. En tout état de cause, ils sont sous-recensés et sous-représentés dans l’administration, l’aide aux études et au parlement, les statistiques officielles établissant leur nombre à la moitié, voire parfois au tiers du chiffre réel. L’historique de ces rapports entre musulmans et étrangers en religion ou en « race » est éclairant. La déception ressentie par Mahomet devant la réticence, pour ne pas dire la résistance, du clergé juif à l’égard de ses tentatives de s’allier le judaïsme – voire de l’absorber, ce qui expliquerait cette opposition – et la proximité de la pensée du Prophète avec celle des chrétiens nestoriens permet de comprendre la raison pour laquelle il chassa les juifs de Médine (et pourquoi Omar, son successeur, les expulsa même de toute l’Arabie). C’est aussi la raison pour laquelle le Prophète signa en 632 le pacte de Najran établissant une égalité parfaite entre musulmans et chrétiens. Omar corrigera cependant cette ouverture en les réduisant au statut de citoyens de seconde zone, les dhimmis, privés d’une série de droits, contraints de porter des signes distinctifs et de payer l’impôt. NDLA : Les dhimmis, citoyens secondaires et parfois méprisés ? 50

Certes « protégés », ils jouissent de la liberté religieuse, de la garantie de leurs biens et de leurs personnes, déclarés inviolables. Ils sont communautarisés et dépendent de leurs dirigeants et de leurs tribunaux appliquant leurs lois – à l’image des musulmans d’aujourd’hui en Angleterre, où la charia « modérée » est admise pour régler des problèmes internes. La dhimma serait née sur un motif sécuritaire visant à encadrer les juifs et les chrétiens dans un « espace spirituel » empêchant tout prosélytisme. Les « protégés » ne peuvent ainsi ni être armés ni monter à cheval et doivent porter des vêtements distinctifs. On relèvera une protection de l’islam à caractère endogamique : un musulman peut épouser une dhimmie, mais non l’inverse – règle dont la transgression est actuellement encore fort mal perçue et dont la sanction peut aller jusqu’à l’exécution d’un « crime d’honneur » fort répandu… y compris dans les communautés musulmanes européennes. La dhimma est souvent citée comme un exemple de fraternité chaleureuse, et de fait, Cordoue, Grenade, Fès – où le judaïsme prônant l’unicité de Dieu et la non-incarnation de Jésus se maria avec l’islam en un élan de savoir prodigieux –, Delhi, Ispahan connurent des heures de tolérance et d’échanges culturels remarquables. Mais l’excellence de cette protection dépendait en réalité de l’humeur religieuse des « maîtres » locaux. Ainsi, sous les Almohades de l’Andalousie, les Grands Moghols d’Aurangzeb, les grands prêtres sassanides, les « protégés » devinrent souvent des réprimés, voire des massacrés. Actuellement, les coptes d’Égypte, les maronites du Liban, les chrétiens d’Irak ou de Syrie, d’Algérie ou d’Indonésie… vivent ou s’apprêtent à 51

vivre des heures d’une telle crainte que l’on peut en déduire qu’un certain islam du XXIe siècle entend éradiquer les tenants du Message « erroné » préislamique, accusés de prosélytisme sacrilège. La « chasse » aux chrétiens est patente au cœur de la marée islamiste actuelle, car la tentation de la conversion à ce sacré fallacieux relève de l’inadmissible pour le musulman convaincu de détenir la seule vraie interprétation de la Volonté du Divin. Une telle conversion marquerait une démarche de régression dans l’échelle de la « claire voyance » du spirituel. Alors que la conversion d’un juif ou d’un chrétien à l’islam s’inscrirait dans la logique de la recherche d’une foi parfaite. En conséquence, l’apostasie est considérée comme un crime qui mérite la mort. Ce statut de dhimmi fut élargi aux musulmans non arabes qui, sous les Omeyyades, durent eux aussi subir cette secondarité et payer l’impôt. En effet, sous le régime de Damas, trop de chrétiens se convertirent pour ne plus le payer. Appauvrie, cette dynastie élargit donc l’assiette des ressources financières aux musulmans « étrangers » à la race ou à ceux qui ne pratiquaient pas la « langue sacrée » du Coran ! Trop tard cependant pour éviter la défaite devant les Abbassides de Bagdad, intervenant au surplus comme des libérateurs des humiliés musulmans exaspérés par cette arrogance raciale – ou linguistique – de Damas. Ces humiliés durent cependant vite déchanter car les Abbassides, en affrontant Byzance et les croisades, considérèrent les chrétiens convertis – ainsi que ceux qui étaient restés fidèles à leur foi – comme des agents potentiels des redoutables puissances étrangères. Sous les Ottomans, la Turquie revint à un régime de grande générosité à l’égard des croyances – hérétiques – juive et 52

chrétienne répandues dans les Balkans et sur le pourtour oriental de la Méditerranée. En ce qui concerne le seul christianisme, l’alliance entre François Ier et la Sublime Porte contre la puissance de Charles-Quint contribua à ouvrir l’Empire ottoman aux missions et aux éducateurs chrétiens. Quant aux juifs, ils furent accueillis très chaleureusement lorsque, en 1492, ils durent fuir, l’Espagne de la Reconquista et les excès de l’Inquisition. Ces juifs bénéficièrent des mêmes avantages que les chrétiens et purent ainsi vivre selon leurs règles communautaires. Malheureusement, la situation actuelle est bien différente. Depuis la guerre de 1914-1918 et la trahison prétendue des Arméniens face aux assauts russes et la dureté du traité de Sèvres clôturant en 1922 ce conflit, une sourde amertume, une méfiance même, ont orienté la politique de Mustafa Kemal et celle de l’AKP vis-à-vis des chrétiens. Quant aux juifs, la création d’Israël a altéré considérablement les rapports avec Ankara. Cet aspect historique terminé, revenons à la succession de Mahomet. Othman, le troisième calife, envahit l’Afrique byzantine, mais arrête ses soldats au seuil des contrées berbères. Ce sont les Omeyyades qui achèvent superbement la conquête sous le cinquième califat de Moawyia, préparant ainsi la création du sultanat de Cordoue en 756 par un « rescapé » du massacre de l’élite omeyyade par les Abbassides en 750. Submergeant peuples et religions, bousculant toutes les armées opposées, les guerriers de Damas s’en iront partout sur leurs chevaux de feu. 53

Un échec retentissant arrête toutefois ces Omeyyades au seuil de l’Occident : celui de Constantinople en 670. Après sept années de siège, ils battent en retraite ayant subi d’énormes pertes face à des troupes rompues au combat lourd inhérent à une guerre de forteresse. En 717, l’assaut est renouvelé. Les Arabes perdent tous leurs navires – 2 500 bâtiments ! – et 140 000 hommes sur les 180 000 envoyés contre les Byzantins ! L’on comprend le triomphe des Turcs lorsqu’en 1453, le croissant est enfin hissé sur Sainte-Sophie. Ces cinglants revers arabes s’expliquent par le caractère même de leur armée, invincible lorsqu’elle use de ses vertus de rapidité, de harcèlement, de fougue en rase campagne, mais peu faite pour affronter les immenses murailles de l’Occident et ses troupes bardées de fer. Alors que les Turcs, eux, disposent d’une terrible artillerie de siège, forgée par des spécialistes chrétiens, esclaves ou mercenaires, une force qui parviendra enfin à démanteler les remparts de Constantinople. Mais cela n’empêchera pas les Arabes du VIIIe siècle de dominer 150 millions d’hommes et de couvrir un territoire gigantesque. Un espace tel qu’une caravane mettait cinq mois à aller de l’Atlantique à la Chine, dans la continuité de l’islam ! Le succès est à ce point « éclatant » que de nombreux chrétiens se convertissent. Ils échappent ainsi à l’impôt, assez pesant, et surtout reçoivent une part du fabuleux butin de guerre. 54

Cette tolérance d’une « société coopérative » à parts lucratives est certainement une des meilleures recettes de la pénétration exceptionnelle de l’islam sur les plans géographique et religieux. Les juifs, eux, enfermés dans l’inexorable et exaltante règle de leur naissance élective, résistent le plus souvent à la propension chrétienne à se convertir, mais apprennent cependant l’arabe. Très disséminés, ils s’insèrent dans le moule de la société musulmane, et vont servir superbement l’épanouissement culturel d’un courant mélangeant les idées, inventions et découvertes grecques, indiennes, chinoises, perses et arabes. L’islam devient ainsi le phare de la part occidentale du monde connu. Cette réussite est, à vrai dire, prodigieuse. Et ceux qui prétendent que l’islam est « étranger » à la culture européenne feraient bien de prendre conscience que toutes les religions abrahamiques sont venues du sud de la Méditerranée, juifs et chrétiens étant à l’origine des peuplements sémites, tout autant que les Arabes. De prendre conscience aussi de l’apport déterminant de l’islam à la constitution de « l’excellence » européenne. Au VIIe siècle, l’islam des origines est déjà pour moitié inspiré par la culture gréco-romaine qu’il côtoie autant que le font la judaïté et le christianisme.

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Pour l’autre moitié, il est irradié par les flux mésopotamien, perse, chinois et indien. Tout cela sans aucune fermeture, laquelle ne viendra qu’aux approches des Xe et XIe siècles. Ainsi, les Omeyyades vont assimiler l’architecture byzantine et confier au théologien chrétien Jean Damascène, d’origine arabe, l’administration fiscale de leur capitale, Damas. Les Abbassides vont créer à Bagdad, fondée en 762, un foyer prestigieux groupant pêle-mêle des traducteurs monophysites (pour lesquels Jésus serait doté d’une nature surtout divine), des médecins nestoriens (pour lesquels Jésus serait avant tout humain) et des administrateurs perses. Au IXe siècle, ces centres locaux seront lentement disloqués, mais heureusement relayés par un essaimage d’une extrême richesse, vers l’Europe et vers l’Asie. C’est ainsi qu’au XIIe siècle naît à Cordoue Ibn al-Rushd – un médecin, juriste et philosophe que nous appellerons Averroès – qui fut le relais des thèses d’Aristote. Malheureusement, l’intégrisme des Almohades détruira nombre de ses textes. Quant à la pensée du médecin, philosophe et théologien Maïmonide, l’un des socles de la judaïté, elle irradiera plus librement dans un espace de vie à l’abri de la censure qui commençait à ronger le XIIe siècle de l’islam méditerranéen… C’est ainsi que les Sassanides de Boukhara et du Khurasan protégeront et suivront aux IXe et Xe siècles un nommé Ibn Sinna – « notre » Avicenne – médecin et philosophe éblouissant, et un savant comme al-Biruni, connu pour ses recherches scientifiques et historiques. 56

Une fantastique efflorescence servie par l’arabe classique du Coran – le « latin » de l’Orient pratiqué tant par les Arabes que par les juifs –, une efflorescence qui gagnera la Perse des Séfévides et l’Inde des Grands Moghols. Aucune fermeture générale à la diversité des sources n’est observée avant l’an Mil et ses remarquables essaimages, estime comme nous le professeur Christophe Picard de l’Université de Toulouse-le Mirail dans son remarquable tour d’horizon effectué dans le numéro 206 de la revue « L’Histoire » de décembre 2001. Nous y relevons qu’au VIIIe siècle, des textes antiques sont traduits sans aucune retenue et recours est fait à la philosophie grecque pour éclairer, « raisonner » la Révélation et son interprétation ! La curiosité de ce monde arabe est telle que l’on traduit tous les apports « utiles ». Les grecs, mais aussi les latins, les judéens et les pahlavi, du nom de la langue perse ancienne qui donnera son nom à la dynastie de Reza I et Reza II, les dirigeants de l’Iran pré-khomeinien. Dans la foulée, la médecine, la géographie, l’astronomie, les mathématiques prennent un essor remarquable, comme l’administration fiscale, la science des mesures, la météorologie. Mais, du Xe au XIe siècle, cette ère dorée va s’effriter. Non seulement le latin devient prépondérant, mais la menace culturelle et militaire de l’Occident entraîne un réflexe de fermeture dans l’espace arabe.

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Malheureusement pour l’islam, le geste protectionniste peu adéquat de Justinien qui, en 529, coupera la Rome chrétienne de ses sources grecques, sera répété par des docteurs de la foi musulmane eux aussi animés par « l’esprit du hérisson » soucieux de préserver son ventre délicat en se recroquevillant en une boule défensive. Le centre de l’islam connaîtra son chant du cygne trois siècles après la fermeture du christianisme. Certes, dans la Bagdad du IXe siècle, le calife al-Mamun soutient encore le mouvement d’interprétation mutazilite, qui use toujours de la philosophie grecque pour étudier le Coran mais, vers 850, le mouvement hanbalite conservateur l’emporte. Créée par Ibn Hanbal, cette École va contraindre le calife al-Muttawakkil à interdire toute réflexion et interprétation du Coran, dont il faudra dorénavant respecter totalement le caractère immuable. Ce qui, évidemment, ferme tout appel à des courants étrangers. Quelque 300 ans après l’interdit de l’empereur Justinien, les Arabes commencent donc, répétons-le, à tarir à leur tour l’extraordinaire source grecque… et l’apport de l’Asie indienne et chinoise. Nous avons, comme Christophe Picard, noté dans nos « fiches » la tristesse du penseur Ibn Khaldûn qui, au XIVe siècle, écrivait, désabusé : « Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et sur al-Andalus, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation, les sciences disparurent… On en trouve seulement quelques notions, chez de rares individus, qui doivent se dérober à la surveillance des docteurs de la foi orthodoxe. »

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Comme le héros du roman d’Umberto Eco, « Le Nom de la rose », ce héros qui manqua de périr parce qu’il osa tenter de lire les ouvrages grecs de son monastère. Au XIIIe siècle, dans le monde chrétien, le feu des bûchers brûlait le bois de forêts entières… Lucette Valensi écrit dans le même numéro de la revue « L’Histoire » déjà citée : « La modernité politique n’est inscrite dans les gênes d’aucune religion. » Voilà qui a le mérite d’être péremptoire. Et elle ajoute que si les déclarations apparentes, et même les textes produits vont dans le sens d’une ouverture citoyenne, le contrôle religieux reste assez déterminant pour freiner dans les faits l’expression d’une émancipation réelle. Les exemples de fermeture sont bien plus nombreux que les quelques cas de libération authentique, celle de la femme notamment. Et encore ces quelques cas positifs, comme les représentent bien l’Iran du shah ou la Turquie d’Atatürk, sont-ils souvent provisoires et vite balayés par une déferlante conservatrice. Avec l’avènement du parti AKP fin 2002, le risque qu’une vague fondamentaliste n’emporte la laïcité turque a pris corps. Nous reviendrons longuement sur le cas de la Turquie d’aujourd’hui où, apparemment, la marée islamiste fissure lentement le château de sable laïque. La chrétienté et l’islam, la judaïté et l’hindouisme foisonnent de ces actions de « reprise en main » par le religieux des échappées du carcan dogmatique imposé, selon le cas, par l’interprétation rigoriste d’un Torquemada, d’un Savonarole, d’un Aurangzeb, d’un al-Wahhab, d’un Ibn Hanbal, d’un Erbakan ou encore d’un quelconque rabbin exacerbé sévissant en Israël… 59

Actuellement, le christianisme ou le judaïsme connaissent moins cet enfermement potentiel ou effectif. Car ces courants de croyance ont été modelés, érodés par l’immense vague de modernité remarquablement servie par le vent de la science, un souffle irrésistible, qui disloqua sous sa tempête les digues des certitudes sacrées. Mais l’islam strictement arabe perd sa dynamique originelle arabe dès le XIe siècle, replié sur la stricte répétition d’une Révélation désormais figée en interprétations « étroitisées ». L’absence même d’un centre décisionnel tel qu’en possède l’Église catholique et le caractère divin inaltérable du Coran empêchent, avons-nous souligné déjà, toute évolution « à la Vatican II » du dogme islamique, sauf audaces de pensée à la limite du sacrilège. Telle celle d’el-Tantaoui alors recteur de la prestigieuse université du Caire pour qui l’islam ne pourra accéder à la dynamique de modernité du monde actuel que s’il se dégage de l’emprise d’un texte du VIIe siècle. Il faut constater que l’islam fut menacé très tôt dans son « espace arabe ». Quatre cents ans après sa naissance, le grand nombre de conversions déjà évoquées diminue considérablement les rentrées fiscales. En effet, seuls les dhimmis, les non-musulmans, payent l’impôt comme prix de leur accueil toléré et protégé dans la communauté islamique. En accédant à la dignité de croyants en Allah et son Prophète, l’immigrant, le conquis appartenant lui aussi au monothéisme du Livre, devient – même s’il était auparavant considéré comme secondaire, voire même parfois méprisé – un membre de l’umma, de cette communauté du dernier et « vrai » message, et n’est plus fiscalement redevable.

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De ce fait, le trésor public s’appauvrit dangereusement et il faudra exiger le versement d’impôts et de taxes par les musulmans eux-mêmes. L’on devine le mécontentement suscité par cette mesure et les crises sociales déclenchées par la diminution d’emplois publics pour les musulmans « de souche » et par l’appauvrissement de la population. Sur le plan militaire, les cuirasses et les cottes de mailles des Croisés font la différence au Proche-Orient et en Espagne, en attendant l’usage d’un armement modernisé qui accordera la suprématie définitive à l’Occident. Il est heureux d’ailleurs pour les Arabes que les armées ottomanes aient fortement affaibli le flux des Croisés, car le désastre aurait été encore plus significatif. 5. Le siècle d’or de l’islam des confins La vague mongole. Au XIIIe siècle, elle déferle d’une façon terrifiante vers l’Ouest, détruisant ainsi Bagdad au passage, avant de se heurter aux Mamelouks d’Égypte qui la font définitivement refluer. Heureusement pour l’islam, la « grande ceinture » musulmane, le grand cercle lointain des conquêtes, profite ainsi du déclin de la puissance fondatrice arabe, souvent arrogante, oppressante. Partout s’allument dès lors des foyers culturels libérés de cette pesanteur.

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Il suffit de penser au sort des peuples berbères du Maghreb et à la révolte des Kabyles d’Algérie, au destin difficile des coptes d’Égypte ou des alevis, les chiites modérés de Turquie. Débutent alors les siècles d’or de ces « périphériques », ou si vous préférez, des « excentriques », terme qui porte un sens utile, celui de la notion de différence. Nous avons déjà esquissé l’ampleur de cette expansion. Détaillons-la. • Les Turcs développent dès le XIe siècle l’extraordinaire civilisation conquérante des Seldjoukides sunnites, qui submerge l’Irak, la Perse, la Syrie, le Hedjaz et le Yémen, assénant au passage de terribles coups à Byzance. Ils repartent de plus belle, de victoire en victoire, de Vienne au Yémen, du Maroc à l’Afghanistan, sous l’égide de la dynastie ottomane. Au point qu’à l’époque, l’Occident souffre fort de cette suprématie sur terre et sur mer. Heureusement pour l’Europe, les batailles de Vienne et de Lépante brisent pour un bon moment l’élan des conquérants de Constantinople. Mais quelle splendide civilisation que celle de la dynastie ottomane née au XIVe siècle, qui accueille d’ailleurs avec grande générosité les juifs chassés de Grenade en 1492 ! « Si les Espagnols sont assez sots pour chasser des hommes d’une telle valeur, je les accueille avec reconnaissance » proclame le sultan. Cependant, là aussi, le frein de la religion joue un rôle destructeur : l’imprimerie ne sera admise que fort tardivement, car potentiellement porteuse de

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« mauvaises » pensées. Ce qui, évidemment, gêne tout le développement administratif, idéologique et scientifique. Dont celui du militaire ! Et l’armement européen moderne de décimer les troupes ottomanes à plaisir pendant longtemps. Les révolutions et crimes de palais, la corruption endémique, les intrigues russes et anglaises destinées à s’emparer des détroits du Bosphore et des Dardanelles, et, enfin, la guerre de 1914-1918 auront raison de ce géant chancelant. Profitons de l’occasion pour évoquer les Arméniens, très liés à l’histoire de la Turquie. Ils professent la doctrine des conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381), condamnant tous deux l’hérésie arianiste qui affirme que Jésus est inférieur au Père et conteste la Trinité. Ils adoptent le prescrit d’Ephèse (431) proscrivant cette fois le nestorianisme qui estime, répétons-le, que l’humain l’emporte sur le divin dans la nature du Christ. Mais ils sont rejetés par Rome lorsqu’ils refusent les conclusions du concile de Chalcédoine (451) qui condamne le monophysisme – pour qui le divin est à ce point dominant dans la nature du Christ qu’il n’a que l’apparence de l’humain – et qui ratifie le dogme consacrant égales les deux natures divine et humaine de Jésus.

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Considérés dès lors, et à tort, comme monophysites, les Arméniens sont fort mal acceptés par les Latins et les Grecs byzantins, qui toujours les maltraiteront. Fondée en 301, la structure arménienne est « coincée » aux XVIIe et XVIIIe siècles entre les Turcs et les Séfévides perses. Heureusement, les orthodoxes russes viendront l’appuyer, le tsar utilisant les Arméniens dans ses conflits contre… la Turquie et l’Iran. Deux millions d’Arméniens sont alors contraints, exiguïté territoriale oblige, de subsister du côté turc, grâce à une initiative censée être généreuse du sultan Abdul-Medjid qui promulgua la Charte de Gulhané, créant l’égalité de tous les hommes devant la loi, peu importe leur religion ! Effet pervers de cette mesure : le fait que les Arméniens ne sont plus protégés en tant que membres d’une religion « étrangère » va permettre, en 1894, une vaste campagne de répression menée par un sultan intégriste, une répression qui fera au moins trois cent mille victimes. L’avant-première du grand massacre de 1915, dont la cause est claire. En effet, en 1909, le nationalisme des « Jeunes Turcs » confirme la suppression du statut de dhimmis ou « frères protégés adeptes du Livre » moyennant versement d’un impôt particulier. Mais une fois encore, et toujours paradoxalement, cette mesure visant à traiter de manière égale musulmans et non-musulmans entraîne en 1915 une répression effrayante à l’encontre des Arméniens, accusés – un moyen de « nettoyer » la 64

nation d’une mouvance religieuse indésirable – d’avoir aidé la Russie chrétienne, alors alliée des démocraties occidentales luttant contre les Allemands, les Austro-Hongrois et les Turcs. Le bilan du génocide s’élèverait à 1 500 000 morts selon les analystes occidentaux. Ankara nie toujours ce massacre, se contentant de ne reconnaître qu’un vaste déplacement de population visant à préserver sa frontière orientale de toute collusion entre les chrétiens russes et turcs. La guerre de 1914-1918 est catastrophique pour la Turquie, disloquée par le traité de Sèvres de 1920 en zones anglaise, grecque, française, italienne, kurde et arménienne. Mustafa Kemal – nous y reviendrons en détail – réussit à rétablir, avec l’aide de Lénine, la souveraineté plénière de l’État sur la terre d’Anatolie. Les soldats turcs arboreront d’ailleurs durant une année, à la boutonnière de leur uniforme, une étoile rouge marquant leur gratitude. Mais pourquoi cette aide de Moscou ? Parce que Lénine ne pouvait supporter la présence de la flotte anglaise dans le Détroit du Bosphore, laquelle flotte ravitaillait les armées « blanches » favorables au tsarisme et s’efforçait d’annihiler la révolution bolchevique. Mustafa Kemal aura vite fait de récupérer, entre autres, les territoires turcs de l’Arménie libre, créée par les vainqueurs anglais et français. C’est alors le

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sauve-qui-peut, la diaspora et la création d’une petite Arménie soviétique… mal admise par les Azéris. NDLA : Voilà pourquoi il ne reste plus à ce jour qu’environ 160 000 Arméniens en Turquie et… 500 000 en France – d’où la loi « électoraliste » de 2012 condamnant à un an de prison et à 45 000 euros d’amende tout propos niant le génocide de 1915. La Belgique se garda bien d’en voter une semblable car les électeurs turcs y sont largement majoritaires ! • Les Khanats mongols d’Asie centrale, groupés autour de Boukhara et de Samarcande dès le règne de Timour-Leng, se développent en une autonomie complète vis-à-vis du monde arabe. Au point qu’en 1883, ils oseront lire le Coran en langue locale, le plus souvent le turc. Très ouverts à l’influence européenne, ils seront écrasés par la révolution bolchevique. • Les Grands Moghols du XVIe au XVIIIe siècle, déclenchent à nouveau une déferlante musulmane irrésistible. Venus de Turquie, ils sont désignés sous le terme de « moghols » par les peuples indo-européens raffinés de la Perse et de l’Inde, arrivés en ces régions dès le e XV siècle avant notre ère et créateurs du zoroastrisme, du védisme, du brahmanisme, de l’hindouisme, du jaïnisme, du bouddhisme… et de civilisations éblouissantes.

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L’expression « mongol » ou « moghol » était évidemment péjorative, méprisante à leurs yeux. Baber est le premier de la lignée de ces grands conquérants musulmans. À son arrivée, l’Inde a déjà connu de nombreuses incursions islamiques. Aux VIIe et VIIIe siècles, ce sont les Omeyyades qui atteignent l’Indus et un peu plus tard, les Abbassides qui poussent jusqu’à Calcutta. Les Mamelouks, eux, arrivent au XIIe siècle. Enfin, couronnant cette vague par une installation fort longue, les Moghols s’imposent au XVIe siècle. Le plus grand de ces empereurs moghols musulmans est sans conteste Akbar (1556-1605). Nouvel Açoka qui, au IIIe siècle avant J.-C., avait fait la grandeur du bouddhisme sans pour autant éteindre l’hindouisme, Akbar déploie la même intelligence bienveillante à l’égard de tous les courants de pensée. Il mêle à sa cour l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et le christianisme, surtout nestorien, et attire les musiciens, les poètes, les architectes, les philosophes les plus réputés. Malheureusement pour eux, lui succède le terrible Aurangzeb (1658-1707), musulman intégriste, qui décide de vaincre les Rajpoutes et les Mahrattes hindouistes. Il s’efforce également d’éliminer les dynasties dravidiennes qui avaient survécu dans le Sud de l’Inde, échappant pour un temps à la conquête aryenne indo-européenne du XVe siècle avant notre ère.

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Décidément peu « amène », cet empereur fait assassiner tous ses frères, dont il craint l’influence et la révolte. Ce faisant, il est vrai, il ne fait qu’imiter les usages des sultans de Turquie, qui avaient l’autorisation légale de pratiquer cette « élimination salutaire » pour éviter que le pouvoir de l’État ne soit fragilisé. Il gagne, certes, mais le paie cher en hommes et en finances. Épuisée, décimée, haïe par tous les non-musulmans et même par les musulmans modérés, la fabuleuse dynastie moghole est frappée à mort par une invasion perse menée par Nader Shah. Le trône de paon des empereurs de Téhéran fait partie de l’immense butin ramené au pays par les Perses. Un drame pour l’islam. En effet, souvenons-nous que, avant la venue des Français et des Anglais, en phase de conquête au e XVIII siècle, les Rajpoutes du Rajasthan et les Mahrattes de Bombay, de redoutables guerriers hindous, parviennent à rétablir solidement l’hindouisme. Cependant, l’islam reste fort important en nombre d’adeptes. Après la partition de 1947 entre l’Inde et les deux Pakistans, une multitude de musulmans choisissent ainsi la voie dangereuse et restent en Inde où ils représentent actuellement 12 % de la 68

population, soit 150 millions d’habitants, contre 2,5 % de chrétiens et 0,5 % de bouddhistes. Mais cette masse islamique ne rayonne plus culturellement, car elle est largement étouffée par un État hindouiste militant s’appuyant sur plus d’un milliard de fidèles. À noter que si elle a perdu là sa superbe culturelle, la religion islamique, nourrie par les pétrodollars saoudiens, libyens, iraniens, émiratis… constitue par contre un danger culturel mortel pour l’État indien entouré du Pakistan, du Bengladesh, de l’Afghanistan et, tout près, de l’islam ex-soviétique. Avec, au large, l’immense archipel indonésien re-islamisé à l’intégriste, comme bien d’autres contrées d’Asie, par le wahhabisme de l’Arabie et le chiisme de l’Iran. Deux sources dont le fondamentalisme exacerbé relève de l’évidence et inquiète – le mot est faible – un Occident qui constate la montée irrésistible de l’intégrisme militant, souvent implacablement soumis à la charia la plus stricte. Riyad a ainsi condamné en mars 2002 un homme coupable d’adultère avec sa belle-sœur à recevoir plus de 4 000 coups de fouet en six mois à raison de 80 coups par jour, avec des pauses de récupération sous surveillance médicale. 6. La succession de Mahomet Mahomet est « mort trop tôt ». Aucun texte officiel n’est prévu pour assurer la pérennité de son Message.

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Il y a certes le recueil d’Hafsa, l’une de ses femmes, le texte incomplet de son scribe préféré Zayd ibn Thabit – un érudit à ne pas confondre, rappelons-le, avec l’un de ses fils adoptifs Zayd ibn Haritha appelé également Saïd –, les écrits de certains compagnons instruits et d’autres sources écrites éparses dont celle d’Ali, sur tous les supports connus à l’époque : tessons de poteries, omoplates d’animaux, peaux, textiles, etc. La tradition orale elle-même n’est guère précise, confiée à plusieurs « compagnons » en divergences relatives. Pourquoi ce flou ? Parce que Mahomet était vraisemblablement analphabète. Et cela n’avait rien d’étonnant pour un caravanier en cette Arabie alors en marge des grands courants du savoir. Ce qui semble assuré, c’est qu’il n’écrivit rien de sa propre main – tels Jésus et Bouddha ! – et qu’il dicta, selon la tradition, ce que l’Archange lui révéla. Afin de ne pas souffrir la critique d’être une religion créée par un illettré, l’islam le présenta comme un avantage. Étant analphabète, il ne pouvait avoir été influencé par les lectures des textes judaïques ou chrétiens. L’Archange Gabriel se trouvait ainsi devant un être vide de savoir, réceptacle parfait pour la transmission d’un Message qu’il était essentiel de livrer en dehors de toute influence humaine. Certains commentateurs estiment cependant que sa condition de caravanier avait permis à Mahomet de multiplier les échanges oraux au hasard des rencontres avec des chrétiens byzantins et nestoriens ainsi qu’avec des juifs.

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Rien n’est dit sur la manière dont la Révélation fut effectuée. L’Archange lui parla-t-il comme à Marie ou y eut-il communication télépathique ? Cette absence de préparation de la succession du Prophète ouvre la voie à la confrontation des candidats, qui affûtent leurs armes. Et l’anarchie s’installe. Il y a quatre camps : 1. celui des mohadjirin (« émigrants »), qui groupe ceux qui ont suivi Mahomet dans sa fuite à Médine ; 2. celui des ançar (« accueillants »), qui groupe ceux qui ont reçu Mahomet et ses compagnons à Médine, et qui ont permis le développement protégé de la doctrine. Ils furent essentiels à la survie de l’islam naissant, tant étaient peu nombreux les musulmans réfugiés à Médine. C’est leur conversion venue en un renfort essentiel, au fil de relations de confiance et de respect, qui permit l’essor de la religion ; 3. celui des mounafikin, (« faux musulmans »), qui souhaitent, selon leurs détracteurs, « prendre en retard le train » d’une religion qui procure une remarquable unité à des clans jusqu’alors opposites, et élabore ainsi un outil de conquête incomparable. Tel est le profil des Omeyyades. 4. enfin, celui de ceux que l’on pourrait qualifier de légitimistes qui, au moment de la succession, soutiennent la candidature d’Ali en respect des liens du sang et du probable choix affectif de Mahomet, qui avait fort aimé son cousin qu’il avait d’ailleurs 71

adopté à la mort d’Abou Talib. Mais c’est là ne pas prendre en compte le camp d’Aïsha, très hostile à la promotion des Alides alliés à Fatima, fille du Prophète et épouse d’Ali ; Nous traiterons bientôt des grandes familles dynastiques de l’islam. Les successeurs ? Le choix des Sages théologiens se porte d’abord sur Abou Bakr, ancien compagnon et organisateur de la fuite périlleuse de Mahomet de La Mecque en 622. Il est fort probablement soutenu par Omar, pourtant désigné initialement par les riches Qoraïchites pour tuer Mahomet. Mais, converti, il devient l’homme fort des mohadjirin et des ançar regroupés en un seul mouvement de pression. Abou Bakr est un calife fort avisé, mais très âgé. Il ne préside que durant deux ans la destinée de l’islam. En 634 suit Omar, le père d’Hafsa. Remarquable calife, ce saint homme permet à l’islam d’éviter des déchirements internes et de s’épancher bien au-delà des frontières de l’Arabie aux dépens des Byzantins et des Sassanides vivant des heures difficiles au fil de combats constants. Finalement, tout l’Empire perse s’effondre durant le règne du calife Othman, son successeur. Souvenons-nous qu’Omar semble avoir joué le même rôle essentiel que Paul dans l’Église chrétienne. Après avoir été

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très hostiles, ces deux convertis contribuent à transformer les croyances locales en des religions universelles. Omar gouverne ainsi en coulisses l’islam durant les dernières années de Mahomet et durant le califat d’Abou Bakr, qu’il a hissé à la fonction suprême. Omar est donc la grande chance de l’islam à qui il ouvre un destin fabuleux. Il est assassiné en 644, en pleine force de l’âge, par un Persan chrétien. La commission des Sages pense alors à désigner Ali. Selon une thèse, celui-ci se serait désisté, s’estimant non préparé à assumer une telle charge. Une autre thèse y voit l’intervention négative d’Aïsha, dont l’honneur aurait, selon une source généralement avalisée, été mis en doute par Ali après qu’elle s’est attardée, nous en avons traité, avec un compagnon de route à la recherche d’un collier perdu. Une troisième thèse prétend qu’Ali était un personnage au caractère étriqué, qui cadrait mal avec le développement de la conquête engagée par Omar. Quoi qu’il en soit, la commission choisit, après de longues hésitations, Othman, lequel appartient au clan aristocratique mecquois, descendant du clan d’Omeyya, resté longtemps très distant du courant musulman, même s’il est contraint de l’adopter après une guerre perdue contre les Hachémites. Certes, Mahomet a cédé l’une de ses filles en mariage à Othman… simple alliance politique pour nombre de commentateurs, une alliance peu appréciée par les musulmans authentiques, même si ce gendre a été l’un des rares nantis omeyyades ayant servi le message de Mahomet, devenu 73

même l’un des compagnons du Prophète à Médine. Cette méfiance s’avère fondée, car Othman est le neveu d’Abou Sofian, l’implacable ennemi de Mahomet. Le nouveau calife met tout en œuvre pour écarter les partisans authentiques du Prophète qui veulent, selon lui, monopoliser le pouvoir spirituel au sein de sa Famille. Motif moins avouable : les musulmans « authentiques » véhiculent toujours une constante de militantisme social que l’aristocratie marchande craint et tente d’amoindrir. Les Grands marchands de La Mecque se révèlent ainsi les adversaires résolus de la tendance égalitaire du prêche de Mahomet, mais ils sont beaucoup trop intelligents pour abattre une religion si dynamique et conquérante, servant excellemment leurs ambitions économiques. C’est dans cet esprit, et afin d’asseoir la prédominance décisive d’un islam considéré comme vecteur du « capitalisme » mecquois, qu’Othman fait rédiger le Coran, au départ du faisceau de sources existantes, les écrits étant ensuite détruits afin de ne permettre aucune critique historique ultérieure. En effet, l’ossature spirituelle de l’État devait être sans faille afin de doter les conquérants d’une croyance assurée. Il y avait en effet péril : variations nombreuses entre les traditions orales et danger de perte de la mémorisation des humains, êtres à la fois fragiles et éventuellement intéressés – comme le furent les moines copistes chrétiens – à « enjoliver » la foi ou à l’utiliser à des fins de politique personnelle.

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Le Livre sacré est ainsi achevé quelque vingt ans après la mort de Mahomet, mais il lui faudra deux siècles avant de parvenir à s’imposer – dans la version en langue arabe en usage à La Mecque – à l’ensemble des musulmans, souvent très divisés sur la véracité de ce texte, les « provinciaux » acceptant de mauvais gré le « jacobinisme » autoritaire des Mecquois. Et ne parlons pas du clan d’Ali, qui a toutes les raisons de refuser une version contrôlée par ses adversaires qui avaient même refusé de prendre comme source fiable du Coran le recueil du cousin, du gendre et de l’enfant adopté du prophète ! Finalement, une Vulgate ne fut avalisée qu’au IXe siècle, après bien des querelles « d’Églises ». Voyons cela. Nous avons constaté que de nombreux proches de Mahomet avaient apporté à l’édification du Coran des fragments de son message. Parmi ceux-ci, quelques « compagnons » souvent dispersés géographiquement. Il est dit que les califes Abou Bakr et Omar, grands amis et confidents de Mahomet, avaient eux aussi transcrit des fragments de la Révélation divine en usant des qualités de scribe de Zayd. Le premier calife Abou Bakr qui, en 622, avait contribué à sauver le Prophète de la colère des grandes familles mecquoises lors de sa fuite vers Médine, dénommée « Hégire », aurait même été le dépositaire de certaines pages dictées par Mahomet lui-même.

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La recension officielle débute au départ de ces textes écrits et des versions mémorisées, le calife Othman tranchant en cas de conflit. Trois recensions officieuses sont ainsi écartées et, inversement, sont imposées par « le fait du prince » certaines interprétations coulées en force de chose jugée par le pouvoir central. L’Abbasside Abd al-Malik (685-705) fit beaucoup pour faire admettre « un » Coran et « une » liste officielle d’hadiths, afin de lutter contre « l’hérésie » chiite. En fin de compte, nous l’avons dit, ce n’est qu’au IXe siècle que cette version écrite sera admise comme officielle. Mais les chiites, de l’arabe ch’ia Ali, les « partisans d’Ali », refusent toujours de l’accepter comme le sceau achevé de la Révélation. Pour cette branche de l’islam, l’escorte éclairée de Dieu est toujours « vivante », continuée par l’action inspirée des imams descendants d’Ali, ce dernier étant même considéré de nature divine par certains courants. Pour les duodécimains et les septimains, ont respectivement disparu le douzième ou le septième imam, sortes d’Esprits Saints, « cachés » en attente du Jugement dernier. Quoi qu’il en soit, le texte écrit du Coran sera fixé en 650 dans son aspect consonantique. Et ce n’est que vers 900 que se répandit la version dotée de voyelles, assurant mieux l’interprétation des assises de la Révélation. Une querelle est née, suscitée par l’approche scientifique occidentale à l’égard du texte coranique. Selon des spécialistes occidentaux, rejoints par certaines sommités « courageuses » – et fort menacées on le sait – vivant en terre d’islam, l’analyse du texte coranique, lorsque celui-ci est dégagé de sa gangue consacrée – l’ordre officiel sacralisé des 76

sourates étant établi selon le seul critère de leur longueur afin de favoriser la mémorisation – et étalé dans le temps, indique qu’il reflète les événements de la vie de Mahomet. De là à conclure qu’il s’agit de l’imagination créatrice d’un humain dénommé Mahomet, assisté ou non de quelques proches, il n’y a qu’un pas que certains osèrent franchir. Le monde musulman, évidemment conscient de ce que cette conclusion actuellement fort à la mode chez les détracteurs de l’islam entraîne comme conséquences, explique que le Coran ne fut pas volontairement transmis par le Divin à Mahomet en un jet, mais par étapes, dans un ordre chronologique répondant à « l’aventure de vie » du Prophète. Le Coran est alors déclaré une « Révélation en progrès constant ». Il ne peut être contesté en effet que les exemples abondent où tel passage du Coran est marqué par telle ou telle péripétie de l’existence de Mahomet ou de son entourage. Un des plus évidents, que nous avons déjà évoqué, est celui où Mahomet est « justifié » par le texte sacré lorsqu’il épouse l’une des femmes répudiées par son fils adoptif Saïd. Un beau-père peut épouser la femme délaissée par un fils adoptif, dit en l’occurrence et fort opportunément le Coran. Ce divorce n’est pas imputable à un transport amoureux insistant de Mahomet, mais l’œuvre du Divin. L’honorabilité du Prophète est ainsi heureusement sauvegardée. Il va sans dire que le parallélisme, ici – et souvent – très intense entre le texte sacré et la vie domestique du Prophète 77

est fort troublant pour beaucoup de rationalistes. Mais les croyants considèrent qu’il n’y a là rien de surprenant, puisque l’omniscience d’Allah lui permettait de « conseiller parfaitement » un humain au fil de son existence, voire même de prévoir l’avenir de son Prophète messager. Évidemment, se pose dès lors la question du libre arbitre des humains. Seraient-ils exclusivement déterminés en leurs actes et paroles par la volonté de Dieu, ou Dieu saurait-il « seulement » ce qu’ils choisiront de faire sans qu’Il intervienne Lui-même ? Une problématique qui s’applique du reste excellemment au choix réel laissé à Judas de ne pas trahir, à Caïphe de ne pas dénoncer, à Ponce-Pilate de ne pas punir. Un seul choix « inattendu », un seul « non » aurait mis en péril le plus grand dessein de Dieu, celui de la Rédemption par la mort du Fils. Est-il envisageable que le Divin puisse voir la toute puissance de sa Volonté mise en échec par la décision imprévisible de sa créature ? Cette « Révélation questionnement.

en

progrès »

soulève

un

autre

Selon la doctrine musulmane, le Coran serait d’essence divine ; il est donc incréé, il est de tous les temps. Les musulmans prétendent qu’il est « évidemment » antérieur à la Torah et à la Bible, qui ne seraient que des émanations erronées d’une vraie Révélation mal interprétée ou même trafiquée par des clergés incompétents ou malveillants. Le rôle du Prophète fut de rectifier cette usurpation. Mais le texte « colle » pourtant si parfaitement à la vie d’un homme et de sa société que, pour nombre de chercheurs, il est 78

incompréhensible qu’un pareil message « issu de l’infini » se modèle, « s’abaisse » au niveau des péripéties parfois banales de la vie d’un simple humain. On conçoit que toutes ces interrogations ont éveillé la meute des loups du rationnel. Qui d’ailleurs assaille pareillement les constructions spirituelles de toutes les croyances, d’Abraham au zen en passant par toutes les « métamorphoses du divin », pour reprendre le titre du livre de Xavier De Schutter qui traite des différentes formes du Divin. Pour certains commentateurs « audacieux », le Coran ne serait « né » qu’au IXe siècle ! Comme le relate Jean-Claude Lambert dans la revue « Espace de libertés » du 24 décembre 2004, il serait issu de la nécessité pour les Arabes de cette époque de se doter d’un écrit face aux identités juive et chrétienne montant en puissance. Et Jean-Claude Lambert de déclarer retrouver dans le texte des fondements issus d’hymnes chrétiens. Mais soyons lucides et rappelons-nous que le spirituel et le rationnel ne font jamais bon ménage. En effet, un texte sacré fonde une foi, et lui appliquer la redoutable critique historique propre aux esprits scientifiques en altère, voire en démantèle à coup sûr la portée d’exaltation mystique. Pour des milliards d’êtres humains, ces certitudes sacrées sont à ce point enracinées, induites en leur condition d’équilibre, d’espérance, de bonheur et même de survie, que toutes les 79

analyses de la raison pure ne pourront que se heurter à la muraille des postulats du sacré. Des postulats à ce point redistribués en niveaux d’interprétation de plus en plus marginaux, voire sectuels, qu’ils rendent l’antagonisme des certitudes « émiettable » à l’infini. Ainsi, on dénombre entre autres quatre cents Églises protestantes, une quinzaine de thèses chrétiennes au fil de deux mille ans d’existence, deux courants islamiques euxmêmes redivisés en moult Écoles s’affrontant en haines séculaires, de multiples croyances « sans-Église », ou encore un chatoiement infini de branches hindoues et bouddhiques. Sans parler de la multitude de croyances animistes. Même l’Église catholique, pourtant totalement centralisée, n’échappe pas aux variations de ses dogmes. Ainsi, saint Augustin, le « père » du péché originel, envoie en enfer les enfants décédés avant d’avoir été baptisés. Sort à ce point funeste qu’il devint courant qu’un bébé mort-né soit aspergé d’eau bénite à sa « naissance » et illégalement répertorié afin que l’enfant soit officiellement né brièvement vivant et ce, grâce à la compassion de prêtres « trafiquant » ensuite le registre d’état civil dont l’Église avait la charge. Au XIIIe siècle, un concile estime ce sort trop cruel et invente les limbes, sorte de paradis peu amène pour ces infortunés. Le pape Benoît XVI vient de supprimer cette antichambre terne du paradis. Dorénavant, les innocents nouveau-nés y accéderont directement. Quant au dogme de l’Immaculée Conception, proclamé en 1854 par le pape Pie IX, il sera reconnu par tous les catholiques. 80

Mais ces exemples chrétiens d’évolution de la structure de la foi valent tout autant pour d’autres religions, et non les moindres. L’hindouisme se charpenta sur le védisme, puis sur le brahmanisme, puis encore sur les upanishads pour s’achever sur les vedantas. Le bouddhisme, lui, « explosa » en courants variés et l’islam s’éclata en une multitude de versions à ce point contrastées qu’elles s’entredéchirèrent… Ce feu d’artifices dans lequel chaque croyance estime détenir « la » Vérité unique n’est pas seulement source d’affrontements, voire d’éradications brutales. Il y a plus grave, considèrent les adeptes de la pensée libre. Plus grave est le fait que les multiples certitudes du sacré étant implantées au plus profond des convictions de leurs partisans, elles engendrent chez chacun d’entre eux l’incapacité d’appréhender chaleureusement l’exceptionnelle richesse de la diversité qui tisse l’espèce humaine. L’universel, estiment ces commentateurs, échappe à leur entendement, tant chaque Révélation enclot hermétiquement l’individu dans son seul espace de pensée. Toute « aventure » vers l’Autre, toute analyse relativiste est fermement proscrite, car considérée comme sacrilège. L’humanité est ainsi implacablement parcellisée. Alors qu’elle navigue totalement esseulée sur un globe dérisoire au sein de l’infini de galaxies charriant le feu ou le froid mortels. *

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Mais reprenons le fil de la succession de Mahomet et revenons au calife omeyyade Othman, l’audacieux adversaire du clan d’Ali, assassiné par un musulman du camp adverse. En effet, le pouvoir d’Othman avait ulcéré les « vrais » musulmans, les descendants de Hachem. La commission des Sages choisit alors Ali qui, selon certains, aurait cette fois accepté d’accéder au califat. Il va sans dire que l’assassinat d’Othman n’arrange rien et l’opposition s’envenime entre les clans hachémite et omeyyade. Le choix d’Ali est insupportable aux descendants d’Omeyya formant la branche hostile à la dévolution dynastique familiale du Prophète. D’abord parce qu’Ali représente l’élément populaire, social, provincial, anachronique et, de ce fait, dangereux pour les « capitalistes » de La Mecque qui visaient l’élargissement mercantile et la « grandeur » de l’Empire islamique. Ensuite parce qu’Ali ayant deux fils, cela risquait de conduire à une dynastie alide, assurée de l’appui de la branche aînée des Qoraïchites, celle des Hachémites. Enfin, parce qu’il semble qu’Ali n’ait pas l’étoffe suffisante pour diriger l’umma. Ce que les kharidjites considéreront comme suffisamment grave pour l’assassiner plus tard. Moawyia, un cousin d’Othman, revendique alors le califat, et accuse Ali d’avoir fomenté son assassinat. À la tête de la Syrie enlevée aux Byzantins, le clan de Moawyia pèse lourd. Moawyia est le fils d’Abou Sofian, le meneur des révoltes contre l’enseignement « socialiste » de Mahomet et le chef des troupes qui firent le siège de Médine, où avait fui le Prophète. Ayant fondé la dynastie célèbre des Omeyyades, Moawyia estime que les Hachémites – les 82

partisans d’Ali – sont responsables de la mort de son cousin. Il met dans la balance le poids de son armée, remarquablement dirigée, qu’il a dotée d’une flotte construite à Tyr et à Sidon par les menuisiers expérimentés du Liban. Une flotte qui enlèvera coup sur coup la Crête, Chypre et Rhodes ! Ce qui complique encore la situation, c’est qu’au sein même des Hachémites existe une division entre un clan favorable à Ali et un autre qui lui est hostile, celui mené notamment par Aïsha qui, rappelons-le, n’aurait pas, selon une thèse répandue, supporté les tentatives d’Ali de la discréditer auprès de Mahomet, notamment dans l’affaire du collier perdu dans le désert. Cette thèse de la turpitude d’Ali est évidemment perturbante pour nombre de musulmans qui expliquent qu’un « traître », un « hypocrite » (individu se prétendant croyant loyal mais visant en réalité à s’opposer à l’umma) a lancé et propagé cette rumeur d’infidélité pour nuire au clan hachémite. Quoi qu’il en soit, Ali est un personnage « dérangeant », très estimé par les uns, peu apprécié par les autres. Ainsi, absent lors de la désignation d’Abou Bakr comme calife, il refuse durant six mois de lui prêter allégeance. Abou Bakr étant le père d’Aïsha, ce refus démontre bien l’animosité existant entre l’épouse de Mahomet et Ali. Au surplus, il ne s’entend guère avec Omar ni avec Othman. Devenu calife, après moult hésitations de la commission chargée de la sélection, il se voit refuser la loyauté de ce serment par Aïsha, par deux compagnons proches du Prophète, et bien sûr par Moawyia qui l’accuse au surplus d’avoir commandité le meurtre d’Othman. 83

Une guerre inévitable commence entre Omeyyades et Hachémites. Du côté d’Ali se rangent les Iraniens et les Mésopotamiens. Dans le camp omeyyade, les Syriens, les Mecquois… et Aïsha ! Première grande bataille, celle dite « du chameau » car, au sein de l’armée des Mecquois, Aïsha, de son palanquin mène ses propres contingents contre l’armée alide. Cette thèse est à nouveau contredite par une part des musulmans qui ne veulent pas admettre le différend divisant les Hachémites. Réapparaît alors la thèse de « l’hypocrite » qui aurait fait envoyer par ses complices une volée de flèches depuis l’endroit où se tenait la troupe d’Ali vers le lieu où s’apprêtait à combattre la troupe d’Aïsha. Un malentendu de brève durée, affirment les tenants de cette thèse optimiste. À l’opposé de cette vision positive, des récits du combat relatent qu’Ali aurait fait trancher les jarrets du chameau d’Aïsha, afin d’éliminer ce symbole galvanisant ses adversaires. Et qu’une fois prisonnière, il la renvoya à Médine, victoire acquise. Devenue peu dangereuse, elle n’aurait plus été inquiétée. Quant aux deux proches compagnons de Mahomet ayant combattu aux côtés d’Aïsha, ils trouvèrent la mort au combat. Mais La Mecque, peuplée d’agents de Moawyia, reste bien trop dangereuse pour Ali. Aussi s’installe-t-il en terre amie, à Koufa, au sud de l’Irak.

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C’est en vain qu’il s’y efforce de calmer l’opposition des Syriens qu’il vient de vaincre, lesquels, bien au contraire, déferlent à l’est de l’Euphrate. Quant à Moawyia, il s’obstine à exiger qu’on lui livre l’assassin de son cousin Othman. S’ensuit la deuxième bataille, celle de Siffin qui, sur le point d’être, elle aussi, gagnée par Ali – décidément excellent chef de guerre – tourne court lorsque les soldats de Moawyia brandissent soudain des pages du Coran fichées sur leurs lances, réclamant ainsi un arbitrage qui serait cautionné par l’inspiration divine. Une sorte d’ordalie pacifique. Les hommes d’Ali répugnent à combattre des « frères » protégés par des fragments du Livre sacré, et Ali accepte l’arbitrage… à la grande stupeur et colère des kharidjites. NDLA : Les kharidjites ? Les « sortis », les « séparés », ce qui signifie que cette secte entend prendre une distance par rapport à toutes les factions impliquées, et ne conserver comme seul critère de choix d’un calife que celui de l’excellence ; ce calife, disent-ils, dût-il être de race noire ! Ces kharidjites reprochent à Ali d’avoir fait preuve d’une faiblesse indigne dans la gestion de sa charge, alors qu’il est élu « par la volonté de Dieu » et dès lors inviolable. Et d’avoir ainsi suscité une permanence de lutte fratricide entre les musulmans. Ceux-ci sont écœurés par le fait qu’Ali ait accepté cet arbitrage-piège – biaisé selon eux – par l’astuce d’un homme de Moawyia, le très intelligent Amer, le célèbre général qui, en 640, prit Alexandrie avec vingt mille soldats, sans aucune machine de siège, face à cinquante mille hommes protégés par de gigantesques murailles et toute la flotte de Byzance. 85

Exaspérés, les kharidjites reprennent les hostilités sans attendre le verdict de l’arbitrage ! Aspiré dans la tourmente, Ali l’emporte une fois encore près de Koufa, alors consacrée capitale alide. Mais, ne pouvant empêcher Moawyia de régner sur la Syrie et l’Égypte, il se replie sur l’Irak qui devient sa base sûre. L’on s’explique mieux dès lors pourquoi les chiites vénèrent de nombreux sites sacrés dans le sud de ce pays. L’arbitrage se résout… en faveur de Moawyia, comme l’avaient pressenti les kharidjites ! En réponse, Ali destitue Amer, devenu gouverneur de l’Égypte, lequel Amer reste cependant en place puisque Ali ne peut plus accéder au delta du Nil tombé aux mains du camp adverse. Tout s’accélère, le camp hachémite ayant laissé passer sa chance. En 661 – les sunnites y voient la main de Dieu –, Ali est assassiné par un kharidjite dans la ville de Koufa. En 680, Hossein, l’un de ses fils, est tué par les troupes de Yazid, le fils de Moawyia. Dans la foulée, la Kaaba, le Temple sacré de La Mecque, est prise d’assaut. L’événement de la mort d’Hossein est connu sous le nom de « massacre de Kerbala » car les habitants chiites de Koufa n’étaient point sortis de leur ville pour aider, comme prévu, la petite troupe menée par Hossein. Encerclé par l’armée sunnite de Yazid, trahi par ses alliés, Hossein périt percé de coups avec les siens pendant la prière et eut la tête tranchée.

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Le chiisme possède ainsi un martyr absolu, comme la chrétienté honore Jésus trahi par Judas et expirant ensanglanté. Un mois par an, les chiites se fouettent le dos avec des chaînes, comme certains chrétiens revivent parfois jusqu’au sang le sacrifice de leur Sauveur. Un souffle mystique impressionnant habite et dynamise intensément la foi de cette mouvance de l’islam. Moawyia assure la pérennité du califat en désignant son fils Yazid pour lui succéder. 7. L’escorte textuelle du Coran : la Sunna, la Sira, le Fiqh Moawyia fait rédiger la Sunna, la somme des faits, gestes et paroles du Prophète hors de la Révélation. Ces paroles essentielles, appelées hadiths, constituent la jurisprudence émise par le Prophète lui-même, mais sont considérés comme éminemment douteux par les partisans d’Ali car rédigés sous la « tutelle » de Moawyia. Ce qui explique que le « chiisme » s’oppose depuis le VIIe siècle au « sunnisme ». La rédaction de la Sunna et le choix « filtré » des hadiths par Moawyia générèrent donc entre le camp des sunnites et le camp des chiites une haine de fond, rarement démentie. Au point que les Croisés purent souvent compter sur les chiites dans leur combat contre les sunnites. Ces alliances entre Francs, chefs chiites, Mongols islamisés et autres courants locaux démontrent combien la notion de « croisade » ne recouvrait pas à l’époque un sentiment profond d’anti-islamisme.

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Il s’agissait d’une guerre de conquête bien plus que d’un conflit religieux. NDLA : Notons que dans le camp des chrétiens, dont l’unité n’était pas la vertu principale, tout n’allait pas pour le mieux non plus. Ainsi, les chrétiens grecs de Constantinople – littéralement pillée – eurent à connaître l’incroyable férocité et vénalité des chrétiens latins « venus les sauver » du péril turc. C’était en 1204. La mémoire de ces faits honteux motiva pour une grande part l’efflorescence des Églises orientales. Coran, Sunna, hadiths… il faut encore y ajouter deux démarches « purement humaines », émanant d’érudits. La première consiste en une tentative d’élaboration d’une base juridique d’approche interprétative du texte sacré – le Fiqh. La seconde, en une recherche objective de caractère historique – la Sira –, qui n’est nullement liée à l’action des Omeyyades et leur est même parfois préjudiciable. La Sira constitue avec les hadiths une approche essentielle du Coran. En effet, elle étudie les conditions historiques du milieu où cette croyance islamique est née et éclaire d’une lumière parfois gênante la structure de certitudes édifiée par les Omeyyades, fondateurs du sunnisme. L’élaboration de la Sira ? Un certain Ibn Hisham diffuse au IXe siècle un texte du VIIIe siècle, celui d’Ibn Ishaq, analysant la vie du Prophète. De leur côté, les Abbassides développent, grâce à quatre chroniqueurs remarquables, dont le célèbre al-Tabari (830-923), cette science historique capitale. Elle éclaire, en un chatoiement de

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récits, la vie du Prophète lui-même, de ses fidèles les plus proches et les circonstances de certaines Révélations. Travail ardu que celui consistant à explorer les ressorts d’une société ayant existé deux à trois siècles plus tôt, dans des conditions de survie absolument différentes de celles de l’époque abbasside, éclatante de santé multiculturelle. Malheureusement, il est clair que la chaîne de cette recherche sera perturbée par des califes omeyyades exigeant que soient rédigés de faux témoignages sur leur prétendue bonne entente avec le monde des Hachémites, et plus particulièrement avec le Prophète. De même, les Abbassides tentèrent à l’inverse d’influencer les textes en leur faveur, contre les thèses des Omeyyades. Le politique et le religieux ne font décidément pas bon ménage avec la recherche historique. Il arrive dès lors que ces principaux chroniqueurs se contredisent. Mais souvent, une majorité d’entre eux sont d’accord sur un fait relaté. Comme dans l’analyse comparée des Evangiles, parfois divergents, une corrélation des témoignages valide la même relation d’un fait ou d’une phrase prononcée. Une étude remarquable de cette Sira a été réalisée en 2007 par deux auteurs réputés travaillant sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein, exposant l’enseignement de ces textes dans leur ouvrage « Al-Sira, le Prophète de l’islam raconté par ses Compagnons ». À présent, voyons le Fiqh.

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L’islam, combien de fois avons-nous insisté sur cette caractéristique, est à la fois religion, communauté et culture. Il est d’un seul tenant, global. En d’autres termes, c’est une « civilisation ». À lire le Coran (III, 104), ce fait est inscrit : « (Le Message) est d’appeler au Bien, d’ordonner le Convenable et d’interdire le Mal. » Certes, la charia, la Loi, est d’origine divine et prime dès lors par « essence » sur la conduite de la communauté. Le Fiqh, que nous avons déjà défini comme la diversité interprétative et juridique islamique, ne peut être, lui, que le fruit d’un effort humain visant à saisir les intentions du Prophète et à les mettre en œuvre. Le texte fondamental que constitue la charia génère un travail humain établissant les règles d’interprétation et des prescrits juridiques. C’est là l’œuvre du Fiqh, qui est chargé de formaliser le sacré en un moule concret. Le nombre des Écoles orthodoxes de l’islam a été limité à quatre. Avant de les analyser, voyons les sources dont on peut user pour adapter le sacré à la vie des hommes. Une excellente étude de ces sources peut être relevée dans la revue française « Le Point », hors-série de juin/juillet 2010, en ses pages 82 à 85, sous la plume de Charles Saint-Prot. Usons-en pour établir un classement éclairant. • Le Coran, la source originelle, divine, ne supportant aucune contradiction. La charia ou Loi en fait partie.

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• La Sunna, le relevé des hadiths, les faits, gestes et paroles de Mahomet. En d’autres termes, sa jurisprudence personnelle. Les hadiths repris doivent être non seulement authentiques, mais aussi très répandus afin d’éliminer les hadiths apocryphes qui n’émanent pas de compagnons fiables. • L’ijma, le consensus des compagnons. Leur opinion unanime sur une question prime toute opinion personnelle. Si les avis diffèrent au sein des docteurs de la foi, on se réfère à l’opinion majoritaire, mais cette méthode sera moins valide que le plein consensus. • L’ijtihad, l’effort de réflexion attendu des ulemas, les docteurs de la foi. • Le ra’j, l’approche d’un problème en usant du raisonnement personnel. • Le qiyas, le raisonnement par analogie dans les domaines où n’existe aucune source claire. • L’istihsan, l’usage de la préférence, celle donnée à une preuve plus conforme à la situation, même si elle semble moins pertinente. Ainsi, donner la préférence à un hadith spécifique par rapport à un hadith général. • Le ra’y, la recherche de l’équité. • L’istiçla, la recherche du bien commun. • L’urf, la mise en œuvre des coutumes locales s’il n’existe pas d’injonction religieuse. Cette énumération acquise, voyons les différents imams fondateurs des quatre Écoles. Là encore, travaillons en parallèle avec Charles Saint-Prot, auteur de l’ouvrage « Islam. L’avenir de la Tradition entre révolution et occidentalisme ».

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L’imam Malik ibn Anas (715-795), un Arabe de Médine, écrira ce qui est considéré comme le livre recensant les premiers hadiths traitant du droit issu de la foi. Il est l’initiateur de la jurisprudence portant sur la Révélation et sur la Sunna, le recueil de la Tradition initiée par l’enseignement du Prophète et dont la rédaction débuta, nous le savons, sous le calife Moawyia. Ibn Anas veille à viser l’intérêt public, à servir la cohésion de la communauté. Il s’agit pour lui d’éviter la manifestation d’opinions subjectives pouvant la diviser. Il restreint donc l’usage de l’équité en privilégiant le consensus des docteurs de la foi et la recherche du bien commun. Deuxième personnalité essentielle : Muhammad ibn Idris alShafi’i (767-820), élève de ibn Anas. Il déclare que lorsque ni le Coran ni la Sunna et ses hadiths ne se prononcent sur un cas, reste prioritairement pour le régler le consensus des théologiens, et il recommande de ne pas user, si possible, d’opinions personnelles liées à la méthode du raisonnement solitaire mais de pratiquer une réflexion collective, en une démarche identique à celle du malékisme. Cette méthode se fonde sur le hadith du Prophète : « Ma Communauté ne tombera jamais d’accord sur une erreur. » Ahmad ibn Hanbal (780-855) déforce l’effort de réflexion des théologiens de pointe pour s’en tenir rigoureusement à la Tradition et au Coran. Cette doctrine paraît être un curieux mélange de fondamentalisme (cette École n’est pratiquement implantée qu’en Arabie saoudite) et de pensées modernistes aménagées au départ des sources originelles. Par exemple, car le souci d’Ibn Hanbal est de protéger le féminin, est cité le cas d’une femme autorisée à diriger la prière. Ibn Hanbal 92

considère les autres fondateurs d’Écoles comme des hérétiques ayant introduit dans l’islam la spéculation du rationnel. Clairement, il était plus théologien que juriste. Malheureusement, l’islam arabe connut au XIIIe siècle le taqlid, « l’imitation aveugle », une fermeture totale de l’interprétation destinée à s’opposer aux principes ottomans liés à l’École hanafite. Créée par Abou Hanifa (696-767), l’hanafisme favorisait au contraire la subjectivité émanant des conceptions personnelles des guides religieux. Pour l’hanafisme, une société est mouvante, elle évolue au fil du temps sur le plan de l’éthique et ne peut dès lors être figée sur des conceptions émanant des origines. Nous avons fait ainsi le tour des quatre Écoles, nées de la pensée de quatre grands imams, des Écoles composant la diversité juridique de l’islam. Quatre Écoles seulement, avons-nous dit, car le nombre en a été figé afin d’en éviter la dislocation. Reprenons-les brièvement, tant elles sont importantes, dans l’ordre chronologique de leur apparition : • Le malékisme : tout en respectant les sources fondamentales, toute décision doit tenir compte des intérêts de la communauté. Répandu dans l’Andalousie de Cordoue, il est à présent représentatif du régime marocain et est également prioritaire en Égypte et en Afrique noire. Groupe environ un septième des sunnites. • Le chaféisme : distinction entre les sources essentielles, le Coran et la Sunna, et les sources secondaires, celle du consensus et celle de l’interprétation raisonnable travaillant par analogie. 93

Le tout devant être harmonieusement mis en œuvre. Répandu au Moyen-Orient et parvenu en Asie du Sud via le Yémen et la Corne de l’Afrique. • Le hanbalisme : mariage de la rigueur la plus stricte en matière de dogme (d’où son influence en Arabie saoudite) avec, paradoxalement, un vif encouragement apporté à l’effort d’interprétation en ce qui concerne les aspects sociétaux, pour peu que cet effort obéisse rigoureusement aux prescrits du sacré authentique. Opposition donc à un suivi aveugle de la Tradition, ouverte à modification par la sagesse originelle. • L’hanafisme : prépondérance de la Sunna, mais ouverture à l’opinion subjective personnelle. Elle fut l’École officielle des Ottomans, et l’hanafisme a « fait recette ». Il groupe en effet un tiers des sunnites, attirés par le triple choix ouvert à l’interprétation, à savoir le raisonnement personnel, le raisonnement par analogie et l’usage de la préférence. Cette ouverture d’esprit s’explique par le fait qu’Abou Hanifa naquit en Perse chiite et vécut à Koufa, en Irak, la ville dont Ali avait fait sa capitale après avoir quitté La Mecque. Quatre Écoles, certes, mais au XXe et au XXIe, le couvercle se soulève sur le récipient du passé placé sur le feu de la modernité. Le cheikh Ayed al-Garni d’Arabie saoudite n’a-t-il pas récemment déclaré : « Il est préférable que la femme musulmane se dévoile le visage si elle se trouve dans un pays interdisant le voile intégral – le niqab – ou si elle y est

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harcelée. Nous ne devons pas affronter les gens dans leur propre pays et nous attirer des ennuis. » * Le coup fatal pour les chiites ? À la fin du XIIe siècle, après avoir renversé le chiisme des Fatimides, le grand Saladin, maître de Damas, du Caire et de Jérusalem, ravage en bon sunnite kurde tout ce qui est chiite. Parachevant ainsi l’œuvre des Seldjoukides de Turquie, de parfaits sunnites eux aussi, islamisés au XIe siècle. Seule la Perse reste ainsi un socle chiite massif. L’on saisit, dès lors, pourquoi le conflit entre l’Irak et l’Iran ainsi que les secousses de la démocratie irakienne instaurée en 2004 s’organisent « religieusement » autour de l’hostilité entre les deux grands courants musulmans résolument incompatibles. Mais il y a pire. Des rancœurs profondes, cette fois politiques et ethniques entre les sunnites eux-mêmes – les Jordaniens, Palestiniens et Yéménites s’étant rangés aux côtés de Saddam Hussein à cause d’un lourd contentieux territorial avec les Saoudiens – viennent au surplus encore compliquer la situation. Nous verrons cela en son temps, en traitant de la période contemporaine. Avec Moawyia le Syrien, l’Arabie devient secondaire. Les Omeyyades s’en vont conquérir des territoires s’étendant du Rhône à l’Indus ! Leur capitale Damas devient le centre du monde musulman, avant que les Abbassides n’installent un

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nouvel empire prestigieux à Bagdad après avoir écrasé en 750 la dynastie omeyyade. 8. L’aspect politique de l’islam Munis de toute cette culture historique essentielle, nous pouvons à présent « déployer » l’aspect politique de l’islam, presque toujours placé, faut-il le dire, sous l’influence déterminante de courants religieux contrastés. Dans l’islam, vous l’aurez déjà perçu, le spirituel submerge toujours le temporel. Le Printemps arabe a largement démontré cette constante. En fuite à Médine à la tête d’une soixantaine d’adeptes, Mahomet islamise une tribu arabe du Yémen, les Khazradj. Le milieu juif de la ville n’apprécie guère ce prêche concurrent, d’autant qu’il prend une telle ampleur que Mahomet doit s’organiser, se doter d’un espace « sanctuaire » destiné à l’enseignement et dans lequel il installe sa demeure. En effet, tout doit être improvisé, au fil des décisions jurisprudentielles, qui seront plus tard regroupées dans les hadiths de la Sunna, quand ce n’est pas dans les sourates du Coran lui-même. Par ailleurs, Mahomet est contraint de gérer des bandes de pillards afin de pouvoir subvenir aux besoins de sa communauté. Nous sommes loin d’opérations saintes ; elles sont conditions de survie. Et le pouvoir de Mahomet s’étend, car il est un redoutable organisateur.

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Il met au point la « Constitution de Médine » qui groupe de fait l’ensemble des courants locaux, à savoir les immigrés et les accueillants ainsi que des juifs qu’il cherche à rallier durablement à ses thèses en consentant à de nombreuses concessions. S’élabore déjà la « marque de fabrique » de l’islam : une structure théocratique, mêlant étroitement la dynamique de la foi à celle de la gestion temporelle. Mais la main tendue à la judaïté échoue. Laurence Moreau relève à ce propos une sourate explicite à la page 30 de la revue française déjà citée « Le Point », horssérie de juin/juillet 2010, un ouvrage collectif remarquable consacré à la vie de Mahomet. « Nous les avons maudits parce qu’ils ont rompu leur Alliance (avec Nous Mahomet), parce qu’ils ont été incrédules en les signes d’Allah (…). » (Sourate IV, 154/155 « Les femmes »). Suivent, précise-t-elle, les expulsions, le massacre des six cents hommes du clan juif des Banu Qurayza – leurs femmes et enfants placés en esclavage – soupçonnés de soutenir les Mecquois, la soumission des Banu n-Nadir frappés d’un lourd impôt comme d’autres clans juifs apeurés par la puissance des troupes musulmanes. Naît alors pour la première fois l’imposition des non-musulmans. Une curieuse pratique, à la réflexion, qui consiste à prélever, avons-nous vu, une taxe sur ceux qui ne pratiquent pas la religion dominante afin que celle-ci puisse davantage amplifier son hégémonie.

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La gestion du temporel implique l’usage de la force. Et nous savons que Mahomet est un remarquable chef de guerre. Qui plus est, il faut reconnaître qu’il ne s’embarrasse guère d’un sens aigu de l’éthique profane. Sa mission sacrée doit être accomplie, sans état d’âme. Le bonheur de l’humanité est en jeu… Ainsi, en 624, en pleine période du ramadan, période de trêve pourtant sacrée elle aussi, Mahomet et 300 Médinois ensablent un puits d’un relais caravanier, assoiffant ainsi 950 membres d’une troupe de marchands mecquois. Attaqués par surprise, ceux-ci perdent 70 hommes et 70 autres sont faits prisonniers. Cette bataille, dite de Bada, ne coûte aux musulmans que 15 tués et permet d’éliminer des personnages importants de La Mecque tout en ramassant un butin plantureux. L’on devine la résonance d’une telle victoire. La colère – légitime – des Mecquois forge une haine tenace qui alimentera plus tard les Omeyyades contre les Hachémites. Mais, à l’inverse, rend « célèbre » l’efficacité temporelle de la nouvelle foi. Le nombre d’adeptes grimpe en flèche. La revanche ne se fait pas attendre : les Mecquois remportent un an plus tard la bataille d’Uhud et Médine est assiégée en 627. Quelque 10 000 Mecquois encerclent 3 000 « compagnons » musulmans, si l’on en croit du moins la Tradition. Nouvelle gloire pour Mahomet, décidément habile chef de guerre. Le siège échoue, et, en 630, La Mecque est conquise facilement. La conversion des polythéistes, forcée, est « forcément » massive. Il est intéressant de constater combien le texte du Coran « soutient », et même encourage ces combats. Il n’est avare ni 98

de louanges ni de reproches, notamment quand les musulmans perdent la bataille d’Uhud par excès de cupidité, plus attirés par le butin que par l’observance d’une stratégie. Laurence Moreau souligne que le Prophète veille à tirer grand profit de ces victoires afin de financer sa cause sacrée. Il lui revient un cinquième – le khums – de toute prise de guerre, comme il est de coutume pour tout chef de clan. Il a le droit de choisir ses prises avant le partage. Parfois, un accord lui permet de ravir le tout, notamment lors de la conquête de terres juives. Répétons-le : nombre d’exégètes de l’islam expliquent que cette politique vise à nourrir financièrement et territorialement la dynamique de l’islam, et non à agir comme un chef de bande intéressé. Elle permet une expansion extraordinaire de la foi musulmane. Désintéressement du Prophète, estiment-ils donc, mais quant à ses troupes ? La foi musulmane est à cette époque et sous les dynasties célèbres qui en émergèrent, fortement alimentée par le goût immodéré de guerriers avides de butins somptueux. Comme les Croisés ne furent pas tous motivés par la libération de Jérusalem, mais bien par l’acquisition de terres riches et de profits immédiats. N’oublions pas, ainsi, que Constantinople les paya amplement pour faire la guerre aux Turcs plutôt que pour progresser vers la Terre sainte… *

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Nous venons de parler des dynasties célèbres qui émergèrent de l’expansion de l’islam. Quelles sont donc les trois plus grandes d’entre elles ? Quel est l’échelonnement de la première série de califes ? Voyons cela, page suivante, dans le tableau généalogique des trois dynasties essentielles. Tableau généalogique des trois dynasties essentielles

Analyse du tableau • Califes : ils sont indiqués en italiques et affectés d’un chiffre de classement chronologique jusqu’au 14e rang. • Dynasties : les aïeuls dont les noms ont servi de fondement sont indiqués en italiques grasses.

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Rappel : ordre chronologique des six premiers califes après Mahomet : 1. Abou Bakr (632-634), beau-père de Mahomet par sa fille Aïsha. Il désigne lui-même comme successeur : 2. Omar (634-644), beau-père de Mahomet par sa fille Hafsa. Une commission de six Sages désigne comme successeur : 3. Othman (644-656), gendre de Mahomet, branche omeyyade. Une commission désigne comme successeur : 4. Ali (656-661), cousin et gendre de Mahomet, époux de Fatima. Branche hachémite. Ces quatre califes sont qualifiés de « légitimes » par les chiites. Ensuite viennent : 5. Moawyia (661-680), cousin d’Othman, branche omeyyade. Gouverneur de Syrie. Suprématie de Damas. Succession « dynastique ». 6. Yazid (680-683), fils de Moawyia. Branche omeyyade. 7 et suivants. Dévolution dynastique omeyyade. Ensuite, en 750, Abou al-Abbas l’Abbasside renverse les Omeyyades après dix-huit califats. Bagdad devient la capitale

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spirituelle et temporelle de l’islam. Succession dynastique abbasside. Nous pouvons donc distinguer trois grandes dynasties : Les Hachémites Descendants de l’aïeul de Mahomet, Hachim ou Hachem, ils furent proches des Abbassides, opposés eux aussi à la branche des Omeyyades. À l’origine forcément chiite, puisque appartenant à la branche d’où découlent Mahomet et Ali, ce courant hachémite devient ensuite totalement sunnite, par opportunité politique, sans perdre pour autant une « affectivité » spirituelle liée à leur source originelle. C’est le cas également de beaucoup de Marocains guidés par un Commandeur alaouite – un « descendant d’Ali ». À tel point que l’Iran tente de réveiller le passé du Maroc, au grand dam du roi Mohammed VI, qui lutte contre l’infiltration chiite d’agents de Téhéran. Figures emblématiques du hachémisme : le Grand cherif Hussein, allié de Lawrence d’Arabie contre les Turcs en 1914, et le remarquable Hussein, roi de Jordanie dès les années 50 et décédé en 1999, cédant sa place à Abdallah II. Cette dynastie « sacralisée » car issue de Mahomet glissa elle aussi vers le sunnisme, condition essentielle pour accéder à la gouvernance de La Mecque. Les Hachémites en seront donc durant dix siècles les gardiens, plus exactement du Xe siècle à 1926, date à laquelle les Saoudiens leur ravissent le Hedjaz, la région des lieux saints. 102

En effet, après avoir été les alliés de l’Angleterre contre Istanbul, les Hachémites – mécontents de ne pas voir les promesses de Londres se réaliser – s’opposent à la couronne britannique, et tentent même de former un front anti-anglais avec les sionistes, eux aussi déçus par l’attitude de Londres qui, d’après une promesse faite par Lord Balfour en 1917, aurait dû accorder aux juifs un Foyer national en Palestine. Double promesse incompatible ? En effet, l’Angleterre joua d’une part la carte sioniste pour obtenir l’appui des nombreux juifs influents de Washington, afin qu’ils amènent les États-Unis à entrer en guerre contre l’Allemagne et, d’autre part, tint à édifier une alliance essentielle avec les Arabes contre les Turcs. Travailler de concert avec les sionistes contre l’Empire britannique ? Une dangereuse initiative que les Hachémites payeront cher. L’Angleterre avertit les Saoudiens qu’elle ne protégera plus les Hachémites en cas d’agression contre le Hedjaz. Les Saoudiens, des guerriers du désert redoutables, partisans dès le XVIIIe siècle de la doctrine puritaine du penseur alWahhab, se ruent à l’assaut de La Mecque. Ils s’emparent dans la foulée de l’Azir (ou Assir), une partie très riche du Yémen du Nord. Là réside la raison de la rancœur vouée aux « wahhabites saoudiens » par les Hachémites et les Yéménites, qui se rangeront résolument dans le camp de Saddam Hussein lors de la 1re guerre du Golfe, en 1991.

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Enfin, et c’est là l’opération la plus fructueuse, les Saoudiens envahissent la côte Est, celle du Golfe Persique, mettant le pied sur un jackpot pétrolier fabuleux évidemment encore inconnu des Anglais, le Hassa. Les Omeyyades Moawyia consacre Damas comme capitale. Nous avons vu qu’afin de supprimer les querelles de succession, et de favoriser sa famille, il introduit le principe dynastique dans le califat en intronisant son fils Yazid comme héritier. En agissant ainsi, il rompt avec le mode électif des premiers califats, et s’aligne sur le comportement dynastique des Alides qu’il avait précisément critiqués sur ce point. Bénéficiant d’un « État syrien » doté d’une excellente charpente byzantine, Moawyia édifie une administration d’une efficacité exceptionnelle. Déjà bien urbanisée, la Syrie développe encore sa structure artisanale et commerçante, bénéficiant de fondements sociaux remarquables pour l’époque. Les mosquées construites par la dynastie omeyyade deviennent des modèles d’élégance, notamment celles de Damas, de Médine, de Jérusalem, aussi monumentales que raffinées. La civilisation de Damas est avant tout arabe, avec une indéniable fierté empreinte d’arrogance qui lui sera fort reprochée par les Abbassides. Tout au plus consent-elle à

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intégrer les chrétiens syriens convertis en tant que malawi, les clients. Cette non-assimilation, voire cette condescendance officialisée, entraîne un effet extrêmement bénéfique, car si les guerriers arabes du désert ont créé ce monde brillant, cette brillance est souvent le fait des « étrangers » cultivés qui y sont tolérés. Leur apport intellectuel, leur art, leur compétence administrative vont faire merveille. Et la structure byzantine apporte aux Arabes de la conquête l’apport précieux d’un glorieux passé de sédentaires expérimentés. Tout naturellement en terres de conquêtes, la langue arabe devient la grande langue véhiculaire officielle, et une monnaie musulmane voit le jour afin d’unifier « l’Empire ». Rapidement, l’islam rayonne sans partage sur un immense espace. Et lentement, cette croyance n’étant pas très éloignée des doctrines des sectes chrétiennes de la région, cela rend aisée la conversion de celles-ci et l’amplification du développement intellectuel et technique. Nous verrons que l’expansion arabe atteint son ampleur maximale sous les Omeyyades relayés ensuite par les Abbassides. En Occident, elle couvre non seulement l’Afrique du Nord avec une expansion en Libye, la fondation de Kairouan en Tunisie, en 670, la conquête difficile du Maghreb berbère de 697 à 707, mais aussi l’Espagne et la France avec un arrêt à Poitiers en 732.

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En Orient, c’est la ruée vers l’Extrême-Orient avec l’accaparement de la Perse, la soumission de l’Afghanistan en 651, de la Transoxiane en 674, du Turkestan dans la foulée, avec ensuite l’entrée en Inde par la passe de Kaïber, la conquête du Pendjab, sans oublier des incursions sur les rives du Gange, vers 711. En s’étendant ainsi de l’Atlantique à la frontière chinoise, l’islam prive la chrétienté d’une expansion qu’elle est en droit d’envisager au moment où Rome et Byzance dominent la Méditerranée. Et n’oublions pas que c’est un prince omeyyade qui fonde le sultanat de Cordoue après avoir fui devant la montée irrésistible des Abbassides. Devenu un califat, ce centre de civilisation extraordinaire rivalise à armes égales avec le califat abbasside de Bagdad. Ce phare judéo-arabe ne s’écroulera qu’en 1492, lorsque la Castille et l’Aragon conjugueront leurs forces pour reprendre Grenade grâce aux querelles intestines des successeurs des Omeyyades. Les califes omeyyades auront fort à faire pour mater les chiites, résolument déterminés à ne pas accepter le fait accompli. Rappelons que Yazid, engagé dans une répression très dure de la révolte d’Hossein, l’un des fils d’Ali, sera considéré comme l’auteur de sa mort, à la bataille de Kerbala, en 680. Date fatidique pour tous les chiites, qui, rappelons-le, font d’Hossein l’image même du martyr. Une date qui marque la fracture décisive entre les deux courants majeurs de l’islam.

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Les Abbassides L’échec de la fabuleuse aventure omeyyade est le fait d’un oncle de Mahomet, al-Abbas, outré de l’arrogance affichée par l’élite arabe de Damas. Faisant alliance avec les chiites, prenant la tête de tous les exclus en leur faisant croire qu’il travaillait pour le juste rétablissement de leurs droits et, cherchant tout à la fois l’appui du clan des ultrareligieux sunnites hostiles aux mœurs dissolues des dirigeants de Damas, l’Iranien affranchi Abou al-Abbas se fait proclamer calife à Koufa en 750. Prise de pouvoir habile que celle de la mise en œuvre de ce double jeu. D’autant que ces sunnites abbassides profitent encore adroitement d’une révolte profonde enclenchée par un agitateur chiite talentueux, Abu Muslim. La déferlante part en 747 du Khurasan en Iran. Porté par ce flot, le premier calife abbasside n’est cependant pas un tendre, et ne répond guère à l’image idéale de l’hospitalité bédouine musulmane. Il réussit à massacrer une quarantaine de dignitaires omeyyades en un seul banquet « de la réconciliation » ! Un seul parvient à s’échapper, Abd ar-Rahman, lequel, à bride abattue, ira fonder le prodigieux califat de Cordoue que nous avons évoqué. S’accommodant fort bien d’un chiisme modéré « sous contrôle », les Abbassides s’appuient sur l’Iran très proche, un Iran trop heureux de mettre à mal ces Omeyyades qui l’ont 107

conquis brutalement. Les Perses, des Indo-Européens, n’ont jamais éprouvé un amour immodéré pour les Arabes, des sémites ! Obligés de les « subir », ils choisissent massivement le chiisme par défi à l’égard des conquérants sunnites. Et aussi du fait qu’une princesse iranienne a épousé Hossein, le héros du chiisme. Forts de leur éclatante civilisation, et de leur nombre, les Perses sont bien préparés pour régner – par Abbassides interposés – sur l’Empire musulman. Les coutumes des Achéménides de la grande époque de Cyrus II le Grand et des guerres médiques sont réinstaurées, avec leur cérémonial superbe et hiérarchisé. Mais les Abbassides veillent à ne pas être les valets des Perses. L’islam connaît sous leur génie son âge d’or. Haroun al-Rachid et al-Mamoun (IXe siècle) sont des maîtres prestigieux. Bagdad, célèbre pour ses murailles parfaitement circulaires, devient le centre d’une éblouissante conjonction des qualités des civilisations islamisées. Cette capitale, merveilleusement située entre le Tigre et l’Euphrate, entre une Europe encore en enfance et une Asie en pleine maturité, est certes gérée par des chefs d’orchestre arabes extrêmement intelligents, mais les instrumentistes sont surtout perses, araméens, grecs, juifs, mésopotamiens, indiens. La religion cimente le tout. L’islam est certes l’eau du lac, mais une myriade de poissons variés en constitue la fabuleuse

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richesse de l’esprit. L’ethnie arabe de tous bords, minoritaire, est dès lors littéralement submergée par la réussite de l’islam. Voie de pénétration idéale vers l’Extrême-Orient, la Perse permet notamment un essor capital vers l’Inde et la Chine. Ainsi, des relais jalonnent la route vers l’Est, tel celui de Samarcande, dont la magnificence actuelle, pourtant altérée par le temps et les péripéties guerrières, démontre l’extrême qualité de vie de l’époque. Un centre éblouissant, Bagdad ? Jugez-en : efflorescence libre du débat religieux, poésie et prose superbes, creuset de jonction entre sciences indiennes, chinoises et grecques, fabrication de tapis, de soieries, d’étoffes brodées, de papier « à la chinoise ». Ainsi, al-Mamoun, régnant de 813 à 833, transforme Bagdad en une nouvelle Cordoue. Le califat finance un Institut de traduction d’ouvrages perses ou grecs, dans les domaines prioritaires de la médecine – l’une des grandes forces culturelles de l’Andalousie –, de la science – là encore, un cheval de bataille de l’islam héritier du savoir indien, remarquablement développé –, et de la philosophie. Les Abbassides de l’époque vont traduire Aristote, dont l’œuvre irradiera dans tout l’islam avec Avicenne, un Perse du XIe siècle, et Averroès, un Cordouan du XIIe siècle travaillant à Marrakech avant que le fondamentalisme des Almohades ne lui rende la vie insupportable. Tout au contraire de la rigueur almohade, al-Mamoun soutient l’École mutazilite – qui n’aura malheureusement qu’une vie brève avant de renaître au XIXe siècle – une École qui prône le libre arbitre plutôt que le déterminisme du sacré. Décision 109

logique de la part d’un calife ayant ouvert les portes aux pensées étrangères. Cette puissance abbasside est telle, nous l’avons dit, qu’elle court du Gange au Maroc. Et qu’elle « projette » même en Irak une dynastie chiite iranienne, celle des Bouyides, tout en essayant de la contrôler avec l’aide des Turcs sunnites ghaznévides, qui « sunnisent » l’Inde du Nord aux côtés des incursions abbassides. À vrai dire, à l’époque, le chiisme est également en pleine expansion. L’on vit alors une véritable « revanche posthume » d’Ali. Ainsi, les Fatimides de Kairouan, en Tunisie, occupant la Libye, l’Égypte, la Palestine, la Syrie, le Hedjaz et le Yémen, poseront des problèmes aux Abbassides du Maghreb avant que le chef des mercenaires des Fatimides, le Kurde sunnite Saladin, ne renverse cette dynastie. La splendeur et la qualité de gestion de Bagdad inspirera fort les sultans de Turquie. Ainsi, les califes abbassides laissent à leurs vizirs le soin de gouverner leurs sujets, une habitude fort en usage dans l’islam. Les Ottomans de Turquie s’en inspireront, parfois à leur plus grand péril, les vizirs d’Istanbul apprenant rapidement à faire et défaire les sultans de la Sublime Porte. Autre coutume abbasside adoptée : le sort de la femme, peu enviable, exige le développement abusif d’une catégorie de citoyens spécifiques à l’islam – et à la Chine impériale, sans omettre la « gestion » complexe des gynécées hébraïques de 110

David et de Salomon – les eunuques. Sept mille d’entre eux régissent les immenses harems de la Cour de Bagdad, et, là encore, le sérail turc d’Istanbul s’inspirera de cette funeste dérive. Voyons à présent l’expansion géographique de la vague musulmane. Expansion géographique de la vague musulmane

9. Le chiisme et le sunnisme, les frères ennemis Le temps est venu de développer la différence de comportement spirituel entre le chiisme et le sunnisme. Le chiisme obéit au principe propre aux religions, toutes convaincues de détenir le Vrai message révélant la Vérité unique. Dès lors, le chiisme ne peut être pour ses fidèles que

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le meilleur choix dans le menu des spiritualités possibles. Dès lors, les chiites actuels considèrent évidemment leur forme d’islam comme la plus pure représentation de la religion originelle de Mahomet. Mais les débuts de cette option religieuse ne furent pas immédiatement déterminants. Les premiers chiites, en désaccord entre eux sur les principes politiques de la nouvelle religion et notamment avec le mode de succession du califat, étaient simplement liés par le soutien qu’ils apportaient à Ali, en sa qualité de dirigeant de la « vraie » communauté islamique. Ils n’étaient solidaires que dans leur opposition à ceux qui, de leur point de vue, s’étaient révoltés contre lui. Tels les kharidjites et Moawyia, le fondateur de la dynastie omeyyade. Après l’assassinat d’Ali en 661, les chiites considéreront ses seuls descendants – les imams – comme successeurs de droit au titre de calife. Si les descendants d’Ali sont ensuite devenus rivaux, et que leurs adeptes chiites se sont divisés en fonction de leur option, tous les chiites – duodécimains, ismaéliens, zaïdites… – étaient d’accord durant la période omeyyade sur le fait que le califat devait rester aux mains de la dynastie alide. En d’autres termes, la querelle intense entre les Hachémites alors chiites et les Omeyyades ne portait au début que sur le choix de la dévolution successorale du califat. Ce n’est que plus tard qu’ils commenceront à développer leur croyance religieuse « hérétique » qui les placera en rupture avec les musulmans sunnites. Actuellement, trois principes fondamentaux sont acceptés par les principaux courants chiites. 112

• D’une part, tous les imams originels durent être des descendants d’Ali, et exclusivement de Fatima, sa première femme, la fille de Mahomet. • D’autre part, la reconnaissance du fait qu’Ali a été élu par Allah, comme imam essentiel et dirigeant légitime du monde, tant musulman que non musulman. NDLA : Le terme « imam » pose problème dans la mouvance islamique. Il faut prendre garde à ne pas confondre l’imam sunnite, simple officiant de la prière avec l’imam chiite, mandataire héréditaire surhumain du Divin. Deuxième cause de confusion au sein même du chiisme duodécimain – qui cautionne la descendance d’Ali jusqu’au 12e de ses héritiers : le terme « imam » y a été dévoyé et abusivement utilisé pour qualifier des hommes particulièrement « honorables » au niveau supérieur de la hiérarchie cléricale, tels les « imams » Khomeiny et Khamenei considérés comme « éclairés » d’une sagesse exceptionnelle par le douzième héritier d’Ali, mandataire de Dieu. Pour ce courant, cet héritier aurait disparu, mais il continue à guider du Ciel la Communauté, tel l’Esprit Saint des chrétiens. • Enfin, Ali et ses descendants imams « mandataires » possèdent des qualités surhumaines que les sunnites ne reconnaissent que dans leurs « prophètes », des qualités telles que l’infaillibilité, des pouvoirs miraculeux, et un savoir accordé par Allah.

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Moïse, Jésus, Michée, Isaïe, Osée, Amos en font partie, ce qui nous amène à souligner que seuls deux des nombreux prophètes de l’islam – anticipant la venue ultime de Mahomet, « le Prophète » sommital – sont arabes et non juifs ! Ce principe d’un imamat héréditaire « éclairé » aidant le Divin à mener les humains sur le chemin de l’éthique rappelle le rôle dévolu à Jésus dans la chrétienté. La doctrine chiite la plus répandue tranche ainsi avec celle du sunnisme où seul Mahomet, le Prophète unique, un humain, accomplit cette mission. Et un calife sunnite est un homme ordinaire, quoique exceptionnellement pieux et versé dans les sciences religieuses, élu par des hommes ordinaires. Il n’est que le gestionnaire vigilant de la communauté et le responsable de l’observance du « Dit » définitif du Coran. * Trois courants majeurs se partagent actuellement le chiisme. • D’une part, les Iraniens sont duodécimains, ce qui signifie qu’ils croient en douze imams successeurs d’Ali. Le douzième a simplement « disparu », nous l’avons dit, et il veille sur la Communauté depuis le Ciel, attendant le Jugement dernier pour réapparaître en mahdi et participer à l’organisation des punitions et des récompenses. • D’autre part, les ismaéliens, qualifiés d’extrémistes. Peu appréciés par les duodécimains, ils limitent leurs 114

imams reconnus à sept. Raison pour laquelle on les dénomme également septimaniens ou septimains. C’est en 760 que le sixième imam dépossède son fils aîné Ismaël au profit de son frère cadet. Les ismaéliens n’acceptent pas cette déchéance, et considèrent Ismaël comme l’imam caché qui reviendra à la fin des temps en tant que mahdi, à l’image des duodécimains qui eux ont choisi Mohammad al-Mountazar pour jouer ce rôle. L’ismaélisme est certes une religion dissidente, mais aussi un mouvement politique qui vise à détruire le califat et sa base élective sunnite. Les ismaéliens se divisent en cinq branches fort contrastées : 1. Les qarmates Un groupe fondé par le missionnaire Hamdan Qarmat, qui réunit, sous la guidance d’Ismaël, des partisans d’un égalitarisme social fort peu en Cour à l’époque. De la Mésopotamie, le rayonnement de ce « compagnonnage » social envahit l’Arabie et s’empare de la Pierre Noire de la Kaaba en 930 ! L’État qarmate vécut jusqu’en 1077. 2. Les fatimides Un mouvement révolutionnaire qui n’est plus social. Le virage s’est effectué au sein de leur dynastie née à Kairouan en Tunisie. L’enseignement d’Allah al-Chii l’oriente vers une 115

agressivité politique de conquête. Un mahdi – Ismaël est de retour sur Terre ! – se proclame, et débute un élan d’expansion vers l’Est. L’ismaélisme s’empare de l’Égypte qu’il occupera durant deux siècles, du Xe au XIIe, et s’étendra même jusqu’en Syrie, en Palestine, au Liban, dans le Hedjaz et au Yémen. Ce magnifique empire s’effondrera lorsque Saladin, le Kurde sunnite, prendra le pouvoir. 3. Les druzes En 1021, le calife fatimide Hakim annonce au Caire qu’il est l’incarnation de Dieu ! Un des familiers du calife, Daruzi, fait rayonner le culte d’Hakim jusque dans le Hauran, une région montagneuse de Syrie. C’est en ces lieux que résident actuellement les « druzes ». Peu de renseignements peuvent être recueillis sur cette religion qui honore Hakim en tant que Dieu unique. Ce qui permet de comprendre combien les sunnites, fidèles fervents du Coran, exècrent cette « scandaleuse » hérésie, tout comme ils exècrent également les nozayris, adorateurs d’Ali et non d’Allah. S’ajoutent à cette profonde divergence la suppression du jeûne, de l’obligation rituelle de la prière – la construction de mosquées est donc proscrite – et de l’obligation du pèlerinage à La Mecque. Les femmes ont accès au sacré et peuvent même accéder à la prêtrise. Les fidèles pratiquent la communion. Ils croient à la

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résurrection immédiate. Ils pratiquent la taqiyya (« la restriction mentale »), c’est-à-dire le droit à la dissimulation de sa pensée en cas de nécessité, principe né de persécutions répétées fort meurtrières. 4. Les nozayris En principe, une branche dérivée des septimains – qui ne reconnaissent, rappelons-le, que sept imams. Mais, ce courant découlant de la révélation de Mouhammad ibn Nozayr qui prolonge la succession d’Ali jusqu’au 11e imam, certains analystes classent plutôt les nozayris dans une dérive du courant duodécimain intervenue juste avant l’acceptation d’un 12e imam caché. Telle est ainsi la théorie admise par le HorsSérie « L’Atlas des minorités » de la revue « Le Monde – la Vie » édition 2011 en sa page 38. Les plus connus sont les alaouites de Syrie, au pouvoir depuis 1970 avec la dynastie des el-Assad. Ils pratiquent aussi la dissimulation autorisée, se muant en cas de nécessité en sunnites ou en chrétiens. Les alaouites n’apprécient guère qu’on les dénomme de leur « vraie » appellation, la nozayrie. Car le fondement de leur croyance est à ce point étranger au chiisme duodécimain des Iraniens, leurs alliés, qu’ils tentent de la camoufler dans la mesure du possible. Jugez de la divergence : • Ils reconnaissent en Ali la divinité essentielle qui évince donc Allah. 117

• Ils sont héritiers du mazdéisme, du manichéisme et du christianisme. Ainsi, leurs fêtes sont chrétiennes et ils pratiquent le culte des Saints. • Ils pratiquent la communion car ils considèrent que le pain et le vin reflètent la présence d’Ali, le Soleil vainqueur des Ténèbres. • Ils condamnent l’application de la charia. • Selon plusieurs sources, leurs femmes n’auraient pas d’âme. Elles seraient « appesanties » par leur proximité trop grande avec la Nature qui est matière, pratiquement au niveau animal. Elles n’auraient pas l’accès au spirituel. À noter que les hommes ne peuvent eux-mêmes y parvenir qu’après une initiation à trois degrés. (NDLA : Soulignons à ce propos que pour les plus convaincus des salafistes, les femmes ne seraient qu’un « corps », une simple enveloppe vide, une gangue de matière, sexuellement tentatrice, un piège néfaste engluant l’esprit des hommes). • Ils croient en la réincarnation, la Terre étant considérée comme le lieu de l’emprise conquérante de la Matière – la chair – sur l’âme – l’Esprit. Le corps est une gangue vile car les « âmes-étoiles » se sont révoltées contre le Soleil divin et ont été condamnées à se réincarner durant une longue période de pénitence pour se purifier et revenir à leur état lumineux. Au fil des réincarnations, l’âme se décante donc de la Matière, pour retrouver sa place au Ciel. Somme toute, la Terre est un purgatoire et la dévotion une manière de s’échapper plus rapidement du cycle des réincarnations. Cette volonté obsédante de s’arracher à la gangue matérielle, à la vie, marque

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bien l’influence du manichéisme qui – tout comme l’hindouisme, le bouddhisme ou le christianisme – considérait que l’existence est une époque transitoire de souffrance. En un mot, l’alaouisme est à l’islam ce que la gnose est au christianisme. • Ils suppriment l’obligation de se nourrir halal. • Ils suppriment le jeûne, l’aumône, le pèlerinage à La Mecque qu’ils estiment être une pratique d’adoration d’idoles. • Ils rejettent les lieux publics de prière, lesquelles sont effectuées en famille. Si la construction de mosquées existe sur leurs terres, elle est destinée à masquer la différence de leur comportement par rapport à l’ambiance sunnite largement majoritaire – 67 % de la population. Elles sont donc vides et si, par obligation, il convient à un nozayri de « faire semblant » d’y prier, il pensera, en accomplissant les gestes requis, le plus grand mal du sacré sunnite. C’est assez dire que, comme le druze, le nozayri est autorisé à dissimuler sa vraie profession de foi. Souvent une condition de survie. Un texte est à cet égard significatif : « La dissimulation est notre guerre juste. » À souligner que toutes les particularités que nous venons de citer ont été révélées par des transfuges car la révélation des secrets des rites nozayris est frappée de la peine de mort. Aucune certitude ne peut donc être dégagée mais il est certain que le nozayrisme est aux antipodes des croyances classiques

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de l’islam. Une réalité cependant : sous l’occupation française, les alaouites jouèrent sur leur aspect chrétien. Et, entre l’accès à l’indépendance et leur prise de pouvoir grâce à Hafez el-Assad, ils usèrent d’une apparence sunnite. C’est en 659 qu’Ibn Nuzayr se proclama le « Bab » (la porte de la Vérité). Il édifia la construction religieuse que nous venons de décrire, totalement « excentrique » au sein de la mouvance islamique générale. Nous en avons vu des aspects tangibles, mais clôturons sur le fond même de l’édification voulue par son créateur. Nous savons déjà qu’Ali est le Dieu essentiel unique, en lieu et place d’Allah. On ne peut mieux marquer le rejet du Coran édifié sous le règne du calife sunnite Othman. Ibn Nuzayr dépouille Ali de tous les attributs humains que lui ont accordés les mouvements traditionnels de l’islam, c’est-àdire sa qualité de cousin, de gendre et d’enfant adoptif de Mahomet. Pour lui, Ali n’a eu ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfant. Il est de l’essence de la lumière, une lumière diffusée par l’intermédiaire de Mahomet qui est son « Voile » ou son « Nom » humain et de Salman el-Farsi – un esclave affranchi par Mahomet – qui est sa « Porte » ou la « Lune ». Ali est identifié au ciel, exprimant le « Soleil » ou le « Sens », et il est l’émir des abeilles, c’est-à-dire des étoiles. La triade Ali, Mahomet et el-Farsi forme la Trinité nozayrie issue d’un fond syro-phénicien. Mais à la différence de la Trinité chrétienne, dont les trois parts sont équivalentes et incréées, la triade alaouite se hiérarchise. Ali a en effet créé Mahomet et 120

celui-ci a créé Salman el-Farsi. Lequel el-Farsi a, à son tour, créé à un niveau inférieur les cinq « Incomparables » – les cinq planètes – qui eux-mêmes ont fait naître le monde. Ces cinq « Incomparables » reflètent la source grecque des cinq éléments fondamentaux : la Raison, l’Ame, la Matière, l’Espace, le Temps. Et Mahomet est un messager divinisé accédant ainsi à un statut proche de celui de Jésus. 5. Les khodjas Leur chef spirituel est l’Agha Khan. Principalement à Bombay, mais également en Afrique du Sud, en Birmanie, à Ceylan, en Syrie – 3 %, contre 12 de nozayris, 10 de chrétiens et 67 de sunnites. Sept degrés échelonnent les niveaux d’initiation. Le nombre « sept » est forcément préféré car Ismaël est le septième imam, celui qui clôt la chaîne généalogique des descendants d’Ali pour les ismaéliens. Est préconisé le zâhir, une interprétation allégorique du Coran, en une exigence d’obéissance aux Ecritures révélées. Mais le sens caché, le bâtin, est évidemment d’une importance supérieure et n’est décryptable que par l’usage de clefs de lettres et de nombres agencés par un « savoir » fondé sur une mystique. On peut ainsi véritablement parler d’une interprétation kabbalistique de la gnose ismaélienne. Ajoutons la croyance en une réincarnation de l’âme, des emprunts aux grandes pensées grecques et iraniennes et d’autres divergences mineures par rapport à la tendance duodécimaine des Iraniens.

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Enfin, troisième courant majeur du chiisme, les zaïdites, au Yémen. Cinq imams seulement sont reconnus, et le cinquième est cette fois réellement décédé. Ce courant se distingue également des autres par le fait qu’il préconise que soit élu le plus compétent, à condition que le candidat à l’imamat fasse partie de la famille des Alides. Les zaïdites n’acceptent donc pas le principe de la désignation de son successeur par l’imam précédent. * On le constate une fois de plus : si le Divin est unique, les hommes excellent à le morceler en fractions contrastées à l’infini, compartimentant à l’envi l’humanité. Et le sacré ne se négociant décidément pas, la dynamique des guerres y trouve une source idéale et intarissable. Quoi qu’il en soit, il est clair que le mythe d’Ali est le mythe fondateur de tous les courants chiites. Or, le Coran, rédigé sous la tutelle d’Othman l’Omeyyade, ne fait guère allusion à l’importance d’Ali, ce qui explique la prise de distance adoptée par les chiites à l’égard du Coran « officiel ». Non seulement le texte ne parle guère d’Ali, mais soulignons qu’au surplus son codex – le recueil d’une partie de la Révélation orale du Prophète – ne fut pas retenu par les « filtreurs » du sacré déclaré authentique. Or, rappelons qu’Ali était le cousin, le gendre et le fils adoptif de Mahomet, qu’il avait épousé Fatima qui sera la seule fille du Prophète à engendrer une descendance. Pratiquement élevé avec Mahomet par Abou Talib, il estima à ce titre avoir été 122

dépositaire de tous ses secrets et il prétendit même avoir entendu, lui aussi, la voix de Gabriel. Paradoxe ? Malgré cette éviction du texte sacré, le personnage d’Ali est pourtant reconnu avec beaucoup de respect par les sunnites eux-mêmes, qui considèrent les quatre premiers califes comme « vertueux ». Quant aux chiites, répétons-le, on comprend qu’ils considèrent le Coran comme « douteux » et la Sunna de Moawyia trafiquée car la sagesse d’Ali est là aussi absente. Cette Sunna est donc résolument proscrite par leur communauté. Tableau de la lignée de l’imamat chiite

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L’antagonisme meurtrier qui régit les rapports entre les mouvances sunnites et chiites nous amène à estimer qu’une comparaison entre ces deux Écoles de pensée s’impose en profondeur.

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Si, pour le sunnisme, tout a été écrit, y inclus la jurisprudence, l’interprétation et des ajouts de la sagesse de Mahomet, le chiisme, méfiant et frustré, ne peut que prétendre que tout n’a pas été écrit et qu’en réalité, la révélation est encore vivante. Dieu peut encore guider plus avant et son inspiration divine se poursuit. En d’autres termes, il y a encore un éclairage surnaturel qui présente une certaine analogie avec l’Esprit Saint des chrétiens. Pour ces deux religions, des modifications du sacré sont possibles au fil du temps. Le catholicisme, on le sait, a varié souvent de thèses au fil de ses conciles parfois tumultueux, éclairés par la sagesse du « Ciel ». Nous avons d’ailleurs déjà traité des fluctuations du concept des limbes. Le chiisme rappelle, pour fonder son doute et poursuivre sa quête, une recommandation significative attribuée à Abdallah ben Omar et adressée à Othman : « Personne ne peut te dire qu’il possède la globalité du texte du Coran. (…) Beaucoup de choses ont disparu à jamais. » On sait en effet que plusieurs textes n’ont pas été repris dans la version d’Othman, appelé la « Vulgate othma-nienne ». NDLA : Une fois encore, analogie avec le christianisme. Souvenons-nous de la limitation du nombre des Evangiles à quatre afin de représenter les quatre points cardinaux et les quatre directions des branches de la Croix du martyre. Des Evangiles déclarés authentiques par Irénée, l’évêque de Lyon, grand juge de ce qui devait être retenu ou écarté, alors que de multiples textes fort éclairants furent refusés car considérés comme apocryphes de manière discrétionnaire. Ces textes exclus alimentent toujours un champ de recherches passionnées pour nombre d’érudits férus de contestations audacieuses.

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Ainsi, répétons que les codex d’Omar et d’Ali furent exclus du Coran, que les hadiths eux-mêmes furent recensés sous Othman, et considérablement « retravaillés » sous les Omeyyades. Rappelons aussi qu’Aïsha, hostile à Ali, aurait contribué à fournir à elle seule quelque 2 000 hadiths. Le chiisme s’étant opposé aux conservateurs de La Mecque, nous savons déjà qu’à l’époque, il sera plus social dans son essence et s’inscrira fortement en faveur des déshérités. Le temps s’étant écoulé, le chiisme est devenu par ailleurs de moins en moins « arabe » pour mieux s’épanouir en dehors d’un milieu musulman devenu de plus en plus hostile envers la prétention de certains membres de la famille de Mahomet de détenir héréditairement le pouvoir. Le chiisme s’implante ainsi en Perse, terre peuplée d’IndoEuropéens extrêmement courroucés, nous l’avons vu, d’avoir été conquis sans ménagement par des sémites, les Omeyyades sunnites. En choisissant le chiisme, l’Iran va s’ingénier au contraire à renforcer le rattachement à Ali, le plus proche confident de Mahomet. En effet, le principe de l’imamat, structure politique à fondement religieux, réserve à Ali et à ses descendants le pouvoir de gouverner la communauté et refuse, « évidemment », de prendre en compte la Sunna, en y ajoutant une prise de distance religieuse à l’égard du Coran.

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L’imam originel, Ali, et sa lignée d’imams « familiaux » sont investis par désignation divine à continuer la mission du Prophète, l’ancêtre de la lignée. Insistons bien sur un fait capital : la Révélation dictée par l’Archange Gabriel ne représente donc plus le « dernier sceau » apposé sur la transmission de la vraie seule Vérité, enfin épurée des erreurs commises par le judaïsme et le christianisme. Dans cette hérésie, est donc reconnue à l’imam, une faculté de continuation du Message et une connaissance secrète concédée à Ali par Mahomet ! L’on comprend dès lors aisément combien cette mouvance achèvera de briser l’homogénéité de l’entité arabe et accordera à Ali un rôle fondamental. Phénomène étrange que cette propension du monde musulman à se fragmenter en courants diviseurs. À vrai dire, elle peut, à l’analyse, provenir du fond des temps préislamiques, ces temps de confrontations permanentes entre villes marchandes, tribus compétitives, groupes nomades antagonistes. Un fond qui explique l’extraordinaire fragmentation actuelle d’une prétendue « nation » arabe où, sous les proclamations de commune fraternité, s’entrechoquent des convictions et des appétits de pouvoir exacerbés de nos jours par la découverte de gisements de gaz ou d’or noir. Mais il apparaît clairement que la divergence est extrême entre, d’une part, un courant qui fonde sa foi sur une assise écrite, portant le sceau d’une éternelle certitude figée et, d’autre part, un courant animé d’une dynamique sacrée consacrée « vivante », censée continuer à « éclairer » plus avant les humains par l’intermédiaire d’un imam 127

« surnaturel » tout puissant, dépassant l’honorabilité humaine du Prophète lui-même ! Autre fait majeur, le chiisme possède des martyrs. Ali et Hossein en sont les modèles. NDLA : Rappel utile : nous avons déjà vu que Hossein est pratiquement mort de faim, lâché par ses alliés de la ville de Koufa, toute proche, et encerclé par les archers du fils de Moawyia, Yazid. Percé de flèches lors de l’assaut, il eut la tête tranchée. Rappelons encore que cette trahison de la « capitale » chiite est considérée par les commentateurs comme l’équivalent de celle de Jésus dénoncé par un ami, un apôtre, Judas… Hossein est ainsi un martyr qui a été vendu par ses amis, un héros de souffrance digne d’une intense ferveur mystique. Or, si la martyrologie n’existe pas dans le sunnisme, on la retrouve dans le christianisme, où la souffrance du fidèle vécue à l’image de celle du Seigneur vaut rédemption. Le cilice porté par les membres de l’Opus Dei est d’ailleurs destiné à rappeler le sacrifice du Sauveur… et toute souffrance auto-infligée est acte d’amour rédempteur. Cette martyrologie pousse parfois les chiites à aller jusqu’au suicide dans des actions militaires alors que les sunnites répugnent à ces excès sur les champs de bataille. Ainsi, lors de la guerre contre l’Irak en 1980, les troupes d’assaut de Khomeiny envoyaient dans les champs de mines de jeunes adolescents désarmés, portant au front un bandeau

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leur promettant le paradis et, en sautoir, une clef leur en ouvrant les portes ! Alors qu’il a fallu attendre la deuxième Intifada en Cisjordanie pour ouvrir le sunnisme au culte du sacrifice suprême et à la récompense d’un paradis sommital, une ouverture se propageant à présent en tous lieux. En conséquence, deux attitudes différentes se dégagent. Ainsi, le sunnisme n’engendre ni mouvement extatique visible, ni communion extériorisée avec Dieu. Il rejette le culte des saints, les fidèles inspirés, les contemplatifs. En fait, il « abhorre » ceux qui entendent se mélanger à « la substance de Dieu » parce que Dieu est d’une essence totalement inabordable, non « passionnable », parce qu’il ne quête aucune manifestation d’amour partagé. Allah est un Dieu à qui l’on doit obéissance, parce qu’il peut tout. Il est bénéfique, certes, parce qu’il est censé être juste, mais il est trop indiscernable, inaccessible pour que l’on puisse concevoir de se « mêler » à lui. On peut bénéficier de sa chaleur au plus profond de soi, et même s’en irradier, la côtoyer avec ferveur mais non s’y perdre en une dissolution affective. Le chiisme sera à nouveau différent en cette conviction. Le culte organisé du martyre d’Hossein, cette apologie de la souffrance, s’expriment par des mouvements rigoureusement ritualisés menant à un état de transe extatique.

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Le chiisme a tout normalement préservé le soufisme où le lent tournoiement de la danse conduit au mélange avec l’essence divine. Les « derviches tourneurs » ressentent ainsi un rapport direct avec la source dont émane le flux du Divin. Une démarche que le sunnisme répugne à tolérer. Cependant, le Maroc leur refait une place de choix, car leur orientation ultra-spirituelle les éloigne des outrances de la vie courante et, partant, de la violence et du dessein politique. Mais nous reviendrons sur le soufisme, de plus en plus « à la mode » dans l’islam modéré. Nous avons vu que dans le chiisme prévalent des imams, des gestionnaires inspirés par l’imam caché d’essence surhumaine. Comme le pape est inspiré par le Saint-Esprit, les imams sont inspirés par le Divin. Tout cela est ignoré par le sunnisme, où il n’y a d’ailleurs pas de clergé hiérarchisé, sinon par le respect accordé à un degré élevé de sagesse. En effet, puisque pour un sunnite tout est clos après la Révélation et que nul ne doit plus « créer le mythe », nous avons précisé déjà que le calife est uniquement le gardien de la perpétuation intacte du texte et le guide du temporel. Le calife est simplement le plus digne, la « dynastie » étant en principe un vivier collectif où l’on choisit le plus méritant. D’autre part, à la base de l’exercice de la foi, le Coran ayant apporté la parole, n’importe qui peut donc rapporter cette parole, à condition d’être assez éduqué. Celui qui connaît le Coran par cœur peut parfaitement officier dans une mosquée pendant quelques jours !

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Alors que chez les chiites, en Iran par exemple, les ayatollahs et les mollahs forment une véritable hiérarchie cléricale, semblable à celle de la hiérarchie catholique. Vision idéale, malheureusement. Car le sunnisme connut beaucoup de vastes chasses gardées familiales, de complots sordides et de promotions d’incompétents. Certes, les Omeyyades ont voulu s’opposer à la dynastie « sacrée » des Hachémites, mais ils instaurèrent une gigantesque dynastie propre, ainsi que le firent ensuite les Abbassides. Toutes ces divergences expliquent donc que chiites et sunnites vont s’opposer souvent en des luttes à mort, puisque les premiers estiment que c’est à cause des « Autres » qu’Ali et Hossein sont morts ignominieusement, et qu’on a trahi la parole de Mahomet. Une haine religieuse parmi les plus « insensées ». Combien est attristant ce déchirement d’une croyance si pure en son élan, comme l’est la silice intacte d’une dune géante altérée par le béton de promoteurs concurrents. Les quatre premiers califes qui imprimèrent à l’islam une « guidance vertueuse dans la voie droite », le rachidoun, furent certainement les artisans de l’élan prodigieux que connut cette religion dès l’origine. Abou Bakr, Omar, Othman et Ali furent indéniablement des hommes hors du commun. On peut y joindre selon nous le cinquième, Moawyia, l’architecte de la puissance conquérante de l’islam et de son organisation modèle. Et il est heureux pour l’islam que ces cinq premiers califes aient été excellemment efficients. Car une secte ne devient 131

religion que si la « lancée » de sa thèse spirituelle bénéficie de circonstances exceptionnelles et de guides remarquables. Même Ali, en son infortune, donna vigueur à un courant chiite très vigoureux, qui prit au Xe siècle une merveilleuse revanche sur les sunnites avec l’avènement des Fatimides, cette dynastie de Kairouan fondée, nous l’avons souligné, par un partisan du groupe alide et qui brilla de tous ses feux en dominant l’Égypte, la Tunisie, la Libye, la Syrie, la Palestine, le Liban, le Hedjaz jusqu’au Yémen ! Une autre revanche vient s’ajouter, toujours au Xe siècle, avec la percée des Bouyides chiites à Bagdad, soutenus par les Iraniens. Durant un temps, cette réussite fera oublier aux chiites leur « vocation » au martyre, leur symbolique du faible crucifié par le fort, leur emblème du drapeau noir de l’injustice subie. Un moment, la lumière d’Ali occulta celle des « enfants de Moawyia ». Château de cartes cependant. Nous avons vu d’une part que Saladin – le Kurde sunnite – annihilera les Fatimides du Caire dont il était le chef des mercenaires à l’image de Pépin le Bref servant les rois « fainéants ». Et aussi que les Turcs seldjoukides « nettoieront » Bagdad en y restaurant les Abbassides sunnites, devenus leurs vassaux. La hargne chiite, alimentée à leurs yeux par « l’escroquerie » de la rédaction du Coran, par le massacre des Alides, par l’orientation erronée de la Sunna, par les défaites face à Saladin et aux Turcs, est sans fond. Elle est aussi vive en ce début du IIIe millénaire qu’au début de l’islam.

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Pour les chiites, le refus d’un califat est devenu absolu, car cette fonction a pour simple vocation de garder la pérennité figée du texte coranique et de gérer seulement le temporel de la communauté. À présent, nous l’avons vu, le chiisme connaît au contraire des imams terrestres, hommes censés être « inspirés » par un souffle de certitude présent dès Adam. Eux seuls connaissent « le sens caché » du Coran, le récit des révélations communiquées par le Prophète à Ali, mais absent du Coran officiel. D’autre part, le chiisme s’oppose par essence au pouvoir sélectif des Omeyyades et des Abbassides. Il propose, répétons-le, d’abord une succession héréditaire au fil de la descendance de Mahomet, fondée sur le relais du pouvoir d’imam terrestre en imam terrestre, tous investis du fluide divin de l’imam caché – disparu sans pour autant être mort et qui veille sur l’orientation optimale de la spiritualité –, et, à présent, une méthode usant de la désignation explicite de l’imam ultérieur par l’imam antérieur au fil d’une « inspiration » sacrée. * Une constatation pour clore cette comparaison entre sunnisme et chiisme. L’axe chiite, nous le verrons, a pris de nos jours une importance qui glace le sang de l’Occident en œuvrant à se doter de l’atome militaire. Comment expliquer l’expansion du chiisme aux portes de la Méditerranée ?

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Par l’imprudence des Abbassides, pourtant sunnites, qui décidèrent de s’allier aux chiites iraniens, et même de leur ouvrir les portes de l’Irak. Et actuellement, les chiites, forts en Irak de leurs 60 % de majorité – assis sur les deux tiers des mannes de pétrole locales – dominent ce pays. Arc-bouté sur la puissance iranienne, le chiisme irradie actuellement jusqu’au Liban où le Hezbollah fait la pluie et le beau temps et jusqu’à la Syrie, où ils dirigent le pays. Le sunnisme n’est pas en reste dans cette montée de l’exaspération religieuse. Soutenu par le wahhabisme saoudien, il se radicalise du Maghreb à l’Indonésie, et offre aux Occidentaux atterrés le cadeau surprenant d’un Printemps arabe fondamentaliste. En conclusion, l’islam, qu’il soit sunnite ou chiite, fait indéniablement peur de nos jours à la civilisation occidentale qui a su construire une charpente morale éclairée par les Lumières. Mais n’oublions pas que le lumineux fut un jour en terre islamique, car cette religion put un temps conquérir – autant par les armes que par son élan d’ouverture et de tolérance – de gigantesques espaces, alors que le monde chrétien développait son oppression cléricale, que ses rois s’entretuaient à plaisir pendant qu’un grand pan de leur noblesse arrogante ne rêvait que de plaies, bosses et iniquités. Beaucoup de commentateurs regrettent – y compris dans les milieux musulmans « modérés » malheureusement de plus en plus « censurés » par l’islamisme radical – que l’islam n’ait pas réussi à maintenir cette fierté généreuse qui servit aux temps originels son intense rayonnement.

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Le monde connaît ainsi des crêtes d’excellence et des vallées de méfaits, en une alternance que l’on oublie au fil des générations, toutes marquées par l’ambiance de leur période étroite de vie vécue chacune dans leur seule séquence historique. Oubliées aujourd’hui l’excellence de Cordoue, la générosité d’un Saladin. Estompées la brutalité des Croisés et celle des hommes de l’Inquisition. Remontent les menaces des fascismes, des stalinismes, des outrances des sacrés incompatibles… Le livre de la mémoire de l’humanité est trop rarement ouvert et lu. Il est pourtant si éclairant, si destructeur d’idées fausses, si utile pour se forger une faculté d’analyse sereine qui est condition d’un avenir heureux. Le manège de l’humanité tourne, tourne… et reviennent sans cesse les mêmes chevaux de bois sur lesquels les générations grimpent dans l’ignorance de l’histoire de leurs montures. Et celles-ci s’emballent à nouveau dans les dérives funestes de l’humain. Jusqu’au jour où notre Terre trop malmenée par les errements de notre espèce arrêtera la machinerie et nous congédiera à jamais. 10. Le savoir musulman et l’Occident La brillance arabe et perse fut essentielle pour le savoir de l’Occident. En effet, après des années redoutables émaillées de persécutions et de vexations, le triomphe chrétien déferle au e IV siècle sur le savoir païen, le submerge et l’annihile. Une 135

église est construite avec les pierres du temple d’Olympie et les temples d’Égypte subissent les plus graves déprédations, pour ne citer que ces exemples fort connus de la gent touristique. Dans le même temps, la philosophie et les élaborations scientifiques grecques sont censurées, car considérées comme fort sacrilèges. Et en 529, Justinien fait fermer l’École d’Athènes. Tous les ponts avec « l’esprit » grec sont désormais coupés. Le Moyen Âge européen s’enferme alors dans l’isolement mystique de Rome, ignorant par décret les apports grecs et orientaux. À l’inverse, nous l’avons dit, les Arabes et les Perses, eux, synthétisent avec un infini bonheur toutes les influences possibles, avec une grande tolérance et une rigueur exceptionnelle dans le respect des sources… jusqu’à leur propre enfermement. Décidément, le destin funeste des croyances envahies par leurs certitudes en une ankylose glacée est une issue difficilement évitable. Mais avant de se fermer eux aussi, les Arabes et les Perses vont bien plus loin que leurs maîtres à penser grecs et asiatiques. Rappelons qu’ils inventent la trigonométrie et l’algèbre grâce à l’apport des chiffres indiens, lesquels comportent une idée révolutionnaire, le zéro, un chiffre qui n’a pas de valeur intrinsèque mais ouvre toutes les combinaisons de support aux autres. Et va permettre plus tard l’invention du système décimal, à vrai dire essentiel dans l’évolution de la dynamique de la science.

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Allant ainsi beaucoup plus avant que les Grecs en sciences naturelles, ils se font un devoir de promouvoir l’expérimentation là où la Grèce préférait souvent spéculer brillamment dans l’abstrait en usant de théories. Au IXe siècle, un chercheur arabe écrit ainsi : « La première condition du savoir est le doute ! » Un texte qui pourrait orner le fronton de toutes les Universités du monde. Quelques exemples ? Le sultanat de Cordoue atteint une densité extrême de population, alors inconnue en Europe. Cette prospérité exceptionnelle, dans un luxe artistique surprenant, entraîne une attraction irrésistible sur tout le Maghreb et sur les juifs d’Europe soucieux d’échapper aux persécutions et vexations émanant des autorités catholiques. La ville de Cordoue est illuminée la nuit jusque dans les moindres ruelles, entièrement pavées. Y domine une mosquée fabuleuse. Quand Charles Quint vient bien plus tard la visiter, il s’indigne qu’on y ait construit une église brisant la perspective des voûtes musulmanes. « Pourquoi avoir construit ce que l’on peut voir partout en détruisant ce qu’on ne voit nulle part », s’exclame-t-il. Pertinent, et tout à l’honneur d’un empereur dont le territoire enrobait de multiples merveilles d’architecture. L’Université de la ville est alors, de loin, la plus importante du monde. Des milliers d’étudiants se disputent l’honneur d’y

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être acceptés. Il y a même des écoles gratuites, le traitement des professeurs étant assuré par le califat. Et cela à une époque où les nobles chrétiens ne se soucient guère de savoir même lire ou écrire ! Cet appel d’air culturel devient si important au début de la Reconquête – entraînant une fuite des cerveaux vers le monde arabe –, qu’à Tolède est édifiée une école voulue par les Espagnols, au début de la Reconquête. Quatre cents traducteurs de l’arabe au latin « édifient » les textes révélant les inventions, les découvertes et les pensées du monde judéoarabe, des textes répercutés dans toute l’Europe par des milliers de copistes. De prestigieux allers-retours s’installent entre les sphères grecque et islamique. Aristote éblouit le milieu arabe, mais ensuite Averroès, son disciple, imprime de sa marque toute la philosophie européenne. L’avancée fulgurante de l’astronomie dans le monde chrétien, une avancée fort freinée d’ailleurs par l’Église tant les nouvelles théories ébranlent les thèses du sacré, est déclenchée par l’extraordinaire travail de recherche mathématique des Arabes. À cette époque, c’est « notre » camp qui est donc le plus altéré par l’intégrisme. Il nous reste, avant de faire un grand saut dans le monde contemporain, à traiter d’un courant de pensée célèbre, celui du soufisme.

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11. Le soufisme, une passion menacée Le terme vient de la racine « çouf », la laine, dont étaient revêtus les premiers ascètes pratiquant cette déviation, sunnisme et chiisme confondus, même si le chiisme – plus passionnel – sert mieux le soufisme. C’est au VIIe siècle, principalement dans l’espace Irak/Iran, qu’apparaît le mouvement, qui compta et compte encore des noms prestigieux. C’est dans cette mouvance que s’inscrivent les noms de Jallal od-Dîn-Roumi, le fondateur de la secte des derviches tourneurs, le philosophe al-Ghazali, déjà cités, le poète Omar Khayyam, Hasan Basri, etc. Le soufisme est un syncrétisme, entre : - l’observation de la Loi, la fidélité au Coran, non en soumission à Allah, mais par amour pour Lui. - l’introspection, une inspiration très proche des thèses brahmanique, bouddhique et spinoziste. Le soufisme est une doctrine de l’Unité, une tendance au monisme. La globalité des choses animées et inanimées n’est qu’une manifestation de la divinité. Le divin siège au centre du cercle de la Loi, la charia. L’adepte doit emprunter un des rayons qui mènent à l’Entité centrale. Le sage soufi s’efforce d’immerger ainsi son Moi dans la substance universelle. Atteindre la pureté cristalline, ou « safa ». Cette immersion est appelée « fanâ ». On y accède par la méditation (la Voie) qui nourrit l’extase amoureuse née du sentiment de mélange avec le divin, sentiment exprimé souvent par une poésie aussi exquise qu’exaltée. 139

L’islam orthodoxe réprouve cette déviation, car elle dépouille Allah de son essence privilégiée, totalement « surhumaine », et engendre un courant mystique bien éloigné du fatalisme exprimé par le traditionnel « Inch’Allah ». Elle enlève à Dieu la « puissance abstraite » qui Le caractérise pour transformer la divinité en objet d’exaltation. L’islam sunnite est particulièrement distant d’une immersion méditative dans une démarche vers l’unité, à l’instar de ce qui se passe en Asie, mais il est aussi rebelle aux transports de passions spirituelles, pratiquement « amoureuses », que l’on trouve dans le catholicisme et souvent dans le chiisme, deux courants religieux dotés d’un martyr adoré, Jésus et Hossein. Le soufisme fait partie d’un islam rare qui promeut la musique, en tant que lien mystique permettant de « jouir » de Dieu. Si le Coran est muet sur le caractère acceptable ou non de l’art musical, les Hadiths se déchaînent : « La musique est la magie de la fornication », « Satan fut le premier qui se lamenta et chanta. » Pour ces textes, la musique engage l’homme sur la pente glissante du féminin (les taliban brûlent tous les instruments), mais le chiisme ayant refusé le prescrit des Hadiths, rédigés selon eux par de « faux musulmans » hostiles aux Alides, les soufis partagèrent l’élan perse indoeuropéen et chiite dans l’édification d’une musique sacrée. Une musique parfois obsessionnelle en ce qui concerne le soufisme. Elle a alors pour but principal de déclencher une transe mystique, semblable à celle éprouvée par les derviches tourneurs. Les effets sont très semblables à ceux de la musique rythmique répétitive qui « extasie » les jeunes dans les discothèques de l’Occident. À souligner que l’islam, tout comme l’hindouisme, ne possède pas la notation musicale. 140

La répression du soufisme fut parfois très violente, comme à Bagdad, lorsque les docteurs de la Loi attaquèrent les soufis pour leur expérience mystique, une expérience intime, personnalisée, au lieu de s’en remettre au Verbe de Dieu comme seul guide. Les salafistes du « Printemps » les prennent pour cibles. Pour ces opposants, l’homme doit vivre en homme, en secondarité assumée, incliné cinq fois par jour vers le Lieu du Message. Ce qui n’apaisa guère les choses résida dans le fait que les soufis, pour mystiques méditatifs qu’ils soient, se groupèrent souvent en confréries très hiérarchisées, parfois transformées en ordres militaires sur le modèle des chevaliers Hospitaliers ou Templiers chrétiens, sans toutefois atteindre la même cohérence de gestion faute d’un pouvoir centralisé. Sur le modèle également des milices bouddhistes redoutées alors que cette idéologie est fondée, elle aussi, sur l’intériorité de la méditation solitaire. Certes, les soufis invoquèrent que de tels groupes étaient constitués pour mieux défendre l’islam…, mais ils n’inspirèrent que méfiance prudente de la part des responsables religieux traditionnels et des gestionnaires politiques. Le soufisme vécut ainsi des moments très difficiles, et nombre de ses adeptes moururent en un martyre presque « savouré » comme meurent parfois des amants pourchassés à la cime de leur passion. Au XIVe siècle, écoutons un Hafez « passionné »: 141

« Mon amour, comme le vent, quand tu passes sur ma tombe, dans ma fosse, de désir je déchire mon linceul. » Si nous laissions libre espace aux superbes poésies des penseurs soufis, apparaîtrait en pleine lumière le danger ressenti par l’islam orthodoxe. Il y a dans ces textes, véritablement, non seulement une pensée mystique intense où l’amour est agent d’un monisme, d’une fusion avec le divin, mais aussi – ce qui est plus grave encore – une tendance à la négation d’un Dieu distinct de sa créature, voire même une inclination à l’immanence. Écoutons ibn Mansur al-Halladj : « Désormais, il n’y a plus entre moi et Dieu d’intermédiaire, ni nécessité de démonstration, ni miracles pour me convaincre (…). J’ai renié le culte de Dieu ; ce reniement était pour moi un devoir (…). J’ai vu mon Seigneur par l’œil du Coeur. Je dis : “Qui es-tu ?” Il répondit : “Toi.” » Il fut emprisonné à Bagdad durant huit ans, torturé, crucifié, et sa dépouille éparpillée. C’était donc en 922, sous les Abbassides. Comme le disent les soufis : « Tout est en tout. » Citons Attar, au XIIIe siècle :

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« Ayant bu des mers entières, nous restons tout étonnés que nos lèvres soient encore aussi sèches que la plage et toujours cherchons la mer pour les y tremper. Sans voir que nos lèvres sont la plage et que nous sommes la mer. » Dans son célèbre « Le langage des oiseaux », le même Attar rapporte, en conclusion du voyage initiatique à la recherche de la Vérité et du Divin de trente oiseaux figurant les qualités et les défauts des humains, les propos dudit Divin qui leur présente un miroir où leur image se reflète : « Anéantissez-vous en moi glorieusement et délicieusement, afin de vous retrouver vous-mêmes en moi. » L’École d’Orfan, créée au Xe siècle, déploie une autre thèse insupportable pour l’orthodoxie : la joie intense de vivre opposée à la rigueur des contraintes religieuses. Écoutons deux quatrains, une citation et une réflexion d’Omar Khayyam, au XIIe siècle : « La vaste coupe à qui, ce soir, je ferai signe Me versera deux fois de sa richesse insigne. Divorçant de raison et de religion, Pour épouse j’aurai la fille de la vigne. » « La lune a déchiré la robe de la nuit. Bois du vin maintenant ; cela seul réjouit.

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Profite du bonheur ; bientôt le clair de lune Sur notre tombe à nous rayonnera sans bruit. » « Si tu t’enivres, khayyâme, l’ivresse te soit bonheur ! Si tu étreins une femme, cet amour te soit bonheur ! Toute chose de ce monde s’achève dans le néant : Dis-toi que tu es néant, et vivre te soit bonheur ! » « S’il existait un enfer pour les amoureux et les buveurs, le paradis serait désert. » À présent, une de ses réflexions : il recommande de ne pas questionner le Ciel car il ne répondra pas. Quelle densité d’idées ramène-t-on dans les filets du soufisme ! À côté de la thèse de l’humain confondu avec le divin, de celle de l’échappée exaltante de la vie dégagée du silence de ce divin, il en existe une troisième, la « pire » pour un musulman fondamentaliste se réclamant seul détenteur de la Vérité unique : la relativisation des croyances menant au déisme. Lisons à ce propos un extrait de l’ouvrage « Le livre des chatons de la sagesse » de Muhyi I-Din Ibn-Arabi, au XIIIe siècle :

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« Prends garde à ne pas te limiter à un credo particulier en reniant tout le reste, car tu perdrais un bien immense. (…). Que ton âme soit la substance de toutes les croyances, car Dieu est trop vaste et trop immense pour être enfermé dans un credo à l’exclusion des autres. (Allah) a dit en effet : “Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu” (II, 115), sans mentionner une direction plutôt qu’une autre. » En d’autres termes, se perdre par amour dans l’océan infini de l’essence du Divin, ne serait-il pas plus envoûtant que de se noyer dans l’étendue finie d’une croyance limitée par les rivages d’une mer fermée ? Mais alors, avons-nous constaté, l’auteur quitte le théisme pour adopter le déisme et ouvre la voie à l’existence d’une Vérité plurielle. Tout un programme… Après la hauteur des pensées du soufisme, si délicatement charpentées, si nous abordions un instant la situation en Iran ? Permettons-nous un commentaire en conclusion de ce chapitre. L’Occident est dans « le camp » des Grecs. Ce parti-pris occulte l’excellence perse. Platon lui-même déclarait : « Les Perses offraient à leurs sujets la liberté et les élevaient à un niveau égal au leur. » Et la charte de Cyrus II, conservée au British Museum, proclame : « J’ai accordé à tous les hommes la liberté d’adorer leurs propres dieux (…). J’ai ordonné que ne soit

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détruite aucune maison. J’ai garanti la paix et la tranquillité à tous les hommes. » Quel programme ! Et quelle leçon pour les maîtres temporels et spirituels iraniens actuels qui ont succédé aux prestigieux Achéménides, et enferment actuellement encore les consciences dans la rigueur de comportements et de pensées uniques ! Et quel paradoxe ! Aujourd’hui, cette poésie et une musique sublimes sont des lumières exaltées par un régime qui veut masquer sa théocratie oppressante sous les apparences de la liberté de l’esprit et du cœur. Ces arts sont, il est vrai, les clefs de voûtes de l’islam chiite. Paradoxe étrange ! Les textes de ces poètes officiellement honorés en Iran véhiculent, exactement, le contraire de ce qu’il est « permis de vivre » dans ce monde d’ombres en révolte sourde. Des ombres qui chantent et lisent toujours, pour rêver qu’elles vivent encore.

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II L’ÉBRANLEMENT POLITIQUE DU XXe SIÈCLE : LA CONSTRUCTION DU MOYEN-ORIENT PAR L’ANGLETERRE ET LA FRANCE Le moment est venu de mettre en marche notre machine à dévorer le temps et de faire un grand saut vers le XXe siècle. Au lendemain de la première guerre mondiale, l’islam tout entier est assujetti au joug des pays occidentaux. Avant cette guerre, les Anglais souhaitant s’emparer des Détroits du Bosphore pour bloquer la sortie de la flotte russe en Méditerranée, Londres finance et soutient la libération des Serbes, des Roumains, des Bulgares, des Grecs. La victoire de 1918 contre les Turcs a donc servi les vues de l’Europe, qui s’empare des terres des vassaux de la Sublime Porte. L’Angleterre, puis la France, fortes de leurs techniques, dominent des centaines de millions de musulmans. L’industrie européenne conquiert des marchés de consommation. Des régimes dociles sont installés partout. La Russie et la Chine elles-mêmes se partagent les dépouilles de plus « sous-développés » encore qu’eux-mêmes. En Afrique du Nord et en Asie, les masses musulmanes sont calmes, provisoirement, « solidement » colonisées pour la

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plupart. C’est au Proche-Orient, berceau de l’islam, que l’on va assister à la renaissance d’un panarabisme et d’un panislamisme « déchaînés », au sens propre du terme. 1. L’élimination de l’hégémonie turque En 1914, l’Angleterre, dont les troupes ont conquis l’Égypte et le Sinaï, reste en contact physique avec les Turcs qui se maintiennent à l’est du canal de Suez. Extrêmement germanophile, car excédé par les visées permanentes du tsar et de l’Angleterre sur les Détroits du Bosphore, Enver Pacha, qui gouverne à Istanbul, entre en guerre aux côtés des Allemands et des Autrichiens nullement intéressés par la région de la mer Noire. Il envisage d’accroître considérablement ses territoires au détriment des Russes, dont la faiblesse extrême était apparue en 1904 et 1905 dans leur conflit avec le Japon. Rappelons que les flottes russes du Pacifique, puis de la Baltique, avaient été coulées coup sur coup par les Japonais dont la flotte avait été excellemment modernisée par les Anglais de 1867 à 1900. NDLA : Remontons d’abord brièvement le temps. Depuis 710, l’empereur vivait dans la nouvelle capitale de Nara, la première capitale édifiée « en dur » sur le modèle chinois. En effet, jusqu’alors il était considéré comme néfaste qu’un nouvel empereur siège au même endroit que son prédécesseur. Le clergé du bouddhisme y construisit un temple gigantesque, quasiment un « Vatican » bouddhique ! 148

Lentement et sûrement, une véritable milice de moines soldats menée par une hiérarchie ambitieuse tenta de contrôler l’action de l’empereur, lequel s’enfuit en 790 à Kyoto en interdisant au clergé de le suivre. La menace ne se tarissant pas, l’empereur fit appel à l’armée officielle, dirigée par un généralissime, le shogun. Celui-ci défit certes la milice religieuse, mais la faiblesse militaire de l’empereur éveilla le projet de l’armée de s’emparer du pouvoir temporel. Cela prit certes quelque temps, mais en définitive, les militaires y parvinrent. Le shogunat installa sa capitale dans la ville fortifiée de Kamakura. L’ère Nara laissa place à l’ère Kamakura, puis à l’ère Edo – du nom d’une ville actuellement appelée Tokyo. Jusqu’en… 1867 ! Soit quasiment dix siècles de domination militaire. 1867 ? Le début de l’ère Meiji, l’ère des « Lumières », celles de l’empereur Mutsu-Hito. Une période qui clôt des siècles de domination militaire, celle des shoguns détenteurs donc du pouvoir temporel. L’empereur, considéré comme un dieu, résidait alors à Kyoto, à l’écart de la gestion de l’État assurée par un régime de militaires, le shogunat. Mais en 1853, quatre navires américains arrivent dans la baie d’Edo, l’actuel Tokyo. Le commandant Perry qui les dirige adresse un ultimatum au shogun. Soit le Japon s’ouvre au commerce occidental et cesse de massacrer les infortunés 149

équipages venus s’échouer sur les côtes de l’archipel, soit ce sera la guerre un an plus tard avec la venue d’une flotte considérable. Totalement démuni d’armes modernes, le shogun ne peut que céder, et perd ainsi la face. Le jeune empereur Mutsu-Hito profite de la mort naturelle du généralissime en 1867 pour s’emparer du pouvoir temporel. L’armée de l’empereur, bénéficiant de « conseillers » anglais, l’emporte sur l’armée du nouveau shogun, aidé lui par la France. D’où une période de grande amitié entre Tokyo et Londres, et, partant, l’attaque japonaise contre la Russie tsariste, concurrente des Anglais en Asie. Fort de son statut divin, l’empereur déclenche une révolution de civilisation dont on ne connaît aucun équivalent dans l’histoire humaine, sinon peut-être celle voulue et réussie par Mustafa Kemal en Turquie en 1922. D’un pays figé dans le Moyen Âge, MutsuHito fera une nation à l’égale de celles de l’Occident. Ayant aboli les privilèges des nobles guerriers, il ouvre son pays aux conseillers occidentaux et à toute la révolution industrielle manquée par la fermeture absolue du Japon de 1666 à 1867. L’Angleterre se charge de doter le Japon des moyens de construire une flotte ultramoderne et forme les équipages. L’Allemagne fait de même avec l’armée de terre, la Belgique et la France équipent l’industrie civile, la Suisse apporte son code juridique… La bataille navale de Tsushima de 1904 permet au Japon d’engager ensuite sur terre la Russie, où les résultats sont tout aussi catastrophiques pour le tsar. En effet, nous l’avons dit, 150

la flotte japonaise toute neuve, dirigée par le génial amiral Togo, ayant coulé les deux flottes du tsar constituant la deuxième puissance maritime au monde, les villes de Moukden et Port-Arthur sont prises et l’armée russe défaite. Ces deux revers sont à la source de la révolution russe de 1905, préparant celle de 1917. Il est vrai que la lecture du journal intime de Nicolas II est édifiante : le tsar ignorait que la troupe avait massacré le peuple lors de la grande manifestation de Saint-Pétersbourg en 1905. La Russie est si grande !.. et il ne vit pas venir non plus la déferlante populaire de 1917. Revenons en 1914, sur les fronts turcs de la Grande Guerre. À l’époque, l’armée ottomane est pratiquement démunie d’armements mécanisés et ne bénéficie guère d’un encadrement digne du courage de la soldatesque et du peuple turc. Après avoir progressé dans le Sinaï, les Turcs reculent devant l’afflux de renforts britanniques, australiens, néo-zélandais et indiens. De plus, l’aventure militaire dans le Caucase russe tourne à la défaite cuisante : 100 000 hommes sont massacrés par les troupes russes. Événement dramatique qui entraîne le massacre des Arméniens en 1915, accusés d’avoir aidé les Russes, également chrétiens. Le débat fait fureur actuellement sur l’accusation de génocide qui vise la Turquie, Ankara niant la volonté d’extermination et prétendant qu’il ne s’agit que d’une évacuation afin de séparer les Arméniens de la proximité de l’armée russe.

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NDLA : Le refus de reconnaître ce génocide avéré par des preuves accablantes pèse lourd dans le dossier de l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Europe. Le geste du Premier ministre Erdogan exigeant la destruction à la frontière arménienne d’une œuvre d’art édifiée par les autorités locales afin d’exprimer ce que l’on peut considérer comme un ressenti de remords démontre l’absence de regrets du gouvernement d’Ankara. Berlin a reconnu la shoah et s’est réconcilié avec Israël, Paris a reconnu les fautes de Vichy, Moscou a reconnu être l’auteur du massacre des officiers polonais à Katyn. L’Ankara d’aujourd’hui n’est pas responsable du crime de 1915 perpétré par les Ottomans, et pourtant s’obstine à nier l’insoutenable. Pour préserver l’honneur de la Nation ? Il serait bien plus honorable d’avoir le courage – et l’intelligence diplomatique – de respecter les principes des droits de l’homme qui fondent l’Union européenne plutôt que de se dérober à la voie de l’éthique élémentaire. Le parlement français a, en janvier 2012, voté une loi punissant d’un an de prison et de 45 000 € d’amende toute négation de ce génocide. Il est vrai que les 500 000 Arméniens vivant en France constituent un électorat alléchant à la veille des élections présidentielles… Afin de frapper l’adversaire à la tête, les Alliés occidentaux vont attaquer les Détroits pour s’emparer d’Istanbul, d’autant que la Russie, quelque peu malmenée par les Allemands au nord et par la pression turque au sud, réclame une intervention alliée d’envergure pour la soulager.

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Heureusement pour Istanbul, un général allemand remarquable, Von Sanders, prend le commandement effectif de l’armée turque et redresse la situation. Avec son appui, le général Mustafa Kemal – qui deviendra le célèbre réformateur laïque de son pays et qui possède des qualités de stratège hors du commun – écrase le débarquement allié dans la presqu’île de Gallipoli, faisant suite à l’échec de la progression d’une force maritime dans les Dardanelles. En effet, Allemands et Turcs ont fait refluer les cuirassés anglais et français tentant de forcer le passage pour s’emparer d’Istanbul par la mer de Marmara. Ce qui contraignit Winston Churchill, alors ministre de l’Amirauté, à démissionner ! Deux victoires qui portent aux nues la réputation de Kemal, très respecté d’ailleurs par ses adversaires. La même estime que les Alliés auront pour le maréchal allemand Rommel en 1940-1945. Mustafa Kemal sera laissé libre après la guerre, alors que d’autres généraux seront amenés à Chypre pour y être jugés pour crimes de guerre. Repoussés dans les Détroits, les Anglais développent un plan magistral d’occupation de tout le Proche et Moyen-Orient, des territoires aux mains des Turcs. Lesquels, répétons-le, avaient dû abandonner tous les Balkans sous la pression des Russes et des Anglais armant les nationalismes locaux pour tenter de s’emparer de la sortie de la mer Noire. Délaissant quelque peu le front européen, où la France joue sa survie dans les Vosges et sur la Marne, à Sedan et à Verdun, Londres envoie le gros de ses troupes en Égypte, afin de se tailler un Empire arabe sur les dépouilles des « colonies » 153

turques. Paris se souviendra longtemps de ce tour machiavélique – que l’Angleterre tenta de renouveler en 1940-1945 sur les ruines de l’Empire colonial français, au grand dam du général de Gaulle qui devra fort « insister » pour récupérer notamment l’Indochine. Soulignons combien l’Angleterre est à la base de la « construction » du Moyen-Orient. Afin de défendre ses routes maritimes et terrestres, Londres tisse en effet un réseau de pays liges, de la Méditerranée à l’Iran, contre les visées allemandes, turques ou russes. Voyons ce réseau. Il s’agit d’abord de s’assurer le contrôle du canal de Suez. Londres prend pied dans le Sinaï dès 1882 en se servant de la base arrière de Chypre, occupée dès 1878. Au point que, en 1923, l’Égypte alors indépendante voit cependant sa zone du canal occupée jusqu’à la chute du roi Farouk, chassé par une révolte d’officiers menés dès 1954 par Nasser. Ce dernier nationalisera le canal afin de rembourser le prêt russe destiné à construire le barrage d’Assouan après avoir renoncé à obtenir une aide du Fonds monétaire international, dominé par les États-Unis. Ceux-ci exigeaient en effet un contrôle de l’usage des prêts afin d’éviter qu’ils servent à combattre Israël. Mais Le Caire, enfin débarrassé de la tutelle anglaise, ne voulait par retomber sous surveillance, fût-elle américaine plutôt qu’anglaise. Ensuite, il s’agit d’opérer le contrôle du golfe Persique.

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Londres signe au XIXe siècle des traités de protectorat avec le chapelet d’Emirats du Golfe, au nombre de sept. En 1899, le protectorat s’étend au Koweït, un petit État commerçant du fond du Golfe. Enfin, il s’agit de contrôler la mer Rouge, avec le Hedjaz et Aden. Protégée par le Royaume-Uni, s’éveille alors la puissance saoudienne, dirigée par Abd al-Aziz Séoud, de la secte intégriste des wahhabites – nos alliés actuels ! – centrée sur Riyad dans le désert de Nedj. Une secte créée au XVIIIe siècle par Abd al-Wahhab, un sunnite « excessif » promoteur d’un retour intangible au Coran. Une secte « appréciée » par Londres, car tout est bon à l’époque contre une Turquie qu’il convient d’affaiblir pour la vaincre et pour s’emparer de ses Détroits. 2. Le rôle de la dynastie hachémite, sa révolte Après la défaite turque de 1918, une grande partie des terres « arabes » deviennent libres, et convoitées. C’est la curée de la meute occidentale. NDLA : D’abord complémentaires.

un

rappel

et

quelques

précisions

La France prend le contrôle du Liban dominé par les maronites, du sud-est de la Turquie ainsi que de l’ouest de la Syrie amputée des régions pétrolières de Mossoul et Kirkouk, englobées dans l’Irak dévolu à l’Angleterre. Remarquable manipulation de Londres, grugeant ainsi Paris de promesses pétrolières considérables, tandis qu’un contrôle international 155

décrété par la Société des Nations (et reconduit ensuite par l’ONU) s’installe en Palestine placée sous mandat britannique. En effet, du fait de la contradiction flagrante entre la promesse anglaise accordée aux sionistes de leur ouvrir un foyer national dans ce pays et l’offre faite aux Hachémites de leur accorder le même territoire, la seule solution d’attente possible était d’empêcher tout à la fois la pénétration hachémite et la pénétration sioniste. Tel est le partage mis au point, en 1916, par le traité SykesPicot-Nicolas II, du nom des trois signataires anglais et français, un traité cosigné par le tsar qui obtenait pour sa part l’Arménie turque, de confession chrétienne. Un bénéfice évidemment balayé par la révolution de 1917. Au lieu de la liberté et de l’indépendance promises aux « Arabes », c’est la réalité de la dépendance du régime des protectorats et colonies qui s’impose. Les Français ont ainsi subi un marché de dupes, puisque nous venons de constater qu’en contradiction avec le traité initial de 1916, « leur » part de Syrie perd de vastes champs pétrolifères au profit de l’Irak. Ainsi, Londres contrôle une liaison directe entre Haïfa et le Golfe via la Transjordanie, l’Irak et le Koweït. Certes, le Hachémite Hussein reçoit comme promis le Hedjaz abritant les lieux saints de l’ouest de l’Arabie, son fils Fayçal obtient la Syrie, l’autre fils Ali l’Irak, mais la Palestine promise à son troisième fils Abdallah lui est donc refusée. Deuxième vexation : les Français chassent Fayçal du trône en

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occupant la Syrie en application du traité Sykes-Picot prenant effet en 1919. À vrai dire, les Français sont littéralement forcés de « chasser » Fayçal. Le général Gouraud, ancien proche du général Lyautey, le pacificateur intelligent du Maroc, fait tout pour associer le destin hachémite au destin de la France. Il propose à Fayçal de rester sur le trône dans le pays placé sous tutelle française, à l’image de ce que les Anglais consentent à Ali à Bagdad. Mais Fayçal veut – peut-on le lui reprocher ? – régner sans partage comme le lui avait promis Lawrence d’Arabie en 1915. Il dresse donc trois divisions de Bédouins contre la venue des troupes de Gouraud. Après une lourde défaite, il doit s’exiler à Bagdad où son frère Ali lui cède sa place. Il convient de noter que Fayçal avait remarquablement géré la Syrie, en lui permettant – enfin – de vivre en une nation homogène, alors que les Français morcellent le pays, en de multiples zones ethnico-religieuses. Et, drame, ils arrachent le Liban – à prépondérance chrétienne qu’ils souhaitent favoriser – à une Syrie musulmane profondément blessée par cette ingérence outrancièrement partisane. Fayçal devient donc roi d’Irak en 1921, y remplaçant Ali, mais les Anglais y sont bien moins ouverts à la collaboration que les Français en Syrie. Ils verrouillent militairement ce pays qu’ils savent riche en pétrole, après avoir « importé » cent mille supplétifs de l’armée des Indes pour calmer la révolte des chiites opposés à la mise sur le trône d’un roi sunnite. 157

Nouri Saïd, son remarquable Premier ministre, négocie cependant le départ des troupes anglaises en assurant à Londres une complète allégeance économique et en lui cédant la haute vue sur les finances, l’armée et la police ! À vrai dire, Fayçal ne pouvait guère se passer de la protection de l’armée anglaise car il n’aurait survécu que très peu de temps à son départ, expulsé ou même assassiné par un chiisme largement majoritaire. « Le protectorat » cesse dès lors en 1930. Mais, à lire les conditions de départ des Anglais exigeant quasiment de conserver une tutelle, on comprend mieux les rancœurs arabes… car l’Irak reste en réalité sous le contrôle absolu de Londres. Il est intéressant de souligner à ce stade la différence d’attitude entre le cherif hachémite Hussein, digne en son amertume, et celle, opportuniste, de ses fils. Ainsi l’ambition aveugle à ce point Abdallah privé de la Palestine qu’il sollicite de la France la permission d’occuper le trône abandonné par son propre frère, Fayçal ! Le même Abdallah, lassé finalement d’être démuni d’un quelconque pouvoir, a l’idée pertinente de consentir à se contenter du royaume de Transjordanie – actuellement dénommé « Jordanie » – situé à l’est du Jourdain, par opposition à la Cisjordanie, située, elle, sur la rive ouest et peuplée par les « Palestiniens » qui lui « échappent », car placés sous tutelle anglaise approuvée par la Société des Nations. La Transjordanie ne jouissait que d’un seul port, celui d’Aqaba alors minuscule, sur le golfe du même nom.

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Ce royaume fut fondé en 1946 mais, dès 1921, le territoire à l’est du Jourdain, accordé aux Syriens, mais désertique, fut laissé en déshérence et Abdallah y envoie ses Bédouins pour en prendre possession. Le nécessaire aval anglais lui est accordé à condition qu’il accepte de ne plus agresser la Syrie « française » qui lui avait refusé le trône, d’accepter un conseiller anglais et d’admettre de recevoir une subvention britannique le liant à Londres. Est ainsi créée la fameuse « Légion arabe », constituée sous le commandement du général Peake Pacha avant de passer sous l’excellente gestion du célèbre Glubb Pacha, un britannique profondément épris des qualités bédouines. Une Légion arabe qui obtient rapidement la fin des combats entre tribus et contribue à forger un État remarquable. De l’avis des Israéliens, cette armée constituait la seule menace réelle lors des premières guerres les confrontant aux Arabes. Mais le cherif Hussein ne perçoit pas l’irritation montante de Londres contre sa dynastie, une irritation provenant des menées souvent anti-occidentales de ses fils. Il choisit en effet un fort mauvais moment pour s’autodéclarer calife en profitant du fait que le sultan de Turquie, vaincu, est contraint de renoncer à cette charge. Logique pour Hussein, un descendant direct de Mahomet. Ce n’est guère l’avis des Saoudiens, qui, forts de leur fondamentalisme wahhabite, estiment que les Hachémites sont des « décadents » liés aux péripéties politiques de l’Occident.

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Ce qui n’arrangera guère les affaires des Hachémites, c’est l’attitude fièrement révoltée de Hussein à l’égard de Londres, le califat devenant pour lui une arme anti-occidentale après l’abus de confiance de l’Angleterre. Et l’accord intervenu entre Abdallah et Londres l’indigne au point qu’il menace son fils de le déshériter. Il en viendra même à insulter Lawrence d’Arabie, qu’il accuse d’être l’agent de cette vaste tromperie. Et il annonce dans la foulée vouloir mener tous les Arabes à l’émancipation, à se libérer du joug colonial. Certes, sa colère est légitime. Empreinte, répétons-le, d’une noblesse que ses fils « intéressés » par un pouvoir sous tutelle honteuse ne manifestent guère, alors que les promesses anglaises parlaient d’indépendance et les ont donc spoliés. N’oublions pas de surcroît que, pour s’attirer les bonnes grâces de Londres, Fayçal avait accepté de rencontrer des sionistes et de signer à Londres le fait que « l’État arabe » consentait à accorder la Palestine comme terre d’implantation juive, avec en contrepartie une aide de l’Organisation sioniste au développement économique dudit « État arabe ». Mais son frère Ali, alla jusqu’à parler d’une confédération judéo-arabe, afin de supplanter Fayçal dans l’estime des sionistes grâce à une offre encore plus « généreuse ». Inadmissible pour Londres, désireux de diviser pour régner. À la Conférence de la paix du 13 février 1919 survient alors l’agacement suprême. La délégation syrienne – concurrente de la dynamique hachémite – annonce « qu’elle considère la Palestine comme une terre syrienne, mais que la Syrie est

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prête à accorder aux sionistes ce territoire comme partie autonome juive de son État ». La coupe est désormais pleine. Et une initiative fâcheuse sert de détonateur très opportun pour l’Angleterre. En 1920, Lawrence d’Arabie et quelques agents anglais organisent un Congrès de notables à Damas, toujours sous tutelle anglaise, les Français ne devant y arriver qu’en 1921. Le 7 mars, ce congrès proclame l’indépendance complète de la Syrie et de l’Irak, sous les sceptres de Fayçal et d’Abdallah, et engage les Bédouins de Palestine à attaquer des colonies juives. Une Palestine d’où les troupes françaises ont été retirées sans avoir été déjà remplacées par les britanniques. L’indignation de l’opinion publique non musulmane servira à merveille les intérêts anglais. Lawrence d’Arabie a-t-il agi sur ordre, ou bien a-t-il été motivé par l’écœurement qu’il ressentait devant la perfidie des politiques de son pays ? Connaissant la réputation de l’homme et sa vision idéale de l’arabisme, nous pencherons plutôt pour une démarche d’une extrême franchise… mais fort maladroite. Et l’Angleterre « lâche » les guerriers saoudiens à l’assaut du Hedjaz. En un renversement total des alliances, le verrouillage des Saoudiens dans le Nedj par l’armée anglaise est levé et la proie hachémite livrée aux wahhabites.

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NDLA : À vrai dire, l’Irak aurait-il pu exister sans l’armée anglaise ? Nous avons déjà répondu par la négative. En effet, revenons un instant sur cette question très actuelle : une région pareillement multiculturelle et multicultuelle peutelle devenir une nation démocratique, peut-elle échapper au scénario dictatorial de la colonisation ou du parti Baas ? En 1922, dans le nord du pays, naît dans la violence le royaume du Kurdistan. Les Anglais matent cette réalisation de l’espérance endémique des Kurdes à vivre sur une terre à eux. Il y aura d’ailleurs, en 1946, une réédition de ce séparatisme à répétition du Nord. Et en 2003, la chute de Saddam Hussein verra l’accession de cette région à une autonomie, officieuse certes, mais cette fois bien « armée » et jouissant de la sympathie américaine. D’autre part, le chiisme du sud est lui aussi turbulent, et bénéficie de la « protection active » de l’Iran, son très grand frère, très attiré par le désir de « récupérer » les lieux saints du chiisme situés principalement en Irak, où l’on trouve entre autres Koufa et Kerbala. En 1930, Fayçal d’Irak prononce cette phrase lucide : « L’Irak n’existe pas ! » Pour lui, il s’agit d’une mosaïque d’ethnies et de croyances hostiles, mélangeant sémites et Kurdes indo-européens, sunnites et chiites. D’ailleurs, au cours de leur longue occupation de ces terres, les Ottomans avaient intelligemment renoncé à édifier un pays lige et organisé trois provinces distinctes, rassemblant les principaux groupes en présence.

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Cependant, Londres prend une précaution. En 1946, le troisième fils du Grand Hussein, Abdallah, se voit accorder la Transjordanie, un pays créé de toutes pièces par l’Angleterre pour former tampon entre la Palestine et l’Arabie saoudite. Mais subsidiairement aussi pour obtenir, durant la guerre 1939-1945, la sympathie des Hachémites. Médiocre compensation, à vrai dire, pour une dynastie qui a perdu la garde des lieux saints confiée par Londres aux Saoudiens. Nous reviendrons sur ce surprenant renversement de la politique anglaise. 3. L’Arabie saoudite et l’Égypte, les premiers affrontements Le nom de la dynastie vient du nom de son fondateur, Séoud le Grand – en anglais « Saoud » – qui parvient à s’emparer provisoirement de La Mecque en 1804. Mais il se heurte à un général albanais, Mehemet Ali, un esclave affranchi par le sultan turc dont il est le vassal. Deux hommes hors du commun que cet Ali et que ce Séoud. Mehemet Ali s’était auparavant distingué en battant, avec ses soldats albanais, la redoutable dynastie des Mamelouks fort affaiblie, il est vrai, par sa défaite cuisante face à Bonaparte en 1798. Il en termina radicalement avec les Mamelouks en massacrant quarante de leurs chefs lors d’un banquet de réconciliation – une répétition de l’atroce geste des Abbassides en 750, éliminant les chefs omeyyades. NDLA : Ce furent cependant de fameux guerriers que ces Mamelouks qui, au fil des siècles, ont vaincu les Mongols,

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conquis l’Inde du Nord et se sont opposés farouchement aux troupes françaises en Égypte. Mais qui étaient-ils, ces Mamelouks conquérants ? Au XIIIe siècle, les sultans ayyoubides d’Égypte, descendants du grand Saladin, se créent une milice d’esclaves circassiens islamisés pour lutter contre les Mongols et les Croisés. Affranchis, ils se constituent en une caste noble qui s’empare du pouvoir en 1250. Soulignons que la même péripétie renversera les Fatimides, écrasés par… Saladin et ses guerriers kurdes, lequel Saladin édifiera la dynastie ayyoubide sunnite. Battus « mollement » par les Turcs en 1517, on les retrouve plus forts que jamais face à un Bonaparte qui éprouva beaucoup de peine à les vaincre « au pied des pyramides ». Revenons à nos Albanais. En 1804, les Français ont depuis longtemps rembarqué, les affaires de la France et la toute puissance de la marine anglaise obligeant Bonaparte à rentrer à Paris. L’adversaire arabe est aux portes de la mer Rouge. Les Saoudiens sont sur le point de l’emporter sur Mehemet Ali l’Albanais devenu maître de l’Égypte, mais Séoud est tué au pied des remparts de la ville de Taef, en Arabie. C’est la retraite, poursuivie par l’armée égyptienne. Abdallah, le successeur de Séoud, est fait prisonnier dans la capitale Riyad après 7 mois de siège et envoyé par Mehemet Ali à Istanbul. Il est mis à mort et la secte wahhabite est pratiquement annihilée, le reste de ses forces se réfugiant au Koweït et dans le désert du Nedj, dans l’Est de l’Arabie. 164

Mehemet Ali gère alors La Mecque au nom de la Turquie. En effet, n’oublions pas qu’il est vassal du sultan turc qui est au surplus calife, chef des croyants, et que l’Égypte est donc une province turque. Belle preuve de confiance accordée à la dynastie albanaise… Mais aussi une erreur car, en 1831, la faiblesse de la Turquie devient telle que Mehemet Ali estime venue l’heure de se libérer du joug. Il marche sur Istanbul et remporte victoire sur victoire. Mais… l’Angleterre veille. Elle ne veut pas de l’écroulement de la Turquie, gardienne des Détroits contre les Russes. Ainsi Mehemet Ali doit-il reculer, obtenant cependant le droit de bénéficier d’une dynastie héréditaire locale. Mehemet Ali est à ce titre considéré comme le père du panarabisme. Il donne à l’Égypte la conscience de son homogénéité nationale et une modernité étonnante pour l’époque dans cette région du monde. Une modernité savamment freinée par Londres et Paris, soucieux de maintenir l’Égypte en état de faiblesse – un frein que Nasser fera sauter en 1954. Lorsqu’il meurt en 1847, à 80 ans, l’Angleterre se prépare à fondre sur cette proie superbe. Elle le fait officiellement en 1914, lorsque la Turquie entre en guerre aux côtés de l’Allemagne ; mais son protectorat de facto sur l’Égypte datait de 1882. Ce n’est qu’en 1952 qu’elle accordera l’indépendance au roi Farouk, rapidement renversé par le clan militaire du colonel Nasser. 165

4. La libération, l’exaltation, la rancœur des Hachémites Les dirigeants hachémites, dont la lignée découle donc des origines de l’islam, sont, en 1914, sujets des Turcs. Mais Hussein le patriarche et ses trois fils en âge d’action, Fayçal, Ali et Abdallah sont très bien vus par Istanbul, Hussein ayant d’ailleurs épousé une Turque. Istanbul permet à Hussein de poursuivre la tradition hachémite vieille de dix siècles qui consiste à fournir les gardiens, les cherifs de La Mecque. Les Hachémites sont de fait les maîtres du Hedjaz, la région qui englobe La Mecque, Djeddah et Médine, mais sous la tutelle du califat turc. Bien que descendants de Mahomet, ils ne sont que vassaux ! Aussi, quel moment de bonheur… fugitif lorsque, de 1918 à 1925, ils retrouvent ainsi leur pleine autorité sur la région sacrée de l’Arabie ! Combien peut-on dès lors comprendre le désespoir et la rancœur des Hachémites lorsque les Saoudiens wahhabites, originaires de l’Arabie centrale, viendront leur ravir les lieux saints en 1925. Il ne faut pas chercher plus loin le motif des excellentes relations entre le roi Hussein de Jordanie et l’Irak, adversaire de l’Arabie saoudite sous la dictature du parti Baas. Il a même été attribué à Saddam Hussein, lors de son attaque contre le Koweït, l’intention de poursuivre cette action contre l’Arabie saoudite avec l’aide de la Jordanie – qui aurait ainsi récupéré le Hedjaz – et du Yémen – qui aurait ainsi retrouvé ses trois provinces extrêmement fertiles de l’Assir, également

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occupées par les troupes de Riyad lors de la grande expansion saoudienne. D’ailleurs, dans les années 80, le roi Hussein décide de signer à nouveau « cherif Hussein », une manière d’affirmer ses prétentions à un retour de sa famille dans le territoire sacré de La Mecque. On sait qu’il n’en sera rien. Et l’on devine dès lors la satisfaction des Hachémites lorsque, au grand dam d’Arafat, Israël confiera la garde des lieux saints de Jérusalem au roi Hussein de Jordanie. Lequel roi Hussein redevient par là même à nouveau cherif authentique puisque responsable d’un lieu saint d’une importance capitale. 5. La Palestine Deux rappels utiles. Durant la guerre 1939-1945, l’émir anglophile Abdallah gagne la pleine confiance de Londres. En 1946, l’émirat de Transjordanie se transforme donc en « royaume hachémite de Jordanie ». Un lien d’alliance mutuelle d’assistance militaire est signé entre Londres et Amman… et la Jordanie devient réellement indépendante. Mais le Royaume-Uni agit tout autrement en ce qui concerne la Palestine. Souvenons-nous que « coincés » entre deux promesses contradictoires, celle de Lord Balfour – ministre anglais des Affaires étrangères durant la guerre de 1914-1918 – accordant un foyer national aux juifs en Palestine et celle exprimée par Lawrence d’Arabie de céder les territoires arabes libérés des Turcs aux Hachémites, 167

Palestine comprise, les Anglais ne peuvent que geler la situation existante dans cette contrée. En 1922, ils obtiennent donc de la Société des Nations un mandat de gestion directe sur la Palestine, un mandat renouvelé par l’Organisation des Nations Unies après la dernière guerre. Mais le climat se détériore à un point tel entre immigrants sionistes « forceurs de blocus » et troupes anglaises qu’en 1948, celles-ci quittent le pays. Sans pour autant oublier de laisser une grande partie de leur matériel entre les mains des Jordaniens, auxquels Londres accorde un triplement de la subvention destinée à entretenir l’efficacité de la Légion arabe, abandonnant ainsi les sionistes à leur sort. La résolution des Nations Unies reconnaissant un partage de la Palestine est votée en 1948, dans la foulée de ces événements tumultueux. Il existe dès lors une région juive et une région arabe dans l’espace palestinien. La région juive est transformée en l’État d’Israël dans la nuit, sous l’impulsion du président Ben Gourion, même si cet « État » est territorialement une ineptie géographique tant les terres accordées sont placées de façon telle qu’elles disloquent la structure de la nouvelle nation en usant du seul critère de l’appartenance confessionnelle des villages juifs et musulmans. Le lendemain, l’Égypte, la Syrie, l’Irak, le Liban et la Jordanie décident d’ignorer cette résolution et attaquent 168

Israël. Un refus de se plier aux décisions de l’ONU qui permettra à Israël d’ignorer à son tour les résolutions suivantes pénalisant l’État juif, « inexistant » selon la propre thèse des plaignants ! Les Israéliens, aidés par les druzes du Nord du pays, parviennent à contenir la première poussée adverse, à un contre dix et sans aucun matériel sinon deux canons datant de la Grande Guerre 14-18. Un armistice permet aux deux camps de « souffler »… et de se préparer au deuxième choc probable. Madame Golda Meir décide de partir en mission aux ÉtatsUnis et y recueille des sommes considérables, grâce auxquelles les sionistes achètent des armes aux pays de l’Europe de l’Est, avec le feu vert de Moscou, alors rangé dans le camp israélien. En effet, les Arabes sont soutenus plutôt par les Européens de l’Ouest, compte tenu de leur situation stratégique face aux « Rouges » et grâce à leurs richesses énergétiques. Israël sort renforcé territorialement de ce « conflit de la fondation » de son État. Entre autres, le lac de Tibériade lui est acquis – grâce aux druzes – et les parties accordées au peuplement juif sont soudées entre elles. Mais les sionistes n’ont pu s’emparer de la vieille Jérusalem, la Légion arabe de Jordanie ayant opposé une résistance redoutable. La plupart des commentateurs estiment que les Israéliens ont eu la chance de se trouver devant cinq armées arabes sans commandement unique cohérent, du fait que chacun des 169

gouvernements impliqués n’éprouvait aucune sympathie pour ses partenaires, et souhaitait agrandir son propre territoire au détriment des autres. D’autre part, la motivation des sionistes était fondée sur une espérance humaine et biblique extrême. Les six millions de juifs victimes des horreurs nazies hantaient les cœurs des miliciens sionistes. Ce combat pour une terre de paix promise par Yahveh leur semblait être leur seule chance de changer le destin d’une errance par deux fois millénaire. À ce stade de notre récit, nous n’avons comme seule prétention que d’éclairer l’histoire de la dynastie hachémite. Nous reviendrons en détail sur le conflit israélo-arabe, de 1948 à l’actualité. Aussi, contentons-nous ici de ne relater que trois dates supplémentaires. À l’issue de cette première « guerre de la fondation » d’Israël, en 1948-1949, les Jordaniens réussissent à s’emparer de la majeure partie de la Palestine arabe, appelée la Cisjordanie, sise à l’ouest du Jourdain et limitée aux trois autres points cardinaux par l’État d’Israël. En 1949, cette Cisjordanie est purement et simplement annexée par le roi Abdallah de Jordanie. En 1967, Israël envahit la Cisjordanie et atteint le Jourdain. À vrai dire, nous verrons que cette action, intervenue alors que l’Égypte et la Syrie étaient déjà vaincues, n’a été engagée qu’à la suite de l’attaque jordanienne « inutile » contre Israël – une attaque décidée pour « sauver l’honneur » des 170

musulmans, comme le déclara le roi Hussein. Le gouvernement israélien entretenait en effet avec la dynastie hachémite des rapports de confiance et de respect, une attitude liée à une aventure commune face à une diplomatie anglaise ambiguë et, même parfois, traîtresse. Une aventure où les Hachémites sauront se montrer très « honorables » à l’égard d’un sionisme victime de la même traîtrise. Au point que, profondément déçu par l’attitude des Anglais, le Grand cherif Hussein décide d’abdiquer en faveur de son fils Ali. Lequel Ali, nous l’avons précisé, rencontre la direction sioniste afin de s’opposer ensemble au mandat anglais et de fonder une confédération judéo-hachémite après avoir chassé les soldats occidentaux. Un rêve déjà exprimé par Lawrence d’Arabie dans son célèbre ouvrage « Les sept piliers de la sagesse » : réveiller une civilisation à l’andalouse à l’est de la mer Rouge et au sud-est de la Méditerranée. Mais, en 1919, à la conférence franco-anglaise de Paris, ce projet est balayé par ces deux grandes puissances européennes, par trop colonialistes et fort inquiètes pour leurs intérêts stratégiques dans une région éminemment tourmentée. Les Israéliens font donc savoir au roi Hussein qu’ils n’ont aucun grief à son égard, et qu’il suffit que soient défaites les armées arabes alliées de Moscou, des armées équipés d’armes soviétiques et conseillées par la même mouvance politique résolument anti-israélienne et antiaméricaine. En effet, le communisme a complètement

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modifié sa stratégie locale. Oubliée l’alliance avec un Israël naissant. Le monde arabe, anticolonialiste, est devenu pour Moscou un partenaire politique très ardent. Les Israéliens précisent que la Cisjordanie ne les intéresse pas, maintenant qu’ils possèdent l’eau du Golan syrien et le glacis protecteur du Sinaï. L’attitude israélienne à l’égard d’Amman s’explique aussi en partie par le fait qu’au sein d’un Moyen-Orient majoritairement lié à Moscou, le régime jordanien est le seul à être resté fidèle à l’Occident, le seul à disposer d’une armée équipée de matériel occidental. Mais le roi Hussein estime que son honneur exige qu’il ne se dérobe pas au combat, même si ses « alliés » n’ont pour objectif que de le chasser du trône, car, grand féodal, il entretient d’excellentes relations avec l’Occident. D’ailleurs, des agents soviétiques et syriens chiites – le roi Hussein est sunnite – ont plusieurs fois tenté de l’assassiner… L’armée israélienne contre-attaque et atteint donc le Jourdain, refoulant devant elle la Légion arabe, des centaines de milliers de réfugiés palestiniens et quelque vingt-cinq mille miliciens d’Arafat. En 1987, survient un événement capital : Shimon Peres réussit à obtenir l’accord du roi Hussein pour la création d’une confédération israélo-hachémite ! Une répétition du projet de 1919, un projet grandiose qui aurait réglé toute la situation au Proche-Orient. La Légion arabe – 100 000 hommes d’élite, supérieurement armés – aurait aisément 172

maîtrisé les mouvements intégristes palestiniens. Avec la technologie et les moyens financiers israéliens, aurait pu être créée, en cette fin du XXe siècle, une superbe civilisation judéo-arabe, une de plus dans l’histoire de ces deux courants religieux « frères ». Des courants faits somme toute pour s’entendre, car tous deux rejettent vigoureusement le concept de la Trinité du Divin, assimilé à du paganisme animiste. Ils s’opposent aussi au principe de l’incarnation d’un Dieu – Jésus en l’occurrence – car, pour eux, un être d’essence divine ne peut condescendre à se mêler aux hommes, un principe encore une fois considéré comme une séquelle païenne des mythologies égyptiennes ou grecques. Enfin, n’est pas reconnu le concept du péché originel pesant sur la descendance d’Adam et Eve car, pour eux, chaque individu naît doté de toutes ses chances de réussir son « audelà » par ses œuvres propres. Toutes raisons pour lesquelles il n’existera jamais de civilisation christo-arabe, trop de différends théologiques opposant ces deux religions, sans compter l’impossibilité d’unir son sort à une Église romaine hiérarchisée en une énorme structure autoritaire centralisée et ayant disposé plusieurs fois dans l’histoire d’une puissance militaire considérable. Mais le Premier ministre Shamir, du parti Likoud, refuse cette proposition inespérée du roi Hussein. Extrêmement courroucé, le souverain renonce alors à sa souveraineté sur la Cisjordanie, et depuis, les Israéliens ont eu tour à tour pour

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interlocuteurs le président Arafat, Mahmoud Abbas… et le Hamas. Voilà l’explication close en ce qui concerne les nuances territoriales, la qualité des personnes, les courants de pensée concernant les termes Transjordanie, Jordanie, Cisjordanie, Hachémisme, wahhabisme, sionisme et bien d’autres… 6. Synthèse du remodelage du Moyen-Orient par Londres et Paris Ce sujet est à ce point essentiel – il analyse les fondements du dangereux chaos politique et religieux du Moyen-Orient – que nous estimons qu’il est utile d’en effectuer un rappel de synthèse générale sous la forme d’un classement des thèmes majeurs déjà exposés. Retraçons donc brièvement, mais pas à pas, les événements ayant « construit » le Moyen-Orient actuel. • L’alliance entre l’Angleterre et la dynastie hachémite Durant la guerre de 1914-1918, les Anglais souhaitent obtenir une alliance sur le flanc sud des Turcs, alliés des Germaniques. Pour ce faire, en 1915, ils envoient auprès du Grand cherif Hussein (1854-1931), arrière-grand-père du roi Hussein de Jordanie (1935-1999), le fameux Lawrence d’Arabie, agent polyglotte et spécialisé dans les affaires arabes. Celui-ci, en application du « plan Mac-Mahon », promet l’indépendance aux Hachémites ainsi que des terres entre la

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mer Rouge et le Tigre. Comme, au même moment, Istanbul entend prendre le contrôle direct des lieux saints, le Grand cherif Hussein n’hésite pas. Il charge Fayçal, son aîné, assisté par Lawrence, de mener la guerre contre les Turcs avec qui la rupture sera consommée en 1916. Une armée « anglaise » considérable attaque donc de front l’armée turque. Laquelle recule devant ces troupes menées le long du rivage méditerranéen par le général Allenby, pendant que les Arabes opèrent sur les flancs des Turcs et coupent leurs lignes de communication. Damas, puis Bagdad, tombent aux mains des « Arabes » du Hedjaz, l’armée « anglaise » – Anglais, Néo-zélandais, Australiens et Indiens – se tenant discrètement à l’entrée des villes conquises, afin de laisser l’exaltation de la libération arabe faire son effet boule de neige… et la mise en avant des mérites des Occidentaux. Une fois n’est pas coutume ! La Turquie perd la guerre, et nous rappellerons bientôt les traités de Sèvres et de Lausanne, l’extraordinaire sursaut nationaliste de Mustafa Kemal et la résurrection de la Turquie anatolienne qui, sinon, aurait été dépecée par les Arméniens, les Grecs, les Italiens, les Français et les Anglais selon les conditions du traité de Sèvres de 1920.

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• Le partage des possessions turques orchestré par l’Angleterre En 1921, Fayçal reçoit la Syrie, puis l’Irak après avoir été chassé de Damas par les Français en vertu de l’accord de 1916 dit de Sykes-Picot. Il est juste de souligner que Paris mit tout en œuvre pour s’entendre avec le roi hachémite, totalement opposé à accepter une proposition de tutelle à caractère colonialiste, serait-elle « amicale ». On en arriva à une véritable guerre ouverte gagnée évidemment par la France. Ali dut dès lors renoncer à conserver le trône d’Irak et dut le céder à son frère Fayçal en fuite. Ali devient l’héritier du Grand cherif Hussein, le fils « libre de toute terre », le dauphin prêt à assumer la succession. Quant au Grand cherif Hussein, il devient le roi du Hedjaz, en toute indépendance puisque la Turquie est vaincue. • La « perfide Albion » Le traité Sykes-Picot – qui associe, on le sait, le tsar à cette distribution de terres turques, la Russie recevant, dans le dépeçage de la Turquie, toute l’Arménie ottomane – vient ainsi perturber les belles promesses anglaises faites de bonne foi du moins en ce qui concerne l’émissaire Lawrence d’Arabie. Il faut ajouter à cette duperie privant les Hachémites de la Syrie, celle de la Palestine occupée par les Anglais et celle de

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la domination militaire de l’Irak par Londres, le tout entraînant une mauvaise humeur certaine chez les Hachémites. Londres a également trompé Paris, car la Syrie de l’accord de 1916 devait inclure la région de Mossoul et de Kirkouk, au Kurdistan irakien actuel. La France ne recevra en effet au final qu’une Syrie sérieusement amputée de toute sa région pétrolifère, accaparée par le Royaume-Uni ! Les Hachémites sont en colère. Ils inquiètent fort Londres en suscitant en Palestine une rébellion anti-anglaise dans laquelle sionistes et Hachémites participent de concert à la pose de bombes. Nous savons qu’ils vont le payer cher, très cher. • La première expansion de l’Arabie saoudite Quant au souverain wahhabite Abdel Aziz ibn Séoud, petitneveu de Séoud le Grand, il attend son heure. En effet, à la grande surprise de tous, le wahhabisme, malgré la défaite de 1804 face à Mehemet Ali, maintient son emprise sur le centre de l’Arabie et réussit à tenir à l’écart les Turcs. Après la guerre 1914-1918, ibn Séoud tente une percée vers le Koweït afin de s’en emparer, mais il se heurte à l’aviation anglaise qui entend protéger ce voisin de l’Irak, une prise de guerre de l’Angleterre après la défaite turque. N’oublions pas que le Koweït constitue une superbe proie – sept millions de barils par jour – pour les prédateurs d’hydrocarbures.

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Ibn Séoud juge que le temps de s’étendre au nord n’est pas venu et « se contente » de s’emparer au sud de trois provinces yéménites de l’Assir pendant que les Anglais occupent Aden, le grand port stratégique du Yémen du Sud. • Le jeu dangereux de la dynastie hachémite Pour le bonheur des Saoudiens, les Hachémites accumulent les défis à l’égard des Anglais, ces Anglais qui bloquent toute grande expansion wahhabite. Le Grand cherif Hussein commet une erreur d’importance. Il abdique en 1924 en faveur d’Ali, qui devient chef du Hedjaz, et il s’en va vivre à Amman, chez son autre fils Abdallah. Comme le sultan de Turquie, après avoir été prisonnier des Anglais, a été déposé par Mustafa Kemal, le califat disparaît et la Turquie laïque se soucie peu de ce siège vide prestigieux. Hussein en profite pour se proclamer calife, et entreprend une campagne de revendication de souveraineté totale des territoires possédés par les Anglais. Une ambition bousculant tout le plan britannique d’emprise sur le Moyen-Orient. Londres, on le sait, a en effet fort mal récompensé les Hachémites en concédant la Syrie à La France et en ne leur accordant que des terres « sous tutelle », et non en totale indépendance, comme le prévoyait l’accord Hussein-Mac Mahon de 1916, concrétisant les promesses de Lawrence d’Arabie de 1915.

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En réalité, l’Angleterre entend conserver en Irak et en Transjordanie les attributions de la politique étrangère, se réservant le maintien de conseillers très « présents » et de bases militaires appuyant lesdits « conseillers » ! La revendication d’Hussein le condamne aux yeux des dirigeants anglais. La punition ne tardera pas. • Le « flirt » périlleux des Hachémites et des sionistes Ali « rajoute » à l’audace de son père la sienne, acérée. Il joue la carte juive contre l’Angleterre ! Laquelle, il est vrai, n’est nullement pressée d’appliquer la promesse faite en novembre 1917 par Lord Balfour, le ministre anglais des Affaires étrangères, une promesse qui octroyait aux juifs un foyer national en Palestine. Nullement pressée, l’Angleterre, pour ne pas s’aliéner le monde arabe à présent que le lobby juif aux États-Unis est devenu inutile car il était destiné à convaincre le président américain Wilson d’entrer en guerre aux côtés de Londres et de Paris. Or, la guerre est finie ! Décidément, les promesses anglaises ne sont guère fiables à l’époque ! Et il est normal que le retour de manivelle fasse mal à la Grande Bretagne. En 1919, Ali déclare donc accepter de céder aux juifs un territoire en Palestine et de s’associer à eux en une Confédération. Nous savons que ce moyen remarquable de sortir de l’antagonisme des intérêts sionistes et arabes est refusé lors de la grande conférence de Paris, également en 1919. Français et Anglais ne veulent décidément pas d’un socle judéo-arabe puissant sur le flanc de leur expansion 179

hégémonique. Sionistes et Palestiniens – aidés par les Hachémites –, « entrent donc en terrorisme » contre les Anglais ! • La seconde expansion – magistrale – des Saoudiens Les Anglais estiment logiquement que le père et le fils dépassent les bornes de la bienséance en rompant ainsi leur lien d’allégeance et Londres cesse de protéger le hachémisme. Tapi dans le profond de son Nadjid (ou Nedj), Ibn Séoud comprend qu’il peut prendre la relève. Il envahit le Hedjaz, et les wahhabites deviennent les gardiens de La Mecque en 1926, un fait reconnu en 1927 par une Angleterre ayant « lâché » les Hachémites. Depuis, les Hachémites « n’apprécient » plus, le mot est faible, les Saoudiens. D’autant que, descendant de Hachem, l’aïeul de Mahomet, leur dynastie est « sublime ». Le wahhabisme n’est donc pour eux qu’une mouvance récente, apparue au XVIIIe siècle dans la région, au point qu’il fallut attendre 1932 pour que naisse le royaume saoudien ! • Le refuge exigu des Hachémites Dès 1926, les Hachémites se trouvent donc confinés dans la Transjordanie minuscule que Londres a consenti à leur accorder. Leur seul port, Aqaba, n’est alors qu’un petit havre de pêcheurs pour navires de faible tonnage. Il faudra attendre 1956 pour que l’Arabie saoudite accepte d’en autoriser l’élargissement sur quelque 25 kilomètres de

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côte afin de permettre l’approvisionnement par la mer Rouge de matériel militaire pour les troupes arabes combattant Israël lors de la guerre du canal de Suez. La lutte était en effet serrée contre la triple alliance des Israéliens, des Français et des Anglais bien décidés à renverser le président Nasser qui avait nationalisé la voie d’eau, accordé à Moscou la construction du barrage d’Assouan et la présence en Égypte d’ingénieurs et de « conseillers » et enfin – faute suprême pour la France – hébergeait au Caire le gouvernement provisoire algérien. • La France prive la Syrie du Liban Les Français, on le sait, pratiquent à l’époque une politique « arabe » encore plus désinvolte que celle des Anglais. Ils appuient ouvertement – il est vrai qu’ils l’ont toujours fait depuis Saint-Louis ! – les chrétiens du Liban, auxquels ils transmettront le pouvoir en 1944 par l’entremise d’un texte, le « Pacte national », accordant aux chrétiens la présidence de la république. Après la guerre de 1914-1918, Paris chasse l’anglophile Fayçal de son trône de Syrie. • Les druzes hostiles à l’hégémonie chrétienne au Liban Parmi les principaux adversaires des chrétiens, il y a les druzes, qui ont souvent mis en action leurs redoutables milices contre les villages chrétiens, notamment dans les monts du Chouf, un massif de crêtes des monts du Liban au sud de Beyrouth.

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Aussi les Français, qui étaient déjà venus sauver les chrétiens au XIXe siècle, avec l’accord d’Istanbul alors allié des Français et des Anglais contre le tsar, leur jouent-ils un tour lamentable. Ils invitent en 1925 les chefs druzes à une rencontre de négociation et les emprisonnent marquant dès lors le début d’un conflit permanent entre druzes et Français. On comprend mieux la vindicte actuelle du leader druze Walid Jumblatt à l’égard du maintien d’un état d’esprit lié à la nostalgie d’un Liban « chrétien et pro-occidental ». Il n’est pas moins exaspéré par les conséquences de la dérive française qui consista à diviser la Syrie en régions confessionnelles ou territoriales comme par exemple l’alaouite, la druze, celle d’Alep en application du principe éternel du « diviser pour régner ». Un principe qui a ouvert la voie à l’inextricable complexité politique, culturelle et cultuelle du Liban actuel, fragmenté ainsi en dix-huit courants religieux hostiles. Fermons, avec cette synthèse de rappel, ce vaste panorama de la naissance du Moyen Orient de nos jours. Et si nous visionnions la réalité de cette situation sur deux cartes ? La première, pouvant être titrée « Le rêve hachémite brisé, le rêve saoudien réalisé » nous montre d’abord l’expansion du Hachémisme vers le Nord, s’emparant de Damas et de Bagdad. Et ensuite, la prise du Hedjaz et de la côte de l’Hassa, de 1920 à 1926, par les Saoudiens. 182

La deuxième, nous montrant le Moyen-Orient « organisé » selon les auteurs du Traité de Sykes-Picot-Russie de 1916, un traité signé par la Grande-Bretagne, la France et la Russie tsariste dans le but de calmer les appréhensions des partenaires de Londres, assez irrités de voir la GrandeBretagne se tailler un morceau d’empire oriental sans tenir compte de tout le travail de résistance et aux pertes massives des Français et des Russes face aux ruées allemandes et autrichiennes. Selon les termes de ce traité, une partie du nord de l’Arabie et l’Arménie turque reviennent aux Russes, tandis que le Liban et la Syrie, dont les zones riches en pétrole de Mossoul et Kirkouk reviennent aux Français Mais, lorsque le régime russe s’effondre, les Anglais laissent libre cours à leur instinct prédateur, en ne cédant aux Français qu’une Syrie amputée de la région pétrolifère ! De plus, ils passent outre la clause russe exigeant que la Palestine soit placée sous tutelle internationale et appliquent donc un statut de mandat national unilatéral, britannique essentiellement, « autorisé » par la SDN. Et ils ne se gênent aucunement pour placer sous un réel régime de protectorat l’Irak, dont les richesses du sous-sol sont par trop alléchantes. Et pour réorganiser toutes les cartes de leur pouvoir, ils permettent aux Saoudiens – devenus soudain leurs alliés au détriment des Hachémites – d’amplifier considérablement leurs territoires.

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Carte de l’expansion saoudienne

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Carte du Moyen-Orient en 2012 À lire et voir tout ceci, il est clair que l’Angleterre et la France portent une lourde responsabilité dans l’effroyable « déséquilibre affectif » dont souffrent tous les peuples et religions de cette contrée, dressés intentionnellement les uns contre les autres pour servir les calculs hégémoniques des Européens. Comme les Européens peuvent être également critiqués pour avoir, par la traite d’esclaves, détruit la sève de la jeunesse africaine, suscité des querelles entre tribus sœurs et annihilé des civilisations mémorables, comme celles du Bénin, du Mali, du Ghana, du Zimbabwe. Et ce, avant de découper l’Afrique en États colonisés aux frontières totalement

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artificielles, séparant les membres de nombreuses tribus. C’est la raison pour laquelle les Nations Unies aussi bien que l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) n’admettent actuellement aucune modification de ces frontières, car l’accepter signifierait enclencher une tempête de revendications et de rebellions, un mouvement tumultueux de détricotage du continent. Le déséquilibre, pour ne pas écrire le « déracinement » des peuples, des ethnies, des tribus, des clans locaux explique en grande partie le déclin irrésistible de toute l’Afrique subsaharienne. 7. Le monde arabe de 1940 à la première guerre du Golfe en 1990 a. De 1940 à 1949 : la naissance malaisée d’Israël 1940 : la guerre permet à la Grande-Bretagne de tout reprendre en main. De Téhéran à Tripoli, tout est gouverné par les Anglais au départ du Caire. Nous avons vu que deux objectifs sous-tendent cette mainmise totale : le « désossement » de la présence française au Proche-Orient – ce qui suscita une violente colère du général de Gaulle ! – et l’arrêt total de l’immigration juive en Palestine. Le seul mot d’ordre de Londres : ne pas mécontenter les Arabes. Les Anglais, encore eux, profitent de la faiblesse provisoire de la France pour envahir la région, et tentent d’écarter la « France libre » au profit de représentants français plus

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souples que le général de Gaulle. Tels le général Giraud, le général Weigand ou l’amiral Darlan. Quant aux juifs, il faut calmer leur ardeur afin de gagner la confiance des Arabes, les possesseurs du pétrole. Ce qui se concrétise de la manière suivante : - Objectif numéro un. Création en 1941 de la « Ligue Arabe », qui compte sept pays : l’Égypte, l’Arabie, le Yémen, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie. Consultations permanentes et volonté de réaliser une Unité, tel est l’objectif des Arabes. Mais, création britannique issue du discours de M. Eden en 1941, leur recommandant de s’organiser en une puissance collective, elle est en réalité destinée à servir un autre dessein. Celui d’éviter astucieusement la formation de courants autonomes antibritanniques et d’asseoir l’influence anglaise sur un groupe qui lui est redevable de sa protection. À l’époque, ses membres sont « serviteurs » de la Couronne ! Ainsi, le nationalisme arabe et les troupes britanniques conjuguées aboutissent à faire lâcher le « Levant », le ProcheOrient, par la France de Vichy. - Objectif numéro deux. Mettre fin à la Palestine juive. Le Saoudien Abdul Aziz avait déclaré au président Roosevelt après Yalta : « Lorsque je

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vainc un ennemi, je lui impose ma volonté. Installez le Foyer national juif en Allemagne ! » Mais la flambée nationaliste arabe perd rapidement la maîtrise de ses ambitions. Et elle échappe au contrôle anglais. En effet, grisée par ses premiers succès, la Ligue arabe entame une série d’entreprises démesurées : menaces contre la France en Afrique du Nord, menaces contre l’Italie fasciste en Libye, contre les Américains en Arabie, contre l’URSS, accès de xénophobie à l’égard des non-musulmans. Bref, déjà une ambiance de guerre sainte où la passion l’emporte sur la stratégie politique élémentaire, ce qui aurait, dans le cas contraire, pu amener d’excellents résultats sur le terrain. Mais rien ne peut empêcher la constitution de l’État d’Israël, en 1948, après le départ des Britanniques abandonnant leur deuxième mandat sur la Palestine, celui accordé par l’ONU après celui de la SDN accordé le 16 septembre 1922. Rappelons une fois encore qu’avant de quitter la Palestine, l’Angleterre cède son armement aux Jordaniens et triple la dotation financière accordée par Londres à l’armée du roi Hussein de Jordanie. Israël se trouve en grand péril, et cela immédiatement après le vote positif à l’ONU lui accordant en 1948 le droit à l’existence… et à subir immédiatement l’assaut de tous ses voisins arabes nettement moins « clients » de l’ONU qu’à présent. À vrai dire, aucun observateur n’accorde une quelconque chance de survie au « bébé » israélien, considéré pratiquement comme un mort-né.

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Mais la résistance étonnante de sa petite armée de 6 000 soldats « improvisés », dotés de fusils, de mitraillettes et de deux vieux canons de la guerre 1914-1918 lui permet de tenir jusqu’à un cessez-le-feu. Cependant, quand le combat reprend en 1949, toujours face à 60 000 militaires arabes, nous savons qu’Israël ne sera sauvé d’un deuxième assaut des Égyptiens, des Syriens, des Libanais, des Irakiens et des Jordaniens que par l’aide des… Russes qui permirent aux Tchèques et aux Roumains de lui fournir des armes durant le cessez-le-feu provisoire. La mission express de Golda Meir aux États-Unis durant la période séparant ces deux combats avait en effet recueilli une somme considérable offerte par le lobby juif américain. b. 1980 : la guerre Iran-Irak ou le « Rêve de Khomeiny » Les péripéties de cette phase d’affrontements dramatiques exigent un retour aux sources de l’islam. Nous avons analysé de façon approfondie l’opposition entre le sunnisme et le chiisme en expliquant la succession de Mahomet au début de cet ouvrage. Mais nous devons à présent exposer les alternances de domination et de déclin que cette lutte a connues. Nous avons largement expliqué pourquoi le chiisme fut écrasé dans un premier temps par les armées de Moawyia. Mais il va remonter la pente dès le Xe siècle. - L’hégémonie chiite Nous avons vu que la dynastie chiite des Fatimides, venue de Kairouan en Tunisie, connaît une expansion considérable en 189

s’emparant de l’Égypte en 969, de la Syrie en 988 et en gagnant les approches du Yémen tout en occupant au passage La Mecque. Les Perses, profondément chiites – en grande partie par opposition, nous l’avons dit, à leurs conquérants omeyyades sunnites – vont promouvoir en Irak une dynastie locale chiite, celle des Bouyides. Restent seuls massivement sunnites les Seldjoukides turcs, islamisés au XIe siècle, et les habitants de l’Arabie centrale, le siège de l’islam originel. - L’hégémonie sunnite Les Fatimides avaient cédé à des mercenaires le commandement de leur armée. Mal leur en prit car leur chef Saladin est un Kurde, donc sunnite. Il s’empare du pouvoir en 1171 et impose une nouvelle dynastie, celle des Ayyoubides, du nom de l’ancêtre Ayyoub. Tout le « bloc » fatimide bascule alors dans le sunnisme, sauf quelques maigres zones. Survient ensuite la déferlante turque. Les Seldjoukides repoussent Byzance et descendent vers le sud, en rétablissant la dynastie sunnite des Abbassides. Seuls restent chiites les Irakiens du Sud, certains Yéménites du courant zaïdite, certains Libanais, les Syriens alaouites et, bien sûr, la masse perse inaltérable par son nombre de croyants et son « exclusivité » indo-européenne.

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Cela reprécisé, voyons le rêve de Khomeiny : reconstituer la galaxie chiite de l’An Mil, rassemblant les Perses de l’Iran, les Bouyides de l’Irak, les chiites libanais de l’Oronte, les Fatimides d’Égypte, de Syrie, de Tunisie et du Hedjaz. Une puissance alors immense au Proche-Orient. Quel était ce plan de Khomeiny en 1980 ? Rien moins que restaurer cette hégémonie. D’abord, unir les chiites iraniens aux 60 % de chiites irakiens et renverser la minorité sunnite au pouvoir à Bagdad. « L’inondation » chiite gagne ensuite les 12 % de chiites syriens au pouvoir à Damas, dotés d’une armée puissante liée au Liban à la milice expérimentée du mouvement chiite Amal. NDLA : Le mouvement libanais du Hezbollah ne naîtra, financé par l’Iran, qu’en 1982, après l’attaque lancée sur le Sud-Liban par les Israéliens désireux d’éradiquer les incursions terroristes des Palestiniens réfugiés au Liban. Cette implantation d’un mouvement chiite massivement soutenu par l’Iran changera l’avenir du Liban et de la Syrie. Nous y reviendrons. Un axe chiite irrésistible se mettrait ainsi en place de Téhéran à Beyrouth et les Arabes sunnites du Golfe seraient totalement isolés. Ce chiisme « lécherait » Israël et l’Égypte, et « réveillerait » la forte communauté chiite du Yémen.

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Face aux millions de soldats iraniens, la phase suivante serait vite consommée : invasion de la Jordanie, défendue par 100 000 hommes et de l’Arabie saoudite, qui possède alors seulement une armée de 64 000 hommes, qui plus est le plus souvent des mercenaires yéménites ! Le chiisme deviendrait ainsi maître de La Mecque et du pétrole du Golfe, 45 % de la production mondiale ! Un plan remarquable. Une apocalypse pour le sunnisme et pour l’Occident. Ce qui explique l’avalanche des soutiens financiers et militaires dont bénéficiera l’Irak dans les années 80, lorsque Saddam Hussein décide d’attaquer préventivement le pays de Khomeiny. Car l’Irak n’a d’autre solution que d’engager une guerre contre l’Iran, Saddam Hussein se rendant vite compte qu’il ne résisterait pas longtemps aux entreprises de déstabilisation des Iraniens qui inondent le sud de l’Irak, à majorité chiite, de cassettes de propagande et d’armes légères. Un ayatollah irakien, el-Hakim, est ainsi réfugié à Téhéran, prêt à remplacer Saddam Hussein à Bagdad ! Or, l’Iran en pleine épuration révolutionnaire, ne dispose plus que d’une armée affaiblie car privée de ses meilleurs chefs, accusés d’avoir été les agents du shah. Saddam Hussein peut donc légitimement espérer abattre le régime de Khomeiny et remettre des modérés en selle à Téhéran. Des modérés qui, comme lui en 1980, sont considérés comme des amis de l’Occident ! 192

L’Irak est alors aidé par tous les sunnites du Proche et du Moyen-Orient. Citons l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Jordanie, les Emirats, le Koweït, le Qatar et Bahreïn. Le problème : à part la Jordanie, trop pauvre – mais qui gagnera considérablement sa vie en servant de voie d’approvisionnement du matériel militaire par le port d’Aqaba –, les autres pays lui prêtent de l’argent pour acheter des armes… Et, en 1990, l’Irak – qui a perdu 400 000 hommes pour défendre le sunnisme, mais aussi une conception laïque de l’État au sein d’un islam à l’intégrisme montant – doit 80 milliards de dollars à ses créanciers qu’il a sauvés au prix de son sang ! Aucun d’entre eux n’accepte une remise de dette ni, dans le cas du Koweït, l’octroi d’un prêt complémentaire pour la restauration de ses capacités d’extraction et de vente, ni une petite rectification territoriale – l’octroi d’une île minuscule – permettant à l’Irak d’échapper à l’exiguïté du dangereux Chatt al-arab, le fleuve jonction du Tigre et de l’Euphrate. Cet étranglement de la sortie de son pétrole met en effet les précieux pipelines à portée des canons iraniens. Il y a là de quoi agacer le dangereux mégalomane qui règne à Bagdad et s’estime le descendant mystique des Assyriens et des Babyloniens, ou encore de Saladin, né dans le même village que lui, à Tikrit. Mais il est juste d’estimer qu’avec toute son infrastructure pétrolière détruite et des centaines de milliers de morts tombés pour défendre le sunnisme et certains potentats richissimes, la colère de Saddam Hussein se motive aisément.

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Le président Mitterrand l’a considérée à ce point légitime qu’il s’est proposé, avant le déchaînement de l’agression en 1990, d’engager une médiation française à condition que les Irakiens retirent leurs troupes du Koweït – exaspérant en cela Washington qui tenait à toute force à éliminer le dictateur irakien devenu dangereux pour Israël. En effet, Saddam Hussein envisageait de libérer la Palestine comme le fit Saladin écrasant les Croisés. L’ONU ayant précisé que ce retrait du Koweït lèverait la menace d’intervention militaire internationale, les initiatives de Paris risquaient de faire chavirer tout le plan américain. Washington avait en effet déjà commencé le transfert de 5 000 soldats en Arabie saoudite et le renforcement de sa flotte dans le Golfe ! c. 1990 : La première guerre du Golfe ou « le Rêve de Saddam Hussein » Le 2 août 1990, l’Irak envahit donc le Koweït. Et l’Arabie saoudite se sent évidemment menacée. Pour saisir pleinement l’ampleur du projet de Bagdad, il convient au préalable d’exposer la situation politique de l’époque dans quelques pays de la région. - L’Irak Un pays de 23 millions d’habitants. Très agricole car, depuis 1920, de grands travaux d’irrigation ont été entrepris, remettant l’antique Mésopotamie en valeur. Et puis il y a le pétrole.

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Mais la dette de l’Irak, contractée en huit années de lutte contre l’Iran, est deux fois et demie plus élevée que son PNB. Ce qui explique la faiblesse des finances « épuisées » de Bagdad. Exacerbé par le passé grandiose de la Mésopotamie, son nationalisme est très hostile aux « étrangers » kurdes indoeuropéens. L’Irak est laïque, car la minorité sunnite au pouvoir est contrainte à la tolérance, toute instauration d’une seule religion d’État amenant inévitablement l’hégémonie des chiites ultramajoritaires. Cet Irak-là est difficile à gérer vu cette ampleur chiite divisée jusqu’en 2010 entre pro-Irakiens et pro-Iraniens. Seule une dictature sans état d’âme peut maintenir l’unité de ce pays. Le parti Baas socialiste et nationaliste des origines, fondé avec le Baas syrien après l’effondrement du colonialisme et de la royauté en Irak, ne peut donc être que dictatorial, et même très « étroit », car dirigé par le clan des Tikriti, du nom du village dont est natif Saddam Hussein. Un régime de commissaires politiques est installé par le parti, en copie du modèle communiste. Et comme en URSS, le verrouillage est hermétique. NDLA : Il n’est certainement pas inutile à ce stade d’analyser en profondeur le « baasisme », héritier des grandes émancipations islamiques soucieuses de trouver une voie moyenne entre islam et modernité. Mehemet Ali, les Pahlavi iraniens – eux-mêmes admiratifs de l’œuvre de Mustafa Kemal – Mossadegh, Nasser, sont ces

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hommes d’exception qui vont réveiller l’islam de sa torpeur et de son asservissement à l’Occident. Nasser, par exemple, est un Arabe, dont les aïeux sont entrés en conquérants en Afrique du Nord. Résolument panarabe, il est cependant anti-intégriste, anti-communiste – bien qu’allié de Moscou – socialisant et résolument moderniste. C’est lui qui confie, comme le fit Mustafa Kemal, lui aussi officier, la dynamique de la sécularisation à l’armée. Le recours à la charia est ainsi banni, comme trop enraciné dans un passé inadapté à l’évolution des mœurs et des technologies, lesquelles requièrent une nécessité rigoureuse d’acculturation scientifique. En vérité, la source lointaine du Baas réside dans le mouvement fasciste italien innové par Mussolini. Michel Aflaq, un étudiant syrien grec orthodoxe ayant fait ses études à Rome, admiratif de cette structure de pensée, la transférera d’Italie au Proche-Orient, où ce fascisme social, nationaliste et corporatiste s’inscrira alors, pour un temps, dans les replis de la tradition musulmane. Le social y devient prioritaire afin de démocratiser l’enseignement et de créer une classe moyenne compétente et consommatrice. Le nationalisme y remplace l’adhésion « aveugle » à la seule communauté islamique, considérée comme cause de régression d’une culture laïque ouverte aux autres courants religieux et idéologiques. Ce qui signifie que, paradoxalement, ce « nationalisme » ouvre parfois – comme

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l’Égypte de Nasser – à une internationalisation de sa doctrine. Comme le voulut d’ailleurs… Mussolini. Le corporatisme du Baas va régir l’esprit de la politique laïque et nationaliste de l’Irak et de la Syrie, à la différence du nassérisme internationaliste panarabe qui « utilise » l’Égypte comme centre fédéralisant d’autres nations arabes en des essais de fusion qui échouent avec le Yémen, la Libye, la Syrie. L’Égypte jouera en fait un rôle important dans l’émancipation arabe du XXe siècle. En effet, en 1956, l’année où Nasser nationalise le canal de Suez et ouvre son pays à l’influence soviétique massive avec la construction du barrage d’Assouan et la reconstitution de toute l’armée constitue le signal « assourdissant » du réveil de l’islam. D’autant que Le Caire décide d’héberger le gouvernement provisoire algérien qui dirige la rébellion contre la France. L’Irak bouge également. Le général irakien Kassem est désigné à la tête d’un complot destiné à renverser la royauté en Irak. La révolution a lieu en 1958. Fayçal II et son Premier ministre sont assassinés. Dans les valises du général Kassem, on trouve en vrac des nassériens, des baasistes et d’autres groupes à tendance nationaliste socialisante. Mais très vite, les communistes et les bassistes s’opposent au nouveau pouvoir, extrêmement centré sur la seule vocation d’un État irakien fort, sans visées ni internationales ni communistes ou panarabes. Et le Baas s’empare du pouvoir le 8 février 1963, exécute Kassem, et massacre… les communistes par milliers.

