L'Iliade : Epopée du XIIe siècle sur la guerre de Troie 2503512038, 9782503512037

L'Iliade, une épopée latine écrite entre 1183 et 1190 par un clerc anglais du nom de Joseph d'Exeter, neveu de

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L'Iliade : Epopée du XIIe siècle sur la guerre de Troie
 2503512038, 9782503512037

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L'ILIA DE

Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, BNF ms fr 60,folio 42

MIRO IR DU MOYE N ÂGE

L'ILIA DE

ÉPOPÉ E DU XIIe SIÈCLE SUR LA GUER RE DE TROIE Traduct ion et notes de C. Cosme, A. Fournier, D. Gangler, M. Guéret-L aferté,J-L .Jupinet, L. Mathey, E Mora, M. Possamai, O. Szerwinia ck et J-Y Tilliette

Sous la directio n de Francine MORA Introdu ction de Jean-Yves TILLIE TTE

BREPOLS

MIROIR DU MOYEN ÂGE Collection dirigée par Patrick

GAUTIER DALCHÉ

Le texte latin de référence est emprunté à Joseph Iscanus, Vllerke und Briefe, ed. L. Gompf, Brill, Leyde 1970 (Mittellateinische Studien und Texte, IV).

© 2003, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium Ali rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2003/0095/74 ISBN 2-503-51203-8

INTRODU CTION

Face à la «montée des périls »,Jean Giraudoux, lorsqu'il met en scène, en 1935, les héros del' Iliade, intitule un drame aujourd'hui devenu classique La Guerre de Troie n'aura pas lieu. On sait que le dénouemen t de la pièce viendra tristement démentir cette affirmation optimiste ou volontariste : la bêtise humaine, à moins que ce ne soit l'enchaînem ent inéluctable des arrêts du destin, réduira à néant les eŒorts déployés par Hector et Ulysse en vue de la conclusion d'une paix honorable ... et la guerre de Troie aura lieu. Le contraire, à vrai dire, aurait surpris les spectateurs: quelque trente siècles plus tôt , la poésie prenait naissance en Occident avec le récit de la colère d'Achille et des combats furieux sous les remparts d'ilion. Depuis lors, l'ombre de Troie ne cesse de hanter l'imagination littéraire, celle de Virgile et de Shakespeare, de Racine et de Kleist, pour ne pas en citer tant d'autres .... Si, comme le veut une célèbre formule de Stendhal, «tous les poètes ont imité Homère», les Iliades rêvées ou réinventées par leur génie constituent aussi des réponses - on vient de le suggérer à propos de Giraudoux - aux problèmes moraux et esthétiques que se pose leur temps. C'est, d'étrange façon, le cas de l'épopée latine en six chants composée dans les années 1180 par le clerc anglais Joseph d'Exeter.

Le moyen âge occidental et Troie Les bouleversem ents politiques et culturels des Ve et VIe siècles coupent durablemen t les lecteurs de la partie latine de l'Europe de tout accès direct au corpus homérique. Il faut attendre 1353, et l'envoi par un ambassadeur de Byzance d'un manuscrit de l' fliade et de l'Odyssée à François Pétrarque, qui se désole d'ailleurs de ne pouvoir le déchiffrer, pour que le texte grec reprenne pied en

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INTRODUCTION

Occident 1 • Les savants n'y sont pas pour autant tout à fait ignorants de la légende troyenne. Ils peuvent en effet en reconstruire de larges pans à travers la lecture des poètes, en premier lieu l' Énéide de Virgile, mais aussi certaines des Héroïdes d'Ovide et les chants XII et XIII de ses Métamorphoses, l' Achilléide de Stace, ainsi que les gloses, commentaires et scholies à ces œuvres et quelques manuels de mythographie ad usum scolarum. Mais ils tirent une information plus systématique, parce que chronologiquement ordonnée, de quatre textes de moindre relief qui relatent en latin les péripéties de la guerre de Troie. Il s'agit de: 1. L'«lliade latine» (!lias latina), un poème de 1070 hexamètres, composé dans la seconde moitié du Ier siècle après J.-C., vraisemblablement par le rhéteur Baebius Italicus, dont le nom se lit en 2 acrostiche en tête des premiers vers • Cette épopée en miniature respecte fidèlement la trame du récit imaginé par Homère, dont elle suit l'ordre d'exposition, mais au prix de l'abréviation drastique des passages jugés digressifs, ce qui a pour conséquence une certaine (mélo)dramatisation de l'intrigue. Faut-il y voir un pur exercice d'école, ou l'effet d'une volonté d'adapter le poème grec au goût maniériste de l'époque? En tous cas, ce texte est reçu dès le ve siècle sous le nom d'Homère, enregistré dans les catalogues médiévaux de bibliothèques sous le titre d' Homerus, ou 3 Homerus latinus, et assez tôt inscrit au programme des écoles . 2. Le «Journal de la guerre de Troie» (Ephemeris belli Troiani) semble avoir été traduit en latin vers le début du IVe siècle d'après un original grec dont on n'a conservé que des fragments. Il est fallacieusement attribué à un certain Dictys, compagnon du roi de 4 Crète Idoménée, l'un des héros de la guerre de Troie • Il a donc aux yeux de ses lecteurs médiévaux, qui ne songent pas à en remettre en cause l'authenticité, le principal mérite de fournir un 1 R.WEISS, Notes on Petrarch and Homer, in Rinascimento, 4, 1953, p. 263-275; ID., Petrarca e il monda greco, in Atti e Memorie dell' Accademia Petrarca di lettere, arti e scienze di Arezzo, n.s. 36, 1956, p. 63-96. 2 Éd. M. SCAFFAI, Baebii Italici. Ilias latina, Bologne, 1982. Une traduction française de ce texte, précédée d'une intéressante introduction, a été récemment publiée par Gérard Fry (Récits inédits [sic] sur la guerre de Troie. Iliade latine, Éphéméride de la guerre de Troie, Histoire de la destruction de Troie, Paris, 1998, p. 13-67 et 289-308). 3 B. MVNK OLSEN, l classici nel canone scolastico altomedievale, Spolète, 1991, p. 63-65. 4 Éd. W EISENHVT, Leipzig, 1973. Traduction française et commentaire par G. FRY, op. dt., p. 69-230 et 309-376.

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témoignage direct sur le déroulement des combats. Celui, également, d'exposer en termes clairs les tenants et aboutissants du conflit, puisqu'il commence avec l'enlèvement d'Hélène et relate en détail des événements post-iliadiques (la mort d'Achille, celle de Pâris, la trahison d'Anténor et la chute de la ville), jusqu'aux «retours» malheureux des rois achéens dans leurs patries5 • 3. L' «Histoire de la ruine de Troie» (Historia de excidio Troiae) de Darès le Phrygien relève de la même catégorie de supercherie littéraire : son auteur supposé est en effet un combattant troyen qui rapporte au jour le jour les faits dont il est le témoin et l' acteur6 . L'illusion d'authenticité est encore renforcée par une lettre-préface, adressée à Salluste par le grammairien Cornelius Nepos, qui aurait découvert le manuscrit autographe de Darès au hasard de recherches bibliographique s à Athènes et l'aurait traduit en latin. En réalité, ce texte n'est pas antérieur au ve, voire au VIe siècle (l'existence d'un original grec du ier ou du ne siècle est sujette à caution). C'est pourtant de tous les récits troyens celui qui connaîtra la plus grande popularité au moyen âge. Ce succès tient sans doute au fait que Darès transmet une des formes les plus complètes de la légende, puisqu'il évoque la préhistoire du conflit, cette «première guerre de Troie» qui oppose les Argonautes au roi Laomédon, père de Priam, et le rapt de sa fille Hésione par Hercule - auquel répondra symétriquemen t celui d'Hélène par Pâris. Plus encore, peut-être, à son style quasi-télégraph ique, dépouillé du moindre ornement rhétorique, qui le fait apparaître, contre Homère et Virgile, comme un témoignage historique brut, et de la sorte d'autant plus digne de foi. Longtemps, Darès passera pour le plus ancien de tous les historiens profanes 7 ; et, au regard de la 5 Le Journal de Dictys porte donc tardivement témoignage des poèmes épiques, aujourd'hui perdus, du "cycle troyen", qui ont bourgeonné autour du récit homérique pour lui fournir une suite ()' Éthiopide et !' Ilioupersis d' Arctinos de Milet, la Petite Iliade de Leschès de Mytilène, les Nostoi d'Agias de Trézène et la Télégonie d'Eugammon de Cyrène) et dont le corpus s'était progressivement constitué entre le VIII' et le VI' s. av. J.-C. 6 Éd. F. MEISTER, Leipzig, 1873. Traduction et commentaire par G. FRY, op. cit., p. 231-287 et 376-393. 7 Cf. par exemple le titre de l'édition princeps de l'Iliade de Joseph d'Exeter (Bâle, 1541): Daretis Phrygii poetarum et historicorum omnium primi de hello Troiano (. . .) /ibri sex, a Cornelio Nepote latino carmine heroico donati (. . .). Plus généralement, sur la place de Darès dans la culture historique du moyen âge, voir M.-R. JUNG, L'Histoire grecque: Darès et les suites, in E. BAUMGARNER et L. HARF-LANCNER (éd.), Entre fiction et histoire: Troie et Rome au moyen àge, Paris, 1997, p. 185-206.

