L’historien entre l’ethnologue et le futurologue: Actes du séminaire international organisé sous le auspices de l’Association Internationale pour la Liberté de la Culture, la Fondation Giovanni Agnelli et la Fondation Giorgio Cini, Venise, 2–8 avril 1971 9783111535784, 9783111167725

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L’historien entre l’ethnologue et le futurologue: Actes du séminaire international organisé sous le auspices de l’Association Internationale pour la Liberté de la Culture, la Fondation Giovanni Agnelli et la Fondation Giorgio Cini, Venise, 2–8 avril 1971
 9783111535784, 9783111167725

Table of contents :
Préface
1. Règles du jeu et paysage
NOTRE SENS DE L'HISTOIRE AUJOURD'HUI
DISCUSSION
2. Futurologie ou projection du présent ?
PRÉVISION CONTRE PROPHÉTIE
DISCUSSION
3. L'historien et la science économique
L'ÉCONOMIE POLITIQUE NÉCESSAIRE ET IMPOSSIBLE
DISCUSSION
4. Les illusions de la continuité temporelle
L'HISTOIRE, LA SOCIOLOGIE ET LES RÉVOLUTIONS
DISCUSSION
5. L'histoire politique en crise
SUR LA SITUATION DE L'HISTOIRE POLITIQUE DANS LES SCIENCES SOCIALES
DISCUSSION
6. Pour l'histoire
QUE SERAIT LA VIE SANS UNE CONNAISSANCE DE L'HISTOIRE?
DISCUSSION
7. Nouvelles méthodes historiques
L'HISTOIRE ET L' « HOMME SAUVAGE »
L'HISTORIEN ET L'HOMME QUOTIDIEN
L'HISTOIRE DES SYSTÈMES DE VALEURS
Postface
Table des matières

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Le savoir historique 4

L'historien entre l'ethnologue et le futurologue

ÉCOLE P R A T I Q U E DES H A U T E S É T U D E S — S O R B O N N E VI' SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

Le savoir historique 4

MOUTON ÉDITEUR

• PARIS • LA HAYE

L'historien entre l'ethnologue et le futurologue Actes du séminaire international organisé sous les auspices de l'Association Internationale pour la Liberté de la Culture, la Fondation Giovanni Agnelli et la Fondation Giorgio Cini Venise, 2-8 avril 1971

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

Les textes de ce volume ont été réunis et sont publiés sous la direction de Jérôme DUMOULIN et Dominique MOISI

Le lecteur trouvera dans cet ouvrage quelques répétitions, rendues inévitables par le fait que nous avons gardé tout à la fois les rapports introductifs et la présentation orale de ceux-ci par leurs auteurs. Nous avons essayé de conserver au dialogue sa spontanéité, plutôt que de l'asservir à un schéma fixé a priori. Dans cet esprit, certains rapports qui présentaient un intérêt intrinsèque, mais qui s'intégraient mal au déroulement de la discussion, ont été réunis à la fin du volume. J. D. et D. M.

Library of Congress Catalog Card Number : 72-85372

© 1972 Ecole Pratique des Hautes Etudes and Mouton and Co. Couverture de Jurriaan Schrofer Printed in Vrance

Préface

Ce livre rend compte des discussions qui se sont déroulées dans un groupe formé de sociologues et d'historiens de différents pays, à Venise, en avril 1971. Celui qui était évidemment le mieux désigné pour écrire la préface était Raymond Aron, puisqu'il avait préparé le séminaire et qu'il en avait également présidé les débats avec une incomparable maîtrise. Toutefois, plutôt que de rédiger une préface, R. Aron a préféré écrire une postface et celle-ci donne à nos débats une conclusion si lumineuse qu'elle apporte à cet ouvrage une valeur exceptionnelle. Et ¿est la raison pour laquelle j'ai répondu à la prière de R. Aron quand il m'a demandé de rédiger cette préface à sa place. Bien des gens considèrent les conférences avec un certain scepticisme et, au moment où je prenais place dans l'avion qui dlait me conduire à Venise, je me demandais avec un peu d'inquiétude dans quelle mesure je pourrais m'intéresser à ces réunions auxquelles j'avais accepté de prendre part. Il faut dire que, dès avant la fin du premier jour, cette inquiétude avait disparu : je n'avais pas un instant cessé de passer de l'étonnement à l'exaspération ou à un intérêt intense en écoutant les premiers débats. Les réflexions que je fus amené à faire par la suite et la possibilité qui me fut donnée de lire l'excellent rapport rédigé par Jérôme Dumoulin et Dominique Moisi me confirmèrent dans mon impression première. En dépit de tout ce qiion peut dire sur les conférences en général, j'avais trouvé dans celle-là un intérêt qui s'était soutenu du début jusqu'à la fin. La raison n'en était certainement pas la contribution que j'avais pu moi-même apporter à la discussion. Bien que j'aie été amené plus d'une fois à allumer la lampe rouge qui se trouvait devant moi pour demander la parole, je me suis contenté, la plupart du temps,

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Alan Bullock

d'écouter avec une attention très vive ce que disaient mes collègues et, à ma surprise, je me suis aperçu que ce qriils disaient ne cessait d'éveiller en moi un intérêt passionné. Je soupçonne que l'origine de cet intérêt — en même temps que, sans doute, le seul titre que j'aie à écrire cette préface — provient de ce que '(avais posé par hasard la question dans laquelle les discussions de Venise ont trouvé leur point de départ. Parlant un jour avec Constantin Jelenski, le directeur des Séminaires de l'Association internationale pour la Liberté de la Culture, je lui avais fait, pour son programme, une suggestion, inspirée par la constatation d'une attitude très répandue dans les générations d'étudiants actuelles : leur indifférence et souvent même leur hostilité à l'égard de l'histoire, qu'ils accusent de ne les aider en rien à comprendre la situation dans laquelle ils se trouvent. Tous les mouvements extrémistes ont voulu, bien entendu, répudier pour le moins le passé immédiat, mais nombre d'entre eux se sont appuyés sur l'histoire pour renforcer la condamnation qu'ils prononçaient contre l'état présent de la société. Les fondements intellectuels du marxisme, pour prendre l'exemple le plus évident, consistent en une interprétation particulière de l'histoire et, s'il ne comportait pas la certitude que la conception matérialiste de l'histoire donne une clé universelle pour la compréhension de l'évolution sociale, la plus grande part de l'attrait qu'il exerce disparaîtrait. Tandis qu'au contraire, une des convictions les plus répandues dans la génération actuelle des étudiants, en même temps qu'une des plus caractéristiques, est que leur propre expérience est à ce point exceptionnelle, à ce point différente de tout ce qui a été connu ou ressenti auparavant, que l'étude du passé — même selon une version marxiste — n'a pour eux aucune valeur et leur paraît ne les concerner en rien. S'il s'agit là d'autre chose que d'une attitude éphémère, quelles en seront les conséquences pour une culture qui, en Europe occidentale du moins, a été dominée, même dans ses révoltes, par une tradition historique continue ? Selon moi, une des conséquences immédiates de cette attitude est l'avidité avec laquelle de nombreux étudiants se tournent vers les sciences sociales, dont ils pensent quelles regardent vers l'avenir plutôt que vers le passé, et j'en suis venu à me demander jusquïà quel point les sociologues se trouveraient en mesure de répondre aux espoirs placés dans leurs travaux, s'ils étaient appelés à jouer le rôle central que l'histoire a rempli jusqu'alors dans notre éducation et dans notre culture.

Préface

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Notre chance fut que les questions que j'avais posées — et il fagissait de questions que je me posais vraiment, et non pas sur un plan rhétorique, car fêtais bien loin moi-même de me sentir assuré des réponses que je pourrais leur apporter — intéressèrent suffisamment R. Aron pour l'amener à accepter de présider un séminaire au cours duquel elles seraient examinées par un groupe d'historiens et de sociologues de différents pays. A partir de cet instant, R. Aron prit les choses en main et les questions, dans la traduction qu'elles eurent à subir entre Oxford et Paris, prirent naturellement une forme différente. Le thème proposé au séminaire, tel qu'il apparut en sortant de ses mains, fut : l'Histoire entre l'Ethnologie et la Futurologie, formulation nouvelle, qui donnait à la discussion des dimensions plus importantes du fait qu'il y était admis que le caractère des études historiques subissait lui-même un certain nombre de transformations sous l'effet des sciences sociales. Et, en réalité, quand finalement nous nous installâmes autour de la table, à Venise, ce furent ces transformations mêmes, ainsi que la question de savoir dans quelle mesure elles infirmaient la conception traditionnelle de l'histoire, qui furent l'occasion des discussions les plus passionnées. Au terme du séminaire, nous n'étions tombés d'accord sur aucune réponse aux questions que j'avais posées à l'origine. Cela via rien de bien surprenant : ce sont des questions auxquelles, après tout, chacun doit trouver lui-même une réponse, et il ne s'agit pas là d'une décision que l'on puisse prendre à la majorité des voix. Cependant, nos débats nous avaient obligés à aller au-delà de la surface des choses, ils avaient mis en lumière toutes les implications des questions que nous avions posées, et nous avons acquis une idée plus claire de tout ce qu'entraîne la réponse qui peut leur être donnée. C'est notamment de cela qu'il nous faut remercier Raymond Aron, qui a su ramener constamment la discussion au sujet proposé et qui, sans jamais imposer ses propres conceptions, a eu — du moins je le suppose — dès le premier instant une idée très claire du point où elle allait finalement nous conduire. Ce sont ces vues qu'il a exprimées avec sa lucidité caractéristique dans le chapitre qui conclut cet ouvrage et, si elle n'avait eu pour conséquence que la parution de ce texte, la publication du compte rendu de nos discussions en serait justifiée. C'est à l'Association Internationale pour la Liberté de la Culture et, en particulier, au directeur des Séminaires de cette Association, Constantin Jelenski, que nous devons d'avoir pu nous réunir et échanger nos vues, puisque c'est sous les auspices de cet organisme que

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Alan Bullock

le séminaire a été organisé, et que c'est à C. Jelenski qtfest échue la tâche difficile et, à certains moments, délicate d'organiser la conférence. Enfin, il nous faut remercier la Fondation Agnelli, car, sans son aide généreuse, le séminaire n'aurait jamais pu avoir lieu; notre gratitude va également à la fondation Cini qui nous a offert un lieu de réunion incomparable, conçu par Palladio lui-même et plus éloquent que toute œuvre historique, dans lequel nous avons pu nous demander s'il valait la peine de continuer à étudier le passé, même dans notre monde d'aujourd'hui. ALAN BULLOCK

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Règles du jeu et paysage

ERNEST GELLNER NOTRE S E N S

DE L'HISTOIRE AUJOURD'HUI

Types d'horizons L'horizon est en général considéré avec curiosité, tandis que le paysage qui nous environne immédiatement est considéré comme allant de soi. Et pourtant, dans le monde social et historique (comme peut-être aussi, dans une certaine mesure, dans le monde physique), l'horizon que nous apercevons dépend du milieu qui nous entoure plus immédiatement et de ses caractéristiques générales. La ligne d'horizon sera pour nous très différente selon que nous nous trouverons dans une forêt ou une savane, une colline ou une vallée. Mais il est dans la nature des choses que ce qui est rapproché et familier soit aussi traité avec familiarité et avec mépris, et qu'il soit normal d'en ignorer l'importance. C'est son caractère ordinaire, évident, qui fait que nous le considérons comme allant de soi ; mais c'est précisément parce que nous le considérons ainsi que son emprise sur nous est immensément plus grande. On peut s'interroger sur ce qu'on remarque, mais toute mise en question s'évanouit devant ce qui apparaît comme parfaitement évident. Les erreurs que nous fait commettre l'horizon sont, en revanche, exactement opposées. Celui-ci a parfois un caractère faussement spectaculaire. Au moment où nous atteignons un point éloigné sur la ligne d'horizon, il se peut parfaitement que nous nous apercevions, au moment même de l'atteindre, qu'il s'agit d'un endroit exactement aussi banal que celui d'où nous sommes partis. Cependant, tant qu'il se trouve sur la ligne d'horizon, il occupe ce lieu spectaculaire où le ciel rejoint la terre ou la mer, le lieu où le soleil se lève ou se couche. Il possède une force de suggestion frappante et symbolise nos aspirations les plus profondes et les plus délirantes — tout au con-

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Règles du jeu et paysage

traire des lieux proches et poussiéreux où nous vivons qui, par contraste, ne nous rappellent que nos compromis, nos petites misères et notre médiocrité. Les horizons d'une société, ou en tout cas ceux de nombreuses sociétés, sont constitués par une cosmogonie et une eschatologie, par un exposé de la manière selon laquelle les choses ont commencé et selon laquelle elles finiront ; les gens du pays savent comment il faut en parler et les circonstances rituelles abondent qui le leur rappellent. Il s'agit ainsi de quelque chose de très différent de ces événements quotidiens qui peuvent rester ignorés ou qui peuvent même être systématiquement rejetés dans l'ombre. Ce qui n'empêche pas, évidemment, que ce qui est mis en lumière et ce qui est rejeté dans l'ombre peuvent ne faire qu'un, ou peuvent tout au moins se compléter mutuellement. C'est un lieu commun des méthodes anthropologiques de dire qu'en interprétant habilement ce qui est mis en évidence à l'horizon, on peut être conduit jusqu'à une grande partie de ce qui est caché sous les yeux mêmes de chacun. Se demander comment l'histoire pénètre notre manière de voir les choses, c'est, d'une certaine manière, se demander de quelle façon nos horizons sont liés au style de notre vie quotidienne. Cela étant, on peut commencer par établir une typologie des genres d'horizons que peut avoir une société. Il est possible d'établir une typologie en utilisant la méthode des oppositions binaires actuellement en usage le plus couramment et de voir quels sont les types auxquels ce procédé aboutit. Les différentes attitudes que l'on peut prévoir à l'égard de l'histoire appartiendront aux types suivants : 1. Naturaliste/discontinu. Une société est naturaliste quand elle suppose que les événements situés à l'horizon sont et doivent être de même nature que les événements ordinaires de la vie quotidienne. Dans ce sens, les sociétés modernes sont naturalistes. Elles ne prennent au sérieux ni l'Age des Dieux ni l'Age des Héros, selon les termes de Vico. Mais, en ce sens, la plupart des sociétés ne sont pas naturalistes. 2. Dans la catégorie des sociétés qui ont des horizons non naturalistes on peut distinguer entre des récits originaires simples et ramifiés. Un récit manifesté admettra l'existence de deux ou plusieurs époques successives, fondamentalement dissemblables, dans l'histoire générale de l'horizon, tels qu'un Age des Dieux et un Ange des Héros, encore

E. Gellner : Notre sens de l'histoire

aujourd'hui

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une fois selon les termes employés par Vico. L'horizon comportera alors un double profil — ce qui, somme toute, se produit parfois dans le monde physique. 3. A l'intérieur même de ces catégories, on peut distinguer entre les sociétés historiques et les sociétés a-historiques. Grossièrement, on pourrait utiliser comme critère le fait pour une société d'accumuler un nombre sans cesse grandissant de générations à mesure que le temps passe, le fait que le monde ordinaire en deçà de l'horizon yagrandit avec le temps qui passe, ou le fait contraire que la dimension de la plaine en deçà de l'horizon reste constante, ce qui arrive quand un oubli systématique fait en sorte que le nombre des générations séparant le présent du Père Fondateur demeure constant. On constatera évidemment qu'il existe des situations marginales entre les sociétés historiques et a-historiques. 4. La présence ou l'absence d'une structure sociale. On entend par ces mots le fait qu'une société admet l'existence d'une différence radicale dans les types d'événements ou de séquences d'événements de l'histoire, à l'intèriem même de la partie du monde qui dépend de la vie quotidienne, qui se situe hors de l'horizon. En d'autre termes, le fait que cette société est douée du sentiment de la différence entre les époques, d'une différence radicale entre les divers cadres de vie sociale, et qui conçoit cette différence comme naturelle et non supranaturelle. Une société simple qui considère comme allant de soi le cadre institutionnel et conceptuel à l'intérieur duquel agissent ses propres membres n'a évidemment aucun sens de la structure sociale. Sa propre structure lui est cachée, et elle est incapable d'en concevoir d'autres. Elle considère naïvement l'ensemble de ses conventions comme une valeur absolue. Mais il arrive aussi que des sociétés beaucoup plus raffinées, et même des historiens, se montrent capables d'une telle simplicité. On peut affirmer que les conceptions de Gibbon étaient de cette sorte, et c'est une affirmation qu'il m'est arrivé d'entendre exprimer. Il est donc clair que le fait d'avoir une telle vue des choses ne chasse pas un homme des premières places de l'intelligence créatrice. Les quatre oppositions binaires envisagées ainsi nous ouvrent douze possibilités (étant donné que l'une des quatre oppositions ne joue que pour la moitié du domaine envisagé puisqu'elle ne se présente que dans le cas où une réponse précise est donnée à l'une des autres

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Règles du jeu et paysage

alternatives). Il serait donc intéressant d'étudier la typologie qui est ainsi obtenue, en liaison avec un matériel historique et ethnographique concret. Toutefois, le problème qui se pose actuellement à nous est de définir les traits particuliers à notre propre sens de l'histoire. A cette fin, il nous faut seulement spécifier la position que nous occupons dans cet ensemble d'alternatives, puis chercher à préciser davantage le profil que nous aurons ainsi obtenu. Notre société peut être dite sécularisée/naturaliste ; elle considère que le monde est continu et non discontinu, dans la mesure où elle ne prend pas au sérieux les cosmogonies et les eschatologies supranaturelles qu'elle a héritées. Elle ne les a pas désavouées ouvertement et, d'une manière générale, elle se contente de les entourer d'un brouillard d'ambiguïté, leur accordant un statut « symbolique » ou de n'importe quelle autre nature, et elle s'est trouvée dans l'obligation d'inventer un terme spécial, celui de « fondamentaliste », pour caractériser celui qui prétend les prendre au sérieux. Cela étant, la question de savoir si l'horizon est simple ou ramifié ne se pose pas. Dans un sens, et cela est important, nous n'avons pas d'horizon. On sait que ce qui se trouve à l'horizon est du même type que ce qui constitue la trame ordinaire de notre vie quotidienne. Il est clair que nous sommes une société historique. On ne fait pas s'évanouir les générations par un tour de passe-passe généalogique ou par indifférence, mais au contraire le tas de scories, le crassier du passé ne fait que croître sans cesse. Certains ont été jusqu'à craindre que l'ombre qu'il étend sur nous ne finisse par nous étouffer. Quoi qu'il en soit, nous nous situons nous-mêmes, sans aucun doute, dans une séquence temporelle croissante et cumulative, qui ne rejette pas les transformations dans l'ombre mais les enregistre. C'est là, bien entendu, la première raison et la plus générale de l'intérêt que nous portons à l'histoire. Mais nous ne sommes pas les seuls à présenter ce trait, bien que celui-ci ne soit pas non plus universellement répandu. Quelques sociétés tribales plus simples le possèdent en propre, et certaines sociétés complexes, urbaines et où tout le monde sait lire et écrire, ne le possèdent pas. Enfin, dans cette séquence temporelle cumulative, avec cette absence d'horizon, nous n'en avons pas moins la conscience qu'il existe des structures sociales successives et qui diffèrent radicalement les unes des autres. Nous ne croyons pas que, tout au long de l'histoire, l'homme a joué le même jeu, qu'il a toujours été semblable à nous, si ce n'est — tout au plus — qu'il portait des vêtements différents et qu'il utilisait d'autres outils et d'autres armes. Tout au contraire, nous

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sivons que des modifications profondes se sont fait sentir dans les jejx qui ont été joués. Tel est, par conséquent, le profil de notre conscience historique. C'est là un schéma très abstrait et il faudra en dire encore beaucoup plus avant qu'il ne nous apporte vraiment des informations. Mais les détails qu'il faudra y ajouter, il est possible de les découvrir en répondant aux questions que pose précisément ce schéma. Ces questions sont liées entre elles et sont les suivantes : Qu'est-ce qu'une structure sociale, par opposition à la simple narration historique ? Etant entendu qu'il existe des penseurs de valeur qui considèrent une narration précise comme la seule forme légitime de l'histoire, et qui refusent les structures abstraites recherchées par les sociologues et les anthropologues 1 , répondre à cette question concernant la nature et le statut de ces « structures », c'est en effet examiner les rapports entre l'histoire d'une part, la sociologie et l'anthropologie d'autre part. D'une manière plus spécifique, quelles sont les structures particulières, ou les classifications de structures, que nous pouvons utiliser lorsque nous procédons au classement par catégories de notre expérience historique — et pourquoi ? Etant admis qu'un rôle important est joué par 1' « horizon » dans les sociétés qui possèdent cette notion, et étant admis que nous sommes dans une société sans horizon, du moins dans le vieux sens du mot, existe-t-il quelque chose d'autre qui joue ce rôle pour nous et, dans l'affirmative, de quoi s'agit-il ? S'il est avéré que ce rôle est actuellement joué par les sciences sociales et la « futurologie », comment s'y prennent-elles pour le jouer et quelle sorte de sensibilité apportent-elles ? A la lumière de tout ce qui précède, comment devons-nous faire pour préciser notre classification première du sens de la perspective historique, grâce à une typologie des horizons et des substituts d'horizons ? 1. Par exemple, Mme Shirley LETWIN écrit : « ...Les historiens ne se préoccupent pas de ce qui aurait pu se produire, ils essaient d'expliquer ce qui s'est réellement produit. Ils n'expliquent pas un événement en le reliant à des lois universelles ; ils décrivent quelles ont été ses relations avec d'autres événements ... tant qu'il reste un historien ... il (n'utilise pas) les événements pour illustrer des lois. » Mme Letwin qui, évidemment, parle ici en tant que représentante de toute une école en vient, ce qui est conforme à son point de vue, à répudier Max Weber, les types idéaux, et toute la notion kantienne selon laquelle une explication rationnelle sous-entend une référence à une loi générale. L'idéal opposé paraît être la narration exacte et rationnelle dans un sens non kantien.

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Structure et récit historique En gros, un récit historique est une séquence d'événements reliés les uns aux autres non seulement par une continuité (en principe, il ne devrait exister aucun hiatus) mais avant tout par le fait qu'ils sont arrivés à un individu (ou à une communauté) qui les conçoit et les éprouve comme une unité, comme son propre destin, son sort ou son aventure. Il est peut-être de l'essence même du récit historique que la séquence soit plus que contingente et moins que nécessaire2. Une telle définition laisse sans aucun doute de nombreux problèmes sans réponse et ne consiste peut-être qu'à en transférer le poids à une autre question : celle de savoir de quelle manière un individu en vient à conférer une unité à une séquence d'événements et, en réalité, de savoir comment il en vient à se considérer lui-même comme unité. On peut penser que l'unité du soi et celle du récit historique sont des notions corrélatives et qui dépendent l'une de l'autre. Une réponse très vague à cette question — et c'est la seule que nous ayons à offrir — consiste à s'en rapporter à la notion de « strutture », qui est à la fois complémentaire et contradictoire à l'idée de « récit historique ». Ce qui fait que la suite des mouvements, dans une partie d'échecs par exemple, est une partie qui peut être transposée non seulement en une narration mais en une narration précise et sans ambiguïté, c'est, au-delà et au-dessus du fait que ces mouvements se sont produits les uns après les autres dans un même lieu, le fait qu'ils présupposent un ensemble de règles admises qui relient chaque mouvement à celui qui le suit. L'histoire narrative naïve considère que les règles vont de soi. L'histoire sociologique essaie, au minimum, de les découvrir et de les définir. Quel est le statut de ces règles ? Quelques-unes d'entre elles, mais seulement quelques-unes, procèdent de la nature. Lorsque le héros d'un récit historique se lance dans une aventure où sa vie corporelle est en jeu, quand il doit éviter la destruction physique, la faim ou la rigueur des saisons, nous comprenons « la logique de la situation » sans éprouver le besoin de disposer à l'avance d'un certain nombre d'informations relatives à son milieu social propre, et aux conventions culturelles à l'intérieur desquelles il agit. Mais ces contraintes naturelles ne comptent que

2. Cf. Bryce GALLIE, philosophy and Historkal 1964.

UndersUmding,

Londres,

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pour peu dans les connections d'une séquence narrative — il ne peut s'agir que de la nécessité de nager jusqu'à la côte quand le navire fait naufrage, ou de celle de trouver abri et nourriture sur l'île. Les besoins naturels n'entrent également qu'à titre d'éléments constitutifs partiels dans nombre d'exigences culturelles, sans leur imposer une forme particulière. La nature décrète qu'il faut manger, c'est la culture qui décide quand, comment et pourquoi. La plupart des relations, dans un récit historique, sont rendues intelligibles autrement que par simple référence à une loi naturelle ou physique. Les activités professionnelles, rituelles, familiales, politiques et autres sont commandées, pour un homme, et sont conduites par des fins qui ne peuvent pas être simplement déduites de besoins biologiques communs, ou qui n'ont aucun rapport avec eux. Il est certain que ces besoins fixent des limites aux types de relations que la société peut présenter, mais plus certainement encore, ils n'en déterminent pas les formes particulières. La connexion entre un acte et ses conséquences, ou entre l'incapacité à l'accomplir et un autre ensemble de conséquences n'est pas déterminée par la nature; elle est, d'une façon ou d'une autre, la conséquence d'une structure sociale donnée. D'une certaine manière, une « structure sociale » est un système de relations régulières de cet ordre et la façon dont elles sont mises en vigueur. Comme cela a été indiqué plus haut, elle fait en sorte que ces conséquences se conforment à un certain modèle (car un milieu social n'est jamais complètement imprévisible). Elle le fait — mais comment ? Une réponse facile, parfois répandue, mais de nature empirique et par ailleurs tout à fait impropre, est ce qu'on pourrait appeler la solution du « Meilleur des Mondes » : c'est-à-dire selon laquelle ces concepts sont si fortement intériorisés par les membres de sociétés données qu'ils deviennent, en pratique, exactement aussi contraignants que les besoins naturels. L'homme d'honneur qui se sent insulté « doit » se battre en duel, le croyant « doit » s'agenouiller, et ainsi de suite. Mais l'expérience montre qu'il n'est pas vrai que les hommes soient aussi totalement réduits en esclavage par les concepts et les règles de leurs sociétés. Et, ce qui est tout aussi important, ces concepts et ces normes sont le plus souvent ambigus et les exigences qu'ils comportent sont loin d'être absolument précises, laissant des échappatoires commodes à l'opportunisme et aux fluctuations de la stratégie. Le processus de socialisation est souvent rien moins qu'homogène dans ce qu'il prêche, et l'efficacité avec laquelle il assure l'intériorisation de l'objet de sa prédication varie dans de grandes proportions.

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Dans ces conditions, quelle est la réponse ? Nous connaissons, en gros, les éléments de cette réponse. La manière selon laquelle ceux-ci se combinent et contribuent à expliquer une situation sociale donnée ne peut être découverte que par une recherche portant sur cette situation particulière. Les éléments sont les diverses formes de contrainte et de quasi-contrainte qui délimitent les conduites humaines. De leur côté, les contraintes physiques et naturelles comptent pour peu : dans toute société, ce qui est physiquement possible est beaucoup plus étendu que ce qui est socialement, « moralement » possible. Un système social est un système composé par tout ce qu'il est impossible de penser, impossible de faire. Sa description sociologique explique comment ces limites ont été fixées, mais elle ne les considère pas comme allant de soi, ce que fait la société envisagée. Au-delà et au-dessus des contraintes physiques, cette description peut évoquer l'ensemble des concepts de la société et, avec beaucoup de précaution, l'emprise qu'exercent ces concepts sur les membres de la société. La contrainte conceptuelle pure, ne s'appuyant sur rien d'autre, peut apporter parfois une explication adéquate, bien que ce fait doive être soigneusement prouvé dans chaque cas. Mais la plupart du temps, la contrainte est liée à une situation donnée : les institutions qui entourent un individu limitent ses possibilités de choix. Certaines de ces possibilités de choix sont interdites par diverses sortes de sanctions sociales : punition, ridicule, perte du crédit et de la situation sociale dont l'individu sait qu'il aura besoin à diverses autres fins et qu'il doit soigneusement cultiver. Celles des possibilités de choix qui sont ouvertes ne le sont en général que grâce à ce qu'on peut appeler des arrangements sociaux : la plupart des actions obligent à opérer des changements qui exigent la collaboration des autres et qui dépassent les forces physiques de l'agent, si elles sont laissées à elles-mêmes. La possibilité de recevoir la collaboration nécessaire exige pour le moins que l'acte à accomplir soit reconnu et sanctionné dans le cadre institutionnel local. La plupart des « actions » ne peuvent être accomplies que dans le cas où elles ont, au lieu où elles doivent se faire, un nom et un statut. Il arrive parfois, bien entendu, que de nouvelles « actions » s'accomplissent préalablement à leur reconnaissance et à leur baptême social : c'est là la plus intéressante forme de changement social. Mais il est possible de comprendre et d'expliquer ce processus par le genre d'explication sociologique que nous sommes en train d'envisager. Un modèle de structure sociale doit décrire la situation où se trouve chaque pion dans le jeu, il doit montrer quelles sont les « règles »

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qui fixent des limites à ses possibilités de mouvement et il doit surtout montrer de quelle manière ces règles sont sanctionnées. Le pion ne peut pas faire ceci parce que cela soulèverait la colère de ses voisins, il ne peut pas faire cela parce qu'il n'en possède même pas la notion, et même s'il pouvait la concevoir, il ne pourrait trouver autour de lui l'aide nécessaire parce que personne ne saurait de quoi il s'occupe, et il ne peut pas faire cette autre chose parce que cela le ruinerait, et ainsi de suite. Dans la mesure où la situation lui laisse une possibilité de choix, il lui faut en tenir compte pour mesurer les contraintes qui pèsent sur ses voisins : quelle sera, à leur tour, leur propre position si lui et un trop grand nombre d'autres choisissent ceci plutôt que cela ? Les « règles » dont nous parlons ici sont évidemment très différentes des règles normatives que reconnaît chaque société, bien que ces règles normatives, dans le cas où elles sont bien sanctionnées, puissent également figurer parmi les contraintes qui pèsent sur les conduites. Ce qui est envisagé ici, ce sont les « règles » dans le sens de limitations effectives imposées aux conduites. Etant donné qu'il n'est généralement pas possible d'établir un bilan exact des possibilités et des contraintes pour chaque individu, il doit suffire, en pratique, d'établir ce bilan pour certains individus typiques se trouvant dans des situations choisies, lorsqu'on a de bonnes raisons pour être convaincu qu'il n'existe pas un trop grand nombre d'individus qui s'écartent de cette situation et que de telles déviations, comme il s'en produit inévitablement, ne détruisent pas le système mais, d'une manière ou d'une autre, sont absorbées par lui. Il s'ensuit que pour des « types idéaux » analogues, c'est-à-dire des situations sociales définies par des prémisses analogues, les conséquences en sont également analogues. Il ne s'agit ici que de simple logique : en partant de prémisses analogues, toutes choses égales d'ailleurs, les conséquences auxquelles on aboutit sont analogues. Et, en réalité, une telle stratégie se justifie : les modèles de contrainte ne semblent pas être en nombre infini, et il semble justifié d'espérer que des prémisses analogues sont des éléments décisifs pour définir plus d'une société. Il semble bien qu'il existe des « analogies structurelles ». Il existe des modèles qui expliquent des catégories étendues de sociétés. La généralisation apparaît ainsi indirectement, et résulte de la possibilité d'utiliser des types idéaux. Des généralisations d'un autre ordre apparaissent encore dans la mesure où l'on a recours à elles pour expliquer les relations entre des éléments à l'intérieur de différents modèles ou de types idéaux. On admet qu'il est possible d'avoir

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recours à des généralisations, empruntées un peu partout, pour des fins particulières et d'une manière grossière et rapide. Ainsi, la généralisation apparaît de façon quelque peu indirecte. En revanche, les types idéaux eux-mêmes sont un élément essentiel et intégral de la méthode et ils sont indispensables. Il n'y a pas d'alternative à leur utilisation. C'est-à-dire qu'il n'y a pas le choix entre eux et une quelconque histoire, sérieuse et appliquée, une narration pure et sans ornement de « ce qui s'est réellement passé », mais seulement entre eux et une narration enfantine qui considère comme allant de soi les relations entre les événements. L'exposé qui est fait ici de la nature de la méthode sociologique et de la « structure », sa notion clé, est d'un matérialisme modéré. Elle est matérialiste par l'accent qu'elle met sur la nécessité de partir des contraintes physiques imposées par la nature, et également, par l'accent qu'elle met sur le fait que les contraintes mentales ne s'expliquent jamais par elles-mêmes, qu'il ne faut jamais les admettre que comme éléments d'explication, si l'on montre comment elles reçoivent une sanction, comment peut survenir une situation dans laquelle il est difficile aux hommes de leur échapper. Cet exposé est modéré dans son matérialisme, puisqu'il admet que l'ensemble des contraintes physiques imposées par le milieu, par l'écologie et par la technologie en présence de laquelle on se trouve, ne déterminent que rarement, si jamais elles le font à elles seules, le reste du système : en d'autres termes, il n'existe certainement pas de corrélation « de un à un > entre la « base » et la « superstructure ». Il n'exclut pas la possibilité qu'en certaines circonstances le processus de socialisation inculque certains concepts avec tant de force que leur intériorisation et leur caractère contraignant deviennent suffisants pour expliquer certaines conduites humaines particulières. Mais il n'accepte ces explications qu'avec beaucoup de réserve, en se fondant sur le fait que, pour devenir véritablement contraignants, il faut que les concepts soient l'objet de sanctions aussi bien extérieures qu'intérieures. On peut rencontrer des protestants qui se conforment à leur religion en dehors de tout rite extérieur, des révolutionnaires qui refusent le symbolisme politique extérieur de la légitimité et qui ne se fient qu'à leurs propres lumières, mais ils font exception par leur manière de se conduire en obéissant seulement à leur conscience. De plus, il est douteux que, sociologiquement, ils présentent un tel caractère de pureté : le mouvement intérieur apparemment pur reçoit souvent sa force d'éléments extérieurs inapparents.

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Le structuralisme Le structuralisme qui est ici esquissé et proposé se veut un structuralisme à l'ancienne manière, solide et assez éloigné de l'actuel structuralisme à la mode. Ce dernier, si je ne me trompe, est une doctrine crypto-épistémologique, qui prend pour point de départ ce qui fut autrefois un lieu commun dans la polémique de l'idéalisme contre l'empirisme : à savoir que les signes ne sont pas seulement un écho des choses, les points de repère de l'expérience, mais qu'ils ne peuvent au contraire remplir leur fonction qu'en tant qu'éléments d'un système et que, pour les comprendre, on doit considérer le système d'alternatives dont ils font partie. L'essence du mot « John » n'est pas dans sa relation avec le nommé John, mais dans ses relations avec les mots « Peter », « Paul », et ainsi de suite. Le système des termes fait face au système des choses, et chacun des deux doit être compris en partant de sa structure interne et de la manière dont il est venu au monde, plus qu'en partant d'une simple relation-écho entre l'un et l'autre. Le structuralisme moderne diffère essentiellement de l'idéalisme par le fait qu'il ne se contente pas de formuler, dans l'abstrait, ce qui précède, en critiquant l'empirisme, mais parce qu'il s'efforce d'être spécifique, concret et utilisable, ainsi que de montrer de quelle manière ces systèmes cognitifs sont construits et comment ils fonctionnent. Chomsky part du fait qu'il est possible de fixer la frontière entre ce qui, dans un langage donné, est une phrase acceptable et ce qui ne l'est pas, et qu'il est par conséquent possible de construire un modèle abstrait qui montrera comment peuvent être « produites » les phrases, à l'intérieur de la classe de celles qui sont acceptables. Lévi-Strauss, en se servant d'un matériel ethnographique, un matériel qui se donne à lui-même des définitions moins claires que celui de la linguistique, et en employant des procédés plus suggestifs que rigoureux et précis, se livre à une tentative qui se veut analogue dans les domaines beaucoup plus ardus, fuyants et fluides de la mythologie. Il semblerait donc que le genre de structuralisme ancien que je tente de décrire et pour lequel je plaide est à la fois plus étroit et plus large que le structuralisme actuellement à la mode. Il est plus étroit parce que ses principales préoccupations ne portent pas sur ce qu'une société peut concevoir ou dire, mais sur le genre de choses qu'elle accomplit en réalité. Il se préoccupe de limites conceptuelles dans les cas où celles-ci jouent un rôle de première importance en fixant des limites aux conduites ; dans les nombreux cas où les limites

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Règles du jeu et paysage

des conduites réelles restent très en deçà des limites concevables, il se préoccupe alors des autres contraintes, non conceptuelles, qui agissent réellement. Le sociologue et l'ethnologue doivent se préoccuper de nombreuses contraintes non conceptuelles, et il n'est pas certains que celles-ci puissent présenter un caractère logique analogue à la production de possibilités différentes par, disons, la combinaison de facteurs opposés. De plus, le sociologue doit également se préoccuper très attentivement de cette forme de transformation sociale puissamment intéressante qui se produit quand une conduite franchit brusquement la barrière conceptuelle établie par une société, quand les gens se mettent à faire quelque chose qui, pour eux, n'a pas de nom, et pour quoi ils n'ont pas de niche toute prête dans leur système de classification. En même temps, l'objet des préoccupations du sociologue est aussi plus large que celui du structuraliste. La catégorie de ce qui est pensable, et la manière dont cela vient au jour, est également quelque chose qui doit être expliqué. La vogue actuelle du structuralisme dans la sociologie, avec sa conception — ou son jargon — de la société considérée comme un « code », ne peut être envisagée qu'avec beaucoup de doutes et de précautions. Car, d'une part, les éléments de la vie sociale sont beaucoup moins clairement définis que ceux du langage et d'un genre beaucoup moins homogène. Les linguistes ont la chance d'opérer dans un domaine dont les éléments sont du moins relativement définis par eux-mêmes et peuvent être isolés. Mais les actes n'ont que rarement le dessin relativement net du mot ou de la phrase. Et ils ne se transmettent pas tous, ou ils ne sont pas éprouvés dans l'expérience par un moyen qui reste plus ou moins toujours le même, comme c'est le cas du langage. De plus, si la société peut être envisagée comme un « langage », il s'agit d'un langage bien moins nettement défini que ce qu'on appelle ainsi, dans le sens littéral du mot. Un « linguiste transformationnel » peut, avec une relative facilité, distinguer, dans un langage donné, le mot acceptable du mot inacceptable, et entreprendre de découvrir les règles qui donnent naissance au premier et écartent le second. Le sociologue ne dispose pas de cet avantage au départ. Dire d'un événement social qu'il est « inacceptable » (sociologiquement parlant, et non pas moralement, bien entendu) n'a pas beaucoup de sens, et il n'existe pas d'équivalent évident, dans le comportement social, à celui qui emploie un langage sans bien le connaître. En réalité, toute la Problemstellung est radicalement différente. Bien que, dans la vie sociale, les sanctions manquent souvent leur effet,

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ne nous révélant que des frontières imprécises entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas (sociologiquement parlant, bien entendu, et non moralement), en même temps, la nature concrète de ces sanctions, en dépit ou en raison de leurs fréquents échecs, est particulièrement intéressante à élucider. Il n'en est pas de même dans la linguistique. Le linguiste se satisfait parfaitement d'un modèle abstrait des processus de génération et de son fonctionnement, laissant sa définition concrète aux progrès lointains de la neuro-physiologie. Pour le sociologue, l'identification concrète des sanctions est au centre même de sa recherche et ne peut être remise à plus tard. La nature du problème diffère encore sous d'autres aspects. Le sociologue, bien qu'intéressé par ce qui pourrait se passer, est tout particulièrement préoccupé de ce qui se passe. En d'autres termes, si la société était un langage, on pourrait dire de lui qu'il s'intéresse davantage à la parole qu'à la langue. De plus, il s'intéresse tout particulièrement à la suite réelle des « messages » et à la façon dont les premiers entraînent nécessairement les suivants. Il n'en est pas de même dans la linguistique, qui ne peut pas avoir grand-chose à dire sur la manière dont les premiers termes d'une longue séquence entraînent nécessairement les suivants. (Les longs soliloques sont rarement déterminés une fois pour toutes.) Pour le linguiste, ce qui est intéressant, c'est ce qu'on appelle la relation verticale entre les règles et les expressions individuelles. (On admet que ces règles interdisent certaines séquences.) Pour le sociologue, ce genre de préoccupation (qui ne peut que très partiellement se satisfaire étant donné le caractère lâche que ces relations verticales présentent en sociologie) est pour le moins dépassé par son intérêt pour les relations horizontales entre des événements successifs. Ainsi, bien que les activités sociales soient probablement produites par une sorte de matrice, et choisies parmi un nombre limité d'alternatives dont les possibilités sont elles-mêmes restreintes par les éléments utilisés par le système social et par les règles qui président à leur combinaison, il n'en reste pas moins que les relations entre les activités sociales et les relations entre les messages sont profondément différentes à plusieurs points de vue. En fin de compte, une société est quelque chose de plus complexe qu'un langage. Les analogies tentantes qui semblent inspirer le structuralisme sont suspectes. Le sociologue doit prendre garde à deux dangers : d'une part les historiens soi-disant positifs, ou réalistes, qui nient toute nécessité d'un exposé doué de plus de force et plus abstrait que leur simple narration historique, et les esprits excessivement optimistes et passionnés qui pen-

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sent pouvoir emprunter, et adopter avec fruit, un modèle formel convenant à des domaines plus simples et peut-être plus fortunés, comme la linguistique ou même la phonétique. Des jeux qui se créent eux-mêmes Nous nous occuperons maintenant des rapports entre l'histoire, l'anthropologie et la sociologie. Peut-être serait-il utile de revenir sur l'analogie avec le jeu d'échecs. Une partie d'échecs est, très exactement, l'histoire d'une séquence d'événements rationnellement reliés entre eux. De plus, on dispose d'un système précis de notation pour raconter l'histoire sans ambiguïté. Un exposé sociologique, en revanche, ressemble à ce qui se passerait si on expliquait l'histoire à quelqu'un, un enfant par exemple, pour qui les règles du jeu d'échecs ne seraient pas familières : il faut indiquer avec précision les règles, et il faut expliquer pourquoi et comment elles obligent à certains mouvements, pourquoi certains de ces mouvements sont obligatoires, d'autres préférables, d'autres interdits, d'autres permis mais désastreux. Au début, le sociologue est comme un homme se trouvant au milieu d'une population de joueurs d'échecs qui connaissent si bien les règles du jeu que celles-ci ne sont inscrites nulle part. Il doit découvrir ces règles en observant le processus du jeu et établir leurs relations avec l'évolution de la partie. En réalité, sa tâche est encore plus difficile. Les règles du jeu d'échecs sont très stables et s'imposent à chaque partie par une convention extérieure à celle-ci, une convention qui se présente comme une sorte de donnée absolue et extérieure, lorsque l'on considère chacune des parties jouées. L'exposé de l'origine de cette convention et des processus qui ont présidé à son maintien ne constitue en aucune manière un élément d'analyse pour une partie donnée. Il n'en est pas ainsi pour le sociologue. Les règles tacites ou les contraintes qui fixent des limites au comportement humain ne sont pas stables, et les mécanismes selon lesquelles elles sont mises en vigueur ne sont pas extérieurs à l'histoire telle qu'elle se déroule : tout au contraire, du point de vue du sociologue, elles constituent, et de loin, l'aspect le plus intéressant du jeu. Bien entendu, de nombreuses sociétés sont persuadées que les règles fondamentales sont imposées de l'extérieur : elles renvoient au surnaturel la responsabilité de leurs propres conventions. Mais c'est là une illusion que, par sa profession même, le sociologue ne peut partager. Les contraintes, les « règles » dans le cadre

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desquelles se joue la vie sociale sont elles-mêmes une conséquence de ce jeu. (La seule chose qui soit donnée de l'extérieure, ce sont les règles imposées par la nature, mais elles sont d'importance minime et, sur un plan important, elles sont imprécises : elles ne fixent pas comment leurs impératifs seront satisfaits. Elles exigent seulement qu'ils soient satisfaits.) Une description « structurelle » d'une société est celle qui décrit comment cela se passe : comment le jeu lui-même produit et maintient en vigueur les limites à l'intérieur desquelles il est joué. C'est là en réalité l'élément le plus important de la méthode sociologique. En la formulant en ces termes, il apparaît donc que cette tâche est infiniment plus compliquée que celle qui consiste à analyser une partie d'échecs, celui qui procède à cette analyse devant seulement expliquer pourquoi les joueurs ne jouent pas en dehors de l'échiquier, pourquoi la tour ne se déplace pas en diagonale, et ainsi de suite. Il serait évidemment déloyal de prétendre que les historiens « purs » sont comme les spécialistes du jeu d'échecs dans les journaux qui exposent la marche d'une partie donnée sans se rendre compte qu'il faudrait préciser les règles du jeu, celles-ci ne pouvant être considérées comme allant de soi. En réalité, les historiens expliquent souvent la relation qui existe entre des événements successifs dans une séquence historique et indiquent quels sont les facteurs antérieurs qui sanctionnent, pour ainsi dire, cette relation particulière. Mais, bien ou mal, ils le font selon chaque circonstance et sans esprit de système. Il me semble que l'accusation la plus plausible qui puisse être formulée contre l'histoire antisociologique consisterait à affirmer que cette histoire ne peut être faite, ou ne peut être faite au mieux, que selon un procédé qui ne tient compte que des circonstances. La sociologie se fonde sur l'espoir ou sur la conviction que cela peut être fait de façon systématique et non pas selon les circonstances. Il est intéressant de constater à quel point l'anthropologie sociale s'oppose à la narration historique, en ce sens que tout s'y présente dans le sens contraire : il arrive que la narration historique fasse irruption dans l'anthropologie, mais c'est la narration qui est « ad hoc », dépourvue de tout esprit de système, et qui n'est aucunement liée par l'obligation d'être complète et achevée. C'est l'exposé structurel qui est en revanche l'élément central : la détermination des limites contraignantes et de leurs sanctions. L'idéal vers lequel on tend est une sorte de situation de « pat », c'est-à-dire la démonstration prouvant que, quel que soit le mouvement accompli par l'un des participants, la situation qui en résultera demeurera la même. (Cela

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ne signifie pas que cette méthode soit liée à un postulat absurde de stabilité sociale universelle. Des situations non circulaires peuvent être le résultat de contraintes, aussi bien que des situations circulaires.) Les situations circulaires sont seulement les plus simples et celles avec lesquelles il est le plus facile de travailler. La structure est la chose, les narrations sont contingentes. Bien entendu, il est naturel que l'anthropologie ait progressivement acquis ces caractéristiques. Au début, elle s'intéressait à des milieux extrêmement exotiques comportant des jeux dont les règles n'avaient rien de familier. En même temps, du fait de l'absence de documents historiques dans ces sociétés, il était difficile d'obtenir de longues séquences historiques et il arrivait que les documents dont on disposait fussent extrêmement suspects. C'est pourquoi la nature même du matériel aussi bien que l'impossibilité de porter son intérêt sur autre chose a obligé à se concentrer sur la mise en lumière des structures sous-jacentes. Mais pourquoi s'astreindre à une telle attitude, lorsqu'il s'agit de situations plus proches et quand il est possible de disposer d' « histoires » extrêmement intéressantes et bien documentées, et quand, en même temps, les règles du jeu ne sont plus aussi exotiques et aussi déroutantes. Tout d'abord, il me semble que l'idée que les règles du jeu puissent être familières, ou à tout le moins intelligibles, est une illusion. Bien qu'une société ne ressemble pas à un langage ou à un code autant que la mode actuelle le prétend, il n'en reste pas moins que je suis sûr que ce que Chomsky dit de la grammaire, dans l'abstrait et sur un plan négatif, est également vrai pour les règles de la vie sociale : « Il est clair que les règles et les principes... de la grammaire ne sont pas accessibles à la conscience en général8 bien que certaines d'entre elles le soient sans aucun doute... Ce dont nous nous apercevons... c'est que ces principes et ces règles qui sont accessibles à la conscience sont dispersés d'une façon obscure et chaotique parmi ceux qui ne le sont pas, l'ensemble... constituant un système très serré en même temps que très entremêlé... » 4

3. C'est nous qui soulignons. 4. Conférences John Locke, prononcées à Oxford en 1969.

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Nous sommes sans aucun doute les esclaves d'une sorte d'inconscient social, d'un ensemble de conventions et de règles en partie obscures qui régissent nos actes, bien que cet inconscient ne soit en aucune façon du type freudien (celui-ci n'étant qu'une caricature mystérieuse et sauvage du genre de relations que nous admettons consciemment). Rien n'est plus faux que de supposer que nous ayons une possibilité facile, directe et privilégiée de comprendre les conventions qui régissent notre propre conduite, simplement parce que c'est notre conduite, parce que nous « vivons » au milieu des concepts qui l'accompagnent. Rien de ce genre ne nous est possible. Il s'ensuit que l'idée de restreindre l'histoire à l'exposé de « comment les choses se sont réellement passées » est une absurdité. Il est banal de critiquer cette attitude en s'appuyant sur le fait que « ce qui s'est réellement passé » doit être choisi et interprété. Sans aucun doute. Mais la véritable objection est que rien n'est moins évident que les relations entre événements qui se sont « réellement passés >, et que l'évidence qu'elles paraissent avoir aux yeux de ceux qui participent à ces événements est illusoire. Dans une certaine mesure, le caractère rapide et spectaculaire du changement social nous a rendu cette idée familière. L'histoire contemporaine est rarement un long récit se déroulant dans le cadre d'un jeu connu et stable. Elle n'encourage pas à s'illusionner sur le caractère d'évidence des règles du jeu. Elle ne rend plus désormais la structure sociale invisible en raison d'une familiarité trop grande que l'on aurait avec elle. Tout au contraire elle la rend désagréablement problématique. Notre milieu social ressemble aux instruments par lesquels on conduirait un véhicule avec lequel on ne serait pas familiarisé. Nous appuyons avec précaution sur l'accélérateur, et nous nous apercevons que c'est le frein. Nous écrasons du pied la pédale de frein et nous nous apercevons que c'est l'accélérateur. Dans ces conditions, l'illusion selon laquelle il n'existe aucun mécanisme caché, que le rôle des manettes sociales est évident et inscrit dans la nature des choses et que la maîtrise instinctive nous en est transmise par héritage, toutes ces illusions ne sont plus désormais aussi attirantes qu'autrefois. Ce n'est pas dans l'exotisme et l'éloignement qu'il nous faut aller chercher des conventions profondément étrangères et à peine intelligibles, mais chez nous ; et parfois, ces conventions nous enveloppent. Les choses étant ainsi, la sociologisation de l'histoire, l'acquisition du genre de sensibilité qui est le propre de l'anthropologue, sont des phénomènes naturels et inévitables.

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Effacement des horizons Dans l'ensemble des connaissances qu'elle possède vraiment, notre société n'a de cosmogonies que naturelles et expérimentales, dont le rôle est négligeable dans l'établissement des dispositifs sociaux ; et, au sens littéral du terme, elle ne possède aucune eschatologie. Mais, étant donné que les cosmogonies et les eschatologies, ou ce que nous avons appelé les horizons sociaux, ont constitué dans le passé une part importante des vues d'avenir des sociétés, on peut se demander ce qui joue leur rôle aujourd'hui. La réponse est évidente. Les horizons se sont pour ainsi dire effacés au profit du présent. Les événements importants qui firent les règles des mœurs, qui modèlent les traits principaux de notre vie, qui limitent, définissent et aident à évaluer nos options, ne se trouvent pas sur la ligne d'horizon mais, au contraire, très près de nous. Les horizons lointains, bien qu'ils ne soient pas toujours tristes et pauvres, ne nous concernent plus beaucoup. L'histoire contemporaine n'est pas seulement très dramatique, mais, de façon plus significative, elle est l'élément principal dans la formulation, le choix et l'approbation des alternatives devant lesquelles l'humanité est mise en demeure de choisir. J'ai longtemps pensé que nous sommes une génération susceptible d'assister, en fait, à l'établissement du Contrat social, en observant de quelle manière les sociétés choisissent de « se développer ». Il en est bien ainsi, mais, en réalité, les choses vont encore plus loin. Nous sommes en mesure d'assister à l'histoire d'une Création. La Genèse est quelque chose qu'il nous est donné de pouvoir lire dans notre présent. Rappelons les divers types de cosmogonies. La liste n'en sera peutêtre pas exhaustive, mais elle comportera les types qui réclament notre attention. a) Histoires traditionnelles du type Genèse. Généralement situées dans un passé très éloigné. Caractérisées par le fait qu'elles sont aveugles aux structures : les règles de ce jeu lointain, dont le résultat a été le monde où nous vivons, sont considérées comme allant de soi. Dans ce genre d'histoire, les personnages du drame apparaissent (ou apparaît, lorsqu'il n'y en a qu'un) et accomplissent des actions qui ont pour résultat de créer le monde où nous vivons. Quel est l'être ou la situation qui a décrété qu'ils auraient les possibilités de choix dont ils paraissent disposer et que leurs choix auront les conséquences qu'elles ont eues, en effet, si l'on en croit l'histoire ? Il n'y a aucune

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aujourd'hui

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réponse, la question semblant n'avoir jamais été posée. Prenons un exemple : il semble qu'il ait existé une sorte de métamonde à l'intérieur même d'une déité qui a décidé, à des fins qui prennent leur signification à l'intérieur de ce monde et qui pourraient apparaître tant soit peu entachées de vanité, de créer le monde en vue de faire montre de son propre prestige par l'adoration qu'il recevra de sa propre création. C'est là une curieuse histoire, et qui ne répond guère aux plus hautes règles morales admises dans notre monde. Des professeurs, ou des fabricants de produits manufacturés qui déclareraient ouvertement que leur objectif est d'être loués par leurs propres produits seraient des personnages assez comiques. Mais ce qui se rapporte à notre propos est que cette étrange méta-histoire se déroule dans un cadre dont les règles sont considérées comme allant de soi. Charles Lamb a fait quelques commentaires plein de finesse sur cette étrange créance accordée à des règles mystérieuses. « L'erreur consistait peut-être à croire qu'il y ait eu quelque commerce entre les deux mondes. Mais une fois cela admis, je ne vois aucune raison pour ne pas croire une histoire de cette sorte, dont on affirme la véracité, plutôt qu'une autre en arguant de son absurdité. Il n'y a pas de loi pour juger ce qui se refuse à la loi, ou de critère permettant de faire la critique d'un rêve. Nos ancêtres étaient plus audacieux ou plus obtus. Bien que tout le monde fût convaincu que (les sorcières) étaient de connivence avec l'auteur de tous les maux, et persuadé que l'enfer était au service de leurs marmottements... il n'était pas un simple juge de paix qui se fît scrupule... de les assigner à comparaître — comme s'il avait pu traîner Satan devant son tribunal ! Prospero sur son navire, avec ses livres sur le démon et sa baguette magique, accepte de se voir transporté, à la merci de ses ennemis, sur une île inconnue. Au passage, il aurait pu soulever une tempête ou deux, nous disons-nous... Nous ne connaissons pas les lois de ce pays. » 5 Lamb commente avec tact ce genre d'épisodes, dans lesquels nous voyons l'Autre monde empiéter sur le nôtre, mais sa remarque est doublement valable, tant pour la première que pour la dernière scène de notre drame, c'est-à-dire pour l'instant où l'Autre monde fait débu5.

Essays of Elia : « Sorcières et autres terres nocturnes ».

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Règles du jeu et

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ter notre jeu, ou y met un terme. « Nous ne connaissons pas les lois de ce pays. » Pas plus que nous ne connaissons celles du nôtre, quoique, lorsqu'elles sont stables, elles nous paraissent aller de soi. Mais de même que, dans une situation de stabilité, nos propres lois nous paraissent aller de soi, de même, pour l'esprit simple, aussi bien nos propres lois que celles de l'Autre monde paraissent aller de soi. Il faut un Robertson Smith pour déchiffrer les règles tacites que le simple croyant ne connaît que par leurs effets indiscutés et dont il ne met pas en question les lois fondamentales. Mais une fois mises en question, ces cosmogonies s'effondrent. b) L'esprit du Siècle des Lumières. Dans sa forme typique, c'est évidemment un ancêtre de notre manière de voir les choses, en ce sens que l'événement décisif est proche, et non plus quelque part sur la ligne d'horizon. Il prend la conception dualiste de la religion, la renverse et la naturalise : là où il y avait le Royaume de Dieu, opposé au monde de la Chute, on trouve désormais la Raison et la Nature, opposées à l'illusion du Royaume de Dieu. Mais on sait que le Siècle des Lumières n'avait, des deux options décisives, qu'une compréhension très limitée. C'est parce qu'ils n'avaient pas réussi à mettre en œuvre leur point de vue que ses adeptes furent forcés, après 1789, de se donner un sens plus sérieux des structures sociales. c) Les cosmogonies évolutionnistes ou de type hégélien. La conception dualiste du Siècle des Lumières fut remplacée ensuite par quelque chose de beaucoup plus complexe et, par conséquent moins directement enfoncé dans le présent historique. Des événements décisifs peuvent se produire aujourd'hui mais, de la même façon, d'autres non moins décisifs semblent bien avoir pu se produire, il y a longtemps de cela. Toute l'histoire, et non pas seulement l'écrasement de l'Infâme, est la révélation d'un Grand Dessein. Le lieu où se situent les événements cruciaux est toujours le monde historique, mais les croix, si l'on peut s'exprimer ainsi, sont beaucoup plus dispersées. Le Romantisme est évidemment beaucoup moins ethnocentrique à son époque que ne l'avait été le Siècle des Lumières. Il avait naturellement un sens beaucoup plus juste de la structure sociale et une plus grande sensibilité à ses différentes variétés. En revanche, il avait tendance à surestimer la continuité historique, le caractère unilinéaire de l'évolution et la particularité de l'intrigue sous-jacente. En tant que cosmogonie, ces conceptions nous sont aujourd'hui difficilement admissibles,

E. Gellner : Noire sens de l'histoire

aujourd'hui

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précisément parce qu'elles surestiment la continuité et s'en servent pour parvenir à des solutions faciles et inacceptables. « Recommencer les mêmes choses », lorsque ces « mêmes choses » peuvent être aussi différentes que celles que proposent, par exemple, Hégéliens ou Spenceriens, n'est plus désormais une formule qui puisse nous satisfaire quand il nous faut choisir la direction à prendre. d) L'image empirique-atomiste. Officiellement, il ne s'agit pas là, bien entendu, d'une cosmogonie, mais seulement d'une épistémologie. En réalité, cette conception raconte une sorte d'histoire expliquant comment le monde s'est construit — der logische Aufbau der Welt —, comme l'un des auteurs appartenant à cette tradition le prétend avec crânerie. De plus, et il s'agit là d'un fait que l'on oublie souvent, cette histoire de la construction du monde joue en réalité le rôle des cosmogonies et fournit une base et un statut à une conception générale du monde et de la vie humaine. Elle affirme, en effet, que le monde de chaque homme se construit à nouveau, en partant d'éléments sensoriels homogènes, qui sont les éléments fondamentaux de toutes choses. Sa devise pourrait être : chaque homme est sa propre cosmogonie. Le corollaire de ce qui précède, et dont nous trouvons de nombreux exemples chez les représentants contemporains de cette école, est un manque à peu près total du sens de l'histoire. Bien qu'on les appelle parfois positivistes, ils diffèrent profondément à cet égard d'Auguste Comte qui leur a légué ce nom. Etant donné l'importance qu'ils accordent à leur propre conception, on s'attendrait à les voir s'intéresser aux différences qui pourraient exister entre les sociétés antérieures et postérieures au positivisme. De même que les chrétiens se sont parfois demandé si Socrate se trouvait ou non parmi ceux qui ont été sauvés, en dépit de sa déplorable date de naissance, ces Positivistes pourraient vouloir affronter le même problème, mais en sens inverse, et s'étonner devant l'existence de connaissances authentiques antérieures à leur propre Illumination. Il n'en est rien. Dans bien des cas, leur aveuglement devant l'histoire et la société est total. e) Le point de vue des Nouvelles Lumières — c'est-à-dire le nôtre. Pour diverses raisons, il est devenu difficile depuis 1945 d'entreprendre une classification des sociétés en utilisant une autre dichotomie que celle qui distingue entre sociétés préindustrielles et sociétés industrielles. Il a fallu bien entendu formuler clairement cette distinction, aujourd'hui si banale, avant qu'elle devienne évidente, et

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Règles

du jeu et

paysage

le nom de Raymond Aron restera associé à la formulation brillante de cette notion. Différents facteurs ont rendu évidemment caduques les catégories qui étaient encore utilisées pendant la guerre — telles que démocratie, capitalisme et socialisme. Il n'est pas utile de rappeler quels furent les facteurs qui ont amené à ce changement de conception. La conséquence en a été une conception qui, une fois de plus, comme celle du Siècle des Lumières et a l'opposé de 1 evolutionnisme qui lui a succédé, comporte deux facteurs, dont l'un situe la transition décisive en un moment proche de notre présent plutôt qu'aux origines ou à la fin des temps. Mais c'est une conception moins étincelante que celle du Siècle des Lumières, qui comporte des regrets romantiques en même temps que des espérances progressistes et, pardessus tout, c'est une conception du monde qui a reçu du XIX e siècle un sens beaucoup plus aigu de la diversité et de la complexité des formes sociales. J'ai tenté ailleurs de découvrir quelles étaient les présuppositions ainsi que les conséquences de cette conception 6 . Peut-être ai-je surestimé, comme d'autres auteurs qui m'ont précédé, l'homogénéité et la simplicité de la transition. Très profondément, je ne crois pas que l'on puisse accuser ce texte d'être tombé dans une telle erreur, et il en est probablement de même pour d'autres auteurs contemporains et pour d'autres plus anciens. Mais ce qui est en question ici n'est pas d'enregistrer les prophéties de l'un ou de l'autre, mais bien plutôt de se rendre compte que la perception des choses s'est transformée au cours des dernières années. Et cela, que l'on ait ou non écarté formellement le caractère varié, complexe, et à phases multiples du processus de « développement », ou qu'on ne l'ait pas suffisamment souligné. Les travaux de l'économiste Arrow sur les procédures de vote sont bien connus. Une de ses remarques les plus fameuses est que, étant donné un électorat présentant un ensemble de classifications de préférences individuelles pour un ensemble d'alternatives, si les alternatives sont présentées au vote par paires et successivement (la perdante étant éliminée dans chaque cas), l'option finale choisie dépendra de l'ordre dans lequel les choix auront dû être faits. Pour des motifs qui ne peuvent pas être aussi nettement formulés, il semble que le processus du développement présente des caractéristiques analogues. Il est nécessaire de prendre un certain nombre de décisions, dans les 6. Thought and Change, Londres, 1964.

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: Notre sens de l'histoire

aujourd'hui

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domaines de l'économie, de la vie politique et sociale, et dans d'autres encore. L'ordre dans lequel les divers choix sont faits peut avoir des conséquences importantes, peut-être même permanentes, sur la manière dont on parviendra au « développement ». Pour prendre l'exemple le plus évident, la différence sera considérable selon qu'une société se lancera dans le processus de développement avec des institutions libérales et pluralistes bien établies, ou si elle ne tente de se les donner qu'au cours de ce processus. Les deux éléments — loppement économique et les institutions libérales —

le déve-

ne sont que

des éléments d'un syndrome qui peut prendre tel aspect ou l'aspect opposé : la suite selon laquelle les options se présentent peut être décisive pour le modèle final obtenu. Il n'est pas possible ici d'examiner des thèses particulières portant sur ces problèmes, mais les connaissances qu'elles apportent conduisent naturellement à des questions semblables à celles que posent J. Barrington M o o r e 7 quand il examine les effets que la situation de la paysannerie peut avoir sur les formes éventuelles du développement, ou aux travaux par lesquels D a v i d Martin

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a entrepris d'élucider

un ensemble de formes sociales que l'on peut caractériser du nom de « sécularisation ». Le

développement

n'est

pas

constitué

d'une

voie

unique



l'idée d'un développement unilinéaire est déjà morte de nombreuses morts — , c'est un réseau complexe de routes. Mêmes les « formations sociales précapitalistes » de Marx, si on les couchait sur une feuille de papier, ne revêtiraient pas l'aspect d'une route unique, mais plutôt celui de l'échangeur du réseau des Southern Railways. Toutefois, le réseau n'est pas indéfiniment tolérant. Certains choix

engagent

peut-être celui-ci, ou condamne celui-là, pour toujours. Si bien que nous sommes aujourd'hui les témoins non seulement du Contrat social et de la Genèse, mais nous avons aussi le privilège d'observer ce qui normalement est transcendant et caché, le grand moment existentiel où de vastes portions de l'humanité commettent le Péché Originel, ou hésitent au bord de la Damnation Eternelle. Il faut savoir, de plus, que m ê m e lorsque nous les voyons faire le saut, nous ne pouvons être assurés de distinguer clairement entre les Elus et les Damnés. Il nous est permis d'espérer que la Miséricorde divine prévaudra et que tous seront sauvés. Mais rien ne nous permet de rejeter avec

7. Social Origins of Dictatorship

and Democracy, Boston, 1966.

8. « Notes pour une théorie générale de la sécularisation », Archives européennes de Sociologie

2

10 (2), 1969.

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confiance la solution opposée. C'est là aussi un des éléments essentiels de la sensibilité historique contemporaine.

La logique de la création Ce qui résulte de l'effacement des horizons, du glissement de la cosmogonie et de l'eschatologie dans le présent, c'est que nous avons une expérience, peut-être trop intime, de la logique d'une situation absolue de création. Etre un témoin oculaire de la Genèse n'est pas, à bien des égards, une situation enviable. La Création en partant du néant — c'est-à-dire la Création avec une majuscule — pose un certain nombre de problèmes assez particuliers. J e ne parle pas du problème technique qui consiste à se demander comment un tel miracle peut se produire. De cela, il n'y a pas lieu de nous inquiéter : nous savons qu'il se produit, et le « comment » peut être laissé de côté. Le problème qui nous occupe est de savoir comment on choisit ses objectifs et ses moyens d'action dans une situation de Création. Les situations normales, celles qui ne sont pas des situations de Création, comportent une logique parfaitement sans détours. L'agent est assuré d'une identité stable, ce qui implique des objectifs fondamentaux raisonnablement stables. De même, on suppose qu'il existe un milieu raisonnablement stable et déterminé. Ces deux données étant acquises, il s'ensuit que, pour tel niveau d'information donné, et les actions étant supposées se suivre logiquement, on se trouve en présence d'une ligne de conduite optimale, ou peut-être de plusieurs, s'il arrive que les choses s'équilibrent. Mais précisément, une véritable Création n'a rien de commun avec une telle situation. Tout, et le milieu en particulier, doit être l'objet de la Création. Dans ces conditions, qu'est-ce qui doit imposer, ou même suggérer, les lignes de conduite qu'adoptera le Créateur ? Les cosmogonies primitives échappent à ce problème par la naïveté avec laquelle elles rendent secrètement la Création incomplète et créditent le Créateur, tacitement ou explicitement, d'un ensemble d'objectifs donnés (tel, par exemple, cet étrange souci de sa propre gloire, celle-ci paraissant pouvoir être augmentée par l'exécution de son propre programme de création), ainsi que d'un milieu contraignant qui limite, dans une certaine mesure, le choix des moyens dont il dispose pour atteindre un but aussi surprenant. Si des conditions contraignantes de cet ordre n'existaient pas, Il pourrait sans doute décider immédiatement de la fin de tout, sans avoir recours

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à une création intermédiaire embarrassante, gênante et souvent récalcitrante. L'histoire de la création religieuse reflète la logique de l'action, comme nous avons normalement l'occasion de la connaître. Elle échoue totalement à rendre compte du problème qui consiste à se demander à quoi ressemblerait une Création authentique. Il se peut que cela n'ait guère d'importance, la Création pure se situant tout à fait en dehors des expériences qu'il nous est donné de connaître. Ma remarque, toutefois, est que ce que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de « développement » nous a plongé dans cette expérience, et nous devons nous demander quelle en est la logique. On peut évidemment objecter que nous ne sommes en aucune manière dans une situation de « pure » création, soit en raison du fait que nous ne partons pas de rien, mais d'une civilisation préindustrielle complexe, soit que nous ne sommes pas privés de toutes directives, de tous objectifs, mais que, au contraire, nous sommes en possession d'un certain nombre de « besoins humains fondamentaux », ou de quelque chose du même ordre, qui se trouve inscrit dans notre nature même : la nécessité de pourvoir à ces besoins nous sauve du vide moral, du manque de prémisses normatives que l'on attribue à une situation de « Création ». Ces objections ne sont pas valables. En fait, il est évidemment exact que nous ne sommes pas partis d'une sorte de vide total mais d'un ordre social complexe. Il en était bien ainsi. Mais cet héritage n'a pourtant aucune autorité sur nous. Il est de la nature même du Développement, non pas que l'ensemble du passé soit tenu pour nul et non avenu, mais que rien, en lui, ne fasse autorité. On ne peut pas avoir recours à lui : les fragments qui en survivent encore ne le font que parce qu'ils sont validés par d'autres considérations, non traditionnelles, ou parce qu'ils ne suscitent aucun conflit, ne sont mêlés à aucun problème et se perpétuent dans une sorte d'indifférence. En ce qui concerne les « besoins fondamentaux » (un des passe-temps favoris des philosophes, qui leur ont donné toutes sortes de noms), ils sont à ce point fondamentaux, élémentaires, minimes et non déterminés qu'on ne peut pour ainsi dire rien déduire du fait qu'ils ont besoin d'être satisfaits. Toutes les questions importantes concernant la forme de vie que nous sommes appelés à modeler portent sur la manière dont ils seront satisfaits, et non sur la question de savoir s'ils le seront ou non — et, sur ce point, ils ne nous donnent aucune indication susceptible de nous guider. On peut aussi affirmer que la technologie n'est pas et ne sera jamais assez puissante pour nous libérer de toutes les contraintes. Il en est certainement bien ainsi. Il n'empêche que l'éventail des choix

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qu'elle peut désormais offrir est si large que dès lors notre problème est précisément de choisir dans cet éventail, et nous ne sommes plus aidés dans ce choix par la certitude que l'éventail lui-même n'est pas illimité. La question que pose une situation de Création ne comporte pas de réponse précise. Les termes de références eux-mêmes excluent cette réponse. Et pourtant ces termes de référence correspondent très exactement, pour les raisons que j'ai données, à notre situation générale. Alors ? Pratiquement, on évite le problème. Il est exact que les anciennes valeurs n'ont plus courts. Le fameux « renversement des valeurs » qui, outre Nietzsche, a préoccupé la plupart des moralistes du XIX e siècle (comme les utilitaristes, ou Marx, bien qu'en employant d'autres termes) n'était en réalité qu'une mise à l'écart des anciennes valeurs : tous ces moralistes sont convaincants lorsqu'ils mettent les anciennes valeurs à l'écart, mais ils deviennent ambigus et hésitants quand ils en choisissent de nouvelles. Mais, en pratique, toutes les nouvelles options ne se présentent pas, comme nous l'avons montré en examinant la complexité du processus de développement, selon un ordre du jour, ou « en catastrophe », mais par petits paquets, l'une après l'autre. De plus, jusqu'à présent du moins, et selon toutes les apparences pour longtemps encore, les options se présentent bien avant que nous soyons en possession, clairement et sans gêne, des nouveaux pouvoirs de la technologie. Elles se présentent quand il existe encore une situation très tendue concernant des ressources encore très rares, dans des circonstances qui, par accident plus qu'à la suite d'un travail réfléchi et à long terme, obligent à choisir telle ou telle solution intermédiaire. Si bien qu'au moment où nous avons enfin les coudées larges dans l'emploi de la technologie, les options auront été l'objet d'un jugement pris à l'avance et sous l'influence de pressions plus ou moins accidentelles qui se sont fait sentir au moment où l'on atteignait le carrefour principal. Les solutions intermédiaires font partie désormais des cultures capables de vivre et consacrées par l'habitude. C'est là, dans ces conditions, un autre rôle, étrange et ironique, que joue l'histoire dans notre conception générale des choses : elle nous aide à porter, à l'avance, des jugements sur des problèmes auxquels, si nous les avions rationnellement abordés, nous n'aurions pas trouvé de réponse précise. Toutes les prémisses auraient été trop incertaines. Un des problèmes les plus intéressant de l'histoire contemporaine est celui-ci : comment la suite des alternatives, et les circonstances pressantes dans lesquelles elles sont apparues dans différentes

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sociétés, permet-elle de porter à l'avance un jugement sur les problèmes de valeurs qui, autrement, auraient été hors du champ d'action d'une décision rationnelle ? Les sociétés traditionnelles mettent leurs choix définitifs, sur lesquels elles n'exercent aucun contrôle et qu'elles ne comprennent guère, au compte de la nature des choses ou du caprice des dieux. Nous nous plaisons à croire que nous comprenons un peu comment les options se présentent, et notre histoire nous intrigue parce qu'elle rétrécit le champ de nos choix possibles, nous sauvant ainsi de l'embarras que provoquerait en nous une trop grande liberté de volonté.