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Le but de cette révolte est une alliance arabisante avec Nasser, lui-même paradoxalement, avons-nous dit, allié de Moscou et cependant résolument anti-communiste à l’intérieur de ses frontières. Mais l’armée irakienne se rebelle ensuite contre la gestion chaotique du baasisme et, le 18 novembre 1963, le général Aref, autopromu maréchal, arrête les chefs du Baas… « Malheureusement », cette armée rate aussi sa gestion du pays, décidément peu gouvernable avec ses entités kurde, sunnite et chiite auxquelles s’ajoutent les querelles idéologiques d’ambition. La panarabisme agonise. Le Baas irakien reprend le pouvoir en 1968 et, rapidement, émerge Saddam Hussein, l’éminence grise du nouveau président Al-Bakr. Il parvient à instaurer une dictature féroce, mais efficace en fait de domptage des différents fauves antagonistes. Il quadrille le pays et gouverne « à la soviétique », tous les relais du pouvoir tenus en surveillance constante et répondant directement de leurs actions devant lui. Le réseau de délations et de contrôles croisés des organes de l’État fait « merveille ». Le quart des fonctionnaires seront affectés à la sécurité du pays. En 1972, Bagdad nationalise l’Iraq Petroleum Company. Les anciens « maîtres » anglais et américains sont alors supplantés par les Français et les Russes. Heureux hasard de l’histoire pour Bagdad. En effet, en 1973 éclate la guerre entre l’Égypte et Israël, le président el-Sadate ayant pris la décision d’ébranler l’État sioniste, bien à l’aise 198

dans le grand espace des conquêtes de 1967. Et toujours en 1973, les pays musulmans producteurs de pétrole prennent le parti d’utiliser le prix du pétrole comme moyen de pression contre les États-Unis, et plus généralement contre l’Occident, coupable à leurs yeux de favoriser Israël. Cette crise stratégique du pétrole va enrichir somptueusement l’Irak et lui permettre de se développer remarquablement, courtisé par l’Occident et l’URSS. Le social, l’éducatif, le médical, les technologies, la mixité égalitaire, autant de fleurons exceptionnels à son actif. En 1979, Saddam Hussein en devient le maître absolu, après l’éviction de son « collègue président », le général Al-Bakr. Sa prise de pouvoir commence par une purge dramatique à la tête du parti Baas, dont une vingtaine de dirigeants sont exécutés en sa présence ! Le 22 septembre 1980, il décide – nous l’avons vu lorsque nous avons traité du « rêve de Khomeiny » –, de répondre par les armes aux tentatives de déstabilisation de l’ayatollah iranien qui souhaite s’étendre dans les terres chiites du sud irakien par une révolte ou par la guerre, les théologiens iraniens – et Al-Qaïda – considérant d’ailleurs les baasistes comme des « athées » exécrables. Avec les fruits du pétrole, Saddam Hussein réussit un exploit exceptionnel en matière de technicité, d’éducation et de santé, un exploit qui masque cependant l’horreur de la dictature irakienne dont la « laïcité » enflamme un temps l’enthousiasme de l’Occident, un Occident attiré également, faut-il le dire, par un pays approchant à l’époque une production de six millions de barils par jour. 199

Mais il utilisera massivement les gaz de combat pour « tenir » le front, avec une aide occidentale et sunnite « volontairement aveugle » qui estime que tout est bon afin de contrer une invasion de « hordes iraniennes » chiites. NDLA : Pour l’Occident de l’époque, l’Iran est le grand Satan, emprisonnant une cinquantaine de diplomates américains durant des mois et étouffant dans le pays toute la modernité des Pahlavi. Téhéran, un petit Paris – comme l’était Beyrouth avant la guerre civile libanaise – devient une « cité pieuse » et les chevelures féminines disparaissent sous les foulards. Mais cette jeunesse iranienne reste étonnante : de jolies franges de cheveux sont parfois visibles, les longues robes des plus riches sont de bonne facture, la mixité est très ouverte au compagnonnage amical et, paradoxalement pour un État islamiste, le gouvernement prône intensément l’éducation des filles. Nous expliquerons du reste par ailleurs combien la réaction iranienne, homogène en son indo-européennité survoltée par l’agression des « sémites » exécrés, sera unanime, soudée et performante et menacera tout le monde sunnite du MoyenOrient. On peut écrire que l’attaque « arabe » a littéralement cimenté le nouvel État « perse ». L’Irak gagne finalement cette guerre atroce, qui dura huit ans ! Suivra l’agression contre le Koweït. - Le Koweït 200

Un port remarquablement situé sur les routes du pèlerinage à La Mecque et à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate. D’abord placé sous protectorat anglais sur un territoire exigu autour de ce port, la famille Al-Sabah en obtint en 1913 l’autonomie politique contre une participation à la lutte contre les Turcs, présents dans la région de manière « fluide », l’Empire ottoman se contentant de prélever des impôts sur le pourtour de l’Arabie. D’ailleurs, le Koweït aidera la dynastie saoudienne à tenir bon face à l’expansion turque. En 1934, est créée la Kuwait Oil Company, appartenant à parts égales à la société américaine Gulf et à la B.P. britannique. Une concession de 17 800 km2 ! Un État de deux millions d’habitants, dont 40 % de Palestiniens et 21 % d’Asiatiques, plus des travailleurs égyptiens. Des réserves pétrolières égales à celles de l’Irak ! L’Irak conteste immédiatement l’indépendance du Koweït, obtenue en 1961. Il invoque des droits historiques ottomans mal définis, ou encore fait appel à des références plus profondes, remontant à la lointaine Mésopotamie. Une thèse peu défendable en réalité, car la population koweitienne ne présente aucune similitude avec l’irakienne. - L’Arabie saoudite Un pays de 21 millions d’habitants, un peu plus que le Yémen qui en compte alors 19. Dynastie autocratique où l’on relève cinq mille princes de sang, un courant fondamentaliste extrême, des frontières immenses et fragiles, une armée

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dérisoire. Une proie tentante à l’époque, aussi bien pour Khomeiny que pour Saddam Hussein. Nous avons beaucoup parlé de la dynastie hachémite, de ses avatars historiques et de son éviction des lieux saints par la dynastie saoudienne. À présent, le temps est venu d’analyser plus en profondeur l’histoire récente de cette « dynastie du désert ». Elle fut l’œuvre d’un seul homme, Abdul Aziz, comme le furent la Turquie laïque de Mustafa Kemal, notre alliée précieuse durant la Guerre froide, et le Japon de l’empereur Meiji. Qu’on en juge. En 1891, la dynastie des Séoud est chassée de Riyad par un « imposteur », un certain Rashid, allié des Turcs. La dynastie en exil au Koweït est alors dirigée par Abdul Rahman. Après la sévère défaite subie par ibn Séoud le Grand face aux troupes égyptiennes au début du XIXe siècle, cette célèbre dynastie n’est plus que l’ombre d’elle-même, repliée dans le désert du Nedj. À 18 ans, Abdul Aziz, le fils d’Abdul Rahman, se glisse la nuit dans un cimetière jouxtant la citadelle de Riyad, s’en empare avec 30 compagnons seulement et en tue le gouverneur. La capitale est ainsi libérée dans la ferveur populaire en 1901. Vingt ans de guerre seront nécessaires pour vaincre définitivement Rashid, qui était aidé par la Turquie. En 1905, Istanbul accorde l’indépendance du Nedj.

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Abdul Aziz veut alors acquérir un débouché sur la mer, et parvient à vaincre les troupes turques dans le Hassa, une région du Golfe Persique, avec l’aide de l’émir du Koweït, son ami. Et Istanbul, « encombré » par les conflits en Tripolitaine et dans les Balkans, accorde « ces dunes de sable » aux Saoudiens… un sable qui se révélera recouvrir la plus grande réserve de pétrole au monde, une immense nappe phréatique… et une multitude de minerais ! Le temps de la chute des Hachémites est venu car Abdul Aziz attend patiemment l’heure où les Anglais ne les protégeront plus. Et lorsque, exaspéré par le prosélytisme hyperfondamentaliste des Saoudiens, le Grand cherif Hussein leur interdit l’accès à La Mecque – une décision sacrilège pour tout musulman contraint par le Coran à effectuer une fois dans sa vie ce pèlerinage sacré – le prétexte de s’emparer de la Ville sainte est tout trouvé, d’autant que les Anglais lui accordent leur feu vert. Londres proclame en effet qu’il n’intervient jamais dans des affaires religieuses. Une « souveraine » hypocrisie ! Le Grand cherif Hussein, croyant sauver sa dynastie, abdique en faveur de son fils Ali et est « évacué » par les Anglais à Chypre pendant que son successeur tente de résister aux frontières du Hedjaz. À 50 ans, Abdul Aziz a conquis un territoire aussi vaste que le Portugal, l’Espagne, la France, l’Italie, le Benelux et la Suisse réunis ! Il est le seul chef d’État arabe « non » protégé à l’époque par un pays industriel occidental, même s’il bénéficie de l’amitié américaine du président Roosevelt pour

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son attitude de coopération discrète durant la guerre de 1939-1945. Lorsqu’il meurt à Taïf, sur la route de La Mecque, il exprime le souhait d’être enterré sans faste, comme un pauvre pèlerin, dans le cimetière d’où, avec ses trente compagnons, il avait conquis la citadelle de Riyad. Un héros du religieux exacerbé, le wahhabisme. La bête noire des chiites mais également du sunnisme modéré, dont Saddam Hussein et les rois de Jordanie sont ou étaient les tenants. - La Syrie Un pays de 18 millions d’habitants, 15 % de chiites, 67 % de sunnites, 10 % de chrétiens. Elle est agitée de profondes rancœurs concernant l’espace géographique actuel. En effet, la grande Syrie des Omeyyades – la dynastie prestigieuse qui porta aux temps heureux l’étendard vert de l’islam de l’Indus au Rhône – englobait le Liban « français », alors que l’actuelle Syrie ne possède plus que la petite fenêtre méditerranéenne de Lattaquié et a perdu le nord de l’Irak « ex-britannique », extrêmement riche en pétrole. L’équipe baasiste au pouvoir à Damas est dite alaouite, ce qui signifie, on le sait, « de la lignée d’Ali ». Nous savons qu’il s’agit d’un chiisme assez « douteux », hérité d’un prophète appelé el-Nozayr. Ali y est considéré comme le Dieu dominant une Trinité ; l’Esprit est dit englué

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dans la matière comme le prétendent le manichéisme et le catharisme ; la communion est préconisée comme chez les chrétiens pour rappeler quelques caractéristiques très originales de ces prétendus musulmans. Les mœurs religieuses si particulières de ces descendants d’el-Nozayr n’empêchent aucunement l’Iran duodécimain perse d’être leur allié indéfectible afin de cimenter un bloc chiite de Téhéran à Beyrouth face à l’hégémonie sunnite massive. Cette croyance nozayrie est cependant très minoritaire dans le pays, guère plus de 12 %, avons-nous vu, alors que les 67 % de sunnites sont travaillés par la propagande sunnite irakienne, et sont soutenus également par les Palestiniens. Le courant chiite agit, lui, à l’inverse des intentions irakiennes. Le président syrien Hafez el-Assad, le père de l’actuel président Bachar el-Assad, tente, à l’époque de Saddam Hussein, de déstabiliser le régime sunnite irakien qui ne peut s’appuyer que sur les 15 % de sunnites de sa population. Un Irak dirigé par 15 % de sunnites, une Syrie majoritairement sunnite menée par 12 % de chiites, quelle situation explosive ! De plus, la Syrie – avec l’Iran – ne cesse de « travailler » les 60 % de chiites du sud de l’Irak pour gêner le pouvoir de Bagdad. Le conflit spirituel idéal !

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Voilà pourquoi, alliée pour un temps des USA, la Syrie participera en 1990 à la défense du Koweït et de l’Arabie saoudite contre l’Irak, l’ennemi terrifiant de Damas. La Syrie s’engageant à défendre le wahhabisme, cette secte féodale intégriste sunnite ! Étrange ? Non, car les Saoudiens sont non seulement géographiquement éloignés, mais eux aussi adversaires du proche ennemi irakien surarmé s’efforçant de les envahir. Dans le conflit entre sunnites – les Irakiens face aux Koweïtiens et aux Saoudiens –, Damas choisit avant tout de suivre ceux qui veulent affaiblir Bagdad, Américains compris. Mais qui parle de la Syrie ne peut omettre la question libanaise. En effet, nous l’avons énoncé, la Syrie souhaite vivement recouvrer le Liban, rendu indépendant par la France qui avait favorisé la prise du pouvoir par les chrétiens à la fin de la guerre de 1939-1945. Le « Pacte national » de 1941, rédigé sous la « dictée » de Paris, accorde en effet aux chrétiens la présidence de la république libanaise créée en 1944. Mais qui parle de la question libanaise actuelle ne peut s’éviter de traiter de la situation de la diaspora palestinienne. En effet, la guerre israélo-arabe de 1967 va chasser les Palestiniens d’abord vers la Jordanie. Le roi Hussein ne supportant pas la présence puissante de la milice d’Arafat, ni ses méthodes terroristes, ni son alliance avec l’URSS, les expulsera manu militari de son pays vers la Syrie et le Liban. Pour ce dernier, nous verrons la tentative de conquête qu’engagera Arafat contre les chrétiens et les chiites. Et aussi pourquoi l’Europe acceptera l’intervention « apaisante » de 206

67 000 soldats syriens qui écraseront brutalement le projet palestinien au début des années 80. Occupant donc le Liban, la Syrie s’appuie tout naturellement sur les chiites libanais, et utilise leur milice « Amal » pour contrer les sunnites et les chrétiens locaux. Tout naturellement encore, elle contribue à chasser la structure sunnite de l’OLP du territoire libanais. Quant aux réfugiés palestiniens, ils sont « cadenassés » dans leurs camps ou vivent dans des quartiers-ghettos afin qu’ils ne puissent apporter leur appui aux sunnites libanais. En 1982, Arafat, exaspéré par ce revers et cette situation insoutenable, a la maladresse de fournir des armes – imitant en cela Saddam Hussein – aux sunnites syriens afin qu’ils se révoltent. De fait, Damas, Alep et Hama connaissent des troubles. Réaction violente et efficace des alaouites : le propre frère d’el-Assad, le général Rifaat, écrase dans le sang – quelque 20 000 morts selon les sources occidentales – la révolte sunnite dans la ville de Hama, principal lieu de résistance ! Israël comprend vite que le moment est favorable pour chasser les milices palestiniennes de sa frontière du Nord, bordant le Liban. En effet, régulièrement, des fusées atteignent la Galilée et des incursions audacieuses tuent des Israéliens, notamment des lycéennes défenestrées par un commando dans le nord du pays. Profitant de la colère de Damas à l’égard d’Arafat, l’armée israélienne entre en masse au Liban. Le gouvernement Begin avertit Damas de ce que la 207

Syrie n’est aucunement visée par cette attaque, qui ne concerne qu’un « ennemi commun ». De fait, la réaction de Damas est assez « molle » et il faut l’intervention de Moscou, le tuteur de la Syrie en matériel militaire, en financement et en assistance technique, pour que l’aviation syrienne agresse l’israélienne. La Syrie arrête les hostilités après avoir perdu 87 chasseurs en une seule journée, sans aucune perte du côté israélien ! Une défaite telle – due à un radar secret ultra-performant israélien installé dans les appareils livrés par les États-Unis et à l’entraînement intensif des pilotes – que le chef en second de l’armée de l’air soviétique fait le voyage d’urgence à Damas pour comprendre le pourquoi de l’infériorité surprenante des avions soviétiques. L’inquiétude de Moscou est bien légitime car les avions livrés à la Syrie sont parmi les plus perfectionnés de l’arsenal soviétique de l’époque. Et en cas de conflit avec l’OTAN, ces pertes syriennes ouvrent de bien sombres perspectives… De ce qui précède, nous voyons clairement que l’intérêt israélien en la cause rejoint curieusement l’intérêt syrien, car pour Israël, le péril réel vient des Palestiniens, les seuls à vouloir retrouver leurs terres, alors que les chiites libanais ne revendiquent aucunement le sol de la Palestine. Donc, il y a alliance de fait entre Jérusalem et Damas pour tenir le Liban hors des visées palestiniennes, une armée de l’OLP appuyée par les sunnites libanais constituant un danger redoutable pour les gouvernements israélien et syrien, juif ou chiite. 208

* La Syrie, comme l’Irak, appartient donc au courant nationaliste socialisant laïque du Baas. Tous deux sont forcément « laïques à la française », c’est-à-dire neutres religieusement, séparant le temporel du spirituel, contraints qu’ils sont à la tolérance pour les raisons déjà citées, à savoir que leurs dirigeants appartiennent à l’option religieuse très minoritaire de leur pays respectif. Tous deux ont également en commun un passé très lié à l’Union soviétique. Lors des guerres de 1967 et 1973 contre Israël, la Syrie avait son quartier général branché directement sur Moscou. Ce n’est que depuis l’ère Obama – durant laquelle le président tente de disloquer l’axe chiite mené par l’Iran – qu’elle est en meilleurs termes avec les États-Unis, la seule grande puissance disposant de finances et de technologies très alléchantes. Mais Saddam Hussein entretient, lui, d’excellents rapports aussi bien avec l’Occident qu’avec l’URSS, cette bivalence étant fort rare en politique internationale. C’est ainsi qu’on ne doit pas s’étonner que l’Irak fut, à l’inverse de la Syrie, le grand ami constant de l’Occident durant vingt ans, de 1970 à 1990. Saddam Hussein a ainsi toujours lutté contre l’Iran en déclarant qu’il s’opposait au fanatisme religieux. Alors qu’en aidant les Saoudiens, les Koweïtiens, les princes des Emirats arabes unis, le Qatar et Bahreïn, les Occidentaux aidaient et 209

aident toujours les ultras de l’islam… et les plus féodaux d’entre les dictateurs « aristocratiques » du pétrole. Ainsi, l’immense richesse du Koweït appartient à un émir, aîné de la famille royale et cinq mille princes de sang règnent sur Riyad… Il est clair que les États-Unis défendent à l’époque une division des sources d’approvisionnement en pétrole en s’accordant tout à la fois avec Bagdad et sa laïcité, le conservatisme des roitelets locaux d’Arabie favorables à Washington et non à Moscou et qu’ils tempèrent ainsi l’ardeur de ces régimes dans leur manifestation d’hostilité à l’encontre de l’Irak. Bagdad alors ami de l’Occident ? N’en citons pour exemple que la vente pour cinquante milliards d’armement par les États-Unis et la construction d’une centrale atomique par la France – un site heureusement détruit par l’aviation israélienne sans quoi Bagdad aurait pu s’armer en nucléaire pour servir ses ambitions ultérieures. Mais l’URSS est aussi présente et entretient 15 000 conseillers et aura fourni à une époque 80 % du matériel militaire nécessaire à la survie du régime. Il est vrai que ce régime est alors considéré comme un modèle de modernité musulmane et qu’il s’enrichit considérablement lors du boom des prix pétroliers de 1973. Souvenons-nous aussi que ce régime est laïque, totalement dégagé de l’intégrisme – une pure question de survie pour un pays multiconfessionnel comptant même un chrétien, Tarek Aziz, comme ministre des Affaires étrangères –, remarquable 210

sur le plan social, médicalement développé, doté d’un réseau d’enseignement hors pair dont profitent garçons et filles. Bref, le rêve… dans un régime d’une dureté « motivée » par l’extrême minorité du clan sunnite. NDLA : En tout état de cause, le passé et le présent douloureux amènent les commentateurs à penser que cette mosaïque irakienne ne peut être organisée en une « nation » que sous une dictature. Sa dislocation en 2003 a créé les conditions d’un enfer parfaitement prévisible, sauf apparemment pour les « fonceurs prédateurs de pétrole » très avides et très mal conseillés. La guerre contre l’Iran fait le reste : Saddam Hussein devient un sauveur. Mais il ne le restera pas fort longtemps car, cette victoire acquise, il « rêvera » un plan qui le rangera dans le camp des adversaires de l’Occident. * Tous les préalables étant « déblayés », nous sommes enfin en mesure de comprendre l’envergure du rêve de Saddam Hussein, ou le pourquoi de la première guerre du Golfe en 1990. En 1989, l’Irak s’assure une victoire sur l’Iran et est donc l’ami – héroïque – de l’Occident. Mais Saddam Hussein commet une bévue de taille en annonçant qu’il voulait utiliser sa merveilleuse armée pour aider les Palestiniens à « résoudre » le problème israélien. En

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effet, la création d’un État palestinien au sud-ouest de la Syrie chiite servirait bien les plans de Bagdad. Et c’est bien là la raison pour laquelle Damas ne souhaite guère en réalité la création d’un État palestinien sunnite, allié naturel de l’Irak, menace sérieuse pour le régime chiite très minoritaire de la Syrie. Ce faisant, Bagdad se place dans le collimateur du lobby juif américain. Les États-Unis vont donc chercher un prétexte pour affaiblir la puissance de feu irakienne. L’aide américaine, en attendant, se tarit soudainement… Nouvel objectif prioritaire de Washington : comment éradiquer le régime de Saddam Hussein ? Sans cesse, nous estimons utile de refrapper sur l’enclume des causes et des effets de cette politique du Moyen-Orient, tissée d’une trame extrêmement complexe où se mêlent l’économique, le religieux, l’ethnique et les compétitions de pouvoir. Revoyons le tout en énumérant « sèchement » les points déjà analysés et ceux qui exposent la suite des événements. 1. L’Irak conteste l’existence légale du Koweït, qu’il considère comme une prolongation historique et naturelle de son pays. 2. L’Irak est ruiné après huit années de guerre. Son outillage pétrolier est quasiment annihilé par les bombes et les obus iraniens. Il a perdu des centaines de milliers d’hommes adultes.

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3. Israël, sauvé d’un assaut iranien par la résistance héroïque des Irakiens, ne prend pas moins peur devant l’ampleur de l’armement de Saddam Hussein. Et soudain, la collaboration américano-irakienne s’interrompt après le survol des abords du Jourdain par des avions irakiens, avec l’accord d’Amman. Il est clair alors que le maître de Bagdad envisage de venir en aide aux Palestiniens de manière « vigoureuse ». Il est alors inévitable que ses intentions de menacer Israël en appuyant militairement ses deux alliés traditionnels que sont Arafat et le roi Hussein, sunnites eux aussi, coupent le régime irakien de l’Occident. 4. L’Irak démuni de pétrole s’adresse au Koweït dont il a sauvé la dynastie et l’intégrité territoriale en le préservant des visées iraniennes. Il lui demande une ligne de crédit pour panser ses plaies. Le Koweït répond par la négative ! Tout comme il refuse, avons-nous dit, l’octroi d’une petite île déserte dans le haut du Golfe qui permettrait à un nouveau terminal d’oléoduc irakien d’échapper aux tirs éventuels de l’Iran, l’ancien terminal amenant le pétrole à la bande côtière exiguë du port de Bassorah jouxtant pratiquement la frontière. Ce double refus du Koweït est évidemment lié à un calcul intéressé. Un Irak sans pétrole fait monter les enchères de l’approvisionnement mondial. Et l’Arabie saoudite épouse le même raisonnement. L’Irak est ruiné. Son redressement sera lent, pénible, et ses concurrents en sont fort satisfaits car leurs bénéfices grimpent en flèche ! 213

5. L’ambassadrice des États-Unis à Bagdad rassure le régime lorsque celui-ci l’interroge sur la protection que Washington accorderait au Koweït. Elle répond que les États-Unis n’ont pas l’intention de s’ingérer dans des problèmes locaux… Le piège est ouvert… Saddam Hussein y fonce, tête baissée. Et l’armada américaine, presque à l’instant tant elle était prête à agir pour sauver Israël, referme ses mâchoires. Cinq cent mille hommes sont envoyés sur place ainsi qu’une quantité impressionnante de navires et d’avions. Le piège est parfait. En effet, les États-Unis, appuyés par l’OTAN, sont couverts par un vote au Conseil de sécurité des Nations Unies dont aucun membre, serait-il communiste, ne s’oppose au sauvetage d’un pays riche en pétrole… Très officiellement, Washington vient défendre un pays arabe contre une agression caractérisée. Et Israël est instamment prié de ne pas bouger, de se taire, de « ne faire aucune vague ». En bref, les États-Unis travaillent pour Israël… en défendant une nation arabe. Un cas d’école diplomatique idéal tant il est astucieusement préparé. Certes. Mais supposons qu’il n’y ait pas eu d’intervention militaire occidentale, ni de guerre du Golfe…

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Et déployons les prospectives politique, stratégique et religieuse de Bagdad si l’Occident lui avait laissé le champ libre en 1990. Énumérons donc systématiquement les phases du « rêve » de Saddam Hussein, et usons de l’ordre chronologique. • La défaite de l’Iran sécurise pour une longue période le flanc est du pays. • Bagdad déstabilise la Syrie par la révolte des 67 % de sunnites locaux déjà travaillés en profondeur depuis des années par les Irakiens sunnites et les Palestiniens, intéressés au premier chef par un effondrement du gouvernement syrien chiite. • Saddam Hussein organise tout un réseau de relais d’appuis pour la progression de ses troupes. Appui sur les Palestiniens, par essence favorables à un Irak sunnite, contrepoids de la Syrie chiite d’el-Assad. Appui sur les sunnites du Liban renforcés par les réfugiés palestiniens. Appui sur les fortes minorités de Palestiniens travaillant au Koweït et en Jordanie. • Bagdad lie enfin l’action de ses troupes à celle des armées jordanienne et yéménite. Hachémites et Yéménites ont en effet un fameux compte à régler avec les Saoudiens wahhabites. Répétons-en les motifs, puisque nous travaillons à établir une synthèse. Les Hachémites ont un compte à régler avec les wahhabites qui, en 1925, ont envahi leur chasse gardée du Hedjaz (La Mecque, Médine et Djeddah), une chasse gardée vieille de dix siècles !

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Une profanation aux yeux des descendants de Hachem supplantés, nous l’avons dit, par une dynastie qui ne date que du XIXe siècle, sur base d’un prêche du XVIIIe siècle. Imaginons la noblesse d’Empire de Napoléon dépossédant les descendants des Carolingiens… Le Yémen se souvient, lui, de la perte au nord du pays des trois superbes régions de l’Arabie heureuse, particulièrement bien arrosées, conquises au XIXe siècle par le monarque saoudien Abdul Aziz. De plus, en 1989, le Yémen du Nord – 41 % de chiites et 57 % de sunnites – est réuni au Yémen du Sud – 99 % de sunnites – sous l’égide de… l’Irak. Compte tenu des populations respectives, 2 730 000 chiites sont « verrouillés » par 6 000 000 de sunnites. Saddam Hussein a ainsi ménagé ses alliances futures et préparé le terrain en réorganisant le Yémen, en le réunifiant à l’encontre des vues de Riyad qui aurait préféré conserver un voisin divisé. Le plan ? À l’Irak, les champs de pétrole (Irak, Koweït, Arabie, Emirats, Qatar et Bahreïn réunis). À la Jordanie, le Hedjaz recouvré. Au Yémen, une belle extension vers le nord récupéré en chassant les wahhabites. • L’énorme machine de guerre irakienne renforçant ses alliés antisionistes contraint Israël à rentrer dans ses frontières d’avant le conflit de 1967. L’initiative 216

militaire de Bagdad se conclut dès lors par une récupération globale de territoires perdus : prise du Sinaï, du Golan et de la Cisjordanie. • Et pourquoi pas, après avoir invoqué et réalisé le rêve de Saladin le Kurde, ne pas accomplir l’exploit d’Harun al-Rachid, le plus grand calife abbasside « irakien », qui, au VIIIe siècle, alla plonger le poitrail de son cheval dans l’Atlantique ? Mesurez l’impact de la présence de l’armée irakienne, devenue la 4e du monde grâce aux Occidentaux opposés à Téhéran, une armée coalisée massive comptant les Palestiniens, les Yéménites, les Hachémites et un Soudan très amical. Mesurez l’intensité de la propagande intégriste sur la population de l’Égypte, ciblée contre le président Moubarak, traité de « digne successeur » du « traître » el-Sadate qui fit la paix avec Israël. Les « Frères musulmans » égyptiens et l’ensemble du monde musulman intégriste s’associant à l’initiative irakienne, Le Caire pourra-t-il à la longue résister à la pression ? Et après l’Égypte, les relais sont tous en place jusqu’au Maroc, de mosquée en mosquée et de régime en régime ébranlés par l’enthousiasme de leur peuple à l’annonce de la défaite israélienne ? Jouant sur la fulgurance caractéristique des conquêtes musulmanes, disposant d’axes de propagation tout tracés car s’appuyant sur les grands mouvements fondamentalistes… l’armée irakienne suivrait une voie royale.

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Au bas mot, l’élan de cent cinquante millions de musulmans régénérés par cette fortune du destin, ressoudés en une mission antisioniste et antioccidentale, de Rabat à Jérusalem ! L’apocalypse pour l’Occident, pour des raisons évidentes, dont la moindre n’est pas la perte totale du contrôle sur le prix et le débit du pétrole « arabe ». 8. Plan systématique des courants religieux du MoyenOrient Le temps est venu de visualiser clairement les situations décrites antérieurement tant le tableau qui vous est proposé en aval reste fondamental pour saisir la complexité des motifs des convulsions du « Printemps arabe » de 2011. Au départ de ce socle de synthèse, établi tel qu’il se présentait en 2002 avant le bouleversement capital de 2003, nous pourrons progresser vers l’actualité la plus proche, à savoir celle du Printemps arabe clôturant cet ouvrage. Contenus ethniques et religieux des différentes nations conditionnant les alliances possibles et les alliances obligées : IRAN - 85 % de chiites duodécimains. Rappelons que les sectes duodécimaine, ismaélienne et zaïdite se distinguent par le nombre d’imams sacrés qu’elles admettent dans la succession d’Ali. Soit 12, 7 ou 5 guides éclairés. 218

IRAK - 15 % de sunnites au pouvoir jusque 2003, date à laquelle s’effondre le régime de Saddam Hussein face à l’intervention occidentale. - 60 % de chiites, « opprimés », peuple de base, au sud du pays. - 20 % de sunnites ou de chiites kurdes indo-européens, hostiles au gouvernement et aux Arabes sunnites et chiites. Seule compte pour eux la constitution d’une nouvelle unité territoriale au nord du pays, le Kurdistan, englobant des terres irakiennes, syriennes, turques et iraniennes. L’indépendance d’une terre kurde irakienne serait pour eux un bon début, d’autant qu’elle héberge le tiers du pétrole irakien. - 5 % de chrétiens, de Turcomans, etc. SYRIE - 12 % de chiites nozayris au pouvoir, dirigés par la famille el-Assad, chef de la nation. - 2 à 3 % de chiites khodjas soumis à l’Agha Khan. - 10 % de chrétiens favorables au régime chiite modéré sur le plan religieux. - 67 % de sunnites dont 1/3, la bourgeoisie modérée, soutient cependant le pouvoir par crainte d’être submergée par les 2/3 de sunnites fondamentalistes.

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- 9 % de Kurdes et de druzes proalaouites LIBAN Grosso modo 1/3 de chrétiens, 1/3 de chiites, 1/3 de sunnites libanais et palestiniens, plus une forte présence de la milice du Hezbollah – composée de chiites libanais – financée par Téhéran, autorisée sous la pression des Syriens à séjourner au sud du Liban, dans la vallée de la Bekaa et en bordure d’Israël. Quelques chiffres précis : - 20 % de sunnites locaux + 16 % de Palestiniens. - 35 % de chrétiens uniates à majorité maronite, donc rattachés à Rome. - 38 % de chiites « Amal » locaux + les Hezbollahi chiites financés, eux, par l’Iran et constituant une milice libanaise d’élite dirigée depuis Damas. - 7 % de druzes, considérés comme chiites. - 30 000 soldats syriens chiites en garnison, car 37 000 sont rentrés au bercail, la conquête étant acquise. Cette armée devra totalement évacuer le pays après l’assassinat en 2005 du leader sunnite Rafiq Hariri, attribué aux services secrets syriens par l’Occident et par les sunnites locaux. Mais le Hezbollah, soupçonné lui aussi, refuse de désarmer malgré l’injonction des Nations Unies.

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Soit, en nombre d’habitants : 917 000 chrétiens 988 000 chiites 520 000 sunnites locaux + 350 000 Palestiniens 174 000 druzes ARABIE SAOUDITE secte wahhabite sunnite intégriste 80 % de sunnites 20 % de chiites au nord-est, « fâcheusement » installés dans l’Hassa où s’extrait principalement le pétrole. YÉMEN DU NORD 57 % de chiites 41 % de sunnites YÉMEN DU SUD 99 % de sunnites ÉGYPTE 85 % de sunnites 221

15 % de coptes – chiffre contesté par le pouvoir –, des chrétiens majoritairement détachés de Rome, les « anciens » Égyptiens. SOUDAN 65 % de sunnites 35 % de chrétiens et d’animistes au sud du pays KOWEÏT 77 % de sunnites 23 % de chiites concentrés dans le nord du pays ÉMIRATS ARABES 70 % de sunnites 25 % de chiites BAHREÏN 30 % de sunnites au pouvoir 70 % de chiites « remuants » TURQUIE 68 % de sunnites turcs et kurdes 29 % de chiites turcs et kurdes, dont les alevis très modérés, peu appréciés par Téhéran 222

33 % de chrétiens, d’Arméniens et de Yésidis OMAN 82 % de sunnites 7 % de chiites NDLA : L’ethnie kurde dispersée en Turquie, Iran, Syrie et Irak est extrêmement diversifiée en matière religieuse. La grande majorité de ces Indo-Européens – quelque peu hostiles à l’égard des sémites arabes – sont sunnites, tel Saladin l’Ayyoubide. La Turquie compte cependant environ 35 % de Kurdes chiites pratiquant l’alévisme – un chiisme « doux » teinté de chamanisme pré-islamique – soit environ trois millions de membres. Cet alévisme est également la croyance d’une dizaine de millions de Turcs. D’autres Kurdes pratiquent le yézidisme, un mélange de croyances islamiques et zoroastriennes, ces dernières également pré-islamiques. Quant à la Syrie, l’Iran et l’Irak, ils hébergent des Kurdes minoritairement chiites, touchant par exemple en Iran jusqu’à un tiers de leur communauté. À noter que les Kurdes irakiens et syriens ont fait “une excellente affaire” sur le flanc du chaos de la guerre religieuse entre Arabes sunnites et chiites en obtenant une quasi indépendance en Irak et on assiste en Syrie à la naissance d’une autonomie de fait en août 2012, les troupes de Bachar el-Assad ayant, après la signature d’un accord local, quitté la

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région du nord pour défendre Damas et Alep. En effet, la reconquête d’Alep par les alaouites exige un déploiement de 20 000 hommes et une concentration massive de blindés et d’hélicoptères. À souligner un fait révélateur : les 600 000 Kurdes d’Alep, pourtant sunnites, ont interdit l’entrée de leur quartier à l’Armée syrienne libre (ASL). Il est patent que les Kurdes, les chrétiens et les druzes chiites craignent l’effondrement du régime. Les mouvements vers l’autonomie kurde locale inquiètent fort les Turcs qui comptaient sur Saddam Hussein et Bachar elAssad pour maîtriser les velléités de séparatisme de « leurs » Kurdes qui pourraient à présent fraterniser avec les Kurdes turcs en pleines revendications autonomistes vis-à-vis d’Ankara. Une fois encore, visualisons la situation grâce à un tableausynthèse des forces religieuses en présence dans la région. Nous comprendrons ainsi mieux les « rêves » de deux personnages-clef du monde musulman, que tout oppose, des rêves explicités par les commentaires apportés à la suite du tableau. Tableau des courants religieux du Moyen-Orient

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Parcourons le tableau en suivant le plan rêvé par Khomeiny. 1) En Irak, révolte des 60 % de chiites contre les 15 % de sunnites au pouvoir. 2) Appui massif de l’Irak chiite et de l’Iran aux 12 % de chiites syriens. 3) Déferlement au Liban. Sont portés au pouvoir les 37 % de chiites libanais. 4) Les 57 % de chiites yéménites du Nord s’emparent de l’Assir et peut-être même du Yémen tout entier grâce à l’apport de la marée militaire iranienne. 5) Invasion chiite – après écrasement des Palestiniens et des Jordaniens sunnites – du Hedjaz et de La Mecque. Pétrole et lieux saints sont aux mains des chiites intégristes.

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Israël est en danger de mort et l’Égypte sérieusement angoissée. Ensuite, après l’échec du plan chiite, voyons le plan rêvé par Saddam Hussein. 1) En 1980, la révolte de sunnites syriens contre les chiites au pouvoir facilite la conquête des Irakiens. 2) Entrée au Liban avec l’aide des sunnites syriens, libanais et palestiniens réfugiés dans ce pays. 3) Accueil enthousiaste de la Jordanie à qui la restitution du Hedjaz a été promise. 4) Invasion du Koweït et de l’Arabie saoudite, avec l’aide des Jordaniens et des Yéménites, ces derniers souhaitant récupérer la province perdue de l’Assir. 5) Traversée de la mer Rouge et excellent accueil du Soudan sunnite intégriste. 6) Soulèvement des Frères musulmans égyptiens et renversement du président Moubarak, gardien de la paix avec Israël. 7) Arrivée de l’armée irakienne en Libye, acquise à la cause antioccidentale de Bagdad. 8) Conquête de l’Algérie avec l’aide de groupes fondamentalistes armés, en accord avec l’aile politique islamiste du Front islamique du Salut, le FIS.

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9. L’islam de l’ancienne URSS ou la proie convoitée Carte de l’éclatement de l’URSS

Cette carte montre bien l’éclatement de l’Empire rouge. L’islam ex-soviétique abrite 15 % de la population de l’ancien ensemble gouverné par Moscou. Ces peuples ont, pour la plupart, vécu plus de 70 années sous la coupe des communistes pratiquant une laïcisation agressive. L’islam, comme l’orthodoxie slave, a dû se mettre en veilleuse, et cette étreinte policière a suscité un extraordinaire courant de tolérance et de solidarité entre tous les croyants. Jean-Paul II fut littéralement porté aux nues par tous les croyants reconnaissants de son combat pour la libération du 227

spirituel. Ses obsèques furent diffusées sur la plupart des chaînes musulmanes tant il fut un adversaire efficace contre l’athéisme communiste. Las ! L’effondrement de la machine moscovite a vite réveillé les vieux démons des dieux concurrents et des Églises envieuses. Le catholicisme est devenu la bête noire des orthodoxes, les chiites et les sunnites s’entretuent à nouveau, les laïques modérés tentent de survivre entre tous les intégrismes. Nous avons tenu, par un effet de loupe, à vous éclairer de manière plus précise sur la situation préoccupante générée par la présence de l’islam en Asie centrale, une région extrêmement riche en hydrocarbures et en minerais rares. Voyons à cet égard la carte suivante. Carte de l’Asie centrale

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• Le réveil des agressivités religieuses à l’Est Le plus bel exemple du retour à la violence du religieux est celui du gaz et du pétrole turkmènes. Pour s’en emparer, les Américains, assistés financièrement – et spirituellement ! – par les Saoudiens et les Pakistanais, vont « réveiller » les taliban qu’ils avaient formés lors de la lutte contre l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques en 1980. Le Turkménistan, grand producteur totalement enclavé, sans aucun accès à l’océan Indien, est donc contraint à l’époque d’Eltsine de vendre ses richesses à Moscou. À un prix dérisoire, et encore quand il est payé, car les factures ne sont pas honorées… dans l’attente de jours meilleurs ! Avec ces

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produits malhonnêtement acquis, Moscou obtient des céréales ukrainiennes par un simple procédé de troc ! Or, très dépendant techniquement de la Russie, le Turkménistan ne peut protester à l’époque sans être privé de la « bienveillance » essentielle du Kremlin. Il faut savoir que la production pétrolière turkmène transite alors par le Nord-Ouest, par la Tchétchénie, pivot essentiel de l’approvisionnement énergétique de la « Confédération des États indépendants » qui regroupe plusieurs nations de l’ancienne URSS. Or, cet approvisionnement provient du Turkménistan, nous l’avons dit, mais aussi de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan… bref des terres islamiques. Ce nœud tchétchène est à ce point vital pour Moscou qu’une dérive de ce pays vers une rupture de la tutelle russe est alors impensable. Le Turkménistan, estimant insupportable la situation misérable que lui impose la Russie alors anarchique et désargentée, demande à l’Iran de pouvoir construire une voie d’exportation menant vers les mers chaudes du Sud, vers un marché international pratiquant des « prix de rêve » fixés par l’offre et la demande. Entre partenaires amicaux de Moscou, son gaz est payé – ou devrait l’être ! – 50 $ les 1 000 m3, alors que, parvenu sur le marché étranger, il serait rétribué à 230 $ les 1 000 m3. On parle tout d’abord de construire un chemin de fer avec wagons-citernes avant d’envisager un pipeline. L’Iran est bien sûr ravi. S’il peut servir à dégager les richesses énergétiques de quelques pays de l’islam ex-soviétique, il en 230

tirera du prestige, une assise internationale incomparable et de considérables rentrées financières venant s’ajouter à ses propres revenus gaziers et pétroliers. Les États-Unis ne peuvent admettre que l’Iran, leur ennemi juré, dispose d’un tel avantage économique avec le partage des bénéfices, politique avec le chantage possible sur l’Occident et le Turkménistan et religieux avec la propagation de l’islam intégriste, chiite au surplus. Washington rappelle donc à l’action les taliban chargés d’une nouvelle mission, « pacifier » l’Afghanistan. Il leur fournit des armes via le Pakistan au grand regret, à la grande fureur même, des Indiens inquiets de la hausse du potentiel militaire de leur grand voisin musulman. NDLA : L’étude de la mouvance des taliban est devenue à ce point essentielle qu’une synthèse s’impose, quitte à rappeler certaines notions déjà acquises. « L’histoire » des taliban ? Ils appartiennent à l’ethnie pachtoune, répartie de part et d’autre de la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. Or, depuis la guerre russo-afghane, le Pakistan est un allié sûr des États-Unis, alors que, depuis son indépendance en 1947 jusqu’à l’ère Gorbatchev, l’Inde a choisi de « flirter » avec Moscou afin de se prémunir d’une attaque pakistanaise, notamment sur le Cachemire. Découpons l’histoire des taliban en trois phases.

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• Première phase : en 1980, attaque soviétique contre l’Afghanistan, visant à offrir à Moscou un débouché sur les « mers chaudes » de l’océan Indien. L’URSS peut donc escompter une aide des Béloutches, car ces derniers, vivant dans la partie Sud du Pakistan, ne sont guère satisfaits de dépendre du pouvoir des Pakistanais d’Islamabad. Un pouvoir qui s’empare d’une grande part des recettes de leur contrée tirées de ressources énergétiques et de l’aménagement ultramoderne du port de Gwadar, un aménagement financé par la Chine qui veut y installer un vaste relais commercial. À remarquer que l’Inde s’inquiète fort de l’intention chinoise d’établir de la sorte une chaîne de ports « commerciaux » qui égrènerait ses maillons en des endroits stratégiques de l’Asie. Cette agression d’athées communistes contre des musulmans soulève un vent de colère dans tout le monde islamique. L’Arabie saoudite offre son aide financière à la résistance et les Américains, qui ne peuvent évidemment tolérer cette expansion soviétique, arment les Afghans via le Pakistan. L’Arabie saoudite profite de la situation pour installer une bonne centaine d’écoles coraniques wahhabites à la frontière séparant le Pakistan de l’Afghanistan. Là seront formés les taliban, « intégristes forcenés ». Les Soviétiques retirant leurs 600 000 soldats (!) en 1988, la situation « s’apaise » dans une confusion intertribale. En effet, les Pachtounes, et parmi eux les taliban, ne s’entendant guère avec les Afghans du Nord, Ouzbeks, Tadjiks et autres Heratis. • Deuxième phase : réveil des taliban rééquipés par les ÉtatsUnis pour s’en aller « pacifier » l’Afghanistan, voie

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nécessaire à la construction d’un gazoduc du Nord vers le Sud. Attitude insensée des taliban sur le plan de l’excès religieux : refus de doter leurs femmes de la moindre éducation – ce qui révolte fort les électrices américaines – et destruction de sites bouddhiques – ce qui suscite un déchaînement de colère en Extrême-Orient… Les États-Unis sont dès lors contraints de renoncer à les soutenir. Il est à cet égard assez « plaisant » de constater que le fameux commandant Massoud, un Afghan « tadjik », obtient des armes américaines pour lutter contre Brejnev, des armes russes pour lutter avec les Ouzbeks contre les taliban lors de la deuxième phase, et à nouveau des armes américaines pour combattre les mêmes taliban lors de la troisième phase ! Imprévisible, la girouette de la politique internationale, orientée par le vent de la folie des hommes… • Troisième phase : guerre des Occidentaux contre les taliban qui protègent Al-Qaïda et tentent de déstabiliser le Pakistan fort d’un armement nucléaire, objet de la convoitise que l’on devine. Cette synthèse effectuée, rouvrons le dossier à la deuxième phase, celle du projet de gazoduc turkmène vers le Sud. Les taliban ultra-intégristes sont donc chargés de « pacifier » l’Afghanistan, passage obligé du gazoduc envisagé. Ils écrasent toute résistance – ils sont même dotés d’avions

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menés par des pilotes « indéterminés » –, éliminent la puissance des chiites du Nord de l’Afghanistan – environ 20 % de la population globale –, font reculer les Ouzbeks et les troupes tadjikes du commandant Massoud. Une situation explicitée par la carte suivante, visualisant la mission de « pacification » confiée par les États-Unis aux taliban en Afghanistan. Avant tout une précision d’ordre linguistique. Le mot « taliban » s’écrit sans « s » car il est le pluriel non francisé de « talib » ou « taleb », l’étudiant. Ceci de la même manière que kibboutzim est le pluriel de kibboutz. Carte des projets de gazoducs turkmènes

Les opposants à cette mainmise sur le pays sont concentrés dans le nord du pays, arc-boutés sur le chiisme iranien ou sur la Russie. Une Russie qui, on le devine, est très hostile au fait 234

que l’on veuille la priver du pétrole turkmène, et, plus généralement, au fait que l’on s’intéresse à l’ensemble de « son » islam et à ses richesses. À vrai dire, l’OTAN jusqu’à l’Estonie à l’ouest, les Américains jusqu’au Turkménistan au sud, la Kfor diligentée par l’OTAN pénétrant en Yougoslavie afin d’affaiblir la puissance de ses alliés serbes à la fois orthodoxes et communistes… c’en est trop pour le Kremlin. En effet, pour la Russie, alors littéralement en faillite sur le plan économique, il ne fait aucun doute que l’humiliation se double d’un vaste projet stratégique américain destiné à effriter encore et encore « l’espace vital » du monde de la Communauté des États indépendants (la CEI) groupant les survivants, devenus tous indépendants, de l’ex-URSS. Partout déferlent en effet les initiatives déjà citées des États-Unis à l’encontre des intérêts russes, profitant de l’affaiblissement du Kremlin. Un Premier ministre russe de « l’ère Eltsine » n’a-til pas lui-même souligné qu’il doutait que l’État puisse financer la présence de son armée au Kosovo : « Dix mille hommes, cela coûte par an 150 millions d’euros. Nous ne pouvons l’envisager ! ». Alors, la Russie en est réduite à procurer des armes à ceux qui luttent à l’étranger – à sa place – contre l’hégémonie américaine. Une Amérique qui utilise l’Europe quand cela sert ses intérêts, tout en envahissant économiquement celle-ci de manière constante et souvent peu délicate. À l’époque, n’en citons pour exemple que la « guerre » de la banane, l’accord des avionneurs Boeing et McDonald, la marée audiovisuelle, le bœuf aux hormones, le rachat par Coca-Cola de toutes les marques pétillantes locales, l’impérialisme de 235

l’électronique, le tout servi par les fluctuations habiles du dollar. Moscou en est même réduit à fournir, nous l’avons vu, des armes à ses pires ennemis d’hier tels, à l’époque, les Afghans du commandant Massoud, qui résistèrent aux taliban comme ils avaient résisté aux Russes. Autre front menacé : la Serbie, aidée elle aussi par Moscou pour résister au rouleau compresseur de l’OTAN résolument favorable à la Croatie car elle est catholique et proallemande. Belgrade payera cher d’être en « souvenance » communiste, de pratiquer l’alphabet cyrillique et d’avoir épousé la religion orthodoxe… comme Moscou. Le fantôme de la Guerre froide se refroidit encore de quelques degrés ! * Dès l’effondrement de l’URSS, toute la zone islamique exsoviétique est donc une proie tentante et « offerte » aux prédateurs. L’argent et les agents de l’Iran propagent au Turkménistan une ardente fièvre chiite intégriste en vantant leur capacité à désenclaver le pays. L’Arabie saoudite propose ses services financiers cette fois sunnites à l’ensemble de cette région en déséquilibre. Reste la Turquie, le troisième prédateur. Et, évidemment, la Russie, les États-Unis et la Chine. La Turquie a peu de fortune et pas de pétrole. Elle est encore officiellement laïque – mais la nouvelle Constitution inscrite

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au programme de l’AKP lors des élections législatives de 2011 maintiendra-t-elle ce principe ? – comme le voulut Mustafa Kemal, après avoir sauvé son pays et obtenu le traité de Lausanne de 1923, qui corrigeait du tout au tout l’ignominieux traité de Sèvres de 1920. Ce dernier dépeçait le pays en parts anglaise, grecque, kurde, italienne, française et arménienne, l’Arménie bénéficiant d’une belle part de la Russie « rouge » en plein chaos. La Turquie indépendante ? Un lambeau de territoires autour d’Ankara ! La carte que nous vous présentons démontre à suffisance le désastre imposé à ce peuple par les démocraties française et anglaise. En 1923, le traité de Lausanne rendra tous ces territoires à la Turquie ! Que s’était-il passé ? Carte du traité de Sèvres de 1920

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• La Turquie, voie idéale d’approvisionnement d’énergie pour l’Occident D’abord, qui est Mustafa Kemal ? Entré à 12 ans à l’École préparatoire militaire de Salonique, il poursuit ses études à l’École d’état-major d’Istanbul et devient lieutenant en 1905. Il participe aux guerres des Balkans, où l’argent francoanglais et russe inonde les mouvements nationalistes antiturcs. Mustafa Kemal se souviendra du travail de sape de ces trois nations mais, chose intéressante à noter, il restera toute sa vie très peu germanophile. Il aura même de sérieuses frictions avec ses conseillers allemands durant la guerre 1914-1918. Ce fait le rendra « honorable » aux yeux des Alliés après ce

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conflit, raison pour laquelle il ne fut pas envoyé à Chypre comme d’autres généraux turcs – coupables de crimes de guerre et de cruautés diverses. Les Anglais consentirent à ce qu’il reste en poste auprès du sultan Mehmet VI. La défaite totale est, on le comprend aisément, fort mal accueillie par les Turcs d’Anatolie. La perte de toutes les « colonies » arabes désormais aux mains des vainqueurs leur est en effet insupportable. De plus, nous avons vu que le caractère excessif du traité de Sèvres de 1920 – organisant le véritable dépeçage du pays au profit des quatre pays vainqueurs et de leurs deux alliés kurde et arménien – n’arrange rien. Est-ce par perversité contre les Alliés, ou par simple bêtise d’un vieillard qui ne brilla guère durant son règne, le sultancalife l’envoie maintenir l’ordre dans une Anatolie en grand tumulte de résistance. Comme il fallait s’y attendre, le général de brigade Kemal prend la tête de la rébellion. Ce diable d’homme, héros de guerre, parvient à lever 300 000 hommes armés par un Lénine détestant les Occidentaux qui ravitaillent militairement les armées « blanches » tsaristes et veulent éliminer la révolution bolchevique en bloquant tous les ports de la mer Noire. Une étoile rouge de « gratitude » garnira les vareuses des soldats turcs ! Les Anglais et les Français en plein désarroi se retirent des zones occupées. Leurs armées sont totalement démobilisées et, comment faire la guerre – à nouveau – à la Turquie après Verdun, la Somme, le Chemin des Dames et autres hécatombes ? Quant aux Arméniens et aux Kurdes, ils sont 239

chassés ou écrasés. Rappelons cependant que le « génocide » arménien n’est pas le fait de cette libération du pays mais date, lui, de 1915. Le Premier ministre grec Venizélos « invente » alors astucieusement un prétendu martyre infligé par les Turcs aux Grecs de Smyrne alors qu’en réalité, la cité est parfaitement paisible, Turcs et Grecs y vivant en bonne entente depuis fort longtemps. Londres et Paris, leurrés, acceptent d’équiper une armée grecque contre Mustafa Kemal pour mettre fin à ces fausses exactions. S’engage une lutte mythique, digne des guerres médiques. Une chance unique s’ouvre pour le petit peuple grec de mettre définitivement le Goliath turc à genoux, alors que, pour la Turquie, il s’agit d’un authentique combat de survie. Après une profonde pénétration de l’armée grecque atteignant pratiquement la moitié du pays et au bout de terribles affrontements, Mustafa Kemal l’emporte. En grande partie grâce à l’aide des militaires communistes grecs obéissant à Moscou et démoralisant les contingents de leur pays, leur offrant même l’accès à des filières de désertion ! Arrivé à Smyrne, le généralissime donne l’ordre de laisser brûler la ville pour « que l’on aperçoive les flammes depuis la rive grecque et que plus jamais la Grèce ne tente pareille aventure ». L’Occident, comprenant le danger soviétique à sa juste valeur et ayant pris conscience de l’extraordinaire solidité de 240

Mustafa Kemal et de son armée, modifie totalement sa politique. Mustafa Kemal saisit cette remarquable opportunité d’alliance avec les vainqueurs et « lâche » Moscou. Il signe en 1923 le traité de Lausanne, qui exprime clairement le pivotement à 180° de la politique franco-anglaise, puisqu’il prévoit la récupération de tous les territoires de la patrie perdus dans le texte du traité de Sèvres. Le 17 novembre 1922, Mehmet II s’est enfui. En 1924, le califat est supprimé. Nous savons qu’il sera repris par le Grand cherif Hussein, le Hachémite. La voie est ainsi libre pour une transformation totale de la nation, sous la direction d’un parti unique proclamé par le « père » de la nation. En effet, l’extraordinaire prouesse de Mustafa Kemal a entraîné le peuple à lui accorder le titre de « Atatürk », le « Père » des Turcs. Il se lance alors dans une d’occidentalisation de son pays.

gigantesque

campagne

La laïcité est brutalement imposée. Qu’on en juge, en soulignant qu’en dehors de la mutation fondamentale de civilisation, réalisée en 1867 au Japon par l’empereur MutsuHito, dit Meiji – « Renouveau lumineux » –, nous ne connaissons aucun homme contemporain ayant aussi drastiquement et efficacement arraché son pays à ses traditions. Dans les faits :

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- Suppression du droit au califat, « gloire » de la Turquie islamique - Suppression du droit coranique, la charia, et introduction du code civil suisse - Introduction du code pénal italien - Introduction du code commercial allemand - Suppression des écoles coraniques - Suppression de l’écriture arabe, remplacée par l’écriture latine - Suppression des amples vêtements orientaux. Et donc, notamment, interdiction pour les femmes de cacher leurs cheveux - Droit de vote des femmes dès 1934, dix ans avant la France - Suppression de la polygamie - Suppression de la musique orientale remplacée sur les ondes turques par la musique classique européenne - Remplacement du calendrier musulman, fondé sur l’Hégire (1922), par le calendrier grégorien - Journée de repos hebdomadaire le dimanche et non le vendredi

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- Interdiction de tout parti se réclamant d’une « mission » religieuse. Une adaptation musclée des principes de la laïcité française instaurée par la loi de 1905. Le temporel appartient à l’État, le spirituel relève du domaine privé. La France et la Turquie sont alors les deux seules nations à appliquer sans concession une telle séparation entre la gestion démocratique de l’État et le spirituel. En Turquie, une telle rupture d’avec la tradition séculaire répond à l’époque aux vœux de la part moderne d’un peuple pour qui le domaine du religieux avait coûté trop cher à la patrie lancée par les sultans ottomans dans des aventures périlleuses. De plus, la conservation de la primauté du spirituel risquait de parcelliser la société en courants antagonistes. Un état d’esprit qui rappelle celui du Liban de 2010, au sein duquel émerge une tendance à la laïcisation de l’État afin de sortir sa gestion de la confrontation permanente entre dix-huit convictions religieuses opposites. En d’autres mots, l’islam de Turquie devient alors infiniment plus « contrôlé » qu’il ne l’est en Occident. D’ailleurs, beaucoup de responsables turcs musulmans modérés ou laïques critiquent ce qu’ils considèrent comme un dangereux laxisme occidental à l’égard des « dérives » de cette religion dénuée d’un pouvoir centralisé et victime dès lors du problème de « l’émiettement » des tendances internes, dont émergent de très excessives.

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Consciente du péril, l’armée turque, s’estimant dépositaire du testament de Mustafa Kemal, s’engage à barrer la route à toute velléité de réveil fondamentaliste… mais le référendum remporté par l’AKP en 2010 et suivi d’une répression policière à grande échelle frappant le milieu laïque promet une modification approfondie de la Constitution du pays. Soulignons que les islamistes locaux disposent d’un avantage déterminant. Ils possèdent beaucoup d’argent venu d’Iran ou d’Arabie saoudite. Il faut noter en effet que l’Iran est ainsi accusé par beaucoup de commentateurs d’avoir commandité l’affaiblissement du mouvement chiite alevi, très modéré. Ont été observés à cet égard nombre de persécutions, voire d’assassinats par des agents à la solde de Téhéran. Et l’AKP a réussi, grâce à cette aisance financière, à pratiquer d’abord une « stratégie religieuse de la charité » qui a permis le recrutement massif de partisans. Et qui lui a ensuite ouvert la voie d’une remarquable amélioration sociale servie par une gestion dynamique non corrompue. Il faut ajouter que ce qui joue également en faveur de l’islamisation découle d’un enracinement cultuel rural archaïque très profond qui fonde un socle immuable d’électeurs. La Turquie est en tout état de cause difficilement « acceptée » par une Europe laïque et « judéo-chrétienne » très méfiante devant la masse immense des travailleurs turcs qui ferait irruption dans son espace en cas d’adhésion à l’Union européenne grâce au principe de la libre circulation des

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personnes. L’Allemagne fédérale en sait quelque chose, elle qui abrite « malaisément » environ trois millions de Turcs. NDLA : Un saut dans l’actualité de 2010 : Ankara, fort de cette présence massive, a sollicité de la chancelière Angela Merkel – opposée comme le président Sarkozy à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne – l’organisation d’un système scolaire dont la langue de base de l’enseignement serait le turc. Refus net, devant la perspective de créer ainsi en Allemagne une communauté turque incapable de comprendre l’allemand et de s’exprimer correctement dans cette langue. La voie royale pour fragmenter la République fédérale allemande en une multitude de compartiments religieux et ethniques. À cet égard, le chef du redoutable syndicat allemand de la sidérurgie a proféré récemment une phrase digne du Front national français : « Il nous faut envisager l’instauration de quota d’étrangers dans l’accès à l’emploi ». Sous un autre soleil et en d’autres frontières, voilà une phrase qui relèverait des tribunaux pour discrimination raciale et instigation à la haine. Mais la réalité économique – la Turquie est la voie idéale pour s’approvisionner en hydrocarbures de l’Est – et les intérêts stratégiques de l’OTAN sont irrépressibles : en 1999, au sommet d’Helsinki, la candidature turque à l’Union a été officiellement acceptée… sous la pression intense des ÉtatsUnis et des milieux d’affaires occidentaux. Cependant, en 2011, la Turquie n’est guère prête à se voir accorder l’entrée dans l’Union européenne où, nous ne pouvons que le constater, les réticences subsistent et 245

s’accentuent même au fil du temps, nourries par la crainte d’un islam de plus en plus ressenti comme « étranger » à la civilisation d’accueil, une crainte renforcée par un soupçon tenace d’autoritarisme islamiste militant qui pèse sur le Premier ministre Erdogan. Replaçons-nous en 1999, pour comprendre la mutation vécue lors de la montée au pouvoir de l’AKP dès 2002. • En 1999. - La Turquie se proclame encore officiellement laïque et se présente comme garante d’un islam modéré. L’armée et les juges de haut rang veillent à réprimer toute tentative de remontée d’un islam envahissant le temporel. Ce qui explique que – tout parti religieux étant interdit par la Constitution – le parti religieux Refah de monsieur Erbakan fut dissous, et que lui-même fut déclaré inéligible pour cinq ans. Furent confirmées l’exclusivité d’accès à l’université pour les élèves des seules écoles publiques « républicaines » du réseau secondaire et l’interdiction du port du « voile » pourtant recommandé par le Refah dans l’enseignement. - La Turquie conforte ainsi à l’époque la « modération » fort appréciée par l’Occident des musulmans de l’islam exsoviétique, que plus de 70 ans de communisme ont rendus moins virulents que leurs frères arabes ou perses. Les intérêts turcs dans ces terres au sous-sol riche serviraient l’apaisement religieux, à la différence des visées wahhabites sur ces mêmes contrées. 246

- La Turquie est un membre discipliné de l’OTAN, c’est-àdire membre du cercle des amis de Washington. Voilà qui peut être utile quand on loge près du gros ours russe, animé depuis peu par une fièvre de croisade orthodoxe, de sentiments grand-russes, de « tsarisme » impérieux. - L’armée turque n’est pas négligeable, rodée, bien tenue, nombreuse et excellemment équipée par l’OTAN, participant encore à l’époque à une alliance militaire avec Israël et la Jordanie, c’est tout dire. NDLA : En 2010, tout changera à cet égard par la volonté d’un électorat islamisant qui ne supporte plus une collaboration avec l’État hébreu. Cependant, Jérusalem et Amman s’entendront pour poursuivre discrètement leur « complicité » de 1919 et de 1987, quand se nouèrent par deux fois des liens remarquables entre eux, à savoir deux propositions de partenariat, politique et territorial. Sans oublier que l’armée israélienne a préservé le trône du roi Hussein contre des complots fomentés par ses adversaires au temps de la Guerre froide. • De 2002 à 2011. Mais la situation a considérablement évolué depuis 1999. Un événement « inquiétant » est à porter au passif d’une éventuelle décision européenne de permettre l’entrée d’Ankara : la victoire écrasante aux élections de fin 2002 du « parti de la justice et du développement », l’AKP, avec 34 % des voix, et presque les 2/3 des sièges au parlement !

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Nous l’avons dit, la stratégie islamiste se déploiera pleinement en 2010. En effet, un référendum organisé par l’AKP – qui a prudemment au préalable décapité l’armée censée avoir manigancé un coup d’état – lui permet de modifier la Constitution et ainsi d’écarter du pouvoir les militaires tout en supprimant la désignation par cooptation des juges de la Cour constitutionnelle, estimés trop laïques, et la remplaçant par des nominations émanant du président de la République et de votes du parlement, tous deux acquis à l’AKP. Fait aggravant au détriment de la Turquie : les scores électoraux du Printemps arabe et le chaos régnant dans les terres musulmanes s’efforçant de se libérer ont suscité en Occident ce qu’il est de bon ton de dénommer « le populisme ». C’est-à-dire l’expression du ressenti d’un nombre grandissant de citoyens qui perdent pied dans une Europe envahie par des « valeurs » leur paraissant incompatibles avec les acquis d’une éthique européenne apaisée. Dès lors, une bonne partie de l’Europe prend pour prétexte la dénommée « sale guerre » contre l’ensemble des Kurdes et les conditions du procès Oçalan – l’ancien chef de la rébellion kurde –, les entorses aux droits de l’homme, le refus de commercer avec Chypre, le statut des religions minoritaires, le refus de reconnaître le génocide arménien… pour masquer les vraies raisons du regret d’avoir promis l’entrée d’Ankara pour « obéir » aux injonctions de Washington. Si le colonel Kadhafi estima, lui qui fut sans conteste un musulman averti, que la Turquie serait pour l’Union

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européenne un Cheval de Troie islamiste, peut-on s’étonner que nombre d’Européens le considèrent aussi… Nous reviendrons sur le cas turc très précisément lorsque nous aborderons de manière approfondie l’évolution de la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. * Abordons à présent le problème essentiel de l’eau provenant de Turquie de l’Est, en terres arméniennes et kurdes. La Turquie a vu gigantesque. Pharaonique… à l’image de la mutation – pas toujours heureuse – de l’Égypte après la construction du barrage d’Assouan par les Russes. NDLA : Pas vraiment heureux cet ouvrage d’art. Il fut érigé grossièrement, à la différence du projet américain qui avait prévu un système d’écoulement du limon du lac de retenue vers les terres du Nord, Moscou préféra modérer le coût de la construction. Le limon reste donc bloqué dans le lac Nasser et le Nil n’est plus fertile ! Rappelons que le plan américain fut refusé par Nasser car Washington prétendait – par un contrôle de l’usage des prêts du Fonds monétaire international exercé en pratique par son principal cotisant, les États-Unis – veiller à ce que l’argent accordé ne serve pas à alimenter le réarmement égyptien contre Israël après les défaites de 1948 et 1949. Puisque le limon ne passe plus, l’Égypte est contrainte d’acheter des engrais en énorme quantité. Des engrais délicats à utiliser par des fellahs peu instruits et peu aptes à doser l’épandage. 249

De plus, la suppression des crues d’eau douce entraîne la salinisation naturelle des sols, ne « lave » plus les engrais, eux-mêmes cause d’imprégnation de sel. Et ne parlons pas des rongeurs qui ne sont plus noyés. Le Caire est ainsi littéralement assiégé par les rats, et « La Peste » de Camus hante l’esprit des responsables de la santé publique. Le débit du fleuve, épuisé par une irrigation systématique, ne lui permet plus de contrer la montée des eaux salées de la Méditerranée dans le delta, et l’eau de mer grignote le terrain tant en surface que dans les nappes souterraines. Enfin, le climat se modifie en Haute-Égypte, et de terribles orages issus du lac Nasser – neuf fois le lac Léman – ravagent des pentes jusqu’alors fertiles, quand ils ne chavirent pas les navires à fond plat des touristes. Digression instructive, mais revenons à la Turquie. Cheval de bataille personnel du président Demirel (1993-2000), ancien ingénieur hydraulicien, « le projet de l’Anatolie du Sud-Est », ou GAP, est né en 1976, bien que déjà à l’ordre du jour à l’avènement de Mustafa Kemal en 1922. La dimension gigantesque du projet laisse rêveur. Il compte 22 barrages et 19 centrales électriques pour une production de 30 milliards de kW/heure et une irrigation de 1 700 000 hectares.

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« Trône » au sommet de cette réalisation, le barrage Atatürk, construit principalement par les Autrichiens. Cependant, c’est la firme française « BRL Ingénieurie » qui est responsable de la distribution scientifique, équitable et économique de l’énorme quantité d’eau d’irrigation à 10 millions d’habitants… dont on pourra contrôler la bienséance politique par ce moyen. Fait important : nous sommes là principalement dans la partie kurde de la Turquie. Et, rendre les Kurdes « un peu plus riches » pourrait peut-être les amener à être un peu plus Turcs ? NDLA : Le barrage Atatürk est donc un géant. Le sixième plus grand au monde. Il retient à lui seul une surface d’eau de 817 km2, une réserve capable d’irriguer 900 000 hectares grâce à sa profondeur de 140 mètres, thésaurisant ainsi 50 milliards de m3 d’eau ! Deux canaux de 100 kilomètres font suite à deux tunnels de 26 kilomètres. Ce flot d’eau dessert toute la région d’Harran et de Mardin à la cadence de 330 m3/seconde. Depuis 1996, il y a deux cultures de céréales par an et une récolte de coton augmentée de 200 %, sans parler des légumes et des fruits. Le GAP va développer au total 7 000 kilomètres de canaux, doter le pays d’une autarcie énergétique et alimentaire remarquable, et multiplier par cinq la potentialité économique d’une zone jusqu’alors arriérée, en grande partie désertique. De zone d’agriculture sèche de subsistance et de gains médiocres, cette région deviendra verte.

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Ankara escompte une hausse de 100 % de la production de blé, de 70 % de l’orge, de 400 % du coton et de… 600 % de la tomate, pour ne citer que ces produits. Mais… 11 milliards de m3 d’eau vont ainsi être « distraits » des 31 milliards de m3 du débit total annuel de l’Euphrate. Qu’en pensent les nations en aval ? Vous ne serez guère surpris d’apprendre que la Syrie et l’Irak sont, à proprement parler, consternés d’effroi. La Turquie, à y regarder de plus près, possède donc ainsi ce qui vaudra bientôt plus que le pétrole, à savoir de l’eau en abondance. Déjà en août 1999, elle propose à Israël de lui en procurer à d’excellentes conditions, alors qu’elle « assèche » la Syrie – pour l’amener à ne plus aider le mouvement marxiste kurde PKK – et l’Irak, pour l’obliger à consentir à des incursions de son armée afin de démanteler les bases arrières du PKK dans le nord du pays. Résultats probants, le PKK doit alors renoncer à la lutte armée, même si des soubresauts ponctuels de violence sont encore à relever. Une simple consultation d’un atlas vous permettra de constater que l’Euphrate est vital pour la Syrie chiite du président el-Assad et que l’Euphrate et le Tigre conditionnent la survie économique et alimentaire de l’Irak sunnite. La position dominante de la Turquie est donc claire, car, au surplus, elle pourra alimenter en électricité toutes les nations dont les centrales nucléaires sont déficientes, de la Bulgarie à la CEI. 252

À côté d’elles, les japonaises fragiles sont des modèles de sécurité ! NDLA : Effet pervers : 300 000 Turcs ont été naturalisés par Sofia en 2010, ils sont donc « Européens » et libres de circuler dans l’espace européen. La contrepartie ? Une diminution du prix d’achat de l’électricité turque… Rappelons l’ultimatum à la Syrie : vous cessez de soutenir la dissidence kurde ou nous vous coupons l’eau. Éventuellement même, nous pénétrons sur votre territoire pour nettoyer les arrières du PKK, le parti populaire kurde. Rappelons l’ultimatum à l’Irak : vous nous laissez achever le travail de nettoyage des poches de résistance kurde jusque sur vos terres, sans quoi nous vous coupons l’eau. Sans état d’âme aucun. Lorsque l’on demandait au président turc Demirel s’il n’avait pas de crise de conscience à ce propos, il répondait : « D’autres ont le pétrole, nous avons l’eau. Quand nous recevrons gratuitement le pétrole, nous fournirons pleinement l’eau. Du liquide contre du liquide ! » Et il faut reconnaître que cette attitude dure se révéla payante pour la Turquie. La Syrie et l’Irak plièrent et la rébellion kurde s’effondra ! Les touristes sont revenus visiter l’Est – superbe – de la Turquie… jusqu’à la guerre de 2003 contre l’Irak. On ne pourra y revenir qu’en… 2010, en évitant l’extrême sud-est,

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proche de l’Irak où bouillonnent toujours de dangereux remous. Tout allait ainsi pour le mieux pour la Turquie au début de l’an 2000. D’autant plus que les USA avaient un plan ambitieux, pour ne pas dire inespéré, pour elle : faire du port de Ceyhan, au sudest du pays, le point d’arrivée du gaz et du pétrole produits par des pays de l’ex-islam soviétique, un port qui a donc l’avantage d’offrir enfin un débouché sur la Méditerranée. La Turquie a dû « se contenter » longtemps de son trésor hydraulique, mis à part la perspective de recevoir à peine 1 000 000 de barils/jour de trois gisements offshore – requérant des plates-formes marines – accordés aux Occidentaux par les Azéris… à condition de restaurer les installations vétustes de Bakou. La construction de cet oléoduc commença en automne 2002. Il traverse actuellement l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie pour atteindre Ceyhan… 1 750 kilomètres de long, avec le basculement de la Géorgie dans le camp américain au grand dam de Moscou. Nous en reparlerons à satiété. Revenons à l’eau syrienne s’écoulant du Nord. Un accord est signé entre Damas et Ankara en 1987, octroyant 500 m3 par seconde de l’eau de l’Euphrate à la Syrie et spécifiant que… 58 % de cette eau devait parvenir à l’Irak ! Accord aberrant, qui ne le perçoit ? La Turquie pourra éventuellement dénoncer cet accord et étrangler la Syrie 254

quand elle l’estimera politiquement nécessaire, notamment pour éteindre la rébellion kurde. Et l’Irak est encore plus mal loti. En effet, si la surveillance du débit est très « fluctuante », entendez par là « administrativement aléatoire » à la sortie turque, la Syrie chiite, détestant Bagdad et se souvenant des menées de Saddam Hussein, pourrait ne pas se priver grâce à sa position en amont de réduire considérablement le débit en direction de son voisin. Le n ° 282 de la revue « Géo » d’août 2002, qui puise elle aussi ses références chiffrées aux sources officielles, ajoute une considération intéressante. Ne perdons pas de vue, dit-elle, que moins de 1 000 m3 d’eau par an et par habitant marque la limite extrême de la survie des populations concernées. Par comparaison, l’Européen atteint facilement une consommation de 3 000 m3 par an. Or, en 2002, Damas n’accordait à ses citadins que 6 heures d’eau par jour. Ce qui n’est pas uniquement de la faute des Turcs, boucs émissaires tout désignés, mais aussi dû à l’organisation locale déplorable. On peut qualifier, en usant d’une teinte d’humour attristée, de véritable tonneau des Danaïdes cette lutte contre les individualismes égoïstes des consommateurs de cette eau précieuse. Certes, la Turquie a sévèrement diminué l’apport de l’eau de l’Euphrate, mais l’irrigation syrienne aggrave encore la pénurie. Elle obéit toujours trop au principe du chacun pour soi en pratiquant le forage sauvage et en usant toujours de canaux terreux qui, tout à la fois, absorbent inutilement le liquide ou permettent son évaporation.

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Il suffit de comparer ce qu’était la côte du Sinaï entre Eilat et Charm el-Cheikh au temps de l’occupation israélienne, un petit paradis du goutte à goutte, et ce qu’elle est devenue en quelques années de laisser-aller sous administration égyptienne, pour comprendre l’utilité d’une gestion ferme et scientifique du problème. NDLA : Perspective très sombre : en 2025, nous serons 8 milliards en une démographie galopante surtout due à la surnatalité des plus pauvres et des moins capables d’appréhender des techniques extrêmement contraignantes. Nul doute donc qu’à terme, l’on s’exterminera pour l’eau comme l’on s’entre-déchire actuellement pour le pétrole et le gaz. L’eau arrivera très bientôt à « sa propre heure de gloire ». Avec le fait aggravant que la pénurie d’eau déclenchera un raz-de-marée de colère des masses humaines partant à l’assaut du « monde humide ». Nul doute que la déferlante des démunis submergera toutes les digues de ceux qui ignoreront la mortelle sécheresse, et qui useront de cet avantage pour tenter d’asseoir mieux encore leur hégémonie. L’Europe sera alors en première ligne de ce déferlement. Conscient de sa déficience technique, le gouvernement syrien fait un effort louable avec un projet d’édification de barrages, un projet dénommé « Gold » visant à irriguer 600 000 hectares. En fait partie le barrage de Tabga, une remarquable construction performante, retenant 12 milliards de m3 d’eau.

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Nous avons pu étudier sur place l’envergure du barrage Atatürk. Celui de Tabga est « de la même eau »! Cet édifice syrien est bâti en une levée de digue de 4,5 kilomètres et constitue indéniablement une réussite du régime d’el-Assad père. Le lac de retenue s’appelle d’ailleurs… le lac Assad, comme celui d’Assouan se dénomme le lac Nasser. Mais cette vaste entreprise ne résout pas le problème de la Syrie sur le plan de l’eau. Le voisin turc, doté d’une supériorité militaire écrasante, allié de l’OTAN, protégé par les Américains, membre potentiel de l’Union européenne, a tous les atouts en main et aime jouer aux cartes avec l’arrogance d’un grand passé mongol. Les Turcs, comme les Iraniens indo-européens, sont fondamentalement anti-sémites. Il faut reconnaître d’ailleurs que les Arabes ont, en leur temps, usé de leur puissance pour balayer des civilisations prestigieuses et abattre tous les dieux concurrents à celui de l’islam. Les Arabes, et particulièrement les Omeyyades… de Damas et les Abbassides… de Bagdad. Ces plaies-là sont encore à vif dans les mémoires turque et iranienne. Même si la diplomatie exige des sourires de circonstance. Un exemple de la « désinvolture » turque : la rivière Khabur, qui parcourait la Syrie sur 400 kilomètres depuis la frontière turque est pratiquement à sec, épuisée par l’irrigation intensive en Turquie. Damas est obligé d’envoyer des camions citernes sur place pour assurer la survie personnelle de dizaines de milliers d’habitants de la région. Mais les cultures sont mortes.

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L’Irak est encore potentiellement plus démuni en eau douce que la Syrie. « Son » Euphrate dépend, on l’a dit, de deux voisins qui détestaient le régime de Saddam Hussein. Le premier, la Syrie, gouvernée par une petite minorité chiite, regardait en chien de faïence un Irak dominé par une petite minorité sunnite jusqu’en 2003. Chacun des deux régimes, autant le syrien que l’irakien, a toujours espéré renverser l’autre en suscitant une révolte dans leur majorité opprimée, l’une sunnite syrienne, l’autre chiite irakienne. Le second voisin, la Turquie, a offert ses bases aériennes aux Américains lors de la première guerre du Golfe afin d’affaiblir le régime de Bagdad protégeant alors la rébellion kurde du PKK contre la Turquie. C’est assez dire que Damas et Ankara ne se souciaient pas trop du sort de l’Irak de Saddam Hussein. Les Turcs avaient même consolidé le contrôle de « leur » eau en construisant des barrages sur le Tigre, ce qui avait mis un terme définitif à toute velléité d’autonomie hydraulique de la part de Bagdad. Et actuellement encore, les 1 200 kilomètres de l’Euphrate et les 1 400 kilomètres du Tigre coulant en Irak ne sont plus que les fantômes de ces deux fleuves puissants qui avaient fait de la Mésopotamie l’un des centres étincelants de la pensée humaine.

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Les vestiges de Ninive, de Babylone, d’Ur, d’Akkad et autres cités prestigieuses sont désormais autant de ruines contemplant la lente montée de la désertification. Là, comme au Proche-Orient, comme en Afrique subsaharienne, comme dans le Sud-Est asiatique, comme partout où s’installe « le désespoir de la poussière », les hommes se battent et se battront plus intensément encore pour survivre, simplement. Le cas d’Israël peut être considéré comme également annonciateur. Nous verrons en détail les circonstances de la guerre de 1967, et nous constaterons qu’elle s’est déclenchée à la suite de la coupure par les Syriens de toutes les sources alimentant le Jourdain. La conquête du Golan par les Israéliens devenait dès lors une question de vie ou de mort lente. De plus, la conquête de la Cisjordanie, vaste plateau empli de nappes phréatiques dota l’État hébreu d’un approvisionnement essentiel en eau. Dès lors, la conclusion est claire : le partage de l’eau devient quasiment la question fondamentale conditionnant l’établissement de la paix en Palestine. • L’entrée en scène de Vladimir Poutine Quittons un liquide pour un autre, l’or blanc pour l’or noir, sans omettre le troisième membre de la trinité essentielle, le gaz ! Avoir de l’eau en excès et servir de terminal somptueux au gaz et au pétrole de l’islam ex-soviétique : voilà un rêve turc semble-t-il accessible en 1999.

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Mais, dix années suffiront pour que toutes les cartes se redistribuent, avec des « images » nouvelles sur leur recto. Elles auront pour nom : l’ère de Bush junior, l’AKP dès 2002, la seconde guerre du Golfe de 2003, l’anarchie irakienne, la mort de Saddam Hussein, le réveil de la Guerre froide, l’Afghanistan… Décidément, la politique internationale est une jument folle emballée sur un chemin bien sinueux. Le rêve devient alors difficile à concrétiser. Car, au printemps 2000, avec « l’ère Poutine », tout change. Et la Turquie, nous allons le voir, pourrait perdre les pions précieux du pétrole et du gaz de l’Asie centrale. En effet, le président Poutine ne travailla pas dans la dentelle, loin s’en faut. Élu sur la vague d’un honneur russe retrouvé avec la « victoire » officiellement affirmée sur les Tchétchènes, très estimé par une armée enfin revalorisée et dotée de gros moyens, jouissant de la confiance d’une population épuisée par la corruption, la violence urbaine, les velléités d’un pouvoir dominé par la maladie, la vodka et la dépendance visà-vis de l’étranger – en n’oubliant pas la corruption personnelle du président Eltsine et de sa famille –, Vladimir Poutine, en tant que président jusqu’en 2008 et Premier ministre jusqu’en 2012, jouit du prestige nécessaire pour s’efforcer d’inverser le courant vers l’abîme, vers l’effritement des zones vitales d’influence dont il a hérité. Dès lors, le président agit d’entrée de jeu. 260

L’ancien lieutenant-colonel Vladimir Poutine est issu du KGB, la fameuse phalange sécuritaire de l’URSS où se formait une « élite » intellectuelle de premier rang. Devenu chef de l’État, il renforce évidemment les forces de sécurité à sa dévotion et décapite la « vieille garde » des temps anciens, nostalgique et comploteuse. Il limoge notamment six généraux de haut rang : le chef de l’armement, le chef du commandement de la défense antiaérienne, les chefs de la protection chimique et biologique ainsi que du département des missiles et de l’artillerie. Poutine veut ainsi imposer une diminution des forces stratégiques qui ne répondent plus à la nouvelle situation internationale. En effet, une guerre entre les USA et la Russie n’est plus guère à l’ordre du jour. Tout au contraire, il veut renforcer les forces tactiques, susceptibles de combattre sur ses frontières menacées par un islam caucasien virulent et certaines velléités de déstabilisation de son glacis protecteur – Pologne, Balkans, Ukraine, Géorgie, Afghanistan – par des menées occidentales. Quant à la Chine, elle est devenue son alliée mais ne le seraitelle plus qu’elle est de toute façon très démunie en armement sophistiqué. Autant de raisons qui l’engagent à ne plus conserver un arsenal de 11 000 têtes nucléaires, dont le nombre pourrait, selon les experts, être divisé par… sept, ce secteur offensif étant alors confié à l’aviation et aux sous-marins. L’armée est d’ailleurs devenue le bras principal de la restauration de la puissance russe, mais Vladimir Poutine 261

veille cependant à renforcer considérablement le pouvoir civil qui avait, avec la suppression du parti communiste voulue par le président Eltsine, souffert d’une réduction drastique de gestion et de contrôle, au point d’avoir engagé le pays dans la voie du chaos. Moscou est en effet devenu bien conscient que toute démocratie est conditionnée par la suprématie du civil sur le militaire. Mais ce n’est pas une raison pour cesser de choyer une armée au moment où il faut maîtriser tout glissement mafieux… et contenir le harcèlement expansionniste de l’Occident. Par exemple, la dernière initiative américaine qui exaspère Moscou : l’installation d’un réseau de radars – dont un géant en Turquie – et d’antimissiles placés via l’OTAN en Europe de l’Est contre la menace nucléaire de dangereuses nations émergentes – dont l’Iran et la Corée du Nord. Mais cette politique russe nouvellement revue ne présente pas que des avantages et des motifs de satisfaction pour l’Occident. Le président Poutine est un ardent nationaliste et, qui plus est, fortement épaulé par l’Église orthodoxe en pleine croisade de « revanche » après l’oppression communiste dont elle a fait l’objet. Jugez du véritable martyre dont elle fut la victime. En 1922, Lénine veut mettre à profit disette et misère pour éradiquer la religion. Il adresse une directive au Politburo :

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« (Il faut) mettre à profit la famine pour fusiller le plus de prêtres possible, afin qu’on s’en souvienne durant des décennies. Attribuez-leur la responsabilité de la situation ». En un an, 2 700 prêtres et évêques, 2 000 moines, 3 400 moniales sont exécutés dans des conditions affreuses : fusillades, empalements, plomb fondu, désarticulations. De 1917 à 1941 meurent 600 évêques, 40 000 prêtres, 120 000 monastiques d’après les statistiques citées par Henri Tincq dans le journal français « Le Monde » du 16 juillet 1999. Sans compter les églises et monastères détruits ou récupérés pour en faire des entrepôts ou des… piscines. Revanche donc des orthodoxes contre les restes du communisme, mais aussi contre le triomphalisme d’une Église catholique dont le pape polonais fut pourtant l’un des grands artisans de l’effondrement du communisme. Encensé par les orthodoxes après la « libération », le pape Jean-Paul II devint vite leur « bête noire ». En effet, les uniates d’Ukraine, rattachés à Rome, ont pu, grâce à lui, récupérer leurs églises confisquées par Staline et offertes… aux orthodoxes contrôlés par Moscou. Les « bons » orthodoxes, les martyrs de l’oppression, ne supportent pas ce retour pourtant légitime des martyrs catholiques. Et l’écroulement de la Fédération yougoslave, couplé au démantèlement par les Occidentaux procroates de la puissance politique et militaire des Serbes orthodoxes, mit le feu au poudre.

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NDLA : Pour bien comprendre le « réflexe » serbe, il nous faut faire un petit retour en arrière, au moment de l’accession à l’indépendance de la Croatie catholique. Celle-ci fut reconnue en premier lieu par le Vatican et l’Allemagne. Or, le général Pavelitch – le chef de l’État croato-bosniaque désigné par Hitler – et 30 000 de ses Oustachis, responsables du massacre de 400 000 à 500 000 Serbes durant la dernière guerre mondiale, purent s’enfuir et mourir sereinement en Amérique latine grâce à des passeports du Vatican et… à l’aide des services secrets anglais ! À n’en pas douter, cela mérite un commentaire… En effet, après Yalta et Postdam, le pape et Winston Churchill contemplèrent, effarés, les cessions considérables de territoires accordés par le président Roosevelt aux Russes et la montée « rouge » dans certains États européens excellemment manipulés par leurs partis communistes respectifs, bien sûr aux ordres de Moscou. N’oublions pas que, par exemple, les communistes français n’entrèrent en résistance contre Hitler qu’en 1941, lors de son attaque contre l’URSS. Il est vrai que l’on peut comprendre l’effarement du Vatican et de l’Angleterre. D’une part, le bolchevisme avait avalé la moitié orientale de l’Europe et « léchait » l’Italie. Roosevelt avait concédé pareil espace de sécurité à Staline – l’URSS avait perdu 20 millions de citoyens face à l’agression nazie – pour obtenir son intervention contre le Japon, avec lequel l’URSS n’était pas en guerre. Il convient à ce sujet de ne pas oublier que la bombe atomique n’existait pas encore et que les pertes américaines sur le front du Pacifique étaient excessivement 264

lourdes. Les Américains estimèrent avoir besoin de l’armée soviétique pour vaincre le Japon. Calcul dangereux. Les Japonais replièrent leurs troupes vers leur archipel afin de le défendre désespérément de peur d’être envahis par les Russes plutôt que par les Occidentaux. Le communisme constituait en effet aux yeux des Nippons une menace maximale pour la survie du principe impérial ancestral du pays. Ainsi, Staline put s’emparer sans coup férir d’une belle portion de l’Asie et joindre les troupes communistes de Mao-dzé-Dung. Les commentateurs attribuent l’emploi des deux bombes atomiques sur le Japon – qui avait déjà demandé la paix via Moscou – au désir des Américains de contraindre les Russes à rentrer chez eux. D’autre part, Tito, le chef de la résistance communiste contre les nazis, avait liquidé physiquement la résistance prooccidentale dirigée par un général dépendant de Londres. Enfin, à Varsovie, l’armée russe avait sereinement – prenant même ses quartiers de repos sur l’autre rive de la Vistule après avoir reculé de 20 kilomètres pour bien indiquer aux Allemands qu’elle leur laissait le champ libre – assisté au massacre de la résistance polonaise aux ordres de son gouvernement en exil à Londres. Cette résistance avait déclenché la rébellion ouverte afin d’accueillir les Soviétiques dans la capitale, ce que Staline voulait évidemment éviter. Il n’est pas inutile de comparer cette manœuvre avec celle qui présida à l’insurrection de Paris, menée par les communistes après que les autorités allemandes locales eurent capitulé et accepté de ne pas détruire Paris comme l’ordonnait Hitler. Le 265

but de Moscou était identique : accueillir le général de Gaulle et les Américains en possesseurs de Paris et monnayer ensuite leur participation – auréolés du grand prestige historique de « libérateurs de Paris » – à un gouvernement placé dès lors « sous l’influence » de Moscou. Pour contrer cette éventualité – et la destruction éventuelle de Paris par des troupes allemandes s’estimant trahies car attaquées en plein repli aux termes de l’accord signé – les Américains accordèrent à de Gaulle l’autorisation de foncer sur Paris avec la 2e division blindée. Conclusion : l’Occident, et le Vatican tout particulièrement, était convaincu qu’une troisième guerre mondiale allait rapidement suivre la deuxième. Et que des troupes « sûres », comme celle des Oustachis, seraient précieuses dans ce cas. En politique internationale, l’éthique n’est pas de mise, nous l’avons déjà souligné. Qui gagne avait raison d’agir ainsi. Rappelons à cet égard que les Américains et les Russes s’empressèrent « d’accueillir » parmi eux tous les savants allemands qui avaient contribué à la construction des fusées V1 et V2, lesquels savants les amenèrent jusqu’à la Lune. L’orthodoxie est donc exaspérée par le double antagonisme dont elle estime être victime de la part des catholiques et de l’islam du Caucase. Rome, certes en reconquête d’un terrain perdu, tente d’effectuer ce retour pacifiquement. Alors que l’islam du Moyen-Orient est dangereux, exacerbé, alimenté par les pétrodollars saoudiens, libyens, iraniens et par… une politique américaine qui, à l’époque, n’hésitait pas à utiliser l’islam intégriste pour affaiblir les restes de la puissance russe. 266

À cet égard, nous avons suffisamment traité des convictions ultra-intégristes des taliban afghans qui, après avoir vaincu les Soviétiques, ont été « réveillés » pour servir les intérêts américains en quête de gaz turkmène. Sans conteste, il s’agissait donc de détourner vers l’Occident le pétrole et le gaz de l’islam ex-soviétique, et de liquider les régimes musulmans estimés trop « tièdes », car passés à un comportement néo-communiste favorable à Moscou. Il s’agissait également d’occuper la frontière orientale de l’Iran, le grand Satan aux yeux des Américains. Mais les taliban vont échouer. Pour trois raisons essentielles. D’abord, ils sont réellement « infréquentables » sur le plan des mœurs, et les associations féminines se déchaînent aux USA, car il leur est insupportable d’assister à la privation de toute éducation et de toute liberté pour les femmes. Ensuite, ils font exploser les bouddhas géants de Bamiyan au grand dam d’une Asie entrant en ébullition contre Washington. Enfin, la Russie s’engage résolument à soutenir les tribus du nord de l’Afghanistan afin de protéger « son » gaz turkmène. Une bavure d’un des deux camps pourrait entraîner des conséquences diplomatiques dangereuses. Le président américain doit dès lors modification – remarquable – de ses plans.

opérer

une

Il imagine que le gaz turkmène pourrait être acheminé vers la Turquie par un gazoduc immergé dans la Caspienne pour

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atteindre donc la Méditerranée via l’Azerbaïdjan et la partie orientale de la Turquie. Un oléoduc doublerait rapidement le gazoduc afin d’acheminer les pétroles turkmène et kazakh vers la Méditerranée, en pompant au passage le pétrole azéri de Bakou ! La Turquie deviendrait dans ce cas de figure la charnière vitale d’un immense dispositif destiné à détourner les richesses en hydrocarbures de la partie de l’ex-Empire soviétique encore soumis à tutelle russe. Voilà le plan « miraculeux » que nous annoncions en amont de ce texte, ce plan dont rêve la Turquie. Entre autres parce que son adhésion à l’Union européenne serait assurée, l’usage de son territoire garantissant l’approvisionnement en énergie de l’Europe… et de l’OTAN. D’où la pression diplomatique maximale de Washington sur l’Union européenne, car il faut, à tout le moins, promettre aux Turcs une adhésion afin d’arrimer solidement cette nation à l’Occident, tant sur le plan économique que stratégique. Il est vrai qu’en 1999, cette adhésion paraît fort alléchante. La Turquie dispose d’un réservoir d’eau stratégique, elle est un bouclier essentiel de l’OTAN, elle est alors l’alliée d’Israël, elle est productrice « à ne plus savoir qu’en faire » d’électricité par houille blanche, et elle deviendrait le relais d’approvisionnement en gaz et en pétrole pour un Occident trop tributaire de l’OPEP – dominé par les Arabes du Golfe – et de la Russie fort peu rassurante en termes de partenariat politique. 268

Mais, disent certains observateurs prudents, la Turquie seraitelle encore une alliée de choix si son islamisation parvenait à étouffer sa structure laïque ? Car existe une perspective fort peu rassurante : Ankara posséderait, grâce à une position devenue remarquable en matière énergétique, le moyen parfait d’exercer un somptueux chantage en se servant de cet avantage pour imposer les « valeurs spirituelles » de sa civilisation très différente de l’européenne. Débute alors un débat qui ne fera que croître et embellir : faut-il accepter l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ? La mariée est peut-être trop belle pour ceux qui craignent la libre circulation de 80 millions de Turcs musulmans dans une Europe très échaudée par un islam qui n’entend pas s’intégrer et s’adapter au comportement religieux ou social discret des Européens. Pour ceux-là, le sort de la femme musulmane ne semble guère évoluer au contact de la société occidentale. Bien au contraire, se renforce « la visibilité de la différence », non seulement par le port de vêtements « couvrants », mais par le maintien d’une endogamie au sein de la communauté musulmane. Comme à Médine après l’Hégire, il n’est pas admis qu’une musulmane épouse un « étranger en religion ». À la limite, il y a acceptation – malaisée – par les familles islamiques du mariage d’un de leur fils avec une Européenne, à condition que celle-ci se convertisse à l’islam afin que soit assurée l’éducation religieuse musulmane univoque des enfants à venir, mais il y a couramment refus de la situation inverse, à savoir le mariage d’une de leur fille avec un Européen non converti. 269

Car, dans l’islam, c’est le mari qui décide souverainement de l’éducation et de la garde des enfants – au point qu’en cas de divorce, la loi belge régissant cette garde n’est pas applicable dans le pays d’origine de l’immigré. Admettre un époux européen non converti éroderait dès lors à la longue la cohésion spirituelle exigée inébranlable par l’islam, dès lors considérée comme fort menacée en terre chrétienne ou laïque. Cette protection d’un sacré exclusif est à ce point vitale qu’elle peut mener au « crime d’honneur » rachetant la faute de la « fautive » afin de laver la honte de sa famille ! Le refus d’un mariage arrangé peut mener au même drame. La dilution de l’umma dans une société d’accueil ne peut être envisageable, car elle dissoudrait le message sacré du Prophète. NDLA : Le judaïsme participe également du même principe endogamique, d’autant que c’est par la mère que se transmet le sceau de l’Alliance avec Yahveh. Ce privilège fait du peuple juif un peuple élu par « son » Divin et il n’est pas envisageable que soit admis au sein de cette aristocratie le « tout-venant ». La différence entre ces deux courants religieux qui prétendent chacun détenir l’exclusivité d’une Révélation bien sûr proclamée incontestablement supérieure aux autres réside dans le fait que l’islam compte suffisamment de fidèles pour envahir et « conditionner » un continent alors que le judaïsme ne peut prétendre y parvenir. D’ailleurs, par essence, en tant que peuple élu, il n’y prétend pas. Posséder les gènes les plus performants par la volonté d’un dieu exclut toute expansion prosélyte. Voyez à cet égard l’attitude japonaise : on naît Nippon, favori de la déesse Amaterasu. Et on ne peut 270

pleinement le devenir puisque une naissance privilégiée est seule en mesure d’accorder à un individu son élévation spirituelle. La noblesse d’avant 1789 ne s’efforçait guère de répandre au tout venant le sang bleu qui lui permettait de dominer l’espèce roturière. Le judaïsme est donc une religion moins inquiétante pour ceux qui l’hébergent. Le communautarisme est une revendication récurrente pour toute religion empreinte de la certitude absolue de détenir le trésor de la Vérité unique. En ne considérant que le seul islam, celui-ci insiste sans cesse sur le fait qu’il est la seule religion parfaite, car marquée du dernier sceau du Divin à la différence du judaïsme et du christianisme. Au point que, si la conversion à l’islam est considérée comme une normalité évidente, l’apostasie doit être punie de mort. Il va sans dire que dans la première décennie du XXIe siècle, l’inquiétude devient de plus en plus palpable au sein des différents gouvernements européens, effrayés par la montée du communautarisme musulman. À un tel niveau que la gauche elle-même est contrainte de prendre en compte les messages des partis de droite et d’extrême droite, tant la population ressent la dégradation de son confort de vie fondé sur des décennies d’apaisement des conflits d’ordre spirituel face au réveil d’un déséquilibre hargneux vécu comme intolérable. À cet égard, un témoin que l’on peut vraiment qualifier d’extérieur, en l’occurrence le président libyen Kadhafi, a

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livré son opinion dans le N° 474 de l’hebdomadaire français « Paris-Match » du 7 octobre 2010. NDLA : Avant de parcourir le texte, rappelons que nous reprenons par ailleurs les termes d’un discours du leader libyen, prononcé lors d’une rencontre entre musulmans. Adressée à des Européens, cette deuxième version est nettement plus courtoise. Mais on remarquera que le fond des propos est identique et exprime une conviction armée d’une totale certitude d’être le chantre de l’irrésistible victoire de la seule vraie religion, la sienne. À présent, lisons-le : « La Turquie est un pays musulman de 75 millions d’habitants. Si l’on ajoute les populations de l’Albanie, de la Bosnie, du Kosovo, de toutes les communautés islamiques des autres pays européens – qui se comptent par millions – plus les Européens convertis à l’islam dont le nombre est en constante augmentation, compte tenu du vieillissement de la population de l’Union européenne et du fait que le nombre de chrétiens a tendance à stagner, pour moi, il apparaît clairement qu’à l’avenir, l’Europe ne sera plus ce qu’elle est aujourd’hui. On ne peut pas dire qu’elle sera chrétienne, mais musulmane. (…). Ce sont des données objectives. » Et il poursuit, considérant ce fait comme bénéfique et porteur d’apaisement dans le domaine des antagonismes religieux : « (Le Prophète) dit que la véritable religion, c’est l’islam. Il dit que celui qui choisit une (autre) foi sera parmi les perdants le jour du Jugement dernier. (Puisque il est le dernier 272

Prophète), ceux qui ont embrassé d’autres croyances avant lui auraient dû le suivre. Ainsi, à la fin, il n’y aurait eu qu’une seule religion. C’est ça, le texte du Coran. » Dont acte. NDLA : C’est la raison, avons-nous dit, pour laquelle la conversion à une autre religion que celle du Prophète est, pour l’islam, un acte proscrit et, dans les temps anciens, toujours puni de mort. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’actuellement cette menace n’existe plus. En effet, pour en être convaincu, il suffit de lire le témoignage de Joseph Fadelle dans son ouvrage « Le prix à payer », aux éditions de l’Oeuvre. Chiite irakien, il se convertit au christianisme et, l’apprenant, son père lui déclare : « La honte va retomber sur moi. (Déjà) qu’un jeune devenant sunnite (condamne) ses parents à ne plus (fréquenter) les chiites et (à aller) dans les mosquées chiites. Alors (avoir) un fils chrétien ! » Et, jeté dans le coffre d’une voiture, il est présenté à l’ayatollah Mohammed Sadr. Sentence : « S’il se confirme qu’il est chrétien, alors il faudra le tuer, et Allah récompensera celui qui accomplira cette fatwa. » Joseph Fadelle s’enfuit alors en Jordanie où il échappe de peu à la vindicte meurtrière de ses frères et de son oncle. Il vit actuellement en France où il conclut le livre qu’il n’a osé publier qu’après neuf ans de séjour dans ce pays où il se sent moins menacé en déclarant : « Je suis sûr que je serai tué par un musulman. Mais je n’arrêterai pas de témoigner. Ils tueront mon corps, mais pas mon âme. »

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Il est donc faux de prétendre, à l’instar de certains musulmans jouant l’ouverture, que la conversion n’est plus un tabou. Les communautés chrétiennes vivent actuellement des heures extrêmement tumultueuses dans tous les pays musulmans, car elles sont considérées comme les vecteurs d’un prosélytisme « agressif ». Le choix de l’exil devient la règle et Rome s’en émeut et s’en indigne au point, en 2010, d’y consacrer un synode de 150 cardinaux. Nous y reviendrons en traitant plus à fond du problème de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Faut-il dire que tout ce que nous avons décrit est en complète contradiction avec le texte des droits de l’homme pour lequel l’apostasie – le principe de conversion – fait partie de la liberté de pensée. Il est bon de savoir à ce sujet que le christianisme – qui cependant reconnaît, tout en condamnant les bûchers de son passé, le droit de se convertir à une autre religion – et l’islam n’ont pas souscrit à cette Déclaration essentielle qui ouvre à l’égalité homme/femme, au droit à l’euthanasie, à la libéralisation de l’avortement, au respect de l’homosexualité… * En conséquence de ce qui précède, est-il surprenant que l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Union européenne pose problème ? Un problème qui gagnera en intensité en 2002, au lendemain de la victoire brillante du parti AKP, « autoproclamé modéré ». Un parti dont les dirigeants appartenaient

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cependant pour une grande part au parti Refah, dissous pour tentative excessive d’islamisation du pays. Cette nouvelle donne islamisante ne troublera guère les ÉtatsUnis, tant les plans de Washington exigeaient la participation d’Ankara, le gaz et le pétrole constituant des arguments déterminants, décisifs. Des arguments supplantant même les motifs fondés sur les avantages stratégiques et écartant apparemment toute méfiance devant le nouveau fait pourtant essentiel de la victoire d’un parti dont l’objectif est de démanteler la Constitution laïque d’inspiration kémalienne. Le sommet de Copenhague de décembre 2002 aura « sur les bras » cette perspective peu réjouissante pour la laïcité européenne… et également pour la turque ! Nous aborderons en aval ces appréhensions légitimes. Mais conservons le rythme de la chronologie. En 2000, un perturbateur d’importance entre en lice : le président Poutine, qui, nous le savons, a remis à l’heure l’horloge de la dignité russe et n’entend se résigner ni à être le chef d’une nation satellitaire de l’hégémonisme des ÉtatsUnis ni la victime d’une mondialisation servant l’intérêt de multinationales, surtout si elles sont américaines. Le président Poutine prend donc les choses en main. Énumérons les actions de Moscou au début de l’an 2000, au début1.de l’ère Poutine donc :

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Signature d’un accord avec le Kazakhstan pour augmenter, par ses oléoducs, l’approvisionnement en pétrole de la Russie. Production : 4 millions de barils par jour (4 mbj). Signature d’un accord portant sur le doublement des livraisons de gaz turkmène vers la Russie. Et cette fois, Moscou paie rubis sur ongle. Nous ne sommes plus à l’époque d’Eltsine. Signature d’un accord d’assistance militaroénergétique – soutien militaire russe contre énergie – entre la frange islamique de l’ex-URSS et la Russie. Il ne faut pas oublier que trois des cinq présidents centre-asiatiques sont alors d’anciens apparatchiks, premiers secrétaires des partis communistes locaux. L’Ouzbékistan a ainsi lancé avec le Tadjikistan une vaste campagne d’éradication de l’intégrisme islamique, désirant ainsi demeurer des nations musulmanes exemptes des tumultes du religieux. Verrouillage des républiques caucasiennes par le réveil tactique de l’armée russe. Les pressions sur l’Azerbaïdjan sont claires : soit vous renoncez à servir de relais aux Américains, soit nous soutenons l’Arménie dans ses revendications territoriales et nous vous coupons nos livraisons en armes et munitions. Comme il est impensable que l’Occident aide les Azéris contre les Arméniens chrétiens, le nœud coulant est parfait… (NDLA : Mais nous savons déjà que l’Azerbaïdjan se rapprochera cependant plus tard de Washington… sans oser dès lors « toucher » à l’Arménie, dorénavant protégée par Moscou).

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6. Tenue au Kazakhstan d’une conférence groupant la Russie et les nations islamiques de l’ex-URSS. Ordre du jour : la solidarité, quelque peu « voulue avec insistance » par Moscou. On aboutit ainsi à une curieuse jonction d’intérêts entre une nation de religion orthodoxe – animée d’un féroce esprit de croisade contre la menace islamique intégriste et catholique romaine – et un islam ex-soviétique fortement empreint, il est vrai, de tolérance relativiste après 74 ans de communisme athée. Le nombre de mosquées ayant alors été réduit, on a vu des collectivités sunnites inviter les chiites à venir prier dans leur temple, et inversement ! Une tolérance née d’une résistance commune à une oppression cruelle, mais aussi – indéniablement – à une relativisation des concepts dogmatiques, due à un enseignement public massif essentiellement athée. NDLA : Il est peut-être édifiant de souligner que, durant la domination – débutée en 1972 et se maintenant durant la guerre soviéto-afghane – du parti communiste en Afghanistan, les filles furent obligées de suivre un cursus scolaire approfondi. Ce fut la seule période où l’on assista à l’éclosion de diplômées de haut vol, servant l’administration, les hôpitaux, les tribunaux… Une modernité surprenante interdisant même le port de la burqa ou du niqab. Les États-Unis, logiquement engagés dans une Guerre froide devenue fort chaude lors de l’invasion soviétique, choisirent, comme nous l’avons déjà souligné, les anticommunistes les plus sûrs. Des résistants issus du milieu fondamentaliste, un milieu « dopé » par plus d’une centaine d’écoles coraniques wahhabites formant les taliban. L’armée soviétique s’étant

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retirée en 1988, une chape de plomb retomba sur les femmes afghanes. Malheureusement pour ces dernières, les armées occidentales actuellement sur le terrain afghan se gardent bien d’ajouter à leurs difficultés l’affrontement avec l’immense majorité du peuple qui veut le retour à une excessive « virilité » locale réaffirmée. Certes, les Occidentaux encouragent cependant les initiatives d’enseignement ouvert aux filles, mais tout dépend du gouvernement afghan « protégé » par « les troupes de libération ». Or, celui-ci – qui bénéficie d’une faible popularité, est au surplus assez corrompu et gère une partie minime du pays – est lui-même empreint de traditions patriarcales tenaces… Il est navrant de constater cette perpétuelle volonté du « fond religieux » de l’humain de refuser à la femme le développement culturel de son cerveau. Peur de perdre le pouvoir politique, peur de perdre le pouvoir domestique, peur de perdre une virilité fondée sur l’arrogance du muscle ? Toujours est-il que cette constance de l’écrasement du féminin semble être statistiquement éternelle. Et il est étonnant que le conditionnement inculqué aux filles les convainc non seulement d’accepter ce statut de proie sexuelle à camoufler, les amenant pratiquement à un statut d’objet, mais entraîne même certaines d’entre elles à le réclamer avec un acharnement de militantes. Pour celles-là, le camouflage de la séduction devient un devoir impératif. Comme si le diable logeait dans la vision publique de leur

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charme, et que le regard des hommes les avilissait au niveau des prostituées. Le vocable « pute » accable trop souvent les réfractaires, alors que les hommes peuvent se parer en mâles conquérants nimbés d’une superbe assurance. Nous nous rappelons à ce propos une réflexion éclairante. À la question posée à Sanaa à un ami musulman du Yémen, habillé tout de blanc sous un soleil de plomb : « Pourquoi êtes-vous tous habillés de blanc ? », la réponse, logique, fut « Parce que cela réfléchit la chaleur »… Mais comme toutes les femmes yéménites portent le niqab noir, une réflexion s’imposa : « Mais vos femmes sont habillées de noir ! » Réponse : « C’est infiniment moins salissant. » Dont acte. Mais revenons à l’action déterminée de Vladimir Poutine visant à empêcher les États-Unis d’importer du pétrole et du gaz des régions de l’est de la Caspienne. Les conséquences ? Le projet américain de pipeline – gazoduc et oléoduc – rejoignant le Kazakhstan au port turc de Ceyhan via le Turkménistan, la mer Caspienne et l’Azerbaïdjan est condamné – provisoirement, nous le constaterons – sous la pression du Kremlin. D’ailleurs, le Consortium international occidental chargé d’opérer les travaux a vidé les lieux. Le Royal Dutch-Shell et la PSG – alliance entre Bechtel et General Electric – ont fermé leurs représentations régionales et fait leurs valises. 279

Américains, Anglais et Hollandais sont rentrés chez eux. À Washington et en Europe, mais surtout à Ankara, on met le drapeau en berne… Jusqu’à l’après-11-septembre 2001, moment où s’installe une « euphorie » russo-occidentale anti-terroriste tant les intérêts deviennent semblables devant le péril commun. L’Occident se fait octroyer trois gisements off-shore au large de l’Azerbaïdjan, soit un pactole – pour débuter ? – d’un million de barils/jour avec, en échange, une participation financière occidentale dans la restauration des installations pétrolières du port de Bakou, dans un triste état, « à la soviétique ». Et l’entreprise de construction de l’oléoduc Bakou-TbilissiCeyhan en terrain mouvementé commence en 2002. Doublé d’un gazoduc, il traverse à présent, sur 1 750 kilomètres, les terres de la Géorgie et de la Turquie plutôt que celles de l’Arménie en litige avec l’Azerbaïdjan. Mais nous verrons que l’accaparement de la Géorgie par les USA a alimenté très gravement le réveil d’une guerre « très » froide. * Nous avons abondamment parlé de l’eau turque comme instrument remarquable de stratégie politique. Mais de manière générale, l’eau devient un problème fondamental avec l’échauffement de la planète, la démographie galopante et des rapports conflictuels en telle abondance que les ententes deviennent aléatoires.

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10. La paix en Palestine, avant tout un problème d’eau. • La guerre de 1967 et l’ébranlement du Proche-Orient Nous avons déjà annoncé que nous aborderions le cas remarquable de cette région dans son rapport avec l’approvisionnement en eau. En effet, la guerre de 1967 est entièrement liée à ce problème vital. Elle est de ce fait extrêmement éclairante sur les motifs des comportements politiques d’Israël et de ses voisins. Carte d’Israël en 1967 : la guerre de l’eau

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Remarquons sur cette carte d’Israël et de ses voisins le cours du fleuve Jourdain, capital pour la région. Ce fleuve est alimenté au nord par une source libanaise, le Hasbani et au 282

nord-est par deux rivières syriennes s’unissant en fin de parcours, le Dan et le Baniyas. Ces trois sources sont essentielles pour alimenter, loin en aval, le lac de Tibériade. Au sud de ce lac, le Yarmouk syrien est l’affluent le plus important du Jourdain. Conclusion : toute l’eau s’écoulant en surface est aux mains des musulmans. En 1964, Damas, Beyrouth et Amman projettent de détourner le cours du Hasbani libanais vers le Dan et le Baniyas en contournant le territoire israélien, et de prolonger cette captation d’eau par un canal débouchant dans le Yarmouk. Le débit de l’ensemble de ce réseau hydrographique considérable serait retenu par un énorme barrage situé à Mukkelba, sur le cours massivement amplifié du Yarmouk à la frontière syrojordanienne. NDLA : Les voisins d’Israël lui reprochaient la surabondance de captation d’eau servant à son irrigation moderne extrêmement développée et rentable, mais aussi à couvrir les besoins domestiques d’une population au niveau de vie européen – usant de douches, de bains, de piscines –, des besoins jugés excessifs eu égard à la rareté de l’eau disponible. On peut deviner l’émotion en Israël lorsque se construisent des barrages sur toutes ces rivières, asséchant ainsi le Jourdain, et, en conséquence, le lac de Tibériade, alors la seule réserve d’eau douce d’Israël.

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Lorsque les Israéliens demandent à l’ONU d’intervenir, car il y va de leur survie, le délégué russe – Moscou avait alors choisi le camp arabe – répond : « Si vous n’y étiez pas, vous n’auriez pas de problèmes ! » L’URSS avertit la Syrie qu’une forte concentration de troupes israéliennes s’effectue en Galilée. La nouvelle est fausse ! Mais le Kremlin estime que le temps est propice à frapper militairement Israël, à l’affaiblir, voire à l’éliminer en tant que pion essentiel de Washington dans une région où résident nombre de « clients » de Moscou. À savoir la Syrie, l’Irak, l’Égypte, l’OLP d’Arafat, les réfugiés palestiniens… Appel au secours de la Syrie au président égyptien Nasser, lui-même fortement sollicité par Moscou, qui a financé le barrage d’Assouan et rééquipé totalement son armée après la défaite de 1956. Lequel Nasser demande le départ des casques bleus installés le long de la frontière du Sinaï. Il l’obtient, ce qui est logique, puisque la présence de ces soldats avait été demandée en 1956 par l’Égypte pour la protéger contre une éventuelle agression israélienne. Mais U Thant, le secrétaire général de l’ONU, donne l’ordre d’effectuer le retrait en… 24 heures ! La mobilisation de l’armée israélienne ne peut être acquise en si peu de temps. Les sionistes s’en souviendront… lorsqu’on leur proposera plus tard une « paix garantie par l’ONU ». Simultanément, le président Nasser ferme le canal de Suez aux navires israéliens, mais aussi aux bateaux hollandais

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(guerre de libération en Indonésie) et portugais (guerre de libération à Timor). Infraction grave à la libre circulation dans un canal de statut international. En effet, si le canal est placé sous la gestion nationale de l’Égypte, qui en recueille les bénéfices à charge de l’entretenir, le droit de passage ne peut être mis en cause par Le Caire. Supposons un instant que le Panama bloque la circulation de « son » canal, ou que la Turquie interdise le passage du Bosphore aux navires russes… ce serait immédiatement le conflit majeur avec Washington ou Moscou. De plus, le président Nasser bloque aussi le golfe d’Aqaba, la seule voie desservant le port israélien d’Eilat. Pour ce faire, il fortifie la côte du détroit de Tiran. Israël ne peut donc plus accéder à la mer Rouge et, de là, à l’océan Indien. C’est le moment que choisit le général de Gaulle pour vendre 110 Mirages à la Libye. Protestation d’Israël. Réponse : « Le contrat prévoit un usage local purement défensif de ces avions ! » Des appareils de reconnaissance israéliens repèrent quelques jours plus tard des avions libyens sur les aéroports égyptiens. Aucune réponse de Paris, qui se contente d’annoncer qu’aucune pièce de rechange, qu’aucune munition française

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ne sera livrée à Israël pour ses propres Mirages s’il attaque le premier ! Après l’ONU, c’est la France qui perd la confiance des sionistes. Quant aux Anglais, le souvenir douloureux d’un passé récent suffit à les proscrire également de la liste des protecteurs. Les Israéliens distinguent sur écoute des voix russes s’interpellant d’un fortin à l’autre sur le mont Golan, qui domine le lac de Tibériade et toute la Galilée. Les canons syriens de 133 mm fournis par la Russie peuvent tirer jusqu’à 30 kilomètres. Tout le nord d’Israël est à portée de tir, pratiquement jusqu’à la côte, jusqu’à Haïfa. En Égypte, la mobilisation bat son plein. Des colonnes de chars montent vers le Néguev. La Jordanie, la Syrie, le Liban sont eux aussi sur pied de guerre. Aucune chancellerie européenne ne bronche. Les appels frénétiques à la liquidation d’Israël, et même au massacre des juifs, se répandent sur les ondes arabes. La tension devient insoutenable. Nous pouvons l’affirmer personnellement car nous étions alors journaliste-éditorialiste à la Radiotélévision belge. Se répandent dans les médias musulmans de véritables annonces d’apocalypse à l’encontre des sionistes. Tout se déroule « comme si » le monde attendait l’élimination de l’État juif, car la disproportion des forces en présence est

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écrasante en faveur des troupes coalisées des quatre voisins d’Israël. Lequel parviendra à l’emporter ? À la stupéfaction générale, en six jours, Israël conquiert tout le Golan et tout le Sinaï ! Comment cela a-t-il pu se produire ? L’explication relève d’une incroyable négligence de ses adversaires. Les Soviétiques ont évidemment engagé leurs alliés à ne pas attaquer les premiers, et à se contenter d’attendre patiemment le sursaut inévitable des Israéliens bloqués dans la Méditerranée, sans débouché vers l’Asie, et qui ne tarderaient pas à manquer d’eau. Moscou pourrait alors intervenir pour défendre ses protégés contre une « agression sioniste ». Les Américains faisaient de même. Israël attaqué, les ÉtatsUnis pourraient invoquer une aide à une nation à leurs yeux martyre, victime d’une attaque généralisée des alliés de l’URSS. Une « drôle de guerre » s’installa donc, rappelant celle de 1939-1940, où Français et Allemands campèrent paisiblement sur leurs positions… avant l’invasion de la Belgique. À la différence qu’aucune guerre n’avait été déclarée entre Israël et ses voisins arabes, ces derniers se contentant de rejeter la résolution de l’ONU reconnaissant l’existence d’une entité juive et d’étouffer l’État hébreu en l’asséchant grâce au

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blocus de cinq armées coalisées prêtes à en découdre en cas de réaction israélienne. Mais les Israéliens – Moscou avait vu juste – ne pouvaient attendre éternellement, leurs réserves d’eau allant diminuant. D’autre part, leur territoire exigu ne se prêtait pas à une guerre défensive. Pour vous donner la mesure du problème stratégique, sachez que la Cisjordanie – aux mains de l’excellente Légion arabe du roi Hussein – n’était séparée que de 14 kilomètres de la mer Méditerranée en son point le plus étroit ! En quelques minutes, les blindés jordaniens pouvaient mouiller leurs chenilles sur la plage entre Haïfa et Tel-Aviv ! Le Mossad, le service de renseignement militaire, a largement le temps d’étudier, avec ses avions de reconnaissance à haute altitude, les fameux U2, les habitudes de la chasse égyptienne lorsqu’elle effectue ses patrouilles matinales. Constatation stupéfiante : systématiquement, les avions égyptiens s’envolent à l’aube, surveillant la frontière, puis atterrissent vers 07 h 30 du matin pour que les équipages puissent partager le petit-déjeuner. Les patrouilles reprennent quelque trois quarts d’heure plus tard. L’état-major israélien décide de tenter sa chance. À vrai dire, pour une nation disposant d’une aviation très inférieure en nombre à celle de ses ennemis – 350 avions contre 790 pour les coalisés –, le pari était extrêmement risqué. La moindre erreur dans les prévisions, fondées essentiellement sur un calcul de probabilité, entraînerait des pertes sévères du côté israélien, qui ne pouvait se le permettre. 288

Toute la force vive de l’aviation israélienne, chasseurs et bombardiers de marques hétéroclites, s’envole passé les 7 heures du matin vers la Méditerranée, au ras des flots pour tenter d’éviter d’être repérée par les radars ennemis. Et ce, en direction de la VIe flotte américaine croisant au large. Au cas où quelques radars égyptiens auraient aperçu le mouvement, leurs opérateurs pourraient croire à des manœuvres d’avions américains. Ensuite, l’armada israélienne pivote vers le sud et arrive audessus de l’Égypte vers 07h45, en plein milieu du petitdéjeuner des pilotes égyptiens. En une heure, au moins trois cents cinquante avions égyptiens sont détruits au sol, et toutes les pistes mises hors d’usage en utilisant des bombes techniquement adaptées. La guerre est gagnée. En effet, sans opposition aérienne, l’aviation israélienne harcèle les blindés et l’infanterie des Égyptiens massés dans le Sinaï. Des troupes parachutées sur leurs arrières bloquent les deux passes qui permettraient un reflux vers le canal de Suez. Elles laissent s’écouler l’infanterie vers l’ouest, vers l’Égypte, mais empêchent tout repli du matériel. Les chroniqueurs estiment qu’un millier de chars soviétiques quasiment neufs tombent ainsi aux mains des Israéliens. Ces derniers atteignent le canal de Suez en six jours et, au cours de cette même semaine, prennent le Golan avec ses sources vitales. Le Golan et le Sinaï occupés, les Israéliens estiment que leur pays est dorénavant assuré d’un approvisionnement en eau et 289

d’un espace sécurisé au Sud-Ouest contre toute velléité égyptienne à venir. Ils proposent au roi Hussein de maintenir ses troupes immobiles. En effet, la guerre contre les alliés de Moscou est terminée. De leur côté, les Hachémites sont pro-occidentaux et ont de tout temps entretenu des rapports honorables avec le sionisme, mais à l’inverse, quelque peu tendus avec les vaincus syriens et égyptiens. Damas a même voulu à plusieurs reprises attenter à la vie du roi Hussein, estimé trop proche des thèses occidentales et, au surplus, symbole sacralisé du sunnisme. Une cohabitation entre sionistes et Jordaniens est donc envisageable. La présence, depuis 1949, de la Légion arabe en Cisjordanie représente même pour Israël un avantage, car elle contrôle les Palestiniens ! À l’inverse, fait à souligner, l’armée israélienne représente une garantie de sécurité pour la royauté hachémite car elle la protégerait en cas d’invasion de troupes étrangères à la solde de Moscou. N’oublions pas que la Syrie, chiite, alliée de Moscou, héberge un nombre appréciable de réfugiés palestiniens – dont le chef du Hamas – chassés de Jordanie par la Légion arabe en 1970. Refus par le roi Hussein de la proposition israélienne, et ses troupes attaquent Israël.

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Il s’en expliqua avant de mourir : « Mon honneur m’empêchait de rester neutre alors que des frères arabes étaient tombés dans ce conflit. » Il est très important de rappeler ce fait historique. Sans ce geste honorable – et vain –, la Cisjordanie ne serait pas devenue terre d’occupation israélienne, et Jérusalem-Est serait restée sous gouvernement arabe ! Quand l’on pense que les Israéliens affirmèrent au roi Hussein que la Cisjordanie ne les intéressait pas ! Car, à vrai dire, la possession de l’eau du Golan, le contrôle de ce plateau stratégique dominant toute la Galilée, l’occupation du Sinaï, ce glacis protecteur gigantesque face à l’Égypte et ouvrant sur la surveillance du canal de Suez représentaient pour Israël un butin grandiose amplement suffisant. Après de terribles combats de rue, les Israéliens accédèrent donc enfin au mur des Lamentations – le mur extérieur de l’enceinte du temple du roi Hérode, détruit avec toute la ville par les Romains au IIe siècle de notre ère. Enfin… car durant l’annexion de la Cisjordanie, de 1949 à 1967, ce mur, le lieu le plus sacré de leur croyance, fut interdit aux juifs. En effet, la Légion arabe, installée sur l’esplanade du Dôme du Rocher, contrôlait de ses mitrailleuses l’espace situé devant ce lieu de pèlerinage. Notons que l’esplanade qui le domine, devenue territoire israélien, abrite également la mosquée Al-Aqsa, la deuxième mosquée la plus sacrée de l’islam. Et relevons

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qu’à la différence du mur des Lamentations – interdit aux juifs de 1948 à 1967 –, l’accès à ces deux lieux sacrés musulmans n’a jamais été interdit aux croyants depuis 1967, date du début de l’occupation israélienne. NDLA : Nous ne relatons cette différence de comportement que parce que ce fait est souvent souligné par Israël en réponse aux critiques dont il fait l’objet. Et puisque nous citons une opinion israélienne, autant en passer quelques autres en revue. En insistant sur le fait que les citer n’implique aucunement que l’auteur de cet ouvrage les cautionne, comme il n’entend pas plus cautionner les thèses musulmanes afin de maintenir un juste équilibre de neutralité. Dans une matière aussi passionnelle que le conflit palestinien, le fait d’énumérer simplement les opinions de chaque camp est en effet souvent considéré comme inadmissible par les partisans de chacun d’eux, qui apprécieraient que l’on omette de donner la parole à l’adversaire pour n’émettre que la seule vérité, la leur. La pulsion des certitudes ne fait pas bon ménage avec les principes gouvernant une recherche historique la plus objective possible. Le pulsionnel, la véhémence, le menaçant remplacent trop souvent de nos jours l’échange diplomatique courtois. Une fois cette précaution prise concernant l’obligation de l’historien de se cantonner à la recherche de l’objectivité, relevons que le sionisme considère qu’Israël ne s’est jamais agrandi par une action offensive. Tout accroissement de territoire fut la conséquence de contre-offensives visant à repousser les invasions. La première provient du refus des 292

musulmans d’accepter la résolution de l’ONU créant une entité territoriale juive, refus immédiatement suivi d’une attaque massive en 1948. Citons la suite de l’énumération fournie par Israël : - en 1948 et 1949, agression généralisée des Arabes, opposés à la résolution de l’ONU créant une entité territoriale juive - en 1956, agression répétée des commandos égyptiens dans le Néguev - en 1967, coupure des sources du Jourdain et blocus du détroit de Tiran, avec fermeture du canal de Suez - en 1967 encore, attaque jordanienne malgré la proposition israélienne d’évitement du conflit - en 1973, agression égyptienne - en 1982, harcèlement des Hezbollahi du Liban - terrorisme accru de kamikazes entraînant l’édification du mur de Sharon qui a quasiment éliminé les attentats des kamikazes au cœur d’Israël - insurrection anti-Fatah du Hamas qui refuse de reconnaître Israël et envoie 12 000 roquettes sur les villages israéliens après l’abandon de l’occupation de Gaza, ordonnée par le Premier ministre Sharon… Cette liste n’est nullement exhaustive, considère Jérusalem.

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Il est évident qu’une liste des griefs musulmans pourrait également être spectaculaire : - invasion biblique d’une terre perdue au IIe siècle après J.-C. - occupation par un peuple s’estimant élu exclusif d’un Divin impérieux, générant un « racisme spirituel » - expansion coloniale effrénée - usage excessif d’une force militaire implacable - mépris d’un peuple arabe dont l’histoire tourmentée entraîna le déclin technologique… en grande partie à cause des attitudes arrogantes et des invasions asservissantes des Occidentaux… - trahison d’un passé d’entente exceptionnelle ayant illuminé la culture de tout le bassin méditerranéen. Malgré le désintérêt un moment manifesté par Israël, la prise de la Cisjordanie se révèle être un acquis essentiel car, située souvent à 800 mètres d’altitude, elle s’avère constituer un formidable château d’eau souterraine. Elle représente actuellement, avec des nappes phréatiques côtières, les 2/3 des ressources de la région, le lac de Tibériade comptant pour le 1/3 restant. Rappelons en conclusion où se trouve l’apport essentiel de l’eau de la Palestine. Dans les sources du Hasbani – contrôlées au Liban par le Hezbollah chiite –, du Dan et du Baniyas sur le Golan syrien et dans le château d’eau du futur (?) État palestinien en Cisjordanie. Un château

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d’eau qui s’écoule à 80 % vers l’ouest et le nord d’Israël, et à 20 % vers l’est, en Cisjordanie. À lire cette répartition de l’approvisionnement en or bleu, on conçoit aisément la difficulté d’arriver à apaiser les conflits déchirant cette terre martyre. * Dès lors, quelle est la vision israélienne de cet état de fait ? La restitution aux Palestiniens de la ligne de crête de la Cisjordanie, une ligne qui décide de l’écoulement des cours d’eau et alimente les nappes phréatiques, susciterait des problèmes complexes sur le plan sécuritaire. La création de commissions mixtes de gestion de l’eau supposerait une pacification totale du milieu palestinien et l’apaisement de la fièvre des colons ultrareligieux juifs. La restitution pure et simple des sources du Golan aux Syriens et le retrait d’Israël des contreforts du mont Hermon d’où s’écoulent le Dan et le Baniyas est « normalement » impensable pour un dirigeant israélien. Or, Damas et Beyrouth refusent toujours tout contrôle conjoint sur « leur » eau. Jérusalem propose alors une autre solution : la concession territoriale du Golan en propriété contre l’acceptation par Israël d’une occupation permanente du Liban par Damas. Refus catégorique de la Syrie. Et à présent impossibilité puisque les Nations Unies ont exigé le départ des troupes syriennes du Liban. Seul reste en place au Liban son allié le

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Hezbollah, mais qui ne peut évidemment négocier à son niveau un échange territorial. NDLA : Ajoutons, il n’est pas inutile de le rappeler, que Damas n’est pas très enthousiaste à l’idée d’avoir pour voisine une Cisjordanie palestinienne sunnite qui pourrait nourrir en armes et en finances les revendications exacerbées de ses propres sunnites. De rappeler également que, de son côté, Jérusalem préfère avoir pour voisins des chiites plutôt que des sunnites favorables aux revendications palestiniennes. En d’autres termes, la chute, en 2012, du régime des el-Assad serait un drame non seulement pour les 2 millions de chrétiens vivant en Syrie, mais aussi pour Israël. À coup sûr, l’islamisme sunnite du « type Printemps arabe » arrivant au pouvoir à Damas inonderait la Cisjordanie et servirait de tremplin au Hamas. Le Liban entrerait en totale effervescence – le Hezbollah étant coupé de son aide extérieure syro-iranienne – et les 71 % d’islamistes égyptiens pourraient être « aspirés » vers une rupture de 30 années de paix avec Israël dont la Jordanie, déjà en difficultés internes, deviendrait le seul partenaire arabe paisible possible… mais contrainte par prudence à ne pas « trop » le manifester. Après le conflit de 1967, les Israéliens entendent désormais ne plus s’en remettre qu’à eux-mêmes en matière de sécurité, nous en avons vu les raisons. Son pays accablé par les attentats de kamikazes pénétrant par une frontière fort poreuse, l’initiative du Premier ministre Sharon consista, on le sait, à construire un mur infranchissable, manifestement efficace puisqu’on constate, nous l’avons dit, l’amélioration nette de la sécurité. Une

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construction dès lors accueillie avec soulagement par 72 % des Israéliens. Et Sharon devient très populaire en Israël alors qu’il est exécré par les Palestiniens et leurs partisans européens. Ceci dit, force est de constater que certaines avancées de cette muraille protectrice pénètrent assez profondément la Cisjordanie au-delà de la ligne verte marquant la frontière d’avant 1967, qu’elles visent souvent à englober des zones de nappes phréatiques et que ses constructeurs se sont parfois fort peu souciés de préserver l’accès des villages palestiniens à leurs puits. Rappelons la vision sioniste des prétendues garanties sécuritaires promises par des pays tiers ou des organisations internationales. La France est à cet égard complètement dévalorisée après sa vente d’avions à une Libye alliée de l’Égypte lors de la guerre de 1967, d’autant que Paris construisit ensuite la centrale nucléaire d’Osirak pour Saddam Hussein à une période, il est vrai, où celui-ci était courtisé par tout l’Occident. Sans la destruction de cette centrale par les avions israéliens, Saddam Hussein aurait possédé l’arme atomique lors de la guerre du Golfe de 1991 ! Et n’oublions pas que c’est encore Paris qui protégea et « créa » Khomeiny, un pion français contre le shah Reza Pahlavi, proaméricain. Raison pour laquelle les entreprises françaises furent longtemps bien accueillies dans l’Iran des ayatollahs. Tout particulièrement, la firme Total y obtint un contrat de 12 milliards de dollars pour la construction d’équipements sophistiqués de raffinage d’hydrocarbures. 297

La Russie est évidemment discréditée, voire considérée comme une ennemie. Certes, on sait que ce pays avait été le premier à reconnaître la création de l’État israélien en 1948 et à lui procurer via des pays de l’Est occupés par elle l’armement qui permit aux sionistes de résister et même de gagner la guerre de 1949. Les Occidentaux étant plutôt proarabes, intérêts pétroliers oblige, Moscou choisit le camp sioniste malmené par Londres, mais ensuite, Israël devenant une tête de pont américaine, l’URSS devint l’adversaire de Jérusalem. Quant à Londres, il a toujours « joué » le camp arabe contre les Israéliens. Comme nous l’avons évoqué, ceux-ci n’oublient pas qu’en 1948, en quittant la Palestine, les Anglais triplèrent leur aide financière à l’armée jordanienne formée par eux et qu’ils laissèrent une partie importante de leur matériel à la disposition du roi Hussein – lequel allait attaquer Israël le lendemain même du vote de l’ONU créant cet État, en alliance avec l’Égypte, la Syrie, le Liban et l’Irak –, alors que, nous l’avons souligné, les sionistes possédaient seulement deux canons vétustes et des fusils armant quelque 6 000 « civils armés » peu entraînés mais souvent excellemment aguerris par leur participation au dernier conflit mondial. Pourtant, dans le contexte de l’époque, nul n’ignorait que les Arabes ne reconnaîtraient jamais une décision des Nations Unies favorable aux Juifs. L’attitude anglaise constituait donc un geste extrêmement grave pour la survie même de l’État d’Israël.

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NDLA : Relevons ici qu’Arafat attendit 1993 pour reconnaître l’existence légale d’Israël, lors des accords d’Oslo, avec, en contrepartie, la reconnaissance de l’OLP par Israël. L’ONU, quant à elle, ne jouissait guère d’une grande considération à Jérusalem. Le nombre de résolutions frappant Israël ne se comptait plus et l’État hébreu ne fut préservé que par l’usage intensif du veto américain. Cette grande organisation groupe en effet un nombre imposant de pays hostiles au sionisme, tels que les nations musulmanes, les excolonies occidentales, les pays émergents, le tout largement soutenu par les géants russe et chinois. On comprend dès lors pourquoi seuls les Américains jouissent d’une grande confiance. Ce sont eux qui, en 1973, grâce à la pression considérable de Washington sur Le Caire, surveillent les répartitions et les quotas de troupes autorisés dans le Sinaï et le Néguev après les accords de paix entre el-Sadate et Begin. La présence des patrouilles spéciales américaines était la condition exigée par Jérusalem pour admettre son départ du Sinaï. Relevons cependant que l’on assiste durant l’ère Obama à l’ouverture d’une fissure béante entre une administration américaine très soucieuse de s’attirer les bonnes grâces d’un islam modéré et un gouvernement Netanyahu-Lieberman qui se lance, lui, dans une colonisation effrénée de la Cisjordanie comme si tous les rêves de paix étaient définitivement classés dans les dossiers des causes perdues. Et nous verrons qu’en 2011, le divorce entre les thèses du président américain préconisant le retour aux frontières de 1967 et celles du Premier Israélien Netanyahu est consommé, le Congrès 299

américain allant même jusqu’à soutenir la position israélienne ! Il est vrai que ce Congrès est devenu, depuis les élections de mi-mandat d’Obama, assez hostile au camp démocrate. De toutes ces considérations – auxquelles s’ajoutent celles de la disparité extrême des courants qui animent le pays : juifs russes et d’Europe centrale, immigrés de l’Afrique du Nord, laïques, modérément religieux, ultrafondamentalistes… une mosaïque infernale – il apparaît clairement que les gouvernements israéliens doivent être dotés d’un tempérament à toute épreuve, et sont souvent portés à des excès qui les discréditent aux yeux des observateurs impartiaux. Une des causes de cette réprobation : la puissance montante des ultrareligieux dont les partis conditionnent la survie des gouvernements israéliens, au point d’effrayer la mouvance laïque de ce pays de plus en plus conservateur et empreint du dictat du sacré. À cet égard, l’actualité est riche en dérapages surprenants et c’est bien la raison pour laquelle le torchon brûle entre Israël et un Occident fort irrité, car cette confrontation interminable entre sionistes et Palestiniens altère considérablement l’image de l’Occident au sein du monde musulman. Singulièrement, à l’époque du Printemps arabe, c’est là une situation fâcheuse car elle empêche l’Occident d’améliorer ses relations avec les révoltés qui quémandent son aide. Ainsi, la Palestine a déposé une requête officielle visant à obtenir de l’ONU d’être reconnue comme un État.

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Les États-Unis, protecteurs attitrés d’Israël, sont dès lors placés au pied du mur. Refus d’opposer leur veto : le lobby juif se déchaînerait contre le président Obama. Choix d’opposer leur veto : à l’inverse, les États-Unis perdraient tout crédit dans l’ensemble du monde musulman… * Le sionisme bénéficie tout d’abord, dès 1945, d’une grande faveur. Le film Exodus fait grande recette de sympathie en racontant l’odyssée de colons généreux qui tentaient de forcer le blocus instauré par Londres, de surcroît maltraités par les Anglais qui les ramènent… en Allemagne, dans les baraquements des camps édifiés à l’époque nazie ! Dès lors, l’opinion publique européenne a fort mauvaise conscience après l’holocauste de six millions de juifs. Par contre, les Palestiniens, et d’autres indignés de leur sort, seront pour longtemps au ban des nations, à cause de leurs opérations terroristes, de leur tuerie de sportifs aux jeux olympiques de Munich en 1972, de leurs enlèvements, de leurs bombes placées aveuglément, du caractère souvent excessif de leurs discours. Mais force est de reconnaître qu’ensuite, cette représentation constante de la judaïté victime permanente se ternira, abîmée par trop de « succès » militaires sionistes, trop de contraintes religieuses effrayant leurs propres laïques, trop d’arrogance de peuple élu, trop d’expansion d’une colonisation « messianique ».

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Arafat, l’ancien terroriste conquiert ainsi, par contraste et usage d’une soudaine sagesse astucieuse, une stature fréquentable, voire sympathique. Et pourtant… revenons à son époque de « résistant actif ». Surnommé « l’homme payé par Moscou », il est aussi la cause de dramatiques conflits entre musulmans. Entre Palestiniens et Jordaniens, puis entre Palestiniens et Syriens alaouites. • L’afflux de réfugiés palestiniens, déstabilisation de la Jordanie et du Liban Après 1967, réfugié en Jordanie avec ses centaines de milliers de compatriotes et 25 000 miliciens, Arafat menace sérieusement le trône du roi Hussein, un féodal acquis à la cause occidentale et grand ami de Washington, comme nous l’avons précisé. Un accord prévoyait que les miliciens d’Arafat devaient essentiellement séjourner le long du Jourdain, la nouvelle frontière, et qu’aucun groupe armé ne serait toléré ailleurs, surtout pas dans Amman. Bien au contraire, des Palestiniens armés, montés sur leurs jeeps, se mettent à plastronner partout, et même dans les rues de la capitale. Il y a pire encore. Ils détournent trois avions de ligne et les font atterrir dans le désert à trente kilomètres d’Amman. Puis les font exploser devant les caméras et les passagers effarés. Sans que le palais en soit informé ! C’en est trop ! 302

Le roi Hussein fait donner la Légion arabe, après avoir averti Israël que ces mouvements de troupes ne le visent pas. L’on devine la satisfaction de Jérusalem devant l’élimination de « l’armée » palestinienne. Discrètement, les Israéliens demandent même aux Jordaniens de rouler phares allumés pour ne pas être confondus avec leurs « ennemis » communs ! Quant à la Syrie, elle doit intervenir pour aider Arafat, Damas étant liée à Moscou de manière intime. Il faut savoir que l’état-major supérieur syrien est alors « sous » ligne téléphonique directe avec l’état-major soviétique, l’armée étant d’ailleurs équipée à la russe, tout comme l’irakienne et l’égyptienne. Des unités de chars syriens sont donc conviées par Moscou à pénétrer en territoire jordanien. Les États-Unis ne pouvant intervenir eux-mêmes, monsieur Kissinger, le secrétaire d’État américain, demande aux Israéliens d’envoyer quatre chasseurs-bombardiers afin d’intimider les Syriens. Ce qui est fait, et les blindés se replient, Damas ne voulant pas risquer une nouvelle guerre perdue avec Jérusalem. Arafat appelle alors au secours le président Nasser, qui met huit jours à agir enfin, sur ordre répété de Moscou, l’Égypte étant, nous le savons, sous la tutelle de la Russie, grand architecte du barrage d’Assouan. Réconciliation au Caire entre Arafat et le roi Hussein. Embrassades même… mais sans que le roi Hussein quitte son pistolet de ceinture durant les négociations, car il est en terre « prorusse ».

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Nasser décède le lendemain de la « réconciliation ». Terme à dessein placé entre guillemets car, à peine les funérailles terminées, toute l’armée jordanienne, avions, chars et artillerie, déferle sur la milice palestinienne qui se réfugie au Liban, avec quelque 400 000 réfugiés palestiniens et les soldats d’Arafat. Un Liban qui plonge alors dans le chaos. La Syrie accueille elle aussi de ces réfugiés. D’ailleurs, le chef suprême du Hamas loge à Damas. NDLA : Une situation qui permet aux alaouites de « paterniser » l’aile la plus ardente du sunnisme palestinien, qu’il dote d’ailleurs d’argent et d’armes. Mais la répression des sunnites syriens se révoltant en 2011 risque d’entraîner la rupture de cette alliance spirituelle contre nature ? Arafat veut prendre immédiatement le pouvoir détenu par les chrétiens installés à la présidence du pays par le « pacte national » rédigé par les Français avant leur départ dans les années quarante. Avec l’arrivée massive des réfugiés palestiniens, le sunnisme devient en effet largement majoritaire au Liban. Mais les miliciens d’Arafat, appuyés par les milices sunnites locales se heurtent à la résistance désespérée des soldats chrétiens dont certains villages, bombardés, brûlent. Les chiites, eux, se terrent, emplis de crainte. Le président syrien el-Assad concrétise alors une idée que beaucoup de commentateurs qualifieront de géniale. Rappelons qu’il est le chef de l’ethnie montagnarde des alaouites, considérée comme chiite, mais qu’il ne représente que 12 % de sa population. Il peut compter sur 3 % de chiites 304

khodjas et sur 10 % de chrétiens choyés par le régime et qui craignent l’avènement au pouvoir des 67 % de sunnites dont 2/3 sont fondamentalistes. Nous avons déjà précisé ces proportions. Et aussi que le premier tiers de ces sunnites, artisans réputés, bourgeois d’affaire, intellectuels occidentalisés, sont très éloignés du courant agressif et revendicatif de leur base intégriste ou révolutionnaire. Cette classe supérieure sunnite n’est dès lors pas hostile à la mainmise chiite modérée, qui la respecte car elle est une alliée essentielle. Elle constitue de ce fait, elle aussi, un support stable du régime du président el-Assad. Les chrétiens sont donc fort bien traités par Damas qui propose aux Occidentaux de pacifier le Liban et d’y protéger les chrétiens attaqués par les sunnites. L’Occident accepte ! Soixante-sept mille soldats syriens entrent au Liban et massacrent sans état d’âme les Palestiniens. Chacun son tour dans ce manège halluciné de croyances et d’ethnies opposites ! On ne peut mieux dire car, la victoire acquise, ce sont cette fois les chrétiens qui gênent les Syriens ! En effet, ces derniers veulent s’emparer du pouvoir, ou plutôt le conserver comme par le passé, quand le Liban faisait partie de la Grande Syrie. Des milliers d’obus s’abattent sur les terres chrétiennes rebelles jusqu’à la reddition du général Aoun, chef des révoltés refusant la domination syrienne. 305

Le manège tourne ? Ce général est à présent un allié fervent de Damas car, au Liban, les chrétiens sont fort divisés en différentes options religieuses et politiques contrastées. Rappelons que ce pays compte dix-huit mouvances religieuses ! La Syrie règne alors au Liban en toute puissance, avec l’aide de la milice chiite Amal. Le Liban redevient une terre d’allégeance à Damas. Arafat ne peut supporter cette situation. En 1982, avons-nous déjà dit, il fait parvenir des armes aux rebelles sunnites fondamentalistes syriens. Le général Rifaat, frère du président Hafez el-Assad, est chargé de réprimer cette révolte qui atteint Damas, Alep et Hama. Des milliers de sunnites seront éliminés en quelques jours principalement dans la ville de Hama. Sans aucune réaction de l’ONU – il s’agit d’une « affaire intérieure » – ni de la presse internationale. La Syrie prétendra toujours qu’il s’agissait d’un règlement de compte entre sunnites. Arafat devient alors l’ennemi n ° 1 du régime de Damas. Situation opportune, nous l’avons vu, pour un « nettoyage » par l’armée israélienne des milices palestiniennes installées au Liban-Sud, les Syriens étant dès lors peu soucieux de les défendre puisque ces milices furent les instigatrices de la rébellion en Syrie. NDLA : Rappelons que Moscou doit vigoureusement pour que la Syrie intervienne peu ». Mais le jour où la chasse israélienne abattra syriens sans perdre un seul appareil – les avions 306

intervenir « quelque 87 avions israéliens

disposant d’un radar de nez ayant été doté secrètement d’une amplification de portée permettant l’envoi de missiles à plus longue distance – la Syrie baisse les bras. Le vice général de l’armée de l’air soviétique se déplacera à Damas pour enquêter sur les raisons de ce « tir aux pigeons » effrayant. L’OTAN semblait en effet disposer d’avions ultraperformants puisque c’étaient les mêmes appareils que ceux dont étaient dotés les Israéliens, mais nul ne savait que ceuxci avaient ajouté un système laser plus efficace. Chassé par les Israéliens en 1982 lors de cette grande attaque juive sur le Liban, Arafat doit se réfugier à Tripoli, une cité fortifiée au nord du pays. Là, appuyé par les 6 000 sunnites du cheik local et toujours entouré de 8 000 hommes de ses milices fortement réduites, Arafat est soumis à un bombardement d’artillerie continu, tiré par les milices chiites dotées de canons syriens… Il ne doit la vie qu’à l’ONU, qui lui enverra des bateaux grecs et français battant pavillon des Nations Unies, afin de le sauver et de l’amener au Caire. Arafat établira alors prudemment son quartier général et son gouvernement dans la ville de Tunis, loin des chiites ! On comprend mieux pourquoi Arafat fut un allié fidèle de Saddam Hussein lors de la première guerre du Golfe, car le président irakien était à l’époque le pire ennemi des Syriens chiites d’el-Assad, chacun cherchant à déstabiliser l’autre. N’oublions pas que Damas est, du fait de son option religieuse, l’alliée inconditionnelle de l’Iran.

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NDLA : Le Liban est donc alors totalement sous la coupe syrienne. Chrétiens et Palestiniens prennent un profil bas, dominés par 35 000 soldats syriens laissés sur place et par la milice chiite locale Amal. Il y a également au sud du pays la création en 1982 du Hezbollah – composé de chiites libanais financés directement par Téhéran – qui fait face à « l’armée chrétienne du Sud-Liban », supplétive de l’armée israélienne car elle protégera la Galilée jusqu’en juin 2000. C’est à cette date que le Premier ministre Ehoud Barak décide de retirer l’armée israélienne de cette zone – provoquant ainsi l’effondrement de la troupe d’auxiliaires chrétiens. « Victoire » prestigieuse pour le Hezbollah iranien, lequel ne se décide pas pour autant à quitter le Liban qu’il est venu aider lors de la grande attaque juive de 1982. Le Liban sera donc longtemps dominé par un regroupement chiite redoutablement armé : l’appareil militaire syrien, la milice Amal et le Hezbollah iranien. Mais la vie politique continue. À condition de ne pas déplaire à Damas, on peut « jouer » à la démocratie. Ainsi, un chrétien, Emile Lahoud assume la présidence. Un sunnite, Rafiq Hariri, a largement emporté les élections à Beyrouth. Il deviendra président du Conseil des ministres. Mais les chiites veillent, d’autant qu’un front tente de se constituer contre eux, groupant les druzes de Walid Jumblatt, les sunnites et une forte majorité de chrétiens maronites installés au nord de Beyrouth.

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Tout ce petit monde espère que le fils du terrible el-Assad préférera faire la paix avec Israël, se retirer du Liban et, enfin, moderniser la Syrie plutôt que de s’épuiser à occuper le Liban en entretenant une armée coûteuse face aux turbulences des opposants au chiisme hégémonique. Mais la politique de Bachar el-Assad se révèle encore plus radicale que celle de son père. Ses diatribes contre Israël seront jugées très « excessives » par les chancelleries occidentales, avant qu’il ne décide de se rapprocher quelque peu de l’Occident… jusqu’à la répression sanglante débutant en 2011. Voilà pour le « personnage » d’Arafat, un homme hors du commun. À voir son parcours, on peut comprendre les réticences de certains milieux sionistes. Mais à vrai dire, pour certains commentateurs européens, ces milieuxlà ne sont guère plus recommandables. Messieurs Begin et Shamir, deux anciens Premiers ministres, furent membres du terrible groupe terroriste Stern, responsable d’attentats et de massacres « dignes » de celui perpétré en 1982 par les milices chrétiennes du commandant Elie Hobeika dans les deux grands camps de Sabra et Chatila à Beyrouth, des camps pleins de réfugiés palestiniens. Un massacre de quelque 1 500 hommes, attribué d’abord à tort à Sharon et à ses troupes et qui contraignit Israël à se retirer du Liban. Attribué d’entrée de jeu à l’armée israélienne, ce crime fit la une des médias, en une déferlante légitime d’indignation. Mais rapidement, il se révéla que les meurtriers étaient des chrétiens. À l’instant, la déferlante s’évanouit dans les médias 309

occidentaux fort gênés, comme on le devine, d’avoir stigmatisé avec virulence une source essentielle de leur propre civilisation. Toutefois, les commentateurs critiquèrent les Israéliens qui avaient « mandaté » une milice chrétienne connue pour sa combativité féroce afin de contrôler si les deux camps abritaient des Palestiniens armés. Aux critiques, Jérusalem répondit que le commandement israélien avait préféré ne pas utiliser des soldats israéliens pour effectuer cette tâche délicate et avait estimé qu’une milice libanaise supposée être son alliée serait mieux acceptée que l’ennemi étranger. Le Premier ministre Sharon se vengea cruellement de cette action criminelle. Au cours du retrait alors obligé de son armée vers le sud, par les collines de la région du Chouf, il désarma des villages chrétiens et les accorda aux druzes, ennemis ancestraux d’un christianisme militant local. Quant à monsieur Shamir, lorsqu’il était Premier ministre, il manqua une occasion en or, et il peut être considéré comme l’homme qui oblige actuellement les Israéliens à traiter directement avec les Palestiniens, le plus mauvais des scénarios, comme on peut le constater à longueur d’année. Une occasion exceptionnelle ? En effet, rappelons que le ministre Shimon Peres, alors aux Affaires étrangères, révéla qu’après des négociations fort amicales, il avait en 1987 obtenu du roi Hussein un accord sur le principe d’une entité confédérale Israël/Jordanie. En 310

quelque sorte une redite de l’accord de 1919 conclu entre les sionistes et les Hachémites dirigés alors par le Grand cherif Hussein, son aïeul. Avec la garantie des Hachémites, « compagnons » de route involontaires du sionisme, ce confédéralisme était la bonne solution. En effet, avons-nous déjà souligné, la Légion arabe bédouine de Hussein, cette redoutable phalange de 100 000 soldats bien équipés, était en mesure de « contrôler » les ultranationalistes palestiniens, et certainement empêcher le développement du mouvement intégriste Hamas. Ce mouvement qui continue à refuser de reconnaître l’existence de l’État hébreu, et qui n’a pas hésité à attaquer la milice du Fatah de Mahmoud Abbas et à s’emparer du pouvoir à Gaza. NDLA : Divergences et affrontements seront permanents jusqu’en 2010, lorsqu’une surprenante volonté de retour à des liens de fraternité avec le Fatah de Cisjordanie anime le Hamas. Il va sans dire que, compte tenu de l’intransigeance combative du Hamas, ce regroupement inquiète fort l’Occident qui considère que cet événement ne facilitera pas l’apaisement en terre palestinienne. On peut deviner la synergie intense qui aurait pu charpenter ce couple de nations – Israël et la Jordanie – toutes deux dynamiques et efficaces, le savoir-faire israélien venant apporter aux Jordaniens les moyens techniques qu’ils ne possédaient pas. Quel facteur de stabilité pro-occidentale se serait ainsi installé dans la région ! Exactement le rêve exprimé par Lawrence d’Arabie dans son ouvrage magistral « Les Sept Piliers de la sagesse ».

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Et il est bon de se rappeler une fois encore combien les Hachémites restent liés à leur voisin israélien depuis les tromperies anglaises de la première guerre mondiale. C’est ainsi que des observateurs généralement dignes de foi ont affirmé qu’en 1973, le roi Hussein aurait averti le Premier ministre Golda Meir de l’imminence de l’attaque égyptienne, menée par el-Sadate. Version vraisemblable, parce qu’Israël constituait la meilleure garantie de survie du régime hachémite, « coincé » entre les Égyptiens, les Palestiniens fort « remuants » et désireux de posséder une terre, les Syriens chiites – leurs ennemis jurés – et les Saoudiens qui leur ont « volé » la Terre sainte du Hedjaz. Il n’est pas inutile de rappeler également qu’en 1970, lors de la liquidation de l’armée palestinienne en Jordanie, ce sont des avions israéliens qui stoppèrent net une invasion syrienne venant au secours d’Arafat sur ordre de Moscou. Et que plusieurs fois durant son règne, le roi Hussein échappa à des attentats, dont le plus spectaculaire fut la prise en chasse de son avion par des appareils « non identifiés » – très probablement syriens, car la poursuite eut lieu au-dessus du territoire de la Syrie et cessa à la frontière jordanienne. On s’interroge toujours sur l’aveuglement du Premier ministre Golda Meir – atteinte il est vrai d’un cancer exigeant un traitement très affaiblissant – et du général en chef Moshe Dayan qui ne tinrent aucun compte de l’avertissement jordanien, plausible, ni de signes avant-coureurs. Car une agression était probable de la part de l’Égypte, le président el-Sadate ayant prié quelque 10 000 conseillers 312

soviétiques résidant dans le pays de bien vouloir rentrer chez eux. Ces Soviétiques rejoignirent calmement l’URSS, sans aucune objection de Moscou. Il est clair que cette « expulsion consentie » visait à ne pas placer l’URSS dans une position difficile en cas de conflit. Mais tout le château de cartes de cette perspective heureuse – liée à l’habileté diplomatique et aux rapports d’amitié individuels de Shimon Peres avec le roi de Jordanie – s’effondra lorsque le Premier ministre Shamir, dirigeant du Likoud, refusa l’accord portant sur la création d’une confédération. Parce qu’il était obtenu grâce à l’aile socialiste du gouvernement ? Parce que le roi Hussein n’était pas, selon lui, digne de foi ? Parce que s’y opposèrent les religieux peu disposés à « mélanger » dans un ensemble territorial et politique leur sacré unique ? En tout cas, très courroucé de la méfiance manifestée par le Likoud envers sa bonne foi, blessé dans son honneur de descendant de Mahomet, le roi Hussein renonça à sa souveraineté sur la Cisjordanie qui, rappelons-le, avait été annexée en 1949 par le roi Abdallah, lors des accords de cessez-le-feu avec Israël. Les Israéliens n’eurent plus alors en face d’eux que les Palestiniens menés par un Arafat tentant de pivoter du terrorisme vers la diplomatie, mais ne maîtrisant pas – le souhaitait-il vraiment, se demandent nombre de 313

commentateurs ? – certaines factions ayant choisi la violence. Des interlocuteurs infiniment plus coriaces, et, à terme, beaucoup moins fiables. L’avènement d’un Hamas est à cet égard significatif et exaspéra à tel point la confrontation entre Israéliens et Palestiniens que la perspective de paix s’éloigna et s’éloigne toujours à grands pas, Israël étant animé lui aussi par des « fatigués » de la voie diplomatique devenus partisans de l’épreuve de force pure et simple. La spirale infernale de la loi du talion, de la vendetta à la corse. Au début de cette nouvelle situation née du geste de renonciation du roi Hussein, on a cependant cru que le dialogue direct était un avantage prometteur. En effet, l’URSS s’était effondrée, jetant Arafat dans les bras – financiers – des États-Unis. Washington a ainsi pu, sous la présidence de Bill Clinton, jouer un rôle capital de modérateur, comme il l’avait fait lors des accords de paix de Camp David entre el-Sadate et Begin, rendant tout le Sinaï aux Égyptiens. En vain, car déjà à cette époque, les ultrareligieux juifs conditionnèrent la composition des gouvernements, associant notamment Netanyahu et Barak, et freinèrent toute avancée de la paix dans la région. Où était l’ONU dans cette « galère »? Au Liban-Sud, et il faut le dire, « parfaitement inutilement ». En effet, elle avait décidé de ne plus jamais intervenir après la perte de nombreux véhicules du fait des mines savamment

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posées par le Hezbollah. Il y eut des morts et des blessés. Et parfois même du fait de tirs directs des Hezbollahi. L’ONU resta cloîtrée dans ses fortins, observant à la jumelle les escarmouches meurtrières entre Palestiniens et troupes juives ou chrétiennes. En juin 2000, Ehud Barak dut même retirer unilatéralement son armée du sud du Liban, afin d’éviter de perdre trop de jeunes soldats dans les embuscades répétées dressées par les Hezbollahi. Il tenta de placer les Syriens – les vrais maîtres du Liban – au pied du mur, leur présence et celle des autres troupes étrangères devenant sans objet puisque les Israéliens avaient quitté le pays et qu’ils n’y avait dès lors plus rien à combattre ou à défendre. Et de fait, le retrait israélien voulu par Barak plaça la Syrie en position délicate, et tel était bien le résultat recherché. L’occupation par Damas d’un État souverain, sans motif, était contraire aux règles de l’ONU. Le calcul très habile de Barak, refusé, on le sait, par la Syrie ? Conditionner son accord sur l’occupation définitive du Liban par la Syrie à la cession du Golan à Israël. Pour la Syrie, un vaste et riche territoire libanais ouvrant sur la mer contre, pour Israël, deux sources d’eau vitales et l’abandon par Damas d’un plateau rocheux stratégiquement très dangereux. Un « deal » ingénieux susceptible de réussir… les Libanais et les Palestiniens sunnites faisant alors les frais de l’échange.

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Le Hezbollah chiite, très iranien, et le mouvement Amal, certes chiite lui aussi mais très libanais nationaliste, atteignent parfois un tel paroxysme de divergences qu’ils en arrivent à des rixes meurtrières. Ils s’accusent mutuellement de vouloir dominer cette petite nation pantelante. Si la milice Amal est beaucoup moins « russo-iranienne » que le Hezbollah, il importe peu à ce dernier que l’axe MoscouTéhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth disloque le Liban. En conséquence, si la résistance à l’envahissement israélien n’est plus de mise, les réfugiés palestiniens sunnites, la milice Amal et le Hezbollah pourraient en arriver à s’affronter, « l’ennemi » étant devenu un simple voisin. Le départ des Israéliens du Sud-Liban – une occupation qui servait de ciment à une alliance fragile fondée sur une hostilité commune – empoisonne donc à cette époque le climat libanais, ce qui joue à l’avantage d’Israël. Lequel Israël a acquis, en se retirant du Liban, la faveur des Américains et des Européens par ce geste de paix, et les félicitations de l’ONU qui décide de quasiment doubler le contingent de casques bleus sur la frontière libano-israélienne. Et cette fois, les Hezbollahi ne pourront plus prétexter une situation tendue pour expliquer leurs agressions contre les troupes onusiennes. En principe, la Galilée est ainsi beaucoup mieux protégée qu’elle ne l’était par l’armée chrétienne du Sud-Liban et les forces israéliennes. Sans compter que plus aucune perte militaire israélienne n’est à craindre au Liban puisque Jérusalem en a retiré ses troupes. 316

Excellente opération donc que celle d’Ehoud Barak. NDLA : La paix au Proche-Orient ? Un feuilleton aux péripéties sans fin, au fil d’un scénario écrit par des dieux méchants. Des thèses étranges et des attitudes de découragement hantent d’ailleurs certaines consciences juives devant « l’acharnement du malheur » qui les poursuit. Une bouffée d’oxygène pour ce Premier ministre dont la tâche restait d’une ampleur considérable. Ce travailliste œuvrait en effet désespérément avec Arafat pour arriver à enfin apaiser la région. Or, il faut savoir que le Shass, le parti ultra-orthodoxe, était nécessairement l’arbitre de la situation. N’oublions pas que le travaillisme était minoritaire. Et pour contrer le Likoud de l’ancien Premier ministre Netanyahu, Barak avait besoin de l’appoint des 17 députés (sur 120) que groupait le Shass. Nous l’avons souligné : en Israël, la minorité ultrareligieuse, infiniment mieux organisée que les laïques, est l’alliée « incontournable » des désireux du pouvoir. D’où l’essor effréné de la colonisation voulue par le parti Shass. NDLA : Que déclarait le leader du Shass, le rabbin Ovadia Yossef ? On croit rêver ! Le 5 août 2000, dans l’une des principales synagogues de Jérusalem, il expliquait : « Les six millions de malheureux juifs que les nazis ont tués, ne l’ont pas été gratuitement. Ils étaient la réincarnation des âmes qui ont péché et ont fait des choses qu’il ne fallait pas faire, notamment manger le veau. » 317

Explication : en redescendant du mont Sinaï, après un long entretien avec Yahveh, Moïse trouva son peuple adorant le « Veau d’or », le symbole païen du profit et de la luxure. Moïse obtint – difficilement – de Yahveh qu’Il n’éliminât pas instantanément les coupables. Ceux-ci durent errer durant 40 ans dans le désert afin que leurs enfants « épurés » aient la joie de s’emparer de la Terre promise, la terre de Canaan. Le raisonnement du rabbin Yossef est donc simple. Il faut disculper Dieu d’avoir laissé faire, voire organisé, le massacre de la Shoah. Dieu est par essence bon, les hommes seuls sont responsables du Mal. Une thèse identique à celles des chrétiens et des musulmans. La tradition islamique exprime bien cette exonération du divin : « Tout le bien vient de Dieu, tout le mal vient de l’homme ». Si cette justification du courroux divin peut laisser pantois, d’autres attitudes glacent le sang par le désespoir qu’elles expriment. Élie Wiesel, le prix Nobel de la paix, raconte que, dans un baraquement d’Auschwitz, des détenus juifs mirent un jour en place un tribunal afin de juger leur Dieu, qui fut reconnu coupable. Et à la question de savoir ce qu’ils avaient alors fait, Wiesel répondit que l’assemblée se mit à prier car ils n’avaient qu’un seul Divin, Yahveh. Et lors de la cérémonie marquant le 50e anniversaire de la libération de ce camp de concentration, il prit la parole en ces termes lourds de sens :

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« Priez en silence et chantez moins fort, mes frères et mes sœurs, de peur que Dieu ne prenne conscience qu’il en reste quelques-uns. » Comme il est malvenu dans la religion juive que l’on fasse peser sur les uns, innocents, le châtiment mérité par d’autres, coupables, le rabbin Yossef introduit la notion de réincarnation (qui permettrait aux sacrifiés de revenir en une vie moins funeste), que pourtant le judaïsme talmudique rejette. Or, seuls quelques commentaires de la Kabbale – la « science » de l’interprétation des textes par l’ésotérisme des nombres – admettent la réincarnation, une idée profondément non abrahamique et exclue de l’islam et du christianisme, comme du judaïsme majoritaire. En expliquant ainsi la Shoah, le rabbin Yossef appuie une thèse très actuelle : Israël sera perdu par ceux qui veulent pactiser avec les Arabes, « les serpents » souligne-t-il. Et une nouvelle Shoah sanctionnera cet errement. D’ailleurs, ajoute-t-il, la Gemara – une partie du Talmud – n’affirme-t-elle pas que « Dieu se repentit d’avoir créé les enfants d’Ismaël, les Arabes ? » Explication : Abraham eut de sa servante un premier fils, prénommé Ismaël, sa femme étant apparemment stérile. Mais ensuite, sa femme enfanta Isaac. Ismaël le bâtard fut alors exilé et fonda une lignée, les Ismaélites, les ancêtres des Arabes actuels. Isaac, lui, fonda les lignées judaïque et chrétienne.

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Ainsi, lors du sacrifice « de son fils préféré » exigé par Yahveh, Abraham choisit Isaac selon les textes juifs et chrétiens, Ismaël selon la thèse des Arabes… L’extrême droite et les hyperreligieux, voilà donc les alliés politiques obligés, « incontournables », de l’infortuné Premier ministre Ehoud Barak, et longtemps ceux d’Ariel Sharon, contraints à une alliance d’union nationale groupant les travaillistes, le Likoud, le Shass et un petit parti d’extrême droite ! Sans commentaire, si ce n’est que le monde de l’islam clame sa colère contre les propos d’Ovadia Yossef et que ses « amis » en sont fort gênés. Mais le Likoud à droite, comme les travaillistes à gauche, se gardent bien de broncher, le Shass tenant les atouts maîtres de la politique israélienne. Pour Ehoud Barak, toute coalition est alors bonne à adopter à condition d’arriver à un plan de paix, d’obtenir l’accord d’Arafat et de faire approuver le tout par la population israélienne en direct, par référendum, en « sautant » les partis dont les thèses sont trop diversifiées. On sait qu’il échouera, en une course débridée, désespérée, dans la fournaise de la deuxième intifada. NDLA : En 2011, le gouvernement Netanyahu sera, lui aussi, obligé de ménager ses ultrareligieux qui ne peuvent que se réjouir du tempérament « bibliquement colonialiste » du chef du Likoud glissant, au grand dam des Israéliens laïques consternés, sur la pente du messianisme péremptoire.

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III CONFLITS ENTRE ISLAM ET OCCIDENT AU XXIe SIÈCLE AVANT LES PRINTEMPS ARABES Nous avons constaté que les difficultés intérieures d’Israël sont au moins aussi sérieuses que les difficultés extérieures. Ces difficultés intérieures sont le résultat pervers d’une démocratie modèle, où la presse est extrêmement critique car totalement libre, où le scrutin proportionnel « émiette » les voix, où la tradition judaïque de la tolérance permet même l’excessif de l’interprétation des textes ? La société israélienne est bien le reflet de celles d’avant la grande diaspora du IIe siècle, baignant dans l’ivresse des commentaires religieux et politiques, dans l’exaspération des contrastes, dans les divisions querelleuses. Mais jamais meurtrières – sauf dans le cas du Premier ministre Rabin, tué par un ultra-orthodoxe opposé aux conditions d’une paix annoncée. Cette présence des ultrareligieux pose d’ailleurs un problème tel qu’elle risquerait de faire éclater ce petit pays porteur de tant d’espérances pour beaucoup de juifs, s’il n’y avait la terrible menace pesant sur les frontières, qui contraint à « supporter l’union des contraires internes ». NDLA : Sur ce plan-là, la coupe de l’angoisse sera pleine en 2012 : le Printemps arabe et les menaces iraniennes 321

d’extermination de l’État sioniste attiseront alors les flammes de l’enfer pour les Hébreux. Cette peur de l’extérieur est certes le prix de la cohésion nationale, mais la déchirure interne ne cesse, elle aussi, de s’amplifier. Les laïques commencent à craindre pour leur survie philosophique et sociétale, car la faculté de mobilisation et la virulence des ultra-orthodoxes sont telles que le principe même de la tolérance devient aléatoire. La Terre promise devient lentement le lieu de toutes les outrances, de tous les déchirements, et de toutes les contraintes souvent violemment exprimées. L’assassinat évoqué du Premier ministre Rabin en est la démonstration. Car même les plus tolérants parmi les rabbins ne peuvent comprendre comment on peut se dire juif et incroyant. Comment on peut prétendre vivre en Terre sainte, en Terre biblique, sans croire à l’Ancien Testament, sans admettre l’existence de Yahveh. Ils ne peuvent en effet saisir la raison pour laquelle ces incroyants maintiennent leur volonté de rester membres de ce qu’ils estiment être l’aventure historique fabuleuse du judaïsme, de ses valeurs morales particulières, de ses valeurs intellectuelles tout en évitant d’être empreints de la subjectivité spirituelle du grand Message et de la grande Mission dévolue aux israélites. NDLA : Et il est vrai que cette notion de laïcité juive est difficile à comprendre pour un observateur extérieur. Il est en effet à noter que de nombreux penseurs juifs athées prônent une attitude apparemment logique : un juif qui a cessé 322

de croire se doit de s’assimiler au contexte laïque général de la société. Quant au souhait de conserver une spécificité, il relèverait du « péché » d’orgueil, du souci de considérer le monde juif comme un monde à tout le moins « sélectionné » à défaut d’être « élu », un monde porteur de valeurs supérieures à celles du milieu ambiant. L’élitisme d’une « race » obtenu par une sélection intellectuelle et éducationnelle de plus de deux mille ans… Une attitude très proche de celle du Japonais appartenant à un peuple élu par « sa » déesse Amaterasu en une Alliance similaire à celle qui lie le peuple juif à Yahveh. Une attitude périlleuse. Pensons au Japon, empreint d’une arrogance insulaire sacrée, qui manqua toute chance de victoire durant la dernière guerre mondiale. En effet, les troupes japonaises se conduisirent, sur ordre de leur gouvernement, en « surhommes » choisis par leur Divin. Un Divin forcément primautaire par rapport aux « errements » des autres croyances. Et cette soldatesque fut à ce point exécrée par les peuples d’Asie qu’ils sollicitèrent presque immédiatement le secours des États-Unis. Un Japon libérant l’Asie du joug colonial et obtenant ainsi la gratitude de plus d’un milliard d’habitants, n’aurait pu être vaincu aussi implacablement par l’Occident. Pensons à l’islam habité – comme le sont toutes les religions – par la certitude d’être le seul détenteur de la Vérité unique accordée par le seul Divin authentique. Et dès lors, cette croyance aussi rayonne elle aussi d’une prétention à guider l’espèce humaine. N’en déplaise au rabbinat, la traçabilité juive est pourtant un fait. 323

Que ce soit par solidarité affective avec un peuple qui souffre encore après avoir déjà beaucoup souffert, que ce soit par élitisme, que ce soit par habitude enracinée, le juif laïque qui transmet à sa progéniture les comportements et le signe physique – la circoncision – à ses enfants mâles doit, en tout état de cause, prendre bien conscience qu’il transmet ainsi le dangereux destin de la judaïté, l’empreinte d’une expiation apparemment « éternelle » sur cette Terre. Que ce soit le fait du courroux du Dieu du Déluge, de Sodome, de Job ou de Lot ou encore le fait de la méchanceté des autres humains à l’égard d’une collectivité fermée sur son élection « privilégiée » – un terme que nous écrivons avec un goût de cendre en bouche tant nous ressentons l’épouvantable destin de cette communauté –, il est indéniable que l’héritage juif est aussi galvanisant que dangereux. La traçabilité juive laïque ? Une publication du Centre laïque juif de Bruxelles annonce régulièrement des événements organisés pour les enfants afin qu’ils puissent vivre des fêtes à caractère religieux décantées de leur caractère sacré, mais leur apportant la charpente de la tradition juive. Et une phrase de cette publication est significative de ce que nous venons de relever. Elle exprime le fait que sans cet « accrochage » du mental des jeunes à la tradition, le judaïsme se dissoudrait en quelques années dans le tout de la société ambiante. D’où, pour cette organisation, la nécessité de maintenir le respect des valeurs propres à la tradition religieuse, en la dépouillant cependant de ses liens au sacré.

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Il y a donc, à l’évidence, une volonté ferme de conserver même dans l’incroyance le message des valeurs sacralisées. De maintenir l’élite morale d’une communauté fondée sur les valeurs du religieux même si la foi est perdue. Il ne nous revient pas de juger, mais seulement de relever cette volonté rarissime de maintien de la manifestation du fait religieux sans souscrire à la Révélation qui le sous-tend. Certes, un catholique peut ne plus croire, ou un musulman, ou un hindou. Certes, il éprouvera un attachement à cette empreinte profonde, il sera ému de retrouver des lieux, des amis, des maîtres estimés. Mais jamais vous ne découvrirez une communauté laïque organisant, en souvenir d’une foi perdue ou même jamais acquise, de « fausses » fêtes de l’Aïd, des premières communions sans sentiment d’engagement visà-vis d’un Divin, des célébrations de mariage devant un autel vide de sens sacré. Certains estimeront que cette remarque prend curieusement place dans un ouvrage consacré à l’islam. Mais elle nous paraît essentielle. En effet, à l’origine Israël comptait infiniment plus de sionistes laïques que de religieux. Or, si le courant sioniste a choisi « le retour à Jérusalem », il est clair que cette option relève d’un élan de la foi. Et il est vrai que, comme le constate le Centre laïque juif de Bruxelles, sans le lien de la foi en le message d’un Divin vécu en Alliance avec un groupe d’hommes, jamais les « juifs » n’auraient pu conserver une communauté aussi soudée durant deux mille ans de diaspora. Et cette communauté se serait « évaporée » dans les milieux ambiants.

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Rappelons ce que nous venons de souligner, tant le sujet est important. Pour nombre de rabbins, les sionistes laïques ont « profité » de cette foi en une Terre promise dont ils ont abandonné les vertus sacrées. Ils auraient simplement choisi de se réfugier, pourchassés qu’ils étaient tout autant que les croyants, dans un endroit plus sûr. En d’autres termes, ils ont choisi de se rendre non pas en Terre « promise », mais en Terre enfin « fraternelle ». À présent, comme déjà indiqué, ces laïques sont effarés par l’emprise du religieux qui les étouffe, les contraint à obéir à des règles marquées du sceau de cette tradition religieuse qui n’est plus la leur, puisque eux vivent avec une tradition historique qui leur est infiniment précieuse. À l’heure actuelle, ces laïques sont pour la plupart en révolte ouverte à l’égard de l’impératif spirituel dominant, une révolte immédiatement réprimée au cas où elle deviendrait par trop contestataire en termes de liberté de pensée et d’option politique. Lorsqu’on aborde le problème palestinien, cette analyse est fondamentale. Israël est non seulement déchiré par les diverses origines de ses flux d’immigration mais aussi par l’ampleur prise par l’intensité du contraste entre le courant religieux et celui de ses non-croyants. Mais revenons à notre évolution de la situation sur le terrain au début du XXIe siècle. Sharon est donc face à Arafat… depuis le 7 mars 2001, date de la formation en Israël du gouvernement d’union nationale, un gouvernement dissous fin 2002 par le départ de la gauche.

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Et ce, après une démarche de paix perturbée par un tintamarre de casseroles infernales : • le statut de Jérusalem et de ses lieux saints. N’oublions pas que, de 1948 à 1967, les Arabes empêchèrent les juifs d’accéder au mur des Lamentations, ce qui amène les Israéliens à la plus grande circonspection à l’égard d’un compromis éventuel concernant le découpage de « leur » capitale ; • le retour des réfugiés, exigé notamment par les Syriens et les Iraniens chiites, afin de « débarrasser » le Liban de quelque 400000 Palestiniens sunnites considérés comme les « immigrés sans papiers » indésirables. Ce qui ne manque pas de réveiller certaines analogies d’épurations ethnico-religieuses reprochées aux Européens. Au total, ce retour concerne 3 000 000 de Palestiniens ! Totalement irréaliste pour Israël, qui compte déjà une population arabe – dont 9 % de chrétiens et 9 % de druzes – de 1 300 000 individus (19 % du corps électoral). Un fameux problème, car leur natalité est supérieure à celle des sionistes… Rappelons la phrase célèbre d’Arafat : « Le ventre de nos femmes est notre arme à retardement. » ; • • • •

le partage et le contrôle de l’eau de la Cisjordanie ; le sort des « colonies » juives ; la maîtrise des « ultra » des deux bords ; l’ampleur géographique de l’État palestinien à venir. Arafat exige à l’époque 90 % du territoire cisjordanien ;

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• le statut du plateau du Golan et le contrôle des sources du Jourdain. La Syrie refuse une démilitarisation de la zone et une surveillance extérieure sur « ses » cours d’eau qui alimentent ce fleuve et entend avoir accès à la rive du lac de Tibériade dont elle pourrait dès lors, craignent les Israéliens, altérer la pureté en cas de nouvelle crise dans la région ; • la limitation de l’armement de l’entité palestinienne. Une charte d’obstacles rédigée par le diable, tant meurent enfants et adultes pour chacun de ces motifs, érigés en supports de passions haineuses. Le tumulte de l’horreur est devenu tel qu’il relève à présent du fait divers banalisé devant la consternation du monde. La logique sécuritaire de Sharon, alors compréhensible à la lecture des pages qui précèdent, s’est cependant emballée jusqu’à devenir pathologique. En effet, à l’époque, Arafat semble ne plus être que semblable à un drapeau pendant en berne au-dessus de groupes terroristes incontrôlables, portant la mort au cœur des cités ennemies. La stratégie du Likoud paraît être alors de viser le démantèlement du pouvoir de l’Autorité palestinienne – dont « l’autorité » n’exista du reste jamais aux yeux des Israéliens – afin de se trouver face au seul islamisme exacerbé du Hamas et d’en prendre prétexte pour élargir le territoire israélien en un glacis sécuritaire, tout en organisant un État central uniquement habité par des juifs et protégé par une

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muraille infranchissable, laquelle a effectivement remarquablement préservé le territoire hébreu des attentats kamikazes. Une partition, et un sanctuaire sécurisé. Somme toute, l’avènement du Hamas est une bénédiction pour tout dirigeant israélien adepte de cette stratégie. L’OLP est déstabilisée et le Fatah ne pense plus alors qu’à survivre face à l’implacable milice du Hamas financée par l’Iran et au redoutable Hezbollah libanais bénéficiant des mêmes largesses de Téhéran. Le terrorisme du Hamas et le fait qu’il ne reconnaît même pas l’existence de l’État d’Israël empêcha et empêche encore toute démarche d’apaisement… Blocage idéal pour la politique d’expansion de 2010 menée par le gouvernement Netanyahu. À vrai dire, tout cela répond peu à l’heureux destin biblique vibrant dans les cœurs des fondateurs du sionisme. 1. L’état du monde, du 11 septembre 2001 à la 2e guerre du Golfe en mars 2003 Le 11 septembre ? Un séisme semblable au démantèlement brutal de l’Empire soviétique. Un basculement de tout un édifice de pensées politiques et éthiques. La naissance d’un autre monde.

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À vrai dire, ces deux phénomènes sont fondés sur une logique identique. Expliquons-nous : la Guerre froide, émaillée de nombreuses phases fort « chaudes », s’est jouée sur un échiquier où s’affrontaient deux joueurs dotés de puissances de destruction gigantesques et équivalentes. Lorsque l’on joua aux échecs avec le diable « rouge » à l’époque de la Guerre froide, il fallut aligner ses pièces en fonction d’un seul critère, leur efficacité et leur fidélité. Affronter ce diable, qui triche par essence, exige d’écarter toute contrainte liée à l’éthique. Ne nous leurrons pas : la politique internationale est peut-être, avec le monde économique, le lieu où l’homme se salit le plus les mains. L’ancien président Jimmy Carter a certes reçu le prix Nobel de la paix pour son action généreuse incessante. Mais durant son « règne », une centaine de millions de personnes furent aspirées par les Empires rouges soviétique et chinois. Le « gentil » président américain n’avait pas appris à tricher… et est resté un modèle de vertu. Une exception car, durant la Guerre froide, Moscou et Washington jouèrent leurs pions sans état d’âme inutile dans le choix de leurs alliés. Ainsi, l’URSS poussa ceux qui ont pour nom Cuba, le Nicaragua, l’Angola, la Corée du Nord, l’Ethiopie, le Mozambique, l’Algérie, l’Égypte, la Syrie, la Palestine, la Serbie, l’Inde et leur dictature ou démocratie d’extrême 330

gauche, telle également celle du Chili d’Allende, un homme probe, idéaliste, d’une intelligence généreuse, un vrai démocrate. Mais son pouvoir était sous-tendu par un guévarisme et un socialisme révolutionnaire voulant transformer ce pays en une république populaire de 5 000 kilomètres de longueur. La garde rapprochée d’Allende était ainsi composée aux deux tiers de cubains castristes. Un pion rouge menaçant indéniablement le « monde libre ». Mais arrêtons là la liste non exhaustive des menaces perçues par l’Occident. D’autre part, pour s’opposer à ces pièces rouges, les ÉtatsUnis choisirent les alliés « bleus » qui leur semblaient les plus « sûrs », à savoir les dictatures de droite et les islamistes. Qui peut en effet être plus anti-communiste qu’un dictateur d’extrême droite ou qu’un intégriste musulman horrifié par l’athéisme soviétique ou chinois ? Quelques pièces occidentales : Franco l’Espagnol, Marcos le Philippin, Suharto l’Indonésien – qui massacra 87 000 communistes en entrée de pouvoir –, Pinochet le Chilien pour contrer l’extrême gauche camouflée derrière l’honnête Allende, les Saoudiens wahhabites, les Afghans, les Pakistanais, les Khmers rouges anti-vietnamiens, l’Unita angolaise, la droite israélienne… Mais un de ces intégrismes gène cependant les États-Unis : l’iranien chiite, adversaire des sunnites, nos « alliés » du Golfe. On utilisera donc un musulman sunnite laïque « moderne », un dictateur résolu, doté d’une armée

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surpuissante nourrie par l’Occident et l’ensemble du sunnisme, pour l’attaquer. Armes sophistiquées, technologies de pointe seront ainsi accordées à Saddam Hussein. Celui-ci bénéficia en 1980 d’un apport d’armes aussi libéré des interdits que celui accordé à Israël, la nation « sœur » des Américains. La France tenta même de surcroît d’organiser le nucléaire irakien. Contraste extrême que l’association en ces alliances de l’époque entre un Irak laïque et une kyrielle de pays fondamentalistes : l’Arabie wahhabite et sa famille dynastique aux multiples princes de sang, le Koweït, les Emirats féodaux richissimes, l’Afghanistan des taliban. Mais survient alors l’effondrement de l’univers soviétique. Tous ces alliés de Washington deviennent plus embarrassants qu’utiles. À vrai dire, un peu trop voyants pour être fréquentables quand on se vante d’être la plus grande démocratie du monde. Alors, les dictatures s’éteignent comme les bougies d’une auberge à la fermeture, soufflées par le vent changeant des trajectoires routières qui les dépeuplent de clients. Mais l’intégrisme reste en « odeur de sainteté » pour coopérer au dépècement de la sphère d’influence de la Russie et au rapt de ses richesses en hydrocarbures. L’on se soucie peu du fait que cet intégrisme, s’appuyant sur ses propres ressources

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impressionnantes en pétrole et en gaz, se répand sans frein ni limite géographique. Succombent au « charme » de cet intégrisme le Pakistan, les taliban, les Indonésiens, les hindous convertis, les républiques caucasiennes, le GIA algérien, le Hamas, le Djihad islamique, Al-Qaïda…, sans que l’Occident ne perçoive la dangerosité de ce glissement vers l’excessif. L’ennemi « rouge » athée disparu, naît donc une fabuleuse nébuleuse de groupes musulmans liés à une transcendance humiliée par son retard de modernité, elle qui fut, nous en avons longuement disserté, à l’origine de lumières culturelles intenses et de régimes de tolérance remarquables. Mais comme un élève qui décroche à l’école entre en rébellion contre le « système » plutôt que de s’efforcer de combler son retard, une grande partie du monde islamique se révolte contre la suprématie technique de l’Occident et s’enferme dans l’exaspération de la foi. Une suprématie occidentale qui, il est vrai, servit à coloniser, à opprimer, à piller, à susciter le chaos sociétal mondial. Comme il est vrai que l’islam des lumières éteignit souvent lui-même ses éclats exceptionnels. Les Almohades « liquidèrent » l’Andalousie avant que les Espagnols n’achèvent le travail de sape. Le relais de Fès ne dura guère… et ainsi s’éteignit aussi la brillance d’Ispahan, de Samarcande, de Delhi et d’autres phares resplendissants. Il est nécessaire de souligner cette réalité : certains dirigeants musulmans participèrent autant que les envahisseurs occidentaux à éteindre les lumières de l’islam. 333

L’Europe mit particulièrement du sien dans le désastre. • Ainsi les Croisades, qui firent preuve d’une brutalité et d’un calcul d’alliances vicieuses, ont démembré le monde arabe. Savez-vous que Godefroi de Bouillon et ses barons massacrèrent musulmans, juifs et coptes en prenant Jérusalem, alors que Saladin le magnanime, cent ans plus tard, la reprenait en ne tuant que les défenseurs armés et accordait à tous les autres un droit de cité moyennant la perception d’un impôt spécifique frappant les nonmusulmans ? En cas de refus, ces « prisonniers » étaient conduits, protégés par la garde du sultan, jusqu’à la côte où ils pouvaient embarquer sur des navires italiens réquisitionnés au Caire pour les transporter en Europe. Qui étaient alors les barbares ? • Ensuite vinrent les édits de 1492 chassant d’Espagne d’abord les musulmans, et les juifs cent ans plus tard. Puis Charles Quint et Philippe II, ce dernier assurant la possession de toute la Méditerranée en coulant la flotte turque à Lépante. Le commerce musulman dépérit et cette victoire sonna le glas des échanges. • Les colonisations, plus tardives, souvent meurtrières, altérèrent ce qui subsistait de vitalité musulmane. La révolution industrielle, elle, fut dès lors le privilège du Nord, le Sud de la Méditerranée manquant ce virage essentiel de la dynamique du dernier siècle. Sur ce socle « nordiste », a décanté une superpuissance, les États-Unis. Une hégémonie toute neuve qui, sous le président 334

Bush jr, s’est tissé une arrogance peu supportable, une arrogance qui agaça les Européens eux-mêmes, à leur tour victimes de ce qu’ils firent trop souvent subir aux autres. Lentement, mais assez sûrement, l’Europe glissa sur la pente d’une colonisation cette fois subie par elle, Washington dominant politiquement, économiquement, militairement le jeu. Souvenons-nous que c’est lentement qu’Athènes devint la banlieue de Rome. NDLA : Il faut également souligner combien l’Occident, si soucieux de moraliser le comportement de ses citoyens, répand dans le monde une onde d’immoralité aux têtes multiples et sans cesse renouvelées, comme celles d’une hydre. L’affairisme, l’appel du profit, la publicité effrénée, le cynisme des industriels et la désorganisation des travailleurs déstructurent en effet les sociétés humaines en s’attaquant aux piliers mêmes de leurs valeurs. La déperdition de la qualité de l’éducation, de l’enseignement, de la vie culturelle et de l’éthique est à ce point patente en Europe que nous n’estimons pas nécessaire de développer plus avant ce thème évident. * Survient donc le 11 septembre 2001. L’apocalypse pour le peuple américain. La consternation pour le monde.

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La ceinture islamiste savamment construite par les États-Unis autour de l’URSS devient soudain, et contre toute attente, un danger mortel pour Washington habitué à jouer au chef d’orchestre incontesté. La panique est mondiale. Se dessine, en une pulsion instinctive, un cordon judéochrétien-athée face à la « menace islamique ». Une soudure entre les États-Unis, l’Europe, la Russie orthodoxe et la Chine communiste. Pour certains analystes, on est alors véritablement au seuil d’un « conflit de civilisations ». D’ailleurs, le président Bush usera de ces expressions malheureuses : « Nous sommes entrés en croisade contre le Mal. » Et « L’axe du Bien vaincra l’axe du Mal ». Ce qui, vu l’option religieuse des auteurs de l’attentat, ne pouvait être compris que comme une déclaration agressive, visant la dynamique générale de l’islam. Il faudra toute la force de la diplomatie européenne, et particulièrement les efforts de messieurs Javier Solana et Louis Michel, pour désamorcer cette vision élémentaire et dangereuse des choses. Deux phrases éclairantes de Louis Michel, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Belgique au lendemain du 11 septembre : « Il ne s’agit pas d’une guerre, mais d’un phénomène de société » et « La diplomatie européenne, c’est la diplomatie, le respect en plus ». Et les deux hommes de parcourir toutes les capitales arabes pour « creuser une salutaire différence » entre la thèse 336

américaine et la thèse européenne, pour laquelle l’intégrisme est certes une maladie de la croyance ou de l’idéologie, mais ne peut en aucun cas être imputé à l’esprit même du message islamique. Il s’agit d’une dérive et non d’un fondement. Le président Poutine, lui, a fait son choix. Un choix difficile, qui l’oppose alors à une partie de son état-major et de son entourage politique. Il opte pour l’alliance avec les États-Unis. Il est vrai qu’il n’y a que cette option-là qui soit raisonnable, toutes les autres le plaçant en position d’adversaire de Washington, une réaction peu adéquate par rapport au caractère dramatique de la menace terroriste. Il gagne ainsi, avec « l’amitié rassurée » de Washington : • la capacité de régler ses comptes avec ses séparatistes islamiques du Caucase, tels ceux de Tchétchénie qui abrite à l’époque un nœud stratégique d’oléoducs et de gazoducs vitaux ; • une aide américaine généreuse par le biais du FMI, où Washington occupe une position déterminante ; • un pouvoir d’influence indéniable sur certains choix de la politique américaine grâce à son statut récent de partenaire respectable ; • la participation d’observateurs russes « honorés comme des alliés », dotés d’une voix consultative au sein des instances de l’OTAN, évitant ainsi la répétition des gestes de mépris de l’Alliance à l’égard des inquiétudes russes ;

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• un jeu d’échanges économiques et technologiques en confiance réciproque. Tel l’accord remarquable portant sur une livraison continue de pétrole russe par le port de Mourmansk et couvrant jusqu’à 10 % des besoins américains ; • l’espoir que les Américains ne tentent plus, avec une effronterie indécente, de s’emparer des richesses immenses des pays de l’islam anciennement soviétique, objectif de la redoutable offensive des taliban, « réveillés » par les États-Unis pour « aller chercher » le gaz turkmène et l’amener vers l’océan Indien, nous en avons disserté. La Chine suit ce mouvement de solidarité face à l’islamisme exaspéré. Ses Ouïgours séparatistes lui causent en effet des ennuis. Dorénavant, Pékin a les mains libres – comme Poutine. En s’attirant la confiance des États-Unis, la Chine peut quant à elle : • entrer dans l’Organisation mondiale du commerce ; • espérer un frein de l’aide américaine à Taïwan et un espoir de rapprochement avec « l’île perdue » ; • s’assurer l’augmentation de l’aide financière et technologique américaine pour poursuivre le programme de modernisation du pays ; • accéder à une respectabilité internationale telle que sa politique intérieure soit moins mise en cause sur le plan des entorses aux principes des droits de l’homme. * Mais il faut bien constater que ce réchauffement lié à la peur commune du terrorisme n’a que peu duré. Dès 2003, 338

l’agression unilatérale menée par les États-Unis et le Royaume-Uni contre l’Irak en sonnera le glas. Tissée d’un entrelacs de suffisance, de mensonges, de gestes guerriers et d’achat des consciences sur fond de chantage financier, cette crise irakienne de 2003 effare le Kremlin. Certes, Moscou a déjà subi – par OTAN interposée – un nombre appréciable de camouflets, affronts et revers après la dislocation de l’URSS. Mais cet effrayant dérapage des États-Unis, nation généreuse à qui l’Europe libre doit beaucoup, est lié – le phénomène est classique – à toute situation hégémonique. Le syndrome de l’Empire romain envahit ainsi l’Amérique du parti républicain. Sur la période qui court de 1989 à 2010, la phase d’apaisement antiterroriste dont nous avons énuméré les points positifs ne dure que de 2001 à 2003. L’affaire irakienne marque un net retour à l’ambiance de la Guerre froide. À vrai dire, cette ambiance ne s’était jamais fort réchauffée. Pendant l’ère Gorbatchev Dès la fin de la Guerre froide, on ne voit guère Washington se conduire en gagnant généreux. Il y a d’entrée de jeu un refroidissement rapide.

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La rancœur manifestée par l’ancien président Gorbatchev dans une interview accordée à une chaîne de télévision française lors de la commémoration du 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin exprime bien l’ampleur du courant glacé subi par la Russie dès 1989. Voyons le contexte qui motive le mécontentement de l’exprésident russe avant de relater ses paroles. Cette année-là, le président Gorbatchev est contraint d’arriver à une entente avec l’Occident. Pour quatre raisons majeures, il n’a plus le choix : 1. La quasi- faillite de l’économie soviétique. 2. La présence d’un pape polonais au Vatican en protection efficace de la rébellion du leader syndicaliste Lech Walesa. Difficile pour l’armée « rouge » d’amener des chars à Varsovie – comme elle le fit à Budapest ou à Prague – quand un pape cautionne ce souhait de liberté. Cet « esprit » de Varsovie fissura peu à peu tout le bloc de l’Est, d’autant que toute intervention militaire soviétique aurait coûté un prix exorbitant. 3. La vision d’un Occident en pleine opulence – l’Europe de 1989 était au faîte de sa réussite économique – éveille partout des remous dangereux dans les pays de l’Europe occupée par les Soviétiques, vivant dans la grisaille de l’austérité et du contrôle policier. 4. Le projet du président Reagan de construire un « bouclier antimissiles » doté de satellites géostationnaires et de gigantesques canons lasers terrestres aurait constitué un amenuisement 340

considérable de la capacité nucléaire de destruction de l’arsenal soviétique. Et Moscou ne pouvait pas envisager de devoir assumer une dépense d’une telle importance. En conséquence, Gorbatchev ne pouvait donc que décider de tendre la main à l’Occident. Au cours de l’interview que nous avons évoquée – dans l’ensemble très amène à l’égard de l’Europe – soudain, l’exprésident soviétique exprime une rancœur coléreuse. Il explique qu’à sa demande d’aide financière, la France du président Mitterrand avait répondu positivement alors que les Américains refusèrent et se contentèrent d’une courtoisie condescendante. Or, une aide quelque peu substantielle aurait, selon lui, évité le putsch de 1991. Et de surcroît, affirma-t-il, Washington ne se contenta pas de contempler l’écroulement « souhaité » de l’URSS, mais décida d’accélérer sa chute. Selon l’ancien président russe, les États-unis demandèrent à leur alliée, l’Arabie saoudite, d’augmenter massivement sa production de pétrole ! Le prix du baril tomba de moitié. Ruinant ainsi une Russie misant sur la vente de son pétrole pour survivre… Vient ensuite l’ère Eltsine Sous le président Eltsine, dont les protestations n’éveillaient aucun écho à Washington tant la Russie – et l’homme – ne présentaient plus aucun danger, l’OTAN pousse jusqu’en Estonie, côtoyant Saint-Pétersbourg et la base militaire maritime essentielle de Kronstadt.

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L’autre base fondamentale de la Baltique, celle de Kaliningrad, est « contrôlée » depuis la Pologne. Vient alors la « liquidation » assistée par l’OTAN de la Yougoslavie, afin d’amoindrir la puissance des Serbes, néocommunistes orthodoxes alliés de Moscou, au grand profit des Croates dont les milices nazies avaient massacré durant la guerre de 1939-1945 quelques centaines de milliers de résidents serbes sur leur territoire. Ces Serbes vivaient en Croatie depuis des siècles, en réfugiés de l’avance ottomane. Quelle fut la faute commise par la Serbie à l’époque hitlérienne qui puisse mériter une telle extermination ? Belgrade avait refusé d’octroyer à Hitler un droit de passage pour aller écraser la résistance grecque qui avait mis l’armée de Mussolini en pleine déroute. Les Serbes ne voulurent pas coopérer avec les Allemands en tant qu’orthodoxes proches des Grecs avec lesquels, engagés dans l’armée française du front Sud, ils avaient vaincu les Autrichiens en 1918 et reconquis déjà Belgrade. Certes, les Serbes ne se conduisirent guère ensuite en enfants de chœur, on le sait, lors de la dissolution de la Yougoslavie à la fin du XXe siècle, mais il est bon de se rappeler que les Croates les précédèrent largement dans l’horreur. Ce qui est peu rappelé, la Croatie bénéficiant d’amitiés occidentales, notamment germaniques. Et enfin, l’ère Poutine Le Kosovo, terre fondatrice du royaume de Serbie, est déclaré unilatéralement indépendant – sans passer par l’ONU où les 342

Russes auraient opposé leur veto – par le président Bush jr et son « escorte » d’Européens. L’Occident favorise ensuite, par une ingérence nette, le détachement du Monténégro de la Serbie, enlevant à cette dernière toute ouverture sur la mer. En effet, Javier Solana, représentant du Conseil de Ministres de l’Union européenne, promet aux Monténégrins leur adhésion s’ils votent, à au moins 55 % des suffrages, la rupture avec Belgrade. En matière d’intervention orientée, il faut reconnaître qu’on peut difficilement faire mieux ! Le président Bush jr entreprend d’autre part de faire entrer dans l’OTAN la Géorgie et l’Ukraine, des élections « aidées » de l’extérieur ayant amené au pouvoir des prooccidentaux. Une Ukraine otanienne aurait privé Moscou de sa base militaire de Sébastopol et rapproché ainsi dangereusement l’armée américaine de Moscou. S’ensuit une confrontation très vive entre Moscou et Kiev, sur fond de pipelines de gaz russe transitant par l’Ukraine. Précisons que les élections de l’hiver 2009-2010 ramèneront un prorusse au pouvoir et la « location » de Sébastopol par les Russes sera prolongée de 25 années, jusqu’en 2039. À la différence de l’Ukraine « récupérée » donc par la Russie, la Géorgie reste pro-occidentale, permettant ainsi de détourner le gaz et le pétrole de l’islam ex-soviétique vers l’Europe, au grand détriment de Moscou. L’Irak et le Kosovo ayant vu leur sort tranché par Washington sans recourir à une décision de l’ONU, le président Poutine 343

déclare unilatéralement qu’il n’existe plus aucun motif juridique de refuser l’indépendance à l’Ossétie du Sud et à l’Abkhazie, deux régions de la Géorgie. Et pourquoi pas, si nécessaire, à la Crimée que Staline peupla majoritairement de russophones et que Khrouchtchev « accorda » pour des raisons administratives à l’Ukraine ! Enfin Washington décide d’installer des missiles antimissiles en Pologne et un complexe de radars ultra-performants en Tchéquie. En principe dirigés contre le dangereux Iran… Arrivé au pouvoir, le président Obama accepte certes de les faire « descendre » en Roumanie… mais installe à 60 kilomètres de la frontière de Kaliningrad une base de l’OTAN munie de missiles « Patriot » intercepteurs de fusées au cas où… Moscou déciderait d’installer des missiles dans ce territoire afin de compenser ceux de la Roumanie. Une cérémonie marquante est même organisée en grande pompe par l’OTAN au vu et au su des Russes. NDLA : En 2012, le différend ne s’apaise guère, bien au contraire. Le dispositif antimissiles s’installe sans état d’âme face aux Russes, et même se renforce. Le président Obama a obtenu l’accord de l’Allemagne pour y situer la base de contrôle de commandement, de la Turquie pour y construire le plus important des radars, la Pologne et la Roumanie se partageant les deux autres. Une frégate Aégis munie de missiles SM III stationne en mer Noire, une autre dans la zone de Chypre. La crispation est manifeste entre Poutine et Obama, ce dernier ne pouvant négocier aisément avec Moscou à la veille 344

d’élections présidentielles où le parti républicain guette « toute faiblesse » face à la Russie, d’autant qu’actuellement, cette dernière défend avec acharnement le régime syrien et agace de ce fait les alliés sunnites de Washington. Tous ces faits éclairent le motif du fameux bras de fer exprimant la méfiance qui oppose toujours Moscou à Washington. Et l’actualité le démontre à suffisance. On constate même que la réduction du stock de fusées dans les deux camps, le traité Start II ayant été ratifié début 2010, ne peut guère être vraiment considérée comme un signe d’apaisement à la mi-mandat de la présidence d’Obama. Il s’agit en effet d’une diminution quantitative de fusées en surnombre, souvent obsolètes. Mais, qualitativement, les deux camps poursuivent des recherches acharnées. Les Américains ont dans leurs cartons la construction d’un sous-marin géant totalement silencieux et les Russes celle de fusées à portée mondiale. Et, d’autre part, s’il est vrai que Start II est ratifié, le Kremlin ne cesse cependant de réclamer, résolument mais en vain, l’extension du décompte des missiles offensifs aux armes défensives, celles-ci pouvant, par leur effet de parade, altérer l’équilibre des puissances de feu respectives des deux signataires. La tension subsiste, d’autant que Washington ainsi que la majorité de l’Union européenne veulent utiliser la Turquie, ce dont le gouvernement « islamiste modéré » leur est fort reconnaissant, pour construire le fameux projet Nabucco déjà évoqué qui permettrait d’écouler vers l’Europe le gaz turkmène et azéri. 345

Il va sans dire que ce projet léserait considérablement la Russie en la privant de cet approvisionnement qu’elle revend à l’Union européenne via l’Ukraine et la Biélorussie, sans compter que Nabucco concurrencerait, voire supplanterait aussi, la vente des hydrocarbures de source russe. Une perspective gravissime pour l’économie de la Russie. Riposte du Kremlin, immédiate et fort habile en ce qui concerne ses ventes d’hydrocarbures menacées. Sachant que le président Sarkozy et la chancelière Merkel sont radicalement opposés à l’adhésion de la Turquie à l’Europe, le Premier ministre Poutine fait le voyage à Paris et à Berlin. Français et Allemands craignent en effet que le pipeline Nabucco ne devienne un imparable moyen de chantage aux mains d’Ankara, sur le modèle des nombreux chantages de l’Ukraine – à l’époque « orange » – et de la Biélorussie, tout aussi « instable ». Vladimir Poutine leur propose alors un partenariat à hauteur de 49 % dans la construction de conduits sous-marins reliant d’une part la Russie à la Bulgarie via la mer Noire par le South Stream et d’autre part le North Stream, via la Baltique cette fois, reliant Viborg, dans la région du lac Ladoga, à Greifswald, en Allemagne, avec une prolongation possible vers l’Angleterre. Affaire conclue ! Visionnons cette stratégie du Kremlin. Carte des pipelines Est-Ouest

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Le premier pipeline du North Stream, qui en comporte deux, est mis en service en grande pompe le 8 novembre 2011, en présence de la chancelière Angela Merkel, du Premier ministre François Fillon et du président Dmitri Medvedev. Dès 2012, les deux pipelines du North Stream livreront, au départ du gisement principal de Ioujno-Rousskoïe, 55 milliards de m3 de gaz par an. Vingt-six millions de foyers seront ainsi alimentés. Le coût ? Sept milliards et demi d’euros, financés à 70 % par une vingtaine de banques. Le consortium chapeautant ce projet se dénommant « Nord Stream AG », est dirigé par l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder et est basé à Zoug, en Suisse, au creux d’un paradis fiscal.

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Le partage de l’actionnariat : Gazprom à 51 %, les firmes allemandes BASF et E.ON à 15,5 % chacune, le français GDF Suez et le néerlandais Gazunie à 9 % chacun. Quant au South Stream de la mer Noire, il fournira annuellement 63 milliards de m3 dès 2015 ! Les perspectives russes : la Russie – qui, en 2010, couvrait 25 % des besoins européens – pourrait assurer 50 % de cet approvisionnement en 2030. Une excellente opération pour la Russie. Détenant, en 2012, 24 % des réserves mondiales de gaz et se positionnant comme première puissance en matière de livraisons de pétrole, dépassant même celles de l’Arabie saoudite, elle serait à même d’écarter la concurrence de Nabucco qui bénéficie du soutien ardent de Washington et de certains pays européens dans le but, répétons-le, de « ravir » le pétrole et le gaz de l’ex-islam soviétique. Un superbe coup double pour le Kremlin, qui s’efforce ainsi de poursuivre ses livraisons d’énergie vers l’Europe sans être supplanté par Ankara et qui, dans le même élan diplomatique, amenuise l’intérêt pour l’Europe d’accepter l’entrée d’une Turquie membre de l’OTAN et donc, par essence, au service de la stratégie antirusse des États-Unis. NDLA : Pourquoi développer autant dans un livre consacré à l’islam ces facteurs économiques régissant les rapports entre l’Ouest et l’Est ? À l’évidence, parce que le socle économique de l’islam est presque exclusivement gazier ou pétrolier. Et que les « vases 348

de l’énergétique » sont totalement communicants. Même jusqu’en Amérique latine, où le Venezuela, la Bolivie et le Brésil pourraient, grâce à leur sous-sol terrestre ou marin, contribuer à ébranler l’économie des pays du Golfe. Compte tenu que les pétromonarchies irriguent en dollars tous les courants islamistes, on peut deviner ce qu’un amenuisement des recettes pétrolières pourrait entraîner comme affaiblissement de la puissance du fondamentalisme musulman. À noter que Moscou, fort de ces solutions grandioses qui évitent toute ingérence de pays de transfert – la Pologne et les pays baltes hostiles à la Russie et très proaméricains ont été écartés, à leur grand regret, du projet North Stream – ne s’embarrasse plus de souplesse diplomatique. Ainsi, l’Ukraine est sommée de payer 400 dollars les 1 000 m3 de gaz, ce qui l’assimile au régime d’une terre étrangère et non plus amie. Selon des rumeurs non encore confirmées en novembre 2011, Kiev aurait finalement obtenu de rester à l’ancien prix déjà élevé de 230 dollars. Cet accord est toutefois plausible, car Moscou a signé avec la Biélorussie et le Kazakhstan un traité économique recréant une entité soumise à la Russie. Il est donc de l’intérêt de Moscou de pouvoir y joindre l’Ukraine. Une telle réussite diplomatique fortifierait considérablement la résistance de la Russie à l’expansion de l’Occident vers l’Est. Une telle politique de Vladimir Poutine est évidemment rendue plus aisée par la crise économique majeure que traversent les États-Unis et l’Union européenne, alors que la Russie est

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actuellement classée comme la troisième nation possédant des réserves financières importantes. Le Kremlin propose d’ailleurs à l’Union européenne de lui accorder un prêt important afin de l’aider à franchir la crise de l’euro ! La Chine, qui réclame elle aussi un prix plus favorable pour ses achats de gaz en tant que partenaire privilégiée de la Russie, a été avertie qu’elle ne bénéficierait d’aucun avantage. L’Europe, elle, est priée d’établir d’ores et déjà un échelonnement de ses futures commandes, faute de quoi « le redéploiement des exportations va rapidement se poser et une fois les décisions d’investissement prises en faveur de nouveaux clients, il sera trop tard » déclare Moscou. À bon entendeur… Quant au Turkménistan, il est prêt à céder à la sollicitation de l’Occident pour alimenter le pipeline turc Nabucco, via Bakou, Tbilissi et Ankara. Il va sans dire que le Turkménistan, qui nourrit déjà directement la Chine sans passer par le réseau russe, est harcelé par Moscou en tant que « faux frère » trahissant le passé commun vécu au sein de l’URSS. Il est clair que le projet Nabucco constitue pour la Russie un « tube à trouer » par tous les moyens… Remarquons que Moscou est décidément né sous une bonne étoile en matière énergétique.

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Le Grand Nord, partagé avec la Norvège et le Canada, se révèle en effet être une manne gigantesque d’hydrocarbures sous-marins. La Norvège, déjà 7e producteur mondial, a découvert les sites de Snohvit – déjà en exploitation – et de Goliat. Le Canada, lui, frémit d’aise devant le résultat de ses recherches dans le couloir d’eau libre de sa plate-forme nordique dégagée des glaces par le réchauffement climatique. Mais nous l’avons dit, la Russie est également présente sur ces deux terrains, celui de la mer de Barents, partagée avec la Norvège, et celui du passage Nord-Est de l’Arctique, à partager avec le Canada. Une actualité et des perspectives qui inquiètent grandement, soulignons-le à nouveau, les pétromonarchies arabes et inondent de joie le futur président russe Vladimir Poutine. D’autant que la gauche écologique européenne a réussi à faire condamner le recours de l’Union européenne aux ressources du nucléaire. La dépendance énergétique de l’Europe pointe donc à l’horizon. Quelle proie de choix… * Mais revenons aux toutes premières années du XXIe siècle. Une aube marquée au fer rouge par l’attentat de New York. Nous l’avons dit, toute la phase d’apaisement des relations après l’attentat du 11 septembre 2001, où quelque trois mille

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innocents perdirent la vie, toute cette superbe unanimité se disloquera vite. La colère américaine frise la pathologie de la vengeance antique, ou encore celle du fond « western » caractérisé par le goût immodéré des armes à feu propre aux États-Unis. Sous les yeux de plus en plus effrayés de l’Europe – prenant enfin conscience qu’elle a une raison réelle d’exister pour faire contrepoids à un certain délire agressif si l’on exempte l’attitude britannique obstinément atlantiste – les États-Unis déploient alors la bannière d’une authentique guerre sainte. Un intégrisme à l’envers, en quelque sorte. Un climat ressuscitant celui des croisades. Malheureusement, l’Europe s’est déjà trop mutilée elle-même pour espérer pouvoir jouer un rôle quelconque sans politique étrangère unique, sans armée propre, sans finances communautaires suffisantes. En effet, maigre rôle que celui qui a consisté, en 2003, à retarder de quelques mois l’attaque contre l’Irak afin de permettre aux États-Unis « de donner l’impression » qu’ils respectent le droit international… et de prendre le temps de bien préparer l’invasion. Parce que là réside peut-être le plus grand danger de ce début de siècle. À grand-peine, la communauté des Nations s’est construit une organisation qui a réussi à instaurer un certain esprit de justice internationale. Se sont multipliés, vaille que vaille certes, mais en progression constante, des organes de répression des abus sauvages, comme ceux du Chili, de Bosnie, du Kosovo, 352

du Rwanda… Les démocraties sont parvenues à constituer dans le monde des pôles de références éthiques. Leurs assises : les droits de l’homme, honneur et dignité de l’évolution humaine, ce qui implique régime démocratique et respect des minorités. Et voilà que, soudain, un État surpuissant, profondément blessé – à vrai dire, il agit de la sorte en permanence, en dynamique hégémonique, même sans être blessé – s’arroge militairement le droit de sévir hors de son territoire, en dehors de l’ONU, en dehors de l’OTAN, en dehors de toute légalité. Le retour à la loi du talion, à l’exécution sommaire. Et, fait aggravant, il est suivi en cette démarche par le Royaume-Uni, un allié que nous savons pratiquement inconditionnel. Ce qui entraîne une dislocation de l’Union européenne. Soulignons qu’il existe réellement entre ces deux pays un « atlantisme fusionnel » – différent de « l’atlantisme de protection » des pays de l’Est nouvellement entrés dans l’Union européenne –, qui implique une option ultralibérale visant à détruire la solidarité entre les membres de ladite Union. NDLA : Le Royaume-Uni avait déjà obtenu en 1972, dès son entrée, que sa cotisation au budget européen soit totalement compensée par les aides accordées, à défaut de quoi il y aurait ristourne de la différence ! Fort d’avoir chez lui démantelé le syndicalisme et la protection sociale coupables, selon la théorie de la mondialisation, de freiner le dynamisme de l’économie, il a obtenu une exception sociale de la part de Bruxelles afin d’échapper aux contraintes sociales de l’Europe unie. 353

Une image exprime bien cet état d’esprit : pour que le train de l’emploi roule à pleine vitesse, il faut absolument débarrasser les wagons de toute charge « inutile ». Ne pas tomber dans le piège des horaires des gares, des grèves des cheminots, de la culture de l’ayant-droit plutôt que celle de l’ayant-devoir. Pour le travailliste Tony Blair, le socialisme continental, fils du « germinalisme » français, est un fossile malfaisant, qui suscite paradoxalement un état endémique de chômage. Et l’arrivée au pouvoir en 2010 du conservateur Cameron amplifie ce rejet du socialisme « empêcheur de dynamisme » économique. Cette politique anglaise de restrictions sociales permet à ce pays de disposer de l’arme nucléaire, de quatre porte-avions, de cent quinze mille soldats aguerris dont cinquante mille se trouvaient, en 2003, aux côtés des Américains au Koweït… mais les hôpitaux belges accueillent les malades anglais qui ne peuvent attendre de trouver place dans les hôpitaux publics anglais ! Face à ces liens inconditionnels entre Washington et Londres, l’axe Paris-Berlin, auquel s’associe pleinement le gouvernement belge en la circonstance, tente de sauver l’esprit des fondateurs de l’Europe, l’esprit des Paul-Henri Spaak, Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer… « La vieille Europe », comme la dénomme alors avec dérision Donald Rumsfeld, le ministre américain de la Défense de l’ère Bush jr, serait un fossile qu’il oppose au dynamisme de l’Europe de l’Est, celle de l’OTAN.

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Une « vieille Europe » qui saura cependant se faire largement entendre en mars 2003, lors des semaines extraordinaires vécues par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Mais malgré le front uni des Français, des Allemands, des Belges, des Russes et des Chinois, tous hostiles à une agression préventive contre un Irak certainement innocent du méfait que les va-t-enguerre lui attribuent, ces brillants exposés ne parviennent qu’à retarder la guerre… comme nous l’avons dit, jusqu’à ce que les troupes d’invasion parachèvent leur préparation ! Un scénario réglé d’entrée de jeu par Washington et Londres. La pulsion hégémonique des États-Unis – exaspérée sous l’ère Bush – engendre un malaise, et pour certains – fort nombreux – une insupportabilité. Mais que faire quand tout aujourd’hui dépend de la bienveillance américaine ? Militairement colossaux, économiquement monstrueux, culturellement hypercommercialisés, financièrement oppressifs… les États-Unis disposent, avons-nous dit, de l’antique puissance de Rome dans son univers méditerranéen étendu jusqu’aux confins des Sassanides iraniens. Soulignons que ce phénomène, lié à une dynamique politicofinancière effrénée – qui, soit dit en passant, nous a amenés aux grandes crises monétaires mondiales de 2008 et de 2012 –, ne met nullement en cause la qualité humaine des citoyens américains, eux-mêmes victimes de cette course démentielle au profit menée par les rapaces amoraux de la haute finance. *

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Ce qui nous amène ainsi, tout naturellement, à parler de l’Irak, la cible obstinée de Washington et de Londres dès 2002. Ces deux nations veulent la guerre. Ils l’obtiendront. Rien n’est d’ailleurs plus effarant que le contraste entre la démarche « civilisée » des Nations Unies désireuses de s’assurer de la véracité des accusations de possession d’armes de destruction massive de l’Irak et la mauvaise foi évidente de la coalition anglo-américaine qui ne communique aucune preuve tangible de ces accusations, ni à la communauté internationale ni aux inspecteurs de l’ONU sur place. Une mauvaise foi qui irritera ces inspecteurs au point que leur président, bien placé pour savoir qu’il n’y a plus d’armes de destruction massive en Irak en 2000, parlera de la manipulation scandaleuse de certains responsables de la politique américaine. Et durant tout le temps de ces palabres, se poursuit l’approvisionnement constant en hommes et en matériel des bases de départ d’une attaque. Comme si les débats à l’ONU n’étaient que des palabres sans importance. Nombre d’observateurs avisés ont d’ailleurs bien perçu qu’il était impossible de concevoir, au début de l’année 2003, que Washington et Londres puissent consentir à retirer – se soumettant sans combattre à un veto éventuel de l’ONU – un contingent massif de soldats déjà groupés au Moyen-Orient, leurs porte-avions, leurs blindés sans perdre la face ? Et dépenser une fortune en pure perte ?

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En fait, tout ce qui se déroulait au siège de l’ONU et sur le terrain des contrôles en Irak se résumait à de simples gesticulations destinées à donner l’impression que les ÉtatsUnis et le Royaume-Uni entendaient respecter la légalité internationale. Mais pourquoi dès 2001 cet acharnement persistant, opiniâtre, démesuré à l’encontre de l’Irak ? Deux raisons : la stratégique et la pétrolière. D’abord, un petit rappel historique. Avec l’écroulement de l’URSS, l’intégrisme islamique restait encore « utile » aux Américains. Pour tenter de ravir les richesses de l’islam ex-soviétique, il leur fallait en effet des alliés locaux. Les taliban étaient prêts – après avoir contribué à repousser l’armée soviétique de 1980 à 1988 – à « resservir » dans un projet américain d’envergure, celui d’aller détourner le gaz et le pétrole du Turkménistan vers le sud à travers un Afghanistan « pacifié » par leurs soins. Et ce, au profit des plus grandes compagnies américaines et anglaises, les Français étant peu sollicités, ou peu acceptés, selon la formule que l’on préfère. Mais les taliban démontrèrent vite que l’intégrisme musulman porté à un tel paroxysme était décidément infréquentable. Leur conception inique du statut de la femme, la démolition de statues bouddhiques et autres excès entraînèrent une renonciation à les « employer » à servir nos besognes économiquement intéressées.

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Et le 11 septembre 2001, faut-il le répéter, dessilla définitivement les yeux des Américains. La période d’alliance avec l’intégrisme était révolue. Sur les dix-neuf pirates de l’air et leurs complices, une quinzaine étaient des ions libres saoudiens. L’Arabie saoudite montrait en effet des signes de fissures extrêmement profondes entre la famille royale, précieuse alliée économique de l’Occident, et le peuple « chauffé au vert islamiste » de Ben Laden. Et même le fondamentalisme extrême du wahhabisme de la famille royale devenait pour l’Occident, très clairement, un dangereux pourvoyeur de pétrodollars à tous les mouvements animés par une transe islamiste débouchant souvent sur une dynamique sulfureuse anti-occidentale, anti-chrétienne, antijuive, anti-athée. Non pas que Riyad soit agent de terrorisme, mais certainement engrais d’un terreau fondamentaliste propice à la germination du terrorisme. Tel celui d’Al-Qaïda et de tous ses tentacules secondaires. Depuis la Tchétchénie jusqu’à l’Indonésie. Depuis l’Algérie jusqu’à l’Inde. Mais, alliée peut-être encombrante, si pas indésirable en termes d’éthique égalitaire et libérale, Riyad était, et reste toujours paradoxalement trop utile à l’Occident pour qu’il rompe ses liens « d’amitié » avec la maison royale.

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En effet, nous l’avons souligné, l’Arabie saoudite possède une pièce essentielle sur le grand échiquier de l’économie mondiale : elle régule le prix du pétrole, préservant les économies occidentales de toute secousse semblable à celle de 1973, qui mit à genoux les États démunis de ressources pétrolières. Une sécurité à tel point précieuse qu’en contrepartie, Washington a signé et resignera un accord de protection militaire en faveur des pétromonarchies du Golfe. La Ve flotte américaine veille au grain depuis sa base de Barheïn… Pour mesurer l’importance économique de l’influence spécifiquement saoudienne, dressons un tableau significatif de la production de pétrole en 2003 : Arabie saoudite : 7,48 millions de barils (159 litres) par jour Russie : 7,18 mbj Iran : 3,38 mbj Venezuela : 3 mbj Irak : 2,6 mbj dont 1 en exportation autorisée et 1,6 « au noir » Émirats Arabes Unis : 2,01 mbj Mer du Nord : 2 mbj

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Nigeria : 1,89 mbj Koweït : 1,85 mbj Libye : 1,21 mbj Indonésie : 1,19 mbj Algérie : 0,73 mbj Qatar : 0,60 mbj Les réserves à présent : Arabie saoudite : de 221 à 262 milliards de barils de brut Irak : de 90 à 112 mbb Russie : de 48,6 à 137 mbb Iran : de 76 à 90 mbb Émirats arabes unis : de 59 à 98 mbb Koweït : de 55 à 96,5 mbb Qatar : de 13 à 15 mbb Kazakhstan : de 8 à 20 mbb Azerbaïdjan : 7 mbb Turkménistan : de 0,5 à 3,5 mbb

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Ouzbékistan : 0,6 mbb Mais dans tout ce contexte, souvenons-nous que c’est l’Irak qui nous intéresse particulièrement. Donc, en 2002, ce pays possède encore – sous contrôle depuis 1990 – une production de 2,6 mbj dont 1 mbj exportés avec autorisation, contre médicaments et vivres. De l’avis des experts les plus sérieux de l’époque, la production pourrait être amenée aisément à 3,9 mbj, soit légèrement plus qu’en 1980, avant la guerre contre l’Iran. Mais, moyennant un apport de 30 milliards de dollars, la production pourrait être hissée à 6 mbj si la conquête du pays débouche sur un apaisement « démocratique ». Ce qui s’est évidemment révélé totalement illusoire. Notons au passage l’énorme réserve d’exploitation de l’Irak, allant de 90 à 112 mbb, ce qui l’inscrit au 2e rang mondial. Si l’on calcule, toujours à l’époque, l’investissement que nécessiterait une augmentation de la production, cela donne : - en Irak, 10 000 $ par baril/jour supplémentaire - en Russie, 12 000 $ par baril/jour supplémentaire - en mer du Nord, 18 000 $ par baril/jour supplémentaire - en Afrique, 22 000 $ par baril/jour supplémentaire NDLA : En mai 2011, l’optimisme du gouvernement « démocratiquement ethnico-religieux » irakien relève du

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songe éveillé. Bagdad affirme que la production pétrolière atteindra 3 mbj à la fin 2011. Mais lorsque le gouvernement promet 6 mbj en 2014 et 12 mbj en 2017, le FMI manifeste un scepticisme compréhensible. En effet, après trente années de conflit, les infrastructures de ce pays sont en trop mauvais état pour parvenir à acheminer de telles quantités. Le terminal du FAO au sud du pays, par où s’exportent 80 % de la production, est vétuste et les voies du nord ne valent guère mieux. Quant à la zone pétrolifère de Mossoul-Kirkouk, elle connaît une lutte effrénée entre Arabes sunnites émigrés dans cette région sur ordre de Saddam Hussein et Kurdes qui entendent bien la récupérer. C’est assez dire combien elle est insécurisée, surtout depuis le départ des Américains en 2012. L’indépendance sans un dictateur laïque déclenche, comme prévisible, les prémisses d’une guerre civile acharnée. À lire toutes ces statistiques, l’on comprend aisément l’intérêt extraordinaire manifesté en 2003 par les pétroliers occidentaux de faire main basse sur l’Irak, et de le restaurer sous le contrôle politiquement rigoureux de l’Occident. La réussite d’un tel plan rapporterait une fortune impressionnante aux prédateurs privés arrivés dans les bagages des soldats américains et anglais. Au début des multiples péripéties vécues au Conseil de Sécurité durant l’hiver 2003, même les Français avaient obtenu une participation au pactole, car c’étaient eux qui géraient le pétrole irakien sous Saddam Hussein. Un « cadeau » destiné à les amener à voter la guerre. Mais Paris, comme Berlin et Bruxelles, choisit le refus. 362

Intérêt financier considérable, certes, mais aussi stratégique. Car une telle conquête occidentale de l’Irak ouvrait à une capacité de production telle que l’influence politique et religieuse des autres États du golfe Persique, en gros l’épine dorsale de l’OPEP, aurait été considérablement réduite. L’objectif stratégique des États-Unis était, après l’attentat de 2001, « d’assécher » l’argent du terrorisme et de « scier » l’intégrisme dans le monde. Et pour préserver des nations judéo-chrétiennes-athées (Israël, États-Unis, Europe, Russie, Chine) s’organisa, de 2001 à fin 2002, un plan d’action destiné à freiner le prosélytisme musulman, irrésistible avec son escorte d’organisations caritatives – pratiquant à grande échelle une « stratégie de la charité » très efficace en termes de recrutement – répandues de manière déferlante en Inde, en Indonésie, au Pakistan, en Algérie, dans la Turquie des Erbakan et Erdogan… NDLA : Le Printemps arabe de 2011/2012, soutenu par un Occident désireux de se dédouaner de ses amitiés stratégiques avec les « tyrans » garants d’une certaine laïcité et surtout de « profiter » des bénéfices financiers du renouveau démocratique espéré, amena en réalité l’effondrement de ce plan d’affaiblissement de l’islamisme militant. C’est le moins que l’on puisse écrire devant le tsunami électoral des fondamentalistes de tous bords. Mais revenons à l’esprit de 2001. Le courant du « non à l’islam » rêvait donc de parvenir à acheter le moins possible d’énergie « musulmane », pour beaucoup trop « imbibée d’ondes religieuses ».

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Pour ce faire, en 2001, les États-Unis conclurent avec Moscou un accord de livraison de 10 % de leurs besoins via Mourmansk, avec l’Amérique latine une livraison de 15 % dont 13 % pour le seul Venezuela, avec aussi des apports de l’Angola et du Nigeria. Et Washington inscrivit en 2003 dans ce plan « hors golfe Persique » un Irak qui serait placé sous sa poigne de fer ainsi qu’un achat d’un million de barils azéris de la mer Noire via la Géorgie et la Turquie par l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan). Mais l’invasion de l’Irak, l’accord avec l’Azerbaïdjan – ancienne terre soviétique – et l’accaparement de la Géorgie, tout aussi « perle » de l’ensemble exsoviétique, ne pouvaient être qu’insoutenable pour Moscou. Et l’on assiste à l’éclatement de l’entente cordiale éphémère de 2001 à 2002 entre Washington, Moscou et Pékin. Il était évident que la période d’apaisement entre l’Est et l’Ouest liée à la peur commune du terrorisme, que cette unité d’action euphorique en termes de collaboration « fraternelle », ne pouvait résister au courroux du Kremlin devant les entreprises de pénétration de la sphère d’influence russe. L’Occident eut beau jeu de prétendre qu’il n’y avait plus de « sphères d’influence », cette notion ayant disparu à la fin de la Guerre froide, le Kremlin répondit que Washington s’évertuait à étendre sans cesse la sienne en manipulant le monde à sa guise. Ainsi, le président Medvedev répète à l’envi qu’on ne peut prétendre assurer objectivement une sécurité collective 364

européenne avec une OTAN dirigée par une superpuissance « extérieure » animée de visées hégémoniques. Cette sécurité locale doit être assurée par les Européens eux-mêmes, par les Russes et l’Union européenne dégagés de l’emprise de Washington. * Cette conquête de l’Irak par les Anglo-Américains fut une erreur capitale. Certes, la proie était tentante au point que Washington et Londres n’hésitèrent pas à défier la légalité onusienne péniblement édifiée par l’ensemble des nations du monde. La justification de mener une « guerre préventive » vis-à-vis d’un péril qui menacerait l’avenir de la région ne tient évidemment pas. Rappelons que Saddam Hussein, comme Kadhafi en Libye, avait fait chasser d’Irak les intégristes revenus en masse dans les valises de la libération démocratique de 2003. Rappelons aussi qu’il était le chef d’un parti Baas laïque qui refusait tout lien avec le terrorisme international, alors que les chiites « libérés » par l’occupation occidentale ont eux obtenu une Constitution instaurant l’islam comme religion d’État. Rappelons enfin que les femmes irakiennes subissent déjà les conséquences de la « libération » et que les chrétiens fuient en masse les conceptions actuelles de l’hospitalité des musulmans « excessifs ». Ce ne fut vraiment pas une bonne idée de « liquider » ce dictateur en termes de realpolitik.

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Tony Blair, accusé d’avoir usé de mensonges patents, a été contraint, le dos au mur, d’affirmer que la guerre contre Saddam Hussein relevait d’un combat éthique contre un tyran sanglant. À ce compte-là, nous aurions pu lui proposer une croisade contre le Premier ministre chinois pour les violences au Tibet, contre les leaders nord-coréens devenus un véritable danger majeur, contre le régime syrien qui ne cesse de réprimer dans le sang les rébellions sunnites et mena au Liban une occupation très étouffante pour les contestataires, contre Castro pour ses dérives fort totalitaires, contre tous ceux qui oppriment, enferment, torturent… Mais voilà… l’Irak possède une potentialité de production de 6 millions de barils/jour, pratiquement les 2/3 de celles de l’Arabie saoudite ou de la Russie ! Décidément, quelle proie tentante ! Car le pétrole est devenu rare. Certes parce qu’il se raréfie naturellement, mais aussi parce que les nations émergentes en sont assoiffées. À l’époque que nous considérons, 2003, la Chine déjà s’éveille, son parc automobile ayant augmenté de 80 % en deux ans, et envahit avec peu de souci d’élégance compétitive tous les marchés distributeurs. Elle a ravi en Iran le contrat possédé jusqu’alors par le Japon… en promettant de se montrer « conciliante » à l’ONU à l’égard du programme atomique de Téhéran. Position qu’elle ne modifiera – avec Moscou – qu’au printemps 2010. Conséquence : le Japon décide de réarmer devant les intrusions de la marine chinoise dans ses zones pétrolifères – et aussi devant l’agressivité de la Corée du 366

Nord, mal maîtrisée par Pékin, son allié. Le chiffon brûle alors entre Pékin et Tokyo. En une période où le pétrole de la mer du Nord s’amenuise, où les États africains producteurs sont fort instables, où les rapports avec la Russie de Poutine se rendurcissent, le pétrole irakien devient très alléchant, même essentiel. Installer en Irak une démocratie reconnaissante aux ÉtatsUnis de l’avoir fait naître – ce qui implique une alliance obligée avec la majorité chiite et la forte minorité kurde, toutes deux détentrices des zones pétrolifères – apaiserait les craintes de manquer d’or noir (les USA consomment à eux seuls 25 % de l’énergie mondiale) et permettrait à toutes les sociétés pétrolières dont les pays ont contribué à la deuxième guerre du Golfe de faire encore mieux fortune. Et puis, regardons où se situe l’Irak. Une position stratégique idéale. Nous en avons parlé, mais approfondissons. L’Irak est au centre d’un trèfle à quatre feuilles. De là, on peut surveiller, au nord, une Turquie islamisante ; au sud, une Arabie vacillante fort menacée par Al-Qaïda nourri d’une base populaire islamiste mécontente de l’entente entre la famille royale et les États-Unis ; à l’est, un Iran de plus en plus inquiétant ; à l’ouest, une Syrie très mal considérée par Washington à l’époque, c’est-à-dire avant que le président Obama ne tente de rallier à lui la nébuleuse des chiites non iraniens. Ce qui se révéla d’ailleurs être un échec cuisant. Autant de motifs internationaux et régionaux de s’emparer du levier irakien. Le président Bush jr franchit le Rubicon, là où s’était arrêté son père, car, à l’époque de ce dernier, la priorité 367

consistait à sauvegarder Israël. De surcroît, un Saddam Hussein aux griffes limées ne présentait plus un danger d’importance. Là où, en 1990, Bush sr eut l’intelligence – à la demande, avons-nous vu, des Turcs anti-kurdes et des Saoudiens antichiites – de laisser Saddam Hussein en place pour assurer la stabilité du pays et maîtriser les chiites « agents » de l’Iran très lié à Moscou, le président Bush jr a, au contraire, foncé sans trop réfléchir aux inévitables conséquences de l’absence d’un pouvoir fort à Bagdad ! Car si la guerre promettait évidemment d’être courte, l’enfer ultérieur était tout aussi certain. Qu’en 2003 les États-Unis se soient fourvoyés dans ce guêpier peut paraître normal pour une nation peu au fait des subtilités d’un Moyen-Orient complexe, mais que Tony Blair ait participé avec ardeur à ce fiasco est plus étonnant, car l’Angleterre est à la base de la construction de cette région et connaît la fragilité de l’Irak. Mais la raison d’État rend souvent étourdi. En 2011, Nicolas Sarkozy, « conseillé » par Bernard-Henri Lévy, se lança dans une aventure semblable en soutenant une Cyrénaïque fortement intégriste. La Libye devint un enfer conflictuel sur fond d’extrémismes religieux et ethniques. Rappelons que les Ottomans ont durant des siècles géré trois provinces, la kurde, la sunnite et la chiite et bien veillé à ne pas mélanger l’inconciliable. Et souvenons-nous que les Anglais, en 1920, avaient installé leur allié hachémite après la guerre contre la Turquie sur le trône. Fayçal Ier écrivit en 1933 à son père, Hussein, le Grand cherif de La Mecque : « Il 368

n’existe pas encore de peuple irakien, mais un magma inimaginable d’être humains dépourvus de toute idée patriotique, imbus de traditions religieuses et d’absurdités. » Voilà qui avait le bénéfice d’être clair ! Il reste à commenter l’aspect éthique prétexté par Washington et Londres pour justifier leur agression contre l’Irak. Rappelons à cet égard l’attitude américaine qui, en 1990, laissa échapper de leur encerclement bien verrouillé des divisions d’élite de Saddam Hussein, lesquelles troupes ont évidemment eu pour premier objectif de réprimer les révoltes des Kurdes et des chiites qui avaient cru l’heure de leur libération venue et avaient acclamé les Alliés occidentaux. La crédibilité naïve de ceux qui ignorent les arcanes diaboliques de la politique internationale. 2. L’état du monde, de 2003 au « Printemps arabe » de 2011 L’année 2003 va représenter une rupture totale avec le monde du XXe siècle. Un tel bouleversement nous entraîne vers la nécessité de « ramasser » une fois encore une synthèse fort complexe. L’engrenage des causes et effets est tel que nous procéderons par des rappels d’informations et de commentaires déjà traités, mais réintroduits, mélangés à la fièvre d’une actualité haletante. En effet, la mouvance musulmane est forte de plus d’un milliard d’adeptes, inébranlables sur le socle d’un seul sacré porteur de la seule Vérité, mais elle est émiettée en de multiples variétés de la vivre – de la plus modérée à la plus excessive –. Elle rayonne à ce point dans l’espace

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géographique et dans les structures du temporel et du spirituel que nous avons estimé utile pour le lecteur de revenir quand cela s’avérera utile sur les axes fondamentaux de ce dossier délicat. Une manière efficace, croyons-nous, de fixer dans la mémoire les ancrages essentiels de ces événements. En 2003, les États-Unis attaquent donc l’Irak en balayant les réticences de l’ONU, et ne tenant pas compte de l’opinion des experts envoyés sur place afin de contrôler la présence ou l’absence d’armes de destruction massive. Cette action unilatérale des Anglo-Américains déchire également l’Europe des Quinze dont la part « vieille Europe » – selon l’expression méprisante déjà rapportée du ministre américain de la Défense Donald Rumsfeld – s’opposera à la part de l’Union européenne favorable à un atlantisme dirigé par Washington. Mais si le politique américain ne ménagea pas ses propres termes insultants accablant l’opposition de la France, de l’Allemagne et de la Belgique, la presse du Nouveau Monde, elle, se surpassa, notamment l’important groupe médiatique du magnat Rupert Murdoch, extrêmement francophobe. Le quotidien français « Le Figaro » du 6 juin 2011 en sa page 18, relate sous la plume du célèbre écrivain Jay McInerney qu’en 2003, le journal phare du groupe Murdoch, le « New York Post » qualifiait l’ensemble de la nation française de « primates capitulards bouffeurs de fromage » et encourageait les Américains à ne plus acheter français ! Cette « vieille Europe », groupant donc trois pays fondateurs, estime que la violence contre le gouvernement irakien n’est pas nécessaire, puisque Saddam Hussein autorise le contrôle total de son territoire. En effet, les preuves apportées par 370

Washington et Londres pour démontrer que l’Irak possède des armes prohibées lui paraissent démunies de toute crédibilité, et parfois même ridicules, comme le rapport anglais brandi devant le Conseil de Sécurité par le secrétaire d’État américain Colin Powell, un rapport qui se révèle être en réalité un mémoire d’étudiant vieux d’une dizaine d’années, fautes d’orthographe comprises ! Colin Powell s’insurgea d’ailleurs récemment – la lucidité prend parfois son temps – du rôle que Washington avait estimé devoir lui faire jouer sur base de renseignements erronés ou même trafiqués. L’Espagne du conservateur Aznar, l’Italie de Berlusconi, les dix pays entrés dans l’Union – fort tributaires de la manne financière et de la protection militaire des États-Unis –, la Hollande et les Scandinaves suivent le courant angloaméricain. Le ton monte encore d’un cran contre les trois opposants. En effet, Condoleezza Rice, alors conseillère principale du président Bush jr, accuse Paris, Berlin et Bruxelles de « traîtrise », car ces trois gouvernements refusent, dans le cadre de l’OTAN, de relever avec leurs troupes des soldats américains stationnés en Bosnie afin qu’ils puissent rejoindre les troupes d’invasion en Irak. Ce qui aurait été manifestement un acte indirect d’adhésion à l’agression contre le régime irakien. L’ONU, l’Union européenne et l’OTAN déchirées… le prix de « l’illégalité » de l’action anglo-américaine est cher, très cher ! 371

Ce fut au demeurant une action aisée : rappelons que 350000 hommes et une flotte imposante vont attaquer 23 millions d’Irakiens. Mais parmi ces 23 millions, 60 % sont chiites et 20 % sont Kurdes, des Indo-Européens totalement hostiles au régime minoritaire sunnite de Saddam Hussein. Si l’on soustrait encore les femmes, les enfants et les vieillards des 15 % de sunnites, la population réellement fidèle au régime et capable de résister équivaut à fort peu de chose. Subsisterait un noyau dur de quelque 5 % de la population, selon les estimations de la plupart des experts. Et de fait, la guerre durera un mois, et cela malgré l’opposition du régime islamiste turc à laisser le passage à 62000 soldats américains destinés à attaquer l’Irak par le nord. Ce qui fit des Kurdes les auxiliaires essentiels des Américains, au grand dam d’Ankara, contraint d’envoyer 120 000 soldats sur la frontière afin de décourager les Kurdes irakiens de prétendre accéder à une autonomie trop large, susceptible de faire tache d’huile parmi les 20 millions de Kurdes turcs. Ces troupes turques restèrent en place jusqu’en 2006, fort vigilantes, car Ankara n’appréciait guère la teneur de la Constitution irakienne qui accorde une forte autonomie à l’entité kurde irakienne dans le cadre d’un État fédéral dominé par les chiites et les Kurdes. Ces derniers revendiquent le site de Kirkouk, riche d’une potentialité de production – au cas où le calme reviendrait – d’environ 2 millions de barils par jour ! Un pactole… si tout le système de production est remis en état, ce qui n’est pas évident car le terrorisme « veille ». Et les 372

ouvriers qualifiés en matière de traitement du pétrole étaient tous sunnites baasistes « importés » en terre kurde par le pouvoir central. Or, les Kurdes les en ont chassés. Mais… Souvent, le vent change de direction et la politique pivote comme le coq d’un clocher. Même celle d’un gouvernement islamisant, autoproclamé « modéré », celui d’Ankara en l’occurrence. Le 26 février 2006, le représentant spécial de la Turquie pour l’Irak se rend à Bagdad, et y rencontre Massoud Barzani, formellement « président » de la région autonome kurde, pour l’informer qu’Ankara acceptera de reconnaître cette entité inscrite dans la loi fondamentale irakienne et coopérera avec elle ! Le ministre turc des Affaires étrangères d’alors, Abdullah Gül, précise même le 28 février 2006 : « Si le peuple irakien a approuvé cette Constitution, on n’a pas le droit de la rejeter. » Pour la Turquie de l’époque, le vent a donc tourné en une tentative d’adoucissement à l’égard du peuple kurde. Pourquoi ? Parce que l’entrée d’Ankara dans l’Union européenne est conditionnée par l’instauration d’une grande tolérance à l’égard des Kurdes en général, y compris sur son propre territoire. Selon le principe clef de la démocratie : respect de

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la Déclaration des droits de l’homme et, partant, de la liberté d’expression des minorités. Parce que les États-Unis veulent éviter à tout prix une ingérence, quelle qu’elle soit – et surtout pas des Iraniens chiites –, tant le conflit entre Irakiens est au bord de la guerre civile totale. Et qu’une agression turque dans la région kurde irakienne pourrait faire bouger Téhéran. Parce que les Turcs espèrent que les États-Unis parviendront à persuader une Europe réticente à accepter leur adhésion. Et qu’en conséquence, ils doivent se montrer coopérants à l’égard de la politique américaine. Parce que les Turcs craignent, tout autant que les Américains, une explosion de violence incontrôlable sur leur flanc sud, menant à une expansion considérable du chiisme en plein élan, relancé par une politique américaine maladroite qui a réussi, en 2006, à unir le Hezbollah et les chiismes libanais, syrien, irakien et iranien. Un Kurdistan autonome créé au nord-est de l’Irak constituerait en effet une zone tampon, un rempart contre l’effervescence d’une guerre civile interarabe au centre du pays, alimentée par Riyad et Téhéran. Enfin, parce que la survie de la minorité turkmène de Kirkouk, ville revendiquée et déjà occupée par les Kurdes irakiens, dépend du comportement de ces Kurdes qui pourraient se venger sur cette ethnie d’origine turque. Mais attention ! La proposition de coopération émanant d’Ankara est un vrai contrat bilatéral : si les Kurdes irakiens 374

respectent le caractère multiethnique de Kirkouk et renoncent à envisager un grand Kurdistan indépendant incluant tout le Sud-Est de la Turquie (le tiers du pays, où se trouvent les sources de l’Euphrate et du Tigre), tout ira bien, sinon l’intervention turque sera inéluctable. On le voit clairement. L’inconscience de l’agression américaine, contre un Irak ne possédant ni armes de destruction massive ni liens avec le terrorisme et l’extrémisme, a réveillé les vieux démons internes de l’islam. Le prétendu « choc des civilisations » entre l’islam et l’Occident, selon la formule à la mode, glisse vers un affrontement – plus dangereux encore que la confrontation entre le protestantisme évangélique et l’islam – entre deux islams, le sunnite et le chiite, arc-boutés chacun sur leur absolutisme religieux identitaire. Tout les sépare : une part de leurs dogmes, le souvenir de quatorze siècles de massacres réciproques, la gestion de leur foi, les comportements artistiques et mystiques, la géopolitique de leurs intérêts. Washington a certes fait sauter la dictature laïque du Baas irakien, mais a aussi… « réussi » à unir tous les extrémismes sunnites contre tous les extrémismes chiites. L’obsession démocratique des États-Unis, arme excellente pour ravir des terres à l’influence russe et les hydrocarbures qu’elles contiennent, se révèle catastrophique dans le monde musulman où l’argent du pétrole achète toutes les clientèles électorales. Les Frères musulmans en leur aile virulente grimpent partout en puissance, quand ils ne sont pas déjà arrivés au pouvoir.

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Bientôt, on le sait, ils pourront s’emparer du Maroc, de la Tunisie, de l’Égypte, de la Libye et pourquoi pas, en fin de compte, de la Syrie… NDLA : La pression est même présente dans un pays « laïcisé » par le leader charismatique et pro-occidental Bouteflika. En février 2006, l’Algérie décrète que toutes les écoles primaires et secondaires privées doivent désormais suivre le régime de l’enseignement public : l’arabe sera donc partout la langue de l’enseignement. Le français est interdit, sauf en choix de deuxième langue. Ce décret interrompt brutalement, en pleine année scolaire, les études de milliers d’élèves se destinant à l’Université… où les cours sont encore diffusés en français ! Jusqu’à un nouvel édit de l’État visant à « protéger » plus pleinement encore l’élite locale de l’influence « pernicieuse » de l’Occident ? Une arabisation générale permettrait en effet d’envahir culturellement les zones berbères, dont la Kabylie, très accrochée au français pour contrer précisément la prédominance des descendants des envahisseurs arabes. Le Printemps arabe de 2011 en terre sunnite et son triomphe fondamentaliste met fin à la période glorieuse d’un chiisme qui avait retrouvé sur les siennes sa vieille superbe d’antan, avec la constitution d’un axe entre le Hezbollah, le chiisme libanais, la branche irakienne victorieuse aux élections, l’iranienne en pleine ivresse incontrôlable. On comprend dès lors l’inquiétude de la Turquie, qui compte une forte minorité chiite et une population indo-européenne kurde toujours proche de l’insurrection. La transe meurtrière

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que connaît la Syrie en 2012 amplifie à cet égard les craintes d’Ankara. Une fois encore, l’islam est au bord d’une implosion violente. Ce qui a souvent, par le passé, servi ou même sauvé l’Occident… mais aujourd’hui est plutôt venu le temps de l’appréhension. L’imbrication des pièces du puzzle méditerranéen est telle que les ébranlements de l’islam se répercutent immédiatement, et intensément, sur le destin de l’Europe. * Au cœur de ce tumulte politique lié à la « libération » de l’Irak, une position intéressante fut celle adoptée par la France, hostile, on le sait, à cette opération, rejointe en cela par l’Allemagne et la Belgique. Elle est particulièrement intéressante parce que Paris est l’exemple même de l’ion libre en politique internationale – l’ère Sarkozy en est un exemple constant, Paris « flirtant » avec la Russie, s’opposant à l’entrée de la Turquie, s’efforçant de construire avec Berlin une Europe forte grâce à l’accroissement de sa cohérence… La France a toujours joué, ou y a toujours été contrainte, un rôle en marge de la « complicité anglo-saxonne », patente sous la gestion de Margaret Thatcher – rappelons que les États-Unis appuyèrent, comme le Chili du général Pinochet, la reconquête des Malouines occupées par les Argentins – une complicité renforcée, s’il est encore possible, lorsque Tony Blair a pris en main les destinées du Royaume-Uni.

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Et ce n’est pas le conservatisme des Eurosceptiques du nouveau Premier ministre, David Cameron, qui améliorera les relations entre Londres et Paris ! Washington et Londres qui ont mené – pratiquement associés – la guerre des Malouines, ont gouverné la première guerre du Golfe, veulent tous deux une Europe sans vertèbres fédérales, une simple zone de libre-échange sans protection aucune contre le vent des marchands « atlantiques ». Les deux nations veulent accomplir de concert une mission commune : assainir le monde et le mettre sur les rails de la modernité ultralibérale. La deuxième guerre du Golfe sert excellemment ce grand dessein. Mais, face à cette symphonie dont elle est exclue au sein d’une Europe qui oscille entre son rêve initial d’unité et la réalité des compromis qui lui ont fait perdre une grande part de son autorité internationale, la France joue cavalier seul – comme tout le monde a appris à le faire – en s’efforçant d’associer à ses ruades une cavalière de grande classe, la chancelière Angela Merkel. Et cette France s’insère dans toutes les failles de la politique américaine, parfois suivie, il est vrai, par une Allemagne qui reste proche, elle aussi, de l’axe fédéraliste fondateur de l’Europe des Six, lors de la signature en 1951 du pacte constitutif de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Paris courtisa un temps l’Iran, fait mieux que résister en Afrique si l’on en juge par son intervention en Côte d’Ivoire, vend des sous-marins au Pakistan et au Brésil (toutefois, les 378

États-Unis sont intervenus pour bloquer la vente d’un sousmarin nucléaire à ce dernier pays), des avions militaires à la Libye de Kadhafi et au Brésil de Lula, des bateaux portehélicoptères Mistral, spécialisés pour les opérations de débarquement à la Russie – nous reviendrons sur cet événement capital lorsque nous aborderons l’étude du Printemps arabe de 2011. La France penche du côté palestinien au point de voter l’entrée de la Palestine à l’Unesco, alors qu’elle n’est pas considérée comme un État, a reçu el-Assad le Syrien… et Kadhafi à l’Elysée avant de le pourchasser sans ménagement. La France refuse – comme l’Allemagne – l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, une adhésion qui est le cheval de bataille du gouvernement américain. Elle lui préfère un partenariat au sein d’un accord général groupant tous les pays du pourtour de la Méditerranée. Nous avons souligné combien la thèse de Paris est astucieuse en soulevant la question de savoir pourquoi l’adhésion des Turcs serait admise et les Arabes mis à l’écart ? Un raisonnement pertinent, car les Seldjoukides et les Ottomans d’Istanbul furent perpétuellement en conflit – pour une grande part d’ordre ethnique – avec les Sémites musulmans. Enfin, la France anima avec une vigueur implacable le Conseil de sécurité pour retarder l’attaque sur l’Irak… Bref, la France agaça et agace toujours suprêmement Washington… tout en parvenant à survivre économiquement.

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Elle est en effet la sixième puissance économique au monde, lance ses fusées Ariane, construit en grande partie les Airbus enlevant des contrats qui submergent ceux de Boeing. Elle signe ainsi le 13 janvier 2011 avec une compagnie low cost indienne un contrat portant sur l’achat d’une véritable flotte de 180 avions A320 et l’État indien déclare en janvier 2012 vouloir acquérir des chasseurs Rafale. Paris exporte aussi son expérience dans le domaine de l’exploitation du pétrole marin en grande profondeur au Brésil, en Russie, en Birmanie… et elle arrache dans les pays émergents des accords somptueux dans tous les domaines de haute technicité, notamment dans le secteur du nucléaire, en vendant des centrales principalement en Inde et au Brésil. Sans compter sa stratégie de vente de matériel militaire « ultra-raffiné » aux nations qu’elle estime « convenables »! Il est patent que la France possède une expérience exceptionnelle dans le domaine du nucléaire. Citons à ce propos les sources de l’AIE, reprises dans l’hebdomadaire français « Le Point » du 6 janvier 2011, page 76 et reprenant les sociétés qui fournissent les réacteurs nucléaires dans le monde :

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NB : Il est évident que ces chiffres remarquablement « optimistes » pour Paris risquent fort, à l’avenir, d’être revus à la baisse après la catastrophe nucléaire de Fukushima. Ainsi, l’on sait qu’en 2011, Angela Merkel décida, sous la pression de la rue, de sortir du nucléaire « raisonnablement », c’est-à-dire avec une sage lenteur, le temps que l’on mette en place un réseau suffisant d’énergies alternatives. Est envisagé également un surcroît d’importation de gaz, ce qui, comme on le sait, est infiniment moins écologique. Comme partout ailleurs, la lutte reste intense entre les partisans de la sauvegarde de la planète et les tenants de la protection des populations proches des centrales nucléaires. NDLA : À un an des élections présidentielles, une véritable guerre germe sur ce sujet entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, son challenger socialiste en quête d’une alliance avec les écologistes. Un accord entre les « Hollandais » et les Verts portant sur un engagement à démanteler 24 centrales sur les 58 que compte la France a suscité un affrontement électoral majeur. À ce propos, l’on trouve en page 8 du quotidien français « Le Monde » du 26 novembre 2011 un article signé Vanessa Schneider. Citons-en quelques extraits: « Le président de la République a la ferme intention d’exploiter politiquement l’accord entre le Parti socialiste et Europe Ecologie-Les Verts, qui prévoit notamment la fermeture de 24 réacteurs nucléaires sur 58 en cas de victoire de la gauche en 2012. (…). Toute une série d’arguments a été mise au point par l’Elysée et l’UMP pour démonter le programme de réduction 381

progressive du nucléaire (…). “Plus de 200 000 emplois seraient menacés”, assure Christian Jacob, le président du groupe UMP à l’Assemblée nationale. “Ce serait une bonne nouvelle pour Gazprom !”, le géant de l’énergie russe. Et de marteler : “Les propositions de la gauche, c’est la casse d’une filière.” Pour l’entourage de M. Sarkozy, il s’agit donc de “redire l’attachement à la filière nucléaire qui est fragilisée” et aussi de rassurer les jeunes ingénieurs et le secteur de la recherche lié au nucléaire. (…). Pertes d’emplois mais aussi perte de marchés à l’exportation, affirme un conseiller de l’Elysée qui explique que le nucléaire est un secteur où la France est “compétitive”. Autre angle d’attaque : le pouvoir d’achat. “Si l’on applique le programme PS/EE-LV, la facture d’électricité des Français augmentera de 50 %”, assure-t-on à l’Elysée. “Ce serait complètement irresponsable”. (…). Troisième raison (…): l’environnement. “On ne peut pas aller au-delà de 20 % d’énergies renouvelables, car ce serait trop coûteux”, indique l’entourage du chef de l’État. “Il faudrait avoir recours massivement à des centrales thermiques qui rejettent du CO2 dans l’atmosphère et qui sont donc dangereuses pour l’environnement”. » Conscient de l’inquiétude des Français après le drame de la centrale de Fukushima en mars au Japon, la majorité répond que les efforts nécessaires seront faits pour améliorer la sécurité des centrales. »

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On se doute qu’une telle prise de position « musclée » du président de la République, candidat de la « droite » aux élections de 2012, exigeait une réponse de la part des « Hollandais » encadrant le candidat de la « gauche ». Reprenons celle de François Brottes, le député de l’Isère. Dégageons-en les principaux axes : - La « droite » a géré la filière nucléaire d’une façon erratique. - L’argument de l’accusation affirmant que la réduction du nucléaire entraînerait 400 000 pertes d’emplois est ridicule. - L’objectif d’abaisser en 2025 de 50 % l’apport d’énergie liée à l’atome ouvre en réalité à un appel d’offres d’emplois engendré par la nécessité de retraiter les déchets et de démanteler les centrales, une expérience dont la France a vocation. - L’édification d’une production renouvelables créera un emploi massif.

usant

d’énergies

- L’avenir nous engagera à élaborer des appareils à consommation moindre, autre facette de l’emploi. - Le parti socialiste entend baisser le prix du gaz destiné à compenser le nucléaire en organisant une distinction officielle entre le coût de l’approvisionnement « nécessaire » et le coût de l’approvisionnement « de confort ». - Il faudra éduquer la population à abaisser sa consommation, à promouvoir parallèlement une stratégie d’extension du champ des énergies renouvelables et surtout viser à se

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dégager de l’asservissement à la spéculation des « chercheurs de profit » nationaux ou mondialisés. Polémique donc. Terminons cette longue liste de la « particularité » française par l’analyse d’un fait ancien. Le cas du gaz iranien au cours de la période qui court de 1997 à 2003 est édifiant. Nous sommes alors à une époque qui précède l’installation d’un intégrisme virulent à Téhéran, avant que l’Iran ne devienne le Satan planétaire, avec la Corée du Nord, ces deux pays constituant, faut-il le dire, de dangereuses menaces en termes d’armement atomique. Sur cette période où Paris est nettement financièrement « remercié » d’avoir hébergé l’ayatollah Khomeiny, la France s’empare d’un marché considérable. Ainsi, en 1997, Total obtient de réaliser un projet dont le coût s’élèverait à 2 milliards de dollars. Elle versera 40 % de la somme et le Portugais Petronas en assumera 30 %, tout comme le russe Gazprom. Rejointe en 2002 par Fina et Elf, la firme Total installe donc à Assaluyel une gigantesque usine destinée à séparer le gaz du pétrole et de l’eau. Pronostic pour 2003: 56 millions de m3, capables de suffire au quart de la production nationale iranienne, avec une exportation de 85 000 barils/jour de pétrole. À plein régime, l’usine produira bientôt 400 millions de m3 de gaz et 1 million de barils/jour.

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La rétribution de la firme française Totalfina-Elf sera de 250 millions de dollars en 2002, et, en 2003, de 750 millions de dollars ce qui, en sept années – la durée du contrat – lui rapportera un beau bénéfice fondé sur le versement des intérêts des 2 milliards de dollars investis et des participations aux bénéfices en croissance rapide. L’on comprend l’irritation des États-Unis, pour qui l’Iran est sur la « liste du Mal ». Une irritation amplifiée par le jeu prorusse mené par Paris dans le domaine de l’approvisionnement de l’Europe en gaz. Rappelons ainsi que des firmes françaises ont consenti en 2010 à financer, évidemment avec l’aval de leur gouvernement, le projet russe de construction du pipeline South Stream reliant directement la Russie à la Bulgarie, évitant de ce fait à la fois l’Ukraine et la Turquie. Et ce, alors que Washington et ses fidèles alliés européens atlantistes souhaitent favoriser l’adhésion de la Turquie en contribuant à la construction du pipeline Nabucco qui serait en principe achevé en 2014. Pour bien prendre conscience de la détermination du camp proturc, il suffit de constater la satisfaction exprimée par le président de la Commission européenne, Jose Manuel Barroso, lorsqu’il reçoit les documents du contrat signé à la mijanvier 2011 avec l’Azerbaïdjan, un contrat d’approvisionnement massif de l’Europe en gaz de la Caspienne via la Géorgie et la Turquie. Le président Obama est, on le sait, résolument favorable à la Turquie. Pour des raisons évidentes d’intérêts économiques – combien de fois avons-nous dit que la Turquie 385

ouvrait une voie royale sur les richesses de l’islam exsoviétique ? – et stratégiques dans une région où les ÉtatsUnis affrontent de graves problèmes. Or, la position de Paris et de Berlin, hostiles à l’adhésion d’une Turquie en voie d’islamisation et, partant, opposés au projet Nabucco, risque de faire déraper le plan américain sur le Moyen-Orient, dans lequel la Turquie joue un rôle capital. Cela dit, il faut bien constater que, depuis l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, la France a toujours joué un rôle de trouble-fête dans le concert des nations « atlantistes ». Charles de Gaulle exigea même d’être seulement partenaire indépendant de l’OTAN et expulsa de Paris le siège de cette organisation. François Mitterrand joua à fond la carte de l’amitié francoallemande pour mieux tenir à distance l’influence angloaméricaine. Jacques Chirac osa refuser avec Berlin de participer à l’aventure irakienne. Nicolas Sarkozy – toujours avec Berlin – refuse les perspectives d’une adhésion turque à l’Union européenne et n’a décidé de réintégrer la structure militaire de l’OTAN « que pour mieux pouvoir y protéger les intérêts de la France », a-t-il déclaré. Et il défend sans cesse une Europe plus fédéralisée, alors que Londres, relais de Washington, combat ardemment cette vision d’avenir. On comprend dès lors pourquoi Moscou apprécie fort certaines options politiques émises par Paris… et Berlin !

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Pour le Kremlin, « l’indiscipline » française et « l’originalité » allemande sont d’excellents signes de l’existence d’une résistance à l’hégémonisme angloaméricain. Car la présence des États-Unis en Irak, en Afghanistan, en Géorgie et en Azerbaïdjan, d’où ils peuvent allécher le Turkménistan avec leurs dollars, constitue un défi insupportable pour Moscou. Tel est du moins le ressenti des Russes devant cet assaut économique visant la Caspienne et ses somptueuses productions de gaz – principalement turkmène – et de pétrole azéri et kazakh. 3. L’énergie, source de conflits entre l’Occident, la Russie et l’islam L’analyse de « l’aventure » irakienne éminemment pétrolière sous le couvert du mensonge d’une opération d’épuration morale locale – la fin d’une dictature –, nous contraint à aborder toute la stratégie mondiale déployée pour s’approvisionner en produits énergétiques vitaux. (NDLA : la « liquidation » de Kadhafi fut de la même eau trouble). Un détour obligé, car si le monde musulman plonge ses racines dans une spiritualité particulièrement dotée de composantes fort temporelles, et partant, d’une dynamique politique, il est aussi enraciné dans l’univers économique général du « pétro-gazo-dollar ». Le poids économique du Golfe Persique est énorme, il engendre des profits qui servent les visées religieuses, humanitaires, sociales de l’islam, mais aussi son expansion

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parfois oppressante, voire virulente – ce qui est moins légitime. En conséquence, nous avons de nombreuses fois souligné combien le monde non musulman éprouve un profond sentiment d’insécurité, les menées « pétrostraté-giques » antioccidentales de nombreux pays islamiques ayant éveillé au fil du temps des craintes face à la faculté du monde musulman de verser dans l’excessif de l’affirmation de sa prééminence spirituelle. À un tel argument, l’islam répond que l’Occident, animé d’une volonté tenace d’hégémonie, dispose de forces militaires techniquement insurpassables, et qu’il est dès lors légitime qu’il utilise – comme le fait Moscou – les « armes » énergétiques dont il dispose. Mais quant à user du terrorisme… relèvent ses victimes ? En d’autres termes, il est impossible de traiter de l’islam sans parler de toutes les luttes d’influence au niveau mondial. Washington, Bruxelles, Pékin, Moscou, Téhéran, Le Caire, Tokyo, Brasilia… les acteurs ne manquent pas au théâtre de notre histoire. Au cœur de cet enchevêtrement d’axes et de réseaux opposites tissant le commerce extrêmement stratégique de l’énergie, prédominent deux gigantesques sources d’approvisionnement : l’islam et la Russie. Les fabuleuses puissances économiques des États-Unis, de l’Union européenne, de la Chine et du Japon sont toutes des

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géants aux pieds d’argile. Sans l’approvisionnement en gaz et en pétrole, ce serait pour elles l’effondrement. C’est dire combien le combat est âpre pour s’en procurer, ou mieux, s’en accaparer. NDLA : Un effondrement qui, selon les pronostics, frappera à l’échelle du siècle la communauté musulmane lorsque seront épuisées ses réserves en hydrocarbures et que l’on recourra à des sources d’énergie alternatives de haute technicité accessibles à l’Occident. Le nucléaire aurait-il été rassurant que la dynamique financière des pétromonarchies du Golfe se serait éteinte. Nous avons usé du mot « accaparer »? La Chine bénéficie d’un net avantage. Le Japon a été foudroyé par le tsunami gigantesque de 2011. Il mettra des années à remettre sa machine exportatrice en marche. Comme peut le lui permettre une dictature redoutablement efficace en termes économiques, la Chine, elle, grâce à sa monnaie maintenue totalement sous-évaluée au grand dam de « l’autre partie du monde » envahie par ses produits vendus à très bas prix, possède une réserve financière gigantesque dépassant les trois mille milliards d’euros. Elle détient ainsi cinq cents milliards d’euros d’obligations souveraines américaines et européennes. Elle a consenti en octobre 2011 à prêter cent milliards d’euros pour participer au sauvetage de la Grèce.

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Joli geste ? Surtout un geste intéressé, ouvrant à une pénétration « charitable » en Europe, comme elle l’a déjà fait en Afrique. Ce qui n’est pas un compliment pour la méthode de gestion de l’Union européenne qui a cru pouvoir créer une monnaie unique sans asseoir au préalable une fédéralisation du mécanisme monétaire. NDLA : Ce fut un non-sens d’édifier un tel système monétaire fondé sur la seule confiance en la salubrité de la gestion financière de nations laissées souveraines. Un pari démentiel qu’aucun joueur de casino lucide n’oserait tenter. Le précipice était béant dès le début d’une aventure dans laquelle se lancera l’Allemagne – modèle de dynamisme économique contrôlé – à condition que sa propre rigueur soit « librement » généralisée et que la Banque centrale européenne ne serve pas « d’arrosoir de devises fortes » pour tous les jardiniers imprévoyants ou corrompus. On peut concevoir qu’en 2012, Berlin ne veuille pas se noyer en tentant de sauver la Grèce dont l’équipage faisait sans état d’âme des trous dans la coque de son navire… suivie ensuite par le Portugal, l’Espagne, l’Italie… Le jeu de la Chine ? Vendre grâce à un dumping de sa monnaie « surbaissée », recueillir du « cash » exorbitant et placer ses « œufs de coucou » dans les nids des rossignols américain et européen. Et elle a ainsi déjà acheté les firmes Saab et Volvo, deux entreprises suédoises célèbres en déficit ainsi que le port du Pirée et compte bien persévérer en son lent envahissement qui, en 2012, prend la proportion d’une déferlante.

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En d’autres termes, elle se conduit comme un Saint-Bernard qui sauverait des alpinistes tombés de leur falaise de rêves mirobolants pour ensuite racheter leur chalet à bon prix. Merci la Grèce ! Et son escorte de « sudistes » de l’Europe… À propos, les sommes consenties en milliards d’euros au Fonds européen de solidarité (FESE) se montent pour l’Allemagne à 110, la France à 90, pour l’Italie à 79, l’Espagne à 52, les Pays-bas à 15, l’Autriche à 12, le Portugal à 11, la Finlande à 8… la Chine à 100. * Le repas des fauves bat son plein dans la savane du profit. Mais avant de se lancer dans ce tumulte qui sévit à l’échelle mondiale, ouvrons sur un très bref récapitulatif. En effet, la matière présente un caractère à ce point complexe que quelques « retours » nous paraissent utiles. La toile d’araignée américaine a réussi à soudoyer l’Azerbaïdjan et à placer à la tête de la Géorgie un protégé qui a accepté l’installation de contingents américains (pour veiller à la frontière tchétchène ! En réalité, pour prévenir toute action russe). Résultat : la construction d’entrée de jeu d’un oléoduc (1 million de barils/jour), de 1 750 kilomètres, réunit Bakou en Azerbaïdjan à Ceyhan en Turquie ; en passant par la Géorgie, contournant ainsi une Arménie protégée par les Russes. Des contacts sont en cours

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avec le Kazakhstan (4 millions de barils/jour) et le nouveau président du Turkménistan (le 4e producteur de gaz au monde) se déclare prêt à approvisionner l’Occident. De quoi priver le Kremlin des richesses de l’islam ex-soviétique. Moscou a certes « récupéré » l’Ukraine après l’échec de sa révolution orange, mais en 2010, c’est au tour de la Biélorussie de faire les yeux doux à l’Union européenne ! L’OTAN qui déjà surveille en ses approches estonienne et polono-lituanienne Kronstadt et Kaliningrad – les deux grandes bases navales russes sur la Baltique – renforce son dispositif en installant des antimissiles en Roumanie, fort proche de Sébastopol en mer Noire. L’énervement de Moscou devient très audible. Il faut reconnaître que les présidents américains n’ont pas l’habitude de ménager la Russie, qu’ils se dénomment Reagan, Bush sr et jr ou Obama. Et nous n’avons pas parlé de la Yougoslavie ni de l’écrasement de la puissance serbe orthodoxe, de l’épuration ethnique effectuée au Kosovo et en Croatie au détriment des mêmes Serbes alliés traditionnels de la Russie contre le monde germanique, de l’expansion maximale de l’OTAN vers l’Est européen. Le président Poutine se rapprocha dès lors des Chinois et des Japonais. Deux contrats fabuleux et la construction d’oléoducs gigantesques dévient le pétrole et le gaz sibériens vers l’est. Ces rappels étant acquis, revenons à la suite des événements.

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Si l’on n’y prend garde, l’attitude de l’Occident, menée par « l’atlantisme », risque de rejeter les Russes dans les bras de l’Inde, de la Chine et du Japon, et l’on peut deviner ce que donnerait une nouvelle alliance technologique, énergétique et politique entre un pays techniquement avancé – la Russie – et une main-d’œuvre chinoise de 1 400 000 000 d’individus ! Ainsi, les employés de la firme japonaise Honda, le luxe en Chine, ne sont payés que 50 € par mois en 2010. Rappelons-nous le traité d’alliance signé à Shanghaï entre Moscou et Pékin et portant sur les domaines du politique, de l’énergétique et du militaire. Utile apport massif de travailleurs chinois venant compenser en Sibérie le manque de bras russes… Compenser certes, mais Moscou commence à s’inquiéter considérablement des coupes massives d’arbres effectuées impunément par des contrebandiers chinois profitant de l’impossibilité de contrôler l’immensité des terres orientales de la Russie. L’Occident avait l’opportunité de faire des Russes nos amis après 73 ans de stalino-brejnévisme. Le moins que l’on puisse écrire est que cette chance est manquée. L’homme de la rue russe n’est plus confiant à l’égard de l’Occident, au point que se développe même un sentiment d’hostilité qui rappelle quelque peu l’ambiance de la Guerre froide. Nous avons relaté en amont l’état survivant de rancœur accumulée par Gorbatchev… en 1989, et toujours vif en 2012 ! Supposez un instant que vous soyez citoyen russe.

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Vous êtes, en 1988, encore l’équivalent militaire mondial des États-Unis. En un an, le président Gorbatchev ne parvient pas à endiguer la dislocation de cette puissance extraordinaire, épuisée, il est vrai, par une gestion collectiviste trop répressive, souvent corrompue et bureaucratique à l’extrême. À vrai dire, la cause de cet écroulement n’est pas à imputer à une impéritie du président Gorbatchev, nous l’avons déjà souligné, mais aux exigences formulées par les États-Unis et l’Europe. Exigences au demeurant légitimes puisque portant sur l’application immédiate des principes démocratiques et du respect des droits de l’homme. Les effets de ces contraintes abruptes vont frapper de plein fouet tout l’édifice politique soviétique. À l’extérieur de l’URSS, la Lituanie donne le coup d’envoi des départs en chaîne. À l’intérieur, tout se délite. Les élections « russes » sont forcément houleuses après 73 années de dictature. Et d’ailleurs, c’est partout à l’Est que le peuple vote alors de manière débridée. On décompte par exemple 28 partis en Pologne ! Les nostalgiques du communisme sabotent le jeu démocratique et l’extrême droite relève la tête au milieu d’un feu d’artifices de petits partis aux convictions non seulement irréalistes mais parfois vraiment « insensées ». Eltsine est alors contraint, au cœur d’une anarchie politicoéconomique exacerbée, de faire tirer ses blindés sur le parlement tenu par des révolutionnaires « soviétiques nostalgiques » et de décider la dissolution du parti ! 394

Nous sommes en 1991. Et la mafia prend la relève, les jeunes faucons de la modernité ultralibérale – tel le directeur de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski –, s’emparent des leviers économiques essentiels en « arrosant » souvent la famille Eltsine de potsde-vin alors que le rouble s’écroule et que la misère s’installe partout. L’armée, les fonctionnaires, les retraités… ne sont plus payés ! Les prix s’affolent. La Russie sombre, et l’ont déjà quittée les Baltes, les Ukrainiens, les Biélorusses, les Géorgiens, les pays islamiques de l’ancienne URSS, les Moldaves, etc., et la dislocation totale est prévisible avec un Caucase en effervescence et des Mongols anti-slaves. NDLA : C’est pour éviter un pareil scénario que les dirigeants chinois ont résolument verrouillé le politique afin de libéraliser lentement l’économique en pleine mutation positive. Et Pékin réussit excellemment, au point de considérablement nous inquiéter avec, en 2010 – en pleine crise mondiale de récession et de rigueur de gestion économique –, un taux de croissance de 12 %, alors que la France plafonne à 0,8 % et l’Union européenne dans son ensemble à 1,5 %. Et en 2012, le fossé s’élargit encore entre les pays « émergents » et, osons le dire, les « déclinants », les Occidentaux. Nous avons assez analysé la dimension de l’étau oppressant de l’OTAN enserrant la Russie, ainsi que l’ampleur de l’érosion de la sphère d’influence de Moscou pour comprendre pourquoi Vladimir Poutine et, après lui, Dmitri Medvedev sont nerveux. Mais la population aussi, qui 395

retrouve le sentiment d’être assiégée par les rapaces économiques – et militaires – de l’Occident. Un sentiment fort dangereux en termes d’agressivité en cas de riposte du Kremlin. Ce qui n’augure rien de bon pour l’avenir. D’autant que des dirigeants tels que Poutine et Medvedev ne sont guère des personnalités prêtes à céder sans combattre les richesses de leur pays et sa capacité de résistance à l’emprise hégémonique américaine. La réaction de Moscou ne s’embarrasse pas de clémence. À Kiev, à Tbilissi, l’ancienne économie pour longtemps aux européenne dans la consternation règne.

à Bakou – autant de places fortes de soviétique tombées pour un temps ou mains de Washington et d’une Union queue de la comète américaine –, la

Le Kremlin a décidé de leur livrer le gaz russe et turkmène non plus au prix d’ami accordé par la Russie à la Communauté des États indépendants, la fameuse CEI créée sur les ruines de l’URSS, mais au prix international occidental. Somme toute une décision logique, puisque l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Géorgie entendent passer ou sont déjà passés à l’Occident… Pour l’Ukraine, qui dépend à 40 % du gaz russe, nous savons que le Kremlin a fixé le prix du gaz à 230 dollars les 1 000 m3 au lieu de 54 dollars, le prix d’ami ! Une telle exigence fera sombrer une économie ukrainienne déjà au bord du naufrage,

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car la « gestion orange », pataude et divisée, n’a en rien amélioré la situation. Ces 230 dollars par 1 000 m3 correspondent à la réalité internationale, en hausse presque aussi vertigineuse que celle du pétrole (NDLA : en 2012, 400 $ les 1000 m3). Cette décision russe, tombée en décembre 2005, est commentée avec un humour sarcastique par un conseiller du Kremlin qui déclara à la télévision : « Lorsque votre maîtresse vous quitte, vous ne lui laissez pas votre carte de crédit ! » En fait de trahison d’une maîtresse, il est vrai que le président Iouchtchenko n’a pas fait dans la dentelle. Il organise ainsi durant le week-end du 3 décembre 2005 une vaste réunion des délégués de la Géorgie, de la Moldavie, de la Roumanie, de la Macédoine, de la Slovénie et des trois pays baltes. Réunion applaudie par Washington mais nettement moins par Moscou car l’objectif de cette rencontre est de promouvoir et d’obtenir un rapprochement avec l’Occident. Mais à l’époque, sous ces gesticulations internationales tapageuses, la situation à Kiev ne s’arrange guère. La charismatique ancienne Premier ministre, Ioulia Timochenko, profite de cette décision russe catastrophique pour tirer à boulets « rouges » sur son ancien allié, le président Iouchtchenko, qui l’a limogée brutalement, l’estimant trop peu déterminée à rompre avec Moscou. NDLA : En 2012, elle paiera cher ce laxisme interprété comme une trahison financière par la justice ukrainienne : 397

sept ans de prison ferme. Pour l’Occident, cette condamnation est d’ordre politique. En effet, l’actuel président ukrainien est prorusse et Ioulia Timochenko reste une redoutable adversaire « orange » fort populaire. En 2005, l’Occident n’est guère rassuré devant ce conflit entre l’Ukraine et la Russie, un conflit teinté d’une montée de haine réciproque. N’oublions pas que la partie occidentale de l’Ukraine, proeuropéenne, a, au début de l’agression allemande de 1941, quelque peu pactisé avec les troupes allemandes pour être débarrassée de la dictature stalinienne. L’inquiétude de l’Occident ? Le gazoduc de la Baltique, entièrement sous-marin pour éviter l’Ukraine, les pays baltes et la Pologne, quatre pays peu « sûrs » aux yeux des Russes, ce fameux gazoduc de 1 700 kilomètres (4 milliards d’euros financés à 51 % par Gazprom et à 49 % surtout par les Allemands) dont la présidence du Conseil d’administration a été confiée à l’ex-chancelier Schröder par Poutine dès décembre 2005 – un « cadeau amical » qui fit alors grand scandale en Allemagne, y compris dans les rangs des sociaux-démocrates –, n’est alors qu’un projet. Il constitue une solution qui ne sera « dynamisée » par le Kremlin qu’en 2010 afin de contrer la construction du pipeline Nabucco. À l’époque, l’Ukraine reste donc vitale. Par elle passent 130 milliards de m3, qui desservent notamment l’Allemagne au niveau de 49 milliards de m3. Et 80 % du gaz russo-turkmène transitent par l’Ukraine en 2005 ! 398

Gazprom, le géant gazier russe, est urgemment étatisé au début de l’ère Poutine qui joue au Mossadegh russe. Comme le célèbre Premier ministre iranien du shah qui a nationalisé l’Anglo-Iranian au grand dam de Londres, Poutine a corrigé toutes les dérives de l’époque Eltsine. Ce dernier avait même concédé à l’Occident des parts de l’énergie russe sibérienne. Les Américains considérèrent, suivis par tous les financiers occidentaux, que la manière d’agir de Poutine ne répondait pas – une critique semblable à celle qui fut portée contre Mossadegh – à l’usage international d’une réelle démocratie… Ce qui signifie cyniquement qu’il n’est pas éthique d’empêcher l’Occident de s’emparer financièrement et politiquement des richesses d’une démocratie affaiblie par des dissensions intérieures. NDLA : Certes, cette reprise en main par Vladimir Poutine des « bijoux de famille » de la Russie, essentiels à sa survie – car tels sont le gaz et le pétrole pour cette nation où tout est à restaurer – ne peut se faire avec des gants totalement démocratiques. Supprimer la corruption, juguler les profiteurs du désastre – souvent de jeunes loups aux dents aiguisées –, rétablir une administration disloquée par la suppression du parti communiste, charpente de l’ancien pouvoir, moderniser l’outil industriel, redonner aux Russes une confiance en leur destin, ramener la Russie au premier rang des décideurs mondiaux… une entreprise digne d’un Qin, l’empereur de la Grande Muraille de Chine, d’un empereur Meiji au Japon, d’un Mustafa Kemal en Turquie, d’un Deng Ziao Bing en Chine…

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Une entreprise dont le promoteur doit se soucier moins du respect des opinions divergentes que de l’urgence et de l’importance d’une mission qu’il estime vitale. Un tel esprit – que les Russes approuvent à une majorité écrasante vu l’amélioration de leur sort grâce aux 5 à 6 % de croissance économique dont ils bénéficient pleinement et une fierté nationale restaurée (au point qu’en 2012, Vladimir Poutine propose d’aider l’Europe en difficulté !) – ne répond pas vraiment à l’éthique de nos « vieilles » démocraties occidentales censées être dotées d’une morale politique éprouvée. La preuve ? Les deux procès faits à Mikhaïl Khodorkovski, le directeur de Youkos, une firme gigantesque dans le domaine des hydrocarbures. Un État dans l’État, une firme née d’une privatisation truquée sous Eltsine. Condamné à neuf ans de prison pour fraude fiscale, il aurait pu être libéré à la veille de l’élection présidentielle de 2012 où il est logique de penser que Vladimir Poutine remportera. Or, en décembre 2010, ce prisonnier est cette fois accusé d’avoir détourné la quasi-totalité de la production annuelle de pétrole de sa compagnie ! Et, de ce fait, son incarcération est largement prolongée. Son tort par rapport à d’autres patrons issus du même laxisme corrompu du président Eltsine ? Avoir financé les partis opposés à l’avènement de Vladimir Poutine au poste suprême, et puis avoir continué à les nourrir. Mais surtout, il est accusé d’avoir

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préparé une « joint venture », une co-entreprise, avec la firme pétrolière géante américaine Exxon. Une conduite jugée indigne par Vladimir Poutine car une telle alliance menaçait le relèvement économique – voire la survie – de la Russie, en ouvrant le pays aux « vautours » américains. Des étrangers voraces s’efforçant de ravir les ressources en hydrocarbures des anciennes terres de l’exURSS, en pleine sphère d’influence de Moscou. Pour Vladimir Poutine, Mikhaïl Khodorkovski ne suivait qu’une seule stratégie : conserver le démembrement lamentable de l’État en soutenant financièrement des forces politiques de l’opposition afin de pouvoir continuer à s’enrichir en offrant à l’étranger les ressources vitales de la Russie. Certes, cette thèse semble fondée aux yeux de nombre d’observateurs soucieux de juger la cause objectivement. Mais il n’en reste pas moins que l’opiniâtreté de Vladimir Poutine à maintenir en prison ce coupable d’importance, en usant fort probablement de son autorité pour influencer la justice de son pays – une opiniâtreté critiquée même par le président Dmitri Medvedev – a été fort mal perçue en Occident où l’exécutif ne peut au grand jamais interférer dans le judiciaire. Une critique occidentale que l’on peut supposer être également motivée par la déception de ne pouvoir pénétrer l’économie d’un pays au sous-sol aussi « intéressant ». Gazprom devient donc l’arme de pression idéale sur les anciens alliés de la Russie devenus séparatistes, et pire,

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inamicaux, en passant à l’adversaire américain dans cette partie d’échecs qui tourne à une nouvelle Guerre froide. Ainsi « punie », la Géorgie américanisée paiera son gaz 110 dollars les 1 000 m3, contre les 54 dollars de la docile Arménie. La Moldavie, qui souhaite entrer dans l’U.E. dans le sillage de la Roumanie, est, elle, menacée d’une tarification de 150 dollars. Quant à l’Ukraine, elle est d’emblée particulièrement frappée par le prix de 230 dollars. Mais il y a plus grave : le Kremlin entend assurer lui-même ses exportations. Les cibles de Moscou à l’époque : la Biélorussie, le Turkménistan, l’Ukraine, la Géorgie dont les remous politiques pro-occidentaux lèsent considérablement les livraisons russes à l’Occident, et donc affaiblissent les recettes commerciales russes. Sans compter qu’elles risquent d’entraîner un tel mécontentement des « clients » européens non alimentés que ceux-ci pourraient choisir d’autres voies d’approvisionnement. Un risque confirmé en 2010 par la perspective de la construction du pipeline turc Nabucco. Ces bras de fer avec ses voisins proches, « passeurs » de gaz russe, n’arrangent certes pas les affaires de Moscou. Le conflit avec la Biélorussie contraint la Russie à bloquer durant 19 heures le transport de gaz vers l’Europe afin d’obtenir gain de cause. La riposte de Moscou est « dure ». Minsk a dû accepter de concéder des

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parts majoritaires dans Beltransgaz, l’organe biélorusse gérant le gazoduc sur le territoire de la République. En échange, Minsk obtient du gaz à 46 dollars. Mais notons qu’en 2010, le vrai bras de fer aura lieu, la Biélorussie réclamant en juin une rémunération de 660 millions de dollars pour le passage de ce gaz sur son sol, alors qu’elle doit à Moscou 160 millions de dollars de gaz pour sa consommation personnelle ! La dérive biélorusse est donc colmatée dans ce premier différend grâce au contrôle de Beltransgaz. Mais pour autant, le régime quasi dictatorial qui gère le pays ne rassure pas définitivement le Kremlin. D’autant que le président Loukachenko montre le désir de se rapprocher de l’Union européenne. En augmentant audacieusement ses tarifs de livraison de gaz à la Russie, le Turkménistan – 4e producteur mondial de cet hydrocarbure vital – préoccupe Moscou qui ne peut se passer à l’époque de sa contribution pour ses propres exportations de gaz vers l’Occident. Il s’agit donc pour le Kremlin de maintenir les tarifs en cours. Et, afin « d’assagir » les prétentions de son voisin, Vladimir Poutine décide de bloquer toutes les exportations de ce dernier. Enclavé, ce pays dépend alors totalement de la bonne volonté russe – jusqu’à ce que les Américains installés à Bakou puissent créer un jour un gazoduc sous-marin dans la Caspienne, comme l’avait rêvé le président Clinton. Le Turkménistan, trop dépendant – car situé à l’est de la Caspienne – technologiquement, économiquement et culturellement de la Russie, n’ose trop s’évader de l’orbite du 403

Kremlin. Conséquence : le Turkménistan cède le monopole de l’exportation de son gaz à Moscou aux conditions du Kremlin. NDLA : Il n’empêche… nous savons qu’en 2010, l’ancien président étant décédé, le nouveau dirigeant du Turkménistan décide de vendre une part de son gaz à l’Ouest via Bakou et Tbilissi pour arriver en Turquie. Mais il n’a pas pour autant rompu les ponts avec Moscou auquel il livre également du gaz, ainsi qu’à la Chine. Prudence oblige de conserver des relations de bon voisinage avec ces deux Géants irascibles. La Géorgie, la Biélorussie, le Turkménistan, l’Ukraine. Autant de problèmes pour Moscou. Il « faut » coûte que coûte que ses exportations russes de gaz parviennent aux clients européens. Or, l’Ukraine est encore toujours « orange » à l’époque. Et Vladimir Poutine commettra l’erreur de durcir trop sa position face à la « trahison » ukrainienne. En janvier 2006, la Russie ébranle toute l’Europe en décidant de priver – comme elle l’en avait menacée – l’Ukraine de tout apport de gaz ! De l’étranglement financier, l’on passe à la mort par inanition. Le porte-parole de Gazprom annonce : « Concernant le volume (de gaz exporté vers l’Europe et transitant par l’Ukraine) (…), la formule est simple : c’est l’Europe moins l’Ukraine. » Radical !

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Mais Vladimir Poutine a joué là à l’apprenti sorcier. Il compromet l’écoulement régulier vers l’Europe du gaz russe et turkmène via l’Ukraine. Or, notons les niveaux importants de dépendance au sein de l’Union européenne. Celle de l’Autriche est de 55 %, de l’Allemagne 37 %, de la France 21 %, de l’Angleterre 31 %, de la Pologne 100 %, des Baltes 100 %, de l’Italie 23 % et l’Union européenne dans son ensemble de 25 %. En agissant ainsi, le Kremlin a tué sa poule aux œufs d’or et joué trop tôt son atout éventuel de chantage politique direct sur l’Europe si le besoin s’en faisait sentir un jour de tourmente. Certes, certains pays avaient déjà pris leurs précautions. En matière de gaz, 21 % seulement sont « russes », 27 % viennent de Norvège, 17 % de Hollande, 17 % de Libye, 14 % d’Algérie. Et la France peut accueillir du gaz naturel liquéfié fourni par navires. Mais ces précautions sont dérisoires face à un blocage total – serait-il provisoire – de l’approvisionnement russe. Le geste russe consistant à affronter aussi brutalement l’Ukraine arrose l’Europe d’une puissante douche froide, car même s’il existe pour certains pays une diversification possible – et intelligemment organisée –, certaines nations ne sont pas dans ce cas, surtout parmi les pays de l’Est. Un

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recours au marché au jour le jour est extrêmement onéreux et fluctuant car le capitalisme de l’hydrocarbure est l’un des plus dénués de scrupules moraux au monde. Les vautours de la spéculation tournent en cercles au-dessus des démunis… Des démunis ? Ainsi, l’Autriche annonce une baisse d’approvisionnement de 18 % et la Pologne de 14 % en une seule journée ! NDLA : Rappel utile : la brutalité de l’action russe – et tous les observateurs considèrent que jamais Gazprom n’aurait agi ainsi de son propre chef sans « l’aval péremptoire » du président Poutine – a littéralement glacé le sang de l’Union européenne. Non seulement parce qu’elle visait manifestement à titre d’exemple « à faire payer cher » le ralliement de l’Ukraine à l’Occident, mais parce qu’elle démontrait l’arme redoutable dont pouvait user le Kremlin en cas de différend avec les Européens. À défaut de jouir encore d’une puissance militaire prépondérante, Moscou dispose d’un atout énergétique gigantesque. Car il possède non seulement ses propres ressources considérables (24 % du gaz mondial, situation 2010), mais contrôle ou pourrait recontrôler les exportations ouzbèke, turkmène et kazakhe, toutes enclavées. Devenus non seulement un instrument essentiel de la stratégie russe, les profits colossaux de Gazprom nourrissent la restauration spectaculaire du pays. Un processus à ce point vital pour Moscou que le Kremlin est prêt à défendre

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férocement la survie de sa restauration et de sa « grandeur » recouvrée. Une preuve ? Estimant avoir été trompé en acceptant en Libye une « action humanitaire » limitée à la sauvegarde des civils alors que Paris et Londres, ciblant la chute de Kadhafi – et en définitive sa mort éventuelle – y menèrent une véritable guerre, Moscou refuse catégoriquement toute intervention militaire en Syrie, son alliée, proie idéale pour ses adversaires. Cette manifestation d’autorité abrupte et cynique du Kremlin – Vladimir Poutine osa proposer à l’Ukraine de lui prêter 3,6 milliards de dollars pour lui permettre de payer le quadruplement du prix exigé par Gazprom ! – fut donc, pour la majorité des commentateurs, une erreur manifeste de stratégie politique. En montrant aussi clairement combien la Russie a conservé les mœurs « sauvages » de l’URSS, Poutine a rendu soudain très lucides des Européens bercés par les sirènes de l’amitié grand-russe. La Finlande, qui dépendait à 100 % des sources d’hydrocarbure russes, entend alors relancer un « tout » nucléaire. La chancelière Merkel annonce alors le statu quo – au moins – de son potentiel nucléaire et la France déjà extrêmement « nucléarisée » signale de même qu’elle entreprend la construction d’une centrale atomique de la 3e génération. Et partout en Europe, au grand dam des écologistes partisans des éoliennes et du solaire aux apports énergétiques dérisoires en ce début du XXIe siècle, le

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nucléaire a la cote… en attendant l’inversion de l’opinion publique après le drame vécu par le Japon le 14 mars 2011. Et les Algériens, les Libyens, les Norvégiens, les Hollandais, les Azéris… bref tous ceux qui peuvent assurer la diversification des ressources en gaz sont ardemment sollicités. Vladimir Poutine a vite compris le danger de son geste et la dimension de l’insulte faite par Gazprom à l’Ukraine accusée de « voler » 100 millions de m3 au départ des gazoducs situés sur son sol ! Mais le compromis intervenu le 3 janvier 2006 entre Kiev et Moscou est cependant venu trop tard. La peur – et l’indignation des Européens – laisse une trace de précautions nécessaires dans la mémoire de l’Union. Même si l’Ukraine renonce à son « aventure orange » et repasse entre des mains présidentielles prorusses, et que le différend avec Moscou s’apaise, la leçon de précaution a été retenue, et a fait naître, avons-nous souligné, l’idée occidentale de création du tracé du pipeline Nabucco au travers de la Turquie. Ankara, faut-il le dire, pavoise. Cependant, Gazprom a des projets d’agrandissement et de modernisation tels qu’il envisage de faire passer de 20 % à 40 % la participation de capitaux étrangers dans ses actifs compte tenu du coût de ces projets et de la nécessité de faire appel à l’avance technologique de l’Occident. Or, qui accepterait de miser à l’époque sur une telle aventure, dans laquelle Moscou conserverait évidemment une part majoritaire décisive ?

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Il faudra du temps pour que des événements nouveaux bousculent les craintes et les rancœurs. Rappelons que ce n’est qu’en 2009-2010 que Vladimir Poutine fera aux Européens opposés à l’adhésion de la Turquie les deux propositions alléchantes de participation à la construction du North Stream et du South Stream. Projet excellent pour Moscou, avons-nous souligné, qui espère écraser la concurrence turque de Nabucco et se débarrasser au surplus des voies d’exportation « douteuses » de l’Ukraine et de la Biélorussie. À vrai dire, il est confondant que les « oranges » radicalement antirusses aient pu prétendre passer « calmement » à l’Occident en menaçant la stabilité de la Russie – regardez sur une carte l’ampleur du territoire ukrainien, au demeurant une terre à blé vitale pour Moscou – en bénéficiant d’un prix d’ami ? Nous quittons le village et sa crémerie, mais souhaitons conserver le prix amical du beurre de ladite crémerie et, en prime, le sourire de la crémière. Il y a de l’angélisme ou de la stupidité dans une telle logique. Qui, évidemment, ne pouvait qu’échouer. De même que la tendance biélorusse à choisir elle aussi un rapprochement – même beaucoup plus prudent – avec l’Occident explique la confrontation de l’été 2010 entre Minsk et Moscou.

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Son dirigeant, Loukachenko, depuis douze ans au pouvoir avant une réélection où il obtient 82 % des suffrages, est réellement très populaire, alors que le président ukrainien Iouchtchenko, « orange », cessa vite de l’être et dut céder sa place à son rival prorusse. D’autre part, une bonne moitié de l’Ukraine est russophone et orthodoxe. « L’ambiance » biélorusse est différente, plus proche en général des Baltes et de ses voisins de l’Ouest. La Russie y compte moins de partisans. D’où l’inquiétude du Kremlin qui doute de voir un jour un prorusse déterminé accéder au pouvoir à Minsk. Inquiétude d’autant plus légitime que l’Occident s’efforce ardemment de décrocher la Biélorussie de son alliance « forcée » avec le Kremlin. Un morceau de choix dont le détachement vers l’Ouest affaiblirait mieux encore le pouvoir du Kremlin. Évidemment, le rêve serait d’amener ce pays à la démocratie, donc de « notre » côté, mais en attendant l’Occident se résout à tenter de composer avec la relative dictature du leader très apprécié du peuple. Très apprécié ? L’on comprend pourquoi lorsqu’on sait que le taux de croissance atteignit durant de longues années 11 % contre 2 % de moyenne dans l’Union européenne ! Le salaire moyen est stable et confortable et les pensions sont payées. Le taux de chômage est de 1,5 %! Un miracle de gestion étatique, 80 % des sociétés étant restées nationales. 410

Certes, la direction du pays et le réseau de fonctionnaires paraissent non corrompus et efficaces, mais là ne réside pas le motif principal de cette prospérité exceptionnelle. Moscou vendait son gaz à Minsk au prix de 50 dollars les 1 000 m3, favorisant ainsi grandement son alliée « hésitante », et la Biélorussie revendait ce gaz à 230 dollars à l’Occident… d’où l’énervement de la Russie en 2010. Le peuple préfère vivre selon cette politique « d’entre deux blocs » que d’adhérer à la mondialisation capitaliste dominée par les délocalisations, la flexibilité, la précarité et la fortune scandaleuse de quelques-uns. À l’époque, le désastre politique et économique de la Pologne sert de repoussoir. Qu’importent pour le peuple russe les entorses autoritaires du pouvoir et une police fort présente si la précarité sociale est inexistante alors que sur son flanc, l’Europe est socialement pantelante, ce qui la rend d’ailleurs nettement moins financièrement agressive. Mais Moscou est véritablement trop énervé pour ne pas réagir. La Russie ayant notamment corrigé le somptueux différentiel des prix d’achat et de vente du gaz, la Biélorussie n’est plus que l’ombre de son passé plantureux. Alexandre Loukachenko avait voulu conserver artificiellement le mirage de la réussite afin de se faire réélire pour la quatrième fois. Les caisses de l’État se vidèrent en cachette pour séduire un électorat toujours ébloui par la « bonne » gestion du pouvoir. En réalité, l’augmentation généreuse des salaires et des retraites masquait l’écroulement 411

du rouble biélorusse alors qu’il aurait fallu d’urgence adopter un cours flottant par rapport à la monnaie russe. Le drame de la Biélorussie est qu’elle dépend trop étroitement des richesses énergétiques de son grand voisin et aussi qu’elle est étatisée à outrance, la part de dynamisme du privé étant à ce point dérisoire qu’il ne peut jouer le rôle d’un parachute. Le pays est en effet resté un vaste kolkhoze où pratiquement tous les citoyens sont des travailleurs salariés nourris par le passage du gaz russe. Minsk, pour faire illusion à l’égard de son électorat, a même dû emprunter à Moscou en cédant des parts de propriété de ses pipelines à Gazprom. Insuffisant, car en 2012, il faudra encore rembourser 17 milliards de dollars alors que le fonds des réserves ne dépasse pas 8 milliards. C’est ainsi qu’en 2012, le gouvernement tente désespérément de freiner la glissade en privatisant à toute allure de multiples secteurs pour un montant de 2,5 milliards de dollars. En d’autres termes, l’énergie devient le dernier moyen de pression dont dispose Moscou pour relier tant que faire se peut les morceaux de l’ex-Empire soviétique en pleine dispersion centrifuge. Et lutter contre l’entreprise de démolition systématique organisée par les États-Unis et l’ultralibéralisme européen, telle que nous l’exposons. Nous l’avons dit : est-il surprenant, à y réfléchir objectivement, qu’une Ukraine soudainement désireuse de choisir l’Union européenne et l’OTAN, c’est-à-dire, à franchement parler, de quitter le navire commun de la CEI 412

pour s’ébattre sur des plages parfois ensoleillées sous les palmiers américains, est-il surprenant que lui soit appliqué le prix que paient les Occidentaux ? Si la méthode de Vladimir Poutine est brutale – et maladroite car son différend excessif avec Kiev lui fait perdre une bonne part de la clientèle européenne – la stratégie américaine d’étranglement de la Russie n’est guère plus éthique, tout au plus revêtue des faux habits de la vertu démocratique utilisée comme un muscle de python dopé de dollars alléchants. L’Europe n’y échappe pas d’ailleurs, avec la pression de Washington s’efforçant d’étouffer Airbus, Ariane, Galiléo, l’agriculture, la culture, le catholicisme, la laïcité, les acquis sociaux, la grande distribution… La politique internationale, irradiée par la pulsion effrénée du profit, est moralement sale. La fin justifie tous les moyens, au point d’avilir lentement, sûrement, la structure morale de toutes les civilisations envahies par cette lèpre vénale de l’esprit. Le « modèle » occidental devient de moins en moins probe, de plus en plus « mercantile ». Que les Russes, les Chinois, les Latino-Américains, les musulmans même « modérés », les hindous… et autres immenses communautés humaines le repoussent ou même le combattent n’a rien de surprenant. Nos fameux droits de l’homme sombrent lentement dans le délitement des valeurs qui les ont charpentés.

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4. L’enfer de l’occupation de l’Irak après une guerre aisée menée par un Occident fort d’une technologie d’avantgarde L’Irak envahi, occupé, géré dans un tumulte meurtrier permanent… ses habitants s’entre-massacrant, leurs femmes « réislamisées », les chrétiens tués ou chassés. Et comment les « occupants » pensent-ils s’extraire de ce chaudron d’huile bouillante ? En espérant qu’une démocratie puisse naître dans ce tohubohu religieux et ethnique, qu’une police locale puisse maîtriser l’exaspération des milices de tous bords, que les influences extérieures n’attisent pas des haines déjà paroxysmiques. Quand les dieux eux-mêmes fourbissent leurs armes, que peuvent faire les hommes sinon mourir pour les honorer et gagner des paradis voluptueux, en martyrs récompensés… Pour la coalition empêtrée dans cette tourmente, la question obsessionnelle devient : « comment en sortir ?» Elle en est sortie en définitive – malgré de trop nombreux rapatriements de morts inutiles tués lors d’attentats et d’escarmouches « dérisoires » – en assortissant ce retrait d’un superbe plan, un mirage bénéfique proposé par l’occupant en partance, à vrai dire pas très fier du désastre qu’il a déclenché mais soucieux de donner l’illusion de la réussite de sa mission salvatrice. Un jeu de rôles auquel nombre d’armées nous ont habitués pour masquer leurs défaites patentes.

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Abordons l’échelonnement de la démocratisation prévue par les Américains et votée (sous influence) par les Irakiens (très majoritairement chiites et Kurdes). Premier acte : le Conseil de sécurité des Nations unies, dans sa résolution 1546 du 8 juin 2004, entérinera un calendrier de transition politique : « L’assemblée nationale de transition aura notamment pour tâche de (…) rédiger une Constitution permanente, pour aboutir à la formation, le 31 décembre 2005 au plus tard, d’un gouvernement élu conformément à ladite Constitution.» Deuxième acte : cette assemblée de transition rédigera un projet de Constitution. Troisième acte : un référendum sur ce texte aura lieu le 15 octobre 2005. Quatrième acte : si le vote est positif, des élections législatives choisiront les membres d’une assemblée parlementaire définitive. Ensuite le pays connaîtra un régime démocratique avec des élections régulièrement organisées. La situation devenant extrêmement dangereuse en Afghanistan, où les taliban « noyés » dans la masse des Pachtounes – 40 % de la population – risquent de faire basculer le Pakistan doté d’armes nucléaires dans la mouvance excessive de l’islam, l’on comprend que le président Obama ait décidé en 2009 de quitter l’Irak et de renforcer ses contingents en Afghanistan. Ce faisant, les États-Unis choisissent de « confier » l’Irak aux chiites, alliés parlementaires des Kurdes qui n’apprécient 415

cependant guère les Arabes car, en tant qu’Indo-Européens, ils ont toujours été les adversaires des sémites, ressemblant en cela aux Turcs, d’ascendance asiatique. Dès lors, ils n’entendent aucunement subir un islam « téhéranisé » ou mecquois fondamentaliste comme tente de l’imposer soit le chiisme majoritairement favorable au pourvoyeur financier iranien soit le sunnisme grassement nourri en pétrodollars du Golfe. À suivre le plan américain, le sunnisme passerait-il « sous contrôle » kurdo-chiite ? Grande utopie, car s’il est certes minoritaire en Irak, 67 % de Syriens, 100 % de Jordaniens, 100 % de Palestiniens, 95 % de Saoudiens et 80 % d’Afghans sont sunnites, tous prêts à en découdre le cas échéant. Et n’oublions pas qu’Al-Qaïda est sunnite… Grâce à une infiltration aisée au travers de frontières immenses, les forces sunnites opposées à la coalition occidentale débordent d’ores et déjà largement le nombre de sunnites locaux, déterminés comme savent l’être les combattants des guerres de religion. Quant à l’effet de l’avènement d’une Constitution « apaisante », les avis sont nettement diversifiés. Lisons dans le quotidien belge « Le Soir » des 15 et 16 octobre 2005, page 11, une excellente synthèse d’un passé conditionnant un présent périlleux. Ce texte exprime et confirme le même climat local que celui que nous avons déjà esquissé: « Les analystes se montrent partagés, ou plutôt se contredisent : pour les uns, un “oui” populaire au texte 416

constitutionnel soumis à référendum ce samedi en Irak conduirait le pays à la guerre civile. Pour les autres, un refus du fédéralisme pousserait les Kurdes (sinon les chiites) à mettre en œuvre leurs rêves de sédition. L’histoire de l’Irak moderne donne à ce sujet quelques précieuses leçons. La création de ce pays avait d’abord été souhaitée par… la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale, quand elle imagina avec la France le partage des futurs décombres de l’Empire ottoman. Londres y avait déjà flairé des relents de pétrole. Les trois vilayets (“provinces ottomanes”) de l’antique Mésopotamie sont alors réunis par les Britanniques, qui jouissent d’un mandat accordé par la Société des nations sur un royaume confié en 1921 à Fayçal, fils de Hussein, cherif de La Mecque. L’année précédente, ils avaient déjà dû mater une révolte chiite. Le pétrole justifiait l’inclusion du vilayet de Mossoul (normalement situé en Syrie) dans le nouvel État – un protectorat aux frontières artificielles –, alors que ses habitants kurdes aspiraient déjà à l’indépendance. À l’instar de la période ottomane, le règne britannique reposera sur la collaboration avec les élites sunnites, minoritaires – moins d’un cinquième de la population. Les ulemas (“savants religieux”) chiites furent les premiers à lancer les revendications indépendantistes irakiennes. Toute cette communauté, entre 50 et 60 % des Irakiens, connut les affres de multiples discriminations dans les rouages de l’État. L’armée, qui prend peu à peu de l’importance, leur prohibe toute carrière sérieuse d’officier. Rappelons que peu avant sa mort en 1933, le roi Fayçal lâche ce commentaire : “Il n’existe pas encore de peuple irakien, 417

mais un magma inimaginable d’êtres humains dépourvus de toute idée patriotique, imbus de traditions religieuses et d’absurdités.” L’Irak connaît une période trouble entre la chute du royaume pro-occidental en 1958 avec l’avènement du nationaliste général Kassem, et la réussite, en 1968, du dernier d’une série de coups d’État qui placent le parti pan-arabiste Baas au pouvoir, et Saddam Hussein en virtuel n ° 1. La cruelle dictature baasiste, qui apporte dans un premier temps quelque profit à la population grâce à la nationalisation des ressources pétrolières, devient vite l’apanage d’un seul clan, celui des Tikriti, du nom de Tikrit, une petite ville du triangle sunnite d’où Saddam Hussein est originaire… et où naquit également le Kurde Saladin ! Ce clan va phagocyter l’État, le parti et l’armée. Ce sera le règne de la terreur. Les rapports du pouvoir avec les Kurdes et les Arabes chiites n’ont d’autre nature. Des purges féroces les éliminent de toute responsabilité, à de rares exceptions près. Avec la minorité kurde, Saddam Hussein passera de la carotte au bâton, négociant parfois, mais ne lésinant pas sur les nettoyages ethniques les plus sanglants quand ce ne fut carrément le recours à l’arme chimique, dans le cas du village de Halabja, en 1988. Mais les Kurdes purent tirer profit des conséquences de la guerre du Golfe en 1991 : la soldatesque irakienne chassée du Koweït, ils jouirent dans leur Nord

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montagneux d’un protectorat de fait de l’ONU, une autonomie armée qui prévaut encore. Les chiites arabes, eux, n’eurent jamais rien à négocier. Le régime étouffa dans l’œuf et dans le sang l’éventuel réveil religieux qu’eût pu signifier l’avènement de la République islamique chez le voisin chiite iranien en 1979. Puis Saddam Hussein se lança dans la folle guerre contre l’Iran de Khomeiny, avec le soutien occidental et soviétique. La troupe de l’infanterie irakienne, majoritairement chiite, resta loyale, mais avait-elle le choix ? Les sunnites possédaient les armes lourdes, les chars et l’aviation et tout un encadrement de “commissaires politico-sunnites”. À la fin de la libération du Koweït en 1991 par les Américains et leurs alliés, les chiites arabes aussi se révoltèrent contre le régime de Saddam Hussein. Mais celui-ci put tout à loisir écraser l’intifada du Sud dans une répression sauvage. L’Occident avait, à l’époque, trahi sans état d’âme les Kurdes et les chiites en laissant au pouvoir un dictateur sémite et sunnite avec suffisamment de forces armées intérieures pour réprimer et même se venger. Les chiites irakiens se considèrent toutefois comme le cœur de l’identité irakienne – le berceau du chiisme se trouve à Nadjaf et à Kerbala, deux villes d’Irak. Et on ne leur connaît pas, contrairement aux Kurdes, de velléités sécessionnistes, mais un désir de revanche sur la longue domination sunnite explique l’attrait, chez eux, de la perspective fédéraliste. » Nos commentaires :

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Le groupe arabe chiite est moins porté à vouloir une indépendance communautaire en Irak, même s’il possède pratiquement les 2/3 des gisements de pétrole. Car, disposant de 60 % de la population, il peut envisager la domination d’un Irak fédéral global. Le chiisme irakien ne peut être « contrôlé » que par une dictature sunnite. Qu’elle soit le fait du tyran Saddam Hussein ou, à l’époque de la domination anglaise, de Fayçal Ier le Hachémite, soutenu, on le sait, en son régime de fantoche par 100 000 soldats supplétifs indiens amenés par Londres. Quelques précisions intéressantes. Saddam Hussein tua 143 chiites en 1982, accusant le chiisme irakien de comploter avec les Iraniens, tout comme les Turcs accusèrent les Arméniens de les trahir avec les troupes du tsar en 1915… et les massacrèrent en masse. Quelque 5 000 Kurdes furent bombardés au gaz moutarde en 1988 pour avoir choisi le camp iranien durant la guerre contre Téhéran. Nous avons relevé, comme le précise d’ailleurs l’article du quotidien belge « Le Soir », que lorsque les Américains laissèrent libre de ses gestes Saddam Hussein en 1990, celuici se vengea – avec ses troupes sunnites que les Alliés avaient sciemment relâchées de leur encerclement – contre des chiites ayant collaboré à l’opération américaine et contre les Kurdes, qui, dans le même état d’esprit d’émancipation, avaient marqué une nette sympathie pour leurs « libérateurs ».

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Nous avons aussi souligné que c’est à la demande des Turcs anti-kurdes et des Saoudiens anti-chiites que l’Occident se contenta de priver Bagdad de ses armes de portée internationale et de destruction massive afin de préserver Israël, réel motif de la guerre de 1990, et lui donna les moyens de conserver une puissance suffisante pour assurer une cohésion irakienne « nationale ». Heureusement, l’ONU ordonna que les avions irakiens ne puissent plus survoler le nord et le sud du pays, protégeant ainsi Kurdes et chiites de bombardements meurtriers. Mais seuls les Kurdes, bien armés et redoutablement encadrés, purent résister sur terre à la violence des sunnites au pouvoir. Ceux-ci devant se contenter d’arabiser Mossoul et Kirkouk, riches en pétrole. On ne peut donc, avec objectivité et certitude, évaluer l’amplitude de la « nécessité de férocité » d’un régime qui, très minoritaire, fut installé par l’Angleterre pour servir ses intérêts. Puis fut renforcé et conservé par l’Occident afin d’endiguer l’expansion chiite intégriste. Un régime qui, par ailleurs, ne fut pas que négatif. Notamment pour le sort des femmes, peu soumises aux impositions vestimentaires et dotées d’une confortable éducation vécue le plus souvent en mixité scolaire. Et, fait capital, fut assurée par l’armée irakienne durant la guerre Iran-Irak, la sauvegarde des intérêts de l’Occident et des autres pouvoirs sunnites de la région, très souvent les alliés dudit Occident et opposés à l’intégrisme chiite. Quant au leurre…

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La disparition de Saddam Hussein, dont on doit se féliciter en termes de démocratie et d’éthique sociétale, a dû profondément satisfaire Ben Laden et ses séides, qui le considéraient comme un traître à leur cause fondamentaliste. • La Constitution irakienne à la loupe, un texte qui marquera le début de l’émancipation du pays. Article 1: la création d’une « république parlementaire souveraine, démocratique et fédérale. » Article 2 : « l’islam est la religion de l’État et une source de base de sa législation » et « aucune loi ne peut contredire les règles indiscutables de l’islam ». Et « aucune loi ne peut contredire les principes de la démocratie. » On devine le heurt possible entre la liberté d’expression totale et le respect sourcilleux des prescrits sacrés. Les exemples abondent. Ainsi, en Égypte, une pièce de théâtre au Caire a suscité une manifestation brutale de la part des musulmans estimant que le contenu de cette pièce égratignait trop les attitudes sociétales de l’islam. Et le professeur Zeid de l’Université du Caire fut frappé d’une fatwa de bannissement pour avoir osé « étaler » le Coran selon la chronologie de son écriture et de sa transmission, ce qui révélait une conformité entre la vie du Prophète et la révélation qui s’est étendue sur 23 ans. Et les lois sur le statut de la femme, notamment en ce qui concerne les conditions de divorce, très « occidentales » de 422

madame el-Sadate, furent balayées dans une Égypte pourtant phare de la civilisation musulmane, par la stricte orthodoxie des mouvements fondamentalistes, dont celui des Frères musulmans. Article 3 : le pays est « multiethnique, multireligieux » tout en faisant « partie du monde musulman », « son peuple arabe faisant partie de la nation arabe ». Article 4 : les deux langues officielles sont « l’arabe et le kurde ». À noter que les Kurdes obtiennent les bases d’un État fédéral dans lequel ils peuvent maintenir leur propre force armée, celle des peshmergas, car il est dit (article 129) que « l’autorité exécutive régionale organise la sécurité (de son territoire) par une police et des gardes régionales ». Articles 109 et 110: « le pétrole et le gaz sont la propriété de tout le peuple irakien dans toutes les régions et provinces » et « le gouvernement fédéral en administre l’extraction en coopération avec les gouvernements des régions productrices et les revenus seront honnêtement distribués en tenant compte des besoins démographiques régionaux (…). Cela sera régulé par la loi. » NDLA : Mais cette loi sera édictée au sein d’un parlement dominé par les chiites et les Kurdes, et l’article 111 précise que les régions jouiront des pouvoirs exécutifs, parlementaires et judiciaires. En cas de contestation, les régions auront priorité dans le litige. En d’autres termes, la responsabilité du gouvernement central est extrêmement restreinte. 423

Article 114 : « chaque province a le droit de contribuer à constituer une région. » Dès lors, les Kurdes ont groupé leurs trois provinces en une entité installée sur des sites pétrolifères largement suffisants pour leur assurer des ressources considérables. Si les chiites groupent les leurs, au nombre de neuf, ils pourraient établir une puissance pétrolière parmi les plus importantes de la planète. Il y aurait par conséquent une marginalisation économique des sunnites, privés d’or noir et d’assise politique. Remarques essentielles : 1) Les Kurdes, autonomes de fait depuis 1991, protégés contre Saddam Hussein par l’ONU, ont obtenu grâce à l’entente politique avec les Arabes chiites – soucieux de juguler totalement le sunnisme arabe – une séparation inespérée d’avec l’environnement sémite-sunnite hostile. Pour les Kurdes indo-européens, il s’agissait là d’un souhait obsessionnel. Et Kirkouk, astucieusement « arabisée » par Saddam Hussein, est revendiquée car le site est hautement pétrolifère. Disposant de 77 sièges au parlement provisoire qui compte 275 députés, les Kurdes entendent défendre la laïcité « à la française », c’est-à-dire la neutralité d’un État gérant uniquement le temporel… 2) Les chiites arabes ont pris leur revanche après avoir été écrasés par une Angleterre plaçant sur le trône son allié hachémite sunnite Fayçal 1er. Ces chiites sont très favorables à une situation qui leur permettrait de se grouper en une mégarégion intensément riche et, tout à la fois, de dominer un État fédéral qui accroîtrait encore l’étendue de leurs pouvoirs 424

politique, religieux et économique. Leur modèle religieux constitue à l’évidence un virage total par rapport à l’ancien régime centralisé, très neutre religieusement, même si l’islam de Saddam Hussein, résolument anti-fondamentaliste, était religion officielle. 3) Les sunnites arabes rejettent évidemment le fédéralisme, menant selon eux à la partition « intéressée » du pays. Nous dirons qu’ils ont acquis un sens patriotique, nul sous les Ottomans, mais réel… dès la découverte du pétrole ! Dans l’ensemble, ils haïssent les Américains qui ont abattu leur suprématie politique acquise en 1921 avec l’aide « intéressée » des Anglais. Ils sont d’autant plus courroucés que, de 1980 à 1988, ils ont combattu les chiites iraniens, épouvantails de l’Occident et de tous les régimes sunnites modérés alliés des États-Unis et de l’Europe. 4) Les chrétiens ? Les 2/3 sont partis. Restent 500 000 d’entre eux vivant dans l’angoisse. 5) La crainte des femmes ? Si la Constitution leur offre 25 % des sièges de l’Assemblée nationale, les outrances de l’islamisme remontent néanmoins à l’horizon. En effet, s’instaure dès la chute de Saddam Hussein, un véritable autoritarisme religieux intégriste. Nasser Kamal Chaderji, chef du parti national démocratique laïque écrit : « Nous faisons face à un terrorisme idéologique qui n’est pas moins dangereux que le terrorisme armé. Ce terrorisme (-là) n’a pas de limite. Il s’infiltre partout : dans la rue, dans les facultés, dans les maisons. »

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Sous Saddam Hussein, le code de la famille était l’un des plus progressistes du Moyen-Orient, notamment en matière de droit des femmes. La montée islamiste locale commença cependant avec la première guerre du Golfe, celle de 1990. Le raïs, le chef, souhaitant alors rallier le monde arabe « fondamentaliste » à sa bannière, inscrivit un verset du Coran sur les drapeaux de son armée. Sous l’influence des chiites et des intégristes sunnites revenus au pays après la chute du régime laïque de Saddam Hussein, l’islamisme devient omniprésent. Des commandos exigent, violence à l’appui, l’absence de maquillage, le port du hidjab, les manches longues. Les boîtes de nuit sont saccagées, des serveurs assassinés. On assiste à une résignation des femmes, qui préfèrent se conditionner à la pression des « nouvelles valeurs » plutôt que de perdre leur emploi, d’être refusées dans certaines écoles, d’être sérieusement molestées en mettant en danger leur famille accusée de laxisme. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’occupation américaine venue apporter « la liberté démocratique » soit en réalité réduite à admettre, sinon à appuyer, la montée de l’islamisme – surtout chiite – pour bénéficier de l’appui des fondamentalistes heureux d’être débarrassés d’un despote sunnite et… laïque. Les femmes irakiennes paient cher une conquête qui visait l’approvisionnement en pétrole des États-Unis et de l’Angleterre.

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• Les résultats du référendum du 15 octobre 2005 portant sur le texte de la Constitution rédigé par l’assemblée législative provisoire. « Oui » pour 78,59 % (5 000 000 d’électeurs) des électeurs inscrits, surtout dans les trois provinces sunnites mais aussi chez les chiites, les jeux étant acquis ; « non » pour 21,41 % (2 000 000 d’électeurs). La Constitution, empreinte d’une teinte fort fédérale, très « régionalisante », est acceptée à une très large majorité. La voie vers les élections législatives du 15 décembre est ainsi ouverte, des élections destinées à constituer une assemblée cette fois « définitive ». L’ONU a cautionné des vérifications « très professionnelles », mais beaucoup de sunnites contestent ce résultat pour cause de fraudes, ou même de « farce ». Le climat d’insécurité, l’absence d’observateurs internationaux dans les bureaux de vote permettaient, à leurs yeux, contraintes ou dérapages. L’espoir des sunnites centralisateurs a été déçu : si la province d’Al-Anbar (fief du terrorisme le plus virulent) et celle de Salaheddine, la région de Saddam Hussein, ont voté massivement « non », par 97 % et 82 % des voix exprimées, celle de Ninive n’a pas atteint le score des deux tiers de rejet pour rendre caduques les élections puisqu’elle n’a recueilli que 55 % d’opposants. Celle de Dyala, une quatrième province à fort taux de présence sunnite n’a atteint que 49 % de votes négatifs. Les trois provinces kurdes d’Arbil, de Dohouk et de Souleimaniyé ont évidemment voté à 92 % le « oui ». 427

Et les neuf provinces chiites ont frisé les 94 %. Ces résultats marquent « régionalistes ».

la

cohésion

stratégique

des

Ainsi, la ville de Bagdad, fort mélangée en ethnies et religions, avec cependant une majorité de Kurdes et de chiites, obtient logiquement 77,7 % de « oui » pour la voie fédérale et 22,3 % de « non ». Et ce résultat révèle aussi la cassure entre la volonté des groupes majeurs ainsi que « l’utopie intéressée » anglaise de 1921 de fonder dans la violence un État irakien là où les Ottomans avaient eu la sagesse de gérer trois régions totalement séparées. Répétons-le : l’ère du sunnisme minoritaire détenant le pouvoir par la force est balayée. Il fallut que les Anglais oppriment les chiites en révolte contre l’instauration d’un régime sunnite hachémite à la solde de Londres. Il fallut ensuite que l’Angleterre entretienne sur le terrain un contingent de soldats « très actifs » afin de protéger Fayçal Ier. Le général Kassem, ainsi que Saddam Hussein, tous deux sunnites, furent des « tyrans obligés », matant avec une poigne de fer les Kurdes et les chiites forcément animés par une volonté séparatiste, d’autant plus que les champs pétrolifères sont situés dans leur zone.

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L’existence d’une nation irakienne vivant une démocratie paisible est une utopie issue des rêves pétroliers et stratégiques de messieurs Bush et Blair. Espérer que le terrorisme cesserait après les élections législatives, espérer que les « collaborateurs » des alliés de la coalition survivraient au départ des troupes d’occupation, espérer que les Kurdes pourraient récupérer les villes de Mossoul et de Kirkouk arabisées par Saddam Hussein sans un bain de sang… relève du rêve. À vrai dire, un seul rêve non prévu se réalisera en 2010 : la Turquie choisira – nous l’avons dit et nous en reparlerons plus avant en traitant de la Turquie du Printemps arabe – de coopérer amicalement avec les Kurdes irakiens. Pétrole oblige certes, mais aussi afin de posséder une zone tampon contre les remous engendrés par le conflit intense entre les Arabes sunnites et chiites. Une petite région kurde estimée « tolérable » pourrait servir de coupe-feu contre l’incendie de l’Irak sémite. Mais, en 2005, la frontière interne entre Kurdes et sunnites arabes était celle de tous les dangers. Si Mossoul était alors encore majoritairement arabisée (55 % de « non » dans la province de Ninive) et les Kurdes menacés là de mort s’ils ne quittaient pas la ville, Kirkouk était déjà majoritairement kurde (62 % de « oui ») et sous leur contrôle. Mais à l’époque, ces Kurdes n’avaient pas encore gagné la partie, car sous la pression effectuée à l’époque par les Turcs, les Américains hésitaient à leur accorder des champs pétrolifères trop importants ! 429

Certes, les Kurdes promettaient un départ « civilisé », avec compensation financière, des Arabes installés par Saddam Hussein dans la région, mais d’une part, ces derniers n’éprouvaient aucun désir – car sunnites fort avides de conserver au moins un peu d’espace pétrolifère – de quitter cette zone au sous-sol riche, et d’autre part, les Turcs ne les engageaient pas alors à partir car, pour Ankara, en 2005, plus il y avait de sunnites arabes à leur frontière sud et moins une influence kurde riche en pétrodollars se ferait sentir dans le « Kurdistan » turc, mieux la Turquie se porterait. * À ce stade, que pouvons-nous tirer comme conclusion de cette installation démocratique ? À n’en pas douter, un régime inédit pour cette région plus habituée au joug des vagues successives d’occupants. Le référendum positif qui a ouvert la voie à des élections législatives définitives, valant pour une durée de quatre ans, a surpris par l’ampleur de la participation (78 %), mais a confirmé la mainmise chiite sur le parlement. Score inévitable : même en réunissant toutes leurs troupes, les sunnites arabes seront politiquement fort minorisés. Et profondément aigris. Que l’occupation cesse, comme nous le savons et les faits le confirment, ce sera, comme annoncé par nombre de commentateurs, la guerre civile nourrie de l’extérieur en argent et en hommes venus de l’Iran, de la Syrie, de l’Arabie, de la Palestine, du Liban et de bien plus loin dans la panoplie

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guerrière des courants islamiques pétrodollars de Téhéran ou de Riyad.

soutenus

par

les

La grande crainte des sunnites : que les chiites nationalistes irakiens et les chiites irakiens pro-iraniens fassent alliance, appuyés par Téhéran. Ce serait alors le rouleau compresseur chiite irrésistible, surtout si les Kurdes le rejoignent au parlement, eux qui veulent chasser les arabes sunnites de Kirkouk. Et, pourquoi pas… de Mossoul ? NDLA : Anticipons dans ce récit chronologique : l’union entre tous les courants chiites sera chose faite en 2010. Une grande peur pour les sunnites et pour l’Occident qui espéraient que le chiisme irakien nationaliste puisse faire barrière contre l’envahissement d’un chiisme à l’iranienne. Téhéran est à présent bien installé en Irak… au grand dam de l’Arabie saoudite qui tente en 2011 d’endiguer l’effervescence de ses 20 % de chiites et des 70 % de ceux de Bahreïn, « réveillés » par un Iran fort pugnace. Nous y reviendrons. • Élections législatives dites « définitives » du 7 mars 2010. Elles marquent la fin de la longue édification des stades intermédiaires entre la « libération » et leur tenue. La surprise : le vote massif des sunnites et l’absence de majorité absolue pour les chiites, qui seront contraints de partager leur islam « dur » avec les Kurdes indoeuropéens fort peu fondamentalistes.

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Score des quatre partis déterminants sur les 325 sièges du parlement : - Le Mouvement national irakien : 91 sièges, soit 24,72 % des voix. Son dirigeant : Iyad Allaoui, chiite laïque, ancien membre du Baas mais opposé dans ce parti à la tendance Saddam Hussein. Sa formation multiconfessionnelle groupe les sunnites et les chiites modérés pro-irakiens. Favori des Américains et des pays sunnites dont la Turquie. - La Coalition de l’État de droit : 89 sièges, soit 24,22 % des voix. Essentiellement chiite pro-irakien, c’est-à-dire opposé à une tutelle iranienne. Son dirigeant : Nouri al-Maliki (NDLA : ce parti a accepté en 2010 l’alliance avec l’ANI, une fusion capitale pour le sort de l’Irak). - L’Alliance nationale irakienne, l’ANI : 70 sièges, 18,15 % des voix. Son dirigeant : Moqtada al-Sadr. Mouvement chiite pro-iranien. - L’Alliance du Kurdistan: 43 sièges, soit 14,59 % des voix. Groupe l’ensemble des Kurdes, c’est-à-dire le parti UPK de Jalal Talabani et le PDK de Massoud Barzani. Le parlement doit désigner le président de la République qui choisit ensuite le Premier ministre dans le groupe majoritaire. Ce parlement devra créer en son sein une commission censée amender la Constitution – pourtant adoptée lors d’un référendum ad hoc pour répondre aux griefs des sunnites. Cette promesse des Kurdes et des chiites avait été émise après le référendum pour amener le sunnisme aux urnes, après le

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boycottage qu’il avait organisé au moment du scrutin du 30 janvier 2005, lors de la toute première élection législative, alors provisoire, chargée de rédiger ladite Constitution. Mais l’avenir du sunnisme n’est guère prometteur, car toute la question est de savoir si les chiites et les Kurdes (neuf et trois provinces respectivement) vont abandonner leurs excellents privilèges territoriaux quant à la production d’hydrocarbures et consentir à céder une part de leurs profits d’exploitation. État unifié, fédéralisme avec partage des bénéfices, fédéralisme tout court sans partage ? Et quid d’une rébellion armée du sunnisme « dur » nourri éventuellement par Riyad si le chiisme se montre trop gourmand dans les sphères territoriale ou d’influence de l’Arabie ? Comme par exemple en Irak, où 60 % de chiites dominent la politique, à Bahreïn, où résident 70 % de chiites ou encore dans le nord-est saoudien où le chiisme compte 20 % d’adeptes… En Irak, l’avenir se joue à la roulette, alors que l’enjeu est capital pour toute la région. Et la haine mène le bal. Déjà en mars 2006, la pente vers l’abîme se dessina, comme prévu, par un geste d’une intensité sacrilège extrême. Le sunnisme « dur » fit sauter tout un pan de la mosquée de Samarra abritant les tombeaux des 10e et 11e imams. Un lieu extrêmement vénéré par le chiisme irakoiranien duodécimain, comptant donc douze imams reconnus, tous descendants d’Hossein, le petit-fils de Mahomet tué traîtreusement à Kerbala par Yazid, le fils de Moawyia.

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Le dôme de cette « mosquée d’or » perdit son revêtement prestigieux et ce sacrilège enflamma tout le chiisme, de Damas à Téhéran. La guerre civile était aux portes de l’Irak. Raison pour laquelle la Turquie changea d’attitude à l’égard des Kurdes irakiens, soudainement autorisés à s’organiser en autonomie modérée. Afin, avons-nous déjà précisé, de former tampon par rapport à l’incendie chiite qui pourrait embraser l’Irak, un incendie dont le pyromane en chef serait l’Iran, trop content de placer les États-Unis dans une situation de crise majeure. L’incendie chiite ? À ce point prévisible qu’en juin 2010, on peut entendre à Bagdad : « Les Américains sont venus livrer l’Irak à l’Iran en éliminant Saddam Hussein, le rempart contre l’expansion chiite. » Une expansion chiite qui suscitera un imbroglio de négociations interminables. Durant neuf mois après les élections, l’Irak, à la veille (?) du départ annoncé des troupes étrangères, ne s’est jamais trouvé – depuis sa « libération » en 2003 – dans une situation aussi inextricable, et extrêmement dangereuse. Inauguré le 14 juin 2010, le parlement formé après les élections est en effet dans l’incapacité de désigner un gouvernement tant les partis s’entredéchirent.

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• Analyse approfondie de l’évolution jusqu’en 2012. 1. L’Iran a évidemment « encouragé » sans cesse une union de tous les chiites. La liste de « l’Alliance pour l’État de droit » de Nouri al-Maliki avec ses 89 sièges aurait dû s’allier avec « l’Alliance nationale irakienne », l’ANI, forte de 70 sièges, proche de Moqtada al-Sadr, un imam radical proiranien soutenu par les redoutables miliciens de l’imam Badr, réfugié en… Iran. Mais ce plan échoua alors du fait de l’ANI, et cette rupture fut assortie de l’affirmation virulente de ce parti qu’une entente avec al-Maliki était totalement exclue. C’était assez dire combien est farouche la querelle entre les pro-iraniens et les nationalistes. 2. Il faut 163 députés pour prétendre former le gouvernement. Al-Maliki multiplia alors ses contacts avec le laïque Iyad Allaoui, vainqueur des élections du 7 mars 2010 avec 91 sièges, un laïque porteur des espoirs des sunnites contraints de soutenir la neutralité de l’État contre le chiisme excessif très soutenu par l’Iran. Cette alliance réunirait 180 sièges et Washington privilégiait ce projet nationaliste irakien opposé à la pénétration iranienne. À noter que si l’ensemble des chiites, avec leurs 159 sièges, avait pu trouver un accord – ce qui, nous l’avons vu, se réalisera en 2010 –, il aurait dû encore solliciter l’apport des voix… kurdes. Lesquels Kurdes en auraient profité pour réclamer la tutelle sur Kirkouk, voire Mossoul, c’est-à-dire le tiers du pactole pétrolier du pays. Or, nous savons que ces deux villes avaient fait l’objet d’un « envahissement » sunnite voulu par un Saddam Hussein s’efforçant d’arabiser ses riches territoires. Ce qui explique que, actuellement, cette zone connaît un état quasi permanent de guerre civile. En principe, 435

le chiisme devient ainsi pour les Kurdes un allié potentiel contre la résistance sunnite au nord. Mais l’Iran se méfie de cette volonté de consolidation territoriale des Kurdes irakiens. S’ils obtenaient autant de richesses, ils pourraient décider d’un soutien aux indépendantistes kurdes iraniens. Un Kurdistan irakien « pétrolier » pourrait constituer en effet un danger sérieux pour Téhéran, et à vrai dire également pour Ankara qui maîtrise mal les revendications de ses Kurdes. Mais Ankara qui, comme nous le savons, était également hostile à l’avènement d’un Kurdistan irakien fort autonome a, au contraire, décidé à présent de soutenir ce projet offrant à la Turquie une zone tampon vis-à-vis d’un Irak arabe en pleine effervescence. Est-ce assez complexe, ou peut-on encore surcharger cet enchevêtrement de courants se préparant pour la curée… lorsque les Américains partiront ? Surchargeons donc encore et traitons d’un calcul turc allant au-delà de l’accord de bonne entente avec les Kurdes irakiens. Sur le plan de l’orientation politique générale de l’Irak, tout en préférant l’arrivée au pouvoir du parti laïque d’Iyad Allaoui, Ankara a cependant délégué des émissaires auprès d’al-Sadr ! Ce faisant, la Turquie veut manifestement se prémunir contre une animosité chiite et jouer la neutralité amicale… ce qui lui permettrait de pénétrer commercialement jusqu’à Bassorah, à l’extrême sud de l’Irak. Une stratégie

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turque se met en place : offrir à l’Irak une voie de sortie vers le nord pour son pétrole. Quel imbroglio d’intérêts sur fond de volcan religieux ! Et répétons que si les sunnites sont mis trop « hors jeu », AlQaïda et l’Arabie saoudite, ainsi que les sunnites syriens, pourraient entrer dans la danse macabre. 3. Nous avons annoncé par deux fois au fil de cette chronologie pathétique que cette pièce de théâtre épique s’est terminée sur une défaite du nationalisme irakien suite à l’union des partis de al-Maliki et de l’allié de l’Iran alSadr – pour le plus grand bonheur de Téhéran qui prend ainsi pied dans le pays. 4. Le 21 décembre 2010, al-Maliki est devenu Premier ministre et il a présenté à la mi-février 2011 un gouvernement comprenant 43 ministres et secrétaires d’État dont 24 chiites, 11 sunnites, 7 Kurdes et un chrétien. 5. À la mi-février 2012, une crise majeure éclate. Les sunnites réclament le départ du Premier ministre chiite al-Maliki qui, à leurs yeux, installe un régime discrétionnaire chiite, véritable tête de pont de l’Iran dans le pays. On ne peut que constater qu’une charge écrasante et extrêmement dangereuse attend les représentants d’un peuple profondément divisé sur les plans religieux et ethnique ? Mais tout cela n’influence plus réellement les Américains qui ont décidés de quitter ce pays pour réserver leur combat à la lutte contre les taliban. À le quitter, même s’ils l’ont

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complètement déstabilisé pour des raisons économiques et stratégiques intéressées. Certes, Saddam Hussein n’était guère un enfant de chœur, mais l’écarter ne pouvait qu’ouvrir les portes de l’enfer tant ce geste exprimait une méconnaissance totale du terrain. Nous l’avons souligné : il est incompréhensible que les Anglais, qui ont créé ce Moyen-Orient colonisé, se soient fourvoyés dans cette aventure insensée, fondée sur des mensonges évidents. Quant aux Américains, l’étonnement est à vrai dire moindre. La politique étrangère n’a jamais été leur priorité raffinée, leurs maladresses dans ce domaine sont légion, et leur appétit hégémonique irrépressible. N’ont-ils pas « réveillé » les taliban pour s’emparer du gaz turkmène et construit ainsi le piège afghan dans lequel ils sont empêtrés depuis 2004 ? * Nous avons beaucoup parlé de pétrole. Inévitable dans un ouvrage traitant de l’islam, cette religion qui fonde sur l’or noir toute sa puissance d’expansion sociale – et, partant, religieuse, car qui peut aider le peuple à améliorer quelque peu son sort se place dans le peloton de tête au sein de la confrontation des spirituels. Une autre religion, avons-nous souligné déjà, monte elle aussi en puissance de propagation et de pénétration – une puissance qui conditionne les choix d’une multitude d’électorats à

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travers le monde –, il s’agit du protestantisme évangélique nourri par les finances d’appoint de 40 millions d’Américains conservateurs. L’Inde, l’Indonésie, l’Afrique, le Nigeria, l’Amérique latine, autant de géants où grandissent les racines de l’islam et/ou du protestantisme marqués tous deux par un fondamentalisme missionnaire financièrement fort assisté. Il nous parait inutile d’insister sur le besoin de pétrole – et de gaz – que les pays émergents consomment en une progression de demande irrésistible. Qui l’ignore ? Mais le pétrole, le gaz… et l’eau ne sont pas susceptibles d’êtres « offerts » – terme nimbé d’un humour triste lorsque l’on sait combien la rareté rapporte gros à ceux qui possèdent ces produits essentiels – à l’infini. Dans un avenir prévisible et peu lointain sera atteint le « fini de l’écoulement du temps » pour le pétrole et le gaz – car le réservoir des matières fossiles s’épuise dramatiquement. Puis ce sera le « trop peu » de l’eau douce, lorsque une densité de l’humanité débordera la disponibilité de ce liquide vital. Et le réchauffement de la planète aggravera encore la désertification déjà alarmante. Il est évident que cet avenir peu avenant guette une forte proportion de musulmans. Si le gaz, mais surtout dans le cas de l’islam le pétrole, se tarissent, il existera un décrochage dramatique des ressources budgétaires d’une multitude d’États déjà fortement handicapés sur le plan hydrographique. Cercle vicieux : le dessalement de l’eau de mer est extrêmement onéreux. Le petit « riche Israël » aura bientôt la capacité de dessaler 75 % de ses besoins en eau potable. Mais que se passera-t-il

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pour les 300 millions d’Arabes lorsque l’apport financier des hydrocarbures s’éteindra ? Pour certains États, même l’énormité de leurs réserves en nappes phréatiques a une limite prévisible à moyen terme, telles celles de la Libye ou de la Palestine. Se lancer dans le tourisme ou la résidence de l’hyperluxe comme le font Dubaï ou Abou Dhabi constitue une solution peu assurée. Quant à la course à la modernité du Qatar – une modernité de surface sportive et culturelle –, elle masque un agenda caché car ce pays profondément fondamentaliste alimente l’islamisme sunnite à grands renforts de fournitures d’armes lourdes et d’apports financiers tirés de la rente fabuleuse extraite de son sous-sol. On l’a constaté avec la crise financière de 2009, car qui, en dehors d’une part d’hypernantis fort versatiles heureusement peu nombreux – « heureusement », parce que ce luxe-là est à proprement parler immoral eu égard à la misère qui s’étend dans le monde – peut se permettre d’y séjourner ? Cette concurrence d’étalage de richesse entre vacanciers et résidents fortunés non seulement ne constitue pas un modèle éthique à suivre mais il est peu attirant car il consiste exclusivement pour ses adeptes à exhiber leur réussite à l’intérieur de tours plantées dans un paysage de béton et de sable, sans aucun intérêt archéologique, l’air conditionné assurant la survie de leurs occupants.

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Une telle situation ne peut nourrir la permanence d’un tourisme de masse qui, seul, peut alimenter les caisses d’un État d’une manière constante. La seule solution valable est que cette manne provisoire de recettes prodigieuses retirées des ventes d’hydrocarbures serve à procurer à la jeunesse de ces États « précaires » une acculturation de haut niveau à la science qui fonde l’élan de l’Occident ou de l’Asie. Mais voilà… la modernité du savoir dépend de l’acclimatation à une modernité de la pensée scientifique. Or, celle-ci est parfois en opposition avec le contenu d’un sacré édicté en un tout autre temps, un sacré dont l’archaïsme intangible interdit toute « évolution hérétique », serait-elle implacablement conforme à l’authenticité du réel. Ainsi, à l’Université de Bruxelles, une enquête a révélé en 2009 que… 84 % des étudiants musulmans – même inscrits dans les facultés scientifiques – considéraient comme seule thèse vraie le créationnisme. Loin est notre intention de porter un jugement de valeur négatif sur le droit de croire en ce postulat émanant du Divin, mais simplement nous constatons amèrement – car ce type de certitudes envahit lentement nos contrées – qu’un tel postulat ne peut servir de support à l’acquisition d’un savoir scientifique supposant par essence l’assimilation des découvertes les plus éminentes. Le Sacré peut certes émettre un diktat péremptoire, mais la Nature est apparemment désobéissante et entend rester maître du réel, et c’est elle qui en définitive gouverne le sort de l’humanité.

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La Terre n’est pas plate, elle tourne autour du Soleil, les iguanodons nous ont précédés, la mer Rouge possède des passages à gué à certaines périodes de l’année, les humeurs malignes peuvent être vaincues par les antibiotiques… L’ancien recteur de la célèbre Université Al-Azhar au Caire, le cheikh el-Tantaoui a eu l’audace de déclarer que si l’islam voulait arriver à rejoindre la modernité technique et conceptuelle du reste du monde, il lui faudrait prendre une certaine distance avec le prescrit d’un texte datant du VIIe siècle. Dont acte. Le plus étonnant n’est pas qu’il ait eu l’audace de livrer sa pensée mais qu’il ait conservé sa charge, et sa vie, après l’avoir émise. Car si la censure religieuse de la pensée a de tout temps été meurtrière, le XXIe siècle est à cet égard une période de résurrection de tous les dangers. Il y a donc urgence à réagir dans les capitales du Golfe placées face à l’inexorable fin du pactole énergétique, aussi bien du côté iranien que du côté arabe. Les experts estiment qu’une augmentation de 2 % de la consommation mondiale de pétrole entraînerait un doublement de la demande d’hydrocarbure en 2030. Or, il est prévu pour 2030 un doublement du parc automobile mondial ! En 2015 déjà, il faudra avoir découvert le remplacement de la moitié des ressources actuelles… Et il faut tenir compte du coût de plus en plus élevé que nécessitera une telle perspective de pénurie.

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Le pétrole sous-marin exige une technique de pointe dangereuse, comme le prouve, en 2010, le drame du golfe du Mexique déclenchée par une plate-forme défectueuse de la firme BP placée à 1 500 mètres au-dessus du point d’extraction. Et le gaz suivra le même chemin : le Brésil attend des merveilles d’un fabuleux gisement sous-marin situé à 7 000 mètres de fond. Et les Russes vont eux aussi aller chercher du gaz à grande profondeur dans le détroit de Barents, par -40 ° C, hors de portée des hélicoptères, avec tempêtes excessives… grâce à l’appui technique de Total. L’évacuation du « divin » produit alimentera notamment le pipeline édifié vers l’Allemagne via la Baltique. Du gaz a été trouvé dans la zone du détroit d’Ormuz. Un endroit « paisible » entre le Qatar – qui pourra bien sûr être aidé par l’Occident après sa prestation effective et « chaleureuse » contre le clan Kadhafi – et l’Iran – que le russe Gazprom a promis d’assister… si Téhéran renonçait à narguer le monde avec sa recherche « ambiguë » dans le domaine du nucléaire. Il est heureux que Moscou soit inquiet, comme l’est l’Occident, devant le risque que constituerait un Iran doté de l’arme atomique, car une Russie possédant 24 % du gaz mondial associée à l’extraction de la réserve découverte à la sortie du golfe Persique posséderait un pouvoir énergétique « incontournable » et partant, un levier politique exceptionnel qui conditionne de plus en plus les décisions de l’ONU soumises à l’accord des cinq porteurs de veto. L’année 2012 ?

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Du grabuge en perspective, sur fond d’un Irak libéré de ses troupes d’occupation, et donc devenu terre idéale pour participer lui aussi à l’amplification des règlements de compte. NDLA : Le Printemps arabe de 2011 n’est pas prometteur en termes d’apaisement du tumulte arabe. Certes, ce grand élan louable vers la liberté et le recouvrement d’une dignité citoyenne a sous-tendu cet événement considérable mais, comme pour toute révolution majeure, il a exprimé le défoulement incohérent des opprimés, un défoulement qui ne débouche que lentement sur une structure apaisée, cohérente, de l’État… ou sur une nouvelle oppression ! Un cas d’école : la Révolution française fut fort tourmentée, et même quelque peu assassine, avant d’enfanter l’Empire napoléonien. La France avait simplement changé de pouvoir aristocratique, passant du royal à l’impérial, tout aussi arbitraire. Ce n’est qu’en 1870 qu’un socle démocratique put être édifié et en 1905 que put être construite une laïcité de l’État. Malencontreusement, jamais une société articulée sur un sacré détenteur de la Vérité unique ne pourra s’ouvrir à la liberté d’expression plénière, une liberté par essence agent de relativisation de toutes les thèses émises par l’électorat, y compris celles considérées comme « sacrilèges ». Pour une religion, ces pensées hérétiques sont autant de larves déposées dans le fruit de son sacré, et le rendent impur à la consommation. Le clergé est alors chargé d’user de pesticides radicaux.

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À noter que le monde musulman s’inquiète de l’accroissement de la technicité nécessaire pour continuer à bénéficier de leurs ressources gazières ou pétrolières. Une nécessité qui risque, à brève échéance, de ramener sur leur territoire une suprématie de l’Occident, celle qu’accorde à une civilisation l’excellence du savoir scientifique, fils d’une modernité sans le frein de l’archaïsme religieux. Un Occident qui, à son tour, pourrait faire usage d’un chantage consistant à refuser les travaux complexes, dont font partie, ne l’oublions pas, les constructions de raffinage de l’uranium destiné à des centrales civiles « tolérables ». Continuons notre tour d’horizon de la moitié de la première décennie du XXIe siècle, la période où le ressac de la deuxième guerre du Golfe, celle de 2003, est au plus vif. 5. L’islam s’enfièvre Une grande vague d’émotion. Téhéran réclame l’éradication totale de l’État israélien. Shimon Peres, ministre israélien des Affaires étrangères, soulève à l’ONU la question de savoir si un État membre peut envisager, et promouvoir, l’éradication, associée à un génocide éventuel, d’un autre État membre. Et s’il ne conviendrait pas d’exclure l’Iran des Nations Unies. NDLA : Ce qui n’arrangerait rien. Riche de ses immenses réserves de pétrole et de gaz, ce pays peut survivre en autarcie avec le soutien de ventes « discrètes » de ses richesses en hydrocarbures. Il pourrait, dans l’isolement né de l’embargo onusien officiel, préparer la venue au monde de ses engins de 445

destruction atomique. Et renforcer encore la mainmise des ayatollahs sur une population complètement enfermée en ses frontières, une population dont la partie urbaine est dominée démocratiquement – selon le régime – par l’encadrement clérical des campagnes « fondamentalisées », une domination en réalité aggravée par un tri des candidats à l’élection éliminant les plus encombrants des opposants au régime. Revient ici la question essentielle posée par les révoltés arabes de 2011 : un État fondé sur une certitude sacrée peut-il accepter que les valeurs de ce sacré soient contestées, voire exclues du terrain légal, par la volonté d’une majorité d’électeurs ? La réponse est négative. L’exemple de la Turquie est révélateur. Après 87 années de laïcité kémalienne, le parti AKP est en voie de réussir le retour à la suprématie du spirituel dans la gestion de l’État. Décidément, avec un Irak en ébullition en 2005, une Syrie accusée d’assassinats politiques au Liban, un Liban hébergeant des Hezbollahi financés par Téhéran et dont les principaux dirigeants sont prosyriens (notamment le président de l’État, le Premier ministre et le président du parlement), un Iran fou de Dieu, une Turquie islamisante, une Arabie tourmentée par une opposition montante, un Afghanistan instable qui abrite Al-Qaïda et un Pakistan éruptif… les problèmes se portent bien en terre d’islam en cette moitié de la première décennie du XXIe siècle. Et nous n’avons guère évoqué les montées intégristes au Maroc, au Soudan, en Indonésie et en Égypte. Une Égypte où 446

Alexandrie connaît de fortes confrontations violentes – notamment 3 morts et une centaine de blessés fin octobre 2005 – entre islamistes et coptes. Il faut convenir, à visiter aujourd’hui cette ville au passé fabuleux, que son état de délabrement explique le climat d’exaspération et d’insécurité qui y règne. En 2005, depuis le début du ramadan, les musulmans accusaient les coptes de vendre sous le manteau les DVD d’une pièce de théâtre filmée deux ans auparavant dans une église d’Alexandrie, contant l’histoire d’un jeune copte converti à l’islam et ensuite manipulé par un émir fanatique à brûler des églises et assassiner des prêtres. Ce DVD comporterait, selon les musulmans, des scènes insultantes et blasphématoires vis-à-vis de l’islam. La tension est montée lorsque des milliers de musulmans ont voulu incendier l’église Mar Girgis, protégée par la police. Les émeutiers ont saccagé plusieurs commerces et un hôpital coptes. Le patriarcat copte avait interdit cette pièce dès sa sortie en 2003, et nul ne sait comment le DVD circule. Certains accusent les Frères musulmans de semer le trouble, d’autres le gouvernement qui trouverait ainsi un motif de réprimer l’intégrisme. D’autres, enfin, de penser que le gouvernement veut dissuader les coptes d’organiser le grand meeting qu’ils prévoyaient pour réclamer une modification de la Constitution, basée, depuis 1971, sur la loi coranique par décision du président elSadate.

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Les confrontations entre coptes et musulmans sont récurrentes. Le quartier copte au Caire ressemble d’ailleurs à une forteresse. En 2000, vingt coptes avaient été tués et bien d’autres vexations harcelèrent ensuite les fidèles. Mais en 2011 – dans le tumulte de l’après révolution – un considérable regain d’agressions marqua la « libération » du pays. Il y eut même des incendies d’églises. Il ne fait plus bon vivre dans les environs d’un islamisme en pleine fièvre, développant une mentalité d’assiégé et donc un comportement d’agression. Ce qui est d’ailleurs une constante psychologique très répandue dans l’espèce humaine. Les habitants des banlieues françaises en ont fait la triste expérience en novembre 2005. Ne cherchez pas d’explications compliquées à cette flambée – c’est le cas de le dire devant les milliers de véhicules incendiés – d’émeutes en République française. Monsieur Erdogan, le Premier ministre turc, a fourni le motif de cette explosion de violence : l’interdiction faite aux femmes musulmanes de porter le voile à l’école et dans les services publics ! Un motif dont nous vous laissons le soin de mesurer la pertinence… mais dont l’énoncé est très porteur dans les campagnes turques. Cependant, pour vous éclairer plus résolument, sachez que les statistiques de la fin 2005, un an après le vote à une majorité écrasante, droite et gauche alliées, de la loi Stasi interdisant le port de signes ostensibles politiques ou religieux dans certains lieux publics, dont les lycées, concluent que sur 12 millions de lycéens et lycéennes, 12 jeunes filles seulement ont refusé de retirer leur voile en 2005, contre 240 en 2004.

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À noter qu’il peut sembler surprenant que la gauche, pourtant généralement sensible au « ressenti » de ses nombreux électeurs issus de l’immigration, ait néanmoins voté cette loi qui s’inscrit à l’encontre de leurs convictions. Mais, selon nombre de commentateurs, elle a préféré cette fois ne pas contrarier un corps enseignant « énervé » représentant une capacité électorale massive. « L’adaptation », principe préconisé dans l’islam modéré, fonctionne donc et permet l’application en douceur de l’impératif républicain français de la noncommunautarisation. À l’inverse du communautarisme à l’anglo-saxonne. C’est ainsi qu’en juillet 2010, le gouvernement américain se permit de critiquer le vote au parlement français interdisant le port de la burqa, acquis par 335 voix contre 1. Rappelons qu’en Belgique, premier pays de l’Union à l’avoir décidé, ce vote fut acquis à l’unanimité. NDLA : À noter que Edouard Delruelle, le vice président du Centre belge pour l’égalité des chances, protesta vigoureusement contre la pénalisation frappant la femme surprise en infraction, alors que, selon lui, il convenait de considérer comme coupables ceux qui la contraignaient à porter ces vêtements masquant le visage. Une idée intéressante, mais qui impliquerait, on le devine, un contrôle fort délicat à pratiquer en amont, si délicat – comment en effet envisager qu’une « victime » ose dénoncer la pression qu’elle subit ? – qu’il rendrait quasiment inapplicable cette interdiction.

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D’autre part, nombre de commentateurs s’étonnent que le Centre, qui est en pointe constante dans le combat pour l’autorisation du port du simple voile à l’école et dans l’administration, ne considère plus comme nécessaire de contrôler si cette manifestation d’un signe religieux ostensible émane bien de la volonté personnelle de la « porteuse ». La Déclaration des droits de l’homme entend préserver l’individu contre toute contrainte. Or, en la cause existeraient deux contraintes possibles. Soit l’imposition d’une interdiction de porter ce signe, soit l’imposition de le porter. Pourquoi dès lors le Centre ne vise-t-il que la suppression de la première contrainte, et pourquoi ne veut-il remonter à « l’oppression éventuelle » que dans le cas de la burqa et par ailleurs ignorer cette démarche salvatrice en termes de liberté dans le cas du foulard ? Certains observateurs laïques impertinents posent la question de savoir s’il n’y aurait pas en cette différence de traitement une dimension électoraliste dans le chef de certaines formations politiques soucieuses de s’attirer les faveurs d’une certaine immigration « intéressante » en termes d’apport de suffrages. Nous pouvons comprendre pourquoi les femmes turques appréhendent l’avenir… si la Turquie venait à entrer dans l’Union européenne. Le plus grand pays d’une future Europe lui ayant accordé l’adhésion, et dès lors exigé la suppression de la tutelle de son armée laïque. Une Turquie qui critique ouvertement la laïcité française – et toutes les autres. Ankara s’est ainsi fort réjoui lorsqu’un petit parti belge délégua dans un parlement une députée voilée, la première au sein d’une Union européenne comptant 27 nations. En effet, 450

le port du voile est interdit – plus pour longtemps si l’on suit l’islamisation montante du pays – aux parlementaires turques. Ce même parti belge, ayant pris en charge la gestion de la rédaction collective d’un texte proposant des « Accommodations raisonnables » entre la société d’accueil et l’immigration, a reçu dans le monde laïque et chrétien une déferlante de critiques indignées, tant il s’orientait vers la seule satisfaction de la part communautariste de l’islam. Ce texte fut certes remisé sans appel, mais son effet électoral peut être payant pour ses auteurs politiques dans un milieu communautarisant renforcé par les résultats du Printemps arabe. Calcul intéressé, mais délicat : ne convenait-il pas d’être prudent en mesurant le danger de perdre des électeurs que l’islam « agace »? Une surprise amusée est exprimée à ce propos en page 13 de la revue belge « Le Vif/L’Express » du 9 mars 2012. Dans son articulet « Le CDH de Verviers dévoilé ? », elle révèle qu’à Verviers, les dirigeants locaux de ce parti ont écarté de la liste électorale communale une conseillère musulmane du CPAS ayant décidé d’arborer un voile pendant l’exercice de ses fonctions. Un de ses amis, membre notoire des Frères musulmans, sollicité par le parti comme candidat « alléchant » l’ayant défendue, a lui aussi été gommé de la liste. Le vent tactique électoraliste aurait-il changé de sens ?

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La menace montante d’un « populisme » ravisseur de précieux électeurs inquiets entraînerait-elle des orientations stratégiques plus à l’écoute de leur malaise ? À contempler les courants variés disloquant le cléricalisme romain, le cavalier solitaire du protestantisme évangélique, les multiples interprétations du message islamique, les querelles entre les Écoles bouddhistes, la montée de sectes importées, la renaissance de tous les « prêts-à-porter » du divin qui assaillent la raison, la mouvance laïque est amenée à constater qu’il y a un émiettement du sacré en pleine guerre d’influence, sur une Terre où les « valeurs » s’effondrent sous les coups de boutoir du financier, du consumérisme et de l’effondrement de l’éthique. Le surnaturel gagne toujours sur le naturel lorsque le présent et l’avenir font germer la peur au cœur des hommes. Le déluge des inquiétudes terrestres ouvre grand les portes de l’Arche de Noé. 6. Le Maroc « s’andalouse » sous Mohammed VI En 2005, le Maroc entame un virage remarquable. Une véritable révolution émancipatrice est engagée par le roi Mohammed VI, Commandeur des croyants, descendant d’Ali, et bénéficiant de ce fait d’une autorité religieuse considérable. Il occupe ainsi, dans la hiérarchie du sacré, un rang proche de celui d’Abdallah II de Jordanie, descendant directement du Prophète. Deux souverains d’exception, échappant aux défauts propres à ces souverains dont la « qualité » de naissance engendre une

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dynamique d’arrogance et de cupidité. Mohammed VI marqua son règne, d’entrée de jeu, d’un comportement totalement divergent de celui de son père Hassan II. Ce dernier avait imposé un régime anti-intégriste autoritaire, muselant sans pitié toute tentative de ce qu’il considérait comme une déviation de la foi mettant en danger sa « fermeté souveraine ». Son fils – tout en restant extrêmement vigilant contre toute tentative de déstabilisation du pays et de sa guidance éclairée – refuse d’opposer à l’intégrisme une dictature implacable à la manière de Ben Ali, de Saddam Hussein et de Kadhafi. Prémonition, instinct ou intelligence lorsqu’on connaît les événements de 2011 et l’éveil de multiples révolutions populaires ? En 2005, il va agir comme s’il présageait ce bouleversement du monde arabe, balayé par la déferlante de la « voix du peuple » emportant les dictatures héréditaires de présidents à vie. Mohammed VI va tenter de prendre de vitesse l’inévitable montée de l’intégrisme lorsque s’instaure une démocratie en terre d’islam, un régime inévitablement condamnable pour ceux qui rêvent de ne vivre que selon la Loi sacrée du Coran, la charia – quitte à en adoucir certains excès archaïques, dont la lapidation scandalisant le reste de la planète. Si une démocratie est, par essence, libérale en matière de liberté d’expression, serait-elle « sacrilège », ce régime comporte toutefois un avantage pour le camp intégriste car, au sein d’un système démocratique, toute association peut

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recevoir de l’argent fondamentaliste.

extérieur,

serait-il

de

source

Le modernisme du code marocain de la famille issu d’une rédaction contrôlée par Mohammed VI est remarquable, mais a considérablement énervé les fondamentalistes locaux et internationaux, car pour eux le danger est sérieux : le roi a interprété le Coran en tant que Commandeur des croyants cautionné par son ascendant Ali, cousin, gendre et fils adoptif de Mahomet. Cette interprétation éclairée du texte sacré infirme les thèses de tous les extrémistes, lesquels peuvent difficilement, par essence, contredire démocratiquement un descendant du proche le plus estimé du Prophète. Le régime de Rabat sent donc, dès 2005, venir le danger de vaciller vers une rébellion fondamentaliste violente, désireuse de faire taire la voix du souverain alaouite. Celui-ci veut attaquer l’hydre de la misère, dont les sept têtes mènent les troupes intégristes qui peuvent alors « venir en aide » aux pauvres avec l’argent des pétrodollars et se constituer une clientèle électorale, vivier d’un endoctrinement extrémiste, voire terroriste. Au Maroc, quatre chantiers sont ouverts en novembre 2005 : 1. Lutte contre la pauvreté dans les communes rurales : 360 communes, 3,5 millions d’habitants, 2,5 milliards de dirhams (100 dirhams = 9 euros).

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2. Lutte contre l’exclusion sociale urbaine : 250 quartiers urbains, 1,5 million d’habitants, 2,5 milliards de dirhams. 3. Lutte contre la précarité : assistance et réinsertion de 50 000 personnes très vulnérables au niveau national, 2,5 milliards de dirhams. 4. Programme transversal de développement humain : lutte contre les facteurs de risques sociaux et renforcement de la cohésion sociale au niveau national, 2,5 milliards de dirhams. Le 16 novembre 2005, profitant de la commémoration du retour d’exil du sultan Mohammed V son grand-père, Mohammed VI prend ainsi une initiative édifiée au départ d’un audit rédigé par des chercheurs dans toutes les « disciplines citoyennes ». Une étude sur les progrès et les échecs des 50 dernières années et les prospectives à venir guidées par l’État. Le plan d’avenir voit grand, ravitaillé par les conclusions d’une centaine d’acteurs. En tout 4 500 pages ! Le rapport des Marocains à l’Histoire, l’évolution des valeurs, les perspectives, la comparaison avec d’autres pays en bonne émergence. Les cibles visées particulièrement par 10 groupes de travail mis en place : 1. 2. 3. 4.

Démographie et population. Société, famille, femmes et jeunesse. Croissance économique et développement humain. Système éducatif, savoir, technologie et innovation.

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5. 6. 7. 8. 9. 10.

Système de santé et qualité de la vie. Accès aux services de base. Pauvreté et facteurs d’exclusion sociale. Cadre naturel, environnement et territoires. Dimensions culturelles, artistiques et spirituelles. Gouvernance et développement participatif.

Un principe clef est retenu : la participation de la population interrogée sur ses besoins, celle des agents de l’État, des associations de communes et de quartiers. Cette démocratie participative risque de heurter la hiérarchie des responsables peu formés à cette réforme « à la Suisse », une réforme dénommée au Maroc « Initiative nationale pour le développement humain » (INDH). Le chantier du règne, d’un règne véritablement révolutionnaire, qui prépare la capacité du Maroc à se constituer en interlocuteur privilégié pour l’Union européenne… qui n’est qu’à 13 kilomètres de distance ! Avec l’Espagne de Cordoue et de Grenade, le somptueux rêve du passé andalou hante le Maghreb. Si les Turcs « entrent » avec leur passé guerrier tissé de conquêtes et de massacres jusqu’à Vienne, pourquoi pas, dit-on à Rabat, les Arabes de l’Ouest de l’Afrique qui ont irradié durant sept siècles leur savoir au sein de l’Europe en prenant le relais des Omeyyades ? Un projet d’une telle envergure requiert des fonds énormes : 1 milliard d’euros dont 20 % viendraient de la coopération internationale. Une opération optimiste dans un pays où le taux d’analphabétisme atteint, en 2005, 40 % avec 2 millions

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d’enfants non scolarisés. Où 14 % de la population gagne 1 euro par jour, où le chômage des jeunes se chiffre à 30 % ! Toute la question est de savoir si « la sauce va prendre » au niveau de la base, malgré la volonté de sabotage des intégristes qui misent, nous l’avons souligné, sur la misère pour répandre leur « stratégie de la charité » au sein de mosquées fondamentalistes. La non-scolarisation est pour ce courant du pain bénit – c’est le cas de le dire ! –, car un cerveau vide est un réceptacle idéal pour les idéologies de la violence et de la régression de « l’autonomie du raisonnable ». Le désespoir d’une jeunesse sans emploi constitue également un facteur explosif. On le constatera en 2011. Les jeunes révoltés arabes et les jeunes « indignés » européens mènent le même combat. Si l’école n’ouvre plus sur le travail et la dignité, alors pourquoi s’y rendre, et pourquoi même ne pas la brûler ? Car il ne faut évidemment pas exiger que ceux qui ne sont pas éduqués saisissent – y compris dans nos sociétés européennes où la transmission des valeurs culturelles a été saccagée au point que les générations se situent sur des planètes différentes – que l’acquisition de la connaissance est en soi une nécessité vitale pour dépasser l’animalité brutale des rapports humains. Qui ne sait pas dialoguer usera rapidement de la véhémence et, pourquoi pas, de sa musculature. Nous avons connu en Europe des manifestations d’enseignants désespérés par leur absence de moyens et le déclin de l’enseignement fondamental estropiant l’avenir de

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trop de jeunes rendus inaptes à suivre des études supérieures. Sur de nombreuses banderoles figurait cette phrase étonnante d’Abraham Lincoln : « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance. » Éthiquement, l’école n’est pas qu’un tremplin pour l’emploi, un moule pour « former un produit » utile à la mondialisation sauvage. C’est avant tout le levier de l’émancipation, de la délivrance de tous les pièges des endoctrinements élémentaires, des exploitations esclavagistes, des errances sans grandeur. C’est l’aile de l’homme, qui, seule permet de dépasser le funeste du destin humain. Encore faut-il la doter de plumes… Et combien Marx avait-il raison lorsqu’il déclarait que la première porte de cette émancipation était celle de l’accès à une acquisition suffisante de biens économiques pour que puisse se dégager un espace mental ouvert à autre chose que le simple acharnement à survivre. Il ne peut y avoir de vraie liberté humaine sans l’acquisition d’une aisance économique. L’initiative de Mohammed VI s’inscrit dans cette dynamique de rupture avec le passé, avec l’inexorable, une dynamique qui seule pourra – peut-être – éviter ici « l’outrance du divin » ou, ailleurs, l’oppression d’idéologies excessives. Les deux plateaux de la balance – dont le centre est un fléau ! – : « l’ayatollisme » ou le stalinisme. 458

Une tentative remarquable, estiment les commentateurs occidentaux, dans un monde islamique où la modération perd dramatiquement du terrain. Face à un Occident où s’éveille le rejet d’un extrémisme religieux s’efforçant d’altérer le fruit de la lutte séculaire ayant amené enfin l’apaisement des confrontations et le confort sociétal procuré par l’acceptation du principe que la Vérité est plurielle. Comme le reconnaissent même certains croyants « audacieux » en marge des certitudes inculquées par leur hiérarchie, laquelle ne peut admettre la relativisation du message de son Divin particulier. Le sacré ne se négocie pas… et ces croyants-là risquent gros. Initiative heureuse que celle du Maroc, proclament les observateurs, à une époque où déjà la crainte d’une immigration musulmane en Europe se marque dans les urnes. De fait, « l’importation » nécessaire de travailleurs étrangers pour combler le manque de travailleurs locaux a été considérablement amplifiée par le principe du regroupement des familles – et aussi par le phénomène de la polygamie. Dans certaines régions françaises, des études régionales révèlent que parfois 50 % de l’immigration est parentale par rapport au seul travailleur introduit, l’État devant assumer la protection sociale de son entourage. La polygamie, elle, toucherait 30 000 titulaires masculins du permis de séjour ou acquéreurs de la nationalité, et « propulserait » une natalité d’origine allochtone. Les rapports religieux et culturels connaissent alors un problème crucial d’irritation réciproque, entre la société

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d’accueil en sentiment de débordement de ses digues de valeurs et les immigrés en sentiment de rejet. La reconnaissance paisible des qualités d’un impétrant étant conditionnée par la connaissance de ses propres valeurs, il est essentiel que joue la réciprocité de l’apprentissage de l’Autre, par un acquis mutuel de la riche saveur culturelle de chacun. Mais cela exige des proportions quantitatives « raisonnables » au sein de la citoyenneté d’un pays. Les sociologues américains estiment que le seuil de 10 % « d’étrangers » ne peut être dépassé dans un flux trop rapide sans entraîner un ressac dangereux, lié à l’économique, au social, à un choc culturel trop intense. Les États-Unis sont compétents en la matière, en tant que terre d’accueil historique. Nous avouons être ému par les tentatives de progrès de civilisation qu’ont tentées ou tentent les Mustafa Kemal, les Hussein et Abdallah II de Jordanie, les Mohammed VI du Maroc, et tous ceux qui ont risqué ou risquent leur vie dans ces contrées de l’excessif pour s’efforcer d’y cultiver le généreux. Ces hommes et ces femmes-là rendent à l’islam sa dignité originelle, et prouvent que l’absurde « conflit de civilisations » peut être conjuré. Malheureusement, après une longue période d’euphorie portant sur l’espérance du mixage des cultes et cultures, le vent a tourné, il est devenu mauvais.

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La Hollande, toujours en pointe de l’ouverture à l’étranger a totalement pivoté après les assassinats de Pim Fortuyn, de Van Gogh et la sanction du « neen » au référendum sur la constitution européenne. Et, en 2010, le parti héritier de ces « martyrs » remportera un succès surprenant, le plaçant en troisième position des faveurs de l’électorat. Après les attentats contre les métros de Londres, le RoyaumeUni met un frein énergique à la structure immigrée de la communautarisation – l’inverse du choix originel posé, avons-nous précisé, par la vision française jacobine et républicaine centralisatrice de l’État. Il n’est pas inutile ici de traiter d’un discours célèbre du Premier ministre britannique David Cameron. En matière d’usage de freins, il annonce un projet de marche arrière totale. Ainsi, le 5 février 2011 à Munich, lors de la 47e conférence sur la sécurité portant sur la lutte contre l’extrémisme, il appelle l’Europe à « se réveiller, à regarder ce qui se passe à l’intérieur de ses frontières et à rompre avec la tolérance passive ». Et il condamne en termes âpres le choix résolument communautariste pris antérieurement par la Grande Bretagne, une option qui a fragmenté l’unité sociétale et mené à « l’affaiblissement de l’identité collective » de la nation – la fameuse « identité nationale » qui fait tant de bruit en France. Et il constate le « développement de cultures contraires aux valeurs anglaises ». Il faut, dit-il, offrir aux jeunes musulmans refusant « de vivre l’islam traditionnel de leurs parents aux coutumes trop rigides » un aménagement culturel global leur permettant de s’identifier comme partenaires d’un « vivre ensemble », et de 461

ne plus choisir la voie du rejet, de l’hostilité, voire du terrorisme. Il affirme enfin qu’il faut faire « la distinction entre l’islam, religion pratiquée pacifiquement par plus d’un milliard de personnes » et l’extrémisme. La thèse du « choc des civilisations » est selon lui absurde et mène à l’islamophobie. La montée de la CDU/CSU au pouvoir en Allemagne va dans le même sens et menace le principe de l’adhésion de la Turquie. Et en 2010, la chancelière Angela Merkel s’opposa à toute adhésion de la Turquie. « Nous préconisons un partenariat privilégié et non une adhésion » déclara-t-elle à Ankara même. Non à l’entrée d’une nation géante islamisante qui disposerait d’un droit de veto, notamment en matière éthique. Et qui revendique pour les quatre millions de Turcs vivant en Allemagne des écoles en langue turque… de quoi alimenter à coup sûr un ardent communautarisme. Les incendies dans les banlieues françaises ont durci considérablement le ton de Paris à la fin 2005. Et en 2010, le président Sarkozy réitérera son opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union, la perception de l’Elysée étant que l’immigration a atteint un point dangereux de saturation. Selon le pouvoir français, l’arrivée supplémentaire d’un courant islamiste massif pourrait entraîner une vacillation des valeurs de la République française. Perspective exprimée avec une grande satisfaction, on le sait, par le président Kadhafi : l’Europe deviendra musulmane par le simple différentiel de natalité entre les citoyens de la société d’accueil et les immigrés. Et il ajouta que l’entrée

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d’une Turquie de 80 millions d’habitants en accélérerait grandement l’échéance. La France républicaine et l’Allemagne se sont toujours efforcées d’être les moteurs d’une civilisation européenne gardienne des valeurs du message universel des droits de l’homme. Ces deux nations majeures perçoivent à présent, estiment les « épuisés de l’ouverture aux Autres », que la majorité des immigrés musulmans issus d’un contexte historique et culturel totalement différent – dont la valeur n’est pas pour autant nécessairement contestable – ont autant de chance de palpiter à l’effluve de la culture judéo-chrétienne-humaniste qu’un Français a de chance de frémir au vent des muezzins de La Mecque. Précisons que nombre de chrétiens aiment faire remarquer qu’à l’inverse des musulmans, ils n’auront certes aucune intention de s’émouvoir de l’appel à une prière qui ne les concerne pas, mais même aucune chance de l’entendre, car la Ville sainte de La Mecque est interdite aux non-musulmans, alors que Rome est ville ouverte et abrite de larges lieux de culte musulman. Et les juifs font remarquer qu’en termes d’obstruction de l’exercice d’une autre religion, ils n’ont aucune leçon à recevoir des musulmans. Nous l’avons souligné : de 1949 à 1967, la Légion arabe jordanienne a interdit de ses mitrailleuses l’accès au mur des Lamentations, au centre même de Jérusalem. Une fois cette ville conquise par Tsahal, les musulmans ont par contre librement accès à leurs lieux saints surplombant cette muraille. 463

Si le différentiel social joue un rôle certain, il ne peut expliquer, dit-on à Paris et à Berlin, de tels souffles d’incompréhension, d’inadaptation, voire de haines, de destructions, de violences meurtrières. Il existe un ferment d’incompréhension mutuelle entre la modernité occidentale et l’ancrage d’une croyance édifiée dans un passé lointain. De nombreux dirigeants et intellectuels musulmans expriment d’ailleurs cette évidente constatation, et s’efforcent de recommander l’interprétation la plus ouverte possible d’un texte dont les termes sont consacrés immuables. Les thèmes interculturels d’une gauche généreuse – souvent, estiment ses détracteurs, guidée par le souci de se doter d’un électorat importé – passent de moins en moins bien. À la longue, il y a usure de ce comportement d’ouverture aux revendications communautaristes, même si celles-ci sont encore électoralement intéressantes. De même s’émoussent les proclamations d’une aile de la laïcité militante qui, par animosité passionnelle à l’égard du cléricalisme romain, aurait bien dans le passé aidé Saladin à reprendre Jérusalem aux Croisés et livré l’Europe aux Ottomans de Soliman. En 2012, l’altération de l’exercice du libre examen, fondement de l’Université libre de Bruxelles par des étudiants islamistes paraît pour beaucoup de commentateurs le fruit d’une dynamique islamisante insuffisamment réprimée d’entrée de jeu. Selon eux, elle est significative du déclin de la vigueur de la résistance aux percées exacerbées d’un islam dont la vigueur militante est, elle, excellemment organisée et nourrie par la victoire des intégristes au sein du Printemps arabe. 464

On devine l’émotion des autorités académiques de cette université. Une pétition titrée « Lettre ouverte aux autorités de notre Université à propos du mardi noir » et lancée par le professeur Elie Cogan, ancien doyen de la faculté de médecine exprime le « ras-le-bol » de ceux qui assistent, impuissants, à la détérioration du climat intellectuel et idéologique de l’ULB. La revue belge « Le Vif/L’Express » du 17 février 2012, en sa page 29, en fournit un extrait : « Depuis plusieurs années déjà, les autorités de l’ULB ont été averties des risques de cette ouverture sans limite à ceux qui ont comme but affirmé de détruire les fondements laïques de notre société, ceci avec une complaisance démagogique de plusieurs partis politiques démocratiques. » Des dirigeants musulmans ont su percevoir l’exaspération de l’opinion publique occidentale devant ces ingérences s’inscrivant à l’encontre des principes de relations d’idées propres à une Europe placée sous le signe des droits de l’homme. Dans les années 1970, Arafat a ainsi compris que les détournements d’avions et les meurtres d’athlètes juifs aux Jeux olympiques de Munich – le chef des assassins est décédé en juillet 2010 ! – ne servaient nullement la cause palestinienne, et il est devenu un modèle de courtoisie diplomatique. Mais le Hamas, le Djihad islamique, Al-Qaïda, les Frères du Sabre et autres Hezbollahi continuent, eux, à desservir la cause de l’islam, car qui ne discerne que leur action parfois horrifiante de cruauté envers des populations civiles et des « traîtres » à leur cause dépasse de loin une simple résistance à l’oppresseur américain ou israélien. Elle vise l’éradication de tous les « mécréants ». 465

Cela en fait du monde ! Mais il est vrai que ces « éliminateurs » disposent de temps et de pétrole. La Charte du Hamas est à cet égard édifiante. Son article 17 déclare : « Dans la bataille pour la libération, la femme musulmane n’a pas un rôle moins important que celui de l’homme musulman. C’est elle qui fait les hommes. Son rôle dans l’éducation et l’orientation morale des nouvelles générations est important. Les ennemis ont réalisé l’importance de son rôle. Ils considèrent qu’ils peuvent lui donner des ordres et en faire ce qu’ils veulent. Loin de l’islam, ils auraient gagné le combat. C’est pourquoi ils essaient d’avoir une action constante par des campagnes d’information, des films, des programmes scolaires, utilisant dans ce but leurs serviteurs qui sont infiltrés dans des organisations sionistes sous des noms et des formes variées comme les Francs-Maçons, les Clubs Rotary, les organisations d’espionnage et d’autres groupes qui ne sont rien d’autre que des organes de subversion et des saboteurs. Le jour où l’islam régnera sur les affaires courantes, ces organisations, hostiles à l’humanité et à l’Islam, disparaîtront ». À bon entendeur… 7. Le séisme palestinien : les élections législatives du 25 janvier 2006 La déferlante électorale du Hamas a ébranlé toutes les chancelleries et toutes les salles de rédaction. 75 sièges pour le Hamas contre 44 pour le Fatah.

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Certes, une deuxième montée politique du mouvement islamiste après les municipales était prévisible face au Fatah déjà en déclin. Mais personne n’avait envisagé une pareille rupture des digues. La majorité absolue du Hamas bouleverse tout le jeu diplomatique élaboré depuis les « vieux » accords d’Oslo de 1993 et 1995, où l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a accepté – certains diront « enfin » – la résolution des Nations Unies de 1948 créant une entité territoriale juive en Palestine. Or, le porte-parole du Hamas a déclaré que ces accords étaient nuls et non avenus. En affirmant une telle option, le Hamas ne fait que respecter les termes de sa Charte fondamentale qui exigent non pas le retour aux frontières de 1967, mais à la situation précédant le vote de l’Assemblée générale des Nations Unies. En ajoutant que le « Hamas saura cependant se montrer réaliste », ce porte-parole paraît peu fiable car la réalité est – regrettable ou non – qu’il faudra bien traiter avec Israël, un État constitué et reconnu internationalement. À moins qu’on ne choisisse la voie radicale de l’Iran, prônant l’éradication des opposants par l’atome… L’attitude de surprenante.

l’électorat

palestinien

est

d’autre

part

Un sondage fiable établit en 2006 que 84 % de Palestiniens souhaitent une paix négociée avec Israël, et que parmi les partisans du Hamas 77 % le souhaitent aussi ! En conséquence, les électeurs, en grande partie du moins, ont voté pour le Hamas sans le suivre dans sa rhétorique 467

d’extinction de l’État d’Israël ni dans celle de l’islamisation des mœurs du pays. À vrai dire, et paradoxalement, le triomphe embarrasse le Hamas. La pratique de l’action terroriste organisée dans l’ombre du pouvoir est une chose. Autre chose est la gestion d’un peuple éprouvé, avide de vivre enfin l’apaisement et une faculté de bonheur. Or, soudain, l’avenir s’occulte totalement. Le Hamas s’inscrit dans l’avènement d’un État islamique – le soutien financier de l’Iran est à cet égard éclairant –, bien éloigné des positions « laïques » d’Arafat et de l’Autorité palestinienne. Certes, pour « ratisser large », le Hamas a promis avant les élections de ne pas intervenir dans la vie quotidienne, une vie où le port du voile n’est pas exigé, où la mixité est libre, où les bars délivrent de l’alcool, où il est permis de croire à ce que l’on souhaite ou même, très discrètement s’entend, de ne pas croire… Mais cette liberté rappelle celle qui prévalait à Téhéran à l’époque du shah. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que le pays sombre dans le fondamentalisme. Un félin prend toujours le temps de se placer sous le vent de sa proie avant de bondir… Les 910 millions d’euros annuels versés en 2006 par l’Occident – dont 510 par la seule Europe – à l’Autorité palestinienne sont vitaux. Ils assurent notamment le paiement des fonctionnaires et des policiers. Sans cette aide, ce sera le chaos, certes, mais l’Europe peut-elle nourrir le terrorisme du Hamas s’efforçant de détruire Israël, un pays siégeant à l’ONU ? Gagner des élections n’entraîne pas de soi une légitimité internationale. 468

Une aide venant d’ailleurs ? Les pétroliers du Golfe ne souhaitent guère affronter directement Washington en aidant le Hamas, car les États-Unis les ont protégés contre Saddam Hussein et pourraient encore être fort utiles contre un « énervement » iranien chiite. Sans compter le fait que le caractère violent du Hamas pourrait bien servir d’exemple pour tous les opposants des familles princières, richissimes, favorables à une alliance avec l’Occident. L’apport financier de l’Iran est donc vital pour le Hamas, et, paradoxalement, Téhéran la chiite soutient des sunnites palestiniens qui ont toujours choisi le régime irakien contre l’expansion chiite. Même si le discours actuel de l’Iran réclame lui aussi la destruction de l’État d’Israël, ce « mariage » avec le sunnisme de Gaza est contre nature. Mais combien « productif » dans la lutte contre l’Occident et son séide israélien local. L’Iran, la Syrie dirigée par le chiisme, l’Irak à 60 % chiite, le Liban dominé par le Hezbollah, le Hamas « financé », tel est l’axe chiite qui trouble le sommeil de l’Occident… et satisfait la Russie. Quoi qu’il en soit, le Hamas accédant au pouvoir, Israël supprimera tous les contrats d’embauche de Palestiniens, potentiellement plus inquiétants qu’auparavant. Quant au mur édifié par Sharon, il y a peu de chance qu’il soit démoli, car la « feuille de route » de la paix est mourante. Le retrait de Gaza voulu par Sharon a eu un effet pervers, car le Hamas l’exploita comme une victoire de sa lutte armée. Un argument qui fit merveille dans une population exaspérée par la corruption et « l’inefficacité molle » des responsables du 469

Fatah. Et le Likoud ne manque pas en 2006 de stigmatiser ce qu’il estime être une erreur fatale de Sharon. Mais certains observateurs y discernent un calcul machiavélique de la part d’Israël. Une opinion persistante partagée par nombre d’observateurs fait état d’un travail d’approche de Jérusalem auprès du cheikh Yassine, le chef du Hamas à l’époque. Le départ des Israéliens de Gaza permettait au Hamas de rompre avec l’OLP et de s’emparer de ce territoire. Et le caractère « excessif » du Hamas à l’égard d’Israël, prévu, empêchait toute négociation de paix. Et vive alors la colonisation à outrance de la Terre biblique en Cisjordanie… Ce résultat électoral « excessif » du Hamas aura une répercussion sur les élections législatives israéliennes. L’envol des faucons d’un camp a toujours entraîné un lâcher de rapaces dans l’autre camp. Le cauchemar possible : le Likoud au pouvoir face au Hamas ! En 2010, cette situation acquise consterne toutes les chancelleries… et éteint en effet toute tentative de paix. Mahmoud Abbas a certes été élu en 2005 comme président de l’Autorité palestinienne « pour mener les négociations avec Israël », mais tout s’effondre autour de lui. Cet homme est à présent seul, le Fatah s’affaiblit en règlements de compte sous les yeux d’un peuple éperdu d’inquiétude devant les inconnues de son avenir. Un avenir que la rébellion du Hamas contre le Fatah et sa prise de pouvoir à Gaza a obscurci pour longtemps… ou à jamais ?

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NDLA : Mais, en 2012, Mahmoud Abbas réussit un coup de maître. Il devient un héro pour tous les Palestiniens – son succès gênant cependant le Hamas, son concurrent politique – en demandant à l’ONU de reconnaître la naissance d’un État palestinien. Décidément, la démocratie suppose une éducation du citoyen à la modération et à la tolérance. Il faut prendre garde de ne pas la répandre à tout va. Sinon les surprises se dénomment Irak, Iran, Palestine, Égypte, Arabie, où, chaque fois, l’islamisme gagne du terrain, grâce à la classique stratégie de la charité, nourrie par les pétrodollars, une générosité orientée qui rameute une immense clientèle électorale plus soucieuse de survie que de liberté de conscience. Déclaration d’une Palestinienne de Gaza à la télévision française : « Si je dois porter le voile pour que mes enfants mangent, je le porterai. » 8. L’Iran et la Turquie, deux miroirs inversés Le moment est venu d’ouvrir le dossier Iran, et d’y joindre celui, tout aussi brûlant, de la Turquie candidate à l’Union. Nous avons décidé de joindre l’analyse de ces deux pays, car similitudes et contrastes jalonnent les deux voies qu’ils ont adoptées, au point que l’on peut réellement écrire : L’Iran et la Turquie, terres d’ombre et de lumière, où l’éclat de civilisations superbes s’altère parfois en de lugubres enfermements. Certes, le monde est tissé de contrastes, mais ici, la tapisserie est franchement blanche et noire. 471

Des miroirs inversés ? En Iran, le rêve actuel de beaucoup de femmes est de quitter le voile qui leur est strictement imposé, les unes pour ne plus subir une censure qu’elles estiment « intolérable » car elle signe leur secondarité dans l’échelle humaine, les autres ne fût-ce que pour revivre le plaisir du vent libre dans leurs cheveux, première marche de l’escalier qui mènerait à la joie de briser l’écorce de leurs vêtements taillés au plus long du camouflage de leur séduction. En Turquie, le rêve actuel de beaucoup de femmes est de pouvoir au contraire le porter pour se libérer de la « contrainte » du désir qu’elles ressentent tapi dans le regard d’hommes que la tradition n’a pas éduqués à le maîtriser, pour marquer leur alliance spirituelle avec Dieu ou encore pour – simplement – éviter la honte d’une condamnation sociale. Il ne faut jamais sous-estimer la pesanteur de l’oppression de la tradition. Le « qu’en dira-t-on » pouvant mener à la mort de la transgresseuse. Le « crime d’honneur » reste ainsi une abomination trop répandue… Deux pays musulmans donc, une frontière commune, et deux jeunesses souhaitant une inversion de leur destin. Voyons cela… L’Iran d’abord. Un pays fabuleux qui nous hante depuis les bancs de l’école.

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En quelques lignes, une brève « image » de cette nation que nous aborderons largement après l’analyse de la Turquie, véritable enjeu politique et économique essentiel entre l’Est et l’Ouest. Souvenons-nous : L’immense Empire perse des Achéménides face au petit monde de « nos » Grecs, les combats homériques sur terre et sur mer. Et puis, la prodigieuse aventure d’Alexandre le Grand jusqu’à l’Indus, jusqu’à devenir le souverain de Suse, auprès de Roxane la Perse. Une alliance préfigurant le rapprochement entre l’Occident et l’Orient voulu par César et Cléopâtre. La nation de Zarathoustra, le Mage dont la structure de pensée irradiera les monothéismes, charriant le dualisme du Bien et du Mal, le libre arbitre, le Jugement dernier. Puis, l’empire des Sassanides, rival heureux de Rome en bien des guerres victorieuses. Et enfin, la déferlante des cavaliers de l’Islam, montés sur les « fils du vent » comme le Cid dénommait les chevaux qui les portèrent du Rhône au Gange. La revanche contre les envahisseurs arabes prit tout son temps. Islamisés de force, les Turcs et les Iraniens dominent à leur tour le monde arabe au XVIe siècle. Mais l’enracinement islamique – du VIIe siècle pour les Iraniens et du XIe siècle pour les Tucs – resta en place sans que les croyances antérieures ne puissent revenir à la surface.

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Le sunnisme turc et le chiisme iranien, doublés d’un fossé ethnique, continuent donc de dresser entre l’un et l’autre une barrière souvent ébranlée par une agression. Certes, la Turquie sauvera – sans le vouloir, car Turcs et sémites n’ont jamais fait trop bon ménage – les Arabes de l’écrasement face aux Croisés. Elle protégera également l’univers judéo-arabe devant la redoutable déferlante militaire de l’Espagne de Charles Quint et de Philippe II, dont la bataille navale de Lépante, perdue par l’islam, représente l’une des crêtes du paroxysme. Mais rien ne pourra empêcher les Arabes d’entrer dans une ère crépusculaire, non seulement due à la pression des ennemis, mais aussi à une foison de luttes intestines disloquant leur puissance – l’actualité démontre combien cette « maladie du querelleux » n’est pas guérie ! Cette entrée dans l’ombre des sunnites permettra principalement aux Perses chiites de prendre leur envol. Abbas le Séfévide fera ainsi d’Ispahan l’une des merveilles du monde. Les Indo-Européens de l’Iran n’auront alors plus comme adversaires que les terribles Ottomans, qu’ils vaincront cependant de bataille en bataille, s’emparant de terres immenses et riches qui ont pour nom Azerbaïdjan, Géorgie et Mésopotamie ! Turquie et Iran, miroirs inversés avons-nous donc dit. Devenu la terre du chiisme par excellence, l’Iran présente une caractéristique surprenante dans le monde islamique actuel : son clergé – héritage de l’époque zoroastrienne – est strictement centralisé et hiérarchisé. 474

L’Iran est donc, exactement, l’image inversée de la Turquie. a. La Turquie ou l’islamisation Une Turquie laïque, héritière de l’extraordinaire testament de Mustafa Kemal. À vrai dire, une « aventure » laïque de 1923 à… 2010, l’islamisation du pays ayant alors entrepris avec « bonheur » de démanteler la structure de sauvegarde de la laïcité de l’État. Nous verrons qu’un référendum organisé par le parti islamiste AKP a ouvert la voie à une réforme de la Constitution kémalienne, une réforme éliminant les gardefous laïques. En conséquence, ce dont nous allons parler au début de notre exposé peut déjà être considéré comme du passé… Mais il est nécessaire de suivre le plus précisément possible le démantèlement du kémalisme, en une lente érosion savamment organisée sur une quinzaine d’années par les islamisants, à savoir de l’avènement du parti Refah en 1995 jusqu’à la dernière victoire électorale de l’AKP en 2011. Jusque-là, un Conseil suprême dominé par l’armée veillait à ce qu’aucun parti, aucun courant religieux, ne puisse entamer la structure neutre de l’État, fondée sur une Constitution édictant la stricte séparation du spirituel et du temporel. Qui enfreignait cette règle essentielle était suspendu de tout pouvoir politique, voire emprisonné. Au point que, paradoxalement, les islamistes souhaitaient que la Turquie ait pu adhérer plus rapidement à l’Union européenne… afin de pouvoir s’y développer à l’abri de l’exigence de l’Occident

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dont le socle démocratique interdit toute ingérence du militaire dans la gestion civile de la nation ! Une aubaine taillée sur mesure pour le parti AKP. Cette situation hautement brûlante nous amène à dresser un tableau des thèses en présence, favorables ou opposées à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mais d’abord, un historique. NDLA : L’importance capitale que représentent pour l’Union européenne et pour la Turquie les conséquences d’une adhésion ou d’un refus, ou encore d’une solution sous la forme d’un partenariat éventuellement amplifié par rapport à d’autres accords déjà signés avec d’autres nations est évidente. Toute adhésion à l’Union requiert un vote unanime de ses membres, mais rien n’est prévu en ce qui concerne les conditions d’une exclusion. Une adhésion est donc en principe irrévocable. Ce qui implique une analyse approfondie du dossier d’un candidat. Nous avons exposé déjà une part de cette étude dans notre ouvrage « Les mondes du sacré » dont la dernière réédition a paru en 2011 aux Éditions Mols. Nous estimons qu’elle doit être incluse dans ce nouvel ouvrage traitant de l’islam dans le contexte mondial du politique, de l’économique et du religieux. Cette inclusion permet d’édifier une synthèse la

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plus complète possible de profondément les Européens.

ce

problème

qui

divise

Nous avons naturellement veillé à actualiser ces emprunts par la relation de nombreux événements essentiels intervenus en Turquie depuis lors. Et d’y adjoindre un éclairage utile sous forme de schéma géopolitique. L’odyssée du kémalisme de 1923 à 2002 ? C’est donc dans le courant des années 1920 que Mustafa Kemal laïcise la Turquie. En tant que Turc, il n’apprécie guère – tout comme les Iraniens indo-européens d’ailleurs – les Arabes. Déjà, les sultans ottomans avaient pris certaines distances à l’égard de l’emprise islamiste sur la gestion de l’État. La Turquie, en ce courant à rebours du maintien ou même du renforcement de l’emprise musulmane, est alors à cet égard un exemple unique parmi les pays islamiques, une exception qui ne s’explique pas par son caractère non arabe. En effet, le Pakistan, le Bengladesh, l’Afghanistan, l’Indonésie ont été gagnés, eux, par la fièvre du spirituel excessif. Le motif se situe donc ailleurs. Nous avons vu que Mustafa Kemal est le héros de la guerre de libération menée contre les Alliés après le conflit de 1914-1918.

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Son projet ? Arrimer son pays à l’Occident, séparer totalement le spirituel du temporel, supprimer tous les signes extérieurs d’appartenance au religieux. Depuis l’écriture arabe jusqu’au voile des femmes, il y a éradication absolue de tout lien avec l’islam de type sémitique. La charia, l’enseignement religieux, la musique musulmane, les vêtements orientaux sont ainsi proscrits. C’est bien là la raison du barrage rigoureux du Conseil de Sécurité – groupant cinq militaires et quatre civils, gardiens du testament laïque d’Atatürk – à l’égard du voile islamique, considéré par ce Conseil bien plus comme un défi au pouvoir temporel laïque que comme un signe religieux relevant du domaine privé, ou la manifestation d’une pudeur excessive. Ce port du voile que beaucoup de milieux occidentaux sont prêts à accepter est, dans la Turquie kémalienne, l’expression interdite de la manifestation d’un islam politique. Ce qui amènera le général Ozkök, au lendemain de la victoire de l’AKP en 2002, à déclarer : « Suprême Atatürk, aie confiance et dors en paix. L’armée reste toujours aussi déterminée à protéger la République (…) de tous les dangers, en particulier de l’islam radical et du séparatisme (kurde et arménien). » Cela n’a pas tardé : en janvier 2003, l’armée gronde et l’AKP renonce à faire adopter une disposition légale levant les sanctions laïques contre les étudiantes expulsées pour port du voile islamique dans les universités. Le mouvement islamiste voulait ainsi tenir ses promesses électorales et « amnistier » 478

les étudiants expulsés depuis fin 2000 pour avoir refusé d’enlever leur foulard. NDLA. : À Téhéran, durant quelques années « d’espoir » d’amélioration, une dizaine d’établissements supérieurs avaient osé permettre aux étudiantes d’enlever leur foulard à l’intérieur des locaux, pour cause « d’entrave aux mouvements, de chaleur excessive et de leur caractère peu pratique ». Une décision prise par les professeurs et les étudiants unanimes soutenant une conception inverse de la liberté féminine de celle prônée par l’islam fondamentaliste. Le courroux du pouvoir religieux a cependant contraint ces audacieux à revenir à la « raison » des ayatollahs. En Turquie, la lutte est et a toujours été constante entre la laïcité et le religieux. Ainsi, depuis 1923, année de l’avènement du kémalisme, l’État paiera les imams, considérés comme des fonctionnaires, financera les écoles coraniques sous contrôle, mais interdira toute émergence d’un parti à vocation religieuse. NDLA : On sait peu combien le héros vainqueur des combats des Dardanelles et de Gallipoli, sauveur du pays après le traité « honteux » de 1920, emblème de la Turquie moderne, exécrait ce qu’il appelait « cette religion de bédouins ». Mieux encore : « l’islam est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies » (comme le rappelle « Le Monde » du 7 février 2008, page 6). L’on appréciera à sa juste mesure la détermination du « Père des Turcs » d’arracher son pays de l’emprise de l’islam et de le projeter dans la modernité des « Lumières » de l’Occident.

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Il est patent que Mustafa Kemal a voulu placer la Turquie dans le sillage de la France laïque née en 1905. Seuls ces deux pays ont alors une Constitution où le régime du temporel est intégralement « épuré » de l’influence du spirituel. Il est intéressant de monter dans la machine à remonter le temps, et de comparer l’action de Mustafa Kemal avec celle de son illustre prédécesseur Frédéric II de Hohenstaufen, empereur d’Allemagne et roi des Deux Siciles, afin de bien percevoir en quoi leurs actions s’inscrivirent à contre-courant de leur époque et de leur milieu. À bien des égards, cette comparaison est éclairante. Les deux hommes se comportèrent en rebelles dans un contexte religieux totalement hégémonique. Mustafa Kemal comme Frédéric II – doté d’une culture philosophique et scientifique étonnantes (son traité sur les oiseaux surprend encore les chercheurs d’aujourd’hui) – s’efforcèrent de dégager le culturel universel du cultuel local. Ce qui implique la faculté de s’ouvrir des échappées sur les richesses des variétés de choix de l’humain plutôt que de vouloir les anéantir en tant que concurrentes des us et certitudes de son clan. Ayant vaincu les musulmans en Sicile, il leur accorda de riches terres en Italie du Sud, ce qui entraîna son excommunication, le pape estimant ses États menacés. Émus par la générosité de l’empereur, les Sarrazins lui offrirent une garde rapprochée musulmane. Escorté par elle, laissant sur la côte de Palestine ses guerriers germaniques, il obtint, après avoir gagné l’amitié du gouverneur de Jérusalem, l’autorisation du sultan du Caire de gérer cette ville sans avoir 480

à combattre à la seule condition qu’il assure la protection des pèlerins musulmans. Exaspéré par la réussite si aisée d’un empereur lié d’amitié avec l’islam, Rome ordonna aux ordres des Templiers et des Hospitaliers d’agresser ces pèlerins… et Jérusalem retomba pour des siècles aux mains des musulmans ! Mais en Italie, l’œuvre de Frédéric II se déploya sans encombre. Non seulement il créa à Naples la première université d’État d’Italie, mais il contribua à développer l’école de médecine de Salerne, célèbre dès le XIe siècle pour ses précieux apports grecs et arabes. S’y concentrèrent des chrétiens, des juifs, des musulmans, des libres penseurs, enseignants ou étudiants, garçons et filles côte à côte. Et cela, au sud des États pontificaux ! De surcroît, Frédéric II interdit l’exercice de la médecine à tous ceux qui n’avaient pas réussi les examens de Salerne… comme Mustafa Kemal réserva aux seuls étudiants de l’enseignement public l’accès aux universités, toutes également publiques. C’est assez dire si les laïques turcs considèrent – à tort ou à raison – l’enseignement public comme un acquis fondamental qui ne peut être démantelé par le retour d’un spirituel militant s’efforçant de créer des écoles dont l’objectif est avant tout d’imprimer dans les jeunes cerveaux un théisme exclusif pour lequel le scientifique est souvent sacrilège. Imaginons, il est vrai, la réaction des laïques de France en cas de tentative d’abolition de la loi de 1905, une loi devenue 481

l’épine dorsale de la République en tant que garante de la liberté de pensée ! Les militaires turcs ne purent, durant la Guerre froide, empêcher la montée « d’associations anti-communistes », en réalité des paravents derrière lesquels se réveillaient des groupes islamistes, dont l’un des meneurs fut monsieur Erdogan, l’actuel Premier ministre. Les collusions électoralistes intéressées de partis non islamistes firent gagner du terrain à cette mouvance, et l’on vit même madame Ciller, chef de la droite modérée, figure de la Turquie laïque, distribuer des foulards lors de ses meetings ! Nombre d’observateurs font remarquer qu’au sein de l’Union européenne, la quête à tout prix de l’électeur issu de l’immigration submerge parfois largement le respect des convictions des électeurs de la société d’accueil. L’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 est en réalité la deuxième vague de l’islamisme en reconquête. En effet le Refah, un parti à vocation religieuse créé par monsieur Erbakan avait, en 1995, obtenu 28,73 % des voix contre 34 % pour l’AKP en 2002. Ayant subi en 1995 les foudres de l’armée, le Refah, qui avait prôné d’entrée de jeu, une fois au pouvoir, le port du foulard et l’amplification des cours de religion, prendra un profil « angélique ». Mais il était trop tard pour s’amender.

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Ce parti fut frappé d’interdiction, son chef privé pour cinq ans d’éligibilité. La relève est alors assurée par Recep Tayyip Erdogan, maire d’Istanbul, lui-même privé d’éligibilité pour « avoir tenu des propos haineux anti-laïques » suscitant le déséquilibre de la laïcité constitutionnelle du pays. Il forme l’AKP, le parti de la « Justice et du Développement » – la Constitution turque interdisant toute formation politique à objectif religieux – dénommé en Europe « islamiste modéré ». Il gagne massivement les élections, frôlant de peu les deux tiers des sièges au parlement, qui lève sa punition et lui permet de devenir Premier ministre. Est alors enclenchée la lente stratégie islamiste qui amènera la fin du kémalisme en 2011. * Nous sommes à présent armés pour confronter les thèses des partisans et des opposants à l’adhésion, en divisant cette analyse des thèses en deux temps. D’abord, nous prendrons celles qui ont été émises au début de la perspective de l’adhésion. Puis, nous verrons celles qui prévalent en 2011. • L’adhésion : débat et confrontation des thèses avant 2010 Développons d’abord la thèse des adversaires de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Cette victoire de l’AKP, affirment-ils, n’a rien d’étonnant dans une Turquie en pleine récession économique, alors que le courant islamiste bénéficie d’apports financiers occultes de l’Arabie saoudite et même de l’Iran – qui vise à promouvoir 483

au mieux le fondamentalisme –, lui permettant de recueillir une clientèle attirée par un circuit de charité généreuse. Si la Turquie entre dans l’Union européenne, l’AKP sait que l’Europe exigera que cesse l’ingérence des militaires dans le jeu démocratique. Quels horizons enchanteurs s’ouvriraient alors devant l’islamisme turc ! Déjà quelques jours après la victoire de l’AKP, dans le quotidien belge « Le Soir » du 5 novembre 2002, Pierre Vanrie « dévoilait » sa tendance généreuse en écrivant : « L’AKP devrait chercher à gommer certains aspects autoritaires de la laïcité turque, comme l’interdiction du voile dans les universités. » Voilà déjà un peu d’eau occidentale apportée – avec une certaine inconscience pour nombre d’analystes – au moulin de l’anti-kémalisme. Derrière ce ruisseau, qui prône l’ouverture à la Turquie, viendra alors la vague d’une certaine laïcité occidentale à ce point hostile au cléricalisme romain – qui veut, il est vrai, inscrire dans la Constitution européenne en préparation la référence à « l’héritage chrétien de l’Europe » – qu’elle considère l’islam comme un contrepoids, un agent de pluralité, voire un allié. C’est oublier, estiment les opposants à l’adhésion, l’alliance conservatrice récurrente du Vatican et du fondamentalisme musulman, ainsi que leur refus commun de reconnaître les droits de l’homme au sein des conférences internationales portant sur les questions éthiques, telles que la contraception,

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l’euthanasie, l’avortement, l’homosexualité, les avancées de la biogénétique… C’est glisser dans le piège de la pulsion manichéenne classique qui tarit la faculté de raisonner « au-dessus » des réflexes claniques. Le piège qui consiste à tout ramener à une lutte entre droite « conservatrice exploiteuse » et gauche « dynamique généreuse ». Qui consiste à croire que ce qui est censé être refusé par Rome doit forcément être soutenu par la laïcité. Ainsi, lorsque Ana Palacio, ministre espagnole des Affaires étrangères, déclare : « Il n’existe aucun obstacle à l’intégration d’un pays islamiste modéré (…) dans l’Union européenne qui n’est pas un club chrétien. » Il conviendrait d’ajouter « ni un club laïque ». Il n’y aurait donc aucune raison de « protéger » la laïcité européenne d’une invasion massive de musulmans militants ni d’admettre que les laïques puissent regretter la renaissance d’un islam turc libéré des chaînes de sa propre laïcité. Triste raisonnement, proclament les anti-adhésion, d’autant que l’AKP réclame déjà des privilèges à caractère communautariste excessif pour les 3 500 000 citoyens d’origine turque vivant en Allemagne, tel celui d’autoriser la création d’écoles usant de la langue turque comme vecteur du savoir. Ne peut-on prétendre, disent ces opposants, que la Turquie est, elle, un « club islamiste », contraint, par le hasard de l’histoire qui a porté Mustafa Kemal au pouvoir, à réprimer

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depuis 80 ans ses tendances naturelles à occuper le territoire du temporel ? Ils soulignent que le premier geste de monsieur Erdogan vers « plus de démocratie », a été de faire voter par le parlement des amendements à la Constitution lui permettant d’être élu malgré l’interdiction prononcée par les militaires laïques ! Il n’est pas inutile de savoir à cet égard, précisent les opposants, quelles sont en réalité les deux têtes pensantes du parti « islamiste modéré », messieurs Erdogan et Gül. Recep Tayyip Erdogan, lorsqu’il était maire d’Istanbul, milita pour l’entrée des élèves dans l’enseignement coranique dès l’âge de huit ans. Rappelons aussi que, dès 1970, il fut l’un des chefs du renouveau islamiste. Abdullah Gül, lui, créa à Londres, où il étudia l’économie durant quatre ans, le « Mouvement turc des étudiants musulmans », avant de travailler pendant huit ans en Arabie saoudite en tant que cadre supérieur du secteur bancaire. Il devint ministre d’État lors de l’accession au pouvoir du parti Refah. Le journal français « Le Monde » du 18.11.02 estime qu’il n’y a rien de surprenant dans cette promotion, car monsieur Erbakan, leader du Refah, fut son guide politique et spirituel, comme d’ailleurs celui de monsieur Erdogan, jusqu’à la dissolution de ce parti. Ce n’est que depuis 2001 que messieurs Erdogan et Gül préféreront afficher leur distance par rapport à la mouvance d’idées du Refah. Pour échapper à son naufrage ou par réelle

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mésentente sur la stratégie ouverte d’affrontement jugée inadéquate de ce parti ? En tout état de cause, il est évident, compte tenu du fait que ces deux hommes étaient les lieutenants de monsieur Erbakan, que l’AKP s’inscrit dans le prolongement du projet du Refah. Les tenants de la thèse opposée à l’entrée d’Ankara posent dès lors la question de savoir s’il n’y a pas avantage à ce que les Européens réfléchissent. D’autant que les pays qui ont recommandé, dès 1980, l’adhésion de la Turquie sont ceux qui, précisément, ne veulent pas d’une Europe fédérale avec solidarité sociale, mais uniquement une zone marchande de libre-échange « mondialisée ». Au premier rang de ceux-ci, les États-Unis et le Royaume-Uni… Dès la conférence d’Helsinki de 1999 jusqu’au sommet européen de Copenhague, fin 2002, Washington fit pression sur les dirigeants européens, d’une manière intense, pour que la candidature d’Ankara soit prise en compte et aboutisse rapidement – une thèse reprise avec ardeur par le président Obama en 2010. Ne pourrait-on pas suggérer à Washington, avançaient avec humour des commentateurs de l’époque, que les États-unis acceptent l’entrée de quelques millions « d’islamistes incertains » sur leur propre territoire ? Un courant islamiste dont les dirigeants ont fait montre d’une agressivité fort peu appréciée lors de ce sommet européen de Copenhague, traitant avec arrogance les Français et les Allemands 487

notamment, chefs de file des très réticents – pour ne pas dire plus – devant la perspective de l’entrée d’Ankara dans l’Union. N’y a-t-il pas là matière à réflexion, estiment les antiadhésion ?… d’autant que le choix que l’Union européenne posera est irréversible et engagera donc les générations à venir. Nous ne sommes pas ici, peut-on écrire suivant la logique des partisans du non à la Turquie, devant le pari de Pascal, qui n’implique aucun risque et est tout profit si le Divin existe. Dire que l’acceptation de l’entrée de la Turquie constitue une chance de prouver que le type culturel européen peut se marier harmonieusement à celui de l’islam est un pari fou en termes de danger. En cas d’échec, tout l’édifice européen s’effondrerait, et le tumulte des contrastes culturels alors exacerbé ébranlerait toute sa structure démocratique paisible. Devant une telle menace, soulignent les opposants, puissent les hommes politiques de l’Union européenne ne pas suivre uniquement leurs intérêts électoralistes, économiques ou stratégiques. Électoralistes ? La part des votes des musulmans est devenue statistiquement intéressante en Europe. La droite comme la gauche la convoitent. Ainsi, le chancelier Gerhard Schröder, dirigeant le parti socialiste allemand au pouvoir de 1998 à 2005, doit tenir compte du fait que 80 % de la communauté 488

turque – 3 000 000 d’immigrés – votent socialiste… mais aussi, rappellent les anti-adhésion, que l’organisation Milligörüs, branche de l’AKP, présente en Europe et fortement implantée en Allemagne, milite pour une emprise du religieux sur l’État. Ce volet électoralement très alléchant vaut évidemment pour toute la gauche européenne. Ainsi, le Premier ministre espagnol José Luis Zapatero naturalisa-t-il 800 000 sans papiers en 2009, en un seul mouvement. Et, en Belgique, vous ne trouverez aucun Arménien sur une liste électorale, tous partis confondus, car la liste qui s’y risquerait perdrait l’apport des votes turcs, plus nombreux. À l’inverse de la situation française, où le vote arménien est très alléchant pour tous les partis. D’où le vote massif reconnaissant légalement le génocide arménien, un vote qui fut d’ailleurs annulé par le Conseil constitutionnel n’appréciant pas que le parlement se positionne en « tribunal de l’histoire » et verrouille « la liberté d’expression ». Économiques ? La Turquie est une voie d’accès aux richesses en pétrole, en gaz et en minerais des « frères de souche » de l’ex-islam soviétique, de l’Azerbaïdjan au Tadjikistan. Nous avons largement exposé l’emplacement idéal du territoire turc à cet égard, notamment lorsque nous avons traité du projet de gazoduc Nabucco qui relierait l’islam ex-soviétique à l’Union européenne. Stratégiques ?

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Les Détroits et le socle anatolien constituent une entité régionale essentielle sur les flancs de la Russie de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran. Une assise militaire américaine combinant la Turquie et l’Irak avait fait rêver Washington. Qui est, sous l’ère Obama, avec ses problèmes en Irak, en Afghanistan et en Iran, contraint de devenir réaliste et de s’appuyer sur la seule Turquie. Raison pour laquelle Valéry Giscard d’Estaing, Hélène Carrère d’Encausse, Jean-Louis Bourlanges, Alain Besançon, le chancelier Helmut Kohl, et bien d’autres personnages d’importance, farouchement opposés à l’adhésion, préconisèrent d’entrée de jeu un partenariat étroit. Monsieur Prodi, alors président de la Commission européenne, recommanda la mise en œuvre d’un « cercle de pays amis » qui seraient les partenaires de l’Union sans pour autant en faire partie. La position adoptée par Monsieur Giscard d’Estaing, ancien président de la République française, président de la Convention européenne qui mit sur les rails le projet de traité de Lisbonne, a fait grand bruit compte tenu de la notoriété dont le personnage jouit dans les milieux européens. Il y déclare : • « La Turquie est un pays important qui a une véritable élite, mais ce n’est pas un pays européen (…). Sa capitale n’est pas en Europe, elle a 95 % de sa population hors d’Europe. » • « Les pays qui ont le plus poussé à l’élargissement en direction de la Turquie sont les adversaires de la construction européenne. Dans les années 80, ils ont dit : « On va rendre le système fragile et on aura une 490

zone de libre-échange (…). L’intégration politique s’arrêtera. » • « Si la Turquie entre, aussitôt viendra le Maroc. Ce sera la fin de l’Union européenne. » • « Nous n’avons pas été capables d’adapter nos institutions à l’élargissement. (…). On a toujours tenu un discours ambigu aux Turcs, puisqu’on ne leur a pas dit que la majorité des membres du Conseil européen s’était en réalité prononcée contre (l’adhésion). » Il ajoute, en substance : • La puissance démographique de la Turquie (88 millions d’habitants escomptés en 2025) est impressionnante. Elle pèserait lourd dans les institutions de l’Europe, et serait représentée à elle seule par plus de parlementaires que les dix autres pays qui vont entrer en 2004. NDLA : Des observateurs estiment que cette situation ne serait pas pour déplaire à certains petits pays qui y voient une manière de compenser la surpuissance de l’axe Paris-Berlin. • Une vision d’une entité régionale Europe-ProcheOrient est un projet, mais ce n’est pas le projet de l’Union européenne. • Comment discuter des règles quotidiennes de vie entre groupes de culture, d’approche et de mode de vie si différents ? • Il faut, plutôt que l’adhésion, proposer un partenariat (une position, remarquons-le, devenue le leitmotiv de la chancelière Angela Merkel en 2010). 491

Hélène Carrère d’Encausse déclare, elle, dans un entretien accordé au quotidien belge « Le Soir » du 4 décembre 2002 : • « Monsieur Giscard d’Estaing dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. » • « Je respecte infiniment l’islam, mais l’islam s’inscrit dans une autre histoire, qui imprègne aussi bien une conception de la vie privée que la vie publique. Il ne se réclame pas du même fond de civilisation que le nôtre. » NDLA : Les mêmes termes qui ont fait tant de vagues en 2012 lorsqu’ils furent prononcés par l’un des grands conseillers de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, immédiatement accusé d’islamophobie et de racisme par la gauche en phase électorale. • « Il ne s’agit en rien d’une question de religion. Parler d’un « club européen chrétien » engendre un malentendu. Il s’agit en réalité d’une inadéquation culturelle entre deux types de civilisations aux valeurs différentes, sans prononcer pour autant à l’encontre d’aucune d’entre elles un jugement éthique négatif. » • « Mon opposition est aussi géographique. Comment, en acceptant la Turquie, refuser le Maghreb ou Israël. Ce serait la mort de l’Europe. » • « Nous ne devons pas accepter les Turcs pour faire plaisir aux États-Unis. » En d’autres termes, pour ces opposants initiaux à l’adhésion, l’Europe est le fruit d’une lente élaboration de valeurs marquées des empreintes du christianisme et de la laïcité. Alors que la Turquie, elle, fait partie d’une autre histoire, une 492

histoire tout aussi prestigieuse, mais non constitutive de notre civilisation dont la grande caractéristique est la séparation des Églises et de l’État, dans une structure humaniste de non-discrimination. Remarquons en passant qu’un tel langage n’est plus « toléré » en 2012, alors qu’il était parfaitement accepté en 2002. Cela marque bien le progrès de la censure électoraliste mise en place par un islamisme en montée d’influence. Dire que la Turquie fait partie de l’Europe car elle « occupe » la terre de Byzance, c’est omettre de souligner que SainteSophie est à présent une mosquée, soulignent encore les opposants à l’adhésion, et que l’Empire ottoman fit sans cesse la guerre à l’Europe. C’est le laïque Mustafa Kemal qui voulut souder la Turquie à l’Europe. Or, l’AKP veut éradiquer le kémalisme. Il faut dès lors préférer un parcours d’échanges et d’entraides parallèles à une symbiose fondamentalement irréalisable. D’autant plus que le monde arabe, sémite, serait extrêmement opposé à ce que la seule Turquie bénéficie de l’immense privilège d’être européenne. À prendre en compte tout ce qui précède, n’y a-t-il pas, répètent les partisans du « non », matière à une grave réflexion. Une réflexion qui doit se situer bien au-delà des prises de position émotionnelles, des slogans primaires, des anathèmes indignés qui, de nos jours, habillent souvent le langage des échanges de pensées. Car il existe, bel et bien, un terrorisme intellectuel qui s’obstine à confondre débat serein et affrontement des mépris. 493

* À présent la thèse de ceux qui, en 2002, étaient favorables à l’entrée de la Turquie malgré l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Le développement moins quantitatif que nous accordons à cette thèse ne doit pas laisser préjuger d’un choix posé par l’auteur de cet ouvrage, qui se veut seulement informateur. Mais l’opinion des « favorables » que nous citerons, tous commentateurs de premier plan, expose une analyse suffisamment explicite pour qu’il estime inutile de multiplier les contenus de prises de position similaires. Donnons donc à présent la parole aux partisans de l’adhésion, telle qu’ils l’exprimèrent avant l’attitude turque face au déclenchement de l’agression anglo-américaine de 2003 à l’encontre de l’Irak. Monsieur Louis Michel, alors vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, interrogé par le correspondant du quotidien belge « Le Soir » du 15.12.2002, déclare : « Le concept européen repose sur des valeurs – État de droit, démocratie, tolérance –, pas sur des frontières. Même si l’Union ne peut pas englober le globe, l’Europe est clairement multiculturelle. Ceux qui ne veulent pas assumer cette dimension ont une vision un peu archaïque de l’Union et je considère comme intempestive la déclaration de monsieur Giscard d’Estaing contre l’adhésion de la Turquie. (…). Le caractère monoreligieux de l’Europe, c’est dangereux. »

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L’ensemble du raisonnement de monsieur Louis Michel développe au surplus l’argument selon lequel la poussée islamiste en Turquie est un signal dont il faut tenir compte. Que, pour éviter un glissement de cette nation, parvenue depuis huit décennies à maintenir une séparation entre le temporel et le spirituel, il devient judicieux, sinon nécessaire, de lui permettre d’entrer dans une vaste communauté qui pourra lui apporter précisément ces valeurs de démocratie, de tolérance et de respect de l’État de droit. Alors qu’un rejet de cette candidature pourrait au contraire accélérer ce glissement et le rendre incontrôlable. Dans l’ensemble, les partisans de l’adhésion mettent en évidence les arguments suivants : • L’alliance historique de l’Empire ottoman avec certains pays d’Europe, notamment la France du roi François Ier luttant contre l’empire de Charles Quint. • Les relations pacifiques actuelles entre Turcs et populations balkaniques. • Les indéniables efforts de démocratisation et d’instauration d’un État de droit du gouvernement Erdogan. Il faut ainsi noter l’organisation d’élections libres et paisibles, la suppression de la peine de mort, l’intention de reconnaître les langues et cultures locales, même si les problèmes arménien, kurde et portant sur le statut des religions « étrangères » ne sont guère résolus. Question de temps, estiment les proadhésion car leur solution, affirment-ils, viendra sous l’influence de l’Union européenne génératrice de l’extension des droits de l’homme. • La nécessité de prouver à un islam en effervescence que cette religion peut coexister en bonne entente 495

avec les valeurs occidentales. Mais pour arriver à calmer ainsi le climat mondial, un partenariat, une collaboration même étroite, ne suffit pas. L’adhésion est seule à même de ne pas frustrer gravement les espérances de la Turquie et d’induire au contraire la confiance de celle-ci dans les rapports avec l’ensemble des musulmans. • Jean-Paul Roux, interrogé par l’hebdomadaire belge « Le Vif/L’Express » du 13.12.2002 dit : « Les Turcs ont toujours « désiré » l’Europe (…) et montré une vive curiosité pour les choses religieuses et un esprit de tolérance, dont une grande liberté accordée aux femmes que la conversion à l’islam (n’a pas) estompée (…). L’Empire ottoman se voulut européen. Ses ministres, ses généraux, ses pachas furent choisis chez les Européens (…). Les Ottomans ne voulurent pas islamiser ou « turquiser » les populations (conquises). Tous les fonctionnaires religieux dépendaient du sultan, et l’empire était régi par des lois civiles, la charia ne s’appliquant qu’aux affaires musulmanes. (Les autres religions) eurent leurs propres lois. Pour moi, le vote intégriste (récent) exprime davantage un ras-le-bol qu’un fanatisme (…). Je serais donc surpris que la Turquie adopte un régime intégriste. (…). L’inconvénient majeur de l’entrée de la Turquie dans l’Europe serait celui de l’immigration. Quinze millions de Turcs auront sans doute envie d’arriver chez nous (…). » • Pour Michel Rocard, dans le même « Le Vif/ L’Express » du 13.12.2002, l’Europe ne pourra pas réaliser le rêve de ses fondateurs, c’est-à-dire devenir

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une puissance politique fédérale susceptible d’influer sur le sort du monde en termes de politique étrangère et de sécurité. Trop de pays ne veulent plus accepter des abandons importants de souveraineté. Elle deviendra un outil de gestion, extensive et approfondie, améliorant la concurrence, donc la dynamique des marchés. Elle pourra assurer une contagion institutionnelle en matière de droits de l’homme. Elle sera une tache d’huile de prospérité et de démocratie. Dans le contexte tumultueux actuel, il convient dès lors de parler en termes d’expansion et de sécurité du voisinage. Lisons-le : « Or, la Turquie, qui est un grand pays musulman, s’est précisément dotée, il y a maintenant 80 ans, de structures laïques qu’elle a, depuis, toujours préservées. Si nous refusons la Turquie, nous y renforcerons les deux courants les plus archaïques, c’est-à-dire, d’une part, les islamistes et, d’autre part, l’armée laïque mais anti-démocratique. Si nous voulons une Turquie stabilisée, rassérénée et démocratique, il faut que nous acceptions qu’elle soit des nôtres. Or, nous avons absolument intérêt à ce que ce pays soit pacifié. Cela relève même de l’assurance-vie. On parle turc dans cinq des exRépubliques soviétiques du Caucase. La Turquie (…) fait contrepoids à l’influence de Moscou. Personne ne peut dire aujourd’hui comment évoluera la Russie. (…). Nous avons intérêt pour notre sécurité à construire des relations apaisées (…) avec les pays du Caucase, qui, au demeurant, abritent la deuxième réserve pétrolière du monde. »

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Et de conclure en disant que la Sibérie représente le dernier réservoir de matières premières de la planète et que pour y parvenir, la route passe par les Républiques turcophones du Caucase. * Voilà exposées les thèses contrastées et analysé en profondeur le fondement du problème. Nous l’avons vu, la question de l’entrée éventuelle de la Turquie est à vrai dire « gigantesque », à la fois politique, économique, sociologique, ethnique, religieuse… et elle conditionne tout l’avenir de l’Europe. Un débat important sur le destin de l’Europe ? Parlons-en en relatant une confrontation très éclairante opposant François Bayrou, alors président de l’UDF, le parti français de la mouvance de Giscard d’Estaing, à Michel Rocard, ancien Premier ministre socialiste. Ce grave entretien a paru dans la revue française « Le Point » du 27.12.2002. Il démontre de manière remarquable combien la destinée de l’Europe est à présent mal en point, tant elle est sapée par une succession de vagues venant ébranler le rêve exceptionnel de ses fondateurs. À noter que Michel Rocard a également explicité sa pensée dans la revue belge « Le Vif/ L’Express » du 13.12.2002. François Bayrou est tout empreint du rêve d’une Europe forte, politiquement constituée en une seule entité de culture et d’action, ayant instauré une solidarité active entre ses

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composants, jouant un rôle autonome capital dans la solution des problèmes intenses du XXIe siècle. Ainsi, déclare-t-il : « Sous les apparences d’un moratoire, en réalité la décision de faire entrer la Turquie a été prise (…) et c’est un choix très inquiétant pour l’Europe. Le plus grave est que nos dirigeants ont pris une décision d’une telle importance sans le moindre débat (public), avec une légèreté coupable. En réalité, derrière la candidature de la Turquie (…) se profilent les États-Unis (…). La diplomatie américaine considère l’Union européenne comme une simple alliance régionale de pays adhérant à l’OTAN. À ses yeux, (nous ne sommes) que le « Club OTAN » sur la rive orientale de l’Atlantique. Pour Washington, il est normal que la Turquie entre dans l’Union (…). Mais c’est en réalité l’abandon d’une certaine idée de l’Europe comme acteur à part entière sur la scène internationale (qui est en jeu). » NDLA : il est vrai que le ministre américain de la Défense a bien marqué cette préférence lorsque le 23 janvier 2003, au lendemain des fastes de la commémoration du 40e anniversaire de l’Accord de l’Elysée signé entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer en 1963, il déclara dans sa conférence de presse : « Vous voyez l’Europe à travers la France et l’Allemagne. Ce n’est pas mon cas. Je pense qu’il s’agit là de la vieille Europe. Si l’on considère l’Europe de l’OTAN dans son ensemble, le centre de gravité se déplace vers l’Est. » Le centre décisionnel, à suivre Washington, se situerait donc approximativement à Bratislava, en Slovaquie ! 499

Mais attention ! Trêve d’humour. La formulation du ministre américain est extrêmement grave, et doit être rapprochée d’une déclaration du président Bush jr considérant que les anciens pays communistes de l’Est européen pourraient constituer de meilleurs alliés pour les États-Unis que les pays de l’Europe de l’Ouest. En effet, seuls le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne et le Danemark étaient favorables à une guerre contre l’Irak sur les quinze pays de l’Union. De plus, l’Union ne possède pas d’armée, pas de politique étrangère et les « Dix » derniers entrés ainsi que la Turquie préfèrent nettement l’ombrelle de l’OTAN et la protection des États-Unis aux garanties de sécurités inexistantes des Quinze. L’élargissement ferait littéralement entrer les États-Unis dans l’espace européen ! Il est évident que les propos du ministre américain, presque injurieux pour les deux principales nations fondatrices de l’Europe des Six, avec l’Italie et le Benelux, manifestent la colère des États-Unis devant la détermination francoallemande de refuser une guerre avec l’Irak sans preuves probantes de la possession d’un armement de destruction massive. De plus, la renaissance de l’amitié franco-allemande est manifestement destinée à contrer la politique atlantique, à la limite anti-européenne, de monsieur Tony Blair. Londres, on le sait, s’oppose à la politique agricole qui sauve la paysannerie française – entre autres –, exige une exemption des règlements sociaux européens, maintient son exception de cotisation au budget de l’Union et bénéficie toujours d’une 500

égalité parfaite entre ce que le Royaume-uni verse et ce qu’il reçoit. Et ce, alors que Berlin, au début de la première décennie 2010, paie 28 % de ces cotisations et ne retire qu’environ 15 %, finançant ainsi le Fonds agricole et les aides structurelles aux moins nantis… Monsieur Rocard le souligne bien : comment a-t-on pu accepter en 1972 des concessions aussi aberrantes en faveur du Royaume-Uni ? Londres a définitivement une vision libre échangiste incompatible avec un quelconque fédéralisme, et est suivi par un trop grand nombre de pays « atlantistes » adhérant à cette thèse pour que l’on puisse encore s’opposer à l’inéluctable. Or le Royaume-Uni est l’allié inconditionnel des États-Unis, et une résurgence de l’entente franco-allemande peut barrer la route à la « colonisation » de l’Europe par les intérêts mondialistes de Washington. (En 2012, la gestion de la crise de l’euro par l’axe Paris-Berlin est exemplaire à cet égard). Les propos du ministre de la Défense américaine démontrent clairement la vision méprisante de Washington à l’égard de l’Union européenne, simple prolongement de « l’espace atlantique » gouverné par les États-Unis. Un signal consternant par la brutalité de l’expression et la suffisance de la pensée. Nous tenons ici à aviser nos lecteurs que, pour la clarté de l’exposé des thèses en présence, nous avons décidé de rendre compte des propos de Michel Rocard en écriture italique. Ceux de François Bayrou seront maintenus en écriture habituelle. 501

Suivons d’abord Michel Rocard. Il admet certes le développement de pensée de François Bayrou lorsque ce dernier prône une Europe forte, dotée d’une politique étrangère unifiée, solidaire entre ses membres. Il explique que ce fut sa conception de l’Europe dès 1947, mais que cette vision de grandeur de nature fédérale, apte à peser sur les affaires du monde par son économie, sa diplomatie et son armée s’est effondrée. Mais, en 1972, dit-il, tout fut consommé lorsque les pays membres, hélas !, n’ont pas osé imposer à la Grande Bretagne, lors de son adhésion, des conditions renforçant l’Europe politique. Deux critères, estime-t-il, ont seuls survécu pour autoriser l’accès à l’Union : un libéralisme commercial et les droits de l’homme. Et de préciser « nulle part l’Europe n’a été définie comme un projet politique. (…). Nous n’avons su construire qu’une commodité de voisinage, un art de vivre sympathique, efficace (…) et garantir la paix (intérieure), ce qui est déjà énorme. » Mais pour lui, l’Europe fédérale – et il le regrette amèrement – n’est donc plus un objectif réaliste. L’Union ne pourra être, au mieux, qu’un espace de paix et une surface économique sans barrière nationale. Un immense marché paisible, en matière militaire s’entend. Il faut donc jouer à fond toutes les cartes « profitables » face aux ÉtatsUnis. Or, la Turquie est la voie royale pour accéder aux richesses considérables de l’islam ex-soviétique et de l’Asie.

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Le peuple turc vient de ces contrées d’Asie, et son partenariat serait essentiel en termes de profit commercial, d’approvisionnement en énergie… et de renfort au cas où il y aurait retour d’un expansionnisme russe. Son « islamisme modéré » constituerait du reste un allié d’autant plus sûr que de l’Europe dépendra la garantie de maintien à l’écart des militaires laïques. À vrai dire, estime-t-il, l’entrée de la Turquie est devenue inévitable après les promesses faites dès 1999 à Helsinki, en 2002 à Copenhague et lors d’autres sommets européens soumis à l’intense pression de la diplomatie américaine relayée par l’anglaise. Selon lui, le monde est en grave difficulté. Il existe la brûlante question de la cohabitation entre les mondes d’origine chrétienne et ceux d’origine musulmane. Les États-Unis sont pour lui une nation jeune qui a peu d’expérience du reste du monde. La force militaire et économique est leur façon de résoudre les problèmes. Dans ces conditions, autant se faire une raison de toutes ces erreurs, compromissions et contraintes, l’Europe doit contribuer à éviter l’affrontement entre l’islam et l’Occident… « et accepter d’accueillir une Turquie qui constitue le seul pays musulman doté depuis quatre-vingts ans d’institutions d’État séculières. Nous ne pouvons, par notre refus, casser les reins à cette expérience unique. » Cette adhésion contribuera, toujours selon Michel Rocard – qui recommande cependant la subordination de l’armée au pouvoir civil –, à conserver les vertus de laïcité prônées par Mustafa Kemal.

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Il s’oppose ainsi aux « pessimistes vigilants » qui voient en l’islam une menace de communautarisation renforcée à leurs yeux par la déferlante d’une adhésion turque. NDLA : un commentaire s’impose, se fondant sur l’étonnement d’analystes chevronnés. Qui peut ignorer, voire nier, estiment-ils, que la gestion laïque de la Turquie depuis plus de 80 ans est expressément due au contrôle par l’armée du respect du testament politique (principalement l’intégrité territoriale mise à mal par le traité de Sèvres en 1920 et reconquise de haute lutte en 1922) et idéologique (adoption de la laïcité de l’État), un testament kémalien résolument proeuropéen à la différence de l’agressivité des Ottomans conquérants ? En d’autres termes, dirons-nous en relatant cette remarque pertinente : celui qui, comme monsieur Rocard, se félicite tout à la fois de ces 80 années de gestion séculière et se déclare hostile au rôle joué par l’armée turque met la part droite de son cerveau en contradiction avec sa part gauche, pour le dire plaisamment. François Bayrou, lui, refuse de se résigner à admettre l’échec de l’idée européenne originelle, d’accepter la suprématie des États-Unis comme inéluctable. Pour lui, l’entrée de la Turquie sonnerait l’hallali de la vision d’une construction européenne capable d’organiser des valeurs propres et de faire contrepoids à l’hégémonie américaine. Il n’est pas innocent que ce soit précisément Washington et Londres qui militent pour cette entrée. Il faut, dit-il « ne pas confondre l’amitié avec l’adhésion. Il faut construire (avec certains pays) une intimité de voisinage, une confédération différente du noyau dur fédéral (qui lui)

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relèvera le défi de l’Europe comme acteur politique dans le monde ». Michel Rocard se déclare favorable à cette solution, mais il estime qu’elle doit être discutée avec la Turquie, car nos engagements à son égard parlent d’adhésion. Une décision unilatérale de notre part susciterait un séisme dans l’opinion publique turque, ce que nous paierions très cher, dit-il, en termes de sécurité et d’expansion économique. François Bayrou considère que cela relève du chantage d’avancer que la non-adhésion de la Turquie l’entraînerait dans l’islamisme. Le même processus mental ouvrirait ensuite les portes aux pays du Maghreb. Et il relève « qu’il n’est pas certain que la Turquie soit aussi ouverte aux chrétiens que l’Europe l’est aux musulmans. » Il redoute d’autre part qu’une Europe animée de courants très diversifiés en leur destin ne soit le siège de tensions extrêmes. Et il exprime, à juste titre selon nous, l’émoi du Maroc devant une perspective d’adhésion de la seule Turquie. Un Maroc extrêmement « modéré » sous la tutelle de Mohammed VI, commandeur des croyants, un Maroc qui s’efforce de ramener « son » islam à l’époque généreuse de Cordoue l’andalouse où l’islam était un phare de culture rayonnant sur une chrétienté obscurcie par l’intégrisme de l’Inquisition. En d’autres termes, Rabat estime qu’il serait injuste que les Ottomans, redoutables adversaires du monde européen, soient sélectionnés en lieu et place d’une région qui fut, pendant des siècles, une source de culture pour l’Europe entière. NDLA : Notons que le pape Benoît XVI a exprimé au printemps 2010 de très vifs reproches à un islam qui 505

maltraiterait les chrétiens orientaux. Il eut à cet égard des propos très vifs et la Turquie fut particulièrement stigmatisée. Pour le Vatican, la question est grave au point que, nous l’avons évoqué, 150 cardinaux furent convoqués à Rome pour la tenue, en octobre 2010, d’un synode chargé d’étudier ce problème. Ce qui n’a pas empêché, quelques mois plus tard, le massacre des coptes à Alexandrie et des chrétiens en Irak, où sur 1 500 000 fidèles y séjournant au calme sous Saddam Hussein, 1 000 000 ont choisi l’exil depuis la « libération démocratique » prétextée par Washington et Londres pour s’emparer des richesses de ce pays ! Cette angoisse légitime qui étreint les chrétiens d’Orient, et les inquiétudes – tout aussi compréhensibles – exprimées par le pape ont reçu un accueil surprenant de la plus haute autorité morale du monde sunnite. La mosquée-université cairote d’Al-Azhar a estimé, fin janvier 2011, que les propos de Benoît XVI demandant à l’Égypte, à l’Irak et au Nigeria de « mieux protéger leurs minorités religieuses » constituaient des « insultes intolérables ». Et qu’en conséquence, il y aurait rupture des relations avec Rome. Citons le message de AlAzhar : « Le gel (de ces relations) est provoqué par les attaques répétées contre l’islam du pape Benoît XVI (…). Ce pape a répété que les musulmans opprimaient les nonmusulmans vivant avec eux au Moyen-Orient. (Il s’agit) d’une ingérence inacceptable dans les affaires intérieures des pays islamiques. » Selon nous, il y a certes là matière à réflexion. Notamment, pourrait-on s’interroger sur ce qui se passerait si une trentaine de fidèles de l’islam étaient massacrés par des chrétiens, un vendredi, dans un de leurs lieux de prière en 506

Europe. On peut augurer qu’une déferlante « d’ingérence » exacerbée jusqu’à la violence absolue submergerait la nation coupable. Et l’on peut douter que Rome prendrait le choix éthique de rompre avec Al-Azhar. Certes, le sacré ne se négocie pas. Quant à aller jusqu’à l’éradication physique de ceux qui ont choisi un autre accès à la Vérité unique, il y a toute la marge entre les outrances du passé et l’apport moral d’une civilisation européenne ayant accédé à une structure morale tissée de tolérance et d’échanges fondés sur le respect mutuel. Nous avons longuement relaté cet échange de vues entre messieurs Bayrou et Rocard, car il synthétise à nos yeux de façon remarquable les positions en présence. Celle de l’ancien Premier ministre français, car il est excellemment représentatif du courant favorable à l’entrée de la Turquie. Et ses propos ajoutent à certains « discours émotionnels », liés à la mise en œuvre des principes d’antiracisme et d’ouverture tolérante à « l’étranger », une lucidité froide. Une lucidité teintée, il est vrai, d’une amertume liée à l’échec du rêve européen, mais empreinte de la dynamique d’une autre forme d’espérance, l’économique, serait-elle moins galvanisante. La thèse de François Bayrou est tout aussi exemplative de la position de ceux qui refusent de renoncer à l’espérance européenne de générations meurtries par les hécatombes du e XX siècle. Cette détermination toujours affirmée contraste avec la « nostalgie » résignée de Michel Rocard, dont la conclusion 507

est, on le constate, elle aussi peu amène pour les responsables européens du passé. Mais lui estime que le choix de dire oui à la Turquie n’est plus que le seul possible, car « nous ne pouvons faire autrement que de payer le prix de la légèreté avec laquelle (ces responsables) ont dit oui depuis trente ans à la Turquie. » NDLA : la première réponse positive faite à la Turquie quant à son adhésion date en réalité de 1963, en pleine Guerre froide, au lendemain de la crise de Cuba portant sur l’envoi de fusées soviétiques à Fidel Castro. À vrai dire, cette crise ne se termina pas sur un triomphe issu du sang-froid et de la détermination manifestée par le président John F. Kennedy. Le président Khrouchtchev obtint ce qu’il voulait. Il ne fit faire demi-tour à ses navires transportant les fusées stratégiques vers La Havane que lorsqu’il arracha l’accord des Américains sur le démantèlement des lanceurs US installés… en Turquie, aussi proches des œuvres vives soviétiques que l’auraient été les centres américains de l’île de Cuba. Les fusées américaines furent retirées six mois après l’accord, et ce à la demande de Washington qui ne souhaitait pas qu’apparaisse au grand jour le « deal » conclu avec Moscou, un accord qui révélait que le président Kennedy avait en réalité dû céder devant la contrepartie exigée par Moscou. Il fallait que le président américain, élu démocratiquement et de ce fait électoralement « sensible », conserve son aura de fermeté implacable. La Turquie reçut en échange la promesse européenne « d’entrer un jour » dans la CEE. Ouvrons enfin un grand mensuel français, « Le Monde diplomatique » de janvier 2003. Nous y trouvons un même 508

son de cloche que dans l’entretien avec Michel Rocard rapporté par la revue française « Le Point ». Et l’opinion du journaliste Bernard Cassen est aussi tranchante qu’une lame de Tolède. « Le 9 décembre 2002, quatre jours avant le sommet de Copenhague, l’International Herald Tribune n’avait pas tort de titrer sur quatre colonnes (sur les cinq du haut de la “Une”) : “Washington est le grand gagnant de l’élargissement de l’Union européenne”. Une opinion ainsi explicitée : “Selon un officiel allemand, l’entrée dans l’UE de ces pays fondamentalement proaméricains d’Europe centrale et orientale signifie la fin de toute tentative de l’Union de se définir elle-même, en termes de politique étrangère et de sécurité, comme alignée contre les États-Unis.” (…). Cet élargissement est d’ailleurs encore jugé insuffisant, puisque la diplomatie américaine a exercé des pressions outrepassant les convenances afin d’accélérer l’entrée de la Turquie (base avancée de l’OTAN au Proche-Orient) dans l’Union. Ironie de l’histoire : en entrant dans l’Union, les « Dix » nouveaux en dénaturent encore davantage le caractère européen, qui était pourtant la raison de leur désir d’en faire partie. Leurs gouvernements, convertis au libéralisme le plus débridé, accentuent la perspective de réduction de l’Union à une simple zone de libre-échange, aux antipodes de la Communauté, qu’ils revendiquent pourtant dans une redistribution des fonds structurels et de la politique agricole commune. Malgré la rhétorique de circonstance, le sommet de Copenhague risque de passer à la postérité comme l’exécuteur testamentaire des aspirations des visionnaires de l’Europe des 509

siècles précédents, parmi lesquels de Gaulle, qui affirmait : “Moi, je veux l’Europe pour qu’elle soit européenne, c’est-àdire qu’elle ne soit pas américaine” (Alain Peyrefitte, “C’était de Gaulle”, Fayard, Paris, 1994, p. 61). » * De multiples commentaires « satellisent » autour de cet ample dossier d’information, composés à l’époque que nous traitons, celle des débuts du débat. Certains de ces commentateurs soulignaient, et soulignent toujours, que c’est « l’Otanisme » qui orienta l’Union vers une ouverture béante offerte à l’adhésion turque. L’amplification massive, très appuyée par Londres, de l’Union européenne, la hissa quasiment en un seul mouvement de 15 à 27 membres. Et Washington bénéficia d’emblée d’un cheval de Troie idéal au sein de l’Europe. Certes, les dix pays candidats acceptés, qui ont rejoint l’Union en 2004, furent accueillis avec une particulière chaleur humaine, en faible compensation du découpage politique cynique de Yalta qui les plaça durant 45 ans dans l’enfermement soviétique, condition exigée par Staline pour déclarer la guerre à un Japon « forcené » en sa résistance désespérée face aux Américains. Moscou obtenait ainsi un gigantesque glacis protégeant enfin les terres russes des aventures militaires réitérées de l’Allemagne. Mais l’état de faiblesse de l’Union dans les domaines politique et militaire, s’il se maintenait – et rien à l’horizon ne permettait d’être optimiste quant à un changement significatif 510

–, ne pouvait qu’orienter les gouvernements de ces dix nouveaux membres à « peser » vers l’OTAN plutôt que vers l’Europe. En effet, la proximité de la Russie – et de funestes souvenirs –, la menace islamiste et leur propre instabilité les avaient transformés en une fervente « clientèle atlantique ». Ainsi, sans l’OTAN, c’est-à-dire sans les États-Unis, une Grande Serbie s’étendrait actuellement des faubourgs de Zagreb jusqu’à la frontière albanaise, l’armée serbe étant suffisamment dominante pour accomplir sa grande vision de l’après-Yougoslavie. On devine l’ampleur de la gratitude manifestée envers Washington par les « Dix » nouveaux qui lui doivent leur toute récente liberté. Et aussi d’avoir éliminé les communistes d’une Serbie alliée du Kremlin. Une opération qui permet à présent aux Kosovars, aux Croates et aux Albanais de se presser au portillon de l’Union. Il ne paraît dès lors pas innocent que Washington ait été et soit encore très opposé à la création d’une réelle armée européenne autonome. Auxiliaire, oui, comme les cavaliers germains ou numides du monde romain ; indépendante, non, car trop gênante pour l’hégémonie romaine… pardon ! américaine. En d’autres termes, les « Dix » seraient en double adhésion essentiellement motivée par leurs intérêts. Une adhésion européenne et une autre atlantique. Exactement le schéma anglais, une parfaite nuisance pour l’idéal européen originel, une nuisance considérablement amplifiée par « la caisse de 511

résonance » anglo-saxonne des « Dix », derniers entrants, très favorables d’ailleurs, nous l’avons vu, à l’ultralibéralisme… et aux visions anti-russes de Washington, dont l’une est l’adhésion turque à l’Union. Tout s’est donc joué en 2004, date du grand élargissement. Le modestement fédéral glissa vers une communauté du libreéchange. Les forces de gauche ont également largement contribué à édifier une « Europe des marchands ». Ainsi, « Le Monde diplomatique » joue comme à l’habitude sur le thème anti-américain. Cette attitude constitue en réalité une constante pour cette publication privilégiant les thèses de la gauche française. Ce qui est parfaitement son droit, mais il est utile de le savoir. Comme il est aussi utile de se rappeler que « Le Figaro » penche, lui, vers le centre droit. Mais n’oublions pas que la politique de sa rédaction s’est aussi longtemps inscrite dans la mouvance de « l’euroscepticisme », la Communauté européenne étant considérée comme une machine à défaire les positions acquises dans chaque État par les classes laborieuses. Nul n’ignore qu’ainsi les syndicats ancrés par essence dans leur cadre national furent toujours inquiets de perdre leur puissance et leurs acquis locaux en se diluant dans l’Europe unie. Cette orientation de la gauche a contribué largement à permettre le développement d’une Europe non fédérale, édifiée par les seules forces d’une droite souverainiste et des grands courants financiers multinationaux. 512

Il n’est pas inutile de rappeler que le ministre belge des Affaires étrangères, monsieur Paul-Henri Spaak, se déclarait à l’époque profondément déçu par l’attitude de monsieur Mendès-France, alors Premier ministre de la République française. Cet homme de gauche a littéralement, par un simple moyen de procédure devant son parlement, fait rejeter le projet d’une Communauté de la Défense alors qu’il avait promis à Spaak de le soutenir, ce qui aurait certainement évité l’emprise militaire des États-Unis sur l’Europe. La gauche a donc, répétons-le, permis au libéralisme affairiste de contaminer tout le rêve des fondateurs. Elle a voté contre la Communauté européenne de la Défense, contre le fédéralisme qui aurait miné les positions fortes de certaines gauches nationales, contre la dimension internationale inaccessible aux organisations syndicalistes essentiellement nationales… « L’Univers des marchands » a ainsi pu s’épanouir sans frein dans l’espace européen. Et ce monde-là veut l’entrée de la Turquie, voie royale, avons-nous dit, pour aller ravir les richesses de l’islam ex-soviétique et conquérir le marché très alléchant d’un pays affamé de modernité technologique, une modernité que l’Occident est apte à lui fournir au fil de contrats somptueux. Nous relèverons encore le sentiment souvent exprimé par certains hommes politiques et hauts fonctionnaires européens « proturcs ». À savoir qu’il vaut mieux que les 27 pays de l’Union européenne, forts de leurs 450 millions d’habitants, endiguent une montée islamiste dure en Turquie plutôt que de voir celle-ci se débarrasser elle-même de l’armée et devenir un brûlot éventuellement incontrôlable à nos frontières. Nous 513

verrons qu’en 2010, l’AKP a fait le « nécessaire » pour éliminer cette tutelle de l’armée en usant d’une stratégie politique interne extrêmement habile. Pour ou contre l’adhésion ? Il s’agit, nous l’avons dit déjà, d’un pari : l’Union européenne sera-t-elle assez cohérente et déterminée pour « influencer » le destin turc ou bien l’islamisme de l’AKP apportera-t-il au contraire un renfort dangereux au courant communautariste musulman qui souhaite démanteler les pouvoirs laïques européens ? À cet égard, relevons que les opposants à l’adhésion soulignent, qu’une fois entré dans l’Union européenne, Ankara ne devra plus se soumettre aux contraintes conditionnant cette adhésion, puisque le temps de la négociation sera révolu. Comme l’Autriche et l’Italie, parfois critiquées, elles, pour leur penchant trop « à droite » mais dotées d’un droit de veto qui les protège et permet même de menacer de blocage des institutions, la Turquie pourra accéder à une liberté de choix équivalente, notamment dans le domaine de l’éthique et du spirituel. Et, éventuellement, faire rayonner lesdits choix dans l’ensemble de l’Europe ou s’opposer à une série d’avancées sociales ou de libertés religieuses. Signalons que c’est précisément pour éviter que l’Église romaine puisse agir en ce sens que de nombreuses voix se réjouissent du fait que l’État du Vatican ne puisse être membre de l’Union européenne.

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Rappelons qu’en 2009, Ankara seul a opposé son veto à la désignation de l’ex-Premier ministre danois Rasmussen à la fonction de secrétaire général de l’OTAN, car il n’avait pas condamné la publication des caricatures de Mahomet. Il fallut une négociation serrée entre monsieur Erdogan d’une part et les trois dirigeants occidentaux Obama, Sarkozy et Merkel d’autre part, pour faire céder Ankara. Mais la Turquie exigea la nomination d’un assistant musulman aux côtés de monsieur Rasmussen. Soulignons que la Turquie, qu’elle entre ou non dans l’Union européenne, disposera grâce à la construction du pipeline Nabucco d’un moyen exceptionnel de pression « énergétique ». Certains observateurs n’hésitent pas à user des mots « chantage irrésistible ». * Conclusion de cette analyse du passé du débat sur l’adhésion ? Nous avons pu constater que certains sont hostiles au maintien en Turquie d’un pouvoir militaire veillant à la sauvegarde de la laïcité, ce pouvoir leur apparaissant comme anti-démocratique, arrogant et brutal. Ce raisonnement est juridiquement imparable. Tout constitutionaliste ne peut en effet que constater que les militaires en place à la tête de l’État n’ont pas été élus, et qu’il en découle une contradiction manifeste avec le principe clef de l’édifice occidental pour qui le civil prime le militaire.

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Mais, nous l’avons souligné, nous nous trouvons devant un dilemme : si la Turquie a seule réussi à séparer le temporel du spirituel dans l’ensemble du monde musulman, c’est certainement grâce à un militaire dénommé Mustafa Kemal dont l’œuvre est protégée par une armée à sa dévotion. Tout officier doit ainsi réussir un test de laïcité pour pouvoir exercer sa fonction ! L’ancrage de la Turquie dans l’OCDE, l’OTAN et le Conseil de l’Europe provient de cette détermination sans faille. Remarquons que les Seldjoukides et les Ottomans ont toujours été les opposants de l’Occident, en dehors d’une alliance « intéressée » avec François Ier, afin de combattre leur ennemi commun, le monde germanique de Charles Quint. En effet, la Croatie, la Hongrie, l’Autriche constituaient des proies alléchantes pour Istanbul. Ce n’est donc que depuis Mustafa Kemal que la Turquie est devenue notre alliée indéfectible. Toute l’ambiguïté de l’avenir est là selon nous. Or, nous sommes contraints, en tant qu’Européens démocrates, de n’accepter l’adhésion d’Ankara que si les militaires quittent le pouvoir suprême. Et de mettre ainsi fin à leur influence autoritaire, souvent brutale, à l’image même de ce que fut le combat laïque de Mustafa Kemal, qui a précisément permis à la Turquie d’être dans notre camp depuis 1923, après la signature du traité de Lausanne. En d’autres mots, en cas d’adhésion, nous serons obligés de faire confiance au seul islam turc pour réfréner la passion « spirituelle » coutumière qui anime tous ses semblables, à 516

savoir la « théocratisation » de l’État, ou, à tout le moins, un éclatement de cet État en de multiples communautés religieuses ou philosophiques. Il est indéniable qu’il y a là un pari capital sur l’avenir de l’Europe si elle intègre la Turquie. Les anti-adhésion expriment du reste clairement la crainte que l’Europe « serve » les islamistes en exigeant le départ des militaires. Nous venons d’en parler, et force est de constater que cette crainte se confirmera sans retard. Dès le 19 décembre 2002, alors que le sommet de Copenhague s’est tenu les 12 et 13 décembre, le parlement européen réclamera que la Turquie « parvienne à séparer définitivement les compétences civiles et militaires du pouvoir avant que l’Union européenne puisse entamer avec elle des négociations d’adhésion ». Ont voté en ce sens le groupe socialiste, le groupe PPE centre droit, les libéraux et les « Verts ». Le président du groupe socialiste a rappelé que « le pouvoir civil doit avoir la suprématie sur le pouvoir militaire. » À chaque tentative d’éradication du pouvoir politique par l’armée, la Commission et le Parlement européens félicitent chaleureusement l’AKP. Il est évident que les islamistes de Turquie ont donc tout intérêt à s’ouvrir les portes de l’Europe. Certains parmi les anti-adhésion soulignent que le premier geste démocratique de monsieur Erdogan fut de faire voter par le parlement turc la fin de son inéligibilité, tournant ainsi la condamnation prononcée par l’armée à la suite de propos « haineux à caractère religieux. »

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Le président turc, Necdet Sezer, opposera son veto à cette levée, obtenue facilement au sein du parlement dominé par l’AKP. Le motif invoqué par le président. « Ces amendements constitutionnels sont subjectifs, concrets et visaient un individu » et sont donc contraires à l’esprit d’un « État de droit ». Faut-il préciser que monsieur Necdet Sezer est un laïque convaincu ? Un deuxième vote positif écarterait l’effet du veto, mais le président pourrait alors encore recourir à l’intervention de la Cour constitutionnelle ou organiser un référendum, deux voies exigeant des procédures de plusieurs mois. Ce deuxième vote n’a pas tardé. Le 28 décembre 2002, le parlement choisit de défier le président (et l’armée) en confirmant les amendements visés. Ce vote fut acquis massivement, car, cette fois, le « parti républicain du peuple », cependant laïque, a estimé que ces modifications répondaient aux prescrits des droits de l’homme, et rapprocheraient la Turquie des conditions d’une adhésion à l’Union. En définitive, seuls 44 députés sur 550 ont voté contre la suppression de l’article clef de la Constitution déclarant inéligibles ceux qui ont eu « des actions idéologiques ou anarchistes ». Précisons que Recep Tayyip Erdogan avait été condamné pour avoir repris les vers de Ziya Gökal, un poète nationaliste islamiste turc : « Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les croyants nos soldats. »

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L’armée n’avait pas apprécié… Des commentateurs ont suggéré de poser la question de savoir si la République française ou le royaume de Belgique apprécieraient pareil langage de l’islam immigré, ou de la part de Rome ? Il est vrai, avouons-le, que si nous adaptons le texte pour bien en mesurer l’impact, l’effet est troublant : « Les églises sont nos baïonnettes, les cloches nos casques, les clochers nos baïonnettes et les croyants nos soldats ! » On se croirait à l’évidence revenus aux plus beaux jours du fascisme espagnol ou chilien. Si l’on ajoute que le 18 décembre 2002, le docteur Necip Hablemitoglu, une figure de proue de la laïcité turque, résolument hostile à l’islam politique, a été assassiné, l’on peut augurer que le duel a alors débuté entre les laïques et la branche dure de l’islamisme local. Tout ceci amène beaucoup d’observateurs à estimer que la Turquie était alors entrée dans une phase de grande turbulence. Et comment éviter d’évoquer le foulard islamique, ce petit bout d’étoffe qui fait tant parler de lui ? Devenu un signe de ralliement et de défi pour les islamistes turcs, les épouses de messieurs Erdogan, Gül et du président du parlement le portent dans les cérémonies officielles. Et la presse laïque se déchaîne contre cette « parure clanique ». À vrai dire, la guerre du foulard a débuté, nous l’avons dit, sous le règne politique du mouvement islamiste Refah, qui souhaitait couvrir les chevelures des universitaires, des 519

fonctionnaires et des parlementaires, alors que, depuis les années 80, une licence accordée par l’armée l’admettait seulement dans la rue. NDLA : Il convient de se rappeler que Mustafa Kemal avait expressément prohibé tous les vêtements orientaux et interdit tous les signes vestimentaires affirmant une appartenance religieuse, domaine de la seule sphère privée intime. Le danger actuel : les laïques et les islamistes en font une affaire d’État. Le premier « round », nous l’avons dit, a été remporté par l’armée en janvier 2003. Mais le « match » ne faisait que débuter en ce début du XXIe siècle. Comme nous le verrons, il s’achèvera en 2010-2011, par la victoire totale du front islamisant. * Nous nous devons, pour être complet, de livrer l’opinion officielle de l’Église romaine à cette époque. Le 14 novembre 2002, Jean-Paul II l’a répété, développant deux axes de pensée majeurs : le maintien nécessaire des valeurs chrétiennes formant la charpente de l’éthique de l’Europe et l’accueil ouvert qui doit être fait aux autres religions. Il déclarait ainsi : « (Il faut accorder) en même temps un espace aux richesses et aux diversités des cultures et des traditions qui caractérisent les différentes nations. » Et d’ajouter le 7 décembre 2002 en recevant l’ambassadeur de Turquie : « Dans un État séculier qui est ouvert à la

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transcendance, la liberté religieuse doit aussi inclure le droit de faire apparaître des valeurs personnelles dans la vie publique. Ces valeurs pouvant contribuer à l’effort commun pour construire une société ouverte à toutes les dimensions de la personne humaine. » Pour beaucoup de commentateurs, ce discours est à double « gâchette » : un premier tir de rappel aux États européens laïques qu’ils doivent permettre la libre expression des pensées du transcendant, ce qui ne peut que réjouir l’islamisme turc, lequel deviendrait en Europe un allié de l’Église romaine, et de toutes les Églises, contre des contraintes laïques jugées par trop excessives. À remarquer que c’est exactement la thèse reprise par le pape Benoît XVI lors de sa visite à Ankara. Il proposa au Premier ministre Erdogan une alliance « entre sa grande religion et la sienne, toutes deux respectables » pour restaurer l’influence du spirituel dans la gestion temporelle excessive de certains pays « laïcistes ». Était à cet égard particulièrement visée la France ayant promulgué la loi de 1905 et la loi Stasi de 2004 sur le port des signes religieux dans les écoles publiques. Le pape se prononça d’autre part pour l’adhésion de la Turquie et pour le port visible de signes religieux. Nous avons parlé de double gâchette de la part du pape JeanPaul II. En effet, son discours constitue également un appel à la Turquie pour qu’elle reconnaisse juridiquement l’existence de 521

la minorité chrétienne – Istanbul n’est que le dernier nom de Constantinople et de Byzance – qui vit « tolérée » et non propriétaire de ses immeubles, une situation agaçante lorsque l’on connaît les gestes positifs d’accueil de l’Europe à l’égard de ses minorités islamiques. Et l’on sait que Benoît XVI s’insurge précisément contre le sort réservé aux minorités chrétiennes dans l’islam. • Confrontation interne entre les islamisants et les laïques après 2010 Tout cela est désespérément divergent, chaotique et… désolant. Nous allons considérer à présent quelques grands titres de l’actualité internationale, sans toutefois prétendre être exhaustif. Qui parle d’Europe en 2010 ouvre la porte plus que jamais à un « grand débat » sur l’adhésion éventuelle de la Turquie. Usons du face-à-face des opinions, très échauffées par ce sujet complexe et combien important pour l’avenir de deux civilisations peu préparées à s’interpénétrer. Une précision utile : le kémalisme a « copié » la loi française de 1905 sur la stricte séparation du temporel et du spirituel. Mais avec une différence de taille : alors qu’en France toutes les croyances sont considérées comme égales en droits et devoirs, en Turquie, par contre, l’islam sunnite est religion d’État.

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Les chiites alevis, les arméniens, les juifs, les catholiques et les orthodoxes ne sont dès lors ni subsidiés ni encadrés par les pouvoirs publics et ils n’ont pas accès à la propriété de leurs biens immobiliers. Lors du coup d’État de 1980 organisé par le général Evren, l’armée encouragea même l’existence d’un islam turc « civique » afin de cimenter un nationalisme antikurde. Nous connaissons déjà la thèse hostile à l’entrée de la Turquie. Elle considère que le parti qui domine la Turquie, l’AKP, est franchement islamiste et nullement modéré. Que sa victoire provient avant toute chose d’un apport substantiel d’argent extérieur, à forte odeur de pétrole… et du vote des Kurdes, très hostiles à une armée brutale à leur égard et fermée à toute concession majeure, par crainte d’un séparatisme qui priverait la Turquie de son contrôle sur l’approvisionnement en eau de l’Euphrate et du Tigre… et de ses ressources en électricité grâce aux grands barrages sur ses deux puissants fleuves. À vrai dire, l’armée n’aime guère les Kurdes indo-européens qui, en 1920, bénéficièrent des largesses des vainqueurs britanniques. Le traité de Sèvres, organisant le dépeçage de la Turquie, leur accordait un État indépendant – ainsi qu’aux Arméniens, des chrétiens proches des orthodoxes russes. De là à les considérer comme des traîtres à la cause turque, il n’y avait qu’un pas, rapidement franchi. Mustafa Kemal inscrivit en lettres d’airain deux articles constitutionnels majeurs après la rébellion réussie contre l’occupation alliée, à savoir ceux de la laïcité de l’État et de l’intangibilité de l’espace national. 523

L’émancipation kurde est dès lors un rêve agité, mais vain. En Turquie, comme au Maroc, en Algérie, en Inde, en Indonésie, au Sénégal… le wahhabisme saoudien et le chiisme iranien des ayatollahs nourrissent, habillent, soignent et encadrent socialement des populations délaissées par des pouvoirs publics pauvres, éventuellement corrompus. Des États souvent affaiblis par le terrorisme meurtrier, financé lui aussi à pleines mains par d’autres sources plus occultes. Telle l’action des intégristes visant le tourisme en Égypte. Tel l’attentat « géant » frappant l’île de Bali en Indonésie. Telle l’agression de commandos au Maroc. Tels les tirs de missiles du Hamas – 12 000 roquettes avant que ne réagisse brutalement Israël. Telles les opérations commanditées par le Soudan au Darfour et au Tchad… De surcroît, les partisans du refus de l’adhésion s’inquiètent fort des convictions du Premier ministre Erdogan. Rappelons ces quelques phrases clefs souvent citées par ces opposants. Il a ainsi affirmé durant la dernière décennie du XXe siècle : « On ne peut être musulman et laïque. » Ensuite : « Le milliard et demi de musulmans attend que le peuple turc se soulève. Nous allons nous soulever. Avec la permission d’Allah, la rébellion va commencer. » Et encore : « La démocratie n’est pas un but, mais un instrument. » Et enfin, rappelons-le, dans un discours électoral précédant l’élection de 2002 qui porta l’AKP au pouvoir : « les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les croyants nos soldats. » 524

Rassurant ! estiment les opposants à l’adhésion. Au point qu’en 2002, nous le savons, l’armée crut sage de tenter d’exclure monsieur Erdogan de toute éligibilité pour une période de cinq ans. Par après, ses propos devinrent plus modérés, mais s’agit-il, s’interrogent à l’époque les anti-adhésion, d’une évolution sincère ou calculée ? Ceux-ci relèvent qu’une multitude de mesures incurvent lentement le pays vers un retour aux mœurs islamistes, dont la volonté de réintroduire l’autorisation du port du voile dans les universités. Un sujet très sensible pour les femmes laïques turques. Ce à quoi Ankara répond que sa décision est fondée sur le souci de respecter les libertés individuelles prônées par l’Union européenne. Nombre de commentateurs ont vu dans cette motivation un trait patent d’utilisation du prescrit des droits de l’homme pour parvenir en réalité – ce qui est, estiment-ils, traditionnel dans toute démarche islamiste – à infiltrer des exclusives communautaristes dans le tissu social d’un État. Le 5 juin 2008, un verdict de la Cour constitutionnelle turque ébranla non seulement la Turquie, mais aussi l’Union européenne – les États-Unis restant immuablement favorables à une Turquie insérée dans l’ensemble européen. En effet, pour tous les observateurs étrangers, la décision de la Cour mettait nettement en évidence ce que les adeptes de l’adhésion de la Turquie considèrent comme une thèse exagérée des opposants à cette entrée : le danger que constitue l’AKP en termes d’islamisation.

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En effet, par neuf voix contre deux, les onze juges de la Cour ont annulé la réforme de la Constitution votée par le parlement le 9 février 2008 et ce, grâce au vote des députés de l’AKP (parti de la justice et du développement) et du parti d’extrême droite MHP (parti de l’action nationaliste). Cette réforme autorisait le port du voile dans les universités car « le droit aux études supérieures ne peut être restreint en fonction de ce que porte une jeune fille ». Devenu Premier ministre, monsieur Erdogan avait exprimé une fois encore son désir d’adhérer à l’Union européenne en l’appuyant par un trait d’humour : « Ainsi ma fille pourra faire ses études à Bruxelles sans devoir enlever son voile… » Pour justifier leur décision, les magistrats ont considéré les deux premiers articles de la Constitution, le texte fondateur de la République turque, comme intangibles et non amendables. Ils traitent du strict respect de la laïcité de l’État et de l’intégrité absolue du territoire national. Cette décision de la Cour constitutionnelle dresse ainsi à l’époque un rempart laïque autour de la Constitution d’inspiration kémalienne, répondant ainsi à « l’appel au secours » que le parti laïque CHP (parti républicain du peuple) avait adressé à la Cour de cassation. Le procureur général de cette Cour avait déclaré à cette occasion que l’AKP devait être considéré comme responsable de la dérive fondamentaliste. Il serait, selon lui, « un foyer d’activités antilaïques ». En conséquence de quoi, il requit la dissolution de l’AKP. Et 71 membres de ce parti, dont messieurs Erdogan – pour la deuxième fois – et Gül, risquaient dans la foulée d’être frappés de cinq années d’inéligibilité ! Et c’est encore la 526

même Cour constitutionnelle, majoritairement laïque, qui dut trancher en cette matière en 2008. L’AKP sentit passer très près le vent du boulet ! Six des onze juges optèrent pour la dissolution du parti. À une voix près – il faut sept voix pour emporter une décision –, le parti du Premier ministre aurait été dissous et septante et un cadres déclarés inéligibles. Étaient en effet visés trentehuit députés (dont certains sont ministres), des élus locaux et de simples militants actifs, sans compter messieurs Gül et Erdogan… Les motifs relevés : s’être déclarés en faveur de la création d’écoles islamiques, du port du foulard dans les services publics, du retour de l’enseignement du Coran dans les écoles publiques, et dès lors considérés comme propagandistes d’une « révolution verte », la couleur de l’islam. Parmi les accusés, Cuneyd Zapsu, proche du Premier ministre Erdogan, avait déclaré que « demander à une femme d’ôter son voile équivaut à lui demander, dans la rue, d’enlever sa culotte ». Un maire avait transformé un bus en salle de prière, un autre avait distribué un livre dans les écoles primaires décrivant les accidents de la route comme l’effet de la volonté de Dieu… Mais revenons aux votes de la Cour, dont le président, Hasim Kiliç, a souligné la gravité du moment : « Aucun de nous n’est heureux à l’idée de fermer un parti. Cela ne va pas dans le sens de la démocratie. »

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NDLA : Indéniablement, certains juges n’ont pas voulu interdire l’AKP pour ne pas susciter dans le pays des remous dangereux – une majorité de la population, surtout composée d’habitants vivant en dehors de la modernité urbaine penchant plutôt pour une réislamisation plus proche des racines traditionnelles ottomanes et nourrie de pétrodollars extérieurs. Pour éviter également des élections qui auraient indéniablement ressuscité une nouvelle vague antikémalienne, qu’il aurait fallu une fois encore conjurer. Enfin, la prudence du verdict est liée encore à une autre cause : les États-Unis et l’Union européenne ne sont guère enclins à cautionner – et ils l’ont dit clairement – l’éviction, par une décision du judiciaire, d’un parti ayant été amené au pouvoir par 47 % d’électeurs, une éviction fondée sur des appréciations relevant de l’idéologique sans qu’aucun acte de violence n’ait été constaté. Et n’oublions pas que les démocraties occidentales ne peuvent admettre une tutelle émanant du militaire, même si cette tutelle bénéficie en arrière-fond de la caution d’un judiciaire majoritairement laïque. Si cinq juges sur les onze ne votèrent pas la dissolution, l’avertissement adressé à l’AKP était cependant extrêmement sérieux. Dix juges avaient ainsi admis que le parti avait effectivement violé la Constitution et qu’il était bien un foyer antilaïque. L’AKP fut de ce fait frappé d’une « amende » considérable : il dut reverser à l’État la moitié de ses aides annuelles, soit 12,9 millions d’euros. L’AKP fut littéralement placé sous surveillance vigilante. L’armée, notamment, resta inflexible. Écoutons à ce propos le général en chef Yasar Bügükanit : « La position des forces 528

armées turques sur la laïcité ne change pas. Ni avant moi, ni avec moi, ni après moi. » Une fois encore, constatons que Washington et Bruxelles ont manifesté leur inquiétude devant cette décision judiciaire qu’ils ont considérée comme une atteinte à la démocratie car contestant le choix islamisant de la part majoritaire de la population. Il faut savoir que la Cour constitutionnelle avait, depuis 1962, condamné et dissous à vingt-quatre reprises des mouvements islamistes, mais un seul parti au pouvoir, à savoir le Refah. Signe évident de la montée de la pression islamisante atteignant la tête de l’État. Étrange, soulignent les partisans de la non-adhésion, que l’Occident appuie ouvertement « l’islamisation démocratique » d’un gigantesque pays candidat à l’Union européenne alors que le même Occident tente de défendre la laïcité de ses États contre la montée d’un communautarisme religieux invasif. Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’armée, et plus généralement les laïques turcs, soient hostiles à une adhésion dont une des conditions majeures posées par Bruxelles est la mise à l’écart de ladite armée du jeu politique. Étrange paradoxe : la laïcité turque devrait normalement éprouver le désir d’être « protégée » par une Union européenne où les États veillent à séparer le temporel du spirituel. Mais un tel désir se heurte à un obstacle de taille. Sur le plan national, la présence d’un parti majoritaire islamisant est vécue par cette laïcité comme un danger tel 529

qu’une adhésion à une Europe exigeant la fin des protections constitutionnelles érigées par Mustafa Kemal lui semble dangereuse. Dangereuse au point qu’elle engage lesdits laïques turcs à préférer le maintien de garanties sécuritaires locales à une « aventure » européenne les privant des garde-fous militaires et judiciaires qui les protègent depuis 1923. Pour comprendre les craintes de la laïcité, lisons ainsi Ishan Dagi, un chroniqueur proche de l’AKP, qui, dans le quotidien français « Libération » du 31 juillet 2008, souligne au contraire l’avantage que l’islam pourrait retirer d’un rapprochement avec l’Europe : « Le processus d’occidentalisation enclenché par le processus d’adhésion (…) représente une menace existentielle pour la bureaucratie jacobine traditionnelle et les élites civiles, qui veulent maintenir une nation homogène et un État autoritaire, dont elles tirent leurs privilèges. » Cette façon de voir est caractéristique de la mouvance journalistique islamisante, qui oppose ainsi, selon elle, la modernité dynamique de l’islam à l’immobilisme du régime laïque. Tout amoindrissement du régime laïque dynamiserait la « modernité islamique ». Il va sans dire que les commentateurs européens anti-adhésion n’acceptèrent guère cette vision de la situation en Turquie, en soulignant que l’occidentalisation née avec Mustafa Kemal en 1923, déracina précisément l’islam du pouvoir politique afin de dégager, heureusement selon eux, le pays de l’emprise d’une tradition guerrière ottomane enkystée dans un religieux 530

d’un autre âge. Pour ces commentateurs, le kémalisme a littéralement propulsé la Turquie dans la dynamique mondiale. NDLA : Nous avons déjà relevé à cet égard l’action d’Atatürk et, objectivement, force est de reconnaître que les alliances militaires fondamentales de la Turquie avec l’Occident – notamment celle de l’OTAN et celle signée avec Israël – sont le fait du courant kémalien. Les Ottomans au pouvoir jusqu’en 1918 ne cessèrent au contraire d’affronter l’Europe, et nous avons vu que le parlement, dominé par l’AKP, refusa en 2003 le passage des troupes américaines destinées à attaquer l’Irak par le nord… offrant ainsi aux Kurdes irakiens une superbe occasion de bénéficier de la reconnaissance chaleureuse des États-Unis en agissant contre Saddam Hussein avec une ardeur méritoire ! L’avenir tel qu’on le concevait en 2009 ? - Soit, sous l’influence de l’Occident, l’AKP tente un assaut frontal contre le rempart du séculier kémalien et s’efforce de réformer la Constitution « trop laïque » car, issue du coup d’État militaire de 1980, elle s’oppose sans cesse à l’islamisation en cours. Une telle modification éloignerait en effet l’armée du pouvoir et ne permettrait plus au judiciaire de dissoudre des partis politiques. Mais il va sans dire que la laïcité turque et l’armée pourraient ne pas accepter ce retour au religieux dont on aurait ainsi libéré tous les freins. Les voisins iranien, irakien et saoudien constituent à cet égard de remarquables épouvantails.

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Et une guerre civile serait alors à craindre, la laïcité turque jouant ses dernière cartes avant d’être, selon elle, étouffée à jamais. - Soit, le sévère avertissement de la Cour pourrait engager l’AKP à pratiquer une politique moins hégémonique, infiniment plus prudente, en une stratégie étalée sur la durée. Laisser le temps au temps… d’entrer dans l’Union européenne en calmant provisoirement les motifs de tension. Et alors, Bruxelles n’acceptant pas la prééminence du militaire sur le civil, la pression des vingt-sept nations écarterait de l’extérieur, en douceur, l’obstacle laïque de l’armée à l’islamisation. À titre d’exemple, citons Ayse Böhünler (« Le Monde » du 1er avril 2008), l’une des fondatrices de l’AKP qui reconnaît : « Il faudra désormais accorder plus d’attention à la partie laïque de la société. » (Ce qui sous-entend selon nous que les juges ont eu raison de critiquer l’audace islamiste du parti…). Et elle ajoute : « la démocratisation et le processus d’adhésion à l’UE doivent s’accélérer. » NDLA : Il est intéressant de souligner combien le « basculement » vers une islamisation se cristallise dans un débat permanent sur la licence du port du voile ou de son refus. Cette question émeut jusqu’aux laïques de l’Union européenne qui estiment que ce tissu représente une affirmation d’appartenance politique plutôt que l’expression d’une conviction religieuse privée. Certains laïques ajoutent que, même si le foulard était porté pour obéir à cette conviction, ce le serait en fonction d’une interprétation excessivement fondamentaliste du Coran – puisque de 532

nombreux théologiens musulmans contestent cette exigence. Et que, de toute manière, cet habillement marque une subordination intolérable de la femme, une subordination dont la femme elle-même devient un acteur déterminé du fait d’un endoctrinement religieux intense qui rappelle les outrances discriminatoires du passé européen, des outrances que les humanistes ont mis des siècles à éradiquer. Rappelons à cet égard la précision déjà formulée sur le litige soulevé, particulièrement en Turquie, par cette problématique du port du voile à l’université, litige déclencheur de la crise que nous avons décrite. Les commentateurs relèvent que c’est en 1980 que débuta partout dans l’islam la « contagion iranienne » exigeant le port du foulard. Le « camp laïque » européen estime que ces procédures judiciaires turques réprimant l’islamisation sont non seulement légales, mais qu’elles ont souvent été entérinées par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Celle-ci a ainsi notamment débouté une étudiante turque qui invoquait le respect des « droits de l’homme » pour être autorisée à pénétrer voilée dans son université, qui s’y était opposée. La motivation de la Cour se fondait sur le droit d’un pays, dont la Constitution exprime la stricte séparation entre le temporel et le spirituel, de ne pas tolérer une transgression à ce principe. L’interdiction du port du voile à l’université était dès lors à considérer comme « nécessaire à la protection de la démocratie ». À Ankara, le bras de fer est dès lors engagé entre, d’une part, le bloc laïque composé de l’armée, du judiciaire, des rectorats et du CHP et, d’autre part, le bloc islamisant composé de 533

l’AKP allié au MHP. Le 7 juin 2008, l’AKP répliquait déjà à la Cour qu’elle avait « outrepassé ses fonctions constitutionnelles » en jugeant le fond et non la forme du texte, rendant ainsi un avis politique. La Turquie est, en juin 2008, en état de choc après cette décision de la Cour constitutionnelle, dont la majorité des juges ont été, il est vrai, nommés sous la présidence laïque de monsieur Sezer et pratiquent dorénavant au sommet du judiciaire le système de la cooptation, une méthode qui permet d’échapper à l’emprise du politique. L’armée ne peut être qu’extrêmement satisfaite de ce coup porté à l’AKP, sa bête noire. Mais la Turquie est ainsi entrée dans une période d’extrême tension. Lequel des deux camps l’emportera, et dans quelles conditions ? Paisiblement, ou dans le tumulte de la rue, ou même par une intervention de l’armée appliquant, en tant que « bras séculier », la décision « idéologique » de la Cour qui, d’ailleurs, apporte une caution à cette intervention militaire. Ce n’est pas innocemment que le général en chef de l’armée, Yasar Büyükanit s’est exprimé le mardi 3 juin 2008, deux jours avant le jugement de la Cour. Un extrait chargé d’un avertissement sévère : « Certains cercles veulent ajouter de nouveaux fondements à la République turque. Les organes judiciaires de la Turquie ne permettront jamais cela. »

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Son commentaire au lendemain de la décision : « La décision de la Cour n’est pas une interprétation, mais l’expression d’une évidence. » NDLA : Le vent du boulet était certes passé près de la tête de l’AKP. Mais cet avertissement desservit paradoxalement la Cour laïque en sonnant en 2012 le glas du kémalisme car le camp islamisant choisit le passage en force afin de détruire ce canon menaçant. Sans artillerie, plus de projectiles… L’armée et le judiciaire furent mis au pas, comme nous le verrons plus avant. Une remarque importante encore. La Cour n’assure pas uniquement la défense déterminée du respect de la laïcité de l’État. En effet, un second pilier supporte la voûte de la Constitution turque : l’interdiction d’altérer l’unité territoriale, chèrement acquise en 1922 par le traité de Lausanne, lequel restaura un État turc libéré du dépeçage organisé par le traité de Sèvres de 1920. Cette disposition, considérée comme intangible par la Cour constitutionnelle, l’a amenée à dissoudre au fil des années une vingtaine de partis autonomistes kurdes. Et elle tint en 2008 à réaffirmer cette position. Et là encore, cette détermination de la Cour conforta la politique des militaires… pour la dernière fois ! À noter que la politique douce de l’AKP – électoralement intéressée – à l’égard des Kurdes turcs se durcira

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considérablement dès que le camp laïque sera fissuré, c’est-àdire à partir de 2010. * Revenons aux personnalités particulièrement honnies par les laïques turcs. Après le Premier ministre Erdogan figure le président Gül. Les opposants à l’entrée constatent que ce nouveau président est lui aussi, comme monsieur Erdogan, un ancien du parti Refah, le parti dissous pour cause d’islamisme affirmé. Dès lors, Abdullah Gül ne présenterait guère une image plus apaisante, d’autant qu’il fut durant dix ans l’un des haut cadres du secteur financier saoudien. C’est ainsi en grande partie grâce à lui que l’Arabie saoudite a alimenté le Refah – et alimente toujours l’AKP – en pétrodollars destinés à servir les œuvres caritatives islamistes. Extraordinaires machines, nous l’avons dit, à faire des électeurs dans un pays où l’État est pauvre. Une vraie « stratégie de la charité ». Des millions de laïques sont d’ailleurs descendus dans la rue pour empêcher que monsieur Gül soit élu président de la République en remplacement du très laïque président Sezer. En vain, des élections anticipées ayant accordé à l’AKP 47 % des suffrages au lieu des 34 % obtenus aux élections antérieures ! Motifs : absence de corruption, bons résultats sociaux – liés à des apports d’aides extérieures, il est vrai –, gestion efficace, sclérose endémique et tactique électoraliste lamentable du parti laïque de l’époque, ultranationalisme

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archaïque de l’extrême droite prête à appuyer par intérêt l’AKP pour survivre sous son aile. Le climat est donc décidément tendu à Ankara, où, nous l’avons vu, les militaires tentent de freiner l’islamisation, aidés en cela par l’action de la Cour constitutionnelle que nous avons analysée. À vrai dire, relèvent des observateurs anti-adhésion, la crispation est constante depuis l’avènement du parti AKP. Citons les quelques causes qu’ils invoquent, dont certaines ont déjà été développées ; tout en rappelant que cette « simple » crispation tournera à la consternation en 2010, lorsque la dynamique islamisante de l’AKP enclenchera habilement le démantèlement de la digue laïque. Les causes de cette crispation ? • Le problème du voile, toujours interdit par l’armée dans les établissements publics et scolaires, pourrait se résoudre par une victoire des islamistes. En effet, dès le printemps 2008, l’AKP envisageait de faire voter l’abolition de cet interdit, fondamental pour les laïques. • Le refus de l’armée d’accepter une loi instaurant un lieu de culte dans chaque immeuble, une loi prévue surtout « pour permettre aux croyants de prier plus librement » ; l’armée estima que cette mesure était surtout destinée à assurer un décompte des ardents et des réticents en matière de religion islamique, et de repérer ainsi les laïques. • La volonté de l’AKP de « libérer » la culture kurde, mesure dangereuse pour l’unité du pays selon les 537

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militaires, mais qui entraînerait une gratitude des Kurdes à l’égard du pouvoir civil. Les actions violentes des rebelles kurdes ont, il est vrai, mis ce dessein en veilleuse, mais il n’est qu’assoupi. L’intention de l’AKP d’amoindrir par voie législative, voire constitutionnelle, les pouvoirs de l’armée. La tentative de pénaliser lourdement l’adultère et la répression violente de manifestations féminines s’élevant contre l’islamisation de leur statut. Les licenciements d’intellectuels prestigieux, de cadres universitaires, considérés comme trop laïques. La suppression de la vente de viande de porc dans les boucheries des quartiers chrétiens et le contrôle de la pudeur des vitrines exposant des vêtements de bain…

* Revenons au débat sur l’adhésion qui s’est encore amplifié en 2010 avec l’offensive pénale menée par l’AKP contre les têtes pensantes du séculier. Un séculier local desservi à l’étranger par les prises de position adoptées par nombre de laïques européens ! En effet, il est patent, s’exaspèrent les laïques turcs, que, désireux de disloquer le cléricalisme romain et de lutter contre « l’héritage chrétien » de l’Europe revendiqué par le Vatican, des courants laïques européens, surtout de gauche, entendent se charger d’effectuer le travail que les islamistes s’efforcent de réaliser en Turquie même, à savoir se débarrasser des militaires gardiens du testament laïque d’Atatürk.

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Il convient de souligner que beaucoup d’Européens laïques réclament ardemment l’entrée de la Turquie dans l’Union, afin que la pesanteur du courant islamique compense l’influence de Rome. Ils proclament naïvement que l’islam turc se modérera de lui-même dans la « manière de vivre » tolérante, interculturelle et intercultuelle de l’Union. NDLA : Naïvement, car l’expérience de dizaines d’années démontre que l’islam a tendance à renforcer ses particularités cultuelles et culturelles dans les régions où il est minoritaire. On le perçoit clairement dans son refus d’adopter les habitudes vestimentaires des pays d’accueil et même dans sa volonté d’y accroître les signes extérieurs de sa différence cultuelle. Un pari risqué, et irréversible, objectent les opposants à l’adhésion, qui y voient l’expression classique de la pensée laïque européenne axée sur la double lutte contre le cléricalisme romain et le militarisme, quitte à composer avec l’islam. Or, disent-ils, les différences culturelles fondamentales entre la civilisation judéochristo-humaniste laïque et les valeurs islamiques, respectables certes, mais toujours empreintes d’une rigidité non érodée par l’éclairage des Lumières, rendent ce mélange impossible et très dangereux pour l’équilibre paisible de l’Union. Au surplus, d’autres commentateurs estiment que le « calcul » d’une certaine laïcité européenne comptant sur un affaiblissement de l’Église catholique grâce à l’apport massif de musulmans est erroné. Rome, disent-ils, a tout à gagner d’un regain de religiosité en Europe, et peut espérer même 539

une alliance avec l’islam pour reconquérir des « parts de marché » cultuelles. Cette alliance, ajoutent-ils, est patente dans les grandes rencontres internationales, où Rome et les musulmans luttent ensemble contre la contraception, la libéralisation de l’avortement, l’euthanasie, l’homosexualité et l’égalité plénière de la femme… Le 12 janvier 2004, devant 174 ambassadeurs, et se référant à la loi de 1905, Jean-Paul II s’inscrivit contre la politique laïque à la française en la qualifiant de « laïciste ». Il se déclara favorable à l’autorisation du port ostensible d’un signe religieux et, surtout, estima que le spirituel était habité de telles valeurs essentielles qu’il devrait pouvoir influer sur le temporel. Exactement les propos émis par la part de l’islam en conquête du temporel. De plus, en 2007, lors de sa visite en Turquie, nous avons déjà souligné que le pape Benoît XVI se déclara partisan de l’adhésion d’Ankara et de l’alliance de deux grandes religions se respectant l’une l’autre. Cette alliance proposée ouvrirait, selon lui, la voie à un retour possible des valeurs religieuses dans la gestion temporelle de l’Europe. Le projet romain donc : une Union européenne à consonance spirituelle christo-islamique… Enfin, concluent les observateurs critiques, si les dix pays de l’Europe de l’Est entrés dans l’Union sont classés comme plus « atlantiques » qu’européens, que dire d’une Turquie qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, a été l’alliée essentielle de Washington face à la puissance soviétique ? 540

Et de rappeler, comme nous l’avons déjà relaté, que le 9 décembre 2002, quatre jours avant le Sommet européen de Copenhague, « l’International Herald Tribune » titrait, avec lucidité, que l’entrée dans l’Union des pays d’Europe centrale et orientale, résolument proaméricains, signifierait la fin de toute tentative de l’Union de se définir comme opposée, en termes de politique étrangère et de sécurité, aux orientations des États-Unis. Et l’Union européenne deviendrait alors une simple alliance régionale liée à l’OTAN… Nous en reparlerons en traitant de l’ère Obama, où cette politique devient évidente. * Mais avant d’analyser l’orientation de la « dynamique Obama », il est intéressant d’aborder brièvement « l’exception française ». Une fois donc exposées les thèses des « pour » et des « contre » l’adhésion, convenons que la France a résolument opté pour les « contre », rompant ainsi avec l’ère chiraquienne – qui avait cependant introduit l’exigence d’un référendum obligatoire avant de consentir à un accord définitif. Cette prise de position du président Chirac avait fort mécontenté Ankara, qui percevait qu’un tel projet aboutirait avec certitude à un refus, tant les événements suscités par l’islam excessif font peur. Devenu président de la République, Nicolas Sarkozy développa une idée astucieuse. Connaissant l’hostilité 541

séculaire opposant les Turcs aux sémites arabes, il argumenta son refus de l’adhésion selon deux axes plutôt que de mettre l’accent sur le « danger islamiste d’Ankara », une expression, faut-il le dire, peu diplomatique. Le premier axe : géographiquement la Turquie ne peut prétendre à être européenne avec seulement 3 % de son territoire en Europe. Le second, très astucieux : il ne serait pas juste d’accepter les Turcs en « adhérents » et de maintenir les Arabes en « partenaires ». Un seul statut pour tout le monde paraît plus équitable, celui du partenariat. Une thèse identique à celle de la chancelière Angela Merkel. Initiative habile de la France, car elle s’allie ainsi l’islam arabe et ne peut être accusée d’être antimusulmane. D’autre part, elle tente de créer un courant Nord-Sud général qui isolerait une Turquie manifestant son dessein d’être la seule candidate à un privilège maximal, « exorbitant » pour les sémites arabes. Un projet certes fort pertinent aux yeux du Maroc. Depuis le temps splendide de Cordoue, ses liens avec l’Europe sont étroits, et son émigration est actuellement constante. Et seuls 14 kilomètres séparent les rives marocaine et espagnole. De surcroît, le roi Mohammed VI s’efforce de moderniser les mœurs locales pour s’arrimer à l’Europe. Effort méritoire, mais qui détonne avec le climat du pays, fort travaillé par un intégrisme montant dont l’Algérie est le vecteur principal. En 542

Algérie précisément, l’un des guides du Front islamique du Salut, Ali Benhadj, fut libéré le 3 juillet 2003, après douze ans de prison. Ne retenons qu’une de ses phrases, proférée en 1990 : « (Les régimes démocratiques sont) des fientes parmi les immondices de l’esprit humain. » On comprend pourquoi Al-Qaïda a confié à des extrémistes locaux la gestion du terrorisme en pays francophones de l’Union européenne. L’islam modéré, lui, retient son souffle, et vit de plus en plus malaisément l’affaiblissement d’une Europe qui tente de défendre le principe clef de la séparation entre le temporel et le spirituel contre la pression d’une frange intégriste importante. Une frange dynamique, résolue qui revendique une organisation communautariste de l’État, laquelle organisation est devenue pour le moins « contestable » depuis que Londres a été amené par les événements à regretter l’instauration d’une permissivité communautaire qui a permis la création de nids d’intégristes dangereux générant des attentats et que La Haye – après l’assassinat de Pim Fortuyn et de Theo Van Gogh – a de même opéré un virage de durcissement à 180 degrés. • La thèse américaine sous Obama De 2009 à 2011, le président Obama a repris de manière déterminée le flambeau de l’entrée nécessaire de la Turquie dans l’Union européenne. Paris et Berlin ont réagi avec une grande « nervosité diplomatique » à cette ingérence dans le

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destin de 450 millions d’Européens d’une Amérique toujours animée d’un esprit d’hégémonie, cette fois empreinte d’une certaine désinvolture, visant à satisfaire ses seuls intérêts géopolitiques et géoéconomiques. Nous avons relevé que lors des congrès européens d’Helsinki (1999) et de Copenhague (2002), le front uni anglo-américain avait exercé des pressions intenses sur les participants pour qu’ils s’engagent en faveur de négociations d’adhésion avec la Turquie. Cette alliance entre Washington et Londres, soudée depuis la dernière guerre, est à ce point notoire et récurrente depuis 70 ans que nul ne s’étonnera de la violence verbale dont a usé le Premier ministre conservateur anglais, David Cameron, pour pourfendre les thèses défavorables à cette adhésion. Écoutons-le à la fin juillet 2010, en visite à Ankara : « C’est une erreur de dire que la Turquie doit monter la garde devant le camp sans être autorisée à entrer dans la tente. » Allusion nette à l’engagement militaire de la Turquie dans l’OTAN, notamment dans les Balkans et en Afghanistan : « Quand je pense à ce que la Turquie a fait pour défendre l’Europe en tant qu’alliée de l’OTAN et à ce que la Turquie fait encore en Afghanistan aux côtés des alliés européens, cela me met en colère de constater que sa marche vers l’adhésion puisse être découragée d’une pareille manière. » La cible est manifestement Berlin et Paris. Et après la relation privilégiée entre le président George Bush jr et Tony Blair, voici donc que se révèle le couple Barack Obama et David Cameron. NDLA : Critique de commentateurs hostiles à l’adhésion : c’est Mustafa Kemal, le laïque, qui a rompu le cercle infernal 544

des affrontements permanents entre l’islam ottoman et l’Europe. C’est lui qui, résolument, a arrimé la Turquie à l’Occident. Et l’armée, son héritière, a choisi tout naturellement l’Occident lors de la Guerre froide. Ces commentateurs soulignent que c’est le parlement turc, dominé par l’AKP, qui a refusé le passage de 62 000 soldats américains lors de la deuxième guerre du Golfe, contraignant Washington à s’appuyer dès lors sur les Kurdes irakiens qui y ont gagné – au grand dam d’Ankara – l’amitié des États-Unis. Certes, dans les rapports entre Washington et Bruxelles, l’ambiance est meilleure que sous l’ère du président Bush, mais le résultat est identique : Washington se veut le chef d’orchestre du monde. Il est vrai que dans l’état de délitement organisationnel dans lequel se trouve l’Europe des Vingt-sept, on peut comprendre que les États-Unis nous tiennent quelque peu pour quantité négligeable. En revanche, la Chine, la Russie, l’Amérique latine et l’islam constituent, eux, des soucis qui relèvent de l’urgence. Nous en prendrons pleinement conscience lorsque nous aborderons les événements de 2011, avec les révoltes populaires en terres musulmanes. En juillet 2010, le président de la Commission européenne, monsieur Barroso lui-même, s’est permis de critiquer amèrement la place secondaire de l’Europe dans la politique menée par Barack Obama. Une telle attitude lui paraît en effet inquiétante pour l’avenir. Car, face à l’émergence de nouvelles puissances à vocation ambitieuse – la Chine, l’Inde, le Brésil… – et de dangers liés à l’extension du terrorisme et à la dispersion du nucléaire militaire, plus que jamais il est 545

nécessaire, aux yeux de la Commission européenne, de maintenir l’homogénéité de la politique de l’Occident. NDLA : Monsieur Barroso a raison de se soucier de cette absence d’empathie de la politique américaine vis-à-vis de l’Europe. Mais nous estimons qu’il devrait surtout s’inquiéter des causes de cet état de fait : le délitement d’une Union européenne déchirée par le souverainisme du chacun pour soi et la faiblesse insigne des compétences fédérales attribuées à Bruxelles au regard des nationalismes en plein renouveau. S’éveille ainsi, pour la première fois depuis 1951, date de la naissance du traité de Paris intronisant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (la CECA), un tiraillement visible entre les thèses défendues par Paris et Berlin sur quelques questions importantes, dont celles de la gestion de la zone euro et du traitement de la crise économique. Paris penche vers la solidarité sous une tutelle collective renforcée, Berlin opte pour une rigueur drastique au sein de cette zone avec le souci de préserver avant tout l’état de santé financier de la fort riche Allemagne dont le taux de croissance est double de celui de la France début 2011. Il est vrai que, sous l’impulsion du chancelier Helmut Kohl, l’Allemagne avait fait un geste historique en abandonnant son solide deutsche mark dans l’aventure de l’euro. Et Angela Merkel constate à présent que, sans une gestion fédérale, ou au moins beaucoup plus centralisée, des gestions nationales éparpillées entraînent cette monnaie commune vers le gouffre de l’incompétence et de la corruption. Un fonds d’aide a certes été décidé par les Vingt-sept, mais toute tentative de gouvernance commune de l’euro se heurte au souverainisme tenace des États. 546

L’Union est hélas devenue une famille houleuse sur la voie de l’incohérence dans tous les domaines. Subsiste seule, estiment nombre d’analystes, une dynamique administrative. L’Europe représente donc un souci secondaire pour Barack Obama. Le fait est acquis. Mais la Turquie, certes non. Nous en avons largement expliqué les motifs. Mais insistons cependant sur le caractère stratégique, au moins aussi important pour Washington que l’économique. Il est vital pour le président américain de soutenir la Turquie en cette matière. Il suffit d’ouvrir un atlas pour se rendre compte de la position clef d’Ankara au cœur même du bouillon de culture de l’intégrisme et du terrorisme du Moyen-Orient. La puissance militaire turque et son influence politique musulmane « accrochée » à l’OTAN sont essentielles dans le jeu de la stratégie américaine. Il est clair qu’en 2010, la redoutable partie d’échecs engagée par le président Obama face à l’Iran, à l’axe chiite en général, à l’Irak, à l’Afghanistan, au Pakistan, au problème palestinien… et à la Russie requiert l’amitié turque. Et que les états d’âme de l’Europe n’émeuvent guère Washington. Il est évident aussi que cette position déterminée des ÉtatsUnis dynamise le gouvernement turc. Et que la position officielle du parlement et de la Commission de l’Union européenne sert les objectifs de ce gouvernement, même si des nations européennes importantes sont, on le sait, ouvertement opposées à l’adhésion.

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Nous savons que les laïques turcs considèrent qu’en réclamant dans le texte de la négociation le retrait de l’armée turque du jeu politique, la démocratisation de la justice, une plus grande liberté religieuse – visant à l’évidence le statut inférieur des religions non islamiques, mais interprétée à Ankara comme un encouragement à libérer l’islam de son carcan laïque –, l’Union participe activement au démantèlement du rempart laïque local. Ces laïques estiment en outre que la logique démocratique propre aux Vingt-sept n’est possible que dans un milieu où aucune croyance religieuse n’a plus accès à la gestion du temporel. Mais dans le cas de la Turquie, disent-ils, l’instauration d’une démocratie exempte de tout contrôle en la matière servirait de rampe de lancement à un accroissement de l’emprise du religieux. Et, fait aggravant, de la seule emprise d’un islam parfois excessif puisque dégagé du frein kémalien. À l’analyse, une bonne part des laïques turcs relève que la loi française de 1905, littéralement « copiée » par Mustafa Kemal, a exigé l’action très rude des forces de police et même de l’armée face à une forte résistance du catholicisme pourtant non religion d’État. Le pouvoir civil laïque français, majoritaire, a pu ordonner à l’armée de collaborer à la mise à l’écart du temporel de toute ingérence du spirituel. Mais le cas de la Turquie est tout différent, proclame la laïcité turque : il existe dans le pays une religion d’État, l’islam, à ce point répandue que jamais un pouvoir civil n’aurait pu la contraindre à ne pas tenter de régenter l’éthique de la nation. Mustafa Kemal y est certes parvenu, mais grâce à son statut d’exception de sauveur de la patrie. Il dut cependant prendre

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la tête d’une dictature militaire pour asseoir ladite laïcité et rompre brutalement avec la tradition ottomane. La transposition du modèle français – dans lequel l’armée est soumise au pouvoir civil – dans le contexte turc aboutirait donc à écraser, à plus ou moins long terme, la liberté de penser hors de l’espace de réflexion accordé par un Révélé censé être détenteur de la seule Vérité. En d’autres termes, disent ces laïques, les libre penseurs européens qui veulent – légitimement – étendre à Ankara leur adhésion pleine et entière aux droits de l’homme, qui leur sont « sacrés », servent en réalité inconsidérément le courant de ceux qui veulent les amputer de tout ce qui porterait atteinte aux consignes péremptoires de leur foi. • La stratégie de l’AKP face à l’assaut des juges laïques Le Premier ministre Erdogan est un homme d’une habileté et d’une détermination hors du commun. En quelques mois, il a réussi à passer du rôle de victime gravement menacée par l’armée et la Cour constitutionnelle au rôle de meneur du jeu de la confrontation interne entre islamisants et laïques. Suivons sa stratégie islamisante menée sous l’épée de Damoclès de l’armée. Le 12 septembre 1980, l’armée déclenchait son quatrième coup d’État depuis 1960, l’islam reprenant de manière sourde sa reconquête du pouvoir temporel. L’émergence inévitable d’une démocratie parlementaire rongeait le rocher monolithique de la dictature kémalienne, qui fut à l’origine 549

nécessaire – selon les laïques turcs – pour dégager le pays des traditions islamiques ottomanes inadaptées à l’évolution moderne du monde. Mais qui dit « démocratie » sous-entend, forcément, élections. Et, en conséquence, la naissance d’un électoralisme friand de se constituer une clientèle par des moyens parfois à la limite du démocratique ! Surtout si l’argent extérieur et l’emprise de religions ou d’idéologies adroitement distillées mènent le jeu. L’armée turque, à chaque alerte islamisante, entendait reprendre les brides du pouvoir avec, il est vrai, une rigueur peu amène, tant cette armée garde le souvenir du terrible sort auquel le pays avait échappé grâce à elle en 1920, après le traité de Sèvres. Pour elle, la perspective d’un retour à la particratie et à la tutelle du spirituel était insupportable. En 1982, cette armée édicte selon les termes en usage dans le parti AKP, qui s’affirme démocratique et libéral, une « Constitution autoritaire renforçant les puissances tutélaires du militaire et du judiciaire de haut niveau ». Et elle se retire ensuite du pouvoir en 1983, tout en « veillant au grain » en organisant un Conseil supérieur de contrôle aux mains des militaires. Des élections sont alors autorisées et également la renaissance de partis « filtrés » pour éviter le retour d’une orientation religieuse. Rappelons que les tentatives d’islamisation émanant du parti islamiste Refah à partir de 1995 entraînèrent sa dissolution et l’éviction de la politique pour cinq années de son dirigeant, monsieur Erbakan. Et aussi qu’en 2002, l’AKP, dirigé par ses deux lieutenants, messieurs Erdogan et Gül, arriva au pouvoir.

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De 2002 à 2004, l’AKP et le parti laïque CHP travailleront à assouplir la contrainte subie par les Kurdes – afin probablement d’obtenir leurs voix – qui bénéficieront dès lors d’un enseignement dans leur langue et de la diffusion d’émissions télévisées propres à leur culture. Cette alliance islamico-laïque visait également à obtenir l’ouverture de négociations avec l’Union européenne en 2005. Mais rapidement, nous l’avons dit, la laïcité turque estima que, si l’Union européenne exigeait au surplus la soumission des militaires au pouvoir civil et une plus grande liberté religieuse ainsi que l’épuration des hautes juridictions où siégeaient des juges « trop » laïques, ces conditions constitueraient un redoutable danger pour leur liberté de pensée. Les thèses gouvernementales sont évidemment diamétralement opposées à celles des laïques. Citons ainsi la phrase d’un parlementaire de l’AKP : « La Cour constitutionnelle doit être liée au principe de la démocratie libérale et non à la lecture autoritaire du kémalisme, l’idéologie étatique de la Turquie, qui est en conflit avec les exigences d’une société qui (…) se mondialise et se démocratise. » Le problème, soulèvent les laïques, réside dans un fait que nous avons déjà évoqué, à savoir que la population rurale est restée profondément traditionnelle et nourrit massivement l’électorat de l’AKP, comme d’ailleurs les habitants peu aisés des villes, aidés eux aussi par des apports financiers provenant de riches pays coreligionnaires.

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Pour les laïques turcs, la démocratie à l’occidentale fondée sur l’observance des droits de l’homme et le respect des minorités ne peut être un rempart contre une montée inévitable de l’islamisation, n’obéissant, elle, qu’à un code strict d’inspiration religieuse et convaincue de détenir la seule voie possible de gestion d’un peuple. Il y aurait toujours un inexorable envahissement « rampant » des prescriptions coraniques en matière sociétale et éthique. Le phénomène est observable, exposent-ils, dans tous les pays où la religion musulmane est majoritaire. En effet, une foi ne peut être que « indiscutable » car elle place la nation sous la sauvegarde du Divin et même, phénomène aggravant, toute opposition est considérée comme hostile à la Volonté divine. * Ce long historique comportant les différents aspects de la confrontation des thèses en Turquie étant posé, nous pouvons aborder la stratégie déployée en 2009 par le gouvernement turc après la menace de dissolution du parti et de suspension de la vie politique de ses dirigeants. Pour bien éclairer les ressorts de cette stratégie, nous l’analyserons telle que la ressentent les tenants de la laïcité. Les juges laïques ont eu tort de se contenter d’un avertissement. Car cette menace extrêmement grave émanant de la Cour constitutionnelle va engendrer de la part de l’AKP une réaction fulgurante, et fort habile. Pour le Premier ministre, meneur de ce parti, le sabre de l’armée permettait au judiciaire de garder une indépendance bien dangereuse. Ces deux piliers du kémalisme devaient être écartés avant que, de l’avertissement, ils passent à l’exécution.

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S’en prendre d’abord au judiciaire aurait déclenché à coup sûr une action militaire d’envergure et la fin brutale du projet islamiste. Il convenait donc de « décapiter » l’armée avant d’envisager de prendre les leviers du judiciaire. Dès lors : Premier objectif : démanteler la puissance de l’armée 1. En 2009, un procès fleuve est lancé soudainement contre le réseau Ergenekon, composé d’un nombre important d’officiers de haut rang. Ce réseau est accusé d’avoir préparé en 2003 un coup d’État militaire impliquant une action contre la Grèce, une action qui aurait permis d’instaurer un état d’urgence militaire. L’armée, malgré ses dénégations et le scepticisme des laïques y discernant un coup monté par le gouvernement, en sort très affaiblie et placée sous surveillance par des mesures judiciaires lancées sur le plan pénal. Un tribunal a ainsi délivré, fin juillet, un mandat d’arrêt concernant 102 inculpés. Trois généraux à la retraite, le responsable principal et les anciens chefs de la marine et de l’aviation, figurent parmi les suspects. La date fixée pour la première audience est le 16 décembre 2010. Au total, 196 personnes ont été visées dans ce complot présumé qui aurait donc été fomenté peu après l’arrivée au pouvoir de l’AKP, en 2002. 2. En 2010, un amendement à la Constitution est proposé au parlement afin que les membres de l’armée puissent être jugés par des tribunaux non militaires. Le gouvernement réussit à atteindre la majorité simple le 12 mai 2010. Mais la majorité 553

des 2/3 n’a pas été acquise (336 voix « pour » sur 550 votants). L’opposition du CHP laïque (le parti républicain du peuple), du MHP (le parti d’action nationaliste), du DSP (le parti démocratique de la gauche), du PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan) entraîne le gouvernement à organiser un référendum en date du 12 septembre 2010. Un référendum que l’AKP, fort de sa base rurale, estime remporter à coup sûr par environ 60 % des suffrages. Les laïques considèrent ce référendum comme non démocratique, surtout s’il est calculé pour déborder l’opposition parlementaire hostile à la suppression « d’articles irrévocables », en ce sens qu’ils émanent des principes fondamentaux édictés par le sauveur des Turcs, Mustafa Kemal, en 1923, et confortés par l’armée en 1980. Deuxième objectif : éliminer le deuxième rempart contre l’islamisation, après l’armée, à savoir l’ensemble des hautes juridictions où « foisonnent » les laïques À ce propos, il est certainement utile d’expliquer la structure de ces hautes juridictions : 1. La Cour constitutionnelle (Yargitay). Elle est composée de onze juges et de quatre suppléants, et elle est chargée par la Constitution rédigée par les militaires en 1982, de la protéger. Trois de ses membres sont nommés par le président de la république, le reste par les hautes Cours de justice civiles et militaires (par cooptation) et par le Haut Conseil universitaire, lequel, notons-le, est opposé au port du voile dans ses institutions. 2. Le Conseil d’État (Danistay). Il fonctionne comme un tribunal et comme un organe consultatif. Les trois quarts des 554

conseillers d’État sont nommés par le Haut Conseil des juges et magistrats, un quart par le président de la république. Il n’est pas concerné par la réforme. 3. Le Haut Conseil des juges et magistrats (HSYK). Il est composé de cinq juges, du ministre de la justice et de son sous-secrétaire. La réforme étendra à vingt et un le nombre de ses membres, nommés par le président de la République, les hautes cours et l’Académie de justice. Cela étant dit, poursuivons l’analyse des initiatives du gouvernement turc : 1. Le parlement a voté, toujours le 12 mai 2010, le projet qui doit modifier le statut du HSYK, un organisme, nous l’avons dit, qui désigne par cooptation les juges et procureurs et assure la discipline judiciaire. Il s’agit d’une des « bêtes noires » de l’AKP qui considère cet organe comme une « machine à coopter des laïques ». 2. Le parlement a accepté que le nombre de juges de la Yargitay soit porté de onze à dix-sept, afin de diluer les laïques déjà désignés, et de permettre dorénavant au parlement d’en nommer certains (un parlement où l’AKP et ses alliés disposent de la majorité simple) et au président de la République de prendre également en charge des nominations (le président de la République, rappelons-le, est monsieur Gül, l’un des chefs de l’AKP). En effet, le parlement et le président sont élus démocratiquement et, dès lors, le gouvernement motive cet amendement par le fait que cette modification entraîne plus de démocratie qu’une cooptation entre personnes d’une même tendance d’opinion. D’ailleurs, l’AKP met en évidence que l’Union européenne, nous l’avons 555

dit, exige une soumission du militaire au civil et une démocratisation de la justice. Ce qui, protestent les laïques turcs, prive inévitablement la laïcité de ses principales digues de protection vu le contexte spécifique de la Turquie. Le parlement a été appelé à voter un amendement capital pour l’AKP, celui rendant plus difficile le prononcé de la dissolution d’un parti. Cet amendement a été rejeté, au grand dam du Premier ministre Erdogan qui a, en son temps, assisté à la dissolution du Refah, dirigé par monsieur Erbakan, et à la sanction de non-éligibilité durant cinq ans. Recep Tayyip Erdogan lui-même avait vécu le même sort en 2002, après avoir prononcé sa fameuse phrase comparant les minarets à des baïonnettes et les coupoles à des casques pour rétablir l’islam dans le pays. Il n’avait échappé à cette sanction, avons-nous dit, que par la levée de la mesure par le parlement. Enfin, comme nous venons de le préciser, il s’en est fallu de peu en 2008 qu’il y ait dissolution de l’AKP sur injonction de la Cour constitutionnelle et qu’une trentaine de ses principaux dirigeants soient jugés pour atteinte aux prescrits de la Constitution. Troisième objectif : jouer à fond la carte Obama Le président américain constitue en effet un atout majeur en faveur de l’adhésion à l’Union européenne, car il insiste sans cesse sur cette nécessité politique et éthique. Ainsi, toute la diplomatie turque est orientée vers une multitude d’initiatives régionales servant la politique américaine. 1. Acceptation du projet assurant à Washington – et à l’Europe – une voie royale non russe d’approvisionnement en gaz et en pétrole venu de l’Asie centrale, dont le très riche 556

Turkménistan serait la cheville principale. Notons que ce projet est craint par les laïques turcs, qui considèrent que le pipeline Nabucco, normalement construit pour la fin de 2014, permettrait à l’AKP d’user d’un chantage à « l’ukrainien orange » – la suspension de l’approvisionnement – pour obtenir l’adhésion, laquelle adhésion éliminerait définitivement la prééminence de l’armée garante de la sauvegarde de la laïcité. 2. Initiatives visant à engager l’Iran à calmer le jeu de l’affrontement avec l’Occident en renonçant à se doter de l’atome militaire. 3. Prises de contact multiples avec le chiisme iranien et syrien, pour tenter de l’amener à moins d’agressivité vis-à-vis des initiatives américaines au Moyen-Orient. 4. Empathie avec les Palestiniens, afin de les convaincre – le Hamas, rappelons-le, est aidé par la Turquie en matière d’approvisionnement humanitaire – de négocier avec Israël. Et Israël fait l’objet d’un durcissement de la part d’Ankara au moment, comme par hasard, où Washington est très énervé par la politique du gouvernement de Jérusalem, pratiquant une colonisation active. Quatrième objectif : apaiser les appréhensions de l’électorat de l’AKP, très hostile aux accords de coopération militaire avec Israël Cette hostilité est d’autant plus dommageable qu’une mauvaise surprise est survenue pour l’AKP : le 22 mai 2010, le parti laïque s’est « débarrassé » de son leader en charge du 557

CHP depuis 1992. Un leader d’une intransigeance monolithique qui déplaisait même aux musulmans modérés souhaitant conserver un État laïque. Le nouvel élu, Kemal Kiliçdaroglu, est un membre de la très tolérante secte chiite alevie. Ayant remporté 77 des 81 voix accordées aux délégués provinciaux du CHP, il a immédiatement renouvelé son équipe aux deux tiers afin de renforcer la ligne d’ouverture de son parti. Homme extrêmement populaire, pourfendeur de la corruption, fortement engagé dans la lutte contre la pauvreté et vivant en pays kurde – on le sait sensible au sort de cette minorité –, sa venue crédite soudain de plus de 10 % le score que son parti pourrait décrocher aux prochaines élections législatives et, pourquoi pas, lors du référendum de septembre 2010. Il constitue en cela un danger majeur pour l’AKP. D’autant qu’il n’est pas opposé à une modification de la Constitution vers plus de liberté générale de conscience. Ce qui implique qu’il souhaite que ces modifications soient fondées sur des amendements raisonnables ne visant pas à favoriser uniquement la restauration de l’emprise du spirituel. Il proclame également que la Turquie doit cesser d’être « prisonnière » du projet d’adhésion et, de ce fait, il entend restaurer la fierté d’un pays qui ressent mal les atermoiements de Bruxelles. Enfin, il ose tendre la main à la part modérée de l’islam, ce qui pourrait entraîner un dégel considérable de l’iceberg sur lequel repose l’AKP. Une certaine presse turque parle même d’un nouveau Gandhi… En conséquence commentent les observateurs laïques, il faut que monsieur Erdogan joue un grand coup médiatique 558

susceptible de le transformer en héros de la cause générale de l’islam. Ces commentateurs analysent ainsi l’expédition maritime de secours humanitaire envoyée en juin 2010 vers Gaza, en annonçant qu’elle tenterait de forcer le blocus israélien. Une expédition chapeautée par une organisation humanitaire qui « côtoie » l’AKP de près. Le parti de monsieur Erdogan en a retiré un prestigieux avantage politique interne et international à quatre mois du référendum destiné à supprimer les tutelles de l’armée et de la justice. Et, coup double, la bavure israélienne – des morts et des blessés ont été dénombrés –, opportune ou provoquée diront les experts chargés de l’enquête, libère la Turquie de ses « vieilles obligations otaniennes » d’alliance militaire avec le peuple hébreu, une alliance intolérable pour une bonne part de l’électorat de l’AKP. Cinquième objectif envisagé après l’excellent score – 57,9 % des suffrages – recueilli par l’AKP lors du référendum du 12 septembre 2010 Se considérant comme mandaté par la majorité du peuple afin d’éliminer tout blocage émanant de la minorité laïque, l’AKP, sécurisé, se lance dans une activité intense sur le plan international. Ce parti entend présenter l’image d’un islam modéré ouvert à l’expression de toutes les tendances de pensée. Il multiplie des missions en Palestine, en Iran, au Liban, bref dans tous les endroits chauds de l’actualité. Il souhaite que son modèle fonde l’espérance de tous ceux qui s’opposent aux dictatures théologiques – telles celles de l’Iran – ou anti-fondamentalistes – telles celles de la Tunisie ou de l’Égypte.

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Ankara s’efforce de démontrer qu’il existe une voie moyenne entre le chemin de l’intégrisme et celui étouffant les valeurs coraniques. Un exemple très explicite : sa « conquête » de l’espace irakien. La Turquie y pénètre subtilement, au point de nouer des liens d’amitié avec le Kurdistan irakien, lui aussi très intéressé. La région pétrolifère de Kirkouk, en zone kurde, est très alléchante mais encastrée au nord du pays. L’exutoire turc serait une aubaine pour les deux « associés ». Les Kurdes exportent déjà 25 % de leur pétrole vers Ceyhan, un port turc de la Méditerranée, et accéderont bientôt, en principe en 2014, au pipeline Nabucco, la voie idéale de transfert vers la clientèle occidentale. Erbil, la capitale kurde, héberge déjà 15 000 travailleurs turcs et devient un centre commercial dont les 2/3 sont aux mains des Turcs. Par jour, 1 500 camions approvisionnent l’Irak en denrées alimentaires et en matériel technique. Cette présence turque enchante les Kurdes irakiens pour une tout autre raison. Elle garantit la reconnaissance de leur espace ethnique et écarte les agressions chiites ou sunnites locales. Et la Turquie parvient de son côté à servir les intérêts des Kurdes irakiens au point que ceux-ci ont abandonné leur alliance fraternelle avec les Kurdes turcs. Mieux vaut pour eux être amis des Turcs qu’ennemis d’un voisin gigantesque. Pourvu que cela dure pour un Irak déjà suffisamment volcanique… 560

Et on assiste de la part d’Ankara à un envahissement diplomatique habile dans l’ensemble de l’espace irakien, aussi bien fondé sur la culture que sur le commerce et l’éducation. Le « New York Times » relève que la Turquie a réussi à établir de bonnes relations avec presque tous les partis irakiens, y compris avec le camp chiite intégriste et paramilitaire de l’imam Moqtada al-Sadr. Élément remarquable : Ankara appuie à Bagdad la coalition du Premier ministre Iyad Allaoui, un chiite « laïque à la française » – neutralité de l’État dégagé de l’influence du spirituel – soutenu par les sunnites ! Que peut-on tirer comme réflexion ? La dynamique actuelle de la politique turque se voulant omniprésente dans le monde musulman, que ce soit vis-à-vis de l’Iran, de la Palestine, du Liban et autres points chauds, est devenue soudain moins inquiétante pour certains Européens depuis que s’écroulent des pans entiers de la digue antiintégriste protégeant la laïcité occidentale. Au moment où les dictatures tunisienne et égyptienne sont balayées par leur peuple respectif malmené, exploité, l’Europe se sent soudain en première ligne de résistance à l’islam excessif. On constate notamment que les salafistes et les Frères musulmans égyptiens – interdits en tant qu’organisation politique par le président Nasser en 1954 – refont surface de manière déterminée en 2011, au cœur de la révolution populaire, au grand dam d’ailleurs des laïques locaux.

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Notre vaste chapitre consacré au « Printemps arabe » dégagera les espoirs et les risques que génère cette tempétueuse recherche de la liberté et du mieux-vivre. La Turquie, en contraste de ce tumulte, paraît dès lors extrêmement modérée, un « moindre mal » tolérable, un solide rempart contre une éventuelle agressivité terroriste. L’ouragan qui souffle sur le monde arabe paraît donc être pour Ankara une chance inespérée d’entrer dans une Union européenne fort démunie devant la perspective d’être submergée par la vague de protestation arabe – aux conséquences imprévisibles en termes de sécurité – déferlant au Sud de la Méditerranée. Une chance supplémentaire, rappelons-le, d’adhérer à l’Union venant s’ajouter à celle que constitue la perspective de la construction sur son sol d’un pipeline géant amenant vers l’Europe le gaz de l’ex-islam soviétique. Une redoutable arme économique, excellent moyen de devenir indispensable ! * La Turquie est-elle un modèle de « modération islamique » ? Une alliée précieuse face à la tourmente qui gagne un monde arabe imprévisible, au sein duquel le fondamentalisme, voire l’intégrisme, semble reprendre force et ambition ? Les anti-adhésion maintiennent donc plus que jamais leurs réticences et les péripéties des élections législatives de 2011, à portée constitutionnelle, attisent même leur appréhension.

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• Les élections essentielles du 12 avril 2011 1. Commentaires sur la semaine précédant le scrutin L’AKP, le « parti de la justice et du développement » – la Constitution établie par les militaires lors du coup d’État de 1980 interdit en effet toute appellation à connotation religieuse – joue gros dans ces élections, car celles-ci peuvent le mener à la maîtrise totale du pouvoir, ou au contraire freiner son projet de domination sans partage. Ce mouvement islamisant, d’abord qualifié en Europe de « islamiste modéré », puis de « islamique conservateur » – ce qui est moins paradoxal et plus acceptable pour ceux des États européens qui envisagent favorablement l’adhésion de la Turquie à l’Union – est au pouvoir depuis 2002, c’est-à-dire depuis neuf ans. Les Turcs doivent élire leurs 550 députés ce 12 avril 2011. L’AKP est sûr de l’emporter largement pour la troisième fois consécutive. Mais cette victoire sera-t-elle suffisante pour lui permettre de modifier fondamentalement le régime ? Une victoire confortable leur est assurée, certes. En effet, le taux de croissance turc atteint 8,9 %, ce qui la situe entre les scores du Brésil et de la Chine – qui détient le record avec 12 % ! – un taux il est vrai caractéristique des pays émergents qui « réussissent » leur mutation. La gestion de la nation est intelligente, le social s’améliore à vue d’œil, une classe moyenne se développe, le patronat est

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ravi de la dynamique globale de la consommation interne et de la fluidité des exportations, les délocalisations de firmes européennes, qui ruinent leur propre pays, affluent… et les pétrodollars des voisins fondamentalistes contribuent à soutenir le succès électoral de l’AKP. Tout va bien, donc ? Pas vraiment. L’on sait qu’une tentative de coup d’État dénoncée « opportunément » par le pouvoir a littéralement « coupé les têtes de l’armée », que le général en chef en exercice de cette armée a été arrêté environ un mois avant les élections, qu’une bonne soixantaine de journalistes sont sous les verrous, que des vidéos « adultérines » – montrant certains des députés en « actions ardentes » – ont été produites quinze jours avant le vote, affaiblissant cette fois le parti nationaliste, que les juges de la Cour constitutionnelle ont perdu le régime de cooptation sauvegardant leur laïcité… Non, tout ne va pas très bien en Turquie, estiment les analystes neutres ! De nombreuses actions ont déjà été menées pour démanteler la digue laïque du kémalisme, et la porte est à présent grande ouverte pour hisser au sommet « présidentiel » un Premier ministre désireux de poursuivre son œuvre islamisante. Dès lors, l’objectif patent de Recep Tayyip Erdogan est de transformer la Constitution de 1980 rédigée par l’armée garante du testament laïque d’Atatürk et bâtissant des remparts militaires et judiciaires faisant barrage à l’islamisme, en une Constitution « civile », mais au surplus parlementaire. 564

Clairement, la volonté du chef de l’AKP est d’installer un régime présidentiel. En effet, l’AKP impose à ses membres de ne pas dépasser la limite de trois mandats consécutifs dans une fonction élective. En d’autres termes, la fonction de Premier ministre deviendra donc prochainement interdite à monsieur Erdogan. Mais non celle d’une présidence de l’État qui serait créée à la fin de son troisième mandat pour être ensuite reconductible – comme en Europe, du Portugal à la Russie – deux fois consécutivement en tant que président. L’opposition qualifie ce projet personnel de « poutinèserie », Vladimir Poutine désirant « surfer » tour à tour sur deux mandats présidentiels, deux mandats de Premier ministre, deux nouveaux mandats présidentiels… L’AKP s’efforce donc d’arriver à elle seule à capter plus de 330 sièges au Parlement sur les 550 disponibles, soit les 3/5e lui permettant de rédiger à sa guise le texte d’une Constitution présidentielle. L’enchaînement de fonctions serait alors parfait pour monsieur Erdogan, puisque les premières élections présidentielles au suffrage universel pourraient s’effectuer aux approches de 2014. Mais atteindre plus de 330 sièges ne sera pas chose aisée. Si le MHP, le parti nationaliste de l’opposition, pouvait ne pas recueillir le minimum de 10 % des voix pour être représenté au Parlement, ses suffrages inutiles car sans effet seraient répartis proportionnellement entre les partis ayant franchi ce seuil. D’où la diffusion des fameuses vidéos scandaleuses

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visant ses candidats obligés de se désister à la veille du scrutin. D’autre part, une bonne partie de l’intelligentsia libérale et des milieux d’affaires qui avaient soutenu l’AKP dans les réformes menées pour l’ouverture des négociations avec l’UE – entamées en 2005 et depuis enlisées – s’inquiète des risques de dérive autoritaire. Ces réticents soulignent en effet le contrôle du parti au pouvoir sur tous les rouages de l’État depuis la mise au pas de l’armée et sa mainmise sur une grande partie des médias. D’autres parlent même de « chavezisation » à la vénézuélienne, se référant aux accents populistes de Recep Tayyip Erdogan, un gosse de pauvres formé dans une école pour imams, devenu en 1994 le premier maire islamiste d’Istanbul. Montrant une intolérance grandissante aux critiques, il multiplie les attaques contre les médias. Sa véhémence ultranationaliste visant à récupérer le maximum de votes de l’extrême droite, comme la diffusion des vidéos, peut avoir un effet retour négatif sur son score, tel un boomerang. Dernière difficulté : l’armée ayant été éliminée du champ des influences prépondérantes, monsieur Erdogan ne peut plus utiliser cette cible laïque autoritaire pour motiver la virulence de son propre combat « libératoire ». Il a certes annoncé qu’une fois acquise la suppression des tribunaux spéciaux au profit de la pleine compétence des tribunaux civils, le procès des responsables de la répression militaire sanglante de 1980, dont le général Evren âgé de 96 566

ans, serait entrepris. Mais invoquer cette cible-là pour motiver l’adhésion de jeunes électeurs risque de faire long feu. Dès lors, beaucoup de membres influents de l’AKP, dont des islamistes dotés d’une fine intelligence stratégique, préfèrent une lente restauration de leurs valeurs dans un pays ayant vécu 80 ans d’un régime purement laïque à une imposition hâtive et rude. Le divorce entre ces deux thèses est dangereux pour l’AKP dans un climat politique où le Premier ministre ne paraît plus être un homme « nécessaire ». Tout au plus encore « utile » quelque temps comme locomotive à faire des voix avant qu’on ne passe à une vraie gestion démocratique. Un divorce dangereux, car à l’horizon monte de manière surprenante le CHP, le « parti républicain du peuple » dont nous avons souligné la remarquable guidance de Kemal Kiliçdaroglu, fort populaire. Cet homme a littéralement transformé le CHP, replié durant des décennies sur une position « laïciste vieillie » opposant à la vitalité agressive de l’AKP le rempart vermoulu d’une sécularité intransigeante soutenue par la rudesse des militaires. Kemal Kiliçdaroglu a donné à son parti une vocation socialdémocrate, certes laïque, mais aussi proche des soucis du peuple, qui l’a surnommé « Gandhi ». Une vocation à se marier avec l’esprit européen afin de se lier à l’Union sans que se heurtent des valeurs et des convictions différentes. Le CHP milite ainsi pour un espace culturel et cultuel ouvert à toutes les minorités religieuses, est sensible aux plaintes de la cause kurde, réclame l’autonomie des universités et 567

l’amoindrissement de l’immunité des représentants de la nation… « Gandhi » n’est pas pour rien à la fois kurde et alevi, une secte moderniste du chiisme. Deux ressentis, l’ethnique et le religieux, armant ce minoritaire de toujours du désir de promouvoir un État laïque empreint de neutralité dans la sphère de la pensée. Le Premier ministre ne peut supporter cette concurrence extrêmement gênante en termes de densité électorale et de chatoiement d’idées « alléchantes », si neuves dans un pays réputé pour la dureté de ses régimes successifs, des Seldjoukides à Mustafa Kemal. D’autant que Kiliçdaroglu a prévenu qu’il n’accepterait pas que la réforme de la Constitution soit menée au mépris de la tradition démocratique qui exige que toute refonte de textes fondamentaux se fasse avec la consultation, voire l’assentiment, de toutes les formations parlementaires. L’antagonisme entre le leader du CHP et le Premier ministre se tend au point que ce dernier donne libre cours à une virulence qui le déforce. Les invectives pleuvent en effet sur le CHP et sur son chef, une « machine à mentir sur pattes » comme se plaît à le dénommer monsieur Erdogan. * Nous venons de parler des revendications kurdes. Le BDP, le « parti pour la paix et la démocratie » les représente, mais risque fort de ne pas, lui non plus, atteindre les 10 % nécessaires à la représentativité, comme son pire ennemi, le 568

MHP, ce qui amène les candidats kurdes à se « maquiller » en candidats indépendants aux fins d’éviter censures et répressions. Leur plus grand souhait est de parvenir à faire inscrire dans la nouvelle Constitution – proclamée « libérale » par l’AKP par rapport à l’ancienne, qualifiée, elle, de « étatiste et aristocratique » – des garanties concernant leur culture et leur identité politique. Et rares sont ceux qui militent encore pour le mirage de l’autonomie. * L’avenir de cette Turquie à la croisée des chemins de son destin ? Des chemins qui s’enfoncent dans le brouillard, vers l’inconnu. Certains commentateurs européens accordent cependant leur confiance à l’AKP et, comme Jérôme Bastion, le correspondant du quotidien belge « La Libre Belgique » à Istanbul, estiment que la laïcité n’est pas menacée dans ce pays. Référons-nous à quelques extraits de son article publié le week-end des 11, 12 et 13 juin 2011, en page 18 : « (…) ces « islamistes réformés », qui ont fédéré autour d’eux, à la création du parti des centristes, des sociauxdémocrates et des libéraux autour du noyau des

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« modernistes » du Refah (Erdogan, le président Abdullah Gül…), n’ont pas « islamisé » la société et les institutions laïques de la Turquie, comme n’osent même plus les en accuser leurs détracteurs aujourd’hui. Ils ont réconcilié, certes, une bonne partie de la population avec certaines valeurs traditionnelles, essentiellement religieuses, de l’identité nationale, longtemps réprimées sur l’autel du dogme kémaliste. Mais sans jamais les mettre en avant dans leur discours politique, et sans les imposer non plus aux franges moins religieuses de la mosaïque turque. Ceux qui invoquent aujourd’hui encore l’agenda caché de l’AKP sur ce thème sont bien en peine pour en avancer le moindre début de preuve… Harmonie sociale, croissance économique et stabilité politique : l’AKP, en occupant une large place au centre de l’échiquier politique, a aussi su tourner la page des coalitions gouvernementales instables qui viraient régulièrement à d’incessantes bagarres partisanes, paralysant la vie politique. Partant, le gouvernement a pu se concentrer sur la rationalisation et la modernisation du service public et des services rendus au public, élevant rapidement les standards de la vie quotidienne pour une large majorité de la population. Ajoutez à cela l’affirmation d’une diplomatie sans complexe, qui a redonné à la Turquie et aux Turcs, passablement dépités de la lenteur du processus d’intégration européenne, le sentiment d’exister, voire de rayonner sur la scène internationale. Et vous avez là la formule qui a fait du Parti de la justice et du développement le seul horizon politique viable pour les électeurs turcs – et même un exemple de démocratie dans

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une région agitée par des révolutions sans idéologie, animées par la simple recherche des recettes pour une vie meilleure. » Le plaidoyer est ardent, à ce point favorable à l’AKP qu’il aurait pu, traduit en turc, servir l’élection de ses candidats et rassurer tous ceux qui, en Turquie, doutent de l’enthousiasme des Européens à accepter l’adhésion d’Ankara à l’Union. Ce ne doit plus guère être l’opinion du pape Benoît XVI qui, lors de son voyage et son entretien avec le Premier ministre à Ankara, avait, nous le savons, souhaité l’adhésion de la Turquie pour que l’islam et l’Église catholique puissent œuvrer de concert afin de lutter contre le « laïcisme » de certains États et réintroduire dans la gestion de ceux-ci certaines valeurs fondamentales du spirituel. Citons : la liberté de porter des signes extérieurs de religiosité, l’interdiction de pratiquer l’avortement et l’euthanasie, l’amoindrissement de l’usage de la contraception, la limitation de l’homosexualité… Mais, nous avons souligné que le pape avait ensuite condamné vertement la Turquie pour sa conduite à l’égard des religions minoritaires, surtout la chrétienne. Un synode de 150 évêques a même été convoqué à l’automne 2010 pour étudier le durcissement des sociétés musulmanes à l’égard du christianisme, Ankara figurant en tête de liste de ces pays. La non-reconnaissance du génocide arménien en étant pour une bonne part responsable mais aussi le statut secondaire accordé avec une certaine désinvolture méprisante aux minorités.

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Et comme notre souci constant est de « frôler » au mieux l’objectivité, nous relevons un article du quotidien français « Le Monde » du 8 juin 2011, écrit en page 3 par son correspondant à Istanbul, Guillaume Perrier. Extraits, à vrai dire, fort éloignés de l’optimisme pro-AKP de Jérôme Bastion. D’où la nécessité d’édifier sa perception des événements à l’écoute attentive de plusieurs « sons de cloche »: « (…) un puissant lobby socioreligieux, la communauté de Fethullah Gülen, pèse de tout son poids pour assurer la reconduction au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP). (…). L’appui de cette secte musulmane est décisif. Fondé par l’imam turc Fethullah Gülen, le mouvement compterait environ 3 millions de membres dans les pays turcophones et quelques 10 millions de sympathisants. Une centaine d’entre eux figureraient parmi les députés sortants. (…), (et) la confrérie étend patiemment son influence dans les cercles de pouvoir. (…) une procédure judiciaire ouverte contre Gülen en 1999, l’a finalement obligé à s’exiler aux États-Unis, où il réside toujours. En son absence, les disciples (…) ont renforcé la confrérie, investi dans l’industrie, la banque, l’humanitaire, les médias, les universités, les hôpitaux.

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(Avec l’AKP) la menace des militaires a été éloignée. Une spectaculaire série de procès contre des officiers de haut rang (…) offre aujourd’hui une revanche à Gülen. (…). Depuis 2005, les gülénistes ont formé leur propre patronat : la confédération des entrepreneurs turcs (Tükson). Elle compte 30 000 membres (…) et les réseaux commerciaux de ses hommes d’affaires sont incontournables. (…). Enfin, depuis plus de dix ans, le mouvement socioreligieux poursuit une stratégie d’entrisme au sein des institutions-clés du pays : les corps de fonctionnaires territoriaux, les enseignants, les imams… Les services secrets et (…) la police (…). (…) paradoxalement, les relations avec M. Erdogan demeurent houleuses. Les têtes pensantes de la confrérie jugent le premier ministre peu fiable. » Pour cette confrérie, le Premier ministre est un fonceur conflictuel, visant l’effet à court terme, alors qu’elle souhaite faire de la Turquie la source d’une islamisation pénétrant sans vagues trop visible le milieu turc et l’Europe. 2. Commentaires du résultat des élections de 2011 Une participation record : 84 % du corps électoral. L’AKP, comme prévu, arrive en tête avec 49,93 % des votes, et obtient 326 sièges. Un résultat remarquable. Au pouvoir depuis 2002 où il avait engrangé 34,3 %, le parti « islamoconservateur » gagne les élections de 2007 avec 46,6 %, soit avec 4 points d’avance ainsi que celles de 2011 – sa troisième

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victoire et le troisième mandat de monsieur Erdogan comme Premier ministre –, avec 13 points de mieux qu’en 2002 ! Et pourtant c’est un échec pour le rêve du leader de l’AKP. En effet, le mécanisme constitutionnel turc est complexe. Un parti qui remporte 2/3 des voix – 367 sièges sur 550 – de l’Assemblée peut faire passer l’adoption de « sa » Constitution sans coup férir. S’il obtient entre 3/5 +1 voix et 2/3 -1 voix (entre 331 sièges et 366 sièges), il peut recourir à un référendum constitutionnel. Or, l’AKP ne dispose que de 326 sièges malgré son progrès électoral, au lieu des 341 sièges détenus après les élections de 2007. La pondération liée à l’usage du scrutin proportionnel et à l’importance des circonscriptions explique cette distorsion entre le nombre de voix recueillies et le nombre de sièges. Le vote des Kurdes est responsable du recul en sièges. Ils ont en effet obtenu un résultat surprenant. Voyons donc le score des autres partis. Le CHP obtient 25,91 % des voix au lieu des 20,8 % de 2007 et obtient ainsi 135 sièges, son meilleur score depuis 1980, grâce à une poussée en mer Egée. Le MHP, 13 % des voix et 53 députés, au lieu des 70 de 2007.

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Le BDP grimpe lui à 6,6 % contre 5,2 % en 2007, ce qui lui rapporte 36 sièges, et peut former un groupe parlementaire. Il ne détenait que 22 sièges en 2007, mais l’AKP n’a pas tenu les promesses faites dans le Sud-Est à cette date et le paie cher en 2011. Le BDP compte à présent un député chrétien syriaque, des alevis, des intellectuels modérés. Une opposition kurde « intelligente » qui peut offrir à monsieur Erdogan une chance de calmer le jeu à l’Est, s’il se donne la peine de la saisir. C’est donc surtout la réussite des Kurdes, venant s’ajouter à celle du CHP, qui a affaibli la représentation de l’AKP au parlement et privé monsieur Erdogan de son référendum constitutionnel sur un texte que son mouvement aurait pu sinon rédiger seul. Le discours prononcé par le Premier ministre immédiatement après la proclamation des résultats complets masque la déconvenue de l’AKP par l’annonce tonitruante d’un succès triomphal, ce qu’il n’est pas loin d’être… à cinq sièges près. Monsieur Erdogan annonce que tous participeront à la composition du texte de la Constitution du peuple tout entier, englobant les valeurs kurdes et celles de tous les courants religieux minoritaires. Écoutons-le : « Tout le monde s’y retrouvera, les gens de l’Est comme les gens de l’Ouest. Je serai le garant de tous les modes de vie et de toutes les croyances. Notre nation nous a envoyé un appel au consensus et au dialogue dans la préparation de notre nouvelle Constitution. Cette Constitution sera élaborée dans la fraternité, le soutien, le partage et l’unité. »

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Manifestement, les partis d’opposition respirent mieux que le 11 juin, et aussi ceux qui, au sein de l’AKP, craignent l’envolée autoritaire de leur leader de plus en plus péremptoire. À présent, il devra négocier article par article, car les « minoritaires » possèdent la marge de votes nécessaire pour barrer la route à ce qu’ils considéreront comme « excessif » ou « insuffisant ». Le MHP a déjà proclamé que son tabou est l’État unitaire – malheur aux Kurdes ! Le CHP, dirigé par un Kurde, veut faire reconnaître qu’un Kurde ne peut être considéré comme un Turc mais comme « citoyen de la République de Turquie », nuance identitaire fondamentale heurtant de front les nostalgiques du kémalisme pour qui l’ignominieux traité de Sèvres de 1920, dépeçant le pays, ne peut renaître par le jeu d’une démocratie permissive parcellisant à nouveau le territoire si chèrement reconquis. Les laïques également seront ardents à sauvegarder leurs « valeurs ». NDLA : Un terme difficile à cerner que celui de « laïcité ». En effet, ce terme est porteur de quatre conceptions. 1. Le « laïc » est une personne qui n’appartient pas au clergé. Elle peut accomplir de multiples missions d’appoint dans le cadre d’une organisation religieuse. Elle peut utilement propager la croyance qu’elle partage avec les dirigeants et les officiants religieux. Ainsi sont dénommés les membres non prêtres de

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l’Église catholique, laquelle leur refuse tout droit à la fonction sacerdotale. 2. La laïcité peut s’interpréter comme l’expression d’une tolérance à l’égard des idées d’autrui, d’une neutralité dans l’affrontement souvent âpre qui oppose des Vérités incompatibles. C’est le principe maître de la République française. On parlera ainsi de « musulman laïque » en désignant Arafat ou Saddam Hussein par opposition aux chefs de courants intégristes ou fondamentalistes, mais nous verrons à cet égard combien l’acception du terme « laïque » est sujette à caution. Dans ce cas, et par convention, le terme prend au masculin l’orthographe « laïque ». 3. Être laïque peut aussi signifier que l’on entend marquer sa condition d’athée (les dieux sont absents du champ de la réflexion, ou même niés) ou d’agnostique (les dieux sont hypothétiques). On ne peut plus parler alors de « musulman laïque ». Il s’agit, pour ces laïques-là, de restaurer et de préserver « l’autonomie de la raison ». Les consciences doivent être libres, libres même de nourrir une croyance à condition qu’aucune structure cléricale ne vienne limiter leur champ de réflexion. Existe chez eux un militantisme destiné à lutter contre des contraintes édictées par les sacrés religieux, qui parcellisent l’État en un assemblage de communautés fermées sur leur certitude de détenir la Vérité unique, et qui s’opposent éventuellement aux lois votées par une majorité de citoyens.

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4. 4. Enfin, le laïque peut être « éradicateur du transcendant ». Il lutte alors pour la libération mentale de l’emprise de la foi. Telle est la laïcité du communisme, telle est celle d’un libre penseur « de combat ». La religion est dans ce cas considérée comme l’un des principaux enfermements sociétaux de l’humain, comme une pathologie de la raison. Évidemment, le libre penseur décrit au point « 3 » considère comme sacrilège que l’on assimile sa laïcité ouverte, libératoire, au caractère oppressif bolchevique ou maoïste. Il aura bien évidemment raison de s’indigner de cette confusion d’autant que là où une dictature s’installe, la « vraie » laïcité est persécutée par l’emprisonnement, la déportation et le meurtre collectif. Alors que les moyens utilisés par les « laïques de combat » sont tout autres : la persuasion éducative et à la promotion de la raison. Mais la fin recherchée est semblable à celle du communisme : lutter contre le principe du sacré religieux qui se fonde, selon ces « ardents de l’immanence », sur l’endoctrinement subi par de jeunes consciences afin de les imprégner d’une conception subjective de la réalité, parfois hostile à la démarche scientifique.

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La libre pensée modérée ne suivra pas ce courant que certains dénomment « abus d’athéisme », ce choix leur semblant tout aussi contestable que l’option intégriste du religieux. Les laïques turcs, « neutres » ou « militants », sont donc inquiets. Cette nouvelle Constitution ne les protégera plus prioritairement comme le faisait, nous le savons, celle de 1980 édictée par une armée dépositaire du message areligieux de Mustafa Kemal – fervent adepte de la loi française de 1905 – leur permettra-t-elle de vivre librement ou marquera-telle l’emprise de l’islamisation ? Redonnons la parole à Jérôme Bastion, correspondant de « La Libre Belgique » à Istanbul dans son article daté du 14 juin 2011, page 12. Son contenu expose clairement combien le passé de monsieur Erdogan peut alimenter les craintes des laïques : « Il a reçu une formation de prédicateur et se retrouve à remplacer au pied levé l’imam de sa mosquée. Élevé dans la religion, il ne se destine pourtant pas au ministère du culte, il a une autre passion : le ballon rond. En amateur doué, il joue secrètement dans le club de la compagnie municipale des transports d’Istanbul, où il travaille un temps. Mais son père ne veut pas entendre parler de carrière professionnelle. Qu’à cela ne tienne, le jeune Erdogan s’est découvert une autre vocation : la politique. D’abord leader étudiant, il entre dans le Milli Selamet Partisi (Parti du Salut National) du “Professeur” Necmettin Erbakan, père de l’islamisme turc, qui restera son mentor jusqu’en 1998. Né dans une famille 579

très pauvre qui avait émigré de Rize, sur la côte de la mer Noire, vers le quartier de Kasimpasa, au bord de la Corne d’Or, il a vendu des “simits” (anneau de pain) dans la rue pour aider sa famille à lui payer des études. Cette origine modeste reste son meilleur atout pour défendre les petites gens contre les injustices et la corruption. C’est sur ce thème qu’il mène une efficace campagne de terrain aux municipales de 1994. Le Milli Selamet Partisi a été fermé par les militaires lors du coup d’État de 1980 et est devenu le Refah Partisi (Parti de la prospérité), toujours sous la houlette de Necmettin Erbakan. Erdogan est élu avec 25 % des suffrages et devient maire d’Istanbul. Sa carrière est lancée. Il devient vice-Premier ministre en 1996, mais les militaires le déposent « en douceur » un an après. En 1998, le Refah est à son tour interdit et Erdogan jeté en prison pour avoir récité en public un poème nationaliste aux accents religieux : “Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats.” En prison, il comprend que l’islamisme militant n’a pas d’avenir en Turquie. Il rompt avec Erbakan et construit l’AKP avec des personnalités de divers horizons, abandonnant tout discours religieux. En 2002, ce parti remporte les législatives. Il lui faudra attendre la fin de son bannissement pour prendre les rênes du pays, en mars 2002. Avec le succès que l’on sait. » NDLA : Tout le problème est là, exposent les laïques. À entendre les étapes de son éducation religieuse approfondie, son militantisme islamiste, les nombreuses phrases fort inquiétantes en termes de liberté de pensée et de 580

démocratie – prononcées par lui avant qu’il ne devienne prudemment habile ? –, le durcissement autoritaire qui remplace les paroles par des mesures coercitives pleuvant sur l’armée et la presse, le climat de « complot » à écarter – thème habituel d’un pouvoir montant en puissance déraisonnable –, la négation farouche du génocide arménien, le veto un moment opposé à la nomination comme secrétaire général de l’OTAN de l’ancien Premier ministre danois Rasmussen pour non-répression de la presse diffusant les caricatures de Mahomet. Nous avons vu que la menace ne fut levée qu’à grand-peine à la suite d’un entretien diplomatique auquel participaient trois « grands formats » de l’Occident, messieurs Obama, Sarkozy et Blair. La laïcité turque redoute un agenda caché. Une prémonition funeste confortée en 2010 par le déploiement de la stratégie du Premier ministre pour tenter de décapiter tout à la fois l’armée et la justice suprême, les garants institutionnels de la Turquie kémalienne. Et ce, afin d’ouvrir larges les portes d’une ère potentiellement plus spirituelle. Notons à cet égard que le mariage de la députée du parti belge « Centre démocrate et humaniste » (le cdH), la première représentante voilée dans un parlement des Vingt-sept européens, se déroula à Istanbul en présence de tous les dirigeants de l’AKP. Les laïques s’estiment donc heureux que l’AKP n’ait pas obtenu la victoire électorale qui aurait permis de rédiger en « solitaire » une Constitution présidentielle. Certes, Recep Tayyip Erdogan possède une stature exceptionnelle d’homme d’État, et indéniablement, le pays lui

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doit beaucoup. Ses origines extrêmement pauvres garantissent son souci de veiller à corriger le différentiel social. Cependant, sa personnalité et ses « anciennes » déclarations clairement islamisantes ne rassurent guère des millions de Turcs… ni Paris ni Berlin. * La nouvelle ère débute mal. Début juillet 2011, la fastueuse cérémonie d’ouverture du nouveau parlement n’aura guère rassuré les inquiets. Étaient en effet absents tous les députés du CHP et du BDP ! Le boycott des laïques et des Kurdes décontenança certes monsieur Erdogan, mais le président du parlement, un membre de l’AKP, fut cependant élu sans problème en l’absence de toute opposition. Raison de ce boycott : des élus laïques et kurdes sont emprisonnés, suspectés d’avoir participé à « l’opportun » complot Ergenekon dont la répression – vivement condamnée par les représentants des droits de l’homme qui l’estiment menée de manière totalement arbitraire – ne cesse de servir les objectifs du pouvoir en « mettant à l’ombre » ses opposants les plus actifs, à savoir l’armée, une part de la presse, des intellectuels dont de nombreux avocats, les Kurdes, tous exclus du débat politique, victimes d’un implacable rouleau compresseur policier. Les opposants à l’adhésion estiment que même si l’AKP est parfois « gêné » par les piqûres dérisoires de ses opposants

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« survivants », ce rouleau compresseur de l’islamisation fonctionne de plus en plus efficacement. De fait, disent-ils, il suffit pour s’en convaincre de saisir l’importance capitale de l’événement survenu le 1er août 2011, marquant pour eux la victoire totale du parti « islamoconservateur » de messieurs Erdogan et Gül. Une victoire qui, à l’inverse, doit grandement satisfaire les partisans occidentaux de l’adhésion qui réclamaient l’instauration à Ankara d’une démocratie authentique, c’est-à-dire dégagée de toute interférence du militaire. Une condition considérée comme essentielle par la Commission et le Parlement européens, au point qu’elle prenait le pas sur la nonreconnaissance du génocide arménien, sur la division de Chypre, sur les atteintes à la liberté d’expression, sur le statut mineur des religions « étrangères »… L’événement : l’ensemble de l’état-major turc a démissionné en bloc ! NDLA : Ce qui n’a pas empêché la justice turque de considérer que le chef d’état-major précédent, qui avait quitté sa fonction dès 2010, devait être arrêté le 5 janvier 2012 pour complot visant le parti AKP, et donc la sécurité de l’État. L’opposition au Premier ministre Erdogan et une partie de la presse turque accuse l’AKP d’utiliser le judiciaire à des fins politiques. Le président Gül se retranche derrière l’indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif mais peu de commentateurs sont dupes, surtout que, par la volonté de l’AKP, les juges de haut rang sont désormais désignés par la présidence ou le parlement.

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Nous avons souligné combien les tenants de l’adhésion retirent satisfaction de cette démission en bloc, mais il convient d’ajouter que nombre de laïques européens sont consternés car ils craignent que – l’armée et les juges constitutionnels étant ainsi écartés à Ankara – l’adhésion de la Turquie n’ouvre l’Europe à une vague islamiste libérée de ses freins. Enfin, des commentateurs parlent de l’effroi des laïques turcs devant l’effondrement de tous leurs remparts. En tout état de cause, on ne peut que souligner la remarquable stratégie et la fermeté volontaire du Premier ministre Erdogan qui, en quelques mois, a réussi à modifier la structure judiciaire et à décapiter l’armée. Rappelons ainsi que quelque 250 officiers et des dizaines de généraux sont derrière les barreaux… Reprenons les propos de Jérôme Bastion, le correspondant à Ankara du quotidien belge « La Libre Belgique » dans l’édition du mardi 2 août 2011, en page… 14. C’est dire combien les médias, car le fait est général, y accordent beaucoup moins d’importance que les convulsions pathétiques du « Printemps arabe ». Lucide, Jérôme Bastion laisse clairement filtrer combien il considère comme capitale la dimension de la mutation historique − un vrai virage de civilisation − que constitue cette étape réussie du plan culturel et cultuel de l’AKP : « Le chef de l’État, Abdullah Gül, avait beau déclarer (le) samedi (30 juillet) que la situation créée par cette décision surprise des plus hauts gradés du pays était “extraordinaire” mais “pas critique”, et que tout allait “rentrer dans l’ordre” sans créer de vacance dans la chaîne de commandement, cette 584

“retraite historique”, cette “défaite” même de généraux qui ont finalement “jeté l’éponge” –comme le décrit Yavuz Baydar dans “Today’s Zaman” − est révélatrice de la perte d’influence du pouvoir militaire sur la démocratie turque, ouvrant la voie d’un véritable contrôle civil de l’institution à l’origine de quatre coups d’État en un demi-siècle. (…) l’institution militaire doit désormais se vouer à son rôle premier, celui auquel elle se limite dans les démocraties occidentales : la défense nationale et la production d’armement − voire les missions de paix à l’étranger (…). (…) l’armée turque a désormais perdu toutes ses prérogatives sur la vie politique interne et également toute son impunité ; voire tout ou beaucoup de son prestige… “ils veulent nous montrer comme une bande de malfaiteurs”, disait d’ailleurs dans son message d’adieu l’ancien chef d’état-major Isik Kosaner (…). C’est le Premier ministre, au terme de quatre jours de réunion (du) Conseil militaire suprême, (…) qui avalisera les nominations à la tête de l’institution. Le président Abdullah Gül a lui aussi prévenu qu’il ne promulguerait pas ces décisions “les yeux fermés”. À bon entendeur… » En conséquence, les deux maîtres de l’AKP tiendront dorénavant l’armée en laisse, muselée. Toujours en ce qui concerne le climat politique tendu en Turquie, le quotidien français « Le Monde » du 24 novembre 2011, en sa page 6, écrit sous la plume de Guillaume Perrier, son correspondant à Istanbul :

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« Après huit mois de détention provisoire, les journalistes turcs Nedim Sener et Ahmet Sik ont été présentés pour la première fois aux juges, mardi matin 22 novembre, à Istanbul (…). Ces deux journalistes d’investigation sont soupçonnés, avec onze autres personnes (…) d’avoir formé une organisation criminelle secrète, un relais de soutien au réseau Ergenekon (…) Et environ 70 journalistes (NDLA : en février 2012, 76 journalistes et 36 avocats) sont actuellement détenus dans le cadre de différentes affaires criminelles (…). Selon le conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) devrait examiner un millier de dossiers d’atteintes à la liberté d’expression en Turquie. (…). La chaîne d’information NTV a vu de nombreux journalistes politiques congédiés ou mis au placard. (…). Le puissant groupe de presse Dogan, propriétaire de plusieurs journaux à grand tirage et de chaînes de télévision et qui osa ferrailler avec le gouvernement, a rendu les armes après avoir reçu une lourde amende fiscale (…). À l’inverse, le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) peut compter sur un certain nombre de patrons de presse bienveillants. (…). Le gouvernement contrôle également l’agence de presse nationale Anatolie et la télévision d’État TRT, placés sous l’autorité directe de Bülen Arinç, le vice-premier ministre. (…). (…) le jour où s’ouvrait le procès des deux journalistes, la Turquie inaugurait un nouveau système de filtrage 586

d’Internet. (…). (…) le conseil des télécommunications a toute autorité pour approuver ou non les sites. (…). Déjà, plus de 6 000 sites sont interdits d’accès en Turquie. » Les opposants à l’adhésion ne cessent de recenser les signes d’une islamisation de moins en moins rampante. Ainsi, le kémalisme avait veillé à interdire l’endoctrinement religieux précoce des très jeunes. Certes, ce phénomène est à vrai dire traditionnellement stratégique pour toutes les croyances, mais il est aggravé dans le cas de l’islam qui ne peut, par essence, accepter un régime où la spiritualité serait démocratiquement exclue de l’accès au pouvoir civil. Extraits de l’article de Laure Marchand, en page 10 du quotidien français « Le Figaro » du 29 mars 2012 : « Les imams hatips (institutions religieuses), fréquentés par 300 000 élèves, soit 2 % de la population scolaire, sont dans le collimateur de l’establishment kémaliste depuis les années 1990. En 1997, dans la foulée d’un coup d’État contre le premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, les militaires avaient fait passer l’âge d’admission (dans ces écoles pieuses) de 11 à 15 ans, afin de limiter leur influence. La loi préparée par le Parti de la justice et du développement rétablit (…) la situation antérieure (c’est-à-dire admission possible dès 11 ans). Recep Tayyib Erdogan a d’ailleurs déclaré que (l’armée avait) “grandement porté préjudice aux étudiants turcs en les empêchant de recevoir une éducation religieuse”. Diplômé d’un imam hatip, comme presque 40 % de ses ministres, le chef du gouvernement a également déclenché un tollé en disant vouloir “former une jeunesse pieuse”. (…). Le 587

principal parti de l’opposition (le CHP) a rassemblé (…) à Ankara des milliers de personnes hostiles à la loi. L’hostilité entre les deux camps est telle que des députés de l’AKP et du CHP en sont venus aux mains dans les couloirs de l’Assemblée. » Il est vrai que pour les laïques, ce projet est consternant, et annonciateur du pire. En effet, ce projet vise particulièrement les filles, que l’on veut rapidement formées à « l’apprentissage de la secondarité » afin de maintenir et même d’amplifier l’électorat « archaïque », le fer de lance de l’AKP. Et il ouvre la porte au renouveau d’écoles de base confessionnelle islamiste. À noter un fait étrange : le chiisme dur des ayatollahs iraniens pratique une tout autre politique, à vrai dire surprenante : l’éducation des filles y est considérablement encouragée jusqu’à les mener à l’université ! Et, diplômées, elles accèdent à des postes importants ! Projetons-nous en avril 2012. Et analysons une remarquable stratégie de l’AKP. Les responsables du coup d’État militaire de 1980 pourront être jugés… par des tribunaux épurés de leurs magistrats laïques par la volonté d’un législatif majoritairement islamisant ne laissant donc en place que des juges acquis à sa cause. Le texte légal qui accordait l’immunité à ces responsables dont le chef, le général Evren, aujourd’hui âgé de 94 ans, a été aboli par le régime et permet d’ouvrir le dossier.

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L’électorat de l’AKP et, plus généralement, de nombreux musulmans convaincus et donc hostiles à une laïcité trop vigilante, voire oppressive à leurs yeux, ne peuvent que se réjouir de cette initiative. NDLA : Le Chili a connu le même phénomène lorsqu’il a décidé de juger le général Pinochet, une décision qui a ravi la « gauche » et l’ensemble des libéraux… mais menacé le pays d’un retour à un « réchauffement » des antagonismes. Quant aux laïques turcs, on peut deviner leur consternation : le démantèlement de l’armée en 2011 ne suffit pas au Premier ministre Erdogan. Il lui faut à présent en salir la mémoire, afin de mieux marquer la différence entre la conduite honorable des hommes de foi et la sauvagerie des tenants de la laïcité. Et force est de reconnaître que la répression du regain islamiste en 1980 démontra les capacités de brutalité d’une armée que n’étouffait guère le respect des droits de l’homme. En effet, la prise du pouvoir par les militaires écrasa, tel un immense rouleau compresseur sans état d’âme, la résurgence d’une religion « adversaire », sinon méprisée comme l’exprimait le Père des Turcs, Atatürk lui-même ! Enfermements, tortures, éliminations furtives… les temps furent éprouvants pour les croyants… Mais résonne un autre son de cloche, un son que voudrait assourdir l’AKP, car son bruit se répand jusqu’en Europe. Ce son-là est relaté dans une étude de l’analyste Philippe Paquet en page 16 du quotidien « La Libre Belgique » daté du

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4 avril 2012. L’effarement du journaliste y est sensible au point de l’amener à user d’une ironie acide. À noter que sa source citée, l’OSCE, est un organe considéré comme essentiel pour maintenir des relations paisibles entre les États européens. Ainsi, à titre d’exemple, Moscou souhaiterait que l’OTAN, dominée par les États-Unis, cède la place à une entité sécuritaire uniquement européenne. Cette institution bénéficie d’un profond respect et constitue une référence fiable car le poids scientifique de ses enquêtes fait autorité. Extraits de l’article de Philippe Paquet, intitulé « Têtes de Turcs »: « Si l’on songeait encore à admettre la Turquie au sein de l’Union européenne, l’étude publiée lundi par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sur la liberté de la presse dans ce pays suffirait à elle seule à renvoyer pareil projet aux calendes grecques (si l’on ose dire). (…) On ne peut (…) nier que (…) les médias sont un pilier de toute démocratie qui se respecte. Quand ils sont libres. En Turquie, la situation dénoncée (…) frise la caricature et donne froid dans le dos. (…). La plupart (des 95 journalistes incarcérés) sont poursuivis en vertu de la loi contre le terrorisme, pour avoir traité de sujets sensibles comme la rébellion kurde ou de prétendus complots ourdis contre le gouvernement. (…).

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Les “coupables” se voient infliger des peines grotesques : un journaliste a écopé de 166 ans de prison, un autre encourait 3 000 ans de détention. On dirait les Dalton dans “Lucky Luke”, mais cela ne fait pas rire. Les prévenus sont poursuivis pour différents délits à la fois, comparaissent dans plusieurs procès, et subissent par conséquent des condamnations cumulées. La palme, selon l’OSCE, revient bien malgré lui à un confrère qui fait l’objet de 150 chefs d’accusation. Des têtes de Turcs, les journalistes en Turquie ? Sans aucun doute. Espérons qu’ils seront forts comme des Turcs pour survivre à un traitement aussi ignoble. » Le procès des exactions de l’armée durant les années 1980 constitue donc en quelque sorte une diversion très utile pour un AKP fort critiqué intérieurement et extérieurement pour ses outrances policières et judiciaires. Auparavant, il n’était guère aisé en Turquie de faire un choix entre une armée laïque brutale et un islamisme oppressivement militant. Mais à présent que les islamisants sont devenus largement majoritaires, que ce soit en Turquie ou au sein du Printemps arabe, leur objectif est de vacciner définitivement le peuple contre tout retour d’une épidémie hérétique séculière. Comme le proclament les commentateurs cultivant le cynisme réaliste, les roseaux « libéraux » laïques ou musulmans « modernisés » n’ont plus d’autre choix que de plier l’échine… en attendant la venue d’un nouveau tyran laïque. Un tyran qui, à l’image de Mustafa Kemal, proclamera : 591

« L’homme politique qui a besoin du secours de la religion pour gouverner est un lâche. Or, jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l’État. » En mai 2012, le Premier ministre turc révèle quelques pages supplémentaires de son agenda caché. Les remparts laïques à présent effondrés, il n’hésite plus à monter à l’assaut des brèches. Le quotidien français « Le Monde » du 3 mai 2012 publie en sa page 5 un compte-rendu de son correspondant à Istanbul, Guillaume Perrier : Lisons-en quelques extraits : « Pour (Erdogan), l’avortement relève (…) de la conspiration contre les intérêts de la Turquie. “Je m’oppose aux naissances par césarienne et aux avortements, et je sais que c’est pratiqué à dessein. (NDLA : Quelle conspiration cette accusation viset-elle ? Des agents de l’étranger souhaitant contrôler la forte natalité musulmane, des milieux laïques internes – mais quel intérêt auraient-ils à diminuer leurs propres rangs –, des voisins soucieux d’affaiblir la puissance d’influence du pays… ?) Ce sont des mesures destinées à empêcher la population de ce pays de s’accroître. (NDLA : La césarienne serait donc un moyen de supprimer une vie ?) Je vois l’avortement comme un meurtre”. » NDLA : L’avortement fut légalisé en 1980, après le coup d’État de l’armée laïque. En réaction, un député du « parti républicain du peuple » (CHP, opposition laïque) a eu la dent dure : 592

« (Erdogan) “doit cesser de se comporter comme le gardien du vagin des femmes turques. Le régime totalitaire en est arrivé au point où il intervient dans la vie privée.” (…). » Guillaume Perrier enchaîne : « La ministre de la famille Fatma Sahin (a pris) la défense du premier ministre : “Il est hors de question que nous transigions sur le droit à la vie (NDLA : Qui ne sait que la césarienne est souvent un moyen de sauver la vie de la mère et de l’enfant ?) en tant que principe politique.” (…). Monsieur Erdogan était (d’autre part) parti en guerre contre les théâtres et leurs programmations “obscènes”, menaçant de les privatiser. » À prendre conscience de cette déferlante de mesures islamisantes, il y aura toujours ceux qui reprocheront aux Européens d’avoir trop tardé, trop hésité à accepter l’adhésion d’Ankara, car nul doute à leurs yeux que les valeurs de l’Union auraient orienté ce pays vers moins d’excès islamistes tout en éliminant par ailleurs l’hégémonie de l’armée. Une thèse inverse de celle des opposants à l’adhésion qui, au contraire, se réjouissent d’avoir échappé à la contagion de l’islamisation turque et estiment que l’immigration menace déjà suffisamment de déstabiliser leur liberté de penser et de s’exprimer. Voilà, tout est dit. Fermons le dossier capital de la Turquie.

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b. L’Iran ou l’oppression d’une théocratie Le miroir inversé de celui de la Turquie. À Ankara – mais ce temps-là est révolu depuis 2011 – l’armée laïque a donc tenté de maintenir une stricte séparation entre le temporel et le spirituel, ce qui n’est guère aisé en terre d’islam. À l’inverse, l’Iran est dominé par un Conseil suprême de prêtres placés sous l’égide du Guide Khamenei, un Conseil chargé de protéger les vertus islamiques propagées par la théocratie instaurée par l’ayatollah Khomeiny. Ce Conseil détient de droit la gestion de la justice et des affaires intérieures – ce qui lui permet d’endiguer sévèrement les « excès » de la presse et l’impétuosité des manifestations d’une jeunesse en quête de liberté. Il dispose même d’un droit de veto sur les décisions légales du parlement, durant un temps aux mains des réformateurs menés par le président Khatami. Une situation qui ne risque plus de se reproduire, car depuis lors, les candidats aux élections sont rigoureusement filtrés par le clergé, et jugés le plus souvent inaptes à exercer cette fonction du fait qu’ils ne répondent pas aux critères d’une croyance loyale. Des centaines de prétendants ont ainsi été éliminés lors des dernières élections législatives. Ainsi, le pays est littéralement déchiré entre deux tendances : d’une part, celle qui souhaite « revenir au monde » et espère le succès de l’influence occidentale et d’autre part, celle qui condamne toute dilution de l’islam dans une modernité

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pluriconvictionnelle gérée par un temporel dégagé de la vraie foi, la chiite. Par contre, l’attaque menée par les États-Unis contre l’Irak fut mal acceptée par l’ensemble de la nation, non parce que les Iraniens appréciaient leur ennemi Saddam Hussein, qui leur avait fait lui-même la guerre durant huit années, mais parce qu’ils craignaient, et craignent encore, l’emprise militaire américaine à leur frontière occidentale, doublant celle qui ferme leur frontière afghane, l’orientale. N’oublions pas que la liste noire de Washington comporte deux noms principaux : l’Iran et la Corée du Nord. Le contrôle des ayatollahs est d’autant plus remarquable que l’Iran a bien manqué suivre résolument le chemin de la Turquie d’Atatürk. En effet, au début du XXe siècle, un colonel des cosaques perses au service des Khadjars, les occupants turcs, se révolta et chassa les maîtres étrangers. Ce héros de la libération devint le shah Reza Pahlavi, un nom emprunté au fonds linguistique iranien, le pahlavi étant un vieux langage persan. Reza Pahlavi était un homme prestigieux, un vrai centaure géant, au caractère aussi trempé que la lame de son sabre. Il rêva immédiatement de devenir le Mustafa Kemal de sa propre nation. Malheureusement pour lui, cette ambition était démesurée. Non véritablement par l’absence des qualités nécessaires, par une faiblesse de volonté ou d’intelligence politique, mais du 595

fait que la situation de son pays était très différente par rapport à celle de la Turquie. En effet, Mustafa Kemal avait bénéficié d’un contexte politique exceptionnel. La Turquie était à genoux, écrasée, on le sait, par le traité de Sèvres de 1920. Un cataclysme national, que Mustafa Kemal parvint à conjurer en battant – avec les armes envoyées par Lénine, ennemi des Anglais et des Français – deux cent cinquante mille Grecs équipés par les Alliés. Tout était à reconstruire, et l’influence de l’islam local était affaiblie face à la gratitude du peuple à l’égard du sauveur laïque de la nation. Son autorité même était altérée. Le vieux sultan résidant à Istanbul était l’otage de la flotte britannique, et son califat spirituel contesté par les Arabes libérés de la tutelle ottomane, estimant qu’une Turquie islamisée seulement au XIe siècle, ne pouvait prétendre au califat. Ainsi, nous savons que le Grand cherif Hussein, descendant, lui, de Mahomet, n’hésita pas à s’emparer de cette charge suprême. Et rappelons qu’Allah a choisi de dicter le texte sacré en arabe à un Arabe. Rien de semblable en Iran, où l’islam ne fut jamais en danger avant la venue des Pahlavi. Les Khadjars avaient bien au contraire favorisé le clergé conservateur iranien afin de stabiliser leur occupation. Sunnites, ils avaient cependant, avec l’intention de se concilier les contribuables locaux chiites ponctionnés par l’administration turque, veillé à ne pas altérer le souffle spirituel du chiisme. Dès lors, le clergé iranien, héritier de la pyramide centralisée de l’édifice théocratique zoroastrien de l’Empire sassanide,

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put se maintenir en une forteresse redoutable, dont les archers auront raison de Reza II, le fils du libérateur. D’autre part, le climat international ne permettra pas au colonel des cosaques de concrétiser son rêve en tant que Reza Ier, père de l’indépendance. Très vite, la montée en puissance du nazisme orienta toute l’attention vers les Affaires étrangères. Et Reza shah Pahlavi fit alors un mauvais choix, le même que celui de la Turquie en 1914 : favoriser le camp germanique, car l’Allemagne n’étant pas un État méditerranéen et ayant perdu avec le traité de Versailles toutes ses colonies de l’Afrique de l’Est, elle se soucie moins d’avoir une influence sur la zone iranienne. Très hostile à l’Union soviétique, le grand voisin préoccupant dont le trotskisme et le stalinisme avaient fort perturbé les nuits des dirigeants de Téhéran, le shah Reza Ier opta pour une farouche neutralité, quelque peu teintée cependant de « respect » pour l’Allemagne. Mal lui en prit. En 1941, Hitler attaqua l’URSS, et l’Iran devint aux yeux de Londres et de Washington le passage idéal de l’approvisionnement de Moscou en armes et en vivres. Une voie infiniment meilleure que celle du grand Nord, par le port de Mourmansk, le seul échappant à l’emprise des glaces mais connaissant cependant de longs et rigoureux mois d’hiver. En plus, un port obligeant d’emprunter la route de l’Atlantique infestée de sous-marins nazis. Alors que la Méditerranée restait, malgré les bombardiers allemands, un lac britannique tant la flotte anglaise était invincible. 597

Et dès 1941, les Alliés contraignirent Reza shah Pahlavi à abdiquer en faveur de son fils. Celui-ci ne ressemblait en rien à son père. Autant l’un était un homme rude, habitué à commander, enivré de chevauchées et d’espace, autant l’autre se souciait de paraître « aristocratique », bien né, marqué par un destin peu ordinaire. Non qu’il soit infatué, mais plutôt assuré d’être chargé d’une mission essentielle pour son pays. Ce qui, à la fin de son règne, le conduira à une certaine mégalomanie. Cela dit, Reza II fut un dirigeant parfois remarquable. Il nationalisa des terres qu’il distribua aux paysans pauvres, il dota l’Iran d’une classe moyenne porteuse d’un islam extrêmement modéré, il développa la richesse économique du pays en le modernisant résolument. Il décréta la création d’une « armée blanche » chargée, en complément du service militaire, d’alphabétiser un peuple tenu dans l’ignorance depuis des siècles par une classe politique et un clergé ne souhaitant guère l’éveiller à une culture émancipatrice. Indéniablement, le fils partageait les idées du père : faire de l’Iran un pays détaché de l’emprise d’un islam étroit. Un islam, certes issu des splendeurs du Moyen Âge, ravivé par les Séfévides du XVIe siècle, vainqueurs des Ottomans, mais ensuite terni par la « mécanique » d’un cléricalisme fortifié par l’occupant khadjar soucieux de tenir le pays en main. Le renforcement de l’État ternit considérablement la lumière du spirituel, et ce glissement vers le temporel ne plut guère à la hiérarchie religieuse.

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Le début du différend avec le clergé iranien fut clairement ressenti lorsque le shah organisa à Persépolis une cérémonie prestigieuse au début des années 1970. Cette cérémonie étant destinée à marquer son règne dans la continuité de la splendeur perse, il fit défiler, devant une multitude de délégations internationales hautement représentatives, des régiments de l’armée iranienne revêtus d’uniformes de guerriers… achéménides. Campé sur l’esplanade mythique du palais de Darius, il proclama qu’il inscrivait son règne dans la trace de Cyrus II le Grand. L’islam passait au second plan. Mustafa Kemal avait voulu doter son pays d’un honneur particulier de mémoire, celui – extraordinaire – des guerriers des steppes, et l’avait totalement dégagé des pompes, des contraintes et des mœurs d’une religion issue d’un autre monde, celui des déserts de pierre et de sable. De même, Reza II Pahlavi orienta son règne dans la droite ligne du rêve de son père : les Perses, des Indo-Européens, devaient s’émanciper des effets de l’invasion d’une religion étrangère, ou du moins considérablement en affaiblir l’emprise. Ardemment tourné vers l’Occident, équipant son armée des armes les plus performantes livrées surtout par les Américains, Reza II visait à dominer tout le Golfe Persique, face au sunnisme wahhabite.

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Le point de rupture avec un clergé déjà très inquiet de perdre le contrôle des petites villes et des campagnes, tant l’alphabétisation et la modernité sapaient ses bastions les plus solides, fut le projet de rendre imposables les biens religieux. Une mesure ouvrant grand la porte à une nationalisation prévisible. Une mesure semblable à celle de la France de 1905. Le grand jeu de la Guerre froide prit alors la région à la gorge. Le shah fut aisément renversé. Un couronnement empreint d’un luxe excessif, des atrocités commises par une police implacable. Une corruption omniprésente, une absence de charisme du chef de l’État qu’aucune action d’éclat n’avait rendu vraiment populaire, une modernité n’ayant profité qu’à l’aristocratie ou à une bourgeoisie d’affaires, autant de points noirs décisifs auquel s’ajouta l’abandon de l’Occident, qui souhaita un retour de dépendance, voire d’allégeance, de l’Iran. Le shah avait pris trop de distance – comme son père – à l’égard du grand jeu mené par les blocs de l’Ouest et de l’Est. La nationalisation de Anglo-Iranian par le Premier ministre Mossadegh fut ainsi mal perçue dans le monde anglo-saxon. La politique internationale a pour caractéristique de n’être que fort peu gouvernée par la moralité. Washington « lâcha » Reza II – plutôt que de tenter d’amender son régime – au gré de ses intérêts et au nom de l’équilibre stratégique mondial.

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NDLA : Une thèse exprimée par certains analystes explique le désaveu américain à l’égard du shah par la crainte des États-Unis d’assister à une éventuelle emprise de l’URSS sur l’Iran s’il advenait qu’il soit bientôt dirigé par le trop jeune fils aîné de Reza II atteint d’un cancer en phase terminale. Si cette thèse est exacte, cette stratégie américaine était risquée, car en « congédiant » Reza II, Washington ouvrait grand la porte au redoutable clergé chiite, barrant par là même le maintien de la laïcité par l’armée… La réussite de la revanche dudit clergé était prévisible, bien plus que ne l’était la menace d’un communisme se heurtant « en étranger » à une armée considérable et à une bourgeoisie iranienne voluptueusement favorisée par le régime impérial, puisque la structure cléricale de l’Iran, bien installée dans le pays, disposait de tous les moyens financiers et spirituels pour parvenir à prendre le pouvoir. Si l’on admet cette thèse, le calcul de Washington n’aurait réussi qu’à restaurer sur la rive orientale du Golfe une théocratie chiite ennemie mortelle des précieuses pétromonarchies sunnites alliées des États-Unis ! Il est vrai qu’à l’époque, les États-Unis ont souvent étonné le monde par leur stratégie peu adaptée à la réalité du terrain. Ainsi, souvenons-nous que les États-Unis soutinrent plus tard le régime des khmers rouges parce qu’ils étaient hostiles aux Vietnamiens, puis alimentèrent celui des taliban pour ravir le pétrole et le gaz de l’ex-islam soviétique. Et rappelons que les États-Unis supportent encore – pour combien de temps ? – le régime saoudien, dont le 601

wahhabisme sous-tend pourtant la montée du fondamentalisme. Au surplus, ils tentèrent d’entretenir de bonnes relations avec la Syrie et le Soudan ainsi qu’avec bon nombre d’intégristes qui ont pour seule vertu d’être ses alliés… provisoires, des alliés qui, il est vrai, ont fort servi Washington durant la Guerre froide. NDLA : Paris ne fit guère mieux. Il construisit la centrale nucléaire d’Osirak pour le régime de Saddam Hussein. Il vendit à la veille de la guerre de 1967, opposant Israël aux Arabes, 110 chasseurs modernes à la Libye. Et l’on peut dire que l’ayatollah Khomeiny, accepté à Paris après avoir été expulsé d’Irak par le sunnite « laïque » Saddam Hussein, fut le protégé privilégié du gouvernement français, qui espérait d’excellentes retombées contractuelles après sa prise de pouvoir à Téhéran. Il est vrai qu’entre les hégémonies américaine et russe, la France ne possédait – et ne possède toujours – comme seule stratégie que son audace insolente pour se faufiler entre les deux géants. Une audace servie alors par la gratitude de Téhéran. Ainsi, à cette époque, la multinationale Totalfina-Elf brava la loi américaine d’embargo et installa en Iran (et au Qatar) la structure d’exploitation de la plus grande réserve de gaz au monde. Et extrait toujours le pétrole marin birman, enrichissant ainsi la junte militaire toujours au pouvoir au début de 2012, comme elle aide techniquement Moscou à prélever dans l’extrême-nord de gigantesques réserves de gaz concurrençant le projet Nabucco cher aux Américains… et aux Turcs. Comme elle vend de l’armement de pointe à Moscou avec lequel elle tente de nouer des relations de

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confiance afin d’apaiser le climat de suspicion s’établissant entre l’Union européenne et la Russie. Mais l’histoire ne s’embarrasse guère de regrets et de remords. L’Iran d’aujourd’hui est bien vivant et subit la pesanteur d’une théocratie remarquablement structurée, héritière des traditions sassanides, où le zoroastrisme s’était emparé lui aussi du pouvoir temporel. L’Iran représente un cas unique dans l’islam. Non seulement il groupe aujourd’hui plus de 70 millions de chiites, mais il est le seul pays islamique à connaître un clergé centralisé à l’image de l’Église catholique. C’est au XVIe siècle que le chiisme devint religion d’État. Les Séfévides prétendirent descendre d’Ali, le cousin de Mahomet, et surtout d’Hossein, le petit-fils du Prophète. L’Iran pratique le chiisme duodécimain, en ce rappelons-le, que le douzième imam – descendant comme ses onze prédécesseurs – aurait « disparu », « caché » depuis 874, et que son retour marquerait le bouleversement menant à la fin du monde.

sens, d’Ali serait grand

En principe, dans l’attente de ce retour, le clergé ne doit se préoccuper que des tâches spirituelles. Tel ne fut pas l’avis de l’ayatollah Khomeiny, « ayatollah » se traduisant par « Signe de Dieu », titre honorifique né à la fin du XIXe siècle. Pour Khomeiny, des religieux devaient remplacer les shahs illégitimes et servir de modèles moraux à la tête de l’État.

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Tout théologien réputé remarquable peut, par intérim, diriger l’État en lieu et place de l’imam caché. Cette autorité religieuse doit veiller sur l’éthique de la nation. Un Guide désigné à vie, éclairé par l’imam caché, doit, selon Khomeiny, détenir les pouvoirs temporels fondamentaux. Il faut savoir que cette thèse est très contestée par de nombreux ayatollahs de haut rang. Ceux-ci estiment que le Guide doit être élu démocratiquement, pour un mandat limité. Il pourrait même être un simple croyant laïc (non-officiant religieux). Ces religieux contestataires pensent que l’islam perd ses vertus à gérer le temporel, qu’il doit retourner aux seules mosquées. Ils s’inscrivent ainsi dans la droite ligne de la doctrine chiite et sont évidemment rejoints par un vaste mouvement populaire réclamant une évolution vers la modernité, vers le desserrement de l’étau religieux, vers une réinsertion du pays dans le monde des affaires internationales. NDLA : Soulignons que si le sunnisme a développé une forte pénétration du spirituel dans la gestion de l’État, et mis « sous influence » nombre de sultans et de princes, il a très rarement pris directement en main les rênes du pouvoir. Le calife, maître du respect absolu à l’égard du Message divin, ne possède évidemment pas la faculté de créer le sacré définitivement révélé. La tradition veut que ce gestionnaire temporel s’assure de l’assentiment du clergé concernant des textes pouvant relever du spirituel. Mais… le problème réside dans le fait que le Message islamique pénètre au très profond des règles de vie de la Cité 604

et de la Nation. Le champs du civil et du pénal est tissé d’une trame de prescrits divins. Nous l’avons dit : il n’existe pas dans l’islam d’une part un Livre sacré et d’autre part un droit évolutif, flexible, amendable, modelable. Le droit canonique chrétien est l’affaire des hommes. Des hommes tout à la fois éclairés par le souffle du divin mais libres de leurs choix. L’emprise de Dieu est moins rigoureuse. La méthode cartésienne de la science put desserrer l’étreinte de l’Église, et même, en modifier considérablement la pensée et le comportement. Vatican II fut une révolution étonnante pour une croyance en une Vérité révélée. L’islam intègre le temporel dans son sacré, et, « religion émiettée » en de multiples guidances théologiques, il ne connaîtra jamais « un » Vatican II englobant toute la communauté des croyants. Il y aura toujours des « modérés modernisant » et des « excessifs archaïques ». L’Iran ? En définitive, la lumière du paradis sous l’ombre de Dieu. L’extrême mosaïque contrastée de la pensée perse permet de comprendre pourquoi l’Iran offre une vitrine surprenante. Les jeunes femmes y portent certes le foulard, mais nous avons souligné qu’elles brillent dans toutes les facultés universitaires et assument les emplois les plus élevés. Car là, la religion a enfin choisi la voie de l’acculturation générale. Mais la théocratie est extrêmement vigilante, et les peines souvent lourdes pour les dérives « exagérées ». 605

Cependant, dans la ville universitaire de Chiraz, l’eau abondante ruisselle dans de merveilleux jardins. Les bouquinistes vendent les livres de Hafez, de Khayyam, d’Attar…, tous grands poètes frondeurs, sacrilèges, hostiles aux carcans des religieux. La musique sublime du soufisme se déverse dans les maisons de thé où se côtoient garçons et filles… à condition qu’elles soient accompagnées d’un homme. À Ispahan, la nuit, sur leur tapis, les familles devisent, plaisantent, vous invitent avec des sourires heureux à partager le thé. Situé entre deux wahhabismes à la foi étouffante, le saoudien et l’afghan, l’Iran paraît un paradis pour celui qui ignore l’implacable pouvoir d’un certain clergé tapi au centre de son réseau policier. Il est vrai que le chiisme véhicule un comportement très particulier. En la personne d’Hossein, le petit-fils de Mahomet, mort en martyr face aux sunnites, ce courant de l’islam possède un flux mystique à la fois dangereux et extrêmement séduisant. Très éloigné de la rigueur du sunnisme, nimbé d’une beauté plus austère. L’Iran éclate de vie, se saoule de musique, de poésie, de peintures. Mais sous les lumières, les faïences multicolores des minarets, l’exubérance d’une jeunesse apparemment très libérée, il y a une grande ombre portée. Celle de patriarches 606

d’un autre âge qui tiennent toute une nation dans l’étau de leurs convictions. Par l’intermédiaire d’hommes politiques laïcs « aux ordres ». Allez en Iran, allumez la télévision. Elle est essentiellement officielle. Vous aurez vite saisi la profondeur du fossé qui sépare la rue du pouvoir. Abyssale. 9. L’islam asiatique • L’islam ex-soviétique Des terres sur lesquelles rodent tous les vautours avides de se goberger de leurs immenses ressources énergétiques. Nous en avons abondamment parlé déjà. Parmi eux : - L’Azerbaïdjan, la deuxième réserve mondiale de lithium, riche en gaz et en pétrole. - Le Turkménistan, la quatrième réserve de gaz. - Le Kazakhstan, la première réserve d’uranium et 4 000 000 de barils de pétrole par jour sans compter un sous-sol empli de minerais rares. - L’Ouzbékistan, du gaz et du pétrole…

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Autant de festins énergétiques et stratégiques, parmi lesquels il faut évidemment mettre en évidence les terres du Caucase en pleine effervescence indépendantiste. Ces musulmans-là ont vécu durant quelque 72 ans sous la vague athée du communisme. Des « tyrans » néocommunistes ont pris le relais, et sont le plus souvent indéracinables. Un festin d’une tout autre nature est également présent pour une espèce d’oiseaux spécifiques : les vautours du fondamentalisme ou même de l’intégrisme. Ainsi, Riyad rêve de transformer cette partie du monde ex-soviétique en bastion avancé de la charia. Al-Qaïda guette, pour les élargir, les fissures de l’édifice de l’islam modéré. Vingt ans de dictature du président Karimov en Ouzbékistan. Vingt ans de dictature du président Nazarbaïev au Kazakhstan. Certes, après cinq ans, le président Bakiev – un potentat accusé de corruption – est chassé du Kirghizistan en 2010, mais par contre, s’installe en Azerbaïdjan la dynastie des Aliev, le père concédant en 2003 ses pouvoirs à son fils qui préside donc depuis neuf ans. Une telle situation, qui s’inspire nettement des « habitudes » communistes, ne pourrait malheureusement être résolue que par une montée d’un islam fondamentaliste du style « Printemps arabe ». L’Occident est donc, à cet égard, de toute manière perdant en termes d’expansion des droits de l’homme.

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• Le Pakistan Le pire adversaire de l’Inde. Non seulement le Cachemire s’embrase régulièrement, opposant la minorité indienne à une majorité musulmane décidée à chasser le pouvoir féodal hindou, mais s’ajoute la rancœur haineuse d’Islamabad à l’égard de l’aide décisive apportée par Indira Gandhi aux indépendantistes du Bengladesh en 1971. Au surplus, l’hindouisme ne supporte pas le prosélytisme pénétrant de l’islam dans son territoire sacralisé, cadeau de sa trimurti. Rappelons en effet que le Gange est censé être constitué de la chevelure de Civa. De plus, New Delhi craint la conquête par les intégristes pakistanais – « travaillés » par les taliban – de l’arsenal atomique d’Islamabad… Amputé de sa partie orientale en 1971, le Pakistan pratique une politique ambiguë à l’égard de l’Afghanistan. Allié douteux des États-Unis, il tente de s’y étendre, au grand dam – une fois encore – de l’Inde. C’est bien la raison pour laquelle New Delhi entretient d’excellents rapports avec le gouvernement pro-occidental de Kaboul. En un mot, la situation est explosive dans la région d’autant que le président pakistanais, Asif Ali Zardari, veuf de Benazir Bhutto, est très fragilisé par une situation économique catastrophique – le pays est le 145e sur les 187 figurant sur la liste indicative du développement humain – à laquelle s’ajoute l’opposition d’une armée très énervée par l’usure de la guerre en Afghanistan, une guerre qui sert surtout les intérêts occidentaux. 609

De plus, deux hommes forts, le général en chef Ashfaq Kayani et le puissant dirigeant des services de sécurité Shuja Pasha, « bougent » dangereusement face au pouvoir civil. Un pouvoir sans cesse agressé par de multiples manifestations fondamentalistes, voire même par un terrorisme implacable. Il est à cet égard consternant de constater que s’y développe un mouvement des taliban du Pakistan, le TTP. Tout cela sur un fond d’analphabétisme atteignant les 50 %. On parle d’élections anticipées en 2012, avec le retour au pays du général Pervez Musharraf, responsable du coup d’État de 1999. Il y a manifestement matière à s’inquiéter… • L’Inde Pays constitutionnellement laïque, l’hindouisme se refusant à instaurer une théocratie alors que sa population de plus d’un milliard d’âmes compte 82 % d’hindous face à 12 % de musulmans, 2,5 % de chrétiens et 0,5 % de bouddhistes. Quelque 150 millions de musulmans vivent donc actuellement en Inde malgré la partition de 1947 créant le Pakistan occidental et le Pakistan oriental – appelé Bengladesh depuis la guerre de libération de l’emprise de l’autre Pakistan, en 1971. Des musulmans littéralement inondés de pétrodollars du Golfe. Leurs œuvres caritatives se développent comme les bras d’un poulpe dans les méandres miséreux de la société hindoue. 610

Leur prosélytisme ne connaît aucune limite et – immense avantage alléchant pour les victimes de la ségrégation de fait qui sévit toujours dans la mouvance hindoue – ils peuvent prétendre à accueillir chacun sans esprit de caste. À tel point que les conservateurs hindous, très nationalistes, ont dû tempérer l’ardeur de leur apartheid sacralisé. Les 30 millions de chrétiens et les 8 millions et demi de bouddhistes, peu nantis, tout juste tolérés, sont totalement débordés par la masse hindoue et la riche déferlante islamique. Il faut ajouter à la « peur » hindoue le fait que l’Inde et ses 800 millions d’hindous est littéralement encerclée par l’islam. Le Pakistan avec 165 millions d’habitants, le Bengladesh avec 135 millions, l’Indonésie avec 203 millions, l’ex-URSS avec 31 millions, l’Afghanistan avec 25 millions… soit environ 560 millions de musulmans ! Réaction hindoue logique : une ultrareligiosité défensive. Le parti intégriste a le vent en poupe, il a occupé le pouvoir et reste très proche de celui-ci, s’opposant avec vigueur, d’une part, au parti du Congrès, très affaibli par l’usure du temps, les divisions et la corruption et, d’autre part, à un assemblage hétéroclite des gauches « plurielles » appelé le Janata. Tout cela entraîne une course à la fécondité entre islamiques et hindous qui détruit à l’avance tout projet économique raisonnable. Et ce ne sont pas les chrétiens – adversaires de la contraception et de l’avortement volontaire – qui participeront au freinage du taux d’expansion démographique.

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Un péril mortel pour le pays. Avec un score – comparable à celui de la Chine – de 8,6 % de croissance du PIB pour 2012, l’Inde, certes « émergente », se positionne dans l’espace mondial en montée nette de puissance. En un an, elle augmente ainsi ses exportations de 51 %. Elle a acquis une haute qualification scientifique, à tel point que l’on parle d’une « Bangalore Valley » – comparable à la fameuse « Silicon Valley » américaine – et se constitue une élite d’intellectuels et de patrons d’entreprise remarquables. Mais, comme ailleurs dans l’ensemble des pays développés, le fossé se creuse dramatiquement entre ces élites associées à un monde de marchands riches et une population massivement paupérisée. Le social, mêlé à un retour des régionalismes linguistiques et culturels, menace toute la structure de cette nation au seuil d’un éclatement que seul préserve l’unité du religieux hindou. Une grève générale a paralysé le pays en février 2012 ! À la limite de ce raisonnement, une comparaison peut être envisagée avec Israël. Une de nos relations israélienne modérée, consciente du contraste pathologique opposant les courants qui divisent la société juive et révulsée tant par les violences des Palestiniens que par celles des extrémistes juifs, nous a confié : « Israël aurait déjà implosé s’il n’était encerclé par des millions d’Arabes qui veulent sa perte. » L’Inde donc, privée de ses chefs « historiques » – les Nehru et les Gandhi – est dans la même situation et seule la ceinture de nations musulmanes qui l’entourent maintient sa cohérence fragile. En plein centre de l’Asie, l’on peut deviner combien l’onde de choc de son éclatement susciterait de problèmes.

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• L’Indonésie Elle fut islamisée au XIVe siècle, comme bien d’autres rivages occidentaux de l’Asie sur la route des boutres arabes portés par des vents de mousson propices, à l’aller une saison, au retour l’autre saison. Réveil brutal de l’islam, lequel profite de la déstabilisation politique après le départ de Suharto, un vieillard prooccidental omnipotent. N’oublions pas qu’il fut l’auteur du massacre des élites communistes à son avènement, soit environ 90 000 personnes sur les 150 000 membres du Parti, jusqu’alors fort protégés par le président Soekarno, le dictateur précédent, fondateur de l’indépendance. Les chrétiens – 8 % de la population – et les Chinois fort bien installés dans l’économie et la concurrence (ce qui suscite les envies… et le pillage), sont les cibles privilégiées des émeutiers musulmans. L’Indonésie, comme l’Inde, ne connaît pas de creux économiques. Pourvoyeuse de pétrole, spécialisée en exportations de produits manufacturés, l’Indonésie maintient son taux de croissance de 5 % du PIB. Mais, comme l’ensemble de l’Asie, elle court un grand danger. Les pétromonarchies du Golfe, et particulièrement l’Arabie saoudite, financent en effet les études de tous les prêcheurs musulmans qui souhaitent venir parfaire leur culture coranique à Riyad. Une nuée de muezzins et d’imams reviennent au pays en intégristes convaincus et déterminés à éliminer tout compromis et tout affadissement dans l’application de la charia, de la Loi coranique. 613

Jusqu’alors préservée par une islamisation très tardive, la femme indonésienne commence à se voiler avec enthousiasme… ou par prudence. Un patriarcat triomphant submerge les îles en prenant pour cible les chrétiens et les bouddhistes, et une police islamiste, dite « de la charia », règne sur les mœurs depuis quelques années. Il était donc temps que le Timor oriental chrétien échappe à cette déferlante en devenant, enfin, indépendant. Mais les malheureux chrétiens philippins des Moluques, d’abord minorisés par une immigration musulmane massive organisée par Djakarta, puis massacrés par les bandes intégristes, n’ont pas cette chance. L’islam, une structure religieuse « communautarisante » par excellence, ne supporte apparemment guère d’être minoritaire. Il est, par essence, dépositaire d’une mission : répandre l’incontestable bonheur de vivre les principes éthiques dictés par son Dieu à son Prophète. 10. L’islam subsaharien Si nous n’abordons que fort brièvement l’islam en terres subsahariennes, c’est que cette région connaît des chocs religieux dont la fréquence et les spécificités sont telles que nous sommes contraints d’émettre une vision de synthèse. La pénétration musulmane y fut malaisée, la cavalerie n’appréciant guère le sable et la forêt, ce qui préserva l’animisme et le christianisme déjà installés. 614

L’affrontement entre l’islam et ces deux religions fut vif dans le Sahel et la savane, où les musulmans créèrent de puissantes sociétés. Le Mali, le Soudan, le Burkina-Faso, le Niger, le Cameroun, le Kenya… autant de nations dont le nord islamique est en constante ébullition conquérante. Un exemple fort inquiétant : le Nigeria qui connaît en 2012 l’une des retombées les plus intenses du Printemps arabe. Ravitaillés en armes par le pillage des arsenaux libyens, surfant sur la dynamique de l’intégrisme de la Révolution de Jasmin, des mouvements extrémistes musulmans entendent en effet chasser les chrétiens et les animistes du nord du pays. La guerre civile est donc envisageable dans le plus grand pays africain. En avril 2012, c’est le Mali qui connaît une invasion massive de tribus touarègues. Nous en reparlerons dans le chapitre consacré aux conséquences du Printemps arabe tant le sujet est brûlant et révélateur du péril que constitue la chute du régime du colonel Kadhafi pour les pays africains environnants. Un péril tout aussi aigu que celui entraîné par la chute du régime de Saddam Hussein. En politique internationale, où l’éthique n’est guère présente, l’éviction d’un tyran peut parfois ébranler l’équilibre de toute une région. Il convient d’y penser avant de participer à leur renversement sans en avoir prévu les conséquences et les remèdes.

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11. Conclusion À suivre la trace de l’islam dans son cheminement, il apparaît que son influence croît proportionnellement à l’affaiblissement des autres religions et à la candeur des tenants des droits de l’homme. Le facteur religieux tout d’abord. Ne subsistent en matière de croyances « aguerries » que trois socles durs, résistants : l’hindouisme, l’orthodoxie chrétienne et le protestantisme évangélique, seuls capables d’opposer une digue à l’expansion musulmane. Ces trois courants sont nourris par trois nationalismes « cramponnés » à des zones géographiques fermées : le souscontinent indien, la Grande-Russie slave et les États-Unis. Par contraste, l’islam fondamentaliste entend lui conquérir, rayonner dans toutes les contrées, et pénétrer le réseau du politique. En ce y compris l’européen. Nous l’avons dit : l’islam intégriste ne reconnaît aucun pouvoir à César. Il considère que la Loi divine est déterminante et la seule universelle. Le pouvoir ne peut être accordé qu’au meilleur Pontife, « maître mélangeur » du spirituel et du temporel. Le temporel doit correspondre au spirituel, car le temporel ne peut être que le strict reflet de la volonté de Dieu. Pour l’islam, les lois de la République française ne peuvent ainsi prétendre à proscrire le foulard ni à obliger les filles à

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apprendre la biologie ou à partager les cours de natation mixtes, car ces lois sont considérées comme « sacrilèges ». De la même manière, nous l’avons déjà souligné, la démocratie ne peut à ses yeux être admise comme méthode de gestion de la Cité, car cette méthode suppose que le parti de Dieu puisse être mis en minorité. Hérésie suprême, et démarche stupide de l’humain, car qui pourrait mieux gérer la société que le souffle du Divin ? À présent, voyons le rôle joué par les tenants de la Déclaration des droits de l’homme dont beaucoup de commentateurs estiment que, liés à des principes d’ouverture qui mirent des siècles de martyre philosophique et scientifique à mûrir et fleurir, ils ne perçoivent guère que leurs merveilleux acquis sont utilisés pour tenter précisément de les abolir. Mais nous avons fait référence un nombre suffisant de fois à cette critique récurrente pour ne pas poursuivre sur ce terrain, si ce n’est dans la conclusion générale de notre ouvrage. Autant de prospections, de questions, de problèmes qui rendent l’étude de l’islam particulièrement essentielle en cette aube du troisième millénaire. Et particulièrement délicate.

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IV LA DÉFERLANTE « PRINTEMPS ARABES »

DES

Préambule Avant de commenter de façon détaillée les événements qui ont ébranlé le monde arabe au début de l’année 2011, il nous semble intéressant de reprendre des extraits d’un éditorial écrit le… 20 août 1990 dans la revue française « Le Point » par l’éditorialiste renommé Claude Imbert. Le 20 août 1990 ! Il y a… 21 ans que ce texte a été rédigé, c’est-à-dire à l’époque de la première guerre du Golfe, déclenchée contre Saddam Hussein. Surprenante cette analyse, tant elle « s’imbrique » exactement dans le brûlant de l’actualité de 2011. Le titre de l’éditorial : « La passion arabe. » « (…) aucune solution miracle n’apaisera pour longtemps cet univers de géhenne. Taraudé par la fièvre arabe et islamique, le guêpier d’Israël, la colère de l’exil palestinien, la tragédie libanaise, la révolution des corbeaux d’Iran et, pour ponctuer le tout, les terrorismes 618

syrien, iranien, irakien, palestinien et libyen. Autant de secousses d’un monde en gésine, où rien n’est jamais réglé par le droit ou la force, ou rien de stable n’est garanti entre États – ni au sein même des États – où l’on s’embrasse avant de s’étriper dans un tournis d’alliances volatiles et de conflits enragés. Autant d’éruptions disparates qui, toutes, bravent l’Occident dans ce creuset où naquirent tout à la fois sa civilisation et les religions de son dieu unique. La menace, croissante pour nous, de cette fermentation arabopersique, elle crève les yeux. D’abord, cette région englobe, à elle seule, les deux tiers des réserves pétrolières du monde (…). Ensuite, ces 300 millions d’hommes qui peuplent, d’Agadir à Téhéran, et du Maghreb au Moyen-Orient, l’empire d’Allah auront plus que doublé en 2025 (…). Ainsi, au fil des ans, l’Europe apparaîtra-t-elle, vue du Bassin méditerranéen, comme un conglomérat de nations de plus en plus riches et de moins en moins peuplées, sous l’œil allumé d’une masse grouillante d’hommes de plus en plus nombreux et, relativement à nous, de plus en plus pauvres. (…). Ajoutez enfin au pétrole, à la démographie, ce composant essentiel du cocktail explosif qu’est la « passion arabe », rêve brumeux et inflammable d’une impossible Oumma, d’une nation arabe réunifiée, qui mettrait un terme à l’abaissement de ses peuples. Cette passion des humiliés de l’Histoire dispose avec l’islam d’un aliment vivace et commun pour condamner le « satanisme » occidental, dénoncé comme responsable commode de tous leurs maux. Les foules de Bagdad et du Caire vivent dans un état de transe historique entre deux eldorados. Pour entretenir l’eldorado du passé, la mémoire des Syriens enlumine les Omeyyades, celle des 619

Irakiens, la dynastie abbasside, comme leurs frères ennemis les Perses croient tenir encore l’épée de Darius. C’est partout la même exaltation poétique, légendaire plutôt qu’historique, où l’on se ressouvient d’un âge d’or arabopersique durant lequel la mathématique, les lettres, les jardins et les arts d’un Algazel ou d’un Omar Khayyam éblouissaient jusqu’à l’Occident. Chaque musulman visite en songe une Cordoue imaginaire où le génie arabe rayonnait. Et partout s’exalte l’attente du mahdi, du chef visionnaire qui reconquerra à la pointe de son cimeterre ces grandeurs englouties. Ce sera Nasser, Kadhafi, Saddam Hussein… Ainsi, l’adversité arabe se présente-t-elle à nous comme l’éboulis passionnel d’un autre siècle. On n’y trouve aucune démocratie épousant notre idée des droits de l’homme, on y gouverne encore par le crime, la liquidation et les déportations massives ; plusieurs États y usent, à la barbaresque, de la prise d’otages et du terrorisme comme instruments ordinaires de leur diplomatie. C’est ainsi. Pour y résister, nous n’avons pas d’autre recette que de faire respecter – par la force si nécessaire – les valeurs des démocraties modernes et libres d’Occident jusqu’à ce que l’irrationnel et la mythologie du messianisme arabe s’éteignent dans l’échec. Et qu’une arabité moderne et laïque – elle existe – l’emporte. Ce ne sera pas pour demain. En attendant, nous devrons faire face. » Une remarquable lucidité sous-tend ce commentaire pénétrant le ressenti d’un monde musulman humilié par des siècles de vécu dans l’ombre de la dynamique d’un Occident étincelant de suprématie technologique… et d’arrogance 620

condescendante. Un monde musulman déchiré depuis ses origines par l’émiettement de ses multiples interprétations du texte sacré, des plus généreuses aux plus excessives, en affrontements souvent meurtriers. Nous laissons à Claude Imbert la responsabilité des termes fermes de sa conclusion. Manifestement, il a choisi le non-envahissement de l’Occident avant que l’islam soit parvenu à une stabilité globale « moderne et laïque ». Il paraît nettement n’accorder aucune confiance à la thèse d’une multiculturalité communautarisée au sein de laquelle les « valeurs » occidentales contribueraient à dégager l’islam de sa propension sacralisée à fusionner les sphères du temporel et du spirituel. Une séparation qui, à ses yeux et tout au long du fil de ses écrits, est condition de l’existence d’une gestion démocratique de l’État. Dont acte. Les Printemps arabes Nom délicieusement bucolique pour un ébranlement de toute la structure d’un monde arabe qui était apparemment figé dans une stabilité apaisante… pour l’Occident. Surtout pour l’Europe installée, elle, sur la rive nord de la Méditerranée. Précisons bien : un monde « arabe » qui – en dehors d’un Irak en pleine folie meurtrière – échappait aux tumultes d’autres terres vouées à l’islam. Comme, par exemple, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, le Bengladesh, l’Indochine, la terre

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chinoise des Ouïgours…, autant de lieux alors infiniment plus « chauds ». Une précision géographique nécessaire, car beaucoup d’Occidentaux confondent « islam » et « religion des Arabes », un peuple sémitique largement minoritaire dans la mouvance musulmane universelle. De l’Atlantique au Golfe persique, ce peuplement sémitique et l’Iran indo-européen sont soudainement entrés en transe au départ d’un événement infime, désespérément banal en ces régions souvent miséreuses. Un jeune Tunisien au chômage s’est immolé par le feu parce que la police voulait une fois de plus lui confisquer son étal de fruits et légumes. Une charrette qui vaut actuellement une fortune tant elle est devenue le symbole de la révolte générale des « sans-espoir » contre leurs régimes totalitaires pour la plupart « éternels » et corrompus, des régimes personnalisés, installés depuis des décennies et préparant à l’infini la transmission héréditaire du pouvoir. Mais, et voilà où le bât blesse, ces régimes constituaient une digue « modérée » jouissant de l’appui intéressé de l’Occident contre les vagues parfois déferlantes de l’islamisme fondamentaliste. Rappelons à ce propos que l’OTAN, sous la houlette des États-Unis, avait organisé un rempart remarquablement efficace contre l’avancée du monde rouge stalinien et maoïste. Nous l’avons souligné : contre les pions rouges angolais, mozambicain, éthiopien, égyptien, palestinien, syrien, yéménite, nord-coréen, vietnamien, cubain, chilien… l’Occident créa et entretint un cordon 622

sanitaire dont les maillons se dénommaient « dictatures de droite » – celles de Marcos, Suharto, Pinochet, Franco, Mobutu, Reza Pahlavi, Hassan II… – ou encore « islam intégriste ». Quel pion bleu peut-il en effet mieux lutter contre un athée communiste qu’un taliban ou un Saoudien ? Pourquoi ce rappel ? Parce que l’Occident répéta à la fin de la Guerre froide le même scénario, plus limité et certes plus nuancé, mais obéissant lui aussi au principe du cordon sanitaire, vis-à-vis cette fois d’un intégrisme musulman entrant en phase d’exaspération inquiétante. * Quels sont encore ou étaient les maillons de ce cordon salvateur ? D’Ouest en Est, nommons-les brièvement d’abord, avant d’approfondir au cas par cas. • Mohammed VI, sultan du Maroc, descendant d’Ali, et donc – en principe – intouchable. Bon choix, car son interprétation du Coran se veut « andalouse », très modérée. • Bouteflika en Algérie. Certes très nationaliste et fortement arabisant à l’encontre des Berbères de Kabylie et de l’influence française, mais s’efforçant de maîtriser un fond intégriste qui massacra dès la fin du XXe siècle une bonne partie de la population favorable au maintien d’une orientation moderniste. • Ben Ali en Tunisie. Le « laïque » par excellence, suivant la trace du libérateur du joug colonial, Bourguiba. Au début de son « règne » de trois décennies, il fut un remarquable gestionnaire, imprimant à son pays une modernité efficace, mais 623











extrêmement réfractaire à toute contestation syndicale, médiatique, spirituelle. Pour devenir, au fil du temps, un modèle de corruption régentée par la famille de son épouse. Kadhafi en Libye qui – tel Nasser écartant le roi Farouk – chassa une royauté sclérosée, celle des Idrissides, préférant leur séjour dans la plaisante Cyrénaïque à la gestion efficace de l’État. Durant des années, il fut l’opposant acharné de « l’oppression occidentale » avant de choisir de collaborer avec les États-Unis et l’Europe. À ce point tolérant en matière spirituelle que sa tête fut mise à prix par Al-Qaïda. Mais nous y reviendrons longuement, tant le cas de la Libye fait grand bruit en ces temps tumultueux. El-Sadate en Égypte – initiateur de la paix avec Israël – et ensuite Moubarak, espérant s’installer à vie au Caire, véritable maître d’un immense espace, relais vital de la politique américaine. La royauté saoudienne, protégée par contrat par la Ve flotte américaine du Golfe persique, dont le centre de commandement est installé à Bahreïn. Fonction essentielle de l’Arabie saoudite : maintenir le prix du baril de pétrole dans les limites du raisonnable contre les visées hostiles de l’Iran, du Venezuela, du Nigeria et – sait-on jamais ? – d’une Libye versatile. Le sultan de Bahreïn, ultraprotégé par les amis sunnites de l’Occident – l’Arabie et les Emirats arabes unis – membres d’une coalition défensive commune. Le problème : 70 % de la population est chiite… et l’Iran occupe l’autre rive du Golfe persique. Saleh, le dirigeant du Yémen, issu du Nord féodal. Trente-deux ans de lutte contre un Sud longtemps 624

communiste et au chiisme zaïdite fort agité. Un pion essentiel lui aussi, car son pays verrouille la sortie de la mer Rouge. • Le Liban des Hariri père et fils, sunnites antichiites syriens et antihez-bollahis également chiites. Eh bien, toute cette digue s’est effondrée, sauf quelques briselames devenus fort instables, comme Riyad, Doha, Abou Dhabi, Dubaï, qui ne doivent leur sauvegarde qu’à l’existence d’une rente pétrolière fabuleuse. Des brise-lames à vrai dire ambigus car, s’ils collaborent au plan économique de l’Occident, ils sont aussi hyperfondamentalistes en leur versant religieux. Le Qatar est l’exemple parfait de ce double jeu hérissé de dangers masqués. * Après ce premier tour d’horizon, le moment est venu d’analyser, page par page, ce dossier impressionnant. Et essentiel par l’ampleur des conséquences qui, en terres arabes, découlent et découleront de ce raz-de-marée de contestations, de violences, de calculs politiques dont – comme toujours dans le monde musulman – le religieux est partie prenante de l’espérance en un mieux-être social. Mais capital aussi par le ressac de ce fabuleux ébranlement sur la rive européenne de la Mare Nostrum. Comme si, d’un mouvement énervé du bras, le joueur d’échec musulman avait envoyé au sol toutes les pièces sécuritaires installées depuis des décennies et que

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l’Occident doive élaborer d’urgence une toute nouvelle stratégie dans la tourmente d’intérêts divergents et de querelles de thèses opposites. Comme si l’émergence d’une Chine tentaculaire, le nationalisme d’une Russie rancunière, l’éclatement démographique et intellectuel de l’Inde, la dérive de l’Afrique subsaharienne, la maladie de l’euro, le déficit économique abyssal des États-Unis… ne suffisaient pas à perturber les nuits des meneurs politiques et économiques de l’Occident. Nous avons choisi, avons-nous annoncé dans notre « Lettre au lecteur », de traiter des événements du Printemps arabe au fil des jours de tumulte. Afin de vivre les péripéties haletantes de ces multiples révoltes non en synthèse a posteriori mais dans le paroxysme du ressenti de tous les intervenants, à chaque instant de leurs émotions, de leurs espoirs, de leurs craintes, de leurs stratégies, souffrances et joies. Vivons donc ensemble cette secousse magistrale de l’Histoire. Faisons l’honneur de l’ouverture de cette analyse à la source du bouleversement, 1. La Tunisie La marée contestataire emporte les fidèles de Ben Ali et tout le régime en un éclair, l’armée ayant pris parti pour la révolte populaire. Le 7 mars 2011, un gouvernement de transition prend ses fonctions en même temps que la DST – « la Direction de la Sécurité du Territoire » – et la police politique, redoutables piliers d’oppression, sont dissous. Le

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Premier ministre, Beji Caïd Essebsi, promet une période de transition de brève durée avant des élections libres en juillet. Voyons à ce propos les phrases extraites du commentaire de Gilles Kepel dans le quotidien français « Le Monde, Dossiers et Documents » de mars 2011, page 9: « Toutes les composantes (de la) coalition révolutionnaire se disputent le (nouveau) pouvoir jusqu’à ce que l’une instaure un nouveau régime politique. » « La Tunisie n’est pas un pays rentier, mais tire ses performances économiques du dynamisme de ses entrepreneurs. (…). La force des couches moyennes urbaines, dans un pays de 10 000 000 d’habitants, couches de formation (à la française), et leur attachement à une lecture laïque de la démocratie leur donnent des atouts pour la compétition électorale. » « Les islamistes y sont divisés, comme ailleurs dans le monde sunnite – à l’inverse du monde chiite (cléricalement hiérarchisé). » « En Tunisie, le souk est beaucoup plus faible que les secteurs économiques contrôlés par la bourgeoisie modernisatrice. » Un constat étonnant en ce qui concerne la Tunisie : elle a bénéficié d’un dirigeant hors pair en la personne du président Bourguiba. Non seulement celui-ci a libéré le pays de la colonisation française, mais il l’a lancé sur la voie de la modernité.

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Dès 1956, fort de son prestige, il entend en effet dépasser la charia, pour lui simple œuvre humaine accomplie par les docteurs de la foi et non part inaltérable d’un texte sacré incréé. Treize siècles d’antériorité ne suffisent donc pas pour prétendre gérer une société du XXe siècle. Il faut, selon ce leader, comprendre les vrais objectifs de la religion et les traduire en un droit nouveau construit par un État nouveau qui peut donc s’émanciper du théocratique et devenir démocratique. Le peuple est souverain de son destin en lieu et place d’un clergé. À la différence de Mustafa Kemal, il veut moderniser l’islam de l’intérieur, sans l’écarter. Et pour ce faire, il doit tout modifier : l’État, le droit et la mentalité citoyenne. Bourguiba estime que c’est le retard du monde musulman par rapport à l’Occident qui a ouvert l’Afrique du Nord aux colonisations. Il faut donc, pense-t-il, non pas rejeter les valeurs occidentales mais s’en inspirer pour ne plus être colonisable. Comme le précise en substance Abdelhamid Larguèche, spécialiste de l’histoire de la Tunisie, en page 63 du N° 52 de la revue « L’Histoire, les collections » : « Il crée une Constitution exempte de toute référence à l’islam. Il supprime la mainmorte à caractère religieux inaliénable et accorde ainsi aux paysans des terres cultivables. Les tribunaux religieux sont abolis, comme la polygamie et la répudiation. La femme devient libre de choisir son époux et le 628

divorce est judiciaire. La garde de l’enfant est accordée en fonction de son intérêt et non plus automatiquement au père. Le mariage ne peut plus être coutumier mais doit être officialisé. Une rente viagère est accordée à une divorcée en cas de divorce aux torts du mari. Bourguiba dénonce le port du voile comme un signe d’arriération et d’infériorité et, en 1980, son port est interdit à l’école et dans les administrations. Aux cours d’éducation religieuse, il est enseigné comment concilier islam et modernité, le spirituel ne prenant plus le pas sur le temporel laïque. » Le disciple de Bourguiba, Zine El-Abidine Ben Ali, est aisément élu par un peuple tunisien heureux d’être si proche de la dynamique du Nord de la Méditerranée. Mais… lentement le régime glisse vers un contrôle abusif des médias, le refus du dialogue avec le monde syndical, l’oligarchie de nantis corrompus, le quadrillage policier. Bref, tous les signes d’une ambiance dictatoriale. Le mariage du président avec une épouse « chef de clan » achève le virage funeste. Le pays devient la propriété privée du pouvoir tentaculaire. Le président rassure cependant un Occident soucieux de se prémunir avant tout contre toute montée du fondamentalisme et une émigration débridée. Ben Ali est à cet égard un pion parfait, chargé par l’Occident, autant que Moubarak l’égyptien, de maintenir la digue contre l’islamisme. Les deux hommes ne sont pas semblables certes, le second conservant une honorabilité, un souci de servir les intérêts de son pays même s’il est gagné lui aussi par une soif excessive de pouvoir virant à l’héréditaire alors que le premier est atteint d’une dérive affairiste à coloration mafieuse.

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Héritière du « bourguibisme », la Tunisie est donc le pays le plus moderne du lot des ébranlés, celui qui a le plus de chance de réussir sa mutation démocratique, car le plus apaisé. Et pourtant, 22 000 de ses citoyens, curieusement pressés de quitter le pays, ont débarqué en mars et en avril 2011 en Italie, sur l’île de Lampedusa ! Logique au premier abord, puisque le verrouillage de l’immigration a disparu avec la chute du régime de Ben Ali. Mais surprenant également, tant cette fuite vers le « paradis » européen est révélatrice de l’absence de confiance que les révolutionnaires « de base » accordent à l’amélioration rapide de leur sort. À vrai dire, il est évident que du temps s’écoulera avant que la population bénéficie d’un progrès social, et même on peut même s’attendre à un « creux » social, ne fût-ce que par l’écroulement du tourisme. En avril 2011, une soixantaine de grands hôtels étaient fermés à Djerba, une île pourtant bien éloignée des sites périlleux. Et les hôtels ouverts survivaient avec un nombre infime de touristes, payant des sommes dérisoires pour loger dans des « tout inclus » de cinq étoiles. Où ces Tunisiens en exil rêvent-ils de s’installer ? La cible est nettement la France, dont ils partagent la langue. Quant à l’Italie, littéralement débordée, exaspérée de ne recevoir aucun appui solidaire de l’Union européenne, elle envisage dès lors, à la mi-avril, de leur accorder un titre de séjour provisoire de six mois, permettant ainsi à cette déferlante apparemment inépuisable de pénétrer l’espace Schengen… et donc la France. Ou la Belgique francophone,

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ou l’Allemagne… très riche, elle. Lesquels pays s’énervent fort contre Rome… jouant « la passoire » à émigrés. Crispation majeure entre Paris et Rome et entretiens urgents le samedi 8 avril 2011. Paris déclare qu’il s’en tient à l’application de l’article 5 du traité de Schengen : pour entrer sur son territoire, il faut posséder un passeport et des ressources suffisantes sur le plan financier… autant dire qu’il oppose un refus absolu de « soulager » l’Italie en estimant inacceptable la délivrance d’un permis temporaire à « titre humanitaire ». La Commission européenne se prononce dans le même sens. « Un permis de séjour temporaire ne garantit pas automatiquement le droit de voyager dans l’espace Schengen. » Et l’Elysée se sent dès lors « en droit de ramener en Italie » tout immigré ne répondant pas au texte du traité. Il est manifeste que ce flux de Tunisiens ne peut être motivé que par un intérêt économique dans le chef des immigrés, lesquels n’étaient guère menacés physiquement par le régime renversé. NDLA : Voire ! Car en avril 2011, on apprend que le ministre tunisien de l’Intérieur, un magistrat hautement respecté pour son intégrité et son franc-parler, est placé en résidence surveillée pour avoir déclaré qu’il appréhendait un coup d’État militaire au cas où renaîtrait l’intégrisme… Nuages sombres dans le ciel tunisien ? Cependant, la droite européenne estime que céder à ce premier flux massif devant lequel s’émeuvent généreusement 631

les partis de gauche enclencherait un raz-de-marée d’immigrés quittant le sort misérable qui est le leur sur toute la rive Sud de la Méditerranée. Ce serait d’après eux une invasion d’autant moins tolérable que les révolutions arabes ouvrent – en principe – les portes d’un avenir nettement amélioré… ce dont doutent visiblement beaucoup de ces insurgés, accoutumés à être perpétuellement écrasés par les puissants de leur pays. Après une confrontation « musclée », Rome et Paris tombent d’accord sur des mesures extérieures fermes. Le texte de l’accord prévoit que : « Des patrouilles communes, maritimes et aériennes, seront organisées pour “bloquer” les départs de Tunisie. Elles se dérouleront dans le cadre de l’agence Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières. Une commission mixte sera mise sur pied pour coordonner les politiques communes. Et les deux pays inviteront Bruxelles à mettre en œuvre une véritable politique de développement en direction de la Tunisie pour l’aider à créer des emplois et à se doter de structures adéquates de surveillance de ses côtes. Enfin, les deux gouvernements chercheront à encourager des programmes de rapatriement volontaire en Tunisie pendant six mois. Ils étudieront aussi en commun les modalités d’une expulsion forcée à l’expiration de ce délai. » En définitive, la Commission européenne cédera sous la pression des pays inquiets : une nation pourra filtrer à ses 632

propres frontières tout immigré souhaitant pénétrer sur son sol, afin de vérifier les motifs invoqués, dont celui de l’économique pourra être refusé. Relevons que la discussion entre Rome et Paris fut d’autant plus « serrée » que le nouveau ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, le conseiller d’élite du président Sarkozy, prend alors le mors aux dents en matière d’immigration sur le territoire français. Le président a en effet choisi d’écouter une frange montante d’électeurs – ébranlés par la peur d’un islam à la dérive imprévisible à présent que la digue anti-intégriste s’est effondrée – fort portés à voter « populiste » d’autant que l’emploi est en pleine crise. Le Front national de Marine Le Pen bénéficie ainsi d’un tel vent en poupe que le danger d’une lame de fond d’extrême droite menace le parti du président Sarkozy. À cet égard, voyons le commentaire de Jean-Marc Leclerc en page 9 du « Figaro » du 10 avril 2010 : « Jamais jusqu’alors le gouvernement n’avait affiché son intention de s’engager dans cette voie. Le chef de l’État, Nicolas Sarkozy, avait prôné un rééquilibrage de l’immigration familiale, immigration “subie”, selon lui, vers une immigration “choisie”, axée sur l’accueil de travailleurs qualifiés répondant aux besoins économiques nationaux. Mais l’ancien secrétaire général de l’Elysée, devenu ministre de l’Intérieur et de l’Immigration, a réalisé un audit du système d’accueil des étrangers en France. (Le durcissement est annoncé). Raison invoquée : le contexte économique (…). (Il est estimé) que le taux de chômage des étrangers hors Union européenne vivant sur le territoire 633

français atteint 24 %, soit deux fois environ le niveau que connaissent les nationaux et que la France, terre d’accueil, doit procéder à des ajustements pour mieux intégrer les étrangers admis régulièrement. » Synthétisons une partie de la suite de l’article. Le ministre de l’Intérieur français vise également un raidissement des conditions de regroupement familial et des demandes d’asiles. En cette dernière matière, on atteint une cote d’alerte : 52 000 dossiers ont été déposés en 2010. Claude Guéant en conclut qu’il s’agit de continuer à réduire le nombre d’étrangers venant en France au titre de réfugiés. En d’autres termes, comme avait déjà prévenu Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur sortant : « Il n’est pas question de laisser la demande d’asile devenir un passeport pour la clandestinité. » Enfin, est abordée la filière des étudiants étrangers fantômes. Le nombre d’immigrés entrés pour suivre des études en 2010 atteignait le nombre de 65 000 inscrits. Une hausse de 30 % en une seule année. Or, l’on constate, de la part de certains, un absentéisme inquiétant durant l’année académique, avec présence manifestée les jours des examens… pour évidemment ne pas les réussir. Cette simple formalité conditionne en effet le maintien du statut d’étudiant, ouvrant notamment au droit à la Sécurité sociale ! Un contrôle sérieux est donc annoncé par Claude Guéant. Pourquoi avons-nous tenu à préciser ce durcissement français dans un ouvrage concernant l’islam ? 634

Parce que pas moins de 70 % des demandes de regroupement familial concernent des immigrés du Maghreb francophone, et que les élèves fantômes sont le plus souvent observés dans cette mouvance d’immigration. En Belgique, le problème est tout aussi inquiétant pour la Communauté française, dite de Wallonie-Bruxelles, le pouvoir organisateur chargé de l’encadrement financier. Là aussi, une non-prestation aux examens – « cotée » nulle – permet l’octroi des allocations familiales et un statut ouvrant aux jobs étudiants, un bénéfice financier évidemment largement supérieur au prix du minerval. Effet pervers : les sommes versées à titre de minerval nourrissent le budget réservé au paiement des professeurs, aux achats de matériel, à l’entretien des bâtiments. Comme l’a dit un recteur d’université belge : « Les étudiants menacés à coup sûr d’un échec en 1re année, faute de formation suffisante extérieure, ainsi que les inscrits fantômes permettent de nous fournir les moyens d’acheter un matériel essentiel pour les années supérieures ». Et il concluait : « Un examen d’entrée en 1re année nous priverait de cet apport budgétaire nécessaire, et des subsides devraient compenser cette perte. » Or, parler de subsides pour l’enseignement relève du rêve éveillé dans une Union européenne frappée par la crise de l’euro et contrainte d’entrer dans l’ère de la rigueur budgétaire appelée joliment « Règle d’or ». Parenthèse utile close. Revenons donc en Tunisie où la situation n’est guère rassurante. 635

Dominique Lagarde et Sihem Hassaini écrivent de Tunis dans l’hebdomadaire belge « Le Vif/L’Express » du 26 août 2011, en page 55 : « Invités à s’inscrire sur les listes électorales avant le 14 août en vue de l’élection de l’Assemblée constituante du 23 octobre, seuls 3,7 millions des 7,5 millions d’électeurs potentiels ont effectué cette démarche, soit environ 1 sur 2. Du coup, l’Instance supérieure indépendante pour les élections, chargée d’orchestrer l’ensemble du processus électoral, a dû se résoudre à compléter ses listes en utilisant celles constituées par l’ancien régime. Pourquoi ce premier scrutin libre ne suscite-t-il pas davantage d’ardeur républicaine ? (…). “On demande aux gens de s’inscrire alors qu’ils ne connaissent pas encore les candidats. Du coup, pour beaucoup d’entre eux, l’élection reste virtuelle”, analyse Sofiene Belhaj, l’un des facebookers de la révolution, devenu membre de la Haute Instance, l’assemblée qui pilote la transition. Autre facteur : l’émiettement de la classe politique. Plus de 100 partis ont aujourd’hui pignon sur rue. (…). La plupart d’entre eux se sont constitués au lendemain de la révolution. “Confrontés à cette offre pléthorique, les Tunisiens n’arrivent pas à faire leur choix”, souligne Mounir Kchaou, professeur de sciences politiques à l’université de Tunis. Beaucoup d’électeurs et d’observateurs soupçonnent aussi quelques figures de l’ancien régime de parrainer en coulisse une partie de ces groupuscules… Chez les plus jeunes, la défiance s’étend aux partis les plus anciens. (…). Le climat de la campagne n’arrange pas les choses. Les querelles de

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personnes, les chamailleries au sein de la Haute Instance, censée fixer les règles du jeu, les surenchères de certains partis, prompts à s’ériger en gardiens de la révolution (…) brouillent le message. À en croire les sondages, 2 Tunisiens sur 3 ne savent pas pour qui ils iront voter en octobre. La désillusion concerne aussi le gouvernement de transition, dont le capital de confiance s’est émoussé au fil des mois. En cause l’insécurité et le chômage, mais aussi le fonctionnement de l’appareil judiciaire, loin de répondre aux attentes d’une opinion qui ne veut plus de l’impunité. (Perspectives regrettables car) de l’issue du scrutin dépendront pourtant les choix institutionnels du pays. » Le 22 octobre 2011 Veille des élections en Tunisie. La fête de la liberté… sur fond d’inquiétude intense des « laïques », qui espèrent une Constitution où seront séparés le temporel et le spirituel. En quelque sorte, une ambiance à la Ben Ali sans la contrainte de la dictature. Les perspectives sont à cet égard fort sombres. D’abord, se dessine la menace salafiste, de plus en plus visible depuis la chute du président Ben Ali. Visible et extrêmement agressive. Attaques de maisons closes dès février 2011, batailles rangées avec la police à Tunis en mars, mise à sac d’un cinéma « impie » en juin, troubles au sein de l’Université de Sousse pour refus d’accepter l’inscription d’une étudiante portant le 637

niqab et refusant de se découvrir le visage pour identification, manifestations « lourdes » contre la chaîne Nessma TV début octobre pour diffusion du dessin animé franco-iranien « Persépolis » critiquant le régime des ayatollahs et où figure une représentation d’Allah en ombre chinoise. Ce qui est considéré comme grave par les commentateurs est qu’ensuite, le directeur de cette chaîne prétendument libre a estimé prudent de présenter ses profondes excuses et de promettre de ne plus renouveler un tel sacrilège. Ce qui n’empêcha guère que la façade de son domicile soit maculée de projectiles divers. Début octobre, un cheikh saoudien incita les salafistes à voter pour un parti religieux proclamant habilement plus de modération qu’eux-mêmes, c’est-à-dire le parti Ennahda. Lesdits salafistes soulignant combien il furent persécutés par Ben Ali – ce qui peut leur accorder une prime électorale de sympathie – jusqu’à l’amnistie décrétée à la chute du régime. En août, la première nouvelle école coranique a été créée à 20 kilomètres de Tunis. Cette madrassa accueille à présent déjà 400 élèves dès l’âge de 4 ans, et 300 sont en attente d’un agrandissement des locaux. À 10 ans, les garçons et les filles sont séparés. Le salafiste Hassan Al-Saoubi explique à une journaliste du quotidien français « Le Monde » du 22 octobre 2011, en page 6: « (Il nous faut) corriger la vision de l’islam des Tunisiens, car beaucoup d’idéologie étrangère est entrée dans ce pays. (…). La seule gouvernance pour nous, c’est Dieu. Mais on nous 638

met des obstacles car les autorités disent que ce sont des écoles terroristes. (…). Le problème aujourd’hui, ce n’est pas la pratique de la démocratie, mais son inspiration qui vient de la Révolution française fondée sur la séparation des pouvoirs. » En d’autres termes, la Constitution ne pourrait n’être fondée que sur la charia… comme l’affirme le président du Conseil national de transition libyen (CNT), qui l’a encore répété le 23 octobre en annonçant triomphalement – sur fond d’hymne du régime du roi Idriss Ier renversé par Kadhafi – que naissait la Libye libre. Autre interview réalisée par « Le Monde », celle de l’étudiant Wael Rouabeh, 25 ans : « L’appel (contre Nessma TV) a été diffusé sur Facebook. (…). Nessma est devenue une chaîne qui diffuse la laïcité, on doit donc la fermer et jeter en prison son directeur et la réalisatrice du film (Persepolis). » Dans l’ensemble, les analystes de la situation tunisienne ne peuvent que promettre aux révolutionnaires du « Printemps arabe » un nouvel hiver peut-être plus rude que celui de Ben Ali, car l’intégrisme émane d’une foule organisée, ce qui n’est pas le cas de la dictature d’un seul homme, cible plus aisée à éliminer, moteur d’une oppression moins solide puisque fondée sur des bases non sacralisées. Ensuite, la menace des « modérés » du parti Ennahda.

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Infiniment plus dangereuse pour le camp laïque parce que les salafistes sont fort peu nombreux, alors que le parti Ennahda est infiniment plus puissant. Dès le 14 janvier 2011, la machine du mouvement des modérés s’est remise en marche. Le scénario est classique : - présence charitable omniprésente au sein des quartiers pauvres grâce à une aide extérieure de monarchies « pétrodollarisées » ; - occupation systématique du terrain social en y créant un vivier associatif de proximité chaleureuse ; - octroi aux démunis d’un travail rémunéré de propagandiste de porte-à-porte ; - « cadeaux » discrets pour les votants potentiels ; - rénovation de quartiers devenus des ghettos misérables ; - mise en évidence de personnalités rassurantes dont le discours est destiné à apaiser les appréhensions des laïques ; - coupure affichée vis-à-vis des salafistes, « conviés » à préférer la parole à l’agressivité excessive ; - présentation de l’AKP turc, déclaré « laïco-islamique », comme modèle de fonctionnement…

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Mais les laïques ne semblent guère convaincus. Pour eux, l’objectif masqué du parti Ennahda est l’instauration d’une Constitution basée sur la charia. Et le modèle turc ne les rassure nullement, car ils considèrent que lentement, et fort habilement, le gouvernement d’Ankara a réussi à éliminer la digue laïque édifiée par l’armée et la justice. Et ils estiment qu’en Turquie, la porte est largement ouverte pour qu’y soit appliquée une islamisation dégagée de ces deux freins. Une phrase du chef d’Ennahda, Rached Ghannouchi, les inquiète particulièrement lorsqu’elle exprime que si des signes de fraude sont décelés lors des élections, son parti agira pour rétablir l’honnêteté du vote… Les laïques craignent dès lors que cette annonce constitue une menace probable de descente de ses partisans dans la rue pour s’opposer à l’expression d’une majorité qui en dérangerait les objectifs. Pour ces laïques, la menace d’un scénario ivoirien n’est pas inenvisageable, à savoir le scénario classique enclenché par ceux pour qui la démocratie n’est qu’un moyen pour s’emparer du pouvoir et non une fin en soi. Le 24 octobre 2011 Résultats de l’élection législative visant à désigner 217 députés à choisir sur une liste d’une centaine de partis : 4 308 888 Tunisiens et Tunisiennes ont voté sur un total estimé à 8 289 924 électeurs, ce qui représente un taux de participation de seulement 52 % ! Les résultats définitifs révèlent que le mouvement Ennahda a remporté la majorité des sièges, soit 89, suivi du Congrès

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pour la République avec 29 sièges, la Pétition populaire avec 26 sièges, le Forum démocratique pour le Travail et les Libertés avec 20 sièges et le Parti démocratique progressiste avec 16 sièges. Les 37 sièges restants ont été répartis sur 22 listes entre partis indépendants ou de coalition. NDLA : La cause semble entendue. La Révolution arabe aura réinstauré l’hégémonie du religieux, de Tunis au Caire. Ce n’est pas une critique, car la démocratie a parlé et tout dépend à présent du degré de modération des vainqueurs présents et à venir. Mais en découle un constat. Lorsqu’une dictature tombe en milieu musulman, le seul mouvement politique qui peut émerger à pleine puissance dans l’urgence est le parti de Dieu. Car il possède, immédiatement, le réseau des prêcheurs qui, cinq fois par jour, et particulièrement le vendredi, répandent, selon les consignes, la bonne parole d’apaisement ou de révolte. Car il possède l’argent octroyé par l’extérieur et peut ainsi soulager la misère souvent intense tant en ville que dans les campagnes. Car il apporte la solidarité, l’ordre, l’intégrité que véhicule une foi fraternelle. Et instantanément, chaque fidèle peut devenir un bénévole ardent, discipliné, obéissant aux directives des maîtres à penser.

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Ayant subi la dictature, auréolés de leur statut de martyrs de la résistance à la corruption, à l’oppression, à la sécularisation forcée, ces guides sortis de prison ou revenus d’exil sont admirés, écoutés. En Tunisie, une centaine de partis se présentant après des décennies d’élections truquées, le chaos des listes a perturbé le corps électoral et l’a orienté vers la sécurité d’une structure connue, appuyée sur un sacré plus que millénaire. Mais attention ! Le Printemps arabe aura renversé des profiteurs et des tyrans. Sont tombés Ben Ali, Kadhafi, Moubarak. Mais auront également été balayés la modernité dynamique égyptienne de Nasser et d’el-Sadate, la tunisienne de Bourguiba ainsi que l’anti-intégrisme de Kadhafi. Et les militantes laïques que l’on a vu pleurer leur défaite en Tunisie regrettaient non pas l’ère Ben Ali mais l’époque Bourguiba. Quant à l’Égypte, il est possible qu’une jeunesse indignée par le détournement de sa Révolution y regrette, elle, l’image de Nasser. Et des femmes de Libye, une certaine face « féministe » de Kadhafi. N’en déplaise à certains, l’on comprend donc que des Européens estiment qu’une régression s’installe dans les terres arabes « libérées ».

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Et puisque nous en sommes à ce constat, combien de fois avons-nous souligné dans cet ouvrage que la démocratie n’est pas « l’amie » du religieux, car une majorité peut en effet, comme en France, voter la loi laïque de 1905 ou la loi Stasi – interdisant le port de signes ostensibles d’appartenance philosophique ou religieuse –, libérer totalement les femmes et leur permettre même l’interruption volontaire de grossesse. L’on comprend dès lors pourquoi Rached Ghannouchi, le chef du parti Ennahda, met en avant l’identité arabe et déplore que la langue française, et partant sa civilisation, « pollue » le caractère musulman de son pays. Citons-le : « Notre langue, c’est la langue arabe. On est devenus franco-arabes, c’est de la pollution linguistique. » Pour lui, l’éthique islamique doit être « épurée » des miasmes de la Révolution française. Acte de foi peu compatible avec la volonté exprimée par ce leader triomphant lorsqu’il proclame vouloir gouverner en prônant un consensus national. Or, il est évident que vouloir amoindrir l’influence de la France ne peut que braquer les laïques. Rappelons à cet égard que la même volonté d’arabisation prévalait en Algérie à l’époque où sévissait le Front islamique du Salut (FIS) qui suggérait de supprimer l’enseignement du français, sans égard pour les étudiants pour qui la connaissance d’une deuxième langue est un atout pour l’avenir. Deux objectifs manifestes : couper le cordon ombilical avec une France laïque et forcer à l’arabisation les Kabyles pour qui le français constituait la langue de résistance à l’hégémonie des envahisseurs arabes.

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L’affaire nous semble claire : dans l’islam, la laïcité « à la française », la séparation entre le temporel et le spirituel, n’a pu exister que sous la gestion d’êtres hors-normes, Mustafa Kemal, Nasser et Bourguiba, dotés d’une autorité charismatique confinant à la dictature. Leur œuvre ? Disparue sous la montée d’une vague islamisante surfant sur la vague de la démocratie. L’arabisation est donc au programme d’Ennahda d’entrée de jeu. Et même si les laïques conviés par les islamistes dits « modérés » à partager le pouvoir refusaient cette orientation – qui les consterne car ils se complaisent, eux, à vivre dans la « pollution laïque » –, Rached Ghannouchi estime probablement qu’il suffit d’attendre qu’enfle son électorat, comme le Premier ministre turc sut le faire, pour mener à bien son projet. La franchise péremptoire du chef d’Ennahda a, on le devine, ému Paris. L’Élysée n’a en effet guère apprécié que ses efforts intenses en faveur de la Révolution arabe aient servi à offrir une voie royale à l’islamisation. On sait combien Eric Zemmour jouit d’une réputation de transgresseur du mode convenable de pensée, du « non-àdire ». Très apprécié ou très critiqué, cet analyste aux propos « acides » est trop intelligent pour ne pas être, au choix, à approuver ou à rejeter, car il occupe une place enviable dans le réseau des chroniqueurs. Et précisément, sa chronique matinale « Z comme Zemmour » du 27 octobre 2011 sur RTL France est à l’image de sa réputation, susceptible d’agacer tout à la fois la droite et la gauche politiques françaises.

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NDLA : Depuis, l’essentiel des chroniques 2010 d’Eric Zemmour sur RTL a fait l’objet d’une publication relevée dans notre bibliographie. Écoutons-le, interrogé par Vincent Parizot qui lui demande : « Alors, vous voulez évoquer ce matin l’avenir des pays arabes qui se sont débarrassés de leurs dictateurs après un printemps qui a totalement changé la donne notamment en Tunisie et en Libye. Alors, à Tripoli, le nouveau pouvoir dit qu’il va se référer à la charia et puis à Tunis, c’est le parti islamiste que l’on dit modéré Ennahda qui a été donné vainqueur de l’élection de dimanche et qui doit donc former le gouvernement d’ici un mois. Vos commentaires ? » NDLA : Nous avons estimé qu’il était nécessaire de reprendre in extenso l’exposé d’Eric Zemmour, afin d’en conserver la dynamique orale. « On nous avait dit “Printemps arabe”. On nous avait dit aspiration des peuples à la liberté, on nous avait dit fin de l’histoire, démocratie, universalisme, on nous avait dit islamiste, ignoré islamiste, humilié islamiste, ridiculisé islamiste, néantisé. Nos maîtres bien pensants sont comme les dieux dans un poème de Victor Hugo : ils ont des yeux, ils ne voient pas, des oreilles, ils n’entendent pas. Pendant des années, ces pays ont vécu avec une élite occidentalisée, laïque et nationaliste, qui imposait par la force un modernisme progressiste hérité de l’Occident à une masse

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qui voulait continuer à vivre selon ses modèles culturels ancestraux arabo-musulmans et ainsi défendre son identité. On peut comparer cette dichotomie entre les élites et le peuple à la Russie d’avant 1917. D’ailleurs, les islamistes ont agi un peu à la manière des Bolcheviks de 1917. La Révolution de février 2017 s’était faite sans eux, ils ont pris le pouvoir en octobre. Vainqueurs des élections, les islamistes tunisiens ont eu l’habileté de ne pas vouloir gouverner seuls, comme les communistes le firent dans les démocraties populaires d’Europe centrale après 1945. La comparaison n’est pas un hasard. L’islam est une sorte de communisme, avec Dieu. Un système égalitariste, en tout cas entre hommes musulmans, qui régit, protège, contrôle et surveille la vie quotidienne des populations. En Tunisie, seule une bourgeoisie aisée et cultivée a pu adopter un individualisme occidental vécu comme destructeur des solidarités communautaires par le reste de la population qui vit loin des lumières de la côte. Une Tunisie profonde, terriblement appauvrie par la concurrence chinoise, qui a ruiné ses industries textiles qui alimentaient l’Europe il y a encore quelques années. Depuis la Révolution de Jasmin, les islamistes tunisiens ont réveillé leur formidable réseau d’entraide sociale, vendant à bas prix produits alimentaires et vêtements. » Mais qu’est-ce que vous voulez nous dire, Eric, finalement les dictatures étaient une protection contre l’islamisme ? « Non, la victoire électorale des islamistes entraînera une réconciliation, une identification entre les dirigeants arabes et 647

leur peuple. On peut appeler cela la démocratie, car c’est la volonté du peuple. Mais la démocratie libérale, c’est aussi la séparation des pouvoirs et la laïcité. Or, en Tunisie comme en Égypte, l’islam est religion d’État, la charia constitutionnellement reconnue source du droit. Bien sûr, les variétés existent. Les Libyens sont plus pratiquants, plus proches des Saoudiens que les Tunisiens, moins rigoristes. Mais dans tous ces pays, l’islam n’est pas qu’une religion, qu’une spiritualité. C’est aussi un mode de vie, un système qui lie le religieux, le judiciaire, le législatif dans la soumission à Dieu et à la charia. Même en Turquie, que l’on donne comme modèle pour mieux rassurer les esprits occidentaux qui ne demandent qu’à être rassurés, une islamisation par le bas de la société grignote lentement et sûrement les acquis laïques et les libertés individuelles. En Égypte, les islamistes devraient eux aussi gagner les prochaines élections. En Libye, le président du CNT, Moustafa Abdeljalil, l’ami de Bernard-Henri Lévy, a déjà annoncé que toute loi contraire à la charia serait abolie, y compris l’interdiction de la polygamie. Bernard-Henri Lévy sera sans doute ravi d’apprendre qu’il a été l’idiot utile des islamistes. » On comprend pourquoi la « férocité » d’Eric Zemmour est considérée par certains comme dérangeante ! Dont acte.

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Gageons qu’Eric Zemmour n’apprécie guère l’élan littéraire de Bernard-Henry Lévy dans son ouvrage « La Guerre sans l’aimer » publié chez Grasset, où il conte ses mérites essentiels dans le déclenchement du conflit libyen, sa proximité intime avec le chef de l’État dont il décrit l’extrême fulgurance des décisions ainsi que les jugements exceptionnellement pertinents. Dans ses écrits, le philosophe apparaît à la fois comme un auteur ébloui par son propre exploit et comme un sculpteur de la statue impérissable du Commandeur de l’Elysée. Nombre de commentateurs admettent certes la stature d’homme d’État du président Sarkozy – remarquablement engagé dans le sauvetage d’une Europe qui le mérite à coup sûr car grâce à elle, pour la première fois depuis Charlemagne, la paix règne depuis plus de soixante ans sur le continent – mais ils jugent le « tapage » de louanges émis par BHL inconvenant. D’autant que s’il vise certes à vanter les mérites de son « ami » le président – parfois avec l’excès d’un courtisan estiment la plupart de ces analystes –, il s’efforce dans le même temps de hisser son propre personnage au niveau où planent les suprêmes intelligences. Un comportement d’autant plus agaçant qu’il nimbe ses propos d’une suffisance souvent péremptoire. En sa page 17, le quotidien français « Le Monde » du 9 novembre 2011 lui consacre une page entière qui reflète l’agacement ressenti devant le récit détaillé de BHL, un véritable livre de bord écrit pour servir le souvenir d’une 649

guerre et les étincelles de deux intelligences complices. Complices au point que ce livre masque habilement combien la coalition occidentale déborda le prescrit du mandat de l’ONU en développant une véritable guerre contre Kadhafi et non une protection des civils des deux camps. Comment interpréter autrement le bombardement d’une villa de Tripoli où un des fils et trois petits enfants du Guide périrent, mais manquant Kadhafi qui avait quitté les lieux peu avant la « bavure » ? Citons des extraits de cet article : « (…). Quelle belle démonstration d’influence, pour un homme de plume, de faire croire qu’il a convaincu un chef d’État d’employer la force armée ! (…). Et peu importait à ses yeux, le passé “kadhafiste” de certains membres du CNT, les mentions de la charia, ou encore, la présence parmi les rebelles d’anciens soutiens d’Al-Qaïda. Malgré des inquiétudes, rien n’a découragé le philosophe, grand pourfendeur de “l’islamo-fascisme”, d’ériger les insurgés, en bloc, en combattants de la liberté. Au-delà d’une méditation sur le bien et le mal et la peine des hommes à les départager dans l’Histoire, le récit déployé par BHL est une chanson de geste pour Nicolas Sarkozy. Un cadeau qu’aucune stratégie de communication de l’Elysée n’aurait pu égaler. L’entourage du président s’en délecte à l’avance : “il y aura aussi un DVD !” se réjouit un proche. Pour le philosophe, âgé de 63 ans, l’aventure libyenne est l’accomplissement de toute une vie. (…). BHL, en nouveau Bayron romantique, s’est vu en émancipateur d’un peuple. »

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NDLA : Il apparaît que, tout en se réjouissant de l’avènement de la démocratie en terre arabe, l’enthousiasme des Français ne fut plus au rendez-vous avec autant d’intensité dès que fut connu le coût de l’intervention militaire – 300 millions d’euros. Très ou même trop cher pour installer un islamisme ardent en Libye au moment où la rigueur budgétaire s’apprête à frapper durement la population. La publication du livre « triomphant » de BHL est dès lors susceptible d’énerver les électeurs de 2012 plutôt que de les appâter. Il est possible que beaucoup d’entre eux estiment paradoxal que la France de Jacques Chirac se soit insurgée contre la « libération » de l’Irak en 2003 – une entreprise malheureuse menée par le couple George Bush jr/Tony Blair ne pouvant, selon les experts avertis, que déclencher le chaos et servir en définitive le chiisme iranien abhorré – alors que, en 2011, la France de Nicolas Sarkozy choisit, elle, de s’associer à l’Angleterre et à la Belgique – en critiquant vertement le refus de l’Allemagne – pour servir, en définitive, l’islamisme sunnite ! Même erreur, mêmes intérêts… Bernard-Henri Lévy écrit en fin de son livre : « (Ces Libyens), ces amis que je me choisis (…) héroïques, bien sûr ; éclairés sans doute ; mais autant que je le voudrais ? N’ai-je pas, une fois n’est pas coutume, pris mes désirs pour des réalités ? » Une phrase « enfin » lucide, qui pourrait clore les mémoires de George Bush jr et de Tony Blair qui, eux, devraient être actuellement certains, « enfin », qu’ils se sont conduits comme de dangereux amateurs.

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* Moins engagé dans l’agressivité dont peut faire montre Eric Zemmour, mais tout autant tissé d’inquiétudes, se situe l’éditorial de Claude Imbert dans la revue française « Le Point » datée du 3 novembre 2011. Citons-en quelques extraits : « L’islam politique reverdit sous le printemps arabe. En Tunisie éclatent ses premiers bourgeons. Ce printemps d’islam déconcerte les benêts : ils voudraient que le glas des dictatures fasse naître la démocratie laïque dans un choufleur. (…). S’il est raisonnable de croire à l’aspiration croissante des hommes à la liberté, nul ne sait comment cet épanouissement s’accommodera, en terre d’islam, de l’idéal démocratique. (…). (…) l’islam politique sort de ses geôles. Les peuples, lorsque enfin ils s’expriment, parlent la langue la plus commune et familière : celle de l’islam. (…). C’est sur cette singularité que s’ouvre, béant, entre l’islam et le monde, le grand schisme idéologique, car le monde entier, et quelle que soit la religion dominante, laïcise ses pouvoirs. Si un Atatürk (…), un Bourguiba (…) ont eux-mêmes écarté l’islam de l’autorité publique, c’est qu’ils le tenaient pour un frein majeur au développement de leurs peuples. (…). Quant à l’Occident, de surcroît traumatisé par l’hérésie terroriste des fondamentalistes, il ne peut que développer sa critique ou son aversion : l’islam heurte l’essentiel de notre idéal des droits de l’Homme. Nous refusons, entre autres, d’en écarter… la 652

moitié du genre humain, les femmes. Que cette critique légitime soit ostracisée comme “islamophobe” par le militantisme islamique ne fait que l’aviver. (…). (Ainsi) un certain islam, émigré en Europe, prétend y exporter ses mœurs, ses voiles et ses mariages forcés. (…). Partout et jusque dans la Palestine du Hamas, le glaive du Prophète mettra son poids dans la balance. Il cherche en vain à convaincre dans le monde 5,4 milliards d’infidèles. Mais, dans la terre arabe où son prophète est né, Allah gouverne les reins et les cœurs de foules prosternées. » Le 31 octobre 2011 Dans le débat présenté par Yves Calvi dans son émission « Mots Croisés » qui a eu pour thème « Printemps arabe, automne islamiste ? », Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, président d’une société de conseil en stratégie géopolitique, déclara éprouver « un malaise » à entendre les interventions – qu’il jugeait trop fermes, frisant l’ingérence – portant sur la menace potentielle née de la victoire d’Ennahda en Tunisie. En un mot, le peuple tunisien a choisi et nous n’avons plus à interférer. Son opinion valait également pour la Libye et l’Égypte, enfin libres de voter. Émotion chez les tenants des droits de l’homme qui considèrent cette Déclaration comme un modèle éthique universel. Aucune civilisation « étrangère » engoncée dans l’archaïsme de ses censures sacrées ne peut donc, selon eux, être admise comme compagnon de vie.

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Synthétisons leur thèse comme suit : la France n’a pas dépensé 300 millions d’euros pour permettre la renaissance du fondamentalisme, voire de l’intégrisme. Le coût de la guerre en Libye sera en définitive payé par les impôts des citoyens français qui estiment dès lors avoir le droit de s’inquiéter, de s’insurger même devant la dérive du Printemps arabe vers un automne qui pourrait virer en un hiver refroidissant le climat jusqu’au sein de l’Union européenne. Pour ces tenants des droits de l’homme, l’on pouvait espérer qu’une Tunisie, exceptionnellement « francisée », ne prendrait pas le chemin de la perte de la modernité instaurée par le président Bourguiba lors de l’accession à l’indépendance du pays. La laïcité locale envisage d’ailleurs fort mal de devoir éventuellement recommencer la lutte pour avoir le droit de vivre à l’européenne. À la « française », selon un code éthique « pollué » d’après le chef du parti islamique dit modéré Ennahda. NDLA : À vrai dire, seule une minorité de commentateurs ne s’inscrit pas dans cette « vision missionnaire » des partisans de la Déclaration occidentale des droits de l’homme. Pour ces analystes réticents, cette éthique ne peut prétendre devenir universelle. Non pas qu’elle ne mérite pas de l’être tant elle est porteuse d’une liberté réfléchie, mais parce qu’elle exige pour l’individu un accès absolu à l’autonomie de conscience et d’expression. Ce que refusera nécessairement une société fondée sur les impératifs d’un texte sacré ou une société bâtie sur une logique collectiviste. Telle la musulmane ou la chinoise.

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D’abord, voyons l’opposition du religieux à l’édifice moral de l’Occident. En effet, nulle autorité humaine n’est autorisée par les religions à déroger à la volonté de Dieu. Pour le président du CNT Abdeljalil, dès lors que la polygamie est admise par la charia, elle ne peut être condamnée, quels qu’aient été les acquis des femmes libyennes sous l’ère Kadhafi. De la même manière, Hassan Al-Saoudi, le salafiste tunisien que nous avons cité en amont déclarait qu’il n’avait rien contre la démocratie, sauf dans le modèle préconisé par la Révolution française. Il exprimait ainsi que la démocratie musulmane peut parfaitement exister au sein de sa communauté régie par la charia, à condition de respecter le prescrit de ce texte sacré, chaque religion pouvant être démocratique dans l’enclos de son pré carré dogmatique. Indéniablement, le salafisme – qui refuse de partager avec d’autres religions le terrain du sacré – considère la laïcité comme l’adversaire « diabolique » du religieux alors qu’aux yeux d’un Occidental, elle vise seulement à séparer le temporel du spirituel, et ainsi à protéger toutes les croyances contre l’hégémonie de l’une d’entre elles. Ensuite, traitons d’une société fondée sur le collectivisme. La Chine constitue à cet égard un excellent exemple. Il apparaît que la Déclaration occidentale des droits de l’homme n’est pas plus acceptée dans le collectivisme que dans le religieux, car la société chinoise est bâtie non sur l’individu mais sur la cohésion du groupe.

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Le monde des ruches ne survit que par l’obéissance inscrite dans l’instinct des abeilles. Le pilotage de la Chine athée abritant un milliard et demi d’habitants ne peut échapper au chaos que sous la férule d’une « mère pondeuse », qu’elle soit impériale ou communiste. Le vice-président chinois conteste l’émiettement des comportements des gouvernements occidentaux – à vrai dire, la crise de l’euro lui donne quelque peu raison – alors que la richesse arrogante de la Chine serait due, à ses yeux, à la massification collective des efforts de modernisation menés par une oligarchie issue de l’élite. Un pouvoir sans partage, doté de moyens puissants de cœrcition destinés à assurer l’essor économique remarquable dont profite l’immense population du pays. Il n’y a pas qu’Eric Zemmour qui joue dans le grinçant. Patrick Besson, en page 15 de l’hebdomadaire français « Le Point » du 10 novembre 2011, défie lui aussi le bien penser occidental : « Si la démocratie était le meilleur système possible, c’est l’Europe qui rachèterait les dettes de la Chine et non l’inverse. » Un humour qui ne manque pas de pertinence, mais qui omet bien sûr le vice de toute dictature : la privation de la liberté d’expression. À l’analyse, une question peut cependant se poser : peut-on diriger un pays d’un milliard et demi d’habitants se relevant péniblement de 4 000 ans de dynasties arbitraires en adoptant tous les risques de la démocratie, dont le principal est l’inévitable dérive funeste de l’électoralisme.

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L’URSS n’a pas agi autrement. Combien de citoyens des pays de l’Est expriment leur regret amer de ne plus « vivre suffisamment », serait-ce dans la grisaille autoritaire du communisme, et d’en être réduits à présent à une « survie lamentable » dans la lumière inondant… l’existence des mieux nantis du régime capitaliste. Invité à séjourner définitivement aux États-Unis, le violoniste David Oïstrach refusa cette proposition alléchante en déclarant qu’il était né fils de paysans et que Moscou, reconnaissant ses aptitudes musicales exceptionnelles, lui avait offert des bourses d’étude lui permettant de se hisser au sommet de son art. « Je ne peux trahir mon pays à qui je dois tant », avait-il conclu. Et pourtant, quelle négation des droits de l’homme sévissait dans son pays, avec son cortège de « purges » et son oppression meurtrière ! Croire à la possibilité de l’expansion des droits de l’homme occidental à la planète tout entière est une conviction enthousiasmante, que nous ne pouvons que partager et encourager de toutes nos forces. Mais, forts d’une lucidité aiguisée par l’étude des variétés de l’humain, nombre d’analystes n’espèrent guère qu’un seul modèle éthique puisse un jour régner sur le monde… sinon celui d’une religion hégémonique ou d’un tyran universel. À noter que le fondamentaliste habile n’empruntera pas la voie radicale du salafiste, ni ne rejettera la Déclaration des droits de l’homme respectant si intensément la liberté individuelle. Il l’invoquera au contraire pour obtenir une 657

communautarisation de la société au nom de la liberté de choix, aidé chaleureusement en cela par les Ligues régissant l’application de ladite Déclaration ! Ces Ligues qui s’opposent en effet, avec les fondamentalistes, à l’interdiction du port du voile, du niqab et même de la burqa. Alors que, paradoxe fâcheux, les laïques tunisiennes, qui manifestent par ailleurs pour conserver leur statut de modernité, invoquent les mêmes droits de l’homme pour maintenir les acquis hérités de l’influence française. Incontestablement donc, les droits de l’homme sont utilisés tant à l’appui des thèses communautaristes que de la sauvegarde des valeurs de la civilisation occidentale. Le 17 novembre 2011 L’hebdomadaire français « Le Point » publie à cette date, en sa page 78, une savoureuse enquête sur le thème de « Qui est véritablement Rached Ghannouchi ? », le dirigeant d’Ennahda. Les auteurs de cette analyse sont Mireille Duteil et Julie Schneider. Pour elles, il s’agit d’un penseur islamiste à deux facettes, l’apaisante et l’agressive. Il fut condamné à mort par Habib Bourguiba en 1987, mais fut sauvé par le coup d’État de Zine Ben Ali qui commua sa peine en exil. Réfugié à Londres en 1993, il ne rejoint Tunis qu’en février 2011, auréolé de son prestige de résistant à la tyrannie laïque. NDLA : Il fut donc condamné à mort par le héros de l’indépendance que fut Bourguiba, immortel dans la mémoire des Tunisiens modernistes. Bigre ! Il fallait que le condamné

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soit véritablement très dangereux pour la réforme du pays voulue par le libérateur du pays, peu susceptible d’être condamné pour crimes de guerre contre son peuple. Paradoxalement, Ghannouchi fut gracié par Ben Ali, le futur dictateur exécré qui, à l’époque, semblait donc plus clément que son célèbre prédécesseur, mais cependant tout aussi convaincu que lui du danger extrême que représentait cet islamiste notoire. Nos deux enquêteuses reprennent dans leur article des déclarations de Ghannouchi, édifiantes sur le climat d’adoucissement de ses thèses par rapport aux propos proférés antérieurement, même si ces dernières transpirent dans des passages de ses discours actuels. Voyons donc quelques uns de ses propos rapportés par les deux journalistes du « Point »: « L’islam passera en ce siècle de la défensive à l’attaque. Ce sera le siècle de l’État islamique. » (Septembre 1979, « Notre ami Ben Ali » de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi, éditions La Découverte). « (Il est souhaitable que) le consensus sur lequel s’unit la société tunisienne corresponde à la charia, en respectant ses règles fixes : interdiction de l’alcool, des rapports sexuels hors mariage, des droits des homosexuels… » (Avril 2011, lors d’un débat à Tunis). « L’État tunisien est un État islamique selon l’actuelle constitution, sa législation est inspirée de la charia. » (27 avril 2011, lors d’une réunion à Paris).

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« L’apostasie est le reniement de l’islam après qu’on l’a embrassé de plein gré. (…). Des versets du Coran ont dénoncé à plusieurs endroits le caractère affreux de ce crime et menacé quiconque s’en rend coupable du plus atroce des supplices, sans toutefois édicter une peine précise ici-bas. Quant à la tradition, la sunna, elle a exigé la mise à mort (conformément au hadith) : tuez quiconque change de religion. » (1993 dans « Les libertés publiques dans l’État islamique », de Rached Ghannouchi). NDLA : Terminons logiquement cette phrase : … sauf si la conversion s’effectue en faveur de l’islam. C’est ainsi que, sans état d’âme, les salafistes allemands distribuent gratuitement 25 millions d’exemplaires du Coran en Allemagne, en Suisse et en Autriche, mais nous ne vous conseillons pas de faire de même avec la Bible en terre musulmane… « La société islamique organise individus. On ne peut concevoir de ou de musulman laïque, sauf à l’essentiel pour l’islam. » (Octobre « Algérie Actualités »).

la vie spirituelle des société islamique laïque renoncer à ce qui est 1989, dans le quotidien

« Nous rejetons votre conception qui consiste à séparer la religion et la vie de la société. » (Avril 1993, dans l’hebdomadaire « L’Express »). « Le hidjab (NDLA : foulard couvrant les cheveux et la nuque, laissant le visage découvert) représente l’une des expressions de la société musulmane. L’État musulman l’encouragera ». (…). « Les bars fermeront quand ils 660

n’auront plus de clients. Ce sera peut-être l’affaire d’une génération. L’objectif n’est pas tant l’interdiction que la suppression de la demande. (…). Ce n’est pas parce que nous sommes tolérants que nous devons accepter les atteintes à la dignité de nos peuples. » (1990, dans l’hebdomadaire « Jeune Afrique »). « Nous avons toujours défendu le droit des hommes et des femmes de choisir leur mode de vie. Nous sommes contre toute imposition du foulard au nom de l’islam, et nous sommes contre toute interdiction du port du foulard au nom de la laïcité et de la modernité. » (Mars 2011, sur Al Jazeera). « On est devenus Franco-arabes, c’est de la pollution linguistique. Celui qui n’est pas fier de sa langue ne peut pas être fier de sa patrie. Nous sommes Arabes et notre langue, c’est l’arabe. ». (Octobre 2011, à la radio Express FM). NDLA : Qui ne distingue non seulement la transformation du message des années 90 par rapport à celui de l’année 2011, considérablement plus adapté à la situation postrévolutionnaire ? Le parti Ennahda n’a en effet – pas encore ! – la majorité absolue. Il ne peut « totalement effaroucher » les laïques. Cette situation est somme toute semblable à celle qui prévaut en Turquie où l’AKP n’est pas parvenu – pas encore ! – à obtenir la majorité qualifiée nécessaire pour rédiger seul la Constitution, alors qu’il a pu – doté déjà de la majorité absolue – éradiquer les digues laïques de l’armée et du judiciaire. La stratégie clairement révélée dans cette enquête publiée par « Le Point »: le temps fera son travail de renaissance d’un 661

islam généralisé grâce aux prêches des mosquées, à l’omniprésence d’un encadrement social et à la rigueur morale des dirigeants inspirés par le Divin. Une simple analyse des propos de Rached Ghannouchi le démontre clairement : - les bars fermeront quand la demande des clients sera éteinte. Ce qui ne devrait durer qu’une génération ; - les hommes et les femmes peuvent choisir leur mode de vie… dans une nouvelle Tunisie régie par le cadre de la charia, où l’État musulman encouragera le port du hidjab. Il faut arriver à ce que la démocratie tunisienne marie islam et modernité, et l’éviction de l’influence occidentale, où prévaut la séparation du temporel et du spirituel, est essentielle pour y parvenir. Il s’agit donc d’éteindre l’influence de la France, dont le vecteur linguistique « pollue » l’éthique de la nation tunisienne… Dont acte. Le journal belge « Le Soir » publie en ses pages 16 et 17 de l’édition du 17 décembre 2011 une enquête signée Véronique Kiesel donnant la parole aux femmes du Printemps arabe. Parmi elles, Khadija Cherif, une Tunisienne engagée depuis 30 ans dans la défense des droits humains et plus particulièrement ceux des femmes, est aussi secrétaire générale de la Fédération internationale des droits de l’homme. La poussée des islamistes d’Ennahda aux élections l’inquiète :

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« Nous sommes inquiètes mais surtout vigilantes. Et très mobilisées. (…). Mais je ne crois pas que Ennahda accepterait un retour de la polygamie, de la répudiation. Ces progrès sont ancrés dans le quotidien des femmes. (…). (Cependant,) la démocratisation a levé les tabous mais permis aussi aux discours conservateurs et religieux de se faire entendre. Il y a donc, pour les Tunisiennes, un risque de régression. Par ailleurs, après les élections, il y a à peu près le même nombre d’élues qu’avant. Mais un seul parti a joué le jeu de la parité en acceptant de mettre des femmes en tête de liste, et c’est Ennahda ! La majorité des femmes qui siègent à l’Assemblée constituante sont donc islamistes. » Le 28 mars 2012 Ennahda appuie sur le frein d’une islamisation fort mal acceptée par une minorité « libérale » déchaînée. Ce parti décide ainsi que la nouvelle Constitution, prévue pour fin 2012, aura un caractère séculier. Son préambule ne fera aucune référence à la charia. Le chef du parti, Rached Ghannouchi, a confirmé que son article clef stipulera : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain. Sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République. » Il a également précisé que « la charia est une notion un peu floue pour l’opinion publique » et que « des pratiques erronées dans certains pays ont suscité la peur ». Il a encore ajouté : « Il ne faut donc pas graver dans le texte fondamental des définitions ambiguës qui risquent de diviser le peuple. » Mais… d’autres propos ne rassurent pas les laïques. Ainsi,

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cette phrase : « L’islam est la religion de l’État avec tout ce que cela implique. » Les libéraux y voient une concession accordée aux salafistes, très agités. Existerait-il donc une charia « cachée » attendant de s’établir habilement, avec une lenteur calculée ? De fait, les salafistes ne cessent de se manifester, souvent violemment. Ils ont déjà à plusieurs reprises envahi les locaux de l’Université de la Manouba, un phare de modernité, en exigeant le port du niqab dans l’enceinte du campus. Et Rached Ghannouchi ne fait guère preuve d’autorité pour intervenir à l’encontre de ces manifestations excessives. Il est vrai qu’il a fort à faire pour calmer l’islamisme virulent au sein de son propre parti. Ainsi, l’un de ses ténors a réclamé, en interprétant un verset du Coran, que l’on « punisse de mort par crucifixion, démembrement ou bannissement »… les grévistes de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ! Et il aura fallu deux jours de discussions intenses au sein d’Ennahda pour que le pragmatisme modéré l’emporte par 52 voix contre 12 et quelques abstentions. Pragmatisme modéré tel qu’annoncé certes, mais on peut douter de l’expression « modéré » si l’on lit ce qu’écrit Camille Le Tallec, la correspondante de l’hebdomadaire belge « Le Vif/L’Express » du 6 avril 2012, en sa page 70 : « (Les relations tendues du gouvernement avec l’UGTT), l’ex-syndicat unique, sont une source d’inquiétude. “Le gouvernement entretient le flou sur la mise en œuvre des accords signés après la révolution concernant le secteur public”, relève le secrétaire général adjoint de l’organisation. 664

“Ennahda avait soutenu les grèves avant les élections”, ajoute-t-il, “mais stigmatise aujourd’hui les revendications des travailleurs.” De fait, le gouvernement a multiplié les appels à une trêve sociale. La tension a atteint son paroxysme (au mois de mars) lorsque l’UGTT a accusé les militants d’Ennahda d’avoir vandalisé ses locaux. (…). Certains (manifestants) ont demandé la chute du gouvernement. (…). Reste la question religieuse. À la faculté de lettres de la Manouba, dans les environs de Tunis, un bras de fer oppose depuis des mois l’administration à des salafistes, qui réclament l’admission d’étudiantes en niqab. Après plusieurs sit-in émaillés d’incidents violents, les doyens des universités de lettres du pays ont réclamé une circulaire ministérielle afin d’interdire le port du niqab dans leurs établissements. “Nous n’avons pas à intervenir dans des débats d’ordre idéologique”, répond le ministère de l’Enseignement supérieur. Une position que le doyen (…) de la Manouba assimile à de la “complaisance” et à un “encouragement tacite”. La critique est reprise par le camp laïque, qui note une amplification de l’activisme salafiste depuis l’arrivée au pouvoir d’Ennahda et s’inquiète des véritables intentions du parti. (D’autant que) le 28 février, le chef du groupe parlementaire d’Ennahda a déclaré que (…) la future Constitution “ne devrait pas contenir des dispositions contraires au Coran”. (Peu rassurant également, le gouvernement) à la recherche d’argent frais, a mis le cap sur les pays du Golfe et prône la diversification des partenaires économiques, afin de mettre fin à la “dépendance envers l’Europe”. » 665

Certainement peu rassurant, puisque nous savons que les pays du Golfe, exacerbés en matière de fondamentalisme actif, ne demandent qu’à « aider » la Tunisie à progresser dans la voie islamiste ! Homme habile, Rached Ghanouchi a cependant commis l’imprudence de « soulever le voile », dès sa victoire acquise, sur sa stratégie : ne contraindre personne à se soumettre aux prescrits de l’islam… considérant que le simple écoulement du temps et une éducation appropriée suffiraient à ramener les comportements dans la voie de l’éthique religieuse… Avril 2012 Le rédacteur en chef du quotidien tunisien « Al Maghreb », Zied Krichen, exprime clairement l’irrémédiable « nécessité » d’islamiser la renaissance démocratique : « La laïcité implique la neutralité totale de l’État. Or, nous sommes dans une phase historique qui nécessite que l’État ait une politique religieuse. » Encore faut-il évaluer sa radicalité. Ennahda possède une aile prudente, conservatrice modérée, qui joue la carte d’une restauration lente des valeurs islamiques, mais une autre aile est résolument fondamentaliste, proche du tempérament salafiste. Décidément, la Tunisie a devant elle un avenir incertain, mais une chose est sûre : la laïcité vivra un effritement considérable.

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Une certitude, au point que le président du sénat belge, Armand De Decker, prévoit une vague de réfugiés politiques laïques, provenant de Tunisie et de l’ensemble des pays du Printemps arabe, ne fuyant plus cette fois les dictatures mais bien l’islamisme. Mi-juin 2012 Un glissement prévisible vers l’affrontement entre les tenants de la liberté d’expression et les partisans de la primauté des prescrits moraux de l’islam a ébranlé le pays d’une façon dramatique. D’où vient l’étincelle ? D’une exposition de peinture récente, exprimant de façon très expressionniste, voire même provocatrice le contraste entre les impératifs de la religion – niqab, port de la barbe, attitudes pieuses exagérées… – et la libre dérision de l’expression artistique. Les salafistes sont d’abord intervenus pour demander le retrait de certaines œuvres, puis le ton est monté entre les spectateurs présents dans l’exposition et ces perturbateurs. La confrontation a finalement gagné la rue, au point que le gouvernement a dû ordonner un couvre-feu nocturne pour préserver de multiples sites d’incendies volontaires. En effet, avaient déjà brûlé des postes de police, des sièges de partis politiques et même le siège du principal syndicat ouvrier. La situation a fort ému non seulement les laïques mais aussi un gouvernement certes islamisant mais décidé à ne pas se laisser déborder par des abus terroristes. En effet, à l’appui de ces manifestations, Al-Qaïda a lancé un appel adressé à l’ensemble du peuple pour qu’il réclame l’application de la

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charia. Un chef salafiste tunisien, bien connu pour la virulence de ses propos, a même réclamé un soulèvement populaire et a qualifié la politique du parti Ennahda de « pseudo-islamiste ». Le gouvernement tunisien pratique, il est vrai, une politique ambiguë. D’une part, il fait régner durement l’ordre mais d’autre part, il lâche du lest en faveur des islamistes en proclamant que la liberté d’expression ne peut pas déborder sur le non-respect du sacré. En d’autres termes, le prescrit du religieux est protégé contre « les abus de la liberté de pensée ». NDLA : Certes, les religions ne peuvent, dans une démocratie occidentale, constituer des citadelles échappant à la libre expression de la contestation extérieure. Mais le simple respect des convictions d’autrui prôné par la Déclaration des droits de l’homme engage à ne pas se complaire dans l’agression de leur sacré. L’exposition de Tunis n’était pas, à vrai dire, empreinte de cette réserve apaisante. Y figuraient des femmes en niqab, enfoncées jusqu’à mi-corps dans un tas de pierres, des « barbus » contemplant une femme nue au sexe recouvert par un plat de couscous, des femmes en niqab transformées en punching ball… Certes, et sans aucun doute, un défi manifeste mais aussi le signe d’une exaspération et d’une angoisse des laïques devant la menace d’un islamisme ne respectant en rien la liberté de pensée ni la modernité chaleureuse des musulmans modérés.

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Que les salafistes prennent donc conscience que leur enfermement fondamentaliste agressif ne peut que leur apporter une réponse de rejet sans nuance, voire elle aussi outrancière. Fin juin 2012 Les « modernistes » – expression qu’ils préfèrent à « laïques » – s’efforcent de former un front uni en prévision des élections présidentielles et législatives de 2013. Ils ont affirmé leur confiance en un « homme de ralliement », Béji Caïd Essebsi, âgé de 84 ans, ancien compagnon de Bourguiba et plusieurs fois ministre. Ce nouveau parti rassembleur, « L’Appel de la Tunisie », entend réunir l’opposition – dont le parti républicain et le syndicat UGTT – contre les islamistes. Mais les observateurs notent le maintien classique du défaut « laïque », à savoir le goût des particularismes divergents. Il manque en effet à ce courant d’idées « la soudure de la foi » propre aux islamistes ! Le 17 juillet 2012 Le mouvement Ennahda décide, lors de son grand Congrès, de jouer la carte du centrisme. Après cette assemblée houleuse opposant conservateurs et tacticiens pragmatiques, le parti décide de se rapprocher – disons plutôt de moins les effaroucher – des modernistes laïco-libéraux avec lesquels il est contraint de gouverner faute de posséder la majorité absolue. Les propos sont clairs : « N’importe quel type d’extrémisme peut faire faillir l’État » déclare Abdelatif Makki, le président

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de ce Congrès. Quant à Rached Ghannouchi, il a été réélu président du parti avec 73 % des voix et, la correspondante Isabelle Mandraud rappelle en page 5 du quotidien français « Le Monde » du 17 juillet que « L’inscription de la charia (…) a été abandonnée bien en amont. (NDLA : en mars 2012) » Pour nombre d’analystes, Ennahda, qui cherche à tout prix à conserver le pouvoir, affiche dès lors une ferme volonté stratégique de concessions envers ses alliés laïques. Cependant, son aile conservatrice islamisante, contestée par les « jeunes » révolutionnaires du parti, pourrait bien avoir cédé un moment du terrain devant la persistance de la mémoire du bourguibisme au sein de la société tunisienne fortement francisée. Un nouveau Congrès est d’ailleurs prévu dans deux ans… le temps jugé nécessaire pour rééduquer les citoyens aux « valeurs anciennes » de l’islam ? Les mêmes commentateurs doutent du reste de la sincérité du repli sur la modération de la direction d’Ennahda au cœur de l’été 2012 alors que, au lendemain des élections d’octobre 2011, Rached Ghannouchi proclamait : « la langue française pollue l’islam ». Un signe évident de volonté d’éradication de l’influence occidentale, source de laïcité. En tous les cas, le courant séculier ne peut que se réjouir du présent glissement d’Ennahda. À ce propos, le quotidien français « Libération » du 19 juillet 2012 publie, en sa page 6, une interview du président tunisien réalisée par Marc Semo. Ancien responsable de la Ligue des 670

droits de l’homme, fondateur du parti laïque « Congrès pour la République », Moncef Marzouki semble croire à un avenir prometteur : « (Les Tunisiens sont capables de) travailler ensemble entre islamistes modérés et laïcs modérés. » Mais, prudent, il prétend considérer comme ambigu le terme « laïc » : « En arabe, (ce mot) est synonyme d’athée et, pour cela, nous préférons parler d’État civil, afin d’éviter toute équivoque. Nous sommes nous aussi des musulmans, mais nous pensons que la religion doit rester avant tout une affaire privée. » Pour lui encore : « Les salafistes sont des “lumpen”, des déclassés souvent passés par la case criminaliste et qui s’estiment trahis par l’islamisme bourgeois. » Le 24 août 2012 Lors de la Conférence de son parti, le président Marzouki écrit une lettre ouverte exprimant son inquiétude sur l’orientation de la gouvernance de son pays. Une phrase éclairante : « Ce qui complique la situation, c’est le sentiment grandissant que nos frères d’Ennahda s’emploient à contrôler les rouages administratifs et politiques de l’État. » 2. L’Égypte Deuxième dans l’ordre chronologique des révolutions, deuxième domino effondré. Comparée à la Tunisie, l’Égypte compte peu de « bourgeois » parmi ses 80 millions d’habitants. L’État y domine grâce à la rente du pétrole et du tourisme et à l’aide considérable des

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États-Unis, remplaçant celle de Riyad, supprimée lors de la signature du traité de paix par el-Sadate et Begin après la guerre de 1973. Depuis lors, Washington octroie 2 milliards de dollars par an au régime égyptien et, au surplus, accorde spécifiquement à l’armée 1,3 milliard de dollars ainsi qu’une aide technologique à ses unités d’élite. On estime ainsi à 40 milliards de dollars les réserves financières accumulées par l’armée sous les régimes d’elSadate et de Moubarak. Les militaires forment donc une caste richissime, et le maréchal Hussein Tantaoui a pris aisément les brides de l’État à la place de Moubarak. Ce président du Comité militaire cumule lui-même les fonctions de commandant en chef et d’entrepreneur à la tête d’un empire commercial et industriel. La junte contrôle une part considérable de l’électroménager, de l’agroalimentaire, du tourisme, du bâtiment… le tout couvert par le secret-défense. Cette caste ayant refusé de tirer sur les citoyens égyptiens, elle fut d’abord fort aimée par les révoltés… mais, en avril 2011, ceux-ci se retournent contre le maréchal Tantaoui, accusé d’avoir trop bien servi le président Moubarak, lequel est également ciblé et, emprisonné, doit rendre des comptes ainsi que ses deux fils, pour sa gestion personnelle de fort longue durée, qui lui aurait rapporté une fortune colossale. En traitant l’Égypte plus en profondeur, nous constaterons au fil de notre analyse que cette nation reste dangereusement explosive. Ouvrons le dossier : 672

La manifestation révolutionnaire « statique » y fut tenace, avec tentes, nourriture, relais des insurgés, le tout « protégé » par une armée qui refusait d’user de la violence. En finale, le président Moubarak, un héros de la guerre de 1973 contre Israël, est « persuadé » de se retirer du pouvoir par ses pairs militaires, désireux de préserver leur position ultradominante dans le pays. Le maréchal Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées, assure une transition en douceur, et cède le pouvoir au civil Essam Charaf. NDLA : Mais la rue gronde. Certes, l’armée a dû consentir à juger le général Moubarak, et cela selon les conditions voulues par « le peuple », c’est-à-dire devant une juridiction civile pour éviter toute manœuvre de mansuétude de la part des pairs de l’accusé. Mais le maréchal Tantaoui n’a pas la main tendre vis-à-vis des « manifestants perpétuels » qui suscitent un chaos permanent dans une Égypte fragile… et menacent constamment le pouvoir de l’armée. Ainsi, les manifestants incarcérés sont jugés par des tribunaux militaires fort « rigides ». Se réveille alors l’influence « discrète » des Frères musulmans, dont la cohérence organisationnelle fut démantelée dès 1954 par le colonel Nasser. Malgré les accusations dont ils furent l’objet, il est douteux que ce soient des Frères musulmans qui aient incendié, le 4 mars 2011, une église copte dans le village de Soul, près du

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Caire, faisant treize morts et cent quarante blessés chrétiens. Pourquoi ce doute ? Il suffirait aux Frères musulmans d’attendre patiemment, calmement, la venue de la démocratie promise pour déployer leur puissance alimentée par les pétrodollars de pays voisins fondamentalistes, comme le Soudan, l’Arabie, le Koweit ou encore le Qatar… Ainsi, dès avril 2011, ils annoncent la formation de leur parti en déclarant espérer atteindre au parlement le score – « étourdissant » – de 45 % des suffrages. Peut-être même 50 % selon leur porte-parole. Alors qui sont les responsables de cet incendie ? Des agents de Moubarak tentant de susciter des divisions dans le camp révolutionnaire ? Des salafistes ? De simples musulmans « excessifs »? Quoi qu’il en soit, le motif du massacre obéit à cette hargne stupide que nourrissent l’intolérance et l’oppression d’une foi enfermée dans ses certitudes absolues. Mais que s’était-il donc passé ? Un mariage était prévu entre un copte et une musulmane dont les futurs enfants seraient « perdus » pour une collectivité islamique ne supportant ni la conversion ni l’apostasie. Une rixe fatale éclata entre le père de la jeune femme et un cousin voulant laver « l’honneur de la famille ». Lors de l’enterrement, le feu est mis à l’église. De jeunes musulmans refusent qu’elle soit reconstruite alors que d’autres jeunes et

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certains imams s’élèvent contre ces violences indignes du nouvel esprit démocratique qui doit prévaloir. En effet, cette démocratie annoncée est ressentie par la plus grande part de la jeunesse et des adultes égyptiens comme une conquête de libération totale, ouverte sur un destin enfin digne. Une inquiétude les tenaille cependant, évoquée de multiples fois durant les journées et les nuits d’insurrection : que l’islamisme ou les caciques de l’armée leur confisquent leur espérance. Et ce n’est pas l’incendie d’une autre église copte, en avril 2011, qui les rassurera. Un incendie cette fois fondé sur la rumeur selon laquelle une copte y était séquestrée car elle exprimait le souhait de se convertir à l’islam. Un motif d’autant plus surprenant que l’inverse, la conversion d’une musulmane au christianisme, contraint traditionnellement sa famille à laver l’honneur dans son sang. L’islam n’accepte que la conversion qui lui profite, celle d’une croyance erronée vers une croyance estimée authentique car marquée au sceau de la Révélation ultime. Mais quelle réalité recouvre-t-elle donc le terme « islamiste » en cause ? Trois courants principaux sont à distinguer : D’abord les Frères musulmans, qui développent un remarquable réseau caritatif, social et professionnel servi par un grand nombre d’intellectuels et d’artisans émérites. Beaucoup de médecins, d’ingénieurs, d’avocats, d’artistes, de commerçants sont membres de cette mouvance partagée actuellement entre modérés modernistes et traditionalistes 675

nostalgiques. Ce n’est plus un groupe homogène, mais la vision laïque de l’État est unanimement contestée. Le temporel doit céder le pas au spirituel, n’en être que l’expression politique et juridique. Offrant un visage apaisant, libéraux en matière d’ouverture à un pragmatisme économique – notamment en matière touristique conservée intelligemment « à l’occidentale » –, greffés sur une modernité mondialisante, les Frères sont inébranlables dans le domaine de la justice « à la musulmane ». La charia garantit pour eux la fin de la corruption et des inégalités sociales. Elle devrait cependant être appliquée graduellement selon leurs intentions, en donnant du temps au temps pour la reprise en main des « égarés » atteints du virus de la laïcité. Pour les analystes européens les plus vigilants, ceux qui ont le souci de protéger et de sauvegarder cette laïcité, cette thèse paraît semblable – résonnant comme un écho funeste – au plan de l’AKP en Turquie, celui du grignotage des acquis du kémalisme. D’autant que les Frères musulmans ne se déchaînent dans la rue avec les « jeunes » révolutionnaires que lorsque la manifestation exige la mise à l’écart du pouvoir militaire. Leur parti s’oppose en effet avec acharnement au maintien de l’armée à la tête de l’État, même si les généraux assurent qu’ils laisseront en temps utile – le pays étant apaisé – ce pouvoir aux civils. Les Frères s’inscrivent donc dans le plein sillage du Premier ministre turc Erdogan, voulant ainsi tourner définitivement la page des régimes de Nasser, d’el-Sadate et de Moubarak qui les ont condamnés au silence. Mais ils craignent que l’armée, dotée comme eux de moyens financiers considérables, ne 676

parvienne à s’enkyster comme en Turquie. Et qu’il leur faille alors mener la même longue lutte acharnée que celle des islamisants d’Ankara pour parvenir à forcer le rempart laïque des militaires. L’ampleur de ce courant, « réveillé » par la Révolution arabe, est telle que nous estimons utile de dresser un tableau plus détaillé de ce mouvement sans frontière, s’amplifiant en une vague irrésistible. Nous le répéterons en aval : grâce à l’immense réseau des mosquées, à sa stratégie de la charité irriguée par les pétromonarchies du Golfe et au sens réel de l’éthique de ses dirigeants. Une éthique considérée par l’Occident comme archaïque et peu conforme à celle des droits de l’homme mais ressentie par la majorité de la population arabe comme une émanation morale du Divin stabilisant les rapports sociaux. Créé en 1928 par Hassan el-Banna, ce mouvement religieux entendait, et entend toujours, offrir une alternative aux valeurs occidentales des élites. En 2011, libéré des interdits édictés par Bourguiba, Ben Ali, Nasser, el-Sadate, Moubarak, Saddam Hussein, Kadhafi et bientôt probablement Bachar elAssad, il répand, en une vaste lame de fond au Sud de la Méditerranée, ses convictions fort éloignées de la conception démocratique de l’Occident. La « confrérie » des Frères, pourchassée, habituée à voir nombre de ses membres emprisonnés, prend les mêmes précautions – quelle comparaison entre deux organisations aux objectifs aussi dissemblables ! – que la franc-maçonnerie, tout aussi persécutée au fil de son histoire : pas de carte de membre, pas de liste publiée, aucun fichier informatisé ouvert aux non-membres. 677

En page 18 du quotidien belge « La Libre Belgique » des 12 et 13 novembre 2011, on peut lire une étude fouillée de son envoyé spécial au Caire, Christophe Lamfalussy. Ses propos portent donc sur le milieu égyptien, où les Frères ont fondé en 2011 le « Parti de la liberté et de la justice », chapeauté par un Guide suprême, Mohammed Badie. À remarquer également qu’existe une organisation internationale de coordination, le Tanzim al-Dawli. Synthèse de cette étude. Une stricte hiérarchie régente l’organisation, structurée en cinq niveaux, et dans laquelle les « Sœurs » ne peuvent dépasser le deuxième. Mohammed Badie, le guide suprême, en dirige le Bureau de guidance de 21 membres. Selon ces dirigeants, 40 000 de leurs membres furent jetés en prison par l’ancien régime. La confrérie connaît actuellement une déchirure profonde qui affaiblit considérablement la cohérence de son impact sur la politique égyptienne. En effet, la vieille garde – très hostile aux chrétiens et fort misogyne – se heurte aux jeunes membres « dans le vent » d’une occidentalisation propagée par les médias internationaux. Ainsi, le moderniste Abou al-Foutou est devenu le cauchemar des conservateurs. Candidat à la présidence de l’État face au prétendant officiel de la confrérie, il rameute les partisans de l’ouverture. Bien que Frère, il pratique un langage que

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pourraient tenir certains laïques : pour lui, l’État devrait garantir la liberté de culte et, propos hérétique pour un islamiste, la liberté de conversion au christianisme. Rien d’étonnant qu’al-Foutou ait été exclu du mouvement ! Christophe Lamfalussy précise cependant : « (…) Les Frères se sont pourtant alignés sur un important document d’al-Azhar (NDLA : décidément un centre de modération), publié en juin dernier, qui résume l’attitude des plus grands penseurs de l’islam égyptien après le renversement du régime Moubarak. Ce document prône “un État national, constitutionnel, démocratique et moderne doté d’un système qui confirme le principe du pluralisme et le respect des trois croyances divines”. S’il estime que la charia islamique doit être “la source principale” de la législation – un principe déjà inscrit dans la constitution depuis le régime d’Anouar el-Sadate –, le document suggère de “garantir une pratique libre et sans obstacles à tous les rites religieux”. (…). » Une aide financière principalement saoudienne les soutientelle ? Impossible à confirmer. Mais il paraît évident que la puissance de leurs moyens de quête électorale et de leur faculté d’assister la masse des nonnantis ne peut, pour les commentateurs, se fonder sur les seuls apports privés propres au pays. La capacité organisatrice des Frères, gérée par une hiérarchie sans faille, et leur stratégie d’occupation du terrain social sont telles que, lors d’une grève de la police au Caire, ils ont assuré bénévolement la fluidité de la circulation ! Un exercice 679

de dévouement habile visant à conquérir le cœur des piétons et des automobilistes. Bien plus efficace en termes électoraux que les discours ou les affiches. Christophe Lamfalussy termine son enquête par une interview révélatrice du climat tendu qui s’intensifie entre l’armée, le courant laïque et la lame de fond islamiste. Un sondage rendu public le 3 novembre 2011, dont nous donnons les détails en aval, accorde à l’ensemble de la mouvance islamiste – Frères musulmans et salafistes réunis – 45 % des voix aux prochaines élections. Nous constaterons que cette prévision se révélera très sousévaluée… car le chiffre atteindra 71 % ! L’interviewée, Mona Makram-Ebeid, est conférencière à l’université américaine du Caire et issue d’une grande famille égyptienne. Son grand-père fut l’un des fondateurs du parti laïc Wafd dont la devise est : « La religion est pour Dieu, et la patrie est pour tous. » Écoutons ses journaliste :

réponses

aux

différentes

questions

du

L’armée joue-t-elle un rôle positif, neuf mois après la révolution ? « (…). Au début, l’armée s’est trouvée à la tête d’un pays de 80 millions d’habitants sans trouver un interlocuteur sur l’échiquier politique. Aucun parti politique n’avait de poids. (…). Les Frères étaient le seul mouvement d’opposition pendant le régime Moubarak. Il y a eu une sorte de troc. Les

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Frères ont promis à l’armée “d’encadrer” Tahrir, en échange de quoi, ils obtenaient un parti politique, un membre dans le comité d’amendement de la Constitution (ils en ont eu deux) et la libération des prisonniers politiques. La rumeur circulait alors que l’armée était en tandem avec les islamistes. » Un différend oppose cependant le vice-Premier ministre, de la mouvance militaire, à ces islamistes. Il souhaite établir les principes de la Constitution avant les élections afin que les 71 % d’islamistes ne puissent en nourrir le contenu. Les Libéraux sont donc favorables à cette prise de position de l’armée car ils tiennent au maintien des acquis en matière de citoyenneté et de liberté de culte. Ainsi les coptes pourraientils être régis par leurs propres institutions religieuses. « Voilà, et c’est pour cela que les Frères musulmans et les Salafistes attaquent le vice-Premier ministre en disant qu’il n’a aucune légitimité. (…). » (…) vous restez optimiste ? « (Les femmes) ne se sont jamais senties aussi marginalisées que par (les) diatribes antifemmes (des Frères musulmans). » Les sœurs musulmanes affirment pourtant être bien dans leur peau… « Elles ne réalisent pas qu’elles sont des pions dans le jeu des Frères et surtout, des Salafistes. » Ensuite les salafistes, violemment anti-chrétiens, des chrétiens considérés comme les adeptes d’une croyance dénoncée comme erronée par le Prophète. Ce sont ces

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salafistes qui, à Gaza, ont férocement assassiné un Italien totalement acquis à la cause palestinienne, au point que le Hamas lui-même en a été révolté et a pris le deuil. On les accuse également de fomenter des attentats contre les coptes en Égypte et contre les laïques en Tunisie. À noter qu’il existe deux courants salafistes. Les plus éduqués, généralement universitaires, sont opposés à la violence. Mais d’autres, généralement des militants de base régulièrement emprisonnés par les forces de l’ordre, pratiquent l’agression systématique et s’efforcent, notamment, d’apeurer les femmes refusant de porter le voile. Malheureusement, le Printemps arabe a procuré à cette tendance un dynamisme triomphant qui déborde jusque dans les rues européennes. Mais qu’est-ce précisément que le salafisme ? « Salaf » signifiant « prédécesseur », ses membres s’estiment les héritiers des compagnons de Mahomet. Ils s’inscrivent dans la mouvance de l’École dite « hanbalite », du nom de son créateur Ibn Hanbal, une École née au IXe siècle, qui fait suite à celles de l’hanafisme, du malékisme et du chaféisme. Elle prône le minimum de réflexion individuelle, ses adeptes étant strictement encadrés par le texte du Coran – ce qui, il est vrai, est obligatoire pour tout musulman – mais aussi par la sagesse suprême du contenu de la jurisprudence du Prophète, reprise dans ses propres commentaires formulés en dehors de la Révélation divine.

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L’une des formes les plus connues du salafisme est le wahhabisme saoudien, propagé au XVIIIe siècle par le prêcheur al-Wahhab. Là est la raison pour laquelle, en terre saoudienne, la lapidation existe toujours car il convient « d’imiter » les sanctions de l’époque mahométane. Au sein de l’ambiance omeyyade libérale, Ibn Hanbal impose, lui, d’obéir, sans exprimer aucune interprétation personnelle, aux « dits et gestes » du Prophète rapportés par ses proches, le plus souvent ses compagnons mais aussi des intimes, notamment son épouse Aïsha. Mahomet cesse d’être le simple Messager du Divin pour devenir le guide absolu du décodage du Coran. Être un salafiste, c’est veiller à enfermer le croyant dans l’interprétation figée des origines, c’est faire partie de la succession de la mince cohorte des intimes du Prophète, les « éclairés privilégiés ». La mouvance de ces hanbalites est habitée par l’obsession d’imitation du Prophète et s’enorgueillit d’être la seule secte « illuminée » par une sagesse non polluée par les dérives humaines des autres Écoles. Mais ne rêvons pas, toute religion possède ces « prétoriens de la pureté initiale », en grand courroux devant l’aménagement moderniste, profondément hérétique selon eux, de leur foi. Le salafisme peut être dangereux, car sa mission est de refuser la démocratie « à l’occidentale » qui ouvre à la liberté « sacrilège » de choisir l’impiété. Et il entend se répandre, en

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balayant les frontières, dans le monde entier pour « offrir le bonheur » à tous les hommes. Quant aux femmes… Un sondage rendu public le 3 novembre 2011 accorde 35,7 % des voix aux Frères musulmans, 26,2 % au parti Wafd « libéral-nationaliste » – plutôt laïque – et, surprise inquiétante, 8,9 % au parti Al Nour des salafistes, largement soutenus – même peut-être plus que les Frères – par les finances des wahhabites saoudiens. Plus grave encore : 73 % des sondés se disent plus proches de l’Arabie saoudite que de l’Europe ou de n’importe quel autre pays arabe. Riyad « serait un modèle pour la communauté islamique, béni par Allah et récompensé par Lui (par le don du pétrole) », déclare l’une des Sœurs musulmanes. Enfin, les djihadistes, souvent des salafistes armés, dont le combat extrémiste est principalement alimenté par la frustration du retard de l’islam vis-à-vis de l’avance prise par l’Occident héritier de la révolution industrielle et par l’humiliation née de l’insuffisance technique de leurs moyens d’action. Ils sont résolument déterminés à miner la puissance de l’Occident de toutes les manières. NDLA : La démonstration de puissance de l’OTAN en Libye est en soi une source d’irritation dont cet Occident ne mesure pas le danger en termes d’humiliation accentuée, même si le but était de « rendre service au Printemps arabe ». Plus dangereuse encore : la résistance de Kadhafi pouvait le transformer en héros dans la mouvance musulmane et africaine subsaharienne fondamentalement anti-occidentale ! Sa ténacité et les astuces de sa stratégie surprirent les États684

Unis et l’Europe au même titre que l’appui populaire dont il bénéficia dans les régions qui lui étaient acquises, la Tripolitaine et le Fezzan. Alors, pensons au ressenti positif à son égard de certains musulmans en mal de revanche des Croisades… * L’armée égyptienne ? Nous avons donc vu qu’elle est à la tête d’une fortune qu’elle a souvent placée dans des entreprises civiles, avançant ses tentacules dans le tissu de l’État et de la société civile. L’on comprend donc aisément le sens des nouvelles manifestations qui, en avril, réclamèrent le retrait du pouvoir du maréchal Hussein Tantaoui… Mais, une fois encore, qui alimente ces manifestations ? Le peuple libéré, les islamistes égyptiens craignant la laïcité traditionnelle de l’armée, des agents reprochant à l’armée son alliance avec les États-Unis ? À ce propos, l’attitude de cette « nouvelle » armée est ambiguë. Certes – pour rassurer Washington –, elle a promis dès les premiers jours de l’insurrection qu’elle respecterait les traités antérieurs, et donc celui de la paix avec Israël. Mais dans le même temps, elle laisse deux navires de guerre iraniens franchir le canal de Suez et gagner le port syrien de Lattaquié, levant ainsi l’interdiction établie par Moubarak pour que le Hezbollah libanais ne puisse être ravitaillé en armes. Mieux,

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la nouvelle Égypte renoue ses relations diplomatiques avec Téhéran qui, comme on le sait, proclame vouloir éradiquer l’État d’Israël. De même, le blocus de Gaza à la frontière du Sinaï est suspendu et certains groupes résolument antiisraéliens souhaitent traverser le Sinaï pour rejoindre leurs frères palestiniens. Le gouvernement provisoire s’efforce cependant de convaincre ces « pèlerins » de ne pas accomplir ce projet qui pourrait déstabiliser dangereusement l’équilibre politique de la région à un moment où le pays vit une période transitoire. De plus, en mai 2011, Le Caire annonce que le prix du gaz vendu bon marché à Israël selon les clauses du traité de paix signé par el-Sadate et Begin sera revu à la hausse. NDLA : En mai 2012, « l’ambiance » au Caire – chaque candidat à la présidentielle se sentant tenu de maudire Israël… sans oser pour autant proposer de rompre le traité de paix face à une armée israélienne qui fut victorieuse en 1948, 49, 56, 67 et 73 – fait cependant augurer d’un durcissement de l’Égypte. Par exemple, l’exigence d’une souveraineté totale sur le Sinaï, l’ouverture officielle de la frontière avec Gaza, la fin de toute livraison de pétrole… Or, il faut se rappeler que le Premier ministre Begin n’avait accepté la paix sous la pression des États-Unis que si le Sinaï était divisé en bandes territoriales verticales de moins en moins militarisées d’Ouest en Est, afin de prévenir toute attaque brusquée égyptienne. Était également assuré un apport permanent d’énergie prélevée sur les champs pétrolifères du Sinaï. Sur le plan intérieur, l’armée s’efforce – tactique ou volonté réelle ? – de rassurer le peuple égyptien : 686

« L’Égypte ne sera pas dirigée par un autre Khomeiny » a assuré le 4 avril 2011 le Conseil suprême des forces armées. Et le ministre de la Défense de confirmer : « L’armée ne permettra pas à des courants extrémistes de contrôler l’Égypte. » Fin août 2011 Coup de sonde dans une Égypte toujours agitée. La révolution ne décolère pas. Les manifestants ont obtenu le transfert sur une civière, de Charm el-Cheikh au Caire, d’un Moubarak malade du cœur. C’est allongé qu’il assiste à son procès et à celui de ses deux fils. Vision qui réjouit ou indigne les Égyptiens interrogés par les médias. Pour les plus durs des insurgés, l’on juge un tyran qui a le sang des martyrs de la révolte sur les mains. Pour les modérés, souvent plus âgés, il est désolant de voir juger ainsi l’ancien héros de la guerre de 1973 – un conflit gagné aux yeux des Égyptiens informés en ce sens par les médias de leur pays, alors que les Israéliens parvinrent à 29 kilomètres de Damas, à 110 kilomètres du Caire et à Suez, tout au sud du canal, encerclant ainsi dans le Sinaï tout un corps d’armée égyptien. Une armée qui fut ravitaillée en vivres et médicaments, avec l’autorisation d’Israël… en attendant son retour à l’ouest dudit canal, un cessez-le-feu définitif étant confirmé. Pour les partisans du régime, le président Moubarak a pu maintenir la paix avec Israël après les cinq guerres perdues précitées. C’est ainsi qu’il a pu maîtriser l’islamisme 687

fondamentaliste, même s’il dut lui concéder un accès au parlement. À l’époque, le mécontentement monte contre la crainte de l’accaparement de la révolution par une armée toujours aussi puissante, qui aurait sacrifié le général Moubarak, un pion embarrassant, pour mieux conserver un pouvoir fondé sur des dons américains massifs liés au maintien de la paix avec Israël. NDLA : Certes, l’Arabie saoudite se déclare prête à remplacer cette manne financière américaine, mais, on le devine, certainement plus pour nourrir l’armée et préserver la paix. Les deux milliards de dollars annuels alimenteraient plutôt la vague islamiste et un durcissement de rapports avec Jérusalem. L’influence grandissante du chef de l’armée, le maréchal Tantaoui, « coiffe » le pouvoir civil. Or, il fut durant 20 ans ministre de la Défense, l’homme de confiance par excellence du président Moubarak. Certes, la rue a obtenu qu’une Cour civile juge les « forfaits » de la famille Moubarak, mais les manifestants arrêtés continuent d’être condamnés par la justice militaire. La main de fer dont use l’armée n’augure rien de bon pour une jeunesse avide de liberté, qui craint que cette armée compose avec le parti des Frères musulmans renaissant de ses cendres après avoir été interdit par le président Moubarak.

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L’espérance des « jeunes » révoltés pourrait être prise en tenaille entre ces deux « mastodontes » remarquablement organisés et richement dotés… apparemment de l’extérieur. Inévitablement, les relations avec Israël se crispent. Pour beaucoup d’Égyptiens, le traité de paix avec Jérusalem est lié à la politique de Moubarak, et donc contre nature. Les nouveaux dirigeants militaires du Caire durcissent donc le ton à l’égard d’Israël, par conviction personnelle peut-être – bien que l’armée n’ait aucun intérêt à perdre « l’amitié » de Washington dont elle tire de gros avantages financiers – mais certainement pour satisfaire le courant antisioniste qui anime la rue sous la pression des intégristes. L’armée est donc placée dans une situation délicate, aggravée par le fait que le pipeline alimentant Israël en hydrocarbures égyptiens a été attaqué cinq fois par des « terroristes » circulant aisément dans le Sinaï depuis la révolution et qui n’ont pas hésité à tuer des gardes égyptiens. En effet, profitant manifestement du chaos, des groupes organisés veulent saboter le ravitaillement israélien. Le Sinaï est effectivement, nous l’avons souligné, peu surveillé par l’armée égyptienne, car le traité de paix prévoit un quota de troupes très réduit aux approches du Néguev. Jérusalem a donc été contraint de se résoudre à accorder une présence supplémentaire de mille soldats égyptiens dans la zone des agressions. Mais la situation s’alourdit encore à la fin août, cinq soldats égyptiens étant tués dans des échanges de tirs entre les gardes frontières israéliens et un groupe non identifié voulant pénétrer le Néguev, Jérusalem estimant que ce sont des 689

militants du Hamas qui profitent de l’ouverture de la frontière entre Gaza et l’Égypte pour tenter, en descendant vers le sud, d’effectuer des raids en Israël. Le gouvernement transitoire du Caire a alors sommé Israël de présenter des excuses solennelles pour tenter de calmer la colère de la rue contre ces décès probablement liés à des tirs effectués dans la confusion des événements frontaliers. Mais, si Jérusalem n’a aucun intérêt à envenimer une situation déjà suffisamment tendue avec Le Caire, l’Égypte, elle, même si elle gonfle ses muscles, est loin de vouloir affronter un nouveau conflit. Dès lors, elle est manifestement soucieuse de déjouer la tactique du Hamas qui lui, a tout intérêt à ce qu’une tension renaisse entre Israël et l’Égypte. Le Caire engage dès lors le Hamas à cesser les tirs constants de roquettes sur des villages israéliens afin de décrisper une situation devenant dangereusement exaspérante. En bref, en août 2011, tant sur le plan interne que sur le plan externe, l’Égypte traverse une période extrêmement turbulente. Le 22 novembre 2011 Après huit mois de pouvoir militaire « intérimaire », le pays est en faillite. Tourisme effondré, chômage massif, insécurité croissante, salaires parfois non versés… Le volcan révolutionnaire s’est réveillé, et l’armée réprime sans ménagement : 37 morts en trois jours !

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Au Caire, à Alexandrie, à Assouan, à Qena, à Suez… la foule se déchaîne. Des images qui rappellent celles de la Syrie ou du Yémen par leur sauvagerie. À l’analyse, la situation est révélatrice. Qu’exigent ces manifestants de la place Tahrir depuis le vendredi 18 novembre ? La fin de la domination absolue de l’armée, dirigée par le maréchal Tantaoui, qui fut le bras droit du président Moubarak durant 20 ans. Une armée dont les tribunaux punissent les civils pour les infractions aux règles qu’elle édicte elle-même afin de « maintenir l’ordre ». Douze mille jugements en huit mois ! Le peuple entend donc dorénavant répondre de ses actes devant des tribunaux civils et non plus devant les tribunaux militaires. À la tête de l’État depuis 1952, date à laquelle le général Neguib associé à de jeunes officiers, dont le colonel Nasser, a renversé la monarchie du roi Farouk, les militaires égyptiens ont développé la même « accoutumance au pouvoir » que ceux de la Turquie de 1923 à 2011. La similitude ne s’arrête pas là : les deux armées se sont efforcées de maîtriser l’islamisme. Dès lors, pour les deux nations, 2011 pourrait être une date charnière inquiétante en ce qui concerne le maintien du pouvoir exorbitant des militaires. Ainsi, en Turquie, le Premier ministre Erdogan a disloqué tout l’édifice laïque mis en place par une armée dépositaire du testament de Mustafa Kemal. 691

Et en Égypte, les Frères musulmans, enfin libérés du contrôle rigoureux des généraux, représentent pour la laïcité une menace majeure. Même s’ils s’efforcent de camoufler leurs intentions. Il est en effet évident que le glissement vers la seule autorité civile – l’armée étant obligée de rentrer dans le rang secondaire qui correspond à la structure de tous les régimes démocratiques occidentaux – servirait idéalement les intérêts des islamistes qui sont en voie de dominer dans les urnes. Mais ce schéma apparaît trop simple. Dans un premier temps, conscients de l’extrême puissance – notamment financière – de l’armée et de sa remarquable cohésion héritée de son passé tissé de guerres contre Israël, les Frères ont choisi de ne pas l’agresser de front. Ainsi, ils ne participent pas aux manifestations qui critiquent le pouvoir des militaires. Bien au contraire, leur parti est le seul qui a accepté le dialogue proposé par le Conseil suprême des Forces armées (CSFA). Entre ces deux courants excellemment structurés et financés – l’un jusqu’à présent par les États-Unis, l’autre, selon toute vraisemblance, par l’Arabie saoudite –, une collaboration pouvait être envisageable. Une alliance contre l’islam excessif des salafistes et contre une « jeunesse » révolutionnaire capables de fissurer les murailles de ces deux forteresses imposantes. Ce qui a mis le feu aux poudres à la fin novembre, c’est un décret émis au début du mois par le Premier ministre adjoint, Ali Al-Silmi. Il s’agit d’une liste de 22 principes « supraconstitutionnels » qui hissent l’armée au rang de protectrice « de la légitimité constitutionnelle de la nation ». Ce document autorise le CSFA à s’opposer à certains articles 692

de la nouvelle Constitution et lui permet même d’ordonner la composition d’une nouvelle Assemblée constituante si celle mise en place par le parlement (NDLA : qui, selon les sondages, serait dominé par les Frères musulmans) échoue à établir une loi fondamentale dans les six mois. Ce n’est pas tout : 80 des 100 membres du Comité de rédaction de cette Constitution seraient nommés par l’armée, alors qu’il était prévu qu’ils le seraient par le parlement. D’où, évidemment, un net affaiblissement de l’influence des islamisants. Enfin, le budget de l’armée continuerait à échapper à tout contrôle parlementaire ! À suivre la teneur de ce décret, les militaires jouiraient d’un privilège tel qu’ils pourraient se comporter comme un État dans l’État. En d’autres termes, l’armée se comporte « à la turque », ce que les islamistes d’Égypte, pas plus que ceux de Turquie, ne peuvent guère accepter. NDLA : Le 22 novembre, Bichara Khader se déclare vigoureusement partisan de l’éviction de l’armée égyptienne du pouvoir, car elle ne peut légitimement prétendre l’occuper dans une nation démocratique. On sait en effet que le professeur Khader soutient le principe qu’il convient de laisser les peuples choisir leur destin. Mais, beaucoup de commentateurs estiment qu’il faudrait poursuivre la logique de cette thèse en lui opposant sa conséquence prévisible : ces peuples ne seraient-ils pas encore plus vigoureusement encadrés par les contraintes d’un sacré que par celles d’une armée rempart de la laïcité ? En un mot, l’Iran des ayatollahs est-il préférable à l’Égypte de Moubarak ? 693

Le mécontentement des révolutionnaires « libéraux » se résume en fait au souhait d’obtenir un régime civil démocratiquement élu. Ils exigent dès lors une élection présidentielle qui suivrait l’élection législative prévue pour le 25 novembre, mais pour eux, le président devrait être désigné en avril 2012 et non au printemps 2013 comme l’armée le prévoit… afin de se maintenir plus longtemps au pouvoir. NDLA : Le 22 novembre, l’armée plie devant cette exigence, annonce que l’élection présidentielle aura lieu en juin 2012 et ajoute qu’un référendum sera organisé – sans en préciser la date – pour décider de l’opportunité de son écartement du pouvoir. Dans un deuxième temps, les Frères musulmans vont pivoter. Si, comme nous l’avons dit, ils se sont abstenus jusqu’au 21 novembre de participer aux manifestations de la place Tahrir, ils vont décider alors qu’il s’agit de descendre eux aussi dans la rue car ils s’estiment clairement visés par le décret laïque du gouvernement transitoire désigné unilatéralement par l’armée. Ils ont appelé par mosquées interposées à une manifestation monstre, également soutenus – on le devine – par les redoutablement dynamiques salafistes cherchant, par une agressivité intense, à entraîner des bavures mortelles de la part des militaires et de la police déjà enclins à réagir avec une certaine brutalité. Quels que soient le lieu ou l’époque, quelques martyrs ont toujours aidé à exacerber la colère de la foule.

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Dans le cas de l’Égypte, le décès de 41 manifestants en huit jours ébranle l’armée et le gouvernement intérimaire. Ce dernier a d’ailleurs été écarté et un nouveau Premier ministre a été désigné par le maréchal Tantaoui. Il s’agit d’un ancien ministre du gouvernement Moubarak, ce qui n’est guère judicieux aux yeux de beaucoup de commentateurs. Tant les Frères musulmans que les salafistes réclament d’autre part le maintien des élections du 28 novembre. Ils sont en effet, actuellement, en position de force, dans la mouvance d’une révolution en cours. Qu’en sera-t-il plus tard, si l’armée reprend totalement les rênes du pays ? Il estiment qu’il faut profiter du chaos, quitte même à l’alimenter. Une période de doute et de misère permet en effet « d’acheter » aisément les votes des pauvres avec de l’argent venu d’ailleurs. Un signe ne trompe pas : les révolutionnaires « libéraux », non islamistes, sont peu nombreux au sein de la manifestation du Caire déclenchée par les islamistes. Claire Tabon, correspondante du quotidien français « Le Monde » du 21 novembre 2011 explique : « Les partis libéraux critiquent ouvertement le refus des islamistes des “principes supraconstitutionnels” souhaités par les militaires. Ils accusent les Frères musulmans de s’y opposer parce que (de tels principes) garantissent le caractère “civil” de l’État, alors que les islamistes projetteraient… l’établissement d’un “État religieux”. Face à la menace d’une victoire massive des islamistes aux élections législatives, beaucoup de libéraux se réjouissent de

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voir la future Assemblée constituante échapper au contrôle du Parlement et rester sous la coupe de l’armée. Les discussions qui se nouaient ça et là, place Tahrir, au cours de ce rassemblement, donnaient une idée des clivages qui menacent la société égyptienne. “Il n’y a rien au-dessus de la Constitution que la volonté du peuple”, proclamait la pancarte tenue à bout de bras par (…) un jeune activiste qui provoquait les passions. “Au-dessus de la Constitution, il y a la volonté de Dieu” lui a rétorqué un homme dans la foule. (…). » Le rêve des islamistes ? Obtenir un gouvernement civil d’union nationale et un nouveau parlement – dominé par eux – à mettre en place en janvier 2012. Ce gouvernement piloterait la transition jusqu’aux élections présidentielles de juin 2012. L’armée serait rétrogradée à la simple mission de défense du territoire et ne pourrait plus endiguer l’islamisation du pays. En d’autres termes, une opération copiée sur la stratégie qui fut celle du Premier ministre turc Erdogan. Le 25 novembre 2011 Nouveau pivotement stratégique des islamistes « modérés ». Une stratégie virevoltante révélant l’extrême tension du moment ! Les correspondants occidentaux au Caire relatent que les Frères musulmans se sont soudain retirés de la contestation du pouvoir militaire et ont disparu de la place Tahrir. 696

En effet, les Frères ont accepté la proposition de l’armée de participer à un gouvernement d’union nationale. Seuls restent donc dans la rue les « islamistes excessifs » et les « jeunes », largement dépassés par la puissance des deux grandes entités, la militaire et l’islamique modérée des Frères. Le 28 novembre 2011 Début des élections. L’armée n’a pas cédé sur son choix de désignation de Kamal al-Ganzouri en tant que nouveau Premier ministre intérimaire. Cette désignation présentait pourtant l’aspect flagrant d’un défi vis-à-vis des indignés de la place Tahrir. En effet, Kamal al-Ganzouri – au demeurant remarquable économiste et partisan, avant même que la révolution n’éclate, d’une réforme du régime du général Moubarak dont il fut durant un temps le Premier ministre – est cependant considéré comme une « créature » de l’armée. NDLA : La loi électorale exige la présence de femmes sur les listes. Le parti Al-Nour, salafiste, ne peut donc y déroger. Problème ! Les femmes de ce courant intégriste ont le visage caché. Ce qui ne fait pas sens et risque de surcroît de fâcheusement surprendre l’électeur – et plus encore l’électrice ! –, les affiches présentant les candidates sous la forme d’une fleur ou d’un dessin abstrait. De plus, sur certaines affiches, ces femmes sont identifiées sous le seul nom de leur époux… Un dirigeant salafiste a expliqué à ce propos : « Une élection législative ne consiste pas à faire un

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choix sélectionnant des mannequins et la qualité de la candidate doit être le seul critère à retenir. » Au surplus, elles figurent toujours en dernière position sur la liste, n’ayant dès lors qu’une chance minime d’être élues. Le score des 9 % des suffrages statistiquement attendus à l’époque pour le parti Al-Nour – c’est dire sa percée remarquable, inattendue même, sur la place politique – consterne par son souffle archaïque les « jeunes » révoltés qui espèrent tant obtenir enfin une ouverture vers la liberté de pensée (NDLA : L’on peut deviner l’ampleur de leur déconvenue lorsque ce parti obtint… 24 % !). Première phase des élections, premier tiers du pays, premier tour. Le score de 9 % pour Al-Nour ? Les faiseurs de statistiques se sont fait de grandes illusions. Al-Nour a atteint le chiffre effarant de quelque 24,36 % à l’issue de la première phase régionale des élections de fin novembre ! Au point d’inquiéter le parti des Frères musulmans qui n’escomptait pas avoir sur son flanc un concurrent islamiste « excessif ». Il obtient quant à lui 36,62 % des voix. Les deux mouvements islamistes devancent donc de manière surprenante le Bloc égyptien, une coalition de partis libéraux et laïques qui n’a réussi à séduire qu’environ 13 % des électeurs, soit 1,3 million de voix, suivie par le parti libéral Wafd. Vient alors le parti islamiste modéré, le Wassat avec 410 000 voix. Notons que 9,73 millions de suffrages ont été exprimés, grâce au remarquable taux de participation de 62 %. 698

Conséquence de ce premier tour partiel : les islamistes – Frères et salafistes réunis – atteignent 65 % des voix. Ces élections égyptiennes se caractérisent par une grande complexité d’organisation. Rien n’est en effet terminé, car l’Égypte, qui a commencé à voter le 28 novembre, étale ensuite les votes en trois phases successives régionales tant le pays est grand. Sont au surplus établis deux types de scrutins : un scrutin de liste pour 2/3 de l’Assemblée et un scrutin uninominal (NDLA : le vote porte sur un seul nom) pour le dernier tiers. En conséquence, les résultats généraux ne seront connus qu’à la mi-janvier, puisque seuls 9 gouvernorats sur les 27 que compte l’Égypte ont voté fin novembre, les 18 autres étant conviés aux urnes à la mi-décembre et début janvier. Remarquons que chaque phase, dont chacune appelle 9 gouvernorats au vote, pratique un premier tour, puis un second une semaine plus tard. Il est évident que le second tour de la première phase de 9 gouvernorats promet d’être « chaud ». D’ores et déjà, le ciel s’encombre d’orages annonciateurs d’une âpre bataille entre les trois camps principaux : le Bloc libéral-laïque-copte, le parti des Frères musulmans (le PLJ) et le parti Al-Nour des salafistes. Il est évident que le premier camp voit ses électeurs littéralement épouvantés, car même si au second tour les absents du premier viennent renforcer ses suffrages, il ne peut espérer changer considérablement la donne.

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Il est tout aussi évident que les Frères sont consternés. Le quotidien égyptien « Al-Akhbar » écrit le 4 décembre : « Le deuxième tour met fin à la lune de miel entre les Frères et les salafistes. Les amis du premier tour sont devenus des ennemis au deuxième tour. » Quant aux salafistes, leur triomphalisme se transforme déjà en projets extrémistes. Non seulement ils préconisent le port général du voile mais ils sont partisans de propager le niqab. NDLA : Rappelons qu’en Tunisie, un affrontement sérieux a déjà opposé, dans une université de la capitale, libéraux et salafistes, ces derniers exigeant que le niqab soit autorisé sur le campus et narguant ouvertement les libéraux d’avoir obtenu si peu de suffrages dans le pays. Hazem Abou Ismaïl, l’un des chefs du mouvement, a déclaré qu’il fallait créer un climat pour faciliter le port du voile et que s’il était élu président, « il ne permettrait pas à un homme et à une femme de s’asseoir ensemble sur un banc public ». En Égypte, certains salafistes particulièrement pointus, à la talibane, proclament qu’il faudrait fermer l’accès aux temples de l’époque pharaonique, en tant que témoignages insupportables d’une croyance sacrilège. D’autant plus sacrilège qu’elle se maintint durant au moins 3 000 ans alors que l’islam ne prévaut que depuis 1 400 ans. Si la durée est choisie comme critère de Vérité, il y a là motif à être agacé. Bouddha n’a-t-il pas dit : « Les dieux n’existent que dans l’imaginaire des hommes. » Qui n’est plus prié disparaît, comme Râ, Moloch, Quetzatcoatl, Ishtar, Mazda… « Sacrée » pensée décapante, péniblement ressentie par les religions majeures de notre époque. 700

Bientôt, les salafistes égyptiens en viendront peut-être à l’idée de détruire tous les signes de l’existence de ces dieux de l’impiété. Comme le firent les taliban, à la dynamite, avec les bouddhas géants de Bamiyan. Ou les Turcs qui utilisèrent le sphinx de Gizeh comme cible d’exercice pour leur artillerie. À noter que le martelage systématique attribué aux chrétiens des visages, des corps et des symboles gravés dans les temples égyptiens – comme la mise à ras du superbe site d’Olympie afin de disposer de matériaux pour la construction d’une église – démontre que l’Occident fut animé lui aussi par des flux de pensées pour le moins « déraisonnables »… Le sacré, décidément, ne se négocie pas. Il éradique l’Autre s’il le peut. Poussée massive donc des fondamentalistes en Égypte. L’agence AFP précise que si le Hamas s’en réjouit, Israël s’en inquiète. Réaction logique, selon nous… et qu’en est-il du sentiment de l’Occident « libérateur »? Sur ce fond « volcanique », l’armée, apparemment imperturbable, attend la composition – au plus tard pour le 7 décembre – du gouvernement, dont la direction a été confiée à « son homme de confiance », Kamal al-Ganzouri. Soulignons que le mécanisme mis en place par la toute puissante armée – qui doit elle-même appréhender son avenir – prive l’Assemblée législative du pouvoir de destituer un gouvernement nommé par elle. On peut donc logiquement s’attendre à un autre combat de grande ampleur : les civils élus par le peuple contesteront, une fois installés, cette

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prétention quasi-dictatoriale du Conseil suprême des Forces armées. Encore un volcan qui sommeille… Une précision technique : ces élections législatives, qui concernent la Chambre basse du parlement, sont les premières en Égypte depuis la chute du régime. Quant à la Chambre haute de ce parlement, elle sera élue plus tard, à partir de fin janvier, en trois phases également. Le nouveau parlement aura alors à désigner une Commission de 100 membres chargée d’élaborer une nouvelle Constitution. On n’ose en imaginer le contenu si les islamistes réunis parviennent à acquérir la majorité des deux-tiers… NDLA : Et en 2012, ce fut fait : les intégristes remportent 71 % des voix. Le choc entre l’armée et les Frères sera sans merci comme nous le verrons plus avant. À n’en pas douter, l’armée fera tout pour éviter ce scénario atterrant pour le statut économique, politique, éthique et… paisible de l’Égypte après des décennies de paix face à la redoutable efficacité militaire d’Israël, arquebouté sur la toute puissance des États-Unis. Les « jeunes », les laïques et les libéraux de la place Tahrir doivent se mordre les doigts d’avoir cru obtenir une démocratie « à l’occidentale » et seront contraints de placer ce qui leur reste de souffle d’espérance dans une armée qu’ils n’ont cessé de vilipender !

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Trop tard, estiment cependant des observateurs lucides : l’oligarchie militaire soudée en un bloc richissime et hyperorganisé a tout intérêt à pactiser avec les Frères musulmans, riches et organisés eux aussi, afin d’éteindre l’incendie intégriste d’un salafisme « triomphant » et d’éviter la pression de la rue libérale et laïque, très hostile à l’idée d’encore accorder à l’armée un quelconque privilège de caste. Le 7 décembre 2011 Première phase des élections, premier tiers du pays (dont les deux villes du Caire et d’Alexandrie), deuxième tour. Soulagement – relatif – pour les « alliés » militaires et Frères : dans quasiment tous les ballottages issus du premier tour, le PLJ a battu les salafistes. Malheureusement pour les modérés libéraux et laïques, la déroute se confirme. Le journal belge « Le Soir » publie, en pages 16 et 17 de son édition du 17 décembre 2011, une enquête signée Véronique Kiesel donnant la parole aux femmes du Printemps arabe. Randa Achmawi, journaliste et commentatrice politique égyptienne ose y révéler le versant ensoleillé de l’ère Moubarak. Sa nostalgie de cette époque est sensible. Les lois défendant les droits des femmes sont menacées, constate-t-elle, et elle poursuit :

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« Suzanne Moubarak, l’épouse du raïs déchu, méprisée aujourd’hui, avait associé son nom à la majorité des lois défendant les droits des femmes. Au lendemain de la révolution, les détracteurs de ces lois ont saisi l’occasion et prônent un retour en arrière. Certains s’autodéfinissent défendeurs des “droits des hommes” contre la tyrannie et les lois de l’ex-première dame. Ainsi, le droit des femmes à divorcer sans demander la permission au mari, la loi qui leur accorde la garde des enfants jusqu’à l’âge de 15 ans, ou même celle qui stipule qu’une fille ne doit pas se marier avant 18 ans, sont remises en question. Et dans le même temps, les femmes qui ont courageusement fait la révolution ont été écartées de la prise de décision. La Commission chargée de l’élaboration des amendements constitutionnels était uniquement formée par des hommes. » (…). Pendant l’ère de Moubarak, un quota de 30 % avait été fixé pour les femmes au Parlement (…). Ces quotas ont été supprimés. Pour les élections parlementaires, les partis ne doivent inclure qu’une seule femme dans leur liste : en général à la dernière place, ce qui réduit au minimum leurs chances d’être élues. Avec un renforcement des salafistes au Parlement, les Frères musulmans seront sous pression pour durcir leur position sur ces questions. Tout ce que l’on peut espérer, c’est que les Frères préfèrent former une coalition avec les courants libéraux et isoler les salafistes afin de sauver l’économie égyptienne, fortement dépendante du tourisme. »

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Le 21 décembre 2011 Depuis cinq jours, un quasi-climat de guerre civile règne au Caire, dans le quartier de la place Tahrir, elle-même clôturée par des murs érigés par l’armée. On compte quatorze morts et plus d’une centaine de blessés. Certains ont été touchés par des tirs directs à balles réelles. Un climat « à la syrienne », commentent nombre d’observateurs. Au point que Washington a cru devoir exprimer son inquiétude. Le 26 décembre 2011 Deuxième phase des élections, deuxième tiers du pays (dont les villes de Suez, Assouan, Gizeh, Port Saïd…), deuxième tour. Amélioration nette de l’emprise islamiste, une véritable déferlante : • Les Frères musulmans du PLJ frôlent les 37 % des voix ; • Les salafistes d’Al-Nour frôlent les 29 % des voix (environ 8 % seulement les séparent encore des Frères !), mieux que lors de la première phase où ils recueillaient un peu plus de 24 % des voix ; Ces deux premiers mouvements islamistes unis remportent, lors de cette deuxième phase, environ 66 % des voix, soit une majorité constitutionnelle. • L’honorable vieux parti Al-Wafd, regroupe des modérés : environ 10 % des voix ;

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• Le Bloc égyptien, libéral-laïcisant : quelque 7 %. Dérisoire. Le quotidien français « Libération » du 26 décembre 2011, en sa page 6, présente à ce sujet un article de son envoyé spécial au Caire, Jean-Louis Le Touzet : « La troisième phase du scrutin pour élire les députés, dans le dernier tiers des gouvernorats, doit débuter le 3 janvier. Une fois l’Assemblée élue, un nouveau cycle de trois phases similaires étalées jusqu’en mars permettra de désigner les membres de la Choura (chambre haute consultative). Avec près des deux tiers des voix lors des deux premières phases, les islamistes semblent assurés de dominer l’Assemblée, qui doit se réunir pour la première fois le 23 janvier. Le PLJ a donc estimé qu’il aurait le droit de former le prochain gouvernement, mais l’armée, qui détient le pouvoir depuis la chute de Hosni Moubarak en février, et le Premier ministre qu’elle a désigné, ont d’ores et déjà annoncé que le Parlement n’aurait pas le pouvoir de nommer les ministres. » Cette attitude de l’armée – qui aurait pourtant avantage à prévoir une alliance avec les Frères musulmans afin d’éviter l’influence salafiste – risque fort de déplaire au PLJ qui a déjà annoncé que des élections ayant permis à la part civile de la nation de s’exprimer ne peuvent empêcher la société civile de désigner elle-même son gouvernement. Un grabuge prévisible. Ce qui est juridiquement exact selon les critères occidentaux, mais le monde musulman ne possède aucune tradition démocratique aguerrie « à la Montesquieu ».

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Le 28 décembre 2011 Nous avons suffisamment traité de l’intense complexité de la situation dans la « nouvelle Égypte » démocratique pour saisir l’ampleur de la polémique que reflète et éveille l’éditorial du quotidien français « Le Monde » du 28 décembre 2011. Lisons les extraits exposant la thèse de cet article figurant à la Une du journal : « En Égypte, le déroulement sans accroc de la seconde phase des élections législatives ne doit pas faire illusion. Le pays vit sur un volcan. (…). Au moindre abus des forces de l’ordre, les sans-culottes de Tahrir, exaspérés par trois décennies d’arbitraire policier, n’hésiteront pas à redescendre dans la rue. (…). Le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), qui gouverne le pays depuis la démission d’Hosni Moubarak, au mois de février, a démontré l’étendue de son incurie. (…). Non contents de reproduire les méthodes honnies de l’ex-police politique, ils ont échoué à stabiliser l’économie et à préparer la transition. (…) les généraux laissent planer la possibilité d’une ingérence perpétuelle de l’armée dans les affaires de la nouvelle Égypte. Le CSFA doit donc partir, et vite. Son maintien jusqu’à la date théorique de l’élection présidentielle, en juin, fait courir trop de risques au pays du Nil. (…). Aussi longtemps que la superstructure sécuritaire de l’ex-régime Moubarak ne sera pas mise à bas – et l’armée en est un maillon essentiel –, la révolution égyptienne ne sera pas achevée. » La polémique ? 707

L’éditorial exprime une injonction péremptoire, que l’on sent habitée d’une conviction moralement élevée. Une injonction analogue au souhait de l’Union européenne qui a contribué à servir l’évolution islamisante voulue par le parti turc AKP. En effet ce souhait, ou plutôt cette exigence, consistait à demander à la Turquie de se débarrasser d’abord de l’hégémonie de l’armée avant de prétendre vouloir entrer dans une Communauté dont le fondement démocratique suppose que la gestion politique de ses membres soit assumée par des civils élus par le peuple, l’armée dépendant de leurs décisions. Cette doctrine, fort méritoire au demeurant, eut cependant pour effet de motiver toute la progression islamisante de l’AKP et la destruction des remparts de la laïcité édifiés par Mustafa Kemal : l’armée et le sommet du judiciaire. L’opposition au Premier ministre Erdogan et une partie de la presse turque accuse d’ailleurs l’AKP d’utiliser le judiciaire à des fins politiques. Le résultat : en ce mois de décembre 2011, 76 journalistes et quelque 250 officiers sont sous les verrous pour atteinte à la sécurité de l’État. Et rappelons que le 5 janvier 2012, est annoncée l’arrestation de l’ancien général en chef de l’armée, qui avait quitté sa charge en 2010, pour complot visant le parti AKP, et donc la sécurité de l’État. Conclusion pour nombre de commentateurs : vouloir l’expansion de l’éthique occidentale requiert une vigilance élémentaire. Par qui cette éthique sera-t-elle gérée, soit comme une fin idéale, soit – funestement – comme un moyen de l’éradiquer ?

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L’enfer que connaît actuellement l’Irak aurait dû servir d’exemple aux apprentis sorciers. Dès lors, qui entend contribuer à abattre des tyrans et à propager l’idéal démocratique en milieu ultrareligieux ne peut s’étonner que son entreprise aboutisse à restaurer l’emprise étroite de la foi, une emprise qui ne peut – nous l’avons constaté au fil de la Révolution arabe – que s’efforcer de déséculariser tout le dispositif légal préalable. L’effarement des Occidentaux devant la marée islamiste du Printemps démontre à l’envi la carence prévisionnelle « étincelante » de leurs dirigeants et de leurs conseillers. En conséquence, les libéraux et laïques égyptiens – réduits à une prévision d’environ 10 % à 15 % des suffrages – ont toutes les raisons de s’émouvoir du passage de l’éditorial dont nous reprenons en substance le contenu. À savoir : - que l’Assemblée sera très majoritairement islamiste ; - que l’armée prétend ne pas concéder à l’Assemblée un droit de regard sur la composition du gouvernement et sur la rédaction de la Constitution ; - que les généraux pourraient envisager de détenir un droit d’ingérence perpétuel sur la gestion du pays ; - qu’en conséquence, l’armée constitue un risque tel qu’elle doit s’écarter d’urgence du pouvoir, ce que suggère l’opposition (NDLA : islamiste).

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En synthèse, l’armée doit laisser les rênes du pouvoir le plus rapidement possible aux mains des islamistes ultramajoritaires. Somme toute, un scénario à la turque décapitant l’oligarchie militaire d’où furent issus Nasser, el-Sadate et Moubarak, à l’ombre desquels une émancipation libérale moderniste fragile et la religion copte purent, bon an mal an, survivre dans une relative paix. Triste temps en effet pour les chrétiens subissant partout la tempête de la Révolution arabe. L’exaspération des tensions entre musulmans les « coinçant » à présent entre la brutalité de militaires aux abois et la « férocité purificatrice » des salafistes déjà triomphants. NDLA : Il convient de souligner que « Le Monde » est aux yeux de beaucoup d’analystes un quotidien dont les articles sont fondés sur des enquêtes extrêmement fouillées et que ses journalistes ne paraissent guère soumis à une orientation rédactionnelle. La liberté d’expression y est, semble-t-il, la règle. À ce propos, l’exemple de l’éditorial dont question est significatif. La teneur d’un éditorial donne d’habitude le ton de l’opinion d’un journal. Or, ici, la thèse exposée assez abruptement contredit totalement l’article de Claire Tabon, correspondante du quotidien en Égypte, un texte daté du 21 novembre et dont nous avons retenu des extraits. Rappelons-en la teneur tant elle inverse le courant de pensées de l’éditorialiste du 28 décembre.

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Pour que cette divergence apparaisse clairement, nous avons choisi d’alterner les extraits de l’article et de l’éditorial. L’éditorial : « (On peut) regretter que les partis politiques, libéraux comme islamistes, n’aient pas su porter les revendications de la rue, préférant s’enferrer dans des débats stériles et abscons, comme celui de la notion “d’État civil”. » Claire Tabon : « Les partis libéraux critiquent ouvertement le refus des islamistes des “principes supraconstitutionnels” souhaités par les militaires. (En effet), ils accusent les Frères musulmans de s’y opposer parce que (de tels principes) garantissent le caractère “civil” de l’État, alors que les islamistes projetteraient… l’établissement d’un “État religieux”. (…). “Au-dessus de la Constitution, il y a la volonté de Dieu” (a hurlé un homme de la place Tahrir). » NDLA : Claire Tabon esquisse ainsi la controverse des « trois étages », les niveaux parlementaire, gouvernemental et constitutionnel qui pourraient édifier le sommet légal du pays. Un sujet capital, dont il convient de bien préciser l’enjeu. Trois options sont envisagées, à savoir : - le souhait des militaires : le niveau parlementaire chargé du législatif est laissé aux civils. Il est chapeauté par le niveau gouvernemental désigné par l’armée et non par le parlement, afin d’échapper à l’emprise islamiste sur ce niveau de pouvoir. En effet, pour l’armée, ce gouvernement est tenu de rédiger une Constitution reflétant les principes de séparation des pouvoirs temporel et spirituel dénommés « civils » par opposition à une référence spirituelle exclusive instituant un « État religieux ». 711

Au-dessus de la Constitution, il n’y a pas Dieu mais une laïcité à la Nasser… ou à la Mustafa Kemal. - le souhait des islamistes : contrôle le gouvernement. rédaction de la Constitution « État religieux » et non un Constitution, il y a Dieu.

le niveau parlementaire élit et Ce parlement supervise la qui, forcément, structurera un « État civil ». Au-dessus de la

- le souhait des libéraux et des laïques : le niveau parlementaire élit et contrôle le gouvernement, mais celui-ci est composé d’islamistes modérés et de libéraux partisans de la séparation du temporel et du spirituel. Ce parlement contrôle – encore faut-il, soulignons-le, que se dégage une majorité constitutionnelle en son sein – la rédaction d’une Constitution reflétant cette alliance entre les Frères musulmans – soucieux de prendre leurs distances par rapport aux salafistes évidemment favorables au deuxième souhait – et les « démocrates à l’occidentale ». Au-dessus de la Constitution, il y a, à nouveau, l’ombre de Mustafa Kemal… mais cette fois sans la garantie de la tutelle de l’armée renvoyée dans ses casernes. En d’autres termes, on retrouve le climat du régime turc du Premier ministre Erdogan, où les laïques perdent progressivement leur part de pouvoir. Merveilleux édifices contradictoires… confrontés à une « sacrée complication » : quid de l’alliance qui se dessine alors entre l’armée et les Frères musulmans qui ne réclament pas le départ des militaires, mais contestent cependant le refus de l’armée de les associer à la rédaction de la Constitution et 712

de permettre aux parlementaires de renverser le gouvernement désigné par elle dès avant les élections. Quel imbroglio ! Difficile d’éviter la confrontation entre les élus islamistes qui invoquent à juste titre qu’un parlement ne peut être privé de sa faculté de choisir les ministres en son sein et une armée qui se doit d’être réaliste et peu sensible aux vents du sacré. Elle ne peut qu’appréhender que la marée fondamentaliste, née des élections démocratiques, ne grippe le peu de sécularisation moderniste acquise depuis le régime de Nasser. Renseignés par cet éclairage, revenons au désaccord opposant les deux commentateurs du quotidien « Le Monde ». L’éditorial : (L’armée) détiendra-t-elle un droit de regard sur la composition du gouvernement et sur la rédaction de la Constitution ? Sur ces deux sujets cruciaux, les généraux laissent planer à l’époque la possibilité d’une ingérence constante de l’armée dans les affaires de la nouvelle Égypte. Le CSFA doit donc partir, et vite. Claire Tabon : Face à la menace d’une victoire massive des islamistes aux élections législatives, beaucoup de libéraux se réjouissent de voir la future Assemblée constituante échapper au contrôle du parlement et rester sous la coupe de l’armée. Ce débat entre deux journalistes du même quotidien reflète bien l’intense complexité de la situation en terre d’islam… !

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Le 22 décembre 2011 Un son de cloche s’inscrivant dans le courant de pensée de Claire Tabon, c’est-à-dire plutôt favorable au maintien d’un certain pouvoir aux militaires, est émis par l’hebdomadaire français « Le Nouvel Observateur » du 22 décembre 2011, en sa page 58. Nous lirons des extraits de l’analyse du Printemps arabe par Christophe Boltanski et Vincent Jauvert. Mais citons d’abord le passage où ces auteurs traitent de l’Égypte : « En Égypte, les militaires toujours au pouvoir interdisent les financements des partis et des associations par l’étranger. Le but caché ? Endiguer les pétrodollars qataris qui affluent dans les caisses des Frères musulmans. » NDLA : On conçoit dès lors aisément que, comme l’écrit l’éditorialiste du quotidien français « Le Monde », l’opposition réclame une mise à l’écart d’urgence des militaires. Mais l’analyse de Vincent Jauvert, le correspondant à Doha, explique pourquoi des perquisitions ont lieu, y compris dans les ONG, afin que ces enquêtes n’apparaissent pas essentiellement comme dirigées à l’encontre de fonds provenant des pétromonarchies du Golfe. On devine qu’une fois l’armée écartée du pouvoir, le robinet financier pourra à nouveau être largement ouvert. Déduction : l’armée est-elle le dernier rempart contre l’islamisme ? À présent, quelques extraits supplémentaires de l’article de messieurs Jauvert et Boltanski qui a trait à l’intervention du Qatar en Libye et dans l’ensemble de la révolution arabe : 714

« (…) le 14 septembre, (le président français) emmène (…) David Cameron et l’intellectuel Bernard-Henri Lévy (à Tripoli). (…). En ce jour de gloire, Nicolas Sarkozy (exclut de la fête l’émir du Qatar). (…). Pis, il prend ouvertement ses distances avec lui. À l’Hôtel Corinthia, siège du nouveau pouvoir libyen, lors d’une réunion à huis clos, il met en garde les dirigeants de la rébellion. “Ne vous laissez pas faire par les Qataris. Il ne faut pas qu’ils vous imposent leur agenda”, lance-t-il à ses hôtes surpris. (…). (Un agenda qui) hante les chancelleries. Étrange de voir cette monarchie absolue œuvrer au triomphe de la démocratie. Plus intrigant encore : par qui veut-elle remplacer les tyrans d’hier ? » NDLA : À vrai dire, il serait surprenant que les chancelleries puissent encore être « hantées »… En effet, constatation lancinante, n’est-il pas évident en cette fin de décembre 2011 que l’édification d’une démocratie en terre musulmane, une fois balayés les tyrans, ne puisse que déclencher une déferlante d’islamisation ? Précisément, le rêve pour une dynastie sunnite du Golfe, à savoir le Qatar. Mais qui est donc le maître de ce pays minuscule et richissime, un véritable poulpe tentaculaire pénétrant habilement, sous des dehors d’allié indéfectible, une Europe en crise majeure bien heureuse de voir affluer de bénéfiques dollars qataris ? Cet aspect positif est malheureusement contredit par un autre dynamisme, islamiste celui-là. Le Qatar 715

est en effet un artisan acharné de l’expansion d’un sunnisme intégriste triomphant. Le maître du jeu est l’émir al-Thani, un monarque féodal et donc, par essence, un omnipotentat antidémocratique. Mais dispensateur d’aides à l’Espagne, au Portugal, à la banlieue parisienne, aux entreprises européennes en difficulté… Mais pourvoyeur d’avions et d’armements aux opposants du tyran Kadhafi… l’anti-intégriste. Mais allié essentiel du courant islamiste le plus dur de Cyrénaïque, un courant anciennement djihadiste. Mais enfin adversaire le plus actif de tous les chiismes, notamment en Syrie, où l’effondrement du régime el-Assad compléterait le triomphe du sunnisme le plus militant. Qui est-il en réalité, ce meneur de jeu qui achète ou emprunte ce que la culture occidentale a de plus précieux, dont des pièces du Louvre, et qui, tout à la fois, torpille les îlots de laïcité menaçant, en terre d’islam, l’avènement de la charia ? Sa chaîne de télévision Al-Jazeera, vaste complexe protégé comme le Pentagone, rayonne la Vérité unique musulmane dans toutes les villes et campagnes de l’islam. On estime à 50 millions le nombre de téléspectateurs abreuvés de messages nourrissant l’opposition à toute forme de « modernisation » à l’occidentale.

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Reprenons la lecture de l’article de messieurs Jauvert et Boltanski. « Après la chute du raïs égyptien, les Qataris s’enhardissent. Fini le soft power. Contre Kadhafi, ils basculent dans la guerre avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils connaissent et hébergent ses principaux opposants. Ils deviennent les mécènes de la rébellion, règlent ses factures, assurent sa logistique et lui offrent un formidable outil de propagande. (…). Le chef d’état-major de l’émirat, le général Al-Attiyah a reconnu lui-même que des centaines de soldats qataris avaient été déployés aux côtés des rebelles. (…). Mais les Qataris vont entraîner leurs alliés dans un jeu dangereux. Ce sont eux qui arment les rebelles et pas n’importe lesquels. Ils privilégient toujours les islamistes les plus radicaux. Notamment, le djihadiste « repenti », Abdelhakim Belhaj, proche par le passé d’Al-Qaida, et un autre chef extrémiste, Ismaïl Sallabi, retranché en Cyrénaïque. (…). Fin novembre, l’émirat a expédié auprès des rebelles de l’Armée dite “de la Syrie libre” Abdelhakim Belhaj, encore lui. Afin de les faire profiter de son expérience et de tisser des liens pour l’avenir. » Fin janvier 2012 Les élections législatives visant la Chambre basse du parlement sont enfin closes.

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Il s’agissait d’élire 498 députés auxquels il convient d’ajouter 10 sièges désignés par l’armée. Soit un total de 508 sièges. Un vent de sable a recouvert les espérances des libéraux et des laïques, auxquelles on peut certainement ajouter celles des Occidentaux. • Le parti de la Liberté et de la Justice (PLJ) groupant les Frères musulmans recueille, sur des listes édifiées par le parti, 127 sièges au suffrage proportionnel. S’y ajoutent 108 sièges émanant du scrutin uninominal à deux tours, des sièges occupés par des élus appartenant ou pas à un parti politique. Soit un total de 235 sièges. Les Frères musulmans ont donc obtenu 38 % des voix, soit celles de 10 138 134 électeurs. • Al-Nour, le parti des salafistes, obtient lui 24 % des sièges, soit 121 au total, selon les deux axes précités. Il a obtenu 29 % des voix, soit celles de 7 534 266 électeurs. On remarquera que les deux partis islamistes s’emparent de 71 % du corps électoral ! • Le Wafd, le parti libéral, obtient 36 sièges, soit 9 % des voix grâce au vote de 2 480 391 électeurs. À remarquer que les Frères musulmans entendent s’associer au Wafd plutôt qu’à Al-Nour, un parti qu’ils considèrent comme dangereusement concurrent sur le plan de l’islamisme. Dangereusement car nettement plus extrémiste, reflet du wahhabisme saoudien, il s’efforce de ronger l’électorat des Frères – dont il critique l’appétit de compromis

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avec l’armée et les « modérés » – par une intense activité sur le terrain notamment économico-social. • Le Bloc égyptien, une coalition libérale, obtient 33 sièges, soit 7 % des voix, grâce au vote de 2 402 138 électeurs. • Le parti du Centre obtient 10 sièges grâce au vote de 989 004 électeurs. • Le parti de la Réforme et du développement obtient 8 sièges grâce au vote de 604 415 électeurs. • Le parti de la Révolution continue, représentant le fer de lance des « jeunes » ayant déclenché l’insurrection de la place Tahrir, des jeunes particulièrement déçus, obtient 7 sièges grâce au vote de 745 863 électeurs. • Le parti de la Liberté, 4 sièges. • Le parti de l’Égypte nationale, 4 sièges. Nous arrêterons là l’énumération des partis, les suivants ayant recueilli des scores infimes. • L’armée a désigné ses 10 députés parmi lesquels figurent 5 chrétiens et 2 femmes, afin de compenser l’absence notoire de représentation des coptes et de l’électorat féminin. Ce choix démontre le pragmatisme laïque des militaires. D’ores et déjà, le secrétaire général du PLJ, Saad al-Katatni, devient président de la Chambre basse et Al-Nour obtient la vice-présidence.

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La suite des événements ? Des élections devant élire les membres du sénat (la choura) se dérouleront du 29 janvier au 22 février. Des élections présidentielles se tiendront avant la fin juin. Une Constitution sera élaborée par une Commission désignée par l’Assemblée parlementaire. On devine la réaction consternée de la poignée de libérauxlaïques dont tous les espoirs viennent de s’effondrer. Pauvres « jeunes » contestant avec hargne la toute puissance oppressante de l’armée, alors que les islamistes leur préparent un régime étouffant le peu de modernité acquise grâce à Nasser, el-Sadate et Moubarak… La révolte de ces jeunes aura fait le lit de l’intégrisme et voilà qu’aux côtés des salafistes, lesdits jeunes « anéantissent » à présent tout espoir de liberté de pensée en exigeant inconsidérément, eux aussi, le départ de l’armée, seule force capable de tempérer l’islamisation de la nation ! Un éclairage pertinent de la situation est apporté par Vincent Braun en page 11 du quotidien belge « La Libre Belgique » du 23 janvier 2012. « L’écrivain égyptien Alaa El Aswany, chroniqueur au journal cairote “Shorouk”, explique que pour (les fondamentalistes), l’islam n’a qu’une seule nature, une seule vision du monde, et que ceux qui ne partagent pas la même

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opinion qu’eux sont des ignorants, des dégénérés ou des comploteurs, bref des ennemis à combattre, voire punir. Cette intolérance fondamentale s’exprime également envers la femme. Ils la voient, dit encore l’auteur, non en tant qu’être humain “auquel il est advenu d’être femme” mais en tant que corps, source de tentation. » NDLA : Certains intégristes parlent même de « l’appesantissement du féminin » lié à sa proximité avec la Nature, et contestent dès lors à ce corps le droit d’abriter une âme ! « Pour eux, la femme est une “friandise”, écrit même l’auteur, qui porte en germe la dépravation de la société, et qu’il convient donc de couvrir complètement par le niqab, le voile intégral. “Ils considèrent que le niqab est la seule alternative à la dégénérescence morale. On peut imaginer quelle idée ils se font de la femme non voilée, comment ils se comportent à son égard et, par extension, comment ils considèrent les coptes”, écrit Alaa El Aswany dans l’une de ses chroniques récemment rassemblées dans un recueil intitulé “Chroniques de la révolution égyptienne” (Actes Sud). » NDLA : À remarquer que la présence ou l’absence d’âme est un problème majeur qui hante souvent le religieux. Il a d’ailleurs fallu quelques siècles pour que le christianisme reconnaisse une âme aux femmes… Lors du célèbre procès de Valladolid de 1550, le légat du pape dut ainsi définir si les peuples conquis en Amérique latine par les conquistadores possédaient une âme.

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Question économiquement délicate. Sans âme, ces peuples étaient « réifiables », à savoir transformables en « ensembles de choses », et donc susceptibles d’être soumis à l’esclavage. Une main-d’œuvre gratuite pour les conquérants européens, condition d’un commerce florissant et d’une ouverture à des impôts confortables pour les couronnes de Madrid et de Lisbonne. Contraint d’accepter – après un procès houleux – que ces peuples étaient bien dotés d’une âme, le légat décida que les Africains à peau sombre, vides de toute étincelle divine, feraient, eux, les « frais » des contraintes économiques en étant « marchandisés » par les négriers. À noter que l’islam ne fut pas en reste en étant, lui aussi, un acteur remarquable du déclin de la civilisation de l’Afrique noire, aspirant vers le nord musulman les esclaves des pays sub-sahariens et ce, pour les mêmes raisons économiques. Ce commerce éhonté ne cessa qu’en 1920 sous l’action des colonisateurs européens venus à un code de meilleure conduite… et aussi, certainement, le souci de protéger la force de travail de leurs colonisés subsahariens. Tout cela s’inscrit bien dans la ligne de l’initiative des Anglais qui, pour se procurer du thé en Chine, ont cultivé au e XIX siècle de l’opium en Inde en interdisant à « leurs » Indiens de le fumer tout en forçant les Chinois à l’échanger contre les précieuses feuilles. Les Chinois se refusant à être intoxiqués, l’Angleterre engagea contre l’impératrice Tseu-Hi les fameuses guerres de l’opium de 1839 et 1856, forçant les Chinois à l’assuétude. Telle est aussi la politique actuelle des cigarettiers qui, pourchassés en Occident, se rabattent sur l’Asie, sans complexe. 722

Certaines grandes marques distribuent gratuitement des cigarettes à la sortie des écoles chinoises. Ouvrir le piège de l’assuétude est « payant » ! Vincent Braun relate la joie des extrémistes de Gaza devant le score d’Al-Nour : « (Ils y voient) “l’annonce de leur future victoire et de l’avènement du califat”, revendication emblématique se référant au califat d’antan, structure du pouvoir qui a chapeauté l’oumma, la communauté musulmane, après la mort de Mahomet. Ce succès, dit l’un des dirigeants salafistes de Gaza, va les inciter “à préparer la bataille à venir entre le bien et le mal”. Cette vision manichéiste est typiquement le fait de la pensée des salafistes, binaire, exclusive pour ne pas dire excluante, et qui s’affiche comme la seule et unique manière de vivre l’islam. » La situation est grave pour tous les tenants de la liberté d’expression et, nous l’avons dit, l’armée semble seule capable d’assurer la survie de la laïcité – serait-elle attiédie – de l’État, comme le fit l’armée turque durant des décennies avant d’être décapitée par l’AKP. À ce point grave que l’Université Al-Azhar est montée au créneau. Autorité suprême de l’islam sunnite, avec à sa tête le cheikh Ahmed el-Tayeb. Elle a publié début janvier une charte d’une remarquable tolérance. Lisons le commentaire du correspondant du même quotidien belge « La Libre Belgique », Jacques Goditiabois-Deacon, en page 18 de l’édition du 25 janvier 2012 :

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« (Cette) charte (…) a été applaudie par de nombreuses personnalités politiques, Frères musulmans compris, mais à l’exception notoire des sala-fistes. (Elle) se divise en quatre chapitres. Tout d’abord, la liberté de culte. Ensuite, la liberté d’opinion, d’expression et la liberté de la recherche scientifique. Enfin, la liberté de création artistique et littéraire. On souligne l’importance du terme “liberté” qui fera office de contrepoids “à la rafle électorale des islamistes”. Cette charte prend notamment position contre toute contrainte visant à faire adopter une religion à un ou une citoyen(ne) contre sa volonté. (…). Par ses actions et ses déclarations, l’institution religieuse prend donc une place de plus en plus importante et s’engage à présent dans une course contre la montre pour faire adopter une nouvelle loi lui garantissant une plus grande autonomie envers le pouvoir politique. Cela lui permettrait une meilleure surveillance des mosquées et particulièrement un droit de regard sur les prêches. » Mais, pour nombre d’observateurs, la multitude des grains de sable islamistes, quel que soit le vent de la résistance, recouvrira à la longue – il faut laisser le temps au temps, admettent les intégristes, pour rééduquer les consciences à la stricte observance des consignes du sacré excessif – les verts pâturages de la liberté de pensée.

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Puissent ces Cassandre se tromper ! Le 27 mars 2012 Le première réunion de la Commission constitutionnelle chargée d’édifier un nouveau texte fondamental tourne au fiasco total. Le 24 mars, le parlement dominé par une majorité écrasante d’islamistes en a élu les 100 membres : 50 parlementaires, 25 hauts fonctionnaires, 25 représentants de la vie civile. En trois jours, 20 de ces membres démissionnent ! Le motif était prévisible : plus de 60 islamistes sur 100 membres est un nombre jugé trop important pour permettre aux « libéraux » d’écarter du texte les « abus du religieux », dont l’inscription de la charia comme modèle de vie, alors que la Constitution de 1971 ne présentait la loi islamique que comme « source principale » de la législation. Les salafistes ont déjà annoncé qu’ils comptaient « intensifier » cet ancrage musulman figurant dans le texte édifié à l’époque par les militaires. Au surplus, la Commission constitutionnelle présente un déficit patent de représentation des femmes comme des populations du Sinaï et de la Nubie… Bref, des nuages bien sombres obscurcissent le ciel du Caire. L’armée, elle, tente de « monnayer » son retrait de la scène. Son Conseil suprême souhaite préserver ses intérêts 725

économiques considérables, fruits du « bon usage » des dons annuels américains, et surtout, elle entend pouvoir se retirer dans ses casernes sans faire l’objet de procès dangereux à propos de ses « exploits » lors de la répression des manifestations de la place Tahrir. Mais rien n’est moins sûr, car les deux monstrueuses puissances, celle du militaire et celle des Frères, ont rompu leur alliance initiale et multiplient les invectives incendiaires. Les Frères exigent, soutenus par les salafistes, un pouvoir exclusif et la démission du gouvernement de Kamel elGanzouri, protégé par l’armée. Une armée qui, au surplus, s’inscrit toujours dans les traces des présidents Nasser et el-Sadate car elle copie quelque peu, répétons-le une fois encore, la mission de laïcité qui fut celle de l’armée turque avant son démantèlement par l’AKP islamisante. Ainsi, elle rappelle avec vigueur que la Constitution doit représenter les Égyptiens dans leur ensemble. Elle est dès lors revenue en odeur de sainteté auprès des manifestants libéraux – soudain lucides après avoir maudit son chef, le maréchal Tantaoui – qui proclament que la Constitution ne peut être le simple reflet de la volonté de la majorité du législatif. Pour eux, un texte fondamental doit échapper à l’aléatoire d’élections de moindre niveau, et ne peut sûrement pas subir la contrainte d’un spirituel péremptoire. Le mécontentement des révolutionnaires de la première heure est attisé par le fait que les intégristes ont, à l’évidence, 726

manipulé la situation. Les Frères musulmans ont ainsi d’abord appuyé les « jeunes » révoltés, pour ensuite se dérober et conclure une alliance avec l’armée. Puis, ils ont, à nouveau, éveillé la colère des « printaniers » contre les militaires, leur propre victoire étant enfin acquise. Trois pivotements purement tactiques ! Un manège dont les rouages n’ont grincé que trop longtemps dans le tumulte de la « foire » d’empoigne. Les masques peuvent donc à présent tomber sans risque, les élections sont closes. Ainsi, fin mars, les Frères musulmans n’hésitent pas à trahir leur parole en se présentant aux élections présidentielles. Les jeux sont faits, et le croupier entend ramasser toutes les mises : la présidence de la Commission constitutionnelle, la présidence du parlement et, pourquoi pas, la présidence de la nation… Cet accaparement excessif du pouvoir, dynamique qui altère totalement les objectifs de libération de la « jeunesse » révolutionnaire, entraîne une conséquence surprenante : l’homogénéité du parti des Frères musulmans se fissure. La politique des Anciens, par nature conservateurs, est fortement contestée par des Frères moins âgés, moins « archaïques », plus proches de l’élan d’émancipation citoyenne des « libéraux ». La question est à vrai dire complexe… et surprenante. Le prétendant officiel des Frères musulmans, Khairat al-Chater, est certes très conservateur en matière de mœurs mais il a

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cependant soutenu l’émergence des jeunes Frères dont la dynamique réaliste lui plaît. Au surplus, c’est un homme « remarquable » : son libéralisme économique avéré attirera des voix car la crise sociale que vit l’Égypte requiert un meneur pragmatique. L’électorat aura tendance à s’orienter vers un candidat exprimant le désir des Frères musulmans de rompre avec l’ankylose de la gestion des militaires et de gérer un pouvoir civil répondant aux impératifs de la mondialisation. La renaissance du secteur touristique est évidemment essentielle dans ce contexte. Les qualités intellectuelles d’al-Chater sont unanimement reconnues mais il plane dans les « élites », fuit les médias « faciles » et il lui faudra user de son charisme indéniable auprès des électeurs de base qui ne le connaissent guère. Son élitisme est donc un obstacle d’autant que le vote islamiste est ancré dans les couches moyenne et populaire. Quatre islamistes sont candidats à la présidence du pays, et le courant salafiste nage comme un poisson dans l’aquarium électoral de ces couches de la population. Ainsi, le salafiste Abou Ismaïl, dopé par l’argent des pétromonarchies, constitue dès lors un concurrent de poids. Décidément, le destin de l’Égypte est en jeu en cette année 2012. Le 10 avril 2012 Coup de théâtre !

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Le tribunal administratif déclare nulle et non avenue la Commission constituante élaborée par le parlement. Le tribunal a ainsi suivi la thèse des laïques et les libéraux qui avaient porté plainte contre la corrélation établie entre la composition de cette Commission et celle du parlement dominé par une majorité imposante d’islamistes qui auraient dès lors contrôlé les deux instances. Une soixantaine d’islamistes, président compris, s’étaient en effet regroupés au sein de cette Commission et menaçaient d’orienter lourdement le texte. Pour protester contre le déploiement d’une telle stratégie, les libéraux et les laïques avaient retiré leurs 18 membres et la Cour constitutionnelle ainsi que l’Université Al-Azhar, très modérées, chacune le sien. À noter que l’armée, alors très en froid avec les Frères musulmans, a soutenu le courant des indignés, fort probablement, selon de nombreux analystes, pour obtenir des amitiés ou des moyens de pression visant à conserver ses privilèges économiques, sa liberté de gestion budgétaire et d’obtenir une immunité contre de possibles poursuites judiciaires. Une grandiose partie d’échecs se joue en Égypte, et les pièces se disposent très tactiquement sur l’échiquier. Remarquons ainsi que le 7 avril 2012, le général Omar Souleiman, numéro deux du régime Moubarak (!), ancien chef des renseignements militaires, posait sa candidature à la présidence du pays… manifestement pour contrer le Frère musulman Khairat al-Chater.

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Le 14 avril 2012, le correspondant du quotidien français « Libération », Marwan Chahine, écrit en page 6: « L’ancien chef des renseignements et vice-président de Hosni Moubarak est entré dans la course le 6 avril, à quelques minutes de la fin du dépôt des candidatures. Perçu comme le meilleur rempart contre l’islamisme par de nombreux Égyptiens, dont les coptes, il bénéficie du soutien implicite de l’armée (…) en tant que concurrent sérieux face au candidat des Frères, Khairat al-Chater, ou au salafiste Hazem Abou Ismail. (…). Omar Souleiman est considéré par les Américains et les Israéliens comme le plus solide garant des accords de paix de Camp David (NDLA : il est même considéré comme l’un des principaux instigateurs du rapport paisible entre l’Égypte et Israël). (…). Afin de contrer la candidature de Souleiman, l’Assemblée nationale à grande majorité islamiste a voté le 12 avril en catastrophe une loi qui interdit aux hommes politiques ayant servi Moubarak lors des dix dernières années de se présenter à la présidentielle. » Décidément, les couteaux sont tirés entre les « libéraux » associés à l’armée et les islamistes qui, le 15 avril, étaient des milliers à protester sur la place Tahrir. Quelques jours plus tard Le chaos s’amplifie encore : chute massive de candidatsdominos, dont dix sont exclus définitivement par la Commission électorale. Parmi eux, les trois principaux : le Frère musulman al-Chater, le salafiste Ismaïl et le militaire

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Souleiman… Confusion telle qu’il est envisageable que l’armée y trouve prétexte à différer les élections présidentielles pour ainsi se maintenir au pouvoir en attendant… La Révolution est déboussolée, le navire égyptien dérive dans les vagues de manifestations s’entrecroisant, de plus en plus exaspérées et haineuses. Le 25 avril 2012 La Commission électorale a finalement accepté les candidatures de treize prétendants à la charge de président de la république. Les dés sont jetés. La confrontation est ouverte entre islamistes extrêmes, islamistes modérés, libéraux, laïques et… l’armée. Le 28 avril 2012 L’opposant égyptien Mohamed El Baradei présente un nouveau parti avec pour objectif de « sauver la révolution ». Âgé de 69 ans, ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et prix Nobel de la paix 2005, il était revenu s’établir en Égypte en février 2010 après sa carrière internationale. Bien que volontairement absent de la course à la présidence, car il juge que les contraintes de la Commission électorale sont orientées par l’armée, il reste l’une des figures les plus en vue de la mouvance libérale et laïque. Son parti, dénommé

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« Parti de la Constitution », a pour objectif de lutter tout à la fois contre l’emprise de l’armée et celle des islamistes. Vaste programme lorsque l’on regarde les résultats des élections législatives… El Baradei a déclaré : « Quand nous avons commencé la révolution, nous ne pouvions pas imaginer la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ni la période de transition tragique que nous allions connaître. » Il a également déploré que l’élection présidentielle se tienne sans qu’aucune nouvelle Constitution ne soit prête pour définir un nouvel équilibre des pouvoirs. Le 14 juin 2012 L’Égypte frappée de stupeur, à deux jours des élections présidentielles ! Un véritable coup d’État judiciaire déclenché par l’armée crée un sentiment de vertige total à deux jours du deuxième tour de la présidentielle. La Haute Cour constitutionnelle égyptienne décide en effet d’invalider les élections législatives qui, rappelons-le ont exigé deux mois d’occupation du terrain pour… finalement accorder 71 % des voix aux islamistes. Le motif invoqué ? Un tiers des sièges du parlement a été accordé sur base d’un scrutin uninominal, deux autres tiers étant organisés selon le modèle du scrutin de liste. Ce scrutin uninominal a permis l’élection de députés indépendants dont la plupart sont des islamistes issus des partis fondamentalistes 732

qui leur ont apporté leur appui durant la campagne. D’après la Haute Cour, ce traitement de faveur n’est pas conforme aux principes d’égalité inscrits dans la Constitution de 1973. Et elle insiste sur le fait que deux-tiers de scrutins de liste avantageaient de toute manière trop les partis au détriment des candidats indépendants. Elle réclame dès lors un partage à égalité des deux formes de scrutin. Comme dans la Turquie de Mustafa Kemal, fracassée à présent par l’islamisation menée tambour battant par l’AKP depuis 2011, l’armée égyptienne et les juges de la Haute Cour constitutionnelle défendent la laïcité de l’État et tentent d’endiguer la déferlante islamiste qui s’efforce, elle, de s’emparer des trois piliers du pouvoir, le gouvernemental, le législatif et le présidentiel. La stratégie du Premier ministre turc Erdogan a servi de leçon à l’armée et à la haute magistrature égyptiennes : pas question de permettre aux islamisants majoritaires de jouer le même jeu qu’en Turquie, c’est-à-dire d’envahir les travées du parlement et de s’emparer du gouvernement en prétextant ensuite qu’existe un complot contre l’État pour décapiter l’armée kémalienne, la Haute Cour laïque et la presse d’opposition. Le Conseil suprême des forces armées égyptien a, lui, décidé d’agir plutôt que de subir. NDLA : Le tort de l’armée et des juges constitutionnels turcs fut de se contenter d’un avertissement sévère à l’encontre de l’AKP qui s’était en effet permis quelques « envolées » législatives islamisantes déjà relatées. Lequel AKP qui, en 2011, après un temps d’immobilisme prudent, avait frappé 733

avec la rapidité de l’éclair le rempart laïque qui s’effondra comme un fragile château de cartes. Quant à la Haute Cour, elle n’entend pas être en reste et décide de valider la candidature du général Ahmed Chafiq, ancien Premier ministre de l’ère Moubarak. Pour empêcher cette candidature, le parlement majoritairement islamiste avait voté une loi rendant inéligibles tous ceux qui avaient assumé une haute charge dans l’ancien régime. Une loi votée d’urgence contre laquelle le général Chafiq avait porté plainte au prétexte qu’elle avait été créée pour avantager les islamistes. À deux jours du scrutin, il vient donc d’obtenir gain de cause. Le 15 juin, la rue, littéralement en état de choc, reste calme. Quant au candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, il accepte habilement le verdict de la Haute Cour. Il escompte en effet que le coup de force de l’armée – auquel le ministre de la justice du gouvernement promilitaire a accordé dans la foulée le droit d’arrêter des civils – pourrait jouer en sa faveur. Le peuple égyptien pourrait se révolter dans les urnes contre cette « violence légale » bouleversant in extremis les acquis de la révolution, une violence légale qui restaure par la bande l’état d’urgence que l’Égypte a connu pendant les années de la « dictature militaire ». L’éditorial du quotidien français « Le Figaro » du 15 juin 2012 émet une comparaison intéressante : « Du temps de Moubarak, un accord tacite était en vigueur : l’armée conservait les leviers du pouvoir politique et économique et laissait les Frères musulmans occuper le terrain dans le domaine social et religieux. Le printemps arabe 734

a détruit cet arrangement. Mais, si les militaires ont lâché Moubarak pour satisfaire la contestation, ce n’était que pour mieux s’accrocher au pouvoir. Ils n’ont jamais eu l’intention de livrer le pays aux islamistes. Le coup d’arrêt à la transition égyptienne rappelle le précédent algérien de janvier 1991, lorsque le pouvoir militaire à Alger avait annulé le second tour des législatives qui allaient être remportes par le Front islamique du salut. Il faut espérer que les Égyptiens éviteront les déchirements sanglants de la guerre civile qui a ensuite traversé l’Algérie. » Il va sans dire que la colère est intense dans le camp islamiste. Le temps de la stupeur étant dépassé et au cas où les élections présidentielles se révélaient peu favorables aux islamistes, nul doute que la place Tahrir revivrait son bain de foule exaspéré. La confrontation entre l’armée, escortée de juges laïcisants, et l’islamisme conquérant est devenue maximale… sur fond de désastre économique. Attention ! Si l’Égypte, pays pivot de l’islam sunnite, entre dans le chaos, quel ressac viendra inonder les rives des autres nations musulmanes ? NDLA : Nous avons traité d’une comparaison avec la situation algérienne en 1991. Une autre comparaison s’impose : comme dans la Turquie de Mustafa Kemal, fracassée à présent par l’islamisation menée tambour battant par l’AKP depuis 2011, l’armée égyptienne et les juges de la Haute Cour constitutionnelle défendent la laïcité de l’État et tentent d’endiguer la déferlante islamiste qui s’efforce, elle,

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de s’emparer des trois piliers du pouvoir, le gouvernemental, le législatif et le présidentiel. Le 19 juin 2012 La place Tahrir est en pleine effervescence coléreuse. Cette fois, les Frères musulmans partagent la révolte des « jeunes » laïco-libéraux. Il est vrai que l’armée joue aux échecs sans état d’âme : - Dissolution du parlement le 14 juin. - Validation du candidat des militaires à la présidence de la république, toujours le 14. - Contestation de la victoire de Mohamed Morsi, proclamé officieusement vainqueur par les Frères musulmans… mais à la demande de l’armée, on recompte et on contrôle. Décision le 21 juin après analyse de multiples cas de fraude par la Haute Commission électorale présidée par le président… de la Haute Cour constitutionnelle, dont on connaît le penchant pour les militaires ! - Déclaration constitutionnelle de l’armée le 17 juin, à 22 heures, dans la soirée de fermeture des bureaux de vote : la présidence sera pratiquement dépouillée de tout pouvoir – on n’est jamais assez prudent si l’on envisage que monsieur Morsi accède à la présidence. En effet, l’armée s’arroge le droit de : - légiférer et de promulguer les lois 736

- définir et adopter le budget - signer les traités - déclarer la guerre en lieu et place de la présidence, privée de ce pouvoir (NDLA : … afin d’éviter le déclenchement d’un conflit « islamiste » contre Israël) - nommer les hauts fonctionnaires - nommer et destituer le Premier ministre et les ministres - composer le Comité constitutionnel (NDLA : pour manifestement éviter un contenu islamiste) qui, dans trois mois, doit normalement rédiger le texte de la Constitution. Un texte qui pourra faire l’objet d’un droit de veto de la part de l’armée. - arrêter et juger les civils Les Frères musulmans – qui avaient jugé habile d’accepter la dissolution du parlement pour que le pays ne soit pas privé, par mesure de rétorsion de l’armée dans le cas inverse, d’élections présidentielles qu’ils étaient sûrs de remporter – sont, on le devine, en état de choc. Les observateurs sur place semblent unanimes à estimer que les Frères sont prêts à soulever la rue, et ils ont déjà décidé de revenir sur leur acceptation de la dissolution du parlement. Signe dangereux : le taux d’abstention aux élections présidentielles fut massif, il atteignit 65 %. Le peuple a préféré ne pas devoir choisir entre « le retour de la tyrannie » et « l’État islamiste ». Ce peuple paraît tout à la fois

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scandalisé par la morgue musclée de l’armée et par l’appétit de pouvoir absolu des Frères qui, contrairement à leurs promesses, revendiquent la présidence pour parfaire l’hégémonie islamiste totale sur la nation. Le 20 juin 2012 La Haute Commission électorale a relevé de multiples fraudes dans les deux camps. Mais le porte-parole de l’armée a placidement annoncé que de toute manière, le président qui serait élu ne le serait que très provisoirement. En effet, l’armée veut complètement inverser la chronologie des étapes en imposant d’entrée de jeu la Constitution aux élus islamistes afin de ne pas leur permettre, en tant que déjà dépositaires de leurs sièges, d’élaborer un texte islamisant. En conséquence de quoi, la nouvelle chronologie prévoit d’abord la rédaction de la Constitution par un Comité « rassurant » car filtré par l’armée, ensuite l’organisation d’élections législatives avec moins d’influence du scrutin de liste, enfin la tenue de nouvelles élections présidentielles avec un président « cadré » par la Constitution. Rappelons que l’intention des militaires est d’obtenir que la Constitution reflète l’ensemble des sensibilités de la société égyptienne plutôt que d’être le simple reflet impératif du fondamentalisme. Le 24 juin 2012 La Haute Commission électorale reconnaît finalement la victoire de Mohamed Morsi. Ce Frère musulman gagne avec

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2 % de votes de plus que son concurrent, le candidat de l’armée, monsieur Chafiq. Participation électorale particulièrement faible : 35 % des électeurs. Liesse générale chez les islamistes, ce qui est logique. Ce qui l’est moins, c’est l’enthousiasme manifesté par Washington et Bruxelles. Pour nombre d’observateurs, il s’agit là de félicitations « chaleureusement résignées ». Une stratégie cependant compréhensible car, lorsqu’on ne contrôle plus la locomotive, il est prudent d’applaudir les passagersélecteurs des wagons, ce geste pouvant satisfaire le machiniste. NDLA : Une stratégie occidentale à vrai dire constante : les États-Unis et l’Union européenne, terres de démocratie, ont toujours opiniâtrement réclamé – à la grande satisfaction de l’AKP – le retour aux casernes – au grand dam des laïques – de l’armée turque garante du maintien de la laïcité. La satisfaction manifestée par l’Occident est à ce point exagérée qu’on peut se demander si cet enthousiasme de saluer la victoire d’un islamiste ne peut être assimilé à une manifestation d’hypocrisie stratégique. Il faut cependant relever un élément qui pourrait se révéler positif pour les non-islamistes. Père de cinq enfants, le président Morsi a acquis son diplôme dans une université de Californie du Sud et deux de ses fils ont la nationalité américaine.

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Il n’en reste pas moins que, dès le 24 juin, Mohamed Morsi prévient qu’il entend renégocier le traité de paix avec Israël et qu’il s’efforcera de se rapprocher de l’Iran… Égypte en devenir aléatoire, qui entre dans un tunnel bien sombre. En effet, ce premier président civil depuis l’avènement de Nasser ne possède plus de parlement et ne peut dès lors s’offrir un gouvernement. Il ne peut pas plus tenter d’influencer la rédaction de la future Constitution afin de l’islamiser. Il est quasiment privé de tout pouvoir important. Et, last but not least, il est, selon les dires et la chronologie exprimée par l’armée, éminemment temporaire ! En effet, un nouveau président devrait être élu, la rédaction de la Constitution et de nouvelles élections législatives devant précéder de nouvelles élections présidentielles. Cela promet, dans les semaines qui viennent, une confrontation politico-religieuse animée et de nouveaux tumultes sur la place Tahrir. Le 26 juin 2012 Commentaire de Tariq Ramadan, de la mouvance des Frères musulmans en page 17 du quotidien français « Le Monde » de ce jour. Il est, forcément, opposé à la résistance hégémonique de l’armée face à la volonté des urnes massivement islamisantes. « Jamais l’armée n’a perdu le contrôle des opérations et, à chaque étape, elle a imposé aux représentants de la société civile et aux partis politiques de composer avec elle. (…). » 740

L’auteur constate ensuite avec amertume l’annulation des élections législatives et le rôle purement symbolique que l’armée a accordé au président élu. Il poursuit : « Les salafistes sont un épouvantail utile – comme en Tunisie – et les autres forces politiques sont désorganisées, voire profondément divisées. Par ailleurs, il faut rappeler les intérêts très forts qui lient l’administration américaine et l’Union européenne à la hiérarchie militaire égyptienne depuis des décennies. La situation en Égypte est très inquiétante. (…). Quand les grandes puissances semblent s’être mises d’accord pour ne pas trouver d’accord sur la Syrie, quand les anciens alliés des dictateurs prétendent être les plus grands amis des peuples et des démocraties, quand rien n’est encore gagné sur le terrain politique, il appartient aux peuples de rester mobilisés, de ne rien lâcher et – en évitant le piège de la violence aveugle, que l’armée égyptienne pourrait à un moment encourager pour justifier une reprise en main du pays – de se mettre d’accord sur les priorités de la résistance démocratique. » L’Occident est, décidément pour lui, toujours par excellence l’adversaire de l’islam. Et cause de tous ses maux par la violence ou par la duplicité. D’autres commentateurs, occidentaux ceux-là, estiment à l’inverse que l’islamisme triomphant est le danger le plus menaçant pour l’Occident. Les observateurs « neutres » noteront que nulle part Tariq Ramadan n’évoque la désolation – si pas la peur – des authentiques révolutionnaires 741

du premier jour à Tripoli ou au Caire devant la confiscation de leur espoir de vivre enfin, le tyran chassé, l’avènement d’une vraie liberté de pensée. Ce que vit le Mali n’est certainement pas le fait d’un plan machiavélique de l’Occident !.. Le 12 août 2012 Égypte et Turquie, même destin ? Le président islamiste Morsi s’est débarrassé du carcan laïque de l’armée en contraignant à la retraite le maréchal Tantaoui, son adjoint et les chefs de la Marine, de l’Aviation et de la Défense anti-aérienne, tous remplacés immédiatement par des officiers supérieurs moins hostiles au courant islamisant. L’armée est ainsi décapitée, à vrai dire plus élégamment qu’elle ne le fut à Ankara où 250 militaires de haut rang sont encore emprisonnés. Dans ces deux pays, la démocratie a doté le pouvoir civil de la pesanteur électorale nécessaire pour lui permettre de rompre la digue laïque édifiée par les coups d’État de Nasser et de Mustafa Kemal… deux militaires ! En conséquence, Frères musulmans en Égypte et AKP en Turquie, même triomphe, même libération de l’étreinte laïque et le retour à l’éthique du sacré est en bonne voie. Même mise à l’écart de la domination des militaires – exigée d’ailleurs par l’Union européenne comme l’une des conditions d’une éventuelle adhésion turque.

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C’est bien pourquoi le Qatar, ardemment islamiste, a tenu à accorder à Mohamed Morsi une aide de deux milliards de dollars… l’équivalent de la rente annuelle consentie à l’Égypte par les États-Unis depuis l’initiative de paix du président el-Sadate envers Jérusalem, et ce pour consolider le courant pro-occidental. Il se confirme donc qu’en terre d’islam, la démocratie ne peut que servir le vecteur du religieux, une démarche logique pour une croyance très impliquée dans la gestion du temporel. A souligner cependant qu’avec le score électoral de 71 % obtenu par la déferlante islamiste, les Frères musulmans du Caire sont « bien plus à l’aise » que ne l’est l’AKP pour rédiger une Constitution débarrassée des miasmes de l’éthique occidentale. A remarquer également que, selon nombre de commentateurs, jamais le président égyptien n’aurait osé affronter pareillement l’armée s’il n’avait reçu l’aval de Washington, prêt à favoriser tout courant majoritaire égyptien, serait-il islamiste, afin de bénéficier, en échange, du maintien de la paix avec Israël. Au point que des analystes estiment que le « coup d’État » du président Morsi est en réalité le fruit d’un « arrangement » avec l’armée, permettant au maréchal Tantaoui, en âge de quitter ses fonctions, de sortir la tête haute, honoré par la nation de sa plus haute décoration et salué par la présidence. Son adjoint et lui-même sont nommés « conseillers » de la présidence – et donc sous surveillance proche –. Quant aux trois autres généraux limogés, ils se voient attribuer des fonctions civiles.

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Alain Gresh, auteur du blog Nouvelles d’Orient écrit à ce propos : « Il n’est pas impossible qu’existe, parmi les officiers, un courant qui voulait en finir avec Tantaoui, un représentant de l’ancien régime et de sa corruption et qui cherche à trouver un nouvel équilibre entre l’armée et le pouvoir civil »… quitte à ce que cette armée s’incline sans subir de poursuites judiciaires pour excès de répression des manifestations. Tous les commentateurs estiment que le président Morsi a fait preuve d’une habileté remarquable, lui ouvrant « en douceur » la maîtrise du pays. Aux États-Unis, on ne relève aucune appréhension après cette mutation du régime égyptien. Le quotidien américain le « Washington Post » souligne « qu’il s’agit d’un changement générationnel » et que le général Abdel Fattah al-Sissi, le remplaçant du maréchal Tantaoui, est bien connu aux ÉtatsUnis où il a été en partie formé. Fort de cette « realpolitik » occidentale, le président Morsi avance plus loin son avantage : il décide le 13 août d’annuler le décret constitutionnel édicté sous l’influence de l’armée limitant drastiquement ses pouvoirs. Une fois encore, similitude : Washington et nombre d’États européens se prononcent pour l’adhésion turque à l’Union en fonction d’intérêts stratégiques et aussi en application de l’adage : « Veillez à satisfaire l’appétit d’un lion, vous apaiserez sa voracité. »

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Fin août 2012 Le président Morsi ramasse toutes les cartes du jeu politique et religieux. Il a l’armée sous son contrôle absolu et contrôle l’exécutif via son Premier ministre islamiste. Son parti, associé aux salafistes, possède 71 % des sièges au sein du législatif, ce qui lui ouvre grand les portes de la rédaction de la Constitution. Le sénat vient du reste de nommer une cinquantaine de directeurs de journaux et de télévisions publiques ouverts à ses thèses et une censure veille scrupuleusement sur les propos des « survivants » de la presse libre. Il lui reste encore à « erdo-ganiser » la Haute Cour constitutionnelle, dernier donjon du séculier. Une mission qui sera confiée au nouveau vice-président, le juge Mahmoud Mekki, un Frère musulman. Dès lors, des laïco-libéraux, atterrés par cette suprématie du religieux, errent en colère sur la place Tahrir. Ils découvrent enfin, pleins d’amertume, qu’en ayant réclamé avec véhémence la mise à l’écart de l’armée, ils ont précipité la chute de leurs derniers alliés contre le rouleau compresseur d’un islamisme qui les a superbement manœuvrés. Nous avons souligné les similitudes patentes entre la stratégie du religieux turc et celle du religieux égyptien pour se libérer de l’emprise laïque. Certes, mais un constat s’impose : la dynamique laïque des Nasser, el-Sadate et Moubarak qui domina l’Egypte durant 58 années resta toujours empreinte d’une réelle modération, ces trois militaires restant d’authentiques musulmans. Le kémalisme fut d’une autre intensité séculière. Mustafa Kemal haïssait en effet la soumission de la civilisation turque, 745

qualifiée de « conquérante et virile », à un Dieu importé par des « Bédouins sémites efféminés ». Influence de l’allié athée Lénine ? Jacques Benoist-Méchin, dans la version de 1954 de son livre « Mustapha Kémal ou la Mort d’un empire » aux Editions Albin Michel, cite quelques phrases édifiantes : Page 324 : « Je n’aurai de paix ni de cesse avant d’avoir arraché ce lierre envahissant qui empêche le jeune arbre truc de s’épanouir au soleil. » Page 326 : « Il faut savoir choisir entre la Révélation passée et la liberté future. » Page 323, où la virulence d’Atatürk, le « Père des Turcs », prend une ampleur à ce point insultante qu’elle reflète sa véritable exécration à l’égard des Arabes, coupables d’avoir trahi la Turquie musulmane lors de la Première guerre mondiale afin d’obtenir une récompense territoriale considérable de la part de l’Occident chrétien. Citons-le : « Depuis plus de cinq cents ans, les règles et les théories d’un vieux cheik arabe, et les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé, en Turquie, tous les détails de la loi civile et universelle. Elles ont réglé la forme de la Constitution, les moindres faits et gestes de la vie du citoyen, sa nourriture, ses heures de veille et de sommeil, la coupe de ses vêtements, ce qu’il apprend à l’école, ses coutumes, ses habitudes et jusqu’à ses pensées les plus intimes. L’Islam, cette théologie absurde d’un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. » 746

Des phrases d’une envergure « blasphématoire » explosive. Dont acte ! L’on comprendra qu’aucune similitude ne peut être dégagée entre, d’une part, la généreuse tolérance de l’actuelle dynamique laïque arabe ou turque et, d’autre part, celle de la lutte ardente qui a submergé au XXe siècle une Turquie dépecée par le traité de Sèvres de 1920. Une Turquie qui ne survivra que par la détermination farouche de ce dictateur implacable, ancien allié d’une armée germanique redoutable en sa modernité efficace. Un dictateur exaspéré par le différentiel de modernité entre l’Occident et son pays, englué selon lui dans l’archaïsme d’une religion « étrangère ». Le Premier ministre Erdogan veille certes à réveiller à présent l’islam turc meurtri par 80 ans de kémalisme, mais il veille aussi – stratégiquement ? – à glorifier l’œuvre d’un « adversaire » qui non seulement sauva la Turquie mais sut l’ancrer dans la dynamique occidentale. La Turquie retourne dès lors à l’islam tout en conservant une reconnaissance éblouie à son sauveur ultraséculier… Pour combien de temps ? Ethniquement et spirituellement, ce pays est donc un cas à part dans le contexte de la Révolution des Arabes. 3. La Libye La guerre ! À ce point intense et complexe que nous avons choisi d’en suivre chronologiquement le déroulement, au fil de ses principales péripéties. 747

Celles-ci révèlent de manière éclairante l’extraordinaire diversité d’intérêts animant les États et les alliances impliquées dans ce conflit. Premier acte : le destin « fabuleux » du principal acteur du drame. En 1969, le colonel Mouammar Kadhafi renverse le roi Idriss Ier, introduit un socialisme d’État et nationalise les principales branches industrielles, dont les pétrolières. En 1973, la victoire israélienne contre l’armée égyptienne et la paix signée entre Le Caire et Jérusalem l’engagent dans la voie d’un terrorisme redoutable, financé par les importantes ressources pétrolières de son pays. En 2010, la production de l’or noir atteignait 1,8 million de barils/jour. Plus modernisée, elle pourrait s’élever à 3 millions de barils/jour. En 1977, Kadhafi crée la Jamahiriya, ou « l’État des masses », officiellement régie par un système de démocratie directe en fonction du principe qu’il est l’expression et le coordinateur de la volonté du peuple libyen. Sur le plan extérieur, il tire les marionnettes de multiples actions offensives et d’attentats contre un Occident exaspéré : armes livrées à l’IRA irlandaise, attentat de Lockerbie en Ecosse en 1988, invasions répétées du Tchad pour tenter de « réveiller » l’Afrique « noire » aux idées anti-occidentales, financement du terrorisme organisé par l’extrémiste Carlos… Il devient la bête noire de l’Occident. Finalement, à la suite d’accrochages avec l’aviation américaine dans le Golfe de Syrte, des appareils de la VIe flotte bombardent Tripoli et Benghazi. 748

En 1999, virage à 180° ! Le « vent du boulet » est passé tout près du régime libyen, à l’époque en sa phase terroriste. Kadhafi devient un partenaire de l’Occident. Il offre sa médiation dans des libérations d’otages et s’assagit totalement. Il renonce en 2003 à son programme de destruction massive « à l’irakienne » et signe en 2004 le protocole du traité de non-prolifération nucléaire. Tripoli devient un interlocuteur important pour la France, l’Angleterre, l’Espagne et surtout l’Italie, à laquelle il livre 32 % de ses exportations d’hydrocarbures. Il contribue activement à freiner l’émigration vers l’Europe tout en fournissant des hydrocarbures « de secours » quand l’Ukraine suspend l’approvisionnement russe. Et enfin, des sources sûres révèlent en septembre 2011 que la CIA a étroitement collaboré, littéralement main dans la main, avec le raïs dans la lutte contre le terrorisme local. Ainsi, nous verrons qu’en 1996, il a « éliminé au napalm » l’important nid d’intégristes situé dans les maquis de Cyrénaïque. Indéniablement, l’ensemble des informations concernant la période « amicale » de Kadhafi vis-à-vis de l’Occident démontre que le « Guide » contribua remarquablement à maîtriser les tendances intégristes qui menaçaient la rive Sud de la Méditerranée, et partant l’Europe elle-même, en pleine collaboration avec les services secrets occidentaux. Mais cela ne signifie pas que Kadhafi se soit pour autant réellement assagi dans sa mission de domination universelle de l’islam. 749

Une preuve ? Le 9 septembre 2010, à Tripoli, Kadhafi prend la parole – telle que relatée par le journal libyen « AlShams » – lors d’un colloque groupant les chefs des délégations islamiques des pays d’Europe. Des propos alors beaucoup plus agressifs, car prononcés en milieu essentiellement musulman, que ceux d’une interview qu’il accordera ensuite à la revue française « Paris Match ». Nous en traiterons par ailleurs dans cet ouvrage, car il y expose, cette fois avec une sérénité cynique, l’emprise islamique inexorable qui, selon lui, submergera l’Europe : « Allah a promis la victoire de l’islam sur toutes les religions (…). Vous, les musulmans, êtes une minorité en Europe. Avec la volonté d’Allah, vous y deviendrez un jour une majorité (…). Heureusement, les musulmans se multiplient, et leur nombre croît beaucoup plus rapidement que celui des autres religions (…). C’est peut-être la preuve qu’Allah souhaite finalement que les musulmans soient plus nombreux que les autres. (…). Même en Palestine, personne ne peut arrêter ce phénomène où les musulmans se multiplient quatre fois plus vite que les Juifs. Ils auront finalement la majorité même au sein d’Israël. (…). Personne ne peut nous interdire de vivre en Europe, car c’est Allah et non les Européens qui a créé l’Europe. (…). La Turquie va rejoindre l’Union européenne. Cela signifie que le continent européen ne sera plus celui des Croisés ou un continent chrétien. L’islam deviendra un partenaire puissant en Europe, en termes de territoire, de populations et d’actions. Nous attendons le jour où la Turquie adhérera à l’UE de sorte qu’elle s’inscrira dans l’histoire comme le Cheval de Troie. »

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Doté d’une envergure peu commune, tour à tour rapace inquiétant ou albatros généreux, le raïs n’est pas un homme « ordinaire »… Ainsi, la grande œuvre de Kadhafi est certainement la réalisation « pharaonique » du projet GMR – la « Great Manmade River » ou « Grande Rivière artificielle ». Comme le font remarquer certains historiens, plutôt que de chasser au faucon dans des voitures de luxe à la manière de certains princes du Golfe, Kadhafi dépensa durant 25 ans la moitié du budget libyen à organiser le pompage de gigantesques nappes phréatiques de 500 à 800 mètres de profondeur situées sous le désert du Grand Sud. Ingénieurs et ouvriers coréens apporteront leur technologie et leur savoirfaire pour alimenter l’irrigation et l’eau courante potable sera amenée de manière généralisée vers le nord. Des millions de m3 d’eau douce traversent désormais le désert sur quelque 3 000 kilomètres dans des tuyaux souterrains de 4 mètres de diamètre ! L’agriculture était en effet l’objectif essentiel du gouvernement libyen, afin d’arriver à l’autosuffisance alimentaire, et de nombreuses oasis artificielles ont été édifiées sur le parcours du réseau de tuyaux. C’est assez dire combien le « Guide » bénéficiait de la sympathie d’une grande part de la population, d’autant que la médecine est gratuite tout comme les études, les meilleurs élèves – hommes ou femmes – obtenant des bourses pour étudier à l’étranger. L’électricité, généralisée, était maintenue à un prix très abordable ainsi que l’essence. Quant à l’eau 751

courante, elle était donc amenée à bas prix dans pratiquement toutes les familles ne bénéficiant pas des précipitations de la verte Cyrénaïque. Une performance rare en terres arabes majoritairement désertiques. Quant aux écrits de Kadhafi, ils reflètent l’une des interprétations les plus modérées du Coran. On trouve également dans son « Livre vert » sa conception très personnelle d’une « démocratie menée par les masses », la déjà nommée Jamahiriya. Un mélange de soviétisation et de fascisme corporatiste mussolinien. En d’autres termes, une conception originale de la dictature « consultative », car le Guide entendait bien régenter le pays à sa guise. Un extrait : « Qui contrôle la marche de la société ? La question est de savoir qui contrôle la société pour prévenir une éventuelle déviation par rapport à la Loi. Démocratiquement, aucun groupe ne peut, au nom de la société, prétendre disposer seul du droit de contrôle. “La société est son propre censeur.” Prétendre, pour un individu ou un groupe d’individus, être responsable de la Loi, est dictatorial. La démocratie signifie la responsabilité de toute la société et le contrôle revient donc à la société tout entière. C’est cela la démocratie et elle s’exerce par le biais de l’appareil démocratique qui résulte de l’organisation de la société elle-même en congrès populaires de base et de la règle populaire dégagée par les comités et par le Congrès Général 752

du Peuple (congrès national) où se retrouvent les congrès populaires de base, les comités populaires administratifs, les syndicats, les unions et l’ensemble des autres organisations professionnelles. Selon cette théorie le peuple est “l’appareil de gouvernement” et le peuple est son propre censeur. Ainsi se réalise l’autocontrôle de la société sur la Loi. » À Tripoli et à Benghazi, l’ambiance des rues était semblable à celle de Tunis sur le plan de la mixité, et la modernité de beaucoup de vêtements féminins marquait bien une volonté d’évolution émancipatrice. Cette tendance ne plut guère aux fondamentalistes excessifs. Mais, durant la période très anti-occidentale de Kadhafi, Washington, alors allié de ceux-ci contre les Soviétiques et ainsi « créateur » des taliban pour mieux s’opposer en Afghanistan à l’avancée de l’armée de Brejnev, tenta de l’assassiner en finançant des commandos intégristes ! Il est indéniable que, dès 1996 – après le massacre d’extrémistes musulmans réfugiés dans le maquis des monts de Cyrénaïque, au sud de la ville de Derna –, Kadhafi est désormais en bonne place sur la liste noire d’Al-Qaïda. Rien de surprenant dès lors que le gouverneur de la ville de Tripoli « libérée » et chef de l’armée des rebelles, le djihadiste Abdelhakim Belhaj, qui menait ces extrémistes en 1995, ait pris la tête du combat contre le raïs anti-intégriste. Celui qui l’avait empêché, en 1996, de construire une Libye totalement islamiste. NDLA : Ce n’est qu’en octobre 2011 que la gestion de la capitale fut remise entre les mains du pouvoir civil. 753

Profitant de la révolte de 2011, des sources sérieuses affirment qu’Al-Qaïda aurait formé le 23 février un « émirat islamiste » dirigé par Al-Hasadi, de retour du camp de Guantanamo. Mais cette révélation est démentie par les rebelles de Benghazi qui ont, il est vrai, peu intérêt à que se répande pareille nouvelle. Une chose est sûre : la Turquie refuse que l’OTAN dote en armes lourdes les insurgés « par crainte de nourrir un futur terrorisme ». Position sage à laquelle les Américains – qui regrettent amèrement leur erreur « talibane » – se sont ralliés contre celle des « va-t-en guerre » excédés par la résistance de Kadhafi, une résistance qu’ils n’avaient pas prévue faute de conseillers éclairés capables de leur éviter cette impasse, insoutenable électoralement pour des candidats à des élections capitales. Une autre chose est certaine, nous l’avons déjà souligné : l’élimination en Cyrénaïque d’une mouvance islamiste extrême prouve la détermination du raïs à s’opposer à l’islamisation du pays. S’y trouvait entre autres l’un des monastères, ou zaouïa, de la confrérie des Senoussis, fondée en 1837 par Muhammad ibn Ali al-Sanousi, dit le grand alSanousi. De cette secte fondamentaliste était issu le roi Idriss Ier chassé par Kadhafi. D’où le drapeau idrisside devient le symbole de la rébellion libyenne. D’où le motif de la fort mauvaise entente entre l’Ouest tripolitain « kadhafien » et l’Est nostalgique de son grand passé. Il va sans dire que tous les aspects positifs du régime instauré par le « Guide » ont été gommés par les médias occidentaux. 754

La presse prend en effet rarement parti à contre-courant d’un engagement militaire majeur de son pays et la machine à convaincre les citoyens du bon choix posé par les politiques est mise en marche à sens unique. Ainsi, après l’effondrement des deux tours de Manhattan, la presse américaine avalisa les thèses du gouvernement sans vérifier si la cible irakienne choisie « opportunément » par les décideurs économiques américains et anglais était coupable de cette agression. Ce n’est qu’au moment où l’enfer de l’occupation de l’Irak se révéla sous forme de nombreux cercueils que l’analyse des médias inversa son cours. Et que Tony Blair dut rendre des comptes pendant qu’un million de chrétiens fuyaient l’Irak « libéré »… En moins grave, est-ce souvent que l’on peut entendre ou lire une estimation positive sur Vladimir Poutine, alors que la majorité des Russes, manifestement, le portent pratiquement aux nues ? L’islamisation accélérée de la Turquie, qui effare des millions de laïques turcs, ne mérite-t-elle pas de même plus d’attention éveillée ? Dans le cas de Kadhafi, connaître les raisons de l’indéniable popularité dont il a joui dans une part importante de son pays et ne pas attribuer cette résistance opiniâtre face à l’assaut de l’OTAN à l’unique emploi de mercenaires et à la fidélité de tribus archaïques aurait certainement permis de mieux apprécier d’entrée de jeu le mode de stratégie à déployer pour le vaincre. L’usage de la seule aviation ne suffisait pas, sauf à arrêter in extremis la prise de Benghazi par les kadhafistes. Il a fallu dépasser largement le mandat accordé par l’ONU en 755

fournissant des armes et des « conseillers » français aux rebelles afin de les rendre plus performants. En précisant que la présence au sol de spécialistes européens a servi remarquablement l’efficacité de l’aviation. Notons, et les Russes l’on répété à l’envi, que le mandat onusien – accepté par les très réticents délégués chinois et russe – prévoyait une action protégeant les populations dans l’attente de négociations entre les camps libyens et non une action massive contre celui considéré comme « l’homme à abattre ». Toutes ces considérations émises, il nous paraît évident que le « Guide » libyen, malgré son ralliement à l’Occident, restait un homme dangereux pour la survivance des valeurs européennes. Mégalomane, imprévisible, férocement accroché à un pouvoir absolu, cet homme devait être neutralisé. Son éviction du champ d’influence du monde arabe ne peut donc qu’être saluée comme un bienfait. Mais fallait-il pour autant s’efforcer de « l’effacer physiquement »? Reste à savoir si le CNT, qui charrie des menaces intégristes déjà disséminées au sein de la mouvance de la rébellion, sera un partenaire fréquentable pour l’Union européenne. * Le décor étant planté, poursuivons de manière chronologique l’analyse approfondie de cette rébellion aux multiples rebondissements internationaux impliquant Washington, Paris, Londres, Bruxelles, Oslo, l’OTAN, Ankara, la Ligue 756

arabe, l’Organisation de l’Unité africaine… Un ébranlement considérable. Un jeu de cartes politiques révélant une multitude d’agendas cachés, de rancunes, de vengeances, d’électoralismes occidentaux, de générosités souvent naïves, de commentaires en tous sens. Benghazi, la capitale de la Cyrénaïque, est très distante mentalement et socialement des deux autres régions du pays, la Tripolitaine et le Fezzan. Elle prend immédiatement la tête du mouvement d’émancipation et organise une avancée des manifestations vers Tripoli en s’emparant, avec une armée disparate, mal équipée, non coordonnée, d’une série de villes clefs du golfe de Syrte. Au début, tout semble aller dans le sens voulu par Paris, Londres et l’ensemble d’une opinion publique occidentale que Kadhafi a exaspérée durant des décennies. Une longue période où il a mené une série d’actions visant à déstabiliser tout ce qui lui rappelait le colonialisme et les restes de présence spirituelle non musulmane se « cramponnant » selon lui avec arrogance et prosélytisme en terre d’islam. Toujours selon lui, une caractéristique manifeste des Israéliens et des maronites libanais. Indéniablement, pour Londres ou pour Paris – Rome faisant exception grâce à un rapprochement économique très profitable pour les deux parties, la libyenne et l’italienne – Kadhafi, bien qu’apaisé en apparence, continuait d’être un personnage infréquentable, à l’humeur exaltée, prêt à ébranler les gouvernements l’accueillant avec faste par des 757

discours agressifs, plantant sa tente bédouine à l’ombre de l’Elysée – pour le grand plaisir d’une gauche française contemplant le désarroi du président Sarkozy… Quelle merveilleuse occasion d’agir et d’éliminer ce « rustre offensant »! Le gouvernement français, assisté de l’anglais, part donc en guerre… Mais l’armée de Kadhafi, équipée de 800 chars ultramodernes, de canons de 150 mm redoutables, de missiles sol-sol performants et d’une aviation certes démodée mais encore suffisante, se met en devoir d’écraser les rebelles pratiquement désarmés et totalement désordonnés. Devant l’avalanche d’obus, des journalistes occidentaux observent, consternés et émus, qu’une réaction répandue parmi ces rebelles consistait à lever l’index vers le ciel afin de s’en remettre au tri de Dieu entre les morts à venir et les vivants appelés à survivre. En un éclair, alors que les insurgés sont parvenus à atteindre comme à la promenade la région toute proche de Tripoli, les troupes loyalistes retournent la situation, reprennent tout le terrain conquis et arrivent aux portes de Benghazi. Christophe Boltanski écrit dans la revue française « Le Nouvel Observateur » des 24 et 30 mars 2011, en page 70 : « Kadhafi peut encore compter sur la fidélité de 15 000 à 30 000 hommes bien entraînés, bien équipés, motivés, recrutés parmi les siens, les Ghou, une branche de la tribu des Kadhafa installée dans sa région natale de Syrte. Ce sont eux qui composent sa garde rapprochée, la Katiba, ou la très redoutée 32e Brigade dirigée par son fils Khamis. Il dispose 758

aussi de milliers de mercenaires, achetés avec ses pétrodollars. Des Serbes (NDLA : dont on comprend aisément l’hostilité manifeste à l’égard de l’OTAN !) participeraient aussi à sa protection. » Il est à remarquer qu’au début du conflit, ces troupes loyalistes usent fort peu de leur armement dévastateur. Juste assez pour entraîner la déroute d’insurgés dotés au départ de voitures, de camions et de pick-up vétustes, surtout munis de petits calibres anti-aériens. Certains insurgés ayant cependant un jour réussi à équiper quelques véhicules « d’orgues de Staline » – des tubes à fusées multiples récupérés dans une caserne abandonnée –, la réponse des loyalistes fut cette fois terrible… et ces armes furent retirées des premières lignes. Aucun observateur sérieux, c’est-à-dire non impliqué dans un courant médiatique orienté, ne prit au sérieux les accusations de génocide portées à l’encontre du régime. D’ailleurs, le clan Kadhafi a toujours fait montre d’une habileté politique efficace, et il est conscient, semble-til, qu’un massacre d’opposants mal équipés – comme au Rwanda, au Kosovo ou en Côte d’Ivoire – aurait toutes les chances de déclencher une réaction internationale féroce en faveur des victimes civiles. Mais Kadhafi reste imprévisible, au grand dam de ses conseillers qui l’engagent à user de plus de modération. Il menace de détruire des avions civils de la coalition qui s’apprête à l’attaquer, promet de transformer la Méditerranée en enfer, mais ensuite il adoucit son discours en ouvrant la porte à une négociation raisonnable. Par ailleurs, nous l’avons souligné, il chasse l’armée des rebelles devant lui sans user de répression massive, mais aux portes de Benghazi – un million 759

d’habitants ! – il proclame : « Nous arrivons, il n’y aura aucune pitié. » Une phrase qui lui coûtera la vie… Indéniablement, quels que soient les motifs cachés de l’action franco-britannique, et ses conséquences à moyen et long termes, on peut estimer qu’elle est arrivée « juste à temps », à une nuit près, si l’on estime que la menace de Kadhafi était réelle et non simplement destinée à susciter le chaos chez l’adversaire. NDLA : Relevons qu’un argument en faveur de l’intervention occidentale fut assez surprenant, si pas cynique. C’est l’emploi d’armes lourdes contre son propre peuple qui serait à ce point intolérable pour la conscience des démocraties occidentales que cette atrocité exigeait une intervention massive. À suivre ce seul motif, l’on comprend dès lors pourquoi ces démocraties ont toléré le génocide – un authentique celui-là – des Hutus et des Tutsis du Rwanda… à la machette. Mais il est vrai que ce pays ne possède pas de pétrole… * Plongeons à présent dans le bain de l’aventure militaire libyenne, dont les coulisses sont remarquablement éclairantes sur les divisions occidentales, tant les motifs des différents comportements politiques sont divergents, voire antagonistes. La France est clairement le pays qui a déclenché l’intervention militaire contre le régime de Kadhafi, avec une telle obstination que les commentaires n’ont pas manqué, en 760

tous sens. Suivie par le Royaume-Uni, dont la rancœur à l’égard du passé terroriste de l’homme fort de Tripoli équivaut « presque » à celle de la France. Paris a exercé une pression maximale pour obtenir l’accord de l’ONU. En effet, pas question pour le président Sarkozy, dont le pays s’était opposé à l’agression unilatérale angloaméricaine contre l’Irak, de ne pas être couvert par cette Organisation. Par ailleurs, une action des seuls Français et Britanniques rappellerait fâcheusement la désastreuse opération de Suez en 1956. Un commentateur musulman doté d’une bonne mémoire et à l’esprit aiguisé déclara à la veille de l’intervention en Libye : « Il ne manquerait plus que l’intervention d’Israël. » Mais la France et l’Angleterre se heurtent au frein tenace des Russes et des Chinois, possesseurs du droit de veto. Ces deux nations, l’on devine pourquoi, sont résolument hostiles à toute ingérence dans les affaires intérieures d’un pays, serait-ce « surtout » au nom des droits de l’homme. NDLA : Les comportements chinois et russe méritent un bref détour. Le quotidien « Le Figaro » reprend un article surprenant pour un journal américain – le « New York Times » en l’occurrence – écrit par un commentateur réputé, Andrew Jacobs. Titre annonciateur révélateur : « La classe moyenne (chinoise) est prête à patienter pour la démocratie. » 761

Nous citons : « (…) les hommes politiques américains vivent avec l’idée qu’un jour, là-bas, les entrepreneurs et les jeunes diplômés pleins d’ambition, toujours plus nombreux, se convertiront à la démocratie élective. Mais il suffit de se promener dans les galeries marchandes chic de la capitale pour très vite déchanter – au point qu’on peut se demander si le régime n’a pas trouvé le modèle adaptatif qui permettra à ses autocrates de se maintenir encore longtemps au pouvoir. La vie quotidienne de la plupart des Chinois s’est indubitablement améliorée. En 20 ans, le revenu annuel par habitant des citadins a plus que triplé, à 3 100 dollars (2 180 euros). L’espérance de vie a gagné plus de six ans et s’établit à 75 ans en moyenne. Et le nombre d’adultes analphabètes a reculé de 46 millions. “Une croissance de 10 % résout bien des problèmes”, analyse le professeur O’Brien, spécialiste de la Chine à l’Université de Californie à Berkeley. Mais elle ne suffit pas à expliquer l’aversion pour le changement politique dont font preuve bon nombre d’intellectuels et de professionnels. Pour les 70 millions de membres du Parti et pour les entrepreneurs, en plein essor, la situation actuelle offre d’énormes avantages tant qu’on respecte les règles du jeu. Cela va des prêts à faible taux d’intérêt dans les banques d’État à la bienveillance d’une bureaucratie toute puissante.

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(…) La plupart des experts occidentaux sont convaincus que les responsables communistes ne risquent guère d’être renversés à brève échéance. “Ils ont fait preuve d’une capacité d’adaptation bien supérieure à celle de leurs homologues égyptiens ou tunisiens”, souligne encore Kevin O’Brien. (…). Et l’État s’emploie à expliquer qu’une nation dépassant 10 % de taux de croissance par an est forcément saine. » Texte d’une lucidité réaliste peu courante, prenant à rebrousse-poil l’espérance des généreux partisans des droits de l’homme. Espérance que nous ne pouvons que partager en tant qu’Européens, mais en gardant la tête froide et en modérant nos espoirs d’universalisme. La Russie, restaurée par l’énergie « quelque peu » autoritaire de Vladimir Poutine – qui reste indéniablement très apprécié par une forte majorité d’électeur qui constatent le redressement spectaculaire de leur nation malade de l’ère Eltsine et son importance retrouvée sur le plan international –, est viscéralement, elle aussi, hostile à la prétention occidentale de détenir le principe souverain de la bonne gestion morale. À vrai dire, une prétention trop souvent utilisée à mauvais escient selon Moscou, car destinée à élargir l’espace de l’arrogante hégémonie de l’Occident. En conséquence, la Chine et la Russie excluent l’usage du droit d’ingérence, d’autant que l’action militaire en Libye, qualifiée d’humanitaire, est menée par une France qui ne cache guère, ou fort mal que son objectif réel est d’éliminer le clan Kadhafi pour jouir des faveurs des peuples arabes en révolte. Et pouvoir édifier son rêve : une association « fraternelle » entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, 763

pilotée par Paris – au grand dam de Berlin, de Madrid et de Rome –, un projet que Kadhafi critiquait en le qualifiant de tentative néo-colonialiste tout en refusant d’y inclure Israël. Quoi qu’il en soit, les troupes de Kadhafi arrivant aisément aux portes de Benghazi, la perspective d’un « bain de sang » éventuel l’emporte. Une motivation contestable pour certains opposants à une intervention car, pour eux, les massacres décrits jusqu’alors par les rebelles dans chaque ville intermédiaire entre Tripoli et le Cyrénaïque n’ont pas été prouvés. Le Conseil de sécurité, par 9 voix sur 15, adopte alors de justesse une résolution, la Russie, la Chine et l’Allemagne s’abstenant. L’avance aisée des loyalistes vers Benghazi s’explique par la tactique utilisée. La résistance des rebelles sur les voies d’accès – parfois réduites à une seule voie possible pour des véhicules dépourvus de quatre roues motrices tels que ceux en possession des insurgés dont le « train » militaire est totalement disparate – s’effondre au premier choc devant l’équipement et le commandement professionnel des loyalistes. La fuite inévitable est immédiate vers la ville qu’ils sont censés protéger. Mais les chars et les 4x4 du régime manœuvrent pour encercler rapidement le centre urbain, obligeant les insurgés à quitter au plus vite les lieux et à se réfugier dans la ville suivante, et ainsi de suite. NDLA : Parmi la masse des insurgés volontaires en plein désarroi, on trouve des combattants aguerris mais trop clairsemés, des militaires passés à la révolte, mais peu écoutés, et des groupes isolés quasi professionnels. Interrogés 764

par Christophe Ayad (« La Libre Belgique », du 30 mars 2011, page 15), ces groupes déclarent venir du Djebel al-Akhdar, la Montagne verte, le lieu du maquis islamiste éradiqué par Kadhafi en 1996… À ce propos, le Sénat américain enquête avec inquiétude sur la composition du Conseil national de transition gérant la rébellion, compte tenu du fait que la Cyrénaïque hébergea près de Derna de florissantes organisations extrémistes, nous l’avons évoqué. Mais comme toujours, il y a le camp des inquiets et le camp des confiants. Il y a ceux qui voient partout la menace extrémiste et ceux qui croient à la puissance du raz-de-marée de « fraîcheur généreuse des jeunes » et à la sagesse de modération des manifestants adultes. Quel que soit le doute des experts sur le danger que pouvait courir la population de Benghazi, on ne peut indéniablement contester qu’il était prudent de stopper le flux de l’armée loyaliste vers cette ville. La France eut raison d’agir, serait-ce précipitamment, pour parer au pire. Mais nombre de commentateurs apprécient moins son engagement immédiat en faveur de rebelles menés par un CNT hétéroclite, peu rassurant en matière de fondamentalisme, comme l’estiment certains services de renseignements occidentaux et arabes. Même si Paris prétexte agir ainsi vu l’urgence d’arrêter les loyalistes devant Benghazi, l’activité de l’aviation française, usant de frappes ciblées sur des immeubles et des véhicules du régime, outrepasse pour beaucoup d’analystes – dont les plus critiques sont les Russes – le strict respect de la résolution 1973 de l’ONU qui indique clairement qu’elle est 765

destinée à la « protection des civils ». Une action à caractère humanitaire visant à établir un espace de non-survol de l’aviation libyenne afin de l’empêcher de bombarder des cibles non militaires. Au début de l’opération, l’utilisation massive de 160 missiles Tomahawk par la VIe flotte américaine afin de détruire les centres de radar, les sites de défense antiaérienne, les pistes d’atterrissage… était légitime, mais ensuite, la résistance inattendue du régime déclencha un acharnement regrettable car débordant largement le mandat onusien. Pourquoi la réticence allemande, que la presse française fustige en des termes virulents qui rappellent ceux utilisés par le gouvernement du président Bush jr lorsque la France, l’Allemagne et la Belgique refusèrent de participer à l’attaque contre l’Irak ? La chancelière Angela Merkel est à l’époque en phase électorale descendante. Elle estime que les troupes allemandes sont déjà suffisamment impliquées dans des actions militaires – notamment en Afghanistan – sans y ajouter un autre engagement aventureux. Berlin a conscience que « l’élan généreux » français recouvre tout un cortège de non-dits et de conséquences éventuellement redoutables si le régime de Kadhafi s’incrustait dans la durée. Son ministre des Affaires étrangères explique que l’Allemagne ne conteste nullement le motif humanitaire, mais qu’elle répugne à y joindre une action militaire plutôt qu’une pression diplomatique et économique. Ce qui révèle, soulignons-le, que Berlin ne croyait pas à l’annonce d’un massacre immédiat à Benghazi…

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Même les États-Unis sont frileux. Le président Obama est surchargé de dettes, harcelé par la rigueur budgétaire républicaine, obsédé par la préservation de son système de santé, angoissé par sa lutte essentielle en Afghanistan, fort peu productive. L’ONU s’étant prononcé, il consent cependant à participer à l’appui initial massif de la coalition en missiles Tomahawk, mais entend se retirer ensuite de l’action directe, tout en « prêtant » ses avions radars et son système de brouillage des ondes libyennes utilisées pour transmettre les ordres de la hiérarchie militaire loyaliste. Le porte-avions Charles de Gaulle prendra la relève près des côtes, une nécessité absolue pour les Occidentaux après le feu vert de l’ONU, afin de disposer d’un appui aérien tout proche. N’oublions pas que les F16 belges sont obligés d’effectuer l’aller-retour au départ de la Grèce à chacune de leurs missions ! Essentiel également : il faut que les Arabes s’accordent pour consentir à une action occidentale, et mieux, qu’ils y participent. Le président Obama ne veut plus, d’aucune manière, se placer en opposition à l’islam, sauf si des officiels musulmans lui demandent d’intervenir dans une de leurs régions. La Ligue arabe, du bout des lèvres, finit par admettre le bienfondé de l’intervention. Avec des nuances : oui à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne et à la protection des civils, mais non à une intervention militaire, et surtout pas à un débarquement de troupes. D’emblée, elle protestera vigoureusement contre les frappes des avions Rafale français visant l’armée loyaliste en mouvement, mais

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choisira ensuite de modérer ses propos devant l’énervement des Occidentaux et des révoltés du Printemps arabe. NDLA : À vrai dire, la Ligue arabe ne pouvait que consentir. Minée par une révolte générale de ses peuples, il lui était impossible de ne pas suivre le courant d’émancipation. Ainsi, l’Arabie saoudite ou les Emirats aux nombreuses familles féodales régnantes, guère à l’aise on le devine, ne pouvaient s’y opposer, d’autant qu’ils sont protégés par la Ve flotte américaine… et le Conseil de Coopération du Golfe acceptera donc une action protégeant les civils. Le Maroc et la Jordanie, dirigés l’un par le descendant d’Ali et l’autre par le descendant de Mahomet, vivent sur un sol qui se dérobe sous leurs pas – légèrement en mars et en avril 2011, mais à l’avenir ? L’Organisation de la Conférence islamique se joint alors à l’assentiment collectif de la Ligue arabe. Mais seul le Qatar acceptera de participer militairement, et même, nous le verrons, s’engagera avec une ferveur guerrière surprenante à l’encontre du régime de Kadhafi. Cette adhésion arabe décidément fort peu enthousiaste ne rassure que très modérément Washington. Car les sémites arabes, ne l’oublions pas, sont largement minoritaires au sein d’un islam frôlant le milliard et demi de fidèles. Le Pakistan, le Bengladesh, l’Indonésie, l’Afghanistan ne sont pas peuplés de sémites. Ils ne sont en rien liés par l’assentiment, contraint selon eux, de la Ligue arabe. Et « là-bas », en terre de tous les dangers pour l’Occident, les soulèvements ne se comptent plus : « L’Occident relance une Croisade ». Le mot sera prononcé par… Vladimir Poutine, immédiatement tancé par le président Medvedev qui estime que la situation est déjà 768

suffisamment grave au Moyen-Orient pour qu’on ne verse pas d’huile sur le feu par l’usage de termes dangereusement connotés. La Ligue arabe n’est pas la seule à critiquer la « fougue » agressive de l’aviation française, ardeur rejointe, en plus modéré, par l’état-major anglais. Manifestement, et Paris et Londres ne se cachent pas pour le dire, il faut chasser le clan Kadhafi et casser toute résurgence de ce type de régime. Ils ont convaincu le président Obama de choisir cette option maximale qui outrepasse la teneur du mandat onusien. Mais Washington y apportera une nuance d’importance : il faut veiller à ne pas acculer Kadhafi à devoir se battre à mort. Il faut laisser une porte ouverte à la négociation, et donc lui accorder une voie de sortie possible, c’est-à-dire un exil sûr et une immunité garantie. Qui ne conçoit qu’il sera, le cas échéant, difficile de faire partager cette opinion par la rébellion ? ! Or, l’ONU est claire. Son texte rappelle « son ferme attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de la Jamahiriya libyenne ». L’option franco-britannique pose un problème majeur : elle présuppose la victoire de la Cyrénaïque sur la Tripolitaine et les tribus du désert liées à celle de Kadhafi. Or, Paris a d’emblée choisi l’affrontement décisif, l’éradication du « kadhafisme » au lieu de ne viser qu’un règlement négocié entre les deux parties. Pourquoi cette hâte, cette hargne d’agir avec tant de « zèle » humanitaire ?

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N’oublions pas, en un éclairage possible de ses options, que le président Sarkozy est, en ce mois de mars 2011, en marasme électoral. L’extrême droite du Front national est estimée par des sondages fiables à 20 % des suffrages dans un premier tour législatif qui approche. De surcroît, le ministre Borloo, « remercié » lors du remaniement du début 2011, pourrait se présenter sur sa propre liste aux présidentielles. Et surtout, madame Alliot-Marie, chargée du prestigieux maroquin des Affaires étrangères, a somptueusement dérapé lors de la fuite du président tunisien Ben Ali et a été remplacée par Alain Juppé… Mais le mal était fait, d’autant que le « flottement diplomatique » avait atteint Le Caire avant l’éviction de Moubarak. La France, aux yeux des révoltés, était donc considérée comme l’amie des tyrans tunisien et égyptien ! En conséquence, il fallait jouer fort, et sur l’opinion publique française et sur le monde arabe dont Paris veut être l’interlocuteur le plus ouvert et le moins… proturc en matière d’adhésion. Donc, le 10 mars – à la « veille » des élections cantonales du 20 –, coup de tonnerre en Europe lorsque, invité à Paris, le délégué des révoltés tunisiens de Benghazi annonce en personne à la presse française – une grande première – que Paris reconnaît le Conseil de transition local comme seul représentant de la Libye ! Effarement général dans le monde, et enthousiasme délirant dans le Nord-Est du pays où le drapeau français orne désormais les façades et les véhicules. La ferveur est telle que le Conseil proclame que la langue 770

française deviendra la deuxième langue du pays. Et un ambassadeur français est envoyé à Benghazi. Par contre, le vide de la France est total à Tripoli. Mais les médias français ne sont pas tous réjouis pour autant. L’éditorial du quotidien français « Le Monde » est mordant à l’égard de la méthode et du caractère emporté de la décision, qui isole la France au sein de l’Union européenne, non consultée au préalable. Qu’on en juge à la lecture d’un premier extrait de l’éditorial du « Monde » du 12 mars 2011 : « Les affaires libyennes ont toujours eu un côté baroque, à l’instar des tenues qu’affectionne le colonel Mouammar Kadhafi. Est-ce une raison pour que la France conduise sa politique à l’égard de ce pays de façon aussi… abracadabrante. (…). » NDLA : Une mise en situation avant de poursuivre l’éditorial du « Monde ». Le 10 mars 2011, le jour même où les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne étaient réunis à Bruxelles afin de fixer un plan commun d’action pour préserver Benghazi d’une répression présumée féroce de la part des troupes de Kadhafi, la France s’avança seule sur la voie d’une aide militaire immédiate. Cette réunion devait préparer un sommet des 27, prévu pour le lendemain. L’Europe devait-elle reconnaître l’organe représentant la rébellion de la Cyrénaïque ? Devait-elle agir militairement contre les forces loyalistes ? Un enjeu tel que 771

Paris ne pouvait soudainement s’engager dans une aventure guerrière improvisée, en bouleversant tout ce calendrier « prestigieux ». L’Union européenne est-elle un assemblage d’enfants turbulents ou une organisation d’adultes responsables ? Paris choisit la turbulence ! Et Nicolas Sarkozy, accueillant à l’Elysée les trois émissaires du Conseil national de transition introduits par Bernard-Henri Lévy, annonça que la France reconnaissait cet organe comme « le représentant légitime du peuple libyen ». Revenons à présent à l’éditorial du « Monde »: « Sur le fond, pourquoi pas ? Mais pourquoi l’annoncer à Paris pendant que, compétent, sérieux et animé du sens de ce qu’est l’Europe, le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, était à Bruxelles pour participer à l’élaboration d’une position commune sur ce sujet ? Revenait-il à Bernard-Henri Levy, dont on respecte les engagements militants, de se transformer en porte-parole de l’Elysée et du Quai d’Orsay pour déclarer, après les insurgés libyens, que la France allait envoyer un ambassadeur à Benghazi, la place forte de la rébellion contre Kadhafi ? Paris a donné l’impression d’un comportement de matamore. Comme s’il s’agissait de l’emporter dans une course à l’affichage de la position la plus anti-Kadhafi qui soit.

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C’est dommage. La France défend des positions justes en Libye. » En pages internes du même quotidien, l’article de Nathalie Nougayrède et Philippe Ricard expose bien la « gêne » suscitée par cette décision unilatérale, voire même personnelle, prise par l’Elysée. Ce qui explique qu’un sondage fiable publié à la mi-avril 2011 plaçait Nicolas Sarkozy au niveau le plus bas jamais atteint par un président à l’approche de sa fin de charge. Lisons-les : « (…) “Nous n’avons pas été consultés”, a commenté Guido Westerwelle, le ministre des Affaires étrangères. À Berlin, un communiqué faisait état, de façon cinglante, de la “surprise” de la chancelière Angela Merkel face à “une série d’activités françaises” : “Ce n’est pas une reconnaissance de droit international”. (…) les Européens n’ont pas apprécié le solo français qui, par ailleurs, a suscité des demandes d’éclaircissements de la part de Washington. (Dans la question libyenne), la “cellule” diplomatique de l’Elysée est placée devant un fait accompli. Aucune confirmation officielle de la reconnaissance n’a été diffusée dans la journée. (…). Nicolas Sarkozy a décidé seul de franchir le pas pour rehausser l’image de sa diplomatie et de sa présidence, en faisant de la France l’avant-garde de la mobilisation internationale contre le colonel Kadhafi. Mais cette audace a été accueillie à l’étranger comme de l’aventurisme et un défaut de concertation. » 773

Fin de ces commentaires édifiants. Des opinions âpres qui nous rappellent la phrase féroce de Jean Baudrillard : « Celui qui mise sur le spectacle périra par le spectacle ! ». Nous l’avons dit, Berlin tout particulièrement, n’apprécie pas cette « rupture » de la cohésion politique de « l’axe » ParisBerlin. Angela Merkel affirme, agacée : « En agissant trop vite, on apporte de l’eau au moulin de la propagande antioccidentale. » Et son ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, ajoute qu’une intervention militaire engagée sans cohésion de commandement peut entraîner des outrances incontrôlables. Quant à Alain Juppé, le nouveau ministre français des Affaires étrangères, non averti de la décision de l’Elysée, il menace de démissionner tant l’affront est intense. Il s’inclinera en serviteur de l’État, puisqu’il se battra à l’ONU pour obtenir le mandat sollicité par Paris. Il était temps pour les partisans de l’ingérence de se lancer dans l’aventure. En effet, à ce moment et alors que Kadhafi semblait apparemment vaincu, l’avancée éclair des loyalistes étonne les observateurs, les rebelles conquérant ville sur ville et approchant de Tripoli. La déferlante soudaine de ces loyalistes jusqu’aux abords de Benghazi contraint donc Paris à agir vite, au risque de bousculer ses partenaires de l’Union, les Américains, l’ONU, les Russes, les Chinois et… les Allemands. Car Paris entend dominer toute l’entreprise, au point que l’énervement gagne en ampleur dans certaines capitales 774

européennes se trouvant mises devant le fait accompli, embarquées collectivement dans la gestion d’un conflit concernant des musulmans. Ce qui, à notre époque, est éminemment délicat par essence. Quant à Washington, une inquiétude intense s’y développe vu la pugnacité remarquable de l’armée loyaliste, et le président Obama estime que la volonté de « liquider » le régime de Kadhafi est un projet qui déborde les moyens francobritanniques. Or, il ne veut pas que les États-Unis, en tant que nation, servent d’appoint militaire dans la poursuite des opérations. La solution ? Le secrétaire général de l’OTAN, Monsieur Rasmussen, avait toujours annoncé qu’il était prêt à intervenir en cas d’appel. Sous la pression américaine irrésistible, et contre un combat retardateur intense de Paris qui ne veut pas perdre la direction de « son » projet franco-britannique, l’OTAN est sollicitée, ce qui fournit à Washington un apport collectif de l’Union européenne en termes de responsabilités militaires, mais contrarie l’émergence d’un leadership français méditerranéen. NDLA : Approfondissons le projet du président Sarkozy visant à écarter l’adhésion turque à l’Union européenne. Il s’efforce de constituer une organisation de coopération poussée entre les pays du Nord et du Sud de la Méditerranée, c’est-à-dire entre l’Union européenne d’une part et les musulmans arabes et turcs d’autre part. Paris sait combien l’Empire ottoman a laissé des traces douloureuses dans un monde arabe toujours combattu et souvent soumis à la Sublime Porte. Il sait que l’entrée de la Turquie dans l’Union

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serait fort mal vécue par nombre de pays arabes s’estimant lésés par ce choix privilégié. Une telle coopération d’envergure permettrait au président Sarkozy de prétexter cette vision grandiose pour refuser de « favoriser » Ankara, d’acquérir ainsi la reconnaissance des Arabes et… de dominer le jeu en Méditerranée – ce qui explique les réticences de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie et de l’Espagne. Mais on sait que le colonel Kadhafi a fortement contrarié Paris en refusant avec virulence ce projet car il englobait Israël. Et l’on peut deviner combien la Turquie est, elle aussi, opposée à l’initiative française. En d’autres termes, le colonel Kadhafi et le Premier ministre Erdogan sont, en la cause, des alliés de circonstance. Le Premier ministre turc Erdogan ne supporte pas l’opposition de Nicolas Sarkozy – et d’Angela Merkel – à l’adhésion de son pays à l’Union européenne. Son rêve est qu’en 2012, un (ou une) président(e) socialiste « généreusement » multiculturel(le) remplace le clan Sarkozy et que la CDU de madame Merkel quitte le pouvoir. Une phrase d’Erdogan marque bien ce rejet de la vision française : « Je suis heureux que l’OTAN prenne en main l’opération. Cela permettra de mettre monsieur Sarkozy hors circuit ! » Pas vraiment, car le président Sarkozy obtient que, si l’OTAN est chargée de gérer le militaire en soutien de l’humanitaire – les termes du mandat de l’ONU –, la coalition européenne de départ constituée à l’initiative de la France et de l’Angleterre reste maître du volet politique. En clair : 776

l’objectif d’éradication du clan Kadhafi est préservée car Paris entend garder la main sur l’orientation de la négociation sur le terrain. Ainsi, lorsque l’Organisation de l’Unité africaine propose sa médiation, estimant que la Libye est un pays d’Afrique, dont les liens sont étroits avec le Tchad, le Mali, le Soudan, le Niger… le refus est catégorique à Paris car, à l’évidence, Kadhafi compte trop de partisans, notamment au Tchad dont il a sauvé le régime, menacé en 2008 par une rébellion soutenue par le Soudan. Des rumeurs qualifiées de « fondées » font d’ailleurs état de la participation, aux côtés des loyalistes, de soldats d’élite de la garde présidentielle tchadienne munis de petits pick-up rapides et surarmés qui opéreraient en flèche selon la nouvelle tactique efficace des loyalistes durant les premiers mois de la guerre. À savoir, d’abord un tir d’artillerie massif puis l’usage de ces engins porteurs d’armes lourdes, infiniment plus mobiles et moins repérables par les satellites, les avions AWACS américains et les pilotes des appareils de la coalition, car d’aspect plus « banal » que les chars. D’autant qu’ils peuvent être confondus avec les pick-up des insurgés, d’où d’ailleurs de multiples bavures relevées. N’oublions pas que les Tchadiens ont acquis, au fil de leurs propres conflits, une rapidité d’action exceptionnelle tant sur route que sur piste. L’OTAN est en fin de compte confrontée à une tout autre guerre qu’au début du conflit, où les cibles étaient aisément discernables. C’est ainsi qu’en avril 2011, un F16 belge opère, dans ce cadre modifié, 15 missions dont une seule 777

permet de tirer sur un « ennemi » avéré. Et l’OTAN signale que 75 % des missions de ses chasseurs bombardiers reviennent sans objectif aperçu ! Le 14 avril, l’Organisation atlantique fait rapport : 2 000 sorties ont été dénombrées, 900 frappes opérées et seulement un tiers de la force de frappe loyaliste a été éliminée. Or, le prix par mission d’un Rafale est de 39 000 €/heure. Un Mirage 2000, les AWACS et avions de transport coûtent entre 15 et 30 000 €/heure. Un missile A2SM airpool atteint 250 000 €. Un Tomahawk 650 000 $ ou 475 000 €. Un Tornado 35 000 £ ou 44 000 € et chaque missile vaut 800 000 £ ou 1 000 000 €… Il est donc clair que l’enlisement de la situation au début du mois d’avril 2011 ne peut qu’exaspérer la coalition otanienne. Quant à Kadhafi, il joue astucieusement sur la durée et sur l’éreintement financier de ses agresseurs. La Belgique par exemple, dispose bien de six F16, mais avec un budget limité à… 12 millions d’euros. Or, après six mois, à la prise de Tripoli, la participation belge aura atteint 25 millions d’euros ! NDLA : Il aura fallu en définitive sept mois de présence aérienne occidentale avant que ne meure Kadhafi à Syrte. Il était temps, car la participation française avait déjà entraîné un coût estimé à 300 millions d’euros à la date du 23 octobre 2011. Avec l’intervention en Côte d’Ivoire, l’action militaire française hors de ses frontières se sera en définitive soldée à 778

environ 500 millions d’euros… à une époque où l’Union européenne est en plein marasme économique et que, selon une annonce faite par le président Sarkozy à l’été 2011, les Français devront débourser un minimum de 15 milliards de dollars pour sauver la Grèce. D’où une pression montante parmi les partisans d’un achèvement rapide du « taureau blessé », car le coût de cette corrida risque de susciter des réactions tant au niveau des parlements que des opinions publiques. D’autant que, pour utiliser l’expression très explicite de Bernard Kouchner, « la loi du tapage » médiatique, qui seule est capable d’éveiller une émotion populaire « européenne », n’existe pas en l’occurrence. Cette émotion du public est absente car, sur le terrain, le massacre annoncé n’a toujours pas été démontré. Au contraire, le travail médiatique de Tripoli est très bien organisé. Manifestement, et lentement, les opinions perçoivent que le « tyran » a curieusement la faveur d’une grande part de sa population et que l’édifice de son pouvoir n’est pas fondé uniquement sur un lot de mercenaires largement payés. Son armée serait d’ailleurs composée à 60 % de conscrits ou de volontaires recrutés au nord et au sud-ouest du pays, deux régions qui lui sont acquises. Comme lui est acquise l’amitié de l’Afrique subsaharienne. NDLA : Sans comparaison possible entre le caractère et la valeur éthique des deux hommes, Kadhafi est, comme Abdallah II de Jordanie, un dirigeant de bédouins. Les tribus transjordaniennes qui nourrissent en hommes la fameuse Légion arabe constituent un socle difficilement ébranlable, au 779

point que les réfugiés palestiniens, actuellement majoritaires, craignent d’être expulsés sans ménagement de Jordanie par ces redoutables guerriers du désert composant la seule armée musulmane que les Israéliens estimaient dangereuse à chaque guerre vécue. Ni le Hamas, ni même le Fatah, ne sont jamais parvenus à soulever ces réfugiés contre un roi qui a cependant fait la paix avec Israël, car une telle rébellion les renverrait à coup sûr vers des lieux bien moins hospitaliers. En conclusion, ce type de régime à pilier tribal, fondé sur la fidélité clanique, présente peu de prise à la dissolution du groupe. Or, si en Libye 85 % de la population habite la ville, les tribus pèsent toujours lourd en termes d’influence sur leurs membres. Ce pays, beaucoup plus tribal que la Tunisie et l’Égypte, compte 140 tribus, dont 30 ont suivi Kadhafi pour abattre la royauté. Trois d’entre elles serviront fidèlement le régime et élimineront les intégristes qui tentaient de disloquer leur cohésion au départ des maquis de Cyrénaïque. Nous parlons de la très dynamique petite tribu Kadhafa, centralisée à Syrte où est né Kadhafi, de sa meilleure alliée, la Mezurha – le numéro deux du régime, le commandant Abdessalem Jalloud est l’un de ses membres – et enfin de la Warfalla, comptant un million de membres ! Un Libyen sur six ! Autant que le nombre de fonctionnaires du pays… Depuis 1990, Kadhafi et son clan dominent tout le sécuritaire, le politique et même le religieux, particulièrement modéré avec une promotion de l’éducation des femmes urbaines.

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Ce système tribal vit de la « rente » des hydrocarbures. Sa fidélité ainsi récompensée, toute sédition aurait pour conséquence de le priver des largesses de l’État kadhafien. Si cette organisation très clanique, charpentée en une hiérarchie bédouine rigoureuse, assure une stabilité certaine, elle nuit cependant à l’éveil d’une bourgeoisie moderne, indépendante, voire dégagée de cette emprise sécuritaire, quand bien même cette bourgeoisie d’affaires serait-elle soucieuse de partager le gâteau des bénéfices du pétrole et du gaz de manière très « socialiste ». Ce contraste entre l’archaïsme tribal et la modernité est particulièrement ressenti par l’élite urbaine des monts de Cyrénaïque, la région favorite des anciens colons italiens tant elle est agréable, suffisamment arrosée, agricole et aérée. Quant à Al-Qaïda, il ne se sent guère en communion avec le fond tribal du sud qu’il ne parvient pas à pénétrer aisément ! En 2007, les Américains découvrent en effet que sur 600 de ses membres arrêtés, on relève 111 Libyens dont 50 viennent de Derna, en Cyrénaïque, et des maquis montagneux de son arrière-pays. La structure économique et démographique libyenne est donc très différente de la tunisienne, où la rente est nulle, et de l’égyptienne, où elle est réservée à une classe profiteuse, souvent altérée par la corruption. Fâcheusement pour l’OTAN, ce conflit apparaît pour nombre d’Africains comme une guerre coloniale déguisée. L’OUA est très froissée d’avoir, dans un premier temps, subi la mise à l’écart de sa tentative de médiation, et de n’être tolérée que 781

lorsque le conflit s’enlise. Tolérée, certes, mais toujours contestée. Du 11 au 16 avril 2011 : amplification de l’impasse libyenne. Lors de la réunion des membres de la coalition arabootanienne à Doha, au Qatar, la seule décision commune consiste en un apport financier à la rébellion, en partie prélevé sur une autorisation de vente de pétrole via Tobrouk, aux mains des insurgés. Mais en dehors de cela, la confusion totale règne sur la marche à suivre. D’une part, on relève l’Italie – qui veut gagner l’amitié intéressée des futurs vainqueurs potentiels – et de l’autre le Qatar – qui s’est trop engagé aux côtés des Occidentaux pour échouer, d’autant que les islamistes sont ses amis – sont disposés à armer les rebelles. D’autre part, l’Allemagne et la Turquie y sont absolument opposées, et, à l’époque, même les Américains commencent à considérer la Cyrénaïque comme un brûlot inquiétant qu’il convient de ne pas « trop » soutenir ! Après des années horribles d’attaques terroristes, les services secrets algériens possèdent logiquement un service de renseignement excellemment spécialisé en cette matière. Ce qui leur a permis d’avertir les alliés de la coalition que des trafiquants vendaient des armes à des agents d’Al-Qaïda qui profiteraient du chaos pour se doter ainsi d’un matériel ultramoderne. Rappelons que ce sont ces mêmes agents qui se rendent coupables d’assassinats en Afrique subsaharienne et

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qu’Al-Qaïda y aurait même installé son « antenne » européenne. Alger est donc très écouté… Quant au secrétaire général de l’OTAN, monsieur Rasmussen, il s’oppose radicalement, avec l’Allemagne, la Turquie et l’Espagne, à un durcissement des frappes aériennes, voire navales. NDLA : Mais la résistance acharnée de Kadhafi amènera monsieur Rasmussen à devenir, nous le verrons, un redoutable meneur du renforcement des frappes sur Tripoli. Et le coût de l’opération rendra la coalition plus féroce encore… Il faudra en finir avec cette guerre, quitte à déborder l’esprit humanitaire du mandat de l’ONU, à la grande rage des Russes et des Chinois. Lesquels Russes et Chinois s’en souviendront lorsque les islamistes sunnites et l’Occident voudront « toucher » au régime chiite de Syrie en 2012. Ankara marque son désaccord à l’égard d’un durcissement de l’agressivité de la coalition et met en évidence que le maintien de ses rapports avec Tripoli lui a permis d’aider, sans faire usage de la force, les rebelles d’une ville portuaire encerclée grâce à un cessez-le-feu local de durée suffisante. Sans plus aucun contact avec ce régime, dit Ankara, ce moyen de servir authentiquement et pacifiquement l’humanitaire deviendra impraticable. La Turquie s’oppose donc fermement à une attaque « démesurée » contre les loyalistes sous le seul prétexte de la situation désespérée des rebelles alors assiégés à Misrata.

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D’autant plus fermement que la Turquie a été profondément froissée du rejet par les « faucons » franco-britanniques de sa feuille de route proposée aux belligérants libyens. À savoir : gel des positions après un cessez-le-feu et ouverture de négociations assorties d’un accord mutuel sur l’établissement de zones humanitaires démilitarisées. À l’époque, Londres et Paris n’avaient pas attendu la réaction à coup sûr négative des rebelles – ces capitales étant certaines de l’emporter avec l’appui de l’OTAN – pour écarter sans ménagement ce plan accordant au clan Kadhafi une chance de survie politique. On saisit aisément que l’irritation d’Ankara est à la mesure de son ambition déjà manifestée depuis des mois – en Irak, en Iran, en Palestine, au Liban – de devenir « la grande puissance musulmane modérée » proposant un modèle captivant pour l’islam en tumulte et pour l’Occident en désarroi. La Turquie entend dès lors qu’on lui laisse répandre son influence tous azimuts. En page 4 de son dossier économique, le quotidien français « Le Monde » du 19 avril 2011, explore pertinemment sous la plume de Guillaume Perrier l’expansion considérable de l’influence turque, fondée sur l’excellente gestion économicosociale de l’AKP. Proposons une introduction avant la lecture d’un passage de son analyse. Une excellente gestion de l’AKP ? Synthèse de son constat. 2001 : 784

Crise majeure financière et monétaire. Le fonds monétaire international décide de soutenir le gouvernement d’Ankara par des prêts constants. 2002 : Profitant de ce désarroi social, l’AKP, alimenté par les pétrodollars du Golfe, arrive au pouvoir et confortera son succès au fil des élections jusqu’en 2011 où il frisera l’hégémonie totale, manquant de quelques voix une majorité constitutionnelle. 2011 : La Turquie parvient au 15e rang des nations en bonne santé, et entre même au G20. Après cette dizaine d’années de vitalité continue, le PIB grimpe à 8,9 %. Signe de modernisation : 65 % des Turcs résident dans les villes, et une forte évolution du niveau de vie – 45 % de la population accède au statut de classe moyenne – associée à une moyenne d’âge de la population active de 28 ans dynamisent la consommation intérieure. Ce qui ouvre grand la porte à la montée en puissance de l’industrie. Guillaume Perrier souligne un point capital : « Le développement de la Turquie se mesure aussi à son niveau d’éducation en progrès rapide (dont seule la Tunisie peut soutenir la comparaison parmi les pays arabes). Ce niveau est supérieur à celui de l’Inde ou du Brésil. (…). La productivité du travail est passée de 35 % de la moyenne

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européenne de l’Union européenne en 1995, à 62 % en 2009. (…). Après avoir bénéficié d’importants transferts de technologie industrielle, elle exporte à son tour son savoirfaire. (…). En Libye, 220 compagnies turques de construction étaient présentes avant le début de la guerre. Dans tout le Moyen-Orient, (la Turquie réalise) des aéroports – Tripoli, Erbil, Le Caire, Tunis, Dubaï –, des autoroutes, des ponts, des pipelines. (…). Accords de libre-échange avec le Maroc et la Tunisie, puis fin 2010, avec la Syrie, la Jordanie, le Liban. L’Irak (NDLA : où la pénétration turque est intense comme nous l’exposons dans un autre chapitre de cet ouvrage) pourrait les rejoindre dans un vaste “Schengen du MoyenOrient”, désiré par le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan. » Ankara espère donc clairement pouvoir « s’insérer » entre Occidentaux et Arabes pour parvenir à apaiser les différends et devenir essentielle pour les deux camps… au point d’enfin s’ouvrir les portes de l’Union européenne en tant qu’agent d’apaisement essentiel. Monsieur Erdogan mène à cet égard une stratégie très habile, empreinte d’une générosité calculée visant à se positionner en médiateur incontournable. Mais Paris s’applique à contrarier sans cesse cette remarquable politique. NDLA : Laquelle n’aura d’ailleurs qu’un temps car la Turquie choisira rapidement le durcissement lorsque les loyalistes décideront de miner le port de Misrata pour interdire toute aide humanitaire.

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Il fut temps pour Ankara de prendre alors le train de la rébellion, laquelle d’ailleurs se fera fort, la victoire étant acquise, de critiquer vertement le « retard » turc. La confrontation entre Paris et Ankara ? À vrai dire, une joute oratoire qui a eu lieu au Conseil de l’Europe entre le Premier ministre Erdogan et une déléguée d’origine turque hostile aux emprisonnements de journalistes en Turquie a permis d’en mesurer l’intensité. En substance, monsieur Erdogan a émis l’opinion que la déléguée en question ne comprenait pas la situation et qu’en Turquie une semblable carence intellectuelle se dénommait « être Français ». Plaisamment féroce… NDLA : À vrai dire, l’image internationale de la Turquie s’altère. Un haut représentant de la Cour de justice des droits de l’homme a déclaré que ce pays était le plus réprimandé du Conseil de l’Europe. En mars 2011, six journalistes et un professeur d’université ont été arrêtés pour « complot contre le gouvernement ». Trois mille personnes ont protesté à Istanbul, Izmir et Ankara. C’est la dix-huitième série d’arrestations depuis l’ouverture de l’enquête sur le complot « Ergenekon » dénoncé par le gouvernement, un complot mettant en cause plus d’une centaine d’officiers supérieurs présumés coupables d’avoir voulu déclencher un conflit avec la Grèce pour prendre le pouvoir. Au printemps 2011, 250 militaires et civils, dont 68 journalistes, sont emprisonnés…

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Le professeur Ahmed Insel, enseignant à la célèbre Université Galatasaray proclame : « On est entré sur le terrain de la police de la pensée. Aujourd’hui, les procureurs sont au service commandé de cette police. » Parmi les emprisonnés figurent deux journalistes ayant reçu en 2010 le prix prestigieux de « Héros de la liberté de la presse dans le monde » décerné par l’Institut de la presse internationale. Ces deux « Héros » enquêtaient sur les relations « discrètes » de la police turque avec la confrérie de l’imam fondamentaliste Fathullah Gülen. Leur enfermement rapproche leur cas de ceux de deux prix Nobel muselés et malmenés : l’héroïque opposante au régime birman Aung San Suu Kyi et l’important dissident chinois Liu Xiaobo, condamné en 2011 à huit années de réclusion Les groupements laïques turcs ont relevé 5 000 procès contre des journalistes. Un rapport du Parlement européen émet de fortes inquiétudes quant au caractère des réformes en Turquie, dont certaines mènent à la « détérioration de la liberté de la presse ». Ce rapport troublant a mis en colère Recep Tayyip Erdogan, qui a proclamé que les auteurs de ce texte « n’étaient pas des gens équilibrés ». Décidément, le Premier ministre turc a la canine dure. Le 14 avril 2011 se sont réunis les dirigeants du BRICS, groupant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et récemment l’Afrique du Sud parrainée par la Chine désireuse de pénétrer l’Afrique, c’est-à-dire un ensemble de puissances en pleine émergence, représentant 40 % du PIB mondial en 2011 et annonçant qu’elles en atteindront 60 % en 2014. Ils ont manifesté leur opposition à l’action militaire contre le régime 788

libyen et se sont inquiétés de la répercussion du chaos énergétique engendré par l’usage de la force sur les économies de cette région possédant les principales sources d’hydrocarbures. Ils ont aussi exigé que la composition des membres permanents du Conseil de Sécurité – dotés du droit de veto – soit modifiée en fonction de la représentativité effective des nations dans le monde. À Berlin, toujours le 14 avril, rencontre des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN. À nouveau, la France et l’Angleterre demandent une intensification des frappes aériennes. Elles sont en tête à présent des alliés qui « veulent en finir », quitte à apeurer la population civile de Tripoli par des frappes aériennes intensives afin qu’elle se détache de Kadhafi. Monsieur Rasmussen expose simplement, nous l’avons dit, qu’à cette date, 2 000 missions aériennes ont été accomplies, 900 frappes effectuées et que l’OTAN continuera « à protéger les civils ». Ce qui semble être le moindre des soucis de la coalition à l’égard des fidèles du régime. Le président Obama rappelle qu’il ne peut s’engager à revenir avec les forces américaines en appui de la continuation de l’opération en cours. Mais il accepte de s’associer à l’appel de messieurs Sarkozy et Cameron, publié le 15 avril 2011 dans quatre quotidiens internationaux majeurs – « Le Figaro » (France), « The Times » (Royaume-Uni), « The International Herald Tribune » (États-Unis), « al-Hayat » (monde arabe), pour exiger le départ de Kadhafi. 789

En réponse, manifestation populaire à Tripoli, où Aïsha, la fille de Kadhafi, harangue la foule et reprend le slogan : « Réclamer le départ de Kadhafi est une prétention impossible, car il est le peuple de notre nation » pendant que son père circule dans la rue en décapotable, le poing levé… Mais le 18 avril, la même Aïsha choisit de se réfugier en Tunisie, accompagnée de sa mère. Le clan reste cependant tenace, et à chaque bombe tombant sur Tripoli répond une déferlante d’obus et de roquettes sur Misrata. Un cercle vicieux qui s’éternise car jamais une guerre n’a été gagnée par l’usage exclusif de l’aviation, même en rasant des villes comme ce fut le cas en Allemagne au cours de la dernière guerre mondiale. Le secrétaire général de l’ONU ne semble pas croire, lui non plus, à une issue forcée par une action militaire, car il a réitéré ce même 14 avril devant la Ligue arabe un appel vibrant à une solution négociée, que beaucoup d’autres responsables politiques et militaires estiment également la seule voie de sortie de l’impasse. Opposition de l’alliance franco-britannique, financièrement très éprouvée.

pourtant

En effet, grande question : comment aboutir à un apaisement négocié qui, forcément, inclura une participation du clan Kadhafi, éventuellement représenté par son fils Seïf, dauphin présumé, sans que Londres et Paris perdent la face ? Et que la rébellion ne s’insurge contre toute clémence accordée à Kadhafi ?

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Comment les électeurs des démocraties occidentales impliquées vont-ils réagir en apprenant l’ampleur des dépenses investies dans une guerre improvisée, mal préparée par des conseillers peu avertis de la spécificité libyenne ? Aurait-elle même été déclenchée pour des motifs essentiellement généreux, ce qui est loin d’être une certitude pour nombre de commentateurs… « Impasse », « enlisement », ces deux termes sous-tendent la plupart des commentaires des observateurs professionnels et même de hauts responsables bien placés dans les coulisses des événements. La tribune précitée rédigée par les « auteurs » de l’intervention en Libye est évidemment abondamment commentée. Beaucoup d’observateurs y repèrent des nuances révélatrices entre les approches américaine et européenne, car le texte – « dominé » par la thèse du « géant » américain que Paris et Londres ne peuvent se permettre de contredire, seulement de contourner dans les faits – diffère de la réalité sur le terrain. Ainsi, il est clair que le président Obama perçoit nettement que si la négociation politique doit prendre le pas sur une confrontation militaire où il s’est laissé entraîner et qui « patine » sans fin visible, il faudra bien consentir à parler avec le régime libyen. D’autant que la durée est mortelle pour l’économie occidentale chancelante. Nous savons en effet que cette guerre coûte extrêmement cher en une période où l’Amérique ploie sous le poids d’une dette abyssale et où l’Europe vit une crise de l’euro pathétique.

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Dès lors, le président Obama modère ses propos à l’égard du sort de Kadhafi. Loin de vouloir sa mort comme nombre de rebelles à bout de souffle, animés d’un esprit de revanche assassine s’amplifiant au fil des défaites et des victimes. Loin de suivre la chasse à l’homme pratiquement menée par Londres et Paris et – en cas de survie du fautif – son jugement par une Cour pénale internationale, voire même son exécution par la justice des insurgés comme le fut un Saddam Hussein pendu sous les insultes de représentants chiites, le texte déclare : « Aux termes de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, notre devoir et notre mandat sont de protéger les civils. C’est ce que nous faisons. Il ne s’agit pas d’évincer Kadhafi par la force. Mais il est impossible d’imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi. À juste titre, la Cour pénale internationale enquête sur les crimes contre les civils et les graves violations du droit international qui ont été commises. Il est impensable que quelqu’un qui a voulu massacrer son propre peuple joue un rôle dans le futur gouvernement libyen. (…). Tout compromis qui le laisserait au pouvoir se traduirait par davantage de chaos et d’anarchie. (…). Ni l’Europe, ni la région, ni le monde ne peuvent se permettre de donner un nouveau refuge aux extrémistes. Il existe un chemin vers la paix (…), un avenir sans Kadhafi, qui préserve la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Libye. » Nuance révélatrice, corroborée par une source américaine fiable – le « New York Times » du 17 avril 2011 – qui fait état de la recherche par Washington d’un site de refuge pour Kadhafi, où il pourrait se retirer sans risquer une extradition et un jugement très lourd pour sa « mauvaise conduite » passée et présente. 792

Ne laisser à un sanglier aucune voie de sortie devant la meute qui le traque entraîne forcément un risque mortel pour ses assaillants. À ce stade d’exaspération du conflit, le clan Kadhafi, promis au pire destin, ne peut donc que choisir un combat des plus intenses, quitte à y disparaître les armes à la main. Une issue qui n’est pas inéluctable d’ailleurs. Car l’Europe est divisée, et l’OTAN pareillement, sur la nécessité d’avoir attaqué seulement en Libye, en contemplant placidement la situation au Yémen, en Syrie, à Bahreïn, en Iran… où les balles pleuvent sur les chercheurs de liberté. N’y aurait-il pas là une discrimination intéressée ? Des craintes de s’attaquer à un trop gros gibier ? Des « amis » à préserver ? Une issue pas inéluctable, car les opinions publiques des démocraties occidentales vivent fort mal le prix à payer pour contempler l’enlisement d’un conflit qu’on leur avait promis – comme au Vietnam, en Algérie, en Irak – très court alors que, au même moment, partout en Europe et aux ÉtatsUnis, les peuples se révoltent contre l’ampleur de l’austérité draconienne, les pertes d’emplois, les privations excessives, le désastre de l’éducation parent pauvre… sous la guidance de gouvernements aux abois, quand ils ne sont pas incompétents ou corrompus. En un mot, peut-on dépenser et dépenser encore en aveugle, car les issues des récents engagements militaires occidentaux furent toutes « lamentables » faute d’une approche lucide de leurs contextes politique et religieux. 793

En Irak, en Afghanistan, et maintenant en Libye, on « partira » en laissant flamboyer les flammes de l’enfer, plus chaudes qu’à notre arrivée ! En Libye, faut-il rappeler que chaque heure de vol d’un chasseur bombardier Rafale, sans parler du coût de ses missiles, équivaut en effet au traitement mensuel net cumulé de 35 employés « de base » belges et encore, nous ne considérons pas ce que gagne un chômeur ou un indépendant pensionné… ? Kadhafi joue donc clairement sur la durée, car il pourrait y être gagnant, d’autant que lui parviennent des armements, des munitions, des combattants par des filières extérieures. Un article très éclairant a été rédigé à ce propos par Joëlle Meskens en page 12 du quotidien belge « Le Soir » des 16 et 17 avril 2011. Il cadre bien la situation à la mi-avril 2011, un mois après la première frappe française. Lisons-en quelques extraits : « Comment sortir de l’impasse ? Les deux pays leaders, rejoints par les États-Unis, sont résolus à tenter une nouvelle carte. Il ne s’agit pas d’éliminer physiquement le leader libyen – ce serait évidemment outrepasser le mandat de la communauté internationale – mais d’encourager la pression (sur les fidèles). Le message s’adresse aux partisans de Mouammar Kadhafi : les attaques ne cesseront pas tant qu’il n’aura pas quitté le pouvoir. Une manière de les encourager à lâcher le raïs et de les pousser à négocier pour que la Libye puisse elle-même décider de son avenir. (…).

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Rien n’indique que cette nouvelle stratégie fonctionnera, mais pour le président américain, le président français et le Premier ministre britannique, il n’y a pour l’instant pas d’autre sortie de l’impasse. À moins de se résoudre à accepter la partition du pays, ce qui serait un échec cuisant. » NDLA : Ainsi, l’Espagne et l’Italie refusent à l’époque de participer aux frappes avec leurs appareils. Un officier des insurgés, sur fond d’images d’une route où ses « troupes » de volontaires rebelles peu instruits et résignés paraissent accablés, déclare le 13 avril 2011 : « l’OTAN ne frappe pas assez l’armée de Kadhafi. Elle agit beaucoup moins qu’à l’époque où la France menait l’opération. » Le 20 avril, Nicolas Sarkozy a donc promis à un représentant de Benghazi que la France intensifierait ses frappes sur Misrata. Certes, mais les armes lourdes des loyalistes sont déjà dans la ville. Ce que la coalition appelle « l’usage du bouclier humain » – une technique dont Arafat usait avec efficacité afin d’attirer les foudres de l’opinion publique contre ses adversaires. Procédé évidemment intolérable moralement, car les civils le paient de leur vie. Mais que peut faire l’armée loyaliste sans aviation, sinon se cacher là où on ne peut l’atteindre ? Tout comme chaque char de Saddam Hussein s’aventurant dans le désert était immédiatement repéré par satellite et détruit, chaque char de Kadhafi visible est pareillement « liquidé ». Aucun général ne considérera jamais ses propres chars comme un « cadeau » pour exercice de tir sur cibles mouvantes. La solution est donc le camouflage, la rapidité de

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la guérilla, le placement au plus proche de l’ennemi, la confusion au sol entre amis et adversaires… Il est logique – et la logique militaire ne se soucie guère de l’éthique comme le prouve le bombardement de Dresde par les Alliés en 1945 – pour Kadhafi de tirer au canon et à la roquette Grad sur Misrata, où il ne risque rien, en réponse aux bombardements aériens sur Tripoli et les villes loyalistes, des bombardements de plus en plus cruels « pour décourager ses partisans », et contre lesquels il est sans défense. Une telle constatation est « froide », non passionnelle, et n’implique en rien un sentiment de sympathie pour le leader musulman qui fut un terroriste parmi les plus sauvages. Ce qui paraît dès lors essentiel pour les rebelles serait une intervention de contingents occidentaux au sol. Une intervention sollicitée à cor et à cri par Benghazi. Ce à quoi le ministre français de la Défense répond : « Nous ne pouvons pas faire plaisir à tout le monde. Aucune opération au sol n’est envisageable sans l’aval du Conseil de Sécurité de l’ONU. » Autant dire « non » franchement, car le ministre sait bien que le couperet des veto russe et chinois serait d’application immédiate. Nous l’avons souligné, le cercle vicieux est bouclé : on bombarde des loyalistes à Tripoli, Syrte, Brega et bien d’autres villes tenues par le régime et, à l’inverse, celui-ci resserre la pression au sol à Misrata. Donnant-donnant dans l’horreur de la guerre. Revenons à l’article de Joëlle Meskens.

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« Il y a quelques jours déjà, la question se posait d’armer éventuellement les insurgés. Mais là, c’est Paris qui repoussait une telle idée. Ce serait prendre le risque que ces armes se retrouvent un jour aux mains de combattants beaucoup moins bien intentionnés. Le souvenir des Américains armant les taliban pour combattre les Soviétiques en Afghanistan reste dans toutes les mémoires. (…). “La Russie, la Chine et le Brésil risquent de s’opposer”, a anticipé Gérard Longuet (NDLA : le ministre français de la Défense). (…). Cela n’a pas manqué. La Russie a fait connaître sa réprobation, jugeant qu’un certain nombre d’actions outrepassaient le mandat de l’ONU. Moscou appelle à un règlement politique au plus vite. » NDLA : Il est évidemment inadmissible de faire tirer au canon sur son propre peuple. Mais répétons ici que des centaines d’opposants sont abattus à la kalachnikov en Syrie, que des images d’épouvante nous sont parvenues de Bahreïn et du Yémen où l’on tire à balles réelles sur la foule, que le Rwanda a connu en quelques décennies deux tentatives de génocide à la machette. Et « nous » n’avons pas bougé, ni alors ni maintenant. Derrière « nos » interventions, il y a semble-t-il un « déclic » inquiétant, un motif occulté. Bien sûr, intervenir ça et là vaut mieux que de rester constamment inerte, mais, comme nous l’avons déjà dit, prétexter que l’usage d’armes lourdes motive à lui seul le principe de l’ingérence relève d’une hypocrisie certaine. Un observateur objectif ne peut demeurer naïf au point de ne pas constater qu’il y a des actions humanitaires 797

« payantes » – comme celle qui motiva la « libération » de l’Irak pétrolier avant de tourner à l’enfer –, d’autres moins « intéressantes » – comme celle du Rwanda – et d’autres encore interdites quand il s’agit de punir un régime qui nous est utile – comme celui de Bahreïn. Que la situation en Libye soit, en avril 2011, considérée comme bloquée est un fait reconnu par tous tant il est évident. Ce qui est dès lors intéressant, c’est d’analyser la volonté de Bernard-Henri Levy de nier cette impasse. Il est vrai que lui « revient le mérite » d’avoir convaincu le président Sarkozy de jouer à plein la carte des rebelles de Cyrénaïque en reconnaissant avec éclat, avant toutes les capitales européennes, la légitimité du « gouvernement de transition » de Benghazi. Et de « propulser » ainsi le président français à la tête d’une opération militaire « quasi personnelle », quoique appuyée par Londres. Mais Bernard-Henri Levy ne doit pas être très à l’aise d’avoir ainsi « généreusement » engagé la France dans ce cul-de-sac déplorable en termes de prévisions électorales déjà fort mauvaises. Une opération généreuse requérant certes l’urgence, car qu’aurait accompli de funeste un Kadhafi imprévisible vivant une colère vengeresse contre « les traîtres intégristes » du Nord-Est insuffisamment assagis à coup de bombes en 1996 ? Mais tenter de démontrer que, bientôt, ces insurgés seront aptes à battre au sol les soldats aguerris du régime – dont la capacité de puissance, de l’aveu même des Occidentaux, n’aurait été affaiblie que de 30 % après une pluie de missiles Tomahawks et de bombes cibles – ne peut être admis. 798

S’efforcer de cacher cette évidence aux électeurs français, qui ne sont ni aveugles ni sourds, ne peut que desservir Nicolas Sarkozy au moment où il se révèle que cette guerre n’est pas une simple promenade pour la coalition, même si elle jouit d’une supériorité technologique écrasante. Une chose est d’avoir lancé le train de l’État, et son argent, dans un tunnel bouché en faisant fi de la compétence de conseillers sérieux en matières politique et militaire. Persévérer à ne pas voir clair, à maintenir un cap devenu risqué, voire se mentir à soi-même pour apaiser sa nervosité croissante en est une autre, désolante. Des conseillers avisés auraient certainement figé la locomotive dès la sauvegarde de Benghazi acquise et n’auraient pas aventuré le train entier dans un tunnel de tous les dangers. Après des mois d’enlisement, cette erreur dangereuse devrait inquiéter les apprentis sorciers plutôt que de les amener à prétendre au contraire que « tout va bien » et à médiatiser leur « exploit ». À cet égard, une phrase du ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, conseiller sérieux s’il en est, ne passa pas inaperçue. Elle constituait une forme de désaveu de l’engagement aventureux « Lévy-Sarkozy », qui fut décidé dans son dos : « Il est probable qu’il n’y aura pas de solution militaire en Libye. » Une note discordante dans le concert obligé de l’optimisme affiché dont BHL est le chantre.

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NDLA : On devine que le fait que BHL fut chargé, en août 2011, de recevoir des délégués loyalistes et des représentants du CNT pour tenter de négocier, une mission qui normalement relève de la compétence du ministre des Affaires étrangères, n’a pas dû améliorer le rapport entre les deux hommes ! Et l’on peut ajouter que le fait que BHL ait été appelé à tenter de résoudre la guerre en Libye par la négociation démontre combien l’Elysée n’escomptait plus trop arriver à conclure le conflit par la force. Rappelons un principe capital en stratégie guerrière : il faut toujours prévoir une voie de sortie en cas d’impasse militaire ou de potentialité de défaite. L’Irak et l’Afghanistan sont là pour tristement démontrer que l’oubli de ce principe entraîne des conséquences dramatiques aussi bien pour le camp de l’ingérence que pour celui des populations « sauvegardées ». * Car tout ne va pas si bien qu’on tente de l’affirmer puisque, après deux mois d’impasse, l’idée d’envoyer des troupes au sol en appui des insurgés voit le jour. Efficace, certes, mais pour Barack Obama, Nicolas Sarkozy et David Cameron, ce serait à coup sûr un risque de politique intérieure. Paris et Londres se résolvent cependant à jouer cette carte très prudemment. Les Anglais n’enverront que vingt « conseillers » pour assister les troupes rebelles et accentuer leur coordination tactique avec l’aviation alliée. Quant aux Français, ils disent avoir consenti à fournir « seulement » 800

quelques militaires non opérationnels comme agents de liaison censés rester à l’arrière du front. L’Italie fera un effort aussi minime. Moscou et Pékin déclarent immédiatement leur opposition à ces démarches qui leur rappellent trop de débuts de conflits dont ils ont souffert au XXe siècle face à l’Occident. Faut-il citer les deux guerres mondiales où ils affrontèrent les nazis et les Japonais ? À Dieu va, donc… Un fait remarquable est l’engagement du Qatar dans la fournaise libyenne. Nous l’avons vu, il participe en effet « avec ardeur » aux frappes au sol avec six avions, envoie, lui, et sans état d’âme, des armes et des instructeurs aux rebelles – dans l’esprit des émissions d’Al-Jazeera qui ont joué un rôle essentiel dans la Révolution de Jasmin –, équipe la radiotélévision libre de Benghazi, la Libya Horaa (« Libye libre »), lancée officiellement le 21 avril, en commençant par une émission d’une heure sur une chaîne satellitaire qatarie. Fait intéressant : cette nouvelle radiotélévision est dirigée par le militant des droits de l’homme Mahmoud Shammam qui réside au Qatar en tant que ministre des Médias et de l’Information du Conseil national de transition. Ce militant s’est opposé à la mainmise du CNT qui voulait utiliser cette opportunité pour en faire un organe de propagande pour l’unique rébellion et non une réelle plate-forme indépendante, en contradiction avec le principe affirmé par le Qatar : « Place aux jeunes libres. » 801

Une ouverture d’esprit remarquable, à vrai dire peu conforme à l’orientation générale de la politique qatarie qui, tout en entretenant d’excellents rapports avec l’Occident, soutient indubitablement le renouveau du fondamentalisme islamique. Nous le savons, sa liaison privilégiée avec un islamiste notoire, Abdelhakim Belhaj, chef de l’armée rebelle du CNT, nourrie en armes par la dynastie qatarie des al-Thani, en est un signe évident. Des commentateurs estiment que le Qatar veut afficher une politique bipolaire : rassurer l’Occident d’une part et travailler d’autre part à l’islamisation du Printemps arabe. * Ce qui pourrait être amusant, si ce n’était confondant, c’est que l’embargo de l’ONU sur la Libye ne vise alors ni les navires marchands ni les vendeurs astucieux ! Ainsi, à la miavril, Kadhafi a acheté – dixit la sérieuse agence Reuter – 120 000 tonnes d’essence via la Tunisie, utilisée comme relais entre deux bâtiments successifs dont le deuxième a mouillé calmement dans un port de l’ouest de la Libye, en terre loyaliste. Le comble : un port tunisien « libéré » sert de maillon de contrebande en faveur de Kadhafi, le tout organisé par un trafiquant de Hong-Kong… * Mauvaise nouvelle : les tribus libyennes refusent le plan occidental visant à concéder que des fonds libyens gelés à l’étranger soient transférés aux rebelles de Benghazi. Voyons à ce propos l’article du quotidien français « Le Monde » du 19 avril 2011, page 8, signé Natalie Nougayrède. Extraits : 802

« Comment ouvrir un dialogue inter-libyen alors que les combats continuent de faire rage sur les rivages du golfe de Syrte, et que les défections sont loin de se multiplier dans le camp de Mouammar Kadhafi ? La tâche est d’autant plus lourde, confient des responsables occidentaux, que la représentativité du Conseil national de transition qui siège à Benghazi, ne fait toujours pas l’unanimité. Ni à l’étranger, ni en Libye, parmi des acteurs essentiels pour dessiner l’avenir politique du pays après la guerre. (…). (Le CNT) réclame d’urgence davantage de moyens, à la fois des armes, et un soutien financier plus immédiat. (…). Des dizaines de milliards de dollars relevant de l’État libyen ou de la famille Kadhafi ont été gelés à l’étranger depuis le mois de mars. » À vrai dire, la coalition occidentale se méfie de l’islamisme gangrenant apparemment le CNT. Mais le Qatar fondamentaliste et les plus ardents Occidentaux – Paris et Londres – jouent cependant à fond la carte de la Cyrénaïque. NDLA : Ce groupe de pression décidera, début mai, de passer outre une opposition tribale libyenne peu encline à nourrir l’intégrisme et de verser à Benghazi une part des avoirs « gelés » du régime à l’étranger. Une improvisation qui ne tient pas compte des inquiétudes de plus en plus perceptibles des experts à propos de la fiabilité démocratique et laïque du CNT. Mais qu’importe l’avis de ces experts, la priorité absolue de Paris et de Londres est « d’abattre » le régime. On traitera après de la manière de composer avec un éventuel réveil de l’islamisme.

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Mais reprenons le texte de l’article : « L’Allemagne propose que les avoirs libyens gelés à l’étranger soient remis à l’ONU, pour financer l’aide humanitaire à la Libye. L’Italie recommande que la Cyrénaïque puisse vendre son pétrole local et en retirer des ressources, car Rome a tout intérêt à être ravitaillée en hydrocarbures libyens, dont elle absorbait 37 % de la production. (…). On convient à Paris que le CNT doit impérativement s’élargir à des représentants de tribus, de la société civile, et “ceux qui, à Tripoli, comprennent qu’il n’y a pas d’avenir avec Kadhafi”, a dit Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères. » Évidemment, les commentateurs « réalistes » ne se font pas faute de considérer ce souhait français comme totalement irréalisable, relevant presque de l’invocation aux dieux de l’Olympe ! Combien de temps faudra-t-il à Paris pour comprendre que, à cette étape du conflit, la position de politique intérieure de Kadhafi est considérablement plus solide en termes d’assise populaire et tribale que celle du petit groupe de Benghazi ? Ce n’est pas un jugement de valeur sur la qualité éthique de l’homme que nous visons qui est en cause, mais son emprise sur le « système » libyen. Et pourquoi pas, après tout, considérer la valeur que Kadhafi représente aux yeux de son peuple et non à nos yeux d’étrangers meurtris par les actes extérieurs intolérables commis avant son « virage » vers l’Occident. À noter qu’à l’époque, seuls trois pays, la France, l’Italie et le Qatar, reconnaissent le CNT comme l’unique interlocuteur légitime. 804

Natalie Nougayrède encore : « Washington n’a pas reconnu (le CNT) comme unique représentant légitime du peuple (…). “C’était, d’après nous, prématuré” commente un officiel américain. “Nous ne voulons pas, en Libye, remplacer un petit groupe (la famille Kadhafi) par un autre petit groupe”. » NDLA : À noter que la Turquie a attendu la prise de Tripoli pour reconnaître officiellement le CNT autrement que comme un gestionnaire « de fait » de la rébellion. Le CNT s’en souviendra lors de la « distribution » des quotas de pétrole et de contrats liés à la reconstruction du pays. À force de menacer Kadhafi d’une suppression de visa de sortie et d’un jugement devant la Cour pénale internationale, il est clair – nous avons déjà souligné – qu’une telle perspective bloquait tout départ volontaire du « tyran ». Des pays peu enclins à suivre le va-t-en guerre de Paris, Londres et Doha persévérèrent dans le projet d’une issue politique. Mais sans visa et faisant l’objet d’une convocation à paraître devant le Tribunal pénal international, où pourrait-on « évacuer » Kadhafi ? Seule une nation non signataire des statuts du TPI pourrait « sécuriser » cet exil. Washington, joint à Ankara, Moscou et les capitales africaines – toutes hostiles à l’excès du militaire – s’efforcent de trouver une issue si d’aventure Kadhafi acceptait de céder sa place, avec une préférence pour le potentiel d’accueil africain. Mais la France et l’Angleterre sont viscéralement opposées à ce que l’Organisation de l’Union africaine – l’OUA – intervienne dans le contexte libyen, car considérée par Paris et Londres comme trop favorable à 805

Kadhafi qui compte beaucoup « d’amis » en Afrique subsaharienne. Manifestement, et peut-être inconsidérément vu l’état des choses, répétons que messieurs Sarkozy et Cameron veulent « punir » Kadhafi des tourments que ce dirigeant leur a fait vivre dans le passé, alors que des États africains souhaitent au contraire le sauver pour préserver leurs régions respectives d’une vague islamiste. Une remarque encore de notre journaliste, qui s’inscrit ainsi à contre-courant de déclarations de médias optimistes s’exprimant sur commande ou encore par ignorance, au choix. Des déclarations qui nous rappellent les textes de la presse alliée en 1939, selon lesquels les avions en piqué Stukas se désagrégeaient souvent et que les chars allemands ne possédaient qu’un blindage dérisoire… Renforcer le moral de ses propres troupes ou de ses alliés en guerre est certes nécessaire, mais qu’au moins les dirigeants et les généraux restent lucides. Et pourquoi pas les médias en démocratie ? La remarque de Natalie Nougayrède, datée du 19 avril, constitue un éclairage utile, serait-il décourageant : « Aucun proche du colonel Kadhafi n’a fait défection depuis le départ vers l’étranger, fin mars, de son ministre des Affaires étrangères, Moussa Koussa, avec lequel les représentants des rebelles ont – publiquement, du moins – refusé tout contact. » Revenons à l’OUA pour préciser que l’on constate en avril une montée de tension dans plusieurs États proches de la Libye, des États fort liés depuis des décennies à la stratégie économique « intéressée » de Kadhafi. Huit milliards de dollars ont ainsi inondé en hôtels 806

de luxe, en centres sportifs, en barrages et routes les États « noirs » du pourtour sud du Sahara. Dont le Mali, où la population commence à manifester contre la présence française. Au point que l’Ambassade est pratiquement barricadée et que l’on recommande aux ressortissants français de ne plus trop s’aventurer en dehors de chez eux. Le Niger, lui, est très inquiet. L’antenne locale d’Al-Qaïda, coupable déjà et jusqu’en Algérie d’enlèvements et d’assassinats d’expatriés travaillant pour des firmes occidentales, se ravitaillerait en armes sophistiquées, et même lourdes, en profitant du chaos régnant en Libye. Quant au régime du Tchad, confronté à une rébellion locale et sauvé en 2008 par une intervention libyenne, il participe résolument, nous le savons, à la lutte contre les rebelles de Benghazi… En certaines terres fiévreuses, jetez une pierre en un endroit d’un lac – qu’elle vise Kadhafi, Saddam Hussein, Bachar elAssad ou Tschombe – et vous déclencherez des « vaguelettes » qui viendront frapper jusqu’aux rives. Prenez donc garde à vos chaussures. 22 avril 2011 Jusqu’à la mi-mai, avant le retrait des loyalistes, Misrata, cette ville de 450 000 habitants dont le port était l’un des poumons économiques de la Libye, était devenue un enfer pour les rebelles. En effet, installés dans une partie considérable de la cité, les loyalistes étaient à l’abri de

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l’aviation alliée et s’en donnaient à cœur joie, ivres de vengeance contre les « traîtres pro-occidentaux ». La lutte avait atteint la sauvagerie du siège de Stalingrad avec, comme en Russie, des combats de rue et des tireurs d’élite postés à des endroits stratégiques. Le 8 mai, les troupes loyalistes décidèrent même d’incendier tous les sites de réserves pétrolières dont disposaient les rebelles qui se sont donc trouvés en manque de munitions et de carburant pour leurs véhicules. Le Conseil national de transition appela sans cesse la coalition au secours, l’armement des insurgés étant très inférieur à la puissance de feu des armes lourdes des « kadhafiens ». Nicolas Sarkozy promit une intensification des frappes sur Misrata. Paroles lancées au vent car aucune aviation ne peut intervenir lorsque les combats se déroulent rue par rue. Cependant, l’étreinte de l’aviation autour de la ville « assécha » le ravitaillement en armes et munitions des loyalistes, qui finirent par relâcher leur emprise. Malgré ces situations dramatiques, le président Obama s’obstine à ne pas revenir sur sa décision de se couper de l’action en Libye. L’Irak, l’Afghanistan et d’autres positions clefs « chaudes » – Corée, Venezuela, mer Noire, Taiwan… – exigent en effet une présence américaine vitale ou une vigilance constante. Ce serait trop demander vu le budget démesuré lié au colmatage de la crise financière. Ce serait trop demander face 808

à la rigueur extrême requise par les républicains. Le président Obama préfère clairement sauver son remarquable édifice de soins de santé plutôt que de participer à une aventure francoanglaise en grand malaise, et qui risque de surcroît d’attiser la colère de l’islam asiatique déjà survolté. Washington consent cependant à faire un geste. On lui demandait un retour sur le front libyen avec un apport d’avions supplémentaires. Il envoie des drones, des avions sans pilote, petits, maniables, porteurs de missiles, volant à une altitude proche des 8 000 mètres, mais cependant capables de frapper des cibles précises. L’idéal ? À voir… mais cette solution ne risque pas d’entraîner la mort de soldats américains, un élément important pour une opinion publique très échaudée par les désastres irakien et afghan. Le 21 mai 2011 Madame Catherine Ashton, la Haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, se rend à Benghazi. Elle y réitère l’exigence de l’Union de « voir Kadhafi partir ». Dans quelles conditions ? En exil « paisible » ou accusé « de crimes contre l’humanité »? Le silence est de mise car il n’y a pas de cohésion au sein des Vingt-sept. Elle affirme ensuite qu’elle est venue en représentante de l’Union confirmer l’engagement des 27 membres de soutenir les autorités de Benghazi et le peuple de Libye dans sa lutte pour la liberté. Mais elle n’annonce pas une reconnaissance

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internationale du Conseil national de transition, car l’Europe divisée ne veut pas prendre parti pour un seul courant politique libyen. Contradiction apparente qui marque bien l’échelle de la prise d’engagement en faveur de Benghazi, certains pays ayant précipité la reconnaissance officielle du CNT, d’autres s’étant contentés de l’option minimale de la reconnaissance de fait d’une entité rebelle. Le même week-end clôt un trimestre de conflit. L’énervement de l’OTAN, et tout particulièrement de la France et de l’Angleterre, devant le statu quo intolérable de la situation sur le terrain est nettement marqué par l’annonce du départ du navire « Tonnerre » de Toulon vers la Libye. Ce navire ultramoderne, frère du fameux « Mistral » que Paris vendra en juin 2011 en quatre exemplaires aux Russes, est tout à la fois une base de projection de troupes d’assaut mécanisées, de commandement rapproché et d’envol d’hélicoptères de combat. Les Anglais ont également annoncé l’envoi de ce même type d’engins d’appui au sol, qui viendront donc s’ajouter aux douze hélicoptères français prévus. NDLA : Il fut un temps où le Sagem, une société française spécialisée dans la haute technologie, ne pouvait, sur ordre de Paris, dialoguer avec Moscou. En 2011, le gouvernement français encourage au contraire les directions des chantiers navals et de l’armement, ainsi que les firmes privées d’armement, à vendre « du militaire » à Moscou.

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L’affaire du Mistral énerve fort les pays européens de l’Est ayant subi le « charme » de l’occupation soviétique et vivant encore dans l’appréhension d’un possible sursaut russe. Mais Paris, bien que revenu dans l’OTAN à part entière après la rupture du lien militaire voulu par le général de Gaulle, souhaite une France indépendante de la tutelle américaine. La main tendue aux Russes équilibrerait la politique française et accorderait au président Sarkozy un statut de « faiseur de pont » entre l’Ouest et l’Est. Pour Paris, la Russie est un morceau de l’Europe et l’ère soviétique un accident historique dépassé ayant temporairement suspendu l’alliance naturelle franco-russe contre l’hégémonie germanique qui causa bien des torts à certaines époques d’hécatombes massives. Des informations techniques fort utiles sont apportées par l’article d’Isabelle Lasserre en page 2 du quotidien français « Le Figaro » du 25 mai 2011. Fondons-nous notamment sur ces informations, en y ajoutant nos propres commentaires, pour approfondir ce sujet primordial. La France fournit à Moscou non seulement les navires Mistral et leur technologie, mais elle pourrait aussi lui fournir, tant la demande russe est pressante, un millier de véhicules blindés légers hypermaniables (les VBL) fabriqués par Panhard, une vingtaine d’équipements FELIN (Fantassin à Equipement et Liaisons INtégrées) – dotant lesdits fantassins de moyens de navigation, de radiophonie et d’ordinateurs individuels ultramodernes – et peut-être une base maritime entière dans la région de Vladivostok. Paris « offre » à Moscou l’infrastructure de la base de Kourou en Guyane pour le lancement de ses puissantes fusées Soyouz 811

destinées à placer les satellites du système Galileo, le GPS européen. Une opération étalée dans le temps, et même peutêtre assortie d’une collaboration plus durable encore car des travaux considérables d’aménagement sont prévus pour mieux adapter le terrain à l’installation des engins russes. En effet, Kourou est mieux située que Baïkonour car idéalement proche de l’équateur. Les Soyouz peuvent dès lors éviter de devoir ajouter à leur trajectoire une amenée sur l’orbite équatoriale, d’où une économie de combustible qui permet le transfert d’une charge de trois tonnes au lieu de deux. Un TGV de fabrication française reliera Paris à Moscou : 3 000 kilomètres en 36 heures. Et tout un réseau de trains « normaux » sera établi en rayonnement depuis Moscou sur les principaux axes russes… Décidément, l’entente cordiale de l’ère Sarkozy ouvre sur d’excellentes affaires ! On le voit, la France s’engage profondément dans la modernisation russe, tant dans le domaine civil que militaire. L’Armée « rouge » veut en effet entrer dans l’ère de l’efficacité occidentale. Trois cents anciens généraux ont été limogés et Vladimir Poutine a annoncé le 8 mai 2011 l’octroi de 718 milliards de dollars pour moderniser l’armée en dix ans. Écoutons à ce propos l’avis d’un proche de l’Elysée : « Bien sûr, la culture russe est encore fortement marquée par la force. Mais il n’y a que deux solutions : soit dépasser cela et emmener la Russie de notre côté tout en aidant son armée à s’occidentaliser, soit créer un nouvel antagonisme pendant 812

trente ans. L’Occident a géré fort mal la sortie de la Guerre froide, notamment en élargissant l’OTAN à l’Est, suscitant ainsi une rancœur légitime de Moscou. » Une preuve ? Nous l’avons souligné : les antimissiles que les Américains persévèrent à vouloir installer dans l’Est européen… afin de contrôler l’Iran (sic !) et les antimissiles Patriot déjà placés en Pologne, à 60 kilomètres de la frontière de Kaliningrad, empoisonnent encore toujours en 2012 les relations entre Washington et Moscou. La France entend travailler à contrecourant de cette attitude qu’elle réprouve et fait cavalier seul dans ce domaine. À vrai dire, le président Sarkozy n’accepte pas le déclin d’une Europe qui reste, selon lui, la seule « chambre d’écho » de la civilisation française. Mais s’éveillent le Brésil, la Chine, l’Inde, le Japon – les ténors « émergents » du groupe du BRIC qui, en 2014, posséderont plus de 50 % de la puissance économique mondiale – et les États-Unis restent techniquement très dominants, alors que l’Union européenne vacille, embourbée dans les gestions économiques aberrantes de certains pays et dans un manque total de gouvernance politique unifiée. Pour Paris, la Russie peut fortement contribuer à maintenir la tête de la civilisation française hors de l’eau. Mais revenons sur le terrain.

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Fin mai 2011, tenue à Deauville d’une réunion consacrée au Printemps arabe et à toutes ses implications par le G8 que préside alors la France. On y parla bien sûr de finances et de la nécessité d’irriguer l’emploi en Tunisie et en Égypte, deux pays qui connaissent alors un apaisement relatif de leur Révolution de Jasmin, mais qui sont redoutablement fragilisés par la perte d’un tourisme essentiel qui craint, avec raison, les soubresauts dangereux des confrontations musulmanes, « suspendues » dans l’attente de lendemains très incertains. Et le don de 40 milliards de dollars décidé par le G8, dont 14 iront à la Tunisie, est trop faible pour « oxygéner » des peuples étouffés par le manque d’emplois. Quant aux islamistes d’Égypte, ils se taisent à l’époque, probablement par stratégie en attendant l’heure des élections pour percer grâce aux urnes. L’armée domine donc le jeu au grand dam des « jeunes révoltés » qui réclament une gestion civile du pouvoir qui, à leurs yeux, pourrait alors condamner sévèrement la famille Moubarak et qui serait plus à l’écoute de leur désespérance. En d’autres termes, l’armée égyptienne leur semble être à la fois trop « militaire » et trop riche. En Tunisie par contre, moins de Frères musulmans certes, mais le même désespoir dans le camp des révolutionnaires affamés de changements. Le terme « affamé » étant fort judicieux compte tenu de l’effondrement complet du secteur touristique. Les grandes questions qui réduisent l’ampleur de la générosité du G8 groupant les nations censées être les plus riches ? 814

La crise de l’euro, le coût de l’action prolongée en Libye, les échéances électorales qui engagent à la précaution financière face aux revendications salariales intenses, le déficit aigu des États-Unis… autant de facteurs qui désargentent trop Washington pour lui permettre de lancer un « plan Marshall » en faveur du Printemps arabe, et quant à l’Europe… elle n’a pas fini de sauver « son Sud » à la dérive. Reste la possibilité d’un don massif des pétromonarchies du Golfe, immensément riches. Une solution très hypothétique. En effet, pourquoi devraientelles aider la révolution de démunis modérément religieux alors que leurs dirigeants sont des féodaux héréditaires fondamentalistes ? Les aristocrates anglais, prussiens ou autrichiens auraient-ils éprouvé le désir d’aider la Révolution française ? Ouvrons maintenant l’analyse des autres aspects révélateurs de ce G8. Fondons-nous dans ce cas sur les précisions apportées par Alain Faujas et Corinne Lesnes en page 6 du journal français « Le Monde » du 28 mai 2011 et ajoutons-y nos commentaires. Un fait significatif est la réticence du président Obama à y participer. Il estimait que le groupe était trop restreint – Washington manifeste une préférence pour le G20 –, trop européen, trop présidé par une France fautive à ses yeux d’avoir embourbé l’Occident dans « sa » guerre de Libye. 815

Inversement, le président Sarkozy apprécie fort le G8 où il évite l’influence des pays émergents, et auquel est associée la Russie, un partenaire qui, nous le savons, devient précieux pour la politique française. Ainsi, le président Medvedev a certes vivement critiqué les frappes « abusives » menées par les « durs » de la coalition, des frappes qui, selon lui, débordent nettement le mandat de l’ONU, mais il a accepté le principe d’une mise à l’écart de Kadhafi et de la prise en charge d’une démarche de médiation pour sortir de l’enlisement. Une médiation demandée aux Russes par le clan Kadhafi… et par le président Obama qui – comme attendu – fut agacé par une demande pressante de Paris et de Londres afin d’obtenir le renfort d’avions américains A10 et AC130 volant à basse altitude. Cela supposait en effet une aide au sol afin de « marquer » les cibles intéressantes. Une méthode souvent utilisée par Israël pour éliminer « proprement » un opposant précis par un tir d’hélicoptère. Or, Washington refuse toute implication au sol qui lui rappellerait les pièges vietnamien et afghan. Le président Obama a sèchement indiqué à ce propos que l’usage d’équipements ultrasecrets ne créerait pas d’office les conditions d’une sortie de l’impasse. Le conseiller du président américain pour les affaires russes a en outre précisé : « (Notre) président est à la base d’une initiative pour travailler avec la Russie à sortir de l’enlisement » en Libye. En d’autres termes, Washington, comme Moscou, a toujours été partisan d’une intervention diplomatique plutôt que d’une aventure militaire montée à la hâte face à un adversaire dont la ténacité et la popularité auraient dû être mieux mesurées par des conseillers franco-britanniques compétents. 816

En attendant les effets possibles d’une médiation, Tripoli connaît au cours de la nuit du 23 mai une vingtaine de frappes sur des cibles qualifiées de « militaires », des frappes manifestement destinées à briser les nerfs d’une population généralement favorable à Kadhafi. Moscou et Pékin s’en souviendront en 2012 pour éviter aux alaouites de Syrie le même sort « humanitaire ». Que ce soit par les armes ou par la médiation, pour l’OTAN la consigne est simple : il faut arriver à terminer ce conflit fin juillet. Dont acte. Ou plutôt Inch’Allah ! Un article très éclairant à ce sujet, signé François Janne d’Othée, est publié dans la revue belge « Le Vif/L’Express » du 10 juin 2011, en sa page 38. Faisons-en la synthèse. L’énervement lié à l’enlisement de la situation a gagné intensément le parlement belge qui s’est en effet trouvé devant un fait accompli : l’OTAN poursuivra son intervention tant que les objectifs de la résolution 1973 ne seront pas complètement atteints et s’est donc accordé trois mois supplémentaires. (NDLA : Il n’y a pas que la durée – fort coûteuse – qui inquiète les parlementaires, il y a aussi…) l’interprétation très large de cette résolution qui ouvre à un questionnement de plus en plus répandu : il y a-t-il intention de résoudre le problème en assassinant Kadhafi ?

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Car, aux yeux de beaucoup, la résolution a manifestement déjà atteint son objectif puisque « la population civile est protégée, à l’exception de quelques zones ». Les députés belges s’estiment en position délicate. En appuyant unanimement l’intervention du 21 mars dernier, ils visaient a priori un seul but : éviter le bain de sang que Kadhafi s’apprêtait selon eux à perpétrer contre des civils désarmés. Et non à soutenir une rébellion armée, ni à chasser le colonel du pouvoir. Plutôt que de préserver les civils, la continuation du conflit entraîne de lourdes pertes supplémentaires, ce qui n’empêche pas le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen – qui avait soutenu l’invasion de l’Irak en 2003 – de continuer à réclamer le départ de Kadhafi. Le député Patrick Moriau estime que « il y a un clair basculement dans l’intervention en Libye. Nous avons donné notre accord sur la base de la résolution 1973, mais on est dans une autre guerre. Dans une impasse, aussi. Alors, de deux choses l’une : soit on propose une nouvelle résolution, soit on négocie avec le régime ». Très critique à l’égard des dirigeants des insurgés « qui refusent tout dialogue », le député ne regrette toutefois pas d’avoir voté en faveur de l’intervention : « Il fallait faire quelque chose, sinon Benghazi aurait été rayée de la carte. » Manifestement, nombre de parlementaires belges regrettent surtout que les méthodes non violentes – cessez-le-feu, médiation, négociation – aient été rejetées par le CNT que l’appui de l’Occident a rendu trop intransigeant, un CNT 818

habité par la certitude d’une victoire nourrie par la volonté opiniâtre de messieurs Sarkozy et Cameron de chasser Kadhafi du pouvoir, pour eux l’objectif essentiel de « leur » opposition à une issue laissant la moindre chance de survie au régime libyen. Or, le 14 juin 2011, les combats sur le terrain font plus que jamais rage à Zawiyah, à Misrata et à Berga. Et les insurgés ne cessent de réclamer avec désespoir une intervention plus vigoureuse de la part d’une coalition au sein de laquelle un nombre fort restreint de pays acceptent de s’engager sur le front des frappes aériennes – dont la Belgique… * Puisque nous parlons d’alliances militaires, n’oublions pas qu’en 1953, et par la dérobade de la France, l’Europe des Six avait refusé le principe d’une Communauté européenne de la Défense (la CED), confiant dès lors sa protection aux ÉtatsUnis. L’OTAN, côté européen, est donc composée d’une juxtaposition d’armées nationales dérisoires à l’échelle mondiale, vite « épuisées » dans un conflit à longue durée. Robert Gates, secrétaire américain à la Défense, a d’ailleurs stigmatisé en juin 2011 cette pénurie criarde de moyens en armements, en logistique et en munitions d’une coalition qui dépend dramatiquement du grand frère américain. Selon lui, l’Europe trouve avantageux de s’en remettre aux États-Unis pour gérer les conflits éventuels.

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À vrai dire, cette critique est injuste. Washington a toujours tenu à freiner une organisation militaire européenne digne de ce nom, car elle aurait risqué de rendre l’Union européenne plus autonome, moins dépendante de l’Amérique. La protection des États-Unis permet à ceux-ci de « tenir l’Europe en allégeance obligée » et même de la diviser. Ainsi, toute l’Europe de l’Est, anciennement soumise à Moscou, forme une clientèle « atlantiste » éperdue face au risque russe. Cette Europe de « l’élargissement » massif à dix pays est résolument opposée à toute tentative de rapprochement avec une Russie pour sa part exaspérée par l’existence d’une organisation internationale, l’OTAN, dirigée de manière écrasante par les États-Unis, une puissance non européenne qui lui est hostile et est au surplus toujours animée d’une volonté de domination universelle. Le 13 juin 2011, la télévision d’État libyenne diffuse des images de défi. Le colonel Kadhafi joue aux échecs avec un champion russe souriant, très à l’aise. Le symbole est clair : allusion à un « échec et mat » de l’action militaire occidentale. * Jusqu’à présent, notre analyse a serré au plus près les péripéties de ce conflit hors normes. Mais l’alternance constante des avancées et replis des antagonistes, les atermoiements des capitales occidentales et arabes engagées, le peu de cohésion relevé durant des mois dans la stratégie de la coalition, la confusion au sein de la direction de la rébellion

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nous ont amené à la suspension provisoire de notre récit des faits. Nous le reprenons au moment où les choses bougent enfin différemment. Ainsi : Le 28 juillet 2011 À cette date, plus de cinq mois se sont écoulés depuis le début de la guerre. Statu quo sur le terrain donc, aucun des deux camps n’ayant acquis un avantage décisif. À ce propos, Renaud Girard écrit dans le quotidien français « Le Figaro » du 28 juillet, en page 6: « (…). L’impasse militaire ne peut que renforcer la nécessité de négociations directes entre les parties en conflit (…). Nous sommes en mesure de révéler que, le 14 juin dernier, le directeur de cabinet de Mahmoudi rencontra secrètement à Paris, Bernard-Henri Lévy, au domicile de celui-ci. Il demanda au philosophe de prendre l’initiative d’un tel dialogue, visant à préparer d’ores et déjà le “jour d’après” à Tripoli et Benghazi. BHL (Bernard-Henri Lévy) accepta, après avoir rappelé que le sort de Kadhafi n’était pas négociable, que le dictateur devait impérativement s’en aller. (…). La reprise des activités militaires à la fin du mois de juin suspendit cette amorce de négociations directes. Maintenant

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que la situation sur le terrain apparaît totalement bloquée, il y a de fortes chances qu’elles puissent reprendre… » Un coup dans l’eau supplémentaire, et l’espérance du journaliste s’avéra erronée. En effet : Le 30 juillet 2011 Assassinat d’Abdel Fatah Younès, rappelé de Brega pour rendre compte du peu de succès des offensives rebelles. Ancien compagnon de route du Guide libyen, avec lequel il avait renversé le roi Idriss en 1969, très haut responsable militaire qui avait exercé les fonctions de ministre de l’Intérieur, Younès avait rejoint l’insurrection le 22 février, six jours après le début du soulèvement. Une « Commission judiciaire enquêtant sur les questions militaires » mise sur pied par le Conseil national de transition avait en effet estimé devoir auditionner le chef d’état major de la rébellion, soupçonné de préférer une négociation avec le régime plutôt que son éradication. Lisons ce que le service international du quotidien français « Le Monde » écrit à ce sujet : « (…) Moustafa Abdeljalil n’a pas été en mesure de donner des précisions sur les circonstances de l’assassinat tout en mettant en cause indirectement des groupes liés à Tripoli. Il a d’ailleurs précisé, ajoutant au trouble, que les corps des victimes n’avaient pas encore été retrouvés. (…). Des rumeurs alimenteraient la piste d’un règlement de compte au sein des instances de la rébellion

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plutôt que celle d’un assassinat commandité par le régime de Mouammar Kadhafi. Les sources citées par AP (NDLA : Associated Press) ont évoqué, sans qu’ils puissent être corroborés, des liens secrets entre Abdel Fatah Younès et des membres de la famille Kadhafi. » (NDLA : afin d’aboutir à un compromis, ce qui expliquerait son manque d’ardeur militaire sur le front). L’événement est d’importance. Et Renaud Girard reprend la plume dans « Le Figaro » du 31 juillet 2011. Il n’est pas tendre : « Il y avait déjà l’enlisement militaire. Se profile désormais le spectre de la discorde chez les rebelles libyens. (…). Ne s’est-on pas un peu précipité en reconnaissant le CNT comme seule institution représentant le peuple libyen ? Étaitce bien raisonnable, pour la France, de livrer des armes à des rebelles qu’elle connaissait mal, combattants indisciplinés aux loyautés changeantes ? Savait-on vraiment où l’on mettait les pieds ? Les leçons des désastres afghan et irakien n’auraientelles pas dû être tirées ? Autant de questions que les parlementaires, les experts en géopolitique et les opinions publiques d’Amérique, de France et d’Angleterre ne manqueront pas désormais de poser à leurs exécutifs respectifs. (…). (Le CNT), militairement, ne s’est pas montré capable de tirer, sur le terrain, un avantage décisif (malgré) le soutien aérien (…) de l’Otan (…) et la livraison d’armes modernes par la France et le Qatar à partir du début du mois de juin. Aucune 823

coordination réelle n’existe entre les trois fronts rebelles que sont Brega, Misrata et le Djebel (berbère) Nefousa. » « L’affaire » Abdel Fatah Younès va aggraver si profondément les dissensions entre les membres du CNT que celui-ci en éclatera et renaîtra – malaisément – sous une autre composante. Cependant, frêle rayon de soleil pour la coalition qatarooccidentale : le parachutage réussi d’importantes quantités d’armes aux rebelles berbères du Djebel Nefousa en parallèle à une fourniture d’armements par le Qatar en Cyrénaïque. Deux actions restées longtemps secrètes car en opposition avec la teneur essentiellement humanitaire de la résolution de l’ONU, ce que Moscou ne manqua pas de relever avec constance et colère. L’aide française se révéla fort efficace, tout en évitant d’alimenter en équipements militaires sophistiqués une Cyrénaïque soupçonnée de tendances fondamentalistes. Selon des services de renseignements fiables, s’y réveille en effet l’intégrisme maté de manière fort brutale par Kadhafi en 1996. Lisons les commentaires et informations émanant de Philippe Gelie dans le journal français « Le Figaro » du 29 juin 2011, page 6: « (…). Selon Paris, ce front Sud (NDLA : le front berbère) constitue désormais l’un des meilleurs espoirs de la coalition occidentale pour “faire la jonction” avec les mouvements d’opposition encore dormants dans la capitale et provoquer un soulèvement de Tripoli contre le clan du dictateur. Constatant, 824

au début du mois de mai, le risque d’impasse militaire, la France a décidé (unilatéralement) de procéder directement à des parachutages d’armes dans le Djebel Nefousa : lanceroquettes, fusils d’assaut, mitrailleuses et surtout missiles antichars Milan. Jusque là, les armes acheminées aux rebelles provenaient du Qatar et d’autres émirats du Golfe. Elles étaient convoyées par avion à Benghazi, siège du CNT à l’Est, puis par bateau jusqu’au port de Misrata, ville côtière prise en étau par les forces loyales au régime. (…). Grâce à ces renforts en armement, les rebelles (berbères) sont parvenus à sécuriser une vaste zone qui va de la frontière tunisienne jusqu’aux abords de Gharian, verrou stratégique à une soixantaine de kilomètres au sud de Tripoli. Dans ce territoire, les Berbères ont pu aménager deux pistes d’atterrissage de fortune, permettant à de petits appareils venus du Golfe arabique de prendre le relais des livraisons d’armes françaises. » Selon Paris et Londres, si les rebelles parviennent aux abords de la capitale, celle-ci se soulèvera. En effet, la pénurie d’essence paralyse cette ville de deux millions d’habitants de surcroît éreintés par les bombardements incessants et accablés par les coupures d’eau et d’électricité. Les mercenaires, mal nourris, ne seraient plus payés et le loyalisme résiste rarement au danger et à l’inconfort de longue durée. *

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À lire ce qui précède, il apparaît clairement que l’option militaire a été prioritaire. À vrai dire, la voie diplomatique était-elle possible ? La diplomatie ne fut jamais le choix de messieurs Sarkozy et Cameron. D’abord, Londres et Paris partagent avec Kadhafi un passé trop tumultueux pour qu’il acceptent le maintien au pouvoir du raïs ou de l’un de ses fils. D’autant que, même après son rapprochement avec l’Occident en 2003, le leader libyen a multiplié les vexations et les diatribes à l’égard des politiques européennes et de la civilisation christo-laïque. « Il doit partir », et même « Il faut le juger ensuite », tels furent les souhaits de Paris et de Londres, bien plus sévères que l’orientation prise par Washington, et à des lieues des demandes de Moscou et de Pékin. Pourquoi cette modération sino-russe ? Moscou est – comme la Chine – adversaire de toute ingérence étrangère, surtout otanienne. Quant au président Obama, nous le savons empêtré en Afghanistan et en Irak, confronté à une opposition républicaine déchaînée et à une crise financière cataclysmique, ce qui le rend beaucoup moins exigeant que les gouvernements français et anglais. La consigne américaine s’orienta donc vers un prudent : « Il doit partir en exil », percevant bien que Kadhafi s’accrocherait au pouvoir puisque menacé par le TPI, le Tribunal pénal international, du même sort que les « méchants » serbes et croates.

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Par contre, le CNT de Cyrénaïque, se souvenant de son « passé royal idrisside » et, en 1996, de la répression féroce – usant du napalm – de ses maquis fondamentalistes, voulait une revanche sans merci. Quant à l’Afrique subsaharienne, elle souhaitait un compromis sauvegardant un pouvoir libyen d’inspiration « kadhafienne ». En effet, nous l’avons souligné, le raïs avait fourni à de nombreux pays situés au sud de la Libye des aides financières considérables et même un appui militaire local, tel celui accordé au Tchad en 2008, sauvegardant ainsi le régime en place. En résumé, il y eut donc des contacts entre l’équipe Kadhafi d’une part et d’autre part la Russie, la Ligue arabe, l’Organisation de l’Unité africaine, le Qatar, le Venezuela, les États-Unis, la France et même le CNT, probablement via Bernard-Henri Lévy. Inextricable, insoluble donc la recherche d’une issue diplomatique, tant les options divergent, tant la méfiance et la haine règnent. Le choix militaire est donc définitivement plus radical, pour ne pas dire expéditif. Le 22 août 2011 Le calcul français d’armer les Berbères du sud et de l’ouest a pleinement réussi. Un plan permettant ainsi à ces montagnards aguerris d’étendre leur empire depuis la frontière tunisienne jusqu’à Tripoli, en occupant les villes côtières, toutes bastions avancés du régime. 827

Et une attaque surprise de ces rebelles sur Tripoli, durant la soirée du 21 août, leur permet d’atteindre la place Verte, symbole du régime, d’où Kadhafi haranguait ses partisans. Mais à l’aube, encerclement ou refoulement des envahisseurs. C’est certes l’hallali, mais la proie se défend farouchement, et habilement habilement. Kadhafi joue de Tripoli comme d’un piège. L’OTAN ne peut en effet risquer de bombarder la capitale truffée d’îlots de résistance rebelle en situation précaire. L’appui aérien occidental est par conséquent considérablement amoindri et se concentre sur la caserne du Quartier général de Kadhafi. Mais y est-il ? Le 23 août 2011, en journée Des combats sauvages se déroulent à Tripoli. Des missiles tirés de Syrte auraient atteint des groupes rebelles. La nuit est très meurtrière pour les insurgés. Le 22 août, le CNT avait prétendu avoir arrêté le fils le plus médiatisé du raïs, Seïf al-Islam, et avoir la ville sous contrôle. Mais dans la nuit, Seïf rencontra la presse dans un hôtel, démontrant ainsi que les dirigeants rebelles manquaient de crédibilité. Quant à Mohammed, un deuxième fils du leader déclaré également arrêté, il se serait évadé. Le quotidien français « Le Figaro » exprime son étonnement le 24 août, en page 7, sous la plume de Pierre Prier :

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« L’OTAN et la Cour pénale internationale se sont montrées embarrassées ; le porte-parole de la CPI, qui avait annoncé l’arrestation de Seïf al-Islam et demandé son transfert immédiat à La Haye, a dû faire machine arrière, affirmant qu’il n’avait fait que citer le CNT. L’organe politique des rebelles, toujours installé à Benghazi à 1 000 kilomètres de Tripoli n’avait (le 23 août) pas réagi officiellement. Seïf avait-il été arrêté puis libéré ? N’avait-il jamais été capturé ? La gêne des rebelles semblait d’autant plus forte qu’un deuxième fils de Kadhafi, Mohammed, enfant unique de son premier mariage, s’était apparemment “évadé”. Mohammed avait pourtant été arrêté dimanche, en direct sur la chaîne panarabe al-Jezira, à laquelle il était en train de donner une interview. » Devant le sursaut militaire inattendu des loyalistes, le président Obama demande à Kadhafi d’arrêter ce bain de sang ultime. Mais n’oublions pas qu’après la prise de Tripoli, il restera encore à conquérir la région de Syrte, la ville natale du raïs, où il dispose d’un fort soutien tribal. À ce propos, personne ne sait alors où réside le raïs. Est-il encore à Tripoli ? Est-il parti dans le Sud tribal ? Est-il encore en Libye ? Ce que craint l’Occident : un scénario à l’irakienne s’organisant dans la violence, sous un CNT fort divisé en factions très opposées.

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Lequel CNT a annoncé le sort qu’il réserve à Kadhafi : une arrestation suivie d’un procès, en Libye. La promesse d’une fin à la Saddam Hussein ? Le quotidien belge « La Libre Belgique » du 23 août 2011, en sa page 3, analyse sous la plume de Sabine Verhest l’aspect judiciaire de « l’après-Kadhafi »: « Le risque existe de voir Mouammar Kadhafi, si pas lynché, du moins soumis à une parodie de procès comme l’ont été les époux Ceausescu avant d’être exécutés sommairement en Roumanie en 1989. Mais la possibilité existe aussi de voir le Guide déchu jugé dans son pays par un tribunal d’exception, comme l’a été Saddam Hussein avant d’être pendu en Irak en 2006. (…). Or, dans sa résolution 1973, le Conseil de sécurité des Nations unies “décide que les autorités libyennes doivent coopérer pleinement avec la Cour (pénale internationale) et le Procureur et leur apporter toute assistance voulue”. Dès lors que les rebelles gagnent la guerre, leur organe politique est lié par la résolution onusienne en tant qu’incarnation des “autorités libyennes”, qu’on les juge légitimes ou non. (…). » Pourtant, le CNT ne cesse d’exiger que le clan Kadhafi soit jugé en Libye et ne décolère pas contre l’hospitalité offerte par l’Algérie à la femme du raïs et à trois de ses enfants alors que ces quatre personnes ne sont pas recherchées par le TPI. Et le CNT obtiendra que Seïf al-Islam, le fils le plus militant de Kadhafi, son dauphin, fait prisonnier au sud de la Libye, soit jugé dans le pays. Mais le TPI exigera que le procès soit régi par une stricte observance des droits de la défense…

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Certains observateurs estiment que l’Occident n’est guère courroucé d’être privé des procès « kadhafiens » car ceux-ci pourraient révéler des secrets gênants pour certaines capitales. Le 23 août 2011, à 18 heures Les rebelles ont pénétré dans une aile du quartier général de Kadhafi, un complexe de six km2, entouré d’une muraille de quatre mètres de haut et d’un mètre d’épaisseur. Des tunnels de trente kilomètres de long partent dans toutes les directions et une route souterraine relierait la forteresse à la côte. Le contrôle total de cette entité gigantesque pourrait donc prendre du temps. Une contre-attaque est encore possible, l’occupation de Tripoli et son « nettoyage » n’étant pas acquis à cause du manque de cohérence de l’action de rebelles antagonistes. Le 25 août 2011 La nuit a été, comme prévu, extrêmement agitée. Des combats acharnés ont opposé des commandos de kadhafistes aux rebelles. Réaction de gêne au sein de la coalition occidentale : le CNT a placé partout des affiches et a annoncé officiellement sur ses médias que la tête de Kadhafi était mise à prix, mort ou vif, pour la somme somptueuse d’un million de dollars. Et que ceux qui l’arrêteraient ou le tueraient bénéficieraient du privilège d’être amnistiés.

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Une initiative mal perçue par l’Union européenne car elle offre une image inquiétante de ses commanditaires tant elle s’écarte de la conception occidentale de la justice. Le 26 août 2011 Le régime libyen est apparemment toujours bien vivant. Les nouvelles provenant de la région à l’ouest de Tripoli sont préoccupantes. À mi-chemin entre la frontière tunisienne et Tripoli, la ville de Zouara est cernée par les loyalistes et est, depuis 24 heures, bombardée violemment. Cette attaque est menée par des kadhafistes qui se sont regroupés, très nombreux et bien équipés, dans une forêt à quelque 30 kilomètres de Zouara. D’autres forces loyalistes, installées à Al-Jmil, distante d’à peine 8 kilomètres de cette ville cadenas, sont encore plus proches. En effet, les routes vers la Tunisie deviennent totalement inaccessibles et même l’échappatoire par la mer pour évacuer les blessés n’est pas sûre. Les rebelles ont demandé du renfort aux combattants du Djebel Nefousa. Mais beaucoup de ces derniers livrent bataille à Tripoli. Nous nous permettons à ce stade de relever une polémique qui divisa la France, telle qu’elle fut abordée dans la chronique hebdomadaire de Bernard-Henri Lévy dans la revue française « Le Point », en son numéro 2032 du 25 août 2011. L’on devine que le bloc-notes de BHL – tant décrié pour avoir convaincu Nicolas Sarkozy de lancer le pays dans une

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action improvisée contre le régime libyen – emprunte un ton triomphant. La prise de Tripoli par les rebelles projette en effet l’écrivain philosophe dans le champ des célébrités politiques. Prenons le début de sa chronique : « Que n’a-t-on entendu ! La guerre s’enlisait. Les insurgés étaient désorganisés, indisciplinés, bras cassés. Le CNT était divisé, déclaré en factions rivales, tribalisé. Les tribus fidèles à Kadhafi opposeraient d’ailleurs, le moment venu, dans leurs bastions de la Tripolitaine, une résistance acharnée, de longue durée. Et quant à Nicolas Sarkozy, il s’était embarqué dans une aventure incertaine, mal pensée et dont ses propres amis politiques ne songeaient qu’à le sauver. » Le ton est clairement méprisant à l’égard des défaitistes, des timorés, des Cassandre, des résignés de l’immobilisme, des contemplateurs statiques du désastre vécu par les « autres » peuples du monde. Et on relève même dans ce début de chronique une pointe de dérision. Reprenons les termes dont use BHL, et qui ont suscité l’irritation chez des commentateurs de premier plan se sentant visés.

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L’enlisement ? Une vérité vécue pendant cinq mois et demi, non contestable pour tous les observateurs objectifs, dégagés des « angoisses » électoralistes. Les insurgés désorganisés et divisés ? Une vérité vérifiée au fil de ces trop longues journées de désespérance de rebelles aux mains pratiquement nues, arpentant les routes en avancées et replis frénétiques face aux chars et aux canons des kadhafistes. Un commandement totalement démuni de stratégie, des annonces aberrantes concernant les arrestations de fils de Kadhafi, le chaos dans une ville de Tripoli livrée aux factions rivales… démonstration faite d’une désorganisation patente durant plus de cinq mois. Quant à la division au sein du CNT, l’assassinat « douteux » du chef d’état-major Younès, la colère de son puissant clan tribal, la démission collective du « premier » CNT… La cause paraît entendue pour nombre de témoins avertis. La résistance ? Celle qui se maintient à Tripoli, à Zouara – où elle coupe la connexion avec la Tunisie – et que l’on s’attend à trouver à Syrte… est-elle acharnée ? Le terme est répandu dans tous les médias et le président Obama s’est même résolu à le reconnaître. « L’aventure » française en Libye ?

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Il est évident, pour la plupart des observateurs – dont les Russes ! – qu’il aura fallu que le couple franco-anglais transforme le mandat onusien « pacificateur » en une chasse à l’homme ciblée, entraînant la mort d’un des fils et de trois petits-fils du Guide qui venait de quitter les lieux. Il aura fallu des bombardements systématiques sur Tripoli destinés à « éreinter » la population pour la détourner du loyalisme. Il aura fallu, en très grand secret, livrer des armes de pointe et parachuter des conseillers techniques et stratégiques français aux Berbères du nord-ouest. Il aura fallu six mois pour qu’une éclaircie s’entrouvre. Paris et Londres étaient aux abois financièrement et électoralement, comme d’autres gouvernements, dont le belge, au seuil de l’inquiétude devant le coût d’une opération dont l’issue était différée de mois en mois. En effet, comment ne pas qualifier « d’aventure » le fait de prôner la « Règle d’or » de la rigueur, de prévoir une augmentation des impôts français de onze milliards d’euros, de se débattre avec une crise dramatique de l’euro, d’imposer des sacrifices financiers à des citoyens déjà étranglés par le coût de la vie et d’entretenir une guerre apparemment interminable requérant une armada nautique et aérienne engouffrant des millions d’euros ? Une aventure telle que l’urgence de mettre fin à ce conflit entraîna une sérieuse altération de l’éthique. En effet, la mise à prix de la tête de Kadhafi par le CNT trouble nos 835

consciences européennes habituées à organiser un jugement avant d’évaluer la peine à appliquer à un tyran vaincu. Dans cette logique, même Saddam Hussein « bénéficia » d’une pendaison légale. Mais la mise à prix rappelant de la tête de Kadhafi, rappel de l’époque de la conquête de l’Ouest américain, ne souleva guère d’objections officielles occidentales. Manifestement, la coalition ne souhaite qu’une chose : qu’on en finisse, et vite Que pouvons-nous en conclure ? Que BHL soit euphorique est logique. Il fut méritoire, selon nous, qu’il recommande au président français de « sauver » Benghazi. Mais nombre de commentateurs estiment qu’il aurait été plus pertinent de ne pas l’engager à poursuivre ensuite une guerre totale contre le clan Kadhafi mais de préférer soutenir toutes les voies diplomatiques possibles ouvrant à une solution de compromis entre les parties et de n’agir avec violence qu’en tout dernier recours. L’on comprend donc que BHL soit heureux car, en cas d’échec, le parti du président ne lui aurait guère pardonné son influence privée sur Nicolas Sarkozy, surpassant celle d’Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères, non informé, nous l’avons souligné, et manquant dès lors de démissionner. Mais pourquoi nie-t-il les évidences ? Une telle attitude risque de lui porter un grave préjudice, celui de se faire considérer comme un conseiller dangereusement « léger ».

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Il a raison de se réjouir dans sa chronique que « les tyrans ne se sentent plus désormais à l’abri ». Mais on peut lui reprocher d’écrire au pluriel le terme « tyran ». Car la liste des despotes que l’Union européenne – le président Obama est trop en danger électoralement pour se lancer dans de nouveaux conflits onéreux – serait amenée à abattre serait alors à ce point longue dans notre monde déboussolé qu’il faudrait, en exprimant avec humour le sens de l’opinion de commentateurs réalistes… l’aide des Martiens. Et, avant tout, il faudrait l’établir cette liste de tyrans à éliminer. D’abord ceux qui ont du pétrole, la morale servant l’intérêt, comme Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi (Total obtiendrait 30 % de la gestion de la production libyenne en remerciement de l’aide française). Ensuite ceux qui sont fragiles militairement, non « protégés » ou encore non essentiels sur le plan commercial. Tels un ex-despote de la Sierra Leone ou du Rwanda… Notons que le préfixe « ex » a son importance, car il indique que ces personnages ne sont plus ni les clients ni les fournisseurs de l’Occident. Et qu’ils ont perdu leur potentiel de dangerosité. Seront donc intouchables le Birman, le Nord-Coréen, le Chinois, l’Iranien, le Syrien – l’axe chiite étant protégé par Moscou –, le Vénézuélien – prorusse –, et enfin les dynasties féodales du Golfe, alliées de Washington. La Côte d’Ivoire, c’était donc faisable… Encore un « ex »! Toujours le 26 août 2011

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Le quotidien français « Le Figaro » analyse ce jour-là, sous la plume de sa correspondante à Istanbul Laure Marchand, la nouvelle attitude de la Turquie à l’égard des rebelles libyens. Mais avant de lui donner la « parole », dressons une mise en situation. Toutes les capitales « intéressées » ont bien reçu le message de Moustafa Abdeljalil, le chef du CNT : « Nous promettons de favoriser les pays qui nous ont aidés. Nous les traiterons en fonction du soutien qu’ils nous ont apporté. » Or, la Turquie prit beaucoup de temps à « lâcher » Kadhafi. Elle critiqua les « excès » de l’aviation alliée. Elle fut très réticente à accepter le leadership de la France et proclama qu’elle préférait en définitive une gestion de l’opération par l’OTAN. Opposition de la France à son adhésion à l’UE oblige ? Il s’agit donc maintenant de faire preuve de zèle en faveur d’un CNT vainqueur. Et le Premier ministre Erdogan est devenu le chevalier blanc du dégel des avoirs libyens à l’étranger, bloqués par le conflit. À savoir une somme de 37 milliards de dollars. Citons à présent quelques extraits du texte de Laure Marchand : « Engagés à reculons dans la campagne militaire de l’OTAN en Libye, les Turcs sont dans les starting-blocks pour tenter d’obtenir un rôle clé dans l’après-Kadhafi. Sans attendre, ils ont lancé une diplomatie intensive afin de se placer sur le marché de la reconstruction. (…).

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La Turquie s’efforce ainsi de faire oublier la position attentiste qu’elle avait adoptée au début de la révolte libyenne. Soucieux de préserver les importants intérêts économiques turcs, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, distingué par le “prix Kadhafi international des droits de l’homme” en 2010, avait tout d’abord affirmé que l’OTAN n’avait “rien à faire” en Libye. Finalement, fin mars, il avait donné son feu vert à une participation turque et avait envoyé des navires de guerre et un sous-marin près des côtes libyennes, dans le cadre de la surveillance de l’embargo. Mais la Turquie n’a pas participé aux frappes aériennes de l’OTAN. » La Turquie s’agite donc : en mars 2011, elle appuie avec ardeur auprès de l’ONU l’octroi au CNT des fonds libyens gelés, motivant cet empressement par « les besoins financiers urgents » nécessaires à la transition vers la démocratie. Son ministre des Affaires étrangères, en visite à Benghazi, remet de la mai à la main une aide de 100 millions de dollars aux responsables libyens. La Turquie ferme son ambassade à Tripoli et reconnaît « enfin » le seul CNT. Lequel CNT reste ironiquement rancunier, puisque son leader déclare : « C’est une nouvelle méthode pour transférer de l’argent. C’est la méthode turque. » Le 28 août 2011 Les rebelles annoncent avoir chassé les kadhafistes de la région de Zaoura, dont nous avons souligné l’importance stratégique. La route reliant Tripoli à la Tunisie serait donc en

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principe à nouveau praticable. Mais la reconquête d’une localité n’implique nullement la sécurisation du réseau routier, comme l’OTAN engagée en Afghanistan en fait la fâcheuse expérience. Il semble que les loyalistes aient choisi la stratégie des coups de force surprise, avec retrait souple. Avant, peut-être, de passer à une autre que tout le monde craint, celle de la guérilla. Une stratégie qu’aucune aviation ne peut paralyser, comme le démontre une fois encore la tactique talibane. Une sécurisation plénière – et encore sujette à des fissures locales – ne peut venir que de la reconstitution d’une armée et d’une police efficaces, comme celles que l’Occident s’efforce de former en Irak et en Afghanistan avec le succès que l’on sait… Le 29 août 2011 Annonce d’un attentat meurtrier, attribué à Al-Qaïda, dans la plus célèbre Académie militaire algérienne, située à quelque 100 kilomètres à l’ouest d’Alger. Rien de surprenant puisque Alger n’a cessé d’engager la coalition à ne pas fournir d’armes à la Cyrénaïque car ses services de renseignements y avaient décelé des signes de la présence de ce mouvement terroriste. Ce qui engagea d’ailleurs la France à parachuter des armes, non pas en Cyrénaïque mais dans le Djebel Nefousa, en pleine zone berbère à l’ouest de Tripoli. D’ailleurs, Al-Qaïda a justifié cette attaque parce que l’Algérie « avait accordé son soutien au régime Kadhafi ».

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La position algérienne est à ce sujet intéressante. Le gouvernement Bouteflika s’est engagé, devant le conflit opposant le régime aux rebelles, à respecter une stricte neutralité. On sait que l’Algérie, après avoir obtenu l’indépendance en 1962 à Evian, vécut ensuite un terrorisme intégriste des plus meurtriers. Le régime algérien en place trouva alors en Kadhafi un allié de fait dans sa lutte contre ce terrorisme interne, farouchement combattu par le raïs dans son propre pays. Rappelons une fois encore à cet égard l’éradication des mouvements intégristes situés dans les maquis de Cyrénaïque en 1996. Alger reste persuadé que ladite Cyrénaïque continue d’abriter des mouvements fondamentalistes qui ne demandent qu’à se réveiller et ont d’ailleurs pénétré le CNT. Dès lors, les services secrets du président Bouteflika ne cessèrent, durant l’opération de l’OTAN, de mettre en garde les États-Unis contre la présence d’éléments troubles dans le camp des rebelles et de l’engager à ne pas les doter d’armes lourdes. Certes, Alger se déclarait neutre, mais son attitude apparaissait clairement comme favorable au kadhafisme, estimé plus rassurant que le camp opposé. À l’appui de ce sentiment d’inquiétude vis-à-vis du CNT, il s’est révélé fin août que l’un des membres importants du CNT est un chef djihadiste qui a répondu au questionnement des Occidentaux quelque peu inquiets : « Depuis que j’assume mes nouvelles fonctions, j’ai renoncé à la violence. » D’autre part, n’oublions pas que l’Algérie s’est opposée, aux côtés du Soudan, du Yémen et de la Syrie, au soutien de la Ligue arabe à la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU qui avait ouvert la porte à l’opération aérienne de 841

l’OTAN. À plusieurs reprises, les rebelles ont accusé Alger de laisser passer des armes et des mercenaires à destination des forces pro-Kadhafi, voire d’en livrer via des vols nocturnes ou par bateau. On peut comprendre donc que l’AQMI, la branche maghrébine d’Al-Qaïda, intensifie ses attaques terroristes contre des cibles algériennes. Mi-septembre 2011 Messieurs Sarkozy et Cameron ont fait le voyage à Tripoli. Accueil enthousiaste que l’on devine pour ces deux soutiens vitaux, sans qui l’insurrection n’aurait certainement pas vaincu les forces déterminées et expérimentées des loyalistes. Mais l’euphorie légitime des gouvernements français et anglais masque les inquiétudes grandissantes de l’Occident. En effet, dans un discours solennel, le chef du CNT annonce que la future Constitution obéira aux principes fondamentaux de l’islam, dont « la source principale sera la charia ». Quelque peu émue, l’ONU s’est empressée de recommander plus d’égalité entre les sexes dans la future Constitution. À proprement parler, en usant d’un soupçon d’ironie : un vœu « pieux ». Le quotidien français « Le Monde » a cru bon d’interroger un expert de premier rang sur le sujet. En l’occurrence, le politologue islamologue belge Baudouin Dupret, directeur du centre de recherches Jacques Berque à Rabat, au Maroc.

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Extraits de l’interview relatée en page 5 de la parution du 15 septembre 2011 : « Inscrire l’islam dans la Constitution libyenne, c’est une déclaration vertueuse, parfaitement attendue compte tenu du conservatisme général de cette société, mais qui ne présage en rien du type de lois qui sera adopté. » Tout est donc affaire d’interprétation par les tribunaux ? « interroge » le journaliste Benjamin Barthe : « Exactement. On peut aussi bien aller vers l’imposition de peines coraniques – la lapidation des femmes adultères, les mains coupées pour les voleurs – que vers l’application de principes généraux chers à l’islam, comme l’équité, la bienfaisance et la justice. On peut faire une interprétation réductrice de la charia, ou bien opter pour une lecture évolutive, en accord avec les intérêts de la société. Dans les faits, à l’exception de l’Arabie saoudite et du Soudan, où le code pénal est marqué par l’héritage islamique, dans tous les autres pays arabes, l’influence de la charia ne se fait sentir que sur le droit de la famille. » NDLA : « Que sur le droit de la famille ! » Ce qui constitue déjà pour nombre d’observateurs une « sombre » dérogation archaïque aux principes égalitaires occidentaux fondés sur la Déclaration des droits de l’homme. « Il faut arrêter de vouloir modeler (la) société (islamique) à notre image. Cesser cette forme d’impérialisme intellectuel. Même les démocrates libyens les plus laïcs ne pensent pas opportun que leur future Constitution ignore le poids de la religion dans leur pays. La pratique législative 843

libyenne sera le reflet de son paysage politique, marquée par le tribalisme et le conservatisme. Il y a beaucoup d’inconnues, qui n’incitent pas forcément à l’optimisme. » En d’autres termes, deux conclusions à envisager. La première : l’idéal occidental n’est pas exportable dans un contexte islamique. En effet, l’évolution vers le texte de la Déclaration des droits de l’homme a orienté le train du monde occidental sur des voies dont l’écartement ne correspond pas à l’enracinement d’une foi figée dans un texte sacré immuable. Aucune critique ne découle de cette constatation. Simplement, un fait qui doit nourrir les stratégies de recherche d’apaisement des rapports entre civilisations différentes. Pour de nombreux experts, espérer profiter du Printemps arabe pour « moderniser » l’islam relève donc du rêve. La seconde conclusion possible : le constat peu rassurant que l’application rude ou modérée de la charia dépendra de la volonté de juges… nommés par le pouvoir. Et la présence d’un ancien djihadiste notoire – même s’il se dit « assagi » et renonçant à la lutte armée – à la tête de l’armée du CNT n’augure rien de bon. Il est temps que l’Occident ainsi que les libéraux et laïques musulmans prennent conscience du danger que constitue une Libye à la dérive d’un islamisme impérieux aidé considérablement de l’extérieur.

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L’histoire du « groupe islamique combattant libyen » (GICL), résolument hostile à l’Occident, est à cet égard édifiante. Elle débute il y a 22 ans, en 1990, lorsqu’il s’installe dans les montagnes qui bordent la frontière pakistano-afghane. Le quotidien français « Le Monde » du 15 septembre 2011, en sa page 4, contient à ce sujet un article éclairant signé par Benjamin Barthe : « (Son) objectif principal consiste à acquérir une formation militaire dans le but de renverser le régime en place à Tripoli et de le remplacer par un État islamique pur et dur. (…). Au milieu des années 1990, après un détour par le Soudan, les militants du GICL se réinstallent clandestinement en Libye. Abdelhakim Belhaj, qui a été blessé dans des combats en Afghanistan, est l’un de ceux qui échafaudent (en 1995) le plan censé faire tomber la Jamahiriya (République des masses). Les tentatives d’assassinat du tyran de Tripoli échouent l’une après l’autre. (…). Le GICL a moins de chance que son voisin algérien, le « Groupe islamique armé » (GIA) qui lui, massacre les civils sans état d’âme, mais affronte une armée moins déterminée que celle de Kadhafi. En effet, nous savons qu’en usant de tous les moyens, la répression impitoyable du régime du Guide « liquide », en 1996 plus de 1 200 intégristes installés dans les maquis au sud de Deraa en Cyrénaïque. Les survivants retournent alors dans leur bercail inexpugnable, l’Afghanistan tribal.

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Benjamin Barthe : « C’est l’époque des liaisons dangereuses avec Al-Qaïda. Les deux organisations en viennent à partager de plus en plus d’hommes et de matériel. En août 1998, le GICL applaudit aux attentats qui détruisent les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, une double opération conçue par un Libyen, Abou Anas Al-Libi. Sami Al-Saadi, le maître à penser du GICL, reçoit du mollah Omar, le chef des talibans, le titre de “cheikh des Arabes d’Afghanistan”. » Les Américains et les Anglais lancent une chasse à l’homme et, en 2004, arrêtent Belhaj et Al-Saadi en Asie. La confiance des Occidentaux est alors telle à l’égard du dictateur libyen qu’ils lui confient la garde de Belhaj. Le GICL dissous, ses membres s’éparpillent, les uns ralliant Ben Laden, les autres revenant « hanter » la Cyrénaïque. Ce sont ces derniers qui, d’abord discrètement, puis résolument au grand jour, formeront le fer de lance aguerri de l’armée rebelle, dirigée par… un Belhaj qui deviendra pour un temps gouverneur de Tripoli ! Principalement armée par le Qatar, la milice de Belhaj – lequel Belhaj a créé le « Mouvement islamique libyen pour le changement » (MILC) – tentera en vain de chasser de la capitale les autres groupes rebelles, dont ceux des Berbères armés puissamment par la France.

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Certes, le MILC affirme avoir renoncé à son option djihadiste héritée de ses amis taliban, mais à l’évidence le scepticisme est de rigueur chez nombre d’observateurs. Car même si Abdelakim Belhaj et ses hommes n’ont pas participé aux opérations des taliban et d’Al-Qaïda, ils en ont partagé la vocation extrémiste. NDLA : En bref, rappel de la « carrière » de Belhaj, car elle éclaire la tendance de fond du CNT dont il continue d’être l’homme fort protégé par le Qatar. Son parcours donc : Cofondateur du GICL, revenu d’Afghanistan en 1988 après le départ des Soviétiques qu’il avait combattus, il décida d’agir alors au Proche-Orient et se rapprocha du mouvement terroriste algérien, le GIA, tout en s’efforçant, cela vaut d’être rappelé, d’éviter le massacre de civils. Mais son rêve d’islamisation de la Libye fut écrasé par Kadhafi. Devenu chef des opérations militaires du CNT et gouverneur de Tripoli, il devient alors incontournable, avant d’être écarté, car trop « déplaisant » pour les Occidentaux libérateurs et pourvoyeurs d’aides essentielles. Ces responsabilités prestigieuses conférées par le CNT impliquent en effet de la part de ses commanditaires une orientation très fondamentaliste de la rédaction de la Constitution. La disparition de Kadhafi ouvre une perspective semblable à celle de la mort de Saddam Hussein. Le départ de ces deux

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« tyrans laïques » ouvrit la porte de l’enfer des pulsions du spirituel, de l’ethnique, du tribal. Rappelons qu’en 1990, les États-Unis furent assez prudents pour accepter avec sagesse de laisser en place le dictateur irakien à la demande d’Ankara qui souhaitait que celui-ci contrôle « ses » Kurdes – dont la soudaine délivrance risquait de faire tache d’huile dans le Kurdistan turc – et à la demande de Riyad – dont la monarchie sunnite craignait l’expansion du chiisme. Mais depuis l’éviction de Saddam Hussein, l’Irak vit un véritable enfer et un million de chrétiens ont déjà plié bagage. L’Occident se doit donc, en tant que « libérateur », de surveiller la transition, non sans prudence. Car le monde arabe est très réticent à vivre sous la tutelle d’infidèles, qui plus est anciens colonialistes. Surveiller la transition, mission utopique ? Une remarque éclairante : les milices armées de la rébellion non liées à la mouvance du GICL refusent à l’époque l’autorité d’Abdelhakim Belhaj. « Nos armes, déclare un combattant de la milice de Zentan, ont été payées ou saisies aux troupes de Kadhafi, pas comme Belhaj, qui a tout reçu du Qatar. » (NDLA : Et la tension existe toujours à Tripoli et dans le pays entre les hommes du CNT et les milices indépendantes). Il est vrai que le Qatar, pays musulman du groupe conservateur des pétromonarchies du Golfe, ne s’est guère embarrassé des avertissements insistants des services secrets 848

algériens. Et a fourni sans aucun état d’âme des armes sophistiquées à la Cyrénaïque, alors que Paris, Londres et Washington s’y sont judicieusement refusés. Lisons ce qu’écrit à ce propos Christophe Ayad, en page 4 du même quotidien « Le Monde » du 15 septembre 2011 : « Dix jours après la chute de Tripoli, Abdelhakim Belhaj (en tant que gouverneur de Tripoli) a commis la maladresse de demander aux unités venues de province de rentrer chez elles (en lui remettant) les armes saisies dans les arsenaux abandonnés par Kadhafi. “Belhaj dit ce qu’il veut, nous n’obéissons qu’au Conseil national de transition” s’insurge Mohammed Hassi, un combattant de Zentan. “Nous n’avons pas d’ordre à recevoir de lui”. » Le 19 septembre 2011 Le CNT renonce à tenter de former un gouvernement, en invoquant la continuation des combats. Le 22 septembre 2011 Le quotidien français « Le Figaro » publie un article en page 7, rédigé par Thierry Portes, son envoyé spécial à Tripoli. Manifestement, la remise sine die de la composition d’un gouvernement par le chef du CNT a fort contrarié la coalition des « libérateurs ». Quelques extraits : « Mahmoud Jibril peine manifestement à constituer une équipe selon les règles. Pour des raisons objectives, tenant à la complexité d’un pays qui sort de quarante-deux années de

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dictature et continue de se battre contre son ancien bourreau (…). Mais aussi, l’accusent ses adversaire, aux premiers rangs desquels figurent les différents courants représentant l’islam politique en Libye, pour de plus sombres calculs. (…). » L’homme profiterait de cet attentisme pour placer ses fidèles et bénéficier de l’argent gelé – bientôt débloqué par les Occidentaux – ou issu de la manne pétrolière. « Le plus virulent a été le leader islamiste Ali Sallabi. “Les prémices d’un État totalitaire sont palpables dans l’action de Mahmoud Jibril, qui cherche à donner à ses proches les moyens de contrôler l’État”, a déclaré ce cheikh (…). » Qui ne pressent que l’avenir ne sera guère aisé à gérer pour le CNT ? Le puzzle édifié durant 42 ans par Kadhafi a été brisé. Tout est à recomposer… autrement. Avec un arsenal dantesque distribué à des « guerriers » de tous âges et de toutes tendances proclamant déjà leurs profondes divergences d’opinion. Avec un énorme raz-de-marée d’inquiétudes déferlant sur les capitales de l’Afrique subsaharienne. À ce propos, la revue belge « Le Vif/L’Express » du 21 octobre 2011, en sa page 78, publie une interview édifiante du président malien Amadou Toumani Touré. NDLA : Les propos d’un tel témoin, compte tenu de son expérience, de sa réputation de probité, de la sagesse de ses interventions au sein de l’OUA, constituent un éclairage capital.

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Nous mesurons à l’écouter combien Kadhafi jouait un rôle régional sécuritaire très apprécié par ses voisins. Des voisins consternés par sa disparition. Al-Qaïda a désormais le champ libre. Cette organisation pousse ses tentacules jusqu’au nord du Nigeria où des églises flambent, jusqu’au Mali dont elle a envahi la moitié du territoire, en Tunisie où, à la mi-juin 2012, des extrémistes et des casseurs entretiennent un climat d’insurrection dans la capitale et dans plusieurs villes touristiques… Extraits de l’interview : « La Libye est un magasin d’armements et une poudrière. (…). Le Printemps arabe a ébranlé une zone déjà fragile. Vu d’ici, il ressemble à un hiver des plus rigoureux. » À la question « L’éviction de Muammar Kadhafi renforce-telle Al-Qaeda au Maghreb islamique ? », il répond : « À l’évidence, oui. En quarante-deux ans, on a connu plusieurs Kadhafi ; le dernier en date s’était fortement impliqué dans la lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes. La coopération de la sous-région avec ses services passait à juste titre pour l’une des plus efficaces en la matière. Or cette digue stabilisatrice a sauté. Je comprends l’aspiration légitime du peuple libyen à la démocratie et à la liberté. Reste que, s’agissant des rébellions arabo-touarègues locales, Kadhafi s’est engagé dans les médiations, le désarmement et la réinsertion. Sa chute laisse un vide. » Deuxième question : Regrettez-vous le lien privilégié entretenu avec lui, quitte à brouiller l’image du Mali ?

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« Je n’ai aucun regret. La Libye a consenti chez nous des investissements substantiels dans l’hôtellerie, le tourisme, l’agriculture et la banque, contribuant à notre développement. Je ne vais pas aujourd’hui, comme d’autres, cracher sur la Jamahiriya et son Guide. Depuis le IXe siècle s’enracine (chez nous) un islam tolérant, ouvert, solidaire et généreux, dont les fidèles demeurent réfractaires à l’intégrisme. (…). On sait combien la pauvreté et la précarité offrent au terrorisme et à l’intégrisme un terreau fertile. Les djihadistes avancent tapis sous une couverture caritative. Ils ciblent les familles démunies ou la jeunesse désœuvrée. (…). Nos ennemis s’infiltrent par l’humanitaire, il faut leur répliquer par le développement. » NDLA : Une interview prémonitoire ! En mars/avril 2012, tout le nord du Mali sera inondé d’ardents Touaregs islamistes terrorisant une population soudain renvoyée à l’archaïsme des mœurs le plus absolu, avec pillages et destructions de bâtiments et d’archives de croyances dénoncées comme « impies ». À entendre le président malien, l’on comprend pourquoi Seïf al-Islam, le fils le plus politisé de Kadhafi, considéré comme son dauphin, ainsi que Abdallah al-Senoussi, le chef des services secrets militaires de l’ancien régime, ont pris la fuite vers le Mali. Leur convoi était fortement escorté par un des clans de Touaregs obéissant à Agaly Alambo, un chef nigérien qui avait déjà, en septembre, exfiltré de Libye le troisième fils du Guide, Saadi, car reconnaissant à la famille Kadhafi de l’avoir soutenu en des moments difficiles.

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Un autre dirigeant nigérien, Rhissa Ag Boula, proche également de la famille Kadhafi, se serait chargé de cacher dans une autre base touarègue Abdallah al-Senoussi, recherché comme Seïf par la Cour pénale internationale de La Haye. Lequel Seïf est signalé le 27 octobre au nord du Niger. Le CNT a craint dans un premier temps que Seïf et Abdallah al-Senoussi n’organisent un climat de guérilla au Sahel et en Libye. Le Guide avait prévu ce repli dans cette zone où il comptait se réfugier lui aussi, et y avait entassé des réserves financières et des armes. Disposant dès lors de mercenaires sud-africains, Seïf aurait pu prendre la tête de raids terroristes à l’encontre du nouveau régime. Certes, le Niger et le Mali, qui ont ratifié le traité constituant la Cour de La Haye, ont le devoir de livrer les deux accusés, mais ils n’ont pas les moyens d’affronter les rebelles touaregs, et peut-être guère la volonté de trahir une famille qui leur a rendu de grands services. Quant à l’OTAN, on le sait, sa mission s’achève le 31 octobre et il est trop tard pour qu’elle intervienne pour « achever » le travail. Dès le 27 octobre, une information confirmée par la Cour pénale internationale (CPI) circule : Seïf souhaite sortir vivant de cette guerre civile, et ne pas subir la fin ignominieuse de son père. Le CNT précise que Seïf a certes trouvé refuge « auprès d’une importante figure des nomades touaregs qu’il avait aidé financièrement par le passé mais qu’il chercherait à être pris

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en charge » par avion sous la garantie du Tribunal de La Haye afin d’y être jugé. Et la CPI annonce même qu’il se déclare innocent et qu’il voudrait connaître comment sa sécurité serait assurée en cas de libération. À ce propos, nombre de commentateurs estiment qu’il eût été préférable pour le Guide de choisir la même voie de survie en se livrant à un tribunal occidental strictement régi par les principes de la Déclaration des droits de l’homme. NDLA : Suggestion pertinente, certes. Mais ce calcul « généreux » était caduc, car le CNT, après l’arrestation de Seïf, resta intraitable malgré la convention judiciaire internationale accordant des droits exclusifs à la CPI. Le fils de Kadhafi sera jugé en Libye, a exigé Tripoli. À voir ce qui est arrivé à Saddam Hussein, à assister à la colère vengeresse des insurgés égyptiens insatisfaits de la « modération » des jugements frappant Moubarak, ses fils et certains collaborateurs, La Haye n’est guère rassurée sur la maîtrise objective et l’issue du procès. Mais « autant en emporte le vent ». L’Occident apprend « lentement » à se résigner à ne plus s’efforcer de répandre avec une ardeur méritoire le message des droits de l’homme. Le courant du fleuve de l’iniquité s’amplifie trop pour que les rameurs de la fameuse Déclaration ne se décident, exténués, de se reposer sur la rive de la résignation. Au danger que, si cette résignation ne parvient pas à se

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transformer en un nouveau dynamisme, le fleuve en crue ne les emporte, eux et leurs illusions démocratiques. Se résigner à laisser la bride à une justice locale dont on doute de l’intégrité est une chose. Mais une autre est la mise en détention préventive pour 45 jours de l’avocate de la CPI, Melinda Taylor – désignée pour assurer la défense de Seïf – ainsi que de sa délégation. Ce qui contraint la CPI à réagir. Déclarée coupable d’espionnage…, elle serait cependant libérée immédiatement si elle consentait à révéler les renseignements que Seïf lui aurait confiés à propos de son ancien bras droit, Mohammed Ismaïl, toujours en fuite. Cette grave altération du droit au silence de la défense concernant les entretiens secrets avec l’inculpé ne semble être qu’un signe supplémentaire d’une montée d’hostilité des islamistes libyens à l’égard des étrangers, fussent-ils les libérateurs de l’oppression du tyran. En effet, une série d’attentats a commencé à frapper quelques représentants notoires de pays occidentaux. Le 21 octobre 2011 La mort de Kadhafi. Dans des circonstances fort troubles. Les téléphones portables jouent décidément un rôle essentiel pour rapporter aux opinions publiques de la planète les « réalités » yéménite, syrienne, congolaise, ivoirienne… partout où la censure tente d’assécher les sources d’information des médias, afin de permettre que l’on puisse s’y massacrer discrètement. 855

Mais le décès de Kadhafi, apparemment lynché et achevé par des rebelles de Misrata, perturbe particulièrement les tenants d’une éthique démocratique, déjà émus lorsqu’un téléphone portable filma et capta le son de l’exécution de Saddam Hussein, sordide, sous les injures de représentants chiites se croyant préservés de témoins. Les populations occidentales supportent malaisément le principe de la vendetta, serait-ce pour éliminer des tyrans impitoyables. Moustafa Abdeljalil ne désirait probablement pas une fin aussi gênante pour son adversaire. Il exprima d’ailleurs qu’il aurait préféré obtenir l’emprisonnement et le jugement de Kadhafi en Libye afin de « pouvoir l’humilier le plus longtemps possible ». Curieuse conception du devoir de sérénité et d’objectivité qui est de stricte observance dans une justice « civilisée ». NDLA : S’il est bien en effet un principe essentiel de la Déclaration des droits de l’homme, c’est certainement celui qui condamne tout acte relevant d’une justice privée. Aucune exception n’est tolérable, et c’est bien pourquoi fut ouvert le procès de Nuremberg afin de juger les responsables des horreurs nazies sans viser à les humilier. En effet, le seul récit de leurs actes, décrits sans passion, a remarquablement servi de leçon de morale universelle à l’humanité. L’instinct de vengeance, comme celui de cruauté, est le propre du versant sombre de l’humain. La Russie et la Chine, peu qualifiées il est vrai pour invoquer les droits de l’homme, se sont engouffrées dans cette faille de la rébellion libyenne. Elles réclament une enquête de l’ONU sur les circonstances de la mort de Kadhafi et soulignent que 856

le mandat des Nations Unies n’accordait à la coalition occidentale que « des actions destinées à préserver les civils » et non le bombardement d’un convoi sortant de la zone des combats à Syrte. Les entorses de l’aviation coalisée aux prescrits du mandat de l’ONU furent monnaie courante. Pour Paris et Londres, il s’agissait d’une guerre, pour Moscou et Pékin d’une mission humanitaire. La Russie et la Chine ne sont pas près d’oublier ce qu’ils qualifient d’abus de confiance. On ne les y reprendra plus (NDLA : Notamment, avons-nous dit, lors de la situation dramatique en Syrie). Contraint par la pression occidentale d’accorder l’autopsie de la dépouille de Kadhafi, le CNT a annoncé qu’il fut touché d’une balle à l’abdomen et qu’une autre balle à la tête avait entraîné sa mort. Nombre de commentateurs estiment dès lors que l’existence de telles blessures dément le fait que le Guide fut blessé par les missiles de l’avion français ayant arrêté le convoi. Une version d’abord émise par le CNT qui s’obstinait encore, le 26 octobre, à nier toute bavure sur le terrain. Le quotidien français « Le Monde » est connu pour l’extrême sélection de ses correspondants. Le 26 octobre 2011, son envoyé spécial à Misrata écrit en page 11 : « Les vidéos attestent (que Kadhafi) était blessé à la tempe et au flanc, (que) ses vêtements étaient tachés de sang, mais on y voit surtout un homme capable de marcher seul, qui se fait frapper, insulter, tirer par les cheveux, planter un objet 857

contondant dans l’anus, avant d’être hissé sur le capot d’une jeep qui le conduit à une ambulance (…). Dans une (autre) vidéo, l’ambulance en route pour Misrata (à plus de 200 kilomètres de Syrte) s’arrête. Un homme émerge en criant “C’est lui qui a tué Kadhafi de deux balles dans la tête, félicitez-le.” (…). Il désigne Sanad Al-Aribi, de Benghazi, qui s’était déjà attribué l’assassinat. » Avec une gesticulation exprimant un intense bonheur d’être « le » justicier héroïque. Une chose est sûre : vis-à-vis de ses alliés de l’OTAN qui ont dépensé environ un milliard d’euros pour libérer la Libye, le moins que l’on puisse espérer est que le CNT fasse preuve de transparence afin de sauvegarder sa fiabilité. Assumer une faute sur le terrain et la regretter honorerait ce Conseil, qui paraît au contraire vouloir camoufler la violence sauvage de certains de ses guerriers exaspérés il est vrai par l’acharnement de la résistance loyaliste. Mais à y bien penser et pour rester « réaliste », cette fin sauvage arrange les gouvernements occidentaux dont la chaleureuse fréquentation passée du leader libyen pourrait charrier pas mal de secrets d’alcôve diplomatiques. Pour beaucoup d’analystes, la Cour pénale internationale de La Haye aurait levé des lièvres gênants. Comme par exemple le fait que les États-Unis auraient « confié » au régime de Kadhafi, résolument anti-intégriste – sa tête était mise à prix par Al-Qaïda – et opposé à l’application rigoriste de la charia, le soin d’interroger des présumés terroristes de qualité. Parmi lesquels le djihadiste Abdelhakim Belhaj, arrêté on le sait par la CIA et concédé ensuite à Kadhafi pour subir six années 858

d’emprisonnement en Libye. Ce qui permet de comprendre le zèle révolutionnaire dont fit preuve ce haut responsable militaire venu remplacer à la tête de l’armée rebelle de Cyrénaïque le général Younès considéré comme trop enclin à la négociation avec l’ancien régime. On se rappellera également que le Qatar fondamentaliste choya particulièrement, en dons et en armes, la région de Benghazi. Rien d’étonnant dans ce contexte fortement islamisant de la future Libye que la fête organisée par le CNT à Benghazi – et non à Tripoli, ce qui est significatif – sur fond d’hymne du régime fondamentaliste du roi Idriss Ier, ait été l’occasion de confirmer par la voix de Moustafa Abdeljalil, président de ce Conseil que : « En tant que pays islamique nous avons adopté la charia comme loi essentielle et toute loi qui violerait la charia est légalement nulle et non avenue. » Et de citer expressément le divorce facilité pour la femme ainsi que la polygamie interdite par un Kadhafi, qui avait cependant accepté de tenir compte de la charia dans les années 90 afin de calmer les fondamentalistes, tout en l’édulcorant considérablement. Le président Abdeljalil exclut cependant tout extrémisme et signifia « l’ouverture de banques islamiques qui, conformément à la loi islamique, interdisent de toucher des intérêts », les clients bénéficiant du partage des bénéfices retirés d’une gestion probe et prudente de dirigeants s’inspirant de l’éthique musulmane. 859

Il affirma également que le combat de libération avait été mené pour Dieu, et que dès lors, le pardon et la réconciliation étaient de mise. Décidément commentent nombre d’observateurs européens, la Révolution arabe, soutenue par l’Occident car considérée comme bénéfique, se révèle être une redoutable machine à réveiller ce qu’ils perçoivent comme un archaïsme religieux très éloigné – si pas adversaire – des acquis des valeurs dudit Occident. D’autant que l’Égypte semble prendre la même voie que la Tunisie et la Libye. À n’en pas douter, nos « alliés » saoudiens doivent fort s’en réjouir. Quant à ces commentateurs, tels messieurs Bernard-Henri Lévy ou Bichara Khader, qui n’ont cessé de promettre aux révolutionnaires arabes des lendemains chantant la chute des tyrans et l’avènement de la laïcité, ils sont désormais contraints de minimiser l’effondrement de cette espérance. Ainsi, monsieur Khader, professeur de sciences politiques, économiques et sociales à l’Université catholique de Louvain déclare fin octobre 2011 dans l’hebdomadaire belge « Le Vif/ L’Express »: « Cela fait peur à l’Occident qui oublie que les musulmans sont liés aux principes fondamentaux de tolérance, de solidarité, de liberté et de justice, des Occidentaux qui occultent souvent le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe. L’utilisation de la charia peut varier d’un pays à l’autre. Parfois on en fait une utilisation radicale, comme en Arabie Saoudite, parfois elle est utilisée comme une simple source (…) des valeurs musulmanes. 860

La Tunisie ne reviendra pas sur ses libertés acquises sur le droit des femmes, par exemple, justement parce qu’ils sont trop bien intégrés dans son contexte méditerranéen. En Libye, c’est différent. (le discours de Moustafa Abdeljalil) m’a dérangé (…) lorsqu’il a parlé de rétablir la polygamie. (…). Il a outrepassé ses pouvoirs car ce sera aux élus d’en décider. » Une première question se pose. Et si les élus se décident à suivre l’opinion de Moustafa Abdeljalil, ce qui n’est nullement exclu à voir l’encadrement fondamentaliste de la rébellion, quel sera alors le nouveau commentaire de Bichara Khader censé apaiser la peur de l’Occident ? Deuxième question, particulièrement délicate. Puisque la charia, texte pourtant éminemment sacré, peut donc être modulée selon les options de chaque régime musulman, pourquoi encore l’invoquer ? Une réflexion enfin. L’opinion de Bichara Khader que nous venons de relater exprime l’agacement qu’il ressent vis-à-vis d’un Occident qui ne saisirait pas la grandeur des valeurs musulmanes, et les vivrait même comme une régression de l’esprit. Après tout, ne suffirait-il pas, en un redoutable effet miroir de l’incompréhension mutuelle, que les Occidentaux comprennent que l’islam considère, lui, leur modernité et leur sécularisation comme une régression hérétique de l’éthique ? Et d’en déduire que ces deux conceptions sont inconciliables,

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car elles opposent la dynamique du sacré à la dynamique de la raison. Mais cette conclusion n’est certainement pas celle que souhaiterait monsieur Khader, qui s’efforce d’obtenir que l’Occident s’adapte à l’excellence du modèle musulman – quand bien même serait-il provisoirement pollué par des extrémismes passagers – et intègre avec grand respect cette bénéfique « étrangéité » injustement accusée de perturber les acquis des Lumières. * Les problèmes de la Libye ? Ils s’échelonnent tout au long d’une liste d’inquiétudes, tant pour l’observateur européen que pour le citoyen libyen. Premier problème. La tendance fortement islamisante affichée par l’ancien président du CNT, Moustafa Abdeljalil, remplacé par Abdel Rahim Al-Kib, Premier ministre par intérim chargé fin octobre de former un gouvernement dans les quinze jours. Qualifié de « modéré », ayant vécu à Abou Dhabi et aux États-Unis, professeur d’ingénierie à Tripoli, il est élu par 26 voix seulement sur 51. Cette désignation est manifestement le résultat d’un compromis entre les diverses tendances du CNT, ce qui ne constitue pas une garantie d’autorité. Une démonstration, si besoin était, car ce n’est guère un secret, que le CNT est extrêmement contrasté. La poussée

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intégriste est en effet apparemment plus intense, comme d’habitude en terre musulmane, que la résistance laïque. Quoi qu’il en soit, le rapport des forces sera clair le 23 novembre 2011, date où la composition du gouvernement sera connue. Huit mois plus tard auront lieu les élections constituantes et enfin, un an plus tard, les élections générales. Deuxième problème. Tout aussi ressassé par les médias : la Libye est un gigantesque entrepôt d’armements. N’en prenons pour exemple que la simple oasis de Joufra. L’OTAN estime que 29 millions d’euros seraient nécessaires pour sécuriser le site totalement abandonné et déjà largement pillé, notamment par les miliciens de Misrata, de Zentan, de Gharian, de Zaouïa, de Zliten… et par les Touaregs s’emparant du nord du Mali en mars 2012 ! S’y trouvent 200 bunkers bourrés d’armes chimiques, de missiles sol-sol Grad, de missiles solair russes SA24 et SA7, de missiles thermoguidés Strella et Igla capables d’abattre des avions civils, de stocks infinis d’armes légères, de bombes de 250, 500, 900 kilogrammes, d’armes antichars à tête explosive… La campagne de reddition d’armes menée par le CNT a donné de fort maigres résultats, chaque milice se méfiant des autres, chaque citoyen étant désireux de posséder une arme « défensive », le climat d’apaisement restant fort incertain (NDLA : Fort incertain ? En été 2012, Tripoli est toujours un chaudron en ébullition).

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Troisième problème. Faut-il conserver la structure de cadres expérimentés en matières pétrolière, hydraulique, gazière, policière, administrative… bref, tout ce qui peut faire fonctionner le pays et lui permettre de vendre en toute sécurité et en pleine restauration le précieux or noir ? Des cadres issus du secteur public aussi bien que du privé… mais charpente de l’ancien régime. Le CNT a préféré attendre, déchiré entre une politique d’épuration massive – avec son train de vengeances, de délations, d’arrivismes intéressés, de jugements expéditifs – et un souci de stabilité de l’outil de compétences reconnues comme très efficaces, même par les membres de la coalition anti-Kadhafi. On devine combien ce statu quo « énerve » la base révolutionnaire qui constate que si le poulpe a été décapité sans ménagement, ses huit tentacules se portent toujours fort bien. Mais après 42 ans de dictature, comment trouver instantanément une relève qualifiée ? Rappelons à ce propos que le président Eltsine, en ordonnant la dissolution du parti communiste, colonne vertébrale d’une URSS de 73 années d’âge, a créé un immense chaos et réveillé le climat mafieux. Et que l’Égypte a désorganisé tout le réseau de son tourisme en fragilisant la communauté copte. Et que les Occidentaux achètent moins de propriétés au Maroc après un glissement manifeste du gouvernement vers l’islamisation du pays… Quatrième problème.

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La guerre a beaucoup détruit : des pipelines, installations pétrolières et ports jusqu’aux routes, villes et villages. Une tâche gigantesque se profile à l’horizon immédiat, une œuvre de restauration, de reconstruction qui exige de l’apaisement, de la fraternité, de la compétence technique et de l’efficacité politique. C’est-à-dire un consensus sur l’orientation d’une dynamique religieuse capable de s’ouvrir à la modernisation de la société civile. Mi-novembre 2011 Seïf al-Islam est fait prisonnier par les rebelles libyens dans l’extrême sud du pays, apparemment dénoncé par un passeur de frontière qui devait l’amener au Niger. Cette fois, l’arrestation se fait sans violence, le CNT ayant donné des ordres stricts pour que ne se répète pas le scénario du lynchage de son père. En effet, Tripoli ne veut plus subir les critiques occidentales et souhaite améliorer son image à l’étranger, une image dont il a grand besoin pour obtenir une aide financière. D’autre part, les autorités libyennes entendent pouvoir juger elles-mêmes le fils de Kadhafi et doivent donc montrer patte blanche en matière de respect des droits de l’homme. Le nouveau régime libyen assure que Seïf pourra bénéficier de toutes les garanties de défense telles que définies par La Haye. Mais il existe une différence redoutable entre les peines applicables en Europe ou en terres arabes. Ainsi, le CPI ne peut condamner à mort. Alors qu’en Libye, un sort identique à celui de Saddam Hussein n’est pas exclu, après un procès

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visant uniquement à démontrer les turpitudes de l’ancien régime. Où sera jugé Seïf al-Islam Kadhafi ? Le quotidien français « Le Monde » du 24 novembre 2011 publie, en sa page 4, une enquête de sa correspondante Stéphanie Maupas, résidant à La Haye : « Saïf Al-Islam Kadhafi devra-t-il affronter une justice de vainqueur en Libye ou la justice sans âme de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye ? (…). Selon (une) résolution (de l’ONU), la Libye a l’obligation de coopérer avec la CPI, donc de transférer les suspects à La Haye. (…). (…) le dernier mot reviendra cependant aux magistrats de La Haye. Les autorités libyennes devront leur prouver qu’elles ont les capacités logistiques et la volonté politique de conduire des procès équitables, devant des juges impartiaux. Avec quelle chance de réussite ? “Nous avons de sérieux doutes sur la capacité des autorités à conduire un procès équitable aujourd’hui”, explique Assiba Hadj Sahraoui, d’Amnesty International. “Le système judiciaire est à construire”, affirme-t-elle (…). » Mi-décembre 2011 Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, rend visite au gouvernement libyen, qui lui promet de pratiquer un islam modéré. Le ministre précise en substance que Paris n’exclura aucun acteur de la Révolution, que les orientations prises par le peuple de Libye suite à un vote démocratique

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relèvent de sa souveraineté et que la France soutiendra le pays sur la voie de sa restauration, avec confiance et vigilance. En d’autres termes, pour certains commentateurs avertis, Paris entend coûte que coûte préserver l’avantage de profits économiques acquis grâce à son intervention musclée déterminante. La France ne peut dès lors qu’entériner la dérive fortement islamiste du nouveau régime. Fin décembre 2011 Rien ne s’arrange dans le pays entre les brigades – les katiba – de rebelles n’appartenant pas à la mouvance politique de Benghazi. Ces brigades venant du nordouest, souvent berbères, armées à la fin de la guerre par la France, n’entendent pas déposer les armes et séjournent toujours à Tripoli qu’elles ont libéré les premières. Elles ne reconnaissent ni le gouvernement de transition ni le CNT. Ces combattants – les thuwar – ont même tenté d’arrêter Abdelhakim Belhaj, l’ancien djihadiste, l’ancien chef de l’armée rebelle venue de Cyrénaïque et premier gouverneur militaire de la capitale libérée dont ils contrôlent nombre de points vitaux. La brigade de Zintan, par exemple, occupe l’aéroport international ! Et cette même brigade n’a pas hésité à harceler « l’armée régulière » à qui elle reproche d’être à la solde de l’hégémonie fondamentaliste de Benghazi (NDLA : C’est elle qui, en juin 2012, fait prisonnière une avocate envoyée par la CPI pour défendre Seïf al-Islam devant un tribunal libyen. Nous en avons parlé). Luc Mathieu, journaliste du quotidien français « Libération » précise en page 8 de l’édition du 26 décembre 2011 que le

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chef d’état-major de cette armée, le général Khalifa Hifter, a été élu début décembre, à la soviet, par ses propres officiers… ce qui démontre le peu de pouvoir réel dont dispose le gouvernement transitoire fort divisé. Le même 26 décembre 2011, en la page 11 du quotidien belge « Le Soir », on trouve un commentaire intéressant de Tanguy de Wilde, professeur à l’Institut des Sciences politiques Louvain-Europe de l’Université catholique de Louvain en Belgique. Il répond d’abord à la question : Rétrospectivement, fallait-il intervenir en Libye ? « Sauver Benghazi de l’écrasement sanglant promis par le régime de Kadhafi participait d’une volonté internationale de tirer les leçons de l’histoire récente : ne plus voir se reproduire des massacres du type de ceux de Srebrenica, du Rwanda ou de Halabja au Kurdistan irakien. En outre, la situation était exceptionnellement favorable à l’intervention : une demande de diplomates libyens ayant fait défection ; un consensus permissif initial de la part de la Russie et de la Chine au sein du Conseil de sécurité, de la Ligue arabe et de l’Union africaine. Donner dès lors un contenu à la « responsabilité de protéger » avait du sens. » Ensuite, à la question : La manière dont Kadhafi est mort, l’arrivée au pouvoir des islamistes, l’annonce que la charia sera l’inspiration des nouvelles institutions jettent-elles une ombre sur cette révolution libyenne ? « Croire que le Conseil national de transition libyen était un gouvernement provisoire qui allait éclairer le peuple vers la 868

démocratie était d’une naïveté infinie. Le CNT avait le mérite de contrôler une partie du territoire libyen et d’offrir une alternative à la grande Jamahiriya arabe, populaire et socialiste du bouillant Colonel. Mais il était dès le départ un rassemblement hétéroclite de membres déchus du régime, d’islamistes ayant trempé dans le terrorisme, d’exilés formés à l’étranger. Il faudra dès lors évaluer dans quelle mesure le système politico-institutionnel qui serait inspiré de la charia permettrait l’expression libre de la contradiction et n’empêcherait pas une alternance politique. » La dernière phrase de cette réponse pose évidemment la question capitale qui angoisse les tenants d’une évolution de ces pays vers la modernité et non vers l’enfermement fondamentaliste qui ne permettrait aucune aspiration démocratique ouvrant sur une autre option de société. À vrai dire, cette question hante également toutes les capitales occidentales même si celles-ci masquent leurs inquiétudes sous une courtoisie diplomatique sous-tendue par le souci de ne pas heurter de front les nouveaux gouvernements arabes, toujours à la tête de sources d’énergie considérables, et qu’il convient donc de ménager dans le contexte épineux des fragiles équilibres régionaux. Mars/avril/mai 2012 La situation dramatique vécue par les voisins de la Libye constitue le premier « effet collatéral » de la chute du régime du tyran « laïque » Kadhafi.

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Au point que nous avons décidé d’en traiter séparément dans le chapitre suivant titré « Le Mali ». Mi-mai 2012 Le gouvernement libyen « muscle » son avertissement à l’égard des milices qui continuent de se disputer des hégémonies locales et l’octroi d’aides financières au profit des martyrs blessés lors de la révolution. Les Berbères, sans surprise, haïssent particulièrement les troupes de Cyrénaïque dépendant de l’ex-djihadiste Belhaj. Certes, certaines milices ont accepté d’être incorporées à « l’armée nationale », mais à condition de ne pas être dissoutes et de rester homogènes sous un commandement préservé. C’est-à-dire prêtes à agir en toute indépendance en cas de mécontentement aigu. Une exigence enclenchant une situation semblable à un champ de mines flottant entre deux eaux, toujours prêtes à ébranler l’équilibre fragile d’une société trop hétérogène. NDLA : Rappelons à cet égard que lorsque les troupes communistes de Mao-dzé-Dung furent conviées par les Américains à s’unir à celles de Tchang Kaï-chek, les rouges exigèrent que leur armée reste autonome et participe aux opérations en une simple coordination avec les troupes nationalistes alliées des Occidentaux. Après la victoire contre l’Empire japonais, cette exigence permit à Mao de vaincre aisément son adversaire pro-américain, l’ardeur de l’idéologie communiste n’ayant pas été altérée.

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Le 2 juillet 2012 Premières élections depuis… 40 ans ! Surprise « agréable » pour l’Occident, inquiet devant l’actuelle déferlante islamiste : les « laïco-libéraux » l’emportent. Mené par Mahmoud Jibril, le parti de « l’Alliance des forces nationales » (AFN), groupant 60 formations – 150 partis se présentaient au suffrage ! – déborde largement le principal courant islamiste, celui du « Parti de la Justice et de la Construction » (PIC) de la mouvance des Frères musulmans. La formation Al-Watan de l’ancien djihadiste Abdelhakim Belhaj – dont les affiches étaient teintées en mauve, la couleur du « généreux » Qatar – est elle littéralement laminée. Le « Front national » (FN) de Mohamed Saad tout comme les nostalgiques du royaume de la dynastie idrisside de Cyrénaïque, autonomistes et teintés de fondamentalisme, menés par Ahmed Zoubeir el-Sanoussi, sont eux aussi pénalisés par les urnes. Résultats officiels : l’AFN obtient 39 sièges et le PIC 17 sièges par le canal du scrutin de liste, 20 courants politiques différents se partageant les 24 sièges restant. C’est assez dire combien les partis islamistes hors AFN ont été écrasés. À vrai dire, ce résultat n’est guère surprenant, le Guide Kadhafi ayant quasiment éradiqué l’extrémisme religieux. Son interprétation extrêmement libérale – parfois hérétique – de la charia avait en effet imprégné la population 871

des villes – Tripoli, Benghazi et Zliten ont voté massivement pour l’AFN – d’une modération religieuse quasi « tunisienne », dès lors renforcée par l’urbanisation du pays la plus intense d’Afrique du Nord. Ainsi, en 2004, 86 % de la population globale libyenne était urbanisée alors que la Tunisie se limitait à 64 %. D’où un réel souffle de modernité régnait en Libye. De plus, certaines des tribus traditionnelles du Sud refusent d’être disloquées par la vague islamiste… sans oublier que, à la tête de la grande tribu des Warfalla qui compte… un million de membres sur moins de 3 000 000 de votants, il y a le très influent Mahmoud Jibril. Enfin, les Frères musulmans sont considérés comme dépendants de la mouvance égyptienne, ce qui ne plaît guère aux Libyens, très méfiants à l’égard de l’hégémonie du Caire. Mahmoud Jibril ? Une des véritables têtes pensantes de la Libye. Détenteur d’une maîtrise en sciences politiques de l’Université Al-Azhar, docteur en sciences politiques de Pittsburg et un temps professeur aux États-Unis, il se voit confier en 2007 la gestion du Bureau du développement économique national par le dauphin de Kadhafi, son fils Seïf al-Islam ! Mais après avoir rejoint la révolte en 2011, et être devenu Premier ministre, il s’oppose fortement au président du Conseil national de transition, l’islamisant Moustafa Abdeljalil, et démissionne le 29 octobre 2011, trois jours après le lynchage de Kadhafi.

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Il faut prendre conscience que le scrutin libyen est complexe, à la fois de liste et uninominal, ce qui suppose que sur les 200 membres du Congrès national, 80 sont présentés par les partis, alors que 120 doivent être élus en tant que « individuels indépendants ». C’est dans ce vivier que l’Alliance du front national pourrait encore recruter des alliés, sans oublier qu’elle peut compter sur l’appui de nombre de tribus, y compris les anciennes kadhafistes. La bataille risque donc d’être très dure entre les islamistes – qui refusent de constituer un gouvernement d’union nationale – et les libéraux. Et, de son côté, le PIC a déjà entrepris lui aussi d’attirer un maximum « d’individuels », notamment grâce à un volant financier important. Soulignons que les indépendantistes de Cyrénaïque s’étaient insurgés contre le partage égalitaire des sièges de liste prévu entre la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan, un partage ne privilégiant pas leur région pourtant source de la Révolution. Ils ont finalement obtenu un compromis : une Commission constitutionnelle de 60 membres, et non plus le Congrès, élaborera le texte de la Constitution, les trois régions pouvant revendiquer chacune 20 sièges, à égalité cette fois. * Les Occidentaux sont certes satisfaits du reflux islamiste, mais… à leur grande déception, la charia sera néanmoins l’épine dorsale de la Loi fondamentale. Ainsi, lisons Mahmoud Jibril dans le quotidien français « Libération » du 11 juillet 2012 : 873

« La charia doit figurer dans les principes fondamentaux du nouvel État libyen. » Mais il apporte une nuance ouvrant la porte à un tempérament laïque de l’État : « L’islam, cette grande religion, ne peut pas être utilisée dans des buts politiques. » et, dans le quotidien français « Le Figaro » du 10 juillet 2012 : Moustafa Abdeljalil : « Le peuple libyen est attaché à l’islam comme religion et comme législation. Par conséquent, le Conseil national de transition recommande (à la Commission constitutionnelle) de considérer la charia comme la principale source de législation. » Alamin Belhaj, Frère musulman : « Toutes nos actions doivent demeurer dans les limites de la charia. » Mohamed Toumi, du Front national : « Entre les principes coraniques et les objectifs, il y a la création des lois nécessaires pour s’adapter au monde moderne. » (NDLA : un avis apparemment fort proche de celui de Mahmoud Jibril). Avenir complexe donc pour la Libye. Sous l’euphorie des votants, enfin citoyens libérés, est tapie la réalité, celle de la pléthore d’armes sur fond de haines ethniques et de virulents antagonismes religieux nourris de l’extérieur. Le 9 août 2012 Passation sereine du pouvoir du Conseil national de transition vers le Congrès général national (CGN) de 200 députés. Les 874

partisans de l’intervention de l’OTAN et les commentateurs « optimistes » proclament dès lors – avec superbe – le bienfondé de « l’entreprise humanitaire » débouchant sur la mort de Kadhafi et sur l’avènement d’une démocratie authentique. En réalité, rien n’est joué, loin s’en faut. Un incident qualifié de mineur a dû échapper à ces optimistes. En effet, lors de la cérémonie de passation, Moustafa Abdeljalil a ordonné l’évacuation d’une jeune femme qui avait osé présenter le programme de la cérémonie maquillée et non voilée. Sanction assortie d’une phrase : « Nous croyons dans les libertés individuelles et nous les consolidons mais nous sommes musulmans et nous sommes attachés à nos principes. Tout le monde doit comprendre ce point. » Voilà qui doit satisfaire le clan laïco-libéral de Mahmoud Jibril, vainqueur des élections ! Et augure de lendemains qui chantent, d’autant que le CGN a élu comme président Mohammed Magarief, le N° 1 du parti Front national, considéré comme proche des islamistes. La Commission constituante de 60 membres devra donc gérer l’affrontement entre fondamentalistes, modérés et « ethniques ». Le gouvernement élu sera aussi divisé que le fut le CNT, les milices du nord, de l’est et du sud étant toujours quasiment sur pied de guerre. De plus, les djihadistes ont déjà avalé la moitié du Mali et tous les voisins de la Libye contemplent avec angoisse leurs frontières poreuses menacées par les extrémistes de l’AQMI… Il est évident que la réussite d’une démocratisation fondée sur les valeurs des droits de l’homme ne peut être qu’un souhait chaleureux. Mais est-il inconvenant de désirer le bonheur en

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terre d’islam sans pour autant sacrifier sa lucidité à ses pulsions subjectives ou intéressées ? Ainsi, BHL reprend à nouveau l’étendard d’une intervention militaire en Syrie où « la situation ressemble à celle que connaissait la Libye ». Quant à Nicolas Sarkozy, il enchaîne en critiquant la mollesse du gouvernement de François Hollande. Déclarations inadéquates, car elles supposent qu’en Libye, tout va mieux. Or, à la mi-septembre 2012, à Benghazi, la ville sauvée par l’Occident grâce surtout à l’apport essentiel de l’armée des Etats-Unis, un groupe armé s’est déchaîné contre ce consulat dont l’incendie coûta la vie à quatre Américains, dont l’ambassadeur. 4. Le Mali… et l’effarement de ses voisins devant son implosion D’entrée de jeu, ouvrons sur un avis très autorisé. Colette Brackman est l’une de ces voix informées et libres de s’exprimer sans fard ni précaution rédactionnelle. Sa notoriété en matière de connaissance du terrain africain vaut celle de Hélène Carrère d’Encausse pour le terrain russe. Lisons son éditorial en page 2 du quotidien belge « Le Soir » du 6 avril 2012. Son titre : « La chute des dominos du désert ». « Durant des décennies, les Touaregs furent à la fois otages et acteurs des rivalités ou de la complicité entre Paris et Tripoli. L’équilibre de ces relations fut un élément de la “gestion” de ces nomades qui ignoraient les frontières tracées par la colonisation et pratiquaient des allégeances fluctuantes. 876

Jusqu’au début des années 2000, lorsque deux éléments neufs apparaissent, peut-être liés : la découverte d’importantes ressources naturelles (…) dans des régions jouxtant le Mali, le Niger, la Mauritanie ; et l’apparition d’un islam “djihadiste”, se réclamant d’Al-Qaïda, radicalisant l’irrédentisme traditionnel. En 2011, l’intervention militaire franco-britannique en Libye, suivie par les bombardements de l’Otan et la chute du colonel Kadhafi, protecteur et modérateur des Touaregs, a bouleversé la donne. Non seulement des milliers de travailleurs noirs ont fui la Libye dans des circonstances dramatiques, leur retour accentuant la crise dans leur pays d’origine, mais les combattants touaregs se sont retrouvés dotés d’orgues de Staline, de missiles sol-air, de stocks d’armes modernes bien supérieures aux moyens des armées locales. Autrement dit, la disparition de Kadhafi a bouleversé l’équilibre politique, économique mais aussi militaire de toute la sous-région et a provoqué des réactions en chaîne, dont le Mali n’est que la première explosion. Les stratèges en chambre qui plaidèrent non seulement pour la protection des insurgés de Benghazi, mais pour un changement de régime à Tripoli ont-ils pris en compte la théorie des dominos et le risque de transformer l’immense et incontrôlable Sahel en zone de non-droit en face du flanc sud de l’Europe ? » (NDLA : la mise en évidence des dernières lignes émane de la rédactrice de l’éditorial).

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À parcourir notre ouvrage, vous saisissez combien nous rejoignons cette « analyse irrésistible », car elle nous semble la seule qui corresponde à la réalité des faits. En vérité, qui ne pourrait y souscrire, car elle ne relève pas du souffle subjectif de l’opinion mais est essentiellement liée au « scientifisme » de l’historien dégagé des censures, des effets de manche du politique et du suivi par trop événementiel de certains médias. L’on constate ainsi que peu de commentateurs lient l’exponentielle vécue par l’intégrisme à la chute de Kadhafi, ce qui relève cependant de l’évidence. Peut-être veut-on prudemment masquer dans certains pays occidentaux la candeur – ou le calcul intéressé – de leurs dirigeants responsables de la tourmente que traverse actuellement le monde musulman ? Ou bien n’ose-t-on constater que certaines démocraties dominées par l’extrémisme religieux se révèlent être plus dangereuses pour la pensée libre occidentale que certaines des tyrannies vaincues ? Il convient de le dire : aucun intérêt économique, aucune éthique orientée, aucune écoute des « apprentis conseillers » ne peut justifier les erreurs magistrales de l’Occident en milieu musulman, à savoir la création des taliban, la mise à mort des anti-intégristes Saddam Hussein ou Kadhafi, l’alliance avec les pétromonarchies pro-islamistes sunnites, l’éradication du chiisme syrien, lui aussi malencontreusement pilier essentiel d’un équilibre régional…

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La politique internationale n’est guère la mère de l’éthique, avons-nous déjà dit. Elle charrie une collection de stratégies sécuritaires, intéressées, conquérantes, oppressives. Sa sève est le plus souvent vénéneuse, au point d’être parfois fatale. Ainsi, Bachar el-Assad est indéniablement un massacreur, mais sa défaite bouleverserait tout l’équilibre fragile du Moyen-Orient. De plus, sa chute permettrait très probablement l’émergence d’une oppression religieuse adverse de la même ampleur en ce sens qu’elle serait tout aussi peu soucieuse que lui de respecter le souffle bénéfique de la Déclaration des droits de l’homme. Ainsi, l’effet de l’effacement du pouvoir de Saddam Hussein est à cet égard à retenir : son exécution ouvrit la voie à une Saint-Barthélemy musulmane permanente, encore plus virulente depuis la fin de l’occupation américaine, considérée par beaucoup de candides comme la cause des désordres. L’angélisme de certains commentateurs est une fois encore démenti. Ainsi la chute de Kadhafi. Ses conséquences sur la situation au Mali sont dramatiques pour cet Occident submergé par ses errements et sa méconnaissance du terrain. Traitons donc plus avant de la contagion massive de l’intégrisme absolu gagnant toute l’Afrique du Nord sans que ni les Occidentaux, ni les pays envahis n’aient un quelconque moyen de l’endiguer. 879

Ce sont les Européens et les Américains qui ont ouvert toutes ces vannes sans songer que cette inondation du Sud pourrait mettre en péril notre « confort » cultuel et culturel au Nord. Car si la part lumineuse de l’islam, cette part généreuse, hospitalière, libérale tremble devant la menace, que dire de la crainte des Occidentaux parvenus – enfin – à une coexistence paisible de leurs pensées libres ? En quoi le cas malien est-il donc aussi exemplatif d’un ébranlement général du sud de la Méditerranée ? Pourquoi nombre de commentateurs – et de dirigeants européens ou africains – camouflent-ils son ampleur en s’obstinant à ne parler que de la révolte éphémère de l’armée malienne et se réjouissent-ils, début avril, à grand renforts médiatiques du retour à un régime civil ? NDLA : Un retour obtenu par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à la suite d’un redoutable embargo ayant littéralement « assommé » le Sud… pour la plus grande satisfaction des envahisseurs du Nord ! Une image éclairante : comme si au début d’une inondation, vous désiriez ne parler que de sauver un meuble du grenier… Une satisfaction d’autant plus dérisoire que des militaires rebelles sont revenus ensuite sur leur parole et contestent à nouveau le pouvoir. Une inertie certes dommageable, alors que le pavillon noir des Touaregs salafistes, associés aux troupes de l’AQMI, flotte dans tout le Nord conquis de manière fulgurante.

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Non contents de refuser de se joindre au Mouvement national touareg laïque lorsqu’il déclare se contenter de la conquête de la moitié du Mali, une terre touarègue, ces islamistes extrêmes proclament leur volonté de porter la charia jusque dans la capitale du Sud, Bamako, et même de déborder les frontières des nations avoisinantes. Sont ainsi visés le Niger, le Tchad, l’Algérie, le Sénégal, le Nigeria… Tous ces pays connaissent déjà une poussée musulmane intense au détriment des chrétiens et des animistes. De plus, le conflit ethnique rejoint l’effervescence du religieux. Ainsi, le 1er avril, à Sabba, en Libye, les Toubous ont subi l’attaque de tribus hostiles. Bilan lourd : 147 morts et 400 blessés. Ainsi, le Nigeria, nous l’avons noté, subit une épuration ethnicoreligieuse dans tout le nord où les Noirs chrétiens et animistes sont contraints de fuir la région. Quant au Darfour, il est toujours instable… Il ne faut pas oublier que le racisme est une part du problème : les Arabes, et très précisément les Sahéliens, ont un lourd passé d’esclavagistes. Dès lors, la progression des Touaregs sème logiquement la panique au cœur de l’Afrique noire. Aucun de ces pays menacés ne possède une armée suffisante, aguerrie, équipée d’un armement comparable à celui des extrémistes « libérés du régime de Kadhafi », des pilleurs d’arsenaux pléthoriques où l’on découvre jusqu’à des missiles sol-air capables d’atteindre un avion de ligne ! Et l’Occident, épuisé par ses conflits en Irak, en Afghanistan et en Libye – n’oublions pas les 300 millions d’euros de coût pour la seule France en Libye –, ne veut ni ne peut accumuler 881

des cercueils supplémentaires dans les ergs et les regs de toute l’Afrique du Nord. Alors, quoi faire ? Jouer la carte des négociations, comme le souhaite Paris depuis le début du mois d’avril ? NDLA : Il faut remarquer combien le choix de l’époque de l’opération des Touaregs fut bien calculé, à savoir au moment où l’armée malienne renversait le pouvoir civil et où les élections présidentielles française et américaine bloquaient toute initiative majeure. En cette période de crise économique mondiale, aucun des candidats ne pouvait en effet s’engager dans une nouvelle aventure militaire coûteuse. Mais avec qui négocier ? Avec le seul interlocuteur possible : le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui se satisfait de la seule conquête du territoire ancestral des nomades du désert. Mais espère-t-on sérieusement que le MNLA, chassé par ses concurrents intégristes de toutes les villes du Nord – où les voleurs revivent déjà les mutilations des mains, les femmes l’augmentation du métrage de leurs vêtements, les hommes le raccourcissement de la longueur de leur pantalon (NDLA : les chevilles couvertes sont un signe de luxure), et où est désormais fermé le fabuleux musée archéologique de Tombouctou, mémoire d’un passé impie – mais espère-t-on donc sérieusement que le MNLA pourra l’emporter sur les salafistes du groupe Ansar ed-Dine, mené par le redoutable

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Iyad Ag Ghali, et assisté par une branche majeure d’AlQaïda, l’AQMI, financièrement « très à l’aise »? Rien n’est moins sûr. Mais qui ne sait que la gesticulation du politique est souvent le signe du désarroi ? Or, l’Occident est manifestement atterré, sous des dehors de courtoisie diplomatique et d’intéressement économique, par le tsunami fondamentaliste qui risque de gagner ses propres rives. Le 5 mai 2012 Comme prévu, les choses tournent très mal. À Tombouctou, des gens d’AQMI, appuyés par le groupe armé islamiste Ansar Dine, ont mis le feu pour cause d’idolâtrie au mausolée du saint Sidi Mahmoud Ben Amar. Tombouctou, surnommée « la cité des 333 saints » ou aussi « la perle du désert » et inscrite au patrimoine mondial par l’Unesco depuis 1988, fut construite par des nomades vers le e X siècle. Elle devint alors un relais de caravanes et un centre spirituel essentiel pour les Touaregs. Trois grandes mosquées, des milliers de manuscrits – parfois datant de l’ère préislamique – rappellent la superbe de son âge d’or au XVIe siècle. Survivent 16 cimetières et mausolées qui étaient les remparts spirituels de la Cité. Ces manuscrits de l’ancien empire du Mali traitent non seulement du religieux mais aussi de l’histoire, de la musique, du scientifique… ce qui rend ces textes précieux hérétiques aux yeux d’Al-Qaïda et de sa nébuleuse islamiste.

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Le quotidien français « Le Figaro » du 7 mai 2012 et une newsletter du 6 mai 2012 rédigée par « LeVif.be avec L’Express » estiment que : « La profanation du mausolée de Tombouctou par les nouveaux maîtres de la ville rappelle le sort fragile d’œuvres appartenant au patrimoine mondial, comme celui des Bouddhas de Bamyan, dans le centre de l’Afghanistan, détruits en mars 2001 par les talibans. En Afrique de l’est, les islamistes somaliens shebab ont détruit de nombreux mausolées de mystiques soufis dont la mémoire était vénérée par les populations locales. » NDLA : Les islamistes « excessifs » refusent qu’une prière ou une sollicitation soit adressée à un saint, qui n’est qu’un homme car il ne peut y avoir d’intercesseur entre le fidèle et le Divin. L’un des profanateurs qui chassait les croyants du mausolée a déclaré : « Ce que vous faites est haram (interdit par la religion). Demandez directement à Dieu plutôt qu’à un mort. » L’Unesco craint le pire… il suffit de se souvenir aussi de la mise à sac du musée de Bagdad par les adversaires de Saddam Hussein, les troupes américaines, n’ayant pas reçu d’ordres, restant inertes ! La protection de la culture n’était pas au programme de la libération du pays. Et n’oublions pas non plus que lors de la Révolution en Égypte, le musée du Caire, « mémoire de l’idolâtrie », avait reçu quelques « visites » inquiétantes.

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Juillet 2012 À Tombouctou, au grand dam de l’Unesco qui a inscrit cette ville au Patrimoine mondial, les islamistes règnent en maîtres et détruisent les mausolées des saints, des constructions dont certaines datent des XIe et XIIe siècles, Et cela devant une population de conviction malékite indignée et terrifiée. À Gao, à l’extrême sudest du Mali « libéré », une dissidence locale d’AQMI a chassé le MNLA, laïque mais raciste et coupable d’exactions à l’égard des tribus noires, lesquelles ont toujours été terrorisées par les raids touaregs. Dans l’ensemble, la politique intégriste qui était jusque-là doucereuse, serviable pour les démunis – moyen de pénétration habituel – s’est transformée en une totale oppression religieuse. Et, fait gravissime, l’endoctrinement des jeunes maliens s’opère massivement. Si aucune action résolue n’est entreprise rapidement, une génération entière passera dans le camp pro-islamiste. Déjà, l’on peut constater un fossé naissant entre les « anciens » et nombre de « nouveaux » musulmans maliens. Le représentant du mouvement islamiste à Tombouctou, Sanda ould Boumama, se réfère au Coran pour valider les amputations et les lapidations : « Pour nous la charia doit être appliquée, que la population l’accepte ou pas, on va l’appliquer. On ne demande pas l’avis de qui que ce soit. Nous ne sommes vraiment pas démocrates. » Nombre de commentateurs estiment que les islamistes au Mali se conduisent comme le firent en Afghanistan leurs 885

frères en intégrisme les taliban en détruisant les statues géantes de Bouddha à Bamyan. Quel serait le sort d’Athènes, de Rome ou de Bénarès si ces « épurateurs » y régnaient un jour ? Bénarès… Rappelons la phrase prononcée par l’empereur indien bouddhiste Açoka… il y a 2 400 années : « Il faut honorer les autres doctrines, par là on grandit la sienne. » Une sagesse du fond des âges, d’un autre âge… 5. La Syrie Un pion essentiel dans la tourmente du « Printemps arabe ». Bien plus important que la Libye pour beaucoup d’analystes. Petit rappel historique d’abord. Après la défaite de la Turquie en 1918, le traité Sykes-PicotNicolas II, signé dès 1916, accordera la Syrie à la France. Le « drame » de ce pays fut le détachement, en 1926, de la République libanaise de cette Syrie, dénommée à l’époque « Le Grand Liban ». Ce faisant, la France accordait un « Petit Liban » aux chrétiens maronites afin de les extraire de la forte majorité musulmane.

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NDLA : Il convient de se souvenir que François Ier, encerclé par les États de Charles Quint – l’Espagne, le Saint Empire germanique, les Pays-Bas et le Nord de l’Italie – s’allia aux Turcs ! Et qu’auparavant, Saint-Louis avait déjà pénétré la zone syrienne côtière. En contrepartie, les Ottomans accordèrent aux Français la protection des chrétiens du Levant. C’est en 1943 que la Syrie devient indépendante. Et en 1946, les Français se retirent totalement du Liban et de la Syrie après avoir construit la structure politique du Liban, appelée « Pacte national » : aux maronites la présidence, aux sunnites le Premier ministre, aux chiites la présidence du parlement. En 1963, un coup d’État amène au pouvoir le parti Baas qui mène le pays à la guerre désastreuse de 1967. Profitant de cette déroute qui abandonne le Golan à Israël, le général Hafez el-Assad – chef des alaouites chiites (12 % de la population) – prend le pouvoir en 1970 et chasse les extrémistes sunnites. En 1973, la grande guerre du Kippour éclate à l’instigation de l’Égyptien el-Sadate, qui souhaite ébranler suffisamment Israël pour l’amener à signer la paix. Les troupes israéliennes, d’abord en grand péril, réagissent et encerclent – après avoir audacieusement franchi le canal de Suez sous la direction du général Sharon – tout un corps d’armée égyptien aventuré dans le Sinaï. Les Israéliens arrivent à 110 kilomètres du Caire et à 29 kilomètres de Damas, à la grande consternation de Moscou, alors alliée des musulmans !

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Si la paix est alors signée avec l’Égypte, c’est parce que le Premier ministre Begin accepta de lui rendre le Sinaï sous la pression intense du président Clinton. Mais malgré tous les efforts d’el-Sadate, les Palestiniens et les Syriens refusent la paix et s’arc-boutent sur une « résistance terroriste » menée par Arafat et el-Assad. Quant à el-Sadate, il est qualifié de « traître », perd l’appui financier de l’Arabie saoudite – remplacé par celui de Washington – et est assassiné par des extrémistes musulmans. Son successeur, le général Moubarak, chef de l’aviation et héros de la guerre de 1973, restera au pouvoir jusqu’en… 2011. Quant au Liban, il est envahi en 1972 par la milice palestinienne encadrant les réfugiés chassés par le roi Hussein, excédé par le terrorisme anti-occidental d’Arafat organisé au départ du territoire d’accueil offert généreusement par le royaume hachémite après la défaite de 1967. Nous l’avons dit déjà, les Palestiniens attaquent alors des cités chrétiennes afin de prendre le pouvoir au Liban, lesdits chrétiens bénéficiant, nous le savons, de la présidence de la république grâce au « Pacte national » rédigé par la France avec l’accord – quelque peu contraint pour les musulmans – de toutes les parties. Avec l’assentiment de l’Occident, 67 000 soldats syriens chiites écrasent alors la milice d’Arafat et sèment la terreur dans les camps de réfugiés sunnites. Les chrétiens sont certes sauvés, mais la Grande Syrie s’est reconstituée « en marge » de cette intervention « intéressée ». Dans les années 1980, le gouvernement syrien signe un traité d’amitié avec l’URSS, soutient l’Iran lors de son conflit 888

contre l’Irak, et subit de ce fait une forte opposition du mouvement musulman intégriste sunnite. En effet, cette alliance entre l’athéisme soviétique – Brejnev attaque l’Afghanistan sunnite en 1980 ! – et le camp chiite exécré ne peut être tolérée par le fond extrémiste du sunnisme syrien. Et Arafat veut en tirer profit. Associé à Saddam Hussein, il fournit des armes aux sunnites syriens pour se venger d’avoir été écarté de toute potentialité d’action et d’avoir vu « ses » Palestiniens sunnites massacrés par le corps expéditionnaire syrien. Damas, règne dès lors sans partage sur le Liban grâce à son armée d’occupation, son allié chiite Nadi Berri, chef de la milice Amal, et un président chrétien « collaborateur ». En conséquence, la Syrie est, de 1980 à 1982, le lieu de multiples affrontements entre les Frères musulmans syriens – qui veulent instaurer un régime politique sunnite – et les forces alaouites du régime de Hafez el-Assad. En 1982, n’oublions pas que ce dernier écrasa l’insurrection des Frères musulmans dans la ville de Hama. On déplore alors quelque 20 000 victimes, notamment civiles. NDLA : Il est surprenant de relever que les médias commentant les révoltes syriennes de 1982 et de 2011 ne considèrent pas comme essentiel d’expliquer que le mobile principal de ces insurrections contre le régime alaouite réside dans cette opposition effrénée entre un chiisme particulièrement « sacrilège », adorant Ali et non Allah, doté d’une Trinité, pratiquant la communion… et le sunnisme fondamentaliste. Un antagonisme alimenté,

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particulièrement en Syrie, par le souvenir des massacres de 1982 ayant eu pour cause le même différentiel religieux. Nous verrons que cette donnée est essentielle pour comprendre la situation de 2011 et l’importance extrême que revêtirait l’écroulement du régime chiite syrien… dont dépend notamment le destin des 2 millions de chrétiens vivant confortablement dans le pays, protégés par la minorité au pouvoir. Une minorité qui ne peut se permettre de perdre ces précieux alliés craignant un sunnisme excessif qui les assassinerait ou les expulserait. Hafez el-Assad ira même jusqu’à offrir à la « civilisation occidentale » un cadeau somptueux : la construction d’un opéra où pourront être joués les grands titres du répertoire européen. Un traitement fort différent de celui des coptes d’Égypte dont la peur s’intensifie après le départ d’Hosni Moubarak. Rappelons que le 9 octobre 2011, une manifestation de coptes protestant au Caire contre l’incendie d’une église d’Assouan par des musulmans intégristes fut d’abord réprimée « normalement » par les forces de sécurité avant que n’interviennent de façon très brutale les blindés de l’armée qui n’hésitèrent pas à foncer dans la foule et à écraser une vingtaine de manifestants. Le bilan officiel de 24 morts et 200 blessés est démenti par des observateurs neutres qui ont constaté dans les hôpitaux un nombre de blessés nettement supérieur. Ces faits ont évidemment bouleversé la communauté chrétienne mais la majorité des musulmans d’Égypte sont également révoltés par la rudesse d’un régime où l’armée fait montre d’une autorité quasi dictatoriale.

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L’Égypte apparaît décidément de plus en plus comme l’un des pays les plus tourmentés par la Révolution de Jasmin, tant l’extrême fragilité de l’équilibre politique et cultuel est patente. Or, répétons-le, le destin de ce pays décidera pour une grande part du réveil de l’incendie ou de l’apaisement au Proche-Orient. La situation des chrétiens en Syrie est tout autre. Là, ils sont au contraire « bénis » par un régime chiite ultra-minoritaire. Il nous semble utile à cet égard de rappeler les caractéristiques et l’historique du baasisme. Au départ, au début du XXe siècle, ce mouvement naît de la rencontre à la Sorbonne, à Paris, de Michel Aflaq, un grec orthodoxe admiratif du fascisme italien et du musulman Salah al-din al-Bitar. Dans cette mouvance nationale-socialiste laïque, Hafez el-Assad prend le pouvoir par un coup d’état le 8 mars 1963. Synthétisons à présent les données fournies sur ce mouvement par l’organe d’information du sénat français « Bienvenue au sénat ». Avec un certain bonheur, la Syrie alaouite s’efforce alors de se construire sur une idéologie nationaliste arabe « baasisant » les discriminations religieuses, ce qui séduit les minorités confessionnelles, qu’elles soient alaouite, druze, chrétienne ou ismaélienne mais exaspère la forte majorité sunnite. Pour éviter les troubles, la « nouvelle » Syrie instaure, dès 1963, un état d’urgence car ce contrôle strict permettait d’éviter des actions des extrémistes. Les mouvements 891

islamistes sont interdits et, en 1980, le fait d’être membre de l’organisation des Frères musulmans devient passible de la peine de mort. Le prosélytisme religieux est puni sévèrement et le gouvernement surveille les prêches dans les mosquées. L’armée est elle-même contrainte d’observer un devoir particulier de réserve, et toute manifestation d’une foi quelconque en service est interdite. Le baasisme syrien refuse de proclamer l’islam religion d’État, même si la Constitution impose que le président soit musulman et reconnaît que la doctrine islamique doit être considérée comme la source principale de la législation. Les communautés confessionnelles ont le droit d’appliquer les prescrits de leur code civil. Les chrétiens échappent ainsi à l’application de la charia sauf en matière d’adoption, de garde des enfants et d’héritage. Cependant, en cas de conflit, le droit islamique l’emporte. En 1967, l’enseignement a été généralement étatisé, à quelques exceptions près. Mais en 2000, à l’avènement de Bachar el-Assad, les filières confessionnelles ont été plus librement acceptées, ce qui a remarquablement permis tout à la fois le développement des écoles chrétiennes et une libéralisation du sunnisme modéré dès lors favorable au régime alaouite qui le protège du sunnisme intégriste animé par les mosquées populaires. Le quotidien « Al Thawara » se dote sans problème d’une rubrique religieuse anciennement interdite. La radio officielle diffuse des prières, le président crée une faculté de Droit islamique à l’Université d’Alep.

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Cette vision généreuse doit être tempérée. Depuis 5 ans, le pouvoir renforce l’islamisation, manifestement pour satisfaire – et contenir – un islam sunnite de plus en plus effervescent… jusqu’à l’insurrection de 2011, née au creux de la déferlante du Printemps arabe. Revenons à l’analyse du déroulement historique. Rappelons d’abord qu’Israël profitera de l’hostilité extrême des chiites syriens à l’encontre du mouvement d’Arafat pour, en 1982, attaquer les Palestiniens au Liban. Ce sera alors la création par l’Iran – l’associé de la Syrie – du Hezbollah, une milice libanaise financée par Téhéran. Débute donc en 1982 une ère euphorique pour Damas, dont l’hégémonie est bien enracinée au Liban et en Syrie. Le régime devient stable, mais au détriment du développement économique et social. En effet, le général Hafez el-Assad gère le pays avec des membres de sa famille et des proches de l’armée et du parti Baas. La corruption devient monnaie courante. En 1990, l’alliance déclarée du régime syrien avec le camp occidental contre Saddam Hussein – logique puisque celui-ci opprime avec ses 15 % de sunnites les 60 % de chiites irakiens (le miroir inversé de la statistique syrienne) – lui vaut même une sortie « honorable » de l’isolement sur la scène internationale. L’alaouisme souffre certes de l’annexion du Golan par Israël, et le proclame régulièrement, mais il veille cependant à « apaiser » la nouvelle frontière pour conserver une bonne entente avec l’Occident. Grâce à sa « bonne conduite », Hafez el-Assad peut garantir la mainmise sur le 893

Liban après la neutralisation de la révolte de Michel Aoun en 1991, garantir aussi la consolidation de son régime, et par là même l’assurance d’une succession héréditaire. Ainsi, après le décès de son père en juillet 2000, Bachar elAssad accède à la présidence. Il conserve la confiance des « grandes familles » sunnites modérées dont, jusqu’en été 2012, celle du général Manaf Tlass, ancien ministre de la Défense de Hafez. Les observateurs remarquent alors qu’un vent de liberté politique commence à souffler sur le pays. Espoir vain, nous l’avons dit. La vieille garde, représentée notamment par l’appareil sécuritaire du clan alaouite chiite et quelques politiciens influents, exerce des pressions considérables sur le jeune président pour mettre fin à cette liberté qui, à vrai dire, semble offrir aux Frères musulmans un champ dangereux d’expansion stratégique. Le « printemps » de Damas n’aura duré que 8 mois. Les opposants pacifiques sont mis en prison. Et l’espoir du peuple de retrouver sa liberté est anéanti… jusqu’en avril 2011. Ce qui complique la situation en Syrie ? Ceux qui manifestent dans la rue pour cette liberté sont surtout des sunnites fortement « éveillés » par les prêches des fondamentalistes dont le rêve est d’islamiser le pouvoir en modifiant la Constitution à caractère laïque instaurée par l’alaouisme. De plus, les médias parlent fort peu de la peur intense que vivent les chrétiens de Syrie, très au courant de ce qui est advenu en Irak : l’exil d’un million de leurs frères fuyant un 894

islam en pleine folie meurtrière opposant sunnites, chiites et même Kurdes, « ethniquement » différents des sémites. En 2012, ne restent donc dans le pays que 500 000 chrétiens. La revue belge « Le Vif/L’Express », en son numéro du 15 juillet 2011, a eu le souci d’objectivité – et un certain courage à une époque où il est de bon aloi politique de considérer toute révolution arabe comme libératoire d’une oppression – de parler de ce qui attend probablement les chrétiens en cas de chute du régime syrien. Soulignons cependant que le signaler n’engage aucunement le commentateur à se prononcer en faveur de ce régime particulièrement féroce lorsqu’on tente de l’affronter. Gardons à l’esprit la révolte de 1982, soutenue par les sunnites palestiniens d’Arafat – quel rêve se dessinerait pour eux si la Syrie passait aux mains du sunnisme ! – et les Irakiens de Saddam Hussein. On se souviendra du martyre de la ville de Hama ! À présent, citons des extraits du texte de François Janne d’Othée, l’envoyé spécial de la revue à Damas : « On compte ainsi près d’une dizaine d’Églises différentes (…). Les témoignages de la présence millénaire des chrétiens (moins de 10 % de la population aujourd’hui) sont très nombreux. (…). Le régime dominé depuis 1970 par les Alaouites chiites, euxmêmes minoritaires, s’est toujours bien gardé de toucher aux chrétiens, afin de renforcer son assise face à la majorité sunnite. (…).

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“Terrorisme” : nombreux sont les chrétiens à reprendre la vulgate du régime et à voir la “main de l’étranger” pour expliquer les troubles qui secouent le pays. (…) l’objectif serait de (le) faire tomber dans le “fondamentalisme sunnite”. (…). Les sunnites ne forment toutefois pas un bloc homogène. Démographie oblige, le président (…) favorise également la bourgeoisie et les riches commerçants de cette communauté, même si les Alaouites gardent la mainmise sur l’armée. Mais jusqu’où pactiser ? Face à la répression sanglante, les deux millions de chrétiens sont aux prises avec des problèmes de conscience particulièrement aigus. “Vivre dans un régime sécuritaire ou sous l’islam intégriste ?”, tel est le dilemme que posait récemment (l’)archevêque maronite de Damas. “Nous sommes pour le changement, s’il a pour but un État séculier, qui s’engage pour le bien-être commun” (déclare l’archevêque catholique) de Damas qui ne craint pas d’affirmer que “la majorité de la population est derrière Assad”. En fait, les chrétiens redoutent par-dessus tout le spectre de l’Irak, et avec lui l’insécurité et l’islamisation. Ils savent de quoi ils parlent : la Syrie accueille des milliers de réfugiés de ce pays. » Quel dilemme donc pour les chrétiens de Syrie ! S’ils ne participent pas à la révolte de la rue, ils seront considérés demain comme des partisans du régime si cette révolte réussit à l’emporter, avec les conséquences que l’on devine… 896

Mais s’ils soutiennent la révolte, ils risquent de subir l’avènement possible d’un intégrisme sunnite balayant toute la gestion laïque de l’État. Freiner la répression ? La Syrie, nous le savons, fait partie de l’axe chiite protégé par une Russie qui l’utilise pour s’opposer à l’axe sunnite favorable dans l’ensemble à un Occident « piloté » par les États-Unis. Déjà très hostile à « l’ingérence » occidentale en Libye alors que rien n’est fait pour interdire la répression meurtrière antichiite au Bahreïn, Moscou n’admettra jamais une intervention occidentale éliminant le pouvoir alaouite, d’ailleurs « soudé » à une autre grande puissance : l’Iran… chiite. Un Iran dont on apprend fin mai 2011 qu’il contribue à alimenter en armes le régime syrien. NDLA : Phénomène qui peut paraître étrange, Israël semble préférer une Syrie alaouite à une Syrie qui réussirait sa révolution sunnite. Rien de plus logique pourtant. Damas réclame certes le retour du Golan, mais pas un seul coup de feu n’y a été tiré contre les Israéliens depuis 1973, après la guerre du Kippour déclenchée par le président égyptien el-Sadate. Frontière paisible sur le plateau, ce qui satisfait profondément le gouvernement israélien, partout ailleurs sur le qui-vive.

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Damas, dominé par le chiisme, n’est pas – en dehors de ses déclarations spectaculaires destinées à satisfaire le monde arabe – réellement favorable à la création d’un État palestinien, « excessivement » sunnite sur son flan. Elle se rappelle la livraison d’armes effectuée par Arafat en 1980 en faveur des sunnites intégristes syriens. Or, à Gaza, le Hamas qui vient de se réconcilier avec le Fatah n’est certainement pas un mouvement que l’on peut qualifier de modéré. Certes, le Hamas entretient actuellement de bons rapports avec un chiisme qui lui alloue une aide financière confortable destinée à alimenter la lutte contre un Occident anti-iranien et proisraélien, mais… une fois formé l’État palestinien, ce même Hamas très combatif pourrait envisager – tant l’antagonisme entre chiisme et sunnisme est ancestralement enraciné – de s’unir aux frères sunnites de Syrie pour les libérer du joug alaouite. Quel rêve alléchant que celui de parvenir à souder un ensemble sunnite groupant un Liban débarrassé du Hezbollah, une Syrie aux mains des Frères musulmans et une Palestine qui, forte de cette alliance, pourrait imposer à Israël des conditions de paix « avantageuses » pour elle. Un rêve qui, pour Israël, confine au cauchemar. Le 23 septembre 2011 Il y avait et il y a toujours fort peu de chances que la Russie consente à une intervention « physique » en Syrie pour mater le régime de Bachar el-Assad. En effet, une information ne réjouira guère les États-Unis et l’Europe de l’Est.

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Le duo Medvedev-Poutine a abattu ses cartes après avoir entretenu un long suspense, dont l’issue était à vrai dire attendue. Le pivotement entre les deux hommes s’est confirmé : le président Medvedev sera candidat au poste de Premier ministre et le Premier ministre Poutine le sera à la charge de président. Mouvement d’échange qui interviendra en mars 2012, au moment des élections présidentielles, un mouvement parfaitement légal car Vladimir Poutine est à nouveau éligible à cette fonction suprême après avoir subi une « cure » en tant que chef du gouvernement. Le revoilà donc apte à occuper à nouveau deux fois de suite le bureau du Kremlin. Astuce supplémentaire : durant la présidence de Dmitri Medvedev, il a été voté par l’ample majorité du parti Russie Unie que la durée du mandat présidentiel sera portée de 4 à 6 années. Vladimir Poutine pourra donc « régner » jusqu’en… 2024 ! Ayant alors au total présidé la Russie durant 20 ans ! Pourquoi est-ce une mauvaise nouvelle pour certains pays occidentaux particulièrement soucieux du comportement qu’adoptera la Russie à leur égard ? Parce que Vladimir Poutine a la réputation, vérifiée par les faits, d’être plus radical, plus mordant, plus aigri que Dmitri Medvedev dans ses rapports avec l’Ouest, et même sur le plan intérieur. Il sera donc encore plus soucieux de maintenir intact l’axe chiite qui est son allié, et partant de soutenir avec ténacité le régime de Damas. Le léger courant d’air courtois, pondéré, porteur d’un libéralisme rafraîchissant du « climat Medvedev » pourrait redevenir la bise froide d’une Russie plus venteuse. 899

Fin octobre 2011 La Ligue arabe – composée, il est utile de le préciser, de pays essentiellement sunnites – menace le président el-Assad d’une rétorsion économique massive, voire d’une intervention directe, si Damas ne cesse pas de réprimer l’opposition, s’il ne retire pas ses chars des villes rebelles, s’il ne consent pas à négocier au Caire avec le Conseil national syrien (CNS). Aucune réaction de Damas au 31 octobre, mais une interview implacable accordée à l’hebdomadaire britannique « The Sunday Telegraph », une interview commentée par Pierre Prier dans les colonnes du quotidien français « Le Figaro » du 31 octobre, en page 5: « Le président Bachar el-Assad menace l’Occident d’un “séisme” en cas d’intervention internationale : “Voulez-vous connaître un nouvel Afghanistan ou même des dizaines d’Afghanistan ? La Syrie n’hésitera pas à embraser toute la région. (…). La Syrie est complètement différente de l’Égypte, de la Tunisie ou du Yémen. Elle est sur une ligne de faille et si vous jouez avec la terre, vous risquez de provoquer un séisme.” Les risques sont connus. La Syrie a une longue pratique du terrorisme, directement ou indirectement. Damas pourrait déstabiliser le Liban, provoquer une guerre avec Israël à travers une variété d’alliés – Hezbollah, partis nationalistes prosyriens, groupuscules palestiniens, voire des djihadistes sans frontières. » NDLA : À vrai dire, il n’y a pas qu’une action du régime syrien à craindre. La chute du gouvernement chiite 900

entraînerait par elle-même un cataclysme largement prévisible : ruée de la base intégriste sunnite sur le pouvoir faisant sa jonction avec les Palestiniens et les Irakiens sunnites, fuite massive des chrétiens vers un Liban où le Hezbollah défendrait violemment son hégémonie, tempête frappant Israël depuis le Liban, la Cisjordanie et le Golan… Une « petite » apocalypse valant bien celle que nous promet Bachar el-Assad. * Et si nous parlions de l’attitude de l’Iran à la fin octobre 2011 ? À ce propos, le même quotidien « Le Figaro » du 31 octobre 2011 publie en sa page 2 un article signé Georges Malbrunot. Citons-le : « (…). L’aide apportée par Téhéran à son allié syrien n’est plus qu’un secret de Polichinelle. (…). L’opposant Haytham al-Maleh (déclare que furent envoyés) des renforts bien spécifiques, les bassidjis, ces miliciens qui furent à la pointe dans la répression des manifestations, après l’élection présidentielle truquée de 2009 en Iran, ainsi que des membres triés sur le volet de l’unité al-Qods, la branche des gardiens de la révolution (les pasdarans) en charge des sales besognes hors d’Iran. (…). L’Iran et la Syrie se sont entendus pour construire une base aérienne à Lattaquieh, sur la côte méditerranéenne, permettant d’acheminer directement l’aide logistique iranienne. (…). Mais, au fil des mois, devant l’incapacité de la Syrie à régler 901

pacifiquement la crise, le silence pudique du début a laissé la place à une certaine gène, puis à l’expression de critiques à Téhéran. (…). La priorité (pour Téhéran) est de sauver le régime par une issue négociée à la crise (qui) cherche d’abord à éviter le démembrement de la Syrie et l’éclatement d’une guerre civile qui pourrait faire tache d’huile parmi ses minorités kurde et sunnite, (hostiles au chiisme). (…). » Somme toute, il s’agit d’un « donnant-donnant » : la Syrie, grâce à son alliance avec l’Iran, peut contrebattre l’influence de l’environnement sunnite et en échange, l’Iran, via le Hezbollah, accède à la Méditerranée, ce qui constitue pour Téhéran un débouché capital à proximité d’Israël et face à l’Europe. NDLA : Remarquons que l’article n’aborde pas l’intérêt de Moscou à éviter une fracture essentielle de son axe chiite Iran-Irak-Syrie-Hezbollah. Répétons que le fait que les ÉtatsUnis, et l’Occident en général, occupent le champ du sunnisme, du Maroc à l’Afghanistan, soit par influence soit par occupation militaire, contraint la Russie à maintenir comme allié le terrain du chiisme. C’est ainsi que des armes russes sont parvenues jusqu’au Liban afin d’armer les Hezbollahi. Claude Imbert, éditorialiste réputé de la revue française « Le Point », livre son analyse de la situation en page 5 de la publication du 15 mars 2012 : « Une obsession domine chez Vladimir Poutine. Celle de l’islam qui ronge, au Caucase, le Sud russe, qui alimente le 902

foyer tchétchène et investit l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan. Cette obsession étaye le regain de l’Église orthodoxe : 70 % des Russes s’y reconnaissent, même si moins de 10 % assistent à ses offices. Poutine s’affiche, lui, en chrétien. Il avertit l’Europe chrétienne sur les dangers de l’islam. Il dénonce les illusions d’un printemps arabe libérant le regain islamiste. S’il soutient encore le boucher de Damas, c’est moins pour les intérêts d’une longue alliance que par crainte de voir, sur un Assad effondré, la vague sunnite déferler (…). Avec Assad, le Russe protège aussi les chrétiens d’Orient, pour la plupart orthodoxes… » Le 8 novembre 2011 Le « Groupe Avicenne » a publié son rapport sur la Syrie. Le quotidien français « Le Monde » lui a accordé une place importante dans ses colonnes. Ce groupe de réflexion réunit des chercheurs, des diplomates et des journalistes de sensibilités différentes et qui s’intéressent au Maghreb et au Moyen-Orient. Tout ce qui précède dans la partie de notre ouvrage traitant de la Syrie permettra à notre lecteur de saisir ce que cette analyse apporte comme éclairage objectif. Elle est en effet, selon nous, d’une pertinence remarquable. Une pertinence rare, faut-il le dire, dans le concert de médias se souciant peu – ou n’osant pas s’en soucier – d’aborder toutes les facettes de la situation dans ce pays-clef. Ce rapport met ainsi en évidence que le régime reste solide car il est 903

l’émanation d’une minorité religieuse soudée en une foi si particulière qu’elle risque d’être éliminée en cas de défaite. Que ce régime bénéficie au surplus du soutien de chrétiens, de sunnites modérés, de Kurdes antiTurcs. Autant de faits qui ne justifient en rien, répétons-le, le massacre des opposants, seraient-ils souvent proches du courant intégriste comme l’indiquent les offices de renseignement occidentaux. Ce qui explique la position de l’Arabie saoudite très en pointe contre les alaouites chiites, relais de l’Iran exécré. La charge médiatique contre la Russie, la Chine, le Brésil et l’Inde protégeant Bachar el-Assad ne tient pas compte de l’irritation de ces pays contre la conduite des opérations militaires excessives de la coalition antikadhafiste et leur souci de dresser une digne contre la « suffisance » occidentale. Le cas syrien est extrêmement complexe, et requiert une réflexion approfondie menant à une diplomatie délicate. En un mot, ne pas foncer « à la libyenne », n’en déplaise aux philosophes. À présent, lisons-en quelques extraits : « Cela fait sept mois que le soulèvement a commencé en Syrie. Des milliers de personnes ont été tuées ou blessées, des dizaines de milliers arrêtées, battues, torturées. (…). Chaque pays a sa propre histoire, ses structures politiques, sa société civile. Si on veut aider à une transition vers la démocratie, il faut prendre en compte ces particularités. 904

Une première constatation sur la Syrie, aussi désagréable qu’elle puisse être : le régime tient. Non seulement il n’a perdu le contrôle d’aucune partie de son territoire, mais on n’a pas assisté, comme en Libye, à des défections significatives de diplomates ou de responsables. Les services de répression (police et régiments d’élite du régime) maintiennent leur cohésion malgré des défections et, contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie ou en Égypte, l’armée n’a pas basculé. (…). Pourquoi le régime tient-il ? D’abord par la force de la répression et la cohésion (largement communautaire) de l’armée, des milices alaouites et des services de renseignement. Mais ce n’est pas son seul atout. La Syrie est un pays où se côtoient de nombreux groupes confessionnels ou nationaux et certains craignent une guerre civile. L’exemple de l’Irak est un repoussoir. Peut-on s’étonner de la peur des chrétiens syriens qui ont vu arriver des dizaines de milliers de leurs coreligionnaires irakiens fuyant un pays dévasté ? Ou de celle des alaouites, perçus par beaucoup comme associés directement au pouvoir ? Il serait faux de croire aussi que la totalité des sunnites a fait défection. Alep et Damas ne se sont pas massivement soulevées ; la bourgeoisie sunnite de Damas reste dans l’expectative et celle d’Alep, ostracisée par Hafez Al-Assad, est reconnaissante à son fils (d’ailleurs marié à une sunnite) d’avoir mis fin à cet état de choses. Enfin, sur le plan régional et international, Damas peut compter sur Moscou et Pékin, mais aussi sur le Brésil et l’Inde, pour stopper toute résolution du conseil de sécurité – l’expérience libyenne reste en travers de la gorge de 905

ces capitales qui ont acquiescé à la résolution 1973 dont le cadre a été largement outrepassé par l’OTAN. La Syrie a aussi des relations fortes avec deux pays frontaliers, le Liban et l’Irak, qui peuvent l’aider à contourner les sanctions votées par l’Union européenne et les États-Unis. Enfin, malgré quelques critiques, le régime sait disposer du soutien iranien. (…). L’effondrement de l’État syrien, par les conséquences qu’il aurait sur le Liban, mais aussi sur la Jordanie et la Palestine, serait encore plus dangereux. (…). Une concertation avec la Ligue arabe, qui a proposé un plan de sortie de crise, est aussi nécessaire. Ce plan, qui devrait garantir une transition avec la tenue d’élections libres et contrôlées, pourrait permettre d’aller au conseil de sécurité de l’ONU et de tenter de rallier la Chine, la Russie, le Brésil et l’Inde à un consensus international. D’autres canaux devraient être activés, notamment pour apaiser les craintes des groupes minoritaires. Il faudrait obtenir une déclaration très claire du nouveau recteur de la mosquée Al-Azhar, Ahmed Al-Tayeb, sur la nécessité de respecter toutes les confessions ; et demander à l’Arabie saoudite de stopper les appels à la haine anti-alaouite de certains prédicateurs colportés à travers des chaînes saoudiennes. (…). L’avenir de la Syrie est dans la dignité et la démocratie. Tous les efforts doivent être poursuivis pour accélérer une transition nécessaire pour le peuple syrien, mais aussi pour la stabilité de la région. »

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Le 15 novembre 2011 Le régime de Bachar el-Assad est de plus en plus isolé, de plus en plus la cible de pressions l’accablant de toutes parts. La Ligue arabe a exclu la Syrie de son organisation, la menace de sanctions économiques intenses. La Turquie parle de priver son voisin de l’apport en électricité provenant des barrages installés sur l’Euphrate. (NDLA : Une menace qui devrait éclairer les partisans de la construction du pipeline Nabucco qui est censé ravitailler massivement l’Europe en gaz). L’Union européenne hausse le ton et entend également instaurer un véritable blocus économique. L’ambassadeur de France a été rappelé à Paris. Washington exhorte le président syrien à quitter le pouvoir. Enfin, la plus grave des menaces, la Russie et la Chine, qui certes restent opposées à une intervention militaire de l’Occident, critiquent de plus en plus vertement la dureté de la répression à l’égard des opposants. Moscou a même accueilli le Conseil national syrien (CNS), venu certifier que la Syrie continuerait à être l’alliée fidèle de la Russie et de la Chine en cas de renversement du pouvoir. Il n’empêche, comme l’a précisé le groupe Avicenne, que le régime de Damas tient toujours face à l’effervescence de la rue. NDLA : Selon les services de renseignement français, l’armée chiite compterait actuellement environ 250 000 hommes fidèles au régime alaouite. Il semble évident que l’inverse serait étonnant car il s’agit pour elle d’une question de survie religieuse, voire… physique. 907

Soulignons cependant que l’armée syrienne compte également des troupes sunnites – quasiment supplétives – dotées d’un armement léger et encadrées d’officiers supérieurs chiites. Tout le contraire de la situation irakienne à l’époque de Saddam Hussein, où 15 % de sunnites au pouvoir contrôlaient avec une vigilance constante la part chiite de l’appareil militaire. Il n’est donc pas surprenant que les défections actuelles des quelque 10 000 soldats syriens qui ont rejoint la rébellion soient surtout le fait de militaires sunnites syriens ou de volontaires « extérieurs » ayant fondé une Armée syrienne libre (ASL), qui agit parallèlement aux manifestations pacifiques des opposants civils. En conséquence, les commentaires qui masquent la réalité d’une « guerre » à fondement religieux en invoquant uniquement une lutte d’ordre social obéissent à un réflexe traditionnel – celui du refus d’admettre le choc de courants cultuels antagonistes – pour cantonner tout conflit dans la sphère du culturel et du social. Il est certes vrai qu’en Syrie, la base sunnite majoritairement islamisante a des raisons de s’estimer discriminée. Mais cette discrimination pourrait être en grande partie liée au fait qu’elle s’insurge en permanence, et âprement, contre l’obligation de vivre à l’ombre d’une minorité dont le sacré est totalement incompatible avec le sien. Une minorité qui ne peut alors survivre au fil du temps qu’en usant en définitive de la contrainte. Si les catholiques et les protestants, membres de variantes d’une même essence religieuse, ont pu finalement coexister paisiblement, le nozaïrisme – une dérive extrême du chiisme – et le sunnisme sont l’un pour l’autre des croyances 908

réciproquement sacrilèges, « destinées » dès lors à vivre éternellement en conflit ouvert. À noter qu’un autre conflit provisoirement apaisé risque de se rouvrir au Liban, un risque qui oblige ce pays à l’abstention lors des votes de la Ligue arabe sur les résolutions concernant la Syrie. En effet, le Hezbollah chiite, en position de force, veut aider la Syrie, sa mère nourricière dans tous les domaines ; quant à la majorité sunnite, elle souhaite le renversement du régime des el-Assad qui a écrasé le pouvoir sunnite libanais durant son implacable occupation du pays ; et les chrétiens, eux, frémissent à l’idée que leurs frères de Syrie perdent la protection du régime de Damas, car, nous le savons, des centaines de milliers d’entre eux – ils sont actuellement deux millions – pourraient choisir de se réfugier en terre maronite libanaise, ébranlant tout l’équilibre délicat d’un pays où s’entredéchirent dix-huit courants religieux concurrents. * Il nous paraît utile de traiter en profondeur de l’influence de la Russie dans le contexte de la Révolution arabe et de l’opposition de Moscou à l’Occident. En d’autres termes, d’une sérieuse menace de réveil de la guerre froide. Décembre 2011 Les résultats des élections législatives en Russie nous amènent en effet à traiter de sa situation politique intérieure, 909

déterminante de sa politique étrangère. Une politique étrangère qui concerne intensément le monde musulman au sein duquel Moscou contrebalance l’influence occidentale. Nous savons déjà que l’exemple de la Syrie est à ce propos éclairant. NDLA : Il est évident que de l’intensité de la maîtrise de Vladimir Poutine à la tête de la Russie dépendra son comportement à l’égard de ses alliés chiites, fers de lance de son influence au Moyen-Orient. Qui vivra verra en constatant une évidence capitale : divisés et guère préparés à assumer le poids écrasant de la gestion d’une nation toute neuve en sa résurrection interne et externe, les adversaires de Poutine, s’ils arrivaient au pouvoir, seraient incapables de tenir la barre d’une Russie encore fragile quoique déjà imposante. Ne pourrait-on craindre dans ce cas que ne renaisse un chaos eltsinien ? Ladite Russie posséderait-elle encore la même autorité internationale et les mêmes capacités d’intervention sur le terrain ? On peut dès lors comprendre combien les Occidentaux souhaitent la chute de Poutine, ou, à défaut, une forte opposition « cassant » la puissante dynamique de la Russie. Les résultats de ces élections législatives ? Sans surprise, le parti Russie Unie, dont l’ampleur reste considérable, subit un fléchissement. Il perd sa majorité constitutionnelle mais arrive cependant à décrocher la majorité absolue grâce, affirme l’opposition, à des irrégularités commises dans les bureaux de vote. Voyons ces résultats étonnants : 49,5 % pour Russie Unie, ce qui représente une chute de 15 points et quelque cent députés 910

de moins à la Douma. Toutefois, nous l’avons dit, ce parti parvient à se maintenir à 238 sièges, ce qui lui permet de gouverner à l’aise à condition de ne pas vouloir réformer la Constitution, ce qui exigerait une majorité qualifiée des deuxtiers. Il n’empêche, Vladimir Poutine a été gravement ébranlé par cette indéniable défaite, que beaucoup d’observateurs attribuent au manque de dynamisme du président Dmitri Medvedev, entraînant la « fossilisation » de son parti, et aussi à son caractère infiniment plus libéral, ce qui a permis aux Russes de s’habituer à un régime différent de celui qu’ils ont connu pendant huit ans sous la présidence de Vladimir Poutine, un régime alors imbibé d’une pugnacité autoritaire – nécessaire selon nombre d’observateurs pour sauver une nation ruinée par l’ère Eltsine. Une autre cause du revers électoral à ne pas négliger : les moyens excessifs mis en œuvre – par un pouvoir s’estimant investi d’une mission salvatrice – pour étrangler la voix de l’opposition, ce qui a fort exaspéré certains électeurs pourtant reconnaissants à Poutine d’avoir redressé le pays. Comme à son habitude, Vladimir Poutine a réagi avec vigueur et a promis de nombreuses réformes après les élections présidentielles de mars 2012, des élections qu’il remportera à coup sûr car aucun candidat n’a suffisamment d’envergure, ou de programme, pour s’opposer à son ambition. Deuxième surprise de taille : le score du parti communiste : 19,16 % des voix – soit 92 sièges –, manifestement les voix d’une multitude de mécontents qui ne sont pas prêts pour autant à revenir à la « prestigieuse » dictature stalinienne ou brejnévienne. Ce mouvement regroupe certes de vrais 911

nostalgiques de l’époque où ils bénéficiaient de multiples gratuités, notamment en matière de santé et d’éducation, et où l’État organisait une société de plein emploi, même si ces emplois étaient peu rémunérés et le climat sociétal plombé par un contrôle policier absolu. Mais ces nostalgiques ne représentent plus une force susceptible de renverser seule le couple Poutine-Medvedev dont la stratégie efficace a ramené la Russie à un statut de grande puissance, jouissant d’une économie à 4 % de croissance grâce aux exportations énergétiques massives. Le parti communiste russe ne peut donc que gêner les plans de Russie Unie mais ne parviendra pas à inverser le courant. Heureusement pour l’Europe, qui évite ainsi le drame du voisinage d’une renaissance de l’outrance communiste. Heureusement, car ce parti n’a cessé de « pourfendre » la politique de Vladimir Poutine s’efforçant de se rapprocher de l’Union européenne en créant des liens profonds avec Nicolas Sarkozy – rappelons la vente des navires Mistral, le gigantesque contrat ferroviaire, le gazoduc South Stream, la mise à l’écart de l’islamisme turc, etc. – et avec Angela Merkel – le gazoduc North Stream, l’ouverture aux capitaux allemands, le refus de l’adhésion turque, la non-participation allemande à la « libération » de la Libye… En effet, l’objectif du régime Poutine-Medvedev est connu : distendre les liens entre l’OTAN et ses alliés européens afin d’arriver à une Organisation sécuritaire russo-européenne et moderniser rapidement la Russie en gagnant la confiance des investisseurs européens, ce qui implique des alliances financières et technologiques avec « l’étranger européen ». Ce que le parti communiste refuse, car il conserve l’amertume de 912

sa chute et de son humiliation face à une Union européenne triomphante et veut donc tout nationaliser, tout ramener dans le giron de la « patrie », revivre l’autarcie d’une URSS grande puissance « glorieuse ». Un de ses slogans : « Pourquoi aider les Grecs avec nos roubles alors que beaucoup d’entre nous vivent dans la misère ? », alors que la thèse du parti Russie Unie est clairement au contraire d’aider l’Union européenne afin de susciter un rapprochement et la préserver de l’emprise de l’hégémonie américaine. Deux pôles totalement antagonistes. Mi-décembre 2011 Vladimir Poutine multiplie ses interventions dans les médias. Il affirme que s’il reconnaît l’existence de quelques dérapages dans le décompte des résultats électoraux, ceux-ci seraient infimes par rapport à la tendance massive qui a nourri le succès de son parti Russie Unie. La Commission électorale a d’ailleurs entériné le résultat des élections en n’exigeant le retour aux urnes que pour vingt et une circonscriptions… mais cette Commission est-elle indépendante du pouvoir ? Vladimir Poutine lâche cependant du lest en déclarant que la Constitution permettant l’organisation de manifestations pacifiques, celles-ci seront autorisées par le pouvoir. Fortes de cette ouverture, les manifestations se multiplient.

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Le 15 décembre 2011 Grande émotion à l’ONU. La Russie présente une résolution à l’encontre des violences en Syrie. Les États-Unis et l’Union européenne clament leur intense satisfaction. Mais attention ! Moscou réclame la cessation des violences émanant des deux camps, celles du pouvoir et celles des manifestants. Bachar el-Assad n’est pas ciblé comme seul responsable de la situation et rien n’indique que le soutien de la Russie lui serait retiré. Son départ n’est nullement requis. Mieux que rien, diront certains, mais pas grand-chose somme toute, si ce n’est une très légère brise de réprobation sans même que soit définie une critique précise à l’égard du pouvoir. Une initiative très astucieusement placée cependant. En effet, Vladimir Poutine faisant l’objet d’un tir de barrage nourri de la part de l’Occident l’accusant d’avoir pratiqué un coup de force électoral, son initiative onusienne pourrait renverser la vapeur et le remettre honorablement en selle puisqu’il se joint à l’opinion internationale qui réprouve l’intensité du climat de guerre civile en Syrie. D’autant qu’il redouble à l’époque de faveurs à l’égard des Occidentaux lorsqu’il proclame qu’il pourrait aider l’Europe à apaiser la crise de l’euro en lui accordant, si elle le souhaite, un prêt de 20 milliards d’euros… Fin décembre 2011 Une vague de mécontentement déferle à Moscou et dans quelques grandes villes. À nouveau, comme au sein de l’effervescence incontrôlable du Printemps arabe,

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la « Toile » relie les citoyens et répand l’indignation comme une inondation nourrit le sol d’une nouvelle récolte. Ainsi, il est révélateur que le plus célèbre des opposants, Alexei Navalny, soit un avocat dont le blog fait fureur. Il obtiendra d’ailleurs un score « convenable » lors des élections présidentielles de mars 2012, mais très loin du résultat de Poutine. Le quotidien français « Libération » du 26 décembre 2011 comporte en sa page 4 deux articles éclairant cette situation. Voyons des extraits du premier commentaire signé Veronika Dorman, sa correspondante à Moscou : « Dans la Russie de Poutine, il est de notoriété publique que les scrutins sont manipulés mais, depuis des années, les Russes en acceptent avec résignation les résultats fabriqués. Pas cette fois néanmoins. Depuis, le pouvoir semble courir derrière les événements, multipliant les discours contradictoires. (…). Loin de désamorcer le mécontentement populaire, cette attitude a au contraire galvanisé la protestation. Les contestataires y voient une manœuvre pour tenter d’endormir le mouvement, plus que des promesses crédibles pour de véritables réformes. Pour de nombreux experts, la “verticale de Poutine” – sa conception d’un pouvoir centralisé entre ses mains –, à l’instar de l’URSS de Brejnev, ne peut pas se réformer, mais seulement succomber sous le poids de ses propres corruption et rigidité. Il est peut-être encore trop tôt pour parler de failles fatales du système poutinien, mais il semble certain que la glace a commencé à fondre. (…). 915

(Ainsi,) apparaissent les premiers signes d’insubordination à l’intérieur de la verticale bien vissée du pouvoir. » Passons à présent aux extraits de l’interview de Thomas Gomart, spécialiste de la Russie et chercheur à l’Institut français des relations internationales. À la question « Est-ce le début d’un « printemps russe » à l’image des printemps arabes ? », il répond : « Les printemps arabes ont certes créé une atmosphère propice et levé des inhibitions, mais cette révolte est, je crois, sociologiquement très différente. Les manifestants de Moscou et de Saint-Pétersbourg ne naissent pas d’une jeunesse frustrée, sans emploi et sans espoir d’en trouver dans des sociétés totalement bloquées. L’économie russe offre des perspectives aux jeunes diplômés. Les manifestants sont pour la plupart issus des classes moyennes, ont entre 30 et 40 ans, ont bénéficié des années Poutine et ont vu leurs conditions de vie s’améliorer. En revanche ils se sont heurtés au plafond de verre de l’oligarchie. Et, surtout, ils ont été scandalisés par le tour de passe-passe de septembre et le retour programmé de Vladimir Poutine au Kremlin jusqu’en 2024. Les fraudes grossières lors des élections législatives de décembre ont été le déclic. » NDLA : À lire cet éclairage, nous constatons que, comme nous l’avons considéré tout au long de notre ouvrage, Vladimir Poutine a indéniablement redressé une Russie laissée exsangue par les maladresses de Mikhaïl Gorbatchev et la corruption du régime de Boris Eltsine. Lors de séjours en Russie, nous avons pu personnellement vérifier le renouveau d’un pays redynamisé par un pouvoir déterminé dont la fermeté conditionnait une restauration fort malaisée, 916

affrontant tout à la fois l’état de délabrement interne et une stratégie occidentale se satisfaisant fort de l’écroulement de « l’adversaire ». L’ex-président Gorbatchev en a lui-même gardé un goût amer comme nous l’avons déjà signalé dans le corps du livre. Vladimir Poutine pratique une politique étrangère redonnant à la Russie un statut de grande puissance, ce dont les citoyens russes sont parfaitement conscients. Durant de longues années, il bénéficia d’une réelle reconnaissance de la population, extrêmement hostile à l’égard de la suffisance hégémonique des États-Unis et leur acharnement à pénétrer l’ancienne sphère d’influence de Moscou. Quel expert peut-il être considéré comme l’analyste le plus compétent en ce qui concerne la Russie ? Certainement Hélène Carrère d’Encausse, laquelle, implacablement, comme le ferait un brise-glace, trace son chemin d’experte en méprisant le champ médiatique à la mode en Occident, en l’occurrence, une prise de position récurrente anti-Poutine. Interrogée en septembre 2010 dans la revue belge du Centre d’action laïque « Espace de libertés » de septembre 2010, elle déclare : « L’heure du bilan est venue pour Vladimir Poutine. Pour la Russie, il a restauré des relations internationales sur lesquelles personne n’aurait parié il y a quinze ans. Mais il a eu moins de réussite avec les dossiers intérieurs. En matière de développement économique, la Russie vit en partie de la rente pétrolière. C’est une chance, mais c’est aussi une solution de facilité qui dissuade de faire les efforts nécessaires pour se développer. (…). Il reste qu’il y a un déséquilibre entre cette 917

puissance politique réaffirmée et la capacité du pays à un développement économique équilibré. (…). La Russie est désormais à l’avant-garde des pays émergents (…). Ce n’est pas un hasard. C’est le fruit d’un dessein parfaitement calculé : la multipolarité. (…). L’arrivée au pouvoir de Barack Obama coïncide de surcroît avec l’idée que l’OTAN doit évoluer, abaisser ses prétentions, ne plus être le recours antirusse. La Géorgie et l’Ukraine, qui rêvaient d’y entrer, l’ont finalement compris. Là où l’OTAN voulait s’installer, aux portes européennes de la Russie, émerge aujourd’hui une solidarité des États slaves. (…). Pour Moscou, c’est l’aboutissement d’une politique qui est passée par l’affirmation de sa puissance, par l’affirmation qu’on ne peut pas lui faire de mauvais coups – voir la guerre de Géorgie en 2008 – et qu’on ne peut pas l’exclure. (…). Il faut donner à la Russie une véritable place, non dans les institutions européennes, mais à l’intérieur du système européen. Ce raisonnement peut valoir aussi pour la Turquie. (…). Pour exister, (l’Union européenne) doit avoir un pied en Asie, c’est-à-dire au cœur du système international de demain. Ce pied, c’est la Russie. » À la question : Peut-on faire confiance à un homme comme Vladimir Poutine que beaucoup, en Occident, estiment être un autocrate plutôt qu’un démocrate ? Elle répond : « Poutine a une vision de la démocratie très intéressante (…) qu’on trouve dans nombre de pays émergents, c’est que les sociétés qui n’ont pas une longue tradition démocratique 918

doivent tenir compte de leurs propres contraintes intérieures. Un pays qui a la plus vaste étendue géographique de la planète et compte 150 millions d’habitants ne se gouverne pas comme un petit État. Il faut tenir compte aussi de la pesanteur de l’ancien système communiste. » Claude Imbert, toujours dans l’hebdomadaire français « Le Point » du 15 mars 2012, abonde en page 5 dans le sens de notre illustre experte : « Pour régenter une immense Russie étirée dans l’espace comme dans la durée, Poutine allonge sur un troisième mandat de six ans son despotisme éclairé. Évitons les anathèmes expéditifs, et voyons que Poutine eût été élu sans les trucages patents du scrutin ! Voyons aussi qu’une opposition opprimée mais croissante peut défiler sous les pancartes “Poutine dehors…” sans subir ni goulag ni canonnades à la syrienne. Poutine est le premier “tsar” postsoviétique. Le “prince” d’une démocratie musclée mais non écrasée. Il voit, ces temps-ci, monter contre lui l’impatience d’une classe moyenne urbaine et jeune, polyglotte et créative, née justement du miracle économique des années Poutine. Elle a mis le tsar en minorité à Moscou. Et le temps tricote en sa faveur. Mais Poutine, lui, est le passeur d’un peuple de 140 millions d’âmes, de ses icônes, de ses nouveaux boyards, de ses rêveries arrosées, de ses utopies fracassées, lourds icebergs flottant dans la mémoire populaire au gré du grand dégel. Poutine navigue, entre ces 919

blocs, avec la hantise du “Titanic”. Il est encore soutenu par le gros d’un peuple mutilé, vague et méditatif, errant dans cette “nation vacante” dont parlait Dostoïevski. » NDLA : Mais… l’Occident estime que trop c’est trop. S’organiser astucieusement un maintien au pouvoir durant 24 années aux commandes de l’État, relève, proclame-t-il, d’un exploit intolérable, avilissant le concept même de démocratie. Même si le peuple russe prête toujours à Vladimir Poutine le sentiment méritoire d’être chargé d’une mission salvatrice, déracinant les séquelles du communisme et du mafiosisme, ses calculs cyniques visant à dominer sans partage et sans limite de temps la nation lui auraient fait perdre une grande part de son capital sympathie. Les manifestations de rue, qui mélangent sans distinction nostalgiques staliniens, hypernationalistes, partisans « intéressés » par un capitalisme mondialisant, authentiques démocrates…, deviennent un spectacle habituel à Moscou. Monte la menace d’une révolte du type « Facebook », l’inondation irrésistible d’une « rue soixante-huitarde » ou d’une « place Tahrir ». Un « Printemps russe », une lame de fond disloquant la cohésion sous tutelle autoritaire d’une Russie opposant à l’aigle pêcheur américain à l’aigle à deux têtes resurgi d’un passé prestigieux, voilà où réside l’espoir d’un Occident que la puissance russe « gène ». Ah ! Si ce pays pouvait retomber au niveau « eltsinien »! Mais il est patent que même si nombre d’électeurs lui ont retiré leur confiance, d’autres, nettement plus nombreux, ont rejoint les thèses d’Hélène Carrère d’Encausse et de Claude 920

Imbert. Ils n’ont pas oublié ce qu’ils doivent à cet homme politique qui a réussi à les sortir de l’enfer de l’anarchie, de la corruption endémique, d’un destin misérable, d’un asservissement à la suprématie arrogante de l’Occident. Et de fait, les élections présidentielles de mars 2012 ne furent certes plus une voie royale telle qu’elle s’ouvrait à l’habitude devant lui, mais son score de 64 % est tel que, même en soustrayant l’effet de la fraude invoquée par l’opposition, la popularité de Poutine reste assez généralisée pour le rendre toujours « incontournable ». Autre son de cloche. Rappelons à la barre Thomas Gomart qui décrit bien l’avenir de Poutine. À la question « Est-ce le début de la fin de Poutine ? », il répond : « Aujourd’hui, le problème est pour lui moins dans son rapport à l’opinion publique – car il conserve, notamment dans les provinces, un socle de réelle popularité – que dans ses relations avec les élites politiques et économiques du système. Il s’était affirmé comme le mâle dominant du régime. Le doute s’insinue désormais au sein même de l’oligarchie au pouvoir. Les oligarques s’interrogent sur ses capacités à tenir la machine et sur la pérennité de son pouvoir. Plus personne ne pense qu’il peut demeurer en place jusqu’en 2024, même s’il est réélu président en mars. Le simple fait qu’il puisse être contraint à un second tour écornerait encore un peu plus sa crédibilité d’homme fort et aggraverait les flottements. Les experts restent partagés quant à sa capacité d’adaptation à un système plus ouvert. »

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Fin avril 2012 Vladimir Poutine a trouvé une place « annexe » essentielle pour son « coéquipier » Dmitri Medvedev. Lui-même démissionne de la présidence de son parti Russie Unie, « car un président de toute la Russie ne peut cumuler avec une charge partisane », et la confère au président russe sortant, lequel devient à nouveau Premier ministre. Le mécanisme du pivotement entre les deux « amis » est décidément bien huilé. Avec Medvedev chargé du parti, l’écrou est resserré sur la gestion du pays soudée à celle d’un parlement « moins commode ». Mi-juin 2012 Depuis la reconduction de Vladimir au pouvoir suprême, la tension monte entre d’une part Moscou et d’autre part Washington et « son escorte » européenne et sunnite. Le renouveau de la guerre froide pointe à l’horizon. En effet, pour l’Occident, l’approvisionnement en armes de la Syrie chiite protégée par les vetos potentiels russe et chinois est intolérable mais, du côté russe, le bouclier antimissiles américain qui sera installé à l’est de l’Europe en 2015 l’est tout autant. Le 14 juin 2012, Poutine s’insurge contre cette structure « défensive » qui, en réalité, amoindrirait sa propre capacité de dissuasion nucléaire. « Je préférerais résoudre ce différend par la négociation, mais si le dialogue est refusé (NDLA : le projet d’une participation russe ouvrant à Moscou une possibilité de contrôle est apparemment enterré par

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l’Occident), notre réaction sera alors nécessaire. » Mais Moscou est encore agacé par d’autres causes : le soutien médiatique occidental à l’opposition intérieure russe, les plans hégémoniques des États-Unis sur l’océan Pacifique – des plans qui contrarient sérieusement l’allié chinois –, le détournement de l’approvisionnement de l’Europe en hydrocarbures russes par le projet d’installation du pipeline Nabucco en Turquie… L’ardoise des antagonismes s’alourdit. La Syrie devient le lieu le plus apparent de cette confrontation, mais le dossier de l’affrontement Est-Ouest compte un nombre impressionnant de potentialités de frictions. Décidons de clôturer ici cette « visite » au sein d’une des grandes puissances dont dépend pour une grande part le destin de l’islam. * Reprenons ici notre analyse de la situation syrienne. Le 26 décembre 2011 Arrivée en Syrie des observateurs de la Ligue arabe, cette organisation née en 1945 et groupant actuellement 22 pays membres. Damas a enfin accepté l’ultimatum de ces pays sunnites menaçant d’appliquer des sanctions lourdes dans le domaine économique. L’ultimatum portait sur l’acceptation de la libre circulation d’observateurs, le retrait des chars des villes rebelles, l’arrêt de la répression, la libération des 923

prisonniers et l’ouverture d’une négociation avec l’opposition. Une délégation de ces observateurs a été accueillie à Homs par quelque 70 000 manifestants réclamant l’intervention de l’ONU. Le général soudanais Moustafa alDabi pilotait cette première visite et il a déclaré qu’il n’avait rien remarqué de véritablement anormal… Indignation de la France, car qui ne sait que le Soudan – dirigé par Omar el-Béchir, lui-même accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide par la Cour pénale internationale de La Haye – est considéré comme une nation favorable aux dirigeants syriens. Paris a donc immédiatement accusé Damas d’avoir masqué habilement la réalité sur le terrain en transférant au préalable les prisonniers les plus malmenés vers des centres militaires impénétrables. Pour sa part, Damas a exposé devant les observateurs un arsenal d’armes introduites dans le pays par « des bandits armés », dont certains viendraient de Libye. Ce qui, à vrai dire, est plausible quand on sait que la révolte contre Kadhafi fut pour une bonne part menée par des courants intégristes sunnites résidant en Cyrénaïque, des courants pour lesquels le chiisme constitue une dangereuse hérésie. Et l’on sait combien le Qatar – notre allié – exècre cette hérésie présente sur toute la rive est du Golfe. Il ne faut dès lors pas s’étonner qu’il arme, quoique très discrètement – ainsi que le Koweït et l’Arabie saoudite tout aussi menacés par l’Iran – les islamistes sunnites syriens afin de disloquer l’axe chiite au Proche-Orient et entraîner la Syrie « libérée » dans la grande « confrérie » essentiellement sunnite d’un Printemps arabe islamisant. 924

Mi-avril 2012 Enfin, le régime syrien accepte le plan de l’ONU, probablement à l’instigation « résolue » de Moscou dont l’opposition à toute atteinte à la souveraineté syrienne devient humainement insoutenable. Treize mois de combat et plus de neuf mille morts ont fini par ébranler les résistances russe et chinoise. Il est temps d’envisager une sortie politique à cette confrontation religieuse sur fond de confrontation entre l’Est et l’Ouest. Aisée cette sortie ? Les États-Unis, la Turquie et bien d’autres nations exigent « au moins » le départ d’el-Assad. Une position somme toute modérée, car certains préconisent une fin moins agréable, judiciaire ou plus expéditive, pour le « boucher de Damas ». La nébuleuse sunnite entend donc éliminer – par les urnes ou par des moyens moins honorables – l’hégémonie minoritaire des chiites alaouites, comme nous l’avons déjà envisagé. La Russie entend n’accepter que le principe de négociations ne la privant pas d’un pion chiite essentiel dans la région. Et elle craint qu’en « lâchant » les alaouites, elle ne perde tout crédit auprès de l’ensemble de ses alliés chiites. Les islamistes du Printemps arabe veulent, eux, étendre leur raz-de-marée sunnite jusqu’à Damas, afin de former une formidable entité sacralisée face au « chancre » israélien qu’il convient de soumettre, sinon de détruire…

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En attendant la négociation, le chant des armes retentit toujours, même affaibli, dans les rues des villes syriennes. Certes, le cessez-le-feu est accepté par les deux parties, mais il l’est mieux par les rebelles, qui ont tout à perdre à combattre une armée aguerrie, soudée en sa « ferveur hérétique » et disposant d’un armement lourd. Pour Damas au contraire, toute négociation est risquée car elle ne peut qu’aboutir, a minima, à un affaiblissement de son pouvoir. Le plan de Kofi Annan prévoit le retrait de l’armée syrienne des villes et le droit de manifester paisiblement. Or, Damas refuse toute forme de manifestation et tire même pour les disperser car, à ses yeux, une négociation ne peut être le fruit d’une pression populaire effrénée. Damas demande aussi que la rébellion remette ses armes… Une exigence qui semble impossible à satisfaire vu la situation conflictuelle exacerbée que connaît le pays. La priorité ? L’aide humanitaire à une population dépourvue de tout après une année de répression. Certes, mais le régime se méfie de l’instauration de couloirs humanitaires non filtrés par son armée. Nous l’avons dit, les pourvoyeurs sunnites d’armes sont à toutes les entrées possibles du pays. Et les attentats deviennent monnaie courante à Damas. Est-ce le fait de la rébellion ou du régime s’efforçant de convaincre l’ONU que l’épouvante est sunnite et non chiite ? À vrai dire, nombre d’observateurs penchent plutôt pour la première hypothèse, car personne n’ignore que le Qatar et le 926

Koweït arment la rébellion et attisent les haines. Leur objectif, on le sait, est clairement d’établir en Syrie un pouvoir sunnite parachevant l’hégémonie instaurée par l’islamisme sunnite issu du Printemps arabe. Thèse d’autant plus plausible que le 10 mai 2012, un attentat à Damas a entraîné la mort de 55 personnes et en a blessé plus de 300… Difficile de croire pour ces observateurs que Bachar el-Assad serait responsable d’actes terroristes de cette dimension au centre d’une capitale où les chiites alaouites, les chrétiens et les sunnites modérés, ses alliés, sont largement majoritaires. Ce conflit devient à proprement parler « écoeurant », insoutenable et insoluble tant que l’Est et l’Ouest continueront à se dresser sur leurs ergots tels des coqs de combat s’affrontant dans l’arène mondiale. L’apocalypse irakienne se pointe à l’horizon ! Le 22 mai 2012 Le quotidien français « Le Figaro » publie en sa page 2, un article de Georges Malbrunot, son envoyé spécial à Tripoli, une ville située au nord du Liban. Rappelons que dans cette ville, les chiites subissent les assauts d’extrémistes sunnites. Extrait édifiant de la pénétration djihadiste au sein de la rébellion syrienne : « Ces électrons libres (djihadistes) ont un tout autre agenda que les dissidents de l’ASL (NDLA : l’Armée syrienne libre). “Nos divergences sont idéologiques”, insiste le cheikh (djihadiste) Ghia. “Les djihadistes considèrent les membres de l’ASL comme des mécréants qui s’opposent au projet 927

d’édifier un califat. Entre l’ASL et nous, les choses ne vont pas s’arranger et, au final, ce sera eux ou nous. Mais nous devons être patients : la Syrie est un laboratoire. Avec le chaos qui s’installe, le pouvoir (chiite) et l’ASL vont s’affaiblir chacun de leur côté. Et à la fin, les gens s’aligneront sur les djihadistes.” (…). “Lorsque je suis allé en Afghanistan en 1997”, rappelle le cheikh Ghia, “le premier versement payé par les Saoudiens était de 5 000 $, ensuite, 800 $ par mois. En Syrie, si tu fais une opération suicide, tu vas être bien payé sinon le djihadiste ne touche que 200 $ par mois. C’est pourquoi certains pratiquent des razzias dans les maisons d’Alaouites (pro-Assad, NDLR) qu’ils attaquent”. ». Et l’envoyé spécial de souligner que le secrétaire général de l’ONU a déclaré : « (Je suis) persuadé qu’Al-Qaïda était derrière » les derniers attentats à Damas. Fin mai 2012 L’horreur absolue. Réactions internationales intenses. On recense 280 morts en deux jours. Dont 108 dans la seule ville de Houla où une vingtaine de victimes ont été tuées par des éclats d’obus ne pouvant provenir que d’armes lourdes uniquement possédées par l’armée officielle. Parmi les cadavres, 49 enfants ! Le secrétaire adjoint de l’ONU, Hervé Ladsous, émet, nous l’avons dit, de forts soupçons se portant sur des miliciens favorables au régime, les chabbiha, et « de fortes rumeurs

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(rapportent) qu’ils sont impliqués dans d’autres cas » de violences en Syrie. Damas « nie totalement toute responsabilité dans ce massacre terroriste ». La France a déclaré qu’elle pourrait porter l’affaire devant la Cour pénale internationale. Quant à la Russie, elle a exigé une enquête approfondie. Quant à Bernard-Henri Lévy, il a lancé le 30 mai un appel pour que soit enclenché une action militaire : « La France fera-t-elle, pour Houla et Homs, ce qu’elle a fait pour Benghazi et Misrata ? Sauver l’euro, ce sont des obligations impérieuses – mais sauver un peuple ? » Le gouvernement de François Hollande semble cependant plus lucide que celui de Nicolas Sarkozy et n’entend pas suivre sans réflexion l’appel de la sirène BHL, même si celuici a précisé qu’après avoir bien connu un président de droite, il entendait revenir vers « son » courant de gauche. Lisons des extraits de l’interview que Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, a accordée au quotidien français « Le Monde », telle que rapportée en page 2 de l’édition du 30 mai 2012 : « L’armée syrienne est puissante. Aucun État n’est prêt à envisager aujourd’hui une opération terrestre. Les risques d’extension régionale seraient redoutables, en particulier au Liban. (…). Ce qu’il faut rechercher, c’est une transition

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politique crédible qui implique le départ de Bachar Al-Assad en évitant “l’irakisation” du pays. » Remarquable lucidité. Un langage qu’aurait probablement tenu Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, si ce dernier et son conseiller privé privilégié n’avaient pas agi sans l’en aviser. Il aurait objecté, par exemple, que la Cyrénaïque était dangereusement islamisante, que le départ de Kadhafi réveillerait l’intégrisme au grand dam d’une population avide d’une liberté de comportement religieux, que les frontières devenues poreuses serviraient l’expansion d’Al-Qaïda en Afrique du Nord, principalement en Afrique subsaharienne… Le gouvernement de François Hollande paraît, lui, très conscient qu’après une longue et coûteuse guerre de Libye – annoncée pourtant fort courte –, ses promesses sociales ne résisteraient pas à un nouveau conflit face à une armée chiite aguerrie et arqueboutée sur Téhéran et Moscou. Il est vrai que cette clairvoyance du gouvernement socialiste est construite, elle, sur le constat effarant que tout élan démocratique en terre d’islam débouche sur la résurgence d’un enfermement religieux. Nous le répétons à nouveau parce que, dans le cas de la Syrie, cette vérité est particulièrement pertinente. La question fondamentale en Syrie : l’Occident ne peut servir – comme le souhaitent les pétromonarchies fondamentalistes du Golfe – à y mettre en selle un intégrisme sunnite pareil à ceux qui « archaïsent » la Libye, la Tunisie, l’Égypte, le Yémen…

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Alors, comment rebâtir l’équilibre « laïque » entre alaouites, druzes, catholiques, orthodoxes, Kurdes… sans que Moscou et Pékin ne se sentent dépossédés d’un axe stratégique essentiel ? Vouloir chasser Bachar el-Assad ? Une constante des opinions occidentales, très en retrait, il faut le reconnaître, de ce que l’extrémisme sunnite entend faire subir au « boucher de Damas ». Mais encore faut-il savoir par qui le remplacer dans ce contexte de guerre civile sur fond religieux exaspéré. Le 6 juin 2012 Cent morts, le résultat d’un massacre perpétré à l’image de celui de Houla. Selon certains analystes, il s’agit d’une action de milices chiites, comme l’ONU le soupçonne, le régime pourrait vouloir, par ses outrances, susciter une authentique guerre civile, l’opposition étant alors amenée, elle aussi, à entrer dans le scénario de l’horreur. Ce qui permettrait à Bachar el-Assad de justifier sa répression d’un « sunnisme sauvage ». Mais pour d’autres observateurs – car la situation sur le terrain permet d’éveiller toutes les hypothèses – on ne peut écarter la stratégie de terroristes sunnites désireux de déclencher une intervention militaire extérieure, selon le scénario libyen. L’indignation des chancelleries occidentales motivant alors de leur part une action militaire jointe à celle – à vrai dire déjà « discrètement réelle » – des monarchies du Golfe.

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Le quotidien français « Le Figaro » du 7 juin 2012 publie à cet égard, en sa page 7, un article de son correspondant à Moscou, Georges Malbrunot. Il relate qu’accompagné d’une poignée d’opposants de l’intérieur, le médecin syrien Kamal Labouani, qui a démissionné du Conseil national syrien, se trouve à Moscou après avoir sillonné un grand nombre de capitales européennes en proclamant : « Le Conseil est aux ordres des Frères musulmans, du Qatar et de l’Arabie Saoudite, il ne représente pas les gens qui se battent à l’intérieur. Pour faire partir Bachar, nous avons besoin que les Américains et les Européens travaillent avec les Russes. » Georges Malbrunot rapporte également que : « (…) les Russes et leurs partisans militent pour la tenue d’une conférence internationale réunissant tous les acteurs du conflit – Occidentaux, Chinois, pays du Golfe, ONU, Ligue arabe. Objectif : arracher un compromis international par un partage des influences dans la Syrie de demain. “Il faut s’extraire d’une double guerre froide”, insiste Khaled Issa, un opposant proche de Moscou, ‘celle qui oppose l’Occident à la Russie et celle qui met aux prises en Syrie, Saoudiens et Iraniens, via leurs relais sunnites et chiites. » En bref : il faut éviter à tout prix « l’irakisation » de la Syrie. Indéniablement, l’Occident ne se trouve plus devant un Gorbatchev ou un Eltsine aux abois, « gérant » une Russie en ruine et incapables de résister à l’assaut féroce des loups 932

politiques et financiers de l’Ouest se ruant vers les richesses du sous-sol d’une ex-URSS sans défense. Vladimir Poutine a réussi en douze années à redresser la nation et entend actuellement parler d’égal à égal avec l’Occident. Il a gardé de cette époque de faiblesse de la Russie un profond sentiment d’humiliation, une rancœur profonde. Résolument tourné vers l’Asie, il est indéniablement devenu l’allié de la Chine. Car une redoutable alliance économico-militaire soude Moscou à Pékin, se renforçant même depuis la démesure de l’intervention occidentale en Libye. Pékin – qui ne reçoit plus d’armes occidentales depuis la répression violente de la révolte de la place Tien An Men en 1989 – bénéficie ainsi depuis des années de la technologie de pointe de l’arsenal russe. D’où sa capacité d’expansion brutale dans les eaux de ses voisins, ce qui inquiète considérablement Washington. Raison pour laquelle le président Obama a fait de l’Asie sa priorité au détriment d’une Europe en déclin. Et dans toutes les rencontres internationales, le couple sinorusse joue jeu unique. Par la création de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), qui englobe notamment le Kazakhstan – premier producteur d’uranium au monde –, cette alliance plonge au cœur de l’Asie centrale afin de contrer l’avancée de l’Occident jusqu’aux confins de l’Afghanistan et du Turkménistan. Oublié donc le refus de Khrouchtchev de doter la Chine de la bombe atomique – afin de ne pas trop attiser, à une époque fort « chaude », la tension avec Washington –, ce qui 933

provoqua la rupture sino-soviétique de 1960… jusqu’à la réouverture entreprise par Gorbatchev en 1989. Nouvelle alliance certes, mais Moscou reproche à Pékin sa dynamique économique habituelle, une dynamique qui entraîne un déséquilibre grave de la balance commerciale entre Moscou et Pékin. Ainsi, en 2012, les ventes de produits chinois à la Russie sont deux fois plus importantes que l’inverse. Mais il y a pire : vu le déficit de bras virils russes, les Chinois sont appelés à venir travailler en Sibérie… et, en ces terres peu contrôlées vu leur immensité, ils pillent gaillardement le gigantesque capital forestier russe. Une véritable invasion de « fourmis rouges » dans la termitière de la Russie orientale. En plus vaste, soulignons-le, le même problème que celui de l’Australie, envahie elle aussi par une intense immigration chinoise. Fin juin 2012 Le G20 concrétise l’intense mésentente entre Moscou et Washington. La Russie refuse toujours de suspendre ses ventes d’armes à la Syrie sous prétexte qu’elles sont liées à l’exécution d’un « contrat précédant le conflit » ! Et Vladimir Poutine compte même envoyer ses fusiliers marins sur les côtes syriennes pour protéger sa grande base militaire de Tartous. Quant à Barack Obama, il se cramponne à son projet de bouclier antimissiles qui exaspère Moscou. 934

Une question alimente l’hostilité de l’opinion publique occidentale à l’égard de Vladimir Poutine, de moins en moins « sympathique » à ses yeux : pourquoi Moscou et Pékin aident-ils avec autant de constance le régime alaouite ? Pour y répondre, le dossier syrien devenant extrêmement chaud, nous croyons nécessaire de préciser et de rappeler certaines données capitales. Le monde occidental affiche une intense réprobation face à la placidité du comportement de Vladimir Poutine devant la continuation imperturbable des massacres en Syrie. Grâce à l’apport du matériel russe, le régime en place jouit en effet d’un avantage militaire déterminant. Et il est de plus assuré, ce qui est tout aussi essentiel, du « confort » de deux veto potentiels, le russe et le chinois, couvrant ses actions de répression. Entre 2007 et 2010, Damas a ainsi acheté pour 4 milliards d’armement russe, et en 2011, il s’est procuré 36 chasseurs Yak-130 pour 450 millions d’euros. « Acheté » étant un terme inapproprié, car de telles sommes sont exorbitantes au vu des capacités financières du pays. En fait, Moscou efface régulièrement une bonne part de l’ardoise. Ainsi, en 2006, Vladimir Poutine a renoncé aux trois-quarts de sa créance en échange de l’octroi de la base maritime syrienne de Tartous, une superbe position clef en Méditerranée et du port de Lattaquié, également mis à sa disposition.

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La chute de la Syrie, nous l’avons dit, romprait la chaîne des maillons chiites qui permet à Moscou d’endiguer l’expansion de l’influence occidentale, de contenir l’inondation sunnite – redevable à l’Occident de lui avoir ouvert les vannes –, une inondation qui risque de « contaminer » le Caucase déjà en ébullition, et de disposer enfin d’un tentacule militaire atteignant la Méditerranée. Pour Moscou, il est inenvisageable que la Syrie subisse le sort d’une Libye explosive, « wahhabitisée », annihilant tous les avantages précités. Que le Hamas – sunnite – sorte logiquement de cette chaîne chiite et que son chef opérationnel, Khalad Mechaal, ait quitté Damas importe peu tant son importance stratégique est minime. Mais pourquoi Pékin, si éloigné, brandit-il aussi « son » veto ? Parce que, comme Moscou, il estime avoir été trompé par un Occident qui, sous la couverture de l’ONU, s’est permis, en Libye, de déborder son mandat essentiellement humanitaire en usant d’une violence débridée visant à détruire le régime en place. La Chine a une hantise : que l’Occident se mêle de libérer « son » Tibet et pénètre le rempart communiste pour y faire fleurir les droits de l’homme. Le 20 juillet 2012 « Le Vif.be » interroge Alain Gresh, le directeur adjoint du mensuel français « Le Monde diplomatique ». La lucidité

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parfois sarcastique de ce spécialiste du Moyen-Orient mérite l’attention. Penchons-nous sur sa lecture des événements de Syrie : « (En ce qui concerne les Russes), c’est plutôt leur crainte du fondamentalisme islamique qui les motive. C’est pourquoi ils ont été très réticents à l’égard des changements dans les autres pays arabes. Les Occidentaux, eux, donnent l’apparence d’un discours purement moral basé sur les droits de l’homme, mais ils défendent tout autant leurs propres intérêts. Faire chuter le régime syrien est avant tout un coup porté au régime iranien. Et puis, comment expliquer notre alliance avec un pays comme l’Arabie saoudite, et pour lequel la démocratie en Syrie doit être le cadet des soucis ? À la question : « Et si les Russes n’avaient pas mis leur véto ? », il répond : « Les Occidentaux auraient été bien embêtés ! À la veille des élections aux États-Unis et après les défaites en Irak et en Afghanistan, l’administration américaine n’a aucune volonté de s’embarquer dans une nouvelle aventure militaire. De leur côté, Français et britanniques ne veulent pas rééditer le scénario libyen. Le veto russe arrange donc tout le monde. « Comment voyez-vous l’après-Bachar ? « (…). L’affaiblissement de la Syrie pourrait avoir des conséquences dans tout le Moyen-Orient. Autre conséquence potentielle, le risque d’un affrontement sunnites-chiites, promu par l’Arabie saoudite, avec tous les risques d’un tel conflit confessionnel. L’élément d’optimisme, c’est de 937

constater l’aspiration, en particulier des jeunes générations, à une société plus libre et plus démocratique. » Août 2012 La bataille d’Alep. Combat inégal, forcément remporté par une armée régulière massivement équipée, aguerrie, soudée par un lien religieux et ethnique, sous commandement unique expérimenté. Face à elle, une résistance disparate, divisée en groupes aux motivations divergentes, démunie d’armes lourdes. En effet, cette ville industrielle de 2 500 000 habitants, dotée d’usines d’armement et d’un aéroport international, est une position essentielle et une porte idéale d’accès pour toute aide provenant de Turquie. Le 9 août, l’émission « Matin première » de la Radiotélévision belge francophone interroge les professeurs Bichara Khader de l’Université catholique de Louvain et Fabrice Balanche de l’Université Lyon II. Résumons quelques-unes de leurs interventions révélatrices de la complexité et des écarts d’appréciation générés par une telle situation. Ainsi, en ce qui concerne la stabilité du pouvoir : – Bichara Khader, fidèle à sa conception optimiste de la Révolution arabe, estime que le pouvoir alaouite est ébranlé et en voie de dislocation. Que, bien sûr, l’Armée syrienne de libération, l’ASL, ne peut gagner lors de confrontation

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frontales avec une force mécanisée, mais qu’une guérilla de longue haleine peut l’emporter. – Fabrice Balanche, au contraire, estime que les alaouites, qui ont tout à perdre, s’orientent vers un durcissement de la répression qu’ils confieraient à Maher el-Assad, frère de Bachar et chef de la redoutable quatrième division blindée. Toutefois, il admet que l’alaouisme, même soutenu par les minorités chrétienne et druze, ne peut espérer l’emporter en définitive. En ce qui concerne la montée d’un intégrisme dans l’ASL : – BK : le salafisme est marginal dans cette armée et sa prétendue prédominance émane d’une opinion « fondée sur les peurs et les phantasmes » de certains commentateurs. – FB : la montée des salafistes est une réalité, liée à leur combativité et à leur cohésion religieuse. Leurs drapeaux noirs se multiplient. En ce qui concerne la possibilité d’une intervention occidentale, accord total de nos deux experts sur le fait que le cas syrien, n’en déplaise à BHL, diffère totalement du cas libyen. La Syrie est pour eux le champ d’antagonismes mondiaux : religieux entre l’Arabie saoudite et l’Iran, nucléaire entre l’Occident et l’Iran, politique entre l’Occident et la Russie associée à la Chine. Une intervention militaire occidentale est donc impossible, un constat d’ailleurs évident, implacable, pour tout analyste lucide. Or, BHL tout à sa dynamique libyenne, s’indigne de

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concert avec l’ex-président Sarkozy « scandaleuse » de François Hollande.

de

l’inertie

Le parti socialiste français ne peut être que très énervé par cette ingérence dans ses options politiques. En effet, François Hollande – sachant que Barack Obama ne veut aucun conflit international avant les élections américaines – s’efforce de résoudre pacifiquement la problématique du nucléaire iranien alors que le ministre israélien de la Défense proclame qu’il est urgent de détruire les sites atomiques de l’Iran avant qu’ils ne soient enfouis en des lieux inexpugnables ! De plus, Jérusalem pourrait considérer que le sunnisme ne réagira pas à cette « heureuse » initiative frappant le potentiel militaire de son principal adversaire chiite. Natalie Nougayrède cite à cet égard, en page 4 du quotidien français « Le Monde » du 10 août 2012, une source proche du président Hollande, à vrai dire fort critique à l’égard des interventions militaires françaises de son prédécesseur : « L’Afghanistan, la Somalie, ça s’est traduit partout par une calamité ! La Libye ? (…) l’invasion du nord du Mali a été une conséquence directe de cette intervention » À vrai dire, on croit rêver. Le président Hollande a donc estimé que « l’aventure » libyenne avait entraîné une expansion sauvage de l’islamisme meurtrier sur tout le nordest de l’Afrique. Appréciation relevant de l’évidence. Pourquoi alors déborder d’une ardeur belliqueuse, obsessionnelle, à l’égard du chiisme syrien ? Même s’il entendait servir de bonnes relations intéressées avec ses « amis » saoudiens et qataris au point d’engager une action 940

française isolée alors que le président Obama temporisait, il était tout aussi évident que la chute de Bachar el-Assad créerait un deuxième nid de frelons aux piqûres assassines, pires encore que les libyennes car mieux situées pour faire des ravages sur le flanc d’une Turquie « équivoque ». François Hollande aurait dû se méfier, puisque BHL soutenait son entreprise ! Les chefs d’État, plongés dans l’amoralité de la realpolitik, ne devraient pas se laisser influencer par la générosité naïve des philosophes. La chasse au tyran est certes méritoire, mais l’Irak et la Libye paient leur mort plus cher que leur dictature. Damas « libérée », la laïcité et le christianisme vivraient l’enfer. Quant à l’Europe…, elle vivra une « salafisation » accélérée. On se plaît, avec raison, à traiter de « farce » la réélection de Bachar el-Assad le 3 juin 2014, mais si l’opposition extrémiste avait vaincu, les termes « élection » et « liberté de pensée » auraient été férocement effacés du dictionnaire local. Somme toute, l’Union européenne a été préservée grâce à la stratégie chiite de Vladimir Poutine ! 6. Le Liban… le petit frère martyr de la Syrie Mi-mai 2012 Une menace concrétisée : le conflit en Syrie réveille les démons libanais. Bon an, mal an, le pays du cèdre vivotait entre un Hezbollah chiite très irascible, surarmé, maître réel du jeu politique et une majorité maronite et sunnite quelque peu apeurée. D’autant que Damas assurait toujours « la protection » du chiisme libanais.

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Le tremblement de terre syrien fissure cette « paix » fragile. Rappelons que la ville de Tripoli, située à l’extrême nord du Liban, est un fief ardent du sunnisme. C’est là qu’Arafat, fuyant l’ire de la milice chiite Amal et de Damas, s’était réfugié après avoir, en 1982, livré des armes aux intégristes sunnites syriens. La rébellion de ces sunnites à Damas, à Alep et à Hama entraîna dans cette dernière ville le massacre que nous avons déjà plusieurs fois évoqué. Rappelons aussi que le leader de l’OLP dut quitter Tripoli, défendue pourtant par une forte milice sunnite dépendant du cheikh local, la ville subissant le bombardement incessant d’Amal. Sauvé in extremis par l’ONU, Arafat put gagner Le Caire et puis Tunis, où il installa « prudemment » son quartier général. Tripoli reprend en mai 2012 la « Une » des médias, les sunnites s’efforçant d’y massacrer les chiites minoritaires. Un Damas « à l’envers »! Le feu est mis aux brindilles. À quand le grand incendie au sein d’une nation abritant pas moins de dix-huit courants religieux ? Peut-être s’oriente-t-on vers un sud hezbollahi et un nord fondamentaliste sunnite, la communauté chrétienne, augmentée de réfugiés irakiens et syriens, revivant une épreuve périlleuse entre le marteau chiite et l’enclume sunnite.

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Le 7 juin 2012 Penchons-nous sur l’article de Georges Malbrunot publié à cette date en page 2 du quotidien français « Le Figaro ». Un extrait : « Les filières de financement du djihad syrien existent déjà à Tripoli (au Liban). Avec ses 40 mosquées salafistes, (elle en) est la plaque tournante, grâce à des associations caritatives du Golfe dont la principale est Charity Aid, une ONG chapeautée par son président saoudien (…), le vice-président koweïtien (…) et (…) le secrétaire général qatarien. » Le Liban s’enfonce donc une fois encore dans la tourmente… Une question lancinante : que vont devenir les chrétiens qui quittent l’Irak et la Syrie pour se réfugier en grand nombre dans un Liban où le sunnisme et le chiisme vont, peut-être bientôt, s’entretuer ? Fin août 2012 La danse macabre du communautarisme confessionnel menace à nouveau le Liban. Au printemps 2011, la Révolution arabe avait soulevé l’espoir d’éliminer – après 70 ans – l’hégémonie d’un régime géré par 18 courants religieux peu « fraternels ». Ce communautarisme exacerbé pénètre même le statut personnel des fidèles. Mariage, divorce, héritage, éthique sociétale sont régis par des « lois » contrôlées par des tribunaux confessionnels. L’État a pour

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seule fonction de tenter de coordonner ces parcelles de pouvoir d’essence religieuse. Mais le conflit syrien a éteint cette espérance. La laïcité – comme partout en terre d’islam – s’éteint comme une mèche de bougie soufflée. Après avoir été une terre « exquise », le Liban est ainsi devenu l’exemple déplorable du compartimentage du spirituel. Il est ainsi aberrant qu’une rue puisse séparer des endoctrinements farouchement opposites, les humains ayant divisé le Message divin, par essence universel, en une multitude de Vérités incompatibles proclamées « uniques ». La clef d’un des enfers les plus meurtriers de l’humanité. Et l’Europe a peur, car s’avère erronée la thèse qu’il faut laisser à l’islam le même temps de mûrissement qu’il fallut au christianisme – 2 000 ans à nos jours – afin de « s’apprivoiser » aux principes du siècle des Lumières. En effet, le christianisme moyenâgeux ne pouvait profiter de la contagion d’un modèle de relativisation autocritique, alors que l’islam, lui, baigne de nos jours dans une dynamique d’échanges quasi mondiale. Or, il choisit de se replier sur une protection agressive de ses certitudes originelles. Ce qui ne peut qu’exaspérer les autres croyances et le séculier. Dans les lieux où règne le Message d’Allah, les affrontements redeviennent féroces, comme au « bon vieux temps » des guerres de religion.

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En contraste au modèle européen, réputé pour être l’un des plus généreux possible. Il marie en une fraternité courtoise croyants et non-croyants. Même s’il n’est pas parfait, ce modèle devrait prévaloir dans un XXIe siècle multicultuel et multiculturel. Soixante années de paix… et un Prix Nobel ! 7. Le Maroc Le roi Mohammed VI a eu la sagesse de vouloir devancer le souffle du Printemps arabe. En juin 2011, il a fait approuver une modification importante de la Constitution. On y trouve à présent l’ouverture à un droit de grève, à un nouveau statut des magistrats, à la reconnaissance de l’entité berbère, à l’augmentation du pouvoir du parlement, à la désignation du Premier ministre parmi les membres dirigeants du parti vainqueur… mais même si le roi reste la référence dominante en tant que Commandeur des croyants, la notion de sacralisation du souverain a été abolie. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire contemporaine du pays, le chef du gouvernement sera un islamiste « modéré », car son parti « Justice et Développement » (PJD) a remporté les élections du 25 novembre 2011 avec 107 sièges sur 395. Son secrétaire général, Abdelillah Benkirane, fait figure de gagnant somptueux, puisque son mouvement ne disposait auparavant que de 47 sièges. Le vent du Printemps arabe a donc soufflé quelque peu jusque là… Le vieux parti glorieux de l’indépendance, « l’Istiqlal », ne recueille plus que 60 sièges, le « Rassemblement national des

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Indépendants » (RNI) 52 sièges, le parti « Authenticité et Modernité » (PAM) 47 sièges, « l’Union socialiste des Forces populaires » (USPF) 39 sièges et le « Mouvement populaire », berbérophone, 32 sièges… Le PJD annonce une ligne de conduite libérale, ce qui le distinguerait de la plupart des courants islamistes arrivés au pouvoir à la suite du Printemps arabe. Mais l’hypothèse d’un agenda caché n’est pas à exclure. Remarquable stratège, Abdelillah Benkirane affiche une ferme volonté de faire montre d’un comportement avenant. Il a ainsi visité des capitales européennes, fait campagne avec des femmes non voilées, et proclamé que son but est d’épurer le pays de la corruption et des inégalités sociales. Lors d’un congrès de son parti, il a usé d’humour en notant que l’une des seules questions que l’on posait toujours aux militants de son parti était de savoir si son mouvement interdirait le port des maillots de bain ou ferait fermer les bars alors que, selon lui, il y avait des choses bien plus sérieuses à traiter car il s’agissait de redresser l’ensemble de l’éthique politique du pays. Cependant, les observateurs ont noté que lors de la révision du code de la famille – la Moudawana –, effectuée par le roi en 2003, l’opposition du PJD fut très vive, fortement hostile au report de l’âge légal du mariage de 15 à 18 ans, à la suppression de la tutelle du père et du frère sur les femmes, à la limitation de la polygamie… On put même parler d’un combat revêtant une certaine férocité.

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Le palais, sous des dehors impassibles, reste dès lors très méfiant par rapport au « libéralisme » affiché par Abdelillah Benkirane. Deux signes évidents : le souverain a reçu le vainqueur islamiste non à Rabat, mais dans la bourgade de Midelt. Or, cette ville fut le fief d’un « péjidiste » condamné pour corruption. Manifestation d’une dérision acide par le palais, car le PJD a bâti son programme électoral sur sa rigueur morale… D’autre part, s’est constitué un véritable gouvernement royal parallèle doté de cinq nouveaux conseillers. Ce cabinet assistant Mohammed VI possède encore, malgré la démocratisation du pays, un réel pouvoir décisionnel sur les matières les plus importantes. Et il est « remarquable » que revienne au premier plan Fouad Ali el-Himma, ancien chargé des Affaires intérieures, un anti-islamiste féroce fort peu apprécié par les manifestants d’un certain « Mouvement du 20 février ». De fait, pour compléter le tableau de la situation marocaine après ces élections, il ne faut pas oublier la détermination du « Mouvement du 20 février », qui a engagé les électeurs à boycotter le scrutin. En effet, ce mouvement n’accorde aucune confiance à la structure du régime chérifien qu’il estime corrompu et coupable de violations des principes des droits de l’homme. Il n’attaque pas directement la personne du roi mais lui reproche cependant de ne pas réagir contre cette dérive. Ce mouvement est très composite, groupant des gens de gauche soucieux de revenir à plus de justice sociale, des libéraux désireux d’obtenir une certaine laïcité ainsi que

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des islamistes qui, à l’inverse, reprochent au régime de vouloir altérer le fondement éthique de l’islam. On devine la tâche qui attend l’homme fort du PJD ! Sa responsabilité est « historique » en ce qui concerne l’avenir du Maroc. Il devra entre autres choses restaurer la confiance du peuple à l’égard des gestionnaires de la politique et de la culture et mener la rédaction des lois organiques prolongeant les principes de la nouvelle Constitution de juin 2011. Des lois très attendues, portant notamment sur le statut des magistrats et l’instauration d’un nouveau code de la presse. À ce stade, enrichissons notre analyse à la lumière du témoignage d’un expert « généraliste » de l’étude du monde arabe, Baudouin Dupret. Chercheur averti au Centre national de la recherche scientifique, le réputé CNRS français, également chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain (UCL), licencié en droit, en langue arabe et islamologie de l’UCL, il a acquis un doctorat en sciences politiques à l’Institut des sciences politiques (IEP) de Paris. Il a étudié, vécu et travaillé durant neuf ans en Égypte et quatre ans en Syrie avant de diriger depuis un an le Centre français Jacques Berque de Rabat. Il nous livre un témoignage précieux dans une interview reprise en page 8 de l’hebdomadaire belge « Le Vif/ L’Express » du 9 septembre 2011.

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Lisons ce qu’il y déclare sur le travail de réforme de la Constitution marocaine engagé par Mohammed VI : « L’article 41 de la nouvelle Constitution accorde au roi une compétence exclusive dans les matières religieuses, qui peuvent être interprétées de manière extrêmement large. Cela peut être aussi bien la réforme du code des successions que les aspects sécuritaires de la lutte contre le terrorisme. Ce qui a effectivement été débattu, c’est la notion de “liberté de conscience”. La première mouture du texte prévoyait d’inscrire la liberté de conscience dans la Constitution. Mais, à l’instigation du Parti Justice et Développement (PJD), d’inspiration islamiste, et de l’Istiqlal, le parti nationaliste historique, très attaché aux valeurs d’arabité et d’islamité, cette notion n’a pas été retenue parce qu’elle contenait de façon implicite la liberté de se convertir à une autre religion. Les islamo-conservateurs, qui représentent près de 50 % des électeurs, ne pouvaient pas l’accepter. Ils ont rappelé que le Maroc était un État islamique et que cette identité marocaine était menacée par la liberté de conscience. N’en déplaise aux progressistes, le Maroc est sociologiquement et politiquement très, très largement conservateur. » Il est donc patent que malgré le statut « sacralisé » du roi du Maroc en tant que descendant d’Ali, la modernité que le souverain tente de promouvoir est contrainte de passer par le filtre aux mailles serrées de l’islam conventionnel, pour lequel la Révélation ultime de Dieu à Mahomet ne peut souffrir la perspective d’une « régression » de la foi vers le judaïsme ou le christianisme, religions certes sœurs, mais dont les messages sont considérés comme erronés.

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Nous l’avons souligné, un élément d’importance joue en faveur du Maroc. L’image du roi, commandeur des croyants, reste intacte pour plus de 70 % des électeurs qui critiquent essentiellement la gestion temporelle du pays, selon eux corrompue et à la défaveur des moins nantis. Seuls les salafistes veulent écarter le roi de tout pouvoir, voire le rendre « constitutionnel », afin de permettre un jour son éviction par voie parlementaire. De plus, sa popularité privilégie le Maroc, qui s’efforce d’évoluer dans le calme, loin du jeu des confrontations exacerbées du Printemps arabe. Baudouin Dupret ajoute un élément en faveur de cette souplesse du pouvoir marocain : « Cela fait une petite quinzaine d’années que le Maroc a engagé un processus de réformes, et c’est sans doute cela qui explique sa capacité à traverser les Printemps arabes avec une certaine sérénité. » Certes, nous sommes au sein du chapitre marocain, mais l’entretien porte sur d’autres points chauds déjà traités et l’expérience de Baudouin Dupret nous engage à poursuivre l’analyse de son interview concernant Israël et l’esprit d’une démocratie fondée sur un électorat musulman. « (Actuellement), la surenchère par rapport à l’opposition à Israël est payante. Je ne suis pas sûr qu’Israël tire un grand bénéfice du réveil arabe… » Et il souligne combien la tension sur le terrain et sur le plan diplomatique monte avec l’Égypte. Combien l’effervescence guerrière se réveille dans le Golan, alors que cette frontière était la plus calme de toutes celles de l’État hébreux avant que 950

la rébellion sunnite teintée d’islamisme et résolument pro-Hamas ne perturbe la politique chiite d’el-Assad opposé à la création d’un État palestinien sunnite sur son flanc. Autre question posée à Baudouin Dupret : « À quand la réalité d’une démocratie dans le contexte arabe en quête d’espérance ? » « Les régimes autoritaires ont anesthésié toute vie politique pour assurer leur survie. Les gens n’ont plus pensé qu’à assurer leur avenir et celui de leurs enfants. Aujourd’hui, (…) dans les pays arabes, la population est plus dans la protestation que dans la proposition. Mais sans propositions, quelle est donc la forme concrète que peuvent prendre ces pays ? La mise en place de la démocratie peut prendre du temps. » NDLA : Soulignons que de nombreux experts se posent la question de savoir si l’instauration d’une démocratie est compatible avec l’exercice d’une religion dont le texte sacré comporte une part de pratiques de gestion du temporel. Nous l’avons déjà envisagé mais nous estimons important d’y revenir. Au sein d’une démocratie « à l’occidentale », une majorité laïque peut sans problème édicter des lois altérant les conduites sociétales prônées par le religieux. Le christianisme a certes critiqué ces lois de manière ferme, mais il a dû s’incliner. Tel est le cas par exemple des textes légaux autorisant la libéralisation de l’avortement ou le droit à l’euthanasie. À remarquer que ces lois n’imposent aucune obligation aux citoyens qui y sont opposés, à la différence des contraintes liées au sacré qui les interdit à tous, ce qui différencie de manière capitale les deux attitudes. 951

L’islam porteur des valeurs d’un texte dicté par le Divin peutil accepter de « subir les errances sacrilèges » d’une majorité hors de son contrôle ? Toutes les élections du Printemps arabe démontrent qu’elles ont « servi » à balayer les frêles avancées de la gestion laïque des États musulmans. Revenons à présent au Maroc. Pour y associer cette fois l’Algérie et la Tunisie, en une vision globale du Maghreb, la vaste conquête coloniale française. Une entité qui fut plongée dans un bain culturel intense déversé par une France dont la gestion de ses colonies se caractérisait par une vague culturelle exceptionnelle. « L’empreinte » de la langue française nourrissait les élites et irradiait même en profondeur le peuple. Au Caire, l’anglais s’étale à la surface de la population, de même qu’à New Delhi. Mais à Tunis, à Rabat, à Alger, le français a pénétré les fibres du tissu sociétal, comme d’ailleurs au sein de l’Afrique noire subsaharienne. Nous citons le Sénégal, le Niger, la Côte d’Ivoire… Ce fait est capital, et les islamistes le savent et luttent ardemment pour l’éliminer. Ce sera du reste le projet exposé d’entrée de jeu par les partis islamistes tunisien Ennahda et marocain PJD.

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En effet, ce pont culturel entre la France et ses anciennes colonies est une chance unique pour Paris. Puissent les futurs dirigeants français la saisir. D’autant que Mohammed VI entend préserver cette attache précieuse avec l’Union européenne, que Bouteflika, face à une menace islamiste exacerbée par la chute de Kadhafi, se rapproche de l’Europe et que les laïques de Tunisie s’accrochent désespérément au maintien du français, une langue dénoncée comme une « pollution de l’islamisme » alors qu’elle constitue au contraire à leurs yeux un médicament essentiel contre l’épidémie de la charia. Ce « bloc » du Maghreb paraît être le seul à pouvoir survivre à la déferlante islamisante, noyant dans ses certitudes sacrées le libéralisme et la laïcité, de Tripoli à Islamabad. Encore faudra-t-il que la France saisisse à temps l’enjeu, avant que les « modérés » du Maghreb ne soient à leur tour submergés par la vague. Le 26 avril 2012 En sa page 10, le quotidien français « Le Monde » annonce et commente, sous la plume d’Isabelle Mandraud, les mesures de coercition prises à l’égard de la langue française : « Piloté par le ministre de la communication, Moustapha elKhalfi, issu du parti islamiste PJD, vainqueur des élections législatives de novembre 2011, le nouveau cahier des charges imposé aux deux chaînes publiques généralistes de télévision provoque un certain émoi au royaume chérifien. (…). Le 1er mai, (ces mesures) prévoient la diffusion des cinq appels

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quotidiens à la prière, la retransmission en direct de la prière du vendredi, la suppression de la publicité pour les jeux de hasard (NDLA : cette mesure touchera particulièrement un proche du palais, mais il y a peu de chances que la monarchie réagisse car les jeux de hasard sont haram, c’est-à-dire interdits par la religion !), et une plus grande arabisation des programmes avec réduction des émissions francophones. (…). Ces mesures visent (particulièrement la chaîne) 2M (qui) diffusait jusqu’ici deux journaux télévisés en langue française (dont) il ne devrait plus en rester qu’un seul et repoussé à une heure tardive. (…) à la différence de (l’autre chaîne), aucun appel à la prière ne figurait (…) dans ses grilles. » Il va sans dire que l’opposition est montée au créneau pour dénoncer « une vision rétrograde de l’audiovisuel », dont le marché, ici comme ailleurs dans le monde arabe, est dominé par la chaîne satellitaire qatarie Al-Jazeera. Dorénavant, la proportion des émissions en langue française est limitée à « 20 ou 25 % » du temps d’antenne. « La presse s’est emparée du sujet. “Marocain(e)s libres, les interdits vous guettent”, titrait, début avril, l’hebdomadaire francophone Tel quel, ajoutant sur sa couverture : “Avec une télé halal (autorisée par la religion), un art propre, des imams érigés en stars du Net, le royaume multiplie les glissements en arrière”. (…). En février, la censure avait frappé à plusieurs reprises des journaux étrangers, dont l’hebdomadaire français « Le Nouvel Observateur », qui avaient consacré leur numéro à la religion. »

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Certains commentateurs impertinents estiment que la mesure prise par le ministre de la communication marocain constitue une démarche salutaire. En effet, si le Maroc et la Tunisie affaiblissent la connaissance du français, il y aura un jour moins d’émigrés choisissant des pays francophones comme destination « économique ». 8. L’Algérie Mi-mai 2012 Félicitations occidentales en pluie sur Alger, saluant le statu quo réussi par le président Bouteflika. Certes, on compta 57,1 % d’abstentions aux élections législatives du mois de mai, des abstentions « fusillées » par la vindicte des islamistes qui souhaitaient une expansion massive du Printemps arabe manquant à leur palmarès, mais les « modérés modernistes » ont indéniablement écrasé les trois partis islamistes s’étant groupés en un seul bloc, l’Alliance de l’Algérie verte (AAV). Ceux-ci n’obtiennent, sur les 462 députés au parlement, que 47 sièges contre 221 au Front de libération nationale (FLN) du président Bouteflika et 70 pour son allié, le Rassemblement national démocratique (RND). Les capitales européennes sont « éblouies » par ce score « laïque » exceptionnel… et les islamistes ont avancé – cela devient un refrain en dehors des démocraties occidentales – l’argument de l’irrégularité du vote. Or, les observateurs de l’ONU, de l’Union européenne, de la Ligue arabe, de l’Union africaine, de l’Organisation de la

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Conférence islamique ont déclaré n’avoir remarqué que des dérives mineures ne mettant pas en cause le résultat général. Le même argument que celui avancé par les artisans de Vladimir Poutine. Pourquoi ce score surprenant ? Très probablement parce que les électeurs ont préféré la paix à l’aventure d’une apocalypse terroriste restée gravée dans la mémoire de ce peuple martyr d’une guerre religieuse interminable vécue entre les outrances meurtrières fomentées par le Groupe islamique algérien (GIA), le bras armé du Front islamique du Salut (FIS), et la répression de l’armée officielle. Une guerre qui a même atteint en profondeur les populations occidentales, le conflit d’une dizaine d’années entre la France et l’Algérie pour la conquête de son indépendance ayant été si intense qu’elle avait marqué toute une génération européenne. Et n’oublions pas que l’Algérie est somme toute assez proche du rivage nord de la Méditerranée. Au point que Marseille semble en être une prolongation… Le quotidien belge « Le Soir » du 11 mai 2012, en sa page 10, cite deux phrases recueillies par son correspondant à Alger, Hanafi Taguemout : « Je préfère encore la faim à la guerre comme celle qui a lieu maintenant en Syrie. » « Nous avons quelque chose d’inestimable : la paix. Et elle vaut le coup de se rendre aux urnes. »

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À bon entendeur… NDLA : Il convient ici de rappeler combien l’Algérie indépendante a vécu de tourmentes. Échelonnons-en les dates principales. 1962 : L’indépendance après les accords d’Evian. 1965 : Le président Ahmed Ben Bella est renversé par le colonel Houari Boumediene. 1978 : La mort de Boumediene sonne le glas de son orientation marxiste. L’étreinte « à la russe » avait visé à imiter l’URSS et charriait ses défauts : agriculture de type collectiviste, choix de l’industrie lourde, quadrillage policier sévère entraînant – comme toujours dans le monde communiste – asservissement à la performance forcée, pénuries alimentaires, privation des biens de consommation et mise en veilleuse du religieux. D’où, avec la chute de ce pouvoir, l’éclatement de révoltes à répétition. 1988 : Le président Chadli Bendjedid mâte une révolution massive de jeunes. À Alger, 500 « étudiants » sont massacrés à la mitrailleuse lourde, une méthode qui donnera des idées à Bachar el-Assad… 1989 : Le pouvoir lâche du lest. Libéralisation et multipartisme sont proclamés. Naît immédiatement une déferlante islamiste menée par le Front islamique du Salut (FIS). Une vague identique à celle du Printemps arabe.

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1990 : Le FIS remporte 54 % des voix au premier tour des élections locales, les premières depuis l’indépendance… en 1962 ! Soit 28 années de dictature du FLN. 1991 : Mars : dissolution du FIS ordonnée par le nouveau président, Mohamed Boudiaf… qui est assassiné. Se déclenche alors une rébellion armée menée par le Groupe islamiste algérien (GIA) 1991 : Juin : grève générale houleuse déclenchée par les islamistes. Les chefs du FIS sont emprisonnés mais la rue exige des élections législatives. 1991 : Décembre : le premier tour des élections législatives accorde au FIS quelque 48 % des suffrages. Le second tour augure d’une majorité absolue en faveur des islamistes. L’armée suspend les élections. Les islamistes et… les tenants européens des droits de l’homme s’insurgent contre cette mesure qu’ils qualifient d’arbitraire, agressant la liberté d’expression. Il convient à ce propos de noter, afin de saisir pleinement l’esprit de l’époque, que le second du FIS, Ali Belhaj, avait candidement annoncé entre les deux tours que ces élections seraient les dernières tenues en Algérie ! En effet, avait-il déclaré, comment envisager que le parti de Dieu puisse être renversé par une opposition forcément impie. Et d’ajouter que le sort du pays, une fois placé sous la gouvernance du divin, plus personne ne pourrait prétendre critiquer cette gestion.

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Propos édifiants pour tous les observateurs des retombées du Printemps arabe… 1999 : Après une guerre sauvage, où les civils payèrent le prix fort, l’arrivée du président Abdelaziz Bouteflika marque la fin de cette violence exacerbée. L’Algérie est épuisée, elle compte des milliers de morts. « Éreintes », les deux camps sont prêts à s’accorder sur une trêve qui débouchera sur une amnistie. Mais aujourd’hui encore, la population a le sentiment qu’elle vit dans un équilibre fragile, entre l’excès du religieux et la mainmise du FNL. 2012 : On comprend donc aisément pourquoi le taux d’abstentions a atteint 42 %, et aussi pourquoi les espérances des islamistes n’ont pas été satisfaites. C’était pourtant Abou Djerra Soltani, islamiste modéré, admirateur du modèle turc, qui menait l’opposition au courant laïcisant. Il avait réussi à souder en une entité politique tous les islamistes au sein d’une Alliance pour l’Algérie verte (AAV). Mais les électeurs semblent avoir craint que, dès les élections gagnées par cette alliance, les extrémistes se démasqueraient et imposeraient un courant salafiste. La crainte des électeurs ? Elle fut certainement attisée par une déclaration préélectorale de l’islamiste de premier plan Abdallah Djaballah, une déclaration tout aussi malencontreuse que celle du second dirigeant du FIS en 1991 :

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« Les laïques sont les plus grands criminels après ceux qui doutent de l’unicité de Dieu. » Gageons qu’il est à présent exaspéré par l’afflux massif des femmes dans le nouveau parlement. Elles occupent un tiers de l’assemblée, soit 145 sièges ! Un phénomène « évidemment » unique en terre musulmane. Voyons ce qu’en dit l’éditorial du quotidien français « Le Monde » du 14 mars 2012 : « Plus d’un pays européen, à commencer par la France, rêverait d’un tel chiffre. » Un résultat qui doit faire pleurer nombre d’Égyptiennes, de Tunisiennes, de Libyennes… noyées sous la « virilité » des électeurs mâles. À cette crainte d’assister au réveil des horreurs des années 1990 s’ajoutent d’abord les recettes de la rente pétrolière qui – comme dans les pétromonarchies du Golfe – « apaise » le peuple bénéficiant d’un bien-être accru. Ensuite la peur suscitée par la présence d’AQMI aux confins sud du Sahara, détruisant déjà au Mali tout espoir de modernité. Nous comprenons dès lors pourquoi les services de sécurité algériens, particulièrement formés à lutter contre le courant islamiste, sont considérés comme faisant partie des meilleurs du monde et pourquoi ils ont été les plus écoutés par les dirigeants de la coalition anti-Kadhafi.

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À vrai dire, pas toujours suffisamment, puisque le Qatar a pu tout à l’aise nourrir en armes la part islamiste de la Cyrénaïque… tout en restant notre allié privilégié ! Le 24 septembre 2011 Le quotidien français « Libération » annonce en exclusivité « OPA sur la banlieue ». En effet, un fonds d’aide aux jeunes entrepreneurs des banlieues françaises sera constitué avec un apport qatari de 50 millions d’euros. Extrait de l’éditorial, signé Nicolas Demorand : « (…) La diplomatie du Qatar a beau jouer des circuits qui définissent le monde moderne, celui de la finance, des médias de masse, du sport, du divertissement, de l’art et du savoir, elle n’est en rien une philanthropie. (…). Voir ainsi le Qatar débarquer dans les banlieues françaises pour s’y substituer à une République impécunieuse mérite donc d’y regarder à deux fois. » Le politologue Karim Sader, spécialiste réputé de la région, estime que le Qatar envisagerait de devenir le nouveau pôle islamique du XXIe siècle, volant ainsi à l’Arabie saoudite, son géant de voisin, ses prétentions islamiques. Interrogé par Jean-Pierre Perrin de « Libération », il déclare : « À la différence de l’Arabie, le Qatar ne connaît pas le moindre soupçon de revendication démocratique. Le principal danger vient du Palais, avec une branche dure du wahhabisme représentée par Hamad ben Jassem, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. »

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D’où un conflit entre l’aile radicale et la libérale, incarnée par l’émir et surtout par Moza, son épouse détestée par les ultras. Jean-Pierre Perrin se pose donc la question de savoir si Paris va continuer cette relation avec l’émirat ambigu et prédateur. On devine la réaction de l’extrême droite française. Ainsi, Marine Le Pen critique avec virulence cette décision de soustraiter avec un pays étranger une partie de ses obligations souveraines. Gageons que ce faisant, elle espère amplifier son électorat. 9. Le Yémen Le 11 mars 2011 Déclenchement de la révolte. Le président Ali Abdallah Saleh fait partie de cette catégorie d’hommes politiques qui espèrent mourir au pouvoir, après des années d’occupation du terrain. Il est vrai qu’il a guidé remarquablement un pays longtemps déchiré entre un Nord féodal pro-occidental et un Sud soviétisé. Il fut l’homme qui sut, en 1990, ressouder « convenablement » ce pays disloqué surcroît entre de multiples courants antagonistes alimentés par les divisions entre chiites et sunnites, entre un archaïsme tribal et des élites urbaines, entre l’extrémisme virulent d’Al-Qaïda – qui contrôle fin mai un port stratégique à 50 km de la capitale Sanaa – et un mouvement modéré, entre mangeurs de khat – une drogue hallucinogène qui supplante l’agriculture vivrière et même la production fort rémunératrice du célèbre

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café moka – et citoyens lucides… débordés par la corruption et l’apathie. Washington est désireux que cesse la répression meurtrière des opposants au régime tout en souhaitant une sortie honorable de leur allié Abdallah Saleh. Avec l’accord empressé des États-Unis, le Conseil de coopération du Golfe persique édifiera un texte de compromis accepté par les chefs de l’opposition. Ce texte prévoit le départ du président Saleh bénéficiant d’une garantie d’immunité après un léger délai qui lui est accordé pour sauver l’honneur. Il faut noter que ce Conseil de coopération, dominé par Riyad, est déjà intervenu militairement à Bahreïn pour aider le pouvoir à contenir la révolte de ses 70 % de chiites avec, là aussi, la bénédiction de Washington… puisque le chiisme est par principe dangereux en tant qu’allié potentiel de Téhéran. Mais rien ne s’arrange au Yémen. Tout est remis en question dans les deux camps, la rue reste redoutablement échauffée, le régime s’incruste de plus belle. Le 22 mai 2011 Les mandataires des pétromonarchies du Golfe conviés à Sanaa assistent à un refus définitif du président de quitter le pouvoir et doivent même s’enfuir en hélicoptère tant la foule des partisans d’Abdallah Saleh assiège violemment le palais ! Une vraie guerre civile s’instaure. Septante morts en trois jours ! L’appareil militaro-sécuritaire, fort lié au régime, affronte dorénavant les miliciens d’une des plus

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grandes confédérations tribales du pays, celle des Hashid, dirigés par Sadek al-Ahmar qui a « lâché » le camp présidentiel que son père avait toujours soutenu, même en tant que dirigeant de l’opposition. Une confédération capable de mettre en lice 10000 hommes armés jusqu’aux dents… De ce fait, la situation fin mai est peu favorable au régime. Contre lui, il y a les Hashid, auxquels se joint le chef militaire du Nord, Ali Mohsen alAhmar et se joindra peut-être, hésitante encore, la puissante confédération tribale des Baqil. Washington est très inquiet : l’AQPA, l’antenne d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique, s’installe commodément, nous l’avons dit, sur une côte vitale, clef de sortie de la mer Rouge. Le 17 juin 2011 Coup de sonde : selon certains commentateurs, le roi Abdallah d’Arabie saoudite – fort « encouragé » par le président Obama à agir – est parvenu à calmer les hostilités. Rappelons incidemment que la sauvegarde de la dynastie saoudienne est garantie par un traité signé avec Washington, raison pour laquelle la Ve flotte américaine est stationnée à Bahreïn. Depuis 15 jours donc, le cessez-le-feu entre le clan du cheikh Sadek al-Ahmar et les loyalistes du président Ali Abdallah Saleh se maintient. La capitale Sanaa est éventrée de partout et les bâtiments officiels qui furent occupés par les partisans du clan avaient

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triste mine lorsqu’ils furent rendus aux médiateurs désignés par les deux camps. L’absence du président Saleh, toujours soigné en Arabie après l’attaque de son palais le 3 juin 2011, a certainement favorisé l’accalmie. Mais cette accalmie est très instable car l’un des fils d’Abdallah Saleh, commandant de la garde républicaine, siège par interim au palais présidentiel, une construction aussi mal en point que l’est le palais des al-Ahmar. Les opposants d’Abdallah Saleh restent déterminés à renverser un pouvoir de 33 années se proposant d’installer une succession héréditaire. Ils placent tous leurs espoirs en la sagesse du vice-président Mansour Hadi qui « dirige » le pays, cependant prudemment cloîtré dans sa résidence. Et aussi en l’influence des États-Unis et de l’Arabie saoudite qui ont tout intérêt à restabiliser le Yémen en confiant la gestion de l’armée à des féodaux hostiles aux mouvements terroristes fort présents. Fin septembre 2011 Le président Saleh est de retour… après trois mois de convalescence en Arabie. Le conflit entre les adversaires a déjà entraîné la mort de 450 personnes. On devine que ce retour au pays n’est pas de nature à apaiser les esprits. Il suffit d’ailleurs de constater la recrudescence de la colère dans la rue. Le 22 novembre 2011 L’agence AFP signale :

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« Le président yéménite Ali Abdallah Saleh est arrivé mercredi 22 novembre, de façon inopinée, à Riyad pour signer l’accord prévoyant son retrait, réclamé depuis dix mois par un mouvement de contestation. Son départ de Sanaa a été confirmé par une source officielle. L’émissaire des Nations Unies au Yémen, Jamal Benomar, a confirmé que la cérémonie de signature de l’accord “aura lieu aujourd’hui à Riyad”, précisant que M. Saleh signera ce plan, déjà paraphé par l’opposition. Les deux parties signeront ensuite son mécanisme d’application. Ce plan, proposé par le Conseil de coopération du Golfe (CCG), dont l’Arabie saoudite est le chef de file, prévoit le départ de M. Saleh du pouvoir en échange de l’immunité pour lui-même et ses proches. Le président yéménite doit remettre le pouvoir pour une période intérimaire à son vice-président, Abd Rabbo Mansour Hadi, un homme de consensus. » Le 25 novembre 2011 Le quotidien français « Le Monde » publie à cette date, en sa page 4, un article signé Gilles Paris et consacré au retrait – enfin, diront les commentateurs occidentaux – du président Saleh : « Plus par inquiétude face aux risques d’effondrement d’un État déjà incapable de contrôler une bonne partie de ses provinces que par attachement à la démocratie, les pétromonarchies voisines du CCG (dont le Yémen n’est pas membre) reviennent à la charge pour obtenir un plan de sortie ratifié par une opposition composite liguée contre le clan présidentiel. (On sait qu’) à trois reprises, d’avril à mai, le président yéménite avait refusé de plier. (…). Alors que

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l’opposition espérait que le départ (en convalescence du président en Arabie saoudite) soit le prélude à une démission. (…). Le plan ratifié à Riyad a été modifié par rapport à sa mouture initiale. Le principe d’une immunité a été conservé alors que les protestataires (…) souhaitent juger le président, ce qui explique qu’ils aient accueilli avec colère la signature (de ce nouvel accord). (…). Si des élections législatives (en souffrance depuis 2009) devaient être organisées rapidement, elles verraient sans doute le triomphe du parti islamiste Al-Islah, fondé par l’ancien chef de la tribu Al-Ahmar, le cheikh Abdallah, aux dépends du parti présidentiel, le Congrès général populaire. » NDLA : La formation islamiste s’appuie – bien sûr, comme partout ailleurs – sur des organisations caritatives indispensables dans ce pays qui est l’un des plus démunis du monde, en grande partie par l’assuétude des hommes au rituel quotidien de la mastication du khat. Cette formation est loin d’être homogène, car elle compte dans ses rangs à la fois le prix Nobel de la paix Tawwakul Karman et un « proche » d’Al-Qaïda, le cheikh Abdul Majid al-Zindani. Début décembre 2011 La composition d’un gouvernement « d’Entente nationale » est annoncée. L’on devine la tâche qui l’attend tant l’enchevêtrement des courants et des intérêts divergents est

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intense. L’opposition a obtenu de diriger ce gouvernement, mais le « camp Saleh » y compte des représentants. La rue n’est pas calme pour autant. Des manifestations massives réclament le jugement de l’ancien président « aux mains sanglantes », alors que les pétromonarchies du Golfe lui ont accordé l’immunité s’il consentait à quitter le pouvoir. La lave du volcan est encore chaude sous les pavés de Sanaa. Le 29 décembre 2011 Le chaos profite à Al-Qaïda pour qui gêner, voire bloquer, la sortie de la mer Rouge représente un plan grandiose. À cet égard, lisons quelques extraits du reportage inquiétant réalisé dans le sud du pays par François-Xavier Trégan, envoyé spécial du quotidien français « Le Monde », et tel que rapporté en sa page 2: « Depuis le mois de mai, des djihadistes qui se réclament d’Al-Qaïda ont fait leur fief (de la province d’Abyan), promettant de fonder dans le sud du Yémen un “émirat islamique”. Ce groupe progresse sous le nom d’Ansar AlSharia, “les partisans de la loi islamique”. Dans ce pays que les autorités ne contrôlent qu’en partie (…), la nébuleuse terroriste tisse sa toile dans les provinces d’Abyan, de Al-Bayda et de Marib. (…). (Mais le pire est peut-être à venir) car le chef des opérations antiterroristes en est certain : “occuper la province d’Abyan n’est qu’une étape pour Al-Qaïda. Ils ont une vision stratégique, s’emparer d’Aden et prendre le contrôle des accès à l’océan. D’ailleurs des cellules ont progressé vers la grande métropole du Sud”. » 968

La lutte contre cette emprise dangereuse devient une priorité absolue pour Riyad, la liberté de circulation à la sortie de la mer Rouge étant capitale pour l’Arabie, tout comme l’est d’ailleurs la sortie du golfe Persique menacée par la stratégie iranienne qui encourage notamment les 70 % de chiites de Bahreïn à jeter le trouble dans ce pays hébergeant la Ve flotte américaine. Ajoutons à ces deux nœuds coulants, le chiite et le sunnite, l’analyse de la situation à Djibouti où se propage un fort courant chiite émanant des zones du Yémen converties à cette branche de l’islam. Le président Saleh ayant « enfin » quitté le pouvoir, son successeur, Abd Rabbo Mansour Hadi, est « prié » par les États-Unis et les pétromonarchies de chasser les partisans d’Al-Qaïda de leurs conquêtes territoriales. L’armée yéménite s’y emploie avec une déplorable faiblesse. D’abord, les militaires préfèrent user de l’artillerie contre ces guerriers aguerris au combat rapproché. Mais les obus n’ont jamais empêché une bonne infanterie de progresser… Ensuite, des djihadistes.

« volontaires »

saoudiens

renforcent

les

Enfin, l’armée yéménite est littéralement écartelée par un manque de coordination. Ainsi, le chef de l’armée de l’air, le demi-frère du raïs banni, refuse son licenciement. Le fils aîné de l’ex-président « possède » toujours la garde républicaine. Un de ses neveux dirige la garde centrale et un autre commande les services de renseignements ! 969

Le clan Saleh est donc manifestement considéré par les Américains comme l’ossature la plus sûre d’une terre frémissante d’antagonismes enracinés. Il va sans dire que cette confusion magistrale fait le jeu d’AlQaïda qui est, lui, localement très cohérent en son fanatisme. Et n’oublions pas la poussée chiite zaïdite, très présente au Yémen, et dont la remontée en puissance est favorisée d’une part par les divisions du sunnisme et d’autre part par le chaos politique. Ce courant chiite, nous l’avons dit, gagne donc même Djibouti et le salafisme yéménite n’est pas en reste. Or, Djibouti est non seulement la clef de sortie de la mer Rouge, avec l’une des plus fortes présences militaires françaises en Afrique, mais ce pays jouxte l’Erythrée et la Somalie islamistes sunnites ainsi que l’Ethiopie chrétienne en conflit permanent avec ces deux voisins pour le moins « remuants »! Fin mai 2012 Cent morts et plus de deux cents blessés à Sanaa. Un chiffre record, « triomphant », pour l’AQPA – la branche d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique. Un kamikaze a réussi à se glisser en uniforme parmi la troupe répétant le défilé militaire qui devait marquer l’anniversaire de la réunification du pays en 1990. Son sacrifice a voulu exprimer la colère des djihadistes devant l’ampleur de l’offensive menée par le président Hadi contre les bases de l’AQPA. Une lutte féroce, à la dimension 970

du danger que constituerait un Yémen gangrené par le djihadisme. Les États-Unis ont envoyé sur place de nombreux « experts militaires » et des drones armés. 10. L’Irak et l’Afghanistan Deux pays qui ne sont certes pas des acteurs du Printemps arabe, mais qui représentent néanmoins des points chauds du monde musulman. Il nous a cependant semblé utile de les traiter car l’Occident a choisi de quitter leur territoire et de laisser à leurs militaires quelque peu épouvantés le soin de tenter de maîtriser le « chaos démentiel » propre à toute guerre où les différentes versions du Divin s’affrontent sans miséricorde. L’Irak Obama a décidé que les Américains quitteraient le pays le 31 décembre 2011, contraint qu’il est à des économies maximales sur fond de déficit gigantesque et de fronde agressive républicaine. En effet, l’Afghanistan, l’Irak et l’épisode libyen ont entraîné une véritable hémorragie de dollars. Clairement, l’Afghanistan est prioritaire par rapport à l’Irak car il jouxte un Pakistan qui possède l’arme atomique et est gangrené par la contagion de l’islamisme virulent des taliban. NDLA : Mais l’Occident estime avoir assez versé le sang de ses soldats et assez livré l’argent de ses contribuables pour ne recueillir que le réveil d’un l’islamisme qui le prend ensuite pour cause de tous ses maux et de toutes les pollutions de ses valeurs sacrées.

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L’OTAN a donc décidé de quitter en 2014 un Afghanistan où, selon toute probabilité, s’éteindra rapidement toute chance d’acculturation des femmes, toute entorse à une charia « exemplaire », tout frémissement de la liberté de pensée. En Irak, la cérémonie officielle marquant la fin de l’occupation étrangère fut la moins médiatisée possible, le gouvernement irakien, majoritairement chiite, ayant retiré sans explication leur accréditation aux journalistes occidentaux. Elle a eu lieu devant des militaires américains et irakiens à Bagdad début décembre. Dans un pays en pleine ébullition, mieux vaut rester discret… Neuf ans de présence américaine et aucun remerciement du Premier ministre Nouri al-Maliki pour la « libération » de son pays. Au contraire, il a tenu à saluer « la victoire historique » que constituait le refus de son gouvernement de prolonger le mandat des troupes américaines, « une victoire qui restera dans les mémoires » a-t-il affirmé ! Les dirigeants irakiens voulaient exprimer ainsi leur satisfaction d’avoir libéré leur pays de ses libérateurs indésirables… alors que, en réalité, la décision de quitter rapidement les lieux émane principalement de Washington. Mais al-Maliki est décidément un chiite très militant. Sa satisfaction extrême déborde la vérité historique en ce sens que le départ des Américains est, aux yeux du chiisme local, une réelle « victoire ». Ce qui lui permettra à présent de dominer plus aisément la minorité sunnite qui fut quelque peu protégée par la tutelle des États-Unis.

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Le vice-président américain Joe Biden assistait à la cérémonie. Il a forcément été chaleureux à l’égard de ses troupes : « Nous sommes capables de mettre un terme à cette guerre grâce à tout ce que vous avez fait. » Une phrase politiquement correcte, car il aurait été inconvenant de déclarer que l’intervention des États-Unis avait, à vrai dire, entraîné la fuite d’un million de chrétiens, le réveil d’un intégrisme meurtrier, le retour d’un destin archaïque pour les femmes, le déclenchement d’une véritable guerre civile. La semaine qui précéda cette cérémonie comptabilisa ainsi 80 morts… Le 14 décembre 2011 Le président Obama accueille les premiers retours de troupes américaines. « Welcome home », a-t-il lancé à ces bienheureux soldats survivants d’une folle aventure (NDLA : 4 464 tués et 30 000 blessés). Et il ajoute notamment : « Vous avez accompli une réussite extraordinaire. Certes, l’Irak n’est pas encore devenu un État parfait, mais il est devenu un État souverain et indépendant dirigé par un gouvernement élu. » Beau discours de circonstance. Mais… l’enfer s’annonce déjà au sommet de l’État « libéré ». En effet, au lendemain du départ ultime des Américains, chiites, sunnites et croyants favorables à un régime

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laïque – ces derniers groupés Iraqiya – s’entredéchirent.

au

sein

du

parti

Al-

Le vice-président sunnite al-Hachimi est accusé d’avoir financé des actions terroristes menées par ses trois gardes du corps. Le Premier ministre al-Maliki, chiite sous influence iranienne, exige son arrestation et son jugement. Ce chiisme sous influence représenté par le parti de l’Alliance nationale, possède 159 parlementaires, alors que le parti AlIraqiya – dont al-Hachimi est membre – n’est représenté que par 82 élus. Ce parti a décidé de boycotter le parlement et le gouvernement ! La guerre des mots est ouverte en attendant de passer aux actes sur le terrain, car les sunnites réclament la démission d’al-Maliki qu’ils traitent de « dictateur pire que Saddam Hussein ». Quant à al-Hachimi, en « visite » chez les Kurdes, il s’affirme innocent et prêt à être jugé… au Kurdistan ou ailleurs, mais pas à Bagdad ! Souhait prudent ! Le gouvernement irakien est donc déjà fragilisé, quelques heures après le départ des derniers soldats américains, et aucun observateur lucide ne peut imaginer que « l’armée » irakienne réussira à pacifier un pays où sunnites, chiites et Indo-Européens kurdes s’entretuent depuis une décennie. D’autant que Riyad, Téhéran, Ankara et Damas trouvent avantage à cette danse macabre. NDLA : Nombre de commentateurs estiment qu’il faudrait que l’Occident prenne enfin conscience – le Printemps arabe 974

ayant balayé les rêves fous de certains de ses optimistes – que l’avènement de la démocratie en terre d’islam entraîne irrémédiablement l’élimination de la « pollution laïque », comme l’exprime élégamment le chef du parti Ennahda en Tunisie qui refuse de s’exprimer publiquement en français. Alors, autant admettre ce fait et s’atteler à protéger si possible la civilisation occidentale de la « pollution du spirituel excessif ». Mais, se demandent ces commentateurs, n’est-il pas trop tard, tant l’islam a déjà pénétré le tissu social occidental ? Quelques-uns de ces analystes relèvent même que l’islam modéré prévalaient dans les régimes arabes « pré-Printemps » de la rive Sud de la Méditerranée. Un islam qui reprochait à l’Europe de subir sans réaction les prétentions des représentants des courants excessifs et de permettre même l’expansion du fondamentalisme pour des raisons électoralistes. Cet islam modéré fut submergé dès 2012 par le réveil des islamistes issus de la Révolution de Jasmin. Il faut en effet être conscient que si l’Europe a peur des conséquences des élections au sein des pays touchés par le Printemps arabe, une partie de la population de ces pays – dans la mesure où elle aspirait à la modernité et à la liberté d’expression – n’est pas moins émue. Ainsi, le sont les laïques et les libéraux de Tunisie et les « jeunes » de la place Tahrir, et bien d’autres… Partout, quasi effacement de la laïcité, chassée en bordure d’un pouvoir décidé à rapidement islamiser le pays, ou parfois lentement mais irrémédiablement, en suivant le modèle turc.

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L’Afghanistan Le quotidien français « Le Figaro », dans son édition des samedi 3 et dimanche 4 décembre 2011, analyse les perspectives du retrait des troupes occidentales sous la plume de Pierre Rousselin. Lisons-en quelques extraits : « Toutes les troupes de combat internationales auront quitté l’Afghanistan à la fin 2014. Cette date détermine tout le reste. Finies les grandes illusions sur la capacité occidentale à éradiquer l’insurrection, ou à transformer ce pays arriéré en un État moderne, démocratique et pacifié. (…). Il s’agit (à présent) de réussir le retrait des troupes sans plonger le pays dans le chaos, ou (de) préparer une victoire des talibans. “Notre but ultime est de modeler l’insurrection pour la ramener à un niveau gérable par (…) l’Armée nationale d’Afghanistan (qui sera ainsi) l’instrument de la défaite des talibans” explique le général John Allen, commandant en chef des forces (…) à Kaboul. (…). (Il faudra donc) la financer car les ressources de l’État ne couvrent que 20 % de ses dépenses. (…). Les effectifs des forces de sécurité afghanes, armée et police, ont été fixés à 352 000 hommes, niveau qui sera atteint en octobre (2012), mais qui est désormais jugé trop élevé, compte tenu des sources de financement escomptées (ramenées à la baisse vu la crise des pays occidentaux). “Après 2014, les États-Unis prévoient de consacrer à l’Afghanistan l’équivalent de leur aide militaire à Israël, soit trois milliards de dollars. Un autre milliard peut venir d’autres pays. Mais cela ne nous

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permettra pas d’aller au-delà de 220 000 hommes”, relève un diplomate européen. » Soulignons que les Occidentaux sont très réticents à accorder des moyens lourds, tels des chars et une aviation, à l’armée afghane. Des expériences antérieures ont amené l’OTAN à se méfier d’un retour éventuel de manivelle, ces armes pouvant être utilisées ensuite contre leurs intérêts. Mais on peut dès lors se demander ce qu’il adviendra des forces afghanes dotées de moins d’hommes, peu formées au combat direct, démunies d’armes puissantes face à des taliban redoutablement aguerris et financés par quelques pays intégristes et par la vente de la drogue. Les 20 et 21 mai 2012 Réunion de l’OTAN à Chicago. Au programme : l’Afghanistan et l’analyse du résultat de dix années d’une guerre aux bilans humain et financier énormes. La crise financière est en effet présente dans un Occident dont les peuples ne veulent plus compter les cercueils « inutiles » de retour d’un combat apparemment vain. La réalité dément trop souvent les propos rassurants des politiques. L’occupation de l’Irak nous a accoutumés à ce type de langage lénifiant. Mais la guerre se durcit, les forces talibanes sont toujours aussi agressives, d’autant que le Pakistan joue double jeu. Islamabad souhaite en effet étendre son influence en terre afghane et préserve dès lors la vitalité de la rébellion plutôt qu’il ne combat aux côtés des Américains.

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Une stratégie qui inquiète l’Inde qui, elle, « flirte » avec le régime de Kaboul, à défaut de trouver mieux ! Car le président Hamid Karzaï dirige – fort peu – un gouvernement corrompu, naviguant entre le profit retiré de la drogue et le détournement de l’aide occidentale. Dix ans d’intervention et un résultat consternant. Même les Afghans « modérés » ne supportent plus la présence d’un occupant dont les bavures à répétition et « l’étrangéité » religieuse les exaspère. L’OTAN dérange clairement la structure fondamentalement tribale du pays. Islamabad est également opposé à toute tentative d’occidentalisation démocratique de son voisin. Les services secrets pakistanais sont soupçonnés de commanditer les assassinats systématiques de toute personnalité s’efforçant d’instaurer un dialogue avec la rébellion car il faut que les plaies restent ouvertes. Et sur cet avenir sombre s’étend l’ombre du potentiel atomique du Pakistan. Si l’islamisme virulent des taliban parvient en effet à envahir la rue pakistanaise, le péril nucléaire émanant de la Corée du Nord et de l’Iran paraîtra dérisoire par comparaison… Al-Qaïda possédant l’atome !

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11. Les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), dénommé également Conseil de coopération des États arabes du Golfe Une puissance considérable, puisqu’elle groupe les six pétromonarchies arabes et musulmanes du Golfe persique : l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Oman, le Koweït, Bahreïn, le Qatar. Et, dans le contexte des révolutions arabes du « Printemps » 2011, les royaumes de Jordanie et du Maroc en cours d’adhésion. Lorsque cette adhésion sera acquise, le CCG groupera donc huit nations sunnites à caractère féodal, c’est-à-dire conservatrices. La majorité d’entre elles refuse toute concession démocratique, alors que d’autres, moins fortunées, sont amenées à assouplir leur régime. L’Arabie saoudite fait partie du premier groupe, sa richesse intense calmant les remous à caractère social. Les dynasties marocaine et jordanienne, appartenant à la deuxième catégorie, sont donc contraintes de proposer des mutations constitutionnelles, dont celle de Mohammed VI, qui surprend par son ampleur. Commandeur des croyants en tant que descendant d’Ali, il entend certes refuser le statut occidental d’un roi que le parlement pourrait écarter du pouvoir temporel, voire même « congédier ». Mais il n’empêche, nous l’avons souligné, le monarque marocain semble déterminé à promouvoir un

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processus démocratique qui lui a fait gagner de nombreux échelons dans l’estime du peuple. Il va sans dire que les intégristes souhaitent bien sûr son éviction de tout pouvoir. En Jordanie aussi, le roi, descendant de Mahomet, est suffisamment rattaché au divin pour que sa mise à l’écart soit peu envisageable. D’autant que Amman a également enclenché des mesures allant dans le sens des souhaits populaires et que le monarque dispose de surcroît de l’assurance de la fidélité des 100 000 soldats de la redoutable Légion arabe. De tels statuts sacralisés protègent les deux monarques, certes, mais on ne saurait être trop prudent. Et, faire partie du CCG, ce groupe de monarchies extrêmement riches – elles possèdent 45 % des réserves mondiales de pétrole –, constitue une garantie utile, d’autant que cette organisation est l’alliée des États-Unis qui la protègent depuis leurs importantes bases situées à Bahreïn et au Qatar. Le Conseil de coopération du Golfe possède une « force de déploiement conjointe » dont le quartier général est situé au nord-est de l’Arabie. Le commandement est assumé par un général saoudien, et cette force a servi à « calmer » provisoirement la rébellion des 70 % de chiites de Bahreïn opposés à la dynastie sunnite. Une rébellion qui s’est réveillée en avril 2012, démontrant ainsi l’enracinement du mécontentement. NDLA : La situation à Bahreïn est significative de l’iniquité de la politique internationale. L’émirat est le miroir inversé de 980

la Syrie, à savoir que 70 % de chiites, en rébellion contre 30 % de sunnites souhaitent renverser « leur » dictature. En effet, le roi, le Premier ministre, les ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Armée, de l’intérieur et de l’Information appartiennent tous à la dynastie sunnite des alKhalifa ! Jamais donc les chevaliers blancs français ou angloaméricains n’y prendront le risque de suivre l’étendard généreux – et médiatique – de Bernard-Henri Lévy. Les chiites sont en effet prorusses et toute action de répression les visant pourrait entraîner une réaction agressive de l’Iran pouvant aller jusqu’à l’installation d’une tête de pont en Arabie. De plus, la Ve flotte américaine y est ancrée pour défendre les puits de pétrole alimentant l’Occident ! Cet Occident a donc « engagé » l’Arabie saoudite, le Koweït et le Qatar – qui lui aussi héberge une grande base américaine – à écraser à Bahreïn « la juste colère » d’un peuple espérant avoir lui aussi l’accès à la liberté. Pour son malheur, il est dans le « camp d’en face ». Sur le plan économique, une Union douanière a été mise sur pied par le CCG en 2007. Quel damier aux multiples cases que cette terre du « Printemps arabe »! Quelle variété d’espérances, de contraintes, de dangers ! Quelle complexité révèle l’analyse de ce formidable bouleversement dans le monde arabe ! Monarchies enracinées, tyrans balayés, intégrismes victorieux, militaires gestionnaires de l’État, jeunesses exaspérées, modernité espérée, richesses et pauvretés extrêmes… 981

L’avenir ? Soit la manne d’un Dieu généreux répandant enfin ses largesses à tous ses peuples malmenés. Soit le retour des maléfices d’un Diable ayant soulevé le couvercle de son chaudron, un instant, le temps que naisse l’espoir, pour mieux le refermer. * Et si nous analysions le cas spécifique du Qatar ? Boulimie d’investissements de la part de ce minuscule État, véritable poulpe de seulement 11,500 km2 et 1,7 millions d’habitants dont 85 % sont des expatriés ! Son corps est alimenté par le North-Dome, le plus gigantesque réservoir de gaz courant sous les eaux du détroit d’Ormuz. Un endroit délicat où le partage s’effectue entre le Qatar… et l’Iran. Un endroit de cauchemar pour le politique et de rêve magique pour l’économique. Quant à ses tentacules, ils rayonnent dans le monde entier, et tentent de s’insinuer jusque dans les secteurs économiques stratégiques de nations « fragiles ». Pénétration dans les capitaux de Suez, de Porsche, de Volkswagen, de Barclays, de la Russian Industrial Urals Company, du Crédit Suisse, de Harrods (à 100 % !), du London Stock Exchange, de General Motors, de Miramax Films…

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Achat de terres agricoles argentines, ukrainiennes, africaines, indonésiennes et de 250 000 ha australiens afin d’assurer la survie des Qataris lorsque la démographie atteindra le niveau de la lutte pour la nourriture, sans compter les bénéfices escomptés par la vente de denrées alimentaires en cas de disette généralisée. Appui en armements aux rebelles libyens, syriens, touaregs… pour la plus grande gloire du sunnisme fondamentaliste. Quant aux ondes : Al-Jazeera irradie des convictions islamoconservatrices, au point d’avoir même diffusé les messages de Ben Laden. Une liste non exhaustive qui se parachève par une aide aux pays « malades » de l’Union européenne. À titre d’exemple, un milliard de dollars pour la Grèce – car les sommes investies se chiffrent en milliards de dollars ou d’euros ! Décidément, cette nation naine est immensément riche. La rente du gaz rappelle la légende de l’inépuisable lampe d’Aladin… La candeur de l’Occident, désargenté, et l’audace qatarie se marient bien. Déjà sous la présidence Sarkozy, la France envisage d’accepter un apport de 50 millions d’euros au profit des jeunes musulmans des banlieues parisiennes, ce qui suppose évidemment une « reconnaissance endoctrinante » de cette population ciblée. Voilà donc qu’un État républicain laïque accepte qu’une catégorie religieuse de ses citoyens soit aidée par des fonds émanant d’un pays à tendance islamiste ! Le 983

Front national de Marine Le Pen en a fait ses gorges chaudes lors de la course aux présidentielles de 2012. Hamad Ben Khalifa al-Thani pilote cet immense irrigation islamisante avec l’assistance de son fils Tamim – le dauphin brillamment formé –, de l’une de ses épouses à la tête de la Qatar Foundation et du Premier ministre. L’avantage de n’être qu’un quatuor de décideurs ? Fournir à l’émirat une rapidité stratégique remarquable. Une politique économico-religieuse orientée qui parvient cependant à être bien tolérée par l’Occident – à vrai dire quelque peu déboussolé par ses crises et ses échecs politiques – ainsi que par la Russie, la Chine, les « émergents » de l’Amérique latine, l’Afrique à la dérive. Un seul adversaire résolu : le chiisme. Un seul camp réticent consterné : le monde musulman des libéraux et des laïques. Cette réussite explosive du Qatar est cependant fragile, car elle repose essentiellement sur sa manne de gaz. Et la dynastie al-Thani a intérêt à préserver, dans les méandres intelligents de sa stratégie ambiguë, ses rapports avec une Arabie saoudite géante que l’envahissement mondial excessif des Qataris agace, voire exaspère. À préserver également les rapports avec la part lucide de l’Occident ainsi qu’avec la Russie prochiite et une Chine exécrant l’ingérence, serait-elle économique, ou bien d’autres courants encore que cette richesse arrogante, intéressée, indispose. Il est clair que l’expansion triomphante de l’islamisme vainqueur du Printemps arabe suscite un rejet de l’islam 984

« excessif ». Le vent de la victoire électorale gonfle à les craquer les voiles des islamistes, et, soudain, le monde non musulman réagit. Berlin est effaré, avons-nous vu par la distribution gratuite de 300 000 Corans par les salafistes allemands. Financée par l’un d’entre eux, richissime – « aidée » peut-être par des apports extérieurs – l’opération gagnera ensuite la Suisse et l’Autriche. Total prévu : 25 millions d’exemplaires. Bruxelles est consterné par l’agressivité de groupes islamistes censurant par leur chahut, voire par leur violence, les rencontres culturelles de l’Université libre de Bruxelles, des rencontres souvent placées sous la bannière du « libre examen », le fondement même de l’esprit de cette institution universitaire. L’Europe assiste à un durcissement considérable des « certitudes en un sacré détenant l’unique Vérité »… Quant à l’Afrique… Al-Ghali, le chef des Touaregs islamistes du Mali « libéré », proclame : « Tous ceux qui ne sont pas sur la voie d’Allah sont des mécréants. Notre combat vise à leur redressement. » Et la doctrine salafiste est sans appel : « Les autres iront en enfer. » Autant de phrases qui rappellent les thèmes de la Sainte Inquisition que l’on peut résumer en une phrase : Les flammes des bûchers éclairent le chemin du Paradis.

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Le don du bonheur éternel, pour le plus grand nombre de fanatiques, justifie les « saints excès » de la virulence répressive. 12. La Turquie en sa phase « Printemps arabe » Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan développe actuellement une stratégie d’expansion maximale de l’influence turque. L’éradication de la menace interne que la laïcité faisait peser depuis 1923 sur les courants islamisants – grâce à ses remparts militaire et judiciaire aujourd’hui démantelés – a apparemment ouvert grand les ailes de l’AKP. À présent sûr de ses arrières électoraux, à quelques voix de la majorité des deux tiers, le gouvernement « islamoconservateur » de monsieur Erdogan se lance ardemment dans l’immense arène du monde arabe en plein tumulte. Escorté de 250 hommes d’affaire, le Premier ministre a entrepris le 12 septembre 2011 une tournée qui ne pouvait qu’être triomphale en Égypte, en Tunisie et en Libye, le durcissement d’Ankara à l’égard d’Israël enthousiasmant les populations du Proche-Orient. Il s’efforce ce faisant de vendre son « modèle turc » auréolé d’une stabilité politique remarquable, l’AKP jouissant d’un fond islamisant de suffrages constants et d’une réussite économique narguant le désastre occidental de l’euro et du dollar. Quelle évolution !

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Il y a peu encore, Ankara quémandait son entrée dans l’Union européenne, ne fût-ce que pour obtenir de l’extérieur l’élimination du carcan militaire laïque, l’Europe ne tolérant pas la tutelle de l’armée sur le pouvoir civil. Mais la part islamisante de la Turquie ayant réussi cette élimination par elle-même, une indéniable « performance » usant d’un jeu stratégique interne quelque peu brutal, l’adhésion ne semble plus être l’obsession de l’AKP. Ne pas être lié par les contraintes communautaires européennes lui permet en effet une liberté de manœuvre totale en politique étrangère. Monsieur Erdogan a donc pu revêtir les habits du « champion du monde musulman ». Il a gelé ses liens diplomatiques avec Israël, exigeant des excuses de Jérusalem pour avoir pris d’assaut le Maui-Marmara, un navire affrété par une puissante ONG caritative très liée… au gouvernement turc. Les Israéliens, rappelons-le, interdisent toute approche de Gaza car ils craignent un apport d’armes. Leur commando d’abordage avait rencontré une résistance musclée maîtrisée sans ménagement, entraînant neuf décès parmi l’équipage. Nombre d’observateurs estimèrent que cette initiative humanitaire avait été « calculée » pour susciter un incident escompté, afin de pouvoir suspendre les accords militaires liant Israël à la Turquie, des accords fort mal acceptés par l’électorat islamique turc. Le 3 septembre 2011 Ankara concrétise en suspendant le traité de coopération militaire et renvoie de l’ambassadeur d’Israël.

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Au bon moment : la rue égyptienne – menée par les opposants de toujours au traité de paix signé par el-Sadate et soutenu depuis trente-deux ans par le président Moubarak – incendie les abords de l’ambassade israélienne au Caire, le personnel étant sauvé in extremis par hélicoptère. Quoique engrangeant toujours les milliards de dollars de l’aide américaine – que l’Arabie saoudite se propose de remplacer en cas de coupure de ce précieux cordon ombilical financier, afin de favoriser l’éclosion du parti des Frères musulmans nouvellement reconstitué en Égypte –, l’armée égyptienne n’est pas suffisamment « surchauffée » par les manifestations pour songer à rompre la paix. Une paix qui a protégé le pays de toute aventure militaire ruineuse contre une puissance surarmée, alliée des États-Unis. Mais cette armée est cependant contrainte de durcir le ton à chaque occasion possible, afin de calmer la rue. Mais par ailleurs, à la fin juin 2012, elle décidera – prudemment – de priver le président de la république, un Frère musulman, de la faculté de déclarer la guerre. Nous l’avons souligné : la situation explosive à Gaza, la sécurité dans le Sinaï ébranlée par des attentats contre le pipeline reliant l’Égypte à Israël – assurant des livraisons d’hydrocarbures liées au traité de paix –, l’échauffement de la frontière entre le Sinaï et le Néguev, la mort de soldats égyptiens causée par des tirs « malencontreux » de gardes israéliens… sont autant de mines flottantes menaçant la paix et agitant furieusement Le Caire. On le voit : Ankara a bien choisi le moment, celui du virage islamiste du Printemps arabe, pour tancer Israël et suspendre 988

son alliance avec l’État hébreu. Et pour se lancer dans une véritable « croisade » islamique contre le sionisme. Écoutons le ton agressif du ministre turc des transports : « Israël se comporte dans cette région comme les pirates dans le golfe d’Aden. Personne n’a le droit d’annexer ces eaux. S’ils le font, ils recevront une réponse de notre part. » Le nombre de frégates turques envoyées patrouiller dans les eaux internationales va d’ailleurs être doublé, passant de deux à quatre. Le 14 septembre 2011 Guillaume Perrier, le correspondant du quotidien français « Le Monde », écrit d’Istanbul, en page 4: « Le redéploiement des forces navales turques en Méditerranée envoie un signal fort à l’État juif, mais il conforte surtout une stratégie (…). En 2010, l’état-major a créé une “task force navale méditerranéenne”. (…). En faisant ainsi étalage de sa puissance de frappe navale, la Turquie dévoile ses ambitions dans cet espace maritime à fort enjeu stratégique. La motivation énergétique n’est pas la moindre. Le premier ministre turc l’a clairement laissé entendre : “Nous ne laisserons pas Israël exploiter seul les ressources de la Méditerranée.” (…). (En effet), Israël a récemment découvert d’importants gisements de gaz offshore, ceux de Tamar et Leviathan. (…). 989

Et Ankara se montre surtout attentif aux explorations menées dans les eaux chypriotes. (…). En décembre 2010, Israël et Chypre ont signé un accord pour délimiter leurs frontières en mer et les zones d’exploitation d’hydrocarbures, déclenchant la fureur turque. (…). Le ministre des affaires européennes, Egemen Bagis, a estimé “qu’il (était) illégal (de la part des Chypriotes) d’exploiter des eaux qui ne leur appartiennent pas. C’est pour de telles raisons que les pays entrent en guerre. C’est pour cela que nous entraînons une armée” a menacé le ministre. » NDLA : Notons que les zones riches en hydrocarbures se situent majoritairement au sud de Chypre. Mais Ankara considère que l’île est gérée par deux « partenaires » et non divisée en deux entités indépendantes dotées chacune d’une souveraineté distincte. La situation d’Israël devient dès lors très inquiétante. Jusqu’à présent, le péril n’était que terrestre, mais la nouvelle attitude d’Ankara englobe désormais une grave menace maritime et Israël se trouve ainsi encerclé par un carcan redoutable. La Turquie a donc choisi une confrontation « payante » en termes de pénétration – et pourquoi pas, de guidance – d’un monde arabe en grand tumulte. Relevons cependant qu’en tant qu’ethnie aux essences asiatiques incompatibles avec le monde sémitique, les Ottomans ne furent jamais les amis des Arabes !

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Certes, islamisés sunnites au XIe siècle, ils partagèrent l’expansion gigantesque des dynasties arabes les plus célèbres, du Maghreb à la Mésopotamie, mais la domination de la Sublime Porte devint telle que le propre descendant de Mahomet, le Grand cherif Hussein, gardien de La Mecque, fut tenu en vassalité jusqu’en 1914, sous un calife siégeant à Istanbul ! Et voilà qu’à présent, l’islamisme turc devient un allié inespéré pour ce monde arabe ! Par exemple, le cas syrien. Vis-à-vis de ce pays, la Turquie sunnite a pris le parti de la rébellion. Elle est prête à « profiter » des remous qu’entraînerait la chute du régime alaouite. En effet, si le chiisme syrien s’effondre face à une révolution sunnite réputée fortement islamiste, nul doute, avons-nous souligné, que les nouveaux maîtres de Damas joindront leurs forces à celles des Palestiniens et des Libanais sunnites, déstabilisant le Hezbollah privé de sa connexion avec l’Iran. Les Palestiniens réfugiés au Liban – actuellement « cloisonnés » par les hezbollahi dans des zones surveillées car ils constituent une menace sunnite – pourraient se charger de « réchauffer » la frontière nord d’Israël. Et si l’Égypte ne parvient pas à freiner les partisans de l’antisionisme, le Sinaï redeviendrait un brûlot inquiétant, alimentant le feu du Hamas « régnant » à Gaza…

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Septembre 2011 À présent, le cas palestinien. Malgré leurs attaches amicales avec les États-Unis, deux poids lourds, la Turquie et l’Arabie saoudite, entendent soutenir à l’ONU la demande de reconnaissance d’un État palestinien, appesantissant ainsi encore le climat local. Riyad a même menacé Washington de rompre son alliance avec les États-Unis si ceux-ci opposaient leur veto à cette requête. Autre tison incandescent inséré dans le bûcher des inquiétudes de Jérusalem. D’autant que les colons israéliens se déclarent prêts à en découdre… La Turquie – qui en doute ? – choisira d’appuyer toute initiative palestinienne. Le 19 septembre 2011 L’exploration de la zone économique exclusive (ZEE) de la partie grecque – ¾ de l’île de Chypre – commence. Elle doit durer 73 jours et est confiée à Noble Energy, une société américaine liée à des intérêts israéliens. Élément essentiel : le forage a lieu dans les eaux territoriales de l’entité grecque, reconnues notamment par l’Union européenne, les États-Unis, la Russie et bien sûr Israël. Rappelons à ce sujet que la partie turque de l’île elle-même n’est reconnue que… par Ankara.

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Si du gaz est trouvé en suffisance, un gazoduc sera construit, reliant Chypre à Israël, à la Grèce et à l’Italie, ce qui diminuerait le potentiel des ventes russes et turques à l’Europe. Colère d’Ankara, au point que le gouvernement turc évoque la possibilité d’envoyer des navires de guerre pour interdire cette exploitation ! Lisons Alexia Kefalas, la correspondante du quotidien français « Le Figaro », en page 6 du journal daté du 19 septembre 2011 : « La Turquie refuse de reconnaître la ZEE de Chypre tant que le problème chypriote n’est pas réglé. Divisée depuis 1974 (à la suite d’un débarquement de troupes turques), l’île est dans l’impasse politique sur sa réunification. Les négociations de paix patinent, les Chypriotes prônant la création d’une fédération alors que les Turcs, dont l’armée occupe le quart nord de l’île depuis l’échec d’un coup d’État gréco-chypriote, préfèrent la mise en place d’une confédération. Ankara en fait un point d’honneur et accentue les menaces. » Jeu très audacieux pour l’AKP qui, depuis sa victoire aux élections législatives de 2011, prend décidément le mors aux dents tous azimuts en Méditerranée. Car, en agissant ainsi, la Turquie compromet sérieusement son adhésion éventuelle à l’Union européenne, tant ses gesticulations diplomatiques impératives altèrent son capital sympathie auprès de la Commission Barroso et des capitales européennes s’étant déclarées favorables à son entrée.

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À cette occasion, Ankara affronte sans hésiter son meilleur allié, les États-Unis, qui sans cesse réclament son adhésion à l’Union au grand dam de Paris et de Berlin qui y sont résolument opposés. Soulignons que Washington soutient le projet Nabucco, ce grand gazoduc qui doterait la Turquie d’un moyen de pression considérable sur une Europe dépendante de cet approvisionnement. Un projet concurrençant, nous l’avons dit, le North Stream et le South Stream prévus par une Russie qui ne peut que se réjouir de toute crispation grippant les relations turco-américaines. Ankara en est conscient et accepte début septembre, comme souligné par Alexia Kefalas : « (…) la présence sur son territoire du fameux bouclier antimissile de l’Otan, destiné à protéger l’Europe d’une attaque balistique en provenance du Moyen-Orient. Giorgos Delastik, analyste politique, y voit là une opération de séduction des Turcs pour calmer le jeu. “Les relations de Recep Tayyip Erdogan avec Israël s’envenimant de plus en plus, il a donc tout intérêt à se rapprocher des États-Unis pour ne pas être isolé, quitte à froisser ses relations avec l’Iran”. » Certes, mais comme nous l’avons prévu, la Turquie appuiera fin septembre la reconnaissance d’un État palestinien par l’ONU. De quoi faire « rebouillir » le sang du président Obama. Quant à la mer Egée, fortement agitée par les confrontations entre la Turquie d’une part et d’autre part la Grèce, Chypre, Israël, elle cesse d’être, elle aussi, une eau paisible.

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Le Printemps arabe, nous le concevons aisément, n’est donc pas seul à inquiéter les chancelleries occidentales et l’OTAN… dont font partie la Grèce et la Turquie ! Le 23 septembre 2011 La Turquie décide d’envoyer un navire prospecteur d’hydrocarbures accompagné de navires de guerre au sud de Chypre, dans la zone où débutent précisément les recherches effectuées par les Américains et les Israéliens… Le 22 décembre 2011 Décidément, les interventions de la Turquie dans la sphère moyen-orientale grignotent le bénéfice de l’avancée de sympathie dont est gratifiée la France à la suite de son appui à la Révolution de Jasmin. Cette situation agace grandement Nicolas Sarkozy. Plus que jamais, Paris entend refuser l’adhésion d’Ankara à l’Union européenne. Nous savons que la France décide, début 2012, de frapper fort : le parlement est appelé à voter une loi punissant d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 45 000 euros tout qui niera la réalité de deux génocides avérés, celui qui extermina les juifs et celui ayant frappé les Arméniens en 1915. Rappelons que le fait du génocide arménien avait été reconnu par la France lors d’un vote en 2001, sans pour autant punir sa négation.

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On devine la colère du Premier ministre Erdogan qui menace Paris de « conséquences graves » et enjoint la France de réfléchir plutôt à ses multiples exactions colonialistes en soulignant qu’il considère comme génocidaire l’action française durant la guerre d’Algérie, en citant également le cas du Rwanda. En plus de cette accusation, la Turquie déclenche une véritable déferlante de mesures économiques verrouillant les rapports entre Paris et Ankara… sans oublier la suppression des manœuvres militaires conjointes exécutées dans le cadre de l’OTAN. Remarquons que tant la gauche que la droite françaises ont voté cette loi interdisant la négation des génocides reconnus. Etonnante alliance à cinq mois des élections présidentielles de 2012. Choc frontal immédiat entre deux thèses. D’abord celle de la Turquie : un différend portant sur un sujet lié à un événement historique doit être traité et réglé par des chercheurs qualifiés et non par des parlementaires. Il peut de surcroît être clos par une négociation libre entre les deux parties, en l’occurrence la turque et l’arménienne. Il est donc inadmissible qu’un pouvoir législatif s’estime compétent pour trancher unilatéralement une question relevant de ce domaine, surtout lorsqu’elle concerne un événement s’étant déroulé à l’étranger, ce qui constitue une ingérence dans la souveraineté de l’État concerné. La thèse française : notre nation est guidée par le respect des droits de l’homme et par le devoir de mémoire. Or, l’obstination d’un État à ne pas reconnaître sa culpabilité dans un drame humain d’une dimension génocidaire est intolérable 996

à l’échelle de l’éthique universelle. L’Allemagne fédérale a reconnu sans réticence les crimes nazis et a fait amende honorable. La France a reconnu les fautes du gouvernement de Vichy, collaborant avec Berlin à l’extermination des juifs. La Turquie du XXIe siècle se grandirait à reconnaître un massacre organisé par le régime ottoman en… 1915. À noter que le vote du parlement français engendre une réflexion annexe. Il constitue un vrai cas d’école en matière de calcul politique. En effet, aucun parti français ne peut prendre le risque de mécontenter le demi million d’Arméniens qui vivent depuis fort longtemps dans le pays et y sont parfaitement intégrés. NDLA : L’on sait qu’en France, cette loi fut annulée par la Cour constitutionnelle considérant que le politique ne peut imposer une thèse dans une matière relevant du domaine de l’histoire, car une telle attitude porte atteinte à la liberté d’expression des chercheurs. Somme toute, la Cour avalise la thèse turque. Quittons la querelle entre Ankara et Paris et revenons à la politique internationale. La Turquie prend une part active dans le mouvement d’opposition au régime syrien. Elle préconise la reconnaissance exclusive du Conseil national syrien (CNS) et se place en tête des partisans de la condamnation de la dynastie el-Assad.

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Il est vrai que des réfugiés syriens sunnites ne cessent de s’entasser dans les camps installés à sa frontière. Quant aux alaouites de Turquie, ils craignent qu’Ankara ne les considère – par mesure de rétorsion – comme un danger intérieur et réagisse énergiquement à leur égard. Les alevis, chiites eux aussi, sont tout autant inquiets, et particulièrement les alevis bektachi qui forment avec les alaouites arabes une communauté d’environ 12 millions d’adeptes ! Le président de la « Fédération des fondations alevies » exprime du reste sa crainte que ne naisse une dangereuse tension interconfessionnelle qui pourrait tourner au modèle kurde. Contrairement à la France, l’Allemagne et la Belgique « cajolent » le fort électorat d’origine turque… les Arméniens constituant dans ces nations un électorat dérisoire. Ainsi, en Belgique, rappelons-le, le parti « chrétienhumaniste » s’est rendu célèbre en proposant à l’électorat bruxellois, où la communauté turque est fort dense, une candidate-députée d’origine turque. Élue, elle devint la première femme voilée membre d’un parlement de l’Union européenne ! L’on devine le climat de réjouissances à Ankara… où toute l’équipe dirigeante de l’AKP tint à assister au mariage de ladite élue. Seuls les naïfs croiront encore qu’en démocratie, que ce soit à Paris, à Berlin, à Bruxelles ou à Washington…, le choix politicien respire exclusivement les vertus de l’éthique. L’électoralisme y submerge toute autre considération. En 998

octobre 2012, un petit parti belge à même choisi de placarder des affiches électorales rédigées uniquement en langue turque lors des élections communales. Nous connaissons la réponse à cette dérive, mais faut-il s’en satisfaire ? Tout parti s’estimant destiné à veiller au bien du peuple, il doit, pour ce faire, accéder au pouvoir, les moyens d’y parvenir pouvant dès lors emprunter des chemins très sinueux. Fin septembre 2012 La justice turque frappe fort, au point que nombre de commentateurs y voient le bras de l’AKP qui règle ses comptes avec une armée laïque qui a tant résisté à l’islamisation : 360 officiers inculpés de complot contre l’État ont été jugés. Trois généraux, considérés comme les têtes pensantes de cette action criminelle, ont été condamnés à 20 ans de prison ferme. La Turquie tourne la page de son passé séculier. 13. La Palestine Le 23 septembre 2011 Le grand jeu diplomatique. Mahmoud Abbas, souvent étiqueté comme empreint d’une certaine mollesse face à un Hamas farouchement déterminé, surprend les observateurs. D’habitude peu charismatique, il enflamme l’Assemblée générale de l’ONU en assortissant d’un discours émouvant la remise officielle de sa demande de candidature à la reconnaissance de la Palestine comme État membre de l’organisation. Au même titre qu’Israël.

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Évidemment, la composition de l’Assemblée lui assurait un accueil enthousiaste par une grande majorité des sièges acquise à sa cause, alors que l’intervention du Premier ministre israélien, tout aussi dynamique, se devait d’être nettement moins applaudie. Mais, bien sûr, tout se décidera devant le Conseil de sécurité. Cette décision ne sera pas nécessairement rapide, elle peut même prendre des semaines, voire des mois, les membres occidentaux du Conseil – les États-Unis, la France et l’Angleterre –, forts de leur droit de veto, souhaitant gagner du temps, tant cette requête les trouble. Ce faisant, ils espèrent peut-être parvenir à ce que soient entamées des négociations avec Israël mis sous pression par Washington, son protecteur attitré. Car les Américains sont pris dans un engrenage dangereux : ils risquent de perdre tout crédit dans le monde musulman, et particulièrement auprès de leurs précieux alliés saoudiens. Or, le veto américain est assuré si la question de la reconnaissance « monte » jusqu’au Conseil de sécurité. La thèse officielle de Washington est en effet que toute reconnaissance d’un État palestinien ne peut être acquise qu’après une négociation positive menée avec l’autre partie de la Palestine, l’israélienne. Mais précisément, Mahmoud Abbas a insisté sur le fait qu’Israël ne montrait aucun signe d’ouverture, que la colonisation systématique se poursuivait imperturbablement, comme l’expression d’un défi. En d’autres termes qu’aucun 1000

espoir de paix négociée ne se dessinait – bien au contraire – et que sa démarche constituait un dernier recours contre un immobilisme qui permet aux Israéliens de grignoter le peu d’espace qui pourrait constituer un jour l’État palestinien. De fait, nombre de commentateurs estiment que les partis religieux qui soutiennent le Likoud, le parti conservateur de Benyamin Netanyahu, sont animés d’un esprit messianique nourri « excessivement » par le texte de l’Ancien Testament. Ce constat laisse peu de chances à la perspective d’un retrait consenti des 300 000 colons installés sur une terre estimée « sacrée ». Certains de ces commentateurs s’interrogent sur le fait de savoir si Israël compte conserver ces colonies en les échangeant contre des terres israéliennes où vivent des Arabes israéliens dont l’accroissement démographique et certaines manifestations favorables à leurs « frères opprimés » inquiètent Jérusalem. Un fait est certain : si l’on veut arriver à la paix, il faudra régler deux questions fondamentales, la première concernant le partage de l’eau, la seconde visant la préservation du caractère essentiellement judaïque d’Israël. Complexe au point que beaucoup désespèrent que l’on puisse un jour arriver à un compromis équilibré. À noter que l’initiative du chef de l’Autorité palestinienne est à l’époque vigoureusement critiquée par le Hamas – qui refuse toujours d’admettre la reconnaissance de l’Entité israélienne en tant qu’État malgré le vote positif de l’ONU en… 1948. Cette critique virulente peut se fonder sur le 1001

mécontentement de voir Mahmoud Abbas devenir, à la suite de son action, très populaire tant sur le plan interne que sur le plan externe. L’acquisition d’une aura exceptionnelle par le dirigeant du Fatah ne peut que porter de l’ombre sur le prestige du Hamas. L’Europe est, quant à elle, fort divisée. Et calcule avec inquiétude l’impact possible des votes qu’elle devra émettre au Conseil de sécurité. Pour la France par exemple, qui est alors portée aux nues en Libye et dans l’ensemble de l’insurrection du Printemps arabe, voter « non » entraînerait la perte brutale de toute cette dynamique de sympathie. Et même s’abstenir lui serait préjudiciable. Aussi, Nicolas Sarkozy a-t-il dû bien réfléchir à une solution de compromis qui a surpris l’Assemblée de l’ONU. Il a proposé pour la Palestine un statut équivalent à celui du Vatican, en l’occurrence un statut « d’État observateur nonmembre » – non doté dès lors du droit de vote – assorti d’un début de négociation après un mois, en escomptant une réussite de cette négociation dans un an. Un calendrier et une proposition qui, pour beaucoup de commentateurs, constituent un pari peu réaliste. Mais cette proposition a l’avantage de permettre d’échapper au « piège » diplomatique adroit tendu par Mahmoud Abbas. Le Royaume-Uni, l’autre pays européen consacré « grand libérateur » de la Libye, est face au même dilemme.

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Et les États-Unis, qui ont appuyé logistiquement l’entreprise libyenne, sont dans un cas identique. Ils peuvent, eux aussi, perdre par un vote négatif tout l’avantage retiré de leur action en faveur de la Révolution arabe. Mais, pour le président Obama, s’ajoute un sérieux risque en politique intérieure : le mécontentement de l’électorat juif. Certes, les juifs américains ne représentent que 2 % de la population, mais 60 % d’entre eux vivent dans six États majoritairement démocrates et 20 % dans cinq États clefs pour les élections de 2012. L’enjeu sera crucial en Floride (5 % de l’électorat) et en Pennsylvanie (4 %). Au surplus, la Maison Blanche craint la défection des richissimes donateurs juifs qui avaient massivement contribué à couvrir les frais de la campagne de 2008. Or, en novembre 2011, la cote de popularité d’Obama est de 55 % dans le milieu juif américain contre 83 % en 2008 ! La raison : le remarquable discours que le président a tenu au Caire au début de son mandat marquait nettement la rupture avec l’attitude excessive de « croisade » islamophobe de l’ère Bush. Ce qui déplut à Jérusalem et à l’ensemble de la diaspora juive. Au mois de mai 2011, lorsque le président Obama envisagea devant les six mille invités du lobby pro-israélien de l’AIPAC – ou « American Israel Public Affairs Committee » qui vise à conserver étroite l’alliance entre Washington et Jérusalem – de créer un État palestinien dans les frontières de 1967 avec échange de territoires, l’accueil fut glacial alors que le Premier Benyamin Netanyahu, sioniste hypernationaliste, y reçut une ovation triomphale. 1003

Certes, le lobby juif plus libéral, le « J Street » – créé en avril 2008 pour contrebalancer précisément l’influence de son concurrent, l’AIPAC – défend, lui, la thèse du président Obama. Mais le Premier ministre israélien est un politique averti et un excellent orateur. Toujours en mai 2011, il se présenta devant le congrès, une assemblée où le parti républicain – très pro-israélien – et nombre de démocrates soucieux d’être réélus lui firent une ovation tout aussi triomphale. On comprend pourquoi le président Obama hésitera à décevoir Israël s’il veut survivre aux prochaines élections. Les deux piliers du parti républicain, le Tea Party ultraconservateur et le protestantisme évangélique – qui compte 40 millions d’adeptes – sont résolument aux côtés d’Israël, ressenti comme une place forte, qui plus est démocratique, défendant les valeurs du monde libre au sein d’un islam considéré comme destructeur de l’éthique occidentale. Les protestants évangéliques conditionnent notamment la venue du Grand Jour glorieux clôturant l’odyssée humaine au regroupement des juifs en Terre promise. Ce coefficient spirituel joue un rôle essentiel dans l’orientation de la politique étrangère du parti républicain. On le voit, la marge de manœuvre du président Obama se réduit à un sentier délicat coincé entre la crise économique, le déficit effrayant des finances, les pressions juives et arabes, la détermination agressive des républicains, la montée en puissance de l’Asie, les fissures économiques de l’Union européenne… une véritable toile d’araignée enserrant lentement la présidence démocrate, menacée de paralysie. 1004

Une remarque importante : si l’État palestinien est reconnu, il serait autorisé à porter plainte devant le Tribunal pénal international contre « l’agression colonialiste » qu’il subit, une attitude considérée par la justice internationale comme assimilable à un « crime de guerre ». Le 26 septembre 2011 L’ONU s’accorde un mois de préparation administrative – et à coup sûr de réflexion ! – avant de traiter de la demande palestinienne. Un délai qui pourrait éventuellement servir à éviter un vote et, peut-être, réussir à élaborer un compromis ? Peut-être un amoindrissement des prétentions juridiques formulées par les Palestiniens. Impavide, le gouvernement israélien décide, en cette fin de mois de septembre, d’autoriser la construction de mille habitations supplémentaires en Cisjordanie… Le 24 décembre 2011 Événement capital dans la Palestine musulmane : un accord sur l’initiative de Mahmoud Abbas intervient entre l’Autorité palestinienne gérant la Cisjordanie, le Hamas dominant Gaza et même le mouvement djihadiste d’habitude très hostile à toute « compromission » avec Israël. Événement capital certes. Mais il est évident que cette alliance est liée à la nécessité de « sembler » unis à un moment où l’ONU va devoir se prononcer sur la reconnaissance éventuelle d’un État palestinien.

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Il n’empêche, Mahmoud Abbas a indéniablement acquis la stature « d’homme d’État » qui lui faisait défaut tant il était ébranlé par la vitalité sociale et militaire du Hamas. L’homme s’est en effet révélé redoutablement habile. Réclamer un statut de membre de l’ONU – ce qui oblige les États disposant d’un droit de veto au Conseil de Sécurité à découvrir clairement leurs orientations – ne pouvait manquer de le doter, en Palestine même, d’une aura capable de contraindre le Hamas à lui accorder la gouvernance de l’entreprise. Et peut-être, en cas de réussite du projet, de le hisser à la présidence du nouvel État. 14. Israël L’étude de ce pays n’entre pas dans le cadre de notre ouvrage, sinon comme facteur étranger vivement concerné par les conséquences de la révolte émancipatrice de ses voisins arabes. Mais la tournure que prennent certains remous intérieurs propres à ce pays nous amène à l’aborder brièvement dans une « note de l’auteur ». NDLA : Décidément, la part féminine de l’humanité n’est guère appréciée à sa juste valeur, c’est-à-dire à égalité avec celle accordée à l’homme, serviteur mâle du Divin. Ainsi, dans l’hindouisme, une femme même « parfaitement pure » ne peut échapper à la résurrection. Pour accéder au nirvana, elle devra passer par le sas d’une dernière réincarnation virile. Ainsi, lorsqu’on a « imposé » à Bouddha d’accepter dans les rangs de ses fidèles des bonzesses, le Sage déclara que son 1006

enseignement auquel il accordait mille années – en langage spirituel, ce nombre équivaut à l’éternité – ne durerait plus que cinq cents ans. En d’autres termes, l’acceptation de l’autre moitié de l’humanité interromprait le flux de sa sagesse de la moitié de son heureuse perspective : le salut ! Ainsi, le catholicisme refuse au sexe féminin l’accès à la prêtrise. Quant à l’islam du Printemps arabe, il réveille l’obsession du verrouillage de l’émancipation féminine. Et voilà que le judaïsme « profond » en revient à ses devoirs sacrés, gagné peut-être par la contagion de la Révolution de Jasmin. Les ultraorthodoxes retrouvent en effet le vertige de la purification, condition de l’avènement du Grand Jour glorieux de la Fin du monde. Mais ils ont grand tort d’exagérer leurs exigences au sein de leur fief préféré, la cité de Beit Shemesh, proche de Jérusalem. Ils ont tort, car en leur terre biblique, ils ne sont pas majoritaires comme le sont chez eux les fondamentalistes musulmans. L’exagération ? Ils entendent résolument proscrire certains vêtements féminins qu’ils considèrent comme indécents et ils en sont arrivés à pousser l’outrance jusqu’à cracher sur une pauvre petite fille terrorisée qui se rendait à l’école. Ils forcent les femmes à s’asseoir à l’arrière des transports publics, ce qui a un arrière-goût de ségrégation raciale à la sud-africaine. Ils déchirent toutes les affiches exhibant des représentations 1007

de femmes. Ces mêmes femmes sont exclues des cérémonies publiques parmi lesquelles les funérailles. Des militaires « ultra » refusent d’entendre des chorales féminines. Par ailleurs, ils imposent à leurs épouses de tondre leurs cheveux ou de les camoufler sous un filet serré, car la chevelure – comme en islam – constituerait un redoutable agent érotique de deuxième degré… Remarquons qu’il y a contraste entre les interdits juif et islamique quant à la chevelure. Le mari islamique a le bénéfice de la beauté de son épouse dans l’intimité, alors que le mari juif est contraint de s’en priver… La crispation des modérés et des laïques devant le déferlement de leurs exigences sur le terrain public est donc devenue intense. Un retour de manivelle était inévitable, et cracher sur une enfant en fut le détonateur. Le Premier ministre Netanyahu a dû, devant la Révolution des modérés et des laïques majoritaires en Israël, faire donner en masse la police qui a fort à faire pour se prémunir physiquement du courroux des haredim – les « craignantDieu ». Mais tout n’est pas simple. Laurent Zecchini, le correspondant à Jérusalem du quotidien français « Le Monde » insiste sur le lien essentiel qui conditionne la cohésion du gouvernement : « La question est de savoir s’il est encore temps de réagir : outre que l’influence des religieux ne cesse de croître dans la 1008

société israélienne, la coalition du Premier ministre est très dépendante de partis ultraorthodoxes, comme Shass, dont le chef de file est le ministre de l’intérieur Eli Yishai (lequel ne cache pas) qu’une politique hostile aux intérêts des ultraorthodoxes serait sanctionnée par une rupture du pacte gouvernemental. Benyamin Netanyahu le sait bien, lui qui s’insurge contre les discriminations à l’encontre des femmes, tout en courtisant assidûment le rabbin Ovadia Yosef, chef spirituel de Shass. » Travailliste, Shimon Peres, n’a lui cure des démêlés d’un gouvernement dominé par le Likoud. Icône de sagesse pour la plupart des Israéliens et président actuel de l’État qu’il a contribué à fonder, il n’a pas mâché ses mots : « Nous combattons pour préserver l’âme de la nation et la nature de l’État. C’est (le 27 décembre) une journée-test. Toute la nation devra se mobiliser pour sauver la majorité des griffes d’une petite minorité qui met à mal nos valeurs les plus sacrées. Personne n’a le droit de menacer une petite fille, une femme ou qui que ce soit, en aucune manière. Ils ne sont pas les seigneurs de cette terre. » À vrai dire, cela fait des années que, dans les ruelles pavées de la Vieille Ville de Jérusalem, des haredim crachent par terre s’ils sont timides, ou au visage s’ils sont impudents, sur tout porteur d’une croix ou d’une soutane. La cause de cette « guerre du crachat », le même Laurent Zecchini l’attribue à la mentalité collective des « hommes juifs en noir » qui considèrent que la religion chrétienne a, au cours des siècles, cautionné de nombreuses attaques contre les juifs (ce que le journaliste considère comme exact), ce qui n’a cessé de nourrir un fort ressentiment. 1009

Le 8 mai 2012 Survient un événement capital, exprimant clairement les inquiétudes d’Israël devant le raz-de-marée islamiste. Dans un pays démocratique, en cas de danger aigu, il est nécessaire de doter le gouvernement d’une majorité absolue, écrasante si possible. Six semaines après avoir pris la direction du parti centriste Kadima, Shaul Mofaz rallie la coalition gouvernementale de Benyamin Netannyahou. Les élections anticipées prévues sont immédiatement annulées, car l’apport d’un nombre appréciable de sièges rend le gouvernement irrésistible. Il était temps, car la Knesset se déchirait sur le projet de budget en forte augmentation et sur l’obligation pour les ultraorthodoxes d’accomplir un service militaire. À vrai dire, l’absence de ces élections sauve le parti Kadima qui était en chute libre, mais permet même à certains de ses membres d’accéder à des charges importantes dans les secteurs de la Défense, des Affaires économiques et des Affaires étrangères. Shaul Mofaz devient Vice-Premier ministre. Ancien chef d’état-major et ancien ministre de la Défense du gouvernement Sharon, il vient conforter, avec ses 28 sièges, le courant nationaliste de Benyamin Netannyahou et rassurer, par son passé militaire et sécuritaire, une population angoissée par le projet d’extermination de l’État hébreux par l’Iran.

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15. Conclusion Une question essentielle. Une réflexion attristante. La question essentielle. Comment est-il possible que l’Occident, censé être averti par son passé tumultueux avec le monde de l’islam, ait pu, un instant, s’imaginer que l’avènement d’une démocratie en terres musulmanes puisse déboucher sur un modèle inspiré des Lumières de la Renaissance européenne, de la Constitution laïque américaine, de l’ébranlement éthique issu de la Révolution française ? Non pas que nous estimions que les valeurs occidentales – notablement avilies par le souffle intéressé et brutal des colonisations, le commerce des esclaves, la cruauté sociale d’un capitalisme amoral, la perversion de ses mœurs devenues débridées, la gestion déclinante de son réseau d’enseignement… – soient actuellement un modèle éblouissant. Non pas qu’il soit juste de nier l’apport culturel fondamental de l’islam andalou sur une Europe vivant, à l’époque de Cordoue, dans l’obscurité d’une foi chrétienne alors étouffante, dont 1492 fut le feu d’artifice de l’intolérance absolue. Non pas qu’il s’agisse, en 2012, de stigmatiser l’écroulement des espérances d’un Occident qui avait cru – dans l’élan

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généreux d’une naïveté « étourdissante » – que son aide massive à la Révolution arabe permettrait aux foules musulmanes de franchir – enfin libérées de leurs tyrans et dotées d’un bulletin de vote – le pont menant à la modernité du XXIe siècle, en gommant enfin son retard technologique et sa vision archaïque du statut de la part féminine de sa Communauté. Le fait est là : le terme démocratie présente toutes les caractéristiques de l’hydre mythique à plusieurs têtes. Dont l’une serait celle d’une part grandissante de l’Occident gagnée par la sécularisation, une conviction parée du texte humaniste des droits de l’homme, et l’autre, celle habitée par les certitudes d’un sacré à la fois craint et réconfortant. D’autant plus réconfortant qu’il est nanti d’un apport financier généreux. Pourquoi l’Occident a-t-il perdu tant de temps à comprendre que « sa » précieuse démocratie n’était pas un outil pluriconvictionnel exportable dans l’univers de l’hermétisme religieux ? « Perdu tant de temps », car il nous semble évident que la démocratie authentique – fondée par essence sur la liberté plénière de penser et de choisir – ne peut éclore dans le terreau d’une société entièrement éduquée dans le strict respect d’un sacré porteur d’une Vérité unique. Le concept de « Vérité unique » est évidemment aux antipodes de l’esprit même de la démocratie authentique, celle des « Lumières », dont la vertu principale est précisément d’ouvrir à la faculté d’exprimer des thèses multiples dans le respect de chacune d’entre elles. 1012

Nombre d’analystes relèvent à cet égard que si les « dictatures à caractère temporel » – telles celles de Ben Ali, Moubarak, Mussolini, Staline… – sont légitimement considérées comme proscrites par la Déclaration universelle des droits de l’homme, il n’y a aucune raison de tolérer les « dictatures à caractère spirituel » tout aussi réductrices du champ de la pensée libre – telles celles qui ont créé la Sainte Inquisition, mis en place la toute puissance des ayatollahs, la ségrégation par les castes, l’oppression parfois assassine du féminin, la mutilation légalisée, l’enseignement totalement orienté… Cela dit, comment les prétendus experts n’ont-ils pas prévu l’irrémédiable retour de l’archaïsme fondamentaliste porté par un clergé immédiatement mobilisable pour reconquérir leur pouvoir un moment ébranlé ? En Turquie, il aura fallu 90 ans pour que, finalement, l’islamisme autodéclaré « conservateur modéré » de Recep Tayyib Erdogan parvienne à « nettoyer la pollution » laïque instaurée par Mustafa Kemal en 1923. En Irak, en Tunisie, en Libye, en Égypte, au Yémen, seulement quelques mois… en grande partie grâce à l’aide de l’Occident ou de ses relais au Moyen-Orient. Nous insistons bien sur notre volonté de ne pas juger cette (r)évolution, mais seulement de la décrire. Les tares de l’Occident sont certes légion. Les peuples « indignés » d’Europe et des États-Unis battent le pavé en clamant leur glissement vers la misère alors que la mondialisation des nantis forge des fortunes scandaleuses. 1013

L’électoralisme forcené assassine le raisonnable.

de

démocraties

déboussolées

Mais, dans le monde « d’en face », l’archaïsme du « spirituel » étouffe la liberté d’expression, écrase l’émancipation de la moitié féminine du genre humain, éveille des pulsions meurtrières tout en se réclamant de la générosité miséricordieuse de son Divin. * L’humanité est-elle l’agressivité ?

condamnée

à

vivre

l’iniquité,

Elle a certes été construite par l’action des Dieux ou du Hasard, comme le fut le monde animal, mais le prix Nobel belge Christian de Duve dénomme « péché originel génétique » de l’humanité cet instinct de confrontation agressive qui la hante. Les hommes des temps originels ont dû sans arrêt combattre clan contre clan pour se ménager un espace suffisant de survie et donc emprunter la voie de la sélection naturelle par l’usage de la massue et de l’épieu… en attendant des outils nettement plus perfectionnés ! Lisons un extrait éclairant de son livre « La génétique du péché originel »: « La sélection naturelle, ce moteur éminemment puissant de l’évolution, a privilégié dans nos gènes des traits qui étaient immédiatement favorables à la survie et à la prolifération de nos ancêtres, dans les conditions qui existaient en leur temps et lieu, sans égard pour les conséquences ultérieures. C’est là 1014

une propriété intrinsèque de la sélection naturelle. Elle ne voit que l’immédiat. Elle ne prévoit pas l’avenir. » Que ce phénomène relève de la stratégie du Diable ou d’une génétique collective originelle immaîtrisable, peu importe. Il nous épouvante et épouvantera nos enfants : notre espèce ravage en effet tout son environnement en une dynamique effrénée de dominance. Pouvons-nous ajouter qu’à nos yeux, l’humain déborde en mauvaiseté le flux irrépressible de cet acquis génétique devenu funeste au fil du temps. Il se distingue en effet de l’animal par un comportement chtonien qui lui est unique : il est le seul du règne animal à goûter au « plaisir de la cruauté ». Hubert Reeves a décrit notre fin anticipée, car elle n’attendra pas la géante rouge du soleil. Pour lui, l’apocalypse ne sera pas celle de saint Jean. Elle proviendra d’une cause bien plus banale. En effet, toute espèce dont le niveau technique déborde la digue de l’éthique est appelée à disparaître. À bon entendeur… La réflexion attristante. Nous venons de l’effleurer. Elle concerne la « naïveté » de nombreux spécialistes conviés à conseiller les princes du pouvoir. Que ceux-ci se dénomment Tony Blair et George Bush jr se noyant dans l’enfer irakien par unique intérêt économique en 1015

méconnaissant gravement les conséquences qu’entraînerait la chute du pouvoir minoritaire sunnite. Qu’ils s’appellent Nicolas Sarkozy et David Cameron s’acharnant à « liquider » un Mouammar Kadhafi hostile à toute entreprise visant à créer une Communauté reliant les deux rives de la Méditerranée et aussi à s’attirer les bonnes grâces des peuples islamiques libérés de leurs tyrans, en méconnaissant le risque évident d’engendrer un retour général à l’islamisme. Que leurs noms soient Jose Manuel Barroso et Barack Obama, tous deux fervents partisans d’un approvisionnement de l’Europe en gaz non russe, qu’ils entendent dès lors confier à une Turquie islamisante censurant la liberté d’expression et emprisonnant massivement pour « raison d’État », sans compter la vigueur musclée de sa diplomatie. Quand nous écrivons « naïveté », nous faisons le choix d’une expression courtoise. Nous aurions pu en effet user des termes « ignorance », « choix partisan conscient ou inconscient », « invocation pulsionnelle irréfléchie »… Que les conseillers se trompent ne serait pas grave si leurs doctes convictions se bornaient à éblouir leurs étudiants ou les auditeurs de leurs conférences. Mais lorsqu’il s’agit de « renseigner » une population par la voie des médias ou même de faire basculer le destin des peuples, le caractère erroné de leurs opinions devient insupportable, car éminemment dangereux. Car il s’agit alors du décompte des morts inutiles, de sommes folles dépensées

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pour tuer plutôt que pour nourrir les affamés et alimenter la recherche médicale… Autant de « bêtises » provoquant des retours de flammes ruinant nos chances de pratiquer une politique étrangère intelligente auprès de peuples aigris par notre suffisance et notre maladresse. Au niveau de l’information, force est de constater que certains médias, et non des moindres, surchargés par l’amplitude des événements nationaux et internationaux, sont contraints de trier les sujets qu’ils traiteront en profondeur ou superficiellement. Nombre de chaînes d’information suivent dès lors le vent de dépêches souvent orientées, nourrissent la mode du bien-penser de l’époque, choisissent les images qui nourrissent l’audimat… Un exemple notoire : après la chute des deux tours à New York, il fallait à un organe d’information américain être économiquement suicidaire pour ne pas suivre le courant islamophobe d’une population consternée et d’un gouvernement opportuniste qui avait désigné comme coupable l’Irak… une proie riche en hydrocarbures ! Le problème s’accroît quand les spécialistes invités par ces médias pour éclairer le citoyen sont gagnés par le même mal, ou choisis parce que, précisément, ils suivent eux aussi la voie de la non-transgression du courant général. Combien est ainsi affligeante l’écoute d’experts permanents contraints de revoir au fil du temps leur copie, ce temps observateur implacablement fiable, lui.

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Prenons pour exemple le conflit libyen. Au début de ce conflit, l’on nous promit l’effondrement rapide d’un régime détesté par son peuple. La Cyrénaïque en révolte nous était présentée comme une région abritant la part la plus éclairée de la nation, la moins inquiétante. On nous expliqua ensuite que la durée surprenante de la guerre était due à l’afflux de mercenaires à la solde du pouvoir et dotés d’armes lourdes. Enfin, un nombre appréciable d’informations émanant de services de sécurité fiables engagea les commentateurs à cesser de rêver leur seule thèse généreuse. En effet, il se révéla qu’en 1995, la Cyrénaïque était un fief d’intégristes déterminés – dirigés à l’époque par le commandant djihadiste Belhaj, le chef de l’armée insurgée en 2011 ! La destruction au napalm de ce fief par l’aviation de Kadhafi en 1996 explique l’animosité des survivants à l’égard du régime. Peut-être aurait-il alors fallu se demander quelles seraient les conséquences de la chute du régime de Tripoli ? Malgré ces erreurs, malgré ces visions souvent fantasmées liées à leurs « certitudes subjectives » exposées souvent avec suffisance, les commentateurs concernés maintinrent leur confiance en une issue pleinement démocratique, tissée des mailles de la Déclaration des droits de l’homme. Après six mois de guerre, il était cependant toujours perturbant, voire inconvenant, de prononcer le terme d’enlisement alors qu’il se révéla nécessaire d’engager des troupes étrangères au sol pour tenter d’accélérer la chute du régime.

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Nous savons qu’en bons fondamentalistes, le Koweït et le Qatar décidèrent logiquement de fournir des armes et des conseillers à la Cyrénaïque malgré les avertissements des services de sécurité de l’Algérie et de l’OTAN. Et que la France choisit prudemment d’alimenter en armes lourdes les Berbères du Nord-Ouest, certes opposés au pouvoir, mais aussi résolument hostiles au courant intégriste de Benghazi. La victoire des insurgés une fois acquise, certains commentateurs extasiés proclamèrent alors sans aucune hésitation que la Libye était libérée et que la démocratie y aurait droit de cité. Mais… rapide changement de cap à nouveau, après l’annonce par les vainqueurs que la charia régirait le pays ! Les mêmes commentateurs estimèrent alors dans la foulée que la charia n’était pas nécessairement un texte sacré liberticide. Il nous fut expliqué que les Frères musulmans ne seraient pas des adversaires résolus de la vision occidentale des bonnes mœurs… Et lorsque les salafistes firent une percée électorale fulgurante en Égypte, les mêmes experts saluèrent avec soulagement la victoire des Frères, consacrés rempart salutaire contre l’islam excessif. Et le Frère Tarek Ramadan, d’infréquentable qu’il était, devient le donjon salvateur de ce rempart des « modérés »… * Quel enchevêtrement de méconnaissances, d’assurances assénées sans état d’âme, d’incohérences savamment proférées… 1019

La vision paroxysmique d’un conseiller médiateur « à la dérive de sa subjectivité » – et nimbé de certitudes péremptoires – est certainement celle de Bernard-Henri Lévy. Nous l’aurions « laissé en paix » s’il n’avait, dans son « Blocnotes » du 19 avril 2012, en page 130 de l’hebdomadaire français « Le Point », transfiguré à sa guise la réalité évidente des faits. Notons tout d’abord que le risque – pour lui certainement – que la gauche gagne les élections présidentielles l’engage d’entrée de jeu à souligner que : « le compagnonnage (avec Nicolas Sarkozy) (…) aura duré très exactement le temps de cette guerre inédite. (…). La politique ayant repris ses droits, chacun revenant à ses fidélités d’origine – dans mon cas, depuis quarante ans, avec plus ou moins de ferveur, la gauche. » NDLA : Une gauche sur le chemin de la victoire à l’heure de la rédaction de son « Bloc-notes ». La prudence est la mère de l’ambition… Puis BHL affirme : « L’idée que l’on aurait, en la personne de Kadhafi, abattu un dictateur laïque, hostile au terrorisme, est absurde. » Et de citer l’époque de l’IRA, de Lockerbie, les attentats terroristes… Et nous lui répondons, en usant des italiques :

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Ce faisant, il ne prend en compte, astucieusement, que les événements survenus avant que Kadhafi ne devienne l’allié de l’Occident. Aucune allusion à l’éradication du djihadisme en Cyrénaïque en 1996, à son alliance avec la CIA, à la sécurisation des frontières dont la suppression est tant regrettée par l’Afrique subsaharienne. Souvenons-nous du Mali… BHL : « L’idée que sa chute aurait créé un désordre régional est fausse. » Cela fait en effet des années qu’existe le sécessionnisme touareg… mais son expansion est évidemment due à la soudaine porosité des frontières et au pillage des arsenaux libyens. C’est actuellement la panique qui gagne Bamako, Alger, Lagos, Dakar, Ouagadougou, Nouakchott… BHL : « L’idée (…) que la Libye post-Kadhafi serait la proie de tensions tribales est fausse, bien sûr. » Nous avons assez analysé la situation sur le terrain – confrontations entre ex-djihadistes et milices berbères, populations blanche et noire, pouvoirs territoriaux dans le sud – pour être pleinement éclairés sur le chaos qui règne entre les courants qui refusent de désarmer. BHL : L’idée que « l’image d’une Libye (…) livrée aux partisans de l’islamisme radical et à la soumission à la charia est ridiculement fausse. » Et il considère que le message de Moustafa Abdeljalil du 13 septembre 2011 prônant la suppression des lois contraires aux prescrits du Divin ne serait qu’une opinion personnelle dudit Abdeljalil…

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Probablement comme celle de Rached Ghannouchi demandant la suppression du français en Tunisie ? Tout le monde serait donc modéré, prêt à vivre en excellents rapports avec les libéraux et les laïques, sauf les principaux dirigeants de la Révolution ! BHL : Pour rassurer ceux que « le pilonnage de la désinformation pourrait avoir ébranlés », il certifie que « l’on respire dans les villes libyennes un air de liberté dont on avait, depuis 42 ans, oublié jusqu’au souvenir ». Pour lui, même les ONG présentes sur le terrain ne rapportent pas la vérité. Sans commentaire… NDLA : Que dire devant une telle conviction acharnée à se justifier en tordant la vérité pour en extraire l’eau limpide de la bonne conscience. On peut se poser la question : se peut-il que Nicolas Sarkozy estime toujours fiable un tel magicien de l’illusion ? À notre avis, simplement, brièvement, Kadhafi était un être mégalomane, imprévisible, cruel, dangereux pour ses contradicteurs. Son éviction est certes salutaire en termes d’éthique. Son lynchage l’est moins, comme le furent les circonstances de l’exécution de Saddam Hussein. Mais, en tant que pièce majeure qu’il était devenu dans la lutte contre l’intégrisme exacerbé, sa chute a indubitablement ébranlé toute la structure sécuritaire du nord de l’Afrique. Comme celle de Saddam Hussein a déclenché une guerre civile abominable en Irak, comme celle de Bachar el-Assad – un autre tyran sanglant – déstabiliserait à coup sûr tout le Proche-Orient.

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Lorsqu’on est consultant « privé et provisoire » – comme il tient prudemment à le souligner – d’un président français, on se doit de réfléchir aux conséquences de ses impulsions, seraient-elles généreuses. Et on se doit d’agir, par exemple, comme Ankara et Riyad, froidement lucides, qui demandèrent en 1990 la survie du régime immoral de Saddam Hussein car il constituait pour eux un barrage essentiel aux expansions chiite et kurde. Et que l’on ne prétende pas que l’opération française – et anglaise – en Libye était totalement désintéressée, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique. Pour un parangon de l’éthique, tel que se présente BernardHenri Lévy, ce serait un péché mortel qui l’enverrait droit au paradis des courtisans… Serait-il outrecuidant de notre part d’estimer qu’il existe heureusement des analystes « transgresseurs » lucides, dotés d’une vision réaliste des faits et capables, avec une forte chance, d’envisager l’avenir tel qu’il sera. Ceux-là ont mesuré, dès les premiers jours du conflit libyen, la solidité réelle du régime du colonel Kadhafi, qui jouissait d’un appui populaire non négligeable compte tenu de sa gestion sociale généreuse, d’un considérable appui tribal et de sa politique anti-intégriste. Ils ont aussi pu retirer de leur profonde connaissance du monde musulman que jamais le sacré de l’islam ne céderait devant la menace de l’instauration d’une démocratie ouverte à une éventuelle sécularisation.

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Pour ces analystes, sans vouloir critiquer pour autant aucune des vertus réelles de l’esprit du Coran, il est vain d’espérer ébranler la forteresse monolithique de la foi en une Vérité unique, une foi d’autant plus irréfragable qu’elle est frappée au sceau de la dernière Révélation des religions abrahamiques. Les salafistes, nous le savons, offrent en terres germaniques 25 millions d’exemplaires du Coran mais nous vous avions conseillé de ne pas prendre l’initiative de faire de même avec le livre sacré d’une autre religion en terre d’islam… Quel risque encourrait-on à oser proposer de régresser, à oser remonter à contrecourant le fleuve vers ses sources erronées du judaïsme et du christianisme ! * Non-discrimination et réciprocité sont des mots clefs qui n’ont pas cours dans le tissu du sacré. Ainsi, il existe des mosquées à Rome, ce qui est normal puisque y résident des musulmans. Mais il n’y a pas de raison d’édifier une église à La Mecque puisque les chrétiens ne peuvent y pénétrer… Dès lors, dans quel « camp » relève-t-on une discrimination ? Où la réciprocité devient-elle sacrilège ? Pouvons-nous, exceptionnellement, citer deux exemples personnels ? Lors de l’émission phare de la RTBF, « Matin Première », après avoir exposé les perspectives ouvertes par les remous de

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la Révolution arabe, et plus particulièrement du cas syrien, j’usai de l’expression : « Je suis animé par un pessimisme préventif, ce qui permet d’espérer pouvoir prévoir à temps l’inattendu possible et de sécuriser si possible l’avenir. » Lors des questions-réponses faisant suite à l’interview, je fus souvent critiqué par des mécontents m’accusant de trahir leurs espérances et de vouloir briser leur élan rénovateur… Je ne peux à présent que les plaindre. Lors de l’émission « Controverse » de la chaîne RTL/TVI, programmée au début du conflit libyen, j’osai mettre en doute l’effondrement rapide du régime et insistai sur le risque que l’intervention étrangère serve la renaissance de l’intégrisme. C’est peu dire que d’affirmer que le débat fut ensuite très animé entre les porteurs d’espérance certifiée et ceux qui – dont trois anciens ministres bénéficiant de l’éclairage de leur passé à la Défense nationale ou à l’économie – admettaient qu’une telle thèse était à prendre en compte. Que le lecteur n’imagine point que l’énoncé de ces expériences vécues exprime de notre part une quelconque suffisance malsaine. Plutôt, à vrai dire, le vécu d’une amère irritation. Nous souhaitons uniquement qu’il comprenne que notre but est de lui faire ressentir qu’il est très inquiétant que le simple énoncé de constats – aisément décelables pour tout analyste dont les avis sont fondés sur une étude en profondeur et en neutralité de tous les paramètres historiques ayant construit le présent – soit submergé, contesté par des flots de commentaires subjectifs. Des commentaires aisément 1025

démontables si l’on a le courage épuisant de polémiquer avec les tenants des « modes affectifs de pensée », tant ces partisans sont généralement très susceptibles, et animés de certitudes virulentes. Il est regrettable qu’au sein du flux occidental de la surinformation, l’obsession et la hantise de l’audimat – critère fondamental de trop de médias – étouffent les si « peu rentables » crêtes de lucidité. Ce qui n’arrange rien : les informations charriées par la « toile » atteignent un tel niveau surprenant de subjectivité que leur fiabilité est souvent aisément mise à mal. À coup sûr, l’analyse réaliste d’une situation ne signifie en rien qu’elle doive nécessairement alourdir le plateau négatif de la balance. Ainsi, fin septembre 2012, au sein du chaos libyen, plusieurs milliers de pacifiques habitants de Benghazi ont décidé de déloger des milices armées de tous bords – notamment la salafiste – d’immeubles et de casernes où elles avaient installé leurs QG car elles entendaient régner en maîtres sur la ville… tout en se combattant sans cesse entre elles. Une saine réaction porteuse d’espérance, renforcée par l’injonction de l’armée régulière aux milices de rendre les armes sous 48 heures, sous peine de recours à la force… Autre espoir : les prises de position de nombreux penseurs et responsables de l’islam s’inspirant du passé souvent tolérant et lumineux de cette foi expriment une sagesse qui augure d’un possible avenir de cohabitation heureuse. 1026

Une immense majorité de musulmans entend en effet vivre paisiblement, en bonne entente, avec ses voisins, seraient-ils d’une autre religion, d’une autre conviction. Les anciennes ambiances de Beyrouth, de Damas, de Tunis, d’Antioche, de Sarajevo… avant que ne se déchire leur remarquable équilibre sociétal permettent également d’augurer un retour à des jours meilleurs. Nous concluons en cédant la parole à Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, connu pour sa vision généreuse de l’interculturalité. Une personnalité aussi ouverte que le fut le regretté cheikh Tantaoui de l’Université Al-Azhar. Citons un extrait de son article publié en page 23 du quotidien français « Le Monde » du 21 septembre 2012 : « La liberté de conscience et d’expression est un acquis occidental incontesté et incontestable. Une avancée et un progrès philosophico-moral réels de notre humanité. Leur élan doit être irréversible. Le droit à la création intellectuelle et artistique participe de cette liberté. Toute concession dans ce domaine ne rendrait pas service à ce qui fait l’être humain : la liberté. Nous devons alors tous défendre et universaliser cette valeur cardinale. (…). Rien ne justifie la violence pour contester une liberté d’expression, aussi blasphématoire ou insultante soit-elle. Les textes et le droit canonique musulman interdisent l’usage personnel et individuel de la violence. » Voilà qui ouvre à une réelle fraternité. Telle celle qui constitue le titre de notre conclusion générale.

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V EMBRASEMENT EST-OUEST SUR TUMULTE ISLAMISTE Le foisonnement des événements fondamentaux qui ont parsemé le monde entre l’été 2012 et l’été 2014 est à ce point tumultueux qu’il est malaisé de choisir une voie de synthèse cohérente. Afin de pénétrer cette effervescence fusant dans tous les sens, occultant la tourmente musulmane derrière un rideau de fumée et bouleversant les équilibres les mieux établis, nous avons opté pour la clef d’entrée russe. Moscou est en effet omniprésent, que ce soit dans l’affrontement entre sunnisme et chiisme, le déchirement ukrainien, l’ardente compétition entre pourvoyeurs d’énergie, l’alliance stratégique avec la Chine ou encore la lutte contre la domination d’un Occident s’appuyant sur la puissance militaire de l’OTAN, le bras armé de la stratégie américaine. Et renaît l’antagonisme virulent de la Guerre froide. 1. Pourquoi ce différentiel fondamental conceptions de l’Est et de l’Ouest ? Ouvrons le catalogue des heurts.

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entre

les

Asseyons-nous quelques instants au Kremlin et cessons de nous aligner uniquement sur « l’anti-poutinisme », cette fièvre d’informations orientées échauffant la plupart des médias occidentaux, lesquels ne traitent que très rarement des raisons de la méfiance et de l’irritation russes, « l’obsessionnelle immoralité » de Vladimir Poutine devenant le seul éclairage consenti aux citoyens de l’Ouest. Notre ouvrage s’est déjà efforcé de briser ce conditionnement du mental occidental. Nous vous engageons à reparcourir les pages 211 et de 237 à 251. Imaginez-vous un moment en maître du Kremlin et mesurez le niveau de votre nervosité. Ce rappel assumé, ajoutez-y l’alliance de l’Occident avec les monarchies sunnites intégristes du Golfe, l’acharnement antichiisme, l’ingérence en Ukraine… autant de fers au feu sur l’enclume d’un conflit potentiellement universel. Sans souscrire aux méthodes rudes et oppressives du Kremlin, n’est-il pas légitime de suspecter que l’infiltration en douceur calculée de l’Occident dans l’espace d’influence russe – une infiltration astucieusement fondée sur un motif d’éthique démocratique – manifeste en fait sa volonté de saper le travail de restauration de la puissance de Moscou ? Excédé par l’afflux de personnalités américaines et européennes venues soutenir l’insurrection à Kiev, Vladimir Poutine s’est indigné de cette « ingérence » aberrante en interrogeant l’Union européenne sur l’amplitude de sa réaction si des ministres russes s’invitaient dans une Grèce en crise pour l’inciter à s’affranchir de l’austérité insupportable imposée par Bruxelles. Souvenons-nous que la seule solution raisonnable, réellement équitable selon Vladimir Poutine, consiste en l’instauration 1029

d’une solidarité entre Européens de l’Ouest et de l’Est. Pour ce faire, l’Union européenne devrait renoncer à dépendre politiquement, économiquement et militairement des ÉtatsUnis, une nation hégémonique écrasante dont les objectifs s’opposent aux intérêts européens, les concurrencent, voire même s’efforcent de les annihiler. Pour Moscou, les relations entre l’Union européenne et la Russie seraient dès lors débarrassées de la pression « intéressée » de Washington. Pourraient naître dans la foulée un destin amical, une convergence paisible qui animeraient l’ensemble du continent, de Lisbonne à l’Oural. En deux mots, la vision de Charles de Gaulle qui se dégagea sans ménagement de l’emprise de l’OTAN contraint de déménager en Belgique À coup sûr, ce président français, héros national – qui avait subi à Londres une multitude de tracas fomentés par les ÉtatsUnis contre lui, le représentant de la « suffisance » arrogante d’un pays vaincu en 18 jours – avait entendu l’effarante conviction du Britannique Lord Hastings Lionel Ismay, Premier secrétaire général de l’Organisation de l’Atlantique Nord, créée en 1949. Il aimait répéter que le but de l’OTAN consistait à « garder les Américains dedans, les Russes dehors et les Allemands en bas » (To keep the Americans in, the Russians out and the Germans down). Les Américains dedans, c’est-à-dire en Europe, les Russes dehors, c’est-à-dire loin de l’Europe et les Allemands en bas, c’est-à-dire sous tutelle pour les empêcher de générer d’autres conflits. L’occasion ukrainienne est trop belle pour ne pas amplifier la mise en œuvre de cet adage. L’OTAN revient dès lors en force dans un espace européen quelque peu délaissé par un 1030

Barack Obama fort préoccupé par l’effervescence asiatique. Ainsi, le réveil de la protection des États baltes, les avionsradars Awacs déployés en Pologne et en Roumanie, la présence navale en mer Noire, le renforcement de troupes terrestres dans certains emplacements tactiques…, toutes mesures motivées par le fait que, d’après Washington, « la Russie continue de violer de manière flagrante les accords internationaux qu’elle a approuvés ». Ajoutons à ce retour de l’emprise militaire américaine le constat d’un dialogue exclusif entre Washington et Moscou, les Européens et les Ukrainiens étant pratiquement relégués au rang de spectateurs de leur destin. Se dégager de l’OTAN ? Cela semble impensable à certains. Ainsi, coïncidence révélatrice entre le souhait exprimé par le Président russe et la robustesse de l’Organisation atlantique : en décembre 2013, le sommet européen visant à doter l’Union de sa propre structure défensive s’est emmêlé dans le cordon ombilical liant Washington à Londres. Pour le Premier britannique David Cameron, l’Union ne peut être que l’auxiliaire de sa grande sœur américaine, une simple collaboratrice s’engageant seulement à mieux s’équiper pour soulager le poids des actions décidées ou acceptées par Washington. Telle l’irakienne par exemple, dont l’Occident savoure à présent « l’heureuse pertinence » ! Le refus lucide de la France, de l’Allemagne et de la Belgique d’y participer fut, en 2003, qualifié de trahison par Washington. Pour Londres, tout projet de défense autonome de l’Union est donc proscrit. Seule est envisageable la modernisation de son armée fondée sur l’acquisition de drones, l’usage de satellites, le renforcement de la cybersécurité, la mutualisation des 1031

moyens. Le tout avec un budget inchangé limité à 200 milliards d’euros par an. Les États-Unis consacrent à leurs moyens militaires 46 % de l’ensemble des dépenses d’armement de la planète contre seulement 1 % pour l’Europe !… Une disproportion qui contraint l’Union européenne à se satisfaire d’une autonomie fort relative, voire même pour beaucoup, littéralement subordonnée dans tous les domaines aux choix de Washington. Ainsi, la vente des avions militaires américains submerge toute la concurrence européenne – tant dans l’espace strictement otanien que dans la sphère d’influence de Washington – et entre autres celle du remarquable avion français Rafale. Un véritable drame pour la France. Ainsi, peut-on espérer obtenir la suppression du réseau pirate d’écoutes couvrant l’Europe et pénétrant même l’intimité des conversations des dirigeants européens. Ainsi, pourra-t-on résister aux exigences américaines conditionnant la signature de l’accord de libre-échange transatlantique ? Le président Obama promet de fournir du gaz de schiste liquéfié à une Union européenne souhaitant se dégager de l’emprise énergétique russe. Mais il est apparu, lors de son discours devant le Conseil de l’Europe, qu’il entend veiller, en récompense de ce geste, à obtenir en contrepartie une fin favorable des négociations sur l’accord de libre-échange transatlantique. En d’autres termes, prosaïquement, il émet l’idée de « fournir de l’énergie en échange d’avantages commerciaux ». Notons que Washington 1032

gagnerait alors sur deux tableaux : un contrôle accru sur l’Europe et l’affaiblissement de la Russie. Une concrétisation de la déjà citée fameuse phrase prononcée en 1949 par le Premier secrétaire général de l’OTAN : « Americans in, Russians out. » Ainsi, François Hollande – tout en regrettant cette « jumellisation » abusive des plans anglo-américains en concurrence avec le projet fédéralisant de l’axe francoallemand – ne peut guère s’y opposer catégoriquement car Paris ne peut plus se permettre le geste régalien du général de Gaulle boutant hors de France le QG de l’OTAN. En effet, la dépendance logistique de la France dans son engagement militaire en Libye, au Mali, en Centrafrique implique une certaine déférence courtisane envers Washington. L’Allemagne elle-même, très liée commercialement à la Russie, avec même une expression de sympathie vis-à-vis de Moscou, est assise entre deux chaises. Plongée dans le torrent de désapprobation de l’Union européenne, elle est certes amenée à contester l’action russe en Crimée mais, dans le même temps, l’ex-chancelier Schröder, à la tête du gazoduc russe de la Baltique, exprime sa compréhension des motifs de Vladimir Poutine. Une situation globale telle que Vladimir Poutine reste contraint d’affermir ses pièces sur l’échiquier international. Sans pour autant avaliser toutes ses méthodes, reconnaissons qu’il joue remarquablement aux échecs. Il est vrai qu’il a tout avantage à entretenir son réel talent dans le domaine stratégique international, tenu qu’il est d’affronter une multitude de confrontations avec les thèses occidentales. 1033

Il a ainsi réussi à neutraliser le danger menaçant le régime syrien. Paris, Londres et Washington voulant par des frappes « punitives » chasser du pouvoir Bachar el-Assad… et rompre ainsi les maillons chiites que Moscou protège de l’Iran au Liban, Vladimir Poutine parvint à amener l’Iran à négocier son nucléaire afin de briser les embargos occidentaux. Ce faisant, il réintroduit Téhéran dans le monde « convenable ». Devenu le chef d’orchestre de tous les instrumentistes du Moyen-Orient, il va jusqu’à offrir deux milliards de dollars à l’armée égyptienne s’efforçant, grâce au maréchal al-Sissi, de rétablir une laïcité « à la Moubarak » au grand dam des dynasties intégristes du Golfe et d’Israël, autant de pions précieux pour l’Occident qu’il agace en pénétrant à son tour dans le pré-carré de Washington. Décidément, l’argent russe, américain, européen, saoudien, iranien, qatari pleut de toutes parts sur le monde musulman en effervescence. À cet égard, la France se distingue parmi les Européens : le président François Hollande a vendu pour trois milliards de dollars d’armement à l’Arabie saoudite afin de moderniser l’armée libanaise. Rappelons à cet égard que le Liban sunnite s’oppose au Hezbollah allié de Damas et que ses frontières sont poreuses, permettant ainsi une infiltration aisée de ces armes au profit des djihadistes luttant en Syrie et souhaitant l’avènement de la charia. Vladimir Poutine a aussi réussi une performance essentielle. Il a convaincu Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi de cofinancer les gazoducs russes de la Baltique et de la mer Noire afin de parer toute possibilité de chantage de la part de la Biélorussie et de l’Ukraine, fortes qu’elles sont de leur exclusivité dans le transfert du gaz destiné à l’Europe. 1034

Cette performance n’a guère satisfait le Premier ministre turc Erdogan, qui comptait devenir, avec la construction du gazoduc Nabucco, le pourvoyeur principal de remplacement du gaz asiatique ou russe vers l’Union européenne. Mais rien n’est perdu pour Istanbul compte tenu de la volonté de l’Occident de réduire drastiquement son approvisionnement venant de Russie à la suite des événements ukrainiens. Enfin, par un tour de passe-passe fulgurant, il parvient au printemps 2014 à annexer sans combat – avec 96,77 % des voix des 80 % de votants – la Crimée au référendum organisé par son parlement. Il faut dire qu’il a été bien servi par l’outrance du parlement de Kiev décidant d’ôter à la langue russe son statut de deuxième langue officielle de l’Ukraine. Le chaudron ukrainien entre alors en ébullition et déborde dans des relations Est-Ouest déjà fort tièdes. En effet, la confrontation concerne cette fois « l’espace vital » russe et non plus les lieux d’affrontements extérieurs tels le MoyenOrient, l’Amérique latine, l’Asie… Comme à l’habitude, les médias occidentaux condamnent la Russie, et plus précisément son président dont, selon Hillary Clinton, les méthodes rappelleraient l’effervescence nationaliste du XXe siècle : « Si vous avez l’impression d’avoir déjà vu cela, c’est parce que c’est ce qu’a fait Hitler dans les années 1930. » Un Hitler qu’elle accuse d’avoir estimé devoir « aller partout protéger son peuple maltraité ». Diable ! Espérons que le président Obama sera assez lucide pour se souvenir que les insurgés de Kiev, auteurs d’un authentique coup d’État, ont amené leur parlement enflammé par la rue à proclamer la déposition d’un président prorusse « excessif » mais aussi, nous l’avons dit, l’affirmation du 1035

statut de seule langue officielle pour l’ukrainien ! Quoi de mieux pour mettre le feu à la part russophone du pays ?… Une image : à Madrid, des révolutionnaires castillans renversent le gouvernement central et votent la suppression du catalan… À coup sûr, le « nationalisme castillan » y gagnerait quelques journées chaudes avant de perdre la Catalogne… et le port de Barcelone dans la foulée. Osons nous inscrire à contre-courant de la bonne conscience de cet Occident prétendant pratiquer au XXIe siècle une « remarquable » politique courtoise. Ce n’est pas l’avis de la majorité des russophones de Crimée, effrayés d’apprendre qu’ils cessaient d’être les égaux des « vrais Ukrainiens » catholiques de l’Ouest et que leur propre parlement régional, déclaré illégitime par le gouvernement insurrectionnel de Kiev, ne pouvait s’opposer à une telle oppression ethnico-religieuse. Il est dès lors aisé de comprendre que les Russes d’une Crimée offerte en 1954 à Kiev par un Nikita Khrouchtchev originaire d’Ukraine pour des raisons de simple rattachement administratif, désirent retourner dans le giron de Moscou. À noter cependant qu’en 1992 elle avait obtenu l’indépendance, mais qu’en 1998 ce statut fut réduit à la seule autonomie, Kiev s’accordant la prérogative de payer – et donc de contrôler – les fonctions de service public. Et en 2012, la langue russe avait été reconnue comme l’égale de l’ukrainienne, avant, nous l’avons vu, d’être privée de ce nouveau statut lors de la révolte de 2014. En Occident, il est de bon ton de considérer Vladimir Poutine comme un dictateur impavide expert en manipulations électorales dont il convient de ruiner l’économie pour offrir

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enfin aux Russes une démocratie authentique… à savoir les ramener à l’ère Eltsine, à la merci des prédateurs de l’Ouest. Déjà en 2009, Mikhaïl Gorbatchev, interviewé sur France2 par Hubert Védrine, confiait que, lors de l’effondrement de l’URSS, Washington avait demandé à l’Arabie saoudite d’augmenter sa production pétrolière afin de provoquer la chute des prix du brut et de « parfaire » ainsi la ruine de la Russie. Nous vous avions déjà invités à vous asseoir au Kremlin et à « apprécier » la stratégie de l’Occident… Le rappel de certains faits pourra vous soulager d’un exercice de mémoire. La Baltique : profitant de la faiblesse de gestion du président Eltsine, l’OTAN, moteur de l’expansion de l’influence américaine, poussa son contrôle jusqu’à l’Estonie, proche de la base navale russe de Kronstadt, plaçant de surcroît ses antimissiles à 60 km de Kaliningrad, l’autre base militaire russe fondamentale de la Baltique. L’Ukraine : en 2004, le rêve du Président Bush junior consistant à y étendre sa domination, un apport discret – mais massif – financier américain soutint l’avènement de la Révolution orange dont le dirigeant réclama immédiatement son entrée dans l’OTAN et dans l’UE. Moscou y aurait perdu Sébastopol, d’où la marine russe aide actuellement le régime syrien et le cœur de la Russie aurait été à la merci d’armes américaines toutes proches. Et pourtant, l’on comprend que Washington ait pu rêver d’ajouter à son tableau de chasse le fleuron sentimental, mythique de la Russie, le gigantesque 1037

port de Sébastopol, après avoir obtenu de s’installer à proximité des deux bases militaires russes de la Baltique. La Géorgie : en 2004, élections également « assistées » où le président Chevardnadze – démissionnaire, prorusse – fut balayé par un titulaire de diplômes américains, Mikhaïl Saakachvili, qui permit le passage d’un gazoduc reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie, concurrençant ainsi les hydrocarbures russes. La Géorgie le paiera cher, la rétorsion russe consistant à déclarer indépendantes l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie tout en chassant les travailleurs émigrés géorgiens travaillant sur son sol, créant ainsi l’effondrement du niveau de vie national. La Serbie : orthodoxe et prorusse, alliée précieuse, héroïque, des Occidentaux en 1914 et en 1941, elle fut dépecée par l’OTAN au profit de la Croatie catholique et progermanique qui, en 1941, avait ouvert le passage à l’armée allemande partie au secours des Italiens refoulés par les Grecs. Nazifiée, elle massacra sur son sol quelque 400 000 Serbes censés être hostiles à la Wehrmacht. Ce qui motiva, lors de l’éclatement de la Yougoslavie, le refus de la Serbie d’accepter l’indépendance de la Croatie. L’Allemagne passa outre et Belgrade décida de conquérir et de protéger les terres où résidaient les Serbes ayant survécu. Le Kosovo, terre sacrée de la civilisation serbe, fut unilatéralement reconnu comme indépendant par l’Occident, sans passer par l’ONU, évitant ainsi un légitime veto russe. Remarquez que lorsque Vladimir Poutine s’estime en droit d’agir de même en Ossétie du Sud, en Abkhazie… et en Crimée, l’Occident qualifie sa stratégie d’inadmissible rappel des dangereux rapports entre États au cours du XXe siècle. 1038

Le Monténégro, lui, vota contre le maintien de son alliance avec la Serbie – qui perdit ainsi son seul accès à la mer –, l’Union européenne ayant promis aux Monténégrins une adhésion aisée s’ils rejetaient cette alliance à plus de 55 %. Une superbe ingérence intéressée visant à détruire la puissance serbe, et donc l’influence russe ! L’inondation sunnite surfe sur la masse financière saoudienne – favorisant les salafistes – et qatarie – favorable aux Frères musulmans. Elle s’organise dans la stratégie occidentale en une alliance étroite avec l’intégrisme musulman. La Ve flotte américaine est transférée au Qatar – après avoir quitté Bahreïn dont le régime était menacé par la révolte d’une population à 70 % chiite fort malmenée – pour protéger les monarchies du Golfe « énergiquement » essentielles, financièrement « captivantes » – rappelons l’achat de 3 milliards de dollars de matériel militaire à la France. Des « monarchiesboucliers » contre le chiisme, lui-même bouclier de la Russie. Le climat religieux du Caucase russe, fondamentalement sunnite, est déjà assez explosif pour que Moscou y craigne l’irruption de la déferlante intégriste nourrie par Riyad et Doha. Le Sud de la Russie : les antimissiles de l’OTAN – installés au sud de la mer Noire et censés contrer une éventuelle agression de l’Iran – constituent un danger pour l’espace russe dont le ciel « bénéficie » de surcroît du contrôle d’un puissant radar occidental complétant le dispositif. La Russie même : un acharnement médiatique haineux émanant de l’Occident s’efforce d’y alimenter l’opposition au régime russe. Vladimir Poutine est la cible d’une campagne 1039

de dénigrement « lourdement distillée », un dénigrement qui peut lui être très préjudiciable. Les Jeux olympiques de Sotchi ont à cet égard servi de tam-tam hostile aux tonalités étourdissantes. Il ne s’agit pas d’ériger une statue à un dirigeant dont l’énergie « impériale » prend des allures souvent excessives, mais de refuser une intoxication frénétique négative, frisant le martelage, d’un seul versant de la vérité, par essence plurielle. L’Occident, lui non plus, n’est guère parfait. Ne retombons pas dans le grand défaut de cet Occident, celui de juger les Autres, les considérant comme inférieurs, en marge de son « éthique sublime ». Ne vaut-il pas mieux combattre les excès d’un régime en choisissant la voie de l’apaisement et du respect mutuel ? L’essentiel pour y parvenir : abandonner la certitude d’avoir raison et cesser de la propager à tous vents. Ainsi se répand une thèse qui se plaît à culpabiliser l’Occident d’avoir trop tardé à aider la rébellion sunnite syrienne, permettant ainsi aux djihadistes et aux disciples d’Al-Qaïda de la pourrir en éliminant les modérés, privés d’un armement performant, permettant à nos « alliés » du Golfe d’avantager les extrémistes ennemis de la démocratie. Thèse culpabilisante proche de celle qui concerne la Turquie. On entend en effet souvent proclamer que si ce pays était entré plus rapidement dans l’Union européenne, le Premier ministre Erdogan et l’AKP n’auraient pu réussir à l’islamiser en une dizaine d’années. Beaucoup d’observateurs ne partagent pas cette façon de voir, estimant qu’il s’agissait avant tout d’éviter le pari extrêmement dangereux de son adhésion.

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Devait-on introduire dans l’Union européenne l’AKP et sa tendance islamiste sans savoir si les droits de l’homme, soupente essentielle de l’Union, auraient pu résister face à une conviction fondée sur le respect des impératifs d’un sacré ? Les droits de l’homme sont une œuvre humaine, les religions sont fondées sur la foi en une Vérité révélée, inaltérable par principe. On pouvait craindre que le pot de terre humain ne soit pas assez solide pour éviter d’être disloqué par la stratégie prosélyte d’Istanbul. De même, la laïcité de Bachar el-Assad évincée, les modérés sunnites ayant pris le pouvoir, ceux-ci auraient-ils pu résister à la vague extrémiste ? Il ne fallut que quelques jours pour que les intégristes du Mali balaient les modérés. De même en Libye ou en Irak… Paisible fraternité du XXIe siècle ? Les têtes diplomatiques de l’Occident débarquant à Kiev étaient-elles là uniquement par saine indignation ? Ou plutôt pour promouvoir l’arrimage de l’Ukraine à l’Europe ? Ce qui vaut bien un prêt de 18 milliards d’euros du FMI et un effort de 11 milliards d’euros par l’UE, même si certains de ses peuples vivant une intense austérité devaient légitimement s’en offusquer. Cette thèse à contre-courant de la plupart des commentaires occidentaux devrait cependant être évidente aux yeux des spécialistes de politique internationale tant les informations qu’elle avance sont incontestables. Cette réalité ne peut que susciter la consternation : pourquoi le citoyen occidental est-il l’objet d’un conditionnement mental aussi « orienté » ? Nous dirions à Hillary Clinton : « Le XXe siècle a permis au fascisme de réussir à s’étendre en usant de la propagande. » Nos élites auraient-elles donc contracté le virus de cette époque funeste ? 1041

Heureusement, au-dessus des nuées de « vérités orientées » diffusées par les partisans de chaque camp, planent des oiseaux dont la probité du savoir est préservée par l’altitude. Parmi leurs justes cris, choisissons les paroles lucides d’une des meilleures expertes en histoire russe, Madame Hélène Carrère d’Encausse( 1): « Pour la Russie, l’Ukraine est inséparable de son histoire et Kiev (fut) son berceau (il y a) mille ans. (…). Moscou n’accepte pas que ses anciennes possessions adhèrent à des systèmes d’alliances qui l’excluent. (L’)OTAN ou même l’Union européenne. (…). Si les pressions de Poutine sur l’Ukraine ne sont guère acceptables, celles plus feutrées de l’Europe ne le sont guère davantage. Les Européens veulent ignorer la Russie (alors qu’il faudrait qu’ils) acceptent de voir que la Russie est une part de l’Europe et qu’il faut l’y associer par un statut digne de sa puissance et de son histoire. » Elle ajoute( 2): « La révolution orange de 2004 fit voler en éclats le dispositif de solidarités maintenues et la zone d’influence de la Russie, avait touché le creux. (…). Cette révolution (…) et l’environnement international qui au mieux ignorait la Russie et au pire lui était hostile (agressait) une Russie (qui, sortant) péniblement du chaos postcommuniste ne pouvait réagir. (Mais) la Russie a repris sa place sur la scène mondiale. (…). 1042

Après un premier mandat restaurant l’État, Poutine s’est employé durant le second à montrer que la puissance russe était restaurée. Moscou est revenu au niveau supérieur (comme le démontre) sa stratégie à l’égard de la Géorgie en 2008 et de la Syrie en 2013. » Nous rejoignons l’opinion d’Hélène Carrère d’Encausse lorsqu’elle exprime que le projet de Vladimir Poutine est de constituer une entité eurasienne, reflet du rêve de Mikhaïl Gorbatchev, celui de constituer une Communauté d’Etats libres – du type du Commonwealth britannique – lui permettant de recomposer un ensemble économique et politique partenaire d’une Union européenne dégagée de l’hégémonie américaine. Mais force est de constater que ce projet se heurte à la détermination de l’Occident de parvenir à disloquer toute tentative de restauration d’une puissance russe capable de contester sa prééminence. Citons l’opinion d’une autre personnalité jouissant d’une aura de lucidité libérée de toute contrainte. Le 28 mars 2014, Jacques Attali écrit dans la revue française « L’Express » un commentaire titré : « Sont-ils tous devenus fous ? » « L’intérêt de l’Occident, et plus précisément de l’Europe, (…) n’est pas d’affronter la Russie. (…). (La Crimée) fut une province russophone pendant des siècles, rattachée à une autre province de l’Union soviétique par le caprice (de) Nikita Khrouchtchev. (Elle a) toujours voulu conserver son autonomie à l’égard de Kiev. (…) rien n’a été fait depuis l’effondrement de l’URSS pour rapprocher la Russie de l’Europe et la faire entrer dans un espace de droit commun. (…) La confrontation actuelle ne mènera à rien (…). Il ne faut pas répondre à des sanctions par des sanctions aujourd’hui 1043

dérisoires, demain suicidaires. Au contraire, engageons tout pour faire comprendre aux Russes qu’ils ont intérêt à se rapprocher de l’Union européenne. Proposons-leur de construire un vaste espace commun de droit, dans lequel la question de la Crimée deviendrait dérisoire. » Et il souligne que : « (…) il est trop tard pour refaire l’Histoire, et (que) 2014 ressemble non pas à 1938 mais à 1919. Il faut se rappeler à quoi a conduit alors la volonté d’humilier et d’isoler l’Allemagne de Weimar, avec le tragique traité de Versailles : à l’avènement d’Hitler. » Dans son éditorial du 22 mars 2014, le quotidien français « Le Monde » résonne d’un son tout proche de celui d’Hélène Carrère d’Encausse et de Jacques Attali : « L’ère d’Eltsine fut marquée par (…) un programme de privatisation manipulée, tronqué au bénéfice exclusif d’une poignée d’hommes proches du pouvoir, enrichis à grande vitesse (tel Mikhaïl Khodorkovski, le dirigeant du Groupe Ioukos). Endettée jusqu’au cou, la Russie est alors trop faible pour peser sur la scène internationale. Pendant ce temps, les États-Unis vivent dans la félicité économique des années Clinton. L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999 marque le début de la revanche intérieure des services de sécurité. (…). (À lieu notamment) l’emprisonnement pour l’exemple de l’homme d’affaires et opposant Khodorkovski s’instaure un pouvoir vertical et les libertés publiques se réduisent. (…). L’avance de l’OTAN vers ses frontières suscite la colère de la Russie, qui se sent encerclée (…). En 2008, la guerre en Géorgie (devenue) alliée de longue date des États-Unis marque la première affirmation de la puissance russe à l’extérieur. (…). 1044

Vladimir Poutine impose sa vision de l’avenir de la Russie : recréer une zone de tutelle autour du pays, assumer une attitude de revanche morale et historique sur 2l’humiliation2 de 1991 (lors de l’effondrement de l’URSS). » Un dernier commentaire, cette fois personnel, sur l’état d’esprit de la confrontation entre l’Est et l’Ouest. Il portera sur la teneur d’une conférence de presse présentée aux ÉtatsUnis, conférence très médiatisée sur le plan international car y siégeait entre autres Zbigniev Brzezinski, l’un des plus célèbres conseillers stratégiques, celui du Président Jimmy Carter. Évidemment, Vladimir Poutine y fut stigmatisé. Mais l’étrange résida dans le fait que, après avoir déclaré qu’il n’aimait guère Vladimir Poutine, trop influencé par son passage au KGB, il estimait par contre que Gorbatchev et Khrouchtchev étaient d’une autre trempe, plus ouverte au dialogue. Or, tout historien sérieux sait que Gorbatchev, le dauphin du président Andropov – chef du KGB – fut, comme son maître à penser, à la tête des services de l’élite sécuritaire de l’URSS. Au point qu’il supervisa au sommet à la fois le KGB, assumant la sécurité administrative, et le GRU, en charge du militaire. Malgré leur présence active au plus haut niveau du sécuritaire, ces deux hommes furent pourtant les pères de la « Perestroïka » – la transparence – et partant, de l’effondrement de leur empire policier. Quant à Khrouchtchev, la liste de ses « mérites » est à proprement parler hallucinante. Au titre de ces « mérites », relevons que : Il fut en 1938 l’un des pires « pacificateurs » de l’Ukraine, une pacification qui fit 106 000 victimes sur place, sans compter les 300 000 morts liés par la déportation vers les 1045

goulags d’un million d’Ukrainiens, soit 10 % de la population. Peut-être sont-ce ses remords qui l’engagèrent à faire cadeau de la Crimée à l’Ukraine en 1954 ?! Il fut un redoutable commissaire politique, célèbre pour avoir animé de façon implacable, voire forcenée, au mépris de considérables pertes humaines, la résistance de Stalingrad face à l’armée nazie. Il fut en 1956 l’un des plus dangereux adversaires de l’Occident lors l’écrasement de la révolte de Budapest. Il fut, toujours en 1956, l’auteur de l’avertissement d’une possible intervention nucléaire visant à stopper net l’opération franco-anglaise destinée à s’emparer du canal de Suez après sa nationalisation par le président Nasser. Il fut en 1969 le déclencheur de la crise des missiles de Cuba, où l’on frôla un conflit généralisé qui ne fut évité que grâce au retrait des missiles installées par l’OTAN en Turquie. La « fameuse victoire de Kennedy qui fit reculer les Russes » fut en réalité une victoire russe, Khrouchtchev ayant obtenu ce qu’il souhaitait. Les Américains demandèrent simplement de bénéficier d’un délai de six mois pour ne pas perdre mondialement la face. Il fut le promoteur de l’édification du Mur de Berlin après avoir menacé le président Kennedy d’une guerre si les Américains s’obstinaient à vouloir raccrocher Berlin Ouest à la République fédérale allemande… Clairement, un tempérament nettement plus « calme » que celui de Vladimir Poutine ! 1046

On peut donc vraiment qualifier de stupéfiante, voire même d’inquiétante, l’appréciation du conseiller Zbigniev Brzezinski tant sa mémoire fait preuve d’une carence certaine de l’évaluation du passé. Espérons que l’on ne l’engagera pas pour établir des plans pour l’avenir. Se souvient-il, par exemple, du soulagement de l’équipe Kennedy lorsque commença la construction de ce Mur de Berlin, car cela signifiait que Khrouchtchev renonçait à un conflit nucléaire et préférait l’isolement complet de son pays des « miasmes » de l’Occident ? Il est peut-être utile ici de rappeler que Zbigniev Brzezinski fut l’un des plus ardents adversaires de Moscou. Pour s’en persuader, lisons en page 52 de la revue belge « Le Vif/ L’Express » du 25 avril 2014 un article de Christian Makarian, membre de la direction de la revue française « L’Express ». Ce journaliste y énumère les suggestions du conseiller américain visant à amoindrir la puissance de la Russie : Il conseilla d’aider militairement les moudjahidines afghans à combattre les troupes de Brejnev et alla même jusqu’à rencontrer Ben Laden, alors notre allié. Il joua un rôle moteur dans la construction de l’oléoduc reliant Bakou à Ceyhan, contribuant ainsi à arracher la Géorgie à l’orbite russe. Il travailla ardemment à déstabiliser le Caucase, notamment en usant de la rébellion tchétchène. Il fut et reste un partisan convaincu de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

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En d’autres termes, il est l’exemple même d’un serviteur exceptionnel de l’hégémonie des États-Unis. Excellent révélateur de la situation ukrainienne en 2014, il écrivit en 1997 « Le Grand Échiquier » aux éditions Hachette Pluriel. Citons l’extrait choisi par Christian Makarian : « Quant à la Russie, malgré sa puissance nucléaire, elle subit un recul catastrophique. Les États-Unis s’emploient à détacher de l’empire russe ce qu’on dénomme aujourd’hui à Moscou ‘l’étranger proche’, c’est-à-dire les États qui, autour de la Fédération de Russie, constituaient l’Union soviétique. À cet égard, l’effort américain porte sur trois régions clés : l’Ukraine, essentielle avec ses 52 millions d’habitants et dont le renforcement de l’indépendance rejette la Russie à l’extrême est de l’Europe et la condamne à n’être plus, dans l’avenir, qu’une puissance régionale. (…). L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot politique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. (…). La Russie ne peut pas être en Europe si l’Ukraine n’y est pas, alors que l’Ukraine peut y être sans la Russie. » Selon Christian Makarian, il ressort de ces propos qu’il est crucial pour les États-Unis de séparer de la Russie les États qui l’entourent – ce à quoi ils s’emploient – alors qu’il est essentiel pour Moscou de les conserver dans son giron – ce en quoi il excelle.

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2. Pourquoi l’Ukraine est-elle aussi divisée en deux courants antagonistes ? Durant la guerre 14-18, les Allemands permirent à Lénine, alors en exil en Suisse, de rentrer en Russie en wagon plombé. Berlin avait en effet tout intérêt à favoriser une révolution brutale amenant la chute du tsar et la fin de la guerre à l’Est afin que l’armée allemande puisse rameuter ses troupes de l’Est vers le front français. En 1917, la France hérita heureusement d’une aide massive des États-Unis et bénéficia de la reddition des Bulgares, écrasés dans les Balkans par les troupes du général Louis Franchet d’Espèrey, des troupes certes composées de Français, mais excellemment assistées par les redoutables armées serbe et grecque, au point qu’on attribue la défaite de l’Allemagne à cette percée. Mais la victoire venue, Paris avait perdu toute alliance située « dans le dos » de la future Allemagne, toujours considérée comme dangereuse – avec raison – car la dureté extrême du traité de Versailles ouvrit une voie royale à l’émergence du nazisme. Par ailleurs, la Russie affaiblie de Lénine ne pouvait ni ne voulait plus jouer ce rôle de contrepoids à l’Est, les communistes se refusant à s’engager dans les conflits du capitalisme et préférant affermir leur nouveau régime à l’intérieur de leur nation. Les nouveaux « amis » de la France vont en conséquence être choisis pour compenser cette défection de la Russie. Quelles sont à cet égard les populations sûres ? Les Tchèques, les Serbes et les Polonais, les alliés de toujours. Les Tchèques car

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ils craignent l’expansion germanique, les Serbes orthodoxes car ils détestent les catholiques croates et hongrois proches de Berlin, les Polonais considérant les Allemands à l’égal des Russes comme leurs ennemis héréditaires. Les Tchèques vont hériter de la Slovaquie et de la Ruthénie. Un apport financier français prélevé sur les dettes de guerre allemandes leur permettra de fortifier solidement leurs frontières avec l’Allemagne en acquérant au surplus le territoire des Sudètes où résident environ trois millions d’Allemands qui seront peu acceptés pour les raisons que l’on devine. Les Polonais profitent de l’appui des Occidentaux pour littéralement faire renaître leur nation et bénéficier d’un accès à l’océan grâce à l’octroi du port de Gdansk. Ils s’emparent ensuite d’un immense territoire situé à l’est du pays, un espace conquis par l’Allemagne de Guillaume II lors de sa victoire contre les Russes en 1917. Une acquisition consacrée par le traité de Brest-Litovsk. Une opération polonaise effectuée avec la bénédiction des Alliés, trop heureux d’affaiblir ainsi l’URSS de Lénine. Quant aux Serbes, ils vont recevoir en dot la « Yougoslavie », une entité constituée de toutes pièces par la volonté française de se prémunir contre un réveil germanique. Trois nouveaux pays formaient ainsi une chaîne enserrant l’est et le sud de la République allemande de Weimar. Après avoir vaincu l’armée de Lénine, les Polonais occupent donc une part considérable de la Biélorussie et de l’Ukraine et 1050

ils atteignent même Vilnius, la capitale de la Lituanie. La partie ouest de l’Ukraine, conquise par la Pologne, voit ainsi son catholicisme – instauré en 1585 – renforcé par Varsovie, ce qui met en place les prémices de l’antagonisme virulent entre ce catholicisme de l’ouest rattaché à Rome et l’orthodoxie de l’est, rattachée à Moscou. Le pacte germano-soviétique de 1939 établissant un accord de non-agression entre Berlin et Moscou permettra à Staline de récupérer cet immense territoire perdu à Brest-Litovsk par Lénine, le « vaincu complaisant » pour qui, nous l’avons dit, la priorité était de se dégager des conflits européens entre puissances dominées par le capitalisme et d’acquérir la paix à n’importe quel prix pour assurer le communisme en Russie. Plus tard, à Yalta – où se réglait le partage des butins de la guerre 39-45 – Staline exigea de conserver « ses » terres récupérées par l’avancée de ses troupes. Opposition véhémente de Churchill et de Roosevelt (… et du général de Gaulle) qui considéraient que le conflit mondial était né de l’engagement de la France à protéger la Pologne contre l’Allemagne, et réciproquement. Il ne pouvait dès lors être question d’amputer la Pologne d’un tiers de ses terres orientales. Staline décida donc, sans état d’âme, de suggérer le plus prodigieux déplacement forcé de population à l’époque contemporaine si l’on excepte la partition de l’Inde lors de son indépendance. Sept millions de Polonais plièrent bagage – le « Russe » est peu apprécié – vers le quart de l’Allemagne à l’est de la ligne Oder-Neisse qui leur est accordé. Onze millions d’Allemands sont dès lors chassés vers la nouvelle République démocratique allemande ! Un drame pour le peuple allemand, 1051

on le devine. Imaginez que par le jeu d’un traité, la Pologne ait soudain hérité de Reims, d’Orléans, de la Vallée de la Loire, autant de sites sacrés de la France. Réjouissons-nous que l’Union européenne existe, car résiderait là une motivation « idéale » pour déclencher une troisième guerre mondiale… Quel Allemand pouvait à l’époque « digérer » cette amputation drastique et combien s’en offusquent encore aujourd’hui avec une vigueur inquiétante ? Songeons que la Prusse orientale et Königsberg, la ville où est né Kant, siège des anciens chevaliers teutoniques, âme du roi Frédéric II – le Napoléon germanique – est actuellement partagée entre les Polonais et les Russes installés à Kaliningrad, le nouveau nom de cette cité célèbre. Et quand on pense que l’on critiqua les Serbes qui voulurent « épurer » leurs zones d’habitat de la présence des Croates ! Mais Staline avait d’autres plans de purification. Les « uniates », les catholiques ukrainiens, perdirent tous leurs lieux de culte, confiés à des orthodoxes prêtant serment d’allégeance communiste à Moscou, sur le modèle de la Révolution française exigeant la soumission du religieux au séculier. En 1990, lors de la « libération gorbatchévienne », ces uniates ont pu récupérer leurs églises et faire renaître leur religion malgré l’exaspération de l’Église orthodoxe estimant cette restitution insupportable. Les traces de cette lutte intense expliquent, avons-nous dit déjà, la virulence de l’opposition entre l’Ukraine de l’Ouest « romaine » et celle de l’Est, religieusement lié à Moscou. Il y a donc dans le cas ukrainien

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un différentiel intense à caractère religieux, qui vient s’ajouter au différentiel ethnique. Il faut rappeler également que, lors de la conquête nazie, certains Ukrainiens de l’Ouest s’allièrent à Hitler et créèrent une troupe proallemande qui servit sur le front de l’Est sous les ordres du général Vlassov. On devine la violence de la réaction de Staline après la guerre : une famine fut donc savamment organisée en Ukraine catholique et des rafles remplirent les goulags russes afin de décimer cette part du pays considérée comme traitre à la Russie. Rappelons que, de même, les Tatars mongols de Crimée furent exilés par Staline vers la Sibérie au prétexte d’avoir aidé les armées allemandes visant Sébastopol et qu’ils furent remplacés par un peuplement russe massif. Enfin en 1954, la Crimée fut confiée à la gestion de Kiev par Khrouchtchev, que l’on sait originaire de l’Ukraine. L’État soviétique étant omnipuissant, ce cadeau n’avait qu’une visée utilitaire en matière administrative tout en amplifiant la densité du peuplement russophone. Mais quelles conséquences en 2014 ? La Crimée est à Moscou ce que Verdun, ce lieu épique d’héroïsme, symbole du courage de la nation, est à la France. Comme l’a déclaré le ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov : « La Crimée n’a pas (pour la Russie) la même valeur émotive que les Falklands pour l’Angleterre ni les Comores pour la France. » L’histoire de cette Crimée est donc celle d’une terre elle aussi imbibée du sang de l’héroïsme.

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Ainsi, rappelons qu’en 1867, la résistance de la forteresse Malakoff face aux troupes anglaises, françaises, et piémontaises, alliées des Turcs, fut un fait d’armes digne de Stalingrad. La bataille de Crimée, face aux nazis, fut de même ampleur patriotique, tant le sacrifice des soldats russes fut exceptionnel. La différence entre Paris et Moscou est que Napoléon n’eut pas de successeur capable de réveiller un empire. Mais Vladimir Poutine prend, lui, cette succession en charge et déploie une grande habileté à répandre le sentiment que la grandeur russe perdue est « restaurable ». En jouant la carte occidentale, Kiev mène aux yeux du Kremlin une politique fissurant ce projet fondamental. Le 24 février 2014, Moscou a en conséquence prévenu qu’il considérait le gouvernement intérimaire de Kiev comme illégitime car fondé sur une insurrection alimentée par l’Occident. En bref, comme un coup d’État déclenché par une stratégie occidentale visant à mettre à mal une puissance russe gênante en sa régénération. Y faire obstacle, lorsqu’on partage un sol avec une moitié de russophones, est pour Moscou insupportable. 3. Comment calmer, voire punir la dynamique considérée comme impérieuse de Moscou ? Un problème d’une complexité telle que les réunions au sommet de l’Union européenne paraissent être des rencontres d’antilopes apeurées par l’odeur du fauve. Les textes votés expriment bien le contraste intense entre les pensées émises par les différents délégués. Un contraste à ce point ardent que le résultat global des discussions est dérisoire. Telle cette réduction des sanctions à de simples listes de personnes

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déclarées coupables de s’opposer à la liberté de choix politique de Kiev, des personnes à qui on se contenterait de supprimer l’octroi de visa et de geler les dépôts bancaires. Se plaisant à jouer le même jeu, Poutine s’est empressé de placer en tête de sa propre liste le sénateur McCain qui vint à Kiev haranguer les insurgés de façon virulente. Soulignons que madame Sarah Palin – sa colistière lors des élections présidentielles américaines – se prononça même pour l’envoi d’une bombe nucléaire sur le sol russe… Il est vrai que l’Union européenne a compris, en usant d’un certain temps de réflexion, qu’à se lancer dans des embargos assassins vis-à-vis de la Russie, elle subirait un effondrement pathétique de ses propres intérêts commerciaux et financiers. Une autre idée européenne a dès lors été émise. Elle est à ce point inconcevable qu’elle en devient enfantine : il faudrait arrêter les importations de gaz russe pour ruiner Vladimir Poutine. Et de proposer dans la foulée de se tourner vers l’Algérie, le Qatar, la Turquie une fois construit le gazoduc Nabucco…, confiant donc son approvisionnement aux pays islamisants. Qui ne sait en effet que le Qatar nourrit les confréries des Frères musulmans, que le Premier ministre Erdogan musèle sans état d’âme les libertés fondamentales laïques et que l’Algérie est toujours menacée par un retour de l’intégrisme car située dans une zone où s’ébattent l’Aqmi et un djihadisme virulent, bénéficiant de l’effondrement du régime d’un Kadhafi passé à ce pointe à l’anti-intégrisme qu’il était devenu l’homme de confiance de la CIA…

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Reste la proposition « généreuse » du président Obama de nous fournir « son » gaz de schiste liquéfié. Nous en avons parlé, sans trop y souscrire… Cessons de rêver. La dépendance de l’Union européenne à l’égard de la Russie est telle que toute initiative visant à s’en dégager prendrait des années. Jugez-en à la lecture du niveau de dépendance par pays. Finlande : 100 % Estonie : 100 % Lettonie : 100 % Lituanie : 100 % Bulgarie : 100 % Slovaquie : 100 % Roumanie : 98 % Pologne : 90 % Tchéquie : 88 % Hongrie : 70 % Autriche : 67 %

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Grèce : 53 % Allemagne : 37 % Italie : 20 % Pays-Bas : 16 % France : 14 % Belgique : 2 % Quant à l’Ukraine, elle dépend à… 100 % de cette énergie qu’à la suite des événements, elle doit à présent payer anticipativement, répétons-le, au prix fort décidé par un Vladimir Poutine courroucé : 485 dollars les mille m3 contre 268 avant la crise. Au fil des affrontements de 2006, 2009 et 2014 entre Kiev et Moscou, le gaz russe vendu à l’Ukraine a augmenté de 80 %. Et, en avril 2014, Moscou exige le paiement d‘urgence de la dette antérieure, soit une somme de 2 milliards de dollars. À vrai dire logique : si l’Occident – Union européenne et Fonds monétaire international conjoints – se montre désireux d’arrimer l’Ukraine à l’Ouest moyennement un redressement drastique des mœurs politiques à Kiev et l’instauration d’une austérité implacable, il est normal que la Russie réclame son dû en tant que créancier essentiel à la survie énergétique du pays. Raisonnons : votre associé devenu votre débiteur à la suite de vos livraisons choisit unilatéralement de liquider l’entreprise commune. Ensuite, il obtient un prêt massif d’un ami, éventuel futur associé, afin de constituer une autre société. Il

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y a de fortes chances que, par voie judiciaire, vous obteniez de votre ancien associé devenu solvable le remboursement des sommes qui vous sont dues. Poutine ne fait rien d’autre lorsqu’il menace l’UE de diminuer ses livraisons de gaz à l’Europe si elle ne veille pas à exiger de Kiev le remboursement des livraisons antérieures russes. Mais… dans ce cas-ci, votre ancien associé – l’Ukraine – ne pourrait se passer de votre approvisionnement, même s’il souhaitait se séparer de vous. Quel moyen de pression pour obtenir qu’il reste votre partenaire obligé dans votre nouvelle société, mais cette fois sous contrôle strict de l’apurement régulier de ses dettes futures ! Mais… l’affrontement russo-ukrainien est bien plus complexe. En exerçant une pression énergétique sur l’UE, Moscou peut l’inquiéter au point qu’elle décide de se couper, totalement et coûte que coûte, de ses livraisons de gaz russe, un gaz devenu « trop politique ». En effet, lorsqu’un joueur de poker exagère jusqu’à tricher, sa réputation devient telle qu’il ne trouvera plus aucun partenaire avec qui jouer. Mais… actuellement, ce désengagement n’est pas envisageable. En effet, en 2012 l’Union dépendait à 23 % de l’approvisionnement russe alors qu’en 2014, ce chiffre est passé à 27 %, l’apport du gaz de la mer du Nord s’étant réduit de 18 % à la suite de l’épuisement progressif des gisements sous-marins. La messe est donc dite et s’est fracassé le rêve de la nondépendance rapide de l’Europe vis-à-vis de la Russie. Un rêve devenu cauchemar. Dès lors, que faire ?

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Si l’Europe ne veut plus vivre entre l’ombre portée du gaz de Moscou et celle du militaire de Washington, elle ne peut y parvenir que si elle se dote d’une volonté politique cohérente, déterminée à ne pas s’éparpiller entre nationalismes égoïstes. Mais à supposer que cette mutation essentielle soit acquise, restera devant elle le seul choix entre trois joueurs de cartes intéressés : le russe, l’américain ou l’islamiste. N’oublions pas que la Chine elle aussi dépend considérablement de l’approvisionnement en gaz russe. Elle est donc extrêmement attentive à la stratégie énergétique de Moscou usant de son gaz comme d’un moyen de chantage, un chantage dont elle pourrait un jour faire l’objet. Pékin n’a en effet pas oublié les multiples confrontations qui ont opposé les deux pays depuis l’avènement de son propre système communiste. Mais devant le risque de subir toutes deux le joug d’un Occident conquérant, nous verrons qu’en mai 2014, la Russie et la Chine oseront accentuer la liaison de leur destin. Mais revenons à l’Europe. Comment sauver l’entité démocratique de cette Union européenne unifiée sans qu’une goutte de sang soit versée par des visionnaires lassés des hécatombes effrayantes qui sans cesse déchiraient leur continent ? Il est intéressant à cet égard de lire l’avertissement amer de Piotr Smolar dans « Le Monde » du 21 mars 2014 en page 18 lorsqu’il dit : « D’abord, l’opération spéciale en Crimée marque l’affirmation d’une Russie décomplexée face à un Occident 1059

qu’elle juge ruiné, impotent militairement et corrompu sur le plan des mœurs. Réduire la crise actuelle à une nouvelle guerre froide nous fait passer à côté de la réalité. Il n’y a plus deux blocs face à face, se neutralisant, mais un vide, une absence d’autorité, un monde éclaté, aux enchères. Les Européens, qui ont renoncé à la fois à la géopolitique et à la chose militaire, en sont les naufragés. » En conclusion, puissent ces Européens parvenir à ressouder l’équipage dans la tempête qui balaie la planète. Puissent-ils accomplir le rêve des fondateurs de cet ensemble démocratique unique dans l’histoire de l’humanité. Puissent-ils préserver cette œuvre de solidarité qui, avec la création de la CECA en 1951, a accordé à ses membres une vie de paix de près de 70 années. Pour la première fois depuis Charlemagne ! 4. À la mi-avril 2014, comment se dessine le plan russe de l’après-rattachement de la Crimée ? Les intentions du Kremlin sont évidentes tant elles sont répétées sur les médias et par les Affaires étrangères russes. Au point que l’on peut parler d’un martelage destiné d’une part à avertir un Occident en pleine effervescence médiatique et sécuritaire que Moscou était déterminé à récupérer la Crimée tout en souhaitant ensuite en rester là et d’autre part à rassurer accessoirement le citoyen russe que son président ne s’engagera pas dans une aventure plus vaste, trop périlleuse.

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Moscou proclame que la Russie souhaite seulement – mais fermement – la fédéralisation de l’Ukraine afin de protéger les russophones de l’Est et ensuite un retour au calme avec une coopération entre créanciers occidentaux et russes pour que ce pays, ruiné, puisse survivre au sein d’un équilibre démocratique entre les régions. Avant d’analyser en profondeur les intentions russes – refusées à grands cris par Kiev – constatons combien est étonnante l’ampleur de l’hostilité à l’égard de la Russie telle qu’elle se développe actuellement en Occident. En effet, l’OTAN déploie ses muscles aériens de l’Estonie à la Roumanie, ses navires en mer Noire, multiplie les exercices terrestres préventifs afin de démontrer la vigueur de ses préparations défensive et offensive. Un climat d’appréhension est aussi entretenu par tous les prophètes qui tirent profit d’une telle crispation antirusse. Parmi eux, citons les sunnites que l’ouverture vers le chiisme exaspère – expliquant la mésentente entre Washington et Riyad –, les dirigeants européens soucieux de bénéficier des largesses desdits sunnites – tels ceux d’une France liée étroitement aux monarchies du Golfe –, les Américains qui souhaitent réaffirmer le caractère indispensable de leur protection militaire – expliquant le ton du secrétaire général de l’OTAN et du secrétaire d’État américain –, les Britanniques, heureux que se renforce une Alliance atlantique dont l’orientation compromet la fédéralisation de l’Union européenne… Ce qui ne signifie pas qu’il faille sous-estimer, venant du Kremlin ou de Kiev, la possibilité d’un geste excessif qui mettrait le feu aux poudres. Pour ce qui est de Kiev, le 1061

gouvernement provisoire ne semblait guère enclin à chercher l’apaisement, fort d’un soutien occidental qui lui paraissait inconditionnel. Quant au Kremlin, il nous a par le passé souvent surpris par des audaces dangereuses. Souvenez-vous de l’ère Khrouchtchev avec la crise de Cuba, l’écrasement du soulèvement de Budapest ou encore l’érection du mur de Berlin… Mais à l’analyse, Vladimir Poutine se révèle un tel manœuvrier d’excellence – son efficacité serait-elle nimbée d’une rudesse impavide – que nombre de commentateurs ne le voient pas commettre la faute d’offrir à l’Occident et à l’Asie un visage de conquérant irresponsable. N’en déplaise à Hillary Clinton, Vladimir Poutine n’est pas Hitler et quand bien même s’en inspirerait-il, il est assez lucide pour savoir que l’état de son armée ne lui permet pas d’affronter la qualité technique des troupes américaines. Alors que les nazis faisaient, eux, face à une France militairement vétuste, à une Angleterre impréparée et à des États-Unis dont le conflit avec le Japon a démontré en ses débuts une insuffisance patente de matériel moderne. A la mi-avril 2014, s’il restait encore un doute sur les plans de Moscou, il suffit de prendre en compte les éléments suivants : • Pour nombre d’observateurs occidentaux, l’est russophone de l’Ukraine ne peut intéresser la Russie. Des politologues russes chevronnés l’affirment eux-mêmes en se fondant sur des réalités économiques et stratégiques incontestables. Veronika Dorman, correspondante à Moscou du quotidien français « Libération » relève, en pages 4 et 5 de l’édition du 9 avril 2014, quelques prises de position d’experts russes. D’abord celle émanant du politologue russe Sergueï Markov, 1062

proche du Kremlin, qui déclare dans la « Komsomolskaya Pravda » : « Nous ne voudrions pas le rattachement de ces nouvelles régions à la Russie. (…). Il faudra faire des investissements énormes pour les reconstruire. Qui plus est, nous nous disputerions définitivement avec l’Occident, tandis que le reste de l’Ukraine deviendrait violemment antirusse. » Un avis partagé par le site agréé Rossiya 24 qui estime, lui aussi, que ce rattachement ne serait absolument pas acceptable tant ces régions sont sinistrées. Quant à Fedor Loukianov, rédacteur en chef de « Russia in Global Affairs », il considère lui aussi que la Russie ne répétera pas le scénario criméen dans l’est de l’Ukraine : « Le soutien sera seulement moral cette fois-ci. Car c’est un bon moyen de pression sur Kiev pour obtenir ce que Moscou veut, la fédéralisation de l’Ukraine. » On peut supposer qu’autorisés dans une Russie veillant à conditionner toute l’information dans le sens de la volonté du pouvoir, de tels avis reflètent la stratégie du Kremlin. Lequel Kremlin ne peut ignorer que le rattachement de la Crimée coûtera déjà fort cher au pays. Mais la possession des industries et des mines archaïques de l’est ukrainien déshérité pèserait budgétairement infiniment plus lourd encore et ne peut dès lors être envisageable pour une Russie déjà fragile économiquement. Son action en Crimée a d’autre part entraîné une fuite de capitaux « craintifs » de 50,6 milliards de dollars et le rouble s’effrite dangereusement. Les investissements étrangers de 2013 et du début 2014 ont été divisés par trois. En février et mars 2014, le taux de croissance est passé de 2,5 % à une four-chette comprise entre 0,5 et 1,1 %. Et la politique extérieure de Vladimir Poutine, 1063

très interventionniste – 15 milliards de dollars pour l’Ukraine avant l’insurrection, 2 milliards de dollars à l’Égypte, des prêts importants à l’Iran sous embargo occidental, 4 milliards de dollars au régime syrien pour l’achat d’armements, le rattachement de la Crimée… – fait clignoter le feu orange d’une perspective de crise économique interne. Le maître du Kremlin sait pertinemment qu’une prise par la force de l’Ukraine de l’est soulèverait l’opprobre et une peur « dangereuse » en son ressac militaire ainsi qu’un train de sanctions économiques, cette fois « pénibles », de l’Occident. Sans compter sur un éventuel désaveu de son alliée, la Chine, commercialement fort liée à l’Ouest. • De même et contrairement aux craintes de ces trois pays, la reconquête des régions russophones de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie entraînerait assurément une réprobation planétaire suivie d’effets guerriers de l’Occident. Or, Moscou tient à son image de victime de l’expansion occidentale. Manifestement, l’on peut conclure que l’objectif russe est de ne pas permettre le glissement vers l’Ouest d’une Ukraine « occidentalisée », dominant ses russophones et frôlant géographiquement le cœur de la Russie, ce qui explique que Vladimir Poutine considèrerait comme un casus belli l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Pour le Kremlin, l’Ukraine doit rester « entière » mais elle doit veiller à organiser en son sein un dialogue démocratique sans violence. L’issue de ce dialogue est cependant bien clair pour la Russie. Il suffit d’écouter Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères : « Les problèmes ne seront pas 1064

réglés sans un accord sur la nécessité d’un système fédéral en Ukraine. » Il souhaite de surcroît que les gouverneurs de régions soient élus et que la langue russe obtienne le statut de langue nationale. En d’autres termes, le système belge serait idéal nous a confié l’ancien Premier ministre belge Marc Eyskens. À savoir, un État fédéral divisé en deux régions dotées d’une autonomie telle qu’elles pourraient conclure des accords particuliers avec l’étranger. Ainsi, la région de langue ukrainienne pourrait choisir de se lier économiquement avec l’Europe, la région russophone se tournant plutôt vers Moscou, le tout au sein d’une entité fédérale harmonisant ces choix en une dynamique nationale. Mais le 18 avril 2014, l’affaire se présenta mal à la grande conférence de Genève – dite « de la dernière chance » – groupant les États-Unis, la Russie, l’Union européenne et l’Ukraine. D’entrée de jeu, à peine débarqués de l’avion, les délégués du gouvernement provisoire de Kiev refusèrent catégoriquement d’aborder la thèse de la fédéralisation, car elle met en cause l’intégrité souveraine du pays. Mais que décidera le gouvernement élu au mois de mai ? Pourra-t-il résister, ruiné qu’il est, à la pression de ses créanciers, à supposer que Washington et Moscou tombent d’accord sur une solution fédéraliste, car l’Occident sera peutêtre contraint d’accepter ce partage régional bien qu’il souhaite apparemment – sous la pression américaine – « avaler » l’ensemble de l’Ukraine pour pénétrer plus avant la sphère d’influence russe. Pourquoi serait-il contraint d’accepter ce partage ? Pour une raison simple : ni l’Union européenne ni le FMI – au sein desquels les ÉtatsUnis jouissent d’une influence prépondérante – ne peuvent 1065

envisager de tenir seuls la tête de l’Ukraine hors de la noyade financière. Pour sauver l’Ukraine, le partenariat russe est donc incontournable, car, rappelons-le, Kiev dépend à 100 % de l’approvisionnement en gaz russe ! Le Kremlin possède dès lors une arme énergétique bien plus efficace que celle des moyens militaires de l’OTAN contrainte à déployer de vaines rodomontades. Si le chantage au gaz peut jouer, celui de la guerre n’est pas envisageable, ni par les opinions ni par les gouvernements occidentaux. Vladimir Poutine le sait pertinemment et il mène habilement son jeu diplomatique. Ainsi, il a averti par la voix de son ministre des Affaires étrangères que toute autre option que le fédéralisme pourrait déboucher sur une guerre civile devant laquelle il ne pourrait rester inerte. Ainsi, s’il y a eu à Genève refus catégorique de l’Ukraine de parler de fédéralisation, la Russie y a réussi à exclure de facto la remise en cause du rattachement de la Crimée, l’audace lucide et la rapidité fulgurante d’action de Vladimir Poutine ayant créé un statut de fait accompli irréversible. On dut donc se satisfaire d’un accord d’apaisement des confrontations locales violentes, germes de guerre civile. À savoir, désarmement des milices illégales, évacuation des bâtiments publics, démantèlement des barrages, amnistie pour les manifestants non coupables de crimes, ouverture d’un vaste dialogue national, présence de délégués de

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l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE)… A suivre… en espérant que l’infinie Sagesse du Dieu unique des catholiques et des orthodoxes inspire la rue d’accepter l’apaisement. Puisse-t-Il écouter les propos du célèbre politologue russe Leonid Polyakov sur l’antenne de Rossiya 24 lorsqu’il déclarait que si Kiev décidait de réprimer le désir du peuple ukrainien prorusse de choisir son destin « il y aura des fleuves de sang, un massacre massif dans les régions de l’Est ». Des propos confirmés par l’avertissement de Sergueï Lavrov : Moscou sera alors contraint d’intervenir et la situation deviendra très périlleuse, pratiquement incontrôlable. Le Divin est souvent sourd à la folie des hommes. Le Diable, lui, est constamment à leur écoute pour profiter du sang qui coule en Ukraine. 5. L’islam ? Que devient-il, placé « en marge » par la tempête ukrainienne ? Quand un Premier ministre intérimaire ukrainien proclame que Vladimir Poutine menace le monde d’une troisième guerre mondiale, il est normal que les médias – toujours à la recherche du score maximal de l’audimat – braquent leurs caméras sur ce qui émeut principalement l’opinion publique. Cette déclaration des dirigeants de Kiev vise d’ailleurs, par son outrance évidente, à accentuer le courant antirusse au sein d’un Occident traumatisé par l’hécatombe du dernier conflit planétaire 1067

d’autant qu’en sous-jacence, une telle déclaration tend à assimiler « l’impérialisme » de Moscou à l’impérialisme atroce du nazisme. La thèse d’Hillary Clinton, comparant l’attitude de Poutine à celle d’Hitler, sert en ce sens excellemment la politique de Kiev favorisée par l’agitation d’un épouvantail russe. À vrai dire, aucun commentateur lucide, s’efforçant de ne pas se laisser entraîner dans le flux de pulsions élémentaires, ne peut, même s’il critique la stratégie de Moscou, considérer que Vladimir Poutine désire s’engager dans une confrontation armée avec les États-Unis, une superpuissance militaire. Un Vladimir Poutine qui n’ignore rien, et il l’a même souvent souligné pour le corriger, du différentiel d’amplitude et de modernité entre les deux potentiels d’armements conventionnels. D’autre part, le président Obama, lassé par les multiples conflits extérieurs qui épuisent son pays, n’a pas entrepris de se désengager de l’Afghanistan et de l’Irak, de ne faire qu’effleurer la « libération » de la Libye par une bordée de missiles et d’abandonner un François Hollande acharné à satisfaire ses alliés saoudiens et qataris en « punissant » Bachar el-Assad le chiite pour décider de s’avancer dans une guerre majeure contre une Russie dont l’arsenal atomique est pratiquement équivalent au sien. Et de nos jours aux prises avec un tumulte asiatique très inquiétant, les Américains n’oublient pas que, de surcroît, la Russie et la Chine ont signé un traité d’assistance militaire. * 1068

Le moment est venu d’orienter notre analyse vers un islam qui reste une préoccupation essentielle pour l’Occident, et plus particulièrement pour l’Union européenne. Par la violence aveugle de ses partisans excessifs. Par la perturbation que cette croyance engendre en pénétrant les sociétés d’accueil occidentales structurées selon le modèle des droits de l’homme, une trame sociétale séculière. Mais aussi par l’apport positif d’une sève intellectuelle qui rappelle, en sa modération éclairée, l’excellence de la civilisation andalouse chapeautée par la cité de Cordoue. Un remue-ménage qui charrie dans le même flot confrontations et fraternisations. Qui ne ressent le danger de l’évolution de cet islam, « remuant » au point de bouleverser tout le Moyen-Orient d’autant que Vladimir Poutine y déploie une stratégie exceptionnellement efficace qui se répand jusqu’au Conseil de sécurité ? * Permettons-nous une réflexion de fond sur le comportement des « acteurs » de ce drame moyen-oriental. L’islam est devenu « météorologique ». Il tourne au chaos, par essence imprévisible. Toute évolution est dès lors aléatoire dans ce tourbillon de haines alimentées par l’inconciliable des certitudes sacrées.

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Un souffle infime, un frémissement d’ailes de papillon, et se déclenche un ouragan. Il a ainsi suffi qu’un marchand des quatre saisons tunisien se suicide après avoir subi un abus policier pour que déferlent tous les Printemps arabes. Des Occidentaux naïfs y perçurent les germes d’une démocratie à leur mode, celle de leurs Lumières. Mais, en 2014, force est de constater que leur aide n’a abouti qu’à libérer le torrent d’une islamisation extrémiste péniblement vaincue par le courage de la résistance d’une frange laïque heureusement très déterminée dans ce pays délibérément orienté vers l’Occident grâce à la volonté du président Bourguiba de le maintenir au niveau de l’éthique démocratique occidentale. Fallait-il cette liste d’échecs dramatiques pour que nos dirigeants et nos conseillers apprennent que les urnes ne suffisent pas toujours à établir une démocratie fondée sur les droits de l’homme, car encore faut-il que la conscience des électeurs ne soit pas aveuglée par l’endoctrinement du « déraisonnable ». Le Premier ministre turc Erdogan a bien exprimé cette faille : « La démocratie n’est pas une fin en soi. Il faut savoir descendre du bus à l’arrêt désiré. » À savoir là où la domination du sacré est assurée et suffisamment forte pour éradiquer une laïcité le plus souvent défendue par le judiciaire et/ou le militaire. Ouvrons dès lors le « répertoire » de l’évolution des enfers des différents Printemps arabes. La Syrie L’un des pays où le délire d’une sauvagerie où les hommes en arrivent à « savourer » le dépassement de leur cruauté animale

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a été le plus abouti. À cet égard, les confrontations religieuses développent une énergie implacable. Combien n’avons-nous pas souligné qu’il est fâcheux que la stratégie occidentale s’obstine à s’allier à des régimes ayant « réussi » à se débarrasser des « miasmes » de la laïcité ou avec ceux qui tentent d’y parvenir. Ainsi, les monarchies du Golfe, qui y sont arrivées (et qui nourrissent partout l’intégrisme), et la Turquie, qui s’y efforce… Il est dès lors logique que l’Arabie saoudite et la Turquie refusent que le régime syrien soit puni des « outrances » que lui attribuent les sunnites et leurs alliés occidentaux seulement par quelques frappes telles qu’annoncées par les États-Unis et la France… et sans qu’il soit prévu de l’éliminer. Elles veulent en effet l’éradication totale du chiisme local – surtout s’il est laïque et protège les chrétiens – et l’extension dans tout le Moyen-Orient de l’emprise fondamentaliste sunnite. Laquelle, paradoxalement, est peu favorable à l’Occident. Lequel ferait bien d’en prendre conscience et de cesser de jouer aux apprentis-sorciers. Reprenons à cet égard la déclaration de la congressiste américaine démocrate madame Loretta Sanchez, hostile à l’intervention préconisée par son président : « (La guerre syrienne) est une guerre civile et nous prenons le parti des rebelles dont nombre d’entre eux sont encore liés à Al-Qaïda ou d’autres groupes ce qui signifie qu’ils veulent nous nuire. » Ce qui résume bien le ressenti des opinions publiques occidentales, échaudées par les aventures irakienne et 1071

libyenne où l’ONU fut bafouée ou débordée. Consternées, elles sont souvent plus lucides que certains de leurs dirigeants – relayés par la majorité des médias – qui entendaient bien foncer sans attendre le résultat des enquêtes onusiennes… finalement indécises. Car s’ouvre le doute sur les auteurs de l’usage du gaz sarin ayant, en août 2013, entraîné 1 500 victimes dans une zone acquise par les rebelles. Des opinions prudentes invoquent le fameux adage : « A qui profite le crime ? » Apparemment, à la rébellion. En effet, si Bachar el-Assad sait être féroce, il n’est pas pour autant stupide. Lancer une attaque au gaz, deux jours avant l’arrivée prévue d’enquêteurs de l’ONU – venus évaluer la culpabilité des deux camps en matière de crimes contre l’humanité – pour conquérir un territoire minime au risque de subir les frappes occidentales annoncées, relèverait d’un manque total de discernement. Le djihadisme et AlQaïda semblent par contre avoir tout à y gagner, surtout si les victimes sont éventuellement des sunnites modérés exigeant la démocratie plutôt que la charia. Telle est la thèse du régime, des Russes… et d’Occidentaux circonspects comme l’est madame Carla Del Ponte, la procureure du Tribunal pénal international de La Haye (TPI). Il est clair que ces réflexions perturbantes ont bloqué l’élan de David Cameron, intimidé Barack Obama et isolé François Hollande. Le premier fut mis en minorité devant le parlement anglais, le deuxième se réfugia dans l’attente d’un accord du Congrès, le troisième, isolé, perdit la face devant son opinion publique. L’on peut penser ce que l’on veut de Vladimir Poutine, mais il faut bien lui reconnaître une redoutable habileté de joueur 1072

d’échecs, une qualité qu’il partage avec son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Nous avons analysé leur manœuvre fulgurante rattachant la Crimée à la « mère patrie ». Le plan destiné à dominer le jeu diplomatique couvrant l’islam n’est pas moins habile. Ainsi, tombe soudain en 2013 une proposition russe balayant tout l’échiquier… et sauvant le président américain d’un revers devant son Congrès et le président français du mécontentement de son opinion publique. La proposition ? Livraison pour destruction de tout le stock d’armes chimiques de Damas contre suppression de toute menace de frappe punitive occidentale à l’encontre de Bachar el-Assad, faute de preuve formelle de sa culpabilité reconnue par l’ONU. La Russie, rendue méfiante par « l’appétit » sunnite de l’Occident, ajoute qu’elle ne tolérera aucun amendement à tout accord russo-américain proposé par des pays favorables à la rébellion. Et le 13 septembre, cet accord se conclut entre Washington et Moscou, ouvrant à une solution politique. La colère de la rébellion – à propos, quid du contrôle « chimique » de son camp par l’ONU ? –, la déconvenue des monarchies du Golfe et de la Turquie n’ont guère pesé face à la détermination – voire le soulagement – d’abord de l’ONU libérée de l’inertie des trois chefs d’État occidentaux mal engagés dans une impopulaire démarche militaire et ensuite 1073

de la Russie, de retour au premier plan. Une Russie opérant d’ailleurs un coup de maître, son initiative accordant par la bande l’avantage à Bachar el-Assad fort d’une cohérence militaire et d’un armement « classique » sans égal face à celui d’une rébellion refusant fâcheusement pour elle tout cessezle-feu alors qu’elle est trop inquiétante pour que l’ensemble de l’Occident prenne le risque de la doter de moyens militaires équivalents. On peut se demander pourquoi ce cessez-le-feu global n’a pas été exigé par l’ONU, afin que la rébellion, elle aussi, soit inspectée. De l’avis de nombreux experts, elle possèderait suffisamment d’alliés extrémistes pour qu’on puisse la soupçonner d’être munie de quelque quantité de gaz mortel. Or, elle a refusé radicalement de laisser des inspecteurs pénétrer sur ses territoires conquis. Damas a donc intérêt à jouer pleinement le jeu de l’ouverture. En avril 2014, la Syrie avait livré 80 % de son stock de gaz sarin, et est même félicitée à cet égard par le corps des inspecteurs de l’ONU, extrêmement satisfaits d’avoir obtenu une excellente collaboration du régime. La Russie ayant réussi à l’ONU à contraindre l’Occident à l’inertie durant l’opération de livraison et d’enlèvement du gaz sarin appartenant au régime, Damas eut largement le temps d’écraser la rébellion en usant de la supériorité de son armement conventionnel. À la conférence de Genève II organisée péniblement en hiver 2013, la délégation « émaciée » de la rébellion – ne groupant que les modérés – se contenta de répéter sans cesse qu’elle exigeait le retrait de Bachar el-Assad de tout débat sur l’avenir du pays et partant, de ne pas faire partie d’un gouvernement 1074

provisoire. L’impasse absolue… offrant du temps supplémentaire à Damas pour parachever sa victoire en sauvegardant ainsi la chaîne essentielle chiite reliant Moscou à la Méditerranée. Ainsi, le 17 mars 2014, le régime signale la reprise de la ville stratégique de Yabroud – occupée depuis 2011 par les rebelles – privant totalement les opposants de leur voie d’approvisionnement provenant du Liban. Et la semaine du 5 mai, la ville symbole de Homs, source de la rébellion, qui aura résisté au régime depuis 2011, accepte le cessez-le-feu proposé par Damas afin de permettre l’évacuation de ses 1 200 habitants « résistants », miliciens compris. Triomphant, Bachar el-Assad est réélu le 3 juin pour un troisième mandat présidentiel… Une réussite totale pour la Russie, un cauchemar altérant la relation des Occidentaux avec leurs alliés saoudiens et qataris, critiquant vertement la « mollesse » de l’Occident dans la bataille contre un chiisme remarquablement protégé, lui, par la Russie. Raison pour laquelle le président Obama a été reçu très froidement en Arabie saoudite lors de sa visite en avril 2014. L’Iran Des élections présidentielles ayant porté, à la grande surprise des observateurs, un réformateur à ce poste capital, des propositions apaisantes sont avancées le 24 novembre 2013, à Genève, sur base d’une initiative audacieuse de Moscou. Iran et Occident mettent ainsi fin à dix années d’affrontements sur

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fond d’étranglement économique, de menace nucléaire majeure et de conflits religieux. Certes, dès le printemps 2013, des pourparlers secrets avaient débuté entre Washington et Téhéran, mais à Genève, en présence des Russes, d’âpres négociations permettent la signature d’un accord temporaire de six mois. Pour en saisir l’ampleur capitale, exposons le « danger iranien » dans le monde complexe du nucléaire. Pour votre facilité, nous avons placé notre propre analyse dans un encadré : Tout élément atomique possède deux repères chiffrés : la charge électrique positive des protons (P+) du noyau de l’atome et la masse fluctuante, exprimant l’addition des protons et des neutrons (N) non porteurs de charge électrique. 1P1 et 0N1 signifient donc que le proton a une charge et une masse et que le neutron n’a pas de charge mais bien une masse. La formule de l’uranium ? 92U235, à savoir 92 (charge de protons), U (uranium) et 235 (masse des protons + des neutrons). L’uranium possède des isotopes, tous de charge 92 mais de masse différente. Ainsi : 92U234, 92U235, 92U238… Dans la nature, U235 est rare alors que U238 est très fréquent. Mais, au contraire de U235, U238 n’est pas fissile, ne se brise pas sous l’impact d’un neutron et ne dégage donc pas d’énergie. Pour les rendre fissiles, il faut enrichir les barres d’U238 en U235 avant de les placer dans la cuve d’une centrale atomique.

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Comment ? Grâce à des centrifugeuses dont la rotation éloigne les atomes d’uranium les plus lourds (U238) de l’axe et conserve les plus légers (U235) près de l’axe. Des concentrations de 3 à 5 % d’U235 sont trop faibles pour obtenir une réaction en chaîne surcritique explosive mais, à 20 %, c’est la bombe ! Obtenir du plutonium ? Simple : un 92U238 non fissile – non « fissurable » – est agressé par un neutron 0N1 qui ne le brise pas mais pénètre son noyau. On obtient du 93Np239, du neptunium instable qui, par radioactivité naturelle, se transforme en plutonium 94Pu239. Le plutonium une fois épuré, la bombe surpuissante est à disposition après déclenchement d’une réaction explosive de l’uranium dans la bombe au plutonium. À noter que la France joua l’enfant terrible à Genève en retardant la conclusion de ce compromis par un veto de méfiance, une belle ruade élyséenne lui permettant de se hisser au niveau du duo russo-américain quelque peu hégémonique et désinvolte à son égard. Une ruade lucide, acclamée par les Israéliens et les sunnites… jusqu’à la signature de cet accord. L’inquiétude de Paris découlait du fait que la centrale d’Arak était vouée à la production de plutonium, lequel aurait été purifié dans l’IR-10, en construction à Chiraz et que cet IR-10, comme l’usine souterraine d’enrichissement à 20 % de Fortow, ne furent découverts que tardivement par les services de renseignement de l’Ouest.

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Irritation logique de Téhéran accusant la France de discrimination patente car la centrale israélienne de Dymona, qui plaça ce pays au niveau optimal de l’atome militaire, fut construite grâce à l’aide… de cette même France ! Autre motif de méfiance : l’accord intérimaire valable six mois offre à l’Iran un délai suffisant pour lui permettre de franchir le seuil de l’atome militaire. Effroi d’Israël, dénonçant d’abord l’attentisme de Washington avant de l’accuser de pactiser sur l’atome iranien pour résoudre le conflit syrien. Souci supplémentaire : Moscou a obtenu la participation de l’Iran à la Conférence de Genève 2 sur le cas syrien, ce qui éveille l’inquiétude des Occidentaux ainsi que la fureur des sunnites et des Israéliens. La ruade élyséenne avait certes de l’allure mais en finale, c’est le Kremlin qui voit sa mangeoire se garnir d’un foin succulent ! Téhéran redevient fréquentable et Damas échappe à une « punition » franco-américaine. Soulignons que deux réalités s’imposent dans le dossier « explosif » de l’Iran. D’abord, toute action armée aérienne – israélienne ? – contre Téhéran cimenterait le peuple iranien derrière ses dirigeants religieux. Car, tout comme la « Perse » s’est unie devant l’assaut arabe irakien, elle s’unira contre toute agression visant à priver cette civilisation prestigieuse du nucléaire. Pourquoi, en effet, refuser le nucléaire aux Iraniens, et au chiisme en général, alors que chrétiens occidentaux, sunnites pakistanais, juifs israéliens, orthodoxes russes, hindous, 1078

communistes chinois et coréens possèdent la bombe sans subir d’embargo économique ? L’Iran relève également que, tout en interdisant aux pays signataires du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) – dont il fait partie – de se doter de l’arme atomique, ce traité leur octroie cependant le droit de rechercher, produire et utiliser l’énergie nucléaire à des fins énergétiques. Un droit dont il compte bien profiter. Avant que ne s’ouvre la rencontre de Genève, l’Iran considérait comme intolérable toute surveillance spécifique tentant de le forcer à signer un « protocole additionnel » au texte du TNP, un protocole visant à augmenter les garanties à fournir, tel le contrôle sur d’éventuelles activités clandestines, alors que Téhéran proclamait qu’aucune preuve n’existait qui puisse éveiller une réelle méfiance. Au contraire, l’Occident estimait qu’en multipliant des « cachotteries » – construction de 19 000 centrifugeuses, possession de 6,000 kg d’uranium enrichi à 3,5 %, enrichissement jusqu’à 20 % de 410 kg d’uranium hautement fissile capable de déclencher une réaction explosive et début d’une filière de plutonium gardée également secrète – la bonne foi de l’Iran pouvait être mise en doute alors qu’il était déjà de facto devenu un « État au seuil » du nucléaire militaire. * Voyons à présent les termes de l’accord rebattant toutes les cartes du Moyen-Orient.

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• La centrale d’eau lourde d’Arak, capable de produire du plutonium, cessera ses activités. NDLA : sans être pour autant démantelée ni contrôlable comme les autres sites. • L’Iran renonce à construire une usine d’épuration du plutonium (l’IR-10), condition pour le rendre explosif. • Le stock de 410 kg d’uranium enrichi à 20 % sera « dilué ». NDLA : entendre par là « dégradé » mais non détruit. • La centrale souterraine de Fordow, découverte en 2009, cessera d’enrichir à 20 %. NDLA : mais continuera à enrichir jusqu’à 5 %. • L’Iran promet de ne plus enrichir au-delà de 5 %. NDLA : les 5 + 1 (les cinq du Conseil de sécurité + l’Allemagne) ont refusé tout nouvel enrichissement mais l’Iran n’a pas cédé pour garder la face devant l’opinion publique et le clergé, tous deux ultraconservateurs. • Les contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) seront renforcés et deviendront quotidiens et inopinés, mais l’AIEA ne recevra que des communications sur le fonctionnement d’Arak. En contrepartie, l’Iran bénéficiera de levées partielles ciblées et réversibles de l’embargo économique. Il est déjà assuré de récupérer plus de 4 milliards de dollars sur la vente de son pétrole ainsi que 7 milliards de dollars sur d’autres sanctions

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annulées et de pouvoir exporter dans certains secteurs. Il est à noter que, dans l’autre sens, les entreprises occidentales seront à nouveau bienvenues en Iran, telles les firmes françaises Peugeot et Renault. L’une des raisons de la conclusion de l’accord… ? Rassurant ? Non pour nombre de commentateurs et certainement pas pour le gouvernement israélien qui dénonce un « accord de Munich » qui ne l’engage nullement et ajoute qu’il se réserve le droit d’agir si nécessaire. Quant aux monarchies sunnites, elles sont consternées d’autant qu’un Iran redevenu « convenable » s’inscrira comme un redoutable concurrent dans la vente des hydrocarbures. Quant à nous, nous actons que l’Iran obtient ses six mois de délai pour finaliser son arsenal nucléaire. Puissent donc l’Occident et la Russie être suprêmement vigilants en cette année 2014, au cœur d’un nouveau Genève devant préciser et conforter l’accord provisoire de novembre 2013. Moment capital, pour qu’un jour l’on se trouve pas devant une nouvelle Corée du Nord, cette fois islamiste. Le réformisme du nouveau président iranien Hassan Rohani est en effet « suspendu » à la volonté divinement « inspirée » de l’ayatollah Khameney, qui peut éteindre d’un souffle la flamme de la modération comme l’on souffle la bougie de l’espérance en un monde plus civilisé.

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Surprenant : à la mi-juin 2014, le Premier ministre Erdogan reçoit le président Rohani. Un chiite iranien – serait-il modéré réformateur – et un islamisant sunnite – férocement adversaire de Bachar elAssad – ouvrent un dialogue ! Même s’ils déclarent n’aborder que des questions essentiellement économiques, le fait est à proprement parler « renversant » et doit faire frémir de colère les monarchies wahhabites du Golfe. L’Égypte De l’automne 2012 à l’été 2013, le pays est submergé par la vague de l’écrasante majorité islamiste qui s’appuie sur l’aura de Recep Tayyip Erdogan, lui-même en pleine manœuvre d’islamisation de plus en plus radicale de son pays. Mais très vite les rues égyptiennes s’encombrent de barricades et de foules déchaînées déterminées à ne pas subir l’oppression du réveil d’un religieux excessif. De plus, l’armée – bastion d’une certaine laïcisation héritée de dirigeants tels que Nasser, Moubarak et el-Sadate, piliers de la renaissance arabe et de l’émancipation de l’Égypte de la tutelle occidentale – se réveille, sort de ses casernes et engage une série d’actions violentes de répression contre les tenants de l’islamisation. Elle s’estime en effet dépositaire de la modération religieuse nassérienne tout comme l’armée turque se voyait garante de la « laïcité à la française » instaurée par Mustafa Kemal. Un démocrate certes contestable que Moubarak, héros de la guerre de 1973, mais non l’étoffe d’un tyran. Nasser, le

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symbole de l’émancipation de l’islam avait du reste fait « bien mieux » que lui en pourchassant sans merci la confrérie des Frères musulmans. Et n’oublions pas que pour servir son dessein panarabique, il décida de s’allier à l’athéisme soviétique. Moscou construisit le barrage d’Assouan et le pays fut inondé d’une dizaine de milliers de « conseillers » techniques supposés moderniser ses structures. En fait, l’éviction de Moubarak fut d’abord menée par une lame de fond de révolutionnaires accablés par une paupérisation endémique et lassés de l’emprise d’une caste militaire étendant ses tentacules voraces jusqu’au plus profond du réseau financier civil. Ces authentiques révolutionnaires de la première heure formaient une proie aisée pour un islamisme socialement actif, alimenté en pétrodollars du Golfe. La dynamique habituelle de la stratégie de la charité. Après une période d’attentisme prudent et afin de s’emparer du pouvoir, les Frères musulmans, tout aussi soutenus financièrement que les salafistes, manipulèrent habilement les adversaires de l’armée pour obtenir sa mise à l’écart et – sûrs de leur électorat potentiel – s’emparer du pouvoir. De fait, l’un d’entre eux, le président Morsi, se mit en devoir d’islamiser le pays, au grand dam des révolutionnaires « libéraux » ou coptes. NDLA : Pour arriver à ses fins, le président Morsi emprunta la stratégie tracée par l’AKP turc, à savoir décapiter l’armée et épurer le judiciaire de ses magistrats laïques. Opération habilement réussie en Turquie, avons-nous vu, par la découverte « opportune » d’un complot militaire contre l’État. Puis, par un référendum captant les voix des campagnes 1083

acquises à l’islam archaïque, le Premier ministre Erdogan parvint à faire nommer les juges par un parlement dominé par l’AKP. À défaut de détenir une majorité des deux tiers, il ne peut – pas encore – islamiser la Constitution, mais grignote à petits traits la structure laïque de la société. Et même, depuis 2013, à très grands traits au point que son autoritarisme brutal fait vaciller son pouvoir. De la même manière du côté égyptien, le président Morsi, fort des 71 % d’électeurs Frères musulmans et salafistes, tenta un coup de force totalement illégal en s’accordant dès son élection tous les pouvoirs, y compris le judiciaire, dernier donjon laïque. Une prétention telle que la rue se réveilla en furie et que des magistrats entrèrent en grève totale. Le sommet de l’audace du pouvoir fut le bâclage en 24 heures d’un projet de Constitution par une Commission dominée par une majorité écrasante de représentants islamisants. Bravant le mécontentement, le président Morsi chargea néanmoins et sans état d’âme le sénat islamiste de la gestion législative. Une situation à ce point intolérable que l’opposition disparate s’unifia sous la houlette expérimentée du prix Nobel Mohamed El Baradei. Et, cerise sur le gâteau, la Haute Cour constitutionnelle – que le pouvoir n’avait pas osé « épurer » – déclara en juin 2013 que le sénat et la Commission constituante n’avaient pas respecté les étapes légales obligatoires et étaient donc invalidés. Se déclencha alors le chaos, sur fond de désastre économique à peine compensé par l’apport urgent de 2 500 milliards de dollars

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émanant du Qatar, le pourvoyeur attitré des Frères musulmans… et des pays européens en dérive financière. Certes, le président Morsi a été élu légitimement selon les critères d’une démocratie à l’occidentale. Mais où l’islamisme fausse ensuite le jeu de l’éthique démocratique, c’est lorsqu’il détruit les normes essentielles qui conditionnement un État de droit. Un élu ne peut en aucun cas accaparer la globalité des instances qui charpentent une démocratie dont l’édifice impose une structure de compétences croisées assurant, par le partage préservé du pouvoir, le contrôle de sa probité. L’on constate malheureusement que là où le sacré s’empare de la majorité du législatif, il ne peut admettre que l’on conteste ensuite les impératifs émanant du Divin. Se développe une volonté de « profiter » de la possession du pouvoir pour imposer le message divin dont les édits sont par essence incontestables, considérant comme intolérable que, grâce à une inversion électorale, une opposition puisse ensuite les contester. La grande faute du président Morsi réside dans le fait qu’il se sentit suffisamment soutenu par la déferlante électorale islamiste pour tenter d’agir « à la turque » – inspiré qu’il était, avons-nous dit, par la stratégie habilement masquée du Premier ministre Erdogan – mais sa précipitation le perdit comme l’accélération autoritaire d’Erdogan menace dangereusement son pouvoir. Le mouvement des Frères musulmans s’estima même suffisamment fort pour pouvoir se passer de l’appui des salafistes considérés comme des concurrents non seulement excessifs mais aussi dangereux car 1085

soutenus massivement par les wahhabites saoudiens hostiles à la tendance moderniste des Frères. NDLA : Une confrontation dure altère dangereusement les relations entre l’Arabie saoudite et le Qatar, la première nation soutenant bec et ongles le salafisme et la deuxième le mouvement des Frères musulmans. La monarchie saoudienne, exemple parfait d’oligarchie féodale, se sent menacée par la campagne médiatique du Qatar critiquant « l’archaïsme » de la vision saoudienne du Coran. Les émissions de la chaîne télévisée Al Jazeera répandent une propagande tenace vantant les mérites d’un islam qualifié de « moderne » par les Frères musulmans, dont les membres sont souvent des élites universitaires. Un tel point de vue est considéré comme dangereux pour la stabilité de la famille royale de Riyad. La thèse moderniste du Qatar pourrait éveiller la société cultivée saoudienne non féodale à percevoir l’oppression de l’oligarchie héréditaire qui, assise sur un pactole inestimable, dirige d’une main de fer le pays. A noter que ce faisant, le Qatar, pourvoyeur massif des Frères musulmans égyptiens, est devenu en l’année 2014 la bête noire de cette armée égyptienne résolument laïcisante. Ainsi, huit journalistes qataris ont été emprisonnés au Caire et les émissions d’Al Jazeera ont été interrompues, comme elles le sont d’ailleurs aussi à Riyad. Il est piquant de souligner qu’elles ont été interdites pour cause de modernisme en Arabie saoudite, alors qu’en Égypte, elles le sont au seul motif qu’elles sont dangereusement islamisantes.

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L’émir du Koweït a été choisi pour tenter d’apaiser le différend entre Riyad et Doha, mais au train où s’enveniment les choses, on peut douter que la solution soit proche. D’autant qu’une forte fièvre empoisonne les relations entre l’Arabie saoudite et les ÉtatsUnis. Ceux-ci ont en effet installé leur Ve flotte au Qatar et « pactisent », aux yeux des Saoudiens, avec Vladimir Poutine pour amener l’Iran au niveau d’une nation à nouveau honorable. Or, qui ne sait que l’Iran, la nation meneuse du chiisme, est situé sur l’autre rive du Golfe persique, face à une Arabie « excessivement » sunnite. Véritablement, l’horizon se charge de nuages bien sombres dans cette région où le gaz et le pétrole attisent toutes les convoitises. La confrontation entre Riyad et Doha ne s’échauffe pas seulement dans le Golfe ou en Égypte mais aussi en Syrie où le Qatar appuie les rebelles « modérés », ceux qui peuvent envisager l’instauration d’une démocratie « à la Morsi » alors que les Saoudiens soutiennent les djihadistes procharia. Seul point de rencontre, logique : à Genève, à la conférence sur le sort de la Syrie, Riyad et Doha ont tous deux « interdit » la présence de l’Iran, leur adversaire commun. L’armée égyptienne, traditionnellement peu encline à servir l’islamisation du pays, fut obligée de paraître s’incliner afin de ne pas subir le sort de l’armée turque kémalienne. Voulant marquer noblement leur victoire, les Frères consentirent à ce que seul le chef de l’armée, le maréchal al-Tantaoui, soit mis à la retraite, en douceur et avec tous les honneurs.

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L’erreur du président Morsi fut alors de croire que l’armée était matée ou peut-être estimaient-ils risqué d’aller plus loin dans la « décapitation » des militaires alors qu’en Turquie, monsieur Erdogan osa user d’un scalpel bien plus aiguisé : 350 officiers supérieurs furent emprisonnés pour complot contre l’État et que l’on poursuivit même une centaine de responsables du coup d’État de l’armée de 1980, nous le savons. Les Frères musulmans auraient dû prendre conscience que l’institution militaire égyptienne est imbibée de l’esprit des Nasser, el-Sadate et Moubarak, autant de généraux héritiers d’une tradition laïque. Rappelons que le président Nasser décida de pendre 6 dirigeants des Frères musulmans et en emprisonna 50 000 ! Relevons que voulant préserver la paix avec Israël, les ÉtatsUnis avaient choisi de lâcher l’armée et de jouer pleinement la carte Morsi en espérant verrouiller ainsi les salafistes locaux, plus dangereux que les Frères qui avaient habilement promis de ne pas agresser l’État hébreu. Mais le 3 juillet 2013, les militaires, nullement moribonds – il est vrai que gardant plusieurs fers au feu, le président Obama leur offrait toujours 1,3 milliard de dollars par an – déposaient le président et prenaient parti contre les Frères. Ils placèrent à titre intérimaire à la tête de l’État le président de la Haute Cour constitutionnelle, instance qui, rappelons-le, avait déjà auparavant osé annuler les excès du pouvoir islamisant. Le nouvel homme fort de l’Égypte, le général al-Sissi, le chef de l’armée – vite proclamé maréchal – engagea alors avec une brutalité extrême l’éradication du mouvement des Frères 1088

musulmans, décrétés « terroristes », en les affrontant sans ménagement jusqu’à faire couler le sang à flots. La girouette pivote alors totalement sous le vent du désespoir populaire. L’armée n’est plus la cible de la colère de la rue. Elle est soutenue par les « nouveaux révolutionnaires » du peuple ayant vu avec désespoir en quoi consistait la prétendue renaissance de l’Égypte soumise à la caste des Frères musulmans, essentiellement obsédée par la conquête d’un pouvoir égocentrique imbibé d’une « spiritualité financièrement intéressée ». Ils descendirent dans la rue avec encore plus de hargne qu’à l’époque de l’éviction de Moubarak le dénommé « criminel ». Relevons qu’il est possible qu’ils le regrettent car le nouveau maître de l’armée, le maréchal al-Sissi, qu’ils applaudissent, paraît être un militaire infiniment plus impérieux que son prédécesseur. La dérive séculière qui gagne l’Égypte a en effet des aspects forcenés vu que, au fil des répressions sauvages des manifestations qui lui sont hostiles, le futur président égyptien a en quelques mois largement dépassé le score de mortalité reproché à Hosni Moubarak. La girouette… Décidément, la versatilité des foules est l’un des principaux virus qui accablent l’humanité. Certes le maréchal al-Sissi, fort de cette popularité, a obtenu la présidence de la République, mais certains en Égypte comme en Occident s’inquiètent de l’implacable violence de la répression militaire. Dans la ville de Minieh, un tribunal 1089

expéditif bat le record du tribunal révolutionnaire de la grande Terreur robespierrenne. Un record absolu sur le plan mondial : 683 inculpés condamnés à mort, l’État confirmant 37 exécutions et « graciant » les autres à la perpétuité. En avril 2014, un deuxième lot de 700 Frères « terroristes » se vit appliquer le même verdict. L’on devine l’effarement des islamistes, mais aussi la consternation des tenants d’une laïcité fondée sur le respect raisonnable des droits de l’homme. Peut-on dès lors écrire que cette révolution populaire, apparemment non initiée par une armée cependant ravie du tour des événements, est le signe d’un « Été laïque » ? L’avenir est incertain, d’autant que les partisans du changement sont extrêmement divisés. Il y a tous les « foudroyés » économiques par une paupérisation massive et la perspective d’un cataclysme alimentaire. Ensuite, on trouve les laïques, les militaires, les coptes, les pro-Moubarak, les femmes s’estimant « étouffées », les intellectuels libéraux et… les salafistes. Soulignons combien l’inversion du score électoral fut étonnant. La prise de pouvoir de l’armée fut portée par un renversement total du courant électoral. Le président Morsi fut porté au pouvoir par 71 % de voix islamistes, le maréchal al-Sissi par 98,1 % des votants. Il est intéressant de noter que ces deux scores cachent le nombre d’électeurs ayant décidé de participer au scrutin. Dans les deux cas, on obtient un score inférieur à 40 %, dû à la grande proportion d’illettrés qui s’explique par le peu de centres urbains émaillant le territoire.

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La Turquie L’islamisme violent étend ses ramifications dans le corps d’une croyance dont la sagesse est submergée par le cancer de l’excessif. Les principales victimes de cette sauvagerie mystique sont les musulmans eux-mêmes qui tentent souvent, au prix de leur vie, d’endiguer la progression du mal qui ronge leur Foi. Mais pour une victoire laïque locale – celle de la Tunisie – la défaite gagne les autres nations, et même L’Égypte dont l’armée, qui joue la carte de la laïcité, ne paraît pas être un parangon de démocratie fondée sur le respect des droits de l’homme. Ainsi, le Premier ministre Erdogan semble perdre l’habileté stratégique coutumière qui lui permit, en une décennie à peine, de disloquer la structure laïque – défendue par le militaire et le judiciaire – érigée par Mustafa Kemal. Le comble du paradoxe réside dans le fait que le parlement européen, pourtant très attaché aux valeurs laïques, l’avait enjoint, pour obtenir l’adhésion, d’accorder la primauté du pouvoir au civil, l’une des règles fondamentale de l’Union. Ce faisant, ce parlement l’engageait à disloquer la structure laïque turque ! Quel rêve pour l’AKP ! L’Europe imposait de l’extérieur une voie royale d’élimination des miasmes séculiers du kémalisme. Il était de fort mauvais ton, à l’époque, de s’opposer à l’entrée d’Ankara dans le club des démocraties occidentales. L’on se faisait alors traiter de suppôt du Vatican, de mercenaire spirituel du christianisme. Rappelons qu’un responsable laïque belge nous confia ainsi « qu’il fallait se prononcer pour l’adhésion de la Turquie pour embêter le Vatican »! Ce tacticien émérite dut être atterré lorsque, en 1091

2007, Benoît XVI fit le voyage à Ankara pour annoncer qu’il était favorable à l’adhésion afin que les deux croyances s’allient dans la lutte contre la sécularisation abusive de l’Union européenne. Le pape était donc apparemment plus lucide que les laïques et les candides de l’impossible expansion infinie des droits de l’homme… Certes, le chef de l’AKP masquait son jeu vis-à-vis de l’étranger, mais une simple écoute de ses discours en interne aurait éclairé les plus malentendants. Nous avons déjà cité un exemple très inquiétant : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». Et souvenons-nous qu’il ajoutera que la démocratie n’était pas une fin en soi mais un moyen et qu’il fallait savoir descendre à l’arrêt désiré. Une telle entreprise d’islamisation n’étant guère compatible dans un rapport de sympathie confiante avec l’UE, il est logique que le clan Erdogan et le mouvement Hizmet de Fethullah Gülen se soient faits fort discrets dans leur travail de sape de la laïcité. Mais soudain, surprise : le Premier ministre prit le mors aux dents : achèvement de l’éradication du pouvoir militaire kémalien – 350 officiers emprisonnés pour complot – procès visant à contrôler la presse et le Barreau ; censure d’internet ; suppression de Facebook ; érection de multiples mosquées dans les quartiers symbole du kémalisme. Le comble ? L’alliance avec les monarchies du Golfe dans le soutien ardent accordé aux djihadistes syriens. Rappelons qu’Ankara a fait montre d’une hostilité extrême vis-à-vis du régime de 1092

Damas et soutenu activement la rébellion syrienne qui, elle aussi, est l’adversaire acharné des chiites – 30 % d’alévis vivent malaisément en Turquie –, des Kurdes et des chrétiens – ces derniers étant peu acceptés comme citoyens de statut égal à celui des musulmans. Ce virage excessif est tel que Washington – jusqu’alors proturc – s’en est ému et observe au plus près l’évolution du régime. Cette hardiesse malhabile énerva à ce point le mouvement Hizmet – qui avait gangrené le judiciaire et la police – qu’il lança contre le gouvernement, non averti, une vague massive d’arrestations pour corruption, impliquant même le fils du Premier ministre ! Réaction violente de ce dernier : bouleversement de toute la hiérarchie judiciaire et licenciement de 500 policiers impliqués. Certes, et les urnes l’ont démontré aux élections municipales du printemps 2014, l’AKP tient bon grâce à la base islamisante du pays, mais son image est profondément altérée à l’étranger et au sein de la mouvance laïque turque. Par sa démarche autoritaire, monsieur Erdogan a non seulement perdu son aura de probité sans faille auprès de nombre de ses partisans, mais il doit affronter une laïcité et des militaires exaspérés, des magistrats écartés ou condamnés et… les islamisants d’Hizmet. Il est même parvenu à se brouiller avec Abdullah Gül, son ancien frère d’arme du parti dissous Refah, devenu président du pays… Un président qu’il compte bien remplacer lors des prochaines élections présidentielles. La Turquie ? Une grave métastase du Moyen-Orient.

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Et que sera-ce si le Premier ministre Erdogan parvient à se faire élire président ? Et que Londres et Washington parviennent à obtenir pour ce membre de l’OTAN l’adhésion à l’Union européenne et que, grâce à l’achèvement du pipeline Nabucco, ils chargent ce pays de ravitailler l’Europe en gaz à la place d’une Russie « indésirable » ? On devine la puissance d’influence, voire même le moyen de chantage incontournable dont bénéficiera alors la Turquie. La Libye La Libye, elle, n’est pas prête à entrer en convalescence tant la « métastasechaos » y règne en maître incontesté. Le monde stupéfait a cru, le 23 mai 2014, à un scénario de science-fiction : « l’équipe dirigeante » (sic) du pays a annoncé l’organisation d’élections législatives pour le 25 juin 2014. Impensable, au point de ridiculiser définitivement ceux qui espèrent régenter actuellement la Libye. Au fil du temps, ce pays est « libéré » par les soins de l’Occident, et particulièrement de la France grâce à la « pulsion de générosité » du philosophe Bernard-Henri Levy, une pulsion fondée sur la méconnaissance du terrain et du nouveau rôle joué par le dictateur Kadhafi devenu, nous le savons, un excellent allié de l’Occident en tant que stabilisateur modéré grâce à son anti-islamisme très actif. La CIA l’utilisa notamment en 1996 pour étouffer sous un bombardement au napalm le maquis djihadiste de Cyrénaïque. Sa mort a suscité une intense inquiétude dans tout le nordouest de l’Afrique, car elle a supprimé la surveillance

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policière des frontières libyennes. Dès lors, les groupes mobiles fluides d’Al-Qaïda s’y promènent sans trop d’inquiétude, tels des troupes de fennecs sur le sable et entre les rocs d’un immense désert incontrôlable. Analogie pertinente entre la disparition de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi. L’indéniable dictateur Saddam Hussein fut pour l’Occident un allié essentiel en arrêtant, avec notre aide massive, l’expansion d’un Iran « divinement » engagé dans une croisade chiite déferlante sur les terres de nos alliés sunnites si précieux en tant que pourvoyeur de pétrole et de gaz… Certes, ces deux hommes étaient peu enclins à observer les principes des droits de l’homme, mais les présidents Bush jr et Sarkozy auraient dû apprendre, avant de se lancer tête perdue dans une aventure déstabilisant le nord de l’Afrique et le cadre de la Mésopotamie, qu’en politique internationale n’existe aucune morale. Le monde, nous l’avons déjà signalé, est un immense échiquier sur lequel, à la différence d’un jeu d’échec, il n’existe aucune règle. L’on peut mettre l’adversaire échec et mat en faussant le déplacement normal des pièces. En d’autres termes, les joueurs ne peuvent se permettre d’être hargneusement incompétents ou naïfs généreux. Incompétents comme l’équipe Bush jr attaquant l’Irak « pétrolièrement » intéressant ou glorieusement naïfs comme le couple SarkozyLevy libérateur de la Libye pourrie par l’islamisme de la Cyrénaïque. Deux brûlots explosifs ont ainsi été lâchés sur l’océan de l’islam.

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La realpolitik exige un encadrement de conseillers avertis des conséquences de chaque choix stratégique. Les philosophes inspirés et les rapaces uniquement intéressés par des profits économiques ou énergétiques en sont dangereusement incapables. Il y va du sort même des peuples les plus moraux, les plus civilisés. La stratégie d’un Staline obtenant à Yalta toute l’Europe de l’Est ou d’un Hitler récupérant la rive gauche du Rhin, l’Autriche et s’emparant de la Tchécoslovaquie sans tirer un seul coup de feu constituent des modèles de professionnalisme de la manipulation et du mensonge. Que nous a-t-il fallu, en tant que démocrates, de temps, de sueur et de morts pour reprendre cette part de l’échiquier perdue par l’impéritie de nos dirigeants de l’époque ! Insistons. Le résultat des errements de Washington ou de Paris ont abouti à ce que l’Irak, autant que la Libye, deviennent des enfers où Jérôme Bosch se délecterait de peindre le sort des damnés. La Syrie a bien manqué devenir le modèle d’un troisième tableau reflétant l’âme du diable. Revenons à la seule Libye. La Cyrénaïque était bien – comme nous avertissaient sans cesse les services secrets algériens et quelques compétences occidentales, tous deux fort peu écoutés – un repère d’islamistes menés par des compagnons de combat des taliban à l’époque de leur lutte contre l’invasion soviétique en Afghanistan. Ces guerriers fanatisés, revenus au pays, rêvaient de transformer la Libye en une « terre de charia ». Ils furent donc alimentés en armes par l’Arabie saoudite et le Qatar… comme les deux tiers extrémistes des opposants syriens au régime chiite. 1096

Benghazi et sa région – les anciens « protégés » de BernardHenri Lévy – se sont engagés résolument dans une dissidence envers le « pouvoir central », en vérité totalement à la dérive au cœur d’affrontements constants entre milices plongées dans un désastre économique et social. Des bandes de « foi sans loi » ont notamment mis la main sur certaines sources de pétrole et vendent à titre privé ce produit qui constitue la seule ressource financière nationale. Et ils les vendent à qui ? À la Corée du Nord qui n’est pas en reste avec le dérèglement de l’équité commerciale. Ce détournement rappelle l’action de Mikhaïl Khodorkovski, le dirigeant du groupe Youkos qui, consacré favori dans le jeu de corruption où excellait le président Eltsine, se mit en devoir de privatiser à son avantage la vente du gaz en souhaitant intéresser des firmes américaines dans l’opération afin d’obtenir des voies de pénétration dans le monde occidental. Nous savons combien Vladimir Poutine – dont le premier mandat fut d’ailleurs consacré à une nationalisation des hydrocarbures – « apprécia » cette funeste conduite mettant en danger l’économie générale du pays dont le pétrole et le gaz constituent les deux piliers essentiels des ressources financières. Pour le maître du Kremlin, il fallait emprunter la remarquable voie – tant vantée à l’époque par les anticolonialistes – du Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh libérant son pays de la tutelle de grandes compagnies pétrolières occidentales. L’on devine l’hostilité de ces mêmes compagnies lorsque Poutine s’engagea dans la nationalisation de ses hydrocarbures, et leur stigmatisation des condamnations qui frappèrent ce type

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d’oligarques, alliés multimillionnaires.

internes

précieux,

tous

devenus

Quittons cette vision large de la politique internationale pour souligner un « détail » de la situation interne au pays. On devine combien elle est peu rassurante pour Saïf al-Islam, le dauphin de Kadhafi, qui sera jugé par la justice libyenne… Exceptionnellement, le Tribunal pénal international a en effet accepté de se désister, comme pour Saddam Hussein. Or, le tyran irakien mourut pendu au bout d’une corde spécialement destinée à ralentir son agonie, sous les injures et quolibets des spectateurs chiites. Que sera donc le sort de Saïf au sein d’une Libye en plein chaos insurrectionnel dominé par un islamisme virulent ? En sait-il trop pour lui accorder une parole libre à La Haye ? L’Algérie Un pays qu’on ne peut citer sans évoquer la colonisation française, suivie d’une véritable apocalypse interne. On ne peut être qu’animé par une vague de sentiments d’épouvante. La guerre d’indépendance tout d’abord, où 600 000 soldats français d’active et de réserve furent envoyés sur le terrain d’un conflit acharné. L’avènement tumultueux du gaullisme, le marxisme du colonel Houari Boumedienne, la dictature militaire du Front de libération national (FLN) se joignent en nos mémoires à la profonde division de l’opinion française se répercutant au sein de débats « sauvages ». La terreur atroce organisée par les maquis islamistes déflora tout l’enthousiasme de l’acquisition 1098

de l’indépendance. Le pays se débattit alors dans un chaudron infernal qui aujourd’hui encore, est dangereusement tiède, toujours menaçant dans la sous-jacence d’un apaisement fragile. L’illettrisme reste bloqué à 37,4 % du curseur culturel, ce qui induit toujours une capacité d’échauffement fulgurante. Abdelaziz Bouteflika, ancien héros du FLN, est un symbole du même niveau que celui d’un Bourguiba – créateur de la laïcité tunisienne –, d’un Nasser – déclencheur de l’émancipation arabe –, d’un Kemal – sauveur d’une Turquie démembrée par les alliés lors du traité de Sèvres en 1920… Son miracle vaut celui dont se réclament certaines religions : il a mis fin à la féroce et terrifiante guerre civile opposant islamistes et militaires dans les années 1990-2000. Il a su concilier les inconciliables, les fanatiques du spirituel et les porteurs d’une foi en le raisonnable. Certes, il a réussi à modifier une Constitution qui ne lui permettait plus de briguer un… quatrième mandat. L’opposition – menée principalement par Ali Benflis, un compagnon de route du « candidat perpétuel » – clame avec raison que l’armée a tiré les ficelles de l’élection d’un homme affaibli par la maladie en lui permettant de jouir de la prolongation d’un système corrompu. Un système servant une oligarchie clientéliste qui ne parvient pas à équilibrer les finances d’une nation pourtant richissime en hydrocarbures. La pauvreté est un lot insupportable pour ceux qui contemplent depuis trop long-temps les aises des privilégiés.

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La Kabylie berbère, peu choyée par Alger l’arabe, est ainsi toujours au bord de la rébellion… Mais… pour la majorité du peuple, Abdelaziz Bouteflika est le garant de la paix. Sa réaction rapide, sans atermoiements moraux, d’une efficacité meurtrière après l’agression d’une zone gazière du sud du pays par les islamistes d’Aqmi explique pour une bonne part sa réélection triomphale. Peut-être est-il opportun de rappeler ici les motifs de l’interruption des élections de 1992 entre les deux tours de scrutin. Le Front islamique du Salut (FIS) avait obtenu une avancée décisive dès le premier tour avec, d’emblée, la conquête de 62 sièges alors que le FLN n’en avait obtenu qu’une vingtaine. Et selon certains résultats partiels, les islamistes pouvaient espérer encore 70 députés supplémentaires… et la majorité absolue en écrasant non seulement le FLN mais également le Front des Forces socialistes (FFS), relégué en troisième place. Malencontreusement pour le mouvement religieux, le Numéro 2 du FIS annonça dans les médias qu’après son succès confirmé et la prise de pouvoir acquise, il n’y aurait plus jamais d’élections en Algérie ! En effet, une fois le pays placé entre les mains de Dieu, toute remise en cause ultérieure de cette tutelle divine relèverait d’un geste d’hérésie inacceptable. Résumons : une nation qui a la chance d’avoir le Créateur pour timonier ne peut souhaiter confier à nouveau le navire à un capitaine qui ne serait qu’une simple créature d’essence provisoire inférieure. En conclusion, face à cet état de fait qui plane toujours comme une menace au-dessus de la population « modérée » 1100

algérienne, le président Bouteflika, fût-il même sérieusement malade, constitue un refuge solide contre toute nouvelle dérive islamisante sanglante comme le pays n’en a que trop connues. Il constitue un bouclier à ce point écouté que le pays a échappé à la tempête qui décoiffe les cimes des arbres d’un Printemps arabe, ce dangereux tumulte en toile de fond des élections ramenant à la tête de l’État, ce « sauveteur » nimbé d’une réputation héroïque d’homme de paix. Son concurrent, Ali Benflis, a eu tort de déclarer que le pouvoir actuel ne gouvernait qu’avec la « moitié du peuple » – sans les courants islamiques – et que lui veillerait à unifier le pays, en respectant la « moitié écartée ». Mais pour trop d’Algériens, cette moitié exclue règne encore dans les mémoires en y charriant des souvenirs atroces. Ce calcul électoral d’Ali Benflis l’a donc desservi tant il pouvait conduire au réveil de tous les périls. La Tunisie Clôturons sur le bonheur intense d’un État guéri de la fièvre islamiste. Source des Printemps arabes, la Tunisie est non seulement sortie de la dictature de Ben Ali mais elle est la seule à avoir réussi à desserrer démocratiquement l’étreinte du glissement vers l’islamisation. Rappelons que Rached Ghannouchi, le chef de la mouvance islamiste – forcément victorieuse ! –, avait décidé la 1101

suppression de l’apprentissage du français « polluant l’islam ». Heureusement pour le pays, Tunis abrite une part déterminante de la très francisée population de culture occidentale constituant un bélier capable de forcer les remparts de l’intégrisme. La Constitution de janvier 2014 parle ainsi d’un « État civil » et de liberté d’expression de toute conviction religieuse ou philosophique. Et, grande première dans la tourmente de l’Hiver arabe, est repoussé le principe de « complémentarité » de la femme pour en faire – enfin ! – l’égale de l’homme. Le parti Ennahda y a joué intelligemment sa survie, l’exemple de la chute brutale des islamistes en Égypte l’ayant convaincu de calmer ses ardeurs risquées. Espérons pour la Tunisie que ce ne sera pas une simple période de rémission… En définitive, seul le bloc francophone du Maghreb araboberbère – Maroc, Algérie, Tunisie – parvient à échapper au tsunami wahhabite saoudien et qatari. La France se doit dès lors d’être particulièrement habile, et donc compétente, ce qui implique le suivi de conseils stratégiques d’experts en ces matières complexes, et non d’apprentis sorciers confondant générosité et savoir qui ne relevant pas de leur formation. Mais jusqu’à présent, Paris ne nous a pas donné les preuves de l’application d’une stratégie à l’égal de celles d’autres nations plus réfléchies, notamment celle de l’Allemagne. À vrai dire, face à l’habileté déployée par Moscou – sans juger pour autant de l’éthique démocratique de ses dirigeants –, l’ensemble de l’Occident est littéralement sur la défensive tant le jeu de Vladimir Poutine est adroit. 1102

6. Mai et juin 2014 : déferlante d’élections. Le monde en grand mouvement Mai et juin 2014 vont bousculer la politique mondiale, les choix de peuples de plusieurs zones « chaudes » bouleversant l’équilibre de régions et de continents essentiels. Le vote europhobe européen, laïco-militaire égyptien, d’ouverture douteuse ukrainien, chiite féroce irakien, ultranationaliste indien ébranlent la tectonique d’une planète devenue dangereusement imprévisible. Et la Syrie, pièce capitale de la lutte Est-Ouest a replacé son destin entre les mains du vainqueur chiite. Sélectionnons d’abord dans cette recension l’Asie. Dans cette Asie, un séisme. L’Inde, sous-continent de plus d’un milliard d’habitants, a basculé et accordé la majorité absolue au BJP, le parti nationaliste hindou adversaire du « vieux » parti du Congrès, l’ayant libérée des Anglais. Voisin de la Russie et de la Chine – liées par une volonté acharnée d’abolir l’hégémonie des États-Unis et de l’Europe, suiveuse obligée de l’OTAN –, ce « monstre démographique » est le seul contrepoids démocratique d’un autre monstre, la Chine communiste. Cette irruption d’une Inde nationaliste farouchement hindouiste provoque nombre de calculs stratégiques intenses tant le Pacifique devient un chaudron de confrontations.

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Pourquoi introduire une analyse du sort d’un milliard d’hindous dans un ouvrage consacré à l’islam ? Parce que l’ampleur du tournant électoral qui, en mai 2014, a porté le BJP à la tête du pays est un événement capital, à vrai dire surprenant. Son leader, Narendra Modi, a eu un début de vie modeste, à l’instar du président brésilien Lula, un atout considérable aux yeux des castes inférieures de la société indienne, lassées qu’elles sont de la toute-puissance de familles de nantis, à l’image des Gandhi. Mais à cette faveur dont il jouit dans le peuple s’ajoute, paradoxalement, la sympathie des hautes castes à qui les dieux de l’hindouisme ont accordé une place « superbement privilégiée », censée être méritée par l’excellence de leurs mérites dans une vie antérieure. Le paradoxe n’est dès lors qu’apparent puisque Narendra Modi est un ardent partisan du maintien de cet élitisme « divinement » consacré. La clef arrogante d’un hindouisme convaincu d’être la source originelle de toutes les formes de pensée, y compris les scientifiques les plus pointues. Et s’ajoute encore l’adhésion des masses urbaines avides d’une modernisation de la trame économique générale du pays, à l’image de la réussite de l’État du Gujarat remarquablement dirigé, nous le verrons, par monsieur Modi. Enfin, même le monde paysan, par essence religieusement conservateur, a tendance à suivre celui qui lui permet de vivre « pleinement » l’hindouisme. Quel fabuleux mélange de convictions et d’intérêts donc que celui qui a porté le BJP au 1104

pouvoir ! Mais ce mélange est à ce point hétérogène que le pari d’éveiller cet élan de la totalité de l’Inde n’est pas gagné. Le parcours de Narendra Modi ? Fils d’épicier, il s’échappe dès l’âge de 13 ans de sa famille pour échapper aux contraintes d’un mariage forcé. Il survivra vaille que vaille comme travailleur de base pour ensuite réussir à accéder à la direction d’un salon de thé. Une vie difficile dans une société indifférente – l’individu y est un simple rouage au sein d’un immense collectif – aux drames du vécu de tous ceux qui tentent de survivre dans la multitude des misérables. Chance pour cet homme d’exception, il réussira à agripper au passage la crinière de son destin au galop. Né dans une basse caste humiliée depuis des siècles, face au mépris « d’oligarques » et de parvenus surfant sur les profits stupéfiants offerts par une mondialisation sans foi ni loi, Narendra Modi, doté d’une intelligence politique innée, rejoindra d’abord, modestement, le vaste mouvement des « indignés », enfiévrés par le différentiel social et la pénétration de croyances niant la suprématie sommitale de l’hindouisme. Il grimpe les marches du pouvoir à l’intérieur d’une Association paramilitaire ultranationaliste (RSS) à qui est attribué l’assassinat d’un Mahatma Gandhi perçu comme trop favorable à la mouvance musulmane. Et le voilà, à 63 ans, dirigeant du parti nationaliste hindou et Premier ministre ! Cette ascension fulgurante est due en grande partie à sa remarquable réputation d’efficacité fondée 1105

sur la sauvegarde de l’élan économique traditionnellement élevé du Gujarat, dont il dirigea le gouvernement. Un État qui conserva ses 10 % de taux de croissance alors que le reste de l’Inde s’effondrait à 5 %. En face, corrompu, le parti du Congrès avait trop longtemps gouverné – en s’appuyant sur la filière héréditaire des Gandhi – un pays de plus en plus divisé par l’absence de cohérence du pouvoir. Son effondrement électoral était prévisible, mais pas au point de céder une majorité absolue à son concurrent ! Le BJP est ainsi devenu l’espoir d’une Inde décidée à enfin vivre une décentralisation libérant les régions de la domination oppressive et autoritaire centralisée de Delhi. Il était temps, car ce pays doté de 18 langues officielles et de 4 000 langues régionales et dialectales est au bord de l’explosion, d’autant que ce sous-continent fragmenté linguistiquement et politiquement en de multiples pouvoirs locaux n’est devenu une nation unifiée que par la volonté d’une « robuste » colonisation anglaise. Émergent dans le torrent de la liesse saluant la victoire de Narendra Modi quelques sombres rochers de souvenirs atroces. Dans le passé, le BJP a en effet démontré sans état d’âme l’outrance de son fanatisme ultranationaliste religieux, extrêmement menaçant à l’égard des 15 % de musulmans et des 2,5 % de chrétiens, des minorités auxquelles ce parti pensa même imposer une limitation de la natalité. Certes, l’hindouisme, extrêmement attaché à ses divinités créatrices et protectrices de la terre indienne, ne déploie aucun prosélytisme à l’échelle planétaire, à la différence des monothéismes chrétien et musulman. Mais en contrepartie, il 1106

est très hostile à un quelconque envahissement de son sol sacré. Assassiné par un fanatique hindou, le Mahatma Gandhi a ainsi payé au prix fort son ouverture tolérante. D’autre part, le Gange étant censé être issu de la chevelure de Civa, les hindous excessifs voient en la présence de musulmans sur ses rives une « pollution » des eaux de ce fleuve divinisé. Des souvenirs atroces ? Le 27 février 2002, cinq mois après son élection en tant que Premier ministre, Narendra Modi ne fit pas un geste pour arrêter le massacre qui ensanglanta tout le Gujarat. Sa source ? Un train fut attaqué par des extrémistes musulmans et il y eut une soixantaine de tués parmi les passagers hindous. Cet attentat, il est vrai odieux, déclencha durant des semaines une tuerie massive de musulmans, femmes et enfants compris, à la grande consternation du monde frappé par l’ampleur de ce séisme religieux. Pays de plus d’un milliard d’habitants, l’avenir de l’Inde est donc à présent entre les mains d’un Modi se présentant comme un dirigeant clairvoyant, « modifié », partisan de l’ouverture aux croyances étrangères. Mais le doute subsiste et certains ne voient en lui qu’un habile fanatique masqué. Il va sans dire que le Pakistan, qui a certes prudemment félicité le dirigeant indien pour sa fulgurante ascension, est au premier rang des « très inquiets ». Et les habitants du Cachemire plongés dans une guerre interminable – parmi les premières gérées par les Casques bleus qui tentent sans succès de modérer les ardeurs de ces deux pays que tout oppose – rouvrent leurs abris…

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Indication utile : le modèle de Narendra Modi serait à présent, selon ses propres déclarations, le réformiste chinois Deng Xiaoping, l’homme qui a doté son pays de la volonté et de l’énergie nécessaires pour se libérer progressivement de l’étreinte du maoïsme et réussir à amener la Chine à un niveau d’influence planétaire. Deuxième « masse » en mouvement : l’Union européenne en grand malaise. Pour – n’en déplaise à Marine Le Pen et à David Cameron – une simple raison fondamentale : elle n’est pas fédéraliste. À la différence de la Communauté du charbon et de l’acier (CECA), créée en 1951 pour éviter un troisième conflit sanglant entre la France et l’Allemagne ex-nazie qui ne fut que trop heureuse de retrouver un statut d’égalité avec les vainqueurs français et bénéluxiens. La peur du communisme stalinien engagea cette « petite » Europe à tenter dès 1953 de se doter d’une armée fédéralisée comprenant des troupes allemandes. Mais déjà les nationalismes s’étaient réveillés et le Premier ministre français Pierre Mendès-France torpilla ce projet de Communauté de Défense en choisissant le souverainisme, cette « qualité superbe » néfaste à la France… Les États-Unis en profitèrent pour s’installer en maîtres protecteurs à Paris… d’où les chassa le général de Gaulle hostile à une emprise anglo-saxonne. Ensuite, en 1957, naquit la Communauté économique européenne (CEE) qui écartait toute tendance fédéraliste, l’entrée tardive des Anglais achevant d’assassiner cette option car Londres ne rêve que de transformer l’Europe en une simple zone de libre-échange pour ses produits du Commonwealth. 1108

L’on doit au génie de Montesquieu la charpente de la démocratie authentique : l’exécutif gouverne sur base de lois votées par le législatif, lequel peut le contrôler et le congédier, ces deux pouvoirs collaborant en un échange salutaire. Mais l’Union européenne, elle, a choisi une voie qui ne pouvait mener l’Europe qu’à l’impasse dramatique actuelle. En effet, qui est chargé d’y faire les lois ? Un exécutif de 28 nations souveraines, un peu comme si le gouvernement belge faisait ses propres lois et ne pouvait être renversé par un législatif représentant pourtant le peuple ! La Commission européenne n’a, elle, que le pouvoir d’émettre des propositions soumises à l’approbation du Conseil de ministres nationaux et de surveiller la bonne application des lois approuvées par ce même Conseil… Nous subissons actuellement un effet patent de cet échafaudage mal bâti. Le nouveau président de la Commission doit être choisi dans le groupe le plus puissant du Parlement élu par les citoyens, y obtenir une majorité absolue, puis être avalisé par la majorité qualifiée du Conseil. Ce groupe, le parti populaire européen (PPE), a présenté JeanClaude Juncker. Lequel a le tort d’être ardemment fédéraliste ! Dès lors, l’Angleterre s’efforça de constituer une minorité de blocage afin que le Conseil de ministres soit contraint de le refuser, quitte à trouver un candidat plus docile, inconnu des citoyens. Dans le même genre, Londres avait déjà à son actif, en 1995, la désignation du « paisible » Jacques Santer à la place du « fougueux » fédéraliste JeanLuc Dehaene.

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Nous avons sans cesse insisté sur le fait que David Cameron est un souverainiste acharné. Pour lui, il est hors de question que le Conseil de ministres soit contraint de plier devant une décision d’un Parlement européen soumis au souffle passionnel des citoyens de l’Europe entière. Pour Londres, la politique anglaise – spécifiquement déterminée par les intérêts de « l’entité Commonwealth » – doit jouir d’une totale indépendance – la fameuse « exception » britannique chère à madame Thatcher – que les membres de la Communauté européenne de l’époque ont eu l’infinie faiblesse d’accepter. Le Premier ministre Cameron organisera en 2017 un référendum national dont il brandit la menace : les Anglais devront choisir entre quitter l’UE ou s’y maintenir. Pour lui, la nomination de Jean-Claude Juncker, s’ajoutant à l’euroscepticisme local, risquerait fort de pencher la balance dans le sens du séparatisme. Ce chantage ne peut influencer madame Merkel, dont la trempe allemande vaut bien celle du Premier ministre anglais. Car si la « nation allemande » est la raison de vivre d’Angela Merkel, elle estime cependant que le poids politique et économique de son pays profite largement de son implantation dans une collectivité de 28 pays, sur une planète mondialisée comptant quelques concurrents géants. Elle ne veut pas perdre la confiance du parlement européen et parvient à convaincre une majorité qualifiée de 26 pays que le torchon brûlerait entre le Conseil et le Parlement si les ministres nationaux votaient à l’encontre de la majorité absolue des parlementaires. Et l’Angleterre deviendrait alors l’État-guide des 140 députés eurosceptiques ou europhobes du Parlement pour qui toute perturbation est bénédiction. Raison pour laquelle Marine Le Pen tenta de constituer un 1110

groupe afin d’envahir des présidences de commissions. En quelque sorte, pouvoir agir telle une mite vorace dans la garde-robes de l’Union… Ces 140 députés surfent sur la vague du désespoir de peuples frappés par une austérité féroce et subissant les manipulations de politiciens qui masquent leur incompétence – voire leur corruption – en condamnant la « dictature cynique » de l’Union européenne. Pour souder l’Europe en un bloc paisible préservé des risques de l’élargissement, le chancelier Kohl avait accepté de diluer son étincelant Deutsche Mark dans une monnaie commune qui nous a protégés des remous stratégiques ou fantasques du dollar et des monnaies européennes. À la condition, évidente, que les membres de la Communauté agissent en gestionnaires responsables. Or, qui peut prétendre que l’Italie berlusconienne fut un modèle de sagesse et que la Grèce devint martyre par la faute de l’Europe, alors qu’elle y a pénétré en falsifiant ses comptes et en joignant la corruption gouvernementale à la réticence des citoyens à payer leurs impôts. En France, Marine Le Pen critique assez l’impéritie du PS et de l’UMP pour savoir que le chaos du pays ne provient pas des « errements autoritaristes » de l’UE. Et quelle folie pousse le FN à s’imaginer qu’une nation de 65 millions d’habitants pourrait résister aux contraintes stratégiques de nations et de firmes géantes aiguisées à l’amoralité de la mondialisation ? Parler de l’Union européenne, c’est tout naturellement glisser sur le problème de l’Ukraine. 1111

Là aussi, une élection capitale : le président Petro Porochenko, un homme d’affaires milliardaire considéré par les Ukrainiens de l’Ouest comme providentiel, a été élu dès le premier tour avec 54 % des voix. Providentiel certes, mais confronté d’entrée de jeu à l’éternel problème du gaz et à l’ardent séparatisme des prorusses. En effet, Moscou avait prévenu que si l’Ukraine ne payait pas une dette de 4 450000 000 d’euros dont deux milliards immédiatement, elle devrait prépayer son approvisionnement de juin. Sinon, Gazprom couperait ses livraisons ce lundi 16 juin, perturbant ainsi l’approvisionnement de l’Europe si l’Ukraine se servait au passage ! Chose promise, chose due et coupure effectuée ! Astucieux : ainsi, en cas de pénurie, l’Europe tiendrait l’Ukraine pour responsable et son mécontentement nourrirait son différend avec Kiev. Peut-être, les Européens devraientils même payer une part des prépaiements afin de ne pas voir asphyxiée leur source d’énergie. En effet, 15 % de l’approvisionnement en gaz de l’Europe passe par l’Ukraine. De toute manière, la situation entraînera un durcissement du contrôle de l’UE sur la gestion économique de sa protégée. Le nouveau président ukrainien devra non seulement résoudre rapidement la question de cette dette, mais aussi celle du prix exigé. Moscou a en effet sanctionné Kiev en exigeant 485 $ les 1 000 m3, soit 100 $ de plus que les Européens et 200 $ de plus que le prix de l’époque de « l’amitié ». Dans le débat ardent de ces derniers jours, Moscou avait accepté un prix identique à celui des Européens : 385 €.

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L’avenir est bien sombre car, avant toute négociation, le président Porochenko exige le retour de la Crimée à sa mèrepatrie ukrainienne ! Vladimir Poutine ne peut évidemment la rétrocéder sans perdre la face aux yeux du monde et de la Russie. De 80 % de popularité, il descendrait sous le score de François Hollande… Et s’ajoute la mort de 49 parachutistes dans un avion descendu par les prorusses de l’Est. Geste normal « préventif » dans une guerre civile, ces soldats étant chargés de combattre au sol les insurgés. En retour, compte tenu de l’émotion suscitée, le ministre ukrainien des Affaires étrangères a traité Vladimir Poutine de « connard », un terme devenu slogan populaire à Kiev ! Moscou est outré… Situation incompréhensible : la Commission de l’UE supplie Moscou de ne pas interrompre la livraison vitale de son gaz… mais, début juin, Washington somme la Bulgarie d’arrêter l’achèvement du gazoduc russe South Stream au prétexte qu’un consortium conduit par la société russe Stroytransgaz, faisant l’objet de sanctions américaines, avait été choisi pour construire le tronçon bulgare. Le vrai motif ? « Ce n’est pas le moment de faire des affaires comme d’habitude avec la Russie » a déclaré l’ambassadeur des États-Unis. N’est-il pas invraisemblable cet antagonisme entre la demande européenne de maintenir ses livraisons et l’exigence américaine de suspendre la construction de ce gazoduc vital pour l’approvisionnement de l’Europe au cas où l’Ukraine ferait défection ? Quelle ingérence américaine dans un problème concernant le sort de l’économie européenne ! Problème d’autant plus chaud que le South Stream est financé bien sûr par le russe Gazprom, mais aussi par le français EDF, 1113

l’allemand BASF et l’italien ENI. Gageons que les États-Unis n’oseraient pas interdire le transfert du gaz par le North Stream qui alimente l’Allemagne et la Hollande et qui est dirigé… par l’ex-chancelier Schröder. Nul doute que madame Merkel serait plus qu’insatisfaite ! Y a-t-il là simple idée de sanction à l’égard de la Russie de la part des États-Unis, ou stratégie masquée ? L’avantage du South Stream ? Il éviterait de dépendre de la Turquie islamisante et de son gazoduc Nabucco, qui serait pour elle un superbe moyen de chantage pour obtenir l’adhésion, et favoriser la propagation de l’islamisme dans l’Union. Or, les États-Unis souhaitent ardemment renforcer leur alliance avec Ankara, membre de l’OTAN sur le flanc de la Russie et de sa dangereuse alliance chiite. D’autre part, l’entrée de la Turquie dans l’UE détruirait tout espoir qu’elle parvienne à se fédéraliser et à renforcer sa faculté de résistance à l’hégémonie économique de Washington. Comment la Russie va-t-elle réagir ? Elle ne peut évidemment accepter sans riposte ce veto américain qui altère gravement sa stratégie énergétique impliquant des partenaires européens. Au cas où ses ventes à l’Ouest seraient trop sérieusement compromises, Moscou a déjà choisi de protéger ses intérêts en se liant plus étroitement encore avec la Chine. Le ressac de l’affaire ukrainienne se fait donc sentir jusqu’à Pékin. Certes, la Chine n’appuie pas résolument la stratégie du Kremlin, trop soucieuse qu’elle est de ménager les Occidentaux, ses plus grands partenaires commerciaux, dotés au surplus d’une précieuse technologie « alléchante » pour un pays émergent. Mais elle estime tout aussi capital de rester

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soudée à Moscou dans la grande lutte d’influence qu’elle mène avec les États-Unis dans l’espace asiatique. Ce géant d’un milliard et demi d’habitants, dont on devine la croissance des besoins en énergie, entend donc aider Vladimir Poutine à préserver ses réserves financières quelque peu érodées par sa confrontation avec l’Occident, d’autant que « cette aide » lui apporte en retour un appoint énergétique essentiel pour soutenir sa modernisation. Fin mai, ces deux pays ont en conséquence signé un contrat à ce point gigantesque – 400 milliards de dollars ! – que les Occidentaux s’en inquiètent considérablement, soucieux qu’ils sont d’affaiblir Moscou en réduisant ses ventes de gaz à l’Europe. Jugez de l’impact sur l’Occident de ce nouveau coup de maître du gouvernement russe au moment même où Américains et Européens s’efforcent de l’affaiblir. Clairement, l’inaltérabilité affichée par le Kremlin énerve les Occidentaux. Narquois, le président russe n’a ainsi pas manqué de relever « l‘impéritie et la malhonnêteté financière » de Kiev, ne fût-ce que pour sarcastiquement avertir les Occidentaux de la charge pénible qui les attend s’ils concrétisaient leur politique de rapprochement avec cette nation afin de la sortir du giron russe. Ainsi, fin mai 2014, au Forum international économique de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine a vivement stigmatisé l’attitude de l’Ukraine qui, trahissant son engagement initial, n’entend pas lui rembourser les 3 milliards de dollars versés avant l’insurrection de la place Maidan, alors qu’elle

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engrange des aides considérables de l’Union européenne et du Fonds monétaire international. Et de surcroît, nous savons qu’elle refuse de s’acquitter de dettes liées à d’anciennes livraisons de gaz. Au total, s’est insurgé Vladimir Poutine, l’Ukraine a, au fil des années, reçu « gratuitement » 10 milliards de m3 de gaz russe ! Tout en proclamant que lui aussi veut l’apaisement et promet « qu’il reconnaîtra le choix des Ukrainiens lors des élections présidentielles du 25 juin 2014 », Vladimir Poutine critique fermement le fait que Kiev profite de sa situation de « pays de transit » pour altérer la confiance des Européens en la fiabilité des livraisons de gaz russe. Dans cette optique, la Chine devient dès lors un client sécuritaire amical. Après dix années de tractations – à partir de 2018 – et pour une période de trente ans, elle obtiendra donc de la Russie l’assurance de la couverture d’un quart de ses besoins en énergie. A quel prix ? Et bien à 350 dollars les mille m3, un tarif légèrement inférieur à celui appliqué aux Européens, à savoir 380 dollars. Chaque année, la Chine devra payer une tranche du contrat, dont la plus élevée atteindra quelque 38 milliards de dollars, versés à Gazprom…, Pékin ne pouvant plus se permettre de perdre le temps de négocier un prix « d’amis » avec Moscou comme il avait réussi à l’imposer à un Iran en

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quête de ressources financières cruciales à cause des embargos occidentaux extrêmement lourds. Ces 38 milliards équivaudront au quart du profit – 160 milliards de dollars – retiré des ventes russes à l’Europe en 2013. De quoi amortir à l’avenir la perte financière liée à une éventuelle diminution-sanction décidée par les Occidentaux. Décidément, le débat agressif entre l’Est et l’Ouest ébranle la planète entière. L’Irak à présent. Une victoire électorale pour le chiite Nouri al-Maliki, mais à vrai dire, un échec sévère. « L’État de droit », sa coalition, n’est en effet crédité que de 92 sièges sur les 328 du parlement. Son troisième mandat de Premier ministre supposera qu’il recueille les voix de toutes les factions chiites, généralement éparses, mais également qu’il obtienne le soutien de partis sunnites, voire celui des Kurdes. Un pari contestable tant ce candidat s’est rendu impopulaire auprès de différents leaders chiites par son autoritarisme et sa gestion économique désastreuse. Les chiites sont en effet profondément divisés, certains favorables à une tutelle iranienne, d’autres, résolument nationalistes. Quant aux sunnites, ils considèrent al-Maliki comme un tyran sectaire désirant faire du pays une terre dominée sans partage par les 60 % de chiites. Une oppression telle que, de janvier à juin 2014, les attentats sunnites ont fait 4 300 victimes et durant le seul mois de mai, un millier !

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Quant aux Kurdes, leur aversion pour le Premier ministre sortant est extrême, tant il s’efforça d’endiguer leur désir d’autonomie. C’est dans ce contexte chaotique que se déclenche en juin l’apocalypse : une vague de djihadistes syriens mêlés à des partisans d’Al-Qaïda inonde le nord de l’Irak. Vaincus par Bachar el-Assad, ils sont massivement venus rejoindre les extrémistes irakiens du mouvement « État islamique en Irak et au Levant » (EIIL). Avancée fulgurante : Mossoul, deux millions d’habitants, fut occupée dès le premier jour avant la conquête de Kirkouk, vite reprise par une armée kurde irakienne bien équipée profitant de la fuite éperdue de l’armée chiite gouvernementale. Ensuite la percée sunnite est irrésistible vers… Bagdad ! AlMaliki, dépourvu de forces aptes à contrer le mouvement djihadiste superbement armé depuis des années par « nos » alliés saoudien et qatari, en appelle à une intervention américaine. Mais le président Obama ne veut plus s’engager dans le « piège » irakien où sont morts en vain 4 500 de ses soldats, comme le démontre la situation lamentable du pays. Il décide de ne pas envoyer de troupes au sol sauf, à la mi-juin, 275 militaires afin de protéger l’ambassade à Bagdad. Mais il envisage une action de l’aviation, probablement en usant de drones pour ne pas risquer qu’un pilote tombe entre les mains des djihadistes. Il exprime en outre sa colère à l’égard du régime sectaire brutal d’al-Maliki responsable d’avoir éveillé la haine des sunnites au point de déstabiliser tout le pays.

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On devine la consternation mondiale. Particulièrement en Iran, et plus encore en Russie. La prise de « Bagdad la chiite » par l’EIIL romprait en effet la chaîne essentielle d’un chiisme allié indéfectible de Moscou. Une filière dont les chaînons se dénomment Téhéran, Bagdad, Damas, Tartous la précieuse base militaire russe en Méditerranée -, sans oublier le contact avec le Hezbollah du Liban. Et aux yeux de Téhéran, cette avancée d’insurgés sunnites imbibés d’extrémisme absolu, constitue une menace effrayante. L’Iran s’est déclaré prêt à agir si l’Irak le souhaite, auquel cas toute la région sera plongée dans un conflit généralisé entre le chiisme et le sunnisme. Le rêve de l’EIIL se réalise : s’est créé un califat, un État islamique (EI) porteur de la charia dans l’est de la Syrie et le nord de l’Irak. Un véritable cataclysme au sein du monde musulman – sans parler du danger de pénétration d’un tel extrémisme sur le versant nord de la Méditerranée, en Europe – un monde musulman où toutes les tendances vivent à fleur de peau, prêtes à s’entre-tuer. • Il y a l’Iran qui ne peut, à l’évidence, laisser naître sur son flanc un califat sunnite pour lequel le chiisme est une hérésie insupportable, à éradiquer comme on éliminerait le Diable incarné. Le 30 juin 2014, Moscou a livré à Bagdad, via Téhéran, plus d’une douzaine d’avions d’attaque au sol Soukhoï Su-25 pour l’aider dans sa contre-offensive face aux insurgés de l’EIIL. Ils devraient être conduits par des pilotes irakiens de l’armée de l’air du temps du régime déchu de Saddam Hussein, qui ont eu l’habitude de piloter ces avions d’attaque au sol.

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Certaines sources estiment qu’ils pourraient l’être par des Russes en cas de nécessité… • Il y a l’Arabie saoudite, qui a placé 30 000 hommes sur sa frontière avec l’Irak. Une situation paradoxale : les créateurs du califat sont en majorité des djihadistes qui ont été soutenus par Riyad dans leur combat en Syrie contre Bachar el-Assad ! Mais les voilà soudain très dangereux pour le régime féodal saoudien, à leurs yeux non seulement prédateur illégitime des lieux saints de La Mecque mais aussi allié des États-Unis et protégé par eux. L’État saoudien est donc à présent menacé non seulement par Al-Qaïda mais aussi par l’EI. Quelle victoire que celle que constituerait la prise des lieux saints par le califat ! • Il y a la Jordanie, très inquiète bien que son roi soit le descendant direct de Mahomet. Mais Abdallah II est par ailleurs armé par l’Occident tant il est un rempart essentiel contre les menées russes et même contre les Palestiniens excessifs du Hamas. • Il y a les Kurdes qui n’ont pas manqué la merveilleuse occasion d’augmenter de 40 % leur territoire autonome. Alliés aux Turcomans, ils ont « enfin » réussi à réaliser leur rêve : s’emparer de Kirkouk la « pétrolière ». Quelque peu saoulés par cette victoire rendue possible par la fuite des soldats de l’armée régulière irakienne, ils prétendent à présent obtenir l’indépendance au grand dam, on le devine, du régime de Bagdad. Un régime qui non seulement n’hésite pas à les qualifier de traîtres, mais les accuse également d’être à la source du déclenchement de l’invasion djihadiste !

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Certes, le « Kurdistan » se déchire toujours malencontreusement en deux familles opposées par tradition : celle des Barzani, la plus audacieusement engagée dans une émancipation totale et celle des Talabani, plus prudente. Le Premier ministre Netchirvan Barzani, à la tête du mouvement émancipateur, se prononce ainsi pour un référendum et, selon les observateurs, nul doute que les Talabani, minoritaires, devront suivre la volonté de la majorité du peuple. • Il y a Al-Qaïda, très hostile à son éviction voulue par l’EI. Le conflit est brûlant entre ces deux grands mouvements extrémistes, de la même trempe sauvage. • Enfin, germe une multitude de réticences et même d’oppositions farouches de la part de la plupart des pays musulmans, nullement désireux de voir leur peuple s’enflammer spirituellement et se fanatiser au point de détruire leur État. Une épouvante pour l’Égypte, la Turquie, le Liban, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Arabie saoudite, le Qatar… • Et à vrai dire aussi, l’effroi pour les non-musulmans. Est-il besoin de parler du risque que comporte la création de ce califat pour l’Europe ? L’appel d’air ressenti par certains de ses jeunes citoyens désireux de rejoindre le combat sacré contre Bachar el-Assad pourrait considérablement s’amplifier à l’heure de la constitution du califat. Un califat d’autant plus dangereux que son gourou s’inscrit dans une menée vers l’obscur, à la différence de la tolérance de nombre de califes grandioses du passé de l’islam.

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Ces califes de l’ouverture ? L’Ottoman Soliman le Magnifique ; les Mecquois Abou Bakr, Omar et Ali ; ou encore l’Irakien Abbas qui pratiquèrent le respect des pensées de toutes origines, promurent la recherche scientifique, favorisèrent les échanges commerciaux et louèrent les services d’architectes sublimes. Il n’en est rien avec le calife de Mossoul qui veut imposer une charia implacable qui écrasera toute échappée culturelle menaçant l’archaïsme primitif de sa spiritualité. • Il y a la Russie qui ne se sent guère mieux que l’Europe. Nous avons suffisamment décrit l’essentiel de son réseau chiite pour comprendre que Moscou en est au dernier degré de « vigilance éveillée ». C’est ainsi que des tonnes de matériel militaire se déversent en Irak via l’Iran mais il faut prendre en compte que les djihadistes de l’EI comptent sur l’intensité du réveil de la Guerre froide pour bénéficier de la division de ses adversaires. C’est ainsi que l’Ukraine et le nucléaire iranien constituent de remarquables machines à disloquer une stratégie cohérente de riposte globale. À propos de l’Ukraine, soulignons que Vladimir Poutine, en visite le 8 juillet à La Havane, a tenu à faire regretter à Kiev son choix occidental en supprimant l’énorme dette de Cuba son alliée. Un cadeau de 32 milliards de dollars ! À vrai dire, l’Amérique latine est une région qui offre au Kremlin un terrain idéal de propagation de son influence. Le séjour du président russe y sème des plantes urticantes fort douloureuses pour Washington. Tels le Venezuela – producteur richissime de gaz et de pétrole qui sert de pourvoyeur financier local à Moscou – ; l’Équateur 1122

gauchiste compagnon de route du Venezuela ; l’Argentine très mal disposée à l’égard des Anglo-Saxons – pensez aux Malouines – qui a signé en juillet avec Moscou un accord sur l’énergie nucléaire et espère être aidée à desserrer son carcan de dettes dues aux États-Unis ; le Nicaragua qui est prêt à construire un port destiné à l’Iran grâce à un apport financier de Caracas ; la Bolivie « indianisée » qui n’est pas insensible aux chants des sirènes moscovites ; le Brésil socialement explosif dont la politique est « ondulatoire »… Une ambiance tendue qui ne peut qu’attiser le différend EstOuest. • Il y a les États-Unis qui ne peuvent admettre la création d’un grand espace djihadiste terroriste sur les flancs d’Israël, de la Turquie, de l’Arabie saoudite, de la Jordanie, ses alliés précieux. Une déstabilisation violente de la région pourrait en effet entraîner l’épidémie d’un sacré excessif mortel pour les droits de l’homme, le fondement des démocraties occidentales. • Il y a enfin Israël, où l’appréhension est maximale. Sans commentaire tant les causes sont évidentes. Une remarque. Rappelons qu’au moment où nous écrivons ces lignes, on peut postuler que dans l’hypothèse où le président Hollande aurait réussi, en usant de frappes punitives, à éliminer Bachar elAssad, Vladimir Poutine n’ayant pu empêcher cette hérésie stratégique qui rappelle celle de la « libération » de la Libye et de l’Irak, les combattants de l’EI victorieux seraient devenus les maîtres de la Syrie et de l’Irak. Et les centaines de 1123

milliers de chrétiens syriens seraient en grand péril, comme ceux du califat. Le régime de Damas ? Le seul refuge encore sûr pour les chrétiens de la région ! Une question en découle. La stratégie de l’Occident est-elle menée par des forains ne maîtrisant plus leurs moulins détraqués tournant fou ? Les démocraties dont nous chérissons les principes de liberté sontelles atteintes d’un virus qu’il conviendrait, au plus vite, d’éradiquer ? Il y va de la sauvegarde, de la survie même de notre civilisation fondée sur les droits de l’homme. Une suggestion. Pourquoi ne pas demander à Bachar el-Assad d’attaquer l’EI ? Le chiite al-Maliki se réjouirait de l’aide d’un « collègue » chiite aux troupes aguerries, et gageons que même l’Occident se satisferait d’un tel apport lui évitant de sacrifier ses soldats dans une fournaise atroce ! Une chose est certaine : une jubilation feutrée doit régner à Damas, qui devient soudain une pièce majeure sur l’échiquier sécuritaire de l’Occident. ( 1) « Le Point » du 12/12/2013, p. 19. ( 2) « Le Figaro » du 26/02/2014, p. 15.

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VI CONCLUSION GÉNÉRALE : « Transcendance et immanence, une fraternité possible?» Tel est le titre que nous vous proposons comme conclusion générale de notre ouvrage. Une réflexion sur les rapports souvent tendus – pour ne pas dire plus – au sein des courants religieux eux-mêmes et dans leurs rapports avec les tenants d’un humanisme dégagé de toute intervention du Divin. Ce livre portant sur une analyse approfondie de la mouvance islamique depuis ses origines jusqu’à son déploiement tumultueux actuel, il nous paraît logique d’ouvrir notre réflexion sur les caractéristiques particulières du monde musulman. Longtemps cloisonné dans son vaste espace où il régnait en maître sur des minorités « tolérées », l’islam connaît depuis peu une phase nouvelle, peu confortable pour certains de ses propres adeptes et pour ceux qui les accueillent, à savoir l’expansion en terres non musulmanes et une effervescence chaotique interne. À vrai dire, il nous serait plus commode de pouvoir nous réfugier derrière des données abstraites, voire purement statistiques, plutôt que d’oser exprimer ce qui relève du ressenti des différents acteurs des événements, source inévitable de confrontations parfois déraisonnables, voire « ardentes » tant elles glissent aisément vers le passionnel.

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Il nous paraît dès lors nécessaire d’insister sur le fait que cet exposé de clôture n’est pas nécessairement l’expression d’un avis personnel mais souvent celle d’une multitude de prises de positions nourrissant l’excessif ou le généreux du débat. Nous y retrouverons donc certains faits et opinions déjà abordés dans le corps du texte. Commençons par incontestables.

des

faits

historiques,

par

nature

Durant sa vie, si riche en sagesse mais aussi en conflits contre ses opposants omeyyades, le Prophète fut contraint de mener la guerre et de gérer la cohésion de sa communauté en accroissement constant. L’islam se caractérise dès lors par une interpénétration intime du temporel et du spirituel, alors que le christianisme des origines se présentait comme essentiellement spirituel. Jésus ne répondit-il pas à Ponce-Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. » Réponse claire : le royaume de Jésus est au ciel et celui du Romain est sur terre. Certes, lorsqu’elle gouverna ensuite Rome, cette religion envahit la sphère du temporel, mais cette possession du pouvoir séculier n’était pas inscrite dans son sacré originel. Au point que nombre de catholiques ressourcent actuellement leur foi dans l’élan initial, préromain, irradié par le message

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christique des origines, un message non empreint d’une directivité cléricale. L’islam au contraire a contenu, dès sa naissance, une part considérable de prescrits concernant le domaine du civil ou du pénal. Son sacré « imbibe » intimement le temporel. Alors qu’à l’inverse, répétons-le, les textes fondateurs du christianisme n’avaient à l’origine aucune prétention d’intervenir dans le domaine séculier. Cette religion peut donc, souvent à regret il est vrai, se résoudre à renoncer à s’introduire dans la gestion d’un État et se contenter de veiller à la bonne conduite de ses fidèles, bons citoyens d’un pouvoir laïque majoritaire qui leur accorde la pleine liberté de gestion de leur domaine spirituel. Ce constat nous amène à estimer nécessaire d’aborder un sujet « délicat ». On se plaît souvent à parler du ressenti d’exclusion de la communauté musulmane immigrée en Europe, et cela correspond à une réalité. Nous donnerons plus avant la parole à deux représentants de la communauté musulmane partisans d’une modification fondamentale du tissu démocratique occidental afin de « libérer » le spirituel du « carcan » du temporel. Mais il est tout aussi essentiel de percevoir le ressenti d’envahissement de la société d’accueil par un corps « étranger ». Cette analyse « équilibrée » nous paraît être la condition essentielle d’apaisement de tensions éventuelles.

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Le lecteur de cet ouvrage aura perçu qu’en tant qu’Européen, son auteur est attaché au caractère séculier de l’État, la seule méthode, selon lui, qui peut éviter la course au pouvoir de religions antagonistes, chacune détentrice d’une Révélation dont l’éthique et le rituel sont inconciliables avec les certitudes sacrées des autres. L’Europe a certes hérité de courants spirituels qui ont forgé ses valeurs morales, ses avancées artistiques, son armature sociale, des courants spirituels parmi lesquels celui de l’islam fut un phare culturel essentiel pendant des siècles. L’Europe a aussi trouvé la paix, après de multiples confrontations religieuses meurtrières, lorsque l’époque des Lumières ouvrit à la perception de la relativité des convictions humaines et à « l’irrésistible réalité » de la science. Pour nous, à condition de la dépouiller de ses outrances, la laïcité est un bien précieux, car elle constitue le seul lieu où la rencontre des contraires peut conduire à un dialogue qui ne soit ni soumis à la censure, ni envahi par le tumulte de postulats sacrés inconciliables. Notre conclusion sera porteuse de ce message. Mais que le lecteur soit rassuré. À nos yeux, la foi peut être porteuse d’un élan « surhumain » du généreux, de l’amour, de l’éthique. Elle nous « porte alors aux nues » de la fraternité. Cependant, une foi concurrencée, contestée, fanatisée, peut être l’une des pires causes de massacres éperdus, l’un des

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pires agents d’enfermements archaïques. Comme, d’ailleurs, tous les courants habités de certitudes idéologiques. Notre conclusion s’efforcera de convaincre que tout rejet, toute exclusive, toute discrimination est à proscrire. Extrême droite, extrême gauche, racismes, phobies, fanatismes sont les plaies récurrentes de l’humanité. Efforçons-nous donc de « nous parler », chers lecteurs, en une franchise sereine. * L’islam pose problème à une grande partie des populations d’accueil en ce qu’il a, selon elles, une tendance assez irrépressible à s’organiser en communauté homogène même s’il est – comme toute religion non centralisée – traversé par des courants très contrastés. Cette communauté homogène présenterait pour nombre d’Européens une attitude peu encline à s’informer des us, des coutumes et de la culture de la société d’accueil. Par voie de conséquence, on observe chez cette dernière la frustration de devoir consentir à apprendre la richesse mais aussi « l’étrangéité » de la civilisation immigrée sans être honorée d’une démarche de réciprocité. Les obligations alimentaires du ramadan, la fréquence de la prière, la nourriture halal, le déploiement de la musique orientale, les contraintes de l’habillement féminin, l’architecture sacrée musulmane, le rituel « archaïque » du sacrifice animal… autant de données de civilisation devenues objet d’une connaissance irrésistible de l’ambiance liée à l’immigration.

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À l’inverse, certains musulmans ne sont pas animés, ou évitent de l’être, par une curiosité à l’égard du tissu culturel et cultuel de l’environnement européen : les salles de concert, les musées, l’architecture religieuse, les coutumes des autres religions, les grands écrivains… de la civilisation d’accueil. Deux positions possibles. Soit ils estiment que leur culture propre les enrobe si intensément qu’elle leur suffit et qu’elle doit dès lors être préservée de toutes leurs forces. Soit, ce qui est moins estimable, que leur Vérité est à ce point supérieure aux autres – en tant que marquée du sceau du dernier message enfin authentique du Divin – que le « reste » ne peut être que funeste dérive ou même péril pour l’intégrité de leur croyance sommitale. NDLA : À noter que ce frein cultuel à l’aventure chez les autres peut également être relevé chez certains chrétiens ou judaïsants par trop convaincus que leurs valeurs leur suffisent comme cadre de vie, et doivent même être protégées contre toute pollution extérieure. Ils se fondent alors, pour justifier une telle attitude, sur l’ancienneté de la source de leurs fois respectives. Mais la longue durée de vie commune entre ces croyances et la libre pensée a atténué ce cloisonnement et a contribué à former une civilisation où les estimes réciproques ont pu naître et se développer. Le phénomène islamique, lui, n’a fait irruption que depuis peu dans cette société européenne et ne peut dès lors avoir acquis une semblable évolution vers l’acclimatation au vivre ensemble dans le destin d’une même civilisation partagée.

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La jeunesse européenne est donc conviée à ne rien ignorer du charme des flûtes et tambourins de l’islam, ni de la beauté de la musique soufie. Inversement, les symphonies de Beethoven ou le superbe élan mystique d’un Jean-Sébastien Bach relèvent – sauf à l’exception d’une « élite » musulmane – du monde de l’inconnu et de l’inconnaissable. Et cependant, la civilisation chrétienne mélangée à celle des Lumières vaut certainement quelques attentions. Les sociétés d’accueil soulignent souvent que les immigrants italiens, portugais, espagnols, grecs arrivés dans le Nord industriel de l’Europe se sont harmonieusement mélangés aux populations locales, car également chrétiennes ou adeptes de la libre pensée adogmatique. Et cela sans pour autant perdre aucunement leur culture propre. Mais tout observateur constatera qu’une civilisation musulmane plongée dans un contexte européen fort dissemblable suscite un malaise. Et que ce malaise est réciproque, comme le reflètent nombre de débats aux ambiances souvent « animées ». Et l’on constate que la ferveur spirituelle de l’islam, une ferveur très encadrée de certitudes sacrées intangibles figées dans un écrit immuable, accroît ce malaise. En effet, cette ferveur détonne dans une Europe où la tolérance réciproque est fondée sur une lutte fort longue menant à un apprentissage de la relativité des convictions exprimées par les citoyens. Pour que ces différentes tendances et ressentis se fondent en une diversité pleine de richesse, les démocraties occidentales estiment qu’elles ne peuvent être contraintes à n’être que des structures de développements parallèles, mais qu’elles

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doivent au contraire s’organiser en une dynamique générale où s’entremêlent tous les courants. Les acquisitions de cette lutte pour l’apprentissage de la relativité des convictions dans les pays européens « d’avantgarde »? • L’égalité entre les hommes et les femmes, ces dernières ayant acquis l’autonomie de leur esprit, de leur corps et de leurs finances. • L’autonomie de la science. À cet égard, relevons la consternation de la société belge apprenant que 84 % des étudiants musulmans de l’Université libre de Bruxelles se déclarent partisans du créationnisme, à l’image des protestants évangéliques américains et de leurs émules. • Une justice unique applicable à tous sans discrimination. Toute autre forme est proscrite, et notamment sa communautarisation, dans la majorité des États européens. Ceci afin d’éviter des cloisonnements culturels et cultuels et les contraintes claniques forçant à y recourir. • L’autonomie de la raison et de la conscience, ce qui rend possible et respectable l’exercice d’une pensée libre fort peu prisée dans le reste d’un monde majoritairement religieux, au sein duquel elle est parfois même persécutée lorsqu’elle s’échappe de l’autorisé. • L’acceptation de l’homosexualité, considérée comme un simple état naturel minoritaire, mais non plus comme un vice coupable. • La légalisation de l’euthanasie et de l’avortement. Il est essentiel de souligner qu’en Europe, cette 1132

structure ouvrant à l’autonomie du choix individuel n’impose rien à ceux qui n’entendent pas déroger aux valeurs « supérieures » – selon eux – du sacré. Une absence de contrainte s’inscrivant à l’inverse des consignes impératives des religions qui entendent gouverner la sphère privée des individus selon les différents principes émanant de leurs Révélations respectives. Et l’on peut aisément concevoir que ces pays européens fort sécularisés ne veuillent pas retomber dans un réseau de directives émanant d’un sacré s’estimant détenteur d’une éthique de nature divine, une éthique des « lois naturelles » puisque Dieu a créé le monde. NDLA : Les résultats électoraux du Printemps arabe n’ont rien arrangé. Ils ont non seulement atterré les libéraux et les laïques du Sud de la Méditerranée, mais aussi les citoyens européens qui ont alimenté de leurs impôts le soutien à ces révolutions censées être émancipatrices de l’archaïsme fondamentaliste. La dépense de trois cents millions d’euros pour restaurer la charia de la Tunisie à l’Égypte a ainsi amené le peuple français à estimer que la démocratie en terre d’islam ne peut que restaurer le fondamentalisme. Plus précisément, que toute prétention à détenir seul la Vérité unique est incompatible avec le principe essentiel, inconditionnel, qui structure une véritable démocratie, à savoir admettre le chatoiement des thèses, seraient-elles sacrées ou séculières et ne pas imposer la certitude univoque de la sienne avec la prétention

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qu’elle émane d’une évidence irréfragable, qu’elle soit divine, idéologique ou philosophique, qu’elle relève d’Allah, de Platon ou de Mao. Une vraie démocratie, comme l’Occidental la conçoit, ouvre à la richesse de la multiplicité des thèses et non à son extinction. En soulignant que le « vivre ensemble » se satisfait peu de la tolérance. Il requiert, nous le répétons à l’envi, le respect de l’Autre au point d’admettre qu’il puisse ébranler nos propres certitudes. Voilà précisément ce vers quoi tend l’idéal européen. L’Europe ? Un continent dont le citoyen ne peut dès lors admettre qu’on le menace de lui imposer une pensée unique péremptoire « profitant » habilement du jeu démocratique pour élargir son influence. En conséquence, il est clair, et malheureux, de constater que le Printemps arabe a non seulement démobilisé le courant généreux de l’aide européenne à l’islam « modéré » – condamné décidément à toujours subir le joug de l’excessif – mais qu’il a, au surplus, indéniablement nourri le courant islamophobe en Occident. Relevons également que ce qui inquiète ainsi tout particulièrement la laïcité européenne est l’alliance qui se dessine entre toutes les religions pour reconquérir au faîte de l’Union européenne l’influence qu’elles ont perdue au sein des États, c’-està-dire la pénétration des valeurs du spirituel dans la gestion du temporel, afin de pouvoir peser sur les choix de l’éthique sociétale. Ainsi déjà, des consignes de refus d’obéissance aux lois déclarées iniques émanent de grands chefs religieux. 1134

Or, les courants spirituels fondamentalistes critiquent précisément les bases mêmes de ce jeu démocratique permettant l’exercice du pouvoir par une majorité de citoyens ouverts à une « modernité » de comportement s’opposant aux prescrits coulés à jamais dans l’airain du sacré. Nous avons souligné combien le malaise est donc très palpable en Europe lorsque s’établit une assise de pensées du religieux incompatible avec les convictions de la majorité d’une société civile démocratique ayant mis des siècles à forger un destin commun où se marient dans l’apaisement les flux de convictions divergentes. À ce propos, le cheikh Sayeed Tantaoui, alors recteur de la célèbre Université Al-Azhar du Caire, estimait que l’islam se devait de se mouler dans la structure du pays d’accueil afin d’y vivre en harmonie, et que ce pays devait en retour respecter le libre exercice de la spiritualité d’un islam soucieux de ne pas cultiver son « étrangéité ». Superbe conception, estiment beaucoup d’Européens, mais éminemment novatrice et soulevant la réprobation de nombre de responsables religieux musulmans. C’est peu dire combien la cohabitation entre le spirituel et le séculier est délicate. À vrai dire, feu Sayeed Tantaoui était célèbre pour son francparler quelque peu audacieux dans le milieu « agité » de l’Égypte. D’abord, il a tenu à proclamer que l’islam n’accéderait à la modernité que s’il parvenait à prendre une distance interprétative à l’égard d’un texte datant du VIIe siècle ! Par exemple, est-il nécessaire au XXIe siècle de suivre à la lettre la 1135

teneur de la sourate XXIII recommandant de cacher la séduction des musulmanes dans le milieu païen médinois considéré comme sexuellement audacieux ? Ensuite, interrogé par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Chirac à l’époque du vote de la loi « Stasi » portant sur l’interdiction du port de signes ostensibles à caractère politique ou religieux, il répondit, nous l’avons vu, que l’immigré devait se conformer aux usages de la société d’accueil. Enfin, fin 2009, au cours d’une tournée d’inspection dans les écoles dépendant de son Université, il intima l’ordre à une petite fille de douze ans de quitter son niqab (laissant seuls les yeux visibles), considérant qu’il s’agissait là d’un « vêtement relevant de la tradition et non du culte » révélé par le Coran. Sur sa lancée, il interdit immédiatement le port de toute forme de voile intégral dans les établissements primaires et secondaires dépendant de l’Université. On devine le courroux de la tendance conservatrice des Frères musulmans, d’autant plus véhément que les ulemas ont décidé d’appuyer le cheikh Tantaoui en sa « modernité ». Surprise (mais en est-elle une pour un observateur averti de la situation européenne ?) : la ligue égyptienne des droits de l’homme prit immédiatement parti pour la thèse des Frères musulmans, à savoir que le port d’un tel type de voile est une expression de la liberté de la femme, et ne peut donc être interdit. Les Frères musulmans ainsi confortés obtinrent qu’il admette toutefois que « la femme a toute latitude de porter le niqab (partout ailleurs), qu’elle soit belle ou moche (sic). » Mais le 1136

cheikh Tantaoui maintint l’interdiction que « les étudiantes et les enseignantes le portent dans les classes réservées aux filles ». Recul du cheikh certes, avec toutefois cette déclaration annexe : « Le port du niqab est, le cas échéant, une forme de fanatisme que récuse la religion musulmane, qui prône le juste milieu et la modération. » NDLA : À noter que l’Université Al-Azhar ne cesse guère de surprendre par ses positions s’inscrivant à contre-courant du fondamentalisme actuellement à la mode en terre d’islam. En octobre 2011, elle se prononce ainsi pour la séparation du temporel et du spirituel lors de la rédaction de la nouvelle Constitution égyptienne ! Et cela au moment où les Frères musulmans du pays étaient en pleine restructuration, soutenus par les dons de l’Arabie saoudite, et que le même phénomène pouvait être observé dans l’ensemble des nations touchées par la révolte du Printemps arabe. * La cohabitation exige, selon nous, une ouverture des deux camps, le religieux et le laïque. Plus que la tolérance, elle exige, insistons à nouveau sur ce fait, une connaissance approfondie des mécanismes de pensée de chacun qui, seule engendre le véritable respect de l’autre, ouvre l’accès à la confiance mutuelle, voire même à l’amitié. Le dialogue, encore et toujours, et la réciprocité dans le désir de comprendre et d’apprécier les valeurs de l’autre.

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Voilà la clef d’un équilibre source de bonheur d’un peuple uni en ses variétés. Cette constatation ne constitue nullement une critique. Mais il est évident que la structure particulière du sacré islamique génère une tendance constante à vivre en communauté distincte de l’organisation générale des sociétés d’accueil européennes. En d’autres termes, l’islam a une vocation innée, liée à sa propre Révélation, à choisir la voie du communautarisme plutôt que celle de l’homogénéité laïque d’un État où il serait minoritaire. En effet, l’islam doit à notre époque effectuer un apprentissage difficile, celui de vivre au sein de nations où il est minoritaire alors que chaque fois qu’il a dominé l’ensemble de la société, il a su – souvent de manière remarquable – accepter généreusement les courants de pensée « étrangers », même si cette permissivité était nimbée d’une certaine condescendance. Et cet islam des Lumières – fragile il est vrai –, celui de Cordoue, de Fès, de Delhi, d’Ispahan, de Jérusalem… sut bâtir de superbes civilisations où convergeaient les pensées de toutes origines. Un exemple parmi bien d’autres de cette ouverture d’esprit ? Rappelons la générosité intelligente de Saladin. En effet, lorsque les barons d’Occident menés par Godefroi de Bouillon s’emparèrent de Jérusalem, ils y massacrèrent – malgré les consignes de Godefroi – tous les musulmans, tous les juifs et même tous les chrétiens non 1138

reliés à l’autorité papale. Mais quand Saladin reprit la ville une centaine d’années plus tard, il offrit aux chrétiens et aux juifs de rester moyennant une imposition « convenable ». En cas de refus, il garantissait la sécurité de leur trajet jusqu’à la côte où les attendraient des navires italiens réquisitionnés au Caire, afin de pouvoir rejoindre l’Europe. À l’époque, la Lumière rayonnait donc sur l’espace musulman au contraire de l’Occident qui entrait, lui, dans l’ombre portée d’un christianisme ayant fermé en 524 ses portes au savoir grec et asiatique par décision de l’empereur Justinien. Autrement dit, l’enfermement chrétien s’opposait à « l’aération » de la civilisation musulmane. Mais dès le IXe siècle, débuta un lent démantèlement de l’élan islamique avec l’avènement du refus d’éclairer l’interprétation du sacré et de l’enrichir de sagesses « étrangères ». Nous avons déjà souligné que le régime des Almohades fut tristement « exemplaire » à cet égard. Et qu’avant la prise de Grenade, ce régime obscurantiste musulman anticipa par ses excès de censure le désastre de la conquête espagnole de 1492. Certes, ça et là, survécurent un temps quelques phares de sagesses partagées avec d’autres courants, mais c’était sans compter de redoutables événements extérieurs décisifs qui « achevèrent » le déclin de l’exceptionnelle civilisation islamique. D’abord les croisades, évidemment. Puis la mainmise de Charles Quint sur la Méditerranée, parachevée sous Philippe II par la bataille de Lépante, au cours de laquelle la flotte turque fut décimée. 1139

Enfin l’envahissement du versant Sud par une colonisation souvent brutale, charriant parfois un racisme arrogant. Cette fort longue mise à l’écart de la dynamique musulmane la priva de l’essor essentiel de la révolution industrielle. L’Occident devint, techniquement, scientifiquement, militairement, le maître du monde. Les Amériques, l’Asie, l’Afrique et toute autre zone économiquement intéressante furent soumises à son emprise. Le réveil de l’islam politique international ne s’effectua qu’en 1954, avec l’arrivée au pouvoir en Égypte du président Nasser, le fondateur du courant militaire laïque qui… en 2012, tenta de « sauver » la rédaction de la Constitution des mains islamisantes. Devenu habilement l’allié de l’Union soviétique, il nationalisa le canal de Suez, fleuron de l’expansion occidentale. Son audace ébranla toute l’Europe : construction du barrage d’Assouan ou encore, accueil au Caire du gouvernement provisoire algérien en guerre contre la France. Sa popularité grandit encore avec le retrait des armées anglaise, française et israélienne ayant tenté de reprendre le contrôle de cette voie d’eau essentielle. Un échec certes dû aux pressions russe et américaine, mais que Nasser transforma en victoire égyptienne. Quelles que soient les opinions ou les réticences de chacun sur le sens de cette affirmation de l’Égypte sur le plan international, force est de reconnaître que, vue de l’Occident, l’action de Nasser marqua le début d’une ère nouvelle dans les relations entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, et qu’elle enclencha par ailleurs l’avènement du baasisme en 1140

Syrie et en Irak, deux pays choisissant eux aussi le courant laïco-nationaliste. On est loin à cette époque d’une quelconque « régression vers l’archaïsme », pour reprendre les termes exprimant la manière dont le Printemps arabe est ressenti dans une grande part de l’opinion publique occidentale. Un jugement né de l’effarement devant l’élargissement brutal du fossé entre l’apaisement des conflits convictionnels au Nord de la Méditerranée et la dangereuse exaspération des haines cultuelles au Sud. Cette exaspération s’explique certes par une volonté de « revanche » – démocratiquement étayée – de la part de la vague fondamentaliste réprimée durant 90 ans, si l’on prend l’arrivée au pouvoir de Mustafa Kemal en 1923 comme date d’essor de la modernité en terre d’islam. Alors que l’Europe espérait plutôt que la liberté retrouvée au sein du monde arabe marquerait le réveil d’un grand destin digne du passé éblouissant de l’islam, celui de Cordoue l’omeyyade, de Fès l’almoravide, de Delhi la grand-moghole… 1923… 2011, presque un siècle de modernité imposée par une succession d’hommes déterminés à écarter de la gestion de l’État les impératifs à leurs yeux « surannés » du fondamentalisme. Cependant, le XXe siècle de résurgence d’un islam moderne politiquement impressionnant révéla la gravité de son retard technologique. Déjà en 1948 et 1949, Israël était parvenu à contenir l’alliance militaire de ses voisins et même à agrandir son territoire. Puis ce furent les défaites de 1956, 1967 et 1973 auxquelles s’ajoutèrent, par deux fois, l’écrasement aisé 1141

de l’Irak par les forces occidentales. En 1990 d’abord, alors qu’il possédait une armée suréquipée par l’Occident pour vaincre l’Iran de Khomeiny durant la guerre de 1980 à 1988, et en 2003 ensuite. En d’autres termes, l’avancée technologique de l’Occident était insurmontable. L’islam connut donc l’humiliation. Sa remarquable dynamique fit en conséquence place à une amertume légitime. Au point qu’il y eut rejet de la « modernité » occidentale, souvent utilisée, il est vrai, pour dominer plutôt que pour aider le « Sud ». Ce qui signifia un repli vers le religieux, un refuge dans la providence divine. Puis, au fil des ans, s’amplifia le glissement vers l’intégrisme et l’exaspération du terrorisme. Au grand péril d’un certain autre islam toujours empreint de ses valeurs d’antan, tissées de générosité et de tolérance. Un islam dont beaucoup de musulmans, répétons-le, sont des modèles. * Dans ce monde en grand tumulte, comment alors donc concilier – réconcilier – les deux rives de la Méditerranée ? Une chance d’y parvenir ? Si le sacré est indiscutable, son ouverture à la générosité ou sa fermeture sur les contraintes sont du domaine de l’humain, car ce choix dépend de l’interprétation humaine du texte divin. De fait, nous le savons, le sacré ne se négocie pas puisque, par essence, il est révélé. En conséquence, asseoir une

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fraternité entre les religions fondée sur le relativisme des thèses est impossible, parce que le relativisme se fonde sur la négation qu’une Vérité puisse prétendre être la seule vraie. Ce qui implique que les différents sacrés, même s’ils expriment heureusement leur respect mutuel, sont par essence incompatible tant leurs Révélations sont divergentes. À cet égard, il est révélateur qu’au sein de la « Commission des Sages », chargée de faire rapport au gouvernement belge sur l’interculturalité (NDLA : voir en fin de cette conclusion), les représentants des différentes religions ont refusé qu’un cours portant sur « le fait religieux » soit confié à un noncroyant. Et, étant donné qu’aucun ministre d’un culte particulier ne peut, à l’évidence, couvrir l’ensemble d’une telle matière, tout au plus ont-ils alors accepté de se succéder pour exposer chacun leur croyance. Inévitablement, s’organise alors une simple juxtaposition de thèses théologi-quement péremptoires. La seule démarche d’ouverture bénéfique est l’apprentissage du respect de la conviction de l’Autre, ce qui est non négligeable lorsqu’on contemple les conflits actuels. Ce qui n’a rien à voir avec un enseignement « neutre » des religions « énumérées » avec un simple effleurement de leurs particularités. Surtout si se structure une alliance des différents courants spirituels pour obtenir que le religieux pénètre l’éthique d’un État par trop « laïciste » et que soient permises des « accommodations raisonnables » communautaristes. Lesquelles créent à coup sûr des 1143

compartimentages de traditions et d’observances des prescrits de chaque Révélation. Ainsi, nous avons évoqué dans cet ouvrage l’alliance particulièrement spectaculaire proposée à Ankara par le pape Benoît XVI au Premier ministre turc Erdogan et ce, avant même que l’AKP ne triomphe aux élections législatives de 2011. À savoir que le catholicisme et l’islam devraient travailler de concert au réveil des valeurs du spirituel et collaborer étroitement au retour de celles-ci dans la gestion même des États européens. Pourrait alors être éliminée l’exagération « laïciste » de certains de ces États – la France étant la principale cible de cette opération salvatrice et également… la Turquie dont la Constitution de Mustafa Kemal était encore un frein au retour d’un islam libéré de la tutelle séculière de l’armée. Et Benoît XVI, à la surprise de nombreux Européens, s’est dès lors prononcé pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, une adhésion qui entraînerait – événement en définitive souhaité autant par Rome que par Ankara ! – la mise à l’écart du pouvoir laïque des militaires, ce qui correspond à la demande de l’Union européenne elle-même. Nous avons en effet souligné que la prédominance des militaires est incompatible avec la gestion démocratique des Vingt-sept dont les armées sont obligatoirement soumises aux représentants de la société civile. Une société civile turque, dominée par l’islamisme militant de l’AKP, constituerait donc une alliée précieuse pour Rome afin de contrecarrer le vote de lois heurtant l’éthique « naturelle » du sacré. NDLA : Il n’est pas inutile de rappeler qu’en août 2011, le pouvoir militaire a été décapité par l’AKP et que les juges de 1144

la Cour constitutionnelle, autre rempart laïque kémalien, sont dorénavant nommés par la présidence et le parlement, tous deux dominés par les islamisants… Autant d’avancées acquises grâce à l’instauration d’une démocratie locale au sein de laquelle est majoritaire un fond islamiste immuable comparable à celui qui consterne les libéraux et les laïques ayant tant espéré du Printemps arabe. Balayés partout le baasisme, le nassérisme, le bourguibisme, le kémalisme… Il faut admettre une constante historique : le pluralisme des sacrés n’est jamais simple à gérer paisiblement. Et si l’UE est si attachée à une gestion laïque de ses États, c’est précisément parce qu’elle représente le seul lieu de rencontre où ne peut opérer la pression d’un postulat dogmatique particulier. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de dirigeants de conviction musulmane expriment combien ils apprécient la laïcité des États européens en garantie que leur religion, minoritaire dans l’Union, ne serait pas soumise à l’oppression d’une croyance locale majoritaire. * Cette introduction accomplie, nous pouvons traiter de manière plus approfondie le sujet délicat du ressenti des sociétés d’accueil. Deux thèses se dégagent, au sein d’une confrontation larvée ou animée. Elles peuvent être analysées au travers de deux courants distincts au sein même de l’islam.

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D’abord, la vision de deux Égyptiens, Bahgat Elmadi et Adel Rifaat, écrivant sous le pseudonyme commun de Mahmoud Hussein et auteurs de l’ouvrage « Versant sud de la liberté ». Ils y exposent leur admiration pour une civilisation qu’ils apprécient comme un modèle unique. Ces deux auteurs soulignent que les grands monothéismes permirent de briser les compartimentages d’idées d’une multitude de contrées et d’engendrer de grands ensembles de pensées enrichies par un réseau de courants bien plus étendu qu’auparavant. Écoutons-les donc : « En ouvrant un espace divin délié de ses ancrages locaux et naturels, les religions ont institué un lien virtuel entre chaque être en particulier et tous les êtres en général – c’est-à-dire un principe d’universalité traversant la conscience individuelle de chaque homme pour unir l’humanité dans son ensemble. Mais ce principe est appelé à se réaliser, au regard de chaque religion, par la voie propre qu’elle propose, à l’exclusion des voies offertes par les autres. C’est ainsi que la vocation universaliste se retrouve localement piégée par la diversité des messages qui la revendiquent. C’est ainsi que se referment sur elles-mêmes des communautés séparées dont chacune, au départ, s’est voulue porteuse de la communauté humaine tout entière. » « Pour dépasser ce dilemme, il aura fallu affranchir le principe d’universalité de tout système particulier ; le situer sans médiation sacralisée ni enracinement communautaire, dans l’essence même de l’homme. » 1146

« Pour réussir le formidable pari d’une conscience de soi qui ne soit plus responsable devant une instance sacrée – Dieu, la Loi, le Tout –, mais devant elle-même, qui ose se prendre pour siège de sa propre volonté, affronter les mystères du monde et survivre au choc de sa propre liberté, il aura fallu que l’Europe intègre en une équation unique toutes les esquisses d’individualité ébauchées par l’humanité avant elle (…). » À vrai dire, la « messe » est dite pour Bahgar Elnadi et Adel Rifaat. Leur texte d’une dignité lucide, fort apprécié par la société d’accueil européenne, démontre à suffisance combien là-bas, au Sud, existent dans l’islam des penseurs qui espèrent, étreints par l’angoisse d’être étouffés par l’extrémisme, que l’Europe tiendra bon devant la déferlante des revendications communautaristes qui l’assaillent. Avant de les quitter, citons une dernière envolée libératoire de leur livre : « (Pour réussir à fonder cet espace d’exception), il aura fallu qu’une certaine pensée (…) s’appuie sur la raison et que, muni de ce levier souverain, l’homme (…) se forge le miraculeux pouvoir de s’extraire du reste de la création – et de la regarder en face. » * L’analyse de cette exclusivité de l’Europe débouche donc sur la reconnaissance essentielle du rôle des Lumières du XVIIIe siècle, mères de l’autonomie de la raison et de la liberté de pensée.

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Et nous voici dans l’avènement de l’immanence par le franchissement des paliers de décantation de la tolérance et de l’apprentissage du « vivre ensemble ». Une évolution qualifiée de bénéfique par les deux auteurs, et attribuée par eux à la qualité du champ de la laïcité, seul espace de rencontres dégagé des a priori dogmatiques inconciliables, par essence « indiscutables ». Mais, une civilisation se fonde rarement sur un seul socle. Ces deux écrivains venus du monde de l’islam expriment bien que cette exception européenne est le fruit d’un travail collectif, où se mêlent la Foi et la Raison. Une raison non pas soumise à la conformité avec la doctrine du sacré, comme l’envisagent Thomas d’Aquin ou Benoît XVI et la plupart des maîtres à penser du « spirituel » – seraient-ils musulmans –, mais dotée d’une totale autonomie. Les architectes de la maison Europe, de cet espace privilégié selon la conception de nos auteurs égyptiens, ont pour nom l’islam lumineux des Omeyyades et des Almoravides de l’Andalousie, le christianisme en ses variantes généreuses, le judaïsme de la diaspora, en sa dispersion de semences de valeurs éparpillées, la laïcité humaniste adogmatique mère de la science occidentale. Un contraste, une mosaïque qui pourrait être intense richesse si les hommes apprenaient… à s’aimer en se nourrissant de leur diversité. Quel merveilleux équilibre, souligne le texte du « Versant sud de la liberté », acquis péniblement, grâce à des scientifiques qui payèrent parfois de leur vie leur divorce des thèses sacralisées !

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Mais que cet équilibre est fragile, et actuellement menacé par la montée de revendications communautaristes aiguës ! * Exposons maintenant l’autre thèse. Celle qui entend organiser un État européen multicultuel et multiculturel en un ensemble de compartiments communautari-sés au sein d’une sorte de confédération laïque – entendez par là « neutre », simplement coordinatrice – gérant la société comme un chef d’orchestre tenterait de « faire jouer ensemble » des instrumentistes se partageant les cordes, les bois, les vents et les percussions. D’abord, constatons que pour nombre d’observateurs occidentaux, le contenu éthique de la Déclaration occidentale des droits de l’homme (et de la femme) n’est guère soutenu par les courants dogmatiques majeurs. Contre cette Déclaration éminemment « libérale » se dresse le « fondamentalisme naturel » d’un contexte religieux ne pouvant accepter que soient érodés des pans entiers de son sacré. Certes, il existe une déclaration des droits de l’homme en islam, adoptée le 5 août 1990, au Caire, lors de la 19e Conférence islamique des ministres des Affaires étrangères. Son texte a été publié dans l’ouvrage « Vers un système arabe de protection des droits de l’homme : la Charte arabe des droits de l’homme », édité en mai 2002, à Lyon, par le Centre Arabe pour l’Education au Droit International Humanitaire et aux droits Humains (ACIHL) et l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon.

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Citons-en quelques extraits : « Les États membres de l’Organisation de la Conférence Islamique, Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté ; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi ; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste ; Soucieux de contribuer aux efforts déployés par l’humanité pour faire valoir les droits de l’homme dans le but de la protéger contre l’exploitation et la persécution, et d’affirmer sa liberté et son droit à une vie digne, conforme à la Charria ; Conscients que l’humanité, qui a réalisé d’immenses progrès sur le plan matériel, éprouve et éprouvera le besoin pressant d’une profonde conviction religieuse pour soutenir sa civilisation, et d’une barrière pour protéger ses droits ; Convaincus que, dans l’Islam, les droits fondamentaux et les libertés publiques font partie intégrante de la Foi islamique, et que nul n’a, par principe, le droit de les entraver, totalement ou partiellement, de les violer ou les ignorer, car ces droits sont des commandements divins exécutoires, que Dieu a dictés dans ses Livres révélés et qui constituent l’objet du message dont il a investi le dernier de ses prophètes en vue de parachever les messages célestes, de telle sorte que

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l’observance de ces commandements soit un signe de dévotion ; leur négation, ou violation constitue un acte condamnable au regard de la religion ; et que tout homme en soit responsable individuellement, et la communauté collectivement ; Se fondant sur ce qui précède, déclarent ce qui suit : Article 1 a) Tous les êtres humains constituent une même famille dont les membres sont unis par leur soumission à Dieu et leur appartenance à la postérité d’Adam. Tous les hommes, sans distinction de race, de couleur, de langue, de religion, de sexe, d’appartenance politique, de situation sociale ou de toute autre considération, sont égaux en dignité, en devoir et en responsabilité. La vraie foi, qui permet à l’homme de s’accomplir, est la garantie de la consolidation de cette dignité. b) Les hommes sont tous sujets de Dieu, le plus digne de sa bénédiction étant celui qui se rend le plus utile à son prochain. Nul n’a de mérite sur un autre que par la piété et la bonne action. Article 3 a) Il est interdit, en cas de recours à la force ou de conflits armés, de tuer les personnes qui ne participent pas aux combats, (…). b) L’abattage des arbres, la destruction des cultures ou du cheptel, et la démolition des bâtiments et des installations

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civiles de l’ennemi par bombardement, dynamitage ou tout autre moyen, sont interdits. Article 6 a) La femme est l’égale de l’homme au plan de la dignité humaine. Elle a autant de droits que de devoirs. Elle jouit de sa personnalité civile et de l’autonomie financière, ainsi que du droit de conserver son prénom et son patronyme. b) La charge d’entretenir la famille et la responsabilité de veiller sur elle incombent au mari. Article 8 Tout homme jouit de la capacité légale conformément à la Charria, avec toutes les obligations et les responsabilités qui en découlent. Article 9 a) La quête du savoir est une obligation. L’enseignement est un devoir qui incombe à la société et à l’État. (…). b) Tout homme a droit à une éducation cohérente et équilibrée, au plan religieux et de la connaissance de la matière (…). Article 11 a) L’homme naît libre. Nul n’a le droit de l’asservir, de l’humilier, de l’opprimer, ou de l’exploiter. Il n’est de servitude qu’à l’égard de Dieu.

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b) La colonisation, sous toutes ses formes, est strictement prohibée en tant qu’une des pires formes d’asservissement. (…). Tous les peuples ont le droit de conserver leur identité propre et de disposer de leurs richesses et de leurs ressources naturelles. Article 12 Tout homme a droit, dans le cadre de la Charria, à la liberté de circuler et de choisir son lieu de résidence à l’intérieur ou à l’extérieur de son pays (…). Article 18 a) Tout homme a le droit de vivre protégé dans son existence, sa religion, sa famille, son honneur et ses biens. b) Tout homme a droit à l’indépendance dans la conduite de sa vie privée, dans son domicile, parmi les siens, dans ses relations avec autrui et dans la gestion de ses biens (…). Article 21 Il est formellement interdit de prendre une personne en otage sous quelque forme, et pour quelque objectif que ce soit. Article 22 a) Tout homme a le droit d’exprimer librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la Charria.

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d) Il est interdit d’inciter à la haine ethnique ou sectaire ou de se livrer à un quelconque acte de nature à inciter à la discrimination raciale, sous toutes ses formes. Article 24 Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la Charria. Article 25 La Charria est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration. » Notons que l’Organisation de la Conférence Islamique est une Organisation internationale qui compte 57 États. Pour la majorité des analystes occidentaux, ce texte généreux est le pendant religieux de la Déclaration laïque des droits de l’homme, fondement de l’éthique occidentale. Ce texte – au contenu généreux certes, mais reflet d’une croyance assurée d’être la seule « vraie » référence au Bien édictée par le Divin – ne peut dès lors s’écarter du code de vie sacralisé de la charia, un terme répété à l’envi dans la Charte musulmane. Il ne peut donc inclure dans les libertés humaines celles qui font l’objet d’un interdit du Divin, alors que les démocraties occidentales ne connaissent qu’une seule censure, celle qui porte sur des choix contraires aux prescrits des droits de l’homme. La grande différence avec le choix disponible au sein des religions est que les démocraties répondent à la volonté de

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leur peuple – au choix donc posé par l’humain libre –, alors que les religions obéissent au verdict du sacré – un choix « imposé » par le Divin à l’humain, dont l’usage transgresseur du libre-arbitre sera sévèrement puni dans « l’au-delà ». Ainsi, la charia interdit de pratiquer la « déviance » homosexuelle, de se réclamer du droit à l’euthanasie, de celui de jouir de la libéralisation de l’avortement, de la faculté de promouvoir la prédominance d’un raisonnable scientifique opposé aux prescrits du sacré, de prétendre vivre l’égalité plénière des sexes… autant de béliers fissurant le rempart des « valeurs » émanant de diverses Révélations et traditions religieuses. Et l’institution d’une démocratie fondée sur la sécularité est « par essence » réprouvée en tant qu’agent potentiel de dissolution du ferment religieux. Rappelons-nous que l’islam seul n’est pas en cause. Toutes les croyances génèrent des interdits drastiques. Ainsi, le catholicisme et ses bûchers de la Sainte Inquisition qui ont tenté d’éteindre les audaces hérétiques de la science. Et le monde scientifique n’a pas fini d’expérimenter les « retours de flammes » des réticences du spirituel. Ainsi, les différends constants entre l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et la part cléricale de son pouvoir organisateur défrayent régulièrement la chronique, au point que les enseignants de cette célèbre Université, arrivés à la conclusion que le diktat religieux et les avancées des sciences étaient incompatibles, ont décidé de s’émanciper de la tutelle de Rome en 2011.

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C’est ainsi que Mgr Léonard, l’archevêque de MalinesBruxelles, n’aura plus au Conseil d’Administration de l’Université qu’un rôle consultatif. Or, la précieuse Charte « américano-française » des droits de l’être humain constitue, dans les sociétés d’accueil, tout à la fois l’épine dorsale de l’éthique occidentale et celle de la structure équilibrée d’un Occident ouvert à tous les courants de pensée. Une structure dans laquelle s’ouvre une nouvelle faille depuis l’avènement d’un certain islam vivant sur une crête identitaire ardente. Pour en prendre la pleine mesure, écoutons Tarik Ramadan, l’un des principaux chantres de cette mouvance revendicatrice qui ne peut s’aligner sur la conviction des deux auteurs égyptiens que nous avons cités, une conviction selon laquelle l’Europe constitue un modèle de bonne gouvernance globale de la pensée. Son livre de l’été 2009 porte cependant un titre alléchant pour les partisans d’une pluralité enrichissante vécue « ensemble » au sein de l’Union européenne. En effet, son ouvrage est intitulé : « L’autre en nous. Pour une philosophie du pluralisme ». Mais à l’analyse, les commentateurs européens relèvent généralement que l’auteur aspire en réalité au communautarisme et non pas au pluralisme. L’Occident, écrit-il, se prétend détenteur de la « modernité », en tant que gestionnaire éclairé d’un ensemble de traditions « anciennes », considérées par les humanistes comme archaïques. Mais cette prétendue modernité ne serait en 1156

réalité, elle aussi, qu’une simple tradition, de plus récente et « fort minoritaire dans le concert des mémoires du monde ». Dès lors, cette tradition minoritaire devrait accepter de concéder un vaste espace de libertés communautaires aux traditions « plus vénérables » – forcément religieuses dans l’esprit de l’auteur. En d’autres termes, l’homogénéité d’un État laïque – se voulant organisateur d’une citoyenneté identiquement protégée et contrôlée par des lois démocratiques et une justice applicables à tous – devrait se modifier en une pluralité de communautés gérées selon leurs traditions particulières. L’objectif de Tarik Ramadan, observent les tenants du séculier démocratique occidental, est donc de disloquer le moule d’une laïcité « à la française » organisée par un État farouchement « neutre », opposé à concéder tout accommodement en faveur de l’un des sacrés de peur de réveiller les revendications des autres. Une seule autre nation pratiquait une telle exclusivité laïque, un tel attachement au principe de neutralité humaniste, mais ce principe fut, on le sait, quasiment annihilé en été 2011. Il s’agissait de la Turquie, telle que voulue par Mustafa Kemal en 1923, au point que dans les années ‘90 fut exclue du parlement une élue du parti islamiste Refah, prétendant siéger voilée. Ce faisant, cette parlementaire aurait enfreint l’exigence constitutionnelle de neutralité vestimentaire des représentants de la nation, censés la gérer au profit de l’intérêt général du peuple et non au service d’un groupe particulier d’intérêts religieux ou philosophiques.

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Le port du voile, nous le constatons ici, est devenu pour le courant laïque européen le signe apparent – à tort ou à raison, mais le fait est là – d’une régression du statut de la femme, mais aussi d’une volonté de disloquer l’homogénéité de nations désireuses de se forger une citoyenneté générale. Une citoyenneté fondée sur l’interdit de se particulariser ostensiblement dans le domaine du cultuel, considéré comme relevant de la seule sphère privée. Contentons-nous de constater que la conquête ardue menée par la femme européenne pour arriver à la plénitude de l’égalité, y compris corporelle et vestimentaire, constitue l’un des plus beaux fleurons de la pensée libre, de l’avènement de l’ère des Lumières. Une certaine immigration s’estimant, parfois légitimement, « mise à l’écart » devrait, selon les tenants de la laïcité, prendre conscience du sentiment « d’insupportabilité » qu’éveille dans une société d’accueil en voie de sécularisation certaines visions d’un passé que l’on croyait définitivement révolu. * En finale de ce livre, le lecteur constatera que nous avons tenu à livrer à sa réflexion les choix proposés dans le rapport de la Commission des Sages chargée, en 2004, de proposer au gouvernement belge des pistes d’actions dans le domaine délicat de la multiculturalité. Sur les vingt-huit experts signataires du texte, deux désirèrent rédiger une « note de minorité » résumant leurs divergences par rapport aux options souscrites par la majorité.

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En furent les auteurs madame Nadia Fadil et monsieur Michaël Privot, appartenant tous deux à la représentation du culte musulman, le troisième membre de cette représentation se désolidarisant de leur initiative. Leur position s’inscrit dans la mouvance communautariste défendue par Tarik Ramadan. Il nous a semblé intéressant d’exposer leur thèse, et légitime de leur permettre d’argumenter leur opposition audit texte. Nous vous en livrons quelques extraits significatifs : « L’un des arguments centraux des adversaires du port du foulard dans les établissements scolaires et les administrations concerne son caractère prétendument anti-moderne et non compatible avec la modernisation et la neutralité de l’État. (…). » « (Or,) la signification du processus de modernisation est toute autre que l’effacement de la manifestation du religieux dans l’espace public. La modernisation et la laïcité, au contraire, garantissent la liberté de confession à tout citoyen et s’opposent à toute contrainte, quelle qu’elle soit, visant à obliger ou à interdire à qui que ce soit de pratiquer sa foi ou sa religion comme bon lui semble. La pratique d’une religion n’a, en ce sens, rien d’anti-moderne. La garantie du libre exercice de sa foi, de ses croyances ou de sa philosophie est une composante indéniable d’une société moderne, laïque et démocratique, et c’est bien en ce nom que nous prenons ici la parole.

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C’est donc dans cette optique que nous nous opposons avec fermeté à toute volonté affichée de cataloguer le respect par certaines femmes et jeunes filles d’une prescription religieuse – ou de ce qui est vécu et perçu en tant que telle – comme étant une attitude idéologique, anti-moderne, anti-démocratique, obscurantiste, non raisonnable, non égalitaire, ségrégationniste, violente et discriminatoire. D’un point de vue strictement religieux, aucun(e) théologien(ne) ou juriste musulman(e), classique ou moderne, n’a jamais théorisé le fait de porter le foulard, pour la femme, comme le résultat d’une infériorité naturelle ou sociale, ou d’un processus d’infériorisation de la femme par rapport à l’homme. Tant l’homme que la femme sont soumis aux mêmes contraintes en matière de pudeur, de retenue du langage corporel, et de “gestion du désir”. Chaque société, chaque culture, chaque individu définit ses propres normes en terme de pudeur, en fonction du temps et du lieu. Interdire le fait pour les femmes de se couvrir les cheveux au nom d’une certaine modernité (…) n’est pas rationnellement acceptable. (…). » « D’un point de vue idéologique, analyser le port du foulard sous le rapport simpliste et binaire de l’émancipation ou de l’embrigadement idéologique, ne fait que renforcer le malaise d’une partie importante de la population musulmane qui se sent profondément incomprise et surtout non écoutée, pour ne pas dire non respectée, dans son être et sa manière d’être. La question se pose de savoir qui définit objectivement l’émancipation ? Au nom de quelle norme objective peut-on légiférer en terme d’émancipation, une notion par essence subjective et relative ? »

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NDLA : Les auteurs de la note de minorité visent la loi Stasi édictée en France, interdisant le port de tout signe ostensible d’appartenance philosophique ou religieuse dans certains lieux précisés par le texte. « Nous dénonçons dès lors toute tentative d’exclusion d’une personne au nom d’une notion aussi évanescente comme étant illégitime. (…). » « (…) la société belge et européenne en général, considère la jeune fille ou la femme musulmane comme un individu perpétuellement mineur, reprenant par là même la supposée rhétorique “islamiste” qu’elle prétend combattre. En fin de compte, la jeune fille ou la femme musulmane est considérée comme étant incapable de se protéger, de décider elle-même de sa vie et de son avenir, de poser des choix raisonnables, d’être indépendante et intellectuellement autonome. La volonté d’interdire le port du foulard au nom du bien de la jeune fille ou de la femme musulmane n’est finalement que l’expression inverse du même machisme, du même sexisme, masculin ou institutionnel, qui prétend le lui imposer au nom de ce même bien. (…). » « De la même façon, se référer aux situations turque, tunisienne, algérienne, marocaine, saoudienne ou iranienne, et prendre appui sur des autorités religieuses étrangères, dont les jugements sont discutables en regard même du droit musulman, en vue de conforter des lois “séculières” en Europe, constituent une tromperie intellectuelle dans la mesure où il y a une volonté manifeste de ne pas prendre en compte les différences fondamentales existant entre ces

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contextes sociaux, historiques, culturels et législatifs et les nôtres. (…). » « S’il est vrai que certaines personnes ou certains groupes se définissant comme musulmans ont tendance à prôner un repli sur soi en mobilisant la référence religieuse, cela ne signifie en rien que le fait de porter le foulard soit un signe d’appartenance à cette tendance. (…). » « Ce réflexe d’enfermement ou de repli sur soi est beaucoup plus conditionné par le rapport entretenu avec la société belge (sensation de rejet ou non, d’intégration ou non) et les conditions sociales effectivement vécues (chômage, précarité de l’emploi, relégation dans des quartiers difficiles, décrochage scolaire, répression ou discrimination institutionnelle) que par une doctrine religieuse. (…). » « Le fait qu’une loi soit démocratiquement votée par la majorité des représentants d’une nation n’implique en rien que cette loi soit juste. Si d’aucuns sont prêts à soutenir “démocratiquement” une telle loi discriminante, on peut dès lors s’étonner qu’ils s’inquiètent de l’expansion stratégique, en Europe, d’un courant fort, unissant les tenants des grandes religions et souhaitant que les valeurs “spirituelles” soient moins confinées à la sphère du privé. (…) faudrait-il envisager qu’il n’y a de bonne décision démocratique que celle allant dans le sens d’une sécularisation toujours plus intense de nos sociétés ? L’article 9 de Convention Européenne pour la Protection des Droits de l’Homme – en dépit de ses interprétations spécieuses par une Cour Européenne des Droits de l’Homme dont l’objectivité en la matière commence à être 1162

contestée – fournit une base juridique solide et fondamentale pour cette option. (…). » « Au-delà de cela, ne faut-il pas reconnaître, à l’égard de la personne dite “religieuse”, l’existence du préjugé typiquement moderne de sa prétendue incapacité à prendre de la distance par rapport à sa foi, de son absence d’objectivité, voire du fait qu’elle serait animée par le rejet, si ce n’est la haine, de tout ce qui est autre qu’“elle” ? En outre, nous rappellerons que l’absence de signe signifie également une position idéologique : le rejet ou la volonté d’éloignement de tout ce qui peut être lié au religieux, au spirituel, au rapport au Transcendant. Cessons donc de répéter naïvement que l’absence de signe est une neutralité comme justification d’une interdiction, car il y a là, de façon plus subtile peut-être, imposition d’une vision idéologique du monde présentée comme étant la seule véritablement neutre, juste et équitable alors qu’elle est en elle-même une violence et une ségrégation imposées à l’univers du “signifiant spirituel”. » Synthèse de réflexions d’opposants au texte de cette note de minorité. • Ces extraits de la note de minorité sont émouvants tant la sincérité de l’indignation de ses auteurs devant « l’incompréhension » de l’Occident est sous-jacente dans leurs propos. Il leur est insupportable de voir le « sublime » de leur foi opprimé. • Cette note révèle clairement le fossé existant entre deux thèses.

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La première : celle des tenants de la non-ingérence du spirituel dans les choix législatifs posés par la majorité démocratique. Tout signe ostensible pouvant être interprété comme la manifestation d’une appartenance à un « lobby » religieux est interdit, car il exprime la volonté de briser la cohésion de la société. La deuxième : celle des partisans d’une liberté totale du cultuel au sein d’un État gérant – comme un chef d’orchestre coordonne ses instrumentistes – un ensemble de communautés religieuses et philosophiques parallèles, chacune installée dans le confort de ses valeurs préservées, et autorégentées. Dès lors, la « modernité » de la société d’accueil, et plus précisément son ouverture laïque dénuée par principe de toute attache à un postulat sacralisé, devrait « servir » le communautarisme plutôt que le combattre. Nos deux auteurs semblent considérer que, sans cela, le séculier ne serait pas source de la véritable neutralité qu’il affirme promouvoir, mais agent masqué d’une « mécréance » conquérante. NDLA : Rappelons l’accusation de « laïcisme » portée à l’encontre de la France par l’Église romaine, qui rejoint dès lors les autres religions, toutes soucieuses de restaurer leur influence dans la gestion des États. Rappelons également à cet égard la rencontre que nous avons évoquée entre le pape Benoît XVI et le Premier ministre Erdogan à Ankara.

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Les convictions exposées par les auteurs de la note les amène à émettre une argumentation exactement à l’inverse de celle des tenants du séculier. Ainsi, à leurs yeux, le « modernisme » auquel ils se réfèrent devrait être une dynamique permettant à tous les choix particuliers de vivre en cohabitation sereine, y compris et même surtout ceux qui refusent le « virus » du modernisme au sein de leur communauté. • Les deux auteurs ne paraissent guère percevoir le choc émotionnel ressenti par la société d’accueil lorsqu’elle voit renaître en son sein la dynamique d’une croyance n’ayant pas été « filtrée » par la Renaissance et ses Lumières. Une croyance animée dès lors de la même ardeur impérieuse que le catholicisme d’antan qui, en un passé heureusement révolu, attisait les confrontations pour imposer l’hégémonie de sa Vérité unique et n’excluait pas tortures et tueries pour y parvenir. • Lorsque les deux auteurs écrivent le passage suivant, quel observateur, surtout Occidental, espèrent-ils convaincre que la femme musulmane peut vivre en son esprit et en son corps comme un homme ? « D’un point de vue strictement religieux, aucun(e) théologien(ne) ou juriste musulman(e), classique ou moderne, n’a jamais théorisé le fait de porter le foulard, pour la femme, comme le résultat d’une infériorité naturelle ou sociale, ou d’un processus d’infériorisation de la femme par rapport à l’homme. Tant l’homme que la femme sont soumis aux mêmes

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contraintes en matière de pudeur, de retenue du langage corporel, et de “gestion du désir”. » Que pourrait répondre à nos deux auteurs un observateur européen à propos de cette image idéale qui, sur le terrain du vécu réel, offre un visage totalement déformé. Ces auteurs se rendent-ils compte que la femme européenne estime insupportable « l’interdit de la séduction », « l’outrance de pudeur imposée » de plus en plus visibles au cœur de ses Cités ? Entendent-ils, à présent, crier le désespoir des laïques et des libéraux ultraminoritaires du Printemps arabe devant l’Hiver islamiste qui leur promet, au choix, une lente ou une violente remise au pas ? Le Printemps arabe, « c’est loin » bien sûr. Mais la menace s’accroît au sein d’une Europe où le salafisme prend des muscles et de l’arrogance, au sein d’une Europe révoltée par le vécu des chrétiens de « là-bas ». L’islam en France, en Belgique, en Allemagne, au Royaume-Uni serait-il à ce point contrôlé par ses « modérés » que ces États pourraient envisager de relâcher leur vigilance ? Le prétendre relève de l’utopie sincère, ou simplement de l’aveuglement ou encore de l’usage d’une argumentation stratégique ?

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Un avis autorisé, péremptoire, émanant d’un dirigeant musulman censé être le modèle par excellence de la modération, le Premier ministre Erdogan : « L’expression “islam modéré” est laide et offensante, il n’y a pas d’islam modéré. L’islam est l’islam. » • Enfin, lorsqu’ils écrivent… « Chaque société, chaque culture, chaque individu définit ses propres normes en termes de pudeur, en fonction du temps et du lieu. » Pourquoi dès lors condamner l’attitude de la société européenne qui entend définir ses propres normes, sa propre culture et ne veut pas admettre de revivre une division tumultueuse ? De revivre les censures et les conflits de son passé cultuel ? Une société d’accueil « accueille », et il est logique qu’elle puisse espérer ne pas en être, comme prix de sa générosité, bouleversée au point d’en perdre son bien-être collectif, voire son « âme ». Prôner l’indifférence chaleureuse à l’égard du choix de l’Autre est plus sage que de promouvoir la différence. Laisser aux croyants la liberté plénière de croire, laisser aux non-croyants la liberté de penser libres. La France a connu le communautarisme des musulmans andalous, des catholiques, des luthériens, des calvinistes, des cathares, de la Déesse Raison…

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Ce souvenir hante ses cauchemars. * Un débat légitime sur l’acceptation ou l’interdiction du port de signes religieux ostensibles doit certes avoir lieu, mais il doit s’effectuer en toute sérénité, dans un climat de confiance réciproque. Mais il devient malheureusement évident que tout débat politique sur le port du voile, et même du niqab ou de la burqa, est clairement soupesé en termes de densité d’acquisition ou de perte d’électeurs. Ce qui corrompt évidemment la probité des thèses en présence, trop d’intérêts électoraux sous-tendant l’orientation des décisions. Il est clair également que l’expression sereine des convictions de chacun trouve difficilement sa voie dans un tel contexte de calculs politiciens. En conséquence, l’usage des droits de l’homme devient souvent sujet à interrogation lorsqu’il contribue, en la générosité de leur ouverture d’esprit, à leur destruction. Indéniablement, nous l’avons dit, la dynamique du communautarisme religieux éveille en Europe l’appétit de partis qui servent leurs intérêts électoraux en la canalisant à leur profit. Et les concessions accordées par ces partis aux commu-nautarismes engendrent, pour nombre de commentateurs européens, une altération progressive de l’équilibre multicultuel et multiculturel, si péniblement acquis au fil des siècles en terre européenne.

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Nous avons souligné que la dynamique communautariste invoque astucieusement, pour parvenir à ses fins, le respect des droits de l’homme. Alors que ces droits – à suivre Tarik Ramadan et bien d’autres – seraient beaucoup trop « néfastement modernes » et trop empreints d’humanisme séculier pour être reconnus par ceux-là même qui les invoquent pour seulement en tirer stratégiquement avantage. Une méthode à vrai dire peu soucieuse du respect de l’équité que professe leur argumentation. Il faut bien le constater, la thèse communautariste fait peur à la majorité des Européens, y compris dans les pays qui l’avaient initialement acceptée, tels l’Angleterre et la Hollande. Pour les Européens en effet, leur modernité n’est pas issue d’une tradition – par ailleurs méprisée par Tarik Ramadan – mais d’un assemblage de courants traditionnels ou idéologiques ayant – enfin – apaisé leurs antagonismes par l’effet d’une « évolution raisonnable » fort longue. Une démarche – combien de fois l’avons-nous répété tout au long de notre ouvrage – qui a réussi à édifier une société épanouie en régulant l’âpreté des confrontations et à juguler, non sans peine, l’expansion des communautarismes fondés sur des postulats incompatibles. Une démarche menée dans l’espoir de doter l’ensemble de l’humanité d’une perception affinée, civilisatrice, celle d’être citoyenne d’une cause commune. Apprendre à « goûter la saveur de l’Autre », comme le dit le philosophe belge Jacques Sojcher, ne relève pas du concept de « tradition » mais bien du concept de « transgression ».

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Briser les prisons des certitudes antagonistes, rompre les enfermements cloisonnés, les ouvrir à l’évasion libre des esprits est la seule méthode « de vivre l’ensemble » acceptable pour l’humanité. Pour les démocraties européennes, il s’agit d’une véritable quête d’émancipation personnelle, d’une transgression des comportements et des habitudes de traditions chacune exclusive par essence et induite dans le mental de ses adeptes dès leur plus jeune âge. Quand le cerveau en friche d’un enfant est offert aux arrosoirs des idéologies et des religions, il peut ensuite être clos, bien scellé, empli des certitudes inondant à jamais son mental… comme l’espèrent les arroseurs ! Peut-on espérer qu’un jour l’ensemble de l’humanité comprenne que chaque enfant a le droit de découvrir le monde par lui-même ? Cette différence d’opinion, de stratégie, entre nos deux thèses exposées, celle de l’homogénéité pluraliste et celle de l’hétérogénéité communautaire, démontre à suffisance combien l’espace européen d’aujourd’hui est au seuil d’un choix capital. Soit il s’oriente vers une logique de cohabitation paisible des Vérités vécues comme plurielles grâce à une gestion globale reposant sur une neutralité strictement équitable. Soit il se fragmente en de multiples certitudes compétitives, charriant des éthiques et des contraintes opposites qui sont ressenties en Europe comme autant de facteurs potentiels de conflits.

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Relevons qu’en 2010, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, David Cameron, le Premier ministre belge Yves Leterme et le gouvernement hollandais… ont affirmé que la multiculturalité avait échoué. Pour eux, la « sauce » d’une citoyenneté collective n’a pu prendre tant ses ingrédients sont diversifiés et tenacement déterminés à vivre selon leur spécificité. Et même à envisager d’accéder à une position hégémonique. Dont acte, tout en estimant que l’orientation islamiste du Printemps arabe a ajouté de l’eau au moulin de la thèse résignée des dirigeants. En Afrique du Nord et au ProcheOrient, le sort des musulmans libéraux et laïques, des chrétiens et des athées – la pire des « convictions » possibles – n’amène pas la société d’accueil à espérer construire une multiculturalité paisible, l’immigration musulmane donnant des signes de dérive sous le « souffle » islamiste venant du Sud. Le quotidien français « Le Monde » du vendredi 14 octobre 2011, en sa page 19, comporte un article de Christophe Guilluy qui analyse pour nous un rapport largement diffusé de l’Institut français Montaigne. Un texte qui constate les causes et les conséquences de ce qu’il estime être l’échec de la multiculturalité : « L’importance des réactions suscitées par le rapport Kepel révèle en filigrane le malaise de la société française face au surgissement d’une société multiculturelle encore impensée. (…). Convaincus de la supériorité du modèle républicain, en comparaison du modèle communautariste anglo-saxon, nous nous sommes longtemps bercés d’illusions sur la capacité de la République à poursuivre, comme c’était le cas par le passé, “l’assimilation républicaine”. 1171

La réalité est que, depuis la fin des années 1970, ce modèle assimila-tionniste a été abandonné quand l’immigration a changé de nature en devenant familiale et extra-européenne (pour beaucoup originaire de pays musulmans). (…). Aujourd’hui, le séparatisme culturel est la norme. Il ne s’agit pas seulement d’un séparatisme social mais d’abord d’un séparatisme culturel. Pire, il frappe au cœur des classes populaires. (…). Les stratégies résidentielles ou scolaires (révèlent qu’une majorité de Français) cherche à ériger des frontières culturelles invisibles. (…), la fable des mariages mixtes ne convainc plus grand monde et ce d’autant plus que les chiffres les plus récents indiquent un renforcement de l’endogamie et singulièrement de l’homogamie religieuse. La promesse républicaine qui voulait que “l’autre”, avec le temps, se fondît dans un même ensemble culturel, a vécu. Dans une société multiculturelle, “l’autre” reste “l’autre”. Cela ne veut pas dire “l’ennemi” ou “l’étranger”, cela signifie que sur un territoire donné (…) l’on peut devenir culturellement minoritaire. C’est ce constat, pour partie occulte, qui explique la montée des partis populistes dans l’ensemble des pays européens. Si le rapport Kepel est “dérangeant”, c’est d’abord parce qu’il nous parle d’un malaise identitaire qui touche désormais une majorité de Français. » Profitons-en pour constater, une fois encore, qu’il est significatif que nombre d’immigrés croyants entendent paradoxalement défendre le principe de laïcité, en d’autres termes de neutralité du séculier, car il leur semble être le meilleur rempart contre l’oppression éventuelle de la religion 1172

majoritaire de la société d’accueil ou contre l’agressivité de concurrents de leur taille… ou contre l’outrance de la pression islamiste. Paradoxalement, car ils ne sont guère adeptes de la pensée libre, la laïcité n’étant ainsi pour eux que la condition d’une liberté religieuse paisible ! * Nous en arrivons tout naturellement à un sujet qui angoisse la société d’accueil de la plupart des nations européennes. L’on entend souvent exprimer que la charia serait un mode de gestion sociétal dont on aurait tort de craindre qu’il devienne excessif. La charia pourrait – et en certaines régions de l’Occident, elle l’est déjà partiellement – être prise en compte en tant qu’inspiratrice de décisions émanant d’arbitrages communautaires autorisés entre musulmans. Le ou la plaignante pourrait dans ce cas choisir soit le recours à l’arbitrage soit le recours à la juridiction du pays d’accueil. À ce sujet, beaucoup d’observateurs se déclarent sceptiques sur la possibilité pour une femme musulmane, encadrée par sa famille et la tradition, d’oser recourir à une juridiction étrangère à la croyance régissant son contexte communautaire et sa stricte hiérarchie patriarcale. Répétons qu’en simple témoin du ressenti de la société d’accueil, nous sommes contraint de refléter le sentiment d’effroi que la simple évocation du terme « charia » suscite généralement en Europe.

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Selon nombre d’analystes, l’ambiance sociétale de certains régimes musulmans « excessifs » cultivant les interdits suffit à expliquer la réticence profonde à admettre une telle ambiance sur la terre des droits de l’homme (… et de la femme). L’effroi ? L’émergence d’un véritable raz-de-marée islamiste au Sud de la Méditerranée a réveillé tout un courant djihadiste dormant à l’ombre d’une Europe dolente, plus passionnément angoissée par la crise de l’euro, la régression sociale, l’effondrement de l’emploi et le vent mauvais des déficits « souverains » que par son équilibre philosophico-religieux. Mais au sein même de la capitale européenne, dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean, particulièrement accueillante pour l’immigration musulmane, le réveil fut brutal. Les djihadistes ne pouvaient mieux choisir leur cible : le cœur de l’Europe. Les circonstances : une jeune femme belge convertie à l’islam, portant le niqab, se rebelle contre un contrôle de police – le port du niqab est en effet sanctionné par la loi belge. Elle porte ensuite plainte contre une violence policière… L’organisation Sharia4Belgium déclenche alors dans la commune une redoutable émeute à laquelle sont conviés des adeptes extérieurs par Facebook. Christian Laporte relate en page 5 du quotidien belge « La Libre Belgique » du 27 juin 2012 une analyse rédigée par 1174

Felice Dassetto, un expert islamologue réputé enseignant à l’Université libre de Bruxelles et citant lui-même la prédication éclairante d’Anjem Choudary, grand inspirateur des groupes Sharia4 répartis dans l’Union européenne : « L’action de Sharia4… n’a aucun intérêt à se faire bien voir par les non-musulmans ; il s’agit d’accroître les tensions avec eux pour attirer des musulmans et arriver à un point de rupture. C’est le djihad mené de l’intérieur… » Lisons à présent la déclaration, toujours rapportée par monsieur Dassetto, de l’auteur des émeutes de MolenbeekSaint-Jean, Fouad Belkacem, alias Abu Imran, fondateur de Sharia4Belgium : « (La) seule société acceptable est celle d’un État fondé sur la charia, entendez : une loi divine devenant un droit positif qui doit régir l’État et la société. La société occidentale est foncièrement mauvaise et inacceptable sur tous les plans : économique, politique, culturel, moral », mais pour le groupe, c’est sûr, « l’Europe deviendra musulmane. » Dont acte. Rappelons, dans le même courant de virulence, l’article 17 de la Charte du Hamas qui exprime la volonté de ce mouvement, une fois sa pénétration acquise en Europe, d’éradiquer les « nids de sionistes » que sont les Francs-Maçons, les Clubs Rotary, les organisations d’espionnage et d’autres groupes qui ne sont rien d’autre que des organes de subversion et des saboteurs :

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« Le jour où l’islam régnera sur les affaires courantes, ces organisations, hostiles à l’humanité et à l’Islam, disparaîtront ». On peut dès lors constater avec appréhension que, pour de tels meneurs, le communautarisme est dépassé. Ce qu’ils veulent est bien plus « grandiose »: convertir l’Europe entière, et pourquoi pas ensuite le monde. Rappelons ici la « prophétie » de Mouammar Kadhafi que nous avons relatée en amont : l’islam s’étendra sur toute l’Europe par le simple effet de sa forte natalité, de son émigration irrésistible, l’entrée de la Turquie accélérant ce processus. * Au XXIe siècle, la distinction – souvent invoquée par les partisans d’une évolution libérale de leurs croyances – entre le cultuel et le culturel permettrait d’évacuer vers le culturel des comportements et injonctions indésirables afin d’envisager la modernisation du contexte religieux, par essence intangible puisque relevant du sacré. Cette distinction ouvre des perspectives heureuses, puisqu’elle s’inscrit dans le sens d’un dépouillement d’us et de coutumes considérés par beaucoup de commentateurs impertinents comme étant « d’un autre âge ». Ainsi, nous l’avons dit, le christianisme a renoncé (il serait, pour ces commentateurs, plus exact d’écrire « a dû renoncer ») à exagérer la pudeur imposée aux femmes et a bien dû leur accorder une âme et les mêmes droits qu’aux 1176

hommes. Il a dû admettre que la Terre était ronde et tournait autour du Soleil. Il a dû apprendre à s’incliner devant les lois édifiées par une majorité démocratique, tout en s’efforçant de continuer la lutte contre certains acquis « modernistes » contraires à sa propre éthique – unions homosexuelles, interruptions volontaires de grossesse, euthanasie, évolutionnisme lié au hasard, recherche sur les embryons… Une acceptation guère aisée, on le conçoit, qui démontre combien le cadre démocratique se prête mal à l’observance de directives émanant des certitudes morales et « scientifiques » du sacré. La lutte des humanistes a été si vive et si chèrement payée pour obtenir cette évolution démocratique en Europe que ceux-ci considèrent que peu importe que la censure issue de l’éthique du spirituel soit cultuelle ou culturelle. Elle est insupportable pour les tenants des droits de l’homme, ce fondement essentiel de l’Union européenne. Cependant, nous insistons sur le fait qu’à nos yeux, ces valeurs du sacré « bafouées par une démocratie par trop séculière » sont des valeurs qui émanent de cœurs sincères, et sincèrement scandalisés par les blessures portées à leur foi. Mais, rappelons-le, les humanistes européens entendent souligner que les lois laïques permettent aux croyants de rester libres de leurs options éthiques et de choisir de ne pas bénéficier de ces lois si elles heurtent leur cadre moral, alors que les valeurs du sacré génèrent une série d’interdits impératifs auxquels nul ne peut désobéir si la religion s’empare du pouvoir.

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Ayez-en l’audace en Iran ou en Arabie Saoudite et vous en subirez quelques conséquences fâcheuses. L’Europe a, en son temps, connu l’enfer des contraintes chrétiennes – catholiques, luthériennes ou calvinistes – et trop de scientifiques l’ont payé de leur vie ou de leur liberté, nous l’avons dit. À présent, ce sont nombre de courants musulmans « excessifs » qui prennent la relève et épouvantent littéralement l’Europe en leur dynamique violemment régressive à ses yeux. La simple vision des « conséquences islamistes excessives » du Printemps arabe a malheureusement amplifié cette crainte – voir le score en hausse de 17,9 % obtenu en France par le Front national, dit d’extrême droite, au premier tour des élections présidentielles de 2012. Une crainte d’autant plus ressentie que le salafisme, déjà implanté en Europe, conforté par ses superbes scores électoraux en terres arabes, démasque sans retenue son prosélytisme conquérant. Il est bien malaisé d’exprimer le sentiment des nations d’accueil de l’immigration musulmane, mais il est clair que monte en Europe une islamophobie liée à la peur de vivre un retour de l’imposition féroce d’un sacré dont les certitudes nourrissent impérativement une éthique considérée en Occident comme révolue. Les contraintes « fanatisées » du sacré peuvent écraser – voire tuer – autant que celles des tyrans. Les moines de la Sainte Inquisition étaient passés maîtres dans l’art d’allumer le feu des bûchers purificateurs, les milices bouddhistes du Moyen Age mirent en ébullition le

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Japon, les dix-huit courants religieux massacrèrent avec ardeur en 1975…

du Liban

se

L’Européen a appris à faire la distinction entre l’adaptation d’un cultuel inhérent au christianisme fondé sur la Bible – un texte écrit a posteriori des événements constituant le sacré de cette religion et dès lors sujet à une adaptation plus aisée au vent de l’époque – et une adaptation liée à la Révélation du Coran, expression directe d’Allah, et par là intangible et « divinement impérative ». Dès lors, cette distinction, cette séparation entre le cultuel et le culturel est particulièrement « intéressante », intellectuellement et théologiquement, en ce qui concerne l’islam car, estime la majorité des observateurs, elle constitue « l’unique porte de sortie » vers une modernisation possible. Mais pratiquement, elle laisse sceptiques les nombreuses victimes des excès d’un intégrisme s’efforçant d’écraser cette progression bénéfique. Et ces victimes sont bien placées pour savoir que la pression des extrémistes est généralement plus forte que celle des généreux. Le journal français « Le Monde » du 14 octobre 2011, en sa page 18, comporte à cet égard une analyse signée Michèle Tribalat. Dressons-en une synthèse. L’islam ferait-il partie intégrante des racines de l’histoire de France ?

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Il s’agirait d’un argument d’autorité bien risqué, car cette présence musulmane était en vérité la conséquence du recul de la chrétienté devant une invasion armée. Après plusieurs siècles d’absence, la pression des armes s’étant inversée, l’islam est revenu sous la forme d’une immigration massive. NDLA : On connaît la phrase funeste du président du Front national, monsieur Le Pen, déclarant en substance : « Nous les avons chassés à coups de fusil, ils reviennent sur leurs babouches ». Belle image de la virulence populiste. Pour Michèle Tribalat, la laïcité y perdrait des plumes : « En 2008, environ 60 % des jeunes autochtones nés dans les années 1980 déclarent n’avoir aucune religion. Au contraire, chez les enfants d’immigrés originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie, la sécularisation recule parmi les plus jeunes : ils ne sont plus que 13 % à se déclarer sans religion en 2008. En 1992, 30 % des personnes âgées de 20 à 29 ans nées de deux parents immigrés d’Algérie se disaient sans religion, (alors qu’) en 2008, dans la même tranche d’âge, ils ne sont plus que 14 %. » L’islam reste donc à l’écart de la déferlante séculière frappant le christianisme. Et ce qui n’arrange guère les laïques réside dans le fait que… … « L’islam bénéficie d’une dynamique démographique plus favorable que le catholicisme (grâce à) un taux de rétention élevé de la religion parentale, une endogamie religieuse forte, une fécondité plus élevée et une immigration qui va sans doute perdurer. » 1180

Michèle Tribalat aborde alors, en un raisonnement très affiné, la dynamique conjointe de trois facteurs clefs : le renouveau du religieux lié au retour de l’islam, le mouvement occidental de sécularisation et enfin, l’avènement du relativisme comme agent de tolérance. Ainsi : « La France croyait avoir laissé derrière elle la question religieuse, l’islam la réintroduit. Comme la sécularisation fait figure, à nos yeux, d’un mouvement inexorable de l’histoire en marche, nous avons tendance à juger tout mouvement inverse comme une aberration que seuls l’aliénation et le désespoir peuvent expliquer. Nous voyons la (ré)islamisation des consciences comme une sorte de pathologie, dont il faudrait soigner non pas tant les symptômes que la cause profonde : le malheur social. » Ce raisonnement, qui cible le seul malheur social, a l’avantage trompeur de nous entraîner sur une piste qui laisse « intacte » notre espérance dans le progrès inexorable de la sécularisation. D’autre part, notre vertu fallacieuse de répandre un relativisme ambiant nous interdit de porter un jugement sur des pratiques qu’on aurait jugées auparavant inacceptables. NDLA : La démarche de concessions qui serait née, selon les dires de la droite musclée, du comportement relativiste du « ventre mou de la pensée libre » et de stratégies électoralistes intéressées exaspère les partisans de cette aile droite qui proclament qu’ils ne peuvent plus supporter les altérations portées aux « valeurs » de la société 1181

d’accueil. Cette colère se répand au sein de l’Europe et nourrit par exemple l’électorat du Front national de France, de la NVA de Belgique néer-landophone, du parti populiste hollandais… Michèle Tribalat : « Si l’islam est encore une religion minoritaire, il a pourtant déjà changé nos vies dans un domaine vital (pour) la démocratie : la liberté d’expression. À la crainte de se faire traiter de raciste, ou maintenant d’islamophobe (…) s’ajoutent l’intimidation et la peur. » Or, nous avons remarqué que si courber l’échine permet certes de vivre un temps à l’abri du vent mauvais, l’Histoire nous a appris que toujours ce vent-là force à la longue nos fenêtres et ravage nos maisons… ou notre civilisation. NDLA : De fait, nous sommes amenés à constater que les sociétés d’accueil tentent principalement de calmer les partisans potentiels de la violence, qui masquent stratégiquement leur rejet absolu des autres systèmes de valeur, plutôt que de protéger et d’aider les modérés dont nous n’avons pas peur. Nous en arrivons à nous abaisser à autocensurer l’expression de nos convictions afin de conjurer le déclenchement d’une déferlante dangereuse, voire meurtrière, contre notre confortable apathie. L’auteur de l’article, Michèle Tribalat, clôturera d’ailleurs son texte sur ce phénomène gagnant la société d’accueil. De tout temps et en toute occasion, les modérés de toutes tendances, anticonflictuels par essence, ont cédé prudemment du terrain aux excessifs, par essence agressifs. Ainsi, en ce 1182

qui concerne l’islam, il vaut en effet mieux, pour sa sécurité personnelle, s’abstenir de dessiner des caricatures audacieuses, de produire un film comme « Persépolis » où Allah apparaît en ombre chinoise, de protester contre un prêche fanatique, de critiquer le port de la burqa… Un comportement prudent certes, mais en sous-jacence monte l’exaspération – comme monte la lave d’un volcan apparemment calme – de la majorité silencieuse de la société d’accueil. Une exaspération que ne mesurent pas les partis européens traditionnels poursuivant leurs stratégies électoralistes pour lesquelles les voix de l’immigration sont très « appétissantes ». Une faute redoutable pour ces partis qui bientôt verront leur « cordon sanitaire » démocratique débordé par un populisme irrésistible, une forme de pensée préalable à une mutation de la démocratie avant que ne germent les graines de la dictature. Mais aussi une erreur redoutable pour une immigration saine qui, soudain, se heurtera à la fermeture progressive des frontières. Deux phénomènes alimentant déjà la « Une » des médias. En parlant de la « Une » des médias, le temps est venu où les partis pratiquant avec avidité « l’électoralisme du migratoire » sont enfin contraints de cesser de prétendre – une prétention qui irritait un grand nombre de citoyens – que l’insécurité n’est qu’un sentiment, qu’elle ne relève que de l’imaginaire, alors qu’elle est vécue comme une réalité oppressante par l’homme de la rue.

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La voilà soudain ultramédiatisée. Et la violence constatée n’a plus comme seuls moteurs proclamés le différentiel social, le non-emploi et la discrimination dénoncée comme « raciste ». Il devient en effet incontestable que le facteur religieux nourrit une dynamique de confrontation altérant la cohésion pacifique du vivre ensemble. Pour nombre d’observateurs, ne pas constater ce facteur relève d’une carence forcément intéressée, que le motif de cet intérêt soit de l’ordre de électoral ou de l’ordre du spirituel soucieux de ne pas admettre la dangerosité de ses antagonismes. Le Printemps arabe s’est invité en Europe. L’islamisme radical a, à présent, suffisamment le vent en poupe pour oser découvrir son vrai visage, pour oser violenter le dialogue, pour chahuter les débats universitaires, pour parfois même agresser les « blasphémateurs ». Et voici que certains politiques, ceux-là même qui préféraient « l’aveuglement électoralement profitable » à la « clairvoyance préventive », sont à présent obligés de se montrer outrés, horrifiés, ultrarépressifs. Car ils ont trop longtemps courtisé de sombres mouvances attendant l’heure d’afficher au grand jour leur stratégie prosélyte et que nombre de citoyens ont suffisamment de mémoire pour le leur reprocher dans les urnes. Et pour les responsables de cette complaisance fâcheuse, il est devenu soudain impératif de sévir durement pour éviter que cette vague dangereuse ne contamine les modérés de la même appartenance religieuse par l’attrait de leurs moyens charitables alimentés en grande partie de l’extérieur ou par l’usage de la « persuasion contraignante ».

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Pour conjurer cette contagion menaçante, en juin 2012, la ministre de l’Intérieur belge monte au créneau du sécuritaire en réclamant 12 millions d’euros pour engager d’urgence 1400 policiers afin d’accroître leur présence dans la sphère publique. Le niveau d’alerte étant passé à 3 sur une échelle de 4 sur l’ensemble du territoire de Bruxelles, certains politiques proposent même de les faire seconder… par des militaires. Soudain le sécuritaire n’est plus la nourriture idéale de la seule extrême droite dite populiste. En effet, si l’extrême gauche néocommuniste est déclarée fréquentable… par la gauche traditionnelle, cette alliance lui étant profitable, l’extrême droite est, elle, consacrée pestilentielle, et partant exclue du jeu républicain – ce qui prive la « bonne droite » française de 18 % d’électeurs potentiels. Les partis dits « de gauche », aussi bien que ceux de « la droite agréée » ont compris soudainement que le sécuritaire qu’ils avaient tant délaissé nourrissait une extrême droite frôlant l’obésité électorale. Concurrence dangereuse, certes, mais aussi éveil d’un intérêt considérable : pourquoi ne pas prendre à pleines mains la manne des votes sécuritaires ? Après le calcul du recrutement électoral tous azimuts qui était le plus « payant » en nombre de sièges récoltés, voici donc venue l’heure du calcul de l’autoritarisme sécuritaire musclé devenu à son tour très « alléchant ». Pourquoi parler spécifiquement de la sécurité à Bruxelles ? Parce que c’est la ville choisie par le groupe Sharia4Belgium pour monter la véritable insurrection évoquée. 1185

Parce qu’il s’agit d’une des villes d’accueil les plus touchées par le flux de l’immigration musulmane et qu’en conséquence, c’est elle qui connaît le plus intensément les contrastes du culturel et du cultuel. Et que le communautarisme – agent de repli linguistique – y gagne du terrain. Au point que la part francophone du pays prend conscience – enfin – que « l’intégration » requiert une acculturation linguistique et citoyenne des arrivants. Elle seule peut endiguer la montée d’une « discrimination » intolérable fondée sur la méconnaissance des us et valeurs du sociétal d’accueil ainsi que sur le faible niveau de contrôle de l’outil linguistique. Une intégration citoyenne, armée linguistiquement, paraît être, pour les analystes des problèmes de décrochage scolaire et des causes du rejet de « l’identité nationale », le moyen essentiel pour que disparaissent les motifs d’une discrimination larvaire disloquant l’espoir d’un vivre ensemble serein. Somme toute, en résumé, les options dont disposent les démocraties occidentales devant l’immigration musulmane ne sont pas légion. Elles sont de trois ordres. Soit l’acceptation d’un communautarisme simplement coordonné par un État parcellisé. En quelque sorte un « confédéralisme des convictions religieuses ». S’organise en conséquence un compartimentage des pensées avec, si possible, le maintien des structures communautaires, maintenues parallèles dans une cohérence dynamique collective de la société. C’est le cas du Royaume-Uni, où des « accommodations raisonnables » sont envisageables, jusqu’à

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la possibilité d’un recours à la charia si l’intéressé(e) le désire. Nous avons relaté à ce propos le fameux discours du Premier ministre David Cameron au lendemain du terrible attentat commis dans une gare de Londres par un groupe terroriste islamiste. Il avait alors proclamé que l’État devait tout mettre en œuvre pour ramener la jeunesse musulmane dans la dynamique citoyenne nationale – la fameuse « identité nationale » prônée par le gouvernement du président Sarkozy. Pour David Cameron toujours, l’acte essentiel de prévention consiste donc à veiller à doter tous les citoyens d’une vision identitaire britannique, tout en combattant toute dérive discriminatoire à l’égard des différentes options convictionnelles privées. Soit l’instauration d’une « laïcité à la française » où l’État séculier est totalement maître du destin de la nation, car seul détenteur de tous les leviers du pouvoir. Le temporel se veut strictement neutre dans la gestion du spirituel, mais ne tolère aucun partage ni aucune infiltration de ce spirituel dans le jeu politique. En d’autres termes, un État totalement souverain garantit la non-discrimination dans le domaine du spirituel, mais exige en contrepartie que ce spirituel ne prétende pas s’évader de la sphère du privé. Cette option plénière est défendue par la France et… l’était par la Turquie de Mustafa Kemal. Un tel choix impose une intégration – une notion ouverte, à la différence de l’excessive assimilation – de l’immigration dans le tissu sociétal d’accueil. C’est-à-dire la volonté de ne pas 1187

œuvrer à « étrangéiser » une part du tissu social. Cette intégration réussie est la seule manière d’endiguer la discrimination des non-partenaires du destin national. La démocratie permet d’exprimer toutes les thèses particulières, sauf celles qui visent à perturber la libre pensée et la libre expression des autres. Évidemment, la difficulté de se comporter de telle manière réside dans l’essence même du spirituel : les édits du Divin ne peuvent être déviés par les lois votées par les hommes. D’où le problème récurrent qu’engendre le choix d’un tel État séculier. Et son rejet par les urnes du Printemps arabe. Soit se « laisser-aller » sur la pente du lent déclin des libertés inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme et accepter le retour aux affrontements sauvages, où excelle l’extrémisme religieux et idéologique, au fond du creuset où bouillonnent tous les enfers des certitudes sacralisées, qu’elles soient issues du transcendant ou de l’immanent. * Dernier point à approfondir, car nous venons de voir qu’il revient souvent dans le débat multiculturel : la part du social. Il est exact que le facteur pauvreté engendre une large part de la violence régnant dans les banlieues de certaines villes européennes. Cette pauvreté est néanmoins souvent liée à un manque profond de formation, voire même d’intérêt pour des études permettant cependant d’éviter l’exclusion sociétale, car les

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aides de l’État sont présentes, ne serait-ce que pour conjurer les dérives violentes d’une jeunesse sans destin. Relevons un constat inquiétant à propos de cette situation. Nous assistons dans nos société au développement insidieux d’un comportement de « profiteurs » du système d’assistance sociale réservée aux étudiants les plus démunis. Malheureusement, nombre d’étudiants belges, qu’ils soient ou non issus de l’immigration, n’hésitent pas à suivre cette voie provisoirement alléchante, et les échecs scolaires pleuvent car la non-assiduité aux cours n’est pas réprimée par les accords de Bologne ! Une constatation remarquable : si certains jeunes issus de l’immigration marquent un désintérêt clair, inquiétant selon certains experts, pour une insertion cultivée dans la société d’accueil qui leur apparaît comme un autre monde inaccessible, ignoré ou même hostile, d’autres font preuve d’une forte volonté de réussir et d’échapper au sort d’une vie à affronter sans le recours d’un savoir quelconque. Et, démontrant que l’éternelle accusation de racisme à l’encontre de la société d’accueil est pour le moins à nuancer, les jeunes diplômés issus de l’immigration acceptés à un stage en entreprise sont nombreux à être ensuite engagés par la firme satisfaite de leurs prestations. Quant aux métiers dépendant d’un diplôme de niveau universitaire, le constat est identique. Mais il se produit fâcheusement dans les groupes issus de l’immigration une perte dangereuse d’encadrement familial, incapable de suivre les enfants dans une société d’accueil 1189

déroutant leurs propres repères culturels, dont le linguistique, capital. Il va sans dire que dans les pays où la naturalisation n’est accordée qu’après avoir fourni la preuve d’une connaissance suffisante de la langue et du contexte civi-lisationnel de la société d’accueil, le nombre d’échecs scolaires est nettement amoindri. Choisissons quatre exemples. Premier exemple : une expérience allemande. Le Premier ministre turc, monsieur Erdogan, est conscient de ce problème. Mais la solution qu’il préconise ne manque pas de surprendre tant elle défie la cohésion d’une nation. Il a ainsi sollicité de la chancelière Angela Merkel l’ouverture d’un réseau d’enseignement dont la langue de base serait le turc, sous prétexte que trois millions et demi d’enfants issus de cette immigration constituent une entité sociale suffisante pour bénéficier d’une telle mesure. La chancelière a refusé clairement de répondre positivement à cette demande en expliquant qu’elle ne pouvait tolérer l’instauration du communautarisme dans son pays. Mais l’Allemagne approuve par contre la création d’écoles réservées aux seuls enfants parlant le turc chez eux, à condition que ceux-ci soient plongés dans une immersion totale d’apprentissage de la langue allemande et de la civilisation germanique. Les analystes de cette initiative constatent un résultat remarquable : ces étudiants « linguistiquement germanisés » 1190

présentent infiniment moins de problèmes d’emploi et s’adaptent avec aisance au contexte sociétal. Sans que, pour autant, il y ait perte des valeurs éthiques d’un l’islam « épuré » de tout archaïsme hostile aux convictions du milieu d’accueil. Deuxième exemple : les États-Unis. Dans ce pays, l’immigré est strictement tenu de suivre un apprentissage civique et linguistique. Un examen sévère contrôle ses connaissances après six mois. Cet enseignement doit être très efficace si l’on observe les statistiques de réussites d’insertion dans la société d’accueil. Troisième exemple : l’Espagne. Impossible d’y imposer la connaissance d’une langue nationale, le castillan y étant largement en perte de vitesse tant le gouvernement du Premier ministre Zapatero a accordé aux régions des avantages fondamentaux afin qu’elles soutiennent son gouvernement. Ainsi, la Catalogne est pratiquement détachée du corps national et réclame le statut de « nation ». D’autres entités régionales vivent également sous l’effet d’une force centrifuge. À la suite d’un essor économique remarquable, notamment dans le secteur immobilier, 580000 sans-papiers – attirés par le déficit de main-d’œuvre locale – ont été régularisés en 2005, ce qui explique en partie qu’en 2012, on compte 25 % de chômeurs, la bulle immobilière ayant explosé. Cette régularisation massive ayant diffusé des travailleurs dans toutes les régions, ceux-ci ont évidemment appris la langue régionale liée à leur lieu de travail. 1191

D’autre part, toujours pour satisfaire les régions, le sénat les autorise à s’exprimer dans leur langue, avec l’assistance de 400 traducteurs et interprètes… C’est dire si le linguistique y est éparpillé en un modèle confédéral. Ce qui pose, on le devine, un sérieux problème de gestion de l’Espagne, d’autant que les entités régionales sont habilitées à gérer une grande part de leur budget. À cette époque de crise de l’euro, cela ajoute aux difficultés du gouvernement central d’assainir les finances du pays, d’autant que certaines régions ont été quelque peu financièrement « désinvoltes ». Quatrième exemple : la Belgique. Un modèle idéal pour qui analyse la complexité du tissu linguistique et politique. À vrai dire, la Belgique a « l’avantage » d’être composée de deux courants linguistiques contrastés – l’un d’origine latine, l’autre d’origine germanique – quelque peu antagonistes. Le Sud – la Wallonie – est de « gauche » et accepte donc une immigration forte servant sa puissance électorale. Le Nord – la Flandre – joue plutôt la carte de « l’identité régionale pure » prônée par une « droite » aux accents séparatistes. Ajoutez à cette fissure politique un système électoral dont rêvent les petits partis français : le scrutin y est en effet régi par le principe de proportionnalité. Tout gouvernement est donc « hypercomposite », et les petits partis peuvent arracher des parcelles de l’électorat leur permettant, éventuellement, de participer à la gestion de l’État. Cette structure globale fait de la Belgique – et de Bruxelles – un sujet particulièrement riche d’analyses intéressantes : pas d’alternances massives gauche-droite, un grouillement de thèses et de tactiques

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variées, de riches traditions germano-latines, une immigration inégalement répartie… Le cas belge est exceptionnel car il charrie un grand nombre de vecteurs différents, un vrai feu d’artifice de problèmes et de solutions quand on sait qu’à l’inverse de la politique flamande qui oblige le candidat à la naturalisation à connaître la langue de la région, la Wallonie et Bruxelles ont d’abord « conseillé » d’apprendre le français avant d’ensuite consentir à instaurer l’obligation de connaître l’une des langues nationales. NDLA : À noter que la Flandre exige l’apprentissage « convenable » de la langue régionale, ce qui est à l’évidence essentiel pour un immigré résidant en Flandre. Mais les francophones de Flandre craignent dès lors que la connaissance du néerlandais puisse leur être imposée en tant que « émigrés » en « terre étrangère » dans leur propre nation. Certes, mais le choix d’exiger la connaissance d’une des langues nationales plutôt que de la langue régionale peut engendrer une situation ubuesque : à quoi servirait-il à un immigré de connaître le néerlandais – et dès lors naturalisable – s’il réside à Liège ? Précisons : depuis 2006, il est obligatoire que le candidat à une résidence durable en Flandre suive un programme de formation comprenant un cours de néerlandais ainsi qu’un cours d’orientation sociale et de carrière. Il bénéficiera également de 60 heures de cours sur la structure de l’État, de l’enseignement, du système de santé et des normes en usage en Belgique. La région flamande a diffusé même une brochure expliquant les us et coutumes flamands.

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Dix-huit mille émigrés ont participé à ces épreuves en 2010. En Wallonie, et à l’heure de mettre sous presse, le parcours est essentiellement volontaire. Le choix est laissé ouvert à l’émigré entre l’apprentissage du français, la connaissance des aspects sociaux, le soutien socio-professionnel, l’exercice de l’accès au logement et les relations avec les institutions. Des commentateurs relèvent que la brochure distribuée par la partie francophone du pays ne comporte aucune information sur les « valeurs » de la société d’accueil, à la différence du texte flamand. Dès lors, l’immigration est, sans surprise, l’un des thèmes favoris de Bart De Wever, le dirigeant de la droite nationaliste flamande. Il n’admet pas que le pouvoir fédéral conserve comme compétence la gestion du flux migratoire. Comment des parents, devenus Belges en ignorant la langue régionale de l’enseignement – ce qui les fidélise aux partis politiques qui leur ont facilité l’accès à la naturalisation pour en faire des électeurs reconnaissants – pourraient-ils donc alors accompagner le travail d’insertion intellectuelle de leurs enfants dans la société d’accueil ? Autre problème grave : le différentiel lié au choix par l’étudiant de ses convictions séculières ou sacrées en tant que soutènement de son acculturation. Ainsi, la société d’accueil s’interroge sur le devenir scientifique des 84 % d’étudiants musulmans de l’Université libre « laïque » de Bruxelles qui déclarent « croire » au créationnisme – doctrine fondée sur la croyance selon laquelle la vie sur Terre a été créée par Dieu, selon des modalités 1194

conformes à une lecture littérale des textes sacrés, c’est-à-dire en un nombre restreint de jours et à une période fort récente – plutôt qu’à l’évolutionnisme darwinien. À ce sujet, vous pouvez aisément deviner l’inquiétude de l’État belge devant l’obligation de nommer professeurs ou chercheurs lesdits contestataires ayant acquis un diplôme en masquant provisoirement leurs convictions… Ainsi, la société d’accueil s’inquiète du refus de certains étudiants de consentir à lire les ouvrages censurés par leur religion. Le halal ne concerne pas que les nourritures terrestres mais il veille aussi sur la qualité des informations qui alimentent les neurones. Cela dit, bien loin de vouloir accuser injustement de fainéantise ou de manque de motivation culturelle les jeunes issus de l’immigration qui échouent, nous devrions plutôt plaindre amèrement ceux qui se trouvent à la dérive « entre deux mondes », victimes d’une formation préalable insuffisante, de mauvaises rencontres ou de prêches enflammés d’ardents meneurs communautaristes, que craignent d’ailleurs les musulmans modérés parfaitement à l’aise dans l’ambiance du pays d’accueil, leur descendance aisément scolarisée et engrangeant de quoi nourrir un destin de travailleur accompli. * Nous pouvons dès lors avancer que l’Occident est affaibli par ses qualités mêmes. Le texte des droits de l’homme qui fonde ses démocraties le contraint, généreusement, à protéger l’exercice de toutes les libertés.

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Pourrait-on encore répéter que cet Occident est donc sans défense contre l’invocation de ces droits par un courant qui les récuse quand ces mêmes droits ne servent pas ses intérêts et que ce courant s’aventure même – comme nous l’avons constaté dans la thèse exprimée par Tarik Ramadan – à les considérer comme le symbole regrettable d’une tradition minoritaire qui devrait mieux respecter des « traditions plus vénérables ». En d’autres termes, la laïcité devrait, pour cet auteur, faire amende honorable devant la longue antériorité du religieux. Pouvons-nous espérer qu’une telle véritable agression contre la construction du mental occidental, fruit d’un lent travail d’apaisement du conflit propre à l’expression contrastée des idéologies et des sacrés, permettra aux lecteurs d’appréhender le « ressenti crispé » des sociétés d’accueil vis-à-vis d’une immigration qui pourrait véhiculer un tel danger de dislocation de leurs valeurs. Une crispation que le Printemps arabe a fortement amplifiée, nous l’avons souligné, car loin d’avoir « ouvert » l’islam au monde, estime la majorité des citoyens européens, les vainqueurs des urnes arabes ont refermé les fenêtres de la demeure de leur Vérité unique. Pouvons-nous dès lors, sans paraître naïf, encore vous dire qu’à nos yeux, un islam généreux – comme le pratiquent nombre de musulmans en souvenance émue de leur brillant passé de rayonnement tolérant et culturel, un islam dont le cultuel et le culturel seraient bien différenciés par des théologiens éclairés – pourrait devenir un partenaire d’excellence pour l’Europe même si l’époque n’est plus guère propice pour augurer semblable éclaircie ?

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Un islam qui souhaiterait ardemment revivre l’époque où il était un phare de lumière pour l’ensemble de la Méditerranée. Pour Marx, « La religion est l’opium du peuple ». L’athéisme du communisme voulait donc proscrire les multiples courants de la foi, qualifiés par Lénine et Mao comme autant de drogues « délirantes ». Selon eux, les Divins ont créé des créatures lamentables, car dotées d’une conscience hantée par des questions haletantes, sans réponse. Quel cadeau, il est vrai, que le don de vie accordé à l’humain pour lui offrir ensuite la souffrance de vivre l’insuffisance de ses potentialités ! Quel cadeau que cette finitude de l’humain confronté à l’infini de son questionnement! L’homme était, pour Moscou et Pékin, un être « passager » appelé à vivre le temps de procréer d’autres êtres éphémères. Alors, plutôt lui fournir au moins une existence honorable, libérée des outrances du capitalisme et des mythes religieux ayant servi les empires exploiteurs du peuple. Les démocraties occidentales, elles, ont combattu pour que la foi soit protégée en tant qu’expression de la liberté de pensée. Celui qui ne croit pas y protège celui qui croit. Peut-on espérer une réciprocité? Pouvons-nous dès lors raisonnablement espérer retrouver ensemble le confort mental de la fraternité d’antan ? Lisons Antoine de Saint-Exupéry, écrivain français : « Si tu veux unir les hommes, fais-les bâtir ensemble. Tu les transformeras en frères. » 1197

Ou bien la pensée libre doit-elle se résoudre à organiser une résistance paisible – mais déterminée – à la contagion de la pensée sacrée qui, par essence, ne peut qu’être enfermée dans ses certitudes impératives ? Faut-il dès lors suivre ces sages messages ? Roger Lallemand, président honoraire du sénat de Belgique : « Il existe un lieu plus universel que les lieux de chaque groupe d’idées. Chaque individu doit aller au-delà de l’appartenance à sa communauté, au-delà de son clan. Tenter l’aventure vers l’Autre. » Gabriel Ringlet, vice-recteur catholique de Louvain :

émérite

de

l’Université

« La religion peut ensemencer l’épouvante, enfermer l’homme dans les interdits culpabilisants. La foi qui ne conduit pas à la libre-pensée est une foi morte. L’Église doit respecter l’amour qu’elle n’a pas béni. » Jacques Sojcher, philosophe à l’Université libre de Bruxelles : « Il faut apprendre à goûter la saveur de l’Autre. » Simone de Beauvoir, écrivaine française : « Se vouloir libre, c’est vouloir les autres libres. » *

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L’humanité entre dans une ère de grand tumulte. Notre planète se rétrécit, devient un village où les distances ne jouent plus leur rôle essentiel de tampon entre les antagonismes. Les cartilages étant usés, l’arthrose gagne les rouages d’une humanité de sept milliards d’individus clamant chacun leur unique Vérité, leur appétit de pouvoir, leur misère abyssale, leur destin chancelant… Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’aube du e XXI siècle alimente une immense vague d’inquiétudes à l’échelle mondiale. Pour la première fois, notre espèce d’essence mortelle mesure la fragilité de sa destinée et l’ampleur de l’arrogance de ses instincts hégémoniques. Que les humains s’entretuent, passe encore, ils ont l’habitude de périr pour servir de dessein de leur Immortel favori. Mais récemment, ils ont pris conscience que leur espèce se suicide globalement. Climatiquement, démographiquement, financièrement, religieusement, culturellement, stupidement… Il est temps que ces Dieux que les textes proclament bons ou, à défaut, au moins miséricordieux, interviennent pour nous doter d’une part de leur Sagesse. En espérant que ces Dieux soient d’Amour. Mais ces Dieux, exaspérés par nos errements, pourraient bien choisir en leur grande mansuétude de nous infliger un nouveau Déluge.

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Et si les dieux n’existaient pas ? Il est temps que le Hasard nous accorde alors une mutation salvatrice nous immunisant contre la cruauté et la sottise. Mais l’humanité pourrait s’apercevoir que l’étreinte de sa gangue vile a définitivement emprisonné le souffle de la Raison. Quand le monde tourne mal, l’optimisme attentiste peut être fatal. Nous lui préférons le ressort régénérateur d’un pessimisme lucide moteur d’action. Oui… la fraternité peut être restaurée, la liberté libérée, l’égalité accessible. Les hommes, aidés ou non par les Dieux, ont démontré qu’ils possédaient des ressources « surhumaines », comme le proférait Nietzsche. Puissent-elles être dynamisées par l’urgence. Car il est presque trop tard… Écoutons Hubert Reeves : « L’apocalypse ne sera pas celle de Saint Jean. Toute espèce atteignant, par l’évolution naturelle de ses facultés de savoir, le stade où l’avancée technologique déborde le contrôle de l’éthique, est condamnée à disparaître. En un phénomène lent ou abrupt de destruction de

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l’environnement ou en une confrontation meurtrière de ses courants opposites. »

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ANNEXE : La Commission des Sages chargée d’émettre des réflexions et de formuler des recommandations portant sur la meilleure gestion de l’interculturalité en Belgique Adresse et préambule du texte de la Commission des Sages présenté au gouvernement Adresse La Commission avait pour mission de relever les problèmes et de suggérer des pistes d’action. Elle souligne qu’elle a travaillé dans un esprit pluraliste et dans la stricte ligne des principes fondateurs qui viennent d’être énoncés. Le texte du rapport qui exprime à chaque fois le consensus le plus large possible, a exigé de tous les membres une particulière démarche d’ouverture. Comme dans toute entreprise d’une nature aussi délicate, chaque membre, tout en se ralliant à l’ensemble, peut conserver des réserves par rapport à certains points. En particulier, le consensus porte avant tout sur les recommandations proprement dites ; les considérations et les motivations qui entourent ces dernières expriment davantage la diversité des points de vue particuliers.

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La Commission tient tout particulièrement à affirmer qu’elle a travaillé dans la plus parfaite indépendance et de façon entièrement bénévole et gratuite. C’est en servant au mieux une telle démarche que la Commission des Sages espère avoir justifié la confiance du politique. Préambule : les réflexions fondamentales guides du rapport 1. De nouveaux défis, une nouvelle étape pour notre société Notre société, avec ses composantes sociales et culturelles multiples, avec ses structures politiques particulières et notre style démocratique propre, qui n’est pas celui de nos voisins, a été façonnée et continue à se construire par des apports multiples, par des événements et des évolutions, par des décisions aussi, qui font notre histoire, passée et présente. La modernité actuelle est le résultat d’un long processus de maturation, de débats et de réflexions contradictoires. Ainsi, par exemple, la révolution scientifique et industrielle du XIXe siècle a-t-elle radicalement bouleversé le mode de vie de nos arrière-grands-parents ; ainsi encore, la formation de l’Europe unie a-t-elle actuellement un impact très concret sur notre quotidien. Aujourd’hui, nos habitudes, nos traditions, nos repères éthiques sont à nouveau soumis à une dynamique de changement de grande importance Même si ce n’est pas toujours confortable, il est inévitable et normal que se présentent ainsi à nous de nouvelles situations qui sont à la fois des occasions à saisir et des défis à relever.

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Le travail de cette Commission a été suscité par deux des aspects du développement actuel des échanges et de la communication entre les peuples, les cultures, les idées. C’est, d’abord, la présence récente et dynamique, dans notre société, d’un nombre important de concitoyens originaires (directement ou à une, deux ou trois générations) de régions relativement éloignées : essentiellement d’Afrique du Nord, d’Afrique noire et du Moyen-Orient, avec leurs héritages culturels propres. Et c’est, en même temps, le développement de traditions religieuses – en particulier celles de l’islam – et de styles de conviction jusqu’ici peu présents chez nous. Cette nouveauté religieuse est notamment liée à l’immigration récente, mais pas uniquement : car s’il y a des conversions, il y a aussi le développement de courants non liés à l’immigration – le bouddhisme, par exemple – ou l’expansion chez nous de formes nouvelles de traditions religieuses bien installées ailleurs, le christianisme « évangélique » par exemple. En conséquence, en Belgique comme ailleurs en Europe, les cultures se croisent et, parfois, se mêlent, à tel point que la question se pose, en particulier, de savoir si la part historique installée d’une nation est prête à accepter que des personnes ou des courants d’idées d’origines ou de cultures différentes, puissent contribuer à la formation d’une identité nationale. Ce qui a motivé le travail de cette Commission, c’est la volonté de redéfinir, d’adapter, d’améliorer notre « bien vivre ensemble » ; en prenant en compte les nouvelles réalités sociales, culturelles et religieuses, et en refusant lucidement la logique de « guerre entre civilisations » que certains voudraient faire succéder à l’affrontement Est-Ouest.

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Un espace de méfiance et de cloisonnement a toujours connu le déchirement et la régression. Dans l’histoire de l’humanité, un monde ouvert est toujours le fruit d’une dynamique de civilisation nourrie, précisément, de l’apport d’un champ multiple de cultures. 2. Différencier les défis : sociaux, culturels, religieux et démocratiques Une des difficultés majeures que présente notre situation est qu’on risque de confondre, en un amalgame désastreux, au moins quatre aspects très différents du défi que nous avons à relever ensemble : ses aspects sociaux, culturels, religieux et strictement politiques. Notre Commission tient avant tout à dissiper cet amalgame, qui est le principal argument des démagogies xénophobes, et qui permet d’éluder les tâches les plus importantes. Le premier de ces aspects est primordial : avant d’être culturel, religieux ou politique, ce défi est d’ordre social. Notre Commission tient à souligner avec force que ce qui menace la cohésion nationale, c’est d’abord l’exclusion du travail, le refus de la différence, l’inégalité des chances en fonction des origines et des sexes, la pauvreté endémique de certaines catégories de concitoyens, tout particulièrement ceux issus d’une immigration organisée à l’origine pour répondre aux besoins de notre économie, ou celle qui est l’effet de la colonisation ou de la paupérisation de nombreuses régions du monde.

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Ce sont ces discriminations qui constituent des détonateurs de malaises, de révoltes, de replis ou d’agressivités identitaires. La mise à l’écart, la frustration constante, l’humiliation, la désespérance sont sources de colères et de dérives asociales. Il est urgent que soit mise en œuvre une politique volontariste pour que « l’étranger » qui participe à la vie commune, ses enfants qui sont nés chez nous, et celui qui a choisi d’être belge par un acte de volonté, reçoivent de la communauté nationale un traitement digne de l’esprit démocratique de justice et de respect. Toutes les mesures envisagées n’auront effet sur la réalité du terrain que si ce volet social est pris en compte. Le second aspect de la situation à assumer est d’ordre culturel, au sens large : la rencontre, la cohabitation et le croisement de traditions culturelles différentes – par exemple dans les usages quotidiens, la langue, les rythmes de vie, les styles d’expression, les structures familiales et sociales, les rapports entre individu et collectivité… L’histoire, et l’expérience récente de notre pays montrent qu’une telle rencontre n’est jamais facile. Chaque culture représente pour l’autre, sous l’un ou l’autre aspect, une forme de concurrence ou de contestation, ce qui suscite tout normalement critique, malaise, irritation, et même tentation de rejets réciproques. Mais l’expérience et l’histoire (pensons à l’immigration italienne de l’immédiat après-guerre) montrent aussi que, dans le cadre démocratique, qui peut exiger de chacun certaines révisions de ses habitudes, un tel pluralisme et de telles tensions peuvent se vivre paisiblement et se révéler 1206

enrichissants, même entre cultures qu’on commence par déclarer à grands cris incompatibles. Et il faut reconnaître qu’un peu partout dans le monde, et donc en Europe, des mouvements identitaires, intolérants et xénophobes se développent. Le pluralisme culturel à l’intérieur de nos sociétés est ainsi devenu l’enjeu d’une nouvelle et difficile étape de la culture démocratique. En troisième lieu, on relève la présence dynamique de traditions, de convictions et de pratiques religieuses nouvelles pour notre société. Il est toujours malaisé de faire la part entre ce qui relève respectivement de la conviction ou de la pratique proprement religieuses et simplement des traditions sociales et culturelles. Toujours est-il que ces « nouvelles » traditions et convictions font souvent contraste avec l’évolution de notre société où le religieux a vu diminuer fortement sa présence sociale et culturelle. Par ailleurs, elles n’ont en général pas été parties prenantes aux échanges, conciliations et équilibrages qui ont conduit, au fil de longs siècles et au prix de tensions encore toutes récentes, à nos formes actuelles de pacification religieuse, de laïcité démocratique et d’humanisme partagé. Il faut pourtant souligner avec détermination que, dans l’immense majorité des cas et des situations, les fidèles de ces « nouvelles » confessions développent leurs convictions et leurs pratiques dans le cadre pacifié, démocratique et humaniste de notre société sans plus de difficultés que les fidèles de confessions ou les partisans de convictions plus traditionnellement établies. 1207

Il faut enfin soigneusement distinguer des aspects sociaux, culturels et religieux un quatrième aspect des choses relevant d’une stratégie du refus. À savoir le refus plus ou moins résolu soit de certaines normes liées de près aux principes démocratiques, soit de ces principes mêmes, soit encore des institutions démocratiques elles-mêmes. Sous cet aspect, le phénomène qui accapare l’attention est celui des « intégrismes » identitaires ou religieux. Il faut souligner que ce genre d’attitude, hélas, se développe actuellement partout sur la planète et dans toutes les traditions culturelles et religieuses. Mais ce qui aujourd’hui nous pose le plus directement problème sur ce plan, c’est tout particulièrement certaines formes d’intégrisme islamiste présentes et agissantes chez nous, et qui voisinent, voire se lient parfois avec des mouvements terroristes. Il y a là un défi réel pour la cohésion sociale, pour l’intégration des divers groupes et courants qui constituent ensemble nos sociétés, et pour la culture démocratique. L’optique de la Commission a été de promouvoir et de défendre les valeurs fondamentales de la démocratie en s’efforçant de repérer les mécanismes d’instrumentalisation politique des religions et des cultures et de proposer des pistes afin de séparer la question de cette instrumentalisation de celle de leur intégration légitime dans notre vie sociale. Il convient d’ailleurs d’être conscient que l’instrumentalisation se fait en deux sens : d’un côté, par ceux qui se réclament de ces cultures ou de ces convictions pour refuser le jeu démocratique et, en particulier, pour altérer la liberté de jugement de leurs membres afin de mieux les manipuler ; de

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l’autre côté, par les démagogues et certains médias sensationnalistes qui utilisent ces comportements très marginaux pour attiser les tensions, nourrir l’intolérance et amalgamer à l’intégrisme et au terrorisme toutes les différences légitimes – sociales, culturelles, religieuses. 3. Les grandes orientations proposées : respect, démocratie, éducation Pour rencontrer ces différents aspects de notre situation, l’optique de la Commission a été, avant tout, de favoriser la mise en place concrète d’un travail d’adaptation sociétaire réciproque de longue haleine. Face à la multiplicité et à la richesse des opinions, intéressantes et parfois – fait prévisible – divergentes qui ont été émises, les membres de la Commission ont préféré proposer une série de recommandations très concrètes visant à créer les conditions nécessaires pour que puisse se développer et s’approfondir, dans le contexte actuel, le processus de construction de notre société démocratique. La Commission espère donc vivement que les recommandations qu’elle propose contribueront à alimenter un débat serein, afin que le plus grand nombre puisse se sentir invité à contribuer démocratiquement à l’édification de notre monde commun. Mais notre Commission souligne que l’ensemble de ces recommandations concrètes suppose, pour pouvoir s’appliquer, trois conditions fondamentales : le respect

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d’autrui, la mise en œuvre des principes démocratiques, et une démarche de connaissance et de reconnaissance d’autrui. Le respect Il est plus nécessaire que jamais d’affirmer que le respect d’autrui est l’élément essentiel de la vie en commun et de l’esprit démocratique. Ainsi, dans les tensions que peuvent entraîner les mutations présentes, notre société doit pouvoir prévenir ou refuser les comportements qui se revendiqueraient par exemple de la liberté d’expression mais qui seraient contraire à cet esprit démocratique de respect réciproque. La démocratie En ce sens, le politique a tout particulièrement la responsabilité de conforter l’adhésion de tous les citoyens aux principes fondateurs de la démocratie. Aucune réflexion, aucune proposition, aucune décision ne peut y déroger sans que soit déséquilibré l’édifice de notre État de droit. Il n’est donc pas inutile de d’abord formuler ici quelques-uns des principes essentiels de l’humanisme démocratique : - la primauté de la personne humaine et sa dignité ; - l’égalité des hommes et des femmes, des garçons et des filles ; - l’égalité des droits et des chances pour tous ;

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- la responsabilité individuelle ; Ainsi que la liberté de pensée, d’expression, de conscience et de religion ; la liberté de connaître, de critiquer et d’apprécier, de croire et de ne pas croire. Il est nécessaire, en particulier, de souligner l’importance des droits de chacun, non seulement comme garantie d’indépendance vis-à-vis de la collectivité, mais aussi comme condition de sa participation citoyenne à la vie commune. Les droits démocratiques fondamentaux protègent contre l’enfermement aussi bien dans un individualisme excessif que dans un communautarisme qui diviseraient la nation au lieu de l’unir en une solidarité dynamique. Sur le plan des structures politiques, la démocratie implique la neutralité de l’État en matière de convictions religieuses ou philosophiques, et la distinction entre la sphère gérée par la puissance publique (selon des procédures et des références strictement non religieuses) et celle garantie aux libertés des personnes et des associations. C’est cette structure politique qui est désignée dans le texte sous le vocable de « laïcité politique » ou « laïcité démocratique ». Cette laïcité organise la pluralité des convictions parmi lesquelles figurent aussi bien l’humanisme laïque que les convictions religieuses. Si l’État, en tant que garant des libertés fondamentales ne peut s’immiscer dans les convictions ou dans les choix de vie personnels, l’usage des libertés ne peut violer l’ordre démocratique, et en particulier porter atteinte à la liberté d’autrui, à son égalité fondamentale en dignité et en droit 1211

avec tout autre humain, ou à son intégrité physique, psychique ou morale. Accepter des exceptions par rapport à ces règles fondatrices pourrait conduire à admettre que certains appliquent à d’autres des normes démocratiquement inacceptables. Il en découle que l’expression de convictions, quelles qu’elles soient (y compris, comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme, celles considérées comme choquantes ou scandaleuses) est garantie par les libertés de conscience, de religion et d’expression – sous la seule réserve de l’observance des lois qui répriment les propos injurieux, discriminatoires ou racistes, l’incitation à la haine et le négationnisme. Quant à la mise en pratique de toute religion et de toute conception du monde, elle doit être juridiquement protégée, pour autant que, comme n’importe quel autre type de comportement, elle respecte les principes des droits de l’homme et de l’égale dignité des êtres humains, tels qu’ils sont interprétés dans les droits belge et européen. La connaissance Enfin, pour que le respect d’autrui et la vie commune démocratique soient réellement possibles, il convient d’éduquer, et d’éduquer encore à la connaissance d’autrui. Il faut faire prendre conscience à tous les acteurs de convictions, de cultures et de cultes diversifiés que la seule voie d’accès à une sérénité sociale partagée est l’apprentissage d’une démarche active d’acceptation des principes de la vie commune, sans pour autant perdre ce qui constitue le fondement de leurs valeurs propres, insérées paisiblement

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dans le contexte général à la suite de rencontres où le raisonnable prévaut sur l’obstination ou l’agression. Il est évident que cette démarche d’ouverture réciproque exige efforts et respect mutuels. Elle est sensiblement plus chaleureuse si elle se fonde sur la connaissance de l’autre vécue, et objectivement instruite. Cette connaissance est la condition essentielle de la reconnaissance d’autrui en tant que citoyen compagnon de route, dont les particularités enrichissent plutôt qu’elles ne séparent. Qui ne conçoit le rôle capital que doivent jouer les institutions éducatives dans l’élaboration de cette connaissance nécessaire ? Les cursus scolaires et les programmes éducatifs visant à reconnaître l’autre et à le respecter doivent être favorisés, améliorés ou même innovés. L’école est le lieu idéal, et, pour beaucoup de jeunes, le premier et le dernier lieu où peut être diffusé cet apprentissage de la vie en commun, où peut être stimulé l’éveil essentiel d’une faculté d’autocritique, à la fois arche du pont vers l’autre et clef d’une émancipation personnelle. L’éducation, du primaire à l’universitaire et à l’éducation permanente, est l’instrument privilégié d’une culture du dialogue. Elle est mère du doute, du questionnement, lequel anime toute quête : en soi, vers l’autre, vers une dynamique d’échanges et de paix. L’enseignement doit dès lors être particulièrement protégé afin qu’il puisse remplir ses missions fondamentales : - l’accession au savoir, sans le jeu d’interdits d’aucune sorte ;

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- l’acquisition des valeurs qui constituent le ciment de notre démocratie ; - la diffusion d’un modèle d’égalité entre tous, et en particulier entre garçons et filles ; - l’apprentissage de la vie ensemble, sans que cet apprentissage soit soumis à la condition préalable du respect de dogmes idéologiques, religieux, racistes, sexistes ou politiques. Et, à cet égard, il apparaît clairement que les gestionnaires et les enseignants des institutions éducatives attendent que leur soit indiquée une ligne de conduite précise, faisant l’objet d’une protection officielle émanant de leur hiérarchie. Il nous semble évident que cette éducation si nécessaire doit se poursuivre au niveau du citoyen adulte, chez qui il est éminemment souhaitable d’entretenir, de développer, voire de faire naître cette faculté d’échanges solidaires, de coopération confiante. Ainsi, les cours de promotion sociale, la formation continuée et l’éducation tout au long de la vie nous paraissent très importants ; mais ici nous touchons aussi et surtout à la responsabilité capitale des médias dans l’amélioration ou la dégradation des rapports sociaux et des relations entre cultures et convictions. *

Liste des participants Le président-coordinateur :

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Monsieur Jacques RIFFLET, professeur honoraire de Droit, de Politique internationale et d’Analyse des facteurs religieux à l’Institut supérieur de Traducteurs et Interprètes de Bruxelles (ISTI), à l’Université de Mons-Hainaut (UM-H), à l’Institut supérieur d’Architecture de Bruxelles (ISA-La Cambre). Directeur du Centre d’études des Relations internationales et européennes attaché à l’Institut supérieur de Traducteurs et Interprètes de Bruxelles (ISTI) Les membres : Madame Véronique CABIAUX, professeur et vice-recteur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Monsieur Lambros COULOUBARITSIS, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Monsieur Michel DANDOY, coordinateur Médias de l’Église Protestante Unie de Belgique Monsieur Xavier DE SCHUTTER, historien des religions, chargé de cours d’Histoire à l’École Européenne de Bruxelles Monsieur Guillaume DE STEXHE, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles (FUSL), membre du Comité consultatif belge de bioéthique Monsieur Baudouin DECHARNEUX, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique belge (FNRS), Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis de

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Bruxelles (FUSL), professeur visiteur à la University of Kwazulu-Natal – Afrique du Sud – et à l’Université du Val d’Aoste – Italie –, docteur en philosophie, historien des religions, directeur du département de philosophie et de sciences des religions à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Madame Marie-Luce DELFOSSE, professeur de philosophie aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur – Belgique Monsieur Salah ECHALLAOUI, inspecteur de religion islamique en Communauté française de Belgique Madame Nadia FADIL, aspirante au Fonds national de la recherche scientifique belge (FNRS), département de sociologie de la Katholieke Universiteit Leuven – Belgique (KUL) Monsieur Bernard FOCCROULLE, directeur général du Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles Monsieur Lucien FRANÇOIS, juge émérite à la Cour d’Arbitrage belge Monsieur Benoît FRYDMAN, directeur du Centre de Philosophie du Droit de l’Université libre de Bruxelles (ULB) Monsieur Pierre GOTHOT, professeur émérite Monsieur Albert GUIGUI, Grand Rabbin de Bruxelles Monsieur Guy HAARSCHER, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), au Collège d’Europe à

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Gand – Belgique – et University – Hongrie

à

la

Central

European

Monsieur Thomas GERGELY, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Monsieur Robert HOSTETTER, directeur des émissions protestantes de radio et de télévision en Belgique Monsieur Arash JOUDAKI, assistant aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur – Belgique Monsieur Julien KLENER, président du Consistoire central israélite de Belgique Madame Berengère MARQUES-PEREIRA, professeur en Sciences Politiques à l’Université libre de Bruxelles (ULB), directrice du Centre de Sociologie Politique à l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles (ULB), domaine d’expertise : citoyenneté des femmes ; rapports sociaux de genre Madame Firouzeh NAHAVANDI, professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles (ULB), directeur de l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles (ULB), domaine d’expertise : développement, sociologie de l’islam, pays musulmans. Monsieur Michaël PRIVOT, Université de Liège – Belgique

islamologue – Doctorant,

Monsieur Gabriel RINGLET, professeur et prorecteur à l’Université catholique de Louvain (UCL) – Belgique

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Madame Marthe VAN DE MEULEBROEKE, professeur retraité Monsieur Sébastien VAN DROOGHEN BROECK, collaborateur au Fonds national de la recherche scientifique belge (FNRS), professeur invité aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles (FUSL) Monsieur Etienne VERMEERSCH, professeur émérite à l’Université de Gand – Belgique Monsieur Jan WALRAVENS professeur à la Haute École Francisco Ferrer de Bruxelles et adjunct professor au Vesalius College, Vrije Universiteit Brussel (VUB) – Belgique

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Autres références Atlas des Religions, sous la direction de Antoine Sfeir, éditions Plon Mame, Hontanx, 1994. Dictionnaire de la sagesse orientale, bouddhisme, hindouisme, taoïsme, zen, sous la direction de Guy Schoeller, collection Bouquins, éditions Robert Laffont, Paris, 1989. Dictionnaire des philosophies, sous la direction de Denis Huisman, éditions des Presses Universitaires de France, Paris, 1993. Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul Poupard, éditions des Presses Universitaires de France, Paris, 1984. Dictionnaire encyclopédique de la Bible, sous la direction du collectif Brepols, éditions Brepols, Turhout, Paris, 1960. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, sous la direction de Geoffrey Wigoder, collection Bouquin, éditions du Cerf, 1993/Robert Laffont, 1996. Encyclopaedia Universalis, sous la présidence de Alain Aubry, éditions Encyclopaedia Universalis S.A., Paris, 1995. Encyclopédie des Mystiques orientales, sous la direction de M.-M. Davy, éditions Robert Laffont, Paris, 1975.

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Encyclopédie des religions, sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier, Bayard Éditions, deuxième édition, 1997. Encyclopédie du protestantisme, sous la direction de Pierre Gisel et de Lucie Kaennel, collection Dicos poche, éditions PUF. Encyclopédie des symboles, sous la direction de Michel Cazenave, collection Le Livre de Poche/La Pochothèque, éditions Knaur, Munchen, 1989, traduction française 2006. Histoire de la philosophie, sous la direction de Yvon Belaval, collection Folio essais, éditions Gallimard, Paris, 1973. Histoire des religions, sous la direction de Henri-Charles Puech, collection Folio essais, éditions Gallimard, Paris, 1976. L’État des religions dans le monde, direction des études Michel Clévenot, éditions La Découverte et les éditions du Cerf, Paris, 1987. Le fait religieux, sous la direction de Jean Delumeau, éditions Fayard, Paris, 1993. Le livre des sagesses, sous la direction de Frédéric Lenoir et de Ysé Tardan-Masquelier, éditions Bayard, 2005. Le monde du bouddhisme, sous la direction de H. Bechert et R. Gombrich, éditions Bordas, Paris, 1984.

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Les Grandes Religions, sous la direction de Markus Hattstein, éditions Könemann, Köln, 1997. Les Religions, sous la direction de Jean Chevalier, éditions Les Encyclopédies du Savoir moderne, Retz, Paris, 1972. Les Sanctions dans l’Église, Commentaire des canons 1311-1399, collection Le Nouveau Droit ecclésial, éditions Tardy, Paris, 1990.

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Chez le même éditeur en numérique Dans la collection Autres Regards L’islam dans tous ses états, Jacques Rifflet Les mondes du sacré, Jacques Rifflet Dans la collection Autres Sillons La dame qui fuit Saint-Tropez, Martine Cadière Le Maître de Waha, Luc Templier Le maître de la vigne, Willy Deweert La manuscrit de Sainte-Catherine, Willy Deweert Je viendrai ce soir à neuf heures…, Willy Deweert Le jour de l’amélanchier, Philippe Marchandise Dans la collection Faits de société La guerre sainte de Muriel, Chris de Stoop Berceaux maudits, Marie Cauderlier, Bruno Humbeeck Dans la collection Être et Conscience Aimer durablement n’est pas plus naturel à l’Homme que la rose au jardin, Armand Lequeux 1235

La narration de soi pour grandir, Bruno Humbeeck, Maxime Berger Sexe, amour et société, Armand Lequeux L’estime de soi pour aider à grandir, Bruno Humbeeck, Maxime Berger L’humour pour aider à grandir, Bruno Humbeeck, Maxime Berger

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© Éditions Mols, 2014 www.editions-mols.eu ISBN : 978-2-87402-170-1 © 2014, Version numérique Primento et Éditions Mols Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs

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