Les yeux d'Ézéchiel sont ouverts: roman

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Les yeux d'Ézéchiel sont ouverts: roman

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Précédés d’une introduction de Paul Sérant:

Raymond Abellio

Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

La recherche sans cesse renouvelée

«Je ne pars pas à la recherche de solutions, je pars à la recherche de problèmes. A la recherche de situations nouvelles. C’est pour cela que je-suis romancier, et romancier de la destruction. Seul le roman peut dire aujourd’hui la vérité totale, au-dessus des partis, et cette vérité est destructrice. Le canal du roman est devenu le seul qui permette la distribution des poisons et des anesthésiants dont le monde a besoin pour crever dans un paroxysme de bonheur. Quand laweh pense aux innombrables foules à qui il va mettre le feu aux tripes, il promet ceci au Prophète: Je les enivrerai pour quils se livrent à la joie. Ce sera le feu diluvien, bien entendu, et ce n’est pas un blasphème de dire que ce feu rongeur, qui fera de l’homme un démon jouisseur et extasié, sera le suprême don de Dieu à la masse des peuples. En tout cas, c’est ainsi que je le vois. Jouir et souffrir, toujours ensemble. Et cela passe par nous. C’est nous qui en sommes les distributeurs. Car la vérité totale est un anesthésiant pour les faibles et un alcool pour les forts...»

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Ainsi s’exprime Drameille, personnage central des Yeux cTEzécbiel sont ouverts, dans une conversation avec son ancien camarade des brigades internationales d’Espagne. Raymond Abellio n’est pas Jean Drameille. Mais la conception du roman qu’il prête à son héros peut nous aider à comprendre sa propre vision du sens de la création romanesque dans le monde contemporain. Il ne s’agit certes pas, pour lui, d’écrire ce qu’on appelait hier un «roman à thèse», d’utiliser le procédé du roman pour imposer certains principes philosophiques. Ce qu’il entend montrer — et non pas démontrer —, c’est la portée concrète, «existentielle», des vérités métaphysiques dont il poursuit l’approfondissement. Certains lecteurs pourront ne pas saisir cette clef de l’œuvre romanesque d’Abellio. Un critique, qui avait pris le plus vif intérêt à la lecture de cette œuvre, s’avouait un jour déconcerté par un essai philo­ sophique qu’Abellio venait de publier: il l’invitait à «revenir au roman». Une telle suggestion prouvait que ce critique n’avait pas discerné le véritable carac­ tère des romans d’Abellio. Car en ses romans aussi bien qu’en ses essais, Abellio n’a jamais cessé d’être philosophe. Cette réaction n’était pas cependant sans contenu positif: elle montrait que le philosophe Abellio a su s’imposer en tant que romancier, même auprès de ceux que sa philosophie (ou la philosophie en général) n’intéresse guère.

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S'il en est ainsi, c’est parce que la recherche philo­ sophique d’Abellio procède avant tout d’une exigence personnelle et non d’une discipline d’école. La for­ mation première de l’écrivain fut scientifique: il entra à l’Ecole polytechnique, et devint ingénieur des Ponts et chaussées. Ce n’est pas tant la philosophie au sens universitaire du terme qui l’attira, mais plutôt les grandes inquiétudes, à la fois sociales et spirituelles, de son temps — telles qu’elles s’exprimaient en ces années d’avant la Seconde Guerre mondiale. Abellio avait eu une formation chrétienne, mais il ne trouvait pas dans l’Église la réponse aux questions qu’il se posait. L’action politique et sociale le tentait, le marxisme lui apparaissait comme la doctrine la plus cohérente et la plus complète: en même temps, il estimait chaque jour davantage que le domaine politique et social n’était pas vraiment le sien. Le moment vint où, sous l’effet d’une rencontre décisive, il donna définiti­ vement à sa recherche l’orientation qui correspondait à sa vocation. On définit communément Abellio comme un «ésotériste». C’est un mot qu’il n’apprécie guère, car il le considère comme chargé d’équivoques. Et, de fait, ce mot est sans cesse employé à tort et à travers. Mais un autre élément intervient : la recherche ésoté­ rique d’Abellio se situe en dehors des écoles ésoté­ riques d’inspiration «orientale», elle est — pour ne prendre que les plus hautes références en ce domaine —

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aussi éloignée de l’enseignement de René Guenon que de celui de Georges Gurdjieff. La référence à l’éso­ térisme risque donc de donner une image inexacte de sa pensée. D’une façon générale, les maîtres de l’ésotérisme contemporain ont opposé l’enseignement traditionnel immuable de l’Orient à la civilisation matérialiste et corrompue de l’Occident. Cette position est, pour Abellio, inacceptable. La portée éternelle de la méta­ physique orientale, qu’il s’agisse de la tradition de l’Inde ou de celle de la Chine, ne lui échappe aucu­ nement: il estime toutefois qu’on ne saurait en tirer argument pour jeter l’anathème sur la recherche scientifique et philosophique de l’Occident. A travers l’enrichissement constant des connaissances en tous domaines, c’est bien la connaissance — au sens tradi­ tionnel du terme — que l’Occident veut obtenir. On doit noter à ce propos que si Abellio a délaissé les perspectives marxistes au profit de la métaphysique, il n'en continue pas moins à considérer le marxisme comme irremplaçable dans son ordre. En ce qui concerne la métaphysique, c’est dans la philosophie occidentale — plus précisément dans la philosophie de Husserl — qu’il trouve à la fois la confirmation et le renouvellement des perspectives traditionnelles, non point dénaturées, mais au contraire enrichies par l’apport des disciplines modernes. Pour mieux se faire entendre à cet égard, il dira que la philosophie de

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Husserl est « le yoga de l’Occident», c’est-à-dire que la recherche ésotérique doit passer aujourd’hui par les • voies de cette philosophie.

Abellio se situe donc aux antipodes de ceux qui disent : « Le monde moderne a perdu jusqu’au sens de la spiritualité véritable, il ne sait plus ce que c’est que la vie intérieure: en conséquence, tout ce qui est «recherche moderne» doit être condamné.» Abellio insiste au contraire sur le fait que tout événement — dans l’ordre spirituel ou dans l’ordre social — a toujours un aspect positif, même lorsque cet aspect n’est pas perceptible à première vue. Les phénomènes en lesquels beaucoup ne verront que des aspects de décomposition lui apparaîtront plutôt, de ce fait, comme les phases d’un changement qu’il importe de comprendre, non de condamner. Cette attitude d’esprit a procédé, chez lui, de sa rupture avec l’action politique. La politique militante, en effet, ne peut s’accommoder d’une telle vision des choses. Le militant politique mène un combat; il pense nécessai­ rement que certaines idées sont bonnes, d’autres mauvaises, il ne songe pas à s’interroger sur ce qu’il peut y avoir de légitime dans les positions de son adversaire. Le jour où il se pose la question, il cesse d’être militant pour entrer dans un nouvel ordre de recherches et de réflexions; sa présence au monde n’est plus de même nature qu’auparavant. Et ce qui lui

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paraissait essentiel lui paraît désormais quelque peu dérisoire. Un tel changement, cependant, ne saurait intervenir rapidement et facilement, sous peine d’être super­ ficiel. Ce qu’Abellio entend mettre en lumière dans les Yeux d’Ezécbiel, comme dans Heureux les pacifiques, c’est la somme d’épreuves extérieures et intérieures par laquelle l’homme appelé à la connaissance doit passer avant d’obtenir cette même connaissance. On pourrait faire observer, à ce propos, que de telles épreuves ne sont pas nécessairement liées à l’action politique. Mais, si Abellio a choisi de prendre ses exemples dans ce domaine, ce n’est pas seulement parce qu’il en a fait l’expérience personnelle. C’est aussi — et surtout — parce que l’action politique s’est accompagnée, pour les hommes les plus vivants de notre temps, d’une véritable ferveur religieuse; parce que c’est dans l’action politique que ces hommes ont cru trouver la réponse à leur exigence d’absolu. Ils n’ont pas risqué la prison, la torture et la mort parce qu’ils pensaient imposer un système de gouvernement préférable à un autre, mais parce qu’ils croyaient détenir les principes qui transformeraient à la fois l’homme et la société. Or, nul ne parviendra à la connaissance intérieure s’il n’éprouve d’abord une immense exigence d’absolu. C’est pourquoi la relation entre l’expérience politique et l’expérience intérieure,

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telle que l’évoque Abellio, est l’une des clefs de l’époque contemporaine.

1. Cf. Marie-Thérèse de Brosses : Entretiens avec Raymond Abellio (Pierre Belfond, éd., p. 106).

Plus importante encore que l’expérience politique est, pour Abellio, l’expérience amoureuse; très présente dans ses romans, elle est aussi l’un des principaux thèmes de réflexion de ses essais. Pour lui, en effet, la politique correspond d’abord à la volonté de puissance : elle ne peut conduire à la connaissance qu’à la condition d’en sortir. L’amour, au contraire, traduit en lui-même une faim de connaissance; il est même, dira-t-il, «un instrument privilégié de connaissance, étant donné qu’il met en jeu la totalité du corps et que le pro­ blème ultime, pour l’homme, c’est la connaissance de son corps ou mieux encore la connaissance du corps, en tant qu’énigme; c’est le corps qui oppose la dernière opacité...»1. Cette citation suffit à montrer que la conception de l’amour d’Abellio n’a rien de commun avec l’érotisme vulgaire dont la littérature contemporaine est souvent encombrée. Alors qu’on reprochera aisément à certains auteurs de minimiser, de ravaler l’amour humain, on ne pourrait adresser à Abellio que le reproche inverse: celui de sublimer l’amour au point d’en attendre ce qu’il ne peut donner. Mais il faut se défier, en abordant ce domaine subtil, des impressions hâtives. Si l’amour tel que l’évoque Abellio paraît à certains égards irréel, c’est que l’univers de ses personnages est un univers

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d'exception. On remarquera également que l’amour, chez Abellio, ne concerne pas seulement l’être aimé en tant que tel, mais les virtualités de cet être. Dans son dernier roman, la Fosse de Babel, on trouve une dis­ tinction capitale entre la femme originelle et la femme ultime. La femme originelle est celle dont la féminité est « quasi animale» et immédiate; la femme ultime est celle dont la féminité s’accompagne du plus haut degré de conscience. C’est évidemment elle que re­ cherche l’homme qui est lui-même conscient — la Femme rêvée, espérée à travers les femmes. Toutefois — et Raymond Abellio l’a précisé —, la femme ultime n’est pas, pour lui, la femme absolue, au sens où ce terme permettrait de penser que l’homme peut trouver, par elle, la finalité suprême de son existence. Si la recherche ésotérique ne doit pas être confondue avec la volonté de puissance, elle ne doit pas l’être davantage avec la quête du bonheur. L’amour apparaît ici comme un élément capital dans la recherche de la connaissance, mais la connaissance elle-même se situe au-delà de lui. Toutes les traditions, toutes les écoles ésotériques enseignent que la vérité se présente à l’esprit humain sous deux aspects: un aspect immédiat, extérieur, accessible au grand nombre; un aspect intérieur, que l’on ne découvre que progressivement, à la fois par l’étude et par l’ascèse. Mais si la vérité est une, les voies qui permettent de l’atteindre sont multiples.

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Raymond Abellio a commencé par étudier certains textes sacrés fondamentaux, notamment les grands textes de la tradition hindoue et aussi la mystique chrétienne, en particulier saint Bonaventure. Dans son premier essai, Vers un nouveau prophétisme, écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il s’efforçait d’éclairer les événements contemporains à la lumière des enseignements traditionnels. Il s’orienta ensuite vers la science des nombres, qui lui donna les clefs d’une interprétation nouvelle de l’Écriture sainte: ce fut la Bible, document chiffré, livre qui devait susciter de violentes polémiques parmi les adeptes de la kabbale comme parmi les exégètes chrétiens. Abellio devait ensuite se détourner de cette forme de recherche pour en entreprendre une autre qui lui semblait plus nécessaire: la confrontation des ensei­ gnements traditionnels avec la philosophie moderne. Comme nous l’avons déjà noté, c’est cette confron­ tation qui devait le situer en dehors des écoles ésoté­ riques, celles-ci considérant que toute philosophie « profane» ne peut rien apporter de nouveau dans le domaine de la métaphysique véritable. Ainsi, après avoir abandonné le monde politique, Abellio s'isolait maintenant du milieu intellectuel où ses premiers livres l’avaient situé. Mais la solitude n’était pas faite pour l’effrayer. Dans son dernier roman paru, la Fosse de Babel, Raymond Abellio évoquait pour la première fois la

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notion de structure absolue, définie par l’un de ses héros comme « la clef universelle de l’être et du devenir, des situations et des mutations». Et c’est précisément sous le titre de la structure absolue qu’il publiait, quelque temps plus tard, la somme de ses recherches en ce domaine. Le structuralisme est aujourd’hui la discipline à la mode, tout comme l’existentialisme il y a vingt ans. Mais Abellio n’hésite pas à prendre ses distances à l’égard de ceux qui s’en réclament. On ne saurait parler sérieusement de structuralisme, explique-t-il, lorsqu’on professe une science qui, par définition, ne rend compte de la réalité que de façon partielle. Le concept de structure implique l’interdépendance globale des parties : le structuralisme véritable exige la vision de l’interdépendance universelle. Pour la mentalité scientifique courante, la structure absolue telle que la définit Abellio est un postulat métaphysique. Abellio ne conteste pas qu’il en soit ainsi : il remarque toutefois que les chercheurs les plus hostiles à la métaphysique s’appuient eux aussi, sans vouloir le reconnaître, sur des postulats métaphy­ siques; il fait valoir également que son propre postulat (conforme aux idées de Descartes comme à celles de Pascal) ne rejette rien et ne prononce aucune exclu­ sive. De plus, ce postulat lui permet de rapprocher deux courants jusqu’alors tenus pour étrangers l’un à l’autre: celui de la philosophie contemporaine dans

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2. Raymond Abellio : la Structure absolue (Gallimard, éd.. p. 31)

son expression husserlienne, et celui de la tradition ésotérique. On a reproché aussi à Raymond Abellio de mécon­ naître le « sens de l’histoire» au profit d’une vision intemporelle du réel. Laissons-lui la parole à ce sujet : «La bouillie de faits qu’on appelle aujourd’hui l’his­ toire et dont on ne peut faire un dieu que parce qu’elle est justement sans visage, seuls les marxistes ont réussi à lui donner un sens relatif, mais c’est paradoxalement en la tournant vers sa propre dispa­ rition paroxystique, et ce qui compte au fond pour eux ce n’est plus l’histoire, mais la révolution qui va l’abolir. Aussi, comme ce héros de Dostoïevsky, les marxistes prêchent-ils ce dieu, mais sans y croire...»2. Il ne saurait être question pour nous de résumer ici la Structure absolue. Disons seulement que ce livre est une œuvre capitale, et que l’on pourrait croire aisément en le lisant qu’Abellio a désormais délivré l’essentiel de son message philosophique. Il serait toutefois hasardeux d’affirmer quoi que ce soit à ce propos. Ceux qui vont découvrir Abellio en lisant les Yeux d’Ézécbiel sont ouverts comprendront qu’il est l’homme d’une recherche sans cesse renouvelée. Ce qui vaut pour le romancier vaut aussi pour le philosophe. Et c’est précisément cette recherche constante qui donne à l’œuvre de Raymond Abellio son unité et son ori­ ginalité dans les lettres françaises d’aujourd’hui. Paul Sérant

La couverture est la reproduction du tableau Toits de Barcelone de Pablo Picasso (Collection particulière)

Raymond Abellio

Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

à Jean-Pierre, Henry et Claude

Dans sa vision, le prophète Ezéchiel assista au travail de quatre chérubins qui faisaient mouvoir quatre roues : Quand ils s'arrêtaient, elles s’arrêtaient. Quand ils s’élevaient, elles s’élevaient avec eux. Car l’Esprit de l’être vivant était en elles. Et il ajoute : Et tout le corps des chérubins, leur dos, leurs mains et leurs ailes ainsi que les roues étaient remplis d'yeux tout autour. (Livre d’Ezéchiel I, 15-21 et X, 7-17.) Les roues avancent et reculent, l’Esprit construit et détruit, les yeux d’Ezéchiel sont habités par la lumière et hantés par les ombres.

1 — L’apôtre Paul avait-il un emploi officiel ? — Non, Paul n'avait pas un emploi officiel. — Avait-il une autre manière de gagner beaucoup d'argent ? — Non, il ne gagnait en aucune manière de l’argent. — Etait-il au moins marié ? — Non, Paul n'était pas marié. — Mais alors Paul n’était pas un homme sérieux ? — Non, Paul n’était pas un homme sérieux. Kierkegaard.

Samedi 8 décembre 1945. Quand il m’arrive de m’interroger sur le peu de temps qui nous est donné pour vivre et pour nous bourrer d’expériences qui en vaillent la peine, l’innom­ brable foule des petites difficultés et des petites satisfac­ tions qui constituent la trame de la vie se perd dans une sorte de lointain gris et indistinct, et les idées mêmes de bonheur et de malheur me semblent également futiles. En même temps, cette conviction toute-puissante qui m’habite que je serai toujours, désormais, à la fois l’acteur et le specta­ teur de ma propre aventure m’aide à accepter n'importe quel destin et à m’affermir en lui et contre lui. Que ce soit dans l’extrême-plein de la foule (je pense à ma dernière sortie à Colombes, avec Jansen, pour un match international) ou bien, comme ce soir, dans le vide de certaines rues, je n’oublie jamais que la police me recherche et je me sens pourtant complètement étranger à cette battue. L’essentiel de moimême lui échappe. Je suis seul. Je ne dis pas indiscernable — ce qui n’est rassurant qu’à l’égard de la police —, mais seul. Je me rabats toujours sur ce qui, en moi, est imprenable. Le matin, quand je me réveille cafardeux et mal disposé, un simple voyage dans le métro surchargé me remet d’aplomb. Autour de moi, rien que des faces de brutes, et, dès qu’elles se sentent regardées, elles se font sournoises ou fuyantes. En rut, hargneux comme des chats, froussards comme des

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lièvres ! criait déjà Lénine. Ces gens-là, membres d’un jury ? Tant de dérision me devient un bienfait. Je les regarde encore, et, d'un coup, ma poitrine se dilate... Le petit Jansen marche à côté de moi. Il m’écoute en silence, d’un air hostile. Je reviens de lui dire que j’ai rencontré, la veille, un ancien ami nommé Drameille, et que celui-ci s’offre à nous donner du travail. Jansen se décide enfin à parler. Il ramène toutes nos conver­ sations à son idée fixe. — Cela ne m’emballe guère, dit-il. Drameille n’a rien fait depuis un an. — Que veux-tu qu’il ait fait ? — Même pas un article sur l'épuration. — Sur l’amnistie ? Jansen hausse les épaules. — Je refuse l’amnistie, dit-il. Je suis en train de terminer ma brochure. Je l’intitule : Pas d’amnistie. — C’est un beau titre. — Mais si, moi, je la refuse, cela ne regarde pas Drameille. C’est mon rôle à moi d’être contre, et c’est le sien à lui de faire des articles pour. — Cela me paraît très logique, lui dis-je. Enfin, dans la logique d’aujourd'hui. Tu lui proposeras ta brochure. Tu es contre. Est-ce que tu as demandé leur avis aux copains qui sont enfermés à Fontevrault ou à Noé ? — Tu es malin de me sortir ce genre d’arguments. — Et à ceux de Poissy qu’on envoie au mitard pour un rien et qu’on laisse crever de faim et de tuberculose ? — Tu t’en tires toujours avec des raisonnements de réfor­ miste, dit Jansen. Si tu te figures que ça compte, pour calculer une tactique, les petites commodités des copains de Poissy... Il est sorti de Fresnes il y a trois mois et a loué une chambre meublée à Levallois, près de la porte Champerret. Moi je n’ai pas été pris et je me cache encore, sous un faux nom, dans une chambre de bonne, rue de la Harpe, au Quartier latin. Nous vivons de quelques travaux de traduction que nous confient des journalistes, ex-camarades d’avant-guerre, qui rédigent, chaque semaine, une revue de la presse étrangère.

Ils nous exploitent sans vergogne, mais il y a des risques, disent-ils. Tous les vendredis, vers sept heures du soir, je retrouve Jansen dans un petit café du côté de la Bourse, et je lui remets ma copie. Il monte seul, par prudence, au bureau de la revue, et en rapporte un gros paquet de journaux, que nous nous partageons : New York, Londres, Moscou, Buenos Aires... A lui l’anglais, à moi le russe et l’espagnol. Nous sommes les hommes les mieux informés de tout ce qui s’im­ prime comme mensonges par le monde. Ces soirs-là, après avoir dîné d’un sandwich, il nous arrive de nous donner quelque détente et de nous attarder exprès, vers le Quatre-Septembre ou la place Gaillon, dans une promenade sans but. Nous tournons sans fin dans les rues étroites où nous reniflons des odeurs de cuisine compliquée et aristocra­ tique. Nous flânons dans ce quartier distingué et historique, gavé lui aussi de souvenirs, dans ce quartier intelligent, et si saturé d’épices intellectuelles et cuisinières que ses pierres grasses semblent suer de fatigue et de dégoût. Et nous sommes heureux, monstrueusement heureux d’être dehors, seuls, intacts et violents, le ventre presque vide. Maintenant qu'il est libre et en situation régulière, le petit Jansen pourrait, s’il voulait, trouver un travail mieux payé. Mais il ne veut pas, il ne peut pas. Tous les travaux qu’on accepte de faire seulement pour manger lui semblent également vains, et la faim lui est un aiguillon moins pressant que la rancune. J’essaie de lui apprendre à dominer sa colère, ses espoirs naïfs, son penchant à la grandiloquence. Il est jeune, il ne peut pas comme moi, en couvrant de ridicule les souvenirs d’un riche passé, s’aider à oublier l’opprobre d’aujourd’hui. Je l’entends parler d’en finir, de faire une virée, ici ou ailleurs, avec quelques copains, mitraillette au poing, se donner le luxe d’une féerie sanglante, vantarde et misérable. La mitraillette est le dur emblème de cette jeunesse traquée, le seul outil sur lequel sachent se serrer, aujourd’hui, ces mains qu’on a faites inutiles. Je me fais traiter d’intellectuel, de politicien, de dégonflé. J’accepte de l’être. Ma défaite l’encourage. Mais l’envie banale, l’aveugle révolte, quand elles sont portées et brandies par la puissante haine d’un adolescent, finissent par tourner en fierté. La jeune fierté de Jansen m’exalte par moments, elle m'empêche de

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vieillir trop vite, de me confier à la pitoyable et mortelle patience du temps. J’ai fait la connaissance de Drameille pendant la guerre d’Es­ pagne, en 1937, à Barcelone. Nous avions tous les deux vingtquatre ans. Enrôlé dans les Brigades internationales, blessé à Guadalajara, je cherchais à rentrer en France. Cela pouvait passer pour une désertion, et c’en était une en effet. Drameille, qui se trouvait là comme reporter d’un journal de gauche, n’était pas encore le grand écrivain Jean Drameille, mais déjà il faisait de tout matière de roman. Mon cas l’intéressa, il m’encouragea à partir. Son éternel besoin de savoir et de vider autrui de ses secrets prit place, comme une habitude paisible, dans notre amitié sans démonstrations. Je n’en fus surpris qu'après. Je m’aperçus alors qu’il me rendait mes secrets brillants et chers. On le sentait pourri d’intelligence et d’au­ dace, c’était un vampire excitant. Drameille m’avait donné rendez-vous à la sortie du métro Saint-Michel. C’était notre première rencontre depuis la Libération, c’est-à-dire depuis plus d’un an. Ma serviette bourrée de journaux, je venais de quitter Jansen et montais l’escalier du métro, lorsque Drameille qui descendait du même train que moi m'a rattrapé et m’a tendu la main par-dessus la rampe centrale. — Il y a des mois que je te cherche. Que deviens-tu ? me demanda-t-il d'un air aussi peu allumé qu'autrefois. Je te croyais passé en Suisse ou en Espagne. — Il y a seulement un mois que je suis rentré de province, lui répondis-je en montant l’escalier avec lui. A mon arrivée, j’ai téléphoné chez toi, mais on m’a dit que tu étais à l’étran­ ger. — Je rentre des Etats-Unis, dit-il... Tu te caches toujours ? — Je me cache dans la rue. C’est encore la rue qui est la meil­ leure cachette. — Je t’accompagne, dit-il encore. J’ai toujours aimé sa tranquillité, sa gravité, son manque d’étonnement. Il ne m’a même pas reproché mon long silence : notre amitié se renouait dans la simplicité qu’apportent avec elles les choses essentielles.

Quand on est recherché par la police, à moins d’être un gros gibier, cela signifie qu’on fait partie des quinze mille malfai­ teurs, en moyenne, auxquels donne la chasse, au hasard des rues de Paris, une brigade des recherches composée tout juste de quinze inspecteurs. Un pour mille. Quand je la pose, cette équation me donne un sentiment de sécurité assez humiliant. C’est ce que j’ai expliqué à Drameille pendant que nous nous engagions dans le lacis des petites rues mal éclairées qui bordent les quais de la Seine. Quinze mille, dont quatre-vingts pour cent de politiques. A quand ton tour ? Tout intellectuel digne de ce nom est un futur malfaiteur politique. Dépêche-toi, si, dans quelques années, tu veux passer pour un précurseur. Il sourit. Un sourire qui venait lentement et s’effaçait vite. Toujours on dirait qu’il est obligé de faire effort pour décontracter son visage. Nous marchions au milieu de la chaussée, rue Gît-le-Cœur. Sur les façades sordides, sa chétive et dure silhouette glissait près de la mienne, plus massive, dans une tranquille coulée. Je retrouvais la netteté de Drameille, son calme, sa constance, cette étonnante maîtrise exercée sur un corps débile par une âme forte. Il me demanda si j’avais fait des démarches pour savoir où en était mon affaire. Non, je n’avais pas fait de démarches. Si je souhaitais qu’on en fît pour moi. Non, je ne le souhaitais pas. Je vivais sous un faux nom avec une fausse carte assez bien fabriquée. Oui, je m’accommodais assez bien de cette vie en marge. — Je vois, dit-il. — Je ne veux pas te tromper. J’y mets beaucoup de paresse. Je lui montrai mes journaux et lui expliquai mon travail. — Naturellement, tu crèves un peu de faim. — Pas toujours. — Je vois, répéta-t-il. Il se tut un moment. — Et la politique ? — Pas question, lui dis-je. — Vraiment ? Je secouai la tête.