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critique médiévale, antiquité et authenticité vont bien souvent de pair. Son récit constitue ainsi la source principale de l'épopée de Joseph d'Exeter, parfois désignée par les manuscrits sous le titre de Dares metricus (« Darès versifié»). On aura donc à y revenir. 4. Enfin, la «Ruine de Troie» (Excidium Troiae), compilation anonyme traduite du grec au VIe siècle, situe le récit de la guerre de Troie dans une perspective embrassant la longue durée, puisqu'elle s'ouvre sur le litige entre les trois déesses Junon, Minerve et Vénus et le fatal jugement de Pâris, pour s'étendre jusqu'à la mort de Romulus, en passant par l'évocation détaillée des aventures et des hauts faits d'Enée 8 . De la même façon, plusieurs textes médiévaux s'emploieront à enchaîner de la sorte les scénarios légués par Homère et ses épigones d'une part, Virgile de l'autre: ainsi, l' Histoire ancienne jusqu'à César (ca. 1213-14) et la General estoria du roi de Castille Alphonse X le Sage (milieu du XIII° siècle). Sur la base de ces diverses sources, on voit précocement se constituer des corpus troyens: entre autres exemples, un manuscrit vraisemblablement copié, peu après l'an mil, dans le monastère jurassien de Saint-Oyan (aujourd'hui: Saint-Claude, bibl. municipale 2) regroupe l' Ilias Latina, un fragment de Darès et la partie proprement homérique de l'Excidium9 . Ce n'est pourtant guère avant le milieu du XIe siècle que les poètes médiévaux entreprennent de reformuler, avec leurs propres mots, le récit narré par ces textes antiques. On en trouve une première trace encore ténue dans les œuvres, en partie perdues, d'Odon d'Orléans et de Godefroid de Reims (ca. 1060-70). Les poètes humanistes Baudri de Bourgueil (v. 11 OO) et Pierre de Saintes (v. 1140) prennent le relais. L'inspiration lyrique n'est pas en reste: la lamentation d'Hécube (inc. Pergama flere vola, «Je veux pleurer Pergame»), sans doute composée vers 1100, est transmise par plus de soixante-dix manuscrits, dont le célèbre recueil des Carmina burana, et le goliard Hugues

8 Éd. A. K. BATE, Francfort - Berne - New York, 1986. L'influence majeure de ce texte sur les récits médiévaux en langues vulgaires de la guerre de Troie est soulignée par]. MoNFRIN, Les translations vernaculaires de Virgile au moyen âge, in: Lectures médiévales de Virgile, Rome, 1985, p. 184-249. 9 MUNK ÜLSEN, op. cit., p. 64.

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Primat d'Orléans (ca. 1150) évoque en termes ironiques le retour d'Ulysse dans sa patrie 10 • La seconde moitié du XIIe siècle voit le retour de l'épopée, illustrée par trois monuments: l' « Iliade » du chanoine de S. Victor de Paris Simon «Chèvre d'Or» (ca. 1155), en 497 distiques élégiaques d'un maniérisme exacerbé, connaît un tel succès que son auteur en fournit plusieurs éditions successives 11 ; vient ensuite une Historia Troyana Daretis Frigii en 918 hexamètres dont l'intention hautement proclamée de rester strictement fidèle à la vérité historique annonce le projet de Joseph d'Exeter12 ; 1' œuvre de ce dernier constitue par son ampleur, par sa qualité dramatique, par son originalité stylistique, une manière d'apogée. D'apogée, mais non d'aboutissement: la «matière de Troie» continue au XIII° siècle d'être développée en latin par des auteurs comme l'allemand Albert de Stade, qui achève en 1249 son épopée Trailus, ou l'italien Guido delle Colonne, dont l' «Histoire de la destruction de Troie» (Historia destructionis Troiae), monumentale amplification en prose du récit de Darès, paraît en 1287. Ce n'est pourtant pas dans le seul domaine de la langue savante que la légende troyenne a inspiré les écrivains. On remplirait des bibliothèques entières avec les Iliades médiévales en langues vernaculaires. Il faut assurément y faire une place à part au Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, l'un des témoins les plus imposants (plus de 30 000 octosyllabes) de ce genre du ~>. Cet épisode central est précédé du récit des délibérations qui agitent la cour troyenne, où le parti de la guerre s'impose malgré les prédictions inquiétantes des devins Helenus et Panthus. Ces discours, ainsi que la narration subséquente, du départ de Pâris pour Sparte jusqu'aux préparatifs guerriers d'Agamemnon et à la disparition mystérieuse des Dioscures, suivent fidèlement la trame du scénario élaboré par Darès, de la fin du chapitre 7 au chapitre 11 de son Histoire. Il en va de même pour la première moitié du chant 4 (v. 1-207), qui brosse le portrait des héros troyens, puis grecs (Darès, ch. 12 et 13), la seule discordance entre les deux textes étant ici la place de la description d'Hélène, située en tête par le prosateur, en queue par le poète. Joseph fait l'économie de l'ennuyeux catalogue des vaisseaux dressés par Darès (ch. 14), à quoi il substitue une vigoureuse condamnation des rites et croyances païens (v. 215-45). Ce développement original introduit paradoxalemen t à l'invocation par les Grecs de l'oracle de Delphes (Darès, ch. 15). Le chant s'achève avec le récit de l'expédition d'Achille en Mysie et la mort du roi Teuthras, allié des Troyens (Darès, ch. 16).A ce propos,Joseph insère une digression de son cru: la description, en forme d' ekphrasis, du splendide tombeau de Teuthras, dont Darès ne dit mot. Dans le chant 5, l'effort du poète tend au contraire à resserrer la narration plutôt diffuse et répétitive de l'historien, en mettant en relief, au sein de l'alternance monotone de combats et de trêves platement relatées par ce dernier, quelques épisodes saillants: la mort, dès le début du conflit, des héros grecs Protésilas, Patrocle et Mérion (Darès, ch. 19), la rébellion de Palamède contre l'autorité d'Agamemnon (Darès 20), le duel entre Pâris et Ménélas (Darès 21), enfin l'exécution d'Hector par Achille (Darès 22), précédée d'un songe prémonitoire effrayant d' Andromaque.

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A son tour, le long chant 6 Qusqu'au v. 897) suit exactement, mais en lui donnant plus de vivacité, le fil du récit narré par Darès (chapitre 25-43). Trois registres s'y entremêlent. Le registre guerrier, à savoir les combats qui voient les trépas successifS de Déiphobe, Sarpédon, Trailus, du perse Memnon, de Pâris et de Penthésilée, reine des Amazones, du côté troyen, de Palamède et d' Ajax du côté grec. Le registre romanesque, celui des amours entre Achille et Polyxène, fille de Priam et d'Hécube (dont Benoît de 44 Sainte-Maure tire un si riche parti ), et de leur issue tragique, le lâche assassinat du héros grec par Pâris. Le registre politique enfin, soit l'affrontement à Troie entre le parti de la guerre guidé par Priam, et celui de la paix, soutenu par Anténor et Enée; selon la version plutôt anti-romaine de la légende adoptée par Darès, ces 45 deux princes trahissent et ouvrent aux Grecs les portes de la ville . Après le récit du sac de Troie, de 1' exécution de Priam par Pyrrhus et du partage des dépouilles (Darès, 41-42) ,Joseph d'Exeter recourt au livre VI du Journal de Dictys pour raconter le retour malheureux des Grecs dans leur patrie (6, 898-958). Le poème s'achève par l'annonce de la future Antiocheis, une nouvelle invocation à Baudouin de Cantorbéry et une adresse au livre qui part courir le vaste monde en quête d'immortalité. Sur la base de ce résumé, peut-on considérer le poème de Joseph d'Exeter comme le Dares metricus décrit par les catalogues de bibliothèques médiévales? L'affirmation qui voudrait que notre Iliade s'identifie à «Darès, tout Darès, rien que Darès » est assurément vraie dans sa première partie - l' Histoire de la ruine de Troie est bel et bien la source majeure de l'épopée-, presque exacte dans la deuxième - Joseph n'omet de paraphraser que les chapitres 14 et 18, ennuyeux catalogues de noms propres, et la postface de Cornelius Nepos (ch. 44) -, tout à fait fausse dans la troisième. Le poète ajoute en effet beaucoup à sa source, ce que met en lumière la simple statistique, en dehors même de toute approche plus fine : si l'on réfère le nombre de vers de l'épopée au nombre de lignes correspondant de l'édition Meister de l' Historia (ce calcul

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Ce développement courtois occupe près de mille vers dans le Roman (v. 17489-18472, éd. Baumgartner - Vielliard, p. 414-459). 45 Cf.J.-P. CALLU, lmpius Aeneas, in R. CHEVALLIER (éd.), Colloque Présence de Virgile, Paris, 1978, p. 161-174.

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n'ayant de valeur que purement indicative, puisque les vers de Joseph comptent six mots en moyenne, et les lignes de l'édition du texte en prose un peu moins de sept), ce rapport est d'environ quatre pour un aux chants 1, 3 et 4, trois pour un au chant 5 et deux pour un pour le chant 6 - le chant 2, avec ses 613 vers correspondant à seulement 63 lignes du texte en prose, constitue quant à lui un cas atypique: les très longs discours au style direct (orationes en latin) des trois déesses Junon, Pallas et Vénus (2, 237606) n'ont pas d'équivalent dans la tradition antérieure. C'est dire que le poète se tient en contact plus étroit avec son modèle à partir du moment où il entreprend de narrer les péripéties de la guerre de Troie proprement dite. Comme s'il avait eu à cœur de rééquilibrer le récit, d'inscrire l'événement dans une épaisseur temporelle, voire une perspective généalogique: la référence conjointe, dans un des tout premiers vers de l'épopée (1, 4), au rapt d'Hésione, sœur de Priam, et à celui d'Hélène, enlevée par le fils de Priam, fournit l'indice, qu'il conviendra de méditer, de cette volonté. Il n'en reste pas moins que Joseph est toujours plus prolixe que sa source. Il ne fait en cela qu'appliquer les procédés de l'amplification rhétorique, périphrase et digression, description et prosopopée, dont les maîtres ès art poétique recommandent alors l'usage à leurs élèves 46 . Mais bien avant d'être théorisées, de telles pratiques étaient communes. Joseph d'Exeter n'est ni le premier ni le seul à réécrire en vers épiques un écrit historique en prose : dès l'aube de la poésie latine chrétienne, le prêtre espagnol Juvencus, au début du IVe siècle, paraphrase l'évangile de Matthieu en hexamètres virgiliens. Cette démarche aura quantité d'imitateurs: citons, parmi d'innombrables exemples, la Vie de Saint Martin de Venance Fortunat (fin VIe siècle), qui transforme en une épopée en quatre chants la biographie composée deux siècles plus tôt, et dans le style nerveux de Salluste, par Sulpice Sévère; ou encore la Geste de Charlemagne du «Poète Saxon» (ca. 900), 2700 vers répartis en cinq livres suivant exactement le fil du récit rapporté en termes lapidaires par les Annales du pseudo-Eginhard. Toutes

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E. FARAL, Les arts poétiques du Xlf et du XIII' siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du moyen âge, Paris, 1924, p. 61-85.

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ces réécritures en vers ont en commun d'être plus emphatiques que leurs modèles en prose, leur ambition avouée étant d' embellir le récit primitif en le parant de couleurs de rhétorique et en l'annexant au genre-roi de l'épopée. Leur technique favorite est celle du remploi, soit la reprise mot pour mot de formules figées puisées au vaste stock engrangé par la tradition.Joseph ne procède pas autrement: plusieurs études savantes, l'apparat de l'édition Gompf, les notes des traductions anglaise et française documentent les emprunts littéraux faits par notre auteur à Virgile, mais aussi à Ovide, Lucain, Juvénal, Stace, voire Claudicn et Boèce. Malgré l'absence d'inventaire complet de ces citations camouflées, il semble bien toutefois que Joseph s'adonne de façon moins systématique à ce travail de marqueterie que ne le fait, par exemple, Gautier de Châtillon dans son Alexandréide, où un vers sur deux 47 renvoie des échos classiques • L'hommage que le poète del' Iliade rend au genre littéraire qu'il cultive se traduit de façon bien plus caractéristique selon nous par l'insertion d'épisodes entiers, ignorés de sa source, qu'il retravaille dans son langage à lui pour en enrichir son récit. On se bornera ici à en prendre quelques exemples: - L'intervention maléfique de la Furie Alecto, au début du chant 2, renvoie au rôle tout à fait comparable que joue le même personnage dans l'économie de l' Énéide (chant 7) et dans celle du Contre Rufin du poète tardoantique Claudien - il sera bientôt mis 48 également à contribution dans l' Anticlaudianus d'Alain de Lille •

47 A cet égard, le recensement fort méticuleux par T. GARTNER des parallèles textuels entre l'Iliade de Joseph et la poésie classique (Klassische Vorbilder mittelalterlicher Trojaepen, Stuttgart - Leipzig, 1999, p. 9-408) est un peu trompeur: les rencontres nombreuses identifiées par lui entre le texte de notre auteur et des oeuvres comme les Puniques de Silius Italicus ou les tragédies de Sénèque, qu'il ne pouvait en aucun cas connaître, sont l'effet ou bien du hasard, ou bien de l'emprunt à un formulaire épique désormais indifférencié, et par conséquent anonyme. 48 Chez Virgile, la Furie, déléguée par Junon, s'emploie à susciter l'hostilité des peuples italiens contre les Troyens fraîchement débarqués; chez Claudien, mécontente de voir l'Empire pacifié par Stilicon, elle provoque contre lui, avec l'aide des vices personnifiés, le soulèvement de l'infâme Rufin; de même, chez Alain, elle rassemble une armée, composée des mêmes vices, pour combattre !'«homme nouveau» appelé à régénérer le monde. Elle est donc la figure diabolique de la discorde et du désordre.

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- L'invective un peu inattendue contre la religion païenne et ses superstitions (4, 215-43) fait écho à deux passages des satires de Juvénal raillant la stupidité des religions exotiques 49 • - La description du splendide tombeau du roi Teuthras (4, 45192) constitue un motif épique particulièrement prisé du moyen âge. Elle peut s'autoriser de modèles antiques, comme l'évocation que fait Lucain par antiphrase du tombeau que n'a pas eu Alexandre ou la description du bûcher préparé pour le corps du jeune héros Archémore, au chant 6 de la Thébaïde de Stace. Mais elle renvoie plus sûrement encore aux deux magnifiques tombeaux littéraires édifiés pour le roi perse Darius et son épouse Stateira par Gautier de Châtillon, avec qui Joseph d'Exeter entre ici directement en concurrence. On notera en outre que le «roman antique» du XII° siècle en langue française abonde lui aussi en descriptions de monuments funéraires: ainsi, ceux d'Alexandre dans le roman qui lui est consacré, de Camille et de Pallas dans l' Eneas, d'Achille dans le Roman de Troie 50 • •• - Le songe prophétique d' Andromaque, à la veille de la mort d'Hector (5, 425-46), rappelle dans sa formulation même le rêve que, selon la Thébaïde de Stace, fait Atalante au cours de la nuit qui précède la bataille où son fils Parthénopée trouvera une mort glorieuse 51 . - L'épisode