DISCUSSION

Ernest Gellner : J e parlerai des relations entre les méthodes historique et anthropologique. L'impression que j'éprouve, quand je me trouve en présence d'un historien purement narratif, est le sentiment d'imperfection que m'inspire mon incapacité à le comprendre. C'est là, me semble-t-il, le point le plus important quand on examine les relations entre ces deux disciplines. Cette sorte de type, négativement idéal, que représente l'historien purement narratif me frappe comme un homme qui se sent trop à son aise dans le monde, et c'est là une attitude qui me paraît troublante chez quiconque. Il s'agit du sentiment de se sentir à l'aise, sentiment qui suppose que le jeu qui est joué est parfaitement connu. Selon moi, il arrive que certains éprouvent ce sentiment peu judicieux, parce qu'ils sont totalement immergés dans leur propre problème et qu'ils ont l'illusion que le jeu qu'ils voient jouer est en quelque sorte parfaitement clair. J e ne sais pas si l'intérêt porté aux sociétés normales qui constituent le terrain de chasse paradigmatique de l'anthropologue a rendu familier le fait que les contextes dans lesquels sont joués les jeux sociaux ne sont en aucune manière évidents en eux-mêmes. La tribu des anthropologues elle-même a, à propos de l'épistémologie et de l'anthropologie, ses traditions sur la manière dont il faut former et spécialiser les anthropologues ; le « folklore » consiste en une sorte de théorie baptiste de la connaissance, par immersion totale. L'anthropologue est supposé précipité dans une société qui lui est totalement étrangère : et c'est le choc qu'il subit en éprouvant soudain la rupture de tous ses liens et la nécessité où il se trouve de les rétablir qui constitue sa véritable formation. Telle est l'opinion des anthropologues sur leur propre méthode et sur la valeur en quelque sorte rituelle, thérapeutique et cognitive du travail sur le terrain. Ce qui me frappe dans le monde où nous vivons réellement, et non dans quel-

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que société tribale et qui nous soit étrangère, c'est qu'il est tout ce qu'on voudra sauf intelligible. Il est probable que la rancune que j'éprouve à l'égard de ceux qui se sentent parfaitement à leur aise dans le monde provient, comme la plupart des rancunes, de l'envie et de la jalousie. Lorsque j'écoute les nouvelles, il m'est possible de comprendre plus ou moins ce que raconte le journaliste, mais la raison pour laquelle l'éventail des alternatives devrait être celui qu'on prétend ne me semble pas du tout évidente. L'essence des sciences sociales, prises dans le sens le plus large et excluant peut-être la science économique, est qu'elles s'efforcent de définir la structure à l'intérieur de laquelle est joué le jeu. Je n'essaierai pas de définir de façon exacte cette structure. Mais le moins que puisse faire un exposé structurel (et je veux parler du structuralisme dans le sens ancien, non pas dans celui que ce mot a pour les « structuralistes » qui s'inspirent selon moi d'une analogie hors de propos avec le langage), c'est de présenter en premier lieu les alternatives qui sont offertes, et ensuite d'expliquer quelles sanctions et quelle contraintes définissent et délimitent ces alternatives. Ce que l'histoire purement narrative est incapable de faire. Les phénomènes économiques, par exemple, constituent une partit importante de la structure qui nous enveloppe, et le grief constant que j'oppose aux économistes, c'est qu'ils nous aident si peu à comprendre les alternatives qui s'offrent à nous, et cela pour des raisons qui sont exactement opposées à celles qui arrêtent peut-être les historiens. Ils ne se préoccupent pas de narration, mais ils s'efforcent de procéder à une sorte de compte rendu abstrait qui me paraît être précisément le type de la mauvaise abstraction. Quand on a développé une longue argumentation abstraite, on se trouve tellement éloigné de ses propres prémisses, et tant d'erreurs se sont glissées à chaque pas dans le raisonnement qu'il est très peu vraisemblable que l'on parle encore de ce qui fait le sujet de l'exposé. J'ai toujours été frappé de voir les phénomènes économiques défigurés par deux sortes d'hypothèses et deux langages différents : d'un côté, nous nous trouvons en présence du langage tribal propre aux financiers, à ceux qui travaillent effectivement à la Bourse, et de l'autre, de celui des économistes ; d'autre part, les économistes commettent une double faute, d'abord parce qu'ils prennent au sérieux le premier de ces langages plutôt que d'adopter à son égard cette sorte de stratégie sceptique qui est celle des anthropologues à l'égard du langage de la tribu qu'ils étudient, et en second lieu ayant pris la Bourse beaucoup trop au sérieux parce que, plutôt que d'expliquer quelles sont les contraintes et les

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camouflages devant lesquels on se trouve, ils procèdent à un exposé théorique dont le pouvoir explicatif est très discutable. J e voudrais me montrer un peu plus constructif : et je me référerais à un passage qui m'a frappé dans une conférence du professeur Trevor-Roper, dans laquelle il explique pourquoi il trouve l'histoire européenne plus intéressante que le genre d'histoire aujourd'hui à la mode, et qui porte sur le Tiers Monde extra-européen. J e me souviens que le professeur Trevor-Roper déclarait qu'il lui était difficile de s'intéresser au va-et-vient de tribus qui se succèdent les unes aux autres d'une manière en quelque sorte chaotique, ce qui est très certainement l'aspect que présente l'histoire de l'Asie ou de l'Afrique ; mais dès qu'on se plonge dans n'importe quelle histoire d'un territoire extra-européen, c'est exactement ce qu'on ressent. Une des rares recherches que j'ai entreprises portait précisément sur un territoire dont l'histoire pourrait certainement être présentée sous l'aspect d'une sorte de récit sans signification, racontant une succession de mouvements tribaux. Eh bien, cela ne m'a pas du tout ennuyé ; ce qui rendait ces faits intéressants, c'est qu'ils comportaient une structure sous cet aspect chaotique. Il ne s'agit pas d'une structure dans le sens « structuraliste » ; c'est une structure dans un sens semi-matérialiste, dans laquelle il n'existe pas de relation linéaire entre la base économique et les alternatives conceptuelles et institutionnelles qui s'offrent à une société. Les recherches portant sur ce genre de structure sont intéressantes non seulement parce qu'elles nous permettent de comprendre une société qui ne serait autrement qu'une sorte d'histoire ennuyeuse racontée par un idiot, mais aussi parce qu'elles nous font perdre notre virginité, notre naïveté conceptuelle, par rapport à notre société. Raymond Aron : Aussi bien dans la recherche de l'archaïque que dans la recherche du passé historique, il y a un effort pour découvrir l'autre. Même si l'autre est plus autre lorsqu'il s'agit de l'archaïque que lorsqu'il s'agit de notre passé, ne pourrait-on dire que la recherche de l'autre est une recherche commune à l'anthropologie et à l'historien ? Dans quelle mesure la notion de structure introduite par E. Gellner dans un sens très général pour critiquer une narration historique (qui n'existe plus dans aucun livre d'histoire moderne) se différenciet-elle de la notion de contexte historique ou de compréhension d'une époque considérée ? N e pas se contenter d'une histoire-récit n'est pas une nouveauté due à l'influence de l'ethnologie. Burckhardt, par

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exemple, était tout à fait convaincu que la découverte des règles du jeu, ou des contraintes d'une époque, étaient la caractéristique même de la compréhension historique. En d'autres termes, si l'on veut montrer la spécificité de la structure des ethnologues, ne faut-il pas aller au-delà de la seule notion des contraintes, des règles du jeu ou des systèmes de valeurs caractéristiques d'une société ? Lévi-Strauss, lorsqu'il parle de la curiosité de l'ethnologue, dit que nous ne trouvons réellement l'autre, qui nous permet de nous comprendre nous-mêmes, que lorsque nous allons le chercher à l'autre bout. Pour lui, Rousseau est par excellence l'ethnologue : celui qui nous aide à nous comprendre nous-mêmes parce qu'il ne cherche pas seulement l'autre proche, l'autre que l'on insère dans le devenir historique, l'autre qui est un moment de ce processus cumulatif et intelligible que vous avez décrit, mais pour ainsi dire l'autre absolu. François Furet : L'image de l'autre a beaucoup changé depuis deux siècles. Si l'on se réfère au x v m e siècle, par exemple à Rousseau, l'homme sauvage c'est l'autre, mais c'est en même temps un homme très subtilement lié à l'homme civilisé parce qu'il représente l'enfance de l'homme civilisé. En réalité, c'est le développement économique du XIX e siècle qui a constitué le monde extra-européen en altérité absolue. L'histoire est alors devenue savoir du changement, en donnant à toute l'activité humaine les rythmes spectaculaires (manchestériens ou marxistes) de l'activité économique. C'est à cette époque, probablement, que l'univers extra-européen est devenu l'envers de l'univers historique : une sorte de laissé pour compte constitué par des sociétés immobiles qui, elles, ne changeaient pas. Nous assistons aujourd'hui à une sorte de planétisation du monde : il n'y a plus de mondes lointains ; tout entre dans une sorte de familiarité mondiale. Mais d'un autre côté notre propre monde, comme le remarque E. Gellner, nous devient complètement mystérieux, dérivant vers on ne sait quel avenir sans vision eschatologique, cosmogonique, ou même évolutionniste ; nous assistons à une sorte de gigantesque crise du progrès linéaire. L'étrangeté est rétablie dans notre propre monde : la dialectique de « l'autre » et du « même », celle du monde historique et du monde non historique, est aujourd'hui en voie de disparaître de nos consciences, dans la mesure où l'humanité devenue une, personne n'en connaît plus l'avenir mais tous le savent solidaire. Pour toutes ces raisons, le regard de l'ethnologue et le regard de l'historien sur le monde d'aujourd'hui me semblent assez proches. Personne n'est plus capable de donner une

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bonne définition, même approximative, de l'histoire ; elle a beaucoup profité des sciences sociales, de l'économie, de la démographie, de l'ethnologie ; elle s'est développée de façon presque parasitaire sur le corps des sciences sociales et on ne sait plus si elle les englobe ou si, au contraire, elle est une partie d'entre elles. C'est toujours son ambiguïté. Pour E. Gellner, ce qui caractérise le « pont » épistémologique entre l'ethnologie et l'histoire, c'est la notion de structure, non pas au sens lévi-straussien d'un code ou d'un langage, mais comme un ensemble de contraintes à l'intérieur desquelles une société fait ses choix. Cela ne me paraît pas suffisant : les emprunts de l'histoire aux sciences sociales sont beaucoup plus nets. Par exemple, les historiens qui ont reconstitué, à Cambridge ou à Paris, la démographie de l'Angleterre ou de la France entre le xvi e et le xix e siècle, ont purement et simplement importé des concepts démographiques et recomposé la démographie d'ancien régime exactement comme un démographe actuel reconstitue l'histoire des populations. Il n'y a pas de différence entre le travail de Louis Henry et de Peter Laslett et celui d'un spécialiste de la démographie actuelle. Je dirai la même chose pour l'économie. L'importation des concepts est constante. Ernest Gellner : Existe-t-il une différence entre se préoccuper de la structure et s'intéresser au contexte ? J'aurais cru que non. Il s'agit là de deux notions vagues ; tout fait partie du contexte. Mais la structure comporte la notion de contrainte et se préoccupe de savoir comment naissent ces contraintes. Il est tout à fait possible d'avancer très loin dans l'histoire sans avoir ce sens profond de la structure. Si l'on suppose que l'exposé est exact, il est parfaitement possible de réaliser un travail intéressant en partant de l'hypothèse que les gens se ressemblent beaucoup, dans le temps et dans l'espace, et que le jeu fondamental qui est joué est toujours le même. C'est évidemment une profonde erreur. Mais il est intéressant que l'on puisse aller très loin en pensant ainsi. Peter Wiles : Deux confusions d'ordre sémantique menacent de peser sur l'ensemble de cette conférence. La première nous oblige à nous demander si, par le mot historien, nous entendons un monsieur qui tire ses ressources de cette branche des activités universitaires qui s'intitule clai-

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rement « Département d'Histoire » (et je crois que certains d'entre nous ont déjà montré qu'ils étaient sur le point d'admettre cette signification), ou bien si nous désignons par ce terme quelqu'un qui essaie de connaître une époque plus ou moins éloignée dans le temps, et cela en appliquant toute méthode qui lui paraît propre à l'aide dans sa recherche. Je pense notamment au professeur Trevor-Roper, que j'accuse d'avoir été un sociologue des XVI e et XVII e siècles, et fort distingué, quand il a écrit toutes ces choses si intéressantes sur les sorcières. Ma deuxième mise en garde sémantique porte, comme d'habitude, sur la confusion entre science et Wissenscbaft ; en anglais, le mot « science » signifie quelque chose que l'on peut prouver par une certaine forme de raisonnement logique et par des généralisations, en partant d'un univers statistiquement comparable ; dans ces conditions, le mot, en anglais, a fini par désigner les sciences naturelles et, quand nous parlons des sciences sociales, nous pensons à ce genre de science. Le terme Wissenscbaft ne correspond pas du tout à ce mot, et il signifie « étude », dans le sens où certains Anglais emploient le terme « social studies » parce qu'ils ne pensent pas que les Sozialwissenschajten soient des sciences. Raymond Aron : Puisque nous en sommes à la confusion entre science et Wissenscbaft, disons que le mot français « science » se tient, bien entendu, entre les deux ; si nous acceptons la signification du mot anglais « science », nous dirons qu'il n'existe qu'une seule science véritable dans le domaine social, c'est « la science économique », et nous laissons bien entendu de côté l'économiste de la Faculté de Droit que le reste de la communauté scientifique ne considère pas comme un scientifique. Il me semble qu'il existe une distinction très nette entre la notion de structure et celle de contexte. Très peu d'historiens s'intéressent aujourd'hui à la pure description de l'événement tel qu'il s'est produit. Ce que l'on cherche, c'est à découvrir la signification de cet événement ou à trouver un modèle d'explication. La Révolution russe s'est produite, mais il est possible de l'expliquer en la rattachant à l'évolution de la Russie, ou en la rattachant à l'évolution de la classe ouvrière, ou en la rattachant à la naissance d'une nouvelle classe. Si je prends comme exemple mon collègue K. D. Bracher, je constate qu'il tente d'expliquer l'ensemble d'un contexte historique qui est la période nazie. Il cherche à expliquer un ensemble d'événements qui se sont produits dans un temps limité. Je m'intéresse à ses travaux en tant

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que sociologue parce que mon intérêt se porte sur la nature des formes de domination, sur les relations entre la domination et l'autorité, sur les relations entre l'autorité et le consensus, non pas en vue de définir des lois (parce que je ne crois pas qu'il existe quelque chose comme des lois), mais à tout le moins pour voir s'il existe certains types de relations que l'on pourrait transporter dans d'autres circonstances.

Karl Dietrich Bracher : La réponse à la question « qu'est-ce que l'histoire et qu'est-ce que la science sociale ? » dépend évidemment de la manière dont nous envisageons l'une et l'autre. Est-ce que nous nous intéressons à ce qui les distingue ou à ce qui les lie ? Il est possible de dire que l'histoire fait partie des sciences sociales ; dans ce cas, je me servirais du terme allemand Wissenschaft ; mais on peut tout aussi bien dire que les sciences sociales font partie de l'histoire, et l'intérêt que l'on prend à cette distinction dépend entièrement du genre de recherche scientifique auquel on se consacre. On peut, par exemple, s'intéresser au problème des alternatives historiques dans certaines circonstances. Prenons par exemple la Révolution russe, ou la République de Weimar : on se demandera « que se serait-il passé si... ? », question qu'un pur historien aurait pu refuser de se poser. Mais je ne crois pas qu'il le refuserait aujourd'hui. Pour que la question puisse se poser, il faut qu'il existe un cadre précis, par exemple une démocratie parlementaire, ou un certain type de structure sociale, et ainsi de suite. Quand j'emploie le terme de structure, je ne suis pas tout à fait d'accord avec la définition qu'en donne E. Gellner, parce que je ne crois pas qu'une structure sociale puisse se définir seulement ou principalement en termes de contrainte. Il me semble qu'une structure sociale est, jusqu'à un certain point, le procédé par lequel les êtres humains sont en mesure d'agir en tant qu'êtres historiques, c'est-à-dire de se livrer à quelque activité humaine que ce soit.

Waldemar Besson : On a posé la question de savoir s'il existe une différence entre structure et contexte. Il importe en effet d'expliciter cette différence, car il est évident que si vous prenez le terme dans son acception la plus large, le contexte ne signifie pas seulement un certain nombre de contraintes, mais aussi un système d'alternatives proposées à l'action. Le contexte n'est pas seulement contraint, il est également une possi-

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bilité offerte aux êtres humains d'agir et de créer le futur. D'autre part, il me semble qu'il existe dans les sciences sociales comme en histoire, une tendance très nette à sous-estimer ce que j'appellerais l'élément narratif dans l'œuvre historique, dans la mesure où, après tout, la vie sociale et politique est quelque chose qui vit, un processus, une suite d'actions et d'événements en évolution où il apparaît à l'évidence que les objectifs recherchés par ceux qui agissent ne correspondent pas aux résultats qu'ils obtiennent ; mais c'est là une banalité, et il en a toujours été ainsi, aujoud'hui comme il y a deux mille cinq cents ans. C'est alors que ce que E. Gellner a fait remarquer devient clair, à savoir que les événements semblent avoir encore une action en retour sur les lois et les règlements, sur les contraintes et les systèmes d'alternatives. Dans ces conditions j'appelle histoire une expérience cumulative de moyens d'actions sans que soit déterminé une fois pour toutes ce que nous ferons dans l'avenir. La science sociale néglige aujourd'hui cet élément qu'est la détermination du futur par l'expérience cumulative du passé, sans que l'on soit forcé de la suivre aveuglément. Aujourd'hui nous disposerions des moyens qui nous permettraient de résoudre les problèmes qui se posaient à la Cité-Etat grecque ; Platon et Aristote n'en disposaient certainement pas et ils étaient aussi éloignés de résoudre les problèmes de leur temps que nous le sommes de résoudre ceux du nôtre. Dans ces conditions, la position de l'historien, de l'homme qui se demande ce que signifie le passé pour le présent et pour le futur, n'a changé en rien. Alan Bullock : Un des meilleurs moyens que j'ai pour me représenter les relations qui existent entre l'histoire et les sciences sociales consiste à observer le changements qui se sont produits, depuis l'époque où j'étais étudiant, dans une ou deux branches qui me sont familières. Comme le professeur Trevor-Roper, mon intérêt pour l'histoire s'est d'abord porté vers l'histoire classique ; à cette époque (c'est-à-dire vers 1939), la tradition voulait encore que la Grèce représentât une culture d'un caractère unique. Les gens que nous admirions étaient ceux qui se baignaient de plus en plus profondément dans la connaissance de cette société. Je suis convaincu qu'ils savaient ce qu'est une structure et qu'ils étaient conscients du fait que cette société était très différente de la leur, mais leur manière d'aborder le problème consistait à prendre une connaissance de plus en plus profonde de ce qui faisait l'objet de leurs travaux. Et si quelqu'un avait dit à mes professeurs

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que la Grèce n'était qu'un exemple parmi beaucoup d'autres sociétés analogues, ils en auraient été indignés et, en fin de compte, une telle indignation aurait trouvé son origine dans l'affectation intellectuelle que nourrissait la tradition européenne à ce sujet. Il est vrai que quiconque entreprend aujourd'hui l'étude de l'histoire ancienne de la Grèce admettra que la société grecque appartenait à toute une catégorie de sociétés et que, s'il est vrai qu'elle présentait des caractéristiques qui lui étaient propres, il y a toujours intérêt à se demander si, en regardant d'autres sociétés, on ne pourrait pas apprendre quelque chose sur la civilisation grecque. Il s'agit là d'un changement réel. Cela ne signifie pas que celui qui se plonge encore aujourd'hui dans la culture grecque n'excite pas notre admiration en tant qu'érudit. Mais nous aurions tendance à penser qu'un homme qui ne fait que cela, et qui se refuse à reconnaître l'existence de sociétés comparables, fait preuve, en réalité, d etroitesse d'esprit. E. Gellner ne s'est pas encore tout à fait décidé soit à se réjouir en constatant que l'histoire fait des emprunts aux sciences sociales, soit à s'irriter en la voyant agir ainsi. Ernest Gellner : J e n'éprouve aucune irritation à l'égard des historiens ; mon fils, quand il était très jeune, avait décidé qu'il serait historien, ce qui paraît indiquer que l'atmosphère familiale n'était pas hostile aux historiens. Raymond Aron : Cela pourrait être interprété dans les deux sens. Ernest Gellner : Oui, ce pourrait être une manifestation de l'œdipe. Stephen Graubard : Il me semble que ce qui distingue l'historien de l'ethnologue, c'est que ce dernier, en général, parle de quelque chose que lui-même et quelques rares autres personnes sont les seuls à savoir. L'ethnologue fait constamment des découvertes : s'il se met à étudier, c'est très souvent une tribu qu'il est le seul, avec deux ou trois autres, à avoir étudié. En tant qu'historiens, nous travaillons sur des sujets dont tout le monde pense savoir quelque chose. Et si nous passons à l'histoire moderne, nous nous apercevons que ce sont ceux de nos collègues qui en savent le moins mais qui écrivent le genre d'histoire qui semble être la plus largement répandue qui, en réalité, répondent au besoin du plus grand nombre de gens.

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Wolfgang Mommsen : L'histoire, telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui par les professionnels, est de plus en plus distincte de l'histoire de tous les jours, et ceci concerne l'histoire politique tout autant que tout autre genre d'histoire. En Allemagne du moins, chaque jeune historien désire faire en même temps des sciences sociales ou tout au moins utiliser le plus possible dans ses travaux la sociologie et les sciences qui s'y rattachent. Raymond Aron : La notion de don't feel at home me paraît avoir pris au cours de la discussion deux sens tout à fait différents. Ne pas se trouver bien dans sa peau est un sentiment très répandu dans l'histoire humaine en général, et aujourd'hui en particulier. Mais ce que vise E. Gellner, c'est l'illusion, que nous entretenons tous, de connaître notre société et de savoir comment y agir ; cela n'a rien à voir avec le sentiment de « se trouver bien ou mal dans sa peau ». Il y a là deux sens très différents de la notion de « feeling at home or not ». La vertu de l'anthropologie serait de nous rappeler que, de même que nous découvrons les règles des sociétés archaïques, nous avons à découvrir nos propres règles : la notion de l'inconscience des règles de notre propre conduite ne se confond pas avec le sentiment de l'inintelligibilité de notre société. Ernest Gellner : J'accepte les deux significations de « n'être pas à son aise » (not being at home), mais je n'irai pas jusqu'à dire qu'elles sont totalement opposées. Le sentiment d'inintelligibilité et de malaise cognitif me paraît être un exemple, une forme particulière d'une « Angst » générale. Je suis d'accord avec ce qu'a dit A. Bullock sur le sens de la structure que possédaient ses mentors, mais ils l'associaient simplement avec une sorte d'admiration pour les hellènes en tant qu'ancêtres, et avec un manque d'intérêt pour les autres. Cet ethnocentrisme me paraît devoir jeter quelque doute sur leur clairvoyance à propos de la structure. Une fois que l'on possède cette notion, la seule manière qu'on ait de savoir comment fonctionne une structure est de voir comment les éléments sont diversifiés. Pour prendre l'exemple d'un classique contemporain, Moses Finley, je m'intéresse à certains de ses travaux précisément parce que, quand il parle des Grecs, il regarde

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toujours par-dessus son épaule vers les Berbères qui partagent avec les Grecs l'expérience qui consiste à appartenir à une culture méditerranéenne, ainsi qu'un certain nombre de traits et de ressemblances. Bien entendu, celui qui écrit l'histoire dans l'intention d'attribuer des bons points moraux, celui qui écrit une histoire des civilisations à la manière de Clark, s'intéressera à ces deux peuples pour des raisons exactement opposées. Les Berbères sont là depuis très longtemps et le principal intérêt qu'ils présentent, c'est qu'ils ont très peu changé et qu'ils n'ont pas fait grand-chose, tandis que les Grecs ont fait de grandes choses, puis sous la forme qu'ils avaient autrefois, ont disparu. Je ne suis pas en train de faire de la publicité pour mes propres travaux, parce que je n'ai pas été dans les oasis mais dans la montagne Mais la montagne et le désert, les nomades et les montagnards donnent un bon exemple d'organisation segmentaire, ce qui est un thème qui a été largement exploré par les anthropologues. Il se passe quelque chose de très intéressant dans les oasis : l'oasis continue à connaître une organisation de clan, mais le fait que les gens habitent une oasis, autrement dit très près les uns des autres, et qu'ils ont à régler certains problèmes par des activités communes les oblige à devenir une organisation semi-civique. Je pense qu'une certaine documentation réunie dans les oasis jettera quelque lumière sur la manière dont se constitue une Cité-Etat en partant d'une organisation de clans de type nomade, lorsque ses membres sont entassés dans une vallée et ont d'autres préoccupations que de protéger leurs pâtures et de les diviser entre eux. Ce qui différencie le genre de structure sociale dont je me suis fait l'avocat du structuralisme à la mode mérite certainement qu'on y insiste. Il existe une différence considérable entre la société et le langage, et la véritable faiblesse du structuralisme à la mode est d'avoir terriblement exagéré leurs analogies. Ce qui fait du langage un phénomène d'un caractère unique est que le problème du contrôle social y paraît à ce point facile. Linguistiquement parlant, l'humanité est extrêmement bien élevée. Il est vrai qu'il arrive que certains se forment leur propre langage et parlent parfois sans observer les règles de la grammaire mais, dans l'ensemble, il est très remarquable de constater à quel point les gens observent ces règles, étant donné la complexité de celles-ci et l'énorme matériel sur lequel elles portent. Le paradoxe est que le nombre de choses qu'il vous est possible de faire dans une société est très inférieur au nombre de choses que vous pouvez dire. Et pourtant, bien que l'éventail soit plus fermé du point de vue social que du point de vue linguistique, nous obéissons moins

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aux règles sociales. Le contrôle social est un problème majeur, tandis qu'en linguistique, pour des raisons mystérieuses, il est étrangement négligeable, ce qui fait que la plus grande part de la doctrine de Lévi-Strauss me paraît très suspecte. François Furet : Il n'y a pas seulement le fait que nous avons le sentiment de connaître les règles des sociétés historiques. Il y a aussi le fait que nous avons élaboré l'histoire pour nous situer dans la chaîne du temps et nous nous sentons en position de fils par rapport à elle. Aucun d'entre nous ne se sent en position de filiation par rapport aux Trobriands de Malinovsky ou par rapport aux Américains du Sud de Lévi-Strauss (excepté lui) ; dans une certaine mesure le choix existentiel de l'anthropologue est marginal. Tandis qu'au contraire un Français par rapport à la Révolution Française, un Américain par rapport à l'Emeute du Thé de Boston, un Russe par rapport à 1917 se sentent dans des situations pour ainsi dire familières, devant des événements qui ne présentent pas d etrangetés dans la mesure où ils ont été intériorisés. C'est pour cette raison que les phénomènes révolutionnaires sont faiblement conceptualisés : tout le monde croit les comprendre, parce que nous en avons intériorisé l'interprétation pour ainsi dire contemporaine. Si vous regardez la Révolution française, vous vous apercevez qu'en fait l'interprétation en est donnée en 1789 par Sièyès avant même qu'elle n'éclate et que cent soixante-dix ans de commentaires et d'études historiques ont au fond peu ajouté, au niveau conceptuel, à l'interprétation générale du phénomène. L'histoire nous constitue comme fixes tandis que l'anthropologie nous constitue comme étrangers : la ressemblance et le rapprochement entre les deux types de savoir passe par la conquête d'une sorte d'étrangeté moyenne du chercheur par rapport à l'objet.

Waldemar Besson : La mode de la science sociale, c'est-à-dire la tentative de se libérer de la narration, a désormais atteint un point tel que des moyens d'analyse très importants nous manquent dans notre compréhension de ce qui se passe. J'ai eu la possibilité d'étudier la Révolution russe dans un contexte élargi. Pour moi, il est parfaitement clair que, si l'on ne suit pas très exactement la chaîne des événements de 1917, 1918 et 1919, on ne comprend pas pourquoi et comment ce nouvel Etat et cette nouvelle société ont pu naître. Il me semble que la mode

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de l'histoire scientifique atteint des éléments tellement importants de l'historiographie que j'ai l'impression qu'il nous manque quelque chose aujourd'hui dont nous avions peut-être exagéré le rôle autrefois. Il y a des gens qui écrivent l'histoire du national-socialisme sans même se dire un instant qu'une personne comme Hitler a vécu. Et une telle tendance ne peut se manifester qu'à partir de l'instant où l'on sousestime le côté narratif de l'histoire. J e constate aussi que, dans tous les pays occidentaux, les sciences sociales n'augmentent pas la rationalité de notre société, bien au contraire. On voit croître un nouveau romantisme en raison du fait que l'intérêt se concentre sur les problèmes actuels, oubliant qu'après tout, d'autres ont réfléchi auparavant sur les mêmes questions. Si bien qu'encore une fois, je me ferai l'avocat d'une histoire très classique, dans le seul intérêt d'une approche rationnelle des événements humains. Ernest Gellner : Dans un sens, la seule preuve que l'on possède de l'existence de la structure est la suite des événements. Mais dans les structures stables, on ne les envisage que comme des formes répétitives. Quand vous parlez de la Révolution russe, vous dites que vous ne pouvez pas comprendre ce qui s'est passé dans les années vingt si vous n'avez pas soigneusement examiné ce qui s'est produit en 17, en 18 et en 19 ; c'est une expérience que j'ai connue en étudiant les pays du Tiers Monde. Dès qu'ils ont obtenu leur indépendance et lorsqu'ils acceptent d'accueillir des chercheurs, ces pays sont envahis par des étudiants en doctorat. Ceux-ci viennent pour se livrer à des recherches sur l'intégration, la construction d'une nation et autres sujets à la mode ; beaucoup d'entre eux sont des sociologues et ils pèchent, à cet égard, plus que les anthropologues. Ils arrivent munis d'un certain nombre de techniques qui sont soi-disant sensibles aux structures. Je ne veux pas dire que ces techniques soient seulement quantitatives, que ces chercheurs arrivent munis de questionnaires, mais leurs questionnaires ont pour objet de déterminer les structures de classe, la composition des groupes d'intérêt et ainsi de suite, et toute cette méthodologie se fonde sur l'hypothèse d'une structure stable. Ils arrivent deux ou trois jours après la proclamation de l'indépendance et la chose à laquelle ils sont totalement insensibles, en raison de la boîte à outils qu'ils ont emportée avec eux, c'est précisément l'équivalent de ce que vous recherchez en 1917 et 1918 : les conséquences du traumatisme qu'a constitué la redistribution du pouvoir. Dans la région où j'ai effectué des recherches, les gens se souve-

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naient de ce qui s'était passé quand le pouvoir avait changé de mains, qui avait été tué, et pourquoi, au moment du passage des pouvoirs, et aussi des tentatives précédentes qui avaient abouti à des échecs. Quand on veut comprendre leur comportement politique, il faut connaître l'événement décisif qui, dans bien des cas, ne s'est pas répété. Peter Wïles : E. Gellner, je suis toujours gêné par le fait que vous vous sentiez mal à l'aise. Pensez-vous vraiment qu'il existe réellement une structure sous-jacente dans notre société d'aujourd'hui comme dans les sociétés étudiées par le département d'anthropologie ? Ou bien ne reconnaissez-vous pas, quand vous y réfléchissez à deux fois, que ce qui ne va pas et que ce qui vous fait vous sentir mal à votre aise, ce n'est pas que l'annonceur de la BBC ne soit pas un anthropologue, c'est qu'il n'existe pas de structure. Tout cela a disparu. Si je ne me trompe pas, et s'il n'existe pas de structure, alors est-ce que l'anthropologie n'est pas la moins utile des sciences sociales pour l'étude du monde occidental contemporain ? Et ce dont nous avons besoin, au contraire, n'est-ce pas de l'historien pur ? .Ernest Gellner : Comme consommateur d'informations, comme citoyen, je m'efforce de comprendre, par exemple, la situation économique du pays où je vis — situation qui a évidemment son importance — et, tout à fait franchement, je la trouve inintelligible. J'aime beaucoup la formule attribuée à Lord Home, selon laquelle le pays se trouve en présence de deux sortes de problèmes : les problèmes politiques, qui sont insolubles, et les problèmes économiques, qui sont incompréhensibles. Kostas Papaioannou : Je voudrais dire quelques mots au sujet de cette quête de l'altérité qu'on a trop tendance à considérer comme le privilège de l'ethnologie. Elle est d'abord congénitale à l'histoire et constitue un trait spécifique de la conscience historique de la modernité par opposition à celle de l'Antiquité. Je m'explique : Hérodote était à la fois l'ethnologue type et l'historien type. Je pense aux grands textes de Plutarque dans De Iside où il est dit « au fond les dieux des Egyptiens sont nos propres dieux » : la tendance fondamentale de l'historiographie antique est de supprimer l'altérité en tant que telle et de retrouver le même. Au contraire, ce qui caractérise la conscience historique de

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la modernité, dès sa naissance, c'est-à-dire dès la Renaissance, c'est l'invention du passé, en tant qu'arme autocritique. Lorsqu'on ressuscite les Grecs, lorsque Machiavel parle de la cité antique et déplore l'avilissement où le christianisme a plongé l'Italie moderne, ce n'est pas du tout pour revendiquer des ancêtres : les Grecs n'étaient pas du tout des ancêtres mais représentaient, au contraire, l'autre absolu, un autre beaucoup plus redoutable et plus menaçant que tous les « archaïques » du monde réunis. C'est avant tout pour critiquer toute une tradition, rejeter mille ans de christianisme dans les ténèbres d'une période baptisée Moyen Age (comme si ce mot avait un sens quelconque). D e même, toutes les résurrections successives, qui rythment l'histoire de l'Occident moderne, ne sont autre chose qu'une tentative perpétuellement renouvelée de contestation des fondements mêmes du présent. Ainsi la résurrection qui vient après celle des Antiques : celle du Bon Sauvage. Quand je pense au bon sauvage, il me vient toujours à l'esprit les vers extraordinaires de Ronsard qui demande à Villegaignon de ne pas civiliser les sauvages parce qu'il les rendra « comme nous, qui par trop de raison malheureux sommes ». Voilà déjà bien avant Marcuse le thème de la rationalité répressive. Je dirai la même chose à propos de la Chine : celle-ci a été littéralement inventée pour contester la tradition occidentale, comme les Schlegel ont transformé l'Inde en pays de la sagesse, par réaction contre le rationalisme du XVIIe siècle. On peut allonger la liste jusqu'à l'invention de l'art nègre. Ce qui caractérise la conscience historique de la modernité et la distingue de toutes les autres, c'est précisément la volonté de transformer le passé tout entier en patrimoine commun de l'humanité. Du point de vue de la conscience historique dont je parle, il ne peut pas exister de différence entre ethnologie et histoire ; toutes les deux font partie du même univers historique, le seul que nous considérons comme habitable. La fonction de la conscience historique est fondamentalement critique : Marx reprochait aux économistes classiques de considérer la société bourgeoise comme la seule société naturelle, c'est-à-dire éternelle, alors qu'elle était par définition transitoire et éphémère. Enfin, je crois que celui qui a le mieux défini le sens de la conscience historique restera toujours Hegel : la conscience historique, d'après lui, c'est de se sentir « bei sicb », « at home » comme vous dites, « im Anderssein », dans l'altérité. L'histoire n'est autre chose que la découverte de l'altérité en tant que telle et l'éducation de l'esprit en vue de le rendre capable de se sentir chez soi dans l'être autre. L'ethnologie au sens strict du terme ne peut être considérée que

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comme un moyen parmi d'autres de faire ressortir et l'altérité et le sentiment de l'identité qui doit apparaître à travers l'expérience de l'altérité. Alain Besançon :

Ne pourrait-on se faire succéder non pas l'histoire et l'ethnologie, mais deux types d'histoire, puis l'ethnologie ? Au premier type d'histoire correspondrait peut-être le fantasme suivant : dégager l'idéal des parents ; Xénophon, Plutarque, ou Bossuet s'adressent à un enfant, ou à un prince, pour lui rapporter la façon exemplaire dont ont vécu ses aïeux. Tout ce qui n'est pas exemplaire est en dehors du champ historique. Le deuxième type d'histoire chercherait à retrouver la généalogie du moi. Enfin l'ethnologie viendrait comme troisième attitude et viserait à déterminer non pas l'idéal du moi, ni le moi tel qu'il a été hérité de quelqu'un, mais un moi possible, un moi éventuel. L'homme sauvage n'est pas seulement le primitif, mais également cet être bizarre que l'on retrouve dans les forêts de l'Aveyron ou dans la jungle indienne, un homme sans père ni mère. Ne pourrait-on par là éclairer cette notion de « bien ou mal dans sa peau » ? Au premier type d'histoire, l'histoire exemplaire et exaltante, correspond un style extrêmement satisfait de soi. L'histoire du moi, au contraire, confrontera l'homme avec la recherche de ses origines et sera une histoire angoissante, peut-être pathétique. Quant à l'ethnologie, son attitude étant négative, elle sera forcément révolutionnaire et nihiliste, ce qui est une situation peu confortable dans laquelle on se trouvera effectivement très mal dans sa peau. Alan Bullock :

Je voudrais parler d'un problème qui se pose à ceux qui ont l'expérience de l'enseignement, et notamment lorsqu'il s'agit d'un enseignement qui s'adresse à des étudiants de licence. C'est un point de vue très répandu chez les jeunes que n'importe quelle science sociale est une sorte de raccourci pour l'histoire. On connaît l'histoire de ce pauvre historien qui voulait que nous examinions ce qui s'était passé en 1933 en Allemagne ou en 1917 en Russie ; mais pourquoi donc, puisque les sciences sociales permettent de prendre un raccourci en utilisant les types idéaux. Elles nous permettront de nous dispenser de ces travaux de détails, aussi laborieux qu'ennuyeux. Cet admirable mot — le détail — qui est l'objet du mépris de tant de jeunes gens qui viennent faire leurs études dans les universités, sera remplacé par de brillantes généralisations. A ce point-là, tout les spécialistes

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des sciences sociales vont me tomber dessus et dire : « C'est pas cela que nous essayons de faire. » Néanmoins, il me semble qu'il est très important qu'ils nous disent clairement que ce n'est pas cela qu'ils pensent, dans ce cas-là ; c'est pourtant le sentiment que j'ai eu lorsque, jeune historien, j'ai rencontré pour la première fois les sciences sociales. J'ai eu l'impression qu'il me serait possible d'échapper aux limites que m'imposaient une certaine époque et un lieu défini qu'il me fallait découvrir en cherchant les facteurs généraux que l'on retrouve dans toute situation donnée. Mais, en fin de compte, l'historien doit reporter les découvertes qu'il a faites au cours de ces excursions au domaine particulier qui fait l'objet de son étude. C'est ce retour à l'étude historique, après qu'on ait pris en considération tous les apports des autres disciplines, qui est particulièrement pénible en même temps que particulièrement salutaire.

Ernest Gellner :

On peut comprendre que les étudiants désirent trouver un raccourci qui les mènent à l'histoire : prenons par exemple la thèse de la société hydraulique, qui constitue un type idéal très schématique et très simple, et qui donne précisément aux étudiants un de ces raccourcis pour comprendre l'ensemble de l'histoire de l'Asie. S'il existe une région où l'on pourrait s'attendre à voir cette thèse s'appliquer, ce serait par exemple la Mésopotamie. On trouve là une société qui dépend de l'irrigation ; et de plus, contrairement à ce qui se passe dans la vallée du Nil, la manière dont les inondations se produisent est imprévisible. La vie des peuples du bassin inférieur de la Mésopotamie repose sur des travaux efficaces d'irrigation, desquels on pourrait attendre qu'ils exigent la mise en œuvre d'efforts collectifs très au-delà des moyens de chaque groupe local. Il se trouve qu'un certain nombre d'études semi-historiques et anthropologiques ont été faites sur la manière dont la société du Sud de l'Irak résout les problèmes de l'irrigation. Et leur principale découverte a été que cette thèse était totalement inexacte et que l'irrigation du Sud de l'Irak fonctionnait de façon beaucoup plus efficace quand elle n'était pas coordonnée à partir d'un centre mais laissée aux effets réciproques des activités de groupes tribaux locaux, non centralisés. Quand les Turcs et les Britanniques, pour être plus efficaces, supprimèrent les tribus et prirent les choses en main, elles fonctionnèrent moins bien. Toutes ces microétudes qui ont été faites sur l'irrigation dans le Sud de l'Irak ont été très intéressantes, mais elles auraient été sans grand intérêt s'il n'y avait pas eu, pour les stimuler, au départ, la thèse des sociétés hydrauliques.

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Revenons à la définition du terme « structure ». Je considère cette notion comme d'une importance capitale. J'irais jusqu'à dire qu'elle est coextensive à toute explication scientifique en tant que telle. Il s'agit de quelque chose de plus important que de la doctrine de Monroe ; c'est quelque chose de très difficile à définir ; je dirais que j'y suis très attaché et que je ne peux pas la définir ; je pourrais vous donner des définitions qui nous conduiraient simplement à une sorte de cercle vicieux. Ce que je puis dire, c'est qu'on la remarque très clairement quand elle est absente. Un des éléments qui me paraît le plus frappant dans tout le mouvement contestataire des années soixante, et notamment en Amérique, mais ailleurs aussi, c'est à quel point la notion de structure lui a fait défaut. Quelle que soit l'alternative que l'on propose, elle comportera d'une certaine manière une répartition des richesses et du pouvoir ; il n'est pas possible de se contenter de rejeter le présent avec quelques slogans et de supposer que la société peut continuer à vivre sans structure. Quand les gens n'ont pas le sens de cette nécessité, cela se remarque. La biographie, le destin d'êtres humains particuliers sont toujours intéressants. Si nous prenons pour exemple le succès qu'a récemment obtenu en Angleterre le feuilleton télévisé sur Henri vin et Elizabeth, son attrait venait de ce qu'il présentait une sorte de biographie dramatique, mais, en réalité, son succès est venu de ce qu'il mettait en lumière les différences dans les règles du jeu. Généralement parlant, la réaction de la plupart de ceux qui y ont assisté ressemblait un peu à cette histoire qu'on raconte sur la dame de la société victorienne qui, commentant Antoine et Cléopâtre, disait : « Comme cette vie était différente de celle de notre chère reine ! » C'est-à-dire : les règles ont changé. Si bien que, même dans ce que vous appelleriez une narration historique « brute », qui consiste à fournir des récits d'aventures destinés à la consommation du public, il y a place pour une compréhension tacite de la structure. François Furet : Je ne crois pas qu'il soit possible de dresser une ligne absolument stricte entre une histoire-structure et une histoire-récit. Si vous prenez l'histoire la plus narrative et la plus empiriste, elle suppose toujours un minimum de causalité. Naturellement c'est quelquefois sous la forme la plus élémentaire post hoc, ergo propter hoc : chaque fois qu'on organise des matériaux sous la forme d'un récit, on suppose un minimum de génétique au moins entre les deux événements. L'histoire-récit est une organisation du matériel qui n'est pas stricte-

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ment laissée au hasard et qui suppose un minimum de liens structurels entre les événements tels qu'ils ont été sélectionnés. Si l'on envisage maintenant l'histoire la plus « scientifique », il est clair qu'elle ne sera jamais un savoir formalisable, une science déductive, qui pourrait fonctionner comme l'économie politique théorique, à partir d'un modèle abstrait d'où l'on déduirait une vérité.

Raymond Aron : J e n'aurai pas la prétention de résumer la discussion, et je voudrais juste reprendre deux points qui me paraissent importants. La formule du professeur Gellner selon laquelle une explication est essentiellement une explication par la structure est surprenante par rapport à l'ensemble de la littérature épistémologique de l'histoire et est très éloignée de la discussion Hempel-Drey. J e laisserai de côté la question de savoir s'il est satisfaisant de dire simultanément que la véritable explication est par la structure et que la structure est indéfinissable, ou ne comporte pas de définition satisfaisante. En tout cas il n'est pas classique, dans la littérature logique ou analytique sur la connaissance historique, de se servir du concept de structure pour définir la bonne explication par rapport à la mauvaise. La remarque du professeur Bullock sur le retour à l'histoire après le passage par les sciences sociales rejoint d'une certaine manière la distinction fondamentale qu'établissait Max Weber entre la sociologie et l'histoire. On peut considérer que tout ce qu'a écrit Max Weber appartient à la connaissance historique. Dans un livre récemment paru en français", il est expliqué que le grand historien de l'époque moderne, c'est Max Weber. La troisième et dernière remarque sur laquelle je terminerai, c'est que quelque chose aurait manqué à cette discussion s'il n'y avait pas eu de référence aux étudiants de gauche et aux troubles dans l'Université. Nous devons être tous reconnaissants au professeur Gellner de nous avoir donné comme expression et symbole de l'inintelligibilité les troubles à la London School of Economies.

François Furet : J e voudrais vous présenter une partie de mon papier, celle dont nous n'avons pas parlé ce matin en liaison avec la discussion générale, qui a trait au fond, au déplacement de la curiosité historique. 9. PAUL VEYNE, Comment on écrit l'histoire : essai d'épistémologie, Paris, Ed. du Seuil, 1971.

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Il me semble que depuis vingt-cinq ou trente ans, un peu partout dans le monde, en tout cas en Europe et aux Etats-Unis, il s'est produit une sorte de grand déplacement de l'histoire, de ses objets et de ses méthodes, et il me semble que cette restructuration interne du champ historique n'est pas sans influence sur le rapprochement de l'histoire et de l'ethnologie. Au point qu'aujourd'hui si on demandait à un historien s'il y a une différence fondamentale entre l'histoire et l'ethnologie, je crois qu'il serait bien en peine de répondre parce qu'il me semble qu'il y a eu à la fois historisation de l'ethnologie en liaison avec l'indépendance des peuples anciennement coloniaux, l'irruption de nouvelles formes politiques, et ethnologisation de l'histoire. Cela tient à des raisons extérieures mais je voudrais simplement insister sur les raisons internes à la discipline même que constitue l'histoire. En France, le problème est généralement posé sous la forme de l'opposition entre ce que nous appelons l'histoire événementielle, je crois que c'est intraduisible en anglais, et l'histoire non événementielle, qu'on pourrait appeler aussi en termes gellneriens, l'histoire structurelle. Qu'est-ce que l'histoire événementielle ? Je crois que c'est une histoire qui essaie de reconstituer ce qui s'est passé à la faveur d'événements privilégiés, sélectionnés sur l'axe du temps et qui sont promus à la dignité d'événements. Ces événements ne sont pas choisis de façon systématique, mais sont choisis en fonction d'une structure linéaire de l'histoire et très généralement, au moins au XIXe siècle, cette structure linéaire de l'histoire était une téléologie, c'est-à-dire qu'elle était dirigée vers une finalité, vers plus de progrès, vers plus de démocratie, vers plus de raison, etc. Et l'historien a beau reconstituer avec une patience infinie, avec des règles critiques extrêmement strictes, le fait historique que constitue l'événement, il n'empêche que l'événement conçu comme tel ne reçoit son sens que du monde externe et il ne reçoit son sens que parce qu'il est intégré dans un sens de l'histoire, que ce sens soit hégélien, manchestérien, marxiste, qui est pour ainsi dire reçu de l'extérieur. A mon avis, une des grandes transformations survenues dans l'élaboration du fait historique depuis vingt ans, c'est la constitution de l'événement historique en séries et en unités répétitives par périodes de temps données. Dans une histoire dont les données sont constituées en série, l'événement ne se définit plus par une étape dans la marche vers un progrès, vers une fin. L'événement se définit par sa comparabilité avec un autre fait qui le précède et qui le suit. Autrement dit, l'histoire a simplement importé au fond la procédure de la courbe écono-

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mique en la transposant aux différents niveaux de l'histoire, parce qu'il est évident qu'on peut tracer des courbes d'événements répétitifs en économie, en démographie, y compris dans certains domaines de la culture ou de la politique. Mais cela change complètement la définition du fait parce que le fait n'est plus donné par lui-même, mais le fait est donné par rapport à un corpus d'unités semblables et comparables. Et dans cette mesure le corpus historique est exactement semblable aux corpus anthropologique, économique, ethnologique ou démographique. Il n'y a pas de différence, sinon peut-être que ces séries historiques sont diachroniques, alors que, par exemple, des séries concernant des structures de la parenté dans une peuplade du Pacifique sont synchroniques. Mais il n'y a pas de fatalité à ce que les séries ethnologiques soient synchroniques et il n'y a pas de fatalité à ce que des séries historiques soient diachroniques. Vous pouvez aussi avoir des corpus historiques synchroniques, et des corpus ethnologiques diachroniques. C'est une donnée quasiment conjoncturelle. Si bien qu'au niveau des ensembles sur lesquels travaille l'historien, je crois que la différence est complètement estompée entre ce type d'historien que je viens de définir, disons l'historien qui travaille par séries données et disons l'anthropologue, ou le « social scientist » au sens anglo-saxon du terme. Je ne prétends pas, ce faisant, que ce type d'histoire, sérielle disons, soit extrapolable à toutes les données historiques. Il est évident que l'historien qui fait une biographie, ou l'historien de l'Antiquité, par exemple, qui voudra faire une courbe des prix du blé à Rome au IIe siècle av. J.-C. ne trouvera pas de séries. Je prétends que la généralisation de cette méthode dans certains secteurs de l'histoire donne à ces secteurs au fond une homogénéité à peu près complète avec l'ensemble des sciences sociales. Et dans cette mesure, ce qui différencierait l'histoire ce serait, disons, ce qui, dans l'histoire, ne peut être organisé. Et cette transformation méthodologique de l'histoire s'est accompagnée de façon à peu près naturelle de la définition de nouveaux objets historiques. A partir du moment où l'historien s'intéresse à des séries, il construit un objet beaucoup plus abstrait que l'homme concret, l'homme particulier de l'histoire. Par exemple il ne s'intéresse plus à Louis XIV, c'est ce qu'on voit dans Goubert, mais il s'intéresse aux paysans sous Louis xiv. Il peut réduire le paysan sous Louis x i v à une unité démographique abstraite, c'est-à-dire un paysan égale un paysan. Ou à une unité économique abstraite : le paysan est vu comme un agent économique, c'est-à-dire comme un homme dépouillé de sa particularité ; qu'il soit limousin ou gallois, il est une unité, il est un homo

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economicus, ou un homo demographicus. Et dans cette mesure il y a eu déplacement du grand homme vers l'homme anonyme, qui est en même temps l'homme abstrait. Dans cette mesure également et par un malentendu un peu amusant, l'histoire qui s'est voulue la plus scientifique a rencontré l'histoire qui s'est voulue la plus démocratique par la préférence qu'elle donnait au « little man », par cette espèce de populisme qui a envahi l'histoire contemporaine depuis vingt ou trente ans : la préférence qu'on a donnée (par rapport à César, à Louis XIV, à Pitt, ou à Napoléon) au paysan traditionnel, à la foule révolutionnaire, à l'âge et au mariage des populations, au nombre moyen d'enfants qu'elles avaient... autrement dit à la distribution statistique, selon un calcul strictement probabiliste, de ces populations historiques. Cette analyse probabiliste est précisément du type de celles que mènent traditionnellement les sciences sociales et a été importée par l'histoire. Encore une fois, mon propos n'est pas normatif et je ne prétends pas que ce type d'histoire explique la cour de Louis XIV, ou la bataille de Waterloo. Mais je dis que ce type d'histoire s'est constitué comme un ensemble cohérent lié aux sciences sociales, à côté duquel a continué à vivre l'historien d'un événement défini comme l'improbable, c'est-à-dire comme non soumis au calcul-probabilités. Autre aspect de ce déplacement de la curiosité historique, l'histoire qui avait été intériorisée au XIXe siècle comme un sentiment du progrès, l'histoire qui avait été vécue comme une extrapolation des rythmes de production des biens matériels et des rythmes de progrès économiques, a été dans une grande mesure déplacée vers l'histoire des inerties, et paradoxalement, vers l'histoire des non-développements. Un des plus brillants livres d'histoire parus en France depuis dix ou vingt ans, l'histoire des Paysans de Languedoc de Le Roy Ladurie, dessine une sorte d'histoire homéostatique : il montre qu'entre la crise de la fin du Moyen Age, c'est-à-dire la crise 1350-1450, et le début de démarrage des années 1750, il y a au fond une longue histoire cyclique dominée par un rythme malthusien population-subsistance, mais où il ne se produit aucun décollage, où les éléments qui relèvent de l'analyse démographico-économique sont organisés de façon telle qu'ils bloquent toute croissance et constituent les structures économiques de blocage de l'ancien régime agraire de la France. Cette forme d'histoire, disons abstraite et anonyme, a gagné aussi l'histoire politique. Si je regarde par exemple une partie de l'école politique anglaise sur la Révolution française, je pense à l'école marxisante, Riday,

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Hobsbawm, dans un certain sens Cobb aussi, je vois la révolution vue par en bas, vue à travers les unités successives qui constituent la foule et qu'il faut encore ensuite reconstituer avec le concept finalement anthropologique de conduite collective. Concept d'ailleurs toujours difficile à manier chez l'historien et chez l'anthropologue parce qu'on ne sait jamais bien où se situe le passage de l'individuel au collectif et dans quelle mesure il est permis d'extrapoler de l'individuel à la conduite collective. Je dirai même que ce type d'analyse historique a débordé le démographique, l'économique, le politique pour atteindre même des formes culturelles. Il y a en ce moment dans l'histoire, si vous voulez, une tendance à dépasser ce que l'on pourrait appeler l'histoire noble des idées, ou l'histoire des idées nobles, qui est la même chose, c'est-à-dire l'histoire des idées que nous avons élues comme classiques et dont nous nous sentons les fils ; par exemple dans le XVIII e français, on ne voit plus seulement Voltaire et Rousseau, mais aussi, au niveau villageois, l'arrivée tardive décalée dans le temps de la contre-réforme : elle touche les élites urbaines au début du XVII e siècle, puis elle gagne les campagnes dans la deuxième moitié du XVII e siècle, à travers toute une littérature de piété, dans ce temps réputé antireligieux, anticlérical qu'est le XVII e siècle français. Je pourrais faire la même analyse à propos du folklore, de l'analyse des mentalités paysannes, de ce monde immense mal connu, que constitue une paysannerie, je dirai presque sauvage. Je vois mal la différence entre un habitant dit primitif des sociétés sous-développées actuelles et la paysannerie du XI e siècle ou du XVI e siècle qui, bien qu'elle soit potentiellement notre parente, reste un monde complètement étranger à notre lecture ; de ce point de vue-là, le décryptage des quelques témoignages que nous avons sur ce que pouvait être la culture d'une paysannerie dans ces régimes reste un grand problème. Ce problème est aggravé par le fait que nous ne saisissons généralement ces paysanneries qu'à travers la police, la gendarmerie, c'est-à-dire à travers la répression ; et les émeutes qui échappent à la répression échappent à l'histoire, les paysans qui échappent au gendarme échappent à l'historien. Mais nous avons aussi des choses positives ; il y a toute l'histoire régressive que nous pouvons faire en partant du folklore, de ce qui subsiste dans des contes populaires d'aujourd'hui (menacés par l'industrialisation et même en disparition rapide), pour remonter vers des témoignages à peu près semblables des siècles en amont. Ce type d'histoire, au fond, est une histoire dont je reconnais

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volontiers qu'elle a une vocation conservatrice, parce qua partir du moment où vous vous mettez à comparer, non pas des événements qui marquent un changement mais des éléments qui sont toujours les mêmes à travers une chronologie, il est évident que, par hypothèse et par définition, vous risquez de retrouver des inerties ; par conséquent, ce type d'histoire me paraît être une sorte de bon antidote à l'histoire, disons manchestero-marxiste du XIX e siècle, mais ne suffit pas à résumer, effectivement, tout ce que l'histoire de l'Occident au XIXe siècle a d'extraordinaire parce qu'elle est cumulative. En d'autres termes, je dirai que l'ethnologisation de l'histoire me paraît un des grands progrès de l'histoire contemporaine dans la mesure où elle a permis aux historiens de désinvestir psychologiquement par rapport aux images traditionnelles du changement qu'ils véhiculaient dans leur esprit et de redécouvrir ce que toute cette histoire comportait d'inertie, de blocage, de crise, de tension ; cela étant, elle doit être jumelée avec l'histoire du changement, avec une problématique du changement, pour reconquérir à un niveau supérieur la richesse qu'une histoire trop simple de l'inertie risquerait de lui faire perdre. Raymond

Aron :

Croyez-vous que l'événement soit nécessairement lié à la structure linéaire de l'histoire ? Il n'y a eu en fait aucun lien, ni logique, ni intellectuel, ni idéologique entre eux, sauf dans une conception un peu particulière de l'histoire, que vous révélez par un lapsus intellectuel : pour vous, historien de la Révolution française, l'événement par excellence c'est la Révolution française. Si, dans une conception cyclique comme celle de Toynbee, il y a des temps forts (par exemple la guerre du Péloponnèse comme effondrement de la civilisation antique), la notion d'événement n'est absolument pas liée à une vision unilinéaire. François Furet :

Vous avez raison, mais l'événement est toujours sélectionné en fonction d'une signification globale. Raymond

Aron :

Là encore, je ne suis pas d'accord avec vous : la conception événementielle, à moins qu'on ne fausse le sens des mots, est celle qui attache le plus d'importance aux événements. Or, cette conception nie très souvent qu'il y ait un sens de l'histoire. Prenez Seignobos qui,

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Regles du jeu et paysage

dans l'historiographie française moderne, a été le représentant le plus typique de l'histoire événementielle (caricaturale, aux yeux des Annales) : pour lui, il n'y a dans l'histoire politique que des événements qui ne signifient rien et ne conduisent à rien, sauf peut-être à révéler qu'ils ne signifient rien et que les hommes ne font rien que des sottises. François Furet : Je suis persuadé que, si vous regardiez de près l'histoire politique de Seignobos, vous vous apercevriez que son découpage correspond à celui d'un historien républicain. Raymond Aron : Oui, je vous l'accorde... François Furet : ... Et que le tri qu'il fait des événements est fonction de l'idée qu'il se fait de l'histoire de l'avènement républicain en France. Je ne crois pas qu'une histoire événementielle puisse choisir ses événements en dehors de toute signification. Raymond, Aron : Certes, inconsciemment — ou consciemment — tout historien découpe. Mais il ne me paraît pas inévitable qu'une histoire-récit d'événements, en particulier les histoires diplomatiques ou l'histoire des relations internationales, soit d'aucune façon une histoire orientée. Il peut y avoir une succession d'Etats, de guerres, de traités, qui ne signifient rien ; les empires se constituent et puis se défont ; c'est le type même de l'histoire chaotique et incohérente. François Furet : Cette histoire n'est chaotique qu'en apparence si, par exemple, vous prenez un historien du X V I I I e siècle, qui fait l'histoire des guerres : au fond de son choix, il y a l'histoire Habsbourg/Bourbon, qu'il ne dit jamais ; en réalité, la sélection des événements signifie pour lui que l'histoire humaine de cette époque, ou au moins l'histoire de l'Europe, c'est la guerre entre les Habsbourg et les Bourbon. Alan Bullock : Le domaine de l'histoire s'est étendu dans des proportions considérables, ce dont tout historien se réjouira. Mais nous nous posons encore

Discussion

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cette question : « Que faire de l'histoire politique ? » Certains diront qu'en nous consacrant à l'histoire des gens ordinaires, des gens qui ne participent pas, nous nous consacrons à une histoire plus vertueuse. L'histoire politique est avant tout celle de l'exercice, de la conquête et de la répartition du pouvoir. Je crains que certains partisans des nouveaux domaines ouverts à l'histoire considèrent le problème du pouvoir comme désormais dénué d'importance. Il me semble que l'histoire qui a été écrite autrefois, du moins jusque dans un passé assez lointain, a négligé tout ce dont vous venez de parler. Mais s'il faut en conclure que les décisions prises par les gouvernements, les décisions qui ont abouti à des guerres ou à des activités diplomatiques, n'ont désormais plus d'importance et n'affectent plus la vie de l'homme de la rue, je pense que c'est une erreur. Vous avez fait naître une nouvelle sorte d'histoire qui enrichit considérablement cette discipline, mais je ne peux pas penser qu'elle rend caduques ses anciennes formes. Je ferai une autre remarque : pourquoi vous faut-il lier l'idée d'une histoire des événements avec celle de l'évolution unilinéaire du progrès ? Je ne remplacerais pas cette idée par celle d'un cycle, comme R. Aron, mais je dirais qu'il n'existe simplement aucun mouvement : les gens prennent des décisions, le pouvoir est exercé, cela ne bouge pas, mais cela change beaucoup. Nous touchons là à la différence entre mouvement et changement ; il existe une histoire du changement qui n'est pas nécessairement liée à la croyance qu'il existe un mouvement dans une direction quelconque. François Furet : Je n'ai aucun sectarisme contre l'histoire politique. Je considère que c'est la plus difficile à faire, la plus complexe et que, depuis la grande école anglaise, Namier et ses successeurs, on n'a rien apporté de fondamental sur le plan méthodologique. L'histoire est capable aujourd'hui de décrire des systèmes mais pas le système des systèmes. Par conséquent il faut être modeste. Je me méfie de toute synthèse globale parce que je crois qu'elle est un peu « out of reach » par rapport à l'état où se trouve l'histoire aujourd'hui. Wolfgang Mommsen : F. Furet, vous affirmez que dans l'histoire traditionnelle chaque « fait » de 1' « histoire événementielle » reçoit son importance d'un contexte idéologique. Je voudrais vous demander si votre « série » n'a pas à peu près le même caractère ; vous choisissez les séries non

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pas parce qu'elles se présentent, mais parce qu'elles ont une certaine importance dans un contexte plus large. François Furet : Il me paraît quand même qu'il y a une différence fondamentale; prenons — comme exemple d'histoire sérielle — l'histoire démographique. On a commencé, dans les années 1945-1950, en France et en Angleterre, à reconstituer les taux démographiques des populations. Quelle est l'idéologie contenue dans une telle entreprise ? Aucune. Il y a simplement importation d'un modèle constitué par la démographie contemporaine dans l'histoire, ce qui est très différent de la sélection des faits par un historien en fonction d'une problématique. On a découvert, par exemple, que les femmes de l'ancien régime français et anglais au x v i i e - x v m e siècle se mariaient à vingt-six ans, et pas à quatorze comme dans Shakespeare et dans Molière. C'était une découverte inattendue d'ordre euristique, non pas la description d'un événement sélectionné sur la chaîne du temps, mais la constitution d'un corpus comparable à celui de la démographie contemporaine. Le problème de causalité n'est pas résolu pour autant : la question reste ouverte de savoir si c'était pour des raisons culturelles, des raisons écologiques, etc., que les femmes se mariaient à vingt-six ans. Mais un domaine absolument a-idéologique, et scientifiquement certain, de l'histoire s'est subitement révélé. Raymond Aron : Comment définissez-vous l'histoire sérielle ? Entendez-vous par là simplement l'histoire d'un aspect particulier de la réalité, ou bien une histoire d'un aspect de la réalité qui présente certains caractères particuliers ? François Furet : J e définis l'histoire sérielle comme une histoire dont le mode de sélection des faits est particulier et repose sur l'existence, ou la construction plus exactement, de faits homogènes, répétitifs, semblables. J e ne crois pas que l'histoire totale puisse être autre chose qu'une histoire philosophique et au fond je m'intéresse peu aux histoires philosophiques.

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Raymond Aron : C'est une profession de foi ! L' « histoire événementielle » est une notion obscure parce que utilisée de façon polémique par l'école des Annales, pour disqualifier ceux qui la pratiquaient. François Furet lui a donné une dimension méprisable supplémentaire en impliquant que cette histoire d'événements, choisis arbitrairement, dissimulait une idéologie, alors que si l'on parle d'idéologie, il y a aussi une idéologie implicite dans l'histoire des Annales. Waldemar Besson : Quels sont les critères qu'adopte l'historien traditionnel pour opérer la sélection des faits qu'il choisit ? Cela a toujours été, bien entendu, le grand problème et, à toutes les époques de la pensée historique, il a existé deux écoles. La première veut que les faits soient choisis en fonction des priorités du présent, et que l'on se pose les questions qui intéressent la situation présente ; cela conduirait aujourd'hui à un intérêt de plus en plus grand porté au destin de l'homme ordinaire, auquel il semble bien que l'historiographie précédente n'a pas accordé une telle importance. La deuxième école est celle qui a tenté de faire son choix entre les faits en fonction des priorités propres à ceux qui sont l'objet de l'étude, en d'autres termes cela consistait à essayer de comprendre et de systématiser les valeurs et les points de vue de ceux qui sont l'objet d'étude de l'historien. Il me semble qu'aujourd'hui l'histoire est totalement centrée sur la première école. Il est évident qu'on ne peut pas se débarrasser complètement des points de vue de son propre temps. Non seulement nous sommes influencés, mais nous sommes aussi probablement obligés de porter des jugements sur le passé. Mais il faut qu'on se rende compte qu'il existe d'autres priorités dans le passé. Il nous faut situer les événements passés dans une suite d'événements et par conséquent nous sommes nécessairement conduits à les juger selon l'intérêt qu'ils présentent pour notre époque : mais chaque événement passé possède son propre futur, ouvert et indéterminé. Il existe toujours un choix entre diverses alternatives, à moins que l'on ne construise le mouvement et que l'on parte d'une base philosophique. François Furet : Il y a un élément nouveau de définition de la problématique historique qui n'est pas seulement une dialectique entre le passé et le présent mais qui réside dans l'importation de concepts élaborés par d'autres disciplines. 3

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Waldemar Besson : Admettrez-vous que la pénétration de l'étude de l'histoire par les sciences sociales a pour conséquence une certaine tendance à rompre l'équilibre entre l'historien, dans son propre temps, et l'objet de son étude, dans un autre temps, au détriment de l'objet dans le passé ? En adoptant toutes ces méthodes qui permettent, dans notre propre époque, de résoudre les problèmes de notre situation de société industrielle, est-ce que nous ne perdons pas le sens d'une époque qui était très différente de la nôtre ? François Furet : Il y a incontestablement un danger, surtout si on ne pratique pas le mouvement « back to history ». Mais il y a aussi l'avantage inverse. Prenez par exemple la notion de leader charismatique de Weber : ce concept sociologique nous est très utile pour comprendre les rois de France, le fonctionnement d'une royauté sacrée. Il y a un danger d'anachronisme accru, mais il y a aussi une chance de comprendre de façon nouvelle des phénomènes anciens. Tout dépend au fond du talent de l'historien. Peter Wiles : Il me semble que le terme anglais qui correspond à « histoire événementielle » est « and then, and then history » (« l'histoire et alors, et alors... »). Furet nous a donné un exemple démographique intéressant qui, faute de plus longues explications ou d'autres commentaires, me paraît appartenir précisément à un nouveau type d ' « histoire événementielle », utilisant de nouvelles techniques, s'intéressant à des aspects différents de l'existence humaine mais qui est encore une histoire « et alors, et alors... », sans explication de ce qui a provoqué l'élévation de l'âge du mariage. François Furet : Les filles se marient à vingt-six ans : en Angleterre elles ont beaucoup de bâtards, avant. En France non. Les deux images nationales sont inversées : c'est l'Angleterre qui est libertine et la France qui est victorienne. Vous pouvez faire un certain nombre d'hypothèses : le poids de la religion, les frustrations sexuelles en liaison avec toute une série de formes socialement déviantes, les freins à la croissance démographique, etc.

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Stephen Graubard : La nouvelle histoire que vous êtes en train de décrire me rappelle beaucoup l'histoire positiviste du XIXe siècle. Elle commence par dire que les vastes problèmes, comme ceux de l'histoire politique, sont trop complexes pour être traités scientifiquement. Dans ces conditions, vous ferez ce que les historiens positivistes pensaient que l'on pouvait faire : une monographie. Théoriquement, les autres feront aussi des monographies et en fin de compte toutes ces monographies constitueront une plus vaste histoire. Mais, comme nous le savons tous, les choses ne se sont jamais passé ainsi, en partie parce qu'il faut toujours passer de ce qu'on appelle les faits (et, par parenthèse, ce que les positivistes, eux aussi, appellent les faits) à quelque chose qui ressemble à une interprétation causale. Selon vous, les faits parlent par euxmêmes. L'historien ne choisit pas. Or je crois que c'est précisément l'élément de choix qui devient important : au moment où l'historien cesse de se préoccuper des faits et qu'il commence à les raconter, il entre dans ce que j'appellerais un territoire beaucoup plus dangereux où il s'expose à être réfuté. Il me semble que 1' « histoire sérielle » ressemble de très près à ce que faisaient beaucoup de gens qui étaient des positivistes dans la tradition du XIXe siècle. Et c'est cela qui m'intéresse vraiment : ce souci d'être scientifique. Kostas Papaioannou : Quelles sont les idéologies sous-jacentes aux différentes historiographies ? La seule histoire réellement événementielle, c'est peutêtre une histoire du style « chronique », par exemple « Theophanes Continuatus », contant l'histoire de Byzance à travers de toutes petites histoires. Mais parlons d'un homme beaucoup plus important : Hérodote. Il écrit l'histoire de la grande guerre pour que les actions d'éclat des Grecs et des Barbares ne sombrent pas dans l'oubli. Voilà son idéologie, et il en est tout à fait conscient. Les connaisseurs de la Grèce antique découvrent là deux choses importantes : la première, c'est une certaine conception de la vérité, selon laquelle l'être est proprement menacé par l'oubli. Toute la pensée épique de la Grèce est une lutte féroce contre l'oubli, considéré comme identique à la mort. Deuxième chose, cette conception présuppose une certaine éthique : l'éthique aristocratique selon laquelle l'homme n'existe que pour faire preuve de vvrtu. On peut la retrouver dans la morale du roi de France qui à la bataille de Crécy, je crois, a ordonné à ses chevaliers de faire un mouvement en massacrant leurs propres fantassins. Vous connaissez la phrase : « Or, tuez-moi toute cette ribau-

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daille parce qu'elle nous empêche la voie sans raison. » Ce n'est pas la raison hégélienne, c'est une autre raison, mais on peut parfaitement comprendre l'organisation de l'histoire à partir d'une telle conception. Sans doute, l'idéologie est-elle centrée sur « the common man », « the little man ». Regardons Goubert ou Le Roy. Entre 1350 et 1750, il y a une énorme substance a-historique, une espèce de « fellah » spenglerien qui végète à la base de la société ; pourtant il s'est passé des choses entre ces deux dates. Je me demande si cette conception démocratique (et certes féconde) de l'histoire répond à la question la plus décisive : celle de savoir en quoi consiste l'historicité des sociétés. Les sociétés baignent dans un monde qui n'a rien à voir avec l'histoire, et qui même ignore l'histoire, mais l'histoire se manifeste bien quelque part. Ne faut-il pas revenir alors à la vieille historiographie, celle de Haupt und Staat Aktionen, ou encore à l'histoire culturelle telle que l'entendait Burckhardt, ou même Hegel, si on fait abstraction de son linéarisme et de son progressisme plus ou moins narcissique ? François Furet : Si on définit l'historicité par ce qui change, l'histoire des grandes oscillations cycliques des masses n'en fait par partie, ou alors de façon marginale. Pour cette raison, elles sont relativement plus simples à structurer : les éléments de modification et d'improbabilité sont beaucoup plus faibles et on peut y importer facilement des modèles venus des sciences sociales. Il ne faudrait pas oublier, cependant, que l'historicité définie comme changement nous a valu un certain nombre de mésaventures, à nous, hommes du XXe siècle, qui avons connu un certain nombre de formidables résurgences archaïques, comme l'Allemagne hitlérienne ou comme la Russie stalinienne. L'histoire des inerties n'est pas seulement une bonne discipline, mais c'est aussi une bonne thérapeutique contre une vision de l'historicité héritée de la philosophie des Lumières. Tatsuro Yamamoto : Ce qui m'intéresse le plus, c'est le genre de critère qui est employé pour choisir les faits. De nombreux historiens orientaux s'intéressent très peu à certaines études historiques faites en Occident. Par exemple, si nous examinons le manuel indien d'histoire mondiale pour l'instruction générale dans les collèges d'enseignement supérieur, nous constatons que les critères qui ont présidé au choix des faits sont tout à fait différents de ceux qu'on adoptés les Japonais. Le

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manuel indien insiste longuement sur l'histoire ancienne et ramène la plupart des problèmes à la religion. Nous sommes en train d'écrire une histoire mondiale : quels sont les critères qui peuvent être utilisés de façon universelle ? Raymond, Aron : La question posée, il y a théoriquement deux réponses possibles. Il y a celle de ceux qui croient aux sciences sociales ; elle consisterait à dire qu'on peut déterminer de manière universellement valable les catégories fondamentales applicables à toutes les sociétés ; ainsi, à partir d'un système de concept emprunté aux sciences sociales, on pourrait faire une analyse des différents aspects, secteurs, instances, sous-secteurs ou sous-systèmes de l'ensemble constitué par n'importe quelle société. Il y a ensuite celle qui consisterait à se situer à un certain point du devenir historique et à considérer qu'en fonction d'une certaine représentation de l'humanité unifiée (ou destinée à l'être), il y a ce qui mérite d'être conservé comme trésor commun de cette humanité. Ainsi, dans son livre La Logique de l'histoire, Charles Morazé essaye de repenser l'histoire des civilisations en fonction du phénomène de la « planétarisation » : c'est une tentative que je ne crois pas réussie mais qui est abstraitement concevable. Des deux réponses formulées, la deuxième est humaniste, volontariste ou politique ; la première serait la seule scientifique, mais on la conçoit difficilement en l'état actuel des choses. Parsons a voulu élaborer des concepts supra- ou trans-historiques suffisamment formalisés pour faciliter la reconstruction de toutes les sociétés historiques. Jusqu'à présent cette tentative me semble plutôt avoir échoué : personne n'utilise ces concepts, sauf Parsons lui-même. Karl Dietrich Bracher : Après avoir écouter cette discussion, j'en viens à me demander quels progrès nous avons réellement faits au cours des quatre-vingts dernières années dans nos tentatives pour définir ce que fait vraiment un historien. Autant que je comprenne, la soi-disant histoire pure n'a jamais existé, et certainement pas au XIXe siècle. Si je considère les historiens de cette époque — et pas seulement les Allemands —, je vois que ce qu'ils ont réellement fait, c'était écrire une histoire totale, dans la mesure où cela pouvait être fait. A cette époque, les sciences sociales n'existaient pas, mais des hommes comme Treitschke ou même Mommsen se servaient de tous les matériaux qu'ils avaient à leur disposi-

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tion. Ce qui constitue l'élément le plus fascinant de la tâche qui incombe à l'historien d'aujourd'hui — et il me semble qu'il peut mieux l'accomplir qu'autrefois, en raison de la masse de documentation et des instruments dont nous disposons —, c'est, plutôt que de considérer l'histoire comme une histoire pure d'une évolution plus ou moins nécessaire, de la penser comme une histoire des alternatives. Il nous faut découvrir pourquoi, en présence de possibilités différentes, la décision a été prise et pourquoi les choses ont ensuite évolué comme elles l'ont fait. Pour ce faire, nous avons besoin de toutes sortes d'auxiliaires semi-historiques ou même non historiques. Et il me semble que le problème le plus important n'est pas de savoir comment on peut distinguer l'histoire d'autres disciplines, mais de savoir comment utiliser ces autres disciplines de façon adéquate. Raymond

Aron :

Le seul progrès que l'on ait réalisé depuis le XIX e siècle, c'est de découvrir pourquoi on ne peut pas écrire d'histoires totales, ou plus exactement pourquoi, si on les écrit, on le fait inévitablement d'un point de vue déterminé. Le problème fondamental n'est pas d'écrire une histoire où l'on raconte tout à la fois le taux de natalité, le taux de mortalité, la fréquence des maîtresses de Louis XIV, le nombre des campagnes et ainsi de suite, mais de regrouper ces différents éléments autrement que de manière accidentelle et incohérente. Or, nous avons appris qu'il est difficile, à partir d'un élément, de déterminer les autres. Le livre grandiose de Marc Bloch sur la société du Moyen Age est une reconstruction de la société globale qui laisse de côté beaucoup de choses. On pourrait encore écrire aujourd'hui, si un historien en avait le talent, La Civilisation de la Renaissance de Burckhardt. Mais on ne dirait pas que c'est une histoire totale, au sens où elle serait la seule reconstruction possible de cette période historique. C'est une vision entre d'autres. L'allusion au problème de la pluralité des alternatives m'a remis en mémoire un article naturellement très spirituel de Peter Wiles, qui s'intitulait « The Importance of Being Djugashvili 10 ». La collectivisation agraire, telle qu'elle a été pratiquée en 1930, était-elle nécessaire ? Selon M. Wiles, elle ne l'était pas pour atteindre les objectifs visés par Staline. Les historiens se posent souvent cette question des alternatives et n'y répondent pas d'une manière très différente des historiens du passé, il y a toujours un élément de doute. 10. Problems of Communism 12 (2), 1963.

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Lorsqu'il s'agit de l'économie, il y a des données relativement certaines qui permettent de formuler des hypothèses avec un peu plus d'assurance. Mais si vous posez la question « Hitler, en 1 9 4 1 , devaitil attaquer la Russie, ou n'aurait-il pas mieux fait — de son point de vue, pas du nôtre — d'attaquer la Méditerranée et la Grande-Bretagne ? », personne n'a de réponse catégorique dans un sens ou dans un autre. Tous ceux qui racontent l'histoire de la deuxième guerre posent le problème en ces termes. Utiliser les sciences sociales pour une reconstruction globale de l'histoire ne donnera pas à cette reconstruction un caractère de vérité évidente ou de seule vérité : cette reconstruction restera une vision entre d'autres possibles, quelles que soient les vérités partielles qu'elle contienne.

Hugh Trevor-Roper

:

Il m'a semblé parfois que cette discussion était artificielle et, en réalité, inspirée parfois d'une sorte d'esprit de clocher. J e retrouve ce caractère artificiel et cet esprit de clocher dans la distinction entre « histoire événementielle » et « histoire sociale », dans la mesure où elle tendrait à faire croire que cette nouvelle sorte d'histoire est une découverte des vingt-cinq dernières années. Cela m'oblige à me demander si ceux qui pratiquent l'histoire sociale lisent vraiment les historiens plus anciens. Dans quelle catégorie (histoire linéaire, histoire événementielle, histoire sociale, histoire des Annales) devrait être rangé Pirenne, par exemple, dont l'Histoire de la Belgique est certainement une histoire des événements et pourtant possède précisément cette dimension sociale et économique qui, nous dit-on, est le caractère distinctif d'une nouvelle sorte d'histoire. Ou Niehbur, qui construisit, à tort ou à raison, un système social en utilisant une documentation non historique. Mais, en réalité, nous pouvons remonter bien au-delà. Les grands historiens du XVII e siècle étaient des historiens sociaux. Ils disposaient, bien entendu, d'une technique moins raffinée. Ils ne disposaient pas d'autant de mots polysyllabiques pour définir les diverses sciences dont ils se servaient ; ils se référaient généralement à la philosophie et à certaines branches de la philosophie qu'ils ne définissaient pas avec beaucoup d'exactitude. Il se peut que Voltaire doive être écarté comme un simple amateur. Mais certains de ses contemporains étaient au sens où nous utilisons ce terme, davantage des professionnels. Les historiens du x v m e siècle utilisaient une documentation accumulée de façon massive par les érudits du siècle précédent, exactement comme les historiens contemporains utilisent l'érudition accumulée par le XIX e siècle. Gibbon est un historien qui

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possède certainement un sens très vif des différentes structures sociales du passé. Il y a un certain plaisir intellectuel à comparer le texte de Gibbon avec les notes et les références : les unes et les autres montrent la documentation, souvent non historique, à partir de laquelle il a très habilement construit une forme de société du passé, entièrement différente, non seulement l'Empire romain, mais aussi l'Europe médiévale et l'Empire mongol. Rappelez-vous le fameux essai de Hume sur la densité de population des anciennes nations, qui a été publié au milieu du XVIIIe siècle. Voilà un essai de démographie qui renverse totalement toutes les idées admises, depuis la Renaissance, sur la densité de population des anciennes nations, et qui a été entièrement établi suivant le genre de méthodes, mutatis mutandis, qu'on nous recommande aujourd'hui. Même dans l'histoire de Hume, qui, à certains égards, est un travail d'amateur, on trouve des excursions dans l'histoire politique et sociale qui sont merveilleusement construites et qui partent d'une documentation non historique. Les grands historiens du passé ont toujours écrit 1' « histoire événementielle » en profondeur, entraînant avec elle la dimension supplémentaire de l'histoire sociale. Je suppose qu'il existe une relation entre ce fait et l'époque à laquelle ont écrit les historiens. Nous vivons aujourd'hui dans une période de transformation sociale très rapide qui nous oblige à penser en ces termes, et cela nous a conduits parfois à croire que penser en ces termes est quelque chose de nouveau, exactement comme les historiens du passé ont subi les contraintes des pressions extérieures qui s'exerçaient sur eux. Ce sont les désastres qu'a subis l'Italie de son temps qui ont obligé Machiavel à inventer une nouvelle manière de considérer l'histoire. Clarendon, vers le milieu du XVIIe siècle, a été obligé de considérer l'histoire d'Angleterre d'une nouvelle manière, en raison des désastres totalement imprévus qui l'avait accablée. Notre discussion même, ce sont peut-être de nouvelles circonstances extérieures qui nous y ont conduits, et non l'évolution des connaissances historiques.

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Futurologie ou projection du présent ?

DANIEL BELL

PRÉVISION CONTRE

PROPHÉTIE

Quand s'ouvrirent les travaux de la Commission pour l'an 2000, nous eûmes l'impression que les personnes qui seraient le plus profondément blessées de ne pas participer à cette entreprise seraient les historiens. Aussi avons-nous essayé de les apaiser en adoptant une épigraphe qui précisait la division du travail entre historiens et futurologues. Nous avons dit : le passé n'est jamais fini, puisque le futur est encore à venir. Il me semble que le premier futurologue moderne a été un journaliste américain du nom de Lincoln Steffens qui visita l'Union Soviétique dans les années vingt et s'écria avec un profond étonnement : « J'ai vu le futur, et il fonctionne. » Il n'avait pas vu le futur, et il est évident que cela n'a pas fonctionné ; et dans la mesure où l'on peut se rendre compte de la stupide extravagance que comporte l'affirmation de Steffens, chacun peut comprendre quelles sont les limites de ce qu'on appelle la futurologie. Bien que le point à l'ordre du jour de la discussion de ce matin soit le système de valeurs, je commencerai par m'en écarter, en raison du nombre de malentendus qui existent sur ce qu'on appelle la futurologie — mot que je n'aime pas et que je n'emploie pas. Ce que je désire faire, c'est consacrer un peu de temps aux problèmes de la méthodologie de la prévision. Qu'il me soit permis de dire, ce qui n'étonnera peut-être que ceux qui ont une idée naïve de la chose, que l'objet de la « futurologie » n'est pas de prévoir l'avenir — je ne pense pas que cela soit possible, et quelque chose comme le futur n'existe pas —, mais, au mieux, d'expliciter la structure présente de la société. Son objet est de savoir quels sont les changements sociaux qui se produisent et d'essayer d'expliquer pourquoi ils vont dans la direction qu'ils ont prise. Ainsi,

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Futurologie

ou projection

du présent ?

la Futurologie est très exactement un exercice de sociologie. C'est un exercice d'autodiscipline, dans le sens où elle vous oblige à dire pourquoi on a choisi un facteur particulier plutôt qu'un autre pour déterminer le changement social. J'affirme donc, et ceci est fondamental, que l'objet de la futurologie n'est pas de prédire le Futur, mais de rendre explicite la structure de la société. Parlons maintenant des relations entre la futurologie et l'histoire : si l'histoire ne s'intéresse qu'aux événements et à ce qui se passe, alors la sociologie et la futurologie n'ont rien à dire. En définissant ce qui se passe, on essaie de reconstruire les éléments antécédents qui ont précédé l'événement. Si le problème consiste à reconstruire un événement, le sociologue n'a pas à intervenir sur le plan de la méthodologie. Pas plus qu'il n'existe de méthodologie pour prévoir des événements particuliers, et notamment leur déroulement dans le temps. Les événements sont constitués par un assemblage de tant d'éléments différents que ceux-ci sont, par essence, imprévisibles. Mais si l'historien ne se préoccupe pas des événements et cherche une explication, alors on est obligé de définir un modèle, et un modèle implique, dans une certaine mesure, une structure qui se continue dans un futur ; s'il n'en était pas ainsi, ce ne serait pas un modèle très utile. Je ne parle pas du modèle, mais d'un modèle. Je fais cette distinction, très simple et pourtant très importante, parce que les explications ne comportent jamais un modèle seulement ; les événements sont comme des mosaïques qui font concorder différents modèles ; et ceux-ci dépendent du point de vue adopté par celui qui procède à l'analyse et des raisons pour lesquelles il les considère comme importants. Le point de vue devient d'une importance primordiale. Le point de vue que j'adopte est celui d'un sociologue, à savoir que la société est une structure de relations dans laquelle les hommes occupent des positions différentes, souvent hiérarchisées, les uns visà-vis des autres : positions dans la structure de classe, dans les secteurs économiques, dans les relations de puissance, etc. M. Bullock a dit que l'histoire est en réalité un ensemble de changements dans les décisions et les politiques, mais, pour le sociologue, ce sont là des changements qui l'intéressent dans la mesure où ces changements dans les décisions et dans les politiques agissent sur l'agencement de ces relations différentielles. Si bien que notre point de départ doit être une certaine image de la société, dans laquelle les gens occupent différentes positions, généralement organisées selon une hiérarchie, et si nous nous mettons à parler de changement, il nous faut spécifier les effets différentiels de ces changements sur ces positions.

D. Bell : Prévision contre prophétie

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Les changements sociaux — si l'on veut faire une distinction analytique — sont de deux sortes. Les uns, que nous appelons des changements de croissance, sont lents, progressifs, et le plus souvent constitués par un ensemble de multiples décisions individuelles ; les décisions démographiques sont de cet ordre (elles sont prises par des individus et pourtant ont des effets multiples et combinés), ainsi que par des décisions de marché. D'autre part, il y a les décisions arrêtées ; elles interviennent quand on se trouve en présence d'une intervention délibérément axée vers le changement, qu'il s'agisse d'une réforme législative ou d'une révolution. La question qui se pose lorsqu'il s'agit de procéder à une analyse est toujours de savoir dans quel ordre on met les relations qui existent entre ces deux sortes de changement, qui se produisent simultanément dans la structure d'une société. Tel est, me semble-t-il, le point de vue fondamental du sociologue : à savoir que l'on n'a pas seulement affaire à des changements dans le pouvoir, mais à des changements dans le pouvoir qui ont des conséquences sur la structure différentielle d'une société. Si l'on examine maintenant comment on procédait à la futurologie au XIXe siècle, on constate un certain nombre de contrastes intéressants avec ce qui s'y passe aujourd'hui. Nous pouvons partir de Condorcet. Si nous nous reportons au dernier chapitre de l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'Esprit humain, nous constatons que cet homme qui habitait dans une soupente sous la menace constante de la mort — situation qui, comme le dit le Dr Johnson, permet une terrible concentration d'esprit — a conçu un certain nombre de prévisions remarquables. Il a prévu certains détails comme les assurances sociales, l'égalité des droits pour la femme, la fin du colonialisme, l'extension de la démocratie. Si l'on se tourne vers l'œuvre de Tocqueville, on constate que la Démocratie en Amérique est très exactement la découverte et la description d'un ensemble de relations sociales en évolution. L'auteur déclare que la démocratie est un système social où ce que la minorité possède aujourd'hui, la majorité le réclamera demain. Il prévoit la naissance de ce que nous appelons aujourd'hui la société de masses, qui est la destruction du pouvoir secondaire et qui pose le problème des rapports entre l'individu et le pouvoir centralisé. Et si nous examinons l'œuvre de Jacob Burckhardt, nous voyons que, dans ses lettres, il prévoit une militarisation de la société par la diffusion d'une discipline industrielle. Si l'on analyse les œuvres de Condorcet, de Tocqueville, de Burckhardt, et qu'on se demande ce qui leur permettait de faire de telles prévisions, on s'aperçoit que c'est l'affirmation d'une idée maî-

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tresse, c'est-à-dire d'une idée qui agit en tant que tendance séculière dans l'Histoire, même si cette action comporte des intermittences. La clé est alors l'identification de cette idée irréversible. Si l'on examine les premières prévisions sociologiques — utilisant ici le terme premières pour désigner celles qui sont apparues au seuil du XXe siècle — on constate qu'elles insistent moins sur les idées en tant que telles que sur les processus. Si l'on prend pour exemple le modèle de Durkheim, et notamment dans la Division du travail, on constate qu'il s'agit d'un modèle qui se caractérise par le fait qu'il ne comporte pas d ' « idées », au sens d'idéologie, de contenu philosophique ou de pensée métaphysique. Il s'agit d'une identification des processus, ou des changements dans les types de solidarité sociale qui comportent un certain nombre de dimensions : interaction ou compétition entre individus, différenciation structurelle, c'est-àdire un ensemble de relations complémentaires et, en fin de compte, un changement d'échelle. Ici, le thème est l'idée de croissance et la détermination de processus sociaux précis par lesquels la croissance se fera. Si nous examinons les œuvres de Max Weber, nous voyons que, là aussi, l'accent est mis sur un processus social fondamental par lequel est transformée la société : celui de la rationalisation. Pour Weber, la rationalisation — dans la loi, l'économie, l'administration, la culture, etc. — était le processus dominant du XXe siècle. On se trouve donc en présence de deux prévisions qui définissent ensemble une des formes fondamentales de la vie du XXe siècle, à savoir la tension entre l'égalité — qui était l'idée sous-jacente à ce dont Burckhardt, Tocqueville et même Condorcet parlaient — et la bureaucratisation qui constitue ce que Weber et, dans une certaine mesure, Durkheim lui-même ont découvert dans leurs travaux. S'il existe un axe unique où se définissent les thèmes principaux du XXe siècle, c'est celui que constituent les tensions contradictoires provoquées par ces deux principes fondamentaux. Je crois que personne n'est aujourd'hui doué d'un sens de l'Histoire plus profond que les premiers historiens philosophes ou que les analystes, et que personne n'est aujourd'hui doué d'un sens de l'évolution aussi total que Durkheim ou Weber. Ce dont nous disposons, c'est d'une plus grande sensibilité aux méthodes et aux techniques qui conviennent aux différentes sortes de prévisions qu'il est possible de concevoir. Il y a d'abord la prévision technologique. Afin d'éviter tout malentendu, disons tout de suite que l'on ne peut pas prévoir une inven-

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tioa particulière ; une invention est comme un événement, elle comporte toujours un élément de surprise. Mais ce que l'on peut faire, c'est de prévoir ce qu'on pourrait appeler des catégories d'inventions, ou le rythme du changement à l'intérieur de catégories d'inventions définies. On peut tracer des courbes de tendances concernant la vitesse : de l'avion à réaction à la fusée. On peut utiliser les capacités de mémorisation des ordinateurs et projeter les capacités de la prochaine catégorie d'ordinateurs qui seront inventés. Ces opérations sont possibles pour deux raisons d'ordre méthodologique. La technologie est un système fermé et il comporte des paramètres finis, parce que l'on s'y trouve limité par les lois physiques. On ne peut pas aller plus vite que 30 000 km à l'heure, après quoi on se met en orbite. La vitesse de l'ordinateur est limitée par la nature de l'unité de transmission qui a été d'abord le tube à vide, puis le transistor et maintenant le circuit intégré. Dans ces conditions il existe des catégories de paramètres finis qui permettent de déterminer les limites du changement pour chaque période particulière \ Un deuxième type de prévision est la précision démographique. Là, on opère par extrapolation et à deux niveaux différents. Il est très facile, par exemple, de chiffrer, pour les vingt ans à venir les limites de la future population active de toute société, puisque les enfants sont déjà nés. En utilisant des données actuariales sur le taux de mortalité infantile, nous pouvons calculer ce que sera la population active dans vingt ans. Il est important pour un économiste d'avoir une idée de ce que sera dans vingt ans le profil démo1. Il existe une autre sotte de prévision technologique qui concerne des probabilités. Par exemple, si nous voulons déterminer quels seront les effets de la technologie sur les relations internationales au cours des vingt prochaines années, il nous est possible de dire qu'il existe quatre domaines de la technologie qui joueront un rôle décisif : les techniques d'exploitation des richesses océaniques, la production d'énergie, les communications par satellites et la maîtrise du climat. Tels sont les domaines qui se présentent comme des prolongements naturels de travaux actuels et qui se fondent sur la probabilité de nouvelles possibilités de production. Du fait que nous sommes en train d'épuiser les ressources de la croûte terrestre, nous nous tournons de plus en plus vite vers les sources sous-marines de pétrole et de minerais. L'énorme demande d'énergie électrique « appelle » l'utilisation des procédés de fusion et de fission. L'extension des communications internationales — télévision et téléphone — font de la technologie des satellites un élément clé de l'expansion, et les expériences auxquelles on a procédé en matière de précipitations contrôlées et de constructions de retenues marines pourraient avoir pour résultat de changer les courants océaniques et de modifier les climats. Les influences réciproques de la technologie et de la politique internationale, constituent un domaine qui relève manifestement de la « futurologie ».

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graphique, en se fondant sur le nombre de naissances. Mais la question de savoir combien de naissances se produiront à n'importe cuel moment — c'est-à-dire quel sera le taux de fécondité — ne comporte pas de réponse déterminée. Nous sommes ici en présence d'un élément fluctuant parce que l'on ne connaît pas parfaitement les décisions que prendront les multiples ensembles d'individus quant au nombre d'enfants qu'ils désireront avoir. Ce que font la plupart des démographes, c'est établir un ensemble, une grille de projections, allant des possibilités les plus élevées aux possibilités moyennes et aux plus faibles, et contrôler constamment ces extrapolations par le moyen d'un échantillonnage. Nous sommes ici en présence d'un système fermé modifié. Si nous passons à la prévision économique, nous voyons qu'il en existe de deux sortes. La première et la plus courante est l'extrapolation de séries temporelles en partant de l'hypothèse que le système ne sera pas détruit par l'intervention d'un variable exogène. La seconde est la possibilité où l'on se trouve d'établir un modèle simplifié de l'économie, qui peut être exprimée en termes économétriques — même si cette opération comporte trente-six secteurs et 125 équations à résoudre en même temps. La prévision économétrique est possible parce que l'on peut établir un système de variables agissant réciproquement les unes sur les autres. Nous sommes de nouveau en présence ici d'une modification du même ordre que pour la technologie, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un système fermé, mais d'un système dont les paramètres finis sont choisis par l'analyste et non déterminés par les lois physiques. Si j'envisage maintenant la prévision politique, nous nous trouvons en face d'une limite fondamentale de ce qu'on appelle la futurologie, parce que la politique, plus que tout autre entreprise humaine, dépend d'événements particuliers, de personnalités, de contingences, etc., et il est pour ainsi dire méthodologiquement impossible de prévoir des événements politiques. Des personnes judicieuses peuvent porter des jugements, mais nous parlons ici des bases méthodologiques de la prévision et non pas simplement du talent que certaines personnes possèdent et qui leur permet d'acquérir des connaissances précises et de porter des jugements intelligents. Il existe pourtant une certaine manière de faire des prévisions politiques qui peut servir de modèle. Je prends pour exemple la première étude prévisionnelle que j'ai faite, il y a environ seize ans, et qui portait sur les résultats probables du V e Plan soviétique. La question que je m'étais posée était de savoir si les Russes seraient

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en mesure d'atteindre les objectifs fixés par le Plan. J e me rendis compte que l'on pouvait utiliser deux facteurs de base : la croissance de la population et le fait que les Russes avaient atteint les limites de l'agriculture extensive. A un certain moment, dans l'avenir, il y allait avoir un craquement : l'importance de la population dépasserait les possibilités d'approvisionnement alimentaire. C'était là un problème malthusien classique. Les Russes paraissaient disposer alors de trois possibilités : ils pouvaient défricher de nouvelles terres pour étendre leur agriculture ; ils pouvaient acheter du blé à l'étranger, ce que de nombreux autres pays avaient déjà fait ; ou bien ils pouvaient diminuer leur effort d'industrie lourde et convertir une partie de leur capital industriel en faveur de l'industrie de biens de consommation et produire des engrais destinés à l'agriculture. Arrivé à ce point-là, j'allai trouver des gens qui étaient chargés par le gouvernement de prévoir les intentions des Soviétiques et je leur dis : voici les faits qui sont en ma possession, voici les projections que j'ai faites, que pensez-vous qu'il va se passer ? Ils me répondirent que la suite des événements était évidente : les agronomes disent que le défrichage des nouvelles terres est trop risqué ; les Russes n'achèteront jamais du blé à l'étranger parce que cela ferait tort à leur prestige ; la suite rationnelle des événements comporterait une diminution de l'activité de l'industrie lourde au profit de la production d'engrais, et c'est bien cela qu'ils feraient. Etant un peu naïf, j'écrivis mon article en me conformant à leur opinion. Mes prévisions étaient que les Russes seraient obligés de réduire leur production industrielle. Et voilà que le craquement se produisit. La première chose que fit Khrouchtchev fut de se précipiter sur les terres vierges. Après quelque temps, cette mesure échoua. La deuxième chose qu'il fit fut d'acheter du blé au Canada et même aux Etats-Unis. Finalement, plusieurs années après, les Russes s'occupèrent des industries de bien de consommation et de la production d'engrais. En dépit de mon « échec », il y avait là une importante leçon de méthodologie : lorsque l'on fait des prévisions, il est possible de définir un problème ; il est possible de définir les contraintes ; il est possible de définir les alternatives, les options. Mais on ne sait pas quelle option sera choisie, parce qu'il s'agit là d'une fonction de ce qu'on pourrait appeler le service de renseignements intérieurs. On ne connaît pas le jeu intérieur des forces au sein des groupes qui sont chargés de prendre les décisions. Il est possible que Khrouchtchev se soit dit, par exemple, que s'il choisissait un certain procédé, il se

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heurterait à l'opposition de l'armée, ou à celle d'un groupe dans le parti ; il se peut que sa décision n'ait pas été une réponse à ce qu'on appelle la rationalité économique, mais qu'elle ait été une forme de rationalité politique. Mais je voudrais souligner l'importance du côté positif de cette expérience : il est possible de définir un problème, des contraintes et des options ; et il me semble que cela constitue un progrès très utile et très encourageant. Il existe une forme de prévision très différente de toutes celles-là, c'est-à-dire des prévisions technologiques, démographiques, économiques et politiques, et que j'appellerais la prévision sociologique. Il ne s'agit pas de vouloir projeter des tendances sociologiques particulières, mais de conceptualiser un cadre social. Elle part d'une hypothèse très différente des autres formes de prévisions, à savoir qu'il existe des institutions axiales autour desquelles les autres institutions de la société viennent se disposer. Dans une certaine mesure, cette forme de raisonnement s'oppose aux tendances qui ont prévalu au moins au cours des vingt dernières années dans les sciences sociales, qui tournaient en dérision l'idée d'un soi-disant facteur causal unique et parlaient d'interactions multiples de variables différents. C'est ce dernier point de vue que je contesterais en disant que, dans toute société, il existe ce que nous pouvons appeler des principes axiaux qui constituent le « squelette » de cette société. Le principe axial est un schéma conceptuel : il n'est ni vrai ni faux. Il ne peut être qu'utile ou inutile. On peut envisager l'histoire en termes de féodalité, de capitalisme et de socialisme. Il ne s'agit pas là d'une théorie de l'histoire, mais d'un schéma conceptuel conçu sur l'axe de la propriété. Et ce principe est utile ou inutile dans la mesure où l'on peut prouver que l'affirmation selon laquelle l'axe que constitue la propriété est l'axe le plus important autour duquel les autres institutions viennent se rassembler en faisceaux. Un schéma historique comme celui de la société préindustrielle, industrielle et postindustrielle se fonde, pour une dimension, autour de l'axe que constitue la technologie. Il part de l'hypothèse que ce ne sont pas les rapports de propriété mais la technologie ellemême qui constitue l'axe autour duquel viennent se disposer les autres institutions. Le choix d'un schéma dépend du point de vue de l'observateur. Quand, par exemple, Raymond Aron a lancé le concept de société industrielle, ce qui était sous-jacent à cette idée était le fait qu'il était allé au Japon et qu'il avait déclaré que, du point de vue de l'Asie, les différences entre l'Union Soviétique et les Etats-Unis

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avaient moins d'importance que le fait qu'il s'agissait de deux sociétés industrielles, c'est-à-dire deux sociétés organisées autour de principes de production utilisant le machinisme, l'organisation de la production et ainsi de suite. Ce qui importe ici, c'est le point de vue selon lequel le choix se fait. D'un autre point de vue, l'Union Soviétique et les Etats-Unis sont profondément différents. En définissant un certain cadre social comme un schéma conceptuel, on définit une institution axiale, on définit des structures en évolution, et on déduit les problèmes qui doivent être résolus par la société — même si l'on se trouve dans l'incapacité de prévoir comment ils pourront être résolus. La notion de société industrielle, si discutée qu'elle ait été, comporte, par exemple, l'idée d'un principe axial. Ce principe axial est au centre du savoir théorique. Il affirme qu'il existe aujourd'hui des rapports nouveaux entre la science et la technologie, que la théorie précède aujourd'hui l'expérience, ce qui rend les progrès de la technologie si différents de la manière dont l'industrie a évolué au XIX e siècle ; que l'industrie du XIX e siècle s'est développée surtout grâce à des bricoleurs de talent et à des inventeurs qui ignoraient les lois de la science, alors qu'aujourd'hui les industries de pointe, qu'il s'agisse de la chimie, des polymères, des hologrames, du laser, des industries optiques, de l'électronique, des ordinateurs, etc., sont des industries essentiellement fondées sur la science et qui dépendent de la position centrale qu'y occupent les connaissances théoriques. A partir de cette constatation, on peut déduire un ensemble de problèmes qui se posent à une société : le problème du capital humain, qui devient plus important que le capital financier, en tant que condition de croissance ; la définition d'une politique scientifique, l'organisation de la science, la position centrale occupée par les universités en tant qu'organismes de recherche, ou la création d'organismes de recherche distincts des universités. Tous ces problèmes posent des questions graves pour l'avenir de la société. J e voudrais maintenant attirer l'attention sur une réserve importante qui doit toujours accompagner ce genre de prévision sociologique. Parler d'une société postindustrielle ne conduit pas à donner une image de la société dans son ensemble. Une société postindustrielle peut être organisée de différentes façons, exactement comme la société industrielle s'est manifestée sous différentes formes. L'Union Soviétique, le Japon, l'Allemagne nazie, l'Allemagne d'après le nazisme, les Etats-Unis sont ou ont tous été des sociétés industrielles, ce qui n'empêche que politiquement, elles sont ou ont été organisées

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de différentes manières. La prévision sociale n'a de sens, ou les cadres sociaux n'ont de sens qu'à l'intérieur de la structure sociale. J e définis la structure sociale (définition plus étroite que celle que donnent beaucoup de mes confrères) comme le système économique, technologique, le système professionnel et de stratification de la société. D e plus, il y a la politique et la culture. On peut faire des prévisions sociologiques quand il est possible de définir des contraintes et des alternatives à l'intérieur de règles normatives connues et de ressources expressément énoncées. Dans ce cas, on a atteint les limites de la futurologie. D'un point de vue analytique, une société se présente sous trois dimensions, mais chacun d'elle est régie par un principe différent. La première est la structure sociale, que j'ai définie comme étant constituée par le système économique, technologique et le système de stratification ; elle fonctionne sous la contrainte de la rationalité fonctionnelle — de l'efficacité, de l'optimisation et du principe de remplacement au moindre prix. La deuxième est la politique, le système politique, qui est la gestion du pouvoir, l'administration des conflits entre groupes sociaux. Cette dimension-là est fondamentalement non rationnelle parce qu'elle consiste en un marchandage entre différents groupes ou, à la limite, en révolutions pour changer le groupe au pouvoir, ou pour changer le mode du pouvoir. Enfin, il y a la culture, qui est le domaine du symbolisme et des significations expressives ou, sur un plan plus mondain, des éléments constitutifs des styles de vie. A cet égard, je dirais que la culture fonctionne selon un principe de possibilité limitée. Dans l'imagination des hommes il n'existe qu'un répertoire limité de possibilités morales et de styles de vie, pour la seule raison que la culture se voit toujours poser un certain nombre de questions existentielles fondamentales : la mort, la tragédie, l'agression, la sexualité, etc., et il n'existe probablement pas de véritables surprises dans le domaine de la culture. Dans ces domaines, nous sommes en présence de différents principes de changement, et c'est là que se pose le véritable problème de l'analyse. La structure sociale est cumulative et quantitative parce qu'il existe des règles de remplacement fixes. Les règles de remplacement sont essentiellement économiques : coûts peu élevés, grande efficacité, utilisation adroite des ressources. Dans ces conditions, le domaine de la structure sociale comporte un élément de direction, du fait qu'il est quantitatif et cumulatif. Pour ce qui est de la politique, je dirais qu'elle est de nature centrifuge. Elle fonctionne autour du problème fondamental du conflit et

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du consensus, de la domination et de la coopération. Et c'est pourquoi on peut considérer comme étant au centre du problème les réflexions d'un Mosca qui s'attachent à ces thèmes éternels. Dans la culture, bien qu'il existe un principe de possibilité limitée, je ne pense pas qu'on puisse trouver un « ricorsi ». Je ne crois pas aux cycles de l'histoire. Mais il me semble que la culture est mimétique : d'une certaine manière, la culture copie toujours quelque chose dans le passé et, par conséquent, fonctionne sur le principe de la mimésis. L'économie et la technologie ne sont pas des copies de la nature, pas plus que des copies du passé. La culture est une certaine forme de mimésis. La mimésis n'est pas pure imitation : il est loisible de choisir, dans le passé, différents éléments et de les combiner d'une manière nouvelle. Cela a commencé, à l'époque contemporaine, avec, par exemple, Schopenhauer lorsqu'il a traduit les Vedas et essayé de donner une nouvelle image de la vie en mélangeant la philosophie indienne au romantisme traditionnel de la philosophie allemande. Il s'agit là, à sa façon, d'une activité d'ordre mimétique. Bien entendu, il existe des formes différentes. Un technocrate, par exemple, est quelqu'un qui transporte un principe économique de la structure sociale dans la politique, et ce principe ne fonctionne plus, précisément parce qu'il provient d'un autre domaine. Un révolté est quelqu'un qui transporte un style social, ou un élément expressif dans la politique, et cela ne marche pas non plus parce que cela ne s'adapte pas. Ce genre d'analyse va à l'encontre de ce qui a constitué la plus importante tradition dans la pensée sociologique du dernier demisiècle environ. La plupart des théoriciens de la société ont essentiellement considéré celle-ci comme intégrée par l'intermédiaire d'un principe unique. Marx pensait que toute société pouvait être organisée en partant des rapports économiques et que les rapports d'échanges dominaient tous les aspects de la société, y compris la culture. Quelqu'un comme Sorokin pensait que tous les rapports sociaux étaient médiatisés par l'intermédiaire de la culture et qu'il existait une mentalité commune qui diffusait l'ensemble de la culture. Talcott Parsons part de l'hypothèse que toute société est intégrée par l'intermédiaire d'un système de valeurs. Il dira par exemple qu'aux Etats-Unis il existe un système de valeurs commun qu'il appelle 1' « activisme fonctionnel », qui unifie la culture. Deux choses me paraissent être différentes aujourd'hui. Il y a d'abord l'autonomie relative de la sphère politique, et c'est là un

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thème sur lequel Raymond Aron a publié des textes éloquents. En second lieu, on constate une rupture de plus en plus marquée entre la culture et les structures sociales, en raison du principe selon lequel chacune d'elles fonctionne : la structure sociale est fonctionnelle, « méritocratique », orientée vers l'efficacité, tandis que la culture est antinomienne, anti-institutionnelle, anti-intellectuelle, anticognitive. On peut parler d'un système économique commun, ou même d'un système politique commun, mais toute société particulière est une combinaison idiosyncratique de ces divers éléments de la structure sociale, de la culture et de la politique, organisés autour de l'histoire et de la tradition d'une façon idéologique. C'est pourquoi toute prévision définie portant sur une seule société appartenant à un type commun, est difficile. Une prévision totale comporte aussi d'autres limites, qui proviennent de ce que le changement social présente quatre possibilités : les changements constants (comme ceux dérivant de la topographie ou du climat), les changements cycliques, les changements séculiers et contingents. Et il est difficile, du point de vue de la méthode, de les raccorder. Enfin, un troisième obstacle qui s'oppose à toute prévision « totale » provient de l'existence de différents principes de changements dans les différents domaines de la société : le principe différent agissant dans la structure sociale et qui détermine son propre rythme de changement vis-à-vis des autres secteurs ; la politique qui se voit obligée d'en revenir constamment aux mêmes problèmes de conflits et de consensus, ou de domination et de coopération ; et la culture qui est essentiellement mimétique. Je voudrais, pour en terminer, dire encore un mot de la culture — car elle constitue aujourd'hui le domaine le plus « ouvert », et celui qui est sujet aux plus larges fluctuations. Dans l'histoire de la société humaine, il semble qu'il existe un mouvement dialectique entre le principe de contrainte et celui de libertinage. Nous nous trouvons aujourd'hui à l'extrémité de l'oscillation du côté de la libération. Du simple fait que la culture peut devenir de plus en plus mimétique et ouverte aux choix, il est possible aujourd'hui de choisir et de faire coïncider de nouveaux styles pour insister sur cette forme de libération. Selon les termes de Yeats, « le cercle s'agrandit », et dans ces cercles qui s'élargissent, de plus en plus nombreux sont les tabous qui disparaissent. Pour en revenir au problème de la futurologie, je dirais que, dans la mesure où ce genre d'entreprise a une valeur quelconque, elle

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est essentiellement limitée à la structure sociale et, dans une moindre mesure, à la culture. Nous pouvons définir des situations ou des problèmes qu'une société sera appelée à résoudre, mais comme elle pourra le faire de différentes manières, le cours réel des choses n'est pas prévisible par nature. En second lieu, nous pouvons appliquer ces méthodes à la culture et définir des modes culturels qui pourront vraisemblablement être choisis, en nous fondant sur la mimésis. Mais leur combinaison restera un phénomène original. Bref, nous pouvons travailler sur des alternatives futures, mais nous ne savons pas laquelle sera choisie. Telle est l'idée que je me fais de la futurologie. Tout le reste est exégèse.

DISCUSSION

Raymond Aron : Les spéculations sur l'avenir ont déjà reçu le nom, en français, peu élégant, de futurologie. Il n'est pas douteux que la futurologie appartienne au Zeitgeist. Je n'aurai pas la prétention d'attribuer sa naissance aux Français, mais il y a une vingtaine d'années quelques Français, parmi lesquels Bertrand de Jouvenel, ont commencé avec prudence et timidité ces spéculations qu'ils ont appelées « futuribles » : ce mouvement a été repris avec une ampleur extraordinaire par la machine universitaire et par les fondations américaines. Ces spéculations sont devenues un des thèmes privilégiés de la recherche pluridisciplinaire aux Etats-Unis ; les Japonais n'ont pas été épargnés et comme d'habitude il y a un pays qui a presque résisté, la GrandeBretagne, où ces sortes de spéculations sont considérées avec le scepticisme qui convient. Peter Wiles : Daniel Bell a commencé par dire qu'il ne prétendait pas vraiment prédire le futur, puis il s'est mis à louer Condorcet de l'avoir si bien fait. Vous devriez reconnaître nettement et admettre que vous voulez en réalité prédire le futur. Que signifie le mot « futurologie » ? C'est une activité pour laquelle on reçoit un salaire et c'est une activité utile si on peut arriver à la rendre sûre. Vous avez fait mention du grand nombre de prévisions à court terme que formulent leconométrie et la démographie ; mais on n'a pas fondé de grands instituts de futurologie simplement pour encourager l'économétrie et l'étude du peuplement. Bien entendu, les choses sont liées : plus le spécialiste en économétrie ou le démographe s'avance dans l'avenir, plus il est vraisemblable qu'il joue utilement le rôle d'un vrai futu-

Discussion

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rologue. Pourtant il s'agit de deux activités essentiellement différentes. C'est ainsi, par exemple, qu'en tant qu'économistes, nous avons été tout à fait incapables de prévoir ce que coûte aujourd'hui l'inflation à la Grande-Bretagne. On ne pouvait absolument rien trouver dans la courbe de Phillips, ou dans une quelconque analyse keynesienne, ou dans n'importe quelle autre théorie, quoi que ce soit qui pût nous conduire à penser que, dans l'espace d'une année, tous les salariés réclameraient une augmentation de dix pour cent ou plus, et que toutes ces revendications seraient satisfaites par les employeurs. Nous sommes aujourd'hui en présence, en Grande-Bretagne, d'une situation à court terme entièrement différente sur laquelle aucun travail d'économétrie n'a apporté la moindre lumière. Tous les dix ans, les démographes ont prédit les choses les plus extraordinaires. Je suis même assez âgé pour me rappeler que le monde devait se dépeupler. Toute l'Europe de l'Ouest devait se transformer en une sorte de désert, du fait que les gens ne voulaient plus avoir d'enfants. Telles étaient les théories démographiques sur lesquelles j'ai obtenu mes diplômes. Prenons un autre exemple : quelles vont être les relations entre l'entreprise et l'organisme central de planification dans n'importe quel pays de l'Europe de l'Est, disons dans cinq ans d'ici ? Je reconnais que nous en arrivons, à ce propos, au problème central : l'autonomie de la politique lève ici son horrible, mais indiscutable tête. Des spécialistes ont déclaré en Pologne que, si les Israéliens n'avaient pas gagné la guerre des Six Jours, l'économie polonaise aurait été décentralisée. Je ne vous ferai pas perdre de temps à vous démontrer le bienfondé de cette relation, mais il est indiscutable qu'elle a été affirmée. Ou encore, pour prendre un autre pays, à propos duquel je n'ai jamais fait la moindre prévision, il y a l'exemple de la Bulgarie qui a choisi de se recentraliser. Les Hongrois ont pris l'autre chemin. Je n'aurais jamais pu faire la moindre prévision correcte si j'avais été assez imprudent pour essayer d'en formuler une. Allant un peu plus loin dans la futurologie à proprement parler, je me demande qui choisit vos principes axiaux ? Marx choisit le principe de propriété ; il n'a pas très bien fonctionné, mais pas trop normal non plus. Il vous faut, quant à vous, justifier le choix que vous avez fait ; pour parler en termes marxistes, vous avez décidé que les forces de production, et non les rapports de production, étaient l'élément principal. On aurait pu choisir un principe axial totalement différent, et il se pourrait que, dans dix ans d'ici, il devienne pour nous un principe évident et que nous nous mordions les doigts de

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ne pas nous être rendu compte que la réalité des choses avait quelque chose à faire avec la télépathie, les tarots ou Dieu sait quoi. Il me semble qu'en réalité on constate dans la plupart de ces prévisions à long terme un certain manque d'imagination. Est-ce que Condorcet ne s'est jamais trompé ? Est-ce simplement parce qu'il existe un mouvement qui, après lui, porte son nom dans notre monde actuel que le seul futurologue sur les erreurs duquel nous nous sommes acharnés soit Marx ? Chaque fois que je considère des penseurs d'autrefois dont on dit beaucoup de bien, je trouve, à côté de leurs visions brillantes, une bonne quantité de scories et je demande simplement, parce que je ne le sais vraiment pas, si Condorcet résisterait à une sévère critique du genre de celle qui a été appliquée à Marx ? Et pour aller plus loin encore, devons-nous exécuter Bell pour améliorer la qualité de ses prévisions ? Daniel Bell : Peter Wiles a posé la question de ces prévisions à court terme qui ont été si défectueuses. Il parle comme un homme qui a été autrefois un jeune amoureux et qui est devenu un vieux « roué » en ces matières. Je me souviens d'un débat intéressant qui s'était déroulé il y a environ quinze ans dans les colonnes d'Encounter dans lequel on pouvait trouver une prévision du « statisticien Wiles » qui considérait que le rythme du développement économique de la Russie était beaucoup plus rapide que n'importe quel autre. En réalité, Peter, je me rappelle aussi un séminaire, qui s'est tenu à la Columbia University, où vous nous avez dit que l'économie cubaine se développerait beaucoup plus rapidement que personne ne pourrait jamais le croire, parce que c'était désormais une économie planifiée, socialisée et centralisée. Si bien que je puis comprendre, dans une certaine mesure, votre scepticisme... Autrefois, les démographes procédaient par extrapolations rectilignes ; aucun bureau de recensement ne procède plus ainsi aujourd'hui. Si vous jetez un coup d'œil, par exemple, sur les projections du recensement américain, vous vous apercevrez qu'elles proposent cinq orientations possibles, de a à e, et qu'elles énoncent très clairement les hypothèses sur lesquelles ces orientations sont fondées, et qu'enfin celles-ci sont l'objet d'une constante mise à jour. On arrive ainsi à limiter la marge d'erreur : ce qui ne signifie pas qu'il ne reste pas une certaine incertitude. Peter Wiles pose la question de savoir quel est celui qui est chargé de choisir les principes. Il est évident qu'il n'existe personne qui, en

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particulier, soit chargé de ce choix. Mais deux éléments entrent ici en jeu. Au cours des trente dernières années, nous avons considéré avec respect la notion des causes multiples réagissant réciproquement les unes sur les autres ; chaque étudiant élevé dans la sociologie contemporaine apprend à utiliser une analyse équilibrée qui n'accorde pas plus d'importance à une cause qu'à une autre, puisqu'elles réagissent toutes les unes sur les autres ; et, dans une certaine mesure, il me semble qu'on a de cette façon limité et appauvri leur aptitude à identifier certains éléments décisifs. Pour en revenir à la notion de « principe axial », je dirais que c'est un effort pour déterminer ce que j'ai appelé « le squelette » d'une société, même lorsque le sang et la chair peuvent être diversement disposés. Qui le choisit ? Nous tous le faisons, et nous nous prêtons aux corrections apportées par nos pairs ou par les faits. Et il n'y a là rien qui diffère de toute procédure intellectuelle ou scientifique. Nous nous occupons davantage des erreurs de Marx que de celles de Condorcet, simplement parce qu'on essaye de nous imposer les erreurs de Marx. Il est vrai que Condorcet a commis des erreurs, nous en avons tous fait et nous continuerons à en faire. Le problème consiste à les rendre moins importantes : nous ne sommes pas plus grands que Condorcet, Tocqueville ou Burckhardt. Ce que nous essayons de faire, c'est de rendre claires nos hypothèses de travail.

Raymond Aron :

Il est facile de dire que l'économie agit selon le principe de rationalité, la politique selon le principe de centrifugalité et la culture selon le principe de mimesis. Mais il existe des relations dialectiques entre ces trois domaines. Ainsi, la rationalité économique ne peut être séparée dans son fonctionnement effectif de l'irrationalité politique. Peter Wiles est au coeur du débat méthodologique lorsqu'il affirme que le problème fondamental de la futurologie n'est pas celui de l'extrapolation sectorielle, mais celui des rapports entre les systèmes et les soussystèmes. Par ailleurs, vous soutenez que les sociologues, depuis vingt-cinq ans, ne se sont préoccupés que des relations réciproques entre les éléments. Cela est vrai pour les Parsoniens, mais non pour les sociologues européens de tradition marxiste : la notion de principe axial reprend, à un certain degré de neutralité épistémologique, l'idée que les différents secteurs ne sont pas équivalents ; chez les Parsoniens, l'incapacité de déterminer un élément plus important que les autres

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résultait d'une approche particulière et n'avait aucun caractère d'évidence scientifique. Enfin, j'hésite à considérer la culture comme mimesis aux possibilités limitées, car, au moins en ce qui concerne l'art et la création, la culture m'apparaît précisément comme le domaine de l'illimité. Daniel Bell : Quand je parle de la culture en tant que mimésis, je ne parle pas de la culture créatrice en soi (bien qu'elle fournisse des éléments), mais de styles de vie, groupes culturels. A notre époque, il existe une relation intrinsèque et de plus en plus conflictuelle entre la culture et la structure sociale. C'est Lionel Trilling qui a, le premier, exposé ce thème : la culture dispose aujourd'hui d'une base économique dans la quantité de supports que lui offrent la télévision, le film, l'industrie du disque, etc., et, dans une large mesure, certains aspects de la révolte des jeunes sont un reflet de cette tension conflictuelle entre la culture et la structure sociale. Il me semble que cette relation négative ne fera que s'accuser et rendra la vie de plus en plus difficile dans la société occidentale. Ernest Gellner : Il existe deux thèses sur la culture. La première pourait être appelé la « théorie du questionnaire » de la culture : elle consiste à dire que l'on peut établir les différentes catégories d'éléments de la culture en proposant à chacun un questionnaire ou l'on demanderait : quelle est votre position à l'égard de la mort, de la tragédie, du sexe, et ainsi de suite. Elle n'apporte qu'un nombre limité de possibilités. Si cette analyse était correcte, elle signifierait simplement que la culture de l'an 2000, par exemple, serait composée par un certain nombre de ces cartes qu'un joueur aurait en main. On pourrait alors se demander quelles cartes seront vraisemblablement jouées dans la société industrielle approchant de sa fin ou dans la société postindustrielle. L'autre thèse, et j'incline à penser que c'est elle qui est juste, est liée au caractère unique de notre temps, au caractère unique de ce qui apparaît aujourd'hui. Le mouvement de protestation des étudiants est peut-être une sorte d'avis donné par le futur. Autrefois les hommes croyaient que la nature des choses ou une révélation d'ordre divin leur fournissait un ensemble de prémisses qui limitaient leurs possibilités culturelles. Le mouvement moderniste semble être caractérisé par un refus systématique de ces prémisses et, s'il ne s'agit pas d'une illusion, il sape les fondements de toute la méthode du questionnaire

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parce qu'il se passe quelque chose de tout à fait nouveau : cette sorte de culture violemment flottante a pour base économique le fait que les contraintes ont disparu. Pour parler en termes concrets et grossiers, la base économique du mouvement de protestation aux Etats-Unis est constituée par le fait qu'il est possible de travailler très peu de temps et de gagner ainsi assez d'argent pour en vivre longtemps ensuite. Projeter la culture dans cette sorte de contexte ressemble de plus en plus à prévoir l'évolution de l'architecture dès lors qu'il existe un certain nombre de matériaux nouveaux et de techniques nouvelles qui permettent d'utiliser n'importe quel matériau de n'importe quelle manière connue : la fantaisie de l'architecte joue librement et toutes sortes d'autres contraintes disparaissent en même temps. J'incline à penser que c'est là la voie qu'il faut suivre quand il s'agit de futurologie portant sur la culture. Daniel Bell : On peut toujours trouver une sorte de continuité dans la société occidentale : bien des éléments qui se manifestent aujourd'hui existaient autrefois ; lisez, par exemple, l'histoire de certains groupes gnostiques... S'il existe quelque chose de nouveau, il s'agit essentiellement d'un changement d'échelle. Ce qui était autrefois caché dans des enclaves retirées, dans des régions isolées, ce qui était pratiqué dans le calme et le secret, on l'affiche fièrement aujourd'hui. Dans la culture de la jeunesse, il est peu de chose qu'on ne puisse trouver dans la vie de Rimbaud, qu'il s'agisse de drogue, de vagabondage homosexuel avec Verlaine, ou de fuite au plus profond de l'Afrique. Mais aujourd'hui, à ce point de vue, il y a 150 000 Rimbaud — et pas de poésie. Alain Besançon : Vous avez cité Baudelaire comme un des premiers poètes de la poésie moderne. Il ne faut tout de même pas oublier que dans Pauvre Belgique, qui est son dernier texte, il exprimait sa haine panique devant un monde entièrement voué au commerce et entièrement coupé du spirituel : il définissait le progrès comme « la grande hérésie de la décrépitude », proche en cela de Dostoïevsky ou de Nietzsche ; ils étaient tous prophètes de la même catastrophe. Vous avez raison de dire que la culture est mimesis : elle est tout simplement, je crois, mimesis d'elle-même ; mais on ne sait jamais si ce qui est dit d'une manière nouvelle est une rupture ou au contraire une répétition. Je voudrais citer ici un mot très profond de Coco Chanel. Lorsqu'on lui demandait si elle était une artiste, elle répondait : « Non, parce que

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la fonction de la mode est de faire des choses belles qui apparaissent bientôt laides, alors que l'artiste au contraire fait des choses qui paraissent laides et qui, peu à peu, révèlent leur beauté. » Je ne vois pas très bien comment la futurologie peut permettre de prévoir que ce qui est maintenant laid sera bientôt beau, autrement dit je ne crois pas que la futurologie puisse rendre aux artistes le service d'être à la mode. Prenez le problème de l'inceste, qui a toujours été un problème fondamental de toutes nos sociétés. Imaginons que tout le monde couche bientôt avec tout le monde : il s'agira d'une simple démocratisation d'une transgression qui était autrefois réservée au roi ou au chef de la tribu ; et là encore il s'agira d'une mimesis. Après tout, l'inceste est par excellence une mimesis : la mimesis de ce que fait le père ; malheureusement c'est une mimesis interdite. Daniel Bell : Aujourd'hui chacun demande pour soi les privilèges qui étaient autrefois accordés au génie. Mais la nature même de la démocratisation du génie a pour conséquence finale l'effondrement de tous les critères et de toutes les distinctions en dehors desquels une société ne peut fonctionner. Wolfgang Mommsen : J'ai été un peu inquiet de vous entendre citer Tocqueville, Burckhardt et Condorcet comme les ancêtres des futurologues contemporains. Comment la futurologie échappe-t-elle au danger de faire passer, à demi consciemment, les valeurs actuelles dans ses prévisions ? Il est vrai qu'il y a ces fameuses lettres de Buckhardt décrivant la venue du Militarstaat, mais cela se présentait dans un contexte qui était absolument opposé à toute forme de démocratie. Il est vraisemblable que les frontières entre le système social et le système politique ne cesseront de se déplacer. La frontière entre l'ordre politique et l'ordre social dans un régime communiste est tout à fait différente de ce qu'elle est à l'Ouest. Si vous considérez le passé, par exemple, le système social du Moyen Age, il est peut-être difficile de dire qu'il existait alors une distinction réelle entre ces deux secteurs de la vie sociale. Daniel Bell : Je suis d'accord pour dire avec vous que ce qui a poussé Burckhardt à écrire était la peur des masses, la peur de la démocratie, mais il se montrait en même temps capable de définir un problème fondamen-

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tal qui est la tension inévitable entre la liberté et la démocratie, problème qui se pose encore aujourd'hui. Il existe beaucoup de gens (et, dans une certaine mesure, je fais partie de ces gens-là) qui disent : « Je suis d'abord un partisan de la liberté, et ensuite un démocrate. » Je ne crois pas à la démocratie en soi parce que j'accepte certains des problèmes posés par Burckhardt et je serais donc porté à dire que la question de la liberté se pose avant celle de la démocratie. Ce n'est pas que la futurologie prévoit ce qui va se passer : elle prévoit le genre de problèmes qui se poseront. Tatsuro Yamamoto : Au Japon et dans d'autres pays de l'Est de l'Asie, contrairement à ce qui se passe en Occident, on constate un intérêt de plus en plus grand porté au passé et on assiste à ce qu'on appelle le « boom historique ». Dans mon pays, les jeunes générations sont très intéressées par le passé. Cet intérêt est étroitement lié à celui qu'ils portent à l'avenir : l'histoire orientée vers le futur est désormais un des aspects les plus importants des travaux historiques accomplis dans les pays d'Extrême-Orient, et cela pour trois raisons. Premièrement, nous avons gardé nos traditions. Deuxièmement, le marxisme soulève un grand intérêt dans la jeune génération. Troisièmement, lorsque nous examinons le mot « moderne » (ou modernisme, ou modernisation), nous pensons qu'il s'agit de quelque chose que le monde entier possède en commun. Daniel Bell : En ce qui concerne l'Occident, la modernité et le modernisme présentent deux caractéristiques fondamentales. L'une est l'attention portée à ce qui est nouveau, et non pas au passé, au changement, et non à la tradition. L'autre est l'idée, qui tient une si grande place dans Marx comme quoi un monde technique est appelé à remplacer le monde naturel, l'idée que les hommes possèdent de nouveaux pouvoirs qui susciteront de nouveaux besoins, non plus désormais issus de la nature, mais du sentiment de la maîtriser. Dans cette mesure, la fin de l'histoire au sens classique était la fin du monde naturel et son remplacement par un monde technique. Mais aussitôt on se trouve en présence d'une réaction qui consiste à faire porter l'accent sur le naturel à ¡'encontre du technique ; cela commence avec l'attirance exercée par Nietzsche sur le monde occidental. Je ne sais que peu de choses sur le Japon, mais ce que vous venez de dire ne m'a pas paru différer des réactions au changement que

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l'on observe en Occident. Il serait plus intéressant de comparer le Japon à la Chine : dans ce dernier pays, il existe aussi une profonde préoccupation à l'égard du futur, mais en même temps un effort extraordinaire pour répudier le passé. Kostas Papaioannou : La futurologie, au sens d'une interrogation rationnelle sur l'avenir, n'est possible qu'à l'intérieur d'un système donné, défini avant tout comme un système de valeurs. En effet, une exploration rationnelle de l'avenir présuppose un temps linéaire ; elle exclut par définition le moment où le temps « change » complètement de direction. Prenons un exemple classique : les prédictions de Tocqueville sur la démocratisation. Il parle de tout, et même de la tristesse qui menacera les hommes dans la société de masse de l'avenir. Cette prédiction tout à fait remarquable présuppose un certain type de démos comme sujet du processus historique. L'avenir apparaît au sens fort du terme lorsque le démos change de nature. On découvre alors, dans la stupeur, dans l'angoisse et peut-être aussi dans l'attente eschatologique, qu'il s'agit d'un autre peuple. La formule « massification des loisirs », par exemple, paraît absolument rationnelle ; on sait très bien que le temps du travail diminue. Mais on raisonne en fait à l'intérieur d'un système spécifique, celui du XIXe siècle où l'on travaillait quatorze heures par jour, où le temps libre apparaissait précisément comme un temps de nontravail. A partir d'un certain moment, l'extension du temps libre est telle que l'on ne peut plus parler de temps libre. Robert Nisbet : Si je pensais que le présent que nous vivons est né du passé, alors je serais obligé de penser que le futur naîtra du présent et que, par le jeu d'une analyse suffisamment raffinée et pénétrante du présent, il serait possible d'acquérir quelque notion de ce que sera le futur. En cela consisterait la meilleure manière qu'aurait la futurologie de se défendre elle-même. Mais si l'on ne croit pas que le passé, le présent et l'avenir constituent une série linéaire, alors la futurologie ne peut nous éclairer que sur le présent. Daniel Bell : J e suis d'accord pour dire qu'il n'existe rien qu'on puisse appeler « le futur » ; il faut que cela soit le futur de quelque chose...

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Raymond Aron : On pourrait penser, en fonction de ce que vous avez dit, que la futurologie est consciemment et intégralement une réflexion sur le présent, et je dirai même « la conscience malheureuse du présent ». Condorcet ou Tocqueville ont vécu au début de ce que vous appelez le mouvement de la modernité : ils avaient dégagé telles caractéristiques ; pour Tocqueville, l'égalisation progressive des conditions individuelles ; pour Condorcet, le progrès des Lumières. Ils développaient à l'infini les conséquences de ces traits fondamentaux, sans réfléchir de manière stricte sur les relations entre les différents aspects de la société. Ils aboutissaient quelquefois à des alternatives ; dans le cas de Tocqueville à l'alternative : « La démocratie est inévitable ; elle sera libérale ou despotique. » Avec Weber, commence une dialectique entre des tendances contradictoires de la société moderne. La futurologie que vous auriez faite il y a quinze ans aurait été sensiblement différente de celle que vous faites aujourd'hui, et c'est ce qui m'intéresse. Si j'ose faire référence aux prévisions de Peter Wiles sur le développement de l'économie soviétique, il a dit un jour : « My forecasting was right for seven years, it's a good duration. » Votre futurologie aujourd'hui me paraît dominée par l'expérience actuelle de la société américaine : celle d'un système économique qui a produit de relatives merveilles au cours des vingt ou vingtcinq dernières années et qui, à la surprise de tous (y compris des futurologues) connaît une crise extrême dans l'ordre de la culture. Cette contradiction entre la réussite économique et la crise culturelle vous conduit à une théorie des secteurs de la société très supérieure à la théorie de Parsons. Mais il n'était pas indispensable d'avoir l'expérience de la crise spécifique de la société américaine pour retrouver un certain nombre des idées de Max Weber — entre autres, l'idée que la politique ne peut pas se prévoir uniquement en fonction d'une certaine organisation de l'économie et on ne peut établir entre ces systèmes que certaines corrélations. Vous êtes frappé par les contradictions entre la culture et le système économico-social dans la civilisation moderne. Toute une partie de l'intelligentsia (pendant longtemps les intellectuels de droite réactionnaires) était critique vis-à-vis de la société de masse, rejetait la rationalisation économique et voyait dans la démocratisation la fin des valeurs supérieures. Mais il y avait aussi des penseurs de droite, rationalistes optimistes, qui voyaient dans la création d'une économie moderne et dans le développement des forces productives, les conditions d'une société démocratique digne de ce nom. Aujourd'hui les 4

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critiques les plus violents de la société rationaliste viennent de l'extrême-gauche, reprenant des arguments qui étaient typiquement ceux de la pensée réactionnaire. Vous vous souvenez de la formule de Max "Weber : il fallait être puritain pour créer le capitalisme ; une fois que le capitalisme existe, on n'a plus besoin d'un système de valeurs spécifiques. Le système économique dont vous nous décrivez la réussite rationnelle implique-t-il ou non le maintient d'un certain nombre de valeurs qui en ont favorisé la création : où se situe la contradiction entre les modèles de culture et la société économique ? Daniel Bell : Les contradictions culturelles du capitalisme proviennent du fait que l'on se trouve en présence d'un système de production entièrement organisé selon les principes les plus fonctionnels et les plus rationnels de la technologie et de l'économie, système qui a pour conséquence une manière de vivre hédoniste. Il y a là une contradiction extraordinaire : autrefois, l'ancienne société bourgeoise produisait des biens pour répondre aux besoins de ses membres. Aujourd'hui, une société capitaliste, organisée du point de vue économique et technologique de la manière la plus hautement rationalisée, ainsi que Weber l'a définie, a pour conséquence un hédonisme, créant ainsi une rupture essentielle entre les secteurs de la production et de la consommation. Dans le domaine de la production, on veut que les gens soient rationnels, qu'ils se préoccupent de leur carrière, qu'ils réclament des gratifications, qu'ils soient Protestants. Et dans le domaine de la consommation, on veut qu'ils soient spontanés, libres, et qu'ils ne se préoccupent que de leur plaisir. Georges Duby : La vie culturelle présente toujours deux faces très distinctes : une face traditionnelle « sécurisante », constituée par un ensemble de normes qui permettent à la société de survivre dans son établisement : il s'agit là de modèles culturels transmis par des systèmes d'éducation, résistant au changement et garants de la continuité. Mais face à ce domaine culturel inerte, il y a toujours une volonté de modernité ou de contestation : c'est là que se situe la création qui apparaît, face à la tradition, comme éminemment ludique et gratuite. Les aristocraties, au sens large du terme, et la jeunesse sont porteuses de ces éléments de contestation : les premières, d'une manière permanente, mais ambiguë ; la seconde, d'une manière transitoire, mais particulièrement vigoureuse.

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Daniel Bell : Au cours des cent dernières années, les principales sources de changement dans la société occidentale ont été l'économie et la technologie. Et il en est encore ainsi aujourd'hui. Mais la plus grande contrainte qui agisse à l'encontre de l'innovation en technologie est l'augmentation des coûts et, de plus en plus, les entreprises cherchent à éviter cette augmentation des coûts par la création d'unités telles que les sociétés multinationales ou du même type. Dans une large mesure, la primauté du changement est passée maintenant dans le domaine de la culture. Il est facile, dans un sens, d'innover en matière culturelle, parce que l'on commence par imaginer et que le coût du changement est faible. Et pourtant, autrefois, il était difficile d'agir ainsi, parce que l'on se trouvait en présence d'une culture et d'institutions traditionnelles. Un des aspects extraordinaires de l'époque contemporaine est que personne ne résiste plus à la nouveauté en matière culturelle ; c'est la raison pour laquelle il n'existe plus d'avant-garde, parce que toute chose nouvelle est immédiatement acceptée, sans résistance. Dans le passé, une des fonctions de l'université était de mettre la nouveauté à l'épreuve en la mettant en relation avec la tradition, et la mise à l'épreuve consistait à demander : « Est-ce valable ou non ? » Aujourd'hui ce qui est nouveau n'est plus combattu. Et on voit naître des sources de conflit quand les hommes essaient de faire passer ces changements culturels dans des formes politiques. Raymond Aron : Quand je lis des travaux de futurologie (les romans de science-fiction mis à part), je suis frappé de n'y rien trouver qui exige de l'imagination, mais toujours, transposées, projetées, prolongées, nos expériences actuelles. Rien qui surprenne si peu que ce soit celui qui a une connaissance, même approximative, du présent ou de l'histoire. La futurologie est un exercice qui se veut rationnel et non pas imaginatif ; c'est sans doute la condition de sa rigueur. Il semblerait que l'histoire réclamât plus d'imagination... Peter Wiles : M. Bell, je me demande pourquoi vous avez exclu la science-fiction de la futurologie ? Daniel Bell : Il existe toutes sortes de travaux de futurologie. Il est possible, par exemple, de trouver cette sorte de prospective imaginaire dans le

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magasin Future. Mais il s'agit de quelque chose d'assez excentrique. Je vous rappelle, par exemple, une collection qui a été publiée en Angleterre dans les années vingt, sous le titre « Today and Tomorrow », et dont chaque livre était écrit par une éminente personnalité comme Bertrand Russell, J. B. S. Haldane, J. F. C. Fuller, qui signaient de pseudonymes du genre Icare, Prométhée, Daedalus... Ces petits livres faisaient preuve d'une imagination ambitieuse et tout ce qui y était dit se révéla exact. Mais si vous prenez par exemple la Commission de l'An 2000 où j'ai été engagé pour une durée de cinq à six ans, elle a trouvé son origine dans un mouvement très naturel. Quand l'administration Kennedy est arrivée ar pouvoir en i960, elle s'est soudain trouvée en face d'un problème de logement, d'un problème noir et ainsi de suite... et on nous a dit : « Fixez-nous un programme, dites-nous ce qu'il faut faire. » Pour moi, le modèle de ce genre de travaux, et cela est curieux, je ne l'ai pas trouvé dans ces petits livres des années vingt, mais dans un livre publié en 1931 aux EtatsUnis et qui s'intitule Recent Social Trends (Tendances sociales récentes), qui est né d'une recherche dirigée par le sociologue William F. Ogburn. Quand on lit ce livre, il est stupéfiant de constater à quel point ceux qui y ont contribué ont été capables de prévoir de façon très précise un certain nombre de tendances, par exemple en matière de santé publique (le fait que nous manquerions de médecins), ou en matière de croissance suburbaine. La Commission pour l'An 2000 s'est efforcée de réinventer une sorte de planification à l'usage de la société. Nous possédons des indicateurs économiques en termes d'éléments d'investissements, de consommation, etc. Nous n'avons pas d'indicateurs sociaux en termes du genre : « Sommes-nous en meilleure santé ou non ? La criminalité augmente-t-elle ? ». Dans son livre Social Trends, le professeur Klaus Moser a essayé, pour la première fois, de rassembler des données de ce genre et de commencer à créer un système de comptabilité sociale, exactement comme nous avons un système de comptabilité économique. Peut-être trouvera-t-on dans ces activités le signe d'une pauvreté d'imagination historique, parce que nous nous intéressons moins à une large Weltbild qu'à faire en sorte qu'une société soit en mesure de répondre aux problèmes sociaux de l'époque. Raymond Aron : Quelles sont les tendances dont vous avez admis, dès le départ, qu'elles étaient a) irréversibles et b) inévitables ? Dans le système de planification français, on parle de tendances lourdes, ce qui implique que cer-

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tains types d'évolution sectorielle sont inévitables, et c'est en partant de ceux-ci qu'on essaie de définir les options. Daniel Bell : Il existe de nombreuses « tendances lourdes » de cet ordre. J e pense, par exemple, au désir de participation. Le gouvernement français peut se servir de ce terme comme d'un fourre-tout, mais il s'agit de quelque chose de parfaitement réel. Dans une très large mesure, les gens ont l'impression d'être quelque peu perdus dans de vastes structures organisationnelles et ils cherchent le moyen d'être davantage mêlés aux décisions qui agissent sur leur manière de vivre. Pour moi, il s'agit là d'une tendance irréversible. Une deuxième sorte de tendances, liées au passage de l'industrialisme au postindustrialisme, est le mouvement qui conduit à une société de services : changer la société productrice de biens en une société productrice de services. Une société préindustrielle est un jeu joué contre la nature : elle comporte un rendement non proportionnel. Une société industrielle est un jeu joué contre une nature fabriquée, parce que l'on y transforme la nature en une forme de technique. Tandis qu'une société postindustrielle est un jeu joué contre les personnes. Dans cette dernière situation, les relations entre personnes constituent un genre de structure sociale tout à fait différente de la relation entre l'homme et les produits manufacturés par la technique ou de la relation, précisément dans cette situation, entre l'homme et la machine. Comment le travail sera-t-il organisé, ainsi que l'utilisation du temps consacré aux loisirs ? Il faut se souvenir de la rareté du capital humain. De plus en plus, dans la société technique, la principale ressource est constituée par les aptitudes personnelles. Tout le système d'éducation est anachronique parce qu'il ne correspond ni aux nécessités techniques, ni même aux nécessités culturelles. Hugh Trevor-Roper : M. Bell affirme qu'une des tendances irréversibles est le désir de participation. J'aimerais savoir sur quelles preuves se fonde cette affirmation, parce qu'on nous la présente comme un dogme, et non comme une affirmation raisonnée. Les historiens savent qu'il a existé dans le passé de nombreux mouvements éphémères, tels que ces groupes hérétiques dont on a parlé ; de simples modes, considérées un jour comme des acquisitions permanentes, devaient disparaître le lende-

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main. Pourquoi, d'un point de vue théorique, ce désir de participation ne serait-il pas simplement « beaucoup de bruit » ? Daniel Bell : Je crois qu'un processus de ce genre se situe à différents niveaux. Il se situe d'abord au niveau de ce que nous pourrions appeler la croyance idéologique ou normative. Une fois admis à ce niveau et admis en tant que principe pour la société, l'individu dispose alors d'un critère de jugement et est en mesure de voir s'il a été appliqué ou non. Considérons une situation simplement analogue : il existe aux Etats-Unis un instrument de légitimation qui n'existe pas dans bien d'autres pays : la Cour Suprême. Des principes qui sont établis au cours d'instances judiciaires viennent devant la Cour pour que celle-ci prenne une décision ; et la Cour n'est pas seulement un tribunal judiciaire, mais aussi philosophique. Le tournant, par exemple, dans le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis s'est produit en 1954 à l'occasion de l'affaire Brown versus Board of Topeca (Brown contre Office d'Education de Topeca), qui a contredit une décision précédente sur la ségrégation raciale et qui a eu pour conséquence de faire de l'intégration un principe nouveau. Par la suite, une partie importante des ressources de la société a été consacrée, peut-être de façon insuffisante et hésitante, à cette entreprise. Le désir de participation a été admis (et institutionnalisé) tout d'abord dans un domaine décisif, c'est-à-dire dans le mouvement syndical, au niveau de l'usine. Toute l'histoire du syndicalisme est d'abord celle d'une tentative pour lutter contre l'autorité arbitraire et pour la limiter. Le syndicalisme est une forme de participation dans laquelle le pouvoir est partagé au niveau de l'usine. Ce qui se passe dans notre société, c'est une extension de ce mouvement à de nombreux autres secteurs ; je le considère, du point de vue philosophique, normatif aussi bien qu'institutionnel, comme un processus irréversible. Hugh Trevor-Roper : Je dois avouer que je ne suis pas convaincu. Je ne crois pas qu'une décision, même de la Cour Suprême des Etats-Unis, rende irréversible un processus historique. Si je me tourne vers d'autres périodes de l'histoire, je me rappelle par exemple le mouvement égalitariste du xvn e siècle en Angleterre. A l'époque, ceux qui en étaient les adeptes le pensaient irréversible. En réalité, les formes admises par le mouvement égalitariste en tant que petite minorité bruyante n'ont jamais été admises par les autres organes de la société, et c'est pour cette

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raison qu'il a suffi en fin de compte d'une volée de mitraille pour en avoir raison. Il me semble qu'on pourrait employer le même genre de raisonnement pour la « participation ». Admettons que toutes les universités du monde entier acceptent le principe de la participation ; si tous les apprentis dans les divers métiers, ou tous les nouveaux travailleurs de l'industrie ou les fonctionnaires débutants n'obtiennent pas une pleine participation dans leur monde à eux, alors il ne s'agit simplement que d'un phénomène universitaire, confiné à un seul organe de la société, et qui pourra s'évanouir aussi facilement que l'agitation des « Burschenschaften » allemands au début du XIXe siècle. Daniel Bell : Puis-je faire remarquer que Cromwell n'a jamais accepté le point de vue des égalitaristes, mais que de Gaulle a admis la participation, et, si vous n'admettez pas que la Cour Suprême des Etats-Unis soit une autorité susceptible d'accorder sa légitimité à un principe, vous êtes bien obligé de considérer de Gaulle comme investi de ce genre de pouvoir. Je vous ai donné l'exemple du mouvement syndicaliste anglais. Il fait montre d'un désir de participation en ce sens qu'il veut partager le pouvoir, et non pas s'emparer d'usines ou les diriger. Raymond Aron : Pour moi, il est très intéressant de constater qu'à la question « Quelles sont, pour vous, les tendances irréversibles ? », vous ayez pris comme exemple la « participation ». Si j'avais posé la même question à des futurologues français, ils m'auraient répondu sans aucun doute que ce sont les tendances démographiques ou économiques. C'est peut-être une question de nationalité. Alan Bullock : Quand j'étais professeur d'histoire, je recalais tout étudiant qui employait, ne fût-ce qu'une fois, le mot « inévitable ». A-t-on jamais procédé à une enquête, depuis la Première Guerre mondiale, sur ce qui est arrivé à ces tendances que tout le monde pensait et affirmait irréversibles et inévitables ? Ce qui me frappe, c'est à quel point nous nous précipitons vers les extrapolations. Raymond Aron : Ce que M. Bell a exposé dans son rapport sur le futur, c'est essentiellement une manière de procéder à une meilleure planification. Un

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des dangers que présente cette méthode est de considérer comme inévitables certains facteurs qui ne le sont peut-être pas. Il y a cinq ans, on considérait comme inévitable une concurrence en matière de rythme de croissance du PNB : il est moins évident aujourd'hui que l'objectif le plus important de l'Etat soit d'obtenir un rythme de croissance maximum. Quand vous dites « inévitable et irréversible », vous laissez de côté la destruction possible du système ; mais même à l'intérieur de ce cadre, on court le danger de considérer comme déterminé par la fatalité ce qui, après tout, est une décision prise par des hommes.

Daniel Bell : J'aurais pu ergoter davantage sur les mots « inévitable » et « irréversible » et en arriver à la formulation que je préfère, qui consiste à dire que la nature de quelque chose est « renouvelable ». Il se peut que l'on constate pour le moment une halte dans la volonté de croissance ; je n'en affirmerais pas moins que, du fait que la plupart des hommes désirent parvenir à un niveau de vie plus élevé, il s'agit là d'une sorte de mouvement spontané « renouvelable ».

Alan Bullock : Lorsque nous considérons les attitudes humaines et sociales à l'égard du changement, nous constatons qu'il n'existe qu'un nombre limité de rôles et d'attitudes ; c'est pourquoi la notion de « réversibilité » proposée par M. Bell est très utile.

George Nadel : On a dit que la tradition américaine la plus importante dans son système de valeurs est le changement lui-même ; paradoxalement, je pourrais donc considérer le changement lui-même comme une forme de stabilité !

Stephen Graubard : La tâche de l'historien est de proposer des explications après l'événement. Prenons pour exemple un des principaux événements qui soient survenus au cours de notre siècle. On pensait que la fin de la Première Guerre mondiale marquait aussi la fin d'une certaine Europe. L'Europe des années vingt et des années trente avait le sentiment de son déclin, et celui d'assister à la fin d'une époque. Après la Deuxième Guerre mondiale, on a été porté à faire de ces deux guerres quelque chose comme une guerre civile européenne à la manière de Thucydide.

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Discussion

A bien des égards, et c'est là quelque chose de très intéressant, ce sont précisément les éléments que l'on considérait au XIX e siècle comme les plus novateurs qui se sont encore accusés au cours du X X e siècle. C'est ainsi, par exemple, que le XIX e siècle s'enorgueillissait d'être l'époque de la création des Etats Nations. Mais, en réalité, c'est le XXe siècle qui a été véritablement nationaliste, dans l'acception la plus pure et la plus exubérante du terme. De la même manière, le XIX e siècle avait prévu la puissance grandissante des masses, dans tous les domaines Mais, une fois de plus, personne au XIX e siècle, n'avait complètement prévu le genre d'évolution que le XXe siècle a connu dans le domaine de l'éducation. Le nombre d'étudiants a augmenté, depuis 1950, très au-delà de tout ce que la plupart des Européens et des Américains avaient cru réellement possible. Il suffit de regarder les livres d'histoire du début du XIX e siècle et ceux du siècle suivant pour constater les changements extraordinaires qui se sont produits dans la manière d'expliquer les choses et de percevoir les phénomènes. Prenons un exemple en Amérique : la discussion à la mode sur « le fossé entre les générations ». Si on envisage l'histoire américaine, on comprend que, en partie en raison de la mentalité de « frontière », en partie pour d'autres raisons, les parents n'aient pas été capables de diriger leurs enfants comme cela a été le cas dans certaines régions de l'Europe ; c'est pourquoi ils ont pris l'habitude de les envoyer à l'Université pour qu'ils soient pris en main. Certains problèmes qui paraissent appartenir au passé ne lui appartiennent pas du tout. Au X I X e siècle, Tocqueville n'était pas cité aussi souvent qu'aujourd'hui, et c'est précisément parce que nous comprenons mieux l'importance de certaines choses qu'il a dites que nous sommes revenus à lui. Karl Dietrich

Bracher :

La révolte contre les changements technologiques et contre la complexité de la vie moderne peut très bien s'associer à des tendances conservatrices ou réactionnaires... Ce qui me frappe, lorsque je regarde l'histoire du monde, c'est que le rythme du changement ne s'est pas tellement modifié. Si nous envisageons l'évolution politique des deux cents dernières années qui ont été marquées par la révolution industrielle et technologique, et que nous la comparons à l'évolution politique de la Grèce ancienne, ou de Rome ou même du Moyen Age, alors la relation entre les processus technique et politique devient très douteuse.

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Futurologìe

ou projection

du présent ?

Daniel Bell : Il ne se produit probablement que peu de changements dans la nature des conflits politiques, mais le changement majeur est un changement dans les proportions. Si vous lisez Thucydide, vous trouverez des discours de Cleon qui éclairent très vivement le cas de Lyndon Johnson, et la campagne de Sicile fait penser à la guerre du Vietnam ; mais les proportions sont fondamentalement différentes. Les événements mettent aujourd'hui en cause un nombre immense d'individus qui sont en mesure, d'une manière très rapide, de se détruire soudain les uns les autres. Alan Bullock : Le problème que pose la futurologie est peut-être l'attitude ambivalente de ceux qui ne sont pas des futurologues. Nous prêtons à ceuxci des ambitions qu'ils n'ont jamais prétendu avoir, et puis nous nous retournons contre eux et nous les accusons quand ces ambitions ne sont pas réalisées. Nous exagérons toujours leurs prétentions parce que nous ne pouvons pas décider en nous-mêmes ce qui nous ferait le plus de plaisir, qu'ils réussissent ou qu'ils échouent.

3

L'historien et la science économique

PETER WILES L'ÉCONOMIE

POLITIQUE NÉCESSAIRE ET IMPOSSIBLE

« De toutes les sciences sociales », m'indiquent les instructions que j'ai reçues pour cette conférence, « la science économique est considérée (à juste titre, semble-t-il) comme la plus avancée ». Mais cette situation provient du fait qu'elle ne peut que difficilement être considérée comme une science sociale, et les branches dans lesquelles elle a fait les plus grands progrès sont précisément celles qui sont le moins humaines. La science économique est située au point où l'homme et la nature réagissent mutuellement l'un sur l'autre, et non pas l'homme et les autres hommes, et elle tient ses aptitudes à la prévision de ce qui est inanimé dans l'objet qu'elle étudie. Rendements proportionnels à l'échelle, non proportionnels à partir de l'instant où l'un des éléments qui entrent en jeu demeure fixe, caractère inexorable de l'équilibre des facteurs dans un tableau des éléments entrant dans la fabrication par rapport aux objets fabriqués, le fait que constitue la rareté : en un mot, la « logique des produits » ; il n'est pas étonnant que Marx ait considéré la lutte de l'homme contre la nature comme l'élément prévisible de l'histoire humaine. Il n'est pas étonnant non plus qu'il ait espéré que celle-ci fût déterminée par la superstructure. Mais l'ennui est que ce n'est pas le cas : ce qui est ici le facteur déterminant, c'est la contrainte. Et c'est ce qui rend tellement improbable le succès de l'économie politique. De plus, la science économique entreprend de se faire une idée de l'homme, elle le considère sous un angle parfaitement inhumain : il devient un benthamite, un maximiseur, ou simplement une fonction psychologique constante. Pour elle, les problèmes de l'homme — qu'il s'agisse d'échanges ou de choix entre diverses alternatives — sont identiques tous les matins, et l'exceptionnelle faculté qu'il a de se souvenir ne change rien de fondamental à son comportement. Elle lui

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permet seulement de mieux s'adapter, tout en restant le même. Dans ces conditions, il n'existe pas d'histoire, mais seulement une chronologie des transformations démographiques et technologiques, et une accumulation de capital. Le pouvoir politique peut changer de mains, mais, à moins qu'il ne s'exprime dans une législation suffisamment bien appliquée, le comportement des hommes est le même partout. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que cette hypothèse de travail est fructueuse. Non pas parfaite, évidemment. Elle ne permet pas de décrire le comportement des tribus les plus primitives ou celui d'organismes complexes se trouvant dans des situations d'échanges compliqués, comme les syndicats et les grandes sociétés capitalistes ; encore moins celui des Gouvernements, qui ne se trouvent évidemment pas du tout dans ce genre de situation. Mais pour le reste, y compris les individus dans une société communiste, le benthamisme est évidemment une hypothèse utilisable pour étudier le comportement économique et pour élaborer des prévisions correctes et utiles. Il se pourrait que la sociologie ou la psychologie finissent par se découvrir une simplicité analogue, mais je n'en vois encore aucun signe. Les hommes, quand on les considère dans les autres aspects de leur vie, sont beaucoup plus compliqués ; et le souvenir qu'ils ont de la manière dont eux-mêmes ou leurs prédécesseurs se sont comportés modifie constamment leurs principes de comportement. Si bien que 1' « universel » statistique n'est jamais le même ou, si vous préférez le principe de l'uniformité de la nature ne peut être affirmé. Les habitudes en matière de gouvernement ou de mariage évoluent, l'homme économique n'évolue pas. Ainsi, en premier lieu, la science économique jouit de l'avantage d'une simplicité fondamentale qui la rend utilisable. Ensuite, il faut dire aussi que sa méthodologie a fait d'immenses progrès. Elle ne fait plus figure aujourd'hui du chacal invité au festin des mathématiques et de la statistique, elle est le lion, chassant de nouvelles proies et fournissant tous les plats du festin. Dans la programmation linéaire et la théorie du contrôle, les mathématiques ont fait des progrès pour le compte de l'économie, et on ne peut désormais plus nous accuser de nous arranger de techniques mises au point par les physiciens et pour eux. Nous aussi, nous avons besoin de grands ordinateurs spécialisés ! Et tout cela nous rend très fiers et inspire toute une troupe d'imitateurs qui, dans la politique et la sociologie, nous semblent perdre seulement leur temps. Car nous oublions de plus en plus cette phrase si importante, que nos imitateurs paraissent n'avoir jamais entendue : ce qui sort ressemble à ce qui entre. C'est-à-dire : les résultats que vous

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obtiendrez ne seront jamais plus sûrs que les données dont vous partirez, et celles-là, aucun mathématicien, aucun ordinateur ne peut vous dire ce qu'elles sont. Les données sont des éléments petit-bourgeois, la méthodologie est aristocratique. Au siècle de l'Homme Quelconque, tout le monde appartient à l'aristocratie, si bien que la méthodologie est montée en graine, comme une asperge que l'on n'aurait pas cueillie, jusqu'à des hauteurs où il n'existe plus aucune donnée. Si c'est cela que signifie le mot « avancée », que le Ciel nous ramène en arrière ! J e ne dirais sûrement pas, après avoir tant soit peu examiné les recherches sur les conflits, que c'est dans la science économique que l'on se trouve en présence du plus large fossé entre les méthodes et les faits, puisque, après tout, elle est riche des unes comme des autres. Mais je suis convaincu qu'elle a contribué à créer ce fossé chez ses sciences sœurs en mettant en oeuvre une « révolution par augmentation des espérances méthodologiques » que rien ne pourra satisfaire. L'obsession de la méthodologie et de la simple hypothèse s'accompagne d'une foi excessive dans la logique pure, ou aujourd'hui dans les mathématiques pures (qui ne sont qu'une espèce de logique particulièrement puissante). C'est-à-dire que les économistes essaient de déduire des conclusions complexes et néanmoins pratiques, utilisables dans la vie réelle, de beaucoup de raisonnements, et de très peu de faits. Et ce qui est encore pire, nous nous bornons à poser les questions auxquelles nous pourrons répondre de cette manière. Aucune d'elles n'aborde l'économie proprement politique. Car une telle étude exige de nombreuses données, rassemblées par des gens doués à la fois d'imagination et de conscience, et il n'est possible de s'y livrer qu'à peu de libertés dans le raisonnement, puisqu'il manque toujours quelques-unes des données nécessaires. En économie politique, les longues suites de raisonnement représentent des pertes de temps inutiles ; le matériel utilisé, et souvent utilisé à nouveau, conduit à des résultats qui constituent d'énormes erreurs explosives. Il est inutile de dire qu'aucune logique ne peut en réalité créer ou remplacer les données de faits ; et pourtant ce sophisme vénérable ne paraît pas encore tout à fait mort. Ce qui sort ressemble à ce qui entre s'applique aussi bien à la logique. Après tout, la logique est une sorte d'ordinateur. Enfin, et de la même manière, on assiste aussi à la fuite dans le normatif. Les économistes adorent nous dire ce que nous devrions faire. Certains d'entre eux vont même jusqu'à définir soigneusement les circonstances où nous devrions agir de telle ou telle manière, et ils

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aiment à nous donner d'excellents conseils. Loin de moi l'idée de critiquer une telle activité, mais je me bornerai à dire qu'elle n'est scientifique dans aucun sens qui puisse en faciliter la compréhension à un historien. L'histoire est positive, elle porte sur ce que nous faisons, ou sur ce que nous avons fait. L'économie normative par définition ne porte pas sur ce que nous faisons ; elle est également beaucoup plus facile que l'économie positive, et c'est pourquoi elle est si largement pratiquée. Elle constitue évidemment, elle aussi, un excellent terrain pour la construction de vastes édifices logiques dont les fondations reposent sur des données insuffisantes. De plus, l'économie est un vaste sujet. Elle comporte d'immenses champs d'étude que la méthodologie moderne n'a pour ainsi dire pas effleurés, mais qui n'offrent à la science que de maigres récoltes. Il s'agit notamment des motivations économiques, de la répartition du revenu et du capital, de la gestion des grandes sociétés, de la comparaison des systèmes économiques. Si nous allons encore plus loin, nous ne trouvons rien qui ait même la prétention d'être une théorie du comportement économique des gouvernements. Tout ce qu'on appelle les finances publiques, la politique monétaire et la planification détaillée est normatif. Peut-être pourrions-nous appeler scientifique une structure étroitement entrelacée de propositions normatives, mais il ne s'agit pas de science positive et cela ne nous concerne donc pas. De plus, ce sont -précisément ces problèmes qui empiètent le plus sur l'économie politique, mais ils ne la constituent pas. En réalité, qu'est-ce qui, dans l'économie, est véritablement scientifique ? Qu'est-ce qui justifie notre réputation de science sociale la plus avancée ? Prenons un exemple précis : l'économétrie, l'établissement de modèles quantitatifs qui décrivent le comportement d'économies nationales dans leur ensemble. On déduit empiriquement 1 des paramètres qui relient entre eux les éléments quantitatifs qui entrent en jeu : quantité d'argent, taux d'intérêt, production de biens de consommation durables ou non durables, investissements fixes ou en circulation, excédent budgétaire, balance des paiements extérieurs, etc. On part d'une situation initiale ou d'une courte pré1. Il arrive parfois, comme c'est le cas pour l'école de Chicago, que l'empirisme le plus grossier suffise. Aucune théorie ne soutient la proposition selon laquelle la quantité d'argent existant aujourd'hui est l'élément permettant de prévoir ce que sera demain le revenu national. On affirme seulement qu'en fait, et selon des expériences économétriques, c'est le meilleur élément prévisionnel. Mais une véritable science devrait expliquer pourquoi, exactement comme l'affirmation que fumer provoque le cancer exige que l'on isole l'élément cancérigène.

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histoire, on considère certaines valeurs futures comme des variables en dehors de tout contrôle, et on met le modèle en marche. Le cours réel de l'économie à venir est prévu — et parfois très bien. Il est vrai que l'économétrie fait parfois d'horribles erreurs. Les données de base peuvent être fausses, et dans ce cas telles seront également les hypothèses sur l'avenir des variables exogènes. Les relations paramétriques entre les variables peuvent se modifier rapidement et sans prévenir, ce qui ressemble à ce qui se passerait pour un physicien qui étudierait des substances venant à ébullition à des températures différentes selon les années. Mais surtout, l'économétricien peut vouloir que sa prophétie soit fausse. C'est ainsi que son modèle prévoira le chômage : il le montrera au gouvernement qui prendra des mesures correctives. Mais, à tout prendre, l'économétrie est une remarquable réussite scientifique, et dont les résultats sont bien meilleurs que ceux de sa cousine dans le monde de la nature, la météorologie. Mais qu'est-ce que le spécialiste de l'économie politique, pour ne pas parler de l'historien, a à voir avec tout cela ? L'un et l'autre prendront note des conséquences que comportera l'application par les Gouvernements d'un savoir économétrique plus grand 2 : plein emploi mieux réalisé et plus stable et croissance plus rapide, dans tous les pays capitalistes avancés, qu'au cours de n'importe quelle autre période dont on se souvienne. Or ces conséquences directes peuvent être déduites du modèle de façon très rigoureuse : en réalité, elles en font partie. Mais il n'en est pas de même des conséquences qu'auront ces conséquences : disons, par exemple, le fait que le communisme n'ait pas progressé en Europe, ou que la social-démocratie ait viré vers la droite, ou que la théorie du laissez-faire a été abandonnée aux extrémistes. Il n'existe rien, bien entendu, dans l'économétrie qui puisse nous dire comment l'homme réagira à un changement radical du rendement du capitalisme. Il est plus facile de déduire quels seront les changements constitutionnels qu'imposeront à un gouvernement les nécessités techniques de la pratique de l'économétrie. C'est ainsi que la Banque centrale doit — comme c'est le cas partout — être de plus en plus étroitement contrôlée par le ministère des Finances. Car, comme le dit Keynes, « les politiques fiscale et monétaire sont des alternatives, et doivent 2. Conséquences, notons-le en passant, des premiers et des plus simples progrès accomplis dans la science : ceux qui sont à mettre au compte de Keynes lui-même. Il serait impossible de prouver que toutes les complications et toutes les améliorations qui ont suivi ont contribué, de quelque manière que ce soit, à la performance économique d'un pays donné.

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être coordonnées. Mais, comme la Banque ne peut pas dominer le gouvernement, le gouvernement doit dominer la Banque ». Il est évident qu'un historien de la période contemporaine doit savoir tout cela, mais nous ne sommes pas encore allés très loin. Ce que nous avons dit correspond à peu près à affirmer que le téléphone a réduit le rôle des ambassadeurs ou que les armes nucléaires augmentent la domination des civils sur les militaires. Ces trois propositions appartiennent en fait à la « technologie politique » : elles nous indiquent comment des structures gouvernementales peuvent ou doivent être modifiées parce que quelqu'un a inventé quelque chose. Mais prenons une autre proposition, qui ne porte pas strictement sur l'économétrie ; la manipulation macro-économique keynesienne n'a rien à faire avec la planification physiquement centralisée du communisme ; on ne peut même pas dire qu'elle y conduise par une progression insensible, une deuxième génération de contrôle de détails venant s'ajouter à la première génération de contrôle relâché, parce que celui-ci n'a pas réussi à atteindre ses objectifs. O n est ici en présence du contraire de ce que Hayek affirme dans Road to Serfdom (Le chemin de la servitude). Il importe peu de savoir lequel de nous deux a raison, il est évident que la proposition et sa négation sont l'une et l'autre de 1' « économie politique » au vrai sens du mot. Comment pourrait-on la confirmer ou la démentir ? L'historien étudiera tous les pays qui ont adopté des politiques keynesiennes, et il se demandera quel est celui qui a réalisé la progression prévue par Hayek. La réponse semble être : aucun. Depuis vingtcinq ans environ, seize pays capitalistes avancés ont mis en pratique l'économie keynesienne : ce qui correspond à ce que l'on pourrait appeler quatre cents années-pays. Aucun d'eux ne s'est engagé sur le chemin de la servitude. La planification physiquement centralisée n'a été adoptée que par des Gouvernements qui, de toute façon, en étaient partisans et qui n'avaient pas auparavant essayé d'utiliser des méthodes keynesiennes et les avaient jugées inefficaces. Les gouvernements ou les pays qui ont jugé ces méthodes inefficaces sont plutôt retournés au laissez-faire. Les Nazis eux-mêmes, sur lesquels Hayek a fondé, de façon erronée, sa proposition, sont revenus au laissez-faire au milieu de la guerre (sous la direction d'Albert Speer) ; et, de toute façon, ils n'ont jamais eu une économie étroitement dirigée. Telle est ce que j'appelle la méthode historique, bien q u e certains puristes objecteraient que compter et comparer des objets n'est pas le genre de science « et alors, et alors », dans laquelle ils ont obtenu leurs diplômes, en ce sens qu'il s'agit d'une méthode entièrement ana-

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lytique et qui évite les explications. Si elle renonce néanmoins à des généralisations plausibles, nous ne devrons pas en être surpris ; la méthode a seulement été sous-estimée par ceux qui plaident pour elle et il faut dire qu'elle est parfaitement capable de formuler de bonnes prévisions, mais non pas des explications. Une analyse pure et sans réflexion, comme par exemple l'affirmation qu'il existe un rapport entre le cancer du poumon et les cigarettes, ou que les mouvements dans la quantité d'argent sont les meilleurs facteurs de prévision du revenu national — toutes choses qui constituent des opérations de mesure sans apport théorique —, telle est la « méthode historique ». Mais ce qtfon appelle explication historique est quelque chose qui n'existe pas. C'est par définition le domaine de la science, et dans ce cas des sciences sociales. Encore une fois, les opérations de mesure sans apport théorique peuvent prévoir, mais ne peuvent pas expliquer. Ce que l'on prend le plus souvent pour une explication historique est une explication politique. La plus grande partie de l'œuvre des historiens n'est pas narrative mais analytique. Cette analyse n'est jamais spécifique mais fait toujours appel à une généralisation implicite. En d'autres termes, quand nous disons que « l'histoire est de la politique au passé », nous voulons dire par là que l'historien moyen est un spécialiste des sciences sociales de qualité inférieure. Je n'entends par là rien d'injurieux : la science politique est si rudimentaire et si incertaine que cela ne vaut vraiment pas la peine d'en être un spécialiste de qualité supérieure. Cela dit, l'économie politique est en partie de la politique et en partie de l'économie. Mais les éléments de l'économie dont elle s'occupe sont précisément les moins évolués, comme nous venons de le voir. En ce qui concerne la politique, elle n'a pas la prétention de se faire prendre pour une science : il n'est pas encore possible de formuler une loi générale sur la manière dont on se saisit du pouvoir politique, ou dont on s'en sert. C'est pourquoi il ne peut pas exister d'économie politique scientifique. Ce que nous pouvons faire qui y ressemble le plus consiste à amasser de façon positive, et non théorique, des données historiques se rapportant à notre sujet, comme dans la réponse donnée ci-dessus à la question posée par Hayek : est-ce qu'un peu de planification conduit à beaucoup de planification ? Il me semble qu'il s'agit là d'une question qui relève vraiment de l'économie politique. Elle porte sur les réactions probables des gouvernements et des peuples à certains événements économiques, sur la manière dont on utilisera le pouvoir dans le domaine de l'économie quand l'économie aura réagi à une première utilisation du pouvoir. C'est là aussi une ques-

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tion très importante, et le monde aimerait qu'il puisse y être répondu de façon scientifique. Hayek et moi avons tous deux donné deux réponses positivistes, fondées sur les faits. Sa réponse est fausse, la mienne est juste ; mais aucun de nous deux n'est allé très loin au-delà de la surface des choses, pour arriver à savoir ce qui conduit certains gouvernements à essayer de contrôler le marché, et pourquoi ils réagissent comme ils le font quand ils s'aperçoivent que leurs méthodes paraissent échouer. Un homme, un seul peut-être, est allé très au-delà de la surface des choses : Karl Marx. On associe souvent son nom à l'école britannique d'économique politique — Smith, Ricardo, Malthus et J. S. Mill — mais je me sens tout à fait incapable de leur faire un tel honneur. Aucun de leurs travaux ne parvient même à éclairer les rapports entre l'ordre politique et l'ordre économique. C'est Ricardo qui s'en est le plus approché avec sa théorie de la répartition du revenu entre les trois facteurs de production. Ces trois facteurs sont la terre, le capital et le travail, et il écrivait cela à une époque et en un lieu où les rapports féodaux de propriété du sol n'avaient pas disparu et où le pouvoir politique se trouvait entre les mains des propriétaires terriens ; tandis que les capitalistes constituaient une classe de gens embarrassés qui cherchaient à conquérir une part de ce pouvoir, et que les paysans constituaient un prolétariat naissant mais ne pouvaient rien faire d'autre que de mettre en scène des révoltes impuissantes. Et il n'est pas douteux que ce furent ces différents éléments du paysage politique qui conduisirent David Ricardo, membre du Parlement, à élaborer sa théorie de la répartition du revenu. Mais la théorie est tout aussi valable, ou aussi fausse, dans une économie de marché, quelle que soit la configuration politique. Dans ces conditions, elle devient une théorie purement économique. Elle n'a été une théorie d'économie politique que pendant un court demi-siècle. Les conceptions de Marx apportaient beaucoup plus de lumière. Il était un moins bon économiste et, à maints égards, il est en régression par rapport à Ricardo. Mais il était un politicien infiniment supérieur. Il se serait régalé d'une question comme celle que pose Hayek, et il y aurait répondu par une théorie véritablement scientifique, quoique vraisemblablement fausse : quelque chose sur la concentration du capital amenant au capitalisme d'Etat, puis à la révolution et au socialisme. Ce genre d'affirmation a la prétention d'expliquer pourquoi les gouvernements agissent de telle ou telle manière à l'égard de l'économie, tout autant que de prévoir ce qu'ils feront. Car, encore une fois, il nous faut toujours rester incertains dans nos prévisions aussi longtemps qu'il s'agit d'événements dont nous

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ne connaissons pas le pourquoi : notre devoir scientifique consiste à isoler l'élément cancérigène de la nicotine. L'objection que je fais à Marx est que, bien qu'il ait posé les bonnes questions et qu'il ait eu la chance d'avoir trouvé un certain nombre de bonnes réponses, ses critères en matière de preuves, de logique et de définitions étaient les plus faibles qu'on puisse imaginer. En réalité, ce sont là des mots dont il ignorait même le sens. Après tout, il était plus Allemand que Juif : il croyait dans le pouvoir des mots et non dans l'omnipotence de la pensée. Sa dialectique n'est rien de plus que cela. De plus, « umso schlimmer fur die Tàtsachen » — je rougirais de traduire cette phrase en langage empirique — n'était pas mais aurait pu être sa devise. Il a souvent parlé de révolutions mais il n'a jamais ni défini ni daté une révolution bourgeoise ; il confondait le capitalisme et l'industrialisme et parlait souvent de mercantilisme, mais jamais à propos ; il supprimait gaiement la Chine, l'Inde et même la Russie de sa théorie de l'histoire, et n'a jamais repris l'exament de cette théorie ; il parlait de deux classes dans la société contemporaine, mais son meilleur livre (Le 18 Brumaire) admet ouvertement l'existence de trois classes, etc. Marx a eu d'innombrables successeurs, qui furent plus modérés, moins arrogants et plus scientifiques : les Kathedersozialisten de la fin du XIXe siècle allemand et leurs contemporains, les historiens économiques anglais. L'histoire économique aspira pendant un certain temps à la royauté dans les sciences sociales et eut la prétention de fournir à la fois un tableau général de l'histoire humaine et des règles d'action pour la politique. Schmoller et Tawney chevauchèrent le monde : qu'est devenue une telle ambition et pourquoi nos confrères dans cette science se sont-ils transformés en d'aussi humbles hommes de peine ? Sans aucun doute ce f u t en partie en raison de la Alethodenstreit. Car leurs grands prédécesseurs combattirent l'analyse de l'économie moderne, non pas en se servant de la dialectique hégélienne, mais sans se servir de rien. En partie aussi parce qu'ils avaient de trop grandes prétentions : des problèmes politiques comme les conséquences économiques du protectionnisme ou la recherche des moyens pour combattre le chômage sont abordés de façon plus efficace par l'analyse, et le scientifique de qualité sait intuitivement dans quels domaines ses propres méthodes seront le moins couronnées de succès. Mais ils étaient des spécialistes de l'économie politique et ils n'auraient jamais dû mettre bas les armes. Car l'économie politique est possible et peut être utile, à condition qu'on ne lui en demande pas trop. Elle n'a besoin d'aucune

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méthodologie nouvelle : qu'elle conserve seulement l'habitude marxiste de poser la bonne question, qu'elle ait un grain de génie marxiste dans la pratique et qu'elle adopte une humilité totalement non marxiste devant les faits. Car les faits qui la concernent sont nombreux, et leur rassemblement est pénible. Mais, par-dessus tout, nous devons être humbles en ce qui concerne les résultats que nous obtenons. Car, avant même que nous ayons abouti à telle ou telle proposition après une année de travail, 1' « univers statistique » changera sous nos yeux et il nous faudra tout recommencer. Les lois de l'économie politique ressemblent à celles de la politique : ce sont des généralisations temporaires et probables sur lesquelles il est possible de fonder des paris raisonnables, mais non des prévisions certaines, et elles ne valent que pour un temps dont les limites doivent être fixées par celui-là même qui les étudie. Ces modifications constantes de 1' « univers statistique » méritent qu'on leur consacre, en conclusion, quelques propos catégoriques. Le cauchemar du physicien est le problème quotidien de celui qui se consacre à l'économie politique. Le premier rêve d'étoiles extralourdes, ou extra-chaudes dans lesquelles les éléments naturels perdent leurs propriétés normales et où ne joue plus la loi de la gravitation ; mais il ne s'agit là que de spéculations. Marx a toutefois été obligé d'admettre que le Kapital ne concernait que l'Europe ; les Benthamiens sont obligés de reconnaître que les Trobriands ne sont pas des bomines economici, mais qu'ils pourraient le devenir si leurs rapports avec l'homme blanc se faisaient plus étroits. Ils doivent même admettre que le hippie brise aussi nombre des règles qu'il a fixées — et qu'il le fait délibérément, et parce que ses « contacts avec l'homme blanc » ont été trop étroits. Aucune règle ne s'applique aux changements de règles. Il arrive parfois que ces changements puissent être prévus, mais la plupart du temps, ils sont imprévisibles. Il nous est peut-être possible de prévoir l'évolution du Trobriand en homo economicus car d'autres peuples primitifs, quoique très différents, ont connu cette transformation. Mais aucun d'entre nous n'avait prévu les hippies. La prétention marxiste selon laquelle le matérialisme dialectique nous dit comment changeront les règles, que c'est là précisément la science de la succession nécessaire d'un univers statistique à un autre, cette prétention n'est pas fondée. Les tentatives des futurologues pour faire ce genre de travail n'ont pas davantage été couronnées de succès. Ce serait très agréable de disposer d'une pareille science. Mais elle n'existe pas, et je ne crois pas qu'elle existera jamais.

DISCUSSION

Peter Wiles : Je vais essayer d'oublier les trois quarts de mon rapport pour attirer votre attention sur la notion d'explication historique. Il est évident que l'historien procède arbitrairement dans le sujet qu'il choisit ; il se conforme à la demande du marché pour ses livres, il dépend des crédits accordés par les fondations pour ses moyens de production et il adopte, enfin, le sujet qui est à la mode auprès de ses confrères. M. Furet a laissé entendre que la seule explication historique qu'il connaissait était celle qu'apportent les sciences sociales. Selon lui, ce genre d'explication ne s'applique qu'à des fragments de l'histoire économique et sociale ; et il n'existe aucun type d'explication politique ou politico-historique. Il me semble évident que l'histoire sociale et l'histoire économique ne sont que la sociologie et l'économie du passé. Si bien que nous sommes en présence, selon moi, de trois niveaux d'explications. Il y a d'abord l'interaction entre l'homme et la nature, ce qui ne pose pas de problème. C'est un point sur lequel mon rapport insiste dans ses remarques sur Karl Marx et sur l'importance des forces de production par opposition aux rapports de production. En second lieu, il y a ce que j'appellerai provisoirement l'interaction de l'homme à l'homme dans des relations d'ordre général, répétitif et statistique, ce qui constitue le reste de l'économie et la plus grande part de la sociologie. Et là, l'explication devient beaucoup plus difficile. Troisièmement, nous avons l'explication historique dans le domaine politique. Un auditeur inattentif aurait pu supposer que M. Furet, puisqu'il ne connaît pas le moyen d'aboutir à des explications dans ce domaine, était par conséquent opposé à ce qu'on en écrive l'histoire, pour cette raison que nous ne devons pas entreprendre d'étudier ce que nous ne pouvons pas expliquer. Toutefois, comme

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chacun peut s'en rendre compte en lisant son curriculum vitae, il n'est pas vraiment opposé à ce genre de chose. Si bien qu'il semble que nous soyons tous d'accord sur les points suivants : premièrement, les sciences sociales sont en mesure d'expliquer les événements du passé, à condition de disposer des données nécessaires ; une grande partie de l'histoire est de la science sociale du passé ; et le moment exact où les événements sont survenus n'a aucune importance. Deuxièmement, l'histoire politique est réellement quelque chose de différent, ou, comme le disent les futurologues, la politique est une sphère autonome. Troisièmement, et c'est là que commencent nos ennuis, l'histoire politique est « événementielle » ; c'est de l'histoire « et alors, et alors ». Est-ce que nous y pouvons quelque chose ? Quatrièmement, Alan Bullock a déjà attiré notre attention sur le fait que cet aspect lexicographique à deux niveaux de l'œuvre historique est d'une grande importance et d'une extrême complication. En réalité, nous ne savons pas d'une façon parfaitement certaine qui a exécuté qui en 1649 ; il nous faut le découvrir, et nous aurons peut-être des surprises très désagréables si nous retournons aux sources originales. Dans ce sens inférieur, 1' « histoire événementielle » se situe au-dessous des interactions entre l'homme et la nature aussi bien que des interactions entre l'homme et l'homme. Après avoir trouvé les sources, le spécialiste des sciences sociales peut prendre son envol en se sentant très à son aise, tandis que le spécialiste de l'histoire politique ne le peut pas, et il est inutile pour lui de prétendre qu'il peut faire autre chose que d'écrire simplement de 1' « histoire événementielle ». Si bien que ma cinquième remarque est qu'après tout, si la plus grande partie de l'histoire est de l'économie ou de la sociologie du passé, alors le reste est de la politique du passé ; et ce qui se présente réellement à nous quand nous en arrivons aux difficultés que comporte l'explication historique n'est rien autre que la difficulté de l'explication politique. Si les choses sont bien comme je viens de les exposer grossièrement, la science politique n'est qu'une « Wissenschaft » et non pas du tout une science. Il ne s'agit pas là d'une remarque injurieuse. Les choses sont ainsi. Dans ces conditions, qu'est-ce qu'une explication historique ? J'ai une certaine admiration pour la simple accumulation de faits, pour le simple compte rendu statistique des événements politiques. Le cas particulier que j'ai choisi est un événement qui n'a rien de politique, à savoir le fait qu'aucun pays n'a suivi Le Chemin de la Servitude décrit par Hayek ; j'ai proposé que l'on choisisse une année comme période adéquate et un pays comme objet de l'étude et, dans ces condi-

Discussion

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rions, on se trouve en présence de quatre cents non-événements dans ce domaine particulier. C'est là quelque chose qui, à un niveau très inférieur, permet d'élaborer une prévision politique ; l'économie politique est de la politique pratique. Nous avons là un premier pas en direction d'une explication historico-politique née d'une énorme quantité de données statistiques. Il est de la nature de ces statistiques que l'on peut extrapoler à partir de ce qu'elles apportent sans les comprendre, et j'ai choisi de comparer ce fait à l'affirmation selon laquelle fumer donne le cancer, ce qui a été longtemps parfaitement admis, bien que personne n'ait identifié l'élément cancérogène. Rien ne nous empêche alors de décider qu'il est interdit de fumer ou qu'il est interdit de faire de la publicité pour des marques de cigarettes, sans attendre que l'explication elle-même soit donnée. Une simple accumulation de données historico-politiques de cette sorte est valable. Mais tout cela ne constitue évidemment pas une explication historique. C'est là me semble-t-il la définition même de la compétence des sciences sociales : une mesure quantitative, en l'absence de toute théorie, peut prédire mais ne peut pas expliquer. Ce qu'on prend généralement pour une explication historique, c'est l'explication politique, et elle est souvent, par nature, très grossière et très simple : il s'agit souvent d'une honnête et passable déduction faite à partir de notre connaissance banale de la nature humaine. Ainsi, pourquoi César franchit-il le Rubicon ? Eh bien, parce qu'il s'est dit que s'il ne le faisait pas, ses ennemis, à Rome, le tueraient. Et ses ennemis le pensaient aussi, et tous les autres comprirent très bien que c'était là la situation dans laquelle il se trouvait, et de cette façon, cela passa dans la structure générale de l'époque comme une espièglerie pardonnable. César voulait rester en vie. II s'agit là, me semble-t-il, de généralisations explicatives du comportement de César par référence à ce que d'autres auraient fait, ou ont fait, à la même époque, mais c'est une référence à ce qui, dans l'exposé d'Ernest Gellner, est une structure de type anthropologique ; c'est une explication scientifique du comportement de César. Ce qui, selon moi, nous étonne à ce point devant une telle affirmation, c'est que nous attendions quelque chose de plus éclatant, de plus technique, quelque chose que nous pourrions faire entrer dans un ordinateur. Il faut nous résigner, il n'en est rien. Mais il me semble que c'est suffisant et que cela appartient au même type d'explication. Expliquer, c'est rapporter un événement particulier à d'autres événements analogues qui ont déjà été étudiés. Je voudrais enfin attirer votre attention sur un grave défaut dont souffre ce genre d'analyse ; après tout, une explication politique de cet ordre est en

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L'historien et la science économique

réalité une sorte de généralisation, mais elle ne vaut que pour l'époque, et le spécialiste de la politique, ou l'économiste, est constamment hanté par le cauchemar de l'astronome et de l'astro-physicien, à savoir qu'il existe peut-être des étoiles extra-chaudes ou extra-lourdes où les éléments naturels ont perdu leurs propriétés normales. Pour l'astrophysicien, il ne s'agit là que de spéculations, tandis que pour l'économiste ou l'historien de la politique, ce sont des événements quotidiens. Les limites de l'époque à laquelle la généralisation s'applique doivent être définies par celui-là même qui se livre à l'étude. En d'autres termes, j'ai omis, et cela de façon notoire, de montrer comment l'on peut établir qu'il s'agit là de la fin d'une période où les gens franchissaient le Rubicon pour cette sorte de raison ; il y a une période qui commence, disons, avec Marius et qui se termine, disons, avec Auguste. Et ce qui m'intrigue énormément, c'est de savoir comment on est assuré que l'explication donnée n'aurait pas pu s'appliquer cinquante ans avant Marius ou cinquante ans après Auguste. Alberto Tenenti : Les historiens en général n'ont pas beaucoup réfléchi à leur métier ; face aux économistes ils ne sont pas très unis, même s'ils ont accepté de tenir compte de la dimension économique. Ils respirent l'économie sans toujours savoir ce qu'ils respirent. L'histoire est en grande mutation, sous l'impact des connaissances scientifiques. Toutes les autres sciences humaines subissent la suggestion des sciences tout court ; il s'agit d'un phénomène de civilisation et pas uniquement d'un phénomène gnoséologique. Tout un secteur de l'explication historique se rapproche aujourd'hui de l'explication dite scientifique. L'objet de l'histoire devient le collectif plutôt que l'individuel, le récurrent plutôt que l'unique, la permanence plutôt que la créativité. Il n'y a pas de réponse unique à la question : « Qu'est-ce que l'histoire ? ». L'histoire est à la fois une connaissance (ou une tentative de connaissance) et une forme culturelle qui n'est peut-être pas universelle ou éternelle, mais qui est de longue durée. Le problème est de savoir si les exigences de l'histoire-connaissance peuvent aller de pair avec celles de l'histoire-forme culturelle. On peut distinguer, à l'intérieur de la notion d'histoire, une histoirerécit, vieille de plusieurs millénaires, une histoire philosophique, ou philosophie de l'histoire (à peine plus jeune et pas toujours consciente d'elle-même), une histoire de l'histoire ou historiographie, c'est-à-dire une analyse critique des formes de l'histoire-récit et des formes de la

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philosophie de l'histoire, enfin, mais l'enfin semble de trop, une histoire-science sociale. Auparavant l'explication historique visait l'homme en tant qu'être en soi. L'analyse historique recourait à l'explication psychologique, l'homme était considéré comme non réductible aux choses. Avec l'analyse scientifique, l'homme historique cesse d'être une essence pour devenir un élément de la réalité, cesse d'être un acteur de l'histoire pour acquérir une dimension économique, écologique, démographique, ou magique... Où ces connaissances nouvelles entraînent-elles l'histoire ? Pour s'en tenir à l'économie, on peut remarquer qu'elle est présente dans la recherche historique de plusieurs manières : comme exigence non dissociable de l'humain en général ; comme moteur de la dynamique sociale ; comme élément d'explication externe de phénomènes considérés non économiques ; enfin, comme élément indissoluble de la plupart des comportements sociaux. L'histoire semble vouloir étendre la notion de mesure à tout le réel historique. L'histoire quantitative elle-même se veut histoire globale. Cette approche économique ne fait que prolonger l'ambition spontanément impérialiste et hiérarchique de l'histoire du XIX e siècle : elle implique un classement des peuples et des pays et consacre des critères d'inégalité fondés, non plus sur les croyances ou sur la puissance, mais sur le développement. Par ailleurs, l'histoire-science inspirée de l'économie tend à se dissocier, tout au moins à certains égards, du rôle que jouait l'histoire classique dans l'entretien du patrimoine culturel collectif. Ou plutôt l'histoire quantitative, tout en reniant ce rôle, continue de le jouer de façon déguisée ; connaissance technique ou scientifique de l'homme comme objet parmi d'autres, elle repose toujours sur un système de valeurs, même si elle prétend refuser toute éthique. Alors qu'elle ne s'interdit pas — et c'est bien son droit — l'étude des phénomènes non économiques, notamment culturels, elle a tendance à négliger tout ce qui est singulier, créatif ou réactif dans l'histoire, au profit de certaines énergies anonymes productrices de résultats quantifiables. Or, vivre l'histoire peut encore être un but pour la connaissance historique : on peut douter que les hommes veuillent poursuivre l'étude de l'histoire s'il s'agit seulement pour eux d'être « informés », car l'histoire est plus qu'une somme de connaissances ; elle est aussi un patrimoine et une forme de la conscience des hommes.

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L'historien

et la science

économique

François Furet : Ce qui me frappe dans le développement de l'histoire de ces dernières années, c'est la substitution du concept de problème au concept de période : l'historien d'aujourd'hui pense moins en termes XVIIe siècle, Moyen Age, Renaissance, qu'en termes de problèmes économiques, démographiques, etc. Prenons par exemple le modèle du tableau input-output ; il n'est pas utilisable tel quel dans l'histoire économique empirique, parce qu'il nous manque des données pour remplir les cases du tableau. Mais l'historien peut se servir de matériaux substitutifs. A partir d'une série de dîmes, par exemple (c'est-à-dire de prélèvements ecclésiastiques sur la production agricole), vous pouvez retrouver, sinon les chiffres en valeur absolue, du moins le mouvement d'une production globale. L'introduction des concepts économiques a poussé l'historien à rechercher et à utiliser de nouveaux matériaux. Le résultat de l'importation des concepts des sciences sociales dans le champ historique, c'est que nous nous trouvons devant une histoire « en miettes », devant des morceaux d'histoire que nous avons beaucoup de mal à réunir pour reconstituer une histoire globale, une histoire à la Voltaire... Morse Peckham : La conception de M. Wiles selon laquelle le pouvoir explicatif en histoire est d'un ordre inférieur me paraît trop bien venue. Pour moi, l'attrait principal de l'histoire est le même que celui de la fiction. En ce qui me concerne, j'avais l'habitude de lire des romans mais maintenant je préfère lire de l'histoire, peut-être parce qu'aucun romancier ne peut imaginer des successions d'événements aussi fantastiques que ceux que rapporte l'historien. Mais, dans ce sens, l'attrait de l'histoire (son charme, et le charme de la fiction), c'est essentiellement le charme des ragots. Le ragot est une des choses les plus reposantes du monde, parce qu'il nous délivre de la nécessité d'apporter des explications aux événements. Je voudrais faire une autre remarque : comme tous ceux qui se sont formés à la littérature, je ne me suis pas seulement intéressé au contenu de l'exposé, mais aussi à sa forme. Il existe un logos du présent, un logos du passé et un logos du futur. Le romancier réaliste du XIX e siècle, à commencer par les Goncourt, ainsi que Thackeray et Tourgueniev, avait compris que les techniques utilisées dans un roman historique pouvaient s'appliquer au présent. Dans ce sens, le roman réaliste est un roman historique qui porte sur le présent. Si l'on considère les diverses rhétoriques de notre histoire ainsi que celles

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de la sociologie et de la futurologie, la rhétorique de la « passéologie », de la « présentologie » et de la « futurologie », on ne voit pas de différences frappantes dans le discours (dans le type de contenu présenté ou dans la manière dont le contenu est utilisé à titre d'explication) ; la différence est simplement une différence de temps ; la rhétorique de l'historien est essentiellement une rhétorique au passé défini ou à l'imparfait. Ce qui est intéressant, c'est de constater qu'il passe constamment au présent lorsqu'il veut donner des explications. La rhétorique du sociologue est une rhétorique du présent. Il utilise le même matériau que l'historien et prend ses exemples dans les mêmes documents et aux mêmes sources. Mais il les discute au présent, tandis que le futurologue le fait évidemment au futur. Il ne s'agit pas là d'une différence de faible importance. Par rhétorique, j'entends une surdétermination linguistique, perçue en opposition avec l'arrièreplan du langage commun. Peut-être n'existe-t-il pas de « langue >, mais seulement une « parole », qui consiste en diverses rhétoriques. Dans ces conditions il ne faut pas s'étonner si l'histoire, étant essentiellement constituée par des ragots, ne fabrique pas facilement des explications et doit constamment les importer des sciences sociales. Raymond Aron : M. Wiles, il y a, me semble-t-il, une équivoque volontaire dans la deuxième partie de votre rapport : par moments, vous présentez comme une forme d'activité intellectuelle inférieure la part de l'histoire qui, en raison de la nature même de son objet, n'atteint pas au degré élevé de scientificité dans l'explication, mais à d'autres moments, vous laissez entendre de manière tout à fait délibérée que cette part de l'histoire est la seule qui soit véritablement intéressante. Autrement dit, il n'y a pas, pour vous, de corrélation nécessaire entre le degré de scientificité et le degré d'intérêt. Mais, vous y ajoutez un élément supplémentaire : au lieu de dire, de manière directe, « il n'y a pas de corrélation entre le degré d'intérêt d'un certain aspect de l'histoire et notre capacité de le traiter scientifiquement », vous prétendez qu'il faudrait traiter scientifiquement ce qu'en somme on ne peut pas traiter scientifiquement. Vous réconciliez les deux propositions en reprenant une formule assez sommaire du modèle Hempel (auquel vous ne croyez probablement pas plus que moi, mais auquel vous faites semblant de croire) ; vous n'avez, pour nous faire sortir de cette impasse et nous faire accéder à la scientificité, que les truismes de Scribner, qui nous donnent le fondement d'une explication historique.

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Wolfgang Mommsen : L'histoire quantitative se trouve-t-elle dans une telle situation de supériorité, dans la mesure où nous nous référons au mot « scientifique » ? Prenons, par exemple, la question des conséquences d'une crise économique sur l'ensemble d'une société. On peut, dans une certaine mesure, quantifier ses conséquences sur la Bourse, sur le panier de la ménagère, etc. Mais ce qui reste matière à discussion, c'est dans quelle mesure tout cela influe réellement sur le cours général des choses. Cela me conduit au niveau de l'explication globale. Prenons l'exemple de ce que dit Rostow dans Les phases de la croissance économique : se trouve-t-on en meilleure position que l'historien normal de la politique ? Dès l'instant qu'on quitte le niveau des données de base, on se trouve exactement dans la même position que l'historien de la politique. Je puis dire, étant l'un d'entre eux, qu'une décision particulière a été prise à un moment donné : cette affirmation est exactement aussi précise qu'une série de données sérieusement et soigneusement rassemblées. Dans ces conditions, est-il vraiment possible de dire qu'il existe deux types d'histoire, et que l'une des deux est plus scientifique que l'autre ? Peter Wiles : Vous avez parfaitement raison de dire que, à un niveau très large, l'historien de l'économie est plus à son aise que l'historien de la politique, mais, voyez-vous, il y a « la doctrine de la qualité de l'auteur ». Vous avez cité Rostow, n'est-ce pas ? C'est une remarque qui, à ce point de la discussion, a une grande importance. Les mêmes outils, bien aiguisés, utilisés par une main plus adroite, vous auraient peutêtre convaincu que la tâche de l'historien de l'économie est plus facile que celle de l'historien de la politique.

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Les illusions de la continuité temporelle

R O B E R T NISBET

L'HISTOIRE, LA SOCIOLOGIE

ET

LES

RÉVOLUTIONS

Quelle que soit, à notre époque, la signification du mot « révolution », son sens profond est celui de changement substantiel. Que nous nous référions à la Révolution française, à la Révolution industrielle ou à la Révolution scientifique — en prenant comme exemple trois utilisations différentes en même temps que répandues du mot « révolution » — le mot suggère toujours la même chose : qu'un changement de vastes proportions s'est produit, comportant des effets à longue échéance, et qu'il est survenu de façon tant soit peu convulsive. Je voudrais dire aussi, dès le début de ces observations, que, dans ces conditions, l'étude des révolutions n'est qu'un cas particulier de l'étude plus large du changement dans la société et que toutes les difficultés que nous rencontrerons dans notre tentative pour comprendre les révolutions prennent sans doute racine dans celles que nous éprouvons quand nous essayons de comprendre le changement. Raymond Aron demande, vers la fin du mémoire qu'il a rédigé pour le séminaire : « Pourquoi les historiens continuent-ils à raconter " l'histoire " de la Révolution française ou de la Révolution russe ? » Il demande également : « Pourquoi les sociologues ont-ils si peu à nous dire sur la Révolution ou les révolutions ? » Dans une large mesure, c'est autour de ces deux questions que s'organisera mon rapport. J e commencerai par la seconde et, comme je suis un sociologue, c'est à elle que je prêterai le plus d'attention. Toutefois, il ne faudrait pas négliger la première question, car la réponse qu'elle comporte est au moins aussi importante pour le problème d'ensemble qu'envisage ce rapport. Ce problème est le suivant : pourquoi notre compréhension des processus révolutionnaires et, d'une manière plus générale, des changements importants, 5

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a-t-elle si peu progressé au cours des deux derniers siècles, alors que, depuis la fin du XVIIIe siècle, notre intérêt pour la révolution et le changement a été si conscient, si direct et si répandu et de plus en plus systématique ? D e peur que ma question ne paraisse simplement rhétorique, je voudrais affirmer ici ma conviction que, si l'on prend le seul exemple de la Révolution française, qui est la plus importante et aussi celle qui a été la plus étudiée de toutes les révolutions, nous n'avons pas ajouté grand-chose à la compréhension théorique de cet événement qu'on ne puisse déjà trouver dans le grand livre que Tocqueville a écrit sur ce sujet, ou, d'une façon plus générale, dans la théorie marxiste de la révolution. J e ne nie pas que des aperçus intéressants et souvent utiles ne soient venus s'ajouter à ce que nous savions, quoiqu'il ne s'agisse le plus souvent que de corollaires et non de propositions nouvelles, ni que d'importants ensembles de faits nouveaux n'aient été mis en lumière, ou encore que d'anciens membres de faits aient été traités de façon nouvelle grâce aux techniques de la statistique. J e dis seulement que tous les progrès accomplis dans la compréhension théorique de cette révolution, au cours des cent ou cent cinquante dernières années, ont été minces et sans proportion avec la quantité de travaux consacrés à l'étude de cette révolution en particulier, et des révolutions en général. Si ce que j'affirme ici est vrai, la cause ne s'en trouve pas dans le manque de données, non plus que dans le nombre insuffisant de chercheurs qui ont travaillé dans ce domaine, elle n'est pas dans l'insuffisance des fonds destinés à aider ces recherches — toutes raisons que nous avançons généralement pour expliquer pourquoi nos connaissances sont insuffisantes ou manquent de clarté — , mais dans l'absence de conceptions adéquates, de méthodes d'études convenables ou peut-être, sur un plan plus fondamental, dans une incapacité à exposer de façon appropriée le problème même que pose la révolution. C'est en tout cas de cette supposition que je partirai, et je commencerai par me poser la question de savoir pourquoi les explications sociologiques de la révolution, qu'elles soient maxistes ou structuralo-fonctionnalistes (en admettant que celles-ci soient réellement différentes les unes des autres) apparaissent si nettement suffisantes.

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La métaphore de la croissance La réponse, ou une part importante de la réponse, on la trouve, selon moi, dans la métaphore de la croissance qui constitue, pour la plupart des sociologues, leur manière d'aborder le problème du changement dans les sociétés humaines. Il s'agit, bien entendu, d'une méthode très ancienne dans la pensée occidentale, et qui remonte certainement aux premiers rationalistes grecs, comme Héraclite, qui, faute d'un meilleur modèle, avaient pris celui qui leur était tombé sous la main : le modèle que constitue le processus de croissance dans le monde organique, qui exerçait un si grand attrait sur les Grecs. Tout le système philosophique d'Aristote est en grande partie fondé sur les déductions qu'il fait à partir d'observations sur le processus de croissance dans des organismes particuliers. Il suffit de nous rappeler les passages célèbres où il traite de la nature, ou physis, de l'Etat, dans la première partie de la Politique. Pour Aristote, la nature de l'Etat ne peut être distinguée du processus autoproducteur, génétiquement continu, qui est inhérent à l'évolution interne qu'il constate, non seulement dans l'Etat, mais dans toute entité aussi bien sociale que biologique. L'idée même de physis, cette notion grecque essentielle pour la compréhension du monde qui nous entoure, est déduite de l'analogie que l'on constate entre toutes les choses et l'organisme en croissance. Nous nous voyons dans l'obligation de la considérer comme un mode de compréhension métaphorique, puisque nous ne constatons pas, du moins au sens littéral et expérimental du terme, l'existence de processus de croissance dans les institutions humaines et les structures sociales. Nous ne constatons que les conséquences des changements, qu'elles soient réelles ou imaginaires, vastes ou limitées, continues ou discontinues. La croissance n'est pas, pour les entités sociales, une réalité comme elle l'est si manifestement pour les plantes ou les organismes, mais plutôt une théorie, ou une hypothèse avancée pour rendre compte des conséquences de changements dont nous avons pris connaissance. De toutes les conceptions, de toutes les idées maîtresses de la pensée occidentale, aucune n'a exercé autant d'influence que l'idée de croissance, ou d'évolution, si l'on préfère. Chacun sait que la théorie de l'évolution sociale, telle qu'on la trouve dans la littérature des XIXe et XXe siècles, n'est de longtemps pas une simple application de l'évolutionnisme darwinien aux phénomènes sociaux. Car il n'est que trop évident que les théories sur l'évolution sociale et

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culturelle ont largement précédé la publication, en 1859, de L'Origine des Espèces de Darwin. Encore que le plus important soit que, même après la naissance de la conception darwinienne de sélection naturelle, de variations statistiques autour d'une norme par le moyen de la survivance du reproducteur, même après que les conceptions révolutionnaires de Mendel aient été largement répandues à la fin du X I X e siècle, ni le darwinisme, ni le mendélisme n'aient exercé une grande influence sur les tentatives de la sociologie — et de l'ethnologie — pour expliquer le changement dans le temps. Car toutes ces tentatives, tout au long du x i x e siècle et même très souvent aujourd'hui encore, s'enracinent non pas dans les idées du X I X e et du XXe siècle sur la sélection naturelle, la mutation, le hasard et toutes les autres notions dont la biologie scientifique est si riche, mais dans la vieille métaphore de croissance, dans l'analogie entre le changement social et le processus de croissance immanent à tout organisme. Il n'est pas nécessaire de préciser ici dans tous ses détails l'histoire de cette métaphore et de cette analogie tout au long de l'histoire de la pensée occidentale \ Ce que je voudrais faire ici, c'est montrer quelques-uns des emprunts et quelques-uns des corollaires qui sont passés dans la pensée sociologique et qui ont pour origine l'hypothèse que ce qui se produit avec le temps, dans les institutions et les structures sociales, est comparable à ce qui se produit, avec le temps, dans l'organisme. Je me vois obligé de dire tout de suite qu'au moins en ce qui concerne le problème du changement — ou le problème de la révolution — il n'existe presque rien, sous une forme systématique ou théorique, dans la sociologie moderne, si ce n'est ces emprunts et ces corollaires. Le changement peut être défini comme une succession de différences, dans un temps donné, dans une identité constante. Chacun des éléments de cette définition est d'une importance décisive : « succession de différences », « dans le temps », « identité constante ». A défaut de leur combinaison, nous sommes simplement en présence de différences, de l'écoulement du temps, ou d'une identité constante. Mais nous ne sommes pas en présence d'un changement. Du point de vue du sociologue, de l'historien ou de l'ethnologue, le problème fondamental que pose le changement, c'est de devoir

1. Je l'ai fait, quoique de façon très brève et schématique, dans Social Change and History : Aspects of the Western Tbeory of Development, Oxford, 1969.

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en rendre compte, de l'expliquer quand nous le constatons. Après avoir tenu compte des confusions habituelles entre le changement et différents processus (comme le déplacement, l'action, le mouvement, l'interaction) qui ne comportent pas nécessairement de changement, nous cherchons à découvrir la cause de celui-ci ainsi que les mécanismes par lesquels un changement donné peut passer dans des régions plus étendues de la société et de la culture. C'est ici qu'a été utilisée la philosophie ou la théorie de la croissance, depuis des siècles jusqu'à nos jours. Cette philosophie, ou cette théorie, ayant posé l'hypothèse initiale — et grossière — que les structures sociales sont dans leur nature semblables aux organismes, ou qu'elles leur ressemblent de très près, aboutit, à propos du changement social, aux conclusions suivantes que j'exposerai brièvement et sommairement : 1. Dans toute institution ou toute structure, le changement est normal. On trouverait difficilement une proposition plus universellement acceptée que celle-ci dans toute la pensée occidentale, et cela depuis les rationalistes présocratiques de la Grèce ancienne. Héraclire affirme que la physis de chaque chose, qu'elle soit matérielle, organique ou sociale, est son cycle de vie, la forme de sa croissance. L'analyse doit donc se préoccuper des forces qui, à l'intérieur de l'entité considérée, provoquent la croissance ou le changement. A aucun moment de l'histoire de l'Occident, pas même au temps de la longue emprise du christianisme augustinien, on n'exprima, sauf en de rares occasions, de doute sérieux à l'encontre de cette proposition, de cette insistance axiomatique sur le caractère naturel du changement ou, présentée sous une autre forme, sur la thèse selon laquelle toute entité, toute structure ou institution sociales, de même que tout organisme biologique, contient des mécanismes de changement plus ou moins intégrés aux éléments qui le composent. 2. Le changement est immanent. D'une certaine manière, je ne fais ici que présenter sous une autre forme ce que je viens de dire, mais il me semble important de souligner fortement que, procédant de la métaphore de croissance, non seulement s'est formée l'idée que le changement est naturel et normal, mais aussi qu'il provient de forces qu'il contient lui-même, c'est-à-dire d'éléments de structures tels que rôles, statuts et normes, considérés comme se trouvant en situation permanente de choc ou de tension pendant des périodes suffisamment longues pour provoquer le changement

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— à condition que rien ne vienne interrompre ou contrecarrer la tendance au changement. Leibnitz écrivait : « Quand je parle de la force et de l'action des créatures, je veux dire que chaque créature est grosse de son état futur, et qu'elle suit naturellement une certaine voie, si rien ne vient l'en empêcher. » Tout Grec ou tout Romain cultivé aurait considéré que ces propos étaient l'évidence même, et il est difficile de trouver un seul savant ou philosophe grec d'importance qui n'ait pas dit la même chose et presque dans les mêmes termes que Leibnitz. On chercherait en vain un grand philosophe du changement, au XIXe siècle, dont la théorie ne comporterait pas cette affirmation de Leibnitz comme élément fondamental. Marx, Comte, Maine de Biran, Spencer, tous étaient persuadés que les forces de changement se trouvent au sein même de l'entité, qu'il s'agisse d'une grande civilisation prise dans son ensemble (seule entité pour laquelle cette affirmation soit indiscutable pour des raisons de logique, à moins de croire à une constante intervention divine), ou d'une institution particulière, un organisme social, une nation ou un système politique. Le but ultime de la soi-disant science du changement était de découvrir les forces et les mécanismes spécifiques responsables du changement qui était par avance considéré comme tout à la fois naturel et immanent. Et la situation est encore la même aujourd'hui dans les sciences sociales. Qu'il s'agisse des sociologues et de leurs analyses structurofonctionnelles, ou de leurs analyses des systèmes sociaux, des économistes et de leurs variations cycliques, ou des spécialistes de la science politique, lorsqu'ils entreprennent l'étude de l'évolution politique d'un pays lointain, le caractère naturel et immanent du changement dans une institution ou une nation ou un pays donnés est, de fait, accepté sans discussion. 3. Le changement est continu. L'idée de continuité est une des plus importantes, en même temps qu'elle constitue un des plus vieux emprunts à la métaphore de la croissance. L'essence de cette idée de continuité, tout au moins en ce qui concerne le changement, réside dans l'hypothèse que le changement est normalement lent, progressif et cumulatif. C'est ce dernier mot qui est décisif. Il sousentend que le changement social, comme la croissance organique, n'est pas seulement constant dans le temps, qu'il ne procède pas

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seulement par additions successives, mais que tout changement récent est la conséquence d'une accumulation de changements qui l'ont précédé dans la vie de l'institution ou du système social. La « chaîne d'êtres » qu'Aristote voyait dans la nature trouvait sa correspondance parfaite dans la « chaîne de changements » décrite dans sa Politique, par son affirmation que la physis de toute chose sociale réside dans le changement continu et cumulatif qu'elle révèle à mesure que le temps s'écoule. Au XVIIIe siècle, Leibnitz — par un nouvel emprunt à la métaphore de la croissance — déclarait : « Natura non fecit saltum. » Il affirmait aussi que « le présent est gros de l'avenir », exactement comme il avait dit que le passé était gros de tout ce qui existe autour de nous. Il serait difficile de trouver une phrase plus souvent citée au cours du X I X e siècle que celle de Leibnitz sur la continuité. Nous la trouvons dans Comte, Marx, Spencer, Darwin et dans une quantité d'autres auteurs qui ont écrit sur le changement. Nous la trouvons encore aujourd'hui dans de nombreux ouvrages. Défendre le principe de continuité est, dans un sens, l'objectif ultime des sociologues qui se livrent à l'étude du changement. C'est aussi l'objectif des historiens, quoique dans un sens différent, comme je le montrerai brièvement. Les changements profonds, y compris les révolutions, sont considérés comme une stricte accumulation de changements plus faibles, génétiquement produits, et qui se font sentir à l'intérieur de l'entité étudiée : « féodalisme », « capitalisme », « système social ». Dans les sciences sociales — qu'elles adoptent le marxisme, l'évolutionnisme ou le fonctionnalisme — , le concept de continuité est fondamental. 4. Le changement est nécessaire. Inutile de le préciser, puisqu'il est évident que, si le changement est considéré comme naturel, immanent et continu dans une chose donnée, il est à tout le moins « nécessaire ». Nécessité signifie évidemment, dans les théories évolutionnistes du changement, quelque chose de plus qu'un caractère omniprésent ou qu'une affirmation de l'omniprésence. Cela signifie aussi nécessité logique. Depuis l'époque où les philosophes socratiques introduisaient la téléologie dans l'étude de la nature et de la société, l'idée fatidique de nécessité logique a exercé une influence profonde sur la conception occidentale du changement. C'est la notion de nécessité logique qui se cache derrière le penchant souvent observé des évolutionnistes à trouver des « stades » ou des « phases » qui sont dites tantôt nécessaires, tantôt hautement probables — étant

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bien entendu que, selon les termes de Leibnitz, rien ne vient « contrecarrer » ou « interrompre » le changement dans son naturel, sa continuité et sa nécessité. Personne ne déduit de la doctrine de la nécessité du changement que tout phénomène suit le cours de son changement nécessaire — pas davantage que ne le dirait le physiologiste de l'organisme qu'il étudie. Il ne faut pas oublier que nous vivons dans un monde d'accidents et d'interférences. Néanmoins, une théorie scientifique ou sociologique du changement, par opposition à celle dans laquelle le changement serait considéré comme le fruit du hasard ou le résultat de forces extérieures et fortuites, est très évidemment — si l'on considère presque tous les textes et les traités de la sociologie contemporaine — une théorie dans laquelle le processus du changement est considéré comme nécessaire, dans le sens où l'on dit que la croissance d'un organisme est nécessaire. 5. Le changement procède de causes uniformes. C'est là seulement une autre manière de dire qu'il n'est pas permis de croire que le changement puisse dépendre du circonstanciel, du fortuit, de l'accidentel et encore moins du hasard extérieur. Car, si l'on admet que le changement dépend de cela, comment pourrait-il exister une véritable science du changement — par opposition à un simple classement, une description et un exposé analytique des faits ? Quand, à la fin du XVIIIe siècle, la doctrine de l'uniformitarisme prit de plus en plus d'influence avec d'abord Hutton, puis Lyell et enfin Darwin qui lui donna son expression du x i x e siècle, l'adversaire contre lesquels ces hommes luttaient n'était pas seulement la croyance en une création et une intervention divines. A cette époque, il existait des hommes qui, quelle que fût leur attitude à l'égard des Ecritures, affirmaient simplement que l'histoire géologique et biologique demeurait inintelligible à moins d'avoir recours à des catastrophes et à des convulsions périodiques, exceptionnelles et fortuites. Mais les catastrophistes et les vulcanologues furent rapidement mis en déroute par la théorie de la causalité uniforme. Ce fut notamment le cas après que Darwin eût souscrit à cette théorie (avec une passion qui inquiéta Lyell lui-même) et préconisé l'extraordinaire sorte de logique, qui se referme sur elle-même, dans son Origine des Espèces. Dans les sciences sociales, et certainement à partir de l'époque où commença la vogue de 1' « histoire naturelle », c'est-à-dire au XVIIIe siècle, personne ne concevait le moindre doute sur le fait que les causes uniformes, dont on était convaincu qu'elles

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avaient agi tout au long de l'histoire humaine, qu'elles agissaient maintenant dans le présent, et qu'elles agiraient sur le futur, devaient être le seul sujet possible d'une enquête scientifique, qu'il fallait distinguer de l'enquête simplement « historique ». Qu'il s'agisse de l'instinct de « troc et d'échange » d'Adam Smith, de la « sociabilité insociale » de Kant, du facteur de conflit perpétuel de Marx et de beaucoup d'autres, ou de la « dysfonction » de la norme, du rôle et du statut dans le fonctionnalisme contemporain, la doctrine de la cause uniforme a exercé une grande influence. Et la recherche de ce Saint Graal a été, bien entendu, poursuivie sans relâche, et notamment par ceux qui nourrissaient des aspirations révolutionnaires ou utopiques. Car celui qui se rendra maître de cette cause unique pourra soulever le monde ! Ou, du moins, c'est ce que des hommes ont cru. 6. Le changement suit une direction. En se fondant sur des preuves purement expérimentales, il est difficile de prouver que le fait que l'évolution d'une société et d'une culture suit une direction donnée réside ailleurs que dans le regard de l'observateur. Et la grande quantité de possibilités de variations que l'on constate dans ce qu'on prétend être le fait de suivre une direction donnée constitue peut-être une meilleure preuve à l'appui de la conviction que cette caractéristique n'existe que dans le regard de l'observateur. Il reste néanmoins logiquement possible, en dépit des différences constatées dans les diverses affirmations sur le fait que cette direction est suivie, qu'on découvre un jour la véritable direction que suit l'évolution, dans la démocratie, le capitalisme, l'université contemporaine, dans la civilisation anglaise ou américaine, ou dans la culture humaine dans son ensemble. Il faut dire aussi, à l'appui de cette recherche de la direction, que, si le changement dans un système, une structure ou une culture est en réalité d'un caractère proche de la croissance, qu'il fait montre d'immanence, de continuité, de nécessité et qu'il est prouvé que des causes uniformes agissent de façon constante, alors nous avons le droit de nous attendre à le voir suivre une direction donnée. Les nombreux travaux connus sous le nom de futurologie et sur lesquels Daniel Bell a publié aux Etats-Unis des remarques si intéressantes, laissent à penser qu'à mesure qu'approche le deuxième millénaire, on s'intéresse de plus en plus à ce caractère que constitue le fait de suivre une direction donnée. Toutefois, on s'intéresse depuis longtemps à la direction constatée.

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Dans les paragraphes précédents, je n'entends pas suggérer que tous les sociologues s'intéressent également à tous les aspects du changement, envisagé selon le modèle de la croissance. Selon les époques, on insiste plus ou moins sur l'un d'eux. Comme nous le savons, le XIXe siècle s'est surtout intéressé au macrosociologique, aux perspectives panoramiques du changement, avec la théorie bien connue des phases de Comte, de Marx, de Spencer, et de beaucoup d'autres qui obtinrent des résultats particulièrement spectaculaires. Au cours de ce siècle-ci, on s'est beaucoup moins intéressé aux perspectives panoramiques et aux phases, bien que les travaux récents de Talcott Parsons et de Robert Bellah, entre autres, montrent que l'on continue à s'intéresser à de vastes points de vue sur l'évolution des choses. Dans l'ensemble, les sociologues de notre siècle se sont davantage intéressés aux aspects microsociologiques du changement. La soidisant révolte contre la théorie de l'évolution sociale dans l'ethnologie et la sociologie, au cours de ce siècle-ci, n'a pas en réalité été une révolte contre la théorie ou le modèle de croissance que celle-ci propose mais plutôt contre l'insistance avec laquelle certains éléments étaient pris en considération, notamment les phases à long terme. Il est clair que les doctrines des fonctionnalistes actuels et celles aussi d'un nombre important de sociologues qui ne se donnent pas euxmêmes comme fonctionnalistes, structuralistes ou analystes de systèmes, montrent que la plupart des éléments essentiels de la métaphore de la croissance persistent dans l'étude du changement. On pourrait discuter le point de savoir si les spécialistes de l'évolution politique, les fonctionnalistes sociologiques, et les économistes qui s'occupent de la croissance économique, sans oublier les ethnologues contemporains, sont des « évolutionnistes », aux sens que l'on donne d'ordinaire à ce terme, en se référant la plupart du temps aux grands constructeurs de phases du siècle dernier. Mais, toute étiquette étant mise de côté, il ne semble pas douteux que la métaphore ou le modèle de la croissance continuent d'être ce qu'ils ont été pour l'Occident pendant deux mille cinq cents ans : la source principale de nos conceptions et de nos vues d'avenir quand nous pensons au changement. Je reviendrai brièvement sur le modèle de la croissance, afin de poser quelques questions critiques à son propos. Mais auparavant, considérons une autre puissante métaphore de la pensée occidentale, la métaphore de la généalogie, qui constitue un des terrains de chasse préférés des historiens. Ce que le changement a été pour les sciences sociales, les événements l'ont été pour l'histoire depuis

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l'origine des temps : le sujet central de son enquête. Et de même que les spécialistes des sciences sociales ont utilisé la métaphore de la croissance pour donner une explication du changement, de même les historiens ont employé la métaphore de la généalogie pour donner aux événements historiques leur place dans le temps et leur unité.

La métaphore de la généalogie La généalogie, au sens littéral, est un exposé de l'ascendance, à travers le temps, d'un individu ou d'une famille, depuis les ancêtres les plus lointains qu'on ait pu découvrir. Nous ne savons évidemment pas à quel moment fut conçue l'idée de se servir du lien visible entre générations, ritualisé partout dans la naissance, le mariage et la mort, en tant que modèle pour la compréhension humaine d'un vaste domaine inconnu. Très probablement il s'agit là, comme pour la métaphore de la croissance, d'une idée plus ou moins universelle dans la société humaine et qui l'est depuis des milliers d'années. Tout ce que nous savons, c'est que la métaphore de la généalogie peut être trouvée dans les premières œuvres connues de la littérature et de la religion. La généalogie est le moyen qu'employèrent les Juifs pour donner aux choses l'explication que l'on trouve dans l'Ancien Testament, et il est probable qu'aucun peuple n'est allé aussi loin dans le caractère événementiel de l'expérience humaine — et d'autres expériences, y compris celle de Dieu. Les Grecs ont été, eux aussi, fascinés par les événements et les relations généalogiques entre événements. Homère utilisa la méthode narrative et séquentielle de la généalogie. Environ deux cents ans plus tard, Hésiode, dans sa Théogonie notamment mais aussi dans l'admirable Les Travaux et les Jours, fit de la généalogie la structure de son discours sur les dieux et les races humaines. On trouve dans la Théogonie autant d'images de reproduction sexuelle, de descendance et de générations que d'images de croissance chez les premiers rationalistes ioniens. De même que la métaphore de la croissance s'est rationalisée et sécularisée le moment venu, il en a été ainsi pour la métaphore de la généalogie. Hécate est un magnifique exemple d'historien qui, à la fin du VIe siècle, entreprit de rationaliser l'histoire en séparant autant qu'il pouvait le faire le mythe de la réalité, la légende

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des faits. Hérodote est allé plus loin encore dans cette direction. Et comme le savent tous les étudiants d'histoire, c'est Thucydide qui est allé le plus loin. Dans la longue généalogie des historiens, il occupe à juste titre la place d'Aristote pour les sciences sociales. Les historiens contemporains eux-mêmes ne pourraient pas manier les faits avec plus de rigueur, avec plus de respect pour l'authenticité et l'objectivité que Thucydide. C'est ce grand Athénien qui a été à l'origine de la lignée d'historiens qui, de Tacite, Orose, Machiavel, Gibbon, Michelet, Motley, Mommsen et tant d'autres, a conduit jusqu'aux innombrables individus qui écrivent aujourd'hui pour des publications comme l'American historical Review, ou qui y trouvent le compte rendu de leurs œuvres. Je ne prétends pas qu'il n'existe pas de grandes différences entre les divers membres de cette lignée, ou qu'Orose est aussi « bon » que Thucydide, Maitland ou Mattingly. Il y a les historiens crédules, et ceux qui le sont moins ; il y a ceux qui sont ouvertement partisans et subjectifs et ceux, très différents dans leurs motivations, qui sont objectifs et sans passion. Mais ils ont en commun le cadre essentiel et la méthode. Celle-ci est la méthode narrative que nous appelons l'historiographie. Elle est aussi caractéristique, dans son utilisation des événements, du temps, des actions humaines et des personae de nos archives que la méthode de l'évolutionnisme l'est, pour les sciences humaines, dans l'étude du changement. Et, comme je l'ai laissé entendre, la méthode historique est fondée sur la métaphore de la généalogie. De Thucydide à Morison et à Mattingly, la métaphore de la généalogie est le moyen de donner une unité et une place dans le temps à ce qui, autrement, serait une masse d'expériences humaines sans contours. L'affinité, souvent observée, entre la littérature et l'écriture historique, quelque objective que soit celle-ci, provient directement du fait que la littérature — tout au moins les romans, les récits épiques, les sagas, etc. — et l'historiographie ont en commun la structure de la généalogie. Raconter une histoire, c'est relier le passé au présent, et parfois au futur, de façon généalogique, en se servant d'événements, d'actions et de personnes. Et c'est exactement ce qu'est l'écriture historique — compte tenu de la différence quant à l'autorité des faits rapportés, de l'utilisation critique et « scientifique » des documents et des archives. Il ne faut pas oublier que, si l'on ne tient pas compte des différences entre les méthodes employées par le romancier d'imagination et l'historien enraciné dans ses documents, l'éloge que nous faisons de l'un et de l'autre, quand ils le

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méritent, est presque interchangeable. Nous louons à bon droit les romans historiques qui fondent leur intrigue et levolution de leur personnage sur un arrière-plan de faits historiques exacts. Et nous louons à bon droit les travaux historiques dont nous dirions presque qu'ils appartiennent à la grande littérature. L'affinité étymologique entre « story » (une histoire qu'on raconte) et « history » (l'Histoire) s'appuie sur un contenu et une forme encore en usage aujourd'hui. Aristote avait raison de mettre l'histoire au rang des arts, et il avait raison de dire que l'art se situe à un niveau de vérité que la science ne peut espérer atteindre. Que nous envisagions la « bonne » histoire — c'est-à-dire l'historiographie construite avec un maximum de respect pour les documents et les archives, un maximum de respect pour ce que nous appelons « les faits » — ou la « mauvaise » histoire, un certain nombre de conséquences découlent du cadre généalogique que nous venons de tracer, aussi sûrement que l'utilisation par les sociologues du cadre de la croissance entraîne un certain nombre de conséquences. J e citerai brièvement quelques-unes de ces conséquences.

1. La tyrannie du temps. L'historien en tant que tel ne peut échapper au temps, soit qu'il s'agisse de la simple minute, de l'heure ou du jour décisif où quelque chose s'est produit, soit que le mot soit pris dans le sens de ce que nous assimilons au flux temporel qui va du passé au présent et au futur. A cet égard, l'historiographie est très différente des constructions évolutives de ceux qui, comme Marx, Comte, Spencer ou les fonctionnalistes d'aujourd'hui sont moins intéressés au « quand » des choses, avec leur spécificité dans le temps, qu'aux processus « naturels » sous-jacents et échappant à la temporalité. S'il est si souvent arrivé que les historiens irrités aient levé les bras au ciel devant les constructions socio-évolutives des sociologues, la raison en est que les historiens entendent, comme le poète Marvell, « le chariot ailé du temps qui se hâte ». Les mots fameux de Ranke, « wie es eigentlich gewesen ist », ont vraiment été prononcés, nous pouvons le croire, autant dans un mouvement d'indignation contre les pratiques, pleines de mépris pour le temps, d evolutionnistes sociaux comme Comte que contre les libertés prises avec le temps, les lieux et les événements par les romantiques dans leurs romans historiques. La généalogie exige un sens absolu de l'historicité des choses, de leur « quand » aussi bien que de leur « où » et de leur « quoi ».

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A la vérité, il est extraordinairement difficile de définir ou de décrire le temps. Avec saint Augustin, l'historien peut dire : « Qu'est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si l'envie me prenait d'expliquer ce que c'est à quelqu'un qui me l'aurait demandé, alors, manifestement, je ne le sais pas. » Je crois me rappeler que c'est Trevelyan qui caricaturait les habitudes de certains historiens parmi les plus imaginatifs et les plus littéraires par cette boutade : « Hommes du Moyen Age, vous êtes sur le point d'entrer dans la guerre de Cent Ans. » Toutefois, les divisions du temps, parfaitement artificielles, ethnocentriques et arbitraires, entre « Antiquité », « Moyen Age » et « Temps modernes » sont si profondément inscrites dans notre conscience que même un bon historien peut être pardonné s'il lui arrive de se laisser aller à reconnaître une réalité substantielle au schéma temporel unilinéaire et homogène grâce auquel les historiens occidentaux ont rassemblé en une seule généalogie les expériences, les lieux et les séquences temporelles d'une diversité infinie de tout ce qui s'est jamais produit dans ce promontoire eurasien qu'est l'Europe de l'Ouest. Que les événements et les actes se situent dans le temps n'est pas discutable. Toutefois, c'est le cadre généalogique seul qui exige que soient rassemblées toutes sortes d'ordres temporels, de relations temporelles et de séquences temporelles diverses pour en faire cette sorte de « temps » que révèle le traitement narratif habituel de l'histoire d'un peuple, d'un pays ou d'une civilisation. Quand saint Augustin écrivait La Cité de Dieu et Orose ses Sept Livres d'Histoire contre les Payens, disposer les peuples et les ordres temporels multiples ne posait visiblement pas de problème, puisque ces deux historiens ne concevaient qu'un seul ordre temporel unilinéaire. Ils ne cessent tous deux de le souligner : l'ordre temporel divin, le seul réel, est celui qui avait commencé quelque six mille ans auparavant avec la Création et qui se terminera, sans que cela puisse faire le moindre doute, dans les quelques siècles qui vont suivre. Pour Augustin et Orose, tout existait dans la contemplation de Dieu, qui seul pouvait conférer à une expérience la réalité. Si nous sommes aujourd'hui enclins à sourire devant les libertés qu'Orose prenait à l'égard de ses phases et de ses séquences d'événements, comme à l'égard des peuples et des individus, tous situés dans l'unique structure linéaire du temps, regardons comment s'y prennent aujourd'hui

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les historiens des civilisations, qui ne se préoccupent pas d'admettre Dieu à titre d'hypothèse. 2. L'unicité des événements. Dans toute généalogie, la perte de l'unicité de l'identité des personae est fatale ; et la perte du sentiment de l'unicité des événements est en général tenue pour fatale par les historiens conventionnels. D e même que l'historien regarde avec scepticisme et tristesse, ce qui est compréhensible, la manière dont les sociologues rendent compte d'une réalité sociale dont tout événement est absent, c'est avec de semblables sentiments qu'il considère la manière dont le philosophe ou le savant néglige la particularité, l'unicité des événements, des actions et des personae de l'histoire. Si l'historien admet avec peine que, dans une très faible mesure, les événements puissent être comparés entre eux, cela n'est rien à côté de sa conviction gigantesque que comparer entre eux les événements, les actions et les personae de l'histoire, les classer et les ranger par catégories, c'est les mutiler. Encore une fois, les paroles de Ranke, « wie es eigentlich gewesen ist », doivent être considérées comme la fière devise de la Maison de l'Histoire, qui remonte jusqu'à Hérodote et Thucydide. Quand Crâne Brinton a publié son Anatomie des Révolutions, il a reçu de nombreuses louanges, mais guère de la part des historiens. Au moment de la parution de ce livre, je déjeunais tous les jours avec des historiens au Club de la Faculté de Berkeley : j'ai un très vif souvenir du dédain que l'on pouvait ressentir devant ce que ses confrères historiens considéraient comme une trahison à l'égard de la famille. La tâche de l'historien consiste à identifier dans son unicité existentielle chaque événement qui se trouve sous son microscope, à le situer dans la séquence voulue avec d'autres événements également uniques, comme dans toute suite généalogique raisonnable, et à passer ensuite à l'examen d'un autre événement, puis d'un autre encore. 3. La continuité génétique. C'est elle, inévitable conséquence du cadre généalogique, qui permet à l'historiographie d'être autre chose qu'un musée de faits. Exactement comme le sociologue a déduit de la métaphore de la croissance l'importante conclusion que le changement engendre le changement dans des séquences continues et génétiques, de m ê m e l'historien a toujours tiré de sa métaphore de la généalogie la conclusion que les événements engendrent les événements, et qu'ils le font selon un ordre qui sera rendu au mieux par le moyen d'une narration unilinéaire. La « continuité historique »,

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ou « le tissu sans couture de l'histoire », affirmés de façon dogmatique, sont des phrases qui, en dépit de tout, paraissent bizarres. Car la matière première de l'historiographie a été, jusqu'à une époque récente où les documents et les archives ont été l'objet d'examens complets et systématiques, des annales, des journaux intimes, des chroniques, rédigés par des individus pour qui le discontinu, l'irrégulier, l'accidentel et le catastrophique atypique étaient les seules choses intéressantes. C'était précisément parce que les événements ne semblaient pas continus ou directement provoqués les uns par les autres que les chroniqueurs les avaient couchés sur le papier. Il y a dans ces conditions un aspect légèrement humoristique dans le fait que les historiens sont venus ensuite et, se conformant au principe généalogique de succession ininterrompue, se sont emparés d'événements disparates, dispersés et spectaculaires pour en faire des récits destinés à prouver que l'histoire est un tissu sans couture. Si nous nous trouvions, grâce à un ordinateur magique, exactement devant tous les événements et toutes les actions qui se sont produits dans l'histoire de l'humanité, il n'est pas douteux que cette inconcevable masse de matériaux révéleraient, à tout le moins, une certaine sorte de continuité. Mais les actions et les événements qui servent aux historiens à affirmer la continuité de l'Histoire ne représentent qu'une faible poignée de grains de sable de toutes les grèves et de tous les déserts du monde, chacun de ces grains de sable ayant été, en réalité, choisi pour son caractère distinctif, parfois même parce qu'il est un mutant. En dépit du fait que de nombreux historiens affirment qu'ils se contentent de l'histoire « wie es eigentlich gewesen ist », la structure même adoptée pour rapporter les faits choisis suggère le contraire. Car le mode de présentation narratif, unilinéaire et généalogique, est en lui-même une affirmation massive et nullement indiscutable. Quand H. A. L. Fisher eut terminé son histoire de l'Europe, si passionnante et si réfléchie, il écrivit : « Il est un plaisir intellectuel... qui m'a été refusé. Des hommes plus sages et plus cultivés que moi ont découvert dans l'histoire une intrigue, un rythme, des formes prédéterminées. Ces harmonies me sont demeurées cachées. Je ne peux voir qu'une circonstance prenant la suite d'une autre, comme les vagues suivent les vagues, et un seul fait d'importance à partir duquel, parce qu'il est unique, il n'est possible de formuler aucune généralisation... le jeu du contingent et de l'imprévu. »

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Mais le mode même, c'est-à-dire le mode narratif-généalogique, que Fisher adopta, reçu en quelque sorte de ses prédécesseurs, pour présenter ces circonstances, ce jeu du contingent et de l'imprévu est en lui-même une affirmation, une généralisation de l'ordre le plus élevé. Car la métaphore de la généalogie n'affirme-t-elle pas, avant tout autre chose, que ce qui précède, dans le temps, provoque, donne naissance ou fait survenir ce qui suit ? 4. Causalité. La pensée courante considère que la causalité comporte et a toujours comporté trois termes : un antécédent, un état intermédiaire ou processus, et une conséquence. Cette antique conception de la cause est la pierre angulaire de l'historiographie courante. Il y a l'événement ou l'acte antécédent, il y a la situation intermédiaire, et il y a la conséquence. C'est la période intermédiaire — la deuxième phase — qui est le véritable matériau de l'historiographie contemporaine et la principale raison pour laquelle les historiens, génération après génération, continuent à récrire la même « histoire » : celle de la chute d'Athènes ou de Rome, de l'ascension de Venise ou de la République des Pays-Bas, ou celle de la Révolution française, américaine ou russe. Il est assez facile de reconnaître ou d'énoncer ce que sont les premier et troisième stades : l'antécédent et la conséquence. Ce qui reste douteux, et que l'on peut étudier sans fin, c'est le second stade : comment — par quels motifs, actes, événements, générosités et bassesses — s'est produit le passage du premier au troisième stade. C'est ce stade qui fait que les historiens continuent à écrire et qui fait que les livres sur certains sujets continuent à se vendre. Et il en sera toujours ainsi, aussi longtemps que le mode de présentation généalogique prévaudra, avec sa structure régulière, événement par événement, lien par lien. Beaucoup d'historiens ont dit de leur propre discipline qu'elle est devenue scientifique, ou objective, lorsque l'habitude de donner au second stade des explications divines ou démonologiques avait été remplacée par des motivations humaines, telles qu'on pouvait les déduire des documents. Il y a bien entendu quelque chose de vrai dans cette affirmation. La science ne peut prendre ni les dieux ni les démons comme hypothèse. Mais ce qui me paraît le plus important c'est que si, à partir de la fin du XVIII e siècle, les interventions divines et les irruptions diaboliques ont presque complètement disparu de l'historiographie européenne, le cadre sous-jacent de l'explication est demeuré le même. On a mis Dieu dans la chambre de débarras de l'histoire, mais non pas les moyens merveilleux

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qu'il emploie. L'historien, dans toute la gloire de l'humanisme, a pris les responsabilités de Dieu. Car il y a beaucoup de vrai dans ce que dit Marshall McLuhan sur l'époque post-gutenbergienne dans laquelle nous vivons ; l'histoire — au sens de ce qui se passe « au-dehors » — n'est pas seulement interprétée par l'historien ; elle est façonnée et dans un sens large créée par l'historien. Exactement comme les « nouvelles » que nous transmet le programme de télévision de 18 heures nous sont « données », dans tous les sens du mot, par des individus qui, lorsqu'ils ont su durer aussi longtemps que Brinkley, Cronkite et et Howard K. Smiths, sont devenus eux-mêmes tout autant les objets, les participants des « nouvelles », qu'ils en sont les pourvoyeurs ou les annonceurs — « uvie es eigentlich gewesen ist », bien entendu. J'espère qu'on comprendra bien que ces remarques n'ont pas pour objet d'insister encore une fois sur la subjectivité de la perception humaine et des choix humains. Je n'insiste même pas, ici du moins, sur la manière dont McLuhan envisage l'historien ou le commentateur de nouvelles comme un fabriquant de nouvelles — et comme celui qui fabrique du nationalisme, de l'impérialisme ou, si le cas s'en présente, de la violence dans le ghetto ou sur le campus. Ce que je veux dire, c'est que même si aucune école nationaliste d'historiens n'avait vu le jour vers la fin du XVIII e siècle et au X I X e siècle, un certain nationalisme aurait de toute façon fait son apparition. Ce que je veux également dire, c'est que même si aucun reportage dans les journaux ou à la télévision, et plus spécialement à la télévision — cet instrument briseur d'ennui qu'on peut voir et entendre — n'avait atteint les multitudes saturées d'ennui des classes moyennes américaines, il y aurait eu des révoltes dans les ghettos et sur les campus dans les années soixante. Ce dont je m'occupe ici, ce n'est ni de la subjectivité de la perception, ni de l'appétit pour les « nouvelles », qui a existé depuis qu' « Homère a pincé sa lyre fleurie », mais seulement de la méthode ou de la structure de l'enquête, du cadre de la présentation par lesquels l'appétit de compréhension à l'égard du passé et du présent est couramment satisfait. « Comment les choses en sont-elles venues à être ce qu'elles sont ? » et « Comment les choses fonctionnent-elles ? » sont des questions anciennes, qui se posent toujours avec insistance dans l'esprit de presque tous les hommes. Une structure normalisée de réponse à ces questions peut devenir sa propre raison d'être, exactement comme des institutions et des organisations

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deviennent parfois leur propre raison d'être — en dehors et au-delà des fonctions extérieures plus importantes qu'elles peuvent remplir. Il paraît évident, encore une fois pour répondre à la question de Raymond Aron, qu'une des raisons, peut-être la principale, pour laquelle les historiens continuent à raconter « l'histoire » de la Révolution française ou russe, ne se trouve que pour une part dans le fait qu'on a découvert des faits ou qu'on a trouvé une nouvelle technique pour les réunir. Il est difficile de ne pas en venir à la conclusion que le rituel d'une réponse normalisée crée ses propres besoins et ses propres exigences. On continue à raconter l'Histoire parce qu'il existe une Histoire à raconter et, en historiographie comme en littérature, généralement un lieu commun ne porte pas atteinte aux qualités distinctives de chaque artiste qui le reprend à son compte. Quand on réfléchit à cette question, on se demande comment une révolution — ou tout autre événement significatif, ou tout acte qui fait partie de notre tradition culturelle — pourrait ne pas continuer à être racontée, exactement aussi longtemps qu'il y aura des artistes pour spéculer sans fin sur les motifs, les connections et les formes et aussi, ce qu'il ne faut pas oublier, pour relever le défi que toute nouvelle interprétation lance à l'esprit des autres artistes ? Depuis au moins deux mille cinq cents ans, les historiens ont cherché à faire mieux que leurs prédécesseurs, exactement comme l'ont fait les poètes, les peintres et les musiciens ; ou s'il ne s'agissait pas réellement de faire mieux, d'utiliser tout de même les matériaux identiques d'une façon distincte, impressionnante et inoubliable. Au-delà de la fonction artistique des métaphores que je viens de décrire, il y a aussi, assurément, la valeur sociale. Il faut un dogme, s'il doit y avoir une culture ou une communauté. Chacune des métaphores remplit, comme je l'ai montré, une fonction dogmatique dans notre civilisation. Pour la plupart d'entre nous, il serait difficile de vivre sans les métaphores de la croissance et de la généalogie, appliquées au passé, au présent et au futur des institutions, des cultures et des peuples. Peu d'entre nous trouveraient facile de vivre sans la bouée que constitue une métaphore qui relie généalogiquement les événements passés, présents et futurs, ou sans celle qui voit dans chaque institution de la société un processus irréversible d'évolution, continu, cumulatif et qui s'engendre lui-même. Il n'est pas douteux que chacune de ces métaphores est d'une importance vitale pour notre sens collectif de l'identité dans le temps, qui peut, à son tour, être d'une importance vitale pour le sens de notre identité individuelle.

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Une critique de la pure métaphore Telle est la vérité. Mais quelque importantes, quelque impérissables que soient ces deux métaphores, chacune d'elles présente assurément des difficultés sérieuses lorsqu'il s'agit de comprendre comment les choses en sont venues à être ce qu'elles sont, ou comment les choses se passent, dans le temps. Car, s'il importe peu que ces métaphores soient attrayantes et apaisantes quand nous avons seulement pour objectif de raconter une « histoire », il est évident que les deux formes de recherche que je viens de définir comportent des inconvénients peut-être fatals quand nous attendons de nos recherches qu'elles nous enseignent comment diriger une politique sociale. Ainsi, en ce qui concerne la première métaphore — celle de la croissance —, on est obligé de conclure, de quelque manière qu'on élargisse le sens des mots, que les institutions sociales, les cultures et les sociétés ne croissent pas ; qu'elles ne connaissent pas un changement continu, cumulatif, nécessaire et dont la direction peut être prévue à l'avance ; qu'elles ne peuvent pas être comprises, dans la mesure où c'est du changement qu'il s'agit, par l'intermédiaire de concepts et de prémisses tels que ceux de croissance endogène, s'engendrant elle-même, et irréversible. Nous affirmons qu'il en est ainsi parce que certains mots, comme croissance et développement, sont si universels dans nos consciences, exercent un tel empire sur tous ceux qui les entendent, qu'une grande part de 1' « explication » est accomplie par le simple emploi des mots, par le lien établi entre le changement et la métaphore. Mais en vérité, les détails recueillis sur une institution sociale ou sur une culture pendant une importante période de temps montrent que ce n'est pas le changement, mais l'inertie ou la permanence qui est la situation la plus normale du comportement humain ; que le changement, lorsqu'il a la moindre importance, semble bien n'être que la conséquence d'événements accidentels ou d'autres forces extérieures qui ne peuvent être facilement subsumés à l'intérieur d'un modèle de croissance imposé à l'entité en question ; que, dans la mesure où il s'agit de changement, c'est la discontinuité et non la continuité qui est la qualité la plus fréquente dans l'expérience d'un peuple. De plus, il est très difficile de prouver en fait que des changements de faible amplitude dans le comportement et à l'intérieur d'une structure présentent des relations d'ordre cumulatif et conduisent, avec le temps, à des changements plus importants de la structure en question. Ou, en renversant les termes de cette proposition, il est très difficile

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de réduire les changements importants qui se produisent parfois et que nous rencontrons dans l'histoire à une simple accumulation génétique de faibles changements qui se sont produits de façon linéaire auparavant. Tous les efforts accomplis en vue de découvrir la forme « naturelle » — qu'il s'agisse d'une trajectoire ou d'un cycle — du changement à l'intérieur d'une entité donnée, une forme qui établisse une distinction avec les changements « artificiels » ou « accidentels », ont toujours notoirement échoué. Et, enfin, il semble qu'il existe un indéracinable caractère de subjectivité dans toutes les extrapolations dans le futur d'un « passé » et d'un « présent » reconstruits. Et il n'est en aucune façon assuré que la séduisante proposition de Leibniz — selon laquelle « le présent est gros du futur » — ait positivement quelque valeur que ce soit. Et il en est de même pour la deuxième métaphore, celle de la généalogie. Il n'est pas évident que les événements donnent naissance aux événements, en dépit de la facilité avec laquelle les historiens établissent les liens artificiels qu'ils construisent. La continuité chronologique ne se transmet pas exactement dans la continuité des événements et des changements dans le temps. Il n'est pas facile d'affirmer que la causalité réside dans des suites d'événements et des liens entre les événements, les motivations, les actions et les personae. Pour l'historien comme pour l'évolutionniste, le fait que les choses suivent une direction fixée à l'avance semblent ressortir plus du regard de l'observateur que de la réalité. Le temps n'est pas plus universel et absolu qu'il n'est homogène. Il existe autant de « temps » que de lieux, de peuples et de généalogies admises. Il me semble que jamais les insuffisances et le caractère décevant des deux métaphores n'apparaissent plus clairement que lorsque nous en venons à l'étude des révolutions — qu'elles soient politiques ou d'un autre ordre. Car, quels que soient les autres aspects que peut présenter une révolution, elle est d'abord, comme je l'ai dit au début de ce rapport, un changement important ou un événement important. Ou, si nous préférons cette formule, un important complexe soit de changements, soit d'événements. Personne évidemment n'acceptera de dire qu'il considère une révolution comme un acte de Dieu, ou comme une éruption incompréhensible de l'Inconnu. Ce ne sont que des manières de se tirer d'affaire par la passivité ou la superstition. Mais l'autre terme de l'alternative n'est pas nécessairement le recours à la croissance ou à la généalogie. Quelque attrayante que soit, du point de vue dogmatique ou tactique, l'image de la croissance interne pour le marxiste ou le fonctionnaliste quand il examine la révolution

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française, américaine ou russe, et qu'il cherche à découvrir en 1775, ou en 1789 ou 1917, l'apparition nécessaire ou « naturelle » de ce que Marx considérait comme « des tendances travaillant avec une inexorable nécessité en direction de résultats inexorables », ou de ce qu'un fonctionnaliste contemporain appelle « le fonctionnement continu de la psychée individuelle, avec son potentiel de désirs insatisfaits... au sein de l'univers que constitue son système social », nous ne quittons pas le domaine du mythe quand nous parlons des révolutions de cette manière. Et nous ne le faisons pas davantage quand nous passons de la croissance aux généalogies d'événements sélectionnés, avec des actions et des événements sélectionnés intercalés pour des raisons de causalité par l'historien-artiste. En dépit du rôle sacré que joue la généalogie comme causalité supposée, la croissance comme explication proposée, les historiens sont en mesure, sans aucun doute, de faire beaucoup pour parvenir à une explication des révolutions — et, tout autant, d'autres formes de changement — en utilisant d'autres moyens et d'autres modèles pour classer les faits et leur donner une signification. Poser la question empirique — comment est survenue la révolution française — ne consiste aucunement à se lier à l'avance soit au modèle de la croissance, soit au modèle de la généalogie, chacun d'eux entraînant ses prémisses supposées et le caractère unilinéaire et homogène du temps et des circonstances. J e ne veux pas dire non plus que personne ne travaille dans cette direction, bien que je pense que ceux qui le font sont évidemment moins nombreux que ceux qui ont travaillé en se conformant aux modèles tirés des métaphores dont je viens de parler. Hérodote, en dépit de toutes les fautes techniques qu'il a commises et que chacun connaît, par crédulité et goût des simples rumeurs, ferait un bien meilleur sujet d'étude méthodologique que le grand Thucydide, tellement plus estimé. Car Hérodote nous donne une image non point de l'histoire au singulier mais, comme son titre même le dit, d'histoires dans toute leur pluralité. Et, comme le sait tout lecteur d'Hérodote, celui-ci ne s'est jamais beaucoup intéressé à l'exactitude de la chronologie. Partout, il voit les expériences des autres comme une sorte de vaste laboratoire de données permettant de poser les questions qu'il ne cesse de se poser à lui-même et cherchant toujours à les faire entrer dans des hypothèses, quelque étranges ou crédules qu'elles soient pour la plupart. Mais c'est Thucydide, et non Hérodote, qui se révéla comme le véritable modèle de la longue lignée des historiens, Thucydide pour qui arracher n'importe quel acte,

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n'importe quel événement du tissu sans couture de sa propre chronologie aurait été un viol impudique commis à l'encontre de l'unicité de chaque événement et de tous les événements. Il en existe d'autres, passés et présents. Il faut citer ici le remarquable Italien Giovanni Battista Vico, bien qu'il soit relativement peu connu (du moins aux Etats-Unis). Encore une fois, comme chez Hérodote, il y a des défauts. Mais dans son opposition profonde au cartésianisme, Vico a vu les dangers que comportait toute étude du comportement humain qui tenterait de se construire à partir d'hypothétiques lois de l'uniformité du temps et de l'espace. Pas plus chez Vico que chez Hérodote, on ne trouve le « tissu sans couture » de l'Histoire, la continuité sans brisures de l'histoire, qu'il s'agisse de l'ensemble ou des détails, et encore moins de reconstructions historiques selon le modèle de la croissance ou celui de la généalogie. Mais il serait excessif d'affirmer que Vico se soit totalement libéré des a priorismes de ces modes de reconstruction. En France, l'œuvre extraordinaire de Turgot — qui semble avoir lu Vico et avoir été profondément influencé par lui — indiquait la voie en direction d'une conception non généalogique et non évolutionniste de la culture et de la société. J e ne me réfère pas ici à son œuvre célèbre, Discours sur les Progrès de l'Esprit humain, bien qu'on puisse y trouver de passionnants aperçus dans la direction qui m'intéresse ici, mais plutôt à cette œuvre beaucoup moins connue que sont les Recherches sur les causes du progrès et du déclin des sciences et des arts, et aussi cette œuvre incomplète mais extraordinairement originale qu'est le Plan pour un ouvrage sur la géographie politique. Et à cet égard, nous ne pouvons pas manquer de rappeler ce qui, à bien des égards, a été la plus grande œuvre du XVIIIe Français dans le domaine des sciences morales, l'Esprit des lois de Montesquieu. Là aussi, nous sommes en présence d'un historien et d'un sociologue de première grandeur, qui décide de procéder à ses recherches et d'en donner les résultats sans avoir recours à une présentation évolutionniste ou généalogique. En Angleterre, au XIXe siècle, on trouve ce savant de grande culture et d'imagination puissante qu'est George Cornewall Lewis. Son traité sur les Méthodes d'observation et de raisonnement en politique me paraît être l'ouvrage le plus original et celui qui donne le plus à penser dans les sciences sociales européennes jusqu'à ce qu'on en arrive à Marx et à Weber. Personne autant que lui n'a montré avec plus de finesse et de pénétration quels étaient les pièges de l'évolutionnisme et de la généalogie dans leurs applications au passé et au présent de la société.

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Par-dessus tous les autres peut-être, et certainement le plus important de la fin du XIXe siècle et du XXe, il y a Max Weber. Je ne dirais pas qu'il est le seul sociologue qui ait totalement rejeté l'évolutionnisme et la généalogie et qui ait été en même temps si curieux des problèmes du changement, mais il est sans discussion possible le personnage qui occupe la place la plus élevée dans cette discipline. Ses études comparatives sur la religion et le comportement économique, et sur bien d'autres problèmes, sont peut-être les plus grands ouvrages que nous possédions dans les sciences sociales. Il y en a encore d'autres : Frederick J. Teggart, et ses ouvrages tels que Processus de l'histoire, et Rome et la Chine, étude sur la corrélation des événements ; les Configurations de la croissance de la culture, de Rushton Coulborn ; Le féodalisme dans l'histoire, rédigé par plusieurs auteurs, mais sous l'admirable conduite et inspiration de Coulbord, et XAnatomie de la Révolution de Crâne Brinton, à bien des égards mince et peu concluant mais qui constitue une entreprise hardie à laquelle, de toute évidence, les historiens (et les sociologues) ont attaché trop peu d'importance. Quelles que soient les insuffisances du livre de Brinton, du moins il y est traité des révolutions comme d'une catégorie d'événements appartenant à l'expérience humaine et que l'on peut soumettre au même genre d'investigation comparative, en utilisant des hypothèses et des propositions virtuellement vérifiables. Bref, et revenant encore une fois à la question première de R. Aron : en dehors du genre de faits qui sont les objets caractéristiques du travail des historiens — événements, actions, personae, « accidents », « catastrophes », et autres phénomènes ayant des causes externes et qui, en réalité, agissent périodiquement et lourdement sur l'expérience humaine même dans les systèmes sociaux les plus serrés et qui semblent les plus autonomes — il semble peu probable que nous sachions jamais de quelle façon le changement social, y compris les révolutions, se produit réellement. Mais aussi longtemps que les historiens continueront de les traiter sous la forme de généalogies arbitraires, c'est-à-dire selon une structure qui, au fond, est seulement celle d'une œuvre d'art, nous continuerons à entendre interpréter 1' « histoire » de la Révolution française (ou de toute autre) par chaque nouvel artiste qui choisira comme point de départ n'importe quelle insuffisance de motifs, purement imaginaire, ou n'importe quelle insuffisance dans la succession généalogique des événements, tels qu'il les trouvera dans les travaux de ses prédécesseurs.

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Et pour ce qui est des sociologues, aussi longtemps qu'ils écouteront la voix de sirène de la métaphore de la croissance, cherchant la cause décisive, la source décisive, considérant les mécanismes du changement au sein de systèmes sociaux construits — qu'il s'agisse du « capitalisme », de 1' « impérialisme », du « nationalisme », d'un système social généralisé parsonien ou de la nation française, ou même des « civilisations » à la Spengler ou à la Toynbee — les conclusions soi-disant naturelles et hors du temps auxquelles ils aboutiront en parlant du changement continueront d'être inutiles aux historiens et à tous ceux qui se posent la question de savoir comment les choses se passent vraiment et comment elles en sont venues à être ce qu'elles sont. Généralisations, conclusions, propositions, quel que soit le terme employé, il s'agit toujours de l'objectif qui se fixe toute enquête qui se veut scientifique, par opposition avec l'œuvre d'art. Mais ces propositions ne peuvent avoir qu'une faible valeur, si tant est qu'elles aient quelque valeur que ce soit, si elles trouvent leur origine dans des procédures déduites par métaphore, procédures qui s'écartent manifestement de l'historicité et de la multiplicité de l'expérience humaine. Les généralisations recherchées sont celles qui partent de l'expérience, du concret, du réel, et non pas celles qu'on obtient en les refusant et en se réfugiant dans les abstractions qui ne tiennent compte ni de la durée, ni des événements. Quelles que soient les exigences d'une théorie sociale, les premières exigences sont celles de la réalité sociale. Tout le reste est certainement secondaire.

DISCUSSION

Robert Nisbet : Je voudrais ajouter quelques remarques. Il est impossible de lire les ouvrages philosophiques, historiques contemporains, ainsi que les ouvrages de sciences sociales, sans se rendre compte à quel point l'idée même de direction unique est encore profondément enracinée. La recherche d'une théorie qui rendrait compte à la fois de l'ordre et du changement règne tout autant dans la sociologie de Talcott Parsons que dans celle d'Auguste Comte. Il est peu de sociologues aujourd'hui pour avoir l'audace de traiter les civilisations comme l'ont fait Comte et Spencer et, dans une certaine mesure, Marx, bien que le professeur Talcott Parsons s'y soit essayé, il y a quelques années, dans un livre d'une prétention extrême intitulé Society Comparative and Evolutionary... ; mais je prends l'absence du second volume de cet ouvrage, qu'on nous avait promis, comme la preuve que le professeur Parsons ne continuera pas longtemps à faire de la sociologie sur une grande échelle, comme Spencer et Comte. Quand les sociologues ne traitent pas de grandes civilisations, ils sont de plus en plus obsédés par quelque chose qu'ils appellent le système social, tout autant que Spencer et Comte avaient été obsédés par la civilisation. Un système social est un moyen de coucher par écrit une théorie unifiée de l'ordre et du changement, si ce n'est pour l'élaborer en pensée, théorie par laquelle on cherche à déduire le changement à partir de la structure sociale. Je suis convaincu qu'il est absolument impossible de déduire le changement de n'importe quelle forme de structure sociale, ou de système social. Je ne crois pas qu'on puisse rendre compte du changement sans se référer, tout au moins de façon occasionnelle, aux génies, aux fous, aux prophètes et au hasard. La théorie sociologique contemporaine est incapable de met-

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tre sur pied une histoire dépourvue d'événements, exactement comme en étaient incapables ceux qui, au XVIIIe siècle, écrivaient des histoires conjecturelles et naturelles. Quand on essaie de transporter dans le concret les prémisses et les conceptions de l'évolutionnisme, on se trouve en présence de nombreuses difficultés. Néanmoins, j'accepterais de considérer l'évolutionnisme comme un des ressorts d'une civilisation qui donne ici le plus grand prix à sa propre identité ; et j'en dirais autant de l'histoire narrative : par ses constructions unilinéaires, par sa conviction qu'il existe un ordre temporel unique, elle accomplit une grande fonction dogmatique et constitue une forme d'art durable. Mais il existe d'autres moyens d'étudier le passé et le présent. Il est possible de se libérer des dogmes de l'unicité des événements et du caractère unilinéaire du temps, de ne pas tenir compte du temps et de concevoir le passé en termes de catégories d'événements : c'est là que la méthode comparative entre vraiment en jeu. Quelque chose qu'on appelait — et j'ajouterais qu'on l'appelait ainsi à tort — la « méthode comparative » existait déjà dans les dernières années du XVIIIe siècle et au début du XIXe et on l'associe aux noms de Spencer, de Comte et de quelques autres. Mais il ne s'agissait pas d'une méthode comparative, c'était un moyen ingénieux par lequel on renforçait la situation d'avant-garde de l'Europe occidentale dans une succession évolutionniste d'événements, en s'appuyant sur des exemples tirés des cultures du reste du monde et en les disposant dans un ordre de complexité logique. Une comparaison authentique du comportement des êtres humains dans le passé et dans le présent exige la volonté de disposer les événements et les changements, aussi bien que les structures, les institutions, les symboles et les valeurs, dans des catégories qui permettent une analyse comparative. La Révolution est un de ces exemples. Il n'existe pas une mais plusieurs révolutions, et, bien qu'on admette l'existence de quelque chose de définitivement distinctif dans la Révolution française, chacune d'entre elles me paraît posséder un degré suffisant d'identité pour permettre de les soumettre à une analyse comparative qui permet de déduire des conclusions. Enfin, je voudrais dire que, lorsque j'étais étudiant en philosophie, je n'ai jamais rien trouvé qui dépasse David Hume, que je considérerai toujours sa philosophie comme le plus grand système philosophique qui ait jamais existé et que je suis entièrement d'accord avec Bertrand Russel lorsqu'il s'est écrié que La Critique de la Raison Pure était le plus grand désastre que la pensée humaine ait jamais

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connu. J e pense que David Hume a dit tout ce qu'il y avait à dire sur le problème de l'explication et de la causalité. Ce que nous découvrons tous les jours en termes de bon sens et d'expérience banale sont ces correspondances et ces relations plus ou moins habituelles ou extrêmement probables. C'est ce qui permet une prévision du passé et une prévision du présent. Nous remettrons modestement toute tentative pour prévoir le futur jusqu'au jour où nous aurons entrepris le travail pénible mais d'une importance vitale qui consiste à apprendre comment prédire le passé. Raymond Aron : M. Nisbet, dans votre examen de la soi-disant théorie de l'évolution, vous avez rapproché deux sujets différents. Le premier est une critique de la conviction naïve selon laquelle toute l'histoire de l'humanité aboutira en fin de compte à quelque chose qui ressemblera plus ou moins à la société occidentale ; cela faisait évidemment partie de la théorie de l'évolution sous sa forme primitive et tout le monde, aujourd'hui, sera d'accord avec vos critiques. En deuxième lieu, vous avez critiqué une théorie du changement, selon laquelle le changement trouverait son origine à l'intérieur même du système. Mais, dans ce cas, je vous demanderais d'où pourrait venir le changement, si ce n'est pas de l'intérieur même du système ? Avoir une idée générale du système ne nous donne pas une théorie du changement. Mais même si vous considériez les prophètes comme les principaux instruments du changement, ils sont à l'intérieur du système social. Si bien qu'une théorie selon laquelle le changement viendrait de l'extérieur du système social me paraît se contredire ellemême. La théorie fonctionalo-structuraliste n'est pas une théorie du changement, puisqu'elle est seulement une description des différents éléments du système et, dans chaque cas, il vous faut découvrir où se produit le changement. Troisièmement, vous voulez considérer les phénomènes historiques en dehors de toute séquence temporelle ; beaucoup d'historiens accepteraient cela dans certains cas, mais il me semble qu'il serait très difficile de comprendre la Révolution russe si vous décidiez de tout oublier de la Révolution française, ou la République fédérale d'Allemagne, si vous retiriez Hitler de la séquence temporelle. Ce que font les sociologues ou les historiens ressemble-t-il à la représentation que nous en donne le professeur Nisbet ? Sont-ils autant qu'il le croit prisonniers de l'image du développement unili-

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néaire, soit au sens du développement des sociologues, soit au sens de la causalité génétique du récit historique ? Par ailleurs, la méthode comparative qu'il nous suggère est-elle fondamentalement différente de celle que pratiquent historiens et sociologues ?

Daniel Bell :

Le professeur Nisbet a très hardiment et sans hésitation démoli d'un seul coup toute la sociologie du XIXe siècle. En cours de route, il a déterré quelques cadavres et installé quelques épouvantails ; il a pris les os des cadavres, les a dispersés au vent ; puis il a pris une allumette, l'a jetée dans la paille et cela a fait un très beau feu. S'il désire faire un autodafé, je ne me joindrai pas à une telle entreprise. Ni en lisant son rapport, ni en l'écoutant parler, je n'ai trouvé un seul mot dont je pourrais dire qu'il caractérise la manière dont le changement est aujourd'hui considéré par les sociologues. Les deux expressions qu'il a employées sont « changement » et « croissance ». J e ne connais pour ainsi dire personne qui se serve aujourd'hui, en sociologie, du mot « croissance ». Le mot le plus souvent employé est celui de « complexité ». Les autres termes sont diffusion, changement d'échelle, changement de forme. Marx lui-même et les communistes ont parlé de diverses sortes de développement, jamais d'évolution unilinéaire. Le professeur Parsons lui-même (dont, à propos, je puis vous dire que le second volume est sous presse) a choisi un schéma de complexité comme modèle autour duquel il établit son analyse. Il n'est peut-être pas possible de déduire le changement de la structure sociale quand il s'agit de la société occidentale, mais comment alors rendre compte des changements qui se produisent dans la structure sociale ? Des changements profonds sont suscités simplement par l'addition des rôles joués par des millions d'individus qui, par la seule décision qu'ils prennent d'avoir des enfants, donnent sa forme au changement de la société. Est-ce que tous ces gens sont des génies, des fous, des prophètes qui entendent produire le changement de cette manière ? A défaut de se rendre compte de ce profil démographique, il est impossible de comprendre une société. L'Albanie est peut-être très agressive et très maoïste, mais c'est une bien pauvre institution pour prendre en charge l'ensemble de l'histoire du monde, étant donné ses dimensions et l'importance de sa population. M. Aron a posé une question : « Pourquoi raconter sans cesse à nouveau l'histoire de la Révolution française ? » Et en réalité, quelle est l'importance de la Révolution française ? Il est évident qu'on ne

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recommence pas sans cesse à raconter son histoire parce qu'on a découvert de nouveaux faits et qu'on possède par conséquent de nouvelles lumières à son sujet. L'obsession de la Révolution française a des raisons fondamentales et primordiales : elle a légitimé l'idée de la révolution. Depuis lors, des millions d'hommes se sont trouvés désormais en mesure, en toute liberté, dans le cadre des règles d'une société, de revendiquer le droit de faire la révolution. Et c'est pourquoi il est si difficile de dire quelque chose de nouveau sur les révolutions. Le problème n'est pas celui de la révolution en soi. Les révolutions sont généralement l'histoire des vainqueurs ; mais il existe bien des domaines dans le temps et dans l'histoire où les peuples ont échoué ; et pourtant, il s'agit là de situations aussi importantes que celles où ils ont vaincu. Le problème n'est pas réellement celui de la révolution, mais celui des conditions de la révolution ou des situations révolutionnaires ; et cela pose une sorte de problème tout différent. Tout au long de l'histoire, les hommes se sont révoltés contre leur époque, chaque fois qu'ils ont éprouvé un sentiment d'abandon et d'angoisse. Mais il s'agissait surtout de sortes de Jacqueries. C'était seulement regimber contre l'aiguillon de la nécessité. C'était essentiellement une tentative pour supprimer ce qui se produisait alors. Dans une certaine mesure, symboliquement au moins, la Révolution française, ou le début du XIXe siècle, a marqué un changement profond dans les consciences : à partir de cet instant, l'injustice n'est plus considérée comme quelque chose qui relève de la volonté de changement de Dieu lui-même ; on découvre tout à coup le sentiment qu'il est possible de remettre la société en ordre, que l'injustice est une question qui dépend des décisions prises par les hommes. L'homme a commencé à comprendre la nature et a essayé de s'en rendre maître. Il en a été de même à l'égard de la société, quand il a commencé à la comprendre. Mais peut-être la société est-elle trop vaste, trop complexe et trop différenciée, pour qu'il soit possible de s'en rendre maître. Et c'est peut-être là une des raisons de l'hubris contemporaine, quand il s'agit de révolution. Raymond Aron : J'ai été très surpris d'entendre dire que Parsons voulait déduire les changements à partir du système social. Il dit explicitement le contraire et l'accusation qu'on porte normalement contre lui est que son système est si stable, si parfait en lui-même, qu'il ne peut pas changer. Ce qu'il veut construire (et nous laisserons de côté la question de savoir s'il y a réussi ou non), c'est un système universel

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de catégories exposant les différents aspects de la société. Il se peut que ces catégories soient si abstraites que personne ne peut s'en servir. Et le livre dont vous avez dit qu'il était « prétentieux » n'était rien autre qu'un effort pour donner un certain contenu aux différentes parties de la société que Parsons avait analysées et distinguées les unes des autres. Le livre n'est pas excellent, mais, en soi, il n'était pas absurde, après avoir déduit une sorte de conception générale du système social, de voir de quoi avaient l'air les différents sous-systèmes dans chaque société. Robert Nisbet : Ma principale objection au livre du professeur Parsons Society Evolutionary and Comparative est qu'il comporte une sorte de tromperie involontaire. On nous dit dès le début du livre qu'il s'y agit d'un effort pour restaurer la conception dynamique évolutionniste de l'étude de la société et que cet effort s'appuiera sur des études contemporaines, biologiques et génétiques, du changement. Hélas ! ce qui arrive à ce livre est ce glissement trop bien connu vers un évolutionnisme social du XIXe siècle auquel ne manquent même pas les grandes phases, c'est-à-dire l'époque primitive, les temps modernes et l'époque contemporaine. George Nadel : Le choix de Thucydide que fait M. Nisbet pour représenter l'école de l'unicité ne me paraît pas très juste, parce que je ne suis pas sûr qu'on puisse accuser l'histoire de Thucydide de manquer d'éléments de comparaison. Il affirme que la valeur même qu'il accorde à son œuvre réside dans la possibilité de retour d'événements semblables, ce qui rend utiles ses observations sur la guerre qu'il décrit. On pourrait aussi dire que la manière dont il rend compte du comportement des gens pendant la peste ainsi que d'autres incidents comme le dialogue de Melos pourraient être lus d'une façon moins explicite que les derniers commentateurs l'ont fait, mais comme une preuve qu'à première vue Thucydide s'occupait de problèmes tels qu'il est difficile de le considérer comme un représentant de l'unicité. Alan Bullock : M. Bell a parlé à plusieurs reprises d'un changement dans la conscience du monde moderne. Les historiens ont découvert, ou croient avoir découvert, que de tels changements s'étaient produits autrefois dans la conscience. Je pense au livre de Paul Hazard sur la

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fin du X V I I e siècle. Est-ce que les méthodes utilisées aujourd'hui par un sociologue pour détecter un changement dans la conscience contemporaine seraient très différentes des méthodes peut-être impressionnistes d'historiens comme Paul Hazard ? Robert Nisbet : Si je prends l'exemple de Comte, il se référait, dans sa philosophie positive, à la Civilisation avec un C majuscule quand il pensait que l'Europe de l'Ouest était l'avant-garde et qu'il regardait derrière lui, à travers le passé ou l'espace, vers de plus petites sociétés, soulignant ainsi la notion spectaculaire d'une marche simple de l'humanité dans l'histoire. Je ne puis accuser Comte de cela : chaque fois que quelqu'un aura la hardiesse de prendre l'humanité tout entière pour sujet de ses travaux, il est tout à fait possible qu'on en arrive à quelque chose d'analogue à ce que Comte, Spencer ou Marx ou, si je puis me permettre de le citer encore une fois, le professeur Parsons, ont fait. Mais le grand danger de tout cela, ou plutôt sa conséquence involontaire, est que les concepts qui ont été appliqués par Comte uniquement à cette vaste entité appelée civilisation ont été utilisés pour d'autres entités, comme les systèmes, les structures et les institutions, qui sont beaucoup plus concrètes et dont l'histoire réelle ne manifeste en aucune manière un progrès évolutionniste. Spencer déclare dans sa Statique Sociale et dans ses Principes de Sociologie que, tandis que le progrès est une nécessité absolue pour l'humanité dans son ensemble, il n'est en aucune manière inévitable, ni même probable pour chaque société donnée. L'erreur malheureuse que beaucoup d'entre nous ont commise au cours des cinquante dernières années, et particulièrement en sociologie, est d'avoir utilisé des concepts élaborés dans un contexte beaucoup plus large, pour expliquer, par exemple, Dayton, ou l'Etat de l'Ohio ou la ville de Londres. En ce qui concerne le système social, j'avoue mon incompréhension, et souvent mon sentiment de trouble, chaque fois qu'on utilise ce terme. Je ne sais ni comment définir, ni où situer un système social. Ni la ville de New York, ni la société américaine, ni la société occidentale, ne sont des systèmes sociaux qui se suffisent à eux-mêmes. Il faut aller jusqu'au monde entier avant de trouver une entité suffisamment large pour permettre des explications en termes d'interactions de structures et d'événements immanents. Je ne connais aucune méthode permettant de rendre compte de l'histoire d'Angleterre ou de celle d'aucune autre société concrète, si ce n'est en fin de compte en termes de forces exogènes, et j'insisterai encore

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une fois sur le fait que ce n'est pas le changement, mais la fixité, la permanence, l'inertie qui me semblent les états dans lesquels se trouvent n'importe quelle culture, n'importe quelle communauté, à n'importe quel moment donné ; s'il peut exister des changements mineurs, ce que nous tendons à considérer comme du changement se révèle être, à la vérité, mouvement, action, interaction, comportements substitutifs dont la plupart s'annulent mutuellement. Un changement de structure comme celui qui s'est produit dans la société anglaise au XIe siècle me paraît inséparable de l'étude des événements, des personnes et des circonstances qui ne peuvent être simplement et entièrement déduites de ce changement même. En envisageant les phénomènes hors des séquences temporelles, ce que je veux dire simplement, c'est que l'histoire est si multiple que son temps ne se prête pas à une progression unilinéaire. Je sais que, du point de vue de bien des historiens, ce serait mutiler le contexte que de sortir Robespierre des circonstances immédiates qui l'avaient soi-disant provoqué en France, et de le comparer avec un certain nombre de personnages donnés d'autres révolutions. Daniel Bell : Un changement dans la conscience modifie la perception existentielle que les gens ont des principaux problèmes du monde. Je vous en donnerai différents exemples. Un changement dans la conception des relations de l'homme avec l'univers, qui fait passer d'une conception géocentrique à une conception héliocentrique, est un changement dans la conscience, provoqué par la naissance de connaissances nouvelles en astronomie qui, en fin de compte, se répandent dans la société. Prenons un autre exemple dont les sources sont littéraires : dans la dernière partie du XVIIIe siècle, si vous considérez trois livres — Le Neveu de Rameau, de Diderot, le Second Discours de Jean-Jacques Rousseau et la première partie du Werther de Gœthe — vous vous trouvez soudain en présence d'attaques, non pas contre les sociétés, mais contre l'idée de société. Et une fois que ces trois livres ont été résumés par Hegel dans la dernière partie de sa Phénoménologie, vous êtes en présence d'un début de changement dans la conscience, qui commence à agir sur l'attitude à l'égard de la société dans son ensemble. Rappelez-vous la révolution freudienne, la découverte de l'inconscient. Les hommes avaient toujours eu le sentiment qu'il existait une réalité sous-jacente à la structure du monde. Avec Freud, tout cela s'applique soudain à la personne. Chacun comprend soudain qu'il existe, dans sa propre psyché, une réalité dont il n'avait 6

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pas eu conscience auparavant. Dans cette mesure, c'est là également un changement dans la conscience. Alan Bullock : Je ne vois aucune différence entre la méthode utilisée par M. Bell et celle qu'emploient un historien. Il prend un certain nombre d'ouvrages dont l'influence a été très grande et très originale, il rassemble des idées analogues, puis il emploie (ce qui est très impressionniste) le verbe « se répandre »... Hugh Trevor-Roper : Je me demande si la diffusion des idées antisémites, au cours de ce siècle, peut être considérée comme un changement dans la conscience qui s'est produit dans un vaste domaine, un changement qui aurait pu acquérir un caractère définitif si les événements politiques avaient été différents. Elle a eu pour origine une masse de littérature obscure, diffusée par des bouquinistes, au-dessous du niveau de la conscience intellectuelle, et n'est pas née d'une oeuvre qui l'ait engendrée. Wolfgang Mommsen : S'il m'est permis d'élargir la remarque faite par M. Trevor-Roper sur la question de l'antisémitisme, il est très facile, dans ce cas-là, de montrer qu'il s'agissait d'une idéologie de groupes qui exprimaient ainsi l'impression qu'ils ressentaient d'être menacés par l'industrialisation. On est là en présence d'une sorte d'histoire sociale qui vient s'ajouter à l'histoire intellectuelle et j'espère que les spécialistes des sciences sociales demanderont aux historiens d'écrire cette histoire. Kostas Papaioannoit : Je regrette qu'on n'ait pas mis au centre de la discussion la seule théorie du changement, au sens rigoureux du terme, que je connaisse : celle qui a été exposée par Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit. Hegel développe une conception, apparemment unilinéaire, de l'histoire parce qu'il a un concept fondamental : celui de l'expérience. Pour lui, à travers l'histoire, les hommes veulent faire l'expérience d'eux-mêmes ; cette théorie de l'expérience est immédiatement une théorie du changement, parce qu'il est impossible de rester le même quand on a fait l'expérience de soi. Ce qui manque fondamentalement à la recherche sociologique aujourd'hui, c'est ce concept d'expérience. Ce n'est pas en se référant au système social ou à telle structure parsonienne ou autre qu'on saisira l'essentiel.

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L'histoire politique en crise

WOLFGANG

J.

MOMMSEN

SUR LA SITUATION DE L'HISTOIRE POLITIQUE DANS LES SCIENCES SOCIALES

L'histoire politique a derrière elle une longue et vénérable tradition. Les pionniers de l'historiographie moderne considérée comme une discipline scientifique ont tous été des historiens de la politique. Ranke, par exemple, était convaincu que les grandes puissances étaient les éléments mêmes de l'histoire et qu'elles déterminaient non seulement le cours des événements dans la diplomatie internationale, mais que leur influence se faisait également sentir dans presque tous les problèmes intérieurs de chaque Etat et, en fin de compte, sur le destin des cultures. Et John Seeley, marchant sur les traces de Ranke, définissait l'histoire simplement comme « la politique du passé ». Pendant plus d'un siècle la prétention de l'histoire politique à occuper la première place dans la pensée historique ne fut pour ainsi dire pas contestée, et les historiens de la politique ne paraissaient pas faire preuve d'une excessive prétention lorsqu'ils pensaient que l'histoire politique était le centre de toutes les études sociales. Toutefois, au cours des dernières décennies, le prestige de l'histoire politique a connu de nombreux revers. Sa prétention à être la forme la plus haute de la pensée historique, et en même temps le noyau central de toutes les disciplines traitant de l'homme dans l'histoire, a été mise en question de différents côtés : à l'intérieur, par des historiens de profession, aussi bien qu'à l'extérieur, par des hommes se consacrant aux nombreuses sciences sociales qui sont apparues aux côtés des disciplines historiques depuis le milieu du XIX e siècle. J e voudrais examiner, dans ce rapport, de quelle manière certaines autres branches de l'histoire ainsi que la science politique et la sociologie ont mis en question l'histoire politique. En deuxième lieu, je voudrais indiquer quelques-unes des réponses qui me paraissent possibles. Cela implique qu'il me faudra esquisser ce qu'est le rôle de

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l'historiographie politique dans le contexte des différentes sciences sociales qui se consacrent à l'étude des sociétés et, en particulier, des institutions sociales conçues pour garantir un maximum d'ordre juridique et social. Le meilleur moyen pour décrire la contribution de l'histoire politique à l'étude de l'homme dans la société consiste peut-être à recourir à quelques exemples marginaux de l'histoire politique et sociale : les révolutions. Dans ces conditions, je m'attacherai tout particulièrement, dans la deuxième partie de cet exposé, aux résultats obtenus par l'historiographie politique dans l'analyse des révolutions, aussi bien qu'aux limites que comporte nécessairement cette sorte d'approche. L'histoire se consacre essentiellement à l'étude des causes et de la nature particulière du changement social, quoique peut-être d'un point de vue tout à fait différent de celui des sciences sociales qui s'intéressent essentiellement au problème de savoir s'il est possible de découvrir des règles générales ou peut-être même des lois régissant le changement social. Par définition, les cultures statiques ne constituent pas des objets de recherche historique ; et il faut ajouter qu'il est peu vraisemblable qu'existent des cultures dans lesquelles la dynamique sociale se réduise à un minimum de changements fondamentaux dans le système social, économique et politique, et que ces cultures n'appellent aucune réflexion historique, bien qu'il soit possible que survive une sorte d'histoire archéologique, selon la terminologie de Nietzsche. Il va sans dire que les époques de changements rapides, voire violents, ont exercé un attrait constant et tout particulier sur l'imagination des historiens. Il nous faudra étudier les motifs d'un tel phénomène, ce qui nous aidera à définir les tâches futures aussi bien que les limites de l'histoire politique d'une manière un peu plus précise que cela n'a été fait jusqu'à présent. S. T. Bindow a récemment affirmé qu' « il y a toutes les chances pour que l'histoire politique, qu'elle soit locale, nationale ou supranationale, se voie renforcée plutôt qu'appauvrie par la naissance d'autres types d'histoire ». Il me semble que c'est là une affirmation un peu trop optimiste. Il n'est pas douteux que l'histoire politique, tout au moins dans sa forme traditionnelle, connaît une crise grave et que, si elle doit y survivre, comme j'en suis quant à moi persuadé, il ne s'agira plus alors de la même sorte d'histoire. Il ne faut pas se laisser tromper par l'appétit croissant que montre le grand public pour une littérature historique plus ou moins vulgarisée. Les Mémoires et les autobiographies — comme d'ailleurs les photographies des personnalités importantes de la vie politique et cultu-

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relie — sont encore extrêmement populaires, et le marché des publications traitant d'histoire contemporaine est meilleur qu'il ne l'a jamais été ; de nombreuses maisons d'éditions sont en train de faire fortune avec des articles de ce genre. Bien que l'âge d'or de l'historiographie, c'est-à-dire le XIXe siècle, au cours duquel la classe bourgeoise avait trouvé son orientation politique dans la littérature historique, soit passé, la tendance que nous avons précédemment définie se maintiendra vraisemblablement, tout au moins en ce qui concerne un avenir prévisible. Toutefois ce genre de littérature historique est un phénomène passager ; les intérêts de la génération actuelle en limitent le champ d'action et les sujets : les gens aiment à être renseignés sur ce qui, d'une manière ou d'une autre, est en rapport avec leurs propres expériences, et c'est également lorsque cellesci portent sur ce genre de sujets qu'ils aiment les lectures historiques. De plus, celles-ci doivent être présentées sous une forme facilement assimilable, c'est-à-dire comme un réseau rationnel d'actions et d'interactions de personnages auxquels le lecteur peut s'identifier ou qu'il admire en tant que grands hommes ou même en tant que héros. Ce genre d'histoire satisfait les besoins de ce qu'Alfred Heuss appelle « la réminiscence primitive ». Toutefois, cette sorte de conscience historique tend à perdre de sa force dans les conditions qui sont celles de la société industrielle ; de plus, elle n'a aucun rapport avec l'orientation sociale réelle et les activités politiques de ceux qui consomment ce genre de littérature historique. L'effet que celle-ci peut produire sur les décisions politiques fondamentales, au sein d'un système politique donné, peut être considéré en général comme négligeable. Passons maintenant au problème plus important de l'histoire politique. Dans ce domaine, la situation est beaucoup plus grave. Tout d'abord, l'histoire politique de type traditionnel souffre d'être associée à toute une série de concepts généralement admis tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, mais qui ont été profondément mis en question par des événements récents. Il fut un temps, par exemple, où l'histoire politique était associée à l'idée selon laquelle l'Etat est le principal agent de transformation historique, en tant que « realgeistige ldee » (Ranke), en tant que la plus importante de toutes les « forces ethniques » de l'histoire (Droysen), ou en tant qu'incarnation des cultures nationales (Treitschke). De l'aveu de tous, cette attitude traditionnelle était particulièrement marquée dans l'historiographie allemande, et cela sous l'influence de la philosophie de Hegel ; pourtant, cette tendance à attribuer à l'Etat une sorte de dignité supérieure, par comparaison avec les autres institutions socia-

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les exerçant le pouvoir, on la trouve aussi enracinée dans la tradition française et, quoique moins profondément, dans la tradition anglosaxonne. Elle s'est modifiée, tout en se renforçant en même temps, au moment où on a assisté à la montée du nationalisme bourgeois. Dans toute l'Europe, la classe bourgeoise s'est identifiée avec chacun des Etats nationaux et il est même arrivé que d'autres secteurs de la population se soient rassemblés en hâte autour du drapeau national. Les élites traditionnelles espéraient que les Etats nationaux protégeraient leurs privilèges traditionnels, tandis que la classe ouvrière les voyaient comme un moyen de briser le cercle de la discrimination politique. Il faut reconnaître qu'il n'est pas possible d'écarter l'histoire nationale pour la simple raison que le principe de nationalité s'est discrédité ; il reste qu'il faut se rendre compte que le grand prestige de l'historiographie politique traditionnelle reposait, dans une large mesure, sur son association étroite avec l'idée d'Etat national. On supposait que toutes les valeurs culturelles et politiques propres à une nation étaient transmises aux générations futures par l'étude du passé de la nation et on considérait donc que cette étude était essentielle. Cette sorte de légitimation de l'histoire politique a perdu aujourd'hui du terrain et, quant à la jeune génération, elle la considère comme inadmissible. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Car la légitimation nationaliste de l'histoire politique en tant que discipline de tête dans le domaine de celles qui avaient pour objet l'étude de la société, s'accompagnait généralement de deux modèles simplistes d'explication historique. Le premier, c'est que « ce sont les hommes qui font l'Histoire » ; c'est-à-dire que tous les processus historiques peuvent et doivent être ramenés aux décisions et aux actes d'individus particuliers. Il s'agissait, en général, des principaux hommes d'Etat et, parfois, de leur entourage. Le second modèle d'explication peut être brièvement défini comme le concept de motivation idéologique, c'est-à-dire la réduction de toutes les actions politiques importantes, à travers l'histoire, à des idéologies ou à des valeurs particulières, les plus communes étant les religions ou les idéologies politiques. Cette méthode d'explication historique partait de l'hypothèse très naïve que les convictions politiques ou religieuses étaient des facteurs primordiaux qu'il fallait admettre pour tels sans autre recherche ; c'est ainsi que les historiens admirent plus ou moins consciemment l'affirmation de l'idéalisme en tant que principe méthodologique. Il apparaît à l'évidence que ces deux formes d'explication étaient étroitement liées entre elles, la première ayant ouvert la voie à la seconde.

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L'historien (différent en cela de l'historicisme de Popper) affirmait donc vigoureusement que tous les phénomènes historiques ont un caractère spécifique et doivent être interprétés au moyen d'une sorte de reconstruction imaginaire qui est utilisable parce qu'il existe un certain degré de corrélation intersubjective entre l'historien et l'objet de ses travaux. Cette relation particulière entre sujet et objet était, à proprement parler, limitée à l'interprétation de l'activité sociale d'homme défini, c'est-à-dire qu'elle contribuait à rendre parfaitement justifié le fait qu'écrire l'histoire consistait à dire ce que certains hommes avaient fait, et pourquoi, à un moment précis et dans une certaine situation. Il est toutefois évident qu'une méthode d'explication aussi individualiste ne pouvait s'appliquer en toutes circonstances ; des institutions sociales aussi complexes que l'Etat ou les partis politiques modernes ne pouvaient être traités uniquement de cette manière. Toutefois, on s'aperçoit que l'historicisme trouva, dès le début, un moyen de sortir de ce dilemme en envisageant les institutions sociales et les Etats comme des « totalités individuelles » (Troeltsch), soumises à certains principes inhérents comme la « raison d'Etat » ou le principe de nationalité. La littérature historique moderne est pleine de ce genre d'anthropomorphisme qui a permis d'étendre le champ d'action d'une opération appelée « verstehen » à différents phénomènes sociaux complexes. L'autre moyen de sortir de ce dilemme consistait à interpréter les mouvements sociaux et les partis en se fondant surtout, si ce n'est exclusivement, sur leur orientation idéologique. Jusqu'à un passé récent, l'histoire des partis politiques coïncidait presque exactement avec l'histoire de leur orientation politique, bien que, à la fin du siècle dernier, les travaux de Bryce et d'Ostrogorsky aient pris une direction différente. D'ailleurs, cette méthode d'explication historique n'était en aucune façon limitée au domaine de l'histoire politique. La thèse fameuse de Max Weber sur les origines du capitalisme s'adapte très bien à ce modèle d'explication ; selon Weber, ce furent des « valeurs extérieures au monde », tout à fait définies, qui poussèrent les pionniers du capitalisme industriel moderne à rompre les liens d'une économie étroitement limitée par la tradition et à révolutionner tous les systèmes sociaux du monde entier. Cette tendance, qui consiste à expliquer les événements survenus dans la sphère sociale en termes essentiellement de valeurs religieuses, ou pseudoreligieuses, qui auraient constitué les motifs d'action des différents groupes sociaux, était très répandue au début du XXe siècle et n'a perdu que peu à peu de son immense attrait.

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La perspective méthodologique de l'historiographie politique traditionnelle fut vivement attaquée par le marxisme, dès les origines de son évolution. Déjà dans l'Idéologie allemande, Marx écrivait : « ... Nous ne partirons pas de ce que les hommes disent, imaginent, conçoivent, ni de ce qu'on a dit, imaginé et conçu à propos des hommes. » Il donnait la primauté aux facteurs de base de la reproduction sociale, c'est-à-dire au système économique en soi, et il ajoutait : « Cela, comme chacun le sait, les Allemands ne l'ont jamais fait, et ils n'ont jamais disposé de la moindre base pour l'histoire et par conséquent ils n'ont jamais eu d'historien. Les Français et les Anglais, même s'ils n'ont envisagé que de façon très partiale la relation de ce fait avec ce qu'on appelle l'histoire — et notamment tanr qu'ils sont restés prisonniers de leur idéologie politique — ont néanmoins accompli les premières tentatives pour écrire l'histoire de la société civile, du commerce et de l'industrie. » En dehors du fait que, très longtemps, les historiens n'ont guère prêté attention à la philosophie marxiste, il faut remarquer que le marxisme lui-même a eu tant d'harmoniques politiques diverses qu'il lui était impossible de menacer sérieusement l'interprétation traditionnelle politique de l'histoire ; alors même que Marx considérait les événements politiques comme de simples produits des rapports de production, il était lui-même convaincu que les décisions les plus importantes appartenaient à la sphère politique. C'est seulement l'interprétation déterministe du marxisme que donna ensuite Kautsky qui aboutit à la conclusion que l'effondrement de l'ordre ancien se produirait automatiquement et que la politique des sociaux-démocrates devait donc se limiter à « révolutionner les esprits » des travailleurs tout en recherchant un modus vivendi provisoire avec les classes ennemies. Le marxisme-léninisme donna encore plus de vie aux aspects politiques de la théorie marxiste en insistant avant tout sur les activités révolutionnaires du parti communiste, considéré comme l'avant-garde d'une future société socialiste, anticipant sur les lois socio-économiques de l'évolution historique, telles qu'elles avaient été définies par Marx, plutôt qu'agissant en accord avec elles. La situation actuelle du camp marxiste-léniniste semblerait

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confirmer le principe de la primauté de la politique sur les conditions de la production. Tous les Etats communistes donnent la priorité à des objectifs politiques et non aux exigences économiques de leurs sociétés, quels que soient les hommages qu'ils rendent en parole à la nécessité d'augmenter la production nationale. La défense de l'ordre de répartition actuel du pouvoir politique, aussi bien contre d'éventuels changements qui pourraient provenir de l'intérieur que contre des dangers extérieurs, est aujourd'hui, de façon manifeste, le trait dominant du marxisme-léninisme, et c'est ce qui explique son caractère essentiellement conservateur. Il ne faudrait pourtant pas que ces remarques nous éloignent du principal problème qui nous préoccupe, et qui est la situation de l'histoire politique. Ce serait une erreur de croire qu'une analyse des conditions qui régnent dans la partie communiste du monde peut être utilisée comme un argument sérieux à l'appui de l'histoire politique traditionnelle et contre les critiques qui lui viennent du camp marxiste. En réalité, il ne serait pas exact de croire que l'histoire politique n'est mise en question que de ce côté-là, car elle l'est d'autres côtés aussi et d'une façon qui me paraît plus grave. On s'accorde unanimement tout au moins sur un point, à savoir que c'est la société composée de classes différentes et de groupes plus ou moins organisés, et non pas l'Etat, en tant qu'institution sociale particulière, qui est l'agent décisif du changement social, ou, pour s'exprimer d'une façon plus traditionnelle, du processus historique. Il est reconnu que les situations varient de façon considérable, en fonction de l'importance relative de ces multiples facteurs sociaux, ce qui n'empêche que peu d'historiens contemporains sont disposés à attribuer à l'Etat, en tant qu'organisation formelle de la société, même le rôle prudemment circonscrit que, par exemple, Max Weber lui attribuait. Weber définit l'Etat comme l'organisme de la société ayant seul le droit d'user de violence physique contre ses sujets lorsqu'ils mettent en cause les règles et les principes de l'ordre social existant. Même cette définition étroite et très formaliste (comparée aux définitions traditionnelles de l'Etat) du rôle de l'Etat dans la société apparaît aujourd'hui comme un concept typiquement idéal qui attribue à l'Etat un pouvoir souverain dont, en fait, il n'est pas investi. Il est certain que presque tout le monde admettra aujourd'hui que l'Etat joue un rôle de premier plan dans la lutte permanente qui se déroule entre les différents groupes dans les sociétés dynamiques modernes ; il n'en reste pas moins qu'il est évident que les gouvernements éprouvent des difficultés de plus en plus grandes

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à prévoir quelle sera l'attitude de leur police face à l'hostilité de nombreux secteurs de la société. L'affirmation de Marcuse et de quelques autres, selon lesquels le processus de production capitaliste s'est lui-même totalement libéré d'un contrôle politique rationnel et, par suite, comporte de plus en plus de conséquences irrationnelles, ne peut être facilement réfuté. Nous devons donc en conclure qu'un des piliers traditionnels de l'histoire politique — le concept d'Etat considéré comme un organisme politique relativement autonome de la société, disposant d'un pouvoir prépondérant — a été gravement ébranlé. Dans ces conditions, l'idée que le changement social peut être apporté essentiellement par l'acquisition du pouvoir politique et par son exercice est plus que jamais mise en question. Il s'ensuit également que les formes traditionnelles d'explication historique en termes d'actions individuelles accomplies par des hommes d'Etat et de leurs motivations a perdu beaucoup de sa valeur. Cette situation agit sur l'historiographie dans la mesure où l'histoire politique est mise en cause, dans tous les domaines, par d'autres sortes d'histoire, et en particulier par l'histoire sociale. Celle-ci a aujourd'hui la vogue : presque tout le monde se déclare en sa faveur, bien que rares soient ceux qui savent réellement quelle forme l'histoire sociale devrait prendre. L'antithèse la plus radicale à l'histoire politique traditionnelle est représentée par l'école des Annales. Pour nombre de ses nombres de ses partisans les plus farouches, l'histoire politique de forme traditionnelle appartient à cette histoire des événements qui est passée de mode et qui, disent-ils, doit être remplacée par une histoire des structures sociales fondamentales qui sont la base et l'origine des événements qui se produisent à la surface des formations historiques. Ce qui est mis en avant, ce sont les changements à long terme des structures socio-économiques, et les actions des hommes d'Etat sont sacrifiées sur l'autel d'une future histoire de longue durée. Moins radicale sans doute, mais comportant des conséquences plus profondes, on trouve encore l'alternative socio-économique à l'histoire politique traditionnelle, telle qu'elle se présente sous diverses formes chez des auteurs comme Imlah, Rosenberg, Williams, La Feber, Wehler et quelques autres. Dans ces œuvres, les découvertes récentes de l'histoire économique en ce qui concerne les modèles divers de croissance économique sont appliqués aux systèmes politiques ; les décisions sont moins le résultat des convictions politiques des hommes d'Etat que la réponse inévitable aux crises économiques,

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à la stagnation économique ou à l'inflation. On considère le phénomène de croissance disproportionnée comme la cause essentielle des conflits politiques et des guerres, tandis que les superstructures économiques apparaissent, dans une large mesure, comme un phénomène secondaire, ce qui est très proche de l'interprétation marxiste de l'histoire. On comprendra l'importance de ces divers événements en se tournant vers la discussion sur l'impérialisme qui s'est rouverte avec vigueur. Si presque tous les historiens occidentaux refusent toute valeur à l'interprétation standard de l'impérialisme par le marxismeléninisme, qui le considère comme le résultat inévitable du capitalisme monopoliste, de plus en plus nombreux sont ceux qui en sont venus à penser que l'expansion impérialiste des Etats industriels sur le monde entier, telle qu'elle s'est produite au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, était dans une large mesure provoquée par les problèmes sociaux que soulevait une industrialisation rapide. L'accumulation d'énergies agressives dans les Etats industriels de l'Ouest à partir de 1880 n'est pas seulement attribuée à des facteurs économiques, mais plutôt aux tensions sociales provoquées par les conséquences soudaines et violentes de l'industrialisation et de la modernisation sur des sociétés encore très imprégnées de traditions. L'impérialisme et le nationalisme agressif ne seraient donc pas seulement les deux faces de la même médaille mais aussi les stratégies politiques conçues soit pour défendre les privilèges des élites sociales et politiques traditionnelles, qui se trouvèrent soumises à de violentes pressions par suite du processus de démocratisation, ou, au contraire, pour rendre réelle la participation de la nouvelle classe moyenne à l'exercice du pouvoir. Ces deux types d'explication ont ceci en commun qu'elles expriment une animosité contre toute émancipation de la classe ouvrière socialiste. Une troisième catégorie d'histoire sociale tend à s'écarter encore davantage de l'histoire traditionnelle, dans la mesure où elle consacre toutes ses énergies à l'étude d'institutions sociales longtemps considérées comme se trouvant plus ou moins hors du champ de l'action politique. Des institutions comme la famille, les systèmes d'éducation, la police, les prisons et le système pénitentiaire, les hôpitaux psychiatriques, attirent l'attention d'historiens qui considèrent le bienêtre de l'homme de la rue plus important que les activités déployées au niveau des Etats et des relations diplomatiques. A l'heure actuelle, il est difficile de prévoir dans quelle direction évoluera l'histoire, et, en particulier, à quoi ressemblera la nouvelle histoire sociale. Il reste que des domaines nouveaux ont été ouverts à

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la recherche historique, en partant de l'idée que ce qui compte vraiment ne se produit pas au niveau supérieur des Etats et des sociétés, mais au contraire aux échelons les plus bas. L'histoire politique devra relever le défi qui lui est ainsi lancé, ou bien elle perdra tôt ou tard son empire sur la profession d'historien. C e qui est peut-être plus grave, quand on pense à la situation prestigieuse que l'histoire politique occupait par tradition, c'est qu'elle a été aussi mise en cause par la science politique, ainsi que par une science sociale empirique, dans un domaine où elle exerçait jusqu'alors une entière souveraineté : celui du pouvoir politique et de la diplomatie. L'histoire politique, bien entendu, est encore admise — on dit même en avoir besoin comme d'une sorte de discipline préparatoire — mais des tendances s'affirment dans une nouvelle direction. Il entre dans tout cela des facteurs politiques et en particulier les efforts accomplis par divers hommes politiques pour créer une discipline nouvelle consacrée aux recherches sur la paix, chargée d'étudier les causes des conflits internationaux et de découvrir si possible les méthodes permettant de réduire leurs chances d eclore. Dans ce contexte, l'Histoire politique est renvoyée au rang d'une science exclusivement auxiliaire ; on la considère plus ou moins comme une mine où il est possible de trouver des exemples et des matériaux qui serviront à éprouver la valeur de théories plus ou moins générales sur les conflits et les relations entre puissances. La méthode individualiste des historiens politiques traditionnels et leurs efforts pour découvrir derrière les événements des structures de motivations individuelles sont de plus en plus écartés en faveur de théories générales. Des tentatives comme celle à laquelle s'est livrée Karl W . Deutsch pour introduire des méthodes quantitatives dans la science politique ne conduisent peut-être pas encore à des découvertes sensationnelles, mais il est clair qu'elles abandonnent les formes traditionnelles de l'interprétation historique. Jusqu'à présent, la réponse des historiens politiques à ces nouveautés a été ambiguë. Tout en restant sceptiques devant les nouveaux départs pris par les disciplines voisines, ils tendent à faire leur la plupart de ces innovations, tout au moins en principe. Mais, en pratique, les possibilités d'intégrer les nouvelles méthodes de recherche de l'histoire sociale et des sciences politiques et sociales à leurs propres travaux se sont révélées limitées, quand cela ne serait qu'en raison des très grandes difficultés de communication entre les diverses disciplines. Il n'en reste pas moins que cette attitude apparaît comme la plus sensée, car l'histoire politique ne peut se maintenir

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et peut-être s'enrichir qu'en se servant des résultats obtenus dans les disciplines avec lesquelles elle est liée. De cette manière, il se pourrait que l'histoire politique devienne une fois de plus le synonyme de l'histoire en général. Car il semble bien que l'Histoire politique possède une capacité d'intégration sans limites. Néanmoins, on peut se demander si elle n'est pas menacée de perdre son identité au cas où elle se contenterait d'intégrer de nouvelles méthodes et d'ajouter de nouveaux sujets à ceux qui sont les siens, sans se soucier d'où proviennent les uns et les autres. Cela nous conduit au problème essentiel, celui de savoir ce que signifie aujourd'hui l'histoire politique. Je n'ai pas l'intention d'entrer dans la discussion qui fera l'objet du rapport de H. Trevor-Roper. Toutefois, il est nécessaire, au point où nous en sommes, de présenter quelques observations essentielles. L'histoire, en tant que science sociale, liée à la société contemporaine, dépend, en premier lieu, de l'existence d'une société « ouverte » et dynamique et, en second lieu, elle repose sur l'hypothèse que les hommes sont, dans une certaine mesure, capables de donner forme, de façon rationnelle, à leur avenir. Elle affirme aussi — et à cet égard, elle se tient sur un terrain solide — que les hommes sont influencés, dans toutes leurs actions sociales, par l'idée qu'ils se font eux-mêmes de leur propre passé. Si l'on me permet de passer un instant à la langue allemande, je dirais que « Gescbichtsbilder sind machtig », c'est-à-dire que les idées que l'on se forme du passé sont puissantes, qu'elles exercent une influence considérable sur les systèmes de valeurs de tous les groupes dans une société donnée, et qu'il est probable qu'elles agissent plus ou moins fortement sur leurs attitudes sociales et politiques. En règle générale, les idées que l'on se forme du passé n'ont pas grandchose de commun avec la connaissance historique exacte ; elles peuvent prendre la forme de simples mythes ou, comme il est de règle dans la plupart des sociétés post-newtoniennes, d'idéologies de types différents. Il faut reconnaître que, comme Daniel Bell l'a démontré, les idéologies de type holistique perdent partout de leur influence. Mais d'autres types d'idéologies les ont remplacées. Il s'agit, d'une part, de celles qui sont d'une nature purement volontariste, étant donné qu'elles ne se présentent pas fondées sur un système scientifique mais ne se justifient que par des raisons d'ordre moral. L'anarchisme romantique de toute une partie de la « nouvelle gauche » en constitue un exemple particulièrement frappant. L'autre type d'idéologie contemporaine apparaît sous un déguisement exté-

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rieur totalement a-historique. Elle affirme que ses objectifs coïncident exactement avec la situation objective et avec les tendances d'un système industriel pleinement développé, dans lequel le cours général des événements est de toute façon déterminé par le processus technologique qui ne laisse de jeu qua des réformes de faible amplitude et à des « réparations » sociales. Le penchant conservateur de ces idéologies est évident, bien que leurs caractères idéologiques soient dissimulés derrière une masse d'arguments scientifiques ou pseudo-scientifiques. Si frappant que puisse être le caractère apparemment non historique de la société industrielle, cette dernière est en réalité la base sociale la plus historique que l'histoire connaisse. Et l'analyse historique peut aider à découvrir le caractère particulier de cette société et définir pour elle des directions possibles pour une évolution plus humaine. C'est là que l'histoire est en mesure d'apporter une contribution importante à l'étude des sociétés, c'est-à-dire dans la mesure où elle pourra aider les sciences sociales empiriques à dépasser les limites d'une méthode purement structurale-fonctionnelle qui, ne possédant pas d'objectif propre, tend à s'identifier à l'ordre existant au lieu d'ouvrir de nouvelles possibilités à une politique de réformes rationnelle. Si l'on accepte ces prémisses, l'histoire politique aura à jouer un rôle important dans ce contexte. Car, si les méthodes de recherche de l'histoire sociale sont nécessaires pour définir les fondements historiques des sociétés industrielles et postindustrielles, ses résultats devront être intégrés dans un modèle d'explication historique qui attachera une particulière attention aux processus de prises de décisions, y compris aux attitudes et aux structures de motivations des différents groupes qui, directement ou indirectement, entrent ici en jeu. Savoir comment le changement social se produit en réalité, dans certaines conditions données, reste le centre de toute compréhension historique. Il est évident que l'on doit prêter une grande attention aux facteurs extérieurs, ce qui pose de nombreux problèmes très complexes ; mais tous devront être, d'une manière ou d'une autre, directement reliés au processus qui est réellement à l'origine d'un changement social d'un certain ordre de grandeur. Là, l'histoire politique, en tant que discipline particulière parmi celles qui se consacrent à l'étude des sociétés, est dans son domaine légitime. L'histoire politique se demande toujours quand, où et comment des décisions d'une importance historique ont été prises dans une société donnée, appartenant à un type historiquement défini.

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On continuera bien entendu à discuter pour savoir dans quelles sphères du processus social les décisions importantes se situent. Se situent-elles dans les organisations politiques exerçant le pouvoir au sens étroit du terme — organisations plus ou moins légitimées par un système légal —, ou bien faut-il les trouver dans la sphère économique ou peut-être même à un niveau beaucoup plus élémentaire, mettant en jeu par exemple des facteurs biologiques comme les mouvements de population ? L'histoire politique devra prêter attention à ces questions et elle devra se donner une nouvelle conception des choses afin de transférer ces divers aspects du changement social de la dimension historique à son propre cadre conceptuel. D'autre part, l'histoire tout entière, et non pas seulement l'histoire politique, repose sur l'hypothèse que, dans toute situation donnée, le processus historique est « ouvert » et que l'avenir, au moins dans une certaine mesure, se trouve remis entre les mains de groupes agissant à des fins définies. L'intérêt que soulève n'importe quel ouvrage historique, quelle qu'en soit la valeur propre, vient de la certitude que ces divers groupes se trouvaient en présence de possibilités de choix différentes, et que les voies politiques que chacun d'entre eux a choisi de suivre ont eu d'immenses conséquences qui ont agi directement ou indirectement sur notre propre réalité sociale et politique ou sur notre conscience. Ce que cela signifie peut être illustré de façon un peu plus claire si l'on considère un phénomène historique qui est d'une importance exceptionnelle pour notre conscience historique : les révolutions, et particulièrement les révolutions politiques. Le terme de « révolution » est utilisé aujourd'hui par les historiens, les spécialistes des sciences sociales et le grand public, et chacun lui donne les significations les plus diverses. Les historiens de l'économie parlent de la « révolution industrielle », ou même de la « première » et de la « seconde » révolution industrielle quand ils pensent aux changements séculiers apportés par le processus inévitable de l'industrialisation. Pour les marxistes, on appelle révolution des époques entières au cours desquelles s'est produit un changement qui a consisté à passer d'un type d'organisation des moyens de production à un autre. Cette acception est d'ailleurs entièrement justifiée puisque, dans son sens strict, le terme signifie une période de changement à la fois profond et rapide au sein d'un système social donné. Pourtant, je me bornerai ici, afin de ne pas m'écarter de mon raisonnement, à accepter l'analyse des révolutions politiques dans le sens le plus généralement admis, c'est-à-dire celui de soulèvement plus ou moins violent contre

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un système défini de gouvernement politique, entraînant des changements plus ou moins substantiels dans la structure sociale, et notamment dans la stratification sociale. Dans ce sens, on est en droit de dire que les événements qui se sont produits en France de 1787 à 1795, ou en Russie de février à octobre 1917, ou que le soulèvement qui s'est produit en Allemagne immédiatement après la Première Guerre mondiale, sont des révolutions, tandis que la question se pose de savoir si la soi-disant « révolution nationale-socialiste » de 1933-1934 mérite ce genre de dénomination relativement honorable. Il va sans dire que les révolutions des temps modernes ou, pour être plus précis, l'idée que les différents groupes sociaux contemporains se font de ces événements joue un rôle important dans l'ensemble de leur orientation politique. On peut dire que le mot de ralliement « révolution » divise les individus entre différents camps politiques, et cela est plus vrai encore si ce sont des révolutions identifiées avec précision — comme celles qui viennent d'être énumérées — qui sont prises en considération. Pour la plus grande partie des hommes vivant dans l'Occident hautement industrialisé, la Révolution française occupe une place élevée dans la hiérarchie des souvenirs sentimentaux puisque c'est elle qui a ouvert la voie au constitutionnalisme démocratique contemporain. La contre-attaque antimoderniste du fascisme fut, comme nombre de ses partisans l'ont ouvertement reconnu, dirigée entre autres choses contre les décisions prises en 1789, contre l'individualisme libéral et la société pluraliste. Les marxistes prétendent que les révolutions bourgeoises, dont la première fut la Révolution française, n'étaient qu'une première étape sur la voie conduisant à une société socialiste et qu'elles devaient donc être suivies d'une deuxième vague de révolutions, inaugurée par ce qu'ils appellent « la Grande Révolution d'Octobre ». Ils affirment que les révolutions socialistes seront les dernières du processus historique mondial et ils tendent à faire de la Révolution d'Octobre un mythe immense de nature essentiellement religieuse. La « nouvelle gauche », en Occident, est en revanche en faveur de n'importe quel événement révolutionnaire et le considère comme un bond en avant qui tend à briser ce qu'elle appelle les structures politiques solidifiées ; elle le considère comme moralement bon, quelles qu'en soient les conséquences. Les attitudes observées à propos de certaines révolutions particulières constituent, comme il en a toujours été, une sorte de carrefour dans la lutte politique quotidienne. Ces quelques remarques montrent déjà l'importance d'une

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analyse historique rationnelle des processus révolutionnaires, analyse qui comporterait l'application de toutes les méthodes et de toutes les techniques des disciplines de recherche dont dispose une société soucieuse de résoudre ses propres conflits en ayant essentiellement recours à des moyens rationnels. Lorsqu'ils décrivent et analysent les révolutions, on peut dire que les historiens mettent en jugement toutes les plus importantes positions politiques de nos jours — un jugement qui, en principe, devrait être rationnel et dirigé méthodologiquement à tous les stades du raisonnement. La Révolution américaine et la Révolution française, ainsi que toutes celles qui en ont découlé, étaient-elles des « révolutions démocratiques » au sens le plus large du terme, comme Palmer l'affirme ? Ou n'était-ce pas autre chose que la percée de la classe bourgeoise, comme l'affirment les marxistes ? Ou ne s'agit-il en réalité que d'un mythe, sans grand rapport avec la stratification sociale et l'ordre social, interprétation avancée par Cobban ? Chacune de ces réponses implique des conclusions qui auront une importance considérable pour la conscience politique des sociétés contemporaines. Nous nous trouvons en présence de conclusions analogues si nous nous reportons aux interprétations données à la Révolution russe de 1917. Celle-ci a-t-elle marqué le triomphe d'un nouvel ordre social sur le capitalisme impérialiste et l'avènement d'un système socialiste supérieur à ce qui l'avait précédé, ou bien n'était-ce rien de plus qu'un cataclysme fatal, conséquence de l'effondrement complet du système social de la Russie tsariste ? Etait-elle la messagère d'un âge nouveau pour l'humanité, ou bien n'était-ce que le pénible processus destiné à installer une dictature conçue pour vaincre par la force l'arriération économique, sociale et culturelle de la Russie ? La grande estime dans laquelle est tenue Pierre le Grand par les historiens et les personnages officiels en Russie jette sur cette question une lumière intéressante. Enfin on peut se poser la question de savoir si le caractère de la Russie, puissance autocratique et impérialiste, n'est pas resté en grande partie le même, en dépit de la Révolution d'Octobre et de tout ce qui l'a suivi. Prenons un autre exemple. Les démocrates allemands de la majorité ont-ils eu raison d'arrêter la Révolution allemande de 19181919 dès ses premiers pas pour sauver tout ce qu'il était possible de sauver de l'Empire allemand ? A cette question, tout le monde répond traditionnellement par l'affirmative, à l'exception des communistes, simplement parce que cette attitude a prévenu le risque possible de l'établissement d'un pouvoir communiste en Allemagne. En

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général, les historiens actuels ont sur cette question un point de vue différent, et cela ne provient en aucune manière des sympathies qu'ils pourraient avoir pour l'extrême-gauche. Ils affirment avec quelque raison que les potentialités démocratiques des « Conseils d'ouvriers et de soldats » auraient pu être utilisées au bénéfice d'une démocratisation de la société allemande. On comprend qu'une telle opinion ait grandement contribué à redonner vie au débat sur les qualités du système parlementaire. Des discussions non moins passionnées s'élèvent sur la question de savoir si la prise du pouvoir par les nationalistes en 1933-1934 peut être qualifiée de révolution. De bien des manières, c'était en réalité une révolution, à moins qu'on ne préfère l'appeler une contre-révolution (toute distinction entre révolutions et contre-révolutions partant d'un point de vue idéologique me paraît arbitraire : je ne vois pas pourquoi les révolutions qu'on peut appeler « progressistes » sont plus révolutionnaires que celles qui ne le sont pas). Comme l'a montré Schoenbaum, l'édifice social allemand a subi de considérables transformations sous le régime national-socialiste, bien que cela ne se produisît pas dans la direction définie par la propagande « petite bourgeoise » du national-socialisme, non plus que selon le point de vue marxiste conformément auquel le fascisme était une forme extrême du règne du capitalisme monopoliste. Lorsqu'elle pose des questions de cet ordre, et quand elle essaie de leur trouver des réponses appuyées sur des preuves historiques, l'histoire politique met en évidence les objectifs principaux qui sont les siens. Les historiens de la politique ont pour ambition d'exercer une influence sur les convictions et les attitudes politiques des groupes auxquels ils s'identifient. Des opinions réalistes sur le caractère de l'ordre politique et social en viennent à être modifiées, ou peut-être confirmées, par une analyse critique des dimensions historiques impliquées. Les historiens aident les individus et les groupes pour lesquels ils écrivent à définir plus correctement leur propre position idéologique en la situant de façon plus exacte dans son contexte historique. Cela les conduira, dans bien des cas, à réfléchir sur leurs propres positions à cet égard, ce qui peut les mettre à même de réagir d'une façon plus rationnelle aux problèmes du jour. S'il veut parvenir à quoi que ce soit de ce genre, l'historien de la politique doit faire deux choses. Il doit d'abord analyser soigneusement les processus historiques dont il s'agit, ce qui réclame un examen attentif de toutes les sources d'information concernant le sujet étudié. En deuxième lieu, il doit intégrer les résultats auxquels il a abouti

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dans un contexte historique général incluant, explicitement ou implicitement, la période actuelle et les rapports particuliers qu'il entretient avec elle. Il est évident que tout cela vaut, en principe, pour tous les types d'Histoire politique, bien que les relations réciproques entre les interprétations historiques des révolutions et les positions politiques à l'égard de l'actualité soient plus particulièrement frappantes. De tout ce qui vient d'être dit, il s'ensuit aussi que les innombrables tentatives auxquelles se livrent les historiens et les spécialistes des sciences sociales pour élaborer, par le moyen d'une analyse comparative, une théorie générale des révolutions ou, tout au moins, un ensemble de règles à peu près générales sur le cours typique suivi par les révolutions, seront considérées par les historiens de la politique comme n'étant que d'une importance secondaire, quelques réussites que rencontrent certaines de ces tentatives. Pour les historiens de la politique, la question qui se pose sera toujours de savoir quel message s'incarne dans le processus révolutionnaire qu'ils reconstruisent soigneusement et souvent non sans mal. La question de savoir s'il existe des lois plus ou moins générales régissant le cours typique et les différents stades d'une révolution donnée, ou encore dans quelle mesure et à quels moments du processus révolutionnaire la violence se fera nécessairement jour, toutes ces questions sont d'importance secondaire. Cela ne signifie pourtant pas que les historiens ne s'intéressent pas à des généralisations de cet ordre. Tout au contraire, ils s'y intéressent beaucoup et, quand ils expliquent la suite des événements, ils se réfugient toujours dans des exposés théoriques, d'un caractère plus ou moins général, quoique souvent implicitement et plus souvent encore d'une manière hypothétique. Ils seraient heureux si les sciences sociales leur fournissaient une bonne quantité de théories utilisables sur les attitudes sociales des groupes et des individus dans des situations définies. Même alors, ils ne s'en serviraient que comme modèles hypothétiques de comportement social, utilisés comme une sorte d'échelle de mesure permettant de dire jusqu'à quel point les actions et les attitudes sociales des individus et groupes en question s'écartent de la norme. Toutefois, il faut bien dire que jusqu'à maintenant les résultats des diverses tentatives effectuées en vue de parvenir à des théories plus ou moins générales sur le caractère et le cours des révolutions, en partant d'analyses historiques ou structuralo-fonctionnalistes, ont été décevants. L'ouvrage de Rosenstock-Huessy, Die europäischen Revolutionen, est un livre très intéressant, mais jamais son argumen-

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tation ne devient moins rigoureuse que lorsqu'il essaie de trouver des règles générales s'appliquant aux révolutions. Les essais de Lynford Edwards et de Crâne Brinton sont un peu plus convaincants, bien que tous deux ne se servent que de techniques très traditionnelles. Il est révélateur que, dès le départ, Brinton mette en garde ses lecteurs contre l'espoir de trouver grand-chose dans son livre qui se rapporte à des lois ou à des règles générales. La première et la sixième de ses six formules générales, sur les causes et la nature des révolutions, seront peut-être admises par la plupart des historiens. Il est vrai en effet que les révolutions, dans le sens que j'ai exposé ci-dessus, c'est-à-dire des changements rapides et violents à l'intérieur d'un système politique donné, exigent comme condition préalable un certain degré de dynamisme dans l'édifice social en tant que tel ; dans le cas contraire, les énergies sociales et politiques qui en arrivent à une soudaine éruption au cours du processus révolutionnaire n'auraient pas pu s'accumuler et prendre en même temps une attitude en rapport avec ces événements. La thèse de Griewank et Arendt, selon laquelle les révolutions sont un phénomène propre aux temps modernes, s'appuie non seulement sur l'étymologie du mot « révolution » mais aussi sur l'expérience historique. Il est peu probable que des révolutions se produisent dans des sociétés plus ou moins statiques. C'est cette observation qui a conduit Max Weber à dire que, dans la société bureaucratique de l'avenir — la « cage d'acier de la servitude » — dont il pensait qu'elle en était déjà à son premier stade, les révolutions réussies ne seraient plus possibles et seraient remplacées par des coups d'Etat. (Weber était convaincu que, pour cette raison, la révolution bolchevique était condamnée à l'échec.) En réalité, la question se pose de savoir si dans des sociétés hautement industrialisées ayant une structure sociale très rigide et une croissance économique limitée, la probabilité de soulèvements révolutionnaires ne sera pas plus faible que dans des formations historiques antérieures bien que, pour ma part, je sois assez réservé devant ce genre d'hypothèses. Un certain degré de dynamisme, soit vers le haut (comme le pense Brinton), soit vers le bas, paraît également être une des conditions préalables à des mouvements révolutionnaires ainsi qu'à la formation — et ceci se réfère à la deuxième formule générale proposée par Brinton — moins de distinctions précises entre les classes que d'une conscience de classe intense, dont chacun reconnaît qu'elle joue un rôle précis dans la plupart des processus révolutionnaires. Mais les quatre

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autres formules générales — la défection des intellectuels, l'échec du mécanisme administratif, l'effondrement des finances publiques et la perte de confiance en soi chez les élites dirigeantes — ne portent que sur des symptômes, et il serait difficile de les vérifier en général sur un échantillonnage vraiment représentatif de révolutions. En dehors de cela, les déductions de Brinton ne sont en aucune manière impartiale : elles manifestent un préjugé évident à l'encontre des révolutions. Il observe les révolutions avec les yeux d'un membre des vieilles élites dirigeantes, donnant son avis sur la manière dont elles auraient pu éviter un désastre qui, comme il le dit, conduit presque toujours à un régime plus strict et plus autoritaire que le précédent — ce qui n'a certainement pas été le cas en France en 1830, ou en Allemagne en 1918-1919. Les autres essais littéraires ayant pour objet d'exposer des généralités sur les révolutions sonr encore moins satisfaisants, du moins à notre point de vue particulier, comme par exemple le travail, par ailleurs fort intéressant, de Hannah Arendt, Sur la Révolution, qui comporte quelques affirmations particulièrement erronées comme, par exemple, que toutes les révolutions ont commencé comme des restaurations. A cet égard, Gottschalk est beaucoup plus prudent et, jusqu'à un certain point, il a raison de faire remarquer que la première cause d'une révolution (c'est-à-dire le facteur qui marque son début) est toujours la provocation, qui est souvent de nature économique. Il faut reconnaître qu'on a fait, et qu'il est possible de faire des observations d'ordre très général sur les caractéristiques distinctives des processus révolutionnaires modernes. Ce qui n'empêche qu'on ne peut, semble-t-il, les appliquer aux cas particuliers que d'une manière limitée. Elles seront certainement utiles pour aiguiser le regard de l'historien ou du sociologue qui étudie une révolution particulière. Elles le lanceront sur de bonnes traces, mais, en dehors de cela, leur valeur est limitée. Il est certain qu'il est impossible de leur accorder assez de confiance pour construire sur elles une théorie même moyennement valable. A cet égard les commentaires sceptiques de Palmer contiennent une grande part de vérité : « A partir de n'importe quelle situation sociale et humaine concrète et particulière, soit historique, soit politique et actuelle, soit de toute autre sorte, je doute qu'il soit possible de parvenir, avec évidence, à des généralisations qui soient tout à fait valables ou tout à fait dépourvues de valeur. En d'autres termes, une telle généralisation, pour être admissible, devra

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s'encombrer de tant de si, de et et de mais qu'elle en perdrait la précision scientifique à laquelle elle tend \ » Il semble que la sociologie comparative, du moins jusqu'à présent — mais on ne trouve que peu de travaux dans ce domaine — ait encore moins bien réussi dans ses tentatives pour parvenir à des théories générales quand elle s'est préoccupée des périodes révolutionnaires. On peut peut-être s'accorder avec J. C. Davis pour dire que la plupart des soulèvements révolutionnaires se produisent dans une situation marquée par un fossé considérable entre les aspirations sociales croissantes de l'ensemble de la population et les réalisations sociales du système politique, bien que cela ne concorde pas du tout avec l'exemple russe (qui est mis en avant comme prin cipale preuve). Et dans bien des cas, mais non dans tous les cas (comme, par exemple, pour la Révolution allemande de 1918-1919), nous constatons qu'une période de récession, succédant à une période de croissance plus ou moins constante, a immédiatement précédé le véritable début de la révolution. Des critères comme ceux dont nous venons de faire état n'expliquent en aucune manière pourquoi un système politique s'effondre soudain sous le coup d'un soulèvement révolutionnaire à un point de jonction précis des processus sociaux, pas plus qu'on ne peut les considérer comme des indicateurs sûrs quant à la possibilité ou à la probabilité d'un soulèvement révolutionnaire. Tanter et Midlarsky, qui ont essayé de vérifier les hypothèses de Davis sur un plan plus universel, arrivent, en se fondant sur l'exemple d'un certain nombre de révolutions survenues entre 1955 et i960, à la conclusion que plus le niveau de formation intellectuel est bas dans la période pré-révolutionnaire, plus longue et plus violente sera la révolution. Il se peut que cela soit vrai pour la courte période qu'ils ont envisagée, mais un historien qui garde en mémoire une image vivante de la Révolution française de 1789 se sent irrité ou tout au moins déçu. Il se pourrait que les sociologues, en améliorant leurs instruments théoriques et en se servant de techniques plus raffinées dans l'utilisation qu'ils font du matériel empirique, se révèlent capables de découvrir des corrélations de valeur plus générale. Il paraît pourtant douteux qu'il soit possible d'isoler suffisamment les révolutions du contexte historique général pour pouvoir se livrer sur elles à une ana1. GOTTSCHALK, Generalization

p. 75.

in the Writing

of History,

Chicago,

1963,

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lyse structuralo-fonctionnaliste comparative. De nombreux savants qui ont entrepris des recherches de cet ordre avouent qu'il est extrêmement difficile de définir le point de départ tout aussi bien que le terme d'une révolution, pas plus qu'on ne peut considérer le degré de violence qu'elle atteint comme un signe sûr de l'intensité du processus révolutionnaire. Il me semble que les sciences sociales obtiennent de plus grands succès quand elles s'occupent de périodes de stabilité relative (ce qui peut comporter une croissance économique relativement stable) que lorsqu'elles traitent de périodes révolutionnaires où elles se heurtent à des difficultés quasiment insurmontables : elles doivent prêter attention à un nombre presque illimité de variables qui, en outre, ont plus ou moins d'importance selon les phases du processus révolutionnaire. Au mieux, les sociologues peuvent s'arranger des phases préliminaires des révolutions. Peut-être n'est-il pas impossible d'établir, grâce à une analyse comparative qui associe les méthodes de recherche de l'histoire politique normale à celles de la sociologie empirique, quelques-unes des conditions préalables à l'éclatement des révolutions, et cela d'une façon valable. Il s'agit, par exemple, des conditions suivantes : — une structure politique solidifiée, qui ne correspond plus au processus dynamique de la société. — une diminution de la croissance économique ou, tout au moins, une détérioration de la situation pour d'importants secteurs de la population, cela succédant à une période de croissance assez régulière, — un fossé grandissant entre « la montée des aspirations sociales » et les réalisations sociales du système social existant, — une idéologie utopique exposée et appuyée par des groupes importants de l'intelligentsia, ceux-ci n'ayant que peu de possibilités de faire partie des élites dirigeantes. Si maintenant nous passons au cours réel des révolutions, nous voyons que les méthodes de recherches normalement employées par l'historien de la politique apportent plus de résultats concrets que toute sorte d'analyse quantitative. Cela est dû au caractère de ces périodes qui connaissent un changement social très rapide. Une révolution est toujours associée — quand ce n'en est pas la cause — avec un effondrement soudain de ce que Max Weber appelle le « Legitimität seinverständnis » de la part des gouvernés, effondrement qui peut être partiel ou total. Tel est toujours le point de

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départ typique du processus révolutionnaire qu'il ne faut pas confondre avec le problème de la « guerre civile », des révolutions couronnées de succès pouvant très bien s'accompagner d'un minimum de violence. Il s'ensuit qu'un certain nombre de forces politiques et sociales, comportant des bases plus ou moins institutionnalisées, sont libérées alors qu'elles se trouvaient auparavant plus ou moins contrôlées par les autorités. Tout dépend des situations particulières : l'affrontement entre ces diverses forces politiques qui peuvent être organisées selon les catégories sociales ou autrement, sera-t-il extrêmement violent ou non ? La réaction sera-t-elle assez forte pour lâcher la bride à d'autres forces politiques qui, dans une situation normale, ne se seraient même pas manifestées ? Il me semble que, pour cette seule raison, il est impossible de prévoir quel sera le dénouement d'une révolution ; c'est tout au plus si, jusqu'à un certain point, on peut discerner la direction que prendront les événements. Il reste que la question de savoir si l'ordre ancien sera restauré (comme en Allemagne et en Autriche en 1849), ou si un ordre entièrement nouveau sera établi (comme en France en 1791 et en Russie en 1917), ou si on en arrivera à un compromis (comme en France en 1830 ou en Allemagne en 1917-1918) dépend dans une si large mesure des situations particulières à chaque cas que toute théorie générale est ici condamnée à l'échec. La principale raison pour laquelle des généralisations d'ordre quantitatif ont peu de chances de se révéler valables provient du fait que, dans les situations révolutionnaires, des minorités comparativement restreintes jouent souvent un rôle décisif et complètement hors de proportion avec leur importance relative par rapport à la société tout entière. Cela est aussi vrai des révolutions de masses que de ce qu'on appelle les révolutions de palais. Dans une situation révolutionnaire, l'équilibre interne du pouvoir est plus ou moins brisé, ce qui peut conduire aux événements les plus inattendus. Cela est vrai également de l'opinion publique qui se trouve dans un état d'extrême confusion et qui est facilement fascinée par des combinaisons sensationnelles qu'elle ne supporterait pas en temps ordinaire. Et enfin, ce qui n'est pas le moins important, le rôle des individus, au cours de périodes de ce genre, peut être extrêmement grand, et il s'agit là d'un élément qui échappe totalement à la méthode d'analyse quantitative. Parlant de la Révolution française de 1789, Alfred Cobban écrit : « A chaque instant de son évolution, la Révolution

aurait

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pu changer de cours soit par un simple hasard soit par une décision ou un caprice d'un personnage quelconque. » 11 n'y a là, pour l'historien de la politique, aucun motif de se réjouir. Lorsque j'insiste sur l'importance du facteur individuel, ce n'est pas que je veuille me retirer dans le camp de l'historicisme qui soulignait le caractère particulier de chaque événement historique et des actions de chaque personnalité. Cela dit, que ce soit justifié ou non, il n'est pas facile de se débarrasser de personnages historiques comme Robespierre, Lénine ou Hitler. Leur influence personnelle sur le cours des événements a été considérable, même si nous admettons qu'ils ont agi comme les « weltgeschichtliche Individuen » de Hegel, c'est-à-dire qu'ils ont agi conformément aux conditions objectives de leur époque. C'est pourquoi il semble indispensable d'interpréter leurs actes et leurs motivations en utilisant les techniques philologiques traditionnelles de l'historiographie. Une analyse du contenu ne suffirait pas, car elle ne peut révéler que des résultats statistiques, c'est-à-dire moyens. De même, la sociopsychologie ne fournira que des informations complémentaires et des explications partielles. Il faut, bien entendu, interpréter le rôle des individus dans les processus révolutionnaires selon le contexte social qui leur offre la chance de réaliser le maximum d'eux-mêmes. Il existe une corrélation précise entre la structure du système social et les chances que possède un individu de s'élever aux positions supérieures : les systèmes politiques instables offrent de meilleures chances à certains individus de réaliser leurs projets arbitraires, et les systèmes qui se sont déjà engagés dans un processus révolutionnaire sont encore plus favorables à cet égard, même si les résultats acquis ne sont pas toujours permanents. C'est là que l'historien de la politique se trouve sur son propre domaine, même s'il lui faudra encore avoir souvent recours à l'assistance de ses collègues des autres sciences sociales pour leur demander des informations complémentaires, ou pour jeter une lumière nouvelle sur un problème particulier. De même, alors qu'il ne s'intéresse pas lui-même de façon particulière aux théories générales de l'action sociale, l'historien de la politique pourra, en retour, apporter les informations utiles aux sociologues qui cherchent à formuler et à mettre à l'épreuve de telles théories. On doit espérer que, dans l'avenir, les relations entre historiens et sociologues se feront plus étroites qu'elles ne l'ont été jusqu'à présent et qu'elles comporteront plus d'apports réciproques.

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Toutefois, il doit être bien entendu que le principal objet de l'histoire politique est ailleurs, bien qu'en fin de compte, l'historien, comme le sociologue, cherche à mettre au point des méthodes permettant de s'orienter dans notre monde selon la raison. Même si les historiens de la politique pouvaient hardiment accomplir leurs travaux en se servant seulement des méthodes de l'analyse structuro-fonctionnelle et de l'interprétation comparative de données quantitatives, ils auraient du mal à s'en satisfaire. Cela ne signifie pas qu'ils se contentent d'écrire une histoire narrative selon l'usage traditionnel ; ils ne cherchent pas à décrire les processus révolutionnaires du point de vue des révolutionnaires ou de leurs adversaires contre-révolutionnaires, et encore moins du point de vue qu'adoptent leurs héritiers d'aujourd'hui. Ils étudient seulement la valeur des notions qui ont cours sur le phénomène révolutionnaire, les comparant avec les données dont ils disposent qui permettent de mesurer l'ampleur du changement social et économique qui s'est réellement produit. Il arrive parfois que les résultats auxquels ils aboutissent ne soient pas flatteurs pour la cause révolutionnaire et les mythes sociaux dont elle s'entoure ; et les forces contre-révolutionnaires s'en tirent généralement encore plus mal. Malgré tout, en dépit des avances et des retraits qui se produisent constamment dans une société soumise à la révolution, en dépit du fait que la plupart des réalisations révolutionnaires sont reperdues ensuite, les révolutions politiques provoquent des innovations dans les institutions politiques et dans les structures sociales. Si nombre de principes et d'idées avancées pour la première fois sont oubliés ensuite, ils tendent à renaître sous une forme plus ou moins différente à d'autres moments critiques du processus historique. Et il arrive souvent que les formes d'organisation politique ou sociale créées par les soulèvements révolutionnaires réapparaissent parfois après plusieurs générations. Ces convulsions violentes des sociétés révèlent à l'homme aussi bien les possibilités dont il dispose que les limites qui lui sont imposées quand il s'agit de donner une forme entièrement nouvelle à un ordre social et politique. Il est utile de rappeler des événements aussi extraordinaires non seulement parce qu'ils constituent des récits passionnants, mais parce qu'ils enseignent aux générations actuelles les immenses possibilités, les énormes risques et les pièges que comporte une politique qui consisterait à donner des formes entièrement nouvelles aux structures politiques et sociales actuelles. J e voudrais revenir ici à la remarque que j'ai faite au début

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de cet exposé, c'est-à-dire que la contribution de l'histoire politique à la compréhension des sociétés actuelles ne peut avoir de sens que dans des sociétés dynamiques qui sont décidées à définir rationnellement leur propre avenir. L'histoire politique tire toute ses énergies vitales de l'hypothèse selon laquelle un avenir inconnu s'étend devant nous, riche de possibilités illimitées de développement et de solutions possibles aux problèmes politiques et sociaux. Nous regardons en arrière parce que nous voulons en savoir davantage sur nous-mêmes et sur le caractère particulier de la société dans laquelle nous vivons. J e voudrais, pour conclure cet exposé, présenter une dernière remarque. Si le rêve des sociologues, qui est d'établir une méthode parfaitement sûre permettant de prévoir les révolutions, se réalisait (ce dont, personnellement, je doute), il n'y aurait plus de révolutions. Car le résultat de leur découverte serait que les énergies dynamiques des sociétés contemporaines seraient mesurées en termes quantitatifs à chaque point où elles se manifestent. Cela ne pourrait se faire que dans des sociétés où tous les changements sociaux seraient soumis à un contrôle rationnel, exercé par des organismes bureaucratiques de tous genres. Dans une telle situation, il est peu probable que les énergies politiques et sociales nécessaires à l'éclatement d'un mouvement radical brisant toutes les barrières puissent s'accumuler dans une mesure suffisante. En d'autres termes, cela signifierait que le cauchemar de Max Weber, la « cage d'acier de la servitude », serait devenu une réalité. J e crois que les choses n'en viendront jamais là, et c'est pourquoi je suis profondément convaincu que l'histoire politique restera un passionnant sujet d'étude pour tous ceux qui veulent défendre une société ouverte.

DISCUSSION

Raymond Aron :

Pourquoi y aurait-il une crise dans l'histoire politique, dans un siècle où la politique a été si terrifiante, dans un siècle ou une soidisant révolution faite au nom d'une théorie affirmant la primauté de l'économique a abouti à un régime où les considérations politiques ont un poids décisif ?

Peter Wiles :

En réalité, il ne devrait pas y avoir de crise. Ce que nous constatons, c'est seulement la stupéfaction justifiée de chacun devant la condition humaine qui n'a jamais été aussi politique qu'aujourd'hui. Dans notre total désespoir, nous cherchons d'autres mots pour exprimer les notions de « causalité » et d' « explication » ; nous découvrons des définitions moins exigeantes de ce que « causalité » et « explication » devraient signifier. Il fut un temps où nous nous servions du mot « dialectique » ; dans cette discussion, on parle beaucoup de « causalité génétique » (je n'ai pas encore compris ce que cela voulait dire) ; j'ai entendu prononcer le mot « interprétation », dont on pourrait croire qu'il ne signifie rien autre qu' « explication », et je vous ai entendu dire que vous étiez en mesure d'expliquer des choses sans pouvoir les prévoir ! C'est là une réaction très naturelle au fait que l'histoire politique est extrêmement importante et extrêmement difficile. J'irai plus loin, et je ferai une déclaration très choquante : la méthodologie de Toynbee est parfaitement juste et je la recommande à tous les historiens de la politique. Ce qui ne va pas chez Toynbee, c'est quelque chose de tout à fait différent de la méthodologie : c'est le manque de talent. Nous sommes en train de nous demander s'il serait judicieux de

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procéder à des généralisations à propos des révolutions. J e vous citerai l'exemple de trois généralisations portant sur les révolutions et qui ne me semblent ni inutiles, ni absurdes. J'ai été amené à réfléchir sur ces questions, bien entendu, dans le contexte de la révolution des étudiants : j'étais en mesure de formuler quelques prévisions au bénéfice de mes étudiants simplement parce que j'avais lu quelques ouvrages sur la Révolution française et la Révolution russe, et également sur la guerre civile anglaise, et, dans une certaine mesure, ces prévisions se sont révélées justes. La première : que les groupes les plus extrémistes joueraient un rôle plus important dans les dernières phases que dans les premières. La seconde : que la révolution dévorerait ses propres enfants, que ce soient les modérés qui mangent les extrémistes ou le contraire : il n'y aurait pas de compromis. Et troisièmement : que le passé survivrait, que ce soient les modérés ou les extrémistes qui gagnent, ou que la révolution soit simplement vaincue. Il s'agit là d'observations qui ne sont que de purs lieux communs, et c'est pourquoi nous avons peur de les formuler et de les écrire dans des livres ! Mais, après tout, mes étudiants ne les connaissaient pas... Hugh Trevor-Roper : Je pense que la méthodologie de Toynbee est fausse, bien qu'il l'ait exprimée avec un talent considérable. Sa méthodologie consiste à choisir des exemples qui viennent à l'appui de ses conclusions et à ne pas les soumettre à l'épreuve d'autres exemples possibles qui indiqueraient une direction opposée. J e soupçonne le professeur Wiles d'être cohérent avec lui-même et de se servir de la même méthodologie. Peter Wiles : J e suis d'accord pour dire que la manière dont il se sert de sa méthodologie manifeste son manque de talent. Il ne se plie pas aux règles, aux règles très simples qu'il a lui-même établies, et c'est là la principale critique que je lui fais. Hugh Trevor-Roper : Mais comment pouvez-vous distinguer une méthodologie de l'usage qu'on en fait ? Alan Bullock : Il y a bien longtemps, me demandant ce que je pourrais bien faire

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L'histoire politique

en crtse

pour éblouir le monde par l'originalité de mes talents historiques, je conçus le projet d'écrire une étude comparative des révolutions et j'écrivis, en bref, l'histoire d'une demi-douzaine de révolutions. Je découvris alors que je me trouvais devant ce fait tout simple : si vous vous mettez à écrire une étude comparative des révolutions, ou bien vous vous transformez en sociologue et vous vous mettez à formuler des généralités sur la révolution en soi, et vous essayez de les préciser de plus en plus, ou bien, et c'est ce que font la plupart des gens, vous en prenez une et vous essayez de faire entrer les autres dans le modèle qu'elle constitue. C'est ce qui me frappe chez Crâne Brinton, et aussi chez Toynbee qui, ayant commencé comme un historien classique du monde méditerranéen antique, a toujours cherché des ressemblances ailleurs. M'occupant de la Révolution française et de la Révolution russe, qu'est-ce que je devais faire ? Essayer de faire en sorte que les Jacobins jouent le rôle des Bolcheviks et les Girondins celui des Mencheviks, ou bien faire en sorte que les Bolcheviks jouent le rôle des Jacobins et les Mencheviks celui des Girondins ? La difficulté, pour moi, venait de ce que je ne désirais pas être un sociologue, que je n'entendais pas élaborer un modèle de révolution parce que mon intérêt se porte, sinon sur ce qui est unique, du moins sur ce qui est particulier, sur le hic et nunc ; bien entendu, il se peut que le particulier se répète et aucun historien de qualité n'aurait pensé qu'il écrivait un mot d'histoire s'il n'essayait pas de procéder à ce que M. Wiles appelle « le degré inférieur de généralisation ». Rappelez-vous Tocqueville décrivant la Révolution de 1848 et disant : « La révolution se répète toujours elle-même. » Formule que Marx lui emprunta en y ajoutant que « d'abord elle se répète en tant que tragédie, et ensuite en tant que farce ». L'historien aime toujours rencontrer une splendide généralisation, mais il n'est pas enclin à les développer lui-même. C'est là ce qui fait la différence entre le tempérament de l'historien et celui du sociologue, et qui est bien plus importante qu'une différence de méthode : une différence de tour d'esprit entre ceux qui sont prêts à utiliser toute généralisation, toute extension concevable d'une pensée ou d'un concept, et ceux qui sont tenus à demeurer sceptiques jusqu'au moment où ils ont essayé ces idées sur les événements réels qu'ils cherchent à décrire. Je voudrais conclure en vous proposant un exemple : on a beaucoup écrit sur la psycho-histoire. J'aurais cru que ce serait merveilleux de pouvoir se servir des découvertes de la psychanalyse, si chancelantes soient-elles, pour la biographie historique, et même davantage :

Discussion

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pout comprendre certains phénomènes particuliers. Jusqu'à présent, les résultats obtenus ne sont pas impressionnants : le seul livre que je connaisse, que l'on cite toujours avec beaucoup de respect, l'essai d'Erickson sur le jeune Luther, me paraît extrêmement hypothétique, et j'ai l'impression qu'il donne moins de renseignements sur Luther que la plupart des livres que j'ai lus sur le même personnage. Aucun historien ne se fermera l'esprit à la possibilité d'une nouvelle forme d'investigation, mais avant que nous n'adoptions des formes très ésotériques, nous voulons d'abord en constater un certain nombre d'applications fructueuses. Daniel Bell : Dans un sens, je pense que ce que l'on appelle l'histoire comparative n'existera jamais. L'histoire comparative est un piège dans lequel chaque historien s'introduit à ses propres risques. D'après la définition même qu'en a donnée M. Bullock, l'histoire est particulière, concrète, multiple. Comment comparer ce qui est particulier à ce qui est particulier ? C'est impossible. Ce qu'il faut faire, c'est faire intervenir des catégories analytiques qui violent nécessairement le particulier. Si je veux comparer par exemple le système politique des Etats-Unis de la France et de l'Angleterre, je constate que l'un de ces pays a un président, l'autre un Premier ministre et le troisième un président, et il est toutefois inadmissible d'utiliser les termes président, Premier ministre et président parce qu'ils signifient quelque chose de très différent dans chacun des systèmes. Dans ces conditions, il me faut trouver un ordre d'abstraction supérieur pour en parler et je trouve le mot « exécutif ». Mais si j'emploie le mot « exécutif », et si je veux comparer le genre de pouvoir qu'il signifie et le genre de personne qu'il désigne avec un chef de tribu qui dispose réellement du pouvoir exécutif, il me faut me retirer dans un ordre d'abstraction encore plus élevé et parler de « rôle extraordinaire » (en anglais « super-ordinate »). N'importe quel bon sociologue sait que ces catégories analytiques violent le particulier. Si vous voulez savoir « si le Jacobin est un Bolchevik, ou si le Bolchevik est un Jacobin », selon les termes employés par M. Wiles, on répondra que ce sont tous deux des extrémistes. « Extrémistes » est ici d'un ordre d'abstraction plus élevé qui, dans une certaine mesure, ne tient pas compte des particularités du Jacobin ou du Bolchevik. Churchill et Hitler sont deux personnalités extraordinairement différentes l'une de l'autre, et pourtant un sociologue, ne tenant pas compte de leurs personnalités pourra 7

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L'histoire

politique

en crise

les appeler tous deux des chefs charismatiques, terme qui ne tiendra pas compte d'importantes particularités idéologiques, mais

attirera

l'attention sur un phénomène différent : leurs relations avec les masses. Il ne peut rien exister qui ressemble à de l'histoire comparative : il ne peut y avoir que de l'histoire ou de la sociologie. Raymond Aron : Pensez-vous que ce que vous appelez la crise de l'histoire politique ait pour principale cause un conflit entre différentes écoles historiques, l'état d'esprit de la société, qui s'intéresse davantage aux questions économiques, ou la supériorité, en valeur scientifique, de l'histoire non politique ? Wolfgang

Mommsen

:

N o u s ne sommes plus certains désormais que les innovations essentielles, les changements décisifs se produisent au niveau des institutions politiques. Si l'on étudie l'histoire du XIX e et du XX e siècle, on constate que les décisions les plus importantes ont été souvent prises à un niveau très inférieur et beaucoup plus complexe. C e que Bismarck a décidé et les motifs de ses décisions ne constituent peut-être qu'une moitié de l'histoire : les gens sont plus ou moins obligés de faire certaines choses sous la pression de la société. Raymond

Aron

:

Pensez-vous que ce que vous dites est tout à fait vrai pour la Russie soviétique ? Wolfgang

Mommsen

:

Il est vrai que la Russie est un exemple de situation dans laquelle l'Etat peut être considéré comme le principal agent du changement social. C'est donc un exemple en faveur de l'histoire politique « à l'ancienne mode

». Mais, à l'Ouest, la situation

est tout

à fait

différente : l'histoire quantitative et l'histoire sociale y ont légitimement leur place. Raymond

Aron

:

Il y a autre chose. La question principale est celle-ci : l'histoire quantitative explique-t-elle ce qui se passe dans le domaine politique ?

Discussion

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Alan Bullock : En fin de compte, je crains que M. Mommsen ne finisse pas par dire que tout est lié à tout et qu'avant de parvenir à une suggestion concernant les décisions politiques, il faudra faire entrer en ligne de compte l'histoire de l'éducation et un grand nombre d'autres choses qui ne sont liées que marginalement entre elles. Je suis convaincu que cela est vrai. Mais si vous agissez ainsi, vous déclarez en même temps que l'histoire politique est un des meilleurs principes organisateurs pour la présentation de l'histoire. Je voudrais encore ajouter quelque chose : pour une grande part, la révolte contre l'histoire politique est une révolte contre la politique. Comme les individus ne devraient pas être capables de prendre des décisions, comme il ne devrait pas exister d'hommes comme Staline et Hitler, nous prétendons qu'ils n'existent pas et, en fin de compte, que les décisions sont prises par de grandes forces anonymes, ce qui est beaucoup plus admissible pour nous que cette chose intolérable : l'influence des individus sur des décisions particulières. Kostas Papaioannou : L'exemple de la Russie soviétique illustre admirablement la crise de l'historiographie politique traditionnelle. Cette histoire se déroule sous le signe du paradoxe perpétuel. Un régime qui se réclame de la conception économique de l'histoire aboutit, après deux ans d'exercice du pouvoir, à la fameuse phrase de Lénine : « Celui qui ignore le primat du politique sur l'économique ignore le b, a, ba du marxisme. » Mais dans cette société il n'y a pas apparemment d'histoire politique. L'unanimité est la règle, les détails de l'action politique nous échappent, on ne connaît rien des réunions du Politburo, etc. Il est impossible de comprendre l'histoire récente de la Russie sans tenir compte de certains phénomènes qui échappaient à l'historiographie politique traditionnelle, et notamment l'idéologie. La collectivisation demeure totalement mystérieuse, si on fait abstraction de la foi eschatologique qui anime le groupe tout à fait particulier des bolcheviks, si on ignore le thème de la diabolisation du koulak, ou encore les conflits personnels à l'intérieur du Comité central du Parti. Karl Dietrich Bracher : Il est facile d'illustrer la discussion qui vient d'avoir lieu entre le professeur Mommsen et le professeur Bullock en prenant l'exemple

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L'histoire politique en crise

de l'Allemagne nazie. Il existe une forte tendance à décrire l'histoire de l'Allemagne des années vingt et trente en termes d'évolution purement sociale et économique. Cela va si loin que, dans les travaux de certains historiens allemands, la période hitlérienne disparaît complètement aussi bien que le processus politique qu'elle a marqué. Tous les événements sont expliqués par des conflits entre intérêts industriels. Cette sorte de description historique ne remplit vraiment pas son rôle. Il se trouve qu'une partie des objectifs d'Hitler étaient complètement irrationnels et ne peuvent pas être expliqués en termes d'utilité. Ce que vous avez appelé une crise de l'histoire politique peut être définie comme une crise des mesures selon lesquelles vous définissez le poids de certains facteurs dans certaines situations. Ce problème n'est pas nouveau. La plus grande partie de la littérature historique publiée pendant les années vingt en AEemagne a abouti à une incompréhension totale de ce qui se passait dans le pays.

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Pour l'histoire

HUGH TREVOR-ROPER

QUE SERAIT LA VIE SANS UNE CONNAISSANCE DE L'HISTOIRE?

Qu'est-ce que la connaissance de l'histoire pour nous, aujourd'hui ? C'est là une question que, sous une forme ou sous une autre, je me pose souvent. Tout chercheur, je pense, doit se demander à lui-même quelle est la raison d'être de ses propres travaux et doit se rappeler sans cesse la réponse qu'il apporte à cette question, afin de demeurer conscient de cette raison d'être en les poursuivant. Autrement, ses travaux risqueraient de se disperser dans la futilité ou la banalité, ou de sombrer dans la pédanterie. Lorsque je me pose cette question, je m'aperçois qu'elle s'accompagne toujours d'une autre, qui en est le corollaire. Ce corollaire est : que serait la vie sans une connaissance de l'histoire ? Et j'essaie d'imaginer un monde intellectuel dont serait absent l'étude de l'histoire ; un monde dans lequel, en dehors des sciences naturelles et appliquées, on n'étudierait que des « sujets modernes » — politique, sociologie, économie — ainsi que la langue et la littérature. J e dois reconnaître que, lorsque j'imagine un tel monde, mon cœur se serre. Une vie dépourvue d'histoire, et du sens de l'histoire, serait pour moi une triste chose. De cela, je suis sûr. Comment pourrait-on vivre dans un monde à une seule dimension, considérant comme allant de soi tous les sédiments déposés par le temps et les œuvres humaines que nous voyons autour de nous ? Pour moi, une telle vie serait pauvre, mesquine et vulgaire. Elle serait vulgaire, parce qu'elle impliquerait une totale absence de modestie. Prendre le monde tel que nous l'avons hérité, prétendre qu'il est entièrement nôtre, ne nous reconnaître aucune dette à l'égard de nos prédécesseurs, nous complaire dans la présomption arrogante que les travaux, le génie et les souffrances du passé n'ont aucune importance pour nous et que toutes les inventions du machinisme que nous utilisons, tous les

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Pour l'histoire

métiers que nous apprenons, toutes les chances dont nous profitons sont nôtres par droit de naissance, tout cela me paraît d'un manque de modestie insupportable, tout cela me paraît agressif, complaisant, et je me sens moralement révolté par une telle attitude quand il m'arrive d'en être le témoin. Et nous en sommes les témoins. Sans aucun doute, dans certaines sociétés ou dans certaines classes de la société, cette attitude est-elle naturelle, irréfléchie, innocente en quelque sorte. L'histoire, après tout, est elle-même un métier qu'on apprend. Il faut l'inventer ou la découvrir. Longtemps, les hommes se sont contentés de se rappeler seulement ce qui leur avait été raconté par des témoins oculaires, tout le reste était « temps hors de la pensée, passé obscur et abîme du temps », dans lequel il était impossible de découvrir une voie ininterrompue. Seuls quelques rares personnages, à moitié mythiques, métamorphosés de telle sorte qu'ils en étaient devenus méconnaissables, gardaient les yeux ouverts, plus grands que nature, à travers la brume qui les déformait : Alexandre le Grand, dont les conquêtes romanesques étaient encore racontées dans l'Orient lointain, Alcibiade que François Villon faisait figurer dans son catalogue des belles femmes dont la beauté a disparu comme les neiges d'antan. Même aujourd'hui, alors que toute la poussière a été chassée, que tous les chemins — ou presque tous — ont été tracés et balisés, il y a encore des gens qui restent complètement indifférents à l'histoire. Parfois, quand je me trouve dans un lieu touristique, un temple, un palais, une villa ou un amphithéâtre, j'observe les attitudes et j'écoute les remarques des autres visiteurs et je me rends compte que l'histoire leur est totalement inconnue. Au-delà de la dernière frontière de la mémoire vivante, il leur est absolument impossible de distinguer un siècle d'un autre, et si on leur raconte (comme je l'ai entendu dire par un employé dépourvu de connaissances historiques) que la cour carrée d'un collège du xvm® siècle a été construite « il y a des milliers d'années », ils se satisfont de ce renseignement. Ils traversent une cathédrale gothique ou une cour de Palladio comme traverse un musée l'homme qui ne sait rien de l'art, qui est incapable de distinguer un primitif d'un impressionniste, un Rembrandt d'un Goya. Si l'on manque de la notion du passé, si l'on ne possède rien qui permette de s'y diriger, si l'on n'a pas le sens du changement progressif, comment pourrait-il en être autrement ? Tous les siècles se ressemblent dans un temps qui les a tous dissous, dans un « temps hors de la pensée », luimême sans mesure.

H. Trevor-Roper

: La vie et la connaissance de l'histoire

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Peut-être éprouvons-nous de la pitié pour ceux qui n'ont pas cette notion du temps. Peut-être pensons-nous qu'ils n'ont pas de chance, qu'ils sont privés d'une possibilité d'enrichir leurs vies, obligés qu'ils sont par la pression des nécessités quotidiennes de laisser derrière eux ces luxes de l'esprit. Mais il existe aussi aujourd'hui des personnes instruites (ou qui le paraissent) qui veulent très positivement se joindre à ceux-là, qui considèrent l'histoire et même le sens de l'histoire comme un obstacle au progrès humain, et qui désireraient voir le genre humain se délivrer de ces étouffantes tentacules du passé. Marx pensait que le processus historique qu'il avait lui-même si profondément étudié conduirait, au bout du compte, à la fin de l'histoire ; et il désirait le conduire à cette fin. La révolution dont il voulait être l'accoucheur devait créer une société dans laquelle le processus douloureux, la conquête brutale des forces économiques, désormais anachroniques, aurait cessé — exactement comme les révolutionnaires chrétiens des premiers âges voyaient arriver un millénaire statique qui aurait été le point culminant de leurs entreprises humaines et de leur fidélité doctrinale. Et quelquesuns parmi les sociologues contemporains prennent plaisir à nous informer de leur dédain pour l'histoire : une histoire que, peut-être, ils définissent en des termes que nous, historiens, n'accepterions pas. En face de cette révolte contre l'histoire, de cette formidable alliance entre de simples philistins d'un côté et de prétendus « progressistes » de l'autre, je me considère comme un « conservateur ». Pourquoi, je me le demande, quelques partisans du « développement », aidés par l'apathie et l'indifférence du public, viendraient-ils ouvrir leur grande route à travers mon vieux domaine, démolir ma demeure historique, déraciner les vieux arbres de mon avenue, afin de construire sur leurs ruines désolées leurs stations-service puantes et leurs auberges bruyantes ? Mais il s'agit là, je m'en rends bien compte, d'un argument trop personnel, trop égoïste. Il n'attirera pas de mon côté l'électorat flottant. Par conséquent, quand ce ne serait que pour des raisons d'ordre technique, il me faut contenir mon émotion et utiliser plutôt ma raison. Il me faut présenter une défense rationnelle de ma propriété, montrant ainsi que ce n'est pas mon seul intérêt que j'entends défendre, mais l'intérêt de la société : que l'étude de l'histoire n'est pas seulement un luxe ou un plaisir, l'enrichissement d'une vie personnelle, mais une discipline intellectuelle essentielle — et, à la vérité, plus essentielle que les nouvelles disciplines qui menacent de la détruire. J e reconnais que ce point de vue n'est pas partagé par tous,

2 02

Pour l'histoire

pas même par tous les historiens. Dans le passé, l'histoire a été défendue, au niveau le plus élevé, pour d'autres raisons. Les hommes de la Renaissance y ont cherché des exemples moraux. Les romantiques y ont vu un moyen de s'évader du présent. Les grands historiens allemands du XIXe siècle l'ont considérée comme une fin en soi, une fidélité inébranlable à l'indispensable réalité des faits. Mais quoi que nous devions aux travaux de ces hommes, je ne me sens pas capable de partager leur philosophie. Les exemples moraux, comme l'a écrit Sir Philip Sidney, sont plus faciles à trouver dans la littérature pure que dans l'histoire : La Reine des Fées de Spencer est plus édifiante que la Vie des Papes. L'historiographie romanesque peut être un déguisement de la vérité qui s'oppose à la compréhension de l'histoire ; que de dommages ont été causes à l'histoire du Moyen Age par l'exemple de Sir Walter Scott ! Les grands Allemands du XIXe siècle ont été suivis par les moins grands Allemands du XXe qui ont quasiment tué l'histoire avec leur complaisance à l'égard de l'indispensable réalité des faits. Chez mes confrères eux-mêmes, je m'aperçois qu'on prend la défense de l'étude de l'histoire en avançant des justifications qui ne me paraissent pas solides. D'un côté, me dit un historien anglais bien connu et très capable, l'histoire n'a aucune signification et ne nous dispense aucune leçon : sa seule fonction est d'amuser. D'un autre, j'entends une voix un peu aigre manifestant son mépris à l'égard de tous ceux d'entre nous qui posent des questions : l'histoire, affirme-t-il, ne consiste pas à poser des questions (il n'est certainement pas très fort en grec), elle consiste à raconter des anecdotes, dans un style vigoureux et personnel et sous la forme d'une narration patriotique. Et le plus savant de tous mes collègues anglais n'accordera son estime à aucun historien lisible, à aucun historien qui cherche à interpréter les faits dans un intérêt qui ne soit pas le sien. Pour lui, il semble que ce soit la technique seule qui compte, et la plus vive louange qu'il fera d'un historien sera de dire qu'il est un expert, estimé par d'autres experts, pour sa technique de documentation. Je crois pouvoir dire que je ne partage aucune de ces opinions. Pour moi, l'histoire comporte des leçons : autrement, j'aurais du mal à m'y intéresser. Je me sens parfaitement incapable de lire de l'histoire pour mon seul amusement, comme peuvent le faire tant de gens. De même, les seules qualités techniques m'irritent : les qualités techniques de clercs qui font montre de leur virtuosité professionnelle sans proposer au profane aucune suggestion, aucune

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: La vie et la connaissance de l'histoire

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conclusion intéressante. Pour moi, l'histoire est une quête intellectuelle qui comporte la nécessité de poser constamment des questions. Bien entendu, les réponses à ces questions sont provisoires, car c'est une science empirique et non déductive ; et je considère que l'interprétation est inséparable de son exercice. Sur le plan philosophique, j'éprouve une très grande sympathie pour les « historiens philosophes » du XVIIIe siècle, ou tout au moins pour les meilleurs d'entre eux : car il est évident que leur philosophie, insuffisamment lestée de faits, a emporté leur imagination trop loin. J'admire l'érudition et j'aime percer la vérité des faits de l'histoire ; mais je le fais toujours en les interprétant. Les historiens qui savent d'avance toutes les questions qu'ils devraient poser, ou que devraient poser les profanes qui attendent leur réponse, ont peu de chose à me dire. Mais je ne m'occupe pas de juger les historiens ou de m'identifier avec telle ou telle école historique. Ce qui m'importe, c'est d'exposer les raisons pour lesquelles je suis convaincu que l'étude de l'histoire n'est pas seulement une distraction, tout au moins pour ceux qui l'écrivent, mais aussi une discipline intellectuelle indispensable : et c'est pourquoi je pense qu'elle ne doit pas être laissée, à titre d'amusement personnel, aux mains de ceux qui ont le loisir de s'y adonner par fantaisie, mais qu'elle doit être enseignée en tant que matière essentielle des études universitaires. Pour me résumer, je dirais que je considère l'étude de l'histoire comme une discipline intellectuelle nécessaire pour deux raisons. La première est qu'elle est un élément essentiel pour d'autres disciplines. La seconde est qu'elle constitue, par elle-même, une force de stabilisation. Ces deux raisons sont liées entre elles, et il est difficile de les séparer quand on veut en donner l'explication. Aussi n'essaierai-je pas de les séparer de façon artificielle. J e vais essayer de formuler la manière dont je conçois l'étude de l'histoire et leur permettre ainsi de se démêler toutes seules l'une de l'autre. Car, qu'est-ce qu'une étude historique en soi ? Je crois que tous les historiens seront d'accord pour dire que ce n'est pas aujourd'hui (comme c'était le cas autrefois) une simple narration d'événements publics. Et ce n'est pas non plus seulement (comme le concevaient les écrivains romantiques) une narration d'événements publics, ornés d'illustrations sociales qui les rapprochent de nous. C'est une tentative pour appréhender la réalité objective d'une époque passée, et pour l'appréhender en tant que partie d'un continuum qui inclue le présent. Les historiens de la Renaissance, pour servir

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Pour l'histoire

leurs intentions morales, avaient choisi d'extraire du passé de grandes figures, des épisodes héroïques ou des exemples de noblesse qu'ils avaient isolés de leur contexte banal de faits sans importance et de circonstances provisoires, pour les montrer de façon plus vivante dans cet isolement. Les historiens romantiques ont créé un abîme artificiel entre le passé et le présent pour que l'un fournisse à l'autre un moyen d'évasion. Mais un historien d'aujourd'hui, quelles que soient les leçons définitives qu'il ait retenues de ses prédécesseurs (et ce serait une bien médiocre forme de modernité de la part d'un historien que de refuser de telles leçons), ne cherche à créer ni cette sorte d'isolement, ni cette sorte d'évasion. Il regarde toute époque de l'histoire comme une totalité. La politique du passé est pour lui une politique réelle, tout autant que celle du présent, qui trouve sa place dans un contexte particulier — un contexte social, économique et intellectuel — qui est tout à la fois agglutinant et, en dépit des différences des circonstances, définissable : agglutinant en ce sens que des personnages ou des épisodes particuliers ne peuvent pas être vus dans leur vérité si on les en détache, et définissable en ce sens qu'il est le contexte d'un monde réel, comparable au monde réel dans lequel nous vivons. A bien des égards, il peut être évidemment très différent du monde où nous vivons ; mais l'historien d'aujourd'hui se donne pour tâche de définir ces différences en même temps que ces ressemblances. Et c'est en vérité seulement en définissant ces différences qu'il peut définir et qu'il peut espérer comprendre son degré de ressemblance et faire des comparaisons. La différence, c'est, bien entendu, que, lorsque nous nous occupons du présent, nous prenons le contexte comme allant de soi, tandis que, quand nous nous occupons du passé, nous avons à le découvrir intellectuellement. Mais reconnaître simplement qu'il ne nous est pas donné comme allant de soi est un des changements les plus importants qui se soient produits dans l'étude de l'histoire au cours du siècle dernier. Au Moyen Age, à l'époque de la Renaissance, un tel sens du passé n'existait pas : le contexte des siècles succédant aux siècles prenait l'apparence d'un théâtre permanent dont seuls les acteurs changeaient constamment. Exactement comme les artistes du Quattrocento peignaient la vie du Christ dans le milieu contemporain des villages de Toscane ou d'Ombrie peuplés par la paysannerie remuante et colorée de l'Italie du XVe siècle ; exactement comme les acteurs de Shakespeare jouaient des scènes qui se passaient dans la Rome de César ou dans l'Ecosse de Macbeth

H. Trevor-Roper : La vie et la connaissance de l'histoire

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avec les fraises et les pourpoints de l'Angleterre jacobine ; de la même manière, même les historiens les plus hardis et les plus modernes de la Renaissance — même Machiavel et ses disciples — considéraient que les leçons de l'antiquité, les maximes politiques de Tacite pouvaient directement s'appliquer à leur propre époque. Même les grands historiens du Siècle des Lumières, et Gibbon lui-même, qui s'était certainement livré à une étude approfondie de la société, nous paraissent trop souvent placer, sans s'en apercevoir, les événements du passé dans un contexte moderne, celui du XVIIIe siècle. Et, en 1834, Macaulay pouvait écrire : « Un Chrétien du Ve siècle, avec sa Bible, ne se trouvait dans une situation ni pire ni meilleure qu'un Chrétien du XIXe siècle, avec sa Bible... l'absurdité de l'interprétation littérale était aussi grande et aussi évidente au XVIe siècle qu'elle l'est aujourd'hui. » 1 Ce sur quoi on est tenté de s'exclamer avec ce grand historien hollandais, le regretté Pieter Geyl : « Affirmation extraordinaire ! Comment un homme qui s'attend à voir les premiers Chrétiens et les Protestants, dans le premier envol de leur ferveur, lire dans la Bible ce que lui, fils du Siècle des Lumières et de l'Utilitarisme y lit — comment un tel homme peut-il comprendre l'esprit du passé ? » 2 Aucun historien aujourd'hui, même le plus hardi et le plus étourdi, n'oserait faire écho aux propos de Macaulay. Dans une époque moins sûre d'elle-même comme est la nôtre (et précisément parce que nous vivons une époque qui est moins sûre d'elle), nous admettons la relativité des idées et même des axiomes. Pour nous, les certitudes libérales du XIXe siècle, les certitudes rationnelles du XVIIIe siècle se sont faites relatives. Elles contiennent peutêtre une vérité permanente, mais nous n'en sommes pas sûrs. Elles sont les affirmations d'une époque et, en tant que telles, elles ne font que prendre la suite, sous une autre forme, des affirmations intemporelles de la Renaissance. Quel monde de différences, entre le Moyen Age d'Augustin Thierry et le Moyen Age de Marc Bloch, 1. MACAULAY, Essays : « L'histoire des Papes de Ranke ». 2. P. GEYL, Discussions avec des historiens, Groningue/La Haye, 1955, p. 24.

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Pour l'histoire

entre la Renaissance de Jules Michelet et même de Jacob Burckhardt et la Renaissance dont le climat intellectuel a été reconstruit de notre temps par des savants comme Fritz Saxl, Eugenio Garin, Frances Yates ! Pour moi, ce sens du passé, ce sens d'un contexte social en transformation permanente et d'un ensemble d'hypothèses intellectuelles changeant constamment au sein duquel les événements historiques, Yhistoire événementielle, se passe, est un des principaux apports de l'étude de l'histoire. Mais il fait partie aussi, me semble-t-il, de la valeur objective de l'histoire. Et c'est ici que je puis commencer à diviser mon raisonnement entre les deux fils dont j'ai parlé. Et cela parce que, en premier lieu, l'étude de l'histoire intéresse le présent : il ne s'agit pas seulement d'un exercice académique ou d'un luxe agréable ; et parce qu'elle intéresse le présent, nous ne pouvons pas prendre de risques. Il importe que nous en mesurions toute la profondeur et toute la complexité. Et, en second lieu, le contexte historique, tel que j'ai tenté de le décrire, n'appartient pas exclusivement à l'histoire. Il appartient aussi à d'autres disciplines, et bien plus profondément que ne le croyaient nos ancêtres, bien plus profondément que ne paraissent souvent le croire les spécialistes de ces disciplines. Examinons d'abord les rapports du passé avec le présent. Il s'agit là d'un vieux thème sur lequel les savants et les hommes d'Etat ont joué bien des variations. Les anti-historiens contemporains écrivent et parlent comme si notre époque était posthistorique et qu'elle se suffisait à elle-même : ou tout au moins comme si l'industrialisation du dernier demi-siècle avait transformé la société, et même l'humanité, au point qu'il ne serait plus possible de la comparer utilement à la société préindustrielle et comme si celle-ci ne pouvait nous transmettre aucune leçon. A cela, je répondrai que, tout au contraire, sur tous les sujets, les comparaisons les plus utiles sont celles qui sont faites entre les deux versants d'une frontière contextuelle : car c'est précisément en comparant ce qui n'est pas exactement comparable que nous pouvons isoler les éléments variables et en arriver à des conclusions sûres. Si je voulais étudier par exemple de quelle manière de petits mouvements hérétiques peuvent grandir à l'intérieur de forces politiques, je n'aurais pas seulement envie d'étudier les partis communistes et fascistes du XXe siècle. Etant donné que le milieu qui leur est commun nous paraît aller de soi, nous risquerions trop facilement de passer à côté des raisons que nous avons de les distinguer l'un de l'autre.

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: La vie et la connaissance de l'histoire

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Je me mettrais plutôt à letude des calvinistes du XVIe siècle, des Chrétiens sous l'Empire romain. En comparant des mouvements à ce point séparés par le temps, et dont les contextes différents doivent être intellectuellement appréhendés séparément, on aurait plus de chances de définir les forces déterminantes, moins de chances de se satisfaire de généralités superficielles. En d'autres termes, on aurait plus de chance de comprendre. Cela dit, les circonstances changent et parfois, quand elles changent, aucune expérience contemporaine ne peut procurer d'élément de comparaison ou de clé aux nouveaux événements. Car ce qui est historiquement possible en un siècle ne l'est pas nécessairement en un autre. Comme l'écrivait Voltaire dans ses Lettres Philosophiques 3 (et sa remarque fut reprise par Gibbon comme une « vérité d'évidence ») un cardinal de Retz, au XVIIIE siècle, n'aurait pas amené dix femmes de Paris à se soulever, et un Cromwell n'aurait été qu'un marchand de Londres. Qui aurait pu imaginer un Hitler ou un Staline dans l'Europe du XIXE siècle ? Quand ils apparurent, dans l'Europe du XXE siècle, les hommes du XIXE siècle qui étaient encore au pouvoir en Occident ne se rendirent pas compte de quels hommes il s'agissait. Ils n'en avaient connu aucun qui leur ressemblât dans leur temps et c'est ainsi que, par ignorance de l'histoire, parce que le jeu d'exemples humains dont ils disposaient se limitait à leur propre temps, ils les traduisirent dans leur propre langage. Sidney et Beatrice Webb — ces deux grands manitous du socialisme fabien, si insupportables par leur suffisance et leur omniscience — se rendirent en Russie communiste dans les années trente et en revinrent pour mettre la derrière main à un énorme travail sur le sujet, dans lequel ils affirmaient aux fidèles que Staline n'était pas un tyran, qu'il n'était pas un dictateur, pas même un monarque, mais seulement un consciencieux bureaucrate fabien, le secrétaire d'une sorte de comité, bref le Sidney Webb de la socia; ; démocratie libérale de toutes les Russies 4. Neville Chamberlain, cet homme non moins doué d'obstination, non moins pourvu de bonne volonté, certain lui aussi que toutes les connaissances utiles étaient contenues dans l'expérience du présent — c'est-à-dire de son présent : Birmingham, à la fin du XIXE siècle, •—• était, lui aussi, fermement convaincu qu'il avait compris Hitler. N'étaient-ils pas 3. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, 7 e lettre. Gibbon, Déclin et chute de l'Empire romain, chap. LXX. 4. Sidney et Beatrice WEBB, Le communisme soviétique : une nouvelle civilisation, 1935.

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Pour l'histoire

l'un et l'autre des hommes de l'époque industrielle, réalistes, qui, en dépit des différences quant aux possibilités dont ils avaient disposé et à l'éducation qu'ils avaient reçue, devaient avoir les mêmes idées fondamentales ? C'est ainsi que Sir John WheelerBennett écrit : « Avec la mentalité d'un homme d'affaires, il avait l'habitude de marchandages où, bien que les actionnaires d'une compagnie succursale pussent

éprouver

quelque

difficulté

provisoire,

la

société dans l'ensemble devait finir par en tirer avantage. »

5

Et il supposait que, derrière sa vulgarité et ses rodomontades, Hitler partageait cette manière de voir. Il aurait mieux valu pour l'humanité que ces hommes de bonne volonté eussent été moins confiants et qu'ils eussent compris que Hitler et Staline étaient des phénomènes avec lesquels on ne pouvait pas trouver d'analogies dans la limite de leur temps de vie ; il fallait aller les chercher là où elles se trouvaient : dans l'histoire du passé le plus éloigné. Faire des parallèles historiques est un jeu dangereux, et supposer que le passé fournit une clé pour comprendre facilement le présent est une erreur vulgaire. Aucune situation historique ne se reproduit jamais exactement : seul l'autodidacte le plus grossier pourrait défendre l'étude de l'histoire en s'appuyant sur une aussi naïve affirmation. L'historien sait qu'aucun moment de l'histoire ne revient jamais ; que les forces déterminantes d'une situation sont trop nombreux, trop complexes ; qu'elles sont dans une large mesure impalpables, qu'elles passent souvent inaperçues, qu'elles dépendent tout autant de forces morales insaisissables que de faits mesurables ; et qu'il est inconcevable que l'équilibre exact et le mélange exact se répètent jamais. Mais cela ne veut pas dire que nous devons moins étudier l'histoire : au contraire, nous devrions l'étudier davantage, ou plus soigneusement, afin d'être plus conscients encore de cette subtilité et de cette complexité ; afin de découvrir l'immense variété des comportements humains et d'être moins surpris par le contraste entre cette variété et notre provincialisme à la mode et sans racines. La difficulté provient de ce que le profane veut des réponses rapides. Les pontifes lui ont dit que l'histoire est une science, et il demande par conséquent des réponses exactes. Quelles sont, exactement, les « leçons > de l'histoire ? Que prévoit-elle dans telle 5. Sir John WHBELER-BENNETT, Munich : prologue à la tragédie, 1948, p. 40.

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ou telle situation ? Nous savons, bien entendu, que ce genre de réponses en comprimés n'existe pas. L'histoire est un moyen de comprendre, non pas un jeu de questions et de réponses. Ceux qui en réclament davantage en demandent trop. De la même manière, on nous demande souvent quelle était la philosophie de l'histoire des grands historiens ; et on attend de nous une réponse rapide sinon nos critiques seront mécontents ou bien de nous, ou bien d'eux-mêmes. Mais c'est précisément la complexité de l'histoire qui empêche de répondre brièvement à la première question et qui exclut toute réponse à l'autre en même temps. Il n'est pas douteux qu'on peut exposer simplement la philosophie de l'histoire de certains historiens ; mais il s'agit alors de marchands de systèmes dont les œuvres sont rarement durables et qui ne jouent pas le rôle de guides très sûrs. Les grands historiens ont toujours été ceux qui n'ont pas cherché, soit à trouver dans les faits historiques une réponse trop positive, soit à offrir une philosophie trop systématique. Et, cela dit, qu'est-ce que l'histoire si elle ne cherche pas toujours des réponses, si provisoires dussent-elles être ? La vérité historique ne vaut pas la peine qu'on la cultive pour elle-même : il existe trop de vérités sans importance ; et si la vérité passe une seule fois au second rang, autant lire des romans historiques ou des poèmes. L'Iliade, Don Quichotte, Guerre et Paix sont mille fois meilleurs que la simple finalité historique. Il faut donc que j'insiste sur la philosophie de l'histoire. Une oeuvre historique que n'inspire aucune philosophie, qui désespère de répondre à aucune question, qui se résigne à n'être qu'une simple narration, qui s'ensevelit elle-même dans le culte rituel de sa propre documentation, me paraît n'être qu'un exercice stérile. Sur ce point, je suis d'accord avec Polybe, le plus curieux et le plus philosophe des historiens de l'Antiquité : « Enlevez à l'histoire la question de savoir pourquoi, comment et à quelle fin les choses ont été faites, et si les événements ont correspondu aux intentions, ce qui reste n'est qu'un simple spectacle, non pas une leçon utile ; cela pourra nous plaire un instant mais cela ne laisse aucun profit durable. » 6 Le premier des « historiens philosophes T> d'Angleterre, le fondateur de la chaire d'Oxford qu'occupait récemment encore notre moderne Polybe, Sir Ronald Syme, prit ces mots pour épigraphe à son œuvre 6. POLYBE, Histoire.

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historique la plus fameuse 7 ; et ils furent repris, dans leur esprit, un siècle plus tard, par Gibbon, dans une note sur les historiens de la Turquie ottomane : « Le Dr Johnson fait leloge de Knolles et dit qu'il est le premier des historiens mais qu'il a seulement été malheureux dans le choix de ses sujets. Pourtant je me demande vraiment si une compilation partiale et verbeuse d'écrivains latins, 1 300 pages in-folio de discours et de batailles, peuvent instruire ou distraire dans un siècle éclairé qui exige de l'historien quelque teinture de philosophie et d'esprit critique. » 8 Si bien que, s'il me fallait résumer la première raison que je vois à l'étude de l'histoire, je dirais qu'elle apporte un élargissement nécessaire des faits au profit des sciences sociales. Un tel élargissement n'est pas seulement nécessaire pour allonger la liste des faits rapportés sur un sujet complexe que ceux qui le pratiquent avec trop de confiance en soi sont tout prêts à simplifier ; il est peut-être encore plus nécessaire puisqu'il fournit le mouvement, qui est l'élément essentiel des équations sociales. Car l'histoire, c'est de la sociologie en mouvement : le témoignage empirique des sociétés en action, un témoignage éprouvé par une action se déroulant sur une longue période de temps. Il m'arrive parfois de me dire que nos sociologues modernes voient dans leurs modèles sociaux des constructions statiques et que la dynamique du temps est nécessaire pour montrer comment le modèle fonctionne dans la réalité — et s'il fonctionne vraiment. Mais, cette dimension temporelle, il n'est possible de la constater que par l'étude de l'histoire ; et comme je ne puis pas concevoir une étude utile de l'histoire qui n'inclurait pas une étude du contexte social, de même je ne puis pas concevoir une étude sociologique utile qui n'inclurait pas un exemple du modèle en action, c'est-à-dire soumis aux forces motrices et aux obstructions des idées, des événements, de la libre volonté individuelle, de l'erreur humaine : bref, de l'histoire. Mais il est temps d'en venir à ma deuxième raison. Elle provient de la même conviction d'ordre général que la première, à savoir ma conviction que l'étude de l'histoire est aujourd'hui plus complexe qu'on ne l'imaginait dans le passé et que cette complexité est due 7. W . CAMDEM, Annales Rerum Anglicarum betha, 1 6 1 5 , Praetatio. 8. GIBBON, op. cit., chap. LXIV.

et Hibernicarum,

regnate

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à ce que j'ai appelé son contexte. Je désigne par ce terme notamment le monde intellectuel et social qui, à n'importe quelle période, va de soi pour ceux qui y vivent mais que, par la suite, les historiens doivent chercher à reconstruire intellectuellement, parce qu'il contient à la fois les conditions, et, pour une part, les explications des événements publics qui constituaient le seul objet d'étude des historiens d'autrefois. Ma deuxième raison pour considérer l'étude de l'histoire comme une discipline intellectuelle nécessaire et non pas seulement comme un luxe est qu'à défaut de cette étude, telle que je la conçois, l'étude de l'art, de la littérature, des idées est incomplète et stérile. Je crains qu'on ne considère cette attitude comme agressive. Peutêtre ne me serais-je pas exprimé ainsi il y a quelques années. Mais j'ai aujourd'hui l'impression que la spécialisation des études s'est développée à un tel point, en même temps qu'elle a été exagérée et déformée — par la prolifération universitaire et par la pression du public — que seule une grande déférence à l'endroit des études historiques est en mesure de rassembler ces différentes disciplines et de les empêcher de tomber dans la dispersion et la futilité. Et je pense que les études historiques sont en mesure de les rassembler précisément parce qu'elles ont ce caractère « agglutinant » dont j'ai parlé. Mais je vais essayer de m'expliquer un peu moins métaphoriquement. C'est un lieu commun aujourd'hui — et c'est un lieu commun depuis Herder — de dire que toutes les activités intellectuelles ou artistiques des hommes sont enracinées dans les cultures de leurs sociétés. C'est là, pour moi, quelque chose d'absolument vrai. Et pour moi, de plus, comme je l'ai dit, l'histoire des hommes est l'histoire de leurs sociétés et, par conséquent, de leurs cultures. Il s'ensuit que pour moi l'évolution, dans le temps, des idées, de l'art, ou de la littérature est, dans une large mesure, non autonome. Les idées ne donnent pas naissance aux idées, pas plus que l'art à l'art ou la littérature à la littérature. L'évolution de chacun fait partie de l'évolution de la société, c'est-à-dire qu'elle appartient à l'histoire. Pour donner un exemple simple, si l'on veut comprendre comment la poésie classique du x v m e siècle ouvrit la voie à la poésie romantique du XIXe siècle, il ne suffit pas d'étudier la poésie des deux époques, car ce changement n'était pas un phénomène propre à la poésie : c'était le reflet, dans la poésie, d'un changement dans la société, d'un changement historique, et c'est par conséquent dans l'histoire (telle que je l'ai définie) que ce changement doit être

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étudié, et que doit être trouvé le véritable élément moteur qui l'a animé. Ayant écrit ce dernier paragraphe, je suis presque honteux d'une telle banalité. Il est certain qu'il s'agit là d'un truisme vulgaire et qui ne mérite guère qu'on le répète. Et pourtant, j'ai l'impression qu'il s'agit d'un truisme plus souvent exprimé qu'appliqué. Les professeurs de littérature écrivent sur la littérature et sur son histoire comme s'il s'agissait d'une matière totalement autonome. Ils donnent le pedigree du langage et du style comme si Herder n'avait jamais vécu, comme si Ennius avait engendré Lucrèce, comme si Lucrèce avait engendré Virgile, Virgile Lucain, Lucain Statius, le tout dans une République des Lettres pure et isolée, sans jamais se référer aux grands changements sociaux qui se sont produits dans la République de Rome et qui en ont causé la chute. De la même manière, les « historiens de la science » écrivent sur la révolution scientifique du XVII* siècle comme si une découverte ou une machine avait donné naissance à une autre découverte, à une autre machine, dans un isolement analogue, et sans faire mention de la révolution intellectuelle plus large dont, pour nous, cette révolution industrielle est une partie intégrante. Et les « historiens des idées » attribuent un pedigree intellectuel aussi indépendant aux idées elles-mêmes : l'idée de la caducité de la nature, l'idée de la pluralité des mondes, ou la constitution mixte, ou le contrat social, sont étudiées dans une atmosphère intellectuelle raréfiée de parthénogenèse universitaire. Bien sûr, j'exagère. Bien sûr, il existe de magnifiques travaux d'érudition qui démentent mes affirmations bilieuses. L'ouvrage de Joseph Needham sur la science chinoise (bien que contesté par des sinologues), l'incomparable ouvrage de Marcel Bataillon sur l'Erasmisme en Espagne, les écrits d'Americo Castro sur la littérature espagnole, l'ouvrage posthume d'Eric Haase sur la littérature de la diaspora huguenote, les travaux d'histoire de l'art d'Emile Mâle... on pourrait facilement établir une longue liste de livres qui ont donné une importance nouvelle à l'étude de la littérature et de l'art, de la science et de la pensée, en leur faisant réintégrer le contexte historique avec lequel ils étaient organiquement liés. Mais je pense que cette liste viendrait seulement appuyer ma remarque : que c'est la dimension historique qui donne toute leur importance à ces sujets et qui les fait vivre. Mais essayons de ne pas être trop historicocentriques. La formule peut aussi bien être inversée. L'histoire, elle aussi, peut se détacher de ce contexte culturel qu'elle partage avec les autres sciences humai-

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nés et, en s'en détachant, perdre toute sa signification. Nous avons vu de telles choses se produire dans le passé, et nous avons vu aussi le processus se renverser. Les études médiévales qui paraisssaient si prospères en Angleterre il y a une génération ont, depuis lors, connu un grave déclin ; et elles l'ont connu, selon moi, précisément parce qu'elles s'étaient isolées, tandis qu'en France elles ont retrouvé une vie nouvelle essentiellement grâce à la grande œuvre de Marc Bloch qui les a associées aux grands et permanents problèmes de la société et de la culture. Détachée de ces problèmes humains, l'histoire, comme toute autre forme d'étude, perdra toujours ; une fois rattachée à eux, elle peut toujours revivre. Et je pense que c'est un devoir, et non pas seulement un plaisir, que de la faire revivre et de la maintenir en vie. L'histoire est, après tout, la seule œuvre où s'exprime effectivement le passage de l'humanité à travers le temps. Avant que l'histoire ne commence, nous n'avons pas le sens du temps ; et le futur, me semble-t-il, est imprévisible si ce n'est de la manière la plus prudente et la plus réservée. Nous ne pouvons pas parler de sa durée et, bien que nous soyons en mesure de faire des prévisions limitées, tout au plus pour le siècle à venir, et qui ont toutes les chances d'être fausses (qui aurait jamais pu prévoir les événements qui sont survenus au XX e siècle ?), nous ne pouvons certainement pas aller au-delà. Dans ces conditions, les quelques milliers d'années de l'histoire sont la seule période où nous puissions étudier, empiriquement, les formes et les limites du comportement social de l'homme. Il est facile de parler de l'avenir. Les anti-historiens voudraient sacrifier le passé au futur : la connaissance du passé à la spéculation sur l'avenir. Mais comment pourrions-nous nous guider dans le futur si nous étions dépourvus de l'expérience stabilisatrice du passé ? Peut-être n'avons-nous pas d'avenir. Dans ce cas, l'histoire du passé restera la somme de l'expérience humaine. Mais je préfère dire avec Bertrand Russell : « Il n'est pas trop tard pour espérer que l'humanité aura un avenir comme elle a un passé. J e crois que, si les hommes nourissent cet espoir avec assez de force pour lui donner un pouvoir dynamique, la conscience de l'histoire est une des plus grandes forces dont il faille reconnaître l'attrait bénéfique. » 9

9. Bertrand RUSSELL, Portraits from Memory and Other Essays, 1956, p. 193.

DISCUSSION

Hugh Trevor-Roper : Dans cette discussion sur la position qu'occupe l'histoire entre l'ethnologie et la futurologie, les historiens ont été très embarrassés. Les sociologues se servent de types idéaux qui peuvent devenir facilement des caricatures : on nous a dit que les historiens n'ont pas de contacts assez étroits avec la sociologie et l'anthropologie, qu'ils ne font pas de comparaisons, que l'histoire est unilinéaire et que notre profession consiste seulement à ajouter les faits aux faits. Donnant ici mon opinion propre, je ne peux pas prétendre parler pour qui que ce soit d'autre que moi-même, mais je pense que certaines de mes opinions appartiennent en commun à la plupart des historiens contemporains. Je crois que l'anthropologie est d'une grande utilité pour les historiens mais que cette utilité a des limites. Ï1 est vrai que, dans un passé très ancien, les historiens ne se préoccupaient guère d'anthropologie. Ils divisaient le monde comme s'il se partageait entre Grecs et Barbares, et ne s'inquiétaient guère des Barbares. Mais l'anthropologie a fait son apparition dans l'histoire il y a très longtemps. Regardez les grands historiens du XVIII e siècle. Ils ont systématiquement fait entrer l'anthropologie dans l'histoire. Ils lisaient ce qu'on avait écrit sur les Barbares, les fameuses Histoires Edifiantes et Curieuses des Jésuites missionnaires, ils étudiaient le comportement des tribus jusqu'alors inconnues de l'Amérique et de l'Extrême-Orient afin d'en apprendre davantage sur l'histoire. C'est par les écrits de Montesquieu que le relativisme est entré dans l'histoire. Tous les grands changements qui se sont produits dans l'histoire sont venus de l'extérieur. Dans toute discipline, les spécialistes se suivent l'un l'autre, raffinent sur leurs prédécesseurs et se maintiennent dans les mêmes limites qu'eux. Pour que se pro-

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duise un changement de direction, l'impulsion doit généralement venir de l'extérieur, de la philosophie comme au XVIIIe siècle, de la littérature comme au XIXe siècle. Tous les grands historiens du XVIIIe siècle qui écrivirent sous l'influence de Montesquieu, et Gibbon, le plus grand de tous, se sont servi de l'anthropologie pour étudier l'histoire et leur propre passé. Comme la plupart des historiens contemporains, j'ai lu les grands classiques de l'anthropologie avec plaisir, parce que ce sont des livres lisibles, ce qui n'est pas le cas des livres de sociologie. Cette étude de l'anthropologie, qui ne dépasse évidemment pas le niveau de l'amateurisme, doit sans aucun doute porter l'historien à une certaine humilité. L'anthropologie nous enseigne l'autonomie de sociétés distinctes. Nous admettons que tout leur fonctionnement, même les règles sur lesquelles elles fondent leur manière de penser, même leurs définitions de ce que nous considérons comme la raison, la rationalité, peuvent très légitimement différer des nôtres. Mais cette attitude ne nous est pas inspirée seulement par les anthropologues, mais pat les historiens eux-mêmes. Quand Ranke disait qu'il voulait étudier l'histoire « wie es eigentlich gewesert ist », il ne voulait pas dire qu'il désirait simplement reconstruire une narration des faits, il disait qu'il admettait l'autonomie des différentes sociétés, non pas dans l'espace, comme le font les anthropologues, mais dans le temps. Ils reconnaissent ainsi que les hommes du XIIIe siècle, par exemple, avaient parfaitement le droit d'exister, de façon indépendante et autonome : ils n'avaient pas à être jugés selon les règles et les canons du XIX e siècle.

Aujourd'hui les historiens sont beaucoup plus conscients de l'existence de sociétés séparées dans le temps et dans l'espace. J e voudrais mentionner ici un domaine de l'histoire dont il n'a pas été question au cours de ces débats, l'histoire de l'art. Ceux qui ont étudié la culture artistique et intellectuelle de la société ont peut-être été les premiers parmi les historiens à mesurer à quel point le climat intellectuel d'une certaine époque pouvait être complètement différent de celui d'un autre. Etant donné qu'ils devaient interpréter l'iconographie, ils voyaient, telle qu'elle était, l'image du monde dans sa totalité, visible, sensible, directe. Ils nous ont amené à admettre que toute l'image du monde que se fait une certaine époque, que nous imaginions si rationnelle, si proche de nous, comme le XVIe siècle, était en fait régie par des normes, des règles de pensées, des attitudes d'esprit totalement différentes des nôtres, si bien que le concept même de « raison » signifiait pour cette époque

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quelque chose de différent de ce qu'il signifie pour la nôtre. Ce sont là des faits qui se sont clairement manifestés pour moi à l'époque où j'étudiais la question des sorcières. Comment une époque si semblable à la nôtre — si l'on en croit des historiens contemporains rationnels, séculiers — pouvait-elle en réalité prendre ces croyances non seulement au sérieux, mais comment cette croyance a-t-elle pu devenir de plus en plus forte pendant une période qui s'est étendue sur une centaine d'années. La croyance dans les sorcières n'a pas revêtu le caractère rampant et clandestin d'une superstition paysanne survivant dans une époque plus éclairée. Quand on étudie le XVIe et le XVIIe siècle, on s'aperçoit qu'elle s'est manifestement développée dans les classes les plus élevées et les plus cultivées et qu'elle était délibérément propagée par les penseurs les plus influents de l'époque. C'est là un problème qui ne peut être abordé selon l'ancienne conception qui supposait une progression graduelle et linéaire allant de l'obscurité à la lumière, de la superstition à la liberté d'esprit. Il faut prendre la période en question dans son autonomie, dans le milieu qui lui est propre, chercher à découvrir toute la structure de pensée du temps, et alors nous nous apercevons que la raison elle-même servait à prouver l'existence réelle de toutes ces superstitions que nous considérons aujourd'hui comme totalement rejetées par les progrès de la raison. Récemment certains historiens se sont donnés beaucoup de mal pour nous dire que nous devrions nous servir davantage de l'anthropologie dans notre étude de l'histoire et que nous comprendrions mieux ce qu'étaient les activités des hommes, disons, du XVIIe siècle, en Angleterre si nous en savions un peu plus sur le comportement des tribus soudanaises ou bantoues. C'est là, me semble-t-il, aller un peu trop loin. J'admets que les historiens doivent étudier l'anthropologie et s'en inspirer, mais j'insiste sur le fait qu'il s'agit d'une inspiration d'ordre général et simple. Les historiens de l'Europe n'ont pas besoin de se perdre dans des détails sur les pratiques endogames ou exogames des tribus polynésiennes. Voilà pour les anthropologues. J e passe maintenant aux futurologues. Je suis — je dois malheureusement l'avouer — plus sceptique en ce qui concerne la dette que les historiens devraient reconnaître avoir à leur endroit. Lorsque j'étais un jeune étudiant, je me rappelle avoir suivi les cours d'un des professeurs distingués de mon collège, qui était alors un marxiste et qui essayait de nous convertir à l'idée que le marxisme apportait la clé de l'histoire ; il le démontrait en disant que la preuve du

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pudding, c'est qu'on le mange, et que, si un système historique vaut pour le passé, alors il prouvera sa valeur en prophétisant correctement l'avenir... et il prophétisait une bonne partie du passé en termes d'avenir. La première tentative que je fis pour le prendre au sérieux consista à lui demander dans quelle mesure le fascisme, dont l'existence était à l'époque évidente, avait été prophétisé par le marxisme. Je m'aperçus que cette question n'entrait apparemment pas dans le cadre de la formule. On expliquait le fascisme après coup, en disant qu'il représentait les dernières convulsions du capitalisme mourant et que c'était un phénomène de si peu d'importance qu'il n'avait pas été nécessaire de le mentionner explicitement. C'était peut-être vrai, mais plus tard, lorsque le fascisme eut presque conquis le monde — parce que je suis persuadé que, sans un certain nombre d'événements isolés et insignifiants, le fascisme aurait pu conquérir le monde — je me rendis compte que ce phénomène était trop important pour qu'on l'écarté en en faisant une simple note, en bas de page, sans rapport et sans importance pour les progrès de la théorie marxiste. Depuis lors je me suis souvent demandé s'il existait un système historique, un ensemble de croyances historiques, si peu dogmatique qu'il puisse paraître, qui soit en mesure de prophétiser l'avenir. Prenons quelques exemples : je me porte à l'époque de la plus grande prospérité de l'Empire Romain, sous les règnes de Trajan et d'Hadrien, c'est-à-dire du temps que Pline et Tacite écrivaient leurs œuvres. Ces deux auteurs étaient au courant de l'existence des Chrétiens et tous deux en parlent. Est-il venu à l'esprit de Pline ou de Tacite, ou de tout autre auteur païen, que l'avenir appartenait à cette secte juive méprisée, vivant dans des conventicules ?... Si M. Bell avait été le mieux payé des rhétoriciens de la cour de Trajan ou d'Hadrien, je doute que, même avec toutes les ressources actuelles de la science futurologique, il aurait été capable de prévoir cet événement futur. Sautons six cents ans et passons au VII e siècle. Etait-il possible que quelqu'un prédise, avant que cela ne se passe réellement, la montée de l'Islam et ses conquêtes en Asie ? Poursuivons, et supposons qu'en 1571 il existait une Commission pour l'an 1600. Qui donc aurait pu supposer que l'Eglise catholique allait en fait récupérer une grande partie de ce qu'elle avait perdu, qu'en 1630 la question qui se poserait ne serait pas celle de la survie du catholicisme, mais celle de la survie du protestantisme ? On peut répéter cette formule à l'infini. Il y a parmi nous des gens qui ont vécu les années de prospérité de 1900, ou de

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1910, ou de 1912. Je me demande s'il en existe un parmi eux, quels que soient les avantages que leur ait théoriquement donnés la protofuturologie, dont on puisse concevoir qu'il ait prophétisé, ou qu'il puisse être blâmé pour n'avoir pas prophétisé, les événements extraordinaires qu'a connus le monde depuis 1900 ? Il est vrai qu'il a existé de bons prophètes. Etaient-ils des sociologues ? (Je reconnais que, à cette époque, les futurologues n'avaient pas encore eu le temps de faire leurs preuves.) Vers 1520, Erasme prophétisait la contreréforme dans des termes remarquablement précis. Vers 1840, à l'époque où les Libéraux allemands prophétisaient qu'ils allaient conquérir l'Allemagne, Heinrich Heine prophétisait quelque chose qui ressemblait de façon remarquable à l'idéologie nazie. On a parlé des remarquables prophéties de Jacob Burckhardt qui, vers 1890, prévoyait avec beaucoup de clairvoyance l'établissement du fascisme en Europe. Erasme était un érudit, Heine un poète, Burckhardt un historien. Tandis que nos futurologues actuels semblent parfois laisser entendre qu'on peut prévoir le futur en partant d'une très étroite bande d'expérience historique, simplement celle de la société industrielle, Burckhardt fondait ses remarquables observations historiques et ses prophéties sur l'étude de l'histoire, depuis l'époque de Constantin le Grand jusqu'à celle où il vivait. La difficulté, avec toutes les tentatives de prophétie de la sociologie, c'est quelles s'appuient sur des hypothèses de continuité qui ne sont pas toujours fondées. Presque tous les changements proviennent de la société, mais ils proviennent souvent de groupes qui, à l'époque où ils existent, sont ignorés. Le nazisme est apparu dans le monde avant que qui que ce soit sût quelque chose de ses origines. On peut dire la même chose de toutes sortes de mouvements historiques et idéologiques : ils semblent jaillir de rien, et de considérables recherches historiques sont nécessaires pour découvrir leur origine. Si bien que, pour l'historien, il n'existe qu'une seule méthode : la méthode empirique. Toute pensée historique qui n'est pas irrémédiablement frappée d'obsolescence s'est fondée sur l'expérience. Le sociologue part du dogme : il élabore des modèles et ce qui prouve la qualité du modèle, c'est qu'il fonctionne. Ces événements, que les sociologues méprisent tant et dont ils nourrissent les notes au bas des pages de leurs ouvrages, laissent un dépôt sur la structure ; ils en viennent même à constituer la structure si leurs conséquences sont suffisamment profondes ou s'ils se répètent assez souvent. Prenons quelques exemples. La structure sociale de l'Espagne a été constituée au Moyen Age par le fait que l'Espagne chrétienne était une société organisée

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pour la guerre. Au X V I e siècle, le Siècle d'Or de l'Espagne, la structure réelle était devenue fixe et ne put être entièrement transformée, même par des événements d'une aussi énorme importance que la découverte de l'Amérique et de toutes ses richesses. La structure militaire, constituée par les événements du Moyen Age, demeura la structure sociale. On peut en dire presque autant, je pense, de l'histoire de la Prusse : rappelez-vous les événements qui se sont produits en 1864 et en 1870. A cette époque, la Prusse a gagné trois Blitzkrieg. En 1914, le gouvernement impérial allemand était convaincu qu'il pourrait gagner une nouvelle guerre par une autre Blitzkrieg. Nous savons qu'il échoua, que la guerre se prolongea pendant quatre ans, mais c'était un accident. Quand Hitler vint au pouvoir, il crut qu'il allait faire des Blitzkrieg qui réussiraient. Le souvenir des Blitzkrieg réussies était si puissant que même l'échec de 1914 n'a pas empêché Hitler et ceux qui l'appuyaient, qui représentaient après tout une forte proportion de l'élite, d'essayer une fois de plus. L'étude de la production de guerre allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale nous apprend que l'économie allemande n'avait pas été organisée en 1939 pour une guerre vraiment totale, mais seulement pour une succession de Blitzkrieg, contre la Pologne, contre la France ; et elles réussirent. Mais il y en eut d'autres qui ne réussirent pas. Ainsi ce qui s'était passé en 1860 avait encore beaucoup d'influence dans les années trente. Je dois avouer qu'en dépit des revendications de mes disciplines sœurs, je demeure partisan d'un impérialisme historique. L'histoire, de toutes les sciences, est celle qui, pour moi, est la plus purement empirique. Chaque fois qu'une de ses branches se durcit pour devenir dogmatique, les historiens l'abandonnent de bon gré aux sociologues, à qui nous donnons nos systèmes cohérents contre leurs pièces de rechange. Je leur céderais volontiers Toynbee en échange du terme « charisme » bien qu'en réalité nous aurions très bien pu nous servir du mot « prophète », comme on le faisait autrefois. Je pense que l'histoire ne doit pas seulement inclure l'anthropologie et la sociologie, mais qu'elle doit régner sur elles, les mettre à l'épreuve et faire en sorte qu'elles restent dans les domaines de l'expérience. On nous a dit qu'il y avait une crise dans l'histoire politique. C'est peut-être un sujet d'étude qui n'est plus à la mode aujourd'hui, mais il reste essentiel. Au X I X e siècle de nombreux historiens, et qui n'étaient pas tous Anglais, pensaient que si l'Angleterre n'avait pas connu au X V I I I e siècle de révolution sanglante, c'est parce qu'il s'y était produit une révolution sans effusion de sang au X V I I e siècle, en 1688. Il

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se peut qu'il y ait là une simplification excessive, mais le fait demeure que la différence entre les révolutions sanglantes et celles qui ne le sont pas provient souvent de l'histoire politique. Raymond Aron : Je n'ai jamais douté qu'une partie essentielle de ce qu'on peut appeler la structure politique de la France ou le « rules of the game of politics in France » est la Révolution française. Il n'y a pas de sociologue français qui n'admettrait que le souvenir, le traumatisme, la légende, la transfiguration, la présence de la Révolution française, est une partie véritablement essentielle de la manière dont les Français conçoivent la politique ou jouent à la politique. La dernière fois qu'ils l'ont démontré, c'est en mai 1968, événement totalement incompréhensible pour celui qui ne connaît pas un certain nombre d'événements qui ont laissé une marque ineffaçable dans l'inconscient français. Entre le 27 mai et le 30 mai 1968, la majorité des fonctionnaires avait déjà quitté les ministères en attendant les nouveaux maîtres : cela est inimaginable en dehors de la France où la tradition de changer de gouvernement ou de régime par l'intermédiaire d'émeutes de rues est une partie intégrante de la conscience politique des Français. Je pense avec vous que la Wissenschaft supérieure, c'est l'histoire, et que le spécialiste le plus élevé, c'est l'historien, mais, ajouteraisje, à condition qu'il soit en même temps anthropologue, sociologue et philosophe. S'il a toutes ces vertus, et s'il est bon historien, alors il s'élève au-dessus de tous. Mais peut-être s'agit-il là de l'histoire telle qu'elle doit être écrite plutôt que l'histoire telle qu'elle est écrite. Daniel Bell : Je ne connais personne dans mon entourage qui ait prétendu qu'on pouvait prévoir les événements. Personne n'a cette prétention. On minimise certains faits simples et compréhensibles concernant la société humaine si on parle des événements, d'une part, et de la structure sociale, de l'autre. Par exemple, je vais faire une prévision qui risque de paraître assez banale : au cours des cinq prochaines années, il y aura au moins une fois des élections en Angleterre. Si vous considérez le fait que, sur cent soixante pays dans le monde entier, au cours des vingt dernières années, trente seulement ont vu se dérouler des élections régulières, la prévision que je fais est statistiquement très forte. Il y a une stabilité dans la vie institutionnelle de la GrandeBretagne qui permet ce genre de prévision. Je ne m'intéresse pas aux prévisions à long terme, parce qu'elles

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ne peuvent être que de nature très générale et qu'elles mettent le plus souvent en jeu une philosophie de l'histoire. Cela dit, je pourrais jouer au même jeu que Tocqueville, Burckhardt ou Weber, en m'appuyant sur un principe méthodologique. Je prédirais par exemple qu'au cours des vingt-cinq prochaines années, on assistera à une considérable décentralisation dans le système soviétique. (Je fais cette prédiction en me fondant sur la proposition sociologique selon laquelle il est impossible d'organiser une société complexe sur la seule base d'une économie dirigée.) Ou qu'après la mort de Mao, il y aura en Chine un retour vers une plus forte bureaucratisation et l'apparition d'une société d'un type plus rationalisé. (De nouveau, je me fonde sur la proposition théorique selon laquelle une société vaste et complexe ne peut pas être organisée seulement en fonction de l'enthousiasme.) Je prédirai qu'au cours du XXIe siècle, la couleur de la peau deviendra le problème le plus important, en raison du fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres. Et je dirai aussi qu'au XXI e siècle, l'affrontement politique le plus grave sera sans doute celui qui opposera le Japon à la Chine, qui seront les deux plus grandes puissances de la société. Mais cela ne m'intéresse pas — comme je l'ai dit — de faire des prédictions de cet ordre parce que, pour moi, c'est un jeu de nigauds. Ce qui m'intéresse, c'est de définir des problèmes, des contraintes, des alternatives, même si je ne sais pas quelle alternative sera choisie. Cela provient d'une image de la société qui procède d'un modèle hypothétique-déductif, dans mon cas le modèle de la société postindustrielle, modèle conçu à relativement courte échéance, je veux dire d'ici quinze ou vingt ans. Je ferai par exemple deux sortes de prévisions en me conformant à cette méthode. Je prédirai une productivité décroissante dans la plupart des sociétés occidentales, en raison de l'extension du secteur tertiaire, et ce fait pose le problème du niveau de vie. Je prévois que les femmes continueront à revendiquer leurs droits, non seulement parce que les femmes sont fondamentalement plus agressives qu'autrefois, en raison d'une sorte de crispation idéologique, mais parce que la position sociale des femmes a changé, ce qui, pour la première fois, leur donne une plate-forme pour ce genre de revendications. Je dirai que le Mouvement de Libération de la Femme repose sur une base substantielle et suscitera un intérêt permanent, ce qui n'est pas le cas du Mouvement de la Jeunesse. Il n'existe pas de prévision des événements dans le sens où l'entend M. Trevor-Roper, mais des prévisions qui se fondent sur les formes changeantes de la structure sociale.

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Hugh Trevor-Roper : M. Bell prévoit qu'il y aura des élections générales en Grande-Bretagne dans les cinq années à venir : il prévoit seulement que la Constitution britannique durera encore cinq ans. Daniel Bell : Exactement. Dans certains pays, on obéit à la loi, dans d'autres, non. Hugh Trevor-Roper : C'est un point que je ne discuterai pas. Vous faites une distinction entre la prévision des événements et une prévision qui, si je comprends bien, se fonde sur une base sociologique et scientifique. Je suis incapable de faire de distinction entre les événements et la structure sociale. La montée du christianisme dans l'Empire romain, puis en Europe, a été considérée par tous les écrivains depuis Gibbon comme une révolution sociale. Elle était également, je pense, imprévisible. De toute manière, ces prévisions qui se prétendent fondées sur la sociologie me paraissent être les prévisions que n'importe qui pourrait faire sans même bénéficier des avantages de la science de la futurologie. Tout historien pourrait prédire qu'il y aura une diminution de la productivité dans la société occidentale sans faire appel à cette nouvelle science. Daniel Bell : Je ne dis pas que, d'aucune manière, je sache lire dans les entrailles des poulets, mais simplement que je peux donner de meilleures raisons pour justifier ma prévision. Il y a des tas de gens qui, en se fiant à leurs articulations et à leurs rhumatismes, peuvent prédire le temps qu'il fera. Cela ne leur donne aucune raison de mieux comprendre le mouvement général des nuages. Robert Nisbet : Je voudrais dire encore une fois qu'il m'est difficile de constater une influence de la psychologie, de l'anthropologie, de la sociologie ou de la science économique sur la stricte discipline de l'historiographie, avant la Première Guerre mondiale. De plus, M. Trevor-Roper pense-t-il que l'histoire est particulièrement propre, alors que la sociologie ne le serait pas, à se lancer dans de telles entreprises dans le futur, ou pense-t-il réellement que l'histoire, comme les autres disciplines, devrait laisser la futurologie travailler à l'écart ? Il est aussi très important de savoir si son scepti-

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cisme à l'égard de la futurologie repose sur la conviction que le présent ne dépend pas du passé ou que l'avenir ne dépend pas du présent, ou bien M. Trevor-Roper est-il profondément convaincu que les facultés intellectuelles des êtres humains ne seront jamais capables de faire ces prévisions ? En ce qui concerne Burckhardt, dont certaines prévisions ont été réellement impressionnantes, il nous dit dans ses lettres que ce n'était pas en raison de son rôle d'historien, mais à la suite de la lecture des œuvres des philosophes conservateurs, en raison de sa propre philosophie morale, qu'il était ainsi pénétré de pessimisme. Enfin, cela m'a fait plaisir, mais en même temps quelque peu abasourdi, d'entendre un historien parler en 1971 de la méthode historique comme d'une méthode irrémédiablement empirique. J e me permets de faire remarquer que l'œuvre admirable du philosophe F. H. Bradley, The Pressuppositions of a Critical History, écrite il y a près de soixante-quinze ans, a montré une fois pour toutes que l'historien n'est pas irrémédiablement un empirique, car il s'occupe de faits situés à l'intérieur d'un cadre généalogique, qui constitue en soi une prise de position d'importance. Hugb Trevor-Roper : Les œuvres qui eurent le plus d'influence sur les études historiques, au XIXe siècle, furent celles de Sir Walter Scott. Ranke lui-même reconnaissait dans ses ouvrages historiques qu'elles l'avaient bouleversé. M. Nisbet a dit que Freud n'avait eu aucune influence. Mais sir Louis Namier a fait cette déclaration : « Ce n'est pas Marx, c'est Freud qui nous permet de comprendre l'histoire. » Si l'on veut analyser les motifs qui poussaient des hommes à entrer au Parlement, au XVIIIe siècle, par exemple, il ne suffit plus d'étudier, comme on le faisait auparavant, les discours qu'ils ont prononcé au Parlement, mais il faut se servir des découvertes de Freud sur le subconscient pour voir ce qu'il y a au-delà de ces raisons publiquement reconnues. Lorsque je vois qu'il existe dans le monde des historiens marxistes, qui sont sans doute influencés par Marx (qui, lui, n'était pas essentiellement un historien), je suis étonné de l'affirmation du professeur Nisbet. Les historiens sont-ils de meilleurs prophètes que les sociologues ? J e dois reconnaître qu'ils prophétisent beaucoup moins. Ils sont beaucoup plus prudents. Les historiens ont vu comment les événements se produisent, comment les structures sociales se transforment, comment les révolutions naissent, et cela depuis longtemps : ils n'ont

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pas commencé à travailler en 1900 et ils sont donc plus circonspects. M. Nisbet dit que c'est en tant que pessimiste, et non en tant qu'historien, que Burckhardt a fait ses intéressantes prophéties. Quand un homme est un historien, il se sert de son expérience historique même quand il exprime son pessimisme. En ce qui concerne la dernière remarque de M. Nisbet sur le fait que l'histoire est irrémédiablement empirique, je dois avouer que c'est bien là ma conviction. Et je ne crois pas que l'apport de F. H. Bradley soit d'une utilité quelconque à la compréhension de l'histoire. Peter Wiles : Je suis convaincu que la futurologie, en tant que prévision de l'avenir prévisible, est une activité très utile ; nous n'avons aucune raison de faire honte à ceux qui aiment se livrer à cette activité ; en réalité, notre désir est de savoir ce que sera l'avenir politique. Je crois que le professeur Trevor-Roper a été très déloyal à l'égard de la futurologie en disant : « Est-ce que Tacite a prévu la victoire du christianisme ? » C'est là la question la plus contraire à l'esprit de l'histoire que vous puissiez poser parce que la victoire du christianisme a eu lieu, si je ne me trompe, deux cents ans après ce tempslà. Vous en demandez trop. Daniel Bell : Il est évident que la futurologie devra être un travail collectif. Elle devra faire appel aux économistes, aux écrivains de science-fiction, qui, pour une raison ou pour une autre, ont été écartés de la Commission pour l'An 2000 ; celle-ci devra certainement faire appel à des poètes comme Heine, à des romanciers comme Dostoïevski, et sûrement à des historiens comme Trevor-Roper. Wolfgang Mommsen : Il me semble qu'il faudrait s'interroger sur le rôle de Burckhardt en tant que futurologue. Il me semble impossible de croire que les prédictions de Burckhardt signifiaient que l'Etat nationaliste de Bismarck conduirait tout droit à une dictature fasciste de type militaire. Sa prophétie était très vaguement formulée ; après coup, il est facile d'y trouver ce qu'on y cherche. En ce qui concerne le concept de bureaucratisation cher à Max Weber, il me semble qu'il peut très utilement jouer le rôle d'hypothèse et de ligne directrice pour l'interprétation de l'histoire moderne, comme pour beaucoup d'autres études sociales empiriques, mais ce n'est rien de plus que

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cela. Weber n'a indiqué aucune limite précise dans le temps, mais quand on étudie ses travaux de plus près, on s'aperçoit qu'il pensait que le processus de bureaucratisation irait beaucoup plus vite et que la fin d'une société dynamique, comme la nôtre, arriverait beaucoup plus tôt. Hugh Trevor-Roper : Les sociologues — peut-être leur fais-je une injustice — paraissent dire que la société a tellement changé au cours du siècle que, si nous devons savoir où nous en sommes, mieux vaut ne pas remonter plus loin que 1900. Nous devrions pouvoir déduire tout ce qui doit se produire dans la société industrielle et postindustrielle des caractères de la société industrielle. C'est là une attitude d'esprit que je conteste formellement. L'humanité est la force unificatrice des études historiques. Comme Marc Bloch l'a écrit dans son Métier d'Historien, l'historien est comme un ogre, il va partout où il flaire l'odeur de la chair humaine. Aucune école d'historiens contemporains n'a eu sur moi autant d'influence que celle des Annales, représentée par Marc Bloch, Lucien Febvre et Fernand Braudel. Néanmoins, je pense qu'à un certain moment, l'école des Annales paraît avoir oublié la remarque de Marc Bloch. L'insistance sur l'histoire quantitative, sur la subordination de l'homme au dogme du fait économique et aux tableaux statistiques est peut-être allée trop loin. Le centre premier de l'histoire est l'homme. Qu'est-ce que l'histoire ? Est-ce le luxe des pays riches, ou a-t-elle une fonction ? Bien sûr, dans un certain sens, c'est le luxe des pays riches. Quand on marche à travers la vie, on est entouré des sédiments de l'histoire. J e m'oppose à ceux qui refusent de l'admettre. Ma première objection est quasiment d'ordre moral : je trouve d'une suffisance insupportable le fait d'affirmer que nous ne devons rien au passé, que le génie et les travaux du passé peuvent être considérés comme allant de soi et que nous avons à leur égard un droit d'héritage absolu. Une autre raison est que tout est beaucoup plus intéressant, lorsqu'on marche à travers la vie, quand on est à même de reconnaître les choses, de distinguer l'architecture d'une période de celle d'une autre, d'identifier tel sédiment laissé par telle circonstance sociale ou politique précise, et qu'on ne traverse pas la vie comme ferait, dans un musée de peinture, quelqu'un qui ne connaîtrait pas la différence entre un Primitif et un Goya. J e me rends compte qu'on peut me répondre : « C'est là une attitude très complaisante, c'est là une science très décorative ; vous vous 8

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plaisez à votre culture et à votre supériorité. » Il y a peut-être là une once de vérité et ce n'est pas sur cette base que j'essaierai de défendre l'enseignement de l'histoire tel qu'on l'a pratiqué pendant des siècles. Mais, dans un sens plus profond, cet enseignement doit se poursuivre si on veut comprendre l'homme, devenir tolérant, distinguer le vrai du faux, admettre que les idées qui sont hérétiques en un temps peuvent devenir la vérité d'une autre époque ; tout le concept de la relativité du comportement humain trouve son illustration dans l'histoire. Alan Bullock : Je voudrais revenir à la question précise à propos de laquelle je m'interrogeais quand nous avons pour la première fois décidé d'ouvrir ces débats. Ce qui me préoccupait, c'était de voir que les jeunes gens qui commençaient leurs études universitaires semblaient moins enclins à admettre que l'histoire était un élément important ou nécessaire des disciplines qui ont pour objet la connaissance de l'homme et que, pour eux, l'histoire était désormais remplacée par les sciences sociales. La dimension dans laquelle les sciences sociales s'affirment de la façon la plus incontestable et la plus forte, c'est notre compréhension du présent. Les historiens, même ceux qui s'occupaient d'histoire contemporaine, ne se risquaient pas dans certains domaines du présent ; les écoles historiques plus anciennes croyaient que l'histoire s'arrêtait à un passé très reculé. Il était inévitable, à mesure que l'influence du changement sur notre vie se faisait plus fortement sentir, qu'on assistât à la naissance de certaines disciplines ayant pour objet de décrire et, par là, de comprendre, ce qui se passait. Telle me paraît être la grande œuvre des sciences sociales : elles ont beaucoup ajouté aux connaissances humaines par leurs observations, les analyses qu'elles ont entreprises, et par leur interprétation des événements présents. Ce qui m'inquiète c'est que, si l'on se confine exclusivement dans le présent, on exagère son caractère de situation sans précédent. L'historien, qui ne se meut que lentement, voit les choses de plus loin et il est peut-être plus enclin à admettre le caractère unique d'une période donnée. Cela est un correctif très utile à des travaux qui se consacrent exclusivement au présent. La sociologie, comme l'histoire, porte sur un sujet empirique, traite de ce qu'elle peut observer, en se servant d'hypothèses qu'elle construit. Mais derrière tout cela, il y a toujours la conviction qu'il ne s'agit là que d'une première étape dans une évolution des sciences

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sociales qui se déroulera conformément à celle qu'ont connu les sciences de la nature et qu'un jour, grâce à une amélioration de leurs méthodes, elles seront en mesure de nous offrir un raccourci qui nous dispensera d'un examen se référant aux événements, un modèle, et pas seulement une hypothèse qui nous assurera la possibilité d'accéder de façon sûre et rapide à la compréhension du présent. Les sociologues ont beau répéter : « Ceci est un travail empirique et il faut prendre nos modèles comme des hypothèses, etc. », il existe chez beaucoup de gens une sorte de malentendu, et notamment chez les jeunes, qui croient que l'étude des sciences sociales pourra, en fin de compte, remplacer celle de l'histoire. Raymond Aron : Comme le professeur Trevor-Roper, je suis convaincu que la connaissance historique est un élément indispensable d'une culture digne de ce nom parce qu'elle est un instrument indispensable de la connaissance de l'homme par l'homme, ou de la connaissance par l'homme de son extraordinaire diversité ; ce qui est nouveau et peut-être unique dans notre situation, c'est que nous vivons cette diversité sans savoir « if there is a good lije and what it is ». Jamais des sociétés n'ont été aussi puissantes, aussi orgueilleuses de leur puissance et aussi inconscientes de leurs objectifs.

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Nouvelles méthodes historiques

FRANÇOIS FURET L'HISTOIRE ET L' « HOMME SAUVAGE »

L'histoire et l'ethnologie se sont constituées à l'époque classique comme des disciplines à la fois parentes et contradictoires, entretenant entre elles des relations qui découlent de deux catégories-mères, le temps et l'espace. Toutes deux sont des instruments de la description de l'univers humain ; mais l'histoire fait l'inventaire du temps, l'ethnologie celui de l'espace. Ainsi, dans les vieilles classifications bibliographiques de l'Europe baconienne, les récits de voyages lointains font partie des livres d' « histoire » ; ils en forment une souscatégorie, consacrée à la description des pays étrangers et notamment exotiques. D'ailleurs, en rapportant au lecteur les mœurs de populations éloignées, le voyageur ne cherche pas seulement à vulgariser le pittoresque de la différence ; il ramène de l'espace contemporain une image du passé. Le sauvage, c'est l'enfance du civilisé. Ainsi se trouvent réunifiées deux lectures d'une même image de l'homme. Réunifiées, le mot est sans doute excessif. Car il y a déjà, entre l'ethnologie et l'histoire, l'épaisseur du fait national, qui a joué un rôle décisif dans la constitution — et la séparation — de l'histoire comme savoir. Tout commence, dans ce domaine, avec le XVI e siècle et la sécularisation du temps par rapport à la vieille chronologie apocalyptique des quatre monarchies ; selon la prophétie de Daniel, celles-ci étaient censées se succéder dans un ordre de dégénérescence croissant, l'Empire romain constituant une interminable fin de l'histoire humaine, qui se survivrait à elle-même à travers le Saint-Empire de la chrétienté médiévale. Le légendaire vétéro-testamentaire cède à la pression humaniste, puis protestante et enfin à l'essor de l'Etatnation. La philosophie humaniste est trop fascinée par l'Antiquité pour comporter une vision historiciste du passé ; mais elle en fonde

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Nouvelles méthodes

historiques

au moins les conditions intellectuelles en inventant l'érudition, en distinguant entre les « fables » et l'histoire « vraie ». De toute façon, le schisme religieux brouille le sens des textes sacrés et déplace le récit des origines en même temps que la prédiction de la fin. Mais s'il se sépare de l'apocalypse et de l'Eglise, c'est que le déchiffrement du passé peut investir ailleurs, sur l'Etat, le sens de l'irréversible et l'obsession des origines ; la laïcisation de l'histoire coïncide avec sa prise en charge du fait national. Le phénomène est net dans le cas français, avec Jean Bodin, La Popelinière, le chancelier Pasquier : c'est en réaction contre l'humanisme « italien », suspect d'un double impérialisme romain — Antiquité et papauté — que se constitue l'histoire gallicane des légistes français, soucieux de justifier le pouvoir royal, notamment contre l'extrémisme ligueur \ Ainsi, entre le XVIe siècle et l'époque des Lumières, l'histoire — au moins l'histoire profane, soigneusement distinguée de l'histoire sacrée — est avant tout celle des nations, c'est-à-dire des Etats et des peuples européens. Même Voltaire, qui cherche à dépasser le cadre de cette vision, a comme référence implicite de son histoire universelle l'Etat louis-quatorzien, point d'épanouissement de la civilisation. Les progrès de l'homme sont scandés par l'Etat-nation ; l'anthropologie naissante est réservée aux groupes élémentaires. C'est par là aussi que, dès le XVIIIe siècle, quand la description des peuples « primitifs » devient une discipline plus ou moins systématique, une échelle des valeurs unique dignifie l'étude du temps, au détriment du voyage. Les sociétés nationales explorées par l'historien sont le devoir-être des groupes décrits par le voyageur. Le XIXe siècle a probablement aggravé le caractère antagoniste des deux disciplines, en effaçant leur caractère complémentaire. La ligne imaginaire qui joignait, à travers le temps et l'espace, deux figures universelles, l'homme-enfant et l'homme adulte, la société primitive et la société civilisée, s'est brisée dans l'insaisissable et dans le singulier : l'Etat-nation a cessé d'être l'image d'une promotion collective de l'humanité pour devenir le lieu par excellence de l'antagonisme et de la différence. Par ailleurs, l'histoire n'est plus seulement sous-tendue par un cadre de référence situant les étapes du développement humain, mais déchirée entre des rapports de force en perpétuel changement, et entre des justifications antagonistes. L'idéologie du progrès, qui extrapole un peu vite à l'ensemble des activités humai1. C/. notamment KELLEY, Foundations of Modem New York, Columbia University Press, 1970.

Historical

Scholarship,

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nés les rythmes extraordinaires des mutations économiques, fait du temps une sorte de dérive indéfinie, soumise à la surenchère des nationalismes : le progrès est un moyen et un enjeu de la puissance, où s'alimente l'affrontement des histoires nationales. L'histoire ne concerne plus dès lors que quelques nations, celles qui produisent, Celles qui changent, bref, celles qui comptent. Le reste de l'espace humain est ainsi abandonné au non-être historique, et le voyage y perd d'ailleurs son statut bibliographique et scientifique. L'ethnologie se développe dès lors comme savoir résiduel, défini négativement par rapport à l'histoire de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord. Qu'elle soit à la fois subordonnée et secondaire, sous-produit mal défini de l'expansion européenne, mélange d'aveuglement et de mauvaise conscience, on pourrait le lire non seulement dans les grands économistes ou historiens libéraux du x i x e siècle, mais aussi à travers l'extraordinaire européo-centrisme de Marx. Puisque l'historien a transformé l'exception en modèle, l'ethnologie règne sur un envers de l'histoire, à la fois immense et marginal ; c'est le domaine désormais séparé du non-écrit contre l'écrit, de l'immobile contre le changement, du primitif contre le progrès. Cette dichotomie, nous continuons à la vivre, mais de plus en plus inconfortablement. C'est qu'elle a été sérieusement mise à l'épreuve par une double série d'événements contemporains, dont les uns sont de nature externe, alors que les autres tiennent à l'évolution des sciences sociales. Beaucoup d'événements majeurs de l'histoire contemporaine ont remis en cause l'idée de progrès. Ni l'apocalypse hitlérienne, ni la transformation de la Révolution russe en Terreur bureaucratique et idéologique, ne sont faciles à intégrer dans une marche de l'humanité vers l'avènement de la rationalité ou de la liberté. Le monde d'aujourd'hui, en même temps qu'il développe à un rythme encore inédit la puissance humaine sur la nature, multiplie les problèmes insolubles, les impasses historiques et les manifestations de la violence sociale ; le progrès technique et économique fraie sa voie dans l'irrationalité politique et le désordre planétaire, jetant ainsi un défi à l'idée d'une histoire globale, dont tous les niveaux évolueraient au même rythme, et selon une temporalité unique. De ce point de vue, deux phénomènes jouent probablement un rôle fondamental dans la dissolution de l'opposition traditionnelle entre ethnologie et histoire : l'espace humain est devenu homogène au moment où le temps a cessé de l'être.

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Nouvelles méthodes historiques

L'espace humain n'est pas seulement exploré, inventorié, fermé. Il a été le domaine, dans les dernières décennies, notamment à travers la décolonisation, de l'extension irrésistible du modèle politique européen, c'est-à-dire de l'appropriation nationale. Le voici donc promu tout entier, comme l'Europe, à la dignité des histoires nationales ; les pays de ce que nous appelons, sur des critères économiques, le TiersMonde, sont tous à l'exaltation fiévreuse de leurs origines, où ils recherchent une définition d'eux-mêmes. C'est qu'ils ont cessé de penser leur différence en termes d'espace, pour la valoriser en termes d'histoire. L'Occident lui-même, quand il cherche à résister à la diffusion intellectuelle de ses vertiges, n'a plus comme frontière distincte que celle de l'histoire économique, par exemple le décollage de Rostow ; manière sournoise, peut-être, de se proposer encore en exemple, par la construction d'un schéma linéaire où la société « post-industrielle » constitue l'horizon de l'humanité ; au moins celle-ci se trouve-t-elle, par là-même, réintégrée dans l'histoire. L'espace est donc historisé ; mais c'est au prix d'un morcellement du temps. Car, au fur et à mesure qu'elle intègre l'humanité entière et qu'elle devient moins européo-centrique, l'histoire affronte le défi ethnologique de la pluralité des sociétés et des cultures, qui décompose l'idée d'un temps homogène : non seulement les sociétés n'évoluent pas selon les mêmes rythmes, mais à l'intérieur même d'une seule de ces sociétés, les différents niveaux de réalité qui la constituent, n'obéissent pas à une temporalité globale et homogène. Le « changement » est devenu un concept mesurable en termes économiques, sous ses différents aspects ; mais il découvre en même temps les résistances au changement. Le « décollage », la « modernisation », l'universalisation du progrès matériel et de la croissance économique sont pensés comme le sens fondamental de l'histoire contemporaine ; mais ils se heurtent aux héritages, aux traditions, à l'ensemble des inerties socio-culturelles. Ainsi, l'histoire, en s'étendant au monde humain, découvre qu'elle est aussi non-histoire ; le changement révèle l'immobile. La grande histoire du XIXe siècle, à la fois manchestérienne et marxiste, faite d'un progrès global porté par le développement économique se trouve ainsi doublement compromise, à la fois par les crises de notre monde contemporain et par l'insertion de ses hypothèses dans l'espace non européen. Il n'y a rien d'étonnant à ce que, en même temps qu'elle cherche désespérément à sauver son impérialisme comme porteuse de la « modernisation », elle retourne à l'ethnologie comme consciente de ses échecs.

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Une deuxième série de modifications des rapports entre histoire et ethnologie, probablement moins visible, est inscrite à l'intérieur de l'histoire elle-même et de son évolution comme discipline, dans ces trente ou quarante dernières années. Je veux parler de ce qu'on appelle en France, d'un terme vague et d'ailleurs négatif, la substitution d'une histoire « non événementielle » à une histoire « événementielle ». Essayons de préciser ces termes en les arrachant à une polémique inutile. L'histoire « événementielle » me paraît être à la fois un type de description du passé et un type de sélection des faits. Faite de la volonté de reconstituer « ce qui s'est passé », et de le raconter ensuite par le moyen du récit, elle choisit ses matériaux en fonction de ces ambitions ; c'est dire que ceux-ci, les fameux « événements », sont sélectionnés et organisés sur l'axe du temps de façon à nourrir la progression d'un récit. L'événement, dès lors, contient la mutation, et la chaîne des événements est chargée de donner un sens à la succession des mutations. C'est pourquoi ce type d'histoire est scandé à la fois, et contradictoirement, par le court terme et par la téléologie ; comme l'événement, irruption soudaine de l'unique et du nouveau dans l'enchaînement du temps, ne peut être comparé avec aucun antécédent, le seul moyen de l'intégrer à l'histoire est de lui donner une finalité. Et puisque l'histoire s'est développée comme un mode d'intériorisation et de conceptualisation du sentiment du progrès, 1' « événement » constitue le plus souvent l'étape d'un avènement : République, liberté, démocratie, raison. Le « fait » historique qu'il constitue par excellence a beau être reconstitué avec une patience infinie et des règles d'érudition très strictes, il reste qu'il ne tire son sens que d'une histoire globale définie en dehors et indépendamment de lui. Le temps de cette histoire est fait d'une série de discontinuités décrites sur le mode du continu : la matière classique d'un récit. L'histoire « non événementielle » récuse le récit — au moins ce type littéraire de récit — dans la mesure où elle définit d'abord des problèmes. Vivant d'emprunts aux sciences sociales contemporaines — démographie, géographie, sociologie, etc. —, elle a renouvelé la curiosité historique tout en la spécifiant. Son premier mouvement est de décomposer les différents niveaux de la réalité historique pour n'en retenir que quelques-uns, ou un seul, et les décrire aussi systématiquement que possible, c'est-à-dire isolément. C'est pourquoi elle construit des « faits » historiques doublement différents de ceux de l'histoire « événementielle » : étrangers, la plupart du temps, au

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domaine classique des grandes mutations politiques, et définis non plus par leur caractère unique, mais par leur valeur comparative avec ceux qui les précèdent et ceux qui les suivent. Le « fait » n'est plus l'événement choisi parce qu'il scande les temps forts d'une histoire dont le « sens » a été préalablement constitué, mais un phénomène sélectionné et construit en fonction de son caractère répétitif, et donc comparable à travers une plage de temps donnée. Le document, les « faits » n'existent plus pour eux-mêmes, mais par rapport à la série qui les précède et les suit ; c'est leur valeur relative qui devient objective, et non leur rapport à une insaisissable substance « réelle ». Du coup, l'histoire se trouve à la fois renouvelée dans ses curiosités et ses méthodes. Les corpus historiques sont par définition de nature si diverse que l'historien peut les constituer selon ses préférences et ses compétences, les traiter en économiste, en démographe, en sociologue, en ethnologue ou en linguiste. Mais il n'y a pas de méthodologie innocente. Ce faisant, l'historien change la nature des problèmes traditionnellement traités par sa discipline. L'unique, le non-comparable échappent à une méthodologie de ce type, et le spécialiste de la biographie intellectuelle n'y trouvera pas son compte. Pas davantage, l'historien de l'Antiquité qui manque et manquera probablement toujours de séries de données indispensables à un traitement quantitatif systématique. Mais il y a plus ; l'histoire faite à partir de données sérielles privilégie un type de sources, un type de problèmes, et surtout un type de temps. Les sources doivent être, sinon numériques, du moins réductibles à des unités homogènes et comparables, ce qui restreint et étend à la fois leur champ ; car si 1' « apax » n'est plus utilisable, par contre toute une part de l'immense « réserve » du non-écrit, dont l'historien a fait jusqu'ici un usage si timide, peut être organisée en séries ; sous ce rapport, des données iconographiques, des photographies de terroirs, peuvent constituer des matériaux historiques plus importants que l'éternelle littérature de l'éternel témoin. Il est naturel aussi que ce genre de sources serve de support à des recherches ou à des hypothèses d'un type plus économique, ou encore ethnologique, que proprement politique ; car il comporte implicitement l'égalisation des individus à leurs rôles d'agents économiques ou socio-culturels. Ainsi se sont d'ailleurs rencontrées, en vertu d'un malentendu, l'histoire qui se voulait la plus « scientifique », la plus débarrassée d'un jugement de valeur, et l'histoire qui se voulait la plus « démocratique », par son désir de réhabiliter le « little man » anonyme, écrasé par les grands héros de la politique, et néanmoins condition de leur existence.

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Cette histoire sérielle, enfin, est une histoire du long terme. Fernand Braudel l'a montré, mieux que personne, dans ses livres et dans un article classique. Constituée par la description de répétitions et de régularités, elle n'a d'intérêt que si elle met à jour des évolutions assez longues pour que ces répétitions ou ces régularités dessinent des mouvements et des amplitudes. La croissance de l'économie agricole des deux premiers tiers du x v i e siècle, qu'on peut repérer à l'aide de différents indicateurs, est-elle un trend, décisif de décollage, ou une simple récupération de l'immense crise qui a marqué la période 1350-1450 ? Seule permet d'y répondre l'analyse d'une plus longue durée, en amont et en aval. Ainsi, la sélection d'indicateurs identiques sur une longue période de temps donne à l'historien les moyens de cerner les différentes temporalités, les crises courtes, les récessions plus longues, les cycles, les trends, et de les intégrer dans une interprétation générale. Mais elle privilégie, en même temps, les éléments de conservation d'un système donné, au détriment des facteurs de mutation qualitative. A cette école, l'historien redécouvre les longues permanences économiques, les inerties sociales et culturelles qui ont caractérisé longtemps les sociétés de l'ethnologue ; il a lui aussi, selon le mot de Lévi-Strauss, ses « sociétés froides ». On peut ainsi imaginer un inventaire en partie double de l'histoire par l'ethnologie. La première colonne concernerait la transformation des méthodes de l'histoire, comme le recours systématique aux sources non écrites, l'utilisation croissante, à l'intérieur de l'écrit, des documents statistiques ou préstatistiques, ou l'analyse textuelle de type « structural » (que le modèle en soit fourni par la linguistique, la psychanalyse ou l'analyse de contenu par exemple). La deuxième colonne recenserait les nouveaux objets historiques, élaborés à la suite du vaste déplacement de curiosité qui a été décrit : l'homme anonyme à la place du grand homme, le noû-développement au lieu du seul changement, les formes élémentaires de la vie culturelle substitués au témoignage de la « grande » littérature, etc. La liste recouperait, en effet, une très large part de l'historiographie contemporaine, en France et ailleurs. En fait, la ligne qui sépare histoire et ethnologie n'a jamais eu de critères épistémologiques ; fondée bien davantage sur les conditions externes du développement des deux savoirs, puis sur une sorte de coutume, qui séparait deux domaines académiques, elle s'efface aujourd'hui comme tant d'autres — au profit d'une configuration qui n'est pas plus facile à définir que les disciplines d'hier.

JACQUES LE GOFF L'HISTORIEN

ET L'HOMME

QUOTIDIEN

Histoire et ethnologie ne se sont séparées qu'au milieu du XIX e siècle quand levolutionnisme déjà triomphant avant Darwin a détaché l'étude des sociétés évoluées de celle des sociétés dites primitives. Jusqu'alors l'histoire avait englobé toutes les sociétés mais, là où se constituait la conscience d'un progrès, l'histoire se restreignait aux portions de l'humanité susceptibles de se transformer rapidement, le reste étant voué à des genres mineurs du domaine scientifique ou littéraire — les mirabilia où les hommes primitifs côtoient les monstres, les voyages où les autochtones sont une variété de la faune, au mieux la géographie où les hommes étaient un élément du paysage — ou condamné à l'oubli. Hérodote, le « père de l'histoire » est tout autant le père de l'ethnographie. Le deuxième livre des Histoires, celui placé sous le patronage d'Euterpe, est consacré à l'Egypte. La première moitié est d'un ethnologue qui ne se contente pas de décrire les mœurs et coutumes, mais souligne les emprunts faits par les Grecs aux Egyptiens, niant ainsi qu'un fossé puisse séparer les Hellènes des nations barbares. La seconde est d'un historien soucieux du diachronique, suivant les dynasties l'une après l'autre, quitte à souvent réduire l'histoire à un recueil d'anecdotes. Ce regard ethnographique prend un autre caractère chez Tacite. Dans une perspective rousseauiste, il oppose à la corruption de la civilisation dont Rome est l'exemple la santé des « bons sauvages » que sont le Breton ou le Germain. Voilà son beau-père Agrícola tentant d'amener les Bretons à la civilisation : « Pour que ces hommes dispersés et ignorants, et par là même portés aux guerres, s'habituassent dans les plaisirs à la tran-

J. Le Goff : L'historien et l'homme

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quillité et au repos, il les encourage en privé et officiellement les aide à édifier temples, marchés, demeures, louant les plus actifs et condamnant les mous... Et il fait instruire dans les arts libéraux les enfants des notables... pour faire que des gens qui récemment refusaient jusqu'au langage des Romains désirassent à présent leur éloquence. D'où la faveur même de notre habit, et la toge à la mode ; et peu à peu on glisse aux agréments du vice, portiques, thermes, élégance des banquets ; on appelait cela chez les naïfs civilisation : ce n'était qu'un aspect de servitude. » Pourtant ici encore le caractère privilégié de l'histoire romaine tend à exclure les autres peuples de la littérature historique du Bas-Empire. De ce préjugé les Chrétiens héritent. Il n'y a guère que Salvien, au milieu du Ve siècle pour penser et dire que les Barbares frustes et très honnêtes valent mieux que les Romains pêcheurs. Désormais seuls les Chrétiens ont droit à l'histoire. Les païens en sont exclus. Païens, c'est-à-dire les païens proprement dits, mais aussi les « infidèles », et, au début du moins, les paysans. Certes, l'idée qui régnera longtemps ne sera pas celle d'un progrès mais au contraire d'un déclin. Mundus senescit. Le monde vieillit. L'humanité est entrée dans le sixième et dernier âge de la vie : la vieillesse. Mais ce progrès à rebours est aussi un processus unilinéaire qui privilégie les sociétés qui se transforment, fût-ce dans le mauvais sens. Et quand le christianisme médiéval récupérera l'Antiquité païenne, ce sera pour souligner les mérites exceptionnels de l'Empire romain et définir une nouvelle ligne de progrès : de Rome à Jérusalem. Comme l'a noté Augustin Renaudet, Dante « répète avec orgueil la prophétie du vieil Anchise : Tu regere imperio populos, Romane, memento ». Virgile et la Sybille annoncent le Christ dans une perspective téléologique qui laisse les autres, ceux qui n'ont pas hérité de Rome, en dehors de la marche vers le salut. Pourtant la vocation universelle du christianisme maintient pour l'ethnologie une structure d'accueil. Toute histoire étant une histoire universelle, tous les peuples ont vocation à y entrer, même si, en fait, seuls ceux qui évoluent vite sont dignes de son intérêt. A l'occasion, mêlant temps et lieux, histoire et géographie, un clerc du Moyen Age fait l'ethnologue sans le savoir. Par exemple Gervais de Tilbury, dans ses Otia Imperialia, recueil de mirabilia destiné à l'empereur Othon de Brunswick (v. 1212), après avoir dans une première partie retracé l'histoire de l'humanité jusqu'au déluge d'après

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la Genèse, consacre la deuxième partie à un pot-pourri de notations géographiques, historiques et ethnographiques sur les divers peuples du monde et la dernière partie aux rites, légendes, miracles recueillis dans les différents lieux où il a vécu, en Angleterre, dans le Royaume des Deux-Siciles, en Provence. Le Moyen Age prépare aussi tout ce qui est nécessaire à l'accueil d'un « bon sauvage » : un millénarisme qui attend un retour à l'âge d'or, la conviction que le progrès historique, s'il existe, se fait à coup de re-naissances, de retours à un primitisme innocent. Mais il manquait aux hommes du Moyen Age un contenu à donner à ce mythe. Certains ont regardé vers l'Orient et, la croyance au prêtre Jean aidant, ont imaginé un modèle anthropologique, le « pieux brahmane ». Mais Marco Polo n'a pas été pris au sérieux. D'autres baptisent 1' « homme sauvage », changent Merlin en ermite. La découverte de l'Amérique pourvoit soudain l'Europe en « bons sauvages ». La Renaissance maintient les deux lignes, les deux attitudes. D'un côté l'histoire « officielle » se lie aux progrès politiques, à ceux des princes, à ceux des villes, bureaucratie princière et bourgeoisie urbaine étant les deux forces montantes, qui veulent retrouver dans l'histoire la justification de leur promotion. De l'autre, la curiosité des savants explore le domaine ethnographique. En littérature le génie et l'érudition de Rabelais, par exemple, se déploient dans le champ d'une ethnographie imaginaire — mais souvent près de ses bases paysannes. Comme l'a écrit George Huppert : « There are certainly other epochs, less fortunate in this respect than antiquity, whose history had not been written. The Turks or the Americans, lacking a literary tradition of their own, certainly presented an inviting target for a modern Herodotus. » On attendait Hérodote, Tite-Live vint. Etienne Pasquier dans ses Recherches se fit l'ethnographe du passé et donna à la science des « origines ». Cette coexistence de l'historien et de l'ethnographe n'allait pas durer. Le rationalisme de l'âge classique, puis des Lumières, allait réserver l'histoire aux peuples saisis par le progrès. « In the sense in which Gibbon and Mommsen were historians, there was no such thing as an historian before the 18th century. » De ce point de vue, R. G. Collingwood a raison.

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Après un divorce de plus de deux siècles, historiens et ethnologues ont tendance à se rapprocher. L'histoire nouvelle, après setre faite sociologique, a tendance à devenir ethnologique. Qu'est-ce que le regard ethnologique fait donc découvrir à l'historien dans son domaine ? L'ethnologie modifie d'abord les perspectives chronologiques de l'histoire. Elle conduit à une évacuation radicale de l'événement réalisant ainsi l'idéal d'une histoire non événementielle. Ou plutôt elle propose une histoire faite d'événements répétés ou attendus, fêtes du calendrier religieux, événements et cérémonies liés à l'histoire biologique et familiale : naissance, mariage, mort. Elle oblige à recourir à une différenciation des temps de l'histoire et à accorder une attention spéciale à ce domaine de la longue durée, à ce temps presque immobile défini par Fernand Braudel en un article célèbre. Promenant sur les sociétés qu'il étudie ce regard ethnologique, l'historien comprend mieux ce qu'il y a de « liturgique » dans une société historique. L'étude du « calendrier » dans ses formes sécularisées et résiduelles (fortement marqué dans les sociétés industrielles par le relais pris par le christianisme aux anciennes religions : cycle de Noël, de Pâques, cadre hebdomadaire, etc.) ou dans ses formes nouvelles (par exemple le calendrier des compétitions — et fêtes — sportives) révèle le poids des rites ancestraux, des rythmes périodiques sur les sociétés dites évoluées. Mais ici plus que jamais s'impose la collaboration des deux attitudes, l'ethnologique et l'historique. Une étude « historique » des fêtes pourrait apporter des lumières décisives sur les structures et les transformations des sociétés, surtout, aux périodes qu'il faut bien appeler « de transition », tel ce Moyen Age, bien nommé peut-être en définitive. On pourrait y suivre par exemple l'évolution du carnaval comme fête, comme psychodrame de la communauté urbaine, se constituant au Bas Moyen Age et se défaisant au XiX e -XX e siècle sous le heurt de la révolution industrielle. Emmanuel Le Roy Ladurie a brillamment analysé le Carnaval sanglant de Romans en 1580, « tragédie-ballet, dont les acteurs ont joué et dansé leur révolte, au lieu de discourir sur elle dans des manifestes ». Mais à Romans, cette année-là, le jeu annuel s'est changé en événement singulier. Le plus souvent c'est à travers le rite, non l'acte, qu'il faut retrouver la signification de la fête. Ainsi, en une étude exemplaire, Louis Dumont a montré dans les

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cérémonies où apparaît la Tarasque le sens magico-religieux de rites par lesquels la communauté tarasconnaise cherchait, entre le x m e et le XVIII e siècle, à se concilier le pouvoir bénéfique d'un monstre ambigu devenu « bête éponyme », « palladium de la communauté ». « La principale fête, celle de la Pentecôte, remarque Louis Dumont, l'associe à la grande revue locale des corps de métiers. » C'est aussi ce que l'on voyait à Londres, au moins depuis le x v i e siècle, dans le cortège du lord Maire où les groupes folkloriques étaient pris en charge par les corporations. Ainsi, dans la société urbaine, de nouveaux groupes sociaux jouent dans les rites communautaires le rôle de la classe des jeunes dans les sociétés rurales traditionnelles. Mutations de l'histoire qui nous conduiraient jusqu'aux majorettes et aux grandes rencontres hippies d'aujourd'hui. Présentes en toute société, la liturgie et la fête sont-elles spécialement attachées aux sociétés archaïques ? Evans-Pritchard semble le penser : « An anthropological training, including fieldwork, would be especially valuable in the investigations of earlier periods of history in which institutions and modes of thought resemble in many respects those of the simpler peoples we study. » Mais les hommes de l'Occident médiéval (Evans-Pritchard s'arrête à l'époque carolingienne) étaient-ils archaïques ? Et ne le sommesnous pas, dans notre monde de sectes, d'horoscopes, de soucoupes volantes et de tiercé ? Société liturgique, société ludique, ces termes expriment-ils bien la société médiévale ? Face à l'historien des sociétés versatiles, des hommes des villes saisis par les modes, l'ethnologue désignera les sociétés rurales conservatrices (pas autant qu'on l'a dit, Marc Bloch l'a rappelé), tissu conjonctif de l'histoire. D'où, grâce au regard ethnologique, une ruralisation de l'histoire. On permettra ici encore au médiéviste de regarder vers son domaine. Après le Moyen Age urbain et bourgeois que l'histoire du XIX e siècle a imposé, d'Augustin Thierry à Henri Pirenne, voici, qui nous semble plus vrai, le Moyen Age rural de Marc Bloch, Michael Postan, Léopold Génicot, Georges Duby. Dans cette conversion à l'homme quotidien, l'ethnologie historique conduit naturellement à l'étude des mentalités, considérées comme « ce qui change le moins » dans l'évolution historique. Ainsi, au cœur des sociétés industrielles, l'archaïsme éclate dès qu'on scrute la psychologie et le comportement collectif. Décalage du mental qui oblige l'historien à se faire ethnologue. Mais mental qui ne se perd

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pas dans la nuit des temps. Les sytèmes mentaux sont historiquement datables, même s'ils charrient en eux des épaves d'archéocivilisations, chères à André Varagnac. #

L'ethnologie conduit aussi l'historien à mettre en relief certaines structures sociales plus ou moins oblitérées dans les sociétés « historiques » et à compliquer sa vision de la dynamique sociale, de la lutte des classes Les notions de classe, groupe, catégorie, strate, etc., doivent être reconsidérées par l'insertion dans la structure et le jeu social de réalités et concepts fondamentaux mais repoussés dans les marges par la sociologie postmarxiste : a) La famille et les structures de parenté dont l'introduction dans la problématique de l'historien peut, par exemple, conduire à une nouvelle périodisation de l'histoire européenne selon l'évolution des structures familiales. Pierre Chaunu et le Centre de Recherches d'Histoire quantitative de Caen définissent ainsi comme la grande donnée immuable dans la dialectique de l'homme et de l'espace « l'existence de communautés d'habitants (confondues à 80 % seulement avec les paroisses) s> du xii e -xm e à la fin du x v m e siècle, tout au long de cette civilisation paysanne traditionnelle d'une seule coulée, dans la longue durée... L'étude, non plus seulement juridique, mais ethnologique du lignage et de la communauté taisible, de la famille large et de la famille étroite doit renouveler les bases d'études comparatistes entre hier et aujourd'hui, l'Europe et les autres continents, en matière de société féodale par exemple. V) Les sexes dont la considération doit conduire à une démasculinisation de l'histoire... Que de voies dans l'histoire encore de l'Occident médiéval débouchent sur la femme ! L'histoire des hérésies est, à bien des égards, une histoire de la femme dans la société et dans la religion. S'il est une nouveauté en matière de sensibilité dont on reconnaisse au Moyen Age l'invention, c'est bien l'amour courtois. Il se construit autour d'une image de la femme. Michelet, toujours captateur de l'essentiel, quand il cherche l'âme médiévale, trouve la beauté diabolique de la sorcière, la pureté populaire, donc divine, de Jeanne d'Arc. Qui tirera au clair le plus important phénomène de

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l'histoire « spirituelle » (au sens michelettiste) du Moyen A g e : la foudroyante percée de la Vierge au XII e siècle ? c) Les classes d'âge dont l'étude est encore à faire pour les gérontocraties, mais est terriblement amorcée, ici et là, pour les jeunes : Henri Jeanmaire et Pierre Vidal-Naquet, pour la Grèce ancienne Georges Duby et Erich Köhler, pour l'Occident médiéval. d) Les classes et les communautés villageoises dont Marc Bloch, naguère, avait reconnu l'importance dans la chrétienté médiévale et dont les marxistes reprennent l'analyse qui, si elle sait échapper au dogmatisme, aidera à renouveler l'histoire sociale. Ici d'ailleurs on aperçoit une des conséquences possibles, paradoxale, de cette régénération de la problématique historique par le regard ethnologique. L'histoire de naguère s'est complu dans une évocation anecdotique et romancée d'événements liés à certaines structures classiques au sein des sociétés « historiques », par exemple encore médiévale. L'histoire des guerres féodales est à reprendre dans une étude d'ensemble de la guerre privée, de la vendetta. L'histoire des factions lignagères, urbaines, dynastiques est à refaire dans cette perspective aussi : Guelfes et Gibelins, Montaigus et Capulets, Armagnacs et Bourguignons, héros de la guerre des Deux-Roses, arrachés à l'événementiel anecdotique — dont ils ont été une des pires expressions — peuvent retrouver pertinence et dignité scientifiques dans une histoire ethnologique largement comparatiste. Faire de l'histoire ethnologique, c'est encore réévaluer dans l'histoire les éléments magiques, les charismes. Charismes dynastiques dont la reconnaissance permettra par exemple de « réhabiliter » la monarchie féodale qui, longtemps, est restée d'une autre nature que toutes les autres institutions. Marc Bloch, évoquant les rois thaumaturges, Percy Ernst Schramm expliquant les insignes du pouvoir ont été les pionniers d'une recherche qui doit s'attaquer à la monarchie médiévale en son centre et non plus en ses survivances ou ses signes magiques. U n regard ethnographique doit métamorphoser la valeur, par exemple, du témoignage que portent à leur manière, sur la royauté sacrée dans l'Occident médiéval, la vie de Robert le Pieux d'Helgaud, la généalogie diabolique des Plantagenêts chez Giraud le Cambrien, les tentatives de Charles le Téméraire pour franchir cette barrière magique. Charismes professionnels et catégoriels. Pour rester au Moyen A g e on pensera au prestige, à partir du Ve siècle, du forgeron et de

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l'orfèvre dont chansons de geste et sagas recueilleront l'image magique. La récente découverte, en Normandie, de l'extraordinaire tombe 10 du cimetière mérovingien d'Hérouvillette a ressuscité cet artisan magique du Haut Moyen Age, enterré avec les armes du guerrier aristocrate et le sac d'outil du technicien, et dont la place dans la société ne peut se comprendre que par la convergence de l'étude technologique, de l'analyse sociologique et du regard ethnologique. Il faudrait suivre, en nos sociétés, l'évolution du médecin, du chirurgien, héritiers du sorcier. Les « intellectuels » du Moyen Age, les universitaires, accaparent des éléments charismatiques dont jusqu'à nos jours les « mandarins » ont su jouer : la chaire, la toge, le parchemin, signes qui sont plus que des signes... Par là les plus prestigieux d'entre eux rejoignent les « vedettes » sociales, du gladiateur aux stars et aux « idoles ». Les plus habiles ou les plus grands de ces intellectuels se contenteront même de leur pouvoir charismatique sans recours aux signes, d'Abélard à Sartre. Charismes individuels enfin, qui permettent la reconsidération du rôle dans l'histoire du « grand homme » que la réduction sociologique n'avait qu'imparfaitement éclairé. Pour en revenir au Moyen Age, le passage du charisme dynastique au charisme individuel s'exprime par exemple en Saint Louis qui cesse d'être un roi sacré pour être un roi saint. Laïcisation et canonisation vont de pair. Ce qui a été gagné d'un côté a été perdu de l'autre. Et comment ne pas soupçonner ce qu'une étude des charismes dans l'histoire peut apporter à la compréhension d'un phénomène non anecdotique du XXe siècle, le culte de la personnalité ? Dans cette perspective se situent finalement toutes les croyances eschatologiques, tous les millénarismes qui marquent le retour du sacré dans toutes les fractions des sociétés et des civilisations. Loin d'être confinés dans les sociétés archaïques ou « primitives », ces millénarismes manifestent les échecs d'adaptation (ou de résignation) dans les sociétés happées par l'accélération ethnologique. Norman Cohn a dit ce que furent au Moyen Age et à la Renaissance ces bouffées apocalyptiques. Le succès, aujourd'hui, du sectarisme religieux, de l'astrologie, du hippisme manifeste la permanence — en des conjonctures historiques précises — des adeptes du « gran rifiuto ». Tandis que François Furet s'est plutôt attaché à la face « sauvage » de l'histoire saisie par le regard ethnologique, j'insisterai surtout sur sa face quotidienne. L'apport immédiat de l'ethnologie à l'histoire c'est, à coup sûr, la promotion de la civilisation (ou culture) matérielle. Non sans réti-

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cences de la part des historiens. En Pologne, par exemple, où l'essor de ce domaine a été prodigieux depuis 1945, favorisé par des motivations (et des malentendus épistémologiques) nationales et « matérialistes », des marxistes rigoureux ont craint de voir l'inertie matérielle envahir la dynamique sociale. En Occident la grande œuvre de Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme (XIVeXVIII* siècle), n'a pas laissé le nouveau domaine envahir le champ de l'histoire sans le subordonner à un phénomène proprement historique, le capitalisme. De cet immense domaine ouvert à la curiosité et à l'imagination de l'historien, je retiendrai trois aspects : 1. L'accent mis sur les techniques. Le problème le plus intéressant m'y apparaît peut-être la reconsidération des notions d'invention et d'inventeur que l'ethnologie impose à l'historien. Marc Bloch en avait amorcé la problématique à propos des « inventions » médiévales. Ici encore on retrouverait, dans une perspective lévi-straussienne, l'opposition de sociétés chaudes et de sociétés froides, ou plutôt de milieux chauds et de milieux froids au sein d'une même société. Les discussions autour de la construction de la cathédrale de Milan au XIVe siècle ont mis en lumière l'opposition de la science et de la technique, à propos du conflit entre architectes et maçons. « Ars sine scientia nihil est », disaient les savants architectes français, « scientia sine arte nihil est », répliquaient les maçons lombards, non moins savants, dans un autre système de savoir. Cet intérêt, en tout cas, a commencé à susciter une histoire des matériaux et des matières premières, pas forcément nobles, tels le sel ou le bois. 2. L'émergence du corps dans l'histoire. Michelet l'avait réclamé dans la Préface de 1869 à l'Histoire de France. Il déplorait que l'histoire ne s'intéressât pas suffisamment aux aliments, à tant de circonstances physiques et physiologiques. Son vœu commence à être comblé. C'est vrai en grande partie pour l'histoire de l'alimentation grâce à l'impulsion de revues et de centres, comme les Annales - Economies, Sociétés, Civilisations (Fernand Braudel co-directeur), la Zeitschrift fur Agrargeschichte und Agrarsoziologie autour de Wilhelm Abel à Gôttingen, l'Afdeling Agrarische Geschiedenis animée par Slicher van Bath à la Landbouwhogeschool de Wageningen. L'histoire biologique démarre. Un numéro spécial des Annales ESC, en 1970, indique des perspectives. Le grand livre d'un biologiste qui s'est fait historien comme La logique du vivant (L'histoire

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de l'hérédité) de François Jacob montre que la rencontre est possible d'un côté comme de l'autre. Pour en revenir à un horizon plus proprement ethnologique, il faut espérer que les historiens s'engageront dans la voie tracée par Marcel Mauss dans son célèbre article sur les techniques du corps dont la connaissance, en perspective historique, devrait être décisive pour la caractérisation des sociétés et des civilisations. 3. L'habitat et le vêtement devraient fournir à l'historien-ethnologue l'occasion d'un beau dialogue entre l'immobilité et le changement. Les problèmes du goût et de la mode, essentiels en ces matières, ne peuvent être traités que dans une collaboration interdisciplinaire où d'ailleurs l'esthéticien, le sémiologue, l'historien de l'art devraient se joindre à l'historien et à l'ethnologue. Ici encore des travaux comme ceux de Françoise Piponnier et de Jacques Heers manifestent le désir des historiens d'enraciner leurs recherches dans l'humus à la fertilité éprouvée de l'histoire économique et sociale. 4. Enfin, problème immense, historiens et sociologues devraient se retrouver pour étudier le phénomène, capital pour l'un et pour l'autre, de la tradition. Parmi les travaux récents, ceux d'un ethnologue, spécialiste de la danse populaire, Jean-Michel Guilcher, sont particulièrement éclairants. # J e n'insisterai pas sur le fait que le regard ethnologique propose à l'historien une nouvelle documentation, différente de celle à laquelle il est habitué. L'ethnologue ne dédaigne pas, au contraire, le document écrit. Mais il en rencontre si rarement que ses méthodes sont faites pour s'en passer. Ici donc l'historien est appelé à s'engager aux côtés de l'homme quotidien qui ne s'embarrasse pas — qui ne s'embarrassait pas — de paperasses, dans l'univers sans textes et sans écriture. Il y rencontrera d'abord l'archéologie, mais non l'archéologie traditionnelle tournée vers le monument ou l'objet, intimement liée à l'histoire de l'art, mais l'archéologie du quotidien, de la vie matérielle. Celle qu'ont notamment illustrée les fouilles anglaises de Maurice Beresford dans les « lost villages », polonaises de Witold Hensel et de ses collaborateurs dans les grod de l'ancienne aire slave, francopolonaises de la VI e Section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes dans divers villages de la France médiévale.

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Il y trouve ensuite l'iconographie, mais ici encore non pas tellement celle de l'histoire de l'art traditionnelle, liée aux idées et aux formes esthétiques, que celle des gestes, des formes utiles, des objets périssables et indignes de l'écrit. Si une iconographie de la culture matérielle a commencé à se constituer, à l'autre bout de la chaîne une iconographie des mentalités, difficile mais nécessaire, est dans les limbes. Elle doit pourtant être implicite dans le fichier, par exemple, du Département d'Art et d'Archéologie de l'université de Princeton. Il se heurte enfin à la tradition orale. Les problèmes y sont redoutables. Comment appréhender l'oral dans le passé ? Peut-on identifier oral et populaire ? Quelle a été dans les diverses sociétés historiques la signification de l'expression culture -populaire ? Quels ont été les rapports entre culture savante et culture populaire ? *

Je serai plus bref encore sur certains aspects, importants, mais assez évidents de l'influence de l'ethnologie sur l'histoire. L'ethnologie accentue certaines tendances actuelles de l'histoire. Elle invite par exemple à une généralisation de la méthode comparatiste et de la méthode régressive. Elle accélère l'abandon du point de vue européocentrique. *

Je terminerai en revanche en insistant sur les limites de la collaboration entre ethnologie et histoire, en évoquant quelques problèmes touchant leurs rapports, certaines difficultés et certains dangers que ferait courir à l'étude des sociétés historiques la substitution pure et simple du regard ethnologique au regard historique. Une spéciale attention devrait être portée aux zones et périodes où sont entrées en contacts des sociétés, des cultures relevant traditionnellement de l'histoire d'une part, de l'ethnologie de l'autre. C'est dire que l'étude des acculturations doit permettre de mieux situer l'ethnologique par rapport à l'historique. Ce qui intéressera surtout l'historien, c'est de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions le vocabulaire et la problématique de l'acculturation pourra être étendu à l'étude des acculturations internes à une société : par exemple entre culture populaire et culture savante, culture régionale et culture nationale, Nord et Midi, etc. Et comment s'y pose le problème des « deux cultures », de la hiérarchisation et de la domination entre ces cultures ? Le vocabulaire devra être précisé. De faux rapprochements seront

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peut-être dissipés. Je soupçonne que la notion de diachronique, que Claude Lévi-Strauss a empruntée à Saussure et à Jakobson pour l'introduire avec bonheur en ethnologie, est fort différente de la notion d'historique avec laquelle on a souvent tendance à la confondre, voulant et croyant ainsi trouver un outil commun à la linguistique et à l'ensemble des sciences humaines. Je me demande si le diachronique forgé par Saussure pour restituer à cet objet abstrait qu'il avait créé — la langue — une dimension dynamique n'opère pas selon des systèmes abstraits de transformation très différents des schèmes d'évolution dont se sert l'historien pour tenter d'appréhender le devenir des sociétés concrètes qu'il étudie. Je ne veux pas reprendre par là la distinction qui, elle, me semble fausse, entre l'ethnologie, science d'observation directe de phénomènes vivants et l'histoire, science de reconstructions de phénomènes morts. Il n'y a de science que de l'abstraction et l'ethnologue, comme l'historien, se trouve en face de l'autre. Il doit le rejoindre, lui aussi. Dans une autre perspective, après avoir privilégié exagérément ce qui change, ce qui va vite, l'historien-ethnologue ne va-t-il pas, trop hâtivement, privilégier ce qui va lentement, ce qui change peu ou pas ? Ne va-t-il pas, pour se rapprocher de l'ethnologue, s'enchaîner à l'opposition structure-conjoncture, structure-événement, pour se situer du côté de la structure, alors que les besoins de la problématique historique aujourd'hui postulent le dépassement du faux dilemme structure-conjoncture, et surtout structure-événement. L'historien ne doit-il pas prendre plutôt conscience d'une critique de l'immobile qui se répand en sciences humaines, ethnologie comprise ? A l'heure où l'ethnologie se recharge d'historicité, où Georges Balandier montre qu'il n'y a pas de sociétés sans histoire et que l'idée de sociétés immobiles est une illusion, est-il judicieux pour l'historien de s'abandonner à une ethnologie en dehors du temps ? Ou plutôt si, en termes lévi-straussiens, il y a, non pas des sociétés chaudes et des sociétés froides, mais très évidemment des sociétés plus ou moins chaudes ou plus ou moins froides, est-il légitime de traiter des sociétés chaudes comme des sociétés froides ? Et que dire des sociétés « tièdes » ? Si l'ethnologie aide l'historien à se débarrasser des illusions d'un progrès linéaire, homogène et continu, les problèmes de l'évolutionnisme restent posés. Pour regarder vers une discipline voisine, la préhistoire, elle aussi attachée à des sociétés sans écriture, est-elle, par rapport à l'histoire, vraiment une pré-histoire ou une autre histoire ?

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Comment, si l'on demeure trop près d'une vision ethnologique, expliquer la croissance, phénomène essentiel des sociétés étudiées par l'historien, forme moderne, économiste, insidieuse, du progrès, qu'il faut démythifier (par exemple, comme l'a fait Pierre Vilar, en démasquant les présupposés idéologiques du take-off rostovien), mais qui est aussi une réalité à expliquer ? N'y a-t-il pas d'ailleurs plusieurs ethnologies à distinguer, dont l'européenne serait un type différent de celle de domaines plus ou moins préservés, amérindiens, africains, océaniens ? Spécialiste du changement (en disant transformation, l'historien se retrouve en terrain éventuellement commun avec l'ethnologue, à condition de ne pas recourir au diachronique), l'historien doit se méfier de devenir insensible au changement. Le problème est moins, pour lui, de chercher un passage du primitif à l'historique ou de réduire l'historique au primitif que d'expliquer la coexistence et le jeu dans une même société de phénomènes et de groupes ne se situant pas dans le même temps, dans la même évolution. C'est un problème de niveaux et de décalages. Quant à la façon dont l'historien peut apprendre de l'ethnologue comment reconnaître — et respecter — l'autre, c'est une leçon qu'il ne faut pas malheureusement surestimer car, par-delà les polémiques souvent regrettables, l'ethnologie aujourd'hui nous montre que la négation ou la destruction de l'autre n'est pas le privilège d'une science humaine.

GEORGES DUBY L'HISTOIRE DES SYSTÈMES DE VALEURS

L'expérience d'une histoire proche eût été sans doute la plus éclairante. La mienne est celle d'une histoire lointaine, celle de l'Occident médiéval, donc d'une histoire dont le tempo peut être tenu pour sensiblement différent de celui qui anime les mouvements actuels de notre civilisation. D'une histoire surtout dont les sources ne permettent qu'une utilisation très restreinte des méthodes statistiques, incapable par conséquent d'apporter beaucoup en un point de notre discussion qui me semble capital : quels sont les limites et les dangers de l'extrapolation ? Il convient que mes interlocuteurs soient avertis que toutes mes remarques, et tous les exemples que j'évoquerai, procèdent, prudemment, de cette expérience. *

L'histoire globale d'une civilisation résulte de changements qui se produisent à différents étages, au niveau de l'écologie, de la démographie, des techniques de production et des mécanismes d'échange, au niveau de la répartition des pouvoirs et de la situation des organes de décision, au niveau enfin des attitudes mentales, des comportements collectifs, et de la vision du monde qui gouverne ces attitudes et régit ces comportements. Des corrélations étroites unissent ces divers mouvements, mais chacun d'eux se poursuit, de manière relativement autonome, selon des rythmes particuliers. On peut observer, à certains niveaux, à celui notamment des relations politiques, des modifications parfois très rapides. Mon expérience personnelle m'incite à penser que l'histoire des systèmes de valeurs, qui fait l'objet précis de ce débat, ignore les mutations brusques.

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a) Certes il arrive que cette histoire soit perturbée par des phénomènes d'acculturation. Une culture peut, à un certain moment de son évolution, se trouver dominée, envahie, pénétrée par une culture extérieure, soit par l'effet de traumatismes d'origine politique, tels que l'invasion ou la colonisation, soit par l'action d'infiltrations insidieuses, par l'incidence de mécanismes de fascination ou de conversion, eux-mêmes consécutifs à l'inégale vigueur, à l'inégal développement, à l'inégale séduction de civilisations affrontées. Mais même en ce cas, les modifications paraissent toujours lentes et partielles. Les cultures, si frustes soient-elles, se montrent rétives à l'agression et opposent généralement à l'irruption d'éléments allogènes des résistances durablement efficaces. Frappante, par exemple, est la lenteur de la pénétration du christianisme (qui n'est qu'un élément parmi d'autres empruntés à la culture romaine) dans les peuplades que les grandes migrations du Haut Moyen Age avaient mis en contact plus étroit avec une civilisation moins rudimentaire. L'archéologie révèle que les symboles chrétiens ne se sont insinués que très progressivement parmi les sépultures des cimetières germaniques, et les croyances païennes, sous le vêtement superficiel de rites, de gestes et de formules imposés de force à l'ensemble de la tribu par les chefs convertis, survécurent très longtemps ; les prélats du XIe siècle s'acharnaient encore à les extirper ; elles ne l'étaient pas tout à fait à l'extrême fin du Moyen Age, même dans des provinces de la chrétienté les plus fermement encadrées par l'Eglise ; encore celle-ci avait-elle dû consentir à faire place à nombre d'entre elles, les plus tenaces et sans doute les plus essentielles, telle la croyance en une mystérieuse survie des âmes défuntes entre le moment des funérailles et celui de la résurrection des morts. De même, lorsque l'expansion militaire de la chrétienté occidentale fit découvrir, dans les dernières années du XIe siècle, à Tolède, en Campanie, à Palerme, par les hommes d'études qui accompagnaient les guerriers, la bouleversante richesse des savoirs juif et gréco-arabe, ces intellectuels se précipitèrent pour tirer parti de ces trésors. Mais le système des valeurs dont ils étaient porteurs les retint pendant de longues décennies d'y puiser autre chose que des techniques, appliquées soit à l'art de raisonner, soit à la mesure des choses, soit aux soins du corps. Sans doute des dispositions répressives émanant du pouvoir ecclésiastique entrèrent-elles très vite en jeu pour les empêcher de s'approprier aussi le contenu philosophique et moral des œuvres traduites. Mais ces interdits furent toujours contournés ; l'Eglise totalitaire du XVIIIe siècle ne parvint à

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empêcher, dans aucun des grands foyers de recherches, la lecture et le commentaire du Nouvel Aristote. Et pourtant la puissance corrosive de ce corps doctrinal n'était pas parvenue, deux siècles plus tard, à ouvrir dans la cohérence de la pensée chrétienne des brèches de quelque conséquence. b) Les mouvements qui font se transformer les systèmes de valeur manifestent une lenteur plus grande encore lorsqu'ils demeurent à l'abri de pressions extérieures. Les tendances à la croissance ou à la régression de l'activité économique (le médiéviste a l'avantage de pouvoir observer en effet, en ce domaine, des mécanismes de stagnation prolongés et de recul), elles-mêmes étroitement reliées au tracé de la courbe démographique et à la modification des techniques, déterminent bien sûr des changements dans l'agencement des rapports de production et dans la distribution des richesses aux différents degrés de l'édifice social. Mais ces changements apparaissent euxmêmes plus étalés dans le temps que les transformations économiques qui les provoquent, et l'on découvre que ces retards et ces ralentissements sont en partie déterminés par la pesanteur des ensembles idéologiques. Ils se produisent en effet à l'intérieur d'un cadre culturel qui se plie à les accueillir, mais qui se montre moins prompt encore à se modifier et qui s'infléchit avec une plus grande souplesse. Ce cadre est en effet construit sur une armature de traditions, celles qui, de génération en génération, sont transmises, sous de multiples formes, par les diverses systèmes d'éducation, celles dont le langage, les rites, les convenances sociales constituent le soutien solide. A vrai dire, les obstacles aux innovations se révèlent de vigueur très variable parmi les différents milieux culturels, qui se juxtaposent et s'interpénétrent au sein de toute société. Cependant, dans la plupart de ces milieux, les inclinations de loin les plus puissantes sont à la conservation. L'esprit conservateur apparaît d'une particulière vivacité dans les sociétés paysannes, dont la survie a longtemps dépendu de l'équilibre extrêmement fragile d'un ensemble cohérent de pratiques agraires, patiemment expérimentées et qu'il semblait téméraire de déranger, ce qui impliquait de se montrer rigoureusement respectueux de toute coutume, et d'une sagesse dont les anciens apparaissaient comme les plus sûrs dépositaires. Mais cet esprit n'est sans doute pas moins vif dans toutes les élites sociales, apparemment ouvertes aux séductions des idées, des esthétiques et des modes nouvelles, mais qui sont en vérité inconsciemment tenaillées par la peur de changements moins superficiels qui risqueraient de

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mettre en question l'autorité qu'elles détiennent. Il est plus vigoureux peut-être que partout ailleurs au sein des clergés de toutes sortes, attachés au maintien des visions du monde et des préceptes moraux sur quoi se fondent l'influence qu'ils exercent et les privilèges dont ils jouissent. De telles résistances sont d'autre part naturellement renforcées par la tendance qui conduit très généralement les modèles culturels, construits en fonction des intérêts et des goûts des strates dominantes, à se vulgariser progressivement et, en vertu de la fascination qu'ils suscitent, à se diffuser de degré en degré vers les soubassements de l'édifice social ; l'effet de semblables glissements est de prolonger très longtemps la vitalité de certaines représentations mentales et des comportements qu'elles gouvernent, et de maintenir, en contrebas d'une modernité de surface où les élites trouvent leur satisfaction, une solide assise de traditions sur quoi peuvent trouver appui les aspirations au conservatisme. Il faut cependant reconnaître que ces aspirations se trouvent en fait contrariées dans les moments où l'évolution plus rapide des structures matérielles rend plus poreuses les barrières internes et externes et favorise les communications et les osmoses, soit par le relâchement des solidarités familiales, soit par l'ouverture à d'autres cultures, soit par l'ébranlement des hiérarchies. De conséquences plus directes apparaissent les changements qui affectent les structures politiques, dans la mesure où l'établissement d'une nouvelle distribution des pouvoirs peut se traduire par l'intention délibérée de modifier les systèmes d'éducation. C'est à ce niveau que la brusquerie de l'événement — guerre, révolution, mutation institutionnelle — peut se révéler quelque peu perturbatrice. Il importe, de toute manière, de déceler au sein de la société quels sont les groupes d'individus qui, par leur position professionnelle ou politique, par leur appartenance à telle classe d'âge, se trouvent plus dégagés de l'emprise des traditions et plus portés à les combattre ; il importe également de mesurer la puissance dont disposent effectivement ces agents d'innovation. Mais quelles que soient leur importance et leur capacité subversive, le système culturel oppose à leur action une architecture très ferme. En ses points d'articulation, des fêlures s'établissent, elles s'élargissent peu à peu et finissent par disjoindre le corps, mais par l'effet de dissolutions qui, presque toujours, s'avèrent insidieuses. En dépit des illusions que peut entretenir l'apparent tumulte des agitations superficielles, c'est toujours à très long terme que leurs résonances aboutissent à des effondrements, lesquels ne sont jamais que partiels et laissent toujours subsister d'irréductibles vestiges.

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Pour soutenir par un exemple ces considérations générales, je propose d'observer un milieu, que l'on peut croire l'un des plus accueillants aux nouveautés, celui des hommes d'études qui se groupèrent à Paris pendant le Moyen Age central. Leur lieu de rencontre : l'un des principaux carrefours du monde ; une agglomération urbaine en croissance continue, et dont la population se trouvait plus que toute autre brassée par les courants de l'économie et, au cœur du plus grand Etat d'Occident, par les va-et-vient de l'action politique ; le point de concentration enfin de tous ceux qui, d'un bout à l'autre de la chrétienté latine, se trouvaient pris par le plus ardent appétit de connaissance. Leur métier, enseigner, qui, par toute une part de luimême, est certes engoncé dans les routines et qui l'était alors d'autant plus que cet enseignement était professionnel et visait à former les membres éminents d'un clergé, mais qui cependant, par nature, établit celui qui le pratique face à des êtres plus jeunes et dont les exigences l'excitent à aller de l'avant (ce qu'exprime très clairement l'un de ces maîtres, Abélard : « Mes étudiants réclamaient des raisons humaines et philosophiques ; il leur fallait des explications intelligibles plus que des affirmations. ») La pratique enfin de ce métier : des méthodes de travail fondées sur le dialogue, la dispute, la discussion libre, sur un esprit de compétition comparable à celui qui, dans les tournois de l'époque, animait les chevaliers et qui conviait aux mêmes audaces, fondées par conséquent sur la contestation des idées reçues. Tentons (autant que faire se peut : l'avantage de l'observation historique est de pouvoir se développer sur de longues périodes, mais elle se trouve, en revanche, limitée par les lacunes de l'information qui, pour les époques anciennes, laissent sans réponse un grand nombre d'interrogations) de reconstituer le système de valeurs, tel qu'il était reçu d'une part, vers 1125, par les contemporains d'Abélard, d'autre part, vers 1275, par les contemporains de Jean de Meung. Cent cinquante ans de distance, cent cinquante années remplies d'une animation prodigieuse. Une phase de décontraction, comparable, par son intensité et par ses répercussions, à celle que nous vivons et, à mes yeux, tout aussi bouleversante. Des transformations radicales au niveau des infrastructures : au temps d'Abélard, les villes émergent à peine de l'environnement rural ; la circulation monétaire s'est récemment ranimée, mais la seule richesse est encore la terre ; le seul travail est celui des champs, quelle que soit déjà

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l'importance de la production artisanale, stimulée par la propension au luxe ostentatoire d'une aristocratie que la croissance agricole rend depuis un siècle moins démunie ; pour tous les hommes, une existence entièrement dominée par les rythmes et les pressions du milieu naturel. A u temps où Jean de Meung entreprend de composer la seconde partie du Roman de la Rose, une population sans doute trois fois plus nombreuse ; des campagnes qui se sont définitivement aménagées mais qui se trouvent désormais, économiquement et politiquement, subjuguées par les cités ; à l'intérieur de ces dernières, des genres de vie qui se délivrent des tyrannies de la nature, qui échappent à l'oppression de la faim, du froid et de la nuit ; l'argent, qui est devenu le principal instrument du pouvoir, le ressort des promotions sociales, et dont le maniement enrichit sans mesure, dans la rue des Lombards toute proche des écoles, des hommes d'affaires venus d'Italie. Les changements ne sont pas moins profonds au plan des relalations politiques. A u début du XIIe siècle, celles-ci se trouvent totalement ordonnées dans le cadre de la seigneurie, ce qui signifie pour la masse des travailleurs un complet assujettissement aux maîtres des châteaux et aux chefs de village, pour les plus riches, la spécialisation militaire, les profits des expéditions de rapine, le refus de toutes les contraintes, sinon de celles qui découlent de l'hommage, de la concession féodale et de la soumission aux anciens du lignage. Cent cinquante ans plus tard, un Etat véritable, établi sur une armature administrative assez perfectionnée pour que puisse renaître une notion abstraite de l'autorité et pour que la personnalité du souverain s'efface derrière celle de ses serviteurs ; l'assoupissement des discordes, qui a fait se ritualiser l'art de la guerre et confère aux combats l'allure de rencontres sportives ; des règles juridiques qui se fixent par l'écriture et que manient des professionnels de la procédure ; l'habitude des palabres ; un sens de la liberté qui se renforce au sein des associations d'égaux, de tous les groupements d'intérêts mutuels qui se nouent aux divers niveaux de la société et qui sont assez vigoureux, dans les faubourgs des villes, pour susciter les premiers mouvements de grève. U n siècle et demi qui a connu le développement et l'échec de l'aventure de la croisade, la mise au pillage, en Espagne, en Sicile, à Constantinople, des cultures supérieures dont l'éclat rendait jadis plus dérisoire la rusticité de la civilisation carolingienne, un étonnant recul des limites de l'univers, les déferlements de l'Asie mongole, la marche de Marco Polo vers Pékin, la pénétration des marges africaines et asiatiques, non plus par des

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gens de guerre, mais par des trafiquants et par des missionnaires, qui s'accoutument à parler d'autres langages et à utiliser d'autres mesures. Un siècle et demi qui a assisté au développement de l'hérésie multiforme, qui l'a vue finalement contenue, démantelée par le quadrillage répressif que l'Eglise est parvenue à implanter sur l'ensemble de la chrétienté, jugulée, réduite, partiellement assimilée par l'orthodoxie, au prix de tous les travestissements comme le montre la destinée du message franciscain. Un siècle et demi enfin qui suffit à l'esthétique pour parcourir un itinéraire conduisant du tympan d'Autun à Cimabue et à la chaire de Pise, des voûtes de Vézelay à celles de la Sainte-Chapelle, du plain-chant grégorien aux polyphonies de Notre-Dame. Or, dans un milieu culturel tel que celui-ci, aussi pénétré par l'exigence de vérité, la soif de comprendre et le goût du moderne, il ne semble pas que de tels bouleversements aient sensiblement modifié le système de valeurs. Sans doute la primauté de la raison est-elle, vers 1275, plus délibérément exaltée, et en particulier, on sait avec quelle insistance, dans le second Roman de la Rose. Mais deux générations avant celle même d'Abélard, Bérenger de Tours proclamait en elle « l'honneur de l'homme » ; et la vision lucide des choses que, par l'application de l'outil rationnel, les contemporains de Jean de Meung s'efforcent d'atteindre, procède en fait du patient usage de mécanismes logiques que les maîtres des écoles parisiennes apprenaient à utiliser dans les premières années du XII e siècle, pour dissiper l'ambiguïté des signes de vérité répandus dans les textes sacrés et dans le spectacle du monde visible ; entre-temps, ces procédés sont devenus plus subtils et plus efficaces, mais ils n'ont changé ni de nature ni d'objet. Sans doute l'esprit critique affronte-t-il avec audace en 1275 tout ce que les intellectuels de l'époque nomment le faux-semblant, les hypocrisies de la dévotion, la soumission des « papelards » aux consignes pontificales, les privilèges de la noblesse de sang qu'Abélard, parfaitement intégré à cette catégorie sociale et qui ne la reniait point, n'avait nullement songé à mettre en cause, les dévergondages du jeu de courtoisie, que le même Abélard s'était efforcé de pratiquer de son mieux, et les sophistications de l'éthique mondaine. Mais, là encore, on devine qu'une attitude semblable, une semblable inclination à la contestation, une semblable aspiration à l'honnêteté et à la mesure habitaient déjà les maîtres de Paris au premier quart du XII e siècle ; s'ils ne visaient pas les mêmes cibles, c'est seulement que les problèmes posés par l'environnement social, politique et moral ne se posaient pas dans les mêmes termes. Quant 9

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à l'attention plus soutenue portée dans le dernier tiers du x m c siècle à la nature, cet « art de Dieu », quant à la volonté d'en découvrir les lois, de parvenir à la claire compréhension d'un ordre naturel « dont découlent les voies honnêtes » et d'atteindre là les fondements solides d'une éthique et d'une foi, on les sent déjà bien vivantes, plus timides certes, moins assurées, encore dépourvues d'instruments de conquête mais s'employant à les forger, dans l'esprit de ceux qui, un siècle et demi plus tôt, au temps de Louis vi et de Suger, commentaient les Ecritures, observaient le cours des astres et étudiaient la manière dont se propagent les rayons lumineux. On ne voit pas enfin que le corps de croyances ait été entre-temps sérieusement affecté. Dante fait bien allusion à ces disciples d'Epicure qui professaient que l'âme meurt avec le corps, et il les dit nombreux. De telles conceptions se devaient évidemment de demeurer clandestines, et ceux qui les partageaient, lorsqu'ils ne furent pas démasqués, échappent donc au regard de l'historien. Mais, à Paris, chez combien d'intellectuels en vérité l'inquiétude et l'esprit critique déterminaient-ils autre chose qu'une ironie gaillarde ? Ceux dont je parle paraissent bien adhérer sans effort et sans dissimulation à l'essentiel du dogme chrétien. Sans doute leur christianisme présentet-il un visage nouveau ; il se montre beaucoup plus dégagé qu'il n'était cent cinquante ans plus tôt des prosternations terrifiées et de l'enveloppe des ritualismes, orienté désormais vers un Dieu souffrant et fraternel, avec qui l'homme peut tenter de dialoguer ; beaucoup d'entre eux, avec Bonaventure, s'engagent alors dans les voies du mysticisme. Mais ces voies, Bernard de Clairvaux les avait largement frayées ; Abélard avait déjà lu avec assez d'attention l'Evangile pour affirmer que la faute est dans l'intention et non dans l'acte, et Anselme de Canterbury avait, avant lui, concentré son étude sur le problème de l'incarnation. Ce qui apparaît le plus nettement, en tous ces domaines, ce sont en fait des permanences, celle d'une technique d'analyse, celle d'un désir de comprendre aiguisé par les méthodes et les objectifs d'un enseignement, celle d'exigences morales commandées par une certaine situation au sein de la société, celle d'une vision de l'univers naturel et surnaturel fondé sur des textes de mieux en mieux interprétés. Les seules inflexions notables, je les entrevois à deux niveaux. Elles résident en premier lieu dans une prise de conscience de la relativité. Celle du temps d'abord. Il n'est plus, pour ceux qui réfléchissent à la fin du XIIIe siècle, conçu comme un bloc homogène, où le passé et l'avenir seraient cohérents au présent, entretenant avec

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lui des rapports anagogiques. Lorsque le dominicain Humbert de Romans médite sur la récente histoire du christianisme, il en cherche l'explication dans un enchaînement de causes naturelles, et son expérience personnelle des échecs de l'Eglise, de l'abaissement de la dignité impériale et des replis des établissements latins d'Orient, l'empêche de croire encore à l'unité et à la nécessité de l'histoire du peuple de Dieu. Tandis que la découverte progressive de l'immensité, de la diversité, de la complexité de la création, la conscience nouvelle que l'univers est rempli d'hommes qui refusent d'entendre le message du Christ obligent les plus lucides à penser que la chrétienté n'est peut-être pas située au cœur du monde, ou du moins qu'elle n'en occupe qu'un secteur limité. De même qu'il leur faut bien reconnaître que la pensée chrétienne se trouve incapable d'absorber ou de dissocier le bloc cohérent du système aristotélicien. En second lieu, beaucoup des hommes dont nous parlons ont accueilli sans réticence le goût d'un bonheur terrestre, de ce bonheur qui, selon Jean de Meung, avait été offert à l'homme au matin de la création, d'une joie de vivre que les reculs de Nature et Raison devant les offensives de Faux-Semblant sont venus compromettre, mais dont il appartient aux philosophes de promouvoir la restauration. Ces intellectuels ont repoussé résolument les exhortations au contemptus mundi et tous les modèles de renoncement et de refus dont les moines avaient été pendant longtemps et naguère encore les propagateurs triomphants. Au niveau de l'idéologie les modifications apparaissent donc nettement moins marquées que celles qui affectent au même moment de l'histoire l'activité économique, la démographie et le jeu des pouvoirs, les systèmes de valeurs ne sont point immobiles, la transformation des structures matérielles, politiques et sociales en dérange les assises et les fait évoluer, mais cette évolution se poursuit sans hâte et sans secousse, même dans les milieux culturels d'avant-garde, dont la fonction particulière est de travailler à l'ajustement de ces systèmes ; en contrebas de la turbulence qu'entretiennent les controverses, les diatribes et les condamnations, l'historien voit ceux-ci se ployer avec souplesse, insensiblement. A propos du problème majeur, celui de la prévisibilité de ces changements, je risquerai seulement quelques remarques. a) La tâche de l'historien est de proposer après coup des explications, c'est-à-dire d'ordonner les faits qui s'offrent à son observation,

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de les mettre en relation et d'introduire ainsi, dans le déroulement d'un temps linéaire, une logique. Il est conduit, par cette démarche même, à se montrer d'abord plus attentif aux nouveautés, à les dépister, à les extraire ainsi, artificiellement, pour les mettre en évidence, de l'ample courant d'habitudes et de routines qui dans le fil de la vie les enveloppe ; il est amené d'autre part, lorsqu'il veut rendre compte de ces nouveautés, et plus particulièrement lorsque celles-ci se placent au niveau, non de l'événement mais des structures, à privilégier la nécessité par rapport au hasard. Entre l'affirmation, à la fin du XIIIe siècle, des notions que les mots Nature et Raison entendaient alors exprimer, entre l'expansion de la joie de vivre, entre la découverte de la relativité et, par ailleurs, l'élan de prospérité urbaine, le décloisonnement de l'Occident, l'ascension de certains groupes sociaux, le lent dépérissement des mirages de la Jérusalem céleste et les perfectionnements de l'instrument syllogistique, l'historien parvient ainsi à rétablir des corrélations satisfaisantes — de même qu'il parvient à expliquer par les modifications de l'environnement le passage de la religion de l'Eternel de Moissac à celle du Christ aux outrages. Mais de la sorte, consciemment ou non, il fournit argument à tous les systèmes d'espérance, à toutes les conceptions qui fondent sur un enchaînement de causes déterminantes la succession des âges de l'humanité, qui, prétendant ainsi à la prévision, s'appliquant à construire sur une expérience du passé un vecteur dont elles supposent que l'orientation doit se prolonger dans le futur. b) Sur une interprétation de l'histoire s'appuyaient par exemple les convictions des moines du XIe siècle dont les processions périodiques entendaient mimer la marche des hommes vers la lumière incréée, tout comme l'Evangile Eternel de Joachim de Fiore qui assignait la date précise de 1260 à l'avènement du règne de l'Esprit. Sur une interprétation de l'histoire se fonde la pensée marxiste, et celle-ci prend, à l'égard de la prévisibilité, une position qu'il importe de considérer attentivement. « La prévision historique, écrit par exemple Antonio Labriola, qui est au fond de la doctrine du Manifeste... n'implique ni un point chronologique, ni la description anticipée d'une configuration sociale. C'est la société tout entière qui, dans un moment de son évolution, découvre la cause de sa marche fatale et, en un point saillant de sa trajectoire évolutive, fait

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lumière d'elle-même, pour éclairer la loi de son mouvement. [Cette prévision} n'est ni de chronologie, ni de préfigure, ni de promesse ; elle est, pour le dire en un mot, qui, à mon sens, exprime tour, morphologique. » ' Entendons bien : ce qui est jugé prévisible, c'est le progrès de la société vers de nouvelles formes ; ce phénomène peut être prévu dans la mesure où peuvent être solidement établis la réitérabilité de certains rapports et le fait de leur subordination régulière à des lois déterminées. Mais, lorsqu'elle se veut rigoureusement scientifique, l'analyse marxiste, il faut le reconnaître, ne prétend établir solidement ces rapports et cette subordination qu'au niveau des assises matérielles de l'édifice social ; à l'égard de ce qu'il appelle les « rapports sociaux idéologiques », Lénine (« Qui sont les amis du peuple ? x>) se montre en réalité très réservé, et l'objectif majeur que doit, à mon sens, se fixer la recherche actuelle en histoire sociale est précisément d'éclairer la manière dont s'articulent les mouvements discordants qui animent l'évolution des infrastructures et celle des superstructures, et dont ces mouvements retentissent l'un sur l'autre. Si la dissociation des relations de dépendance personnelle au sein de la seigneurie médiévale apparaît bien directement consécutive à l'action de tendances de longue durée, au perfectionnement des techniques de production agricole, à la croissance de la population et à la diffusion de l'instrument monétaire, et si, par conséquent, à supposer que l'on eût à l'époque disposé de moyens d'analyse analogues à ceux que nous utilisons, on peut penser qu'il eût été, dans la mesure où les extrapolations ne sont pas la plupart du temps décevantes, possible de la prévoir, qui eût pu prédire en revanche le brusque avènement, dans les constructions entreprises à Saint-Denis par l'abbé Suger, d'une esthétique de la lumière, la mise en place des rites de l'amour courtois en contrepoint d'une évolution des structures de la famille aristocratique et de la morale conjugale proposée par l'Eglise, ou bien les destinées de l'hérésie vaudoise et les formes que revêtit la dévotion franciscaine lorsqu'elle fut domestiquée par l'autorité pontificale ? En l'état où sont actuellement parvenues les sciences de l'homme, il paraît bien que la prévision « morphologique » de l'avenir d'une civilisation ne saurait, sans une témérité vrai1. « In. memoria del Manifesto dei Communisti », in : Saggi net matertalismo storico, Rome, 1964.

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ment excessive, prendre en considération autre chose que la poursuite probable des tendances profondes qui entraînent l'histoire de l'économique, celle de la population et des techniques, et peut-être celle de la connaissance scientifique, et ceci sans se dissimuler que les répercussions d'un mouvement d'opinion, d'une propagande ou des décisions du pouvoir sont susceptibles à tout moment d'en dévier sensiblement le cours. c) Ce qui ne signifie pas que l'historien ne puisse apporter au futurologue certaines propositions de méthode, applicables à l'observation des systèmes de valeurs. Si l'on admet que l'enveloppe idéologique, dont on a vu qu'elle était souple et qu'elle ne se brisait pas brutalement comme le fait une chrysalide, est de toute évidence affectée par le mouvement des infrastructures, mais qu'elle tend à lui répondre par de lentes inflexions, l'important paraît être d'observer en premier lieu dans le présent les tendances lourdes, tout ce qui, au plan de l'évolution démographique et de la transformation des rapports économiques, est susceptible de provoquer de tels ajustements, en ébranlant les cadres de la pensée, en stimulant ou en réfrénant les communications entre les groupes, en favorisant les transferts, les déracinements, les échanges et les fusions. De déceler, en second lieu, les points où les résistances de la tradition apparaissent plus fragiles, d'éprouver la rigidité des systèmes d'éducation, au sein de la famille, de l'école, de tous les organismes d'initiation et d'apprentissage, de mesurer leur capacité d'accueil aux apports externes, et les pouvoirs d'assimilation d'une certaine représentation du monde face aux irruptions possibles d'éléments projetés par les cultures extérieures. Mais il importe aussi de prendre en considération l'événement. Il est présent essentiellement au niveau du politique. On peut sans doute le tenir pour une effervescence de surface, largement déterminée par la disposition des structures profondes. Cependant, à l'historien, qui remarque déjà combien sont étroites les limites de la prévisibilité au plan des tendances de longue durée qui animent l'évolution démographique ou économique, l'événement apparaît, par nature, fortuit ; sinon son émergence, du moins ses développements s'avèrent-ils spécialement rebelles à la prévision. Or ses effets, à court terme, ne sont jamais négligeables ; par les tentatives de révolution ou de réforme qu'il suscite, par les transferts d'activité qu'il provoque, il retentit sur les institutions qui encadrent la transmission des savoirs, des croyances et des rites. L'historien enfin se doit d'insister sur l'importance même de l'histoire, comme un élément particulièrement

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actif parmi ceux qui composent une idéologie pratique. Dans une très large mesure, la vision qu'une société se forme de son destin, le sens qu'elle attribue, à tort ou à raison, à sa propre histoire interviennent comme l'une des armes les plus puissantes des forces de conservation ou de progrès, c'est-à-dire comme l'un des soutiens, parmi les plus décisifs, d'une volonté de sauvegarder ou de détruire un système de valeurs, comme le frein ou l'accélérateur du mouvement qui, selon des rythmes variables, conduit les représentations mentales et les comportements à se transformer. C'est revenir, je pense, au coeur même du débat que ce colloque entend instaurer, que d'inviter par conséquent le futurologue à placer au premier rang de ses interrogations cette question : quelle est la place de l'histoire dans les cultures actuelles ? Quel rôle y joue-t-elle et sous quel travestissement ? Quelle espérance est-elle appelée à soutenir ? Quelles consignes d'action les hommes de notre temps attendent-ils qu'elle vienne justifier ?

RAYMOND A R O N

Postface

Un dialogue ne se résume pas, surtout quand les interlocuteurs n'appartiennent ni au même pays, ni à la même discipline. La dynamique de groupe, pour employer le langage des psychologues, entraîne chacun tour à tour à durcir ses positions ou, tout au contraire, à les assouplir, dans l'un et l'autre cas à se trahir lui-même par excès ou par défaut. Nul ne résiste aisément à la tentation de marquer des points aux dépens des autres et parfois aux dépens des règles de l'honnête controverse. J'ai le sentiment d'avoir, de temps à autre, manqué à mes obligations de « président », emporté par l'ardeur du débat. Objet d'analyse sociologique, un colloque se prêterait aussi à un récit historique s'il méritait un tel honneur. Il se développe à la manière d'une intrigue, avec les temps morts, les rebondissements, les alternances de passion et d'indifférence : le compte rendu ne garde guère de trace des états d'esprit, des émotions, des heurts ou rapprochements de personnalités qui en font l'intérêt et quelquefois le charme. Peut-être cette postface m'est-elle dictée par le désir, un peu enfantin, d'exprimer ce que mon rôle m'empêchait de dire. J'espère qu'elle portera aussi témoignage d'une intention moins dérisoire : comparer les problèmes que se posaient les organisateurs à ceux qui retinrent l'attention des participants ; dégager les accords esquissés et les dissentiments profonds ; indiquer les directions dans lesquelles des recherches ultérieures rectifieraient des affirmations aventureuses ou permettraient de préciser certaines thèses. #

L'idée première du colloque, telle que me l'a exprimée le professeur Bullock, concernait moins les rapports entre l'histoire et les sciences 10

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Raymond

Aron

sociales que l'attitude à l'égard du passé et de la connaissance historique, caractéristiques d'une fraction au moins de la jeune génération. En donnant à notre colloque le titre « l'historien entre l'ethnologue et le futurologue », j'ai traduit une idée britannique en un vocabulaire parisien. L'ethnologie tient, en effet, à l'heure présente, une place de choix dans le « champ intellectuel » de l'intelligentsia parisienne, partiellement au moins à cause du prestige exceptionnel de Lévi-Strauss et de la transformation du structuralisme (contre la volonté explicite de Lévi-Strauss lui-même) en une philosophie ou une pseudo-philosophie. L'anthropologie sociale — équivalent britannique de l'ethnologie — prolonge en Grande-Bretagne une glorieuse tradition et ne jouit peut-être pas d'une moindre faveur que l'ethnologie de ce côté de la Manche ; elle ne me paraît pas exercer la même fascination, inquiéter de même manière les historiens purs, dispenser un message philosophique ou épistémologique. Quant à la futurologie, spéculation sur l'avenir ou science du présent, elle obtient, à coup sûr, des crédits publics et privés plus aisément que la recherche historique, du Japon à la France en passant par les Etats-Unis, peut-être sans excepter la Grande-Bretagne, mais — à moins que je ne m'abuse — en épargnant Oxford et Cambridge. La référence aux deux extrêmes — le passé antérieur à la période dite historique, celle des six ou sept mille années de civilisation supérieure, l'avenir à court ou moyen terme, inévitablement à la lumière de notre situation présente — tendait implicitement à dévaloriser ou à mettre en question la connaissance historique au sens ordinaire du terme puisque celle-ci porte sur la période dite historique et s'intéresse aux phénomènes sociaux qui changent ou semblent changer plus vite que dans les sociétés archaïques et moins vite que le GNP (PIB) ou les techniques des économies industrielles. Les sociétés dites historiques — telle était du moins mon arrière-pensée — diffèrent, au moins au premier abord, et des sociétés archaïques et des sociétés industrielles, celles-là apparemment plus stables, celles-ci apparemment moins stables que les sociétés dites historiques. La discussion ne s'engagea ni dans la direction que suggérait la question du professeur Alan Bullock ni dans celle que j'avais conçue, ou, tout au moins, les deux questions ne furent traitées que par la bande et presque indirectement. Je ne pense pas que les interlocuteurs aient eu tort d'éviter les deux problématiques, oxfordienne et parisienne. Au contraire : je pense que ces refus ou ce choix de voies détournées se justifient pleinement. L'indifférence au passé — phénomène nullement caractéristique

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de la civilisation moderne, même en sa phase actuelle — a deux causes principales ou, si l'on préfère une autre expression, prend deux formes : ou bien une autre représentation de ce que l'on doit entendre par un « homme cultivé », ou bien un souci dominant, voire obsessionnel, du présent, tenu pour radicalement original par rapport à tout ce que l'humanité a déjà vécu. Qu'aurions-nous pu dire sur la première forme, au-delà de la réponse implicite que contient le rapport de M. Trevor-Roper ? Réponse qui traduit certains jugements de valeur, qui exprime une certaine attitude existentielle, jugements et attitude tout aussi indémontrables en rigueur que les jugements ou attitudes opposés. De plus, les historiens au sens étroit et académique du terme, tout en reconnaissant pour la plupart le caractère européo-centrique de la connaissance historique transmise par les universités à l'époque même où s'épanouissait la conscience historique, tout en acceptant d'enlever à l'antiquité gréco-latine ou au passé occidental sa valeur exemplaire, continuent de privilégier en fait ceux qui passent pour nos ancêtres. La prétendue indifférence au passé s'accompagne bien souvent d'un intérêt accru pour les civilisations étrangères que la révolte contre l'Occident et la colonisation a rendues à elles-mêmes. Face aux contempteurs de l'histoire, les historiens, au sens académique du terme, plaident la cause du relativisme historique, de la pluralité et de l'égale dignité des civilisations et même des sociétés — sociétés archaïques incluses. Mais la pratique de ces mêmes historiens continue de refléter une hiérarchie, implicite ou inconsciente, de valeur ou d'intérêt (hiérarchie, au reste, peut-être légitime). Quant à l'autre forme du refus de la culture historique, celle qui dérive d'un souci exclusif du présent, elle est restée, en permanence, à l'arrièreplan de nos débats, en particulier quand nous envisageâmes la futurologie : celle-ci, en effet, la plupart du temps, se fonde, implicitement au moins, sur le postulat de la singularité de notre destin. Si la futurologie, presque toujours, se fonde sur les sciences sociales et l'analyse du présent, c'est qu'elle renonce à prévoir l'avenir d'après des précédents, donc qu'elle affirme à la fois l'Einmaligkeit et l'Einzigartigkeit de notre expérience. Nous n'avons donc discuté ni de la place que la connaissance du passé doit occuper dans la formation des hommes d'aujourd'hui, ni de l'importance relative, en soi ou pour nous, des sociétés archaïques et des sociétés historiques. D'une manière ou d'une autre, le dialogue revint constamment sur les rapports entre science sociale et « histoire » (tantôt la connaissance du passé tantôt la modalité

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particulière de connaissance du passé que nous apportent ceux qui appartiennent, universitairement, au clan des historiens). Même le débat sur la futurologie ne constitua qu'un chapitre de ce dialogue bien qu'il conduisît, au-delà des rivalités de spécialistes, à une interrogation, plus radicale, sur la conscience que nos sociétés, à ce moment de leur devenir, prennent d'elles-mêmes et de leur avenir. Pourquoi le dialogue a-t-il pris ce tour ? Et ce tour était-il inévitable ? En fait, les participants se sentaient les uns après les autres mis en question, les historiens par les ethnologues et les sociologues, et ces derniers, eux aussi, par les historiens. Ceux-ci, d'ailleurs, ne constituaient pas un front commun puisque les historiens « modernistes » (qui se jugent tels), qui reconstituent les mouvements de l'économie ou de la population et qui usent de la méthode quantitative, sacrifieraient volontiers leurs collègues qui continuent de « raconter » les péripéties de la politique, des guerres et des empires, des paix et des révolutions. L'orientation du dialogue fut, en une large mesure, déterminée par les interventions, le premier jour, d'Ernest Gellner et de François Furet, par le choix qu'ils firent entre de nombreux problèmes que soulèvent les rapports entre ethnologie et histoire. En fait, le premier mit l'accent sur l'opposition entre la structure que les sciences sociales tâchent de reconstituer et le récit, cependant que le deuxième insistait sur l'opposition entre les faits répétitifs, susceptibles de quantification et de mise en forme sérielle, et les événements uniques. Ces deux oppositions, bien qu'elles usent parfois des mêmes mots, n'ont pas le même sens et ne se recoupent pas. E. Gellner a utilisé des termes différents pour expliciter le thème central de son analyse. Le plus souvent, il usait du terme de structure mais parfois aussi il se référait aux règles du jeu par opposition au déroulement du jeu lui-même. L'ethnologue et, me semble-t-il, d'après lui, les spécialistes des sciences sociales, ont pour caractéristique différentielle d'élaborer « de manière systématique » les concepts, ou les systèmes de concepts, grâce auxquels ils confèrent une intelligibilité aux événements en les insérant dans une « structure » ou en dégageant les règles du jeu. Comme les historiens répondaient — et M. Trevor-Roper avec une particulière brutalité — qu'eux aussi visaient à rendre intelligible les événements par la mise au jour du « contexte » ou de l'ensemble, la discussion butait sur un obstacle qui ne fut pas surmonté : la conceptualisation des ethnologues ou sociologues diffère-t-elle en nature de celle des historiens ? Les historiens se servent-ils des concepts que mettent à leur disposition ethno-

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logues ou sociologues ? Devraient-ils s'en servir plus qu'ils ne le font ? Probablement ces questions ne comportent-elles pas de réponse à ce niveau. Ernest Gellner cita, comme exemple de concept qui permet de saisir une structure, celui des sociétés segmentaires. Il est en effet des sociétés dépourvues d'une « autorité centrale », d'un pouvoir suprême, où les relations de commandement-obéissance ne se subordonnent pas à un individu ou à un groupe. Un tel concept, objet d'une élaboration systématique (terme d'Ernest Gellner), permet de rapprocher et d'expliquer des cas multiples. Un autre jour, c'est le concept de « charismatique » qui fut cité, concept élaboré par les sociologues mais entré dans le « domaine public » au point qu'ethnologues et historiens l'emploient spontanément sans même désormais reconnaître une dette à l'égard des sociologues. M. Trevor-Roper, fort de son impérialisme historique, objecta qu'en cas de besoin il se contenterait de remplacer « chef charismatique » par « prophète » — ce qui vaut peut-être mieux mais ne revient certainement pas au même. N i Huey Long ni le général de Gaulle ne pourraient être appelés des prophètes bien qu'ils méritent l'un et l'autre, dans la terminologie weberienne, le qualificatif de charismatique. Ces deux exemples (société segmentaire, pouvoir charismatique), par leur différence même, suggèrent la nécessité d'une double distinction : entre sociétés archaïques et sociétés modernes, entre les sous-systèmes et la société globale. En fonction même de la matière sur laquelle il travaille, de la documentation dont il dispose, l'ethnologue « raconte » rarement et il s'efforce presque toujours de saisir des « structures », qu'il s'agisse des règles de parenté, des circuits de biens ou des rapports d'autorité temporelle ou spirituelle. Certes, l'intervalle demeure immense entre un ethnographe qui décrit, après une enquête sur le terrain, une société singulière et un ethnologue qui, tel Lévi-Strauss, construit une théorie générale des relations de parenté dans laquelle tous les cas particuliers devraient trouver place. L'ethnographe le plus empirique n'en use pas moins de concepts faute desquels il ne parviendrait même pas à décrire. S'agit-il de concepts analytiques ou de concepts historiques, pour reprendre l'opposition chère à Talcott Parsons ? J e me demande si, dans ce cas, l'opposition présente une signification quelconque. Matrilinéaire, patrilinéaire, cousins croisés, cousins parallèles : concepts analytiques ou concepts historiques ? Je vois d'aussi bonnes raisons de choisir l'un et l'autre terme de l'alternative. A supposer que l'on préfère le premier terme — ce qui me paraît probable —, on devra recon-

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naître que l'expérience suggère les concepts de telle manière que l'analyse se détache aussi peu que possible de la description. Il en va tout autrement si l'on passe à l'analyse économique des sociétés archaïques : en ce cas les concepts d'analyse — répartition administrative, marché, circuits parallèles — ont été plutôt suggérés par les sociétés contemporaines et le doute porte sur la légitimité de leur application aux sociétés archaïques. En fait, la mise au jour, dans les sociétés modernes, de mécanismes multiples de distribution ou de redistribution tend plutôt à fonder la validité transhistorique de certains concepts économiques. Le contraste n'en subsiste pas moins entre rapports de parenté et rapports économiques (échange de femmes et échange de biens) : ce sont les sociétés archaïques qui révèlent les rapports de parenté sous leur forme à la fois la plus primitive et la plus instructive ; ce sont en revanche les sociétés modernes qui permettent d'élaborer la conceptualisation économique grâce à laquelle tous les systèmes de production et d'échange deviendront intelligibles. Dans un cas, on comprend la diversité historique en s'éloignant le plus possible du présent, dans l'autre, tout au contraire, en fixant son attention sur l'aboutissement provisoire du devenir. Que l'ethnologue vise spontanément les « structures » (encore une fois au sens vague d'Ernest Gellner) n'implique ni qu'il ignore les événements ni qu'il atteigne une structure de la société globale. Les sociétés archaïques, même en l'absence de contacts avec des « civilisés », changent et aucun ethnologue, autant que j'en puisse juger, n'exclurait que les structures (par exemple les rapports de parenté) ne puissent avoir été, sous leur forme présente, affectées par des « événements », qu'il s'agisse d'extinction de lignée, d'augmentation du nombre ou de lutte entre groupements. Ce que Lévi-Strauss observe, c'est la tendance de ces sociétés à reconstituer un ordre classificatoire en dépit des changements intervenus et à se penser ellesmêmes dans l'être et non dans le devenir. La distinction structureévénement n'a donc pas un caractère absolu ou métaphysique : toute conduite d'un individu, hic et nunc, en un point de l'espace, en un moment du temps, peut être appelé un événement et, ne serait-ce que par sa localisation spatio-temporelle, il présente des traits singuliers. Si cette conduite se conforme, pour l'essentiel, au rôle joué par l'individu, aux règles qui président au fonctionnement du système, elle maintient la structure et n'est pas considérée comme un « événement ». Une structure est faite d'événements qui se répètent conformément aux « règles du jeu ». Certaines violations, plus ou moins

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fréquentes et aux conséquences limitées, apparaissent même intérieures à la structure. (Un coup d'Etat qui, aux Etats-Unis, empêcherait l'élection, à la date prévue, du Président constituerait un « événement » au sens fort, un changement de la structure politique ; un coup d'Etat militaire, en Argentine, confirme plutôt qu'il ne modifie la structure.) La relativité de l'opposition structure-événement est accentuée encore par le fait que l'ethnologue (et le sociologue) saisissent des structures, non une structure. Qu'il y ait des connections non aléatoires entre rapports de parenté, rapports économiques, rapports politiques, systèmes idéologiques, chacun l'acceptera. Mais, en fait, les études comparatives comme celles de Murdock mettent en lumière l'inégale fréquence de la conjonction de tels ou tels traits (à l'intérieur même des rapports de parenté), elles ne découvrent pas un système total, dont les différents secteurs se détermineraient les uns les autres ou seraient commandés par un secteur prédominant. Le schème que suggèrent ces sortes d'études me paraît celui d'une sorte de combinatoire : les caractères isolés ne se combinent ni selon un ordre impératif ni selon un hasard pur. Entre certains caractères, il y a une affinité que la fréquence confirme et dont la cause nous apparaît souvent. Mais des combinaisons improbables se réalisent, peut-être conséquences d'une histoire que nous ignorons. Passons des sociétés archaïques aux sociétés dites historiques, ou, si l'on veut, plus complexes. Chacune des structures devient plus difficile à saisir et leur combinaison apparemment plus aléatoire encore. Il suffit de songer à la pluralité des définitions que comporte le terme de structure appliqué au système économique ou au régime politique d'une nation contemporaine. Songeons à l'Allemagne de Weimar et à la montée d'Hitler au pouvoir : quelles sont les données structurelles — économiques, sociales, politiques, idéologiques — qui constituaient les règles du jeu et que l'historien doit reconstituer pour insérer son récit dans un contexte intelligible ? De toute évidence des « événements » ou des suites d'événements figureront parmi les données : traumatisme de la défaite, ressentiment contre le traité de Versailles, nostalgie des sociétés traditionnelles, absence de consensus sur la légitimité du régime créé au lendemain de l'effondrement de l'empire, etc. Ce que tous les historiens disent et répètent avec force — que la distinction structure-événements est toute relative, que des événements laissent leur trace à la fois dans les institutions et dans l'esprit des hommes et que l'ignorance des événements interdirait de comprendre le cours de l'histoire — appa-

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raît dans cet exemple avec une particulière évidence. Mais l'accord sur cette sorte d'évidence relance le débat plutôt qu'il ne le tranche. Les « structures » de la République de Weimar, l'historien peut-il faire plus que les décrire, voire d'en raconter la formation et le déclin ? Peut-il en expliquer l'ordre ou le désordre intérieur ? Le sociologue peut-il l'aider à en saisir la logique au moins partielle ? Que l'historien doive embrasser à la fois les structures et les événements, certes. Mais la mise en place à la fois des uns et des autres ne résulte-t-elle pas avant tout de l'art de l'historien ? Celui-ci crée l'illusion qu'il explique alors qu'il juxtapose ou aligne. Tout au plus cette illusion a-t-elle pour fondement « l'esprit général » d'une époque ou d'une société. A ce point surgissent les problèmes posés par François Furet, par W. Mommsen, par Peter Wiles : histoire sérielle, crise de l'histoire politique, explication historique. #

La polémique contre « l'histoire événementielle », aujourd'hui du moins, relève moins de la controverse scientifique que de la rivalité entre les écoles et les personnes pour des positions ou le prestige. « L'histoire événementielle » que les « modernistes » ne se lassent pas de condamner se bornerait à raconter la succession des gouvernements dans les Républiques françaises ou la succession des guerres dans les relations internationales. Une fois acquise cette condamnation, en quoi consisteront les nouveautés ? Emportés par l'ardeur de la discussion, peut-être certains auraientils affirmé qu'il n'y a rien de nouveau dans la corporation des historiens, sinon l'amélioration des méthodes pratiquées par les meilleurs depuis Gibbon. A froid, ils auraient probablement admis ce que F. Furet appelle la transformation du paysage, l'intérêt accru pour les conditions d'existence des hommes du commun, pour la persistance des idées ou des croyances enracinées dans le plus lointain passé, la reconstitution de séries quantitatives, qu'il s'agisse du volume de la population, des taux de natalité ou de mortalité, de la courbe des prix ou des revenus. L'accord s'établirait aisément, me semblet-il, sur les deux origines de cette curiosité élargie ou de cette orientation partiellement nouvelle de la curiosité : une société qui se veut démocratique se cherche des ancêtres, répétant la recherche d'ancêtres des aristocraties ou des révolutionnaires ; l'étude des séries, du nombre des hommes ou du niveau des prix, atteint, en apparence,

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à une valeur scientifique plus haute. Quelques remarques me viennent à l'esprit sur ces deux points. Depuis Hérodote jusqu'à Max Weber, les historiens et ceux qui ont réfléchi sur la connaissance historique ont toujours discerné qu'une intention, antérieure ou postérieure à l'intention proprement scientifique, commande la recherche de ce qui a été ou de ce qui s'est passé. Si Hérodote voulait soustraire à l'oubli les hauts faits des combattants auxquels les cités grecques durent le salut et la liberté, peut-être les historiens d'aujourd'hui souhaitent-ils arracher aux ténèbres de l'ignorance la manière dont les simples paysans ou artisans ont vécu, pensé, souffert, rêvé au long des siècles. Comme le disait F. Furet, la connaissance historique tend à se rapprocher de la connaissance ethnographique dans la mesure où elle s'éloigne de l'histoire noble des idées — en fait de l'histoire des idées nobles — pour se pencher sur la mentalité paysanne ou sur l'outillage mental commun à tous les hommes d'une époque. A la limite, c'est le fellah éternel que Spengler rejetait avec un mépris aristocratique hors du Panthéon qui, par un renversement des valeurs ou de la curiosité, occuperait désormais le devant de la scène. F. Furet lui-même reconnaissait les excès possibles de cette mode : les historiens français connaissent mal l'aristocratie qui, pour être moins nombreuse que les classes populaires, n'en a pas moins, au long des siècles, exercé une influence majeure sur les « structures » comme sur les « événements ». Le désir de scientificité renforce l'idéologie démocratique. Concepts et méthodes de la démographie ou de la statistique économique s'appliquent au passé et la connaissance historique devient démographie historique ou économie historique. Rien n'empêche d'employer la même formule à propos de l'histoire politique et de la présenter comme science politique appliquée au passé. Mais y a-t-il une « politique » comme il y a une « démographie » ou une « économie » ? L'histoire politique peut-elle acquérir le même caractère scientifique que l'étude des populations ou des prix ? La discussion, suscitée par la formule de W. Mommsen « crise de l'histoire politique », s'insère à ce point. D'un côté, tout en reconnaissant l'œuvre accomplie par l'école des Annales (admise par convention, durant tout le colloque, comme représentative du modernisme), tout en se félicitant de l'élargissement du paysage historique, Allan Bullock s'inquiétait d'une éventuelle perte d'intérêt pour la sphère politique en tant que telle. De l'autre, W. Mommsen affirmait que l'histoire politique connaissait une crise parce que les

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postulats sur lesquels elle reposait traditionnellement sont ébranlés ou démentis : l'Etat n'apparaît plus comme l'agent principal des changements historiques ; les hommes, avec leurs idées ou leurs intentions, font une histoire, mais une histoire tout autre que celle qu'ils voulaient. D'un côté, on mettait l'accent sur la prédominance de la politique dans le régime même qui se réclame du marxisme ; de l'autre, sur l'interaction entre les sphères et sur l'influence qu'exercent sur la sphère politique, en dépit de la partielle autonomie de celle-ci, les forces sociales et économiques. Par instants, la discussion glissait vers la vieille querelle, par nature inépuisable, du rôle des grands hommes ou des accidents. Et quels contemporains de Staline ou de Hitler pourraient nier l'efficacité de ces héros monstrueux ? A d'autres instants, la discussion revenait sur l'interrogation méthodologique ou épistémologique : une histoire politique peut-elle emprunter aux sciences sociales pour devenir « scientifique » ? Inévitablement, la discussion glissait vers une autre problématique, elle aussi classique, celle de l'explication historique (ou, ce qui sera plus clair, historical exploitation). Le récit historique — alignement temporel d'événements — ne constitue pas une science, ni au sens rigoureux de la science des Anglo-Américains, ni même au sens affaibli de la Wissenschaft des Allemands. Post hoc ergo propter hoc : vieil exemple de sophisme. Succession n'est pas raison. Le récit deviendrait chronique, ou, comme le disait Peter Wiles, « then, then, et alors, et alors... ». Comment expliquer une consécution en tant que telle singulière et unique (einzigartig et einmalig) ? Cette question a pris une place centrale dans les études de philosophie analytique, consacrées à la connaissance historique. Personne ne met en doute (ou ne devrait mettre en doute) que le modèle Hempel représente l'objectif idéal d'une explication scientifique d'une consécution singulière : une théorie étant donnée, un événement se trouve expliqué dans la mesure où l'on peut, au moins rétrospectivement, le déduire de la théorie. Toute proposition selon laquelle A est cause de B à condition que les circonstances C, D, E soient présentes permet d'expliquer B si A était présent, dans un contexte défini par C, D, E. Des explications de ce type sont-elles possibles dans la connaissance historique ? Évidemment oui. La théorie économique, en particulier, permet souvent d'expliquer les événements conjoncturels (mais non pas toujours de les prévoir en raison des variations de valeur des paramètres et de l'intervention des hommes). Reste à

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savoir si ce modèle s'applique dans tous les cas et ce que font effectivement les historiens quand ce modèle ne s'applique pas, faute de théorie (ou de proposition générale) ou en raison de la singularité de l'événement (une décision d'un individu). Peter Wiles, dans son rapport, indique, implicitement au moins, une démarche moins « scientifique » mais indispensable et légitime : l'accumulation des faits, la comparaison des cas. Nous ne possédons pas de théorie générale qui nous apprenne les conséquences nécessaires d'une planification centralisée, ou les implications politiques d'une intervention croissante de l'Etat dans la vie économique. Mais nous pouvons décrire les organisations socio-économiques au-delà du système quantifié des variables, constituer des types, apprendre ce qui se passe en telles ou telles circonstances, sans être en mesure de dépasser le stade des corrélations empiriquement observées. Cette description, reconstitution ou analyse de l'organisation socioéconomique ou étatique, l'historien de la politique, lui aussi, la pratique pour s'élever au-dessus du simple récit (tben, then, theti) mais la science politique ne lui fournit pas de théorie. Quand il s'agit de la décision de Hitler d'attaquer la Russie, le modèle Hempel gardet-il une valeur exemplaire ? Certes, l'historien de la politique peut ou doit comparer : même un récit de la chute de la République de Weimar comporte en filigrane la comparaison du cas allemand avec celui des autres démocraties occidentales. Pourquoi les masses allemandes ont-elles réagi à la crise et au chômage autrement que les masses anglaises ou américaines ? Ces comparaisons exigent une conceptualisation au moins implicite, une discrimination plus ou moins consciente des variables principales. Cette élaboration conceptuelle, cet effort de comparaison incombent-ils à l'historien ou au sociologue ? Une telle question concerne plutôt l'ethnographie des tribus académiques que la logique ou la philosophie de la connaissance. Au cours de la discussion, le livre de Brinton et les livres de Parsons furent plus d'une fois mentionnés, le premier écrit par un historien, les seconds par un sociologue, celui-là ne dépassant pas, dans l'abstraction, les concepts historiques, ceux-ci s'efforçant de mettre en œuvre des concepts rigoureusement analytiques. A en croire R. Nisbet, les historiens — professeurs qui enseignent dans la section d'histoire — se montrent hostiles à une tentative comme celle de Brinton. Alan Bullock nous raconta qu'il avait songé et renoncé à une étude comparative des révolutions pour se consacrer à une étude, pour l'essentiel narrative, d'une révolution.

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Un sociologue jugerait, me semble-t-il, que l'étude comparative de Brinton demeure très proche des données circonstancielles concrètes, qu'elle n'emploie guère les concepts ou les méthodes des sciences sociales, qu'elle vise exclusivement un des objectifs, mais non pas le seul objectif concevable, d'une étude comparative, à savoir la mise au jour d'un schème de devenir qui se répéterait, plus ou moins identique, au cours des quatre révolutions étudiées. La mise au jour des différences — dans les causes, les situations sociales, les phases du devenir — ne présenterait pas moins d'intérêt. Que la comparaison vise le semblable ou le différent, qu'elle s'en tienne à la sphère politique ou saisisse les relations des diverses sphères, rien, à mon sens, n'interdit à l'historien de la revendiquer pour lui-même, dès lors du moins que la théorie n'existe pas ou demeure accessible à l'amateur. Cette dernière réserve nous renvoie à l'économie. La théorie économique, l'historien doit l'emprunter aux économistes parce qu'elle atteint un degré de rigueur, de complexité, qui interdit au non-professionnel de la retrouver par lui-même. En ce qui concerne la politique, l'analyse des régimes, il se peut que l'apport des sociologues ne soit pas encore indispensable ; peut-être l'historien peut-il se construire lui-même les concepts dont il a besoin, ou les emprunter à l'une ou l'autre des conceptualisations proposées par les sociologues. Parsons avait eu pour ambition d'élaborer un ensemble cohérent de concepts analytiques, transhistoriques, qui permettrait de déterminer les variables principales de tous les systèmes sociaux qui ont existé à travers le temps. Comme cet ensemble de concepts ne s'est pas imposé, je veux dire n'est pas devenu la théorie commune, le langage unique des sociologues et des historiens, Parsons lui-même a esquissé une histoire universelle fondée sur l'application aux diverses civilisations de son ensemble conceptuel —- esquisse qui n'a, me semble-t-il, convaincu ni les historiens ni les sociologues. Au-delà de cette discrimination des territoires appartenant aux diverses tribus académiques, se pose, malgré tout, une vraie question. Jusqu'à quel point la connaissance historique peut-elle se désintéresser de l'unité, plus ou moins marquée, que constitue une société (ou une civilisation ?), de la séquence temporelle dans laquelle se situent les phénomènes qu'il étudie ? La répugnance d'historiens (nombreux) à l'égard de certaines sortes de comparaisons a pour origine le sentiment, vague et fort, que la révolution hitlérienne ne se comprend authentiquement que dans le contexte du Zeitgeist, dans la suite de l'histoire allemande. L'historien n'est pas condamné

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au récit, mais doit-il se soustraire à la loi de séquence temporelle ? Posons ici la question que nous retrouverons plus loin. Et revenons à l'événement, au sens fort du terme, et au modèle Hempel. Au reste, l'événement, situé à un moment du temps, qui se produit à un point de l'espace, symbolise pour ainsi dire la contrainte de localisation spatio-temporelle à laquelle beaucoup d'historiens ne veulent pas et jugent qu'ils ne doivent pas se soustraire. Choisissons par exemple la décision prise par Hitler d'attaquer la Russie au printemps de 1941. Les historiens l'expliquent-ils effectivement en la déduisant d'une proposition générale ? Je ne doute pas que, avec quelque ingéniosité, on ne parvienne à reconstruire la pratique des historiens en la rapprochant de celle des météorologistes expliquant un orage ou des économistes expliquant une crise. Le caractère, les dispositions psychologiques de Hitler tiendront lieu de théorie ou de propositions générales. A moins que l'on ne préfère les platitudes de la psychologie vulgaire et que, la volonté hitlérienne d'empire européen étant supposée, la destruction de l'armée russe n'apparaisse, conformément à la règle (l'empire ne se partage pas), comme une conséquence nécessaire. On préférera peut-être une généralité plus historique : tout prétendant à la domination d'un champ historique doit éliminer son rival terrestre ; la même nécessité entraîna Napoléon jusqu'à Moscou et Hitler jusqu'à Stalingrad. Mais si Hitler avait, en 1941, attaqué en Méditerranée et continué ses bombardements de l'Angleterre, la proposition générale n'aurait pas été moins disponible ; un prétendant à l'empire continental doit éliminer la puissance maritime. La défaite finale de Napoléon et de Hitler se déduit de cette proposition générale. Contre la réduction au modèle Hempel de la pratique des historiens quand il s'agit d'événements, j'élève deux objections ; les historiens qui ne lisent pas les philosophes analytiques n'ont nulle conscience de procéder d'une telle manière. Que font-ils ? Ils s'efforcent tout d'abord de reconstituer la situation dans laquelle la décision est intervenue mais, ajoutons-le immédiatement, la situation telle que la voyait l'acteur lui-même. Relativement facile quand il s'agit de nos contemporains (encore les Anglo-Américains ont-ils eu grand peine à comprendre les décisions du général de Gaulle parce que celui-ci percevait le monde, l'articulait selon des valeurs, positives et négatives, d'une manière qui leur demeurait inintelligible), cette reconstitution devient la tâche longue et difficile des historiens quand il s'agit d'acteurs qui voyaient une autre réalité que nous et parfois raisonnaient autrement. La comparaison, suggérée par P. Wiles, entre

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la conduite de Marius et celle de César tend précisément à dégager les différences entre les modes de perception et d'action des acteurs historiques à deux moments de la République romaine. De même, à notre époque, l'attitude du sénat américain à l'égard des budgets militaires proposés par le président Kennedy en 1961, par le président Nixon en 1971 révèle et symbolise le changement d'humeur du peuple des Etats-Unis ou de ses représentants. Cette double reconstitution, de la situation et de la perception de celle-ci par les acteurs, caractérise l'interprétation par les historiens d'une décision d'un personnage historique. Elle ne comporte guère, sinon de manière subordonnée, le recours à la psychologie des moralistes ou de la vie quotidienne. Au sens rigoureux dans lequel les philosophes analytiques prennent le mot explication, cette sorte de démarche n'équivaut pas à une explication : elle rend intelligible, elle ne rend pas nécessaire la décision ou la consécution singulière. Mais quand il s'agit d'un acte ou d'un accident, l'explication qui créerait l'illusion rétrospective d'une nécessité m'apparaît en tant que telle erronée. Les adversaires du modèle Hempel font valoir que les historiens interprètent les actions (au moins certaines d'entre elles) par rapport aux fins qu'elles visent, parfois également par référence aux modèles, intérêts ou passions, des acteurs. Ils me semblent avoir raison mais ils omettent l'essentiel : l'historien s'attache d'autant plus à certaines décisions qu'il -pense qu'elles auraient -pu être autres. A l'avance, c'est-à-dire en septembre 1940, Churchill ne savait pas que Hitler attaquerait la Russie. Hitler aurait pu différer cette attaque, de même que les dirigeants du Japon auraient pu attaquer l'Union Soviétique et non pas les Anglo-Américains. Que signifie aurait pu ? Que signifie ce futur possible qui ne s'est pas réalisé ? Il n'implique pas de thèse métaphysique sur le déterminisme et l'indéterminisme ; il signifie simplement que l'observateur, post eventum, se reporte par la pensée au moment de la décision, analyse les diverses décisions entre lesquelles l'acteur devait choisir, entre lesquelles bien souvent il a hésité, et aboutit à la conclusion que la situation n'imposait pas la décision finalement prise (ne la rendait pas fatale). Et, dans ce cas, nous incluons dans la situation et la perception de celle-ci par les acteurs et la personnalité des acteurs. La critique, telle que la recommande Clausewitz, représente une modalité particulière de ce que j'appelle ici compréhension des décisions historiques. Cette procédure consiste à confronter la décision

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prise avec les autres décisions, possibles en fonction du but tactique ou stratégique visé. En ce cas, les décisions se laissent interpréter en termes de moyen-objectif militaire (Ziel) et fin politique (Zweck). Une counterfactual history, l'histoire qui n'a pas eu lieu, contraire aux faits, reconstruite à partir d'une autre décision (qui n'a pas été prise) permet de critiquer la décision réelle, d'en montrer la justesse ou, tout au contraire, le caractère erroné, toujours en se reportant à l'instant de la décision et en ne se donnant aucune connaissance que ne possédât l'acteur lui-même. La relative univocité du but, dans le cas d'opérations militaires, facilite la critique, au sens de Clausewitz. Mais celle-ci s'applique légitimement à l'action historique, dont l'action militaire représente un cas privilégié. Peut-être, du même coup, avons-nous saisi une des oppositions, à demi conscientes, entre sociologues et historiens. Les premiers inclinent, en fonction même des questions qu'ils posent à la réalité ou qu'ils se posent, à postuler que le passé ne pouvait pas être autre qu'il n'a été, les seconds, au contraire, dans la mesure même où ils n'abandonnent pas la forme du récit, veulent sauvegarder la dimension dramatique de l'histoire humaine. Le récit se justifie dans la mesure même où il retrace une intrigue, où il dégage à la fois l'intelligibilité et la non-nécessité de ce qui s'est passé Ce que Sartre tient pour l'essence du roman — le lecteur éprouve le sentiment que les personnages agissent librement et, en même temps, que leurs actes ne sont jamais arbitraires ou quelconques — constitue aussi la justification dernière du récit historique. Le récit, tout au moins le récit détaillé avec les acteurs individuels et les journées historiques, disparaîtrait ou deviendrait un genre strictement littéraire si les actes et les événements se déduisaient des « structures ». Je pense, avec les historiens, qu'ils ne s'en déduisent pas. Aussi entre l'historien qui s'obstine à raconter et le sociologue qui méprise la narration, n'y a-t-il pas seulement l'opposition entre l'usage ad hoc ou systématique des concepts, comme le suggérait E. Gellner. Même s'il utilise systématiquement les concepts des sciences sociales, l'historien qui raconte ce qui s'est passé garde une curiosité spécifique, celle du cours des événements, celle des actions humaines, à la fois intelligibles et quelque peu aléatoires. Rien d'étonnant que les historiens aient le sentiment d'une crise de l'histoire politique s'ils croient que les hommes n'agissent pas mais sont agis, marionnettes manipulées par les « forces profondes », aisément transfigurées en entités monstrueuses, communisme, capitalisme, impérialisme. Mais, encore une fois, pourquoi, sinon pour se disculper de toute responsa-

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bilité dans leur propre destin, les contemporains de Staline et de Hitler nieraient-ils l'efficace d'une volonté humaine ? Il en va des volontés individuelles comme « des forces profondes » ou des entités mythologiques, elles ne sont par nature ni bonnes ni mauvaises. Depuis un demi-siècle, les charismes des grands simplificateurs furent promesses de monstruosités. Mais Roosevelt et Churchill, charismatiques à l'intérieur d'un régime constitutionnel, figurent, eux aussi, les chefs qui impriment le sceau de leur personnalité sur une époque Et le général de Gaulle a transfiguré par deux fois en épopée de la libération, puis de la rénovation, les heures sombres de l'histoire de la France. Crise de l'histoire politique ? Oui, si les historiens se donnent un modèle scientifique qui ne convient pas à leur objet ; oui, s'ils ne s'intéressent plus aux res gestue, aux actes des hommes ; oui, si, eux aussi, veulent éliminer les acteurs et comparer des systèmes, ou des régimes, ou des structures. Qu'est-ce à dire sinon qu'une certaine sorte d'histoire tend à disparaître du moment où l'intention qui l'animait ou l'orientait se perd ? *

Cette dernière remarque nous conduit à deux autres thèmes : celui de la futurologie, celui de la rupture des ensembles historiques et des séquences temporelles. La répugnance de beaucoup d'historiens professionnels à l'égard de la futurologie s'affirme dans toutes les interventions de M. Trevorîtoper. Celui-ci usa de deux arguments, quelque peu divergents, sinon rigoureusement contradictoires : d'une part, personne n'aurait pu prévoir à l'avance la victoire du christianisme, l'expansion de l'Islam, la restauration de l'Eglise catholique en 1571 ; le marxisme ou aucune autre théorie historique ne permettait davantage de prévoir la virulence du fascisme qui manqua de peu l'emporter. D'autre part, le poète Heine ou l'historien Burckhardt prédirent l'un la révolution allemande, l'autre 1 age des masses et des grands simplificateurs par intuition ou imagination. Le futurologue, tel qu'il se présentait sous les apparences de Daniel Bell, répondait sans peine par une distinction qui ne fut pas formulée conceptuellement mais qui transparaissait entre prévision, prédiction et prophétie. Les remarques de Heine sur la future révolution allemande se situent quelque part entre prédiction et prophétie ; elles annoncent un avenir trop lointain pour qu'il soit contenu dans le présent ou appelle une action pour en hâter ou en prévenir l'avène-

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ment. La suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme au lendemain d'une révolution socialiste relève de la prophétie. Annoncer en 1970 le chiffre de la population américaine en 1980 ou en l'an 2000 relève de la prévision. Les hommes ont toujours prévu l'avenir parce que toute action, en tant qu'humaine, est orientée vers un but, suppose la connaissance anticipée des effets que produiront les moyens ou de l'environnement dans lequel se dérouleront les conséquences de la décision. En tant qu'elle se veut méthodique, la futurologie, ou réflexion sur l'avenir, s'efforce de conférer aux prévisions le maximum de rigueur, quitte à sacrifier la précision. Parfois, en prétendant à l'exactitude, la prévision se transforme en prédiction, celle-ci différant de celle-là par l'accentuation du pari, de l'incertitude niée dans et par l'affirmation. Les sociétés modernes comportent un usage accru de la prévision pour des motifs aisément discernables. La gestion des sociétés modernes implique une vision à plusieurs années d'échéance, étant donné le décalage temporel entre le moment où la décision est prise et celui où ses conséquences apparaissent en pleine lumière. Le système d'armes choisi en 1970 ne sera opérationnel qu'entre 1975 et 1978. Les centrales nucléaires commandées en 1971 ne fourniront l'électricité qu'en 1974 ou 1975. Des erreurs en résultent inévitablement lorsque des variations de prix non prévues se produisent. En 1946 ou même en 1950, la France craignait de manquer de charbon et insistait pour disposer du charbon de la Sarre. Dix ans plus tard, les gouvernants cherchaient le moyen de réduire la production charbonnière sans provoquer de troubles sociaux. Tous les gestionnaires, privés ou publics, de l'économie ou de la défense prévoient ce qui sera. A combien d'années d'échéance ? Selon quels procédés ? Tout dépend des secteurs, des circonstances, des connaissances. Les prévisions des acteurs s'inspirent de considérations pragmatiques : les spéculations sur le futur également, bien qu'elles aboutissent aussi à des prédictions ou à des scénarios multiples dont l'intentionalité est davantage cognitive et moins pratique. Les prévisions des démographes, pour l'an 2000, résultent à la fois des faits actuels, d'extrapolations et d'hypothèses. Quel sera le volume de la population en âge de travailler dans trente ans ? La plus grande partie de cette population vit déjà : il suffit donc d'exclure, par postulat de méthode, l'éventualité d'une catastrophe (guerre, par exemple) pour que la prévision chiffrée ne comporte qu'une faible marge d'incertitude et d'inexactitude (le taux de natalité qu'il nous faut prévoir est celui des dix prochaines années au cours desquelles une

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variation forte, dans un sens ou dans un autre, paraît improbable). La prévision de la fraction de cette population qui travaillera effectivement exige déjà des hypothèses supplémentaires (durée de la scolarité, pourcentage des femmes employées, etc.). Les prévisions du PNB (produit national brut) figurent en bonne place dans tous les livres sur l'an 2000, en particulier sur le plus connu d'entre eux, celui d'Hermann Kahn et de J. Wiesner. Prévisions un peu plus hasardeuses puisqu'elles découlent, pour l'essentiel, d'extrapolations — prolongement vers l'avenir des tendances observées durant le passé récent, extrapolations corrigées par l'analyse des facteurs de la croissance (dans la mesure où ces facteurs et leur influence respective sont connus et calculés). Les mouvements de populations, à vingt ou trente ans d'échéance, varient parfois de manière imprévue : le regain de la natalité après la dernière guerre, dans l'ensemble de l'Europe occidentale, en témoigne. Il se peut qu'il en aille de même pour les mouvements du PNB, des taux de croissance économique. Il n'en reste pas moins probable que la croissance se poursuivra, au cours des vingt ou trente prochaines années, à une allure comparable à celle des vingt dernières années. Mais il s'agit là d'une prédiction ; mieux vaudrait formuler la même hypothèse en terme de prévision et se borner à dire : si les tendances actuelles se poursuivent, avec les variations aujourd'hui admissibles en fonction des facteurs connus, telles seront les valeurs du G N P des différents pays d'ici à l'an 2000. La prévision sectorielle des changements techniques emploie d'ordinaire une autre méthode. Si, en un sens, la science de demain n'est pas prévisible — on posséderait déjà les connaissances si l'on savait ce qu'elles seront —, les spécialistes n'en formulent pas moins des hypothèses sur la date à laquelle certaines découvertes, dont l'état actuel de la science suggère la possibilité, seront effectivement réalisées. En interrogeant un nombre suffisant de spécialistes, dans les différents domaines, on aboutit à des prévisions raisonnables (je la baptise prévision dans la mesure où les gestionnaires en tiendraient légitimement compte pour établir leurs programmes). Les études françaises de prospective ou de futuribles baptisent tendances lourdes ces mouvements de population et de production, entendant par ce terme qu'elles comportent un caractère quasi contraignant, qu'elles laissent peu de place à la volonté humaine, que celle-ci doit plutôt s'adapter à ces mouvements ou les infléchir que s'y opposer. Écartons pour l'instant la question de la quasi-fatalité de ces tendances lourdes et venons-en aux problèmes intéressants

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posés par Daniel Bell. Peut-on, et de quelle manière, formuler des prévisions relatives à d'autres secteurs, politique, système de valeurs, modèles de vie ? Ces prévisions sectorielles dérivent-elles d'une analyse du secteur lui-même ou des relations supposées entre ce secteur et un autre secteur ou plusieurs secteurs, ou la société globale ellemême ? Tout futurologue admettra que ces questions portent sur l'essentiel et marquent les limites de notre savoir. La futurologie commence par une science du présent, de la société telle qu'elle est. Elle ne dépasse donc pas l'état actuel de notre science de la société. Dans la mesure où celle-ci porte sur l'ensemble (notion elle-même équivoque : quelles sont les limites spatiales, géographiques, temporelles de l'ensemble ?), elle doit le décomposer, l'analyser, le reconstruire. Il n'y a pas de théorie de l'ensemble, unanimement acceptée par les sociologues. D. Bell, pour son compte, adopte une analyse (économie rationnelle, politique irrationnelle, culture-mimesis, ou encore action commandée par la recherche de l'efficacité, action commandée par la lutte pour la puissance, action commandée par des modèles de vie ou de valeur). Parsons, lui, adoptait une analyse quaternaire, décomposant le troisième terme de Bell en deux (en traduction approximative : valeurs d'une part, maintien du système ou régulation des conflits de l'autre). Toute décomposition de cette sorte s'opère à partir de concepts analytiques (au sens parsonien) : l'ensemble ne se décompose pas de lui-même en secteurs dont l'engrenage ressemblerait à celui des membres ou des organes d'un être vivant. Pour une part au moins, la discrimination des secteurs exprime les questions que nous posons à la réalité, questions non arbitraires sans être pour autant imposées de l'extérieur. Que la conduite économique se définisse analytiquement par le calcul du rendement et de l'efficacité, la conduite politique par la rivalité des projets et la compétition pour la puissance, ces deux thèses, au reste classiques, n'excluent pas, de toute évidence, que les conduites économiques se mettent au service de fins politiques, et inversement des conduites politiques au service de fins économiques, ni que le calcul de rendement soit affecté par la valeur (ou l'importance relative) des diverses conséquences d'une décision économique. En d'autres ternies, la discrimination analytique ne va pas sans influence réciproque des termes distingués et l'effet d'un état de l'économie sur les modèles de vie ou sur le régime politique reste objet de spéculation, éventuellement de propositions vraisemblables, certainement pas de connaissance démontrée. Une discussion, au cours du colloque, illustre cette incertitude,

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reconnue par tous les participants. La famille a perdu la plupart de ses fonctions économiques ; la transmission, de la propriété ou du métier, d'une génération à l'autre, est devenue l'exception et non plus la règle. La famille cessera-t-elle pour autant de remplir la fonction de transmission des valeurs, de continuité culturelle qu'elle remplissait ? En tant que refuge, îlot de relations affectives, en un univers de rapports anonymes, prendra-t-elle, comme le pensait Tocqueville, une importance accrue ou, tout au contraire, laissera-t-elle la place à d'autres communautés ? Rien ne prouve que nous connaissions la réponse ni même qu'il y ait une seule réponse. De même, l'extrapolation indéfinie de la tendance actuelle à la violation de tous les tabous, en particulier des tabous sexuels, ne constitue qu'une hypothèse. En dépit du lien entre la sécularisation, l'affaiblissement des religions traditionnelles et la violation des tabous, l'hypothèse de mouvements cycliques, en fait de système des valeurs ou de mode de vie, ne me paraît pas absurde. La probabilité respective des deux hypothèses — mouvement unilinéaire dans une direction ou cycles — ne se prête guère à une détermination rigoureuse. En admettant même la thèse de M. Daniel Bell — nombre limité de modèles de vie —, la combinaison probable entre un certain PNB d'une part, un certain régime politique, un certain modèle de vie d'autre part nous échappe ou ne se prête qu'à des hypothèses dont aucune me semble toujours plus plausible qu'une autre. Les limites de la prévision résultent à cet égard des limites de notre théorie sociale. Le régime politique des Etats-Unis n'est déterminé que partiellement par la situation actuelle de l'économie, elle l'est bien davantage par le passé, par l'œuvre des founding fathers, par l'autorité qui s'attache à cette œuvre, par la transmission du respect pour la légitimité démocratique et par la loi. Aucune société n'est tout entière contemporaine d'elle-même. Les devenirs des divers secteurs ne sont ni indépendants les uns des autres ni déterminés rigoureusement les uns par les autres. Il n'en résulte pas que prévisions ou prédictions soient inutiles ou condamnables : il en résulte que la futurologie vaut ce que vaut la science sociale sur laquelle elle se fonde et qu'elle mérite d'être appelée science du présent ou hypothèse sur l'avenir. Rien ne me frappe davantage, dans la littérature futurologique, que l'absence de toute vision, surprenante, révélatrice, imaginative. Depuis que les hippies nous ont appris la précarité des valeurs traditionnelles, l'éventualité d'un refus, par des groupes plus ou moins nombreux, de

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l'ordre établi, des modes de vie couramment acceptés, il n'y a guère de livre sur l'an 2000 qui ne fasse figurer en bonne place, parmi les éventualités plausibles de l'an 2000, des phénomènes de cette sorte : hippies, modernes cyniques, refusant la société rationalisée en la fuyant, indifférence au succès et à l'argent vécu au cœur même de la société rationalisée, recherche de la spontanéité, de la « créativité » ou d'un sens pour lequel vivre, etc. Dès lors qu'on reconnaît le caractère pragmatique des prévisions ou même des prédictions (affirmation d'une hypothèse entre d'autres, d'un scénario entre d'autres), je vois mal pourquoi l'historien nierait la légitimité d'un exercice dérivé à la fois des sciences sociales et de la nature même de la société moderne. Bien entendu, il a raison de rappeler l'imprévisibilité des événements, au sens fort de ce terme, l'impact des événements dans l'histoire politique et la faiblesse de notre imagination non pas seulement pour prédire la conjoncture internationale ou le Zeitgeist de l'an 2 0 0 0 mais aussi pour énumérer les options et même pour déterminer problèmes ou contraintes. L'historien n'a pas tort de répéter qu'il y a plus de choix sous le ciel que dans notre philosophie mais la manière la meilleure de nous le rappeler, c'est de prendre part au débat et non pas de se contenter d'une telle affirmation — incontestable — illustrée par les exemples, innombrables, de prévisions corrigées, de prédictions démenties et de prophéties confirmées. Peut-être la répugnance de l'historien à l'égard de la futurologie se nourrit-elle, consciemment ou non, à une autre source : la futurologie dérive des sciences sociales ; celles-ci tendent à se concentrer sur les sociétés modernes, à postuler le caractère radicalement original de ces dernières et à se donner pour objectif, plus ou moins consciemment, la maîtrise de la nature sociale, à l'image de la maîtrise que d'autres sciences ont acquise sur la nature inorganique et, à un moindre degré, organique. La sociologie, science de la société moderne ou de la crise de la société moderne ? Idée classique, presque oanale, qui remonte aux fondateufs du début du siècle dernier. Idée vraie ? Pour une part seulement. Certainement fausse si l'on considère la sociologie comme englobant l'ensemble des sciences sociales. L'ethnologie, de toute évidence, étudie les sociétés qui existent encore aujourd'hui, selon une stricte chronologie contemporaine, mais non modernes, selon l'acception ordinaire de ce mot. Les liens entre sciences sociales et société moderne, j'en vois de deux sortes ; certaines des méthodes ou techniques qu'utilise la sociologie, la psychologie sociale ou même

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l'économie (enquêtes, interviews, quantification de données) s'appliquent difficilement à d'autres sociétés. D'autre part, il y a une affinité entre la recherche de relations quantitatives, de corrélations, et la structure des sociétés modernes. Seules celles-ci permettaient l'élaboration des modèles ou des schémas qui constituent la théorie scientifique de l'économie. La sociologie se rattache à la société moderne d'une double manière : en tant que macrosociologie, elle reste étude, qui se veut rigoureuse, de la crise qu'entraînent les deux révolutions, industrielle et démocratique, dont elle est née ; en tant que microsociologie ou sociologie empirique, elle applique à la société moderne des procédés d'analyse et d'explication, inséparable de l'esprit scientifique qui imprègne le sujet et l'objet. Les sociétés modernes auxquelles certaines disciplines doivent leur développement et leur spécificité représentent-elles un tournant, une rupture dans l'histoire de l'humanité ? Sont-elles radicalement originales ? Les uns insistent sur l'originalité, malaisément contestable, d'autres sur des permanences ou des continuités. Je vois mal comment personne pourrait nier que par le nombre, par la capacité de production, par l'augmentation rapide du nombre, par les taux de croissance de la production, par les moyens d'information, de communication et de diffusion, par le stock de connaissances démontrées, par l'allure de l'accumulation des connaissances, les sociétés modernes, depuis quelques siècles et surtout quelques années, présentent des traits inédits. Seule l'agriculture ou la révolution néolithique peut rivaliser avec la révolution des machines ou de la science en tant que moment charnière dans le cours de l'aventure humaine. Au moins jusqu'à présent ni la politique, ni les croyances, ni les manières de vivre et de réagir n'en sont devenues pour autant incomparables aux expériences du passé. Ces deux aspects contrastés de notre expérience actuelle suggèrent deux visions dont l'une séduit de préférence les sociologues et les autres les historiens. Les mouvements de la population et de la production passent, selon les historiens des Annales, pour caractéristiques des temps longs, des changements lents. Ils constituent à notre époque le ifecteur de mutabilité par excellence, autant ou à certains égards plus que le secteur de la politique. Un sénateur américain de 1815, s'il revenait au Capitole, reconnaîtrait les lieux et maintes pratiques. Il se retrouverait avec peine dans une nation de plus de 200 millions d'âmes, dans une économie dont le produit national dépasse 1000 milliards de dollars. Le rapport se renverse : à certains instants, c'est la politique qui paraît conservatoire du passé et la production lieu de l'imprévu

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et chantier de l'avenir. Il y a une quinzaine d'années, le professeur Lazarsfeld me disait, et pas seulement par plaisanterie : lisez Tocqueville si vous voulez comprendre le système américain des valeurs ; cette boutade n'allait pas sans une part de vérité. Les quinze dernières années ont-elles emporté cette part ? J e n'en suis pas sûr. La violation, violente ou spectaculaire, des tabous signifie éventuellement la survivance, et non l'effacement, des interdits transgressés. Sur ce sujet, chacun s'abandonne à ses intuitions. Nul ne saurait dire si les années présentes de troubles annoncent de grandes catastrophes, l'approche d'une autre période de la culture ou si elles donnent seulement une réponse, ironique et temporaire, à la réussite économique du dernier quart de siècle, comme pour enseigner à ceux qui l'auraient oublié, marxistes de l'Est ou de l'Ouest, que les hommes ne vivent pas seulement de pain ou, si l'on préfère, que les détours de la causalité économique demeurent impénétrables. Ces diverses remarques, prises ensemble, nous amènent à une conclusion qui satisfera les historiens plus que les sociologues : l'ambition prométheenne, l'aspiration à la maîtrise sur le devenir social n'a pas dépassé l'étape du rêve d'Icare. La formule classique — « les hommes font leur histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font » — n'a rien perdu de sa vérité agressive. Elle vaut contre les révolutionnaires, elle vaut aussi contre les futurologues souvent enclins à se soumettre à certaines tendances lourdes comme à une fatalité. La marge de notre liberté dépend aussi de la mesure que nous lui attribuons, de la confiance que nous avons en nous-mêmes. Par méthode, nous devons exclure de nos prévisions les accidents, décisions des personnes, renversement des valeurs, mutation des idées directrices. En transmuant la méthode en règle d'action, l'homme historique tomberait dans le piège de la self-fulfilling prophecy. Le romantisme révolutionnaire de la jeune génération répond, lui aussi, ironiquement, à la sagesse des futurologues. #

Pas plus qu'une théorie de la relation réciproque entre les secteurs, la sociologie ne possède une théorie générale du changement. J e me demande même si une telle théorie constitue l'objet d'une recherche légitime. Le professeur Nisbet présenta les deux images de la croissance ou de l'évolution d'une part, de la causalité génétique ou du récit des origines d'autre part, comme encore aujourd'hui

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dominantes dans la pensée, la pratique des sociologues ou historiens. L'exposé laissa les interlocuteurs incertains. La représentation d'un devenir unilinéaire est-elle, en tant que telle, fautive ? L'historien ne doit-il pas retracer le devenir de tel pays, de telle religion, de telle civilisation ? Ou bien s'agit-il de rappeler que l'alignement sur une seule ligne des états successifs d'une entité historique n'équivaut pas à une explication et ne conduit pas à la science ? La critique de la « représentation unilinéaire de l'histoire » peut avoir plusieurs significations qu'il importe avant tout de distinguer. Sans prétendre à une énumération complète, en voici quelques-unes. a) Cette représentation risque de dissimuler ce que Sir Karl Popper appelle 1' « évolutionnisme », autrement dit la mise en perspective de l'histoire tout entière de l'humanité par rapport au présent et, plus particulièrement, du présent des sociétés européennes ou occidentales. Mise en perspective illégitime ? Oui, dans la mesure où elle suppose la valeur exemplaire d'une société ou d'une civilisation, où elle admet implicitement que l'organisation sociale ou les valeurs de l'Europe ou des Etats-Unis doivent — aux deux sens de ce mot — s'imposer universellement. En revanche, si l'on compare la révolution machiniste ou scientifique à la révolution néolithique, pourquoi exclure a priori l'hypothèse que l'une comme l'autre marquent des étapes du devenir humain et que toutes deux créent certaines contraintes auxquelles nul groupement ne saurait échapper sans en payer le prix. Le présent porte-t-il en lui l'avenir ? Oui et non. Il ne suffit pas de connaître le présent pour prévoir l'avenir parce que nous ne possédons pas, sinon peut-être dans des domaines limités, une théorie qui nous permette d'expliquer à l'avance, c'est-à-dire de prévoir scientifiquement l'avenir que produira le présent. Mais d'où sortira l'avenir sinon du présent ? Et d'où tirerons-nous les éléments d'une prévision, fût-elle impressionniste, sinon de ce qui est et de ce qui se dessine ? b) Cette mise en perspective sur le présent risque également de dissimuler une autre forme subtile d'ethnocentrisme ou de présent-centrisme. Toutes les sociétés, toutes les civilisations n'auraient eu de sens, de fonction que dans et par la préparation de ce que nous vivons. Là encore, le pur évolutionnisme, celui d'Auguste Comte par exemple, nous offre l'exemple achevé d'un piège historiciste. Mais les historiens professionnels ne sont jamais tombés dans ce piège ; chacun se souvient de la formule, tant de fois citée de Ranke : chaque époque est immédiatement à Dieu. En termes prosaïques,

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chaque époque vaut en tant que telle, elle ne se rapporte à rien d'autre qua elle-même. Nous ne risquons guère, aujourd'hui, de méconnaître cette diversité, bien plutôt courons-nous le risque contraire : en abandonnant l'ambition d'un critère de validité universelle, certains semblent tentés de franchir un pas de plus, dans la voie du relativisme, et de méconnaître que la connaissance scientifique progresse et s'accumule, même si les idées directrices et les philosophies inspiratrices composent une série discontinue plutôt qu'un devenir ordonné. c) Les deux illusions précédentes se retrouvent dans l'interprétation que l'on pourrait appeler généalogique. La curiosité historique naît de plusieurs intentions : curiosité de l'autre, volonté de soustraire à l'oubli les hauts faits en les gravant dans l'airain, recherche des ancêtres. Cette recherche inspire l'interprétation généalogique mais celle-ci, selon les moments, aboutit à des conclusions tout autres : les ancêtres fondent par leur prestige l'autorité des mœurs, des lois ou des hommes, ils incarnent la tradition, mais ils font figure aussi, en d'autres versions, de précurseurs, d'enfants qui gardent le charme de l'enfance mais dont seuls les adultes estiment correctement l'effort, méritoire mais dépassé. Epistémologiquement, la critique de la causalité génétique se ramène à l'argument classique que l'ordre de succession ne constitue pas, en lui-même, un ordre causal bien qu'inversement celui-ci implique le plus souvent un ordre de succession. Philosophiquement, l'interprétation de chaque société, de chaque époque ou, en un secteur particulier, de chaque forme artistique ou de chaque doctrine comme une étape nécessaire sur la voie du présent, dont les éléments s'intègrent dans la totalité actuelle, comporte le même présent-centrisme. Encore cette interprétation généalogique comporte-t-elle de multiples modalités. L'histoire de la philosophie, racontée par Hegel, débouche sur le présent, sur la totalité de son propre système. Mais elle sauve, en un certain sens, l'originalité, la vérité de chacun des systèmes antérieurs. d) Le double refus — de la croissance et de la généalogie — s'applique, d'abord et avant tout, à la réalité historique considérée comme un ensemble réel. Mais, du même coup, il soulève un paradoxe : à la sociologie empirique, les historiens et certains sociologues eux-mêmes reprochent d'isoler certains secteurs de l'ensemble social et, par suite, de manquer l'essentiel, à la fois dans l'espace et le temps. Le système

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d'enseignement peut-il être détaché du régime politico-économique ? Le régime politique de la V e République détaché des expériences multipliées par la France depuis 1789 ? En d'autres termes, la sociologie, science du présent, s'efforce de ne négliger ni la structure globale de la société, ni la permanence du passé dans le présent. La connaissance historique doit-elle se résoudre à la conversion de sens contraire et décomposer les sociétés et les devenirs au gré des questions qu'elle pose ? En dépit du paradoxe qui résulte de cette confrontation, il me paraît que ces deux tendances existent. La connaissance qui se veut scientifique ne se contente plus de raconter le devenir d'une entité — nation, ou même, à un niveau inférieur, économie d'une nation ou d'un ensemble de nations —, elle a conscience de la distinction entre narration et explication, de l'illusion d'explication que crée l'alignement temporel. Les historiens n'ignorent pas non plus que les réalités contemporaines ne constituent pas en tant que telles une totalité et ne s'expliquent nécessairement ni les unes par les autres ni toutes par une cause unique ou dernière. Ils posent donc des questions au passé, à la manière des savants autant que possible, afin d'expliquer aussi rigoureusement que possible tel événement, petit ou grand, dont la comparaison avec d'autres événements révèle le caractère singulier. Pourquoi le national-socialisme ? Pourquoi l'antisémitisme ? Pourquoi la Grande-Bretagne a-t-elle évité la révolution au XIXe siècle ? Ainsi la connaissance historique, dans les secteurs où s'est développée une théorie, devient théorie du passé. Là où cette théorie n'existe pas ou n'existe pas encore, elle tend à la « scientificité » en renonçant à la juxtaposition spatiale et à la succession temporelle, en découpant et en interrogeant. Je ne nie pas ces tendances et ne les refuse pas. Mais le jour où viendra un autre Marc Bloch, il écrira à son tour l'équivalent de la société féodale, reconstitution d'un ensemble ordonné et signifiant, reconstitution et non explication en dépit de tous les philosophes analytiques du monde. Faut-il dire que la connaissance historique ri explique pas, qu'elle n'est donc pas une science ? Ou, au contraire ou simultanément, avec H. Trevor-Roper, qu'elle demeure souveraine, la reine non des sciences mais des disciplines humaines ? *

Le propos de M. Trevor-Roper tomba en un silence respectueux : ni approuvé ni contredit. Seul le professeur Nisbet répondit sur un

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point marginal : il mit en doute que les historiens aient été influencés par les sciences sociales avant les trente dernières années, mis à part le cas de la France où Durkheim et son école avaient efficacement agi sur les disciplines voisines. Le professeur Trevor-Roper lui répondit avec véhémence et peut-être non sans quelque injustice. Si quelques historiens, parmi les plus réputés, ont peut-être emprunté à l'ethnologie ou à l'économie, la tribu historienne, dans l'ensemble, aux Etats-Unis, même en France (en dépit de Durkheim), même en Grande-Bretagne (en dépit de Trevor-Roper) a poursuivi son activité as usual. Mais laissons cette controverse d'historiens sur l'histoire. Puisque nous venons d'écrire le mot — histoire —, arrêtonsnous. Que veut-il dire ? Et quel sens lui donnons-nous ? Devonsnous lui donner ? Le plus souvent, au cours de la discussion, nous appelions histoire la sorte de connaissance que possèdent et de littérature qu'écrivent ceux que, à l'intérieur des universités, on appelle des historiens. Encore faudrait-il distinguer dans cette littérature deux catégories : les livres de synthèse ou d'enseignement qui ne rompent pas avec la pratique de la narration (quelle que soit la simplification de celle-ci, en fonction du champ couvert) et les livres de recherche, portant sur un aspect négligé ou des faits inédits. Ces derniers seuls appartiennent à la science se faisant et les résultats en sont plus ou moins rapidement intégrés dans les livres de la première catégorie. Si, au lieu de nous en tenir à la formule « l'histoire est ce que font les historiens », nous cherchons une définition logique ou épistémologique, il nous faut choisir. A un premier niveau, nous dirons que l'histoire désigne non une science mais un objet ou une méthode. L'histoire porte sur le passé en général, le passé des sociétés humaines, mais pourquoi ce passé relèverait-il d'une discipline unique ? N'importe quelle science humaine porte sur le passé, proche ou lointain, des sociétés humaines. L'objet — passé des sociétés humaines — ne suffit donc pas à spécifier une discipline. La méthode dite historique — l'utilisation des documents et monuments, des traces laissées par les morts sur la pierre, l'airain, le parchemin ou le papier en vue de reconstituer les faits et gestes de ceux qui nous ont précédé — demeure l'instrument indispensable de la connaissance. Mais suffit-il de combiner passé humain et méthode historique pour saisir l'essence et tracer les frontières de ce que les historiens appellent histoire ? A quelle histoire songeait Trevor-Roper quand il lui accordait un brevet de noblesse, de souveraineté royale ?

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Il a mis l'accent sur le caractère empirical de l'histoire. J'emploie volontairement le mot anglais parce que la traduction courante — empirique — ne rend pas le même son et ne me paraît pas exacte. Les Français distinguent empirique et expérimental. L'histoire — connaissance du passé — ne connaît pas d'expérience comparable à celles de la physique ou de la chimie, mais certains procédés des sciences sociales constituent les équivalents d'expérience et permettent parfois la détermination et la démonstration de corrélations ou de relations causales. A cet égard, l'histoire se trouve en état d'infériorité par rapport aux disciplines qui s'attachent au passé récent que l'on appelle présent. A supposer, d'autre part, que l'on prenne empirical au sens du français empirique, le mystère s'épaissit. Aucune connaissance strictement empirique ne s'élève à la dignité scientifique (au sens de l'anglais science, sinon de l'allemand Wissenscbaft). Plus l'histoire se veut empirique, en ce sens, moins elle revendique, ou a le droit de revendiquer, la qualité de science. Elle ne peut donc aspirer au trône royal à moins qu'elle ne doive sa supériorité à sa modestie même. A quoi songeait le professeur Trevor-Roper en proclamant l'impérialisme de l'histoire ? Comme celle-ci n'élabore évidemment pas une théorie ou un système hypothético-déductif, ni même un système de concepts soumis au contrôle expérimental, donc comme elle ne peut ni ne veut rivaliser avec les sciences proprement dites, il faut que sa supériorité se situe ailleurs et qu'en renonçant à la scientificité, elle colle de plus près à la réalité et atteigne à une autre sorte de savoir. De nouveau, l'interrogation renaît : quel savoir ? J'aperçois deux réponses possibles : la narration et les hommes, en chair et en os, tels qu'ils vivent, tels qu'ils ont conscience de vivre. En quoi consiste la valeur — intérêt ou validité — de la narration en tant que telle ? Le professeur Nisbet a répondu que les historiens ne cessaient de raconter la Révolution française à la manière dont les romanciers racontent des « histoires ». Celles-ci ne sont pas vraies alors que celles des historiens veulent l'être. Un récit de ce qui s'est passé comporte le même entrecroisement de nécessité et d'accidents, il donne un sentiment mêlé de déterminisme global et de liberté parcellaire, de choix dans l'instant et d'irréversibilité après le choix, sentiment qu'éveille l'art de l'historien. Cet art de reconstituer l'intrigue d'une histoire vraie, est-ce l'art par excellence de l'historien ou une qualité mineure ? Même si le professeur Trevor-Roper retenait le premier terme de l'alternative, pourrait-il baptiser cet art royal et le mettre au-dessus de la connaissance scientifique ?

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Suivons l'autre chemin. L'historien nous parle non d'acteurs sociaux, de rôles ou de statuts, mais des hommes que nous rencontrons dans la rue ou au bureau, des hommes qui agissent, rêvent, souffrent, se querellent et se réconcilient, s'aiment ou se détestent, vivent et meurent, cherchent un sens à leur vie et à leur mort. Je conçois un plaidoyer en faveur de ce savoir, qui présente les hommes du passé semblables à ceux que nous fréquentons. En dernière analyse, toutes les sciences ne saisissent que des objets construits, des abstractions. Un savoir du vécu aurait le mérite de la non-scientificité. A n'en pas douter ce plaidoyer, plus ou moins implicite, voire inconscient, les historiens le prennent à leur compte lorsqu'en eux-mêmes ils justifient leur activité. Ce plaidoyer ne s'impose pourtant pas sans quelque peine. Nous ne connaissons la plupart de nos contemporains, même de ceux que nous rencontrons dans la rue ou au bureau, que par l'intermédiaire d'abstractions. Nous les connaissons en tant qu'acteurs sociaux et, quand ils ne se réduisent pas à leur rôle, nous avons recours à la psychologie des moralistes, parfois à celle des analystes, pour rendre compte de leur déviance, de leur colère ou de leur passivité. Bien plus, qui n'a pas fréquenté le milieu politique connaît mal le langage, la manière de penser et d'agir des professionnels, au PalaisBourbon et au Capitole. Les politologues l'ignorent bien souvent ? D'accord. Mais les historiens aussi. Les uns comme les autres doivent reconstituer l'univers des sénateurs américains, des députés français, des apparatchiki soviétiques comme ils tentent de reconstituer celui des citoyens d'Athènes au V e siècle avant notre ère. Les politologues, il est vrai, confondent souvent leurs schèmes ou leurs corrélations avec la réalité et se trompent souvent plus que les observateurs sans préjugé et sans méthode. Il se peut. Nul spécialiste ne peut se passer d'intelligence et, en l'absence d'une théorie ou d'une science abstraite, l'historien du bolchevisme et de la Russie réussit peut-être mieux que le politologue sans expérience de la Russie ou du marxisme-léninisme. Mais il n'y a pas là preuve ou exemple de la supériorité de l'historien sur le politologue. A supposer que l'un vise plutôt des propositions générales ou s'intéresse au système, tandis que l'autre concentre son attention sur les singularités du régime soviétique ou sur le devenir du marxisme-léninisme depuis 1903 (ou avant), il s'agit là d'une orientation autre de la curiosité : ces deux recherches s'appellent l'une l'autre. On voit mal pourquoi couronner l'une. En combinant les deux idées — récit et savoir des hommes concrets —, trouvons-nous une réponse plus satisfaisante ? Il ne le

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Raymond

Aron

semble pas. Certes, le récit de l'aventure, vécue par les hommes, la reconstitution de la conscience qu'ils en ont eue, confrontée avec la conscience que nous en avons, me semble bien l'ambition suprême de l'historien en tant que tel (de l'ambition traditionnelle, sinon des aspirations scientifiques d'aujourd'hui). Mais ce récit, cette reconstitution, cette confrontation exigent toutes les ressources des sciences sociales, y compris des ressources souhaitables mais non disponibles. Comment narrer le devenir d'un secteur partiel ou d'une entité globale (nation ou empire) sans un schéma, sinon une théorie, du secteur ou de l'entité ? Pour dépasser l'économiste ou le sociologue, l'historien doit être capable de discuter avec eux sur un pied d'égalité. J e me demande même si l'historien, pour justifier sa prétention au trône, ne doit pas, au rebours de la vocation empirique qui lui est normalement attribuée, flirter avec la philosophie. Qu'il raconte un épisode ou un devenir de plusieurs siècles, l'historien choisit, reconstruit, cherche l'essentiel, par rapport aux hommes d'hier ou par rapport à nous. Qu'il compare toutes les sociétés, en négligeant la flèche temporelle, ou, tout au contraire, qu'il les aligne selon cette flèche, il s'efforce de conserver les expériences de l'humanité, de les confronter, d'en saisir la signification. Un grand historien a rarement une philosophie explicite de l'histoire. Mais Nietzsche ne se trompait pas quand il affirmait que la qualité de l'œuvre historique dépendait de la personnalité de l'historien. Pour comprendre en profondeur les expériences de l'humanité, il faut être capable de les vivre. Qui ne cherche pas de sens à l'existence n'en trouvera pas dans la diversité des sociétés et des croyances. En ce sens l'historien se rapproche du philosophe : l'un et l'autre s'interrogent sur le destin et la destination des hommes.

Table des matières

PRÉFACE

DE ALAN BULLOCK

5

1. RÈGLES DU JEU ET PAYSAGE Ernest Gellner, Notre sens de l'histoire aujourd'hui

11

Discussion

38

2. FUTUROLOGIE OU PROJECTION DU PRÉSENT? Daniel Bell, Prévision contre prophétie

75

Discussion

88

3. L'HISTORIEN ET LA SCIENCE ÉCONOMIQUE Peter Wiles, L'économie politique nécessaire et impossible . .

109

Discussion

119

4. LES ILLUSIONS DE LA CONTINUITÉ TEMPORELLE Robert Nisbet, L'histoire, la sociologie et les révolutions . . . .

129

Discussion

154

5. L'HISTOIRE POLITIQUE EN CRISE Wolfgang J. Mommsen, Sur la situation de l'histoire politique dans les sciences sociales

165

Discussion

190

Table des matières

296

6. POUR L'HISTOIRE Hugh Trevor-Roper, Que serait la vie sans une connaissance de l'histoire ?

199

Discussion

214

7. NOUVELLES MÉTHODES HISTORIQUES François Furet, L'histoire et 1' « homme sauvage »

231

Jacques Le Goff, L'historien et l'homme quotidien

238

Georges Duby, L'histoire des systèmes de valeurs

251

POSTFACE DE RAYMOND ARON

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IMPRIMERIE AUBIN 8 6 - LIGUGÉ

D. L., 4e trim. 1972. — Impr., n° 6807. Imprimé

en

France