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— Pas de complot ? Pas de nouvelle cagoule ? Ça pullule, dit-il. — Ça pullule sans moi... J’ai passé plus d’un an en province, dans un trou perdu, et j’ai repris goût à la vie solitaire. Je veux savoir où tu en es et te dire où j’en suis. J’ai noirci des centaines de pages. — En un sens, tu dois avoir une vie passionnante. — En un sens. Tu vois ça en romancier. — Toi aussi, dit-il. Pourquoi pas ? De l'utilité des persécutions, c’est un titre. J'aime la pensée comprimée... Je le regardai avec sympathie. Depuis longtemps, je me sen­ tais capable de m’identifier à lui. Pourtant on ne pouvait rien lire sur ce visage aux traits toujours jeunes, moins flétri qu’im­ mobilisé ou figé, le visage de ces hommes que les années ont laissés sur leur appétit. Je ne voyais pas ses yeux. Les yeux de Drameille ! Ils sont aussi célèbres que lui. Dans ses romans, dans son théâtre, un œil est caché derrière chaque serrure, chaque rideau. L’œil de Drameille ne contient ni joie, ni souffrance, il est vide d’émotion, il n’exprime que l’attention à l’état pur. Voilà le mot, il est pur, d’une pureté qui crée partout des ombres, comme un rayon de lumière révèle des poussières dans l’air le plus transparent. Drameille se tourna vers moi. — As-tu des nouvelles de ta femme ? me demanda-t-il brus­ quement. Cette question m’étonna. — Comment en aurais-je ? lui répondis-je. — Je suis allé passer quelques jours en Suisse, il y a trois mois, pour une tournée de conférences et aussi pour essayer de te retrouver. Je te croyais là-bas... Je m’arrêtai. Mon cœur battait trop vite. — Tu as vu Sylvie ? — Je l’ai vue, dit-il, et il releva la tête en m’offrant pour la première fois son regard, qui me perça jusqu’au fond de l’âme... Elle avait quitté Lausanne et il m’a fallu aller à l’autre bout de la Suisse, dans les Grisons. Elle se trouvait dans une maison de santé au-dessus de Silvaplana, où elle était assez gravement malade. — Assez gravement ?

— Elle m’a dit qu’elle ne savait pas où tu étais, mais que souvent elle pensait à toi. — Je pense aussi très souvent à elle. — Tu y tiens encore, dit-il. — Je pense à elle, c’est tout. Son regard ne me quittait pas. Je n’y discernais aucune curio­ sité, rien qu’une attente qui répondait à la mienne. — Elle était malade ? lui demandai-je. — Oui, me dit-il, puis il me prit par le bras et se remit à marcher. Je le suivis. Au bout d’un moment, il ajouta : — Je lui avais promis de lui téléphoner le surlendemain, avant de quitter la Suisse. J’ai tenu ma promesse, mais c’est une infirmière qui m’a répondu... Sylvie était morte la veille au soir... Je trouve bon, dit-il, que ce soit moi qui t'apporte cette nouvelle. Sa voix était tranquille et j’étais heureux qu’elle le fût. Qui pouvait mieux me comprendre que Drameille ? Ce coup boule­ versait mon cœur, mais n’atteignait pas mon esprit. — Je te remercie, lui dis-je. Parmi les pensées désordonnées qui m’agitaient, je sentais s’épanouir, mieux que les autres, les pensées douces. Une étrange consolation habite le passé quand il s’abolit. — Elle n’a rien laissé pour moi ? — J’ai demandé, dit-il. Elle n’a rien laissé pour personne. Sur les quais, un vent humide agitait les dernières feuilles, et les lumières qui miroitaient sur l’eau noire de la Seine trem­ blaient aussi. Nous nous accoudâmes au parapet. Cette nuit était semblable à des centaines d’autres nuits que nous avions peuplées de nos interminables bavardages d'étudiants, de la place Saint-Michel à Notre-Dame, quand nous demandions encore à ce paysage son repos, sa confiance dans la lenteur de la vie. Mais ce soir, nous nous taisions. Le monde n’a plus besoin des anciennes paroles. Pourtant ce silence de Sylvie habite mon silence. Il me la rend à jamais plus pré­ cieuse et plus insupportable que sa présence. Il est mon réconfort, ma hantise, le gouffre perpétuellement ouvert en moi. — Accompagne-moi jusqu’au métro, me dit Drameille. Puis, tout naturellement, il renoua la conversation :

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— Il faudra que tu me fasses lire ce que tu as écrit. — D'accord, lui dis-je. — C'est un roman ? — Oui, c’est un roman. Je lui répondais sans hésiter. Les vérités que nous pressentons aujourd’hui et celles que nous portons déjà ont beau être incommunicables, le commandement de vivre nous jette audevant d'autrui, nous ne savons pour quel accomplissement. — J’ai tout un plan, dit-il, et j’ai besoin de toi. Nous nous rapprochions de la place Saint-Michel et le vent nous apportait une odeur de marrons grillés. — On ne se complique jamais inutilement la vie, dit Dra­ meille, à condition, quand même, de finir par trancher dans le vif en disant zut aux complications. A la longue, les scru­ pules, au lieu d’affiner l’intelligence, finissent par tourner à la perversion réactionnaire. C’est la maladie chrétienne par excellence, et c'est pour cela que nous ne sommes plus chré­ tiens. J’ai passé ma vie à effacer des scrupules. Je viens d’effacer le dernier, dit-il. « Tu sais ce que j’attends du roman. Je n’ai jamais écrit pour les amateurs d’anecdotes, ni pour les oisons, mâles ou femelles, qui se figurent qu’on peut s’évader de la cage. J’ai toujours écrit pour activer la bagarre, pour retourner toutes les cartes truquées de ces gens-là. Mais je le savais plus ou moins. Aujourd’hui je le sais. Aucun homme ayant un peu le goût de l’absolu ne peut plus s’accrocher à rien. La démocratie est un dévergondage sentimental, le fascisme un dévergondage passionnel, le communisme un dévergondage intellectuel. Aucun camp ne peut plus gagner. Il n’y a plus de victoire pos­ sible. Alors, autant souhaiter que la terre soit débarrassée tout de suite de ces insectes de termitière dont la bêtise est cho­ quante. Tu es d’accord ? — Je suis d’accord, lui dis-je. — Je ne pars pas à la recherche de solutions, je pars à la recherche de problèmes. A la recherche de situations nou­ velles. C’est pour cela que je suis romancier, et romancier de la destruction. Seul le roman peut dire aujourd’hui la vérité totale, au-dessus des partis, et cette vérité est destructrice. Le canal du roman est devenu le seul qui permette la distribu­

tion des poisons et des anesthésiants dont le monde a besoin pour crever dans un paroxysme de bonheur. Quand laweh pense aux innombrables foules à qui il va mettre le feu aux tripes, il promet ceci au Prophète : Je les enivrerai pour qu’ils se livrent à la joie. Ce sera le feu diluvien, bien entendu, et ce n’est pas un blasphème de dire que ce feu rongeur, qui fera de l’homme un démon jouisseur et extasié, sera le suprême don de Dieu à la masse des peuples. En tout cas, c’est ainsi que je le vois. Jouir et souffrir, toujours ensemble. Et cela passe par nous. C’est nous qui en sommes les distributeurs. Car la vérité totale est un anesthésiant pour les faibles et un alcool pour les forts... — Je suis toujours d’accord, lui dis-je. Ils s’arrêta brusquement et me fit face. Nous étions arrivés à quelques mètres de la bouche du métro. — Alors, me dit-il, que penses-tu de cette idée grandiose : rassembler tous les romanciers du monde, je veux dire les vrais, une dizaine ou une vingtaine, dans une même complicité organisée ? Les romanciers lucifériens. J’appelle lucifériens ceux qui portent la lumière dans les bas-fonds où nous sommes, ce qui équivaut à y mettre le feu... Le meilleur moyen d’assister à la destruction et de s’en tirer est encore de la diriger, dit-il. Je tressaillis. Sa voix était ferme, mais d’une admirable pro­ fondeur et si paisible qu’elle en devenait saisissante. En lui, rien de sec, de nerveux, de vibrant. Son corps un peu voûté paraissait chargé d’une tristesse essentielle qui, dans les pro­ fondeurs, se transformait en énergie ou en pensée, inépuisable­ ment. — Précise, lui dis-je. — J’ai là, me répondit-il en frappant sur sa serviette, de quoi te donner du travail pour longtemps. — C’est ce que tu appelles ton plan ? — Mon plan n’a pas besoin d’être écrit... Non, je n’ai là que quelques documents. Des papiers assez sensationnels, dont je te parlerai. — Des papiers à scandale ? — Il n’y a plus de scandale, dit-il, quand il y en a trop... Ce sont des papiers que notre ami Gérault désire publier dans Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 31

son journal, mais je m’y oppose. La clientèle des journaux a cessé de m'intéresser... Et je suis doublement heureux de t’avoir rencontré, continua-t-il, tu m’aideras à convaincre Gérault. Ces papiers nous intéressent tous les trois, toi, lui et moi. — Moi aussi ? — Toi surtout. Je dirai même qu’au fond ils t’appartiennent. — Je ne comprends pas. — Il ne faut pas dépenser les explosifs par petites doses, ditil. Viens dîner avec les Gérault et moi, après-demain soir, ou plutôt non. Tu préfères sans doute ne pas te montrer dans un grand restaurant. Attends-nous vers dix heures au café qui est au coin de la rue de Choiseul et de la rue Réaumur. J’y vais quelquefois. Il est ouvert le dimanche, et le soir il n’y a personne. — Je le connais. D’accord. — Hélène me parle souvent de toi, ajouta-t-il en se remettant à marcher. Tu as eu tort de laisser tomber les Gérault. Je travaille avec eux. Ils sont venus avec moi aux Etats-Unis. — Je sais. J’ai téléphoné aussi chez les Gérault. — Aujourd’hui, il ne faut s’accrocher à aucune force, mais rien n’empêche de faire semblant. Or Gérault est une force. — On le dit. — Une force d’une imbécillité bien encourageante, ajouta-t-il. Nous nous arrêtâmes à l'entrée du métro et nous nous ser­ râmes la main. — Entendu, lui dis-je avec une force inattendue. A dimanche soir, dix heures. Je reverrai les Gérault avec plaisir. — Hélène surtout, fit-il d’un ton sérieux, en' me regardant de cet air d’assentiment tranquille qui établit, entre lui et les autres, on ne sait quelle complicité... Elle a fait des progrès étonnants, tu verras. Elle prépare une nouvelle crise. Et il ajouta en souriant : — Elle est devenue encore plus nihiliste que moi. Au milieu de l’escalier, il se retourna pour me saluer de la main. Qu’il pense ce qu’il voudra d’Hélène et de moi, pensaije. L’image d’Hélène Gérault effaçait la nuit. Je m’éloignai. — Pierre !

Drameille remontait l’escalier et m’appelait. Il me mettait des billets de banque dans la main. — Excuse-moi, me dit-il. Ces questions pratiques m’échappent de plus en plus. Tu as peut-être besoin d’argent d’ici à aprèsdemain. Ce n’est qu’un acompte sur ce que Gérault te devra dans trois jours. Prends, prends donc. Je voulais refuser, il était déjà loin. Démon, pensai-je, ce que tu singes le mieux, c’est la simplicité.

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2 Quel fracas la lumière apporte ! Goethe (Second Faust).

Dimanche 9 décembre 1945, neuf heures du soir, rue Réaumur. On ne surmonte pas la faim qu’on a d’une femme aussi bril­ lamment que l’autre faim. J’ai rencontré ainsi, dans ma vie, deux femmes, prodiges issus de moi seul, qui m'ont tourmenté puissamment. C’est Drameille qui m’a fait connaître les Gérault en 1943, comme pour me prendre à témoin, avec un plaisir masochiste, de l’indifférence incroyable qu’Hélène affi­ chait pour lui. A cette époque, Gérault, avocat confus et pathé­ tique, se préparait à devenir un des grands journalistes de la Résistance en abritant dans sa villa de Saint-Rémy-lès-Chevreuse une ronéo clandestine. Mais chez lui on discutait librement. Sylvie était partie. Drameille m’a sûrement poussé vers Hélène, et il l’a fait avec un effrayant parti pris, pour voir, rien que pour voir, pour éprouver ma force. D’une curiosité dangereuse mais profonde, Hélène était la femme la plus intelligente que j’eusse rencontrée jusqu’alors, la seule qui pût attirer l’anarchiste sans repentir et sans illusions que j’étais, et le faire avancer encore. Mais l’année 1943 me laissait trop de souvenirs à immobiliser. J’étais débordant de pro­ blèmes. Je ne sus pas me rendre compte que celui d’Hélène les contenait tous. Cette rencontre fut prématurée... J'ai une heure devant moi et je suis déjà passé plusieurs fois devant le café de notre rendez-vous. J’y reviens, j’en repars, je marche sans impatience, en essayant de maîtriser mon imagi­ nes yeux d’Ezéchiel sont ouverts 35

nation, de dérouter tout calcul des possibles. L’éclairage réduit de la ville se diffuse à peine, et la nuit l’absorbe, il n’efface du ciel ni les nuages brouillés, ni ces grands trous d’ombre mou­ vante où veillent de rares étoiles. Je ne sais pas pourquoi je pense à ces nuits de guerre sur Paris, où la ville éteinte rendait au ciel toute sa beauté, sa lointaine, sa déchirante beauté. Je pense à ces nuits perdues que peuplaient des femmes que je ne situais plus sur la terre. A quoi bon ruser ? La poésie m’emporte, comme toujours. Un an de solitude, de dépouillement, de réflexion sur les choses essentielles, pour se laisser prendre encore aux pièges de la poésie et de la nuit ! Cette nuit me vampirise, me disperse et me dissout en poussière d’étoiles. Ce n’est que la perspective brumeuse de la rue Réaumur, mais les lumières s’y alignent et s’y ordonnent, leur longue file s’enfonce aussi loin qu’on veut, axe du royaume où se tiennent les promesses de bonheur et les vérités éternelles. Comme elles sont fugitives et men­ songères ces irruptions nocturnes de la paix que l’on doit à un silence exalté ! Trop d’espace, trop de lumières ! On se laisse porter par elles, quitte à revenir d’un coup en tremblant de colère contre sa propre lâcheté. On revient, et c’est une autre lâcheté qu’on trouve. Est-ce cela la vie ? N’est-ce que cela ? Fuites et retours. Fuite vers des étoiles qui ne sont que des lampadaires, rue Réaumur, et la poussière mal essuyée ou bien un voltage de disette font dessus des effets de nuages. Retour ensuite, et ce soir, ce sera la plongée dans le monde souterrain de Drameille et d’Hélène Gérault, la surexcitante plongée abyssale, et on ne descend jamais assez bas, on le sait, on voudrait que dure encore et toujours la descente aux enfers. Mais voici, on manque de tempérament, ou de génie, ou de cran, et on le sait aussi. On souffre toujours de quelque manque... L’année 1943 fut sûrement la plus déterminante de ma vie. Non point par mes aventures politiques, dont je parlerai, et qui, depuis longtemps, n’étaient plus que d’intérêt second : par d'autres coups. Ce fut en 1943, en l’espace de quelques mois, que se dénouèrent ou se rompirent les liens qui m’attachaient aux trois êtres que j’aimais, et qui, à eux seuls, peuplaient pour moi le monde, ma femme Sylvie, Patrick, mon ancien

chef des Brigades internationales, et le bénédictin espagnol Luis Carranza, à qui j’avais sauvé la vie lors de la reprise de Trijueque, toujours sur le front de Guadalajara, et qui, depuis, pour me payer, avait entrepris de me purger l’âme de toute superstition. Après le départ de Sylvie, la déportation de dom Luis et la mort de Patrick portèrent à leur comble le désordre et la violence de ma vie. Ce fut à ce moment-là que je résolus, pour moi, une fois pour toutes, le problème de la souffrance. Et même, ai-je vraiment souffert ? Je m’intéressais trop. Au fond de la souffrance la plus cruellement vécue, la conscience fait toujours jaillir une mince et brillante flamme qui réduit la douleur à son essence la plus précieuse. Cette essence ne s'appelle plus douleur, mais sensation aiguë de la possession d’un monde, voluptueuse destruction d’un monde. C’est le soma du sacrifice, l’ambroisie des dieux. A mesure que j’avance rue Réaumur, sous ce ciel parfait, l’envie puissante qui me tient d’affronter Hélène et de la suivre dans sa nuit, les yeux ouverts, sans être ni son complice ni sa victime, cette envie s’éclaire et se durcit. L’éclat de la lumière qu’un être est capable de tirer de soi en se meurtrissant aux silex de la route se mesure à l’épaisseur de la nuit, à la pro­ fondeur des abîmes dans lesquels il peut avancer sans som­ brer. La souffrance est une idée superficielle sur la terre, or il faut explorer des abîmes. Seul celui qui sera descendu sera élevé. Et celui qui sera descendu le plus bas sera élevé le plus haut. Voilà pourquoi, connaissant mes ombres et celles d’Hélène, je leur porte une amitié fidèle. Pourtant je crois en Dieu, et souvent je pense à sa grâce qui pourrait, comme un soleil équatorial, les effacer. Sylvie a vécu en état de grâce, sans le savoir. Il n’y avait pas d'ombres en Sylvie. Mais moi, je ne désire pas une grâce inconsciente ou prématurée. L’idée de la grâce, comme celle aussi complaisante du suicide, ne me procure qu’une inconsistante nostalgie. Mon besoin d’aimer en est absent, ma sincérité, tout ce qui bâtit ma puissance d’homme, cette honnêteté forcenée qui me pousse, au long des jours et des nuits, jusqu’au bout de moi-même, malgré les naufrages sans importance...

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Drameille entre dans le café. 11 est seul. Sa voix me réveille. — Viens, nous partons... Excusez-moi, dit-il au patron en lui serrant la main. Puis, dans un accès de cette jovialité démo­ cratique qu’il s’est fabriquée à force de mépris : Dire qu’il y en a qui se reposent le dimanche !... Viens, me dit-il. Je paye. Il serre à nouveau et avec force la main du patron, il le regarde bien en face, avec un air d’affection qu'il n’a jamais pour ses amis, et me pousse dehors. La voiture des Gérault est rangée au bord du trottoir, mais Drameille me retient un instant par le bras et me souffle, avec un grand sang-froid : — Tu tombes en pleine bagarre entre Gérault et Hélène. Pour le moment, boucle-la. Approuve-moi. Demain, tu feras ce que tu voudras... — Voici Dupastre, dit-il aux Gérault, en m’ouvrant la portière. Gérault était au volant. Drameille monta près de lui. Je rejoignis Hélène derrière. Elle me serra la main et, tout de suite, je retrouvai sa voix complexe qui ne savait pas être affectueuse sans ironie. — Lâcheur, me dit-elle. Je vous en veux. Mais, dès que je fus assis, elle reprit ma main et la garda sous la sienne. Sans faire tomber l’excitation et l’énervement de Gérault, mon arrivée ramena dans la voiture le ton de la conversation banale. — Drameille nous a dit que vous aviez beaucoup écrit, dit Gérault. — Des centaines de pages. — Il faudra nous en parler, dit Hélène. A mon tour, je pressai sa main. Gérault conduisait trop vite. Avec sa face dilatée et son nez retroussé de petit goret, Gérault, qui s’ouvre et se soumet à toutes les influences, est un être aux réactions toujours prévi­ sibles. Sur les quelques centaines de mètres qui séparent la rue de Choiseul des bureaux des Idées françaises, boulevard Haussmann, il risqua dix accrochages et autant de collisions. Cette rapidité de réflexes le servit, qu’on trouve dans la fièvre. Si je ne l’avais pas deviné si furieux, j’eusse dit qu’il s’en

sortait avec une aisance et une veine de monsieur qui a bien dîné. L’appartement des Gérault se trouvait au-dessus des bureaux du journal, vides ce soir-là, les quotidiens ne paraissant pas le lundi. Gérault nous proposa de passer d’abord quelques instants dans son bureau de rédacteur en chef : « Nous y serons mieux pour discuter. » Je compris qu’ainsi il renvoyait sa femme. Il affectait pour elle une froideur étudiée, sous laquelle couvait une admiration éperdue. Plus que cette per­ pétuelle déroute, Hélène méprisait les apparences saugrenues dont il la couvrait, il plagiait d'une façon enfantine les singe­ ries spontanées de Drameille. D’un air calme, à peine composé, Hélène se déclara fatiguée par son week-end à Chevreuse et ne nous suivit pas lorsque nous quittâmes l’ascenseur. — Je vous attends là-haut, dit-elle, s’il vous plaît de venir me rejoindre. Elle tourna les yeux vers moi et sourit. Gérault ouvrit la porte de son bureau, alluma. La pièce sur­ chauffée et restée close tout le jour me jeta au visage une bouffée d’air brûlant, et son luxe me saisit. J’avais perdu l’ha­ bitude de marcher sur de la moquette, de m’enfoncer dans de si beaux fauteuils, de recevoir des choses un accueil si encourageant. Tout m’engourdissait, la pesante carrure et le poli des meubles, les lumières diffuses, et jusqu’au reflet trop net, pourpre et or, des cadres d’acajou verni dans lesquels Gérault affichait les graphiques (menteurs) de sa vente. — Commençons par le commencement, dit-il en avançant vers moi une boîte de cigares. Il prit une bouteille d’alcool, remplit des verres, but deux fois, coup sur coup, pour noyer sa colère ou sa tristesse. Je bus avec lui. Dans cette chaleur, l’alcool m’envahit tout de suite tout le corps, en lourdes vapeurs. Comme le luxe donne vite des goûts de conquête ! Je me sentais environné de pièges, je souhaitais d’y tomber, je le souhaitais à moitié. Déjà, dans la voiture, dans l’ascenseur, le parfum, l’odeur d’Hélène agissant à vif sur une chasteté vieille de... C’était presque incroyable ! Cette nuit immobile où je vivais, cette nuit dévastée, soudain peuplée de chaudes lumières, d’odeurs Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 39

légères et pénétrantes, ce printemps hivernal !... Je réagis avec une louable brutalité : je repoussai mon verre. — Tu as peur ? dit Drameille. — J’ai peur. Gérault riait d’un air bas et rusé. Les papiers dont m’avait parlé Drameille n’étaient pas autre chose que des documents laissés par Patrick en 1943, et que nous croyions perdus. De 1934 à 1941, Patrick avait été sans interruption membre du Comité central du parti communiste, et sa vie n’avait pas cessé d’être pour nous un merveilleux excitant. Notre génération a été nourrie par le marxisme. Mais le problème n’est pas d’être marxiste, il est de cesser de l’être, il est de sortir du marxisme comme Patrick lui-même en était sorti, sans retomber dans la platitude et la facilité bourgeoises. Souvent, à la fin, Drameille et moi nous avions cherché et trouvé sur le visage de Patrick ce même sourire sceptique, presque imperceptible, qu’on découvre, en regardant bien, sur les traits de Staline, et qui est une des choses les plus chargées de sens de l’époque. Mais, pour en arriver à ce degré de science, Patrick était passé par une crise psychologique extraordinaire, la crise type par laquelle passeront tous les communistes réfléchis, tous les révolutionnaires à scrupules une fois qu’ils auront pris cons­ cience de la fatalité qui pèse sur le monde. Et cette crise les amènera tous à choisir consciemment, comme Patrick, entre les deux voies seules qui restent ouvertes : l’action, bien entendu, mais l’action sans espoir, en sachant bien qu’elle ne tend plus qu’à provoquer la destruction collective, ou bien, à l’opposé, le détachement, une sorte de contemplation lucide qui ne tend plus qu’à accepter ladite destruction. Patrick avait été l’un des premiers à poser, avec une admirable tranquillité, ce dilemme du nihilisme et de la sainteté. Drameille poussa Gérault dans un fauteuil à côté de moi, et s’assit en face, au bureau du journaliste. Puis il se mit à parler lentement, comme s’il hésitait à livrer complètement sa pensée : — Tout à l’heure, dit-il en se tournant vers moi, tu m’accom­ pagneras chez moi, à la Trinité, et je te remettrai tout le paquet. Tu y trouveras en effet une note de Patrick qui t’en

donne expressément la propriété, et tu en disposeras à ton gré. Gérault voudrait t’en acheter une partie. Je lui ai dit ce que j’en pensais. Je ne suis pas d’accord sur l’utilisation qu’il compte en faire. Tu liras l’ensemble, puis tu nous donneras ton avis... Sur ma demande, Drameille me résuma le contenu des docu­ ments. Et certes, ils valaient moins par leur contenu idéolo­ gique, que je connaissais d’avance, que par la masse d’indis­ crétions qu’on en pouvait tirer. Mais que m’importait ce passé ? Il était mort. Les paroles de Drameille, qui me rame­ naient d’un coup dans un monde disparu et dont je savais avoir à jamais compris le sens, ne me touchèrent pas tout de suite. C’était en moi, désormais, que Patrick s'était fait chair et sang. Depuis un an, je mêlais son personnage à ceux de mes romans. Il remplissait mes nuits de son exaltation funèbre, de sa passion prophétique. Encore plus chargé de sens et d’avenir que l’autre, un nouveau Patrick vivait, mons­ trueuse statue cérébrale, pourvoyeuse de pensées extrêmes et glacées. Drameille parla longtemps, il me semblait séparé de moi par un espace plein de brumes et de fumées. Puis, brus­ quement, je sentis à ma main une vague crispation. Sans m’en rendre compte, enraciné dans mon silence, je m’étais meurtri la paume avec les ongles. Sans en avoir la preuve, nous pensions tous que Patrick avait été assassiné par une fraction communiste clandestine qui avait deviné en lui l’ennemi véritable, et peut-être le seul ennemi à abattre immédiatement, parce que celui-là, dans le jeu des fatalités et des antagonismes du monde, avait cessé d’être un complice inconscient. Les papiers de Patrick donnaient après coup des armes contre ses assassins. J’étais capable de les nommer : il s’agissait de la fraction BonnavaSaint-Martin, et quand Drameille prononça ces noms, je tres­ saillis. Drameille semblait jouer machinalement avec sa pipe, qu’il n’avait pas encore allumée, il en faisait rouler le tuyau entre ses doigts. Ce geste captait nos regards. Je connaissais Bonnava depuis longtemps, et j’avais souvent entendu parler de son lieutenant, l’énigmatique Saint-Martin. A Barcelone, en 1937, Bonnava s’était engagé dans l’armée

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républicaine, comme ingénieur de l'aéronautique. Mais il fré­ quentait surtout chez l’ambassadeur russe Ovseenko, et il avait même cherché à me faire arrêter. Il était maintenant chef de cabinet quelque part. — Au Commerce extérieur, dit Drameille, qui était resté très lié avec Bonnava. — As-tu fait la connaissance de Saint-Martin ? — Non, dit-il. On ne les voit jamais ensemble. — C’était le tueur de la bande. — Peut-être, dit Drameille. En tout cas, je crois que mainte­ nant le torchon brûle. — Ils sont brouillés ? demandai-je. — Brouillés et associés, dit-il avec une vague lumière dans le ragard, et à nouveau, je tressaillis. L’idée que Drameille se faisait de la maîtrise du futur homme communiste le passionnait au plus haut point. Les chefs qui dirigent actuellement les partis communistes ne sont pas des révolutionnaires, mais des fils de révolutionnaires, des épigones, des successeurs, de bons élèves. C’est pour cela qu'ils se méfient tant des intellectuels. Ils sont d’un cynisme confirmé, bien entendu, mais ils ne sont pas vicieux, ils n’ont pas de vie intérieure. Au contraire, les chefs futurs, ceux qu’appelle le renversement du cycle dans toute révolution qui s’enlise et ne crée plus de nouvelles valeurs, seront, eux, des intellectuels froids et hardis, absolument novateurs, lucides et réfléchis comme le monde n’en aura jamais connu. Quand nous cherchions à deviner quelle serait la stature de ces chefs, nous pensions à Bonnava et à Saint-Martin, à ce dernier sur­ tout, parce qu’il était plus jeune et d’esprit plus philosophique. La philosophie va faire des ravages dans le monde. A ce moment, Bonnava et Saint-Martin n’étaient que des chefs subalternes, des communistes à demi-portion, bien qu’on pût savoir, déjà, que Bonnava était en France un des hommes de confiance de la Guépéou. Quand ces hommes-là arriveront à la tête des masses, le monde craquera. Ou bien ce sera l’inverse. Les extrêmes se touchent. Quelques-uns, au dernier moment, se détacheront, comme Patrick, et deviendront des saints extraordinaires. A eux s’appliquera la parabole des deux

paniers de figues de l’Ecriture : les bons seront rendus très bons, les mauvais, très mauvais. Gérault voulait dénoncer Bonnava dans son journal. Pas seule­ ment en tant qu’assassin de Patrick (qu’est-ce, aujourd’hui, qu’un mort de plus ou de moins ?) : en tant que chef d’une fraction clandestine au sein du P.C. — La dénonciation est l’arme des faibles, dit Drameille, avec un mépris assez habilement accentué. Et tout ce qui prend la masse pour arbitre est aujourd’hui dégradé d’avance et dégra­ dant. — Dégradant pour qui ? dit Gérault que l’alcool rendait agressif. Nous avons affaire à un domestique. — Je proteste, dit Drameille. Les domestiques ne m’intéressent pas et Bonnava m’intéresse. Je lui vois un grand avenir. C’est un technicien qui méprise la technique, il a tout pour réussir... — C’est un bluffeur qui a fini par se prendre à son propre bluff, s’obstina Gérault. — Les âmes sont obscures, dit Drameille. Je savais que Gérault nourissait contre Bonnava une de ces haines d’instinct trop bien plantées pour que la racine n'en soit pas l’envie. Bonnava était trop beau et plaisait aux femmes. Il était aussi, quand il le voulait, un grand journaliste. Cette confraternité ne pardonne rien. — Il s’était déjà pas mal mouillé dans de sales histoires, en Espagne, dis-je alors. — C’est ça, dit Gérault, de plus en plus pâteux. Eh bien, il faut faire un peu de feu pour le sécher. — Connaît-il l’existence de ces documents ? demandai-je. Gérault grogna encore. — Hélène a reçu un coup de téléphone de lui, ce matin, à Chevreuse, dit Drameille. Gérault était absent. En cas de publication dans le journal, il menace Gérault de représailles. — Comment a-t-il été averti ? dis-je, étonné. — Nous n’allons pas recommencer la discussion du dîner, dit Drameille. Le fait est là. — Quelles représailles ? demandai-je encore. — Allez le lui demander, fit Gérault, dont l’énervement, échauffé par l’alcool, tournait à l’insolence. — Des racontars sur des ventes d’excédents de papier au Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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marché noir, dit Drameille, très heureux. Il a des preuves. — Tu es bien bon, dit Gérault, furieux. Des preuves ? Des preuves de quoi ? — Ne fais pas l’idiot, dit Drameille. Garde ce genre d’indigna­ tions pour tes lecteurs. Tu n’es même pas sûr que tes comp­ tables ne soient pas communistes. — Ma comptabilité est là, dit l’autre avec une vanité mal assurée, en se frappant le front du doigt. — Oui, pas celle de tes imprimeurs ou de tes clients, répondit Drameille qui avait tiré de sa poche son carnet d’adresses et le feuilletait sans hâte... Passe la main, cela vaut mieux, dit-il d’une voix négligente, sans lever la tête. Je n’ai pas imaginé un seul instant que ces papiers pouvaient être publiés dans un journal, pas plus dans le tien que dans les autres, et je connais d’avance l’opinion de Dupastre... Ce n’est pas dans ce but que je t’en ai parlé ! continua-t-il en se laissant aller à une dureté exactement mesurée, mais qui, chez lui, était d’ex­ ception. Gérault essuya sur son front une sueur brûlante. Cependant Drameille repoussait le carnet ouvert devant lui et inscrivait un numéro sur le bloc-notes du journaliste. — Passy 67-87. Passe la main, Gérault, répéta-t-il d’une voix redevenue cordiale. Tout à l’heure, tu téléphoneras à Bonnava pour le rassurer. — Comment ? protesta l’autre, le souffle coupé. — Ecoute-moi bien, dit alors Drameille en le regardant dans les yeux avec une intensité effrayante. Nous avons dépassé ces petites haines et savons dominer ces impulsions de gamins. Nous le connaissons depuis dix ans, ton Bonnava, et nous le tenons bien mieux que tu ne le tiendras jamais. C’est un voleur et sans doute un assassin, et après ? Il a du style. Tant pis pour toi si tu ne cherches qu’une vengeance et si tu n’envi­ sages que de petits moyens. Je ne suis pas l’ami de Bonnava, et il le sait. C’est justement pour cela que je veux le voir grandir et le pousser à fond. Pas besoin de publicité pour cela, au contraire. Je veux lui faire donner tout ce qu’il a dans le ventre et lui faire payer un peu, d’avance, le plaisir qu’il prendra plus tard à faire saigner le monde. Mais toi, tu parles de petites égratignures, moi je parle de vivisection.

Il se tut un moment, son regard s’éteignit. Gérault, le buste incliné en avant, le fixait toujours. — Ce ne sera peut-être pas très beau, reprit Drameille d’un ton calme et presque rêveur, mais c’est la vie. La perfection n’est pas forcément belle... Il saisit son verre et but posément, il ne l’avait rempli qu’à moitié. Gérault, que le courant des paroles ne soutenait plus, retomba dans son fauteuil. Drameille le maniait comme un fétu. — En lisant les papiers de Patrick, dit alors Drameille en bourrant sa pipe à petits gestes lents et distraits (et sa voix était devenue pensive et émouvante), il m’est venu une idée que je crois considérable, mais elle n’est pas encore mûre. C’est pour cela que je suis allé aux Etats-Unis. C’est aussi pour cela que je désire maintenant partir pour la Russie, justement avec Bonnava, dit-il encore, en hésitant un peu. Je voudrais là-bas nouer des fils... Il fumait sans nous regarder, mais moi je le suivais avec une attention aiguë. Et au même moment je me versai mon quatrième verre d’alcool. J’en tenais un compte exact. Dans un monde de plus en plus écartelé entre un paroxysme d’intel­ ligence et un paroxysme de bêtise, la force des hommes qui deviennent lucides et qui se détachent de tout, sauf de leur lucidité, ne peut aller que croissant. J’admirais la force de Drameille. J’admirais ma force à travers la sienne. — Je suis rentré déçu des Etats-Unis, disait-il. Je crois de plus en plus que l’initiative naît en Russie, et pas ailleurs. Il y a un sourire sur le visage de Staline, il n’y en a pas sur celui des chefs américains qui ont tous des têtes de guerriers farouches, de pasteurs protestants ou d’aimables enfants épris de mécanique... Ce qu’il faut, c’est faire apparaître le même sourire sur le visage de Bonnava et sur celui de Saint-Martin, dit-il encore. Il s’y dessine déjà. Le monde marche, ce sera un sourire bien plus profond que celui de Staline... Mais pour cela, fit-il en élevant la voix et en fixant à nouveau Gérault avec une sorte d’amitié froide et sans éclat, il faut d’abord qu’ils se battent et qu’ils se dévorent entre eux, mieux que des loups... Il se prépare au sein du P.C. une effroyable bagarre. J’appelle ça un accouchement ! Je me fiche pas mal des papiers de Patrick ! Ils ne sont qu’une occasion, une toute

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petite pomme de discorde. Nous en aurons d’autres, ajouta-t-il, et sa voix qui s’était exaltée retomba à nouveau... Combien as-tu gagné en vendant ton papier, demanda-t-il à Gérault. Huit millions ? Dix ? — A peu près sept, dit Gérault soumis. — Cela devrait suffire pour un bon départ, fit Drameille, l’air absent. Avant deux mois nous commencerons l’organisation, ajouta-t-il sans préciser davantage... Un jour, quand Bonnava et Saint-Martin se seront bien battus, et même un peu assas­ sinés, nous leur expliquerons la chose. Ce jour-là seulement, fit-il avec un sourire éclatant. Et ce jour-là ils seront 200 pour cent communistes, ou bien 200 pour cent décomposés... Tiens, dit-il, très détendu, à Gérault, en approchant l’appareil. Passy 67-87, c’est le moment. Dis-lui qu’il y a erreur, que tu as eu vaguement connaissance de l’existence de ces papiers, en effet, mais que tu avais l’intention de l’avertir. Que c’est sans doute cette excellente intention, manifestée par toi, qui a dû être prévenue et dénaturée par un esprit malveillant. — Tu exagères, dit Gérault, sauvant sa dignité par une der­ nière hésitation. Quand on prétendait le mener, il se montait vite, et suivait quand même. Ses colères étaient courtes, sa mauvaise humeur lui servait d’égide contre son indécision, pour sauver la face. — Et s’il me demande le nom de mon informateur ? dit-il. — Dis-lui que c’est sans doute le même qui l’a mis, lui, Bonnava, au courant. Il n’est pas fou, il n’insistera pas. — Bien, dit Gérault en prenant l’appareil, c’est bien pour te faire plaisir. A nous deux quand même, Bonnava. — A nous quatre, dit Drameille. Trois contre un, c’est lui faire beaucoup d'honneur. — Tu oublies ma femme, dit Gérault. Trois contre deux. A mesure qu’il composait le numéro, son visage durcissait et devenait agressif. Ses yeux vifs et sanguins jetaient des flammes, mais il n’y pouvait rien : une tête de petit goret en colère n'arrive pas à ressembler à une tête de sanglier. — Pauvre Bonnava, dit Drameille, pour l’encourager... Mon­ tons rejoindre Hélène. Le coup de téléphone pouvait tourner à la confusion du jour­ naliste et Drameille savait se donner des plaisirs plus relevés.

3 Quarante ans Pour apprendre à parler sans mépris de la femme. O amour ! Milosz (Nihumim).

Lorsque je bois, j’atteins vite les limites du plaisir. Ma sobriété est devenue si constante que deux ou trois verres d’alcool suffisent aujourd’hui pour m’ouvrir les portes de l’état second, avec le lyrisme et le faste sentimental qui conviennent. Mais, dès que s’opère le dédoublement, je ne sais plus boire qu'avec préméditation, je ne cesse pas de surveiller et de regarder vivre l'autre que je suis, avec curiosité. Je peux continuer à boire : cette curiosité me sauve. Ce fut cet autre qui habita chez les Gérault cette nuit-là, mais je le tins assez bien en laisse. Dans l’escalier, le froid me surprit, mais ne me rendit pas complètement à moi-même : mon double montait avec moi. Il était rempli d’une vague allégresse, et pourtant, en regardant bien, non tant heureux qu’excité : excité par l’alcool, le cigare, le bizarre magnétisme de Drameille et, en regardant mieux encore, moins excité qu’agressif, et justement contre Dra­ meille. C’était normal, il se trouvait trop ressemblant à lui. Drameille sonna, la porte s'ouvrit, Hélène parut. Ce n’était plus ici le domaine de Drameille, et tout mon bonheur revint. Malgré l’heure tardive, Hélène ne s’était pas mise en désha­ billé, et semblait n’être là que de passage, comme nous. Cette impression fut d’encouragement. Dans cet appartement trop moderne et impersonnel, resté, ou à peu près, dans l’état où il se trouvait à la Libération quand Gérault l’avait fait réqui­

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sitionner, Hélène ne se fondait pas dans son cadre. Elle n’était pas comme ces héroïnes de romans anglais qu’on nous définit par leur décor, elle rendait inutile et effaçait tout décor. Rien de son âme désordonnée et vivante ne s’attardait à donner valeur de symboles à ces présences froides. Dans un vase, des roses, vieilles de deux jours, perdaient leurs pétales.

— Tout s’est bien passé, dit Drameille. Il suffit de savoir prendre votre mari. Il est en train de téléphoner à Bonnava pour tout arranger. — Tant mieux, dit-elle, indifférente. J’ai horreur des compli­ cations. — Je sais, je sais, dit-il avec cette insolence familière qui lui servait à tenter des approches, ou à faire semblant... Enfin, en avertissant Bonnava, vous avez évité une belle bêtise à votre mari.

— Vous êtes idiot, ou pas sérieux, répliqua-t-elle. Vos histoires de secrets courent les rues et n’intéressent personne. Asseyezvous donc, Pierre, dit-elle en se tournant vers moi et en m’offrant ses yeux pâles et brillants, et donnez-moi quelques détails sur votre vie depuis un an. Hélène, pensai-je. Hélène dans son luxe irremplaçable qui l’éloigne de moi. Non, ce n’est pas vrai. Dans son luxe inutile et banal qui la rejette vers moi. Hélène qui anime et centre le cadre le plus médiocre... Elle nous versa de l’alcool. Tant pis, me dis-je. Mon double prit le verre. Il but, et je le laissai parler. Je le trouvai éloquent et adroit. Parfois, Hélène me donnait ce sourire presque immobile dont j’avais si souvent essayé d’imaginer ce qu’il devenait dans l’amour, comment il s’ouvrait, se défaisait, n’en finissait pas de revenir et de s’éteindre. J’eusse voulu le pousser à son expression la plus tendue, la plus douloureuse — pourquoi ? Je te voudrais sereine, pacifiée. J’eusse voulu la voir soumise à des espoirs humbles, qui nous eussent été communs. Drameille ne disait rien. La personne conventionnelle d’Hélène, aux gestes mesurés et froids, s’effaçait. J’étais en communica­ tion avec sa personne profonde, celle du dessous des choses.

Il y a des antennes invisibles, mais savantes, une sorte de puissant effroi. Gérault entra. — A boire, dit-il, très rouge, avec jovialité. — Alors ? demanda Drameille. — Tout va bien, dit Gérault avec aplomb. Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas avoir commencé la publication de tout cela tout de suite, il y a deux mois... Voilà ce que je regrette. — Nous le regrettons tous, dit Drameille, poliment. Hélène était impassible. Je n’imaginais même pas qu’elle pût être retenue par cette hostilité qu’on lui devinait contre son mari, mâle trop nerveux qui ne voulait remuer le monde que pour conquérir sa femme. Elle vivait loin de lui, elle affrontait d’autres obstacles. Lesquels ? Nous bûmes encore. Je n’es­ sayais plus de résister et, dans cette passion pour elle que je laissais abonder en moi franchement, tout autre vouloir se volatilisait. A certains moments, le goût profond du tabac m’anesthésiait presque. A d’autres, je me sentais redevenir le dangereux activiste de jadis. Hélène, la politique, tout se mêlait. Ce monde embrouille tout. On décide d’aimer certaines choses, d'en oublier d’autres. Mais les voici toutes ensemble devant nous, on choisit un fil et on tire, et tout vient. — Allons dormir, mes enfants, dit Gérault. Je pars demain matin pour Berlin et j’ai besoin de me reposer... Je descends avec vous, ajouta-t-il, il faut que je rentre la voiture au garage. Il ouvrit la porte, et entraîna Drameille dans l’escalier. — Vous paraissez soucieux, me dit Hélène, sur le palier. Je pris sa main. Comment peut-elle vivre avec cet homme-là, pensai-je. — Je voudrais vous voir demain, lui dis-je à voix basse, en gardant ses doigts dans les miens. La minuterie s’arrêta et l’escalier se remplit de pénombre. Derrière Hélène, telle que je l’avais gardée présente en moi quand l’absence lui faisait un contour imprécis et changeant, la porte entrouverte ne laissait passer qu’une insuffisante lumière. Elle se tenait immobile, souveraine, pouvait-on croire, de la nuit qui s’ouvrait devant elle, et capable de l’éclairer d’un seul regard. Quand les hommes se perdent dans ce monde de mort et y tracent à tous risques leur course zigzagante et Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 49

coupée de chocs, est-ce une femme comme Hélène qui les aimante ? Connaît-elle son pouvoir ? Elle est la reine des har­ diesses et des périls, et des récompenses toujours remises à demain. Je sentais sa paume chaude sous mes doigts. Il faut aller jusqu’au bout de soi-même, pensais-je, et c’est peut-être se perdre d’abord avec cette femme, la faire descendre encore avant de lui faire gravir la montagne des aromates du Cantique, et là, qu’elle soit avec nous, qu’elle ne bouge plus. Il se prépare hors du monde des épousailles inouïes. Elle n’avait pas lâché ma main. La minuterie fut rallumée. — Je le désire aussi, dit-elle. Elle me proposa de venir, en voiture, toute seule, à un endroit de mon choix. Cinq heures, demain ? D’accord. Un endroit où l’on ne risquât rien. Porte Dauphine ? A nouveau d’accord. J’étais follement heureux. — Ne ratez pas votre dernier métro, me dit-elle. — Tu as encore trois quarts d’heure, me dit Drameille quand nous eûmes quitté Gérault. Tu as largement le temps de passer chez moi. Je vais te donner non seulement les papiers origi­ naux, mais une copie que j'ai fait faire. Tu pourras travailler dessus. Toutefois, je n’ai pas fait copier un certain nombre de lettres russes. Je me suis méfié des fuites. J’ai l'impression qu’elles contiennent des choses importantes. — C’est ce que laissait entendre Patrick. Nous marchons d'un bon pas. — L’idée dont tu parlais, dis-je, est-ce toujours ton projet de groupement des romanciers ? Il rit comme à regret : — Je sais, répondit-il, cela a l’air d’un canular. Pourtant je n’ai jamais été plus sérieux. Mais une fois de plus, il se dérobe : — C’est un travail considérable. J’en ai vaguement parlé à Gérault. Dès son retour, nous nous réunirons et il te donnera une avance. Autant l’embarquer tout de suite... Soudain, au moment de quitter le boulevard, Drameille s'arrête devant une vitrine encore éclairée. C’est une exposi­ tion de jouets pour la Noël. — Regarde, me dit-il. Il me montre la Panoplie du Petit Saboteur : une canadienne

pour enfant, un béfet basque, un rouleau de cordeau Bickford, des cartouches de plastic en miniature, sans oublier la clef pour déboulonner les rails. — Joyeux Noël, dit Drameille. Puis, mû par je ne sais quelle association d’idées, il ajoute : — Au fait, nous n’avons pas parlé du Père Carranza. Le bruit court qu’il est vivant. — Ce n’est pas un bruit, lui dis-je. C’est une certitude. Il a été libéré par les Russes. Il va rentrer bientôt. — Je voudrais bien le revoir, dit Drameille. La rue Chauchat nous enferme, puits noir ouvert, très loin, comme sur un ciel vague, sur la trouée de la rue de Châteaudun où les autos font des éclairs pâles. La nuit, les gens parlent plus fort, cela me plaît. La nuit me donne une immense famille. Nous continuons à parler à bâtons rompus. — Vois-tu des copains sérieux qui seraient d'accord avec nous? demande Drameille. J’aurais besoin de monde. — Il y a le petit Jansen. — Je m’en souviens. — Licencié ès lettres. Relâché après douze mois de Fresnes. Dix ans d’indignité nationale. — Il s’en est bien tiré. — Oui, dis-je. Il est assez vindicatif et casse-gueule. — Casse-gueule, ça va, vindicatif, non. — Ça lui passera. — Dis-lui de venir me voir, dit Drameille. Nous arrivons rue de Châteaudun, et soudain il se dégèle : — Tu l’as vu frétiller, le petit Gérault, à la pensée de jouer un tour à Bonnava ? — Sur lui aussi tu fais une expérience, dis-je. Il est d’une imprudence folle. — C’est un assez égoïste petit cochon, dit-il. Et avec ça, plein de sentiments attendris sur la saloperie de sa bauge... Un petit cochon moralisateur et qui voudrait s’envoler. Il rit silencieusement. Il est content, sa journée a été bien remplie. — Gérault avait l'air d’accuser Hélène. Qui a averti Bonnava ?

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— Hélène ? C’est possible. A moins que ce ne soit la dactylo qui a fait les copies. Ou bien d’autres encore. — Qui donc ? — Moi, dit-il, évidemment. Je le regarde bêtement. — C’est une indiscrétion qui rapporte sept millions, tout en protégeant Gérault contre lui-même... Et sans risques, rassuretoi. — Tu es tout de même un type dangereux, lui dis-je avec une obscure admiration dont, peut-être, il se délecte (mais a-t-il même besoin de ce plaisir ? Il se suffit'). — Il fallait bien que je paye mon visa pour la Russie. Mais, après tout, Hélène a pu parler aussi, dit-il. Sais-tu qui elle a actuellement comme amant ? — Elle a un amant ? — Tu es le seul avec Gérault à ne pas le savoir... Mais encore une fois, ajoute-t-il en continuant à jouer cruellement avec moi, je peux te rassurer. Non seulement elle le méprise, mais elle lui souhaite du mal. — Il n’est pas possible que ce soit Bonnava. — Mais si, c’est possible. C’est même certain. Nous sommes arrivés place de la Trinité. Ouvrant et fermant des circuits compliqués, des feux verts, jaunes, rouges, ponc­ tuent un carrousel absurde où s’est installé un incompréhen­ sible ballet. Des lumières giclent et se heurtent, puis, soumises, vagues et fugitifs regards que la nuit appelle et dissout, elles virent et s’éteignent. Allons, qu’attends-tu ? Faut-il vraiment rentrer dans cette vie ? On est si bien sur les bords. Allons, rappelle ta science, rappelle-la. Quoi, meurtri par une si banale blessure ? Rappelle ton courage. Ah ! les vœux, les résolutions chancelantes de tes nuits ! — Eh bien, me dit Drameille déjà engagé sur la chaussée, qu’est-ce que tu attends ? Il me tend la main pour me faire descendre du trottoir, comme à un enfant. Mais pour la deuxième fois, ce soir, je réagis avec vigueur, et je me mets à rire. Tout le malheur du monde ne peut plus rien sur moi. Nous nous dirigeons vers la rue de Clichy. — Attends-moi là si tu veux, me dit-il lorsque nous arrivons au

coin du square de la Trinité. Je monte en vitesse mes six étages et je reviens. Filtrée par les feuillages, la lumière brouillée de la place se perd dans de vastes trous d’ombre, au ras du sol ; l’église est bâtie sur cette nuit, sur cette sape sans fond. Il sort de cette grotte taillée dans les arbres et dans les murs une paix d’une tristesse solennelle. Je plonge mes yeux au plus profond de cette ombre, et je me souviens. J'ai tant aimé l’obscurité des églises. Je me rappelle la chapelle de la rue de la Source, où j’attendais le Père Carranza. C’était pendant la guerre, le courant était coupé. Le Père me disait souvent qu’à défaut d’autres solutions, je pou­ vais toujours essayer de faire la même nuit en moi, le même vide, obtenir que ma volonté fût inagissante et que mon intel­ ligence s’éteignît. Mais était-ce sa solution ? Il m’eût méprisé d’en rester là. Drameille tarde à revenir. Se soumettre, faire la nuit en soi ? Ce soir, peut-être, cela s’appelle ne pas attendre Drameille, cela s’appelle fuir. Fuir ? Serait-ce le vrai courage ?... Le courage, c’est de lever les yeux sur la tentation, et de l’accomplir. — Voici, me dit Drameille en me remettant un assez gros paquet. J’ai mis à part les lettres russes. — Merci, lui dis-je. Mais j’hésite. Ma tristesse l’emporte sur moi. — Il y a longtemps que j’ai enterré ce passé-là, dis-je, et Patrick aussi l’avait enterré... Et, peut-être, le seul vœu intelli­ gent qu’on devrait former, ce serait de pouvoir aussi, à chaque instant, enterrer le présent. — Idiot, dit Drameille en me prenant affectueusement par le bras et en m’accompagnant vers le métro... Rien n’est mort, surtout pas le passé. Cette nuit, tu vas t’en apercevoir. — Cette nuit comme les autres nuits, dis-je. — Patrick est mort, dit-il, mais ses assassins sont toujours vivants et ils iront plus loin que lui. Sylvie aussi est morte, mais il reste les raisons de son silence. Le scandale persiste, et il n’en est qu'un. C’est celui de l’homme-dieu lancé dans ce monde frénétique et absurde... Il se tait un moment. La vie m’est cruelle et douce. — Sylvie et Patrick sont morts, répète-t-il. Mais voici les théo­ Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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ries de Drameille et celles de Dupastre, les théories qui les ont tués... — Tu exagères, lui dis-je. — Nous sommes tous des assassins, dit-il d’une voix tranquille et un peu triste. C’est le titre de mon prochain roman... Et le plus grand des assassins, c’est Dieu. Cela pourrait être un autre titre... Parfois, je me demande si ce n’est pas un scandale encore plus grand qu’on puisse s’en sortir en écrivant des livres. Bonne nuit, vieux frère, dit-il.

4 C’est pourquoi l’ange exterminateur, qui est le même que l'esprit du mal, est appelé « très bon » parce qu’il cause beaucoup de bien à celui qui écoute la voix de son maître. Le Zohar (II-163aï

Nuit du 13 au 14 mars 1937, à Trijueque, sur le front de Guadalajara. Un filet d’air glacial passait sous la couverture qui obstruait le soupirail de la cave et écrasait, par moments, la flamme de notre bougie. Je regardai à mon poignet gauche. La montre luisait vaguement, mais il m’eût fallu, pour distin­ guer les aiguilles, l’élever jusqu'à mes yeux. — Ne bouge donc pas, me dit le petit major qui lavait ma blessure. La canonnade s’était arrêtée, mais, comme s’il refusait d’accep­ ter cette soudaine immobilité de la terre, mon corps continuait à trembler tout seul, par saccades, et à se plaindre sourdement. L’épaule droite découverte, je grelottais de froid et de fièvre. Le médecin se tourna avec impatience vers l’infirmier : — Approche donc la lumière et protège la flamme. La main de l’homme tremblait aussi, et je ne savais pas qui, de lui ou de moi, faisait danser sur la voûte ces ombres absurdes et bouger, dans les coins, ces entassements de nuit. Mes yeux deviennent fous, pensai-je, et je les fermai. — Ce n’est rien, dit le major. Il n’y a rien de cassé. L’éclat s’est arrêté contre l’omoplate. Ses paroles mettaient longtemps à venir jusqu'à moi. — Je vais t’évacuer à Torija, dit-il, pour faire enlever ça. Tu en as pour sept ou huit jours, tout au plus... — Sept ou huit jours, dis-je, soudain brûlant et heureux, ou

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bien sept ou huit mois. J’en ai marre de ce baccara d’enfer. — Qu’est-ce que tu racontes? dit-il, étonné. Il était tout jeune, vingt-deux ans à peine, plein de bons senti­ ments sincères perpétuellement tendus. La lumière rasante s’accrochait en mousse vaporeuse au duvet blond et abondant de ses joues. Il finit de serrer le pansement. — Sept ou huit jours, ou bien sept ou huit mois, répétai-je avec l’entêtement que donne la lucidité rabâcheuse de la fièvre. Et pas à Torija, à Barcelone. Vous m'emmènerez avec vous, padre, dis-je à un homme vêtu de noir, couché contre le mur, et que la lueur trop faible de la bougie ne séparait pas de son trou d’ombre. — Padre ! appelai-je. — Oui, enfin, ça va mal, dit le toubib en me regardant, indécis... Il a perdu beaucoup de sang, dit-il à l’infirmier, pour m’excuser. L’infirmier éleva sa bougie et la remit à sa place dans un goulot de bouteille sur la planche qui servait de bureau à Patrick. Le médecin s’approcha du moine et souleva une couverture, la lumière tomba sur la blancheur d’une jambe nue, garrottée à la cuisse. — Et vous, padre, comment ça va ? — May bien, hombre, dit le moine. Sous un front lisse et très haut, il avait une face ligneuse, osseuse plus que charnue, nouée plus que ridée, l'aspect de ces vieux bois durs sur lesquels les haches s’ébrèchent. Deux yeux vifs par accès, seuls points de braise dans cette face inconsumable, dévoraient l'ombre des orbites creuses. Une fois qu’ils vous avaient saisis, on les voyait tout de suite se reprendre et rentrer en dedans, aller brûler on ne savait quoi de vous-même dans ces profondeurs noires. Soutenu par le médecin, je me levai dans un vertige et allai m’accroupir près du moine, sur les planches disjointes et crevées qu’on avait jetées là, et qui ballottaient dans la boue schisteuse. — J’irai avec vous, dom Luis, dis-je. Il bougea à peine la tête, mais son regard flamba. — Au couvent ? demanda-t-il en français, avec ironie. — Il n'y a plus de couvents à Barcelone, dit l’infirmier, furieux,

et qui ne comprenait pas qu’on eût ramassé et ramené là ce moine franquiste. — On les rebâtira, hombre, dit le Padre. — A Barcelone, il n’y a plus de couvents, dis-je à mon tour... puis, soulevé par une colère bienfaisante contre cet infirmier communiste qui me tapait depuis longtemps sur les nerfs : Il n’y a plus que les prisons de la Guépéou. — Le camion ne va pas tarder à revenir, dit le major, faisant le sourd. Patientez encore un peu tous les deux. Il se préparait à sortir. — Laisse-nous à boire, lui demandai-je. — Il n’y a plus que de l’eau. — Eh bien, de l’eau. Devant l’infirmier morose, qui affectait une lenteur hargneuse, le petit major traîna vers nous un seau de toile à demi plein et se prépara à remplir mon bidon. — Tu boiras doucement, dit-il, elle est glacée. — Non, dit le moine. Dans mon bidon, il y a du vin. De ma main valide, je soupesai son bidon. — Il n'y en a pas assez. Je vais mélanger. — Non, dit encore le moine. Le bon vin se boit pur. Poca agua en el vino, y mucho en las mujeres de los campamentos. Et il explique pour l’infirmier qui tend l’oreille, de nouveau furieux de nous entendre parler espagnol : — Pas trop d’eau dans le vin et le plus possible dans les femmes des cantonnements... C’est la devise des regulares de Tétouan, dit-il. L’infirmier sort derrière le docteur, en claquant la porte, dont les ferrures crient. La flamme vacille, cherche éperdument appui sur le vide, se rassemble dans une sorte d’effort difficile, et enfin se redresse, presque calme, remettant de l’ordre par­ tout, une paix faite d’ombre lourde et de vagues reflets. A côté, dans une portion de cave séparée de la nôtre par une murette disloquée, on entend des respirations désordonnées, quelques ronflements. Nous nous trouvons à la sortie sud du village de Trijueque, près de la grande route de Siguenza à Guadalajara, sous une maison à demi effondrée. Depuis deux nuits, c'est le P. C. du bataillon de Patrick. Une eau chargée de boue, sorte de neige noire et molle, englue les fissures des murs, colle aux Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 57

moellons disjoints, s’étale en flaques limoneuses sur le sol taillé à même le schiste pourri. Le moine se déplace un peu pour soulager ses reins meurtris et son gémissement se perd dans une sorte de grognement familier. Il a été blessé, il y a une heure, dans l’église de Trijueque, que nous étions en train d’enlever pour la troisième fois, en pleine nuit. Il avait installé une infirmerie au fond de la crypte. Pas un Italien n’en est sorti vivant. Dans l’extrême désordre de la bataille, il est le seul que j'aie réussi à protéger, et la rafale de mitraillette qu’on lui destinait et que j’ai détournée est allée casser en deux un saint Joseph de plâtre. Je ne peux détacher mes yeux de cette tête au volume disproportionné, de ce visage. Les paupières sont closes. C'est une face de statue, secrète, méditative et froide. La trace des anciens tourments s’y est comme enfoncée et ensevelie, elle ne laisse apparaître, comme les vieilles roches basaltiques, que de durs et calmes méplats, elle est désormais incapable de frémissement et de souffrance et fixée dans son effrayante maîtrise. Cet homme m’attire. Je devine qu’il mérite et qu'il domine son repos. Le moine ouvre les yeux et me regarde un moment en silence, d’un air d’attention. — Tu souffres beaucoup ? me demande-t-il enfin. — Non, lui dis-je. J’ai envie de parler. Je renoue la conversation interrompue par l’arrivée du major. — Ce qu’il faudrait, c’est que vous ne soyez pas considéré comme prisonnier. Vous m'avez parlé d’un ami influent à Barcelone. — Rassure-toi, dit-il. C’est Alfonso Jadin, un des chefs anar­ chistes de Catalogne. — Je le connais un peu. Il est commissaire au ravitaillement. Enfin, il l’est encore. — En 1932, sous le gouvernement républicain, il y a eu une émeute anarchiste près de chez nous, à Casas-Viejas. Les forces de police sont venues de Madrid avec le mot d’ordre « Ni blessés ni prisonniers » donné par Azaïla lui-même. Les anar­ chistes ont été brûlés dans leurs maisons ou abattus à coups

de fusil quand ils sortaient. Jadin était là. En mission peutêtre ; je ne sais pas. Je l’ai logé chez moi... après. — Je comprends. — Il faudra le faire prévenir. C'est un anarchiste qui croit en Dieu, dit le moine. Il y en a. — Je sais. — J’ai été un des premiers abonnés de la Solidaridad Obrera1, La solidarité ouvrière, journal anarchique. en 1907, dit-il encore. J’y croyais, alors. J’avais vingt-cinq ans. — Et vous n’y croyez plus maintenant ? — Si, hombre, si. Je crois toujours en l’homme et moins que jamais dans le gouvernement. — Muy bien, padre. Dépêchez-vous de guérir et d’aller rejoindre Jadin à Barcelone. Madrid n’est pas bon pour les anarchistes. — No te preocupes, dit-il. Dieu est bon pour eux. Nous nous tûmes. On eût dit que les trois ou quatre gorgées de vin que j’avais bues faisaient irradier dans tout mon corps la chaleur de ma blessure. La douleur prenait du champ, s’étalait, se perdait comme une source dans les sables. Je vou­ lus hâter le progrès en moi de cette onde bienfaisante, et, plongeant mon quart dans le seau d’eau, je bus avidement. Le moine grogna. Je ramenai alors la couverture sur ma poitrine et m’étendis près de lui avec précaution, remuant d’un bloc toute ma douleur diffuse et l'énorme fatigue d'un mois de veilles et de combats. — Pourvu que Patrick rentre avant que nous partions, pensaije. Il faut que je parle à Patrick. Un immense bonheur trouait mes brumes. Heureuse blessure !

Du temps passa. Ma fièvre montait. La lueur frissonnante de la chandelle captait mon regard, qui se perdait dans la spirale sans fin, toujours élargie, de ses halos. Cette spirale vrillait mon œil et m’envahissait le crâne. C’était le monde indéfini de mes questions et de mes réponses, de mes problèmes sans solution. Si encore cette chandelle pouvait crever! Mais elle est inusable, elle en a bien pour une heure à juter. C’est ça, je suis idiot, pensai-je encore. — Tu ne dors pas ? me demanda à voix basse le moine qui m’entendait bouger sans cesse. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Non. Je me demande comment je vais faire pour rejoindre Barcelone, dis-je à voix basse, moi aussi. — C’est difficile ? — J’espère que non. — Que veux-tu faire à Barcelone ? Parti Ouvrier — Revoir mes amis du P.O.U.M.1 et apprendre d’eux s’il y a d'Unification Marxiste, fondé par des encore un espoir de faire quelque chose de propre, avec les communistes dissidents. communistes ou sans eux. La vraie bataille de l’Espagne est à Barcelone, pas ici. Je sentis qu’il se raidissait contre un retour brutal de la dou­ leur, ses ongles raclèrent la planche, puis l’accès passa. — Ni ici ni à Barcelone, me répondit-il avec une dureté sou­ daine, mais corrigée par un accent si profond qu’on ne pouvait certes pas l’attribuer à ce besoin de tout nier qui nous prend parfois dans la souffrance. Le peuple espagnol est le plus fou de tous les peuples, mais il n’y a pas de problème espagnol. C’est le monde entier qui appelle aujourd’hui la dictature, qu’elle soit blanche ou rouge... Tu crois encore à la politique ? ajouta-t-il avec une brutalité mêlée d’intérêt. Tu en es encore là ? — Je ne sais pas où j’en suis, lui répondis-je, plein du senti­ ment grisant que ma liberté était et restait intacte dans cette contrainte universelle, et m’aidant de cette ivresse pour tran­ cher à vif dans le problème encore débattu de mon départ. Je ne sais pas où j’en suis, et c’est bien ce qui m’embête. Mais pour le savoir, il me faut d’abord me tirer du piège d’ici. Il se mit à rire silencieusement : — Le piège est partout. Le piège est aussi vaste que la terre, dit-il avec une sorte de joie tranquille qui ne me dérouta pas moins que sa dureté de tout à l’heure... Quand on t’a soigné, j’ai remarqué que tu avais la poitrine bien peu velue pour un soldat. Tu n’es pas fait pour ce métier-là. — Peut-être, dis-je, le cœur battant. Sa voix redevint neutre. — Tu te poses beaucoup de questions pour un guerrier... II est vrai que j’en ai vu, parmi les plus enragés, qui avaient comme toi, à trente ans, un teint de femme, et presque pas de poil au menton. J’ai dit les plus enragés, les plus méchants...

Il n’y a rien de plus méchant en l’homme qu’une certaine part de femme humiliée qu’il contient. Il s’arrêta un moment, dans la pénombre, ses yeux cherchaient les miens. — Si tu veux, je peux t'aider. — M’aider à quoi, padre ? — Pas à sortir du piège, comme tu dis... A quelque chose de bien plus difficile. A t’en rendre maître, à le commander, à l’aimer... Seulement, en effet, c’est difficile, murmura-t-il d’une voix profonde. Il posa sa main sur mon genou et je tressaillis. — Nous nous retrouverons à Barcelone, dit-il. D’accord ? — D’accord, lui dis-je. Un coup de feu claqua dans la nuit à cent mètres de là, deux, trois, une courte salve. — Ecoute, dit le moine, ça recommence. J’écoutai, oppressé. La nuit retrouva peu à peu son opacité, elle reprit son écoulement monotone. Le vent du plateau fouillait les décombres, son sifflement aigu s’exaltait par moments et couvrait la respiration des dormeurs. Derrière les muretins de pierre sèche qui coupaient la campagne rase et indéfinie, des guetteurs avaient dû tirer sur une ombre, sur un fantôme d’ombre. Le moine rompit le silence : — Quel genre d’homme est-ce, ton Patrick ? Lui non plus ne pouvait pas dormir. — Un type bien, et qui commence aussi à s’énerver. Seule­ ment, moi, je n’ai qu’une main dans le piège, lui, la moitié du corps. Il est membre du Comité central du parti communiste. — Ah ! — On croit partout que c’est un dur et on a raison de le croire. Pourtant, au fond, c’est un mou. — Explique-toi. — Vous feriez mieux d’essayer de dormir, padre. — J’ai besoin de savoir. — C’est vrai, dis-je... A sept heures, ce soir, à la fin de notre seconde attaque, quand on a commencé à mollir, il a été obligé de tirer sur un de nos jeunes gars qui s’était planqué derrière un mur, à l’écart, et attendait. Il a crié après, je ne Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 61

sais pas ce que l'autre a répondu, bref il a tiré dessus. Un nommé Provo, un jeune Belge. Après, il n’a pas cessé de crier. Seulement, il est resté le dernier sur la place. Vous compre­ nez ? — Tu appelles ça être mou ? — Il me semble, dis-je en hésitant. — Le garçon est mort ? — Il y a une demi-heure. — C’est dur, dit le moine. — D’autant plus que le jeune type s’était affolé parce qu'il n’avait plus de cartouches. — C’est la guerre. Et toi, tu as déjà tué ? — Je ne sais pas. De loin, peut-être. Je suis officier de liaison. Je participe assez peu souvent aux attaques. — Aujourd’hui, si. — Aujourd’hui, oui. — Heureusement pour moi, dit-il. — Oui, dans cette guerre, on ne fait pas beaucoup de prison­ niers. — Tout à l'heure, dans l’église, c'est toi qui as lancé les grenades dans la crypte ? — Non. C’est Patrick. Moi, je n’avais pas vu la crypte. Je cher­ chais les Italiens derrière l’autel. — Il ne faut jamais tuer vainement, dit-il. Les guerriers ne savent pas pourquoi ils tuent. Sa voix était profonde et sans exaltation. — Qu’appelez-vous ne pas tuer vainement ? — Si tu cueilles une fleur, tu ne la tues pas si tu l’élèves vers le ciel dans un acte d’adoration... Et même, ajouta-t-il, heureux ceux qui savent ne pas arracher vainement une graminée le long du chemin... Mais quels sont ceux qui savent adorer ? Personne, dit-il. A ce moment, à l’entrée de la cave, quelqu’un racla ses souliers lourds de boue. La porte, coincée, résista à une dernière pous­ sée, puis s’ouvrit d’un coup brusque, en crissant sur les gravats qui encombraient le seuil. La flamme de la bougie se coucha et s’éteignit. C’était Patrick. Il s’arrêta au bout de l’escalier, battit son briquet et descendit pesamment la dizaine de marches en protégeant la flamme

dans sa main. Il chercha la bougie des yeux, la ralluma, nous vit. C’était un homme d’aspect robuste et lent, lourd d’épaules et de cuisses, de taille moyenne. — Je vous croyais parti, dit-il. Le camion n’est pas revenu ? — Non, dis-je. — Ça va toujours ? — Moi, oui. Le padre a la jambe cassée. — La route vient juste d’être coupée à trois kilomètres par les derniers obus. On y travaille... Combien reste-t-il de blessés à évacuer avec vous autres ? — Quatre, dis-je. Avec nous, six. — C’est ennuyeux, dit-il. Il y en a bien pour deux heures. Il s’était assis sur la caisse qui lui servait de siège. Débouchant son bidon : — Veux-tu boire ? me demanda-t-il. — Merci, lui dis-je. Ça va. Il but à longs traits, avidement, comme un homme épuisé. Le padre bougea et se mit à gémir, puis se tut à nouveau. — A-t-on des nouvelles de Provo ? — Oui. — Alors ? — Il est mort il y a une demi-heure. — Ah ! fit-il. Puis il eut un haussement d’épaules. La lumière trop basse nous faisait à tous les trois des faces hâves et saccagées, que nous offrions sans défense, indifférents à tous les masques. Je ne savais pas comment faire part à Patrick de ma volonté de ne pas revenir. — Patrick, lui dis-je, il va falloir vous occuper du padre. On ne peut pas le laisser partir comme ça, dans l’inconnu. Je parlais avec une certaine timidité. Une heure auparavant, quand j’avais fait transporter le padre hors de la crypte, Patrick, qui passait en courant, son colt au poing, sur un fond d’incendie, m’avait crié : Qu’est-ce que tu veux qu’on en foute de ton curé ? — On ne peut tout de même pas le déguiser en républicain, dit-il. — Pourquoi pas ? Les yeuz d’Ezéchiel sont ouverts

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Je racontai en quelques mots l’histoire du padre. Celui-ci nous écoutait en silence, les yeux clos. — Il dépend du monastère de Montserrat, mais, lors de l’in­ surrection, il s’est trouvé bloqué à Saragosse. Comme les Italiens, à Malaga, ont perdu des aumôniers et qu’il parle aussi l’italien, on lui a demandé s’il voulait aller avec eux. Voilà. Ça ne l’empêche pas d’être anarchiste. — Si on veut, dit Patrick. Il tourna les yeux vers le moine pendant quelques instants, sans le voir, de cet air taciturne et dur qu’il avait quand la fatigue l’empêchait de réfléchir ; puis il releva la tête, et leurs regards se croisèrent. — Qu’est-ce qu'on dit de l’autre côté ? demanda-t-il. Pourquoi pose-t-il cette question ? pensai-je. Il l’interroge ? — No se dice nada, dit le moine avec simplicité. On ne dit rien. Voilà deux fiertés qui vont se heurter ou s’accorder, me dis-je encore. Mais le Père est-il fier ? Je n’en sais rien. Patrick fixa encore le moine d’un air sombre. C’était le Patrick sérieux et tenace des jours où la force commande. Il était si concentré qu’on le croyait lent, et qu’on le jugeait d’abord sur sa lenteur paysanne. Moi seul, peut-être, savais que toutes les pensées de moins en moins simples qu’il avait engrangées en trente ans de vie militante, ses espoirs, ses déceptions, pétris ensemble et ruminés avec cette application qui est le meilleur sous-produit des vocations politiques, avaient fini par donner un cerveau ardent à ces muscles noués. — Epelez-moi votre nom, dit-il au moine. Il rapprocha de lui la bouteille-bougeoir, puis sortit son stylo et son bloc-notes. Le Père épela et Patrick écrivit. Il prit ensuite dans sa poche une petite boîte de fer qui contenait son cachet et timbra la feuille. Il la détacha, la relut, et sans se lever, car il était près de nous, la tendit au moine. — Vous présenterez ça, quand on vous questionnera. Lisez, dit-il d’un ton de commandement en approchant la flamme de la tête du Père. Le moine lut, plia la feuille en deux, d’un air de réflexion, et regarda Patrick, qui remettait la bouteille à sa place. — Gracias, hombre, dit-il.

— Faites voir, padre, dis-je à mon tour. On peut m’interroger, moi aussi. — C’est vrai, dit Patrick. Faites-lui voir. Et il approcha à nouveau la flamme. Luiz Carranza, moine bénédictin de Montserrat (Catalogne), ancien membre de la F.A.I. ’, ami d’Alfonso Jadin, commissaire au ravitaillement à Barcelone, blessé à Trijueque, le 13 mars 1937, en rejoignant les lignes républicaines. Prévenir Jadin. Signé : Patrick., cdt le 2° Bataillon, 12° Brigade.

Fédération Anarchiste Ibérique.

Je me tournai, très heureux, vers Patrick. Mais il était retombé dans sa méditation inutile. L’œil fixe sous les sourcils brous­ sailleux, il regardait n'importe quoi sur le mur. Le moine replia sa feuille et la glissa sous le revers de sa manche. A moi maintenant, pensai-je. L’air de tristesse de Patrick me rendait ma confiance, et pourtant m'empêchait de parler. Patrick se leva, prit sa couverture qui était roulée et accrochée au mur près de lui, et promena par la cave un regard vague. Il se saisit enfin de la bougie et se dirigea vers son coin, pour dormir. Il remuait ses pensées de la journée. — Ces Italiens-là se battent comme des enragés, murmurat-il, comme se parlant à lui-même... Menas camiones y mas cojones, quelle blague ! (Il faisait allusion à une chanson qui courait, des deux côtés, sur les Italiens, à qui on souhaitait moins de camions et plus de...) — Oui, dis-je alors avec vivacité et émotion. Eux aussi. Ce sont d’aussi pauvres types que nous. — Essaie de dormir, dit Patrick. Encore plus d’une heure. — La politique nous rend tous fous. N’importe quelle poli­ tique. — Allons, dors, dit-il d'un air las, en regardant les planches qui allaient lui servir de lit. Tu choisis mal ton moment. Cent fois, nous avions parlé ensemble de ces choses. De la bêtise de la guerre. Pas de son horreur, de sa bêtise. Et quand même, de sa fatalité, de sa monstrueuse nécessité. Du flot des mensonges utiles. Utiles à quoi ? ou bien à qui ? Du mensonge de l’histoire, de ses promesses jamais tenues, au contraire, de cette extermination systématique des révolutionnaires entre Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 65

eux, qui nous faisait à tous des âmes impitoyables et exaltées. — Dors, répéta-t-il. Les planches craquèrent sous son poids. — Non, dis-je le cœur battant, mais plein d’une définitive réso­ lution. Je ne peux pas dormir. Jamais ce ne fut davantage le moment de savoir ce que l’on veut (je me disais que, dans nos discussions, j’avais toujours eu peur de le vexer, de blesser en lui cette superstition de la fidélité qui était sa suprême illusion vitale. Je me disais aussi que l’un et l’autre, nous ne nous en sortions qu’en tournant les choses avec humour. Mais l’humour ne crée pas un climat salubre, pensais-je). La petite saignée de cette nuit, repris-je avec la même force, me donne sans doute une âme légère et propice à la méditation... — Eh bien, médite tout seul, dit-il durement, et il souffla la bougie. — Non, dis-je encore, embrasé d’une fièvre qui ne venait plus de ma blessure, et dans laquelle celle-ci frappait à coups redou­ blés, mais en vain. J’ai besoin de votre avis avant de partir. J’ai décidé, si je peux, de ne pas revenir. — Tu es majeur, dit-il. Ces questions-là sont simples. Si tu ne reviens pas, tu te feras fusiller pour désertion. — Ce genre d'arguments est évidemment très fort. — C’est le seul qui me reste. Dors. — Et vous ? lui demandai-je. Vous finirez par y rester vous aussi, c'est idiot. Cette guerre ne vous intéresse plus. — Elle me passionne, dit-il. Il respira profondément, pour s'endormir. Près de nous, le moine bougea. Il ne dormait pas, ou bien nous l’avions réveillé. — Ce qui vous passionne, dis-je méchamment, c’est de jouer à l’aventurier sans illusions. Voilà ce qui vous passionne. — Toute ma vie le prouve, répondit-il. Demain l’attaque est à cinq heures, et il est minuit. Boucle-la. — Il n’y a pas d’aventuriers sans illusions, dit la voix du moine, dans le noir. — Que dit-il ? dit Patrick, étonné par cet accent étrange. — L’ignorance de la vérité est aussi une illusion, dit le moine. — Qu'est-ce que la vérité ? dit Patrick d’une voix ironique. Lui aussi, il est sectaire. — Que dice usted ? demanda dom Luis en sursaut.

— Dice que es usted un sectario. Il dit que vous êtes un sec­ taire. Dormez, padre. — Nada, dit le moine. En aucune façon. Il emploie des mots dont il ignore le sens. Demande-lui pourquoi il est tout le temps en train de tuer lui aussi. — Zut, dit Patrick. J’en ai marre de tourner en rond, je veux dormir. Si vous voulez continuer à parler, je vais aller coucher ailleurs. Tuer, vous en savez quelque chose, vous, en Espagne, avec votre Inquisition. — L’Inquisition a été l’illusion de l’Eglise, dit le moine. — Et c’est aujourd'hui qu’elle en crève, dit Patrick. Le sang l’étouffe. Dormez, padre. — Et toi aussi, hombre, tu en crèveras, d’être tout le temps obligé de tuer sans savoir pourquoi, dit le Père d’une voix terrible. Moriràs con las botas puestas, tu mourras les souliers aux pieds. — Je l’espère bien, dit Patrick. Bonne nuit.

Le temps passa. Une heure, deux peut-être. On s’était habitué à ce sifflement lisse du vent sur les décombres. Quand une pierre se détachait d’un pan de mur, sa chute ne faisait qu’un trait de plus, fondu et emporté dans le grand sillage de l’air. Nous sommes contre le vent, pensai-je. Les autres n’entendront pas monter le camion. J’en suivais, par la pensée, la lente approche, avec une fiévreuse minuterie. A grand effort, je le maintenais sur la route, la bonne route, je l’empêchais d’aller divaguer dans ces champs d’argile fondue où les chars laissaient leurs chenilles. Là, sur la route, répétais-je, la bonne route. J'encou­ rageais la route autant que le camion. Tu es sèche, disais-je. Plate et bonne. Et si tu le veux, invisible. Je calculais notre passage d’une ondulation à l’autre, avec, chaque fois, au sommet de fausses crêtes, la gifle décuplée et retentissante du vent. Ne pas dépasser le village. Encore trois gifles, deux, une. Au moins, cette nuit, il ne neigeait pas. Pourtant, il y avait toujours, dans le coin droit du ciel, au-dessus de Brihuega, un immense jaillissement rouge et violet, fleur encore plus véné­ neuse que cette nuit d’encre sale. Ils vont encore nous voir, pensais-je. Passons vite de l’autre côté de l’incendie. Mais Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 67

l’incendie reculait toujours. Et en effet ils nous voyaient. Sur le tapis de flocons qui ruisselaient devant la flamme, cascade ininterrompue de copeaux d’argent, d’autres fleurs rouges s’ouvraient, croulant avec le ciel, et vers elles nous portaient, à grands élans d’angoisse, nos cœurs battants. Mais cette nuit, c’était un écroulement silencieux. Pourquoi ? Un écroulement berceur. La neige, toujours, pourvu que ne s’arrête pas cette fête. Je me demandais pourquoi la mort s’attifait de ce dégui­ sement de bal et de cascades lumineuses. Puis, le battement de ma fièvre se fit plus lent et plus ample. Je ne fus plus, dans le grand emportement du ciel, sur ce plateau près de chavirer, qu’un corps pesant, tassé dans cet angle mort à peine léché par les remous, d'où chacun de nous, spectateur fatigué, a rêvé un jour d’échapper aux événements et aux hommes. J’attendis le camion comme une récompense, avec une confiance un peu inquiète d’enfant qui ne soutient pas le merveilleux sans effort. Puis cette inquiétude elle-même s’évanouit. Mon corps finit d’épouser sa prison de pierre démantelée et s’y perdit.

5 Le premier signe d’une connaissance nais­ sante, c’est le désir de mourir. Kafka.

Un mois et demi plus tard, à Barcelone, au Principal Palace, siège du P.O.U.M. J’écartai le rideau de la fenêtre et regardai d’un air pensif sur la Rambla de Santa-Monica, encore déserte à cette heure. Une arroseuse municipale passait sans hâte, dans un froissement d’eau. Derrière le feuillage déjà abondant des arbres, au milieu du boulevard, un peu à droite, on distin­ guait la masse du monument de Francisco Soler, dont le sommet était baigné de soleil.

Je dégageai un moment mon avant-bras de son écharpe, et fis jouer les articulations. Les doigts d’abord, puis le coude, l’épaule enfin, prudemment. Je ne sentais plus rien. Mais l’éclat de grenade de Trijueque avait produit plus de dégâts que ne le croyait le petit major de là-bas. J’étais resté cinq jours à Torija, puis deux semaines pleines à l’hôpital de Madrid. Comme le front avait fini par se stabiliser, j’avais obtenu sans trop de difficultés une permission de convalescence d’un mois pour Barcelone. — Ça va ? me demanda le camarade Romingo, un des chefs du P.O.U.M., qui, assis derrière son bureau, suivait de l’œil mon exercice. — Ça va, lui dis-je. Il se leva et vint me rejoindre. Il faisait mentalement ses comptes : Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 69

— Cent sacs de terre par fenêtre, dit-il... S’il faut garnir jus­ qu’en haut, il s’en faut de beaucoup que ce soit assez. — Il faudra garnir jusqu’en haut, répondis-je. A cause des grenades. Il n’y a pas d’angle mort. — On garnira au dernier moment, dit-il. C’était un homme d’une trentaine d’années, au front extraor­ dinairement élevé, au regard méticuleux. Souvent, je l’avais vu se mettre en colère sans cesser d’avoir l’air de réfléchir. — Le camion ne va pas tarder à arriver, dit-il encore. Tu par­ tiras tout de suite. Aujourd’hui essaie d’en faire quinze cents. — Avec dix hommes ? — Quinze, pas plus. Roberto est d’accord. — Si la terre est bonne, ça ira. — Elle est bonne, dit-il. Si tu pouvais faire un premier voyage pour midi, nous commencerions à garnir le rez-de-chaussée. — Tu crains quelque chose pour ce soir ? Il haussa les épaules d’un air las. — Ce qu’il faut, dit-il, c’est que tu ne laisses pas le camion revenir seul. On l’arrêterait en route et nous ne le reverrions plus. — D’accord. — Avec ton uniforme des Brigades, tu passeras. — Fais-moi quand même un ordre de mission au nom de la 29e division, lui dis-je. — Oui. Il revint à son bureau. La 29e division était formée par les hommes du P.O.U.M. et tenait le front d’Aragon. On disposait ici de son papier à en-tête, de ses griffes et de ses tampons. Ce n’était pas régulier du tout, mais dans cette deuxième guerre qui se livrait ici, à Barcelone, à l’intérieur de l’autre, rien n’était régulier. Entre alliés ne jouaient plus que des rapports de ruse et de force. On finissait par trouver dans ce cynisme conscient la plus grande source de joie. De quoi s’agissait-il? De fortifier l’immeuble du P.O.U.M. contre une éventuelle attaque des forces de la police et du parti communiste réunis. Quelques semaines auparavant, le P.O.U.M. avait été exclu du gouvernement catalan, sa radio et son jour­ nal confisqués. Ce soir même, on s’attendait à ce que les ministres anarchistes fussent à leur tour renvoyés. Comment

la F.A.I. réagirait-elle ? Nous étions prêts à la soutenir. Mais avec les anarchistes, disait Romingo, il est impossible de rien prévoir. Quand ça se met à aller mal, ils ont toujours envie de s’en sortir en faisant sauter quelque chose, et eux avec. Le capitaine Roberto m’attendait à Pedralbes, dans la banlieue, où il dirigeait un des chantiers de terrassement organisés pour la mise en état de défense de la ville. Il devait me prêter une quinzaine d’hommes, tous du P.O.U.M., pour remplir mes sacs. Cela non plus, ce n'était pas très régulier. — Autre chose, dit Romingo en me tendant mon papier. A sept heures, ce soir, j'ai rendez-vous ici avec un journaliste français qui veut m’interviewer. Il faudrait que tu me serves d’inter­ prète. Je comprends le français, mais je le parle mal. Tu corri­ geras mes fautes. — Bien, lui dis-je. Je serai de retour pour sept heures. — Un nommé Drameille, dit Romingo. — Connais pas. — Moi je le connais, dit-il. On l’a vu à la Cerveceria, à plusieurs reprises, en conversation avec un type de la Guépéou. — Compris, dis-je. — Nous ne le recevrons pas ici, ajouta-t-il en désignant de la main et du regard les caisses de cartouches et de grenades empilées contre les murs. Nous irons au 25. — Bien, répondis-je encore, mais je ne comprends pas pour­ quoi on laisse toutes ces munitions dans les pièces de la façade. Elles seraient davantage en sécurité derrière, sur les jardins. — Nous serons aussi attaqués par les jardins, dit Romingo. L’hôtel s’éveillait. Aux étages inférieurs, on entendait les hommes de garde monter et descendre bruyamment les esca­ liers, et l’eau des lavabos couler à pleins robinets. On se levait toujours tard, à Barcelone comme à Madrid. Ces soldatscitoyens aimaient les longues discussions nocturnes, d’où ils sortaient soûlés par leur propre bruit. Mais la confiance ver­ beuse des premiers jours — No pasarân ! (ils ne passeront pas) et Pasaremos ! (c’est nous qui passerons) — se perdait aujourd’hui dans une tension épuisante et affreuse. Il leur fallait, pour le nouvel ennemi, une haine moins simple, qui séchait l’enthousiasme et ravageait le cerveau. L'ennemi Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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communiste était installé au cœur de la Révolution, microbe sécrété par elle, nourri par elle, et qui en pourrissait le sang.

— Faites entrer, dit Romingo, qui avait passé son blouson de commandant. Un homme jeune, plutôt petit, aux épaules étroites et tenant haut la tête, s’approcha avec aisance du mauvais fauteuil que lui désignait Romingo, et s’assit. Romingo attendit qu’il sortît un bloc-notes et un stylo, mais Drameille ne sortait rien. Il nous regardait. Romingo fixa un point du mur d’un air arrogant, puis, rame­ nant son regard sur le visiteur, il en effaça toute expression. Drameille sourit. — J’aime le P.O.U.M., dit-il d’une voix juste et posée, parfai­ tement musicale. Je l’aime parce que sa position n'est pas simple, et je l’aime aussi parce qu’il ne cherche pas à la sim­ plifier. Cela n’est pas une déclaration de convenance, ajoutat-il avec une douceur pleine de fierté. — Expliquez-vous, lui dit Romingo, froid comme le marbre. En quoi notre position n’est-elle pas simple ? — Parce que vous n’acceptez pas d’être l’une des branches de la cisaille. Ni fascistes, ni communistes. — Nous sommes marxistes. — Je ne crois pas, dit Drameille. Vous seriez plutôt des mys­ tiques. Les yeux de Romingo jetèrent des flammes. —■ Je ne donne à ce mot, dit Drameille, aucun caractère péjo­ ratif ou tendancieux, au contraire. J'approuve les mystiques, lorsqu’ils sont conscients de l’être. Il me semble que le P.O.U.M., dans son ensemble, se fait du prolétariat une concep­ tion, comment dire ?... angélique, ajouta-t-il sans la moindre apparence d’humour et appliquant à la lettre la première règle des diplomates : Pas d’esprit avec les étrangers. — Selon vous, il faut s’en faire une conception russe ? dit Romingo, toujours maître de soi. — Ai-je dit qu'il le fallait ? demanda Drameille. Romingo accepta le ton de la simplicité. — Il y en a d’autres, dit-il d’une voix tombée, qui ne sont pas

non plus la cisaille, comme vous dites. Il y a les républicains du centre. Vous vous mélangez avec eux ? Drameille se tourna vers moi : — Dites au commandant, je vous prie, que je suis un homme sérieux. — El dice que es un hombre muy serio. Il dit qu’il est un homme sérieux.

Romingo eut un sourire mauvais. — Il y a encore des républicains ? dit Drameille. Cela m’étonne. L’Espagne est un pays très en avance, la République n’y a plus aucun avenir. Il est vrai, dit-il encore, que vous appelez toujours républicains les fascistes ou communistes honteux. Mais leurs choix sont faits, ou vont l’être... Il n’y a que vous, conclut-il, qui n’aurez pas à choisir. — Pourquoi nous ? demanda Romingo. — Parce que vous serez morts, dit Drameille. Romingo tressaillit : — C’est sûrement une solution qui n’a rien d’extraordinaire, dit-il au bout d'un moment, avec une sombre ironie. Drôle d’interview...

Et il se mit à rire, sans quitter son air concentré. Je me demandais où Drameille voulait en venir. Il regardait toujours Romingo d'un air d’extrême attention, il n’avait d’yeux que pour lui. Sur le mur, en face de moi, une affiche de propagande violemment coloriée, proclamait : Ara­ gon dard a la Republica la Victoria final. Ce mensonge me paraissait bien plus choquant depuis que Drameille était là. — Et pourquoi, je vous prie, serons-nous morts ? demanda Romingo. — Parce qu’il est dans la nature des choses, dit Drameille, que si on met le doigt dans une cisaille on ait le doigt coupé. — Si la cisaille est assez forte. — Celle-là l’est. — Ou si l’os n’est pas trop dur. — Il est très dur, dit Drameille, mais pas assez. — Je vois, dit Romingo, devenant pâle. On m’a dit qu’il ne fallait jamais se mettre en colère contre les prophètes (ainsi Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 73

ferai-je) même si, derrière leurs prophéties, se cache quelque chose de beaucoup plus sérieux... — Quoi donc ? fit Drameille, étonné. — Prenez garde, hombre, cria Romingo, explosant d’un coup et crispant son poing sur la table. Ce n’est pas ici qu’il faut venir faire de l’intimidation ! Qui vous envoie ? Votre journal ? Vous vous foutez pas mal de votre journal !... Je crus qu’il allait tirer son revolver. Drameille ne bougeait pas. Mais Romingo fit un violent effort sur lui-même. Il restait extrêmement pâle. — Bon, dit-il d’une voix plus calme, cela n’est rien. Jusqu’ici vous avez fait les questions et les réponses. Indépendamment de ce préambule funèbre, que voulez-vous savoir du P.O.U.M. ? Quel est l'objet de votre visite ? Leurs regards ne se quittaient plus. — Je voudrais savoir, dit Drameille, d’une voix un peu voilée, quelle sorte d’espoir vous mettez dans le suicide. Romingo tressaillit encore, et détourna les yeux. — J’entends : le suicide collectif, dit Drameille. — Je laisse ce genre de méditations à ceux qui sont des spec­ tateurs, répondit Romingo d’une voix sèche et pleine de ran­ cune. Et je crois que vous, en effet, vous en êtes un. Vous êtes venu ici pour voir crever honnêtement des gens, et tirer de ça un petit frisson métaphysique. D’ici quelques heures ou quelques jours, il se peut que vous soyez servi !... Seulement, le vrai spectacle sera dedans, répéta-t-il en frappant sur là table, et vous, vous serez dehors ! Drôle de masturbation ! Dehors ! dit-il en haussant les épaules, avec un rire affreux. Drameille le regardait toujours, les yeux dilatés et fixes, mais sans émotion. — Je serai dehors, en effet, et vous, vous ne serez plus nulle part, dit-il d’une voix neutre mais sourde et qui laissait deviner en lui, pour la première fois, une extraordinaire réserve de tristesse. Romingo ni moi ne comprîmes tout à fait le sens de ces paroles étranges où ne passait aucun défi, rien que l’interro­ gation ou l’ignorance d’un homme parti très loin, au fond de lui-même, à la recherche d’une réponse qui se dérobait. Pour­

tant Drameille, immobile en face de nous, n’avait jamais paru plus présent. Romingo resta silencieux durant quelques instants. Je le sen­ tais en proie à des sentiments violents qu’il s’irritait de ne pouvoir fixer. — Je vois ce qui vous tourmente, dit-il enfin en relevant la tête, sans pouvoir effacer de sa voix un restant d’agressivité. Vous voudriez bien être à la fois dehors et dedans... Eh bien, si ça vous chante, ajouta-t-il brusquement d’un ton moqueur et exalté, je vous invite pour le siège ! Courez votre chance et venez vous enfermer ici avec nous ! Vous prendrez une mitrail­ lette, ou bien un stylo. — J’accepte, dit Drameille, très froid. — Et si vous êtes un agent de la Guépéou, on se servira de vous comme de matelas à une fenêtre... Romingo se leva. Son sourire mauvais était revenu. Drameille le regardait toujours. — Venez visiter la maison. Le moment venu, il se peut que vous n’ayez pas le temps... Le cadre de notre mort ! dit Romingo en ouvrant la porte. Drameille était toujours sérieux, vaguement attentif. Dans les escaliers, nos camarades transportaient à grand effort des sacs de sable. — Nos parapets en marche comme les buissons de Macbeth ! Cent sacs par fenêtre. Puis, ouvrant la porte d'une chambre bourrée de caisses : Nos munitions ! Il y en a comme ça par­ tout, devant et derrière, et nous comptons bien mettre, curieux paradoxe, des mortiers de tranchées sur nos toits... Nous montâmes des escaliers, nous suivîmes un couloir. De la haute terrasse où nous débouchâmes enfin, on dominait la place du Théâtre, et on découvrait à droite, dans une échan­ crure, tout l'horizon de la mer. Cet endroit était comme le poste d’observation d’une forteresse, ou la passerelle d’un bateau. — Je vous laisse, dit enfin Romingo qui était resté un long moment silencieux et presque immobile (il examinait l’une après l’autre les rues qui faisaient converger sur la place, et sur nous, leurs défilements meurtriers). Il faut que j’aille à une réunion. Mais notre camarade, dit-il à Drameille en me Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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désignant, vous servira de cicerone. Portez-vous bien, et au revoir ! Il regarda encore Drameille et le salua, le poing fermé : Salud ! puis tourna les talons. Il y avait sur le visage de Drameille, un restant de curiosité et un sourire tapi. Evaluer la part du bluff, pensai-je, chez tous les deux. — Je redescends, me dit Drameille. — Je vous accompagne. Dans l’escalier, je le précédais. Les hommes, lourdement char­ gés, qui montaient à la file, nous serraient contre le mur. — C’est en Aragon que vous avez été blessé ? me demanda-t-il par-dessus mon épaule, en élevant la voix pour dominer le bruit. — Non, à Guadalajara. — Belle bataille. — On le dit. — Vous êtes français ? — Français et espagnol, criai-je. — Comment cela ? Nous fûmes un moment séparés. — Père français, mère espagnole. — Ah ! bon... Votre journée est finie, dit-il quand nous nous retrouvâmes dans le hall. Ce soir, il ne se passera rien. Venez prendre un demi quelque part. — Il ne se passera rien ? — Personne n’est prêt. Dans huit jours, oui, dit-il, avec déta­ chement. Venez, vous me donnerez des tuyaux sur vos exploits. Nous sortîmes sur les Ramblas, où la nuit tombait. La foule, maintenant très dense, nous conduisait à son pas. Il m’apprit qu’il sortait de Normale, qu’il était agrégé de philosophie, qu’il cherchait sa voie. Je lui dis que je cherchais la mienne. Et je lui appris à mon tour que je sortais de l'Ecole du Louvre et que, l'année précédente, au lieu de partir aux fouilles de Mellia, en Crète, comme on me le proposait, j’avais préféré faire la guerre. Je ne le regrettais pas, mais cela m’étonnait encore. Je ressentais un grand besoin de m’attacher sa sympathie. — Je suis né dans l’Aragon, justement, lui dis-je, à Huesca. Mon père était maître-mineur à Alès. On l’a envoyé là vers 1910,

aux gisements de manganèse. C’était un libertaire. Il a été tué tout de suite après la guerre, dans une grève, par les gardes civils. — Je vois, dit Drameille. — Alors ma mère s’est installée ici. Elle ne s’est pas mal défendue. Mais, elle aussi, elle est morte. Une balle perdue, à deux cents mètres d’ici, l’an dernier, le 19 juillet, à l’attaque du régiment de Pedralbes. Cela fait beaucoup de tués dans la famille. — Je vois, dit-il encore. C’est pour ça que vous êtes parti avec la colonne Durruti ? — Pour ça et pour autre chose. On ne se venge pas d’une balle perdue... J’étais marxiste. Il me jeta un bref coup d’œil. — Et maintenant vous ne l’êtes plus ? demanda-t-il. Je haussai les épaules, sans répondre. Nous marchâmes un moment en silence. Je m’en voulais un peu de lui avoir fait ces confidences. — Je me demande, dit-il soudain, quelle est la part du confor­ misme chez un homme comme Romingo. Voilà la vraie ques­ tion, murmura-t-il. — Vous appelez conformisme ce qu’il appelle discipline. — Ces questions de mots me laissent froids, répondit-il sans vanité. La seule distinction que je fais encore (et peut-être, elle non plus ne vaut rien) n’est plus entre les révoltés qui se posent des questions et ceux qui ne s’en posent pas, ou encore, si vous voulez, entre les inquiets et les abrutis. Elle ne concerne plus que la qualité de cette inquiétude. Il y a beaucoup de degrés dans l’intelligence, et la discipline se donne toutes sortes d’alibis. Discipline en vue de quoi ? Ça vous suffit à vous, la société future ? — J’en ai imaginé un grand nombre de modèles, dis-je, quand j’avais du temps à perdre. — Je n’encaisse pas le mensonge de ces gens qui se battent soi-disant pour organiser le bonheur des autres. Le leur aussi peut-être, non ? Il touchait le sujet secret de mes débats. Je me mis alors à parler avec une ivresse un peu emphatique : — Les anarchistes, qui discutent avec eux-mêmes bien plus Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 77

profondément que les chrétiens et qui se rendent malades à force de sincérité, ont parfaitement découvert ce mensonge. Ils ont tellement peur de leur volonté de puissance que, pour lui supprimer tout aliment, ils imaginent un type de société où le commandement serait inutile. C’est un mensonge encore plus raffiné, dis-je avec force, bien que la démonstration de ce der­ nier point m’échappât. — La volonté de puissance est dans l’homme avant d’être dans la société, et c’est pour cela que les anarchistes ont mauvaise conscience. Ce sont de perpétuels candidats au suicide, mais des candidats ignorants... J’ai horreur de ces gens-là, dit-il. — J'emploie votre mot : les révoltés conscients. Ils doivent être rares, dis-je le cœur battant. Même pas Romingo ? — Surtout pas, dit-il. — Pourtant il sait fort bien qu’il va à l’abattoir, et il y va honnêtement, remarquai-je. — Non, pas honnêtement. Il se met en colère. — C’est vrai, murmurai-je, très heureux. — A Barcelone, personne. Je ne crois plus aux anarchistes politiques, dit-il. Je les vois tous en train de s’exciter, les uns comme les autres, et se coudre des galons sur les manches. — Les événements commandent. — On porte toujours aux événements un intérêt qui n’est pas pur. — Et les anarchistes non politiques ? Cela existe ? deman­ dai-je. — A Barcelone, je n'en ai rencontré aucun. — Et ailleurs ? à Paris ? — Ailleurs, dit-il, je ne sais pas. Il y a moi. — Vous ? — Je n’en suis pas tout à fait sûr. Il faut encore que je réflé­ chisse sur mon cas. A ce moment, nous arrivions sur le port. Il s’arrêta brusque­ ment et me regarda : — Et vous, me demanda-t-il sans transition, quel genre de petites saloperies intimes lessivez-vous dans la guerre ? Je le regardai aussi et me mis à rire. — Oh ! moi, lui dis-je, je pense que la guerre est foutue et le P.O.U.M. avec, et que, dans un mois, les prisons de la Guépéou

à Barcelone ne seront pas assez grandes. Ce qui me console, c’est que, dans six mois, les prisons de la Guépéou seront deve­ nues les prisons de Franco, en attendant la suite. — Je vois, dit-il, c’est vous que j’aurais dû interviewer, pas Romingo. Mais il gardait toujours son air gelé. — Ne vous gênez pas, lui dis-je. Je vous vois déjà, demain ou après-demain, en train de publier tout ça dans votre journal. — Hélas ! non, dit-il. Je ne suis pas encore assez avancé pour ça. — Je vous en prie. Je tente le diable. — Non, c’est un engagement ferme. Je crois encore à la cama­ raderie et à un tas de petits sentiments prudents. — Vous le regrettez ? — Cela dépend des jours. Ce soir, non. Demain, presque sûre­ ment oui. Curieux homme. Bien que je n’eusse pu le dérider, je me sen­ tais complice de ses reniements et de ses pudeurs, s’il en avait. On percevait, dans la foule, une vague tension. Ilots battus par le flot humain, des groupes se formaient, et on y parlait plus bas que de coutume. Mais aucune nouvelle ne parvenait des délibérations de la Généralité. — Il est maintenant trop tard, dit Drameille. Les nouvelles seront pour demain. Venez. Je prends l’apéritif tous les soirs vers neuf heures, à la Cerveceria. Si vous voulez, je peux vous faire faire la rencontre d’un dangereux individu, qui a lui aussi fait le tour de pas mal de choses, mais dans le mauvais sens. C’est un Français de notre âge, et presque sûrement un type de la Guépéou. Il sort de l’Ecole Centrale et se dit ingénieur de l’aéronautique. Bref, il est venu ici réparer des moteurs et faire l’œil de Moscou dans les salons. Vous verrez. — Je veux bien, dis-je, enchanté. L'habileté de Drameille était de laisser croire aux gens qu’il les faisait entrer dans son intimité. — Dans le genre, dit-il, c’est un salaud vicieux, je veux dire qu’il se connaît bien et qu’il se sert de son intelligence pour renforcer le côté pourri de son personnage... Il y a pas mal de petits diplomates qui partent dans la vie pour être des Valmont de la politique, et que la logique du monde actuel conduit Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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à devenir indicateurs de police. Il s’appelle Bonnava. Peut-être feriez-vous bien d’enlever votre insigne du P.O.U.M. — C’est vous qui me dites ça ? — Vous m’excuserez de m’intéresser à ce type. D’abord il dépense beaucoup, et les communistes intelligents qui ne sont pas des ascètes ont toujours pour moi quelque chose d’attirant. Ensuite, il m’a promis de m’emmener en avion sur le secteur de Madrid ; c’est une aventure que je ne veux pas rater. Je suis curieux de savoir quel genre d’impressions on éprouve quand on lâche des bombes. C’est quand même plus prémédité que de tirer des coups de mitraillette au cours d'un assaut. Ça a plus de sens. — Vous voulez lâcher des bombes ? — A l’occasion, dit-il. Tous les jours, je trouverais cela épou­ vantable. Une fois en passant. — Bonne chance, lui dis-je en le regardant de nouveau. Il est dans la vie d'un homme des conjonctions fatales, des points d’accumulation où le sort semble faire large mesure d’étranges et déroutantes nouveautés. Ce sont des moments singuliers où notre vie, tout entière cabrée et suspendue dans cet affrontement, soudain se rebrousse et prend un autre cours. Il en fut ainsi de cette soirée catalane où je fis la connaissance, non seulement de Drameille et de Bonnava, mais aussi de Sylvie, et je le sus. Je le sus parce que j’attendais avec délices et angoisse n’importe quel changement. Pourtant, aujourd’hui, quand je porte une vue rétrospective et plus savante sur ces heures lointaines, parfois un regret m’envahit, le sentiment parfois cruel de mon insuffisance. J’envie toujours Drameille d’être resté plus froid que moi dans cette rencontre, et de s'y être trouvé mieux préparé, et plus présent. Il me donna une leçon inoubliable. Il n’est pas communément accordé à l’homme d’être tout entier reçu, esprit et chair, dans ces moments solennels où son destin se fixe, et d'assister, à la fois acteur et spectateur, à son propre vertige, à son cruel enfante­ ment. On a les yeux plus ou moins ouverts. Quand la chair souffre, l’esprit s’enfuit. Quand elle exige, il ne sait d’abord que

se taire. Heureux celui qui finit par abolir en lui cette insup­ portable distance entre ce qu'il est et ce qu’il devient ! Ma rencontre avec Drameille ne fut qu’une rencontre avec moi-même. Elle ne déposa en moi aucun germe qui n’y fût déjà, elle ne me livra à aucun monstre qui me fût étranger. Et pourtant, de ce jour, elle fit de moi une source de lumière noire et impitoyable. Définitivement, elle m’empêcha de croire à la pureté des ressorts humains, elle me laissa en proie aux ambi­ tions immodérées et complexes que fait pousser en nous cette idée vénéneuse qu’il n’y a plus de place pour l’innocence dans le monde. Quelques instants après, ma rencontre avec Bonnava me l’apprit, ou me le confirma. En exaspérant mon sens de la perfection, la vue de Sylvie, enfin, me précipita à l'extrême de mes sentiments provocants. Dès que Drameille m’eut présenté à lui, Bonnava tourna vers moi un visage clair et rieur, aux traits nets et lisses, et comme tout battant neufs, un visage d’homme constamment reposé et renouvelé par le succès. Du même âge que nous, Bonnava ne se présentait déjà plus qu’en une démarche étudiée. Il n’entrait dans aucune de mes catégories : ce n’était pas tout à fait un communiste, pas tout à fait un aristocrate, ni tout à fait un esthète : un être hybride, violent et souple, qui s'échappait tou­ jours, sous l’aspect d’un beau garçon à l’élégance de gravure de mode. La veille, il m’eût tout de suite hérissé le poil, et tiré, à tous risques, des mots vengeurs. Ce soir-là, au moins au début, je ne l’accueillis qu’avec une curiosité préméditée, presque joyeuse — pourquoi, presque ? — joyeuse vraiment. Il me donna ce bonheur impur qu’on ressent dans la bassesse, quand elle est dangereuse. Je ne vis en lui qu’un communiste mondain. — Vous avez affaire, lui dit Drameille en me désignant, à un anarchiste sans romantisme, d’une indiscipline absolue, et qui est allé jouer, au P.O.U.M., avec un excès de discipline. Cela va comme ça peut. Vous vous comprendrez parfaitement, et vous ne vous entendrez pas du tout. Mais c’est ainsi que marche le monde. Bonnava se mit à rire, et me fit ses compliments pour ma blessure. — Quelle dérouillée, hein, les Italiens ! dit-il. — Nous aussi, vous savez. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Gauche républicaine catalane.

— Bien sûr, dit-il en me regardant d’un air complice. Mais eux d’abord. Je ris aussi. — Je n’ai qu’une petite vue des choses, lui dis-je. Il faudra m’apprendre la vérité officielle et complète telle qu’on l’a fixée à Barcelone, de façon, ajoutai-je, que je n'aie pas tout à fait l’air d’un deuxième classe. — Comptez sur moi pour vous rendre ce service, répondit-il, et vous apprendre comment il fallait voir ce que vous avez vu... Vous êtes sans doute le premier officier de Guadalajara rentré à Barcelone : vous avez un grand rôle à jouer dans les salons de l’Esquerra — Le moral n’est pas bon, demandai-je, chez les fournisseurs de l’armée ? Il me regarda du coin de l’œil et décida sans doute, sur-lechamp, de faire un essai avec moi, quitte ou double : — Il est excellent, mais demande des soins excessifs. Nous sommes débordés de travail. Aussi vous emmènerai-je quand vous voudrez chez Pedro Juanez, où je suis reçu, et où vous serez l’officier-qui-revient-de-Guadalajara. Il y a de belles filles, dit-il. Drameille connaît. — Allons-y ce soir, dit Drameille, en pressant, sous la table, son pied contre le mien. Nous y aurons aussi des nouvelles. — Si vous voulez, dit Bonnava. — Et puis, la gloire militaire passe vite. S’il y avait, par hasard, une nouvelle victoire demain... — Bon, dis-je. Nous irons chez Pedro Juanez. — Nous irons vers onze heures, dit Bonnava.

Il finit de boire son demi, me regarda un moment d’un air confiant et intime, sans parler. Il savait faire tenir sur un fond dur et impénétrable une surface brillante et molle. — Pourquoi diable restez-vous au P.O.U.M. ? me demanda-t-il enfin, d’un ton familier. Répondez-moi si ça vous chante. — Vous n’avez pas le goût du martyre, dis-je en riant. — Ce ne sont pas des martyrs, ce sont des excités. — Des Espagnols. — Peut-être, dit-il conciliant et flatteur. Mais vous, êtes-vous

espagnol ou français ? Vous êtes plutôt froid. Un Espagnol froid, c’est rare. Alors ça compte. — Ai-je l’air si froid ? Vous m’inquiétez. — Vous vous surveillez bien. — L’enthousiasme aggrave tout, dis-je d’un ton évasif. — Justement. L’enthousiasme non contrôlé. Ce que je reproche au P.O.U.M., c’est d’être constamment débordant. Hier débor­ dant d’enthousiasme. Aujourd'hui débordant d’aigreur. Et demain d’héroïsme, bien entendu. Seulement, l’héroïsme n’a jamais servi d’excuse à la gaminerie politique. — Jamais, dit Drameille. — Je ne saurais vous dire à quel point je ressens tout cela profondément depuis quelque temps, m’écriai-je. L’héroïsme est sûrement une des choses dont il faut se dépêcher de faire le tour, pour passer à d’autres exercices. Lesquels ? Je n'en sais trop rien. — Justement, répéta Bonnava, enchanté. Les salons de l’Esquerra sont une excellente école complémentaire à l’usage des héros convalescents. — Je passe chez moi changer de linge, dis-je, et je vous retrouve ici à onze heures, si vous voulez. Le nom de Pedro Juanez et celui de sa fille Sylvie m’étaient familiers ; ils avaient tenu une place de choix dans l’imagerie socialiste de mon adolescence. D’une famille aisée, à la mort de mon père, ma mère avait pu acheter à Barcelone, dans la vieille ville, un commerce de tissus qu’elle avait fait prospérer. Fidèle à mon père jusque dans ses vanités, elle avait tenu à ce que je fisse mes études en France, à Montpellier, puis à Paris, mais c’était à Barcelone que je passais mes vacances. Ma mère y portait sa rigueur montagnarde et sa modeste réussite avec ostentation. Elle n’ai­ mait pas les riches, les importateurs, les capitalistes qui gagnaient trop d’argent et ruinaient l’Espagne, et elle parlait des Juanez avec le mépris d’une vieille Espagnole des plateaux pour les trafiquants de la côte. Mais, de plus en plus, avec l’âge, je me dépitais qu'elle mêlât le souvenir de mon père et de ses révoltes à ces querelles commerciales. Sans avoir

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jamais eu l’occasion d’y assister, j’avais entendu parler des récitals de piano que donnait parfois Sylvie Juanez, déjà célèbre à dix-huit ans comme musicienne, au moins à Barce­ lone, et dans lesquels s’exprimait, disait-on, une sorte de violence tranquille et pleine de rigueur, méditée ou non, qui étonnait ces Catalans romantiques. Sylvie Juanez était très belle. La pensée de la violence, quand elle s’ajoute à l’image de la beauté, est celle qui peut le plus bouleverser un adolescent. Pourtant les Juanez ne m’étaient point des rivaux, même pas d’insupportables modèles. Ils n'étaient que les derniers témoins d’un monde perdu. Us possédaient ce qui me serait toujours refusé, un sang noble, une vie ornée, une longue familiarité avec le plaisir, et je me disais que même cette violence pour eux devenait un jeu. Mais si je me donnais en pensée à une vie héroïque qui n’avait plus besoin de l’envie comme support, l'idée même d’une maîtrise si complexe et parée de tous les prestiges de la facilité agissait sur moi comme le plus subtil des poisons. De vieille souche libérale, façonné par deux siècles de com­ merce et de ruse, Pedro Juanez mettait dans ses trafics les façons solennelles qu’il devait à l’ancienneté de sa maison. Sa cupidité était passée à l'état d’habitude familière, et on traitait avec elle sans surprise et sans tromperie. Elle était exempte de tout réflexe de hâte ou d’orgueil, et cette sérénité même qui s’exprimait dans les gros yeux proéminents et doux de Pedro Juanez donnait à son accueil une sorte de charme. On le sentait tenu par une fidélité. Il volait l'Etat selon les règles d’un code consacré par la coutume, et cette coutume était un des piliers de l’Etat. — N’oubliez pas d’enlever votre insigne, me souffla Drameille, lorsque nous arrivâmes chez don Pedro... Cette fois, vous feriez le vide autour de vous. Je me tournai vers lui et lui montrai ma poitrine. — Ah ! bien, dit-il. Bonnava nous poussa devant lui. Bien qu’il parlât un espagnol assez sommaire, dans les salons de don Pedro, Bonnava était chez lui. Si ostensiblement cha­ marré d’astuce et de diplomatie qu’il donnait à tous ces habiles une impression rassurante, il passait d’un groupe à l’autre,

avec aisance, en me présentant comme l’attraction du jour. Je gardai la vedette pendant un bon quart d’heure. Avec de grands gestes mous, ces bourgeois me félicitaient. Ils se ressemblaient tous : trop gras, et tirant de leur triple menton des effets impé­ rieux. Puis le cercle qui s’était fermé se rouvrit, et ils retour­ nèrent d’un air sérieux à leurs affaires. — Ne prenez pas cet air malheureux, me dit Drameille à voix basse. — Si les copains du P.O.U.M. me voyaient ! — Justement, ils ne vous voient pas. Toutes les conversations tournaient autour du sujet essentiel de la soirée, l’exclusion des anarchistes du gouvernement. — A-t-on des nouvelles ? demanda Bonnava. — On les attend d'un moment à l’autre, dit quelqu'un. — La décision est déjà prise, dit Juanez, mais ne sera rendue officielle que demain. — Ils ne bougeront pas, disaient-ils tous en parlant des anar­ chistes, avec un tremblement de joie et de peur. On les tient bien. — Ils bougeront peut-être, répondait en souriant Bonnava, et je le souhaite presque. On obtient tout ce qu’on veut des anar­ chistes à condition de leur épargner la honte et de leur laisser tirer quelques coups de fusil. Quelques-uns, pas trop. — On ne sait jamais où ça s’arrête. — Mais si, on le sait quelquefois, dit Bonnava, rayonnant de force et de méchanceté. Je tremblais de haine, et je m’en voulais. Je m’en voulais de ce retour, de cette retombée dans la passion, mais ces images étaient trop violentes. La guerre civile n’est pas commencée, pensai-je. Le jour où elle le sera, tous ces blocs de graisse grésilleront comme des torches, et ces salons ne seront plus qu’une mer de flammes et de cris. C’est ça, me dis-je, et toi, tu crèveras d’emphase. — On dit, reprit un autre de ces marchands, que le P.O.U.M. fait déserter ses hommes du front d’Aragon, les uns après les autres, et les ramène à Barcelone avec leurs armes. — On le dit, déclara Bonnava. C’est sans doute un bruit lancé par la cinquième colonne pour remonter le moral des fascistes. — Ou bien, salaud, lui dis-je à l’oreille en français, d'un ton Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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cordial, un bobard fabriqué de toutes pièces à la Puerta del Angel (ce qui était vrai). La Puerta del Angel était le siège de la police communiste. — Je voudrais bien que ce fût un bobard, me répondit-il à voix basse lui aussi, d’un air subitement sérieux. Non, il ne m’abandonnerait rien. Troublé, je préférai détour­ ner les yeux. Il était le mensonge à l’état pur, il était mon ennemi mortel. Cette sorte de génie malsain fait pour posséder la terre ne remuait en moi aucune admiration, rien que du mépris. Pourtant, ce mot, génie, me brûlait le sang. Ce fut à ce moment que Sylvie entra, accompagnée de deux autres jeunes filles, pour nous apporter des rafraîchissements. Il ne manquait plus ici que des femmes, pensai-je avec une colère qui manquait de sincérité. Elles étaient trop belles et à leur démarche lente et tranquille je les avouai tout de suite pour ennemies. Plus une femme était belle et froide, moins je savais jouer devant elle un jeu de convention, et par la moindre attitude, j’engageais l’essentiel. Quel essentiel ? Il me semblait, qu’il fallait appeler ainsi tout ce qui faisait abonder en moi le désarroi et la tristesse. — Voici la fille de don Pedro, dit Bonnava en regardant Sylvie d’un air d’intelligence. Quand elle viendra par ici, je vous pré­ senterai. Elle est un peu endormie, et quand même rudement bien. A su madré ! Vive sa mère. Produit d’un croisement aristocratique dans la dynastie bour­ geoise des Juanez, Sylvie avait le teint mat, les yeux clairs et les cheveux blonds de certaines Espagnoles de race. Sa mère, morte quelques années auparavant, avait tourné son éducation vers la piété formaliste et les arts d’agrément, sans que les convictions progressistes de Pedro Juanez en fussent alarmées. A vingt ans, Sylvie pensait à Dieu avec modération, se connais­ sait aussi mal que possible, commençait à peine à raisonner, et se trouvait tout entière livrée à son génie de la musique ; mais son sourire était le plus chargé de sens qu’on pût voir, le plus divers et le plus émouvant. Je ne sais pas ce que lui ajoutaient, ce soir-là, les rêves agressifs dont je m’étais enchanté en pensant à elle, dans ma jeunesse, alors que je ne l’avais jamais vue. Mais si le long désir d’un homme s’incarne quelque part, la femme qu’avait lentement modelée le mien

ne pouvait plus, ce soir-là, que ressembler à celle-ci, qui s’avançait vers moi tout armée de l’indifférence que je lui avais inventée. Toujours nous voulons qu’une femme participe à nos victoires. Peut-être parce que nous ne trouvons pas en nous-mêmes un spectateur suffisamment insensible pour nous être un juge irrécusable, perpétuels amputés, nous cherchons ce juge hors de nous ; et peut-être tout le secret de l’angoisse du monde réside-t-il en ceci, dans le besoin que nous avons de forcer la confiance d’une femme. Le malheur, c’est que nous ne nous attachons à nos juges que dans la mesure où ils nous résistent, et la femme qu’il nous faut doit être aussi cet ange impénétrable. Et nous lui en voulons de l’être ; mais nous l’aimons. Et si elle cesse d'être étrangère, nous ne l’aimons plus. Je n’avais pas encore compris quelle sorte d'espoir on peut mettre dans l’amour. — Je connais le plateau de Siguenza, me dit Sylvie d’une voix sympathique, mais trop polie. Vous avez dû énormément souf­ frir, là-haut, avec ce froid. Son regard n’exprimait pas d’émotion, il ne livrait rien d’elle et ne cherchait à prendre rien de moi. Pendant quelques minutes nous parlâmes de la bataille. Elle ne donnait à la guerre que des sentiments conventionnels et sans profondeur, elle n’y consacrait visiblement pas sa vie cachée. La guerre est l’affaire des hommes, pensai-je. — Laissons cela, lui dis-je en promenant un regard hostile sur le salon brillant de lumières. On se croirait ici si loin de tout. Elle me regarda un moment d’un air d’indécision et d’offense, mais je la fixai hardiment, et il se passa alors une chose étrange : sans cesser d’être posés sur moi, ses yeux s’élargirent et devinrent sombres, d’une profondeur inouïe, presque cruelle. Ils restaient très beaux, mais c’était d’une autre beauté. Us appelaient les miens sans faiblir, mais sans les voir, comme si cette profondeur était vide et abolissait toute perception, et ne tendait qu’à être absence de tout, absence de tourment, de tristesse ou de jouissance : ce vide se suffisait à lui-même, comme l'effrayant mystère du monde. Mais c’est en nous qu’il installait un besoin dévorant. Je fis un pas en avant. Les pau­ pières de Sylvie battirent.

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— Quand repartez-vous ? me demanda-t-elle d’une voix à peine plus grave que sa voix mondaine. Cette scène avait duré seulement quelques secondes, mais il s’en fallait que le sortilège qui pesait sur moi fût levé. — Dans trois jours, répondis-je. Ma permission est finie (et je pensais au même moment : Dans trois jours ou dans trois mois, ou bien jamais). Elle eut une expression sérieuse et étonnée. — Déjà ? dit-elle, et son sourire indifférent revint. On eût dit que des intuitions vagues mais puissantes lui venaient et se perdaient, elles aussi, dans les profondeurs indis­ tinctes de son âme, en ne lui laissant qu’une sorte d’intérêt négligent pour les choses. Elle sentait tout et ne prenait part à rien. Avec effroi, je m’aperçus que j'étais prêt, contre elle et pour elle, à n’importe quelle violence pour l’engager avec moi. Elle se tourna alors vers Bonnava : — Votre camarade est communiste, comme vous ? lui deman­ da-t-elle d’un air assez ironique. — Non, répondit-il en riant, et en mettant dans son rire une insolence tranquille. Lui, c’est un franc-tireur. Il est beaucoup plus dangereux. Puis il la regarda d’un air intime et dur qui semblait lui faire prendre d’avance tous les droits sur elle : — Pourquoi donc craignez-vous tant les communistes ? demanda-t-il. Us ne vous ont rien fait. — Au contraire, dis-je en riant, et en posant mon verre vide sur une table. Ces buveurs de sang se contentent de boire vos orangeades. — Et ils les trouvent excellentes, dit Bonnava en réprimant un regard mauvais. Il s’écarta un peu et posa son verre près du mien. Drameille nous regardait tous les trois d’un air d’ennui. — Vous n’êtes quand même pas anarchiste ? me demanda-t-elle alors, et, de nouveau, son regard fut attentif. — Non, dis-je, très heureux, moi je suis du P.O.U.M. Bonnava se domina assez pour ne pas tourner les yeux vers moi. — C’est l’aristocratie de la révolution, dit Drameille d’un ton neutre (mais peut-être, au fond, il s’amusait).

— Ah ! dit-elle, indécise, en s’éloignant avec son plateau. A tout à l’heure. Drameille sourit. — Ce n’est pas très malin, me dit tout de suite Bonnava, furieux. Je vous amène ici incognito... — Bah ! dis-je, cherchant la querelle et tellement heureux de la trouver que je poussai les choses à fond du premier coup. Le P.O.U.M. n’est pas encore clandestin. Grâce à vous, il le sera peut-être bientôt, mais d’ici là... — Je n’aime pas ces plaisanteries, dit-il d’un ton sec en regar­ dant dans une glace si nous étions écoutés. Cette fille qui ne comprend rien à rien va naturellement tout raconter à son père... — Vous vous en sortirez toujours, lui dis-je avec un mépris que je ne pouvais contenir et qui me surprenait moi-même. Et puis, pourquoi serait-ce une plaisanterie ?... Décidément, vous aimez le mensonge, ajoutai-je avec hauteur. — Appelez cela mensonge, si vous voulez, répondit-il, l’œil pleins d’éclairs. Il faut plus de force pour savoir se taire que pour dire n’importe quoi devant n’importe qui. — Allons, ne parlez pas si fort, dit Drameille. L’unité de la révolution est en péril. — Je sais, camarade Bonnava, j'ai beaucoup à apprendre, repris-je alors. Ce qui me console, c’est que les chefs de la Tchéka, les vrais, ceux de 1918, étaient d’aussi pauvres types que moi, et qu’il leur arrivait aussi de se faire tuer, au lieu de se contenter de faire tuer les autres. Seulement, vous avez raison, nous ne sommes plus en 1918. La mode a changé. — Elle a changé en effet, dit-il, très pâle et très froid, et le genre d’éloquence dont on a besoin a changé aussi. Je n’aime pas la vôtre. — Je m’en doute. — Arrêtons là cette conversation, dit-il, les dents serrées. J’espère que personne ne l’a entendue... J’ai à parler à don Pedro, je vous laisse, dit-il d’un ton redevenu naturel, mais par Dieu, ajouta-t-il en me regardant au fond des yeux, dans votre intérêt, ne faites pas trop de dégâts. Il me fixa encore un moment, regarda Drameille, puis s’éloigna. — Cet homme est fort, dit Drameille, en le suivant des yeux.

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Car il faut l’être, et même beaucoup, pour rompre une dispute engagée de cette façon-là. — Vous aussi ? fis-je, mécontent. Il se tourna vers moi : — Taisez-vous, dit-il avec sévérité. Je n’ai pas aimé, moi non plus, votre morceau de bravoure. Vous vous êtes fait, pour rien, un ennemi terrible et, corrigea-t-il, indigne de vous. Un des secrets du plaisir qu’on peut tirer des gens, c’est d'éviter de les vexer dans les petites choses afin de mieux pouvoir les bafouer dans les grandes. — Ce n’était pas une petite chose. — Si, très petite. Ecoutez le grand secret des Anglais pour rester fiers d’eux-mêmes tout en blessant mortellement les gens : éviter les allusions personnelles. — Je ne suis pas anglais, dis-je, mais, sur ce point, espagnol. Espagnol à 90 pour cent. — Et moi, je ne suis rien du tout. Zéro pour cent... Ecoutezmoi, dit-il à voix basse, mais avec un accent vibrant et domi­ nateur, et en m’emmenant pour une courte promenade à tra­ vers les pièces. Quand on fait le tour de quelque chose, il faut le faire complètement et ne pas se laisser chambouler à la première occasion, surtout par une femme. Je m’engagerai beaucoup envers vous et j’oublierai toute prudence en vous disant qu’il n’existe pas d’homme au monde pour lequel j’éprouve autant de mépris que pour Bonnava. Mais, à ce point, cela devient du détachement. Cela m’interdit de lui chercher n’importe quelle querelle. Vous me comprenez ? dit-il en me fixant avec intensité et en m’offrant un regard d’une force et d’un éclat admirables. — Oui, dis-je, frappé jusqu'au cœur. Vous êtes plus costaud que moi. Il s’appuya à mon bras, et nous reprîmes notre marche à travers les groupes, vers le fond de la pièce. Dans le brouhaha des conversations, personne ne faisait attention à nous. — Cette fille a vraiment d’étranges pouvoirs, murmura-t-il sou­ dain d’un ton pensif, comme s’il se parlait à lui-même. Je compris qu'il m’avait deviné, et je ressentis pour lui ce genre de sympathie dont le bonheur est si prodigue. — Une des choses les plus abominables du monde, dit-il du

même ton, sans me regarder, c’est sans doute de voir un homme intelligent perdre la tête à cause d'une femme... Ne par­ lons pas de cela, dit-il alors brusquement. Vous êtes engagé dans une bataille sans issue, et vous m’avez affirmé tout à l'heure que vous le saviez. Il ne faut pas se contenter de l’affir­ mer... Il y a deux façons de s’en sortir, continua-t-il d'un accent impérieux, et l’amour n’est pas l’une d’elles. Ces deux façons sont les suivantes : ou bien s’enfermer dans le Palace, au jour J, ce qui ne paraîtra paradoxal qu’aux imbéciles, ou bien ficher le camp, très loin, dans quelque désert. Son accent me remua jusqu’au fond de l’âme. — Vous ne croyez pas si bien dire, m’écriai-je sans aucune retenue. Et moi aussi, je m’engagerai beaucoup envers vous et j’oublierai toute prudence en vous disant ceci (et de ma main valide, je sortis de ma poche mon titre de permission, que je secouai en l’air pour le déplier). Nous sommes le 28 avril, et ma permission expire le 4 mai, je devrais rejoindre pour cette date l’état-major du bataillon à Torija. Il n’en est pas question, lui dis-je en le regardant à mon tour dans les yeux. Et pour­ quoi dites-vous qu’il y a deux façons de s’en sortir ? Elles ne s’opposent pas, elles s’ajoutent, m’écriai-je avec cette confiance déchirée qui, depuis huit jours, placé devant deux devoirs qui se contrariaient, me ramenait sans cesse à les additionner. Je ne dis pas le Palace ou le désert. Je dis : le Palace et le désert. J’espère fermement que tout aura cassé à Barcelone avant un mois. Je vais donc passer encore un mois à Barcelone. Je me cacherai s’il le faut. Le Palace d'abord. Après — s'il y a un après —, la route est libre... — C’est idiot, dit-il. — Comment ? — Pourquoi parlez-vous du Palace ? Rien ne vous y retient, répondit-il froidement. — Vous trouvez ? demandai-je, à la fois hostile et hésitant. — Rien que de petits scrupules de vantardise, dit-il (et je savais que c’était en partie vrai. Mais la grande raison, c’était que le temps ne comptait plus, que ma vie n’avait aucun but). Il me regardait sans aucune amitié. — Et vous ? lui demandai-je. — C’est bien différent.

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— C’est vrai, lui dis-je. Vous, vous allez au spectacle. — Devoir professionnel, dit-il en souriant. Marchons, voulezvous... Vous allez retourner en France ? — Vous ne saviez pas si' bien dire en parlant de désert, lui répondis-je. J’ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de l’Ecole du Louvre qui m’invite à de nouvelles fouilles en Chaldée. A tout hasard, j’ai répondu oui. — Parlez plus bas, dit-il. Dans l'extrême résolution qui tendait ma vie, à force d’accu­ muler les possibles, une irrésolution me gagnait. — Je ne me raccroche qu’à des négations, repris-je avec une sorte de fanatisme. C’est la meilleure corde pour me pendre. Je ne dis même pas qu’en tant que moujiks, les Espagnols ne m’intéressent plus. Sans parler de moujiks. Ça va plus loin, la guerre, les copains, les grands sentiments. J’aurais en effet bien besoin d’aller me remettre la tête d’aplomb dans le désert de l’Euphrate. — Alors, fichez le camp, dit-il. Tout de suite. — Non, lui dis-je. Après. Je ne mettais dans mes réponses aucun défi. Je me disais seu­ lement que toute la droiture dont j’étais capable avait échoué devant la mauvaise foi du monde, au point de me faire douter de cette droiture elle-même. La mort me paraissait la sanction normale de cette défaite. Etait-ce une défaite ? J’acceptais le tout sans vanité. — Monsieur Drameille ? dit Sylvie, présentant son plateau chargé de verres. Je sursautai, Drameille aussi. Elle souriait. Nous nous trouvions juste à l’entrée d’un petit salon isolé, en tête de l’enfilade des grandes pièces, où les jeunes filles venaient déposer les verres vides et recharger leurs plateaux. Sylvie venait de sortir de ce salon. De sa main libre, elle en tenait encore écarté le grand rideau de velours brun à chaîne dorée. — Gracias, senorita, dis-je en prenant un verre à mon tour. Drameille nous regardait avec curiosité. — Je préfère que vous me parliez en français, dit-elle. Hagame el favor. Je me perfectionne... A votre guérison, dit-elle, tou­ jours souriante, en buvant elle aussi.

— Et pour vous, à vos amours, lui dit Drameille en la regar­ dant avec malice. Elle ne s’arrêta pas de boire, mais, comme Bonnava et don Pedro, en conversation animée, passaient près de nous, elle leur jeta un bref coup d’œil et rougit. Puis, elle posa son verre, sourit à nouveau et lit face à Drameille, non sans hauteur. De quoi se mêle-t-il ? pensai-je avec une colère mal assurée. Mal fichu comme il l’est, que peut-il connaître à l’amour ? — A mes amours, monsieur Drameille, et aussi aux vôtres, dit alors Sylvie en reprenant son plateau. Sa voix avait pris un accent de cruelle moquerie, mais Drameille sourit avec une sorte de bonté mêlée d’indifférence, et Sylvie le regarda un moment d’un air de doute. Les Espagnoles met­ tent du sérieux dans ces choses. — Excusez-moi, dit-elle. Mais Drameille sourit encore et Sylvie reprit son air froid et distant. La vie, pour elle, n’avait consisté’ qu’à recevoir sans demander, et Drameille, qui ne donnait rien, la déroutait. Nous regardâmes Sylvie s’éloigner, sans rien dire. — J’espère, dis-je enfin, qu’elle n’a pas surpris notre conver­ sation, tout à l’heure, lorsqu’elle était derrière son rideau. 11 secoua la tête. — D’elle, je ne crains rien, dit-il, ironique, puis, brusquement, il se ferma... Allons prendre congé. Il est tard. Nous rentrâmes parmi les groupes. Quand il vit que nous par­ tions, Bonnava, sans se détacher du sien, leva la main et nous fit, de loin, un salut familier. La nuit était tiède, la ville éteinte. Les pensées plongeaient dans ce noir d’encre et y durcissaient leur pointe folle. Ici, à nou­ veau, on sentait rôder la guerre. Au sortir des riches salons de Pedro Juanez et dans cette précoce et douce chaleur qui mon­ tait du port, il me semblait que nos destins heurtés prenaient un sens plus cruel. Nous marchâmes un moment en silence. — D’elle vous ne craignez rien, me décidai-je enfin à lui dire, non sans défi. De qui craignez-vous. — De vous, dit-il. — Pourquoi ?

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— Si vous vous enfermez maintenant au Palace, je dirai que c’est par amour. Cela m’ennuie. — Vous me croyez amoureux ? — Très. Je me mis à rire, sans charité. — Alors, si je pars, vous direz que je fuis par peur de l’amour. — C’est plus honorable, dit-il. — Ni l’un ni l’autre, répondis-je... Y a-t-il quelque chose entre Bonnava et Sylvie ? — Il est moins fou que vous. — Et elle ? — Vous m’ennuyez. Nous marchions sans hâte. Je le reconduisais jusqu’à son hôtel, près de la place de Catalogne. Et une immense joie m’envahit, brusquement, lorsque je compris que ma décision était prise : je partirais. Pour la première fois après des mois de dénuement, la vie m’apparut soudain comme une conquête, et cet excès d’énergie que j’avais jusqu’alors tourné contre elle sembla s’épanouir d’un coup et fuser dans un espace étincelant. Et c’était peut-être parce que Sylvie était si loin de moi et apparemment inaccessible que je prenais, à cet instant précis, la décision qui me ménageait le moins, détrui­ sait tout mon passé et contenait le plus grand pari sur moimême. On ne fait jamais table rase que pour atteindre un absolu. Et peut-être encore n’importe quelle autre femme aussi belle, aussi absurde, aussi précieuse que Sylvie eût-elle, au même moment, appelé en moi la même résolution. C’est pos­ sible. Sylvie n’était qu’un signe, un symbole, un support. Elle résumait toute l'incertitude, la violence, l’incompréhensible mais admirable réussite de la vie, que j'avais essayé jusqu’alors d’épuiser en moi sans y parvenir. Mais elle les résumait et les dressait hors de moi, elle repeuplait le monde. C’est une nou­ velle et considérable illusion, pensai-je alors. Mais ma joie resta calme et haute. Au-dessus de la place de Catalogne, le ciel fourmillait d’étoiles. La vie et la mort ne sont qu’une suite d’illusions qu’il faut rendre claires, pensai-je encore. Choisis­ sons au moins la plus brillante.

J’avais vendu le commerce de ma mère, mais je disposais pour quelque temps encore de mon ancienne chambre. En rentrant chez moi, ce soir-là, je trouvai un pli que Jadin avait fait apporter assez tard dans la soirée. Dès mon arrivée, j’étais passé le voir à son Commissariat. Il m’apprenait qu’il avait enfin obtenu le transfert du Père Carranza à Barcelone. Le moine devait arriver le lendemain ou le surlendemain, et Jadin me donnait l’adresse où il le faisait transporter, place Medinaceli, près du port. C’était, par prudence, une adresse privée, et il me demandait de la tenir secrète. Ces dispositions en faveur du Père furent sans doute le dernier acte d’autorité gouverne­ mentale d'Alfonso Jadin.

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6 Un brahmane possédant le Rig-Véda tout entier ne serait souillé d’aucun crime même s’il avait tué tous les habitants des trois mondes et accepté de la nourriture de l’homme le plus vil. Lois de Manou.

Ce ne fut qu'à midi, le lendemain, qu’on apprit l’exclusion des ministres anarchistes. Obéissant aux ordres reçus de leurs dirigeants, les troupes de la F.A.I. se contraignirent à rester calmes. Un silence inhabituel tomba sur Barcelone et pesa dessus jusqu’au soir. Quand le crépuscule vint sur les Ramblas, à l’heure du paseo : « Nous nous laissons manger comme un artichaut, feuille par feuille », s’écriaient les anarchistes, ivres de colère. Les plus discuteurs exposaient la théorie des vagues successives que se vantait d’appliquer, disait-on, l’ambassadeur russe Antonov Ovseenko. La prochaine vague serait la bonne, mais celle-là on la briserait, ou bien tant pis, elle emporterait tout. — Qu'est-ce que vous faites ? criai-je en passant à Jadin, que je reconnus dans la foule. — Esperamos el momento. Nous attendons un peu. Heureuse langue où le verbe esperar signifie attendre et espérer. Je passai place Medinaceli. Le Père Carranza n'était pas encore arrivé. Ce jour-là, je me rendis aussi à la Généralités Mon plan de départ était prêt. Ma mère avait déposé certains titres chez un notaire de Montpellier, et celui-ci m’avait écrit à diverses reprises pour leur liquidation. Apportant ces lettres au Bureau militaire, je demandai qu'on me signât une feuille de route me permettant de passer quarante-huit heures en France. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Quand voulez-vous partir ? me demanda le fonctionnaire avec indifférence. — Après-demain. — Laissez-moi votre passeport, me dit-il. Cependant, je médi­ tais les moyens de revoir Sylvie. Le lendemain matin, le Central téléphonique de la place de Catalogne, principale position des anarchistes, avait pris l’as­ pect d’une forteresse. Des amoncellements pyramidaux de sacs de terre faisaient de chaque porte un bastion, et, derrière chaque fenêtre, veillait une mitrailleuse. Dans les cœurs, la fièvre ne laissait plus de place à la réflexion ou à l’espoir. On refusait tout, au nom d’une liberté indéfinissable. Viva la muerte ! Vive la mort, criaient les anarchistes. Le Palace fut entouré d’une muraille de pavés trouée de meurtrières. Ce fut en partie mon œuvre. Une garde avait passé la nuit sur les toits. Au P.O.U.M., nous étions quelques-uns à pressentir confusément que ce drame ne serait pas seulement le nôtre, mais celui du xxe siècle tout entier, et que la cisaille des dicta­ tures commençait à peine à se fermer. Après une nuit passée à transporter des pavés, je trouvai Romingo non tant joyeux qu’exalté, noyant ses doutes dans l’action. Tous nos dirigeants compensaient par l’orgueil intellectuel une cruelle débilité militaire, en eux brûlait la flamme des précurseurs écrasés. Il fallait être latin, ou encore mieux, espagnol, pour proclamer avec tant de fierté une si barbare règle de jeu. Mais il y a dans l’homme un besoin perpétuel de sacrifice, qui déguise sous des couleurs hères sa soumission et son servage. Je passai l’après-midi au chantier de terrassement de Pedralbes, et je ramenai le camion au Palace vers six heures du soir. Nous transportions nos derniers sacs de terre et quelques rouleaux de hl de fer barbelé volés sur le chantier. J’étais assis à côté du chauffeur, et deux hommes armés de mitraillettes se tenaient derrière, sur les sacs. De loin, sur la Diagonal, trois gardes d’assaut de la police communiste, qui étaient en train d’instal­ ler un barrage, nous firent signe de stopper. Us n’étaient que trois, le barrage ne comportait encore que quelques sacs, même pas en chicane. Tout un côté était libre. — Fonce, dis-je au chauffeur. Les gardes d’assaut, indécis, firent un saut de côté au dernier

moment, et deux d’entre eux roulèrent au sol. Le troisième nous lâcha sa rafale dans les roues, mais nous étions montés sur bandages pleins et nous passâmes, tandis que nos hommes ripostaient en tirant en l’air, pour faire du bruit. Ces inci­ dents étaient fréquents et n’intéressaient plus personne. Celuilà pourtant eut des suites, mais il était dit que la chance, qui, depuis deux mois, m’ouvrait partout la route, n’était pas encore lasse de me servir. Au Palace, quand j'arrivai, Drameille sortait de chez Romingo, et celui-ci l’appelait « camarade Drameille ». J'eus au cœur ce pincement que je connaissais bien. Drameille était venu appor­ ter à Romingo un renseignement qu’il avait surpris dans la journée. En truquant des papiers, les communistes avaient fait rester à Barcelone, l’ayant-veille, onze tanks russes destinés au front. Ces tanks étaient cachés à la caserne Vorochilov. — Comment l’avez-vous su ? demandai-je. — C’est mon métier, dit-il en souriant. Il me semblait s’être détaché de moi dans la mesure où il s’était rapproché de Romingo. Sous un prétexte quelconque, je le quittai et me hâtai vers le Bureau militaire. Là, le même fonc­ tionnaire m’apprit non seulement que ma feuille de route m’était refusée, mais que mon passeport ne me serait pas rendu. — Il est tout à fait irrégulier, dit-il, qu’on ne vous l'ait pas enlevé à votre entrée dans les Brigades internationales. Je protestai et criai en vain. L’homme était fielleux et borné. Au bruit que je fis, un commandant ventru sortit de son bureau. — Votre passeport est déjà parti pour Albacete. C’est la consigne, me dit-il. — Que la consigne s’en aille au diable, et vous avec, lui répon­ dis-je. Tout ce qu’on permettait aux hommes des Brigades, c’était d’être grossiers. Ils ne s'en privaient pas. Bouillant de colère et bien embarrassé, je me rendis alors pour la seconde fois place Medinaceli. A quelques minutes à peine des Ramblas et de leur agitation, sur le port, la petite place Medinaceli, ses platanes et ses chants d’oiseaux me rendirent un monde désuet et provincial au bord

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duquel la guerre semblait s’arrêter. Je franchis le porche d’un immeuble d’assez belle apparence et traversai une cour inté­ rieure qui sentait le moisi. Par les fenêtres ouvertes, des postes de radio agitaient cet air confiné. Je gravis les quelques marches d’un perron mal éclairé qui donnait accès à la bâtisse du fond. Au quatrième étage, une vieille femme m’introduisit dans un logement pauvrement meublé, et, sans dire un mot, sans même me regarder, me conduisit à la chambre du Père. Celui-ci était dans son lit. — Hum, fis-je, pas loquace, la vieille dévote. Vous l’avez déjà dressée ? La chambre n’était éclairée que par une lampe de chevet dont l’abat-jour, posé trop bas, n’envoyait de lumière que sur le plancher. Les sourcils touffus et presque blancs du moine se détachaient dans la pénombre. — La vieille dévote a fabriqué des bombes pendant vingt ans, dit-il. Assieds-toi et ne dis pas de bêtises. Et puis débarrasse-toi de ton revolver. Il n’y a pas de fasciste caché sous le lit. Sa voix était calme. Je dégrafai mon ceinturon et l’accrochai au dossier d’une chaise. — Comment vous trouvez-vous ? demandai-je. Il suivait mes gestes d’un œil attentif. — Je suis presque guéri, dit-il. Et toi ? — J’ai enlevé mon écharpe hier matin. Il se redressa un peu sur son lit, s’accouda et, de sa main libre, avec une indiscrétion tranquille, releva un peu l’abat-jour, pour placer mon visage en pleine lumière. Je clignai des yeux avec dépit. — Tu as bonne mine, dit-il en se replaçant dans ses oreillers. Il se tut un moment et parut réfléchir. — Je pensais que tu étais rentré en France. Quand pars-tu ? — Je ne sais pas, répondis-je. Je ne sais même plus si je pour­ rai partir. Il ne m’offrait que son profil. — Raconte, dit-il, toujours calme, sans bouger. A mon tour, je restai un moment silencieux, puis je lui contai ma mésaventure. — J’ai réussi à vendre tout ce qui me revient de ma mère, ajoutai-je en terminant, et j’en ai viré le produit à une banque

de Paris. Il ne me reste plus à Barcelone que deux valises de linge et de livres que je compte déposer demain chez un jour­ naliste français dont j’ai fait la connaissance. A partir de demain, je n’aurai plus de domicile fixe. J’ai passé la nuit d’hier au siège du P.O.U.M., j’y passerai celle-ci ; les suivantes, je ne sais pas. Il est devenu très difficile de franchir clandestinement la frontière. Je vais essayer quand même... Voici, dis-je en sortant mon portefeuille, la lettre de crédit qui m’a été remise sur la banque de Paris. Par mesure de précautions, je vais, si vous le permettez, l’endosser à votre nom, parce que je ne me connais ni héritiers ni amis à qui je puisse laisser cet argent. Ni femme, ni fondation pieuse, ni parti. Je dis «ni parti», parce que, avant un mois, le P.O.U.M. aussi aura disparu. Si je réus­ sis à passer, nous annulerons cet endos. Si je n’y réussis pas, vous ferez de cet argent ce que vous voudrez. Avant trois jours j’y verrai plus clair, lui dis-je avec une extrême résolution. — Surtout si tu es mort, répondit-il. Je fis un geste vague. Il inclina la tête et me regarda durant quelques instants sans la moindre indulgence. Puis il détourna à nouveau les yeux. — Este chico es totalmente idiota, dit-il. Ce garçon est complètement idiot... Il ne bougeait plus. Sa respiration s’allongea, fit entendre un bruit léger et régulier. J’attendis, les yeux fixés sur cette face indéchiffrable. Mais la dure fatigue de ces derniers jours avait éteint mes pensées tumultueuses. Au bout d’un long moment, le moine ouvrit les yeux et se remit à parler : — Je n’aime pas qu’on dramatise les petites choses, dit-il. Les petites choses s’arrangent toujours... Le 3 mai, dans l’après-midi, juste la veille du jour où ta permission expire, le cargo San-Zugara, commandant Lopez, qui fait du trafic d’armes entre la France et l’Espagne, quitte Barcelone pour Marseille. Le commandant Lopez est un ami de Jadin, et par conséquent mon ami, et, dès que je pourrai marcher, c’est lui qui me tirera d’ici. C’est un forban honnête capable de fournir en faux papiers inattaquables tous les bandits de race indéterminée qui roulent d’un port de la Méditerranée à l’autre. Il t’embauchera sous un nom quelconque, tu seras Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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mécanicien ou soutier pendant une vingtaine d’heures, c’est tout. Apporte-moi ici, demain, une photographie où tu aies plutôt l’air grec ou maltais. Je ne connais pas, ajouta-t-il, d'objection valable contre ces dispositions. En tout cas, aucune d’ordre politique et, comment dirai-je, métaphysique. — Et Jadin acceptera cette... désertion ? m’écriai-je en essayant de dissimuler la joie violente que me donnaient les paroles du Père (et c’était moins une solution qu’elles m’ap­ portaient qu’un signe, une confirmation du destin). — Jadin trouve que le suicide est un luxe de vieux, pas de jeune, dit le moine, impassible. Cette façon trop simple de prendre les choses m’irrita. — D’ici le 3 mai, bien des choses auront changé, répliquai-je avec humeur, mais il me jeta un coup d’œil sombre et vindi­ catif. — D’ici le 3 mai, il ne se passera rien, tout au moins pour toi, dit-il d’une voix tranquille qui contrastait avec son regard... Seulement il faudra m'obéir, puisque tu ne sais pas te conduire. En forçant sur ses bras, il essaya de se redresser et de s’adosser au bois du lit, mais sa jambe encore raide ne suivit pas. Distrait par mes pensées, je le regardais sans bouger. — Aide-moi, dit-il. Je dégageai ses oreillers. Il s’assit enfin, dans un dernier effort qui tira du lit un grand craquement, et je sursautai : je crus que sa jambe à peine ressoudée s'était rompue. — Assieds-toi, me dit-il, très froid. — Vous me donnez des émotions, lui répondis-je, le cœur battant. Vous tirez sur votre jambe comme si elle était en bois. — Assieds-toi, répéta-t-il, impatient. Je te dois des explica­ tions. La tête haute et les yeux clos, il se recueillit un moment. — Je m'intéresse à toi, dit-il. Mais il s’arrêta à nouveau. — Parlez, lui dis-je sans aucun respect. Son immobilité donnait à la moindre nuance de sa voix une force incroyable. — Tu te trompes sur l’échelle du drame, tu le rapetisses.

C’est pour cela que depuis un an tu es plein de petites vanités ou de petits scrupules, ce qui est la même chose. J’espère que maintenant c’est fini. Je n’en suis pas sûr. En tout cas, écoute-moi bien, je vais te dire des choses difficiles. Et d’abord la première : Nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard. Et cela pourrait être ton premier sujet de médita­ tion : Il n’y a pas de hasard. Ce n’est pas parce que deux nuages se rapprochent que l'éclair jaillit, c’est afin que l'éclair jaillisse que les nuages se rapprochent. Tu as compris ? — J’ai compris. — Muy bien, dit-il. Il continua à parler. Je rapporte ici ces paroles étranges qui devaient avoir une si grande influence sur ma vie, mais dont le sens, à l’époque, m’échappait en partie. De temps en temps, il me jetait un bref coup d’œil, mais le désarroi de mon esprit était à son comble, et je ne réagissais pas. Son calme n’appelait pas en moi le calme, mais une sorte de contrainte froide et d’ailleurs sans ressentiment, que j’accep­ tais sans y prendre goût, mais qui m’interdisait la discus­ sion. — Depuis des années, dit-il, à voir partout tant de haine et tant de violence, il m’est venu des idées terribles sur le juge­ ment de ce monde, et je crois en effet que le jugement est commencé. Pas seulement celui de l’Espagne, ou celui de Pierre Dupastre, celui du monde. Voilà l’échelle du pro­ blème, dit-il d’une voix à la fois sourde et vibrante. « Dans vingt ans, le monde entier ne posera plus qu’une seule question, et les hommes avancés l'entendront jaillir par toutes les bouches de la terre. Mais, quand ils l'auront entendue, leurs petits drames individuels s’éloigneront d’eux comme des nuages pompés par le soleil. Ce ne sera pas seule­ ment Pierre Dupastre qui jouera avec l’idée de la mort, mais le monde entier qui sentira venir la destruction et s'inter­ rogera sur elle. Et il se fera partout un tel mélange d’horreur et de joie que la vie et la mort deviendront comme un jeu. Il va naître des hommes doués de pouvoirs effrayants qui conduiront ces événements tout en leur restant étrangers, et qui seront capables des pires actes de guerre tout en gardant

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l’esprit en paix, comme en Dieu. On n’aura jamais vu pareille guerre dans le monde ni pareille paix dans un homme. Ces hommes seront conscients de leur vocation de dieux et ne penseront qu’à elle, et cette vocation exigera la fin du monde. Ils ne s’interrogeront plus sur leur propre culpabilité, mais sur celle de Dieu, et ce sera la même chose, et ils auront raison ! dit-il avec une exaltation contenue mais violente. Ils seront étrangers à l’horreur, et étrangers à la joie, étrangers à tous les sentiments humains, et seulement prisonniers d’une sorte de connaissance froide et immobile, qui s’appelle la sagesse, dit-il. Il s’arrêta un moment et me regarda : — Et le moindre de leurs actes ne cessera pas en effet d’être conforme au plan de Dieu, dit-il d’une voix qui retomba brusquement. Il parlait avec une force dépouillée de toute véhémence, qui ne faisait que mieux ressortir son frémissement intérieur. Et, peu à peu, la première surprise passée, en moi un frémis­ sement inattendu s’accorda au sien. — Pour ces paroles, le premier imbécile venu me traiterait de blasphémateur. Mais écoute encore ceci, dit-il. « Il est écrit, dans la tradition hébraïque, que l’ange exter­ minateur sera appelé « très bon ». Et, dans la tradition hindoue, qu’un brahmane possédant toute la sagesse ne sera souillé d’aucun crime, même s’il tue les habitants des trois mondes. Là se tient le mystère suprême de la vie et de la mort. Mais il est également écrit que les hommes à la fin jugeront les anges, et que l’homme aussi deviendra Dieu. Cela ne peut avoir qu’un sens, dit-il sans changer de voix : que l’homme aussi recevra un jour le droit et la mission de détruire le monde... Quel homme, quel genre d’homme ?... J’ai mis long­ temps à filtrer en moi ce poison !... Il me regarda un moment d’un air d’attention profonde. J’allais baisser les yeux lorsqu’il détourna les siens. — On apprend beaucoup de choses au voisinage de la mort, reprit-il alors avec une pointe d’imperceptible raillerie, qui disparut aussitôt... Le jour où je t’ai rencontré, tu es devenu ma plus grande tentation. J’accepte d'être tenté, dit-il d’une voix effrayante de calme.

Il s’arrêta encore et se passa la main sur le visage, en respi­ rant longuement deux ou trois fois. — Eteins cette lampe, dit-il. J’obéis. Il se tut encore, longuement. — Ce monde est condamné, reprit-il enfin. Mais il va sombrer dans une mort qui n'eut jamais d’exemple. Jadis la mort fut apportée par des conquérants et des inquisiteurs assujettis au monde et à son mensonge. Elle va l’être désormais par des exterminateurs remplis de l’esprit de vérité et dépouillés de tout lien avec eux-mêmes et avec le monde. Ta génération verra de grandes choses, dit-il d’une voix mystique. Car la terre ne peut pas supporter la vérité, et il faudra bien, à ce moment-là, que l’histoire s’arrête et que ce soit la fin d’un monde. C’est ta génération qui explorera ce voisinage du néant ! Et c’est un privilège extraordinaire ! murmura-t-il. Car c’est dans le néant que se tient la plénitude de Dieu ! « L’époque qui vient veut l’ultime confrontation de la terre et du ciel, de l’amour profane et de l’amour sacré, dans une même horreur, l’horreur de l’absence, le sentiment du vide, le besoin de passer de l'autre côté du vide. Seuls compren­ dront cela, le moment venu, ceux qui vivent sans cesse, au fond d'eux-mêmes, dans la tentation de la mort. Cette tenta­ tion est abominable, mais irremplaçable. Voilà pourquoi je crois en toi. Parce que tu commences à la connaître. Je ne crois pas dans la Révolution, je crois dans quelques révolu­ tionnaires, dans quelques jeunes gens de ton âge, pour qui vivre et cesser de vivre sont choses égales, et qui, comme toi, aujourd’hui, prononcent les pires refus... Il m’importe peu, dit-il avec une détermination extraordinaire, que ce refus soit aujourd’hui, dans ta bouche, la parole d’un démon ignorant. Je le sais, cela suffit, ajouta-t-il d’un ton plein de menace. Il dépend de toi qu’il devienne clairvoyant, et il le deviendra. Ce sont ceux qui peuvent donner asile aux démons les plus forts qui recevront un jour les plus grandes grâces... Les mots prenaient dans l’obscurité une importance exagérée et captivante. Je n’arrivais pas à les relier l’un à l'autre, et j’en ressentais un violent dépit. — Il faut que ces choses-là mûrissent lentement. Tu y réflé­ chiras. Nous en reparlerons avant ton départ.

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— Mais, padre, lui dis-je, énervé, je n’ai même pas ce qu’on appelle la foi. — Tu trouves ? répliqua-t-il avec ironie. Attends trois ou quatre ans. — Sur quoi repose votre affirmation ? — Sur rien. Elle est pourtant certaine. — Excusez-moi, lui dis-je. Ce genre de réponse ne me laisse pas seulement indécis, mais hostile. Je vous pose à nouveau ma question. — Tu auras bientôt l’occassion de te la poser à toi-même, répondit-il avec une rudesse qui trahissait sa fatigue... As-tu bien suivi tout ce que j’ai dit ? — J’ai essayé. — Voici un deuxième sujet de méditation, dit-il alors d’une voix étrange, presque indistincte : la souffrance du monde, c'est le remords de Dieu... Rallume, dit-il. Je rallumai. Il tournait vers moi, sans me voir, une face tendue où l’énergie et la contemplation mystique, malaisé­ ment mariées, jetaient leurs feux sombres. Mais j’étais encore tout étourdi. Il me sembla rentrer dans une pièce que j’avais quittée depuis très longtemps, dans un monde très ancien et presque oublié. A l'étage inférieur, un poste de T.S.F. se mit à parler bruyamment. Je me levai et pris mon ceinturon. — Je vais vous laisser reposer. Je reviendrai, dis-je au vieil­ lard. — Tu coucheras ici jusqu’au jour de ton départ, répondit-il durement, en ramenant les couvertures sur sa poitrine. La pièce à côté de celle-ci est libre. Prends la clef sur la che­ minée. Inutile d’avertir la bonne femme, elle est prévenueJe le regardai sans aucune gratitude. Dois-je le remercier ? pensai-je, mais je haussai les épaules sans rien dire et je pris la clef. Il s’était déjà tourné vers le mur. Le lendemain était le Premier mai. La F.A.I. et le P.O.U.M. avaient interdit à leurs adhérents toute manifestation : « Pas d’incidents prématurés. Attention aux provocateurs. » Depuis longtemps, nous n’étions plus les maîtres du jeu.

Tout au long de la journée, dans le grand bureau qui s’ouvrait au fond de la salle de dancing, notre Comité direc­ teur multiplia ses séances. Assis en face les uns des autres dans leurs conseils interminables, et comme s’ils eussent célébré un culte immuable mais étrange, ces Espagnols pleins de sang devenaient soudain impassibles, ils respectaient leur destin cruel, leur prêtrise stérile, leurs responsabilités affreuses. Rarement ils s’emportaient, et leurs colères les plus farouches étaient sans éclat. Le plus souvent, d’une voix posée, sur un fond déconcertant de sincérité froide, chacun pesait les chances contraires et proposait sa tactique. On en discutait dans les règles. Toi, moi. Du dehors, cela pouvait paraître un infâme pilpoul. C’étaient les jeux de l’intelligence et de la mort. Depuis plusieurs jours, je n’intervenais plus dans les débats. J’avais annoncé à mes camarades du P.O.U.M. que je quittais Barcelone pour Torija, via Madrid, dans la nuit du 2 au 3 mai. Cette précaution, bonne à toutes fins, me libérait d’eux. Tous leurs problèmes s’étaient détachés de moi comme une peau morte. Je quittai le Palace à midi, en pleine séance, et transportai mes valises place Medinaceli. Toujours assis dans son lit, le moine lisait le Zohar, dont il traduisait le texte hébraïque à livre ouvert. Je lui remis la photographie qu'il m’avait demandée. — Tu me réserveras deux heures avant ton départ, me dit-il sans lever les yeux. L’après-midi, me promenant sur les Ramblas, je livrai mon imagination à Sylvie et à toutes les femmes à la fois géniales et insignifiantes qui lui ressemblaient. Et peut-être, en effet, avais-je déjà trop l’expérience de l’amour pour le rapporter à un seul être, qui l’eût fait impatient et inquiet. Les Ramblas étaient baignées de soleil, mon épaule jouait librement, mon bras reprenait sa vigueur, j’eusse voulu étreindre toutes les femmes. Jamais le destin misérable et héroïque qui, au même moment, se jouait au Palace et dans toutes les cavernes de la politique, ne me parut plus barbare et plus prisonnier de la nuit. Mais, dans le même instant, et parce que je voulais entrer dans un monde indéfini et glacé qui m’opposât des

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exigences encore plus contraignantes, tous les plans que j’échafaudais depuis deux jours pour revoir Sylvie avant mon départ me parurent soudain peu honorables et indignes de cet avenir. Pourquoi cette femme plutôt qu’une autre, pensai-je, c’est le monde entier qui est à moi, et je voulus commencer ma nouvelle vie par un acte de courage et une décision forte. Comme ma promenade me ramenait sans cesse vers le domicile des Juanez, je quittai les Ramblas et, par la rue de Escudillers, m’enfonçai dans l’ombre de la vieille ville. J'arrivais à l’ancienne place Royqle devenue place Macia lorsque, par une étrange disposition du sort, devant un magasin de modes, souriante et immobile et me regardant venir comme si elle m’attendait, je rencontrai Sylvie. Le padre a raison, pensai-je avec ironie. Il n’y a pas de hasard. Sylvie était seule et, poussé par une confiance irraisonnée, je l’abordai. — J’aurai voulu, lui dis-je, vous parler plus longuement avanthier soir, car je vous connais depuis toujours, Sylvie Juanez, sans que vous le sachiez... Le quartier où nous nous trouvions était le mien. J’y faisais lever partout des souvenirs qui me parlaient d’elle, et je le lui dis. Comme elle se dirigeait vers Santa Maria del Mar, je l’accom­ pagnai. Au bout de quelques minutes, notre conversation avait pris le ton le plus inattendu et le plus intime. Toutes les influences du monde agissaient sur Sylvie, mais n’obte­ naient d'elle que des mouvements désordonnés et passagers. Tirée de son cadre mondain, je ne m’étonnai pas de la trouver si réfléchie mais si réceptive, et elle en devenait presque profonde, bien qu’elle restât encore impersonnelle comme sa musique, le moins subjectif de tous les arts. J’eusse voulu l’ancrer dans un sentiment durable, ou bien jeter le trouble dans cette âme enfantine et ce corps divin, comme si l’inquié­ tude eût pu lui être une parure de plus. Je ne sais pas si j’y arrivai, mais l’excès même de mon emportement éveilla chez Sylvie de curieuses puissances de sympathie. Je lui dis que cette guerre était absurde, qu’elle ne nous imposait plus que de faux devoirs, et que d’ailleurs elle était perdue. Je lui dis

aussi que son père avait gravement tort de se lier aux commu­ nistes, qu’il ne fallait plus se lier à rien, que tout, dans ce monde, était désormais livré à l’aventure, qu’il n’y avait plus de vérité que dans le secret des âmes ou la splendeur de l’art. Je lui conseillai enfin de quitter l’Espagne. — Je vais partir moi-même, Sylvie Juanez, lui dis-je, et abandonner cette guerre ; et, en vérité, plus rien ne me retient à Barcelone, sinon d’y savoir abandonnées à tant de dangers des personnes comme vous. Je vais partir, non sans hésitation. Mais il faut quelquefois beaucoup de courage pour affronter, au fond de soi-même et chez autrui, l’accusa­ tion de lâcheté -— et, disant cela, je jouissais de l’orgueil qu’il y faut aussi. Elle paraissait sensible à une certaine effusion de sincérité, à une certaine chaleur dans le discours. — Mon père voudrait que je parte, me répondit-elle sans s’émouvoir, et que j’aille préparer son installation éventuelle au Mexique. Jusqu’ici j’ai hésité. — Pourquoi ? lui dis-je. Rien ne vous retient à Barcelone. — C’est vrai, dit-elle avec simplicité. Rien ne m’y retient. Ces paroles me remplirent d’une joie soudaine et inexpri­ mable, et tout s’éclaira. Je la pressai vivement de partir. Je la voulais libre et disponible comme moi, même si elle se trouvait à l’autre bout du monde, et cette séparation même exaltait l'amour. Lui parlant alors de mon prochain séjour en Chaldée, je lui promis de lui écrire. — Vous me répondrez du Mexique, lui dis-je. — Peut-être, dit-elle. Déjà elle acceptait l’idée et l’agrément de ce voyage. Si je lui parle d'amour, pensai-je, elle va se fermer. Sera-ce pudeur ou bien fierté ? Et que demande son moi intime ? Parle-t-il déjà ? Sait-il parler ? Sait-il exiger ? Elle parvenait à l’âge où les jeunes filles, quand se présentent à elles les images de l’amour, s’étonnent du continuel changement de leurs pensées. Elles ne savent pas encore si leurs premiers refus mêlés d’envie sont le produit des idées morales qu’elles ont reçues, ou d’un jeu encore maladroit, mais délicat et profond.

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Nous marchâmes longtemps côte à côte, et, à la fin, je lui pris le bras. Je ne pouvais me lasser d’admirer son visage, j’y découvrais toutes les marques de sa future sensualité. Je pensai : Peut-on être pris corps et âme par une femme rien que pour sa beauté, en sachant que cette beauté n’est qu’un voile jeté sur le vide ? Le corps sûrement. Et l’âme ? L’âme également, me dis-je. C’est justement ce vide qui nous attire et qui nous comble. Cette épouvantable certitude me fit un moment fermer les yeux. Mais comme Sylvie ne parlait plus, je la regardai encore. Je la sentais simple et ouverte, livrée à tous, et pourtant mieux protégée par ce vide extérieur que par l’armure la plus lourde. Avant de la quitter, je lui demandai de garder le secret sur notre conversation. — No tenga miedo, ne craignez rien, me dit-elle en posant sa main sur la mienne avec une timidité qui me bouleversa et en m’offrant de nouveau, un court moment, ses yeux sombres et agrandis, où je retrouvai, comme un reflet de moi, son impersonnelle et terrible violence. Je la regardai s’éloigner. J’agitais un monde de pensées vagues, au milieu d’un puissant bonheur. Ce fut ce soir-là, pour la première fois, que Drameille et moi nous nous tutoyâmes. Malgré l’irritante complication de ses attitudes et l’intérêt tortueux qu’il portait aux événements et aux êtres, j’enviais sa dureté, son perpétuel refus des illusions vitales : il y rangeait évidemment l’amour. — Que penses-tu de Sylvie ? lui demandai-je. Depuis la soirée chez les Juanez, il avait rentré sa curiosité, mais il ne put se méprendre sur mon air de victoire. — Un petit mensonge un peu mieux paré que les autres, me répondit-il simplement. J’aimais chez lui ce qui me manquait, la dure contention de sa vie intérieure, son absence de retour sur soi-même et de ménagement pour autrui, son indiscrétion qui ne faisait jamais tort à sa fierté. En sa compagnie, je passai cette nuit-là au Barrio Chino, avec des filles. Au moment où j’eusse pu désirer de m’éloigner de lui, cela nous rapprocha bassement. Sans lui donner de détails ni lui parler du moine,

je le mis au courant de mon projet de départ. — Bravo, me dit-il, sans plus. Il m’était constamment un piège à confidences. Le lendemain 2 mai, je ne rentrai place Medinaceli qu'assez tard, vers la fin de la matinée. La porte de la chambre du moine était fermée. Je pensai qu’il dormait encore et je fis ma toilette sans bruit. Le parfum de la fille avait laissé sur ma peau une odeur fade, que j’aimais assez. Au moment où je me préparais à sortir, le Père m’appela. — Je vous ai réveillé, lui dis-je. — Mais non, fit-il plutôt moqueur (il dormait peu et pouvait rester des heures durant assis sur son lit, sans bouger : il méditait). Il m’apprit que Jadin s’était occupé de moi. Lopez avait fait dire que tout irait bien. —■ Ne rentre pas trop tard, cette nuit. Je t’attends, me dit-il. Après le déjeuner, je me rendis au Palace pour serrer une dernière fois la main de Romingo et de quelques amis, mais le Comité directeur siégeait déjà et je me bornai à griffonner un mot d’adieu que je confiai à un milicien. J'allais partir lorsque arriva Drameille. Il apportait un paquet de nouvelles importantes et m’entraîna dans un couloir désert. — Première question, me dit-il. Bien que les deux gardes que tu as renversés sur la Diagonal ne se soient même pas écorché les coudes, l’affaire a été suivie. On a fini par t’identifier à cause de ton uniforme. — Quelle importance ? fis-je, étonné. — Aucune, sauf de fournir un motif à la Puerta del Angel... Il vaut mieux, à partir de maintenant, éviter les endroits écartés, dit-il. Et même, à l’occasion, tu ferais bien de cogner le premier. — Je te remercie, lui dis-je. Comment as-tu appris cela ? Il sourit : — De la même façon que j’ai appris, deuxième question, que les tanks de la caserne Vorochilov feront leur plein d’essence demain matin de bonne heure... — Ah ! fis-je en tressaillant violemment. C’est sûr, vraiment sûr ? De la tête, il fit signe que oui. Il avait ses indicateurs : il est facile de gagner la confiance des petites gens, disait-il. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Il faut avertir tout de suite Romingo, dis-je, et je me tournai vers l’escalier, mais aucun élan ne prolongea mon geste. — Un moment, répondit Drameille, très maître de soi. Troi­ sième question. Bonnava, soi-disant de la part de Sylvie, nous relance tous les deux. Il paraît que Pedro Juanez s’étonne de ne pas nous avoir revus. Invitation empoisonnée, dit-il, et guet-apens certain, à porter au compte de l’intérêt subit que te manifeste la Puerta del Angel. — Le salaud ! murmurai-je. Se servir de Sylvie pour ça ! — Il y a tout à craindre d’un homme qui se fait de la salo­ perie un devoir... Je monte chez Romingo. Rumine tout ça, et, dans un quart d’heure, nous aviserons... Ruminer quoi ? pensai-je, déjà cabré. La rumination est finie. Ce mot seul, en moi, oblitérait tout débat. D’esprit plus libre, j’eusse pu mesurer le service que m'avait rendu Drameille en supprimant depuis trois jours toute discussion au sujet de mon départ : je n’étais lié par aucun défi, aucun de ces engagements exagérés qu’on prend dans le tumulte de la contradiction. Pour être resté sans aliment, mon besoin d’hé­ roïsme s’était épuisé, et les pointilleries de mon amourpropre à force d’être parcourues, s’étaient effacées. Un simple regard suffit à Drameille quand il redescendit : il eut le talent de me comprendre et le bon goût de se garder de toute allusion. Cependant, de tout le mélange de données qu’il m’avait apporté, je ne retenais que la proposition, sup­ posée ou non, de Sylvie. — Tu diras à Bonnava que tu n’as pu me joindre et que tu me crois reparti, lui suggérai-je. Mais, même si la maison des Juanez est surveillée, j’irai cette nuit prendre congé de Sylvie Juanez d’une façon ou d’une autre. — Nous allons organiser cela, répondit-il sans discuter, et mon amitié pour lui rebondit. Nous nous trouvions au rez-de-chaussée, dans une pièce qui servait de dortoir. J’y avais souvent passé la nuit, mais déjà je la voyais avec des yeux d’étranger. En parlant, je m’efforçais de découvrir sur le visage de Dra­ meille un air de gravité, une ombre nouvelle. — Vraiment, tu n’as pas changé d’idée ? lui demandai-je

enfin, avec une curiosité sans émotion. Tu viendras te cloîtrer ici demain ? I! se tenait près d’une fenêtre aux trois quarts obturée par des sacs et regardait par la meurtrière. Pourquoi le plaindre ? pensai-je. Déjà il prend mentalement des notes. — Quelle question, me répondit-il sans se retourner. Je m’approchai de la seconde fenêtre. Par l’étroite fente qui tantôt s’éclairait, tantôt se voilait, on devinait l'agitation des feuillages sur la Rambla. A la terrasse du café d’en face, dans notre champ, deux jeunes femmes en précoce toilette d’été s’arrêtèrent et s'assirent au soleil, ignorant notre guet. Dehors, la vie passait. Il me semblait soudain qu’elle n’avait que des exigences simples. Et nous, nous étions tapis à l’écart, dans notre pièce sombre, comme des bêtes compliquées et cruelles. Drameille s’était redressé et, dans la pénombre de la pièce, il essayait de déchiffrer, sur les caisses de munitions, les inscriptions peintes au pochoir. — Les dernières secondes du pendu et du noyé, dit-il, sont absolument heureuses. Il doit en être de même des dernières heures qu’on passe dans une maison en état de siège quand il est entendu qu’on ne se rendra pas. Un jour, un de mes amis est tombé dans la Seine avec sa voiture, par cinq mètres de fond. Il a pu se dégager et en a rapporté des impressions extraordinaires. On raconte la même chose des pendus dont on coupe la corde à temps... Admettons, dit-il, que je sois ce demi-noyé ou ce demi-pendu, mais en attente, et avec une lucidité un peu mieux préparée. Tout compte fait, c’est un état agréable, conclut-il. 11 avait déchiré l’enveloppe d’un paquet de cartouches et faisait rouler sous ses mains les balles luisantes et lisses. — Autrement dit, tu attends beaucoup de plaisir de ta journée de demain ? — Un plaisir extraordinaire. Pendant quelques secondes, il resta silencieux. Je sentais en lui cette même tristesse bien explorée et mêlée de raillerie qui m’avait tant frappé le jour de notre première rencontre, dans le bureau de Romingo. — Le plus grand malheur de la vie, reprit-il, est de ne pas

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savoir dilater assez le temps aux instants essentiels pour l’abolir. Le noyé et le pendu dilatent le temps pendant cinq secondes, et ils vivent toute une vie. De même dans une maison en état de siège : on peut y supprimer toutes les hor­ loges, personne ne s’en apercevra. Le plaisir est une bataille contre la durée. La perfection de l’homme tend à meubler le plus possible un ralenti aussi poussé que possible, ce qui est assez évident quand on fait l’amour, dit-il en souriant. Et ce plaisir est habité à la fois par l’espoir et la terreur de la fin, dualité qui constitue le plus admirable paradoxe que je connaisse. Tout ce qui est fin est paroxysme, et tout ce qui est paroxysme est dominé par l’espoir et la terreur de l’écla­ tement... Il cessa de jouer avec ses cartouches et les rejeta en vrac dans la caisse. — On ne réfléchit et on ne jouit bien que dans cette ambi­ guïté, dit-il, très content de soi. Voilà pourquoi une maison en état de siège est aujourd'hui l’endroit du monde le plus propice à la méditation. — Tu me fais, lui dis-je en riant, des adieux socratiques. Mais il se ferma brusquement, et, du coup, devint distrait. Je me sentis jaloux de ses pensées. —■ Je te comprends, lui dis-je alors avec une sympathie d’autant plus marquée que je croyais avoir traversé cent fois l’état où il se trouvait... Souvent, depuis un an, j’ai été au bord d’impressions semblables. — A Trijueque ? me demanda-t-il avec une certaine vivacité. — A Trijueque et ailleurs. Cet hiver aussi, dans la montagne. La guerre est faite de pareils moments... Tantôt cela vient en plein silence, tantôt dans ce grand fra.cas idiot qui vous coupe de tout. Cela vient chaque fois qu’il faut oublier qu’on existe si on ne veut pas devenir fou. — Justement, dit-il. Il ne faut pas oublier qu’on existe. — On oublie quand même. Heureusement, peut-être. — J’espère que non... Demain, je serai le seul, dans cette maison, à regarder ma montre. Je vérifierai un certain nombre de choses. Du moins je l’espère, répéta-t-il. Je me sentais à nouveau plein de respect pour lui. Dehors, le jour faiblissait. Un milicien ouvrit la porte, alluma,

et se mit à rire en nous découvrant là. Il fouilla dans un bahut à la tête d’un lit et sortit. La lumière de la lampe ren­ dait aux objets leur contour banal. — L’ennuyeux, dis-je, c'est qu’un jour il faut bien que la corde de ton pendu casse trop tard ou que la portière de ton noyé ne s’ouvre pas. — Eh bien, dit-il en se préparant à partir, quelle impor­ tance ? — Aucune, en effet, lui dis-je. Voilà le pari que Pascal aurait dû faire, et qu’il n’a pas fait. Drameille se rendit chez Pedro Juanez à onze heures du soir. Il était entendu qu’après avoir endormi Bonnava, il prépa­ rerait Sylvie à ma visite, sans rien lui cacher de ma situation. Peut-être alors me donnerait-elle dix secondes, chez elle, dans quelque pièce à l’écart. Ces complications m’enchantaient, elles mettaient Sylvie à l’épreuve. A minuit, heure convenue avec Drameille, je me rendis à mon tour chez Pedro Juanez, en me faisant accompagner par une patrouille du P.O.U.M. L’immeuble, apparemment, n’était pas surveillé : les quatre miliciens m’attendirent. Toujours comme convenu, je demandai Drameille. On me fit entrer dans une petite pièce à côté du vestibule, et, quelques instants après, je vis paraître Sylvie. Malgré les circonstances singulières, elle ne cessait pas d’être armée de cette tranquillité qui tenait à son défaut d’imagination, et où l’amour admiratif eût pu voir de la maîtrise, et l'amour inquiet de l’indifférence. Ces nuances ne m’échappaient pas. Je la remerciai de s’être prêtée à mes demandes, elle me remercia de courir un risque pour la revoir. Le temps limité m’enfermait dans l’étroit dilemme de ne lui dire que des banalités ou des choses essen­ tielles, et d’un ton excessif. Mais, depuis quelques heures, j’avais trop vécu d’avance cette scène pour en être déconcerté. — Eh bien, lui demandai-je, votre départ est-il décidé ? — Je partirai sans doute dans un mois, me répondit-elle. — Et moi demain. Je la fixais sans faiblir, ses yeux s’offraient. J’épousais en elle mon besoin de revanche. — Je suis sûr que nous nous reverrons, Sylvie Juanez, lui dis­

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je d’un accent fier et passionné, et qu’à ce moment tous les deux nous verrons plus clair en nous-mêmes... Et puis la dis­ tance n’est rien, lui dis-je encore. Je lui pris les deux mains et les tins un moment dans les miennes, comme je me l’étais promis. Elle me regardait avec un sourire contraint. Je lui souris aussi. J’avais une folle envie de l’attirer à moi et de la serrer dans mes bras, et sans doute le comprit-elle : j’aimai cet éclair d’inquiétude dans ses yeux. Dehors, à quelques mètres de là, sur la Rambla, deux gardes d’assaut de la police braquèrent leurs torches sur notre groupe et nous interpellèrent. Je ne me sentais pas assez coupable de fuir une bataille pour en chercher une autre, mais j’eusse sûrement affronté celle-là, comme s’il me restait à donner des gages à l’amour. Déjà nos revolvers étaient levés. Les hommes grommelèrent des injures et passèrent. Cent mètres plus loin, déjà, je jugeais sévèrement cette der­ nière réaction de bravoure. J’appris plus tard que Bonnava, dès que Drameille lui eut fait croire que j'avais quitté Barcelone, s’était isolé dans le oureau de Pedro Juanez et avait téléphoné à la Puerta del Angel pour décommander ses sbires. Aucun détail de ces manigances n’avait échappé à Drameille. Je rentrai place Medinaceli. Le moine ne dormait pas. Assis dans son lit il m’attendait. — Tes adieux sont-ils terminés ? — Ils le sont. — Lopez est passé ce soir et a emporté tes valises pour simpli­ fier l’embarquement de demain. Il viendra te prendre à la fin de l’après-midi. — Bien, lui dis-je. Je suis prêt. — Assieds-toi là, me dit-il. C’est notre dernière conversation et, pour ce genre d’entretiens, la nuit est plus propice que le jour. Ses mains étaient posées à plat sur les draps et, dans la pénombre, ses yeux noirs, dilatés et fixes, brillaient. — Je compte moi aussi aller en France, dit-il. Nous nous y retrouverons à ton retour de Chaldée. D’ici là nous nous écri­ rons, si tu le veux.

Je le regardai avec plus de curiosité que d’affection. — Pourquoi ne le voudrais-je pas ? demandai-je. Sa présence, ses paroles appelaient de nouveau en moi cette tension faite d’étonnement un peu contraint dont j’ai parlé, et qui annihilait mes réactions tout en remuant en moi d’étranges puissances. Et, sans transition, sans me regarder, d’un ton d'abord trébuchant qu’il domina et concentra peu à peu et qui s’exaltait par moments, le moine se mit alors à méditer devant moi comme s'il cherchait sa vérité en m’ap­ portant la mienne. Et il la cherchait en effet, il ne l’avait pas trouvée. Sa paix, son immobilité n’étaient posées que comme un voile sur une agitation sans merci, une perpétuelle érup­ tion souterraine. A la fin, pourtant, sa conviction m’emporta. Il la forçait peut-être. Certains de ses mots me perçaient comme des balles et s'incrustaient en moi, plus lourds que ma chair. — Ta vie commence, dit-il, et je compte pour rien tes der­ nières tentations politiques. Tu vas descendre beaucoup plus bas, le monde aussi. Mais descendre, c’est aussi avancer, c’est accomplir la loi. Celui qui descend le plus bas s’appelle le Christ. « Qu’est-ce que descendre ? C’est épuiser, en agissant, la tentation d’agir. Il faut descendre jusqu’au fond de l’horreur quand on se connaît, dit Bossuet. Y descendre en pensée et en acte. C’est l’immense question que pose le monde. Le premier acte a précédé la première pensée, la conscience est toujours en retard sur l’action. Quand la pensée et l’acte se rejoignent exactement et que l’homme atteint à la pleine conscience, c'est-à-dire à l’acte total, ce ne peut être que la fin de l’acte, la fin de l’histoire, la fin des temps. Tout acte, parce qu’il ne contient qu’une pensée imparfaite, lâche par le monde un démon. L’enfer, c’est justement cette distance entre l’acte et la pensée, le temps pourri qui les sépare l’un de l’autre, c’est le retour sur soi, sur l’acte ancien, le désir d’un recommencement glorieux mais impossible. Nous nour­ rissons le regret et nous voulons tuer le regret, et ce meurtre nous précipite toujours plus loin, en avant et en bas. Nous ne cessons pas de lutter contre nos propres démons et de les tuer, et d’en créer de plus forts à la place. Nous sommes une Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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machine à tuer, à tuer des démons et à tuer des hommes habités par nos démons. Et cela jusqu’au jour de la fin, où, tous réunis, ils sont devenus aussi forts que Dieu, aussi forts que la part périssable de Dieu, et où le Christ les rassemble tous en lui et les tue tous, en se laissant tuer. Et c’est aussi la fin du monde, la fin de la part périssable du monde. Les démons sont les enfants prodigues de Dieu. Le Père tue le Fils, et le Fils se laisse tuer, et cette mort est un meurtre et un suicide. Pourquoi se laisse-t-il tuer ? Je ne sais pas, dit le moine. Et que reste-t-il après, quelle est la part impérissable ? Je ne le sais pas non plus. Il n’y a plus d’action. La mort du Christ est le dernier acte, l’immaculée conception de l’intelli­ gence qui redevient vierge. Je ne sais pas pourquoi il faut qu’elle le redevienne. Mais peu importe, dit-il d’un accent brutal, et sa voix, malgré son calme apparent, avait pris peu à peu une dureté inouïe. En disant ces derniers mots, il eut un mouvement des mains et comme un sursaut de colère. Puis deux larmes coulèrent sur ses joues, sans qu’il bougeât. Elles étaient le fruit de l’adoration, non de la faiblesse. Il ferma les yeux. D’autres larmes jaillirent. Elles descen­ dirent jusqu’aux rides profondes de sa bouche, où se marquait la trace de fatigues très anciennes. Mais mon émotion restait en moi. Aucun élan ne me portait vers lui. — Il se peut, murmura-t-il alors avec une sorte d’orgueil, que Dieu ne soit qu’un metteur en scène génial qui monte devant nous et avec nous un spectacle hallucinant et pathétique, mais sans se chercher de morale, ni de raisons... Et si ce spectacle lui suffit, à nous aussi il doit suffire... Je te crée et je te détruis. Je te re-crée et te re-détruis. Et je pousse celui qui tombe. Du dehors, je vois ce spectacle comme une bouf­ fonnerie sadique, s’écria-t-il, très dur, en passant sans frémir de l’adoration la plus soumise au blasphème le plus provo­ cant... Il faut qu’il y ait autre chose. Quoi ? Le dedans du drame. Si l’on voit les choses du dehors, la cruauté et la pitié y sont également infinies, et passent leur temps à se détruire. Qu'est-ce qui ne se détruit pas ? La joie d’être. Une immense joie d’abord diffuse dans les créatures et qui se concentre peu à peu à mesure que le drame s’avance, jusqu’à l’instant

parfait de la fin. C’est dans la conscience du Christ, à sa mort, au dernier moment, que s’épanouit le secret des secrets et que se totalise la joie parfaite, celle dont l’idée aimante le monde depuis la nuit des temps. Une mort sans raison, dans une absepce totale de sentiments, sauf cette joie. Et le monde meurt en même temps. Tout se passe comme s’il fallait qu’il y ait de plus en plus de vide dans le monde, de plus en plus de mort, pour que la perfection s’y avance. A cet endroit, tuer et se laisser tuer, le meurtre et le martyre sont choses équiva­ lentes. Dieu tue sans colère et sans haine, ni pour autrui, ni pour soi-même, et fixe seulement cette joie. Un instant, un seul instant ! Aucun homme n’y est encore parvenu... « Et pourtant, c’est le dernier besoin du monde, dit-il en rouvrant les yeux et d’une voix qui s’était assourdie d’une façon incroyable. « Le premier qui tuera sans haine pour sa victime et sans haine pour soi-même, celui-là sera Dieu ! Celui-là seul sera Dieu ! Comprends-tu cela ? s'écria-t-il en se tournant vers moi (et à partir de ce moment ses yeux ne me quittèrent plus). — Je comprends, lui répondis-je. — Si je tue un homme, le sang de cet homme crie vers moi. Celui-là seul qui tue sans haine n’est pas tiré en arrière par ce cri, et ne déchoit pas au rang de sa victime, dans le retard éternel. Il n’engendre plus de démon. Il tue un corps, mais il élève une âme. Cela ne s’appelle plus tuer, dit-il en me fixant toujours. Ses yeux flamboyaient et brûlaient les miens. A ce moment, je ne sais pas pourquoi, le souvenir de la haine mortelle qui m’avait emporté contre Bonnava quelques jours auparavant, ce souvenir redevint vivant en moi et m’humilia. — A la guerre quelquefois on tue sans haine, dis-je alors. Exemple Patrick. — Ce n’est pas vrai, dit-il. Sans haine pour autrui mais pas sans haine pour soi-même. Patrick tue parce qu’il lui est devenu insupportable de vivre. — Il a raison, répondis-je avec méchanceté. (Cette logique poussée jusqu’à l’absurde faisait naître en moi un besoin fra­ cassant de défi.) Il a raison. C’est une façon comme une autre d’en sortir. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Sortir de quoi ? lança alors le moine avec une méchanceté égale à la mienne. Ses yeux lancèrent un éclair et sa mâchoire se contracta. — Si c’est celui qui tue le dernier qui est le plus fort, répli­ quai-je non sans colère, il suffit de ne pas s’arrêter de tuer. Je m’attendais à une réaction violente, mais ses yeux s’étaient éteints, et il se contenta de me regarder longuement, d’un air de réflexion. Puis, très doucement, il se mit à rire. Ce rire me glaça. — Tu es un démon de bonne qualité, dit-il enfin. Il s’était détourné, et moi je posais mes yeux sur lui, sans le voir. Lorsqu’il se remit à parler, longtemps après, d’une voix calme et comme feutrée, une étrange douceur m’habitait. En moi tout se mêlait. Le moine vivait en moi, et aussi Bonnava, Drameille, Patrick. J’aimais ces complicités et ces disputes. Et le passé et l’avenir avaient le même goût de cendre et de sel. — Pourquoi es-tu rentré si tard ? me demanda-t-il avec péné­ tration. Tu laisses une femme, à Barcelone ? — Oui, lui dis-je. — Comment s’appelle-t-elle ? — Sylvie Juanez. — Tu y tiens ? —■ Plus qu’à tout au monde. — L’homme n’avance qu’à travers la femme, répondit-il. Puis, au bout d’un moment, il ajouta : — Pauvre fille ! Je protestai, mais il ne m’écoutait pas. Prenant sur la table de nuit son exemplaire de Zokar, il en tira un papier plié : — Je t’ai préparé une liste de livres que tu pourras acheter à Paris et emporter en Chaldée. Il y a là toute la série, dit-il avec mépris. Métaphysique, mystique et science secrète, le tout plein de contradictions sur lesquelles tu t’exciteras. Une seule méthode : Etudie et médite, et si tu peux, contemple. Seulement, ajouta-t-il avec ironie, n’oublie pas de redescendre de ta contemplation. Je pris le papier qu’il me tendait : — Merci, lui dis-je.

— Je suis pour la plus grande liberté. Un jour, dit-il, plus tard, je t’expliquerai ce qu’est la vraie discipline. Je te dirai ce qu’est la chasteté des puissants. — Je ne suis pas chaste et je n’ai pas envie de l’être, répondis-je. Il releva la tête et me regarda d’un air sombre : — Je parle de la chasteté de la pensée et non de celle du corps, dit-il. Pour qui me prends-tu ? Il discerna sans doute quelque malice dans mon regard, car il grogna. Je me mis à rire, mais son visage ne s’éclaira pas. — Je vois, dit-il. Il me faudra tout t’apprendre. Il attendit un moment, puis, se détournant à nouveau, il se remit à parler : — Je suis né à Ondarroa, dans le Pays basque. C’est un petit village de pêcheurs et, à cause du poisson, tout y sent telle­ ment mauvais, non seulement les hommes et les femmes, mais les hiles, que je me suis longtemps demandé si ce n’était pas à cause de cette odeur... Enfin oui... J’ai été très abstinent, dit-il en me jetant un coup d’œil en biais. Mais moi je ne suis qu’un instructeur, un saint passif. On peut être abstinent sans être chaste, comme certains vieillards, et chaste sans être abstinent, comme certains initiés... Suis-je un initié ? Je n’en sais rien. J’enseigne. Quand on sait faire une chose, on la fait. Quand on ne sait pas la faire, on l’enseigne, dit-il, cruel... Méfie-toi de la férocité des vieillards, conclut-il sans se détendre, en exagérant peut-être la méchanceté. Je n’avais plus envie de rire. — Pourquoi dites-vous que vous n’êtes pas un initié ? demandai-je, remué par son accent. — Je le deviendrai en même temps que toi, dit-il. Va dormir, va. Ce qui doit venir, viendra. Et sans attendre ma réponse, il ht le signe de la Croix. Va dormir, répéta-t-il, et il éteignit sa lampe. Je rentrai dans ma chambre et me couchai. Mais l’agitation et le désordre de ces journées trop chargées se prolongèrent longtemps, et je ne pus m’endormir. Parfois les paroles du moine traversaient et brouillaient mes pensées, les rendaient indistinctes et mornes. Je comptais consacrer ma journée du 3 mai à écrire à Patrick.

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Je me réveillai tard et peu dispos. Trop d’idées mal accrochées, mal décantées. Il me fut impossible de mettre en forme la moindre phrase. Dans mon énervement, je préférai m’étendre sur mon lit ; je réussis à me rendormir. Il était entendu que je ne quittais pas, ce jour-là, l’apparte­ ment de la place Medinaceli, et que j’y déjeunais. A une heure trente environ de l’après-midi, alors que j’étais assis dans la chambre du padre, trois coups de canon firent trembler la ville, couverts tout de suite par un déchaînement de mitrail­ leuses. Puis, tout de suite encore, de nouveau des coups de canon. Depuis la place Medinaceli, il était impossible de localiser nettement le bruit, qui venait d’assez loin, du côté de la place de Catalogne. Machinalement, comme dans les nuits d’alerte, je m’étais dressé au premier coup et avais saisi mon ceinturon. Il se passa alors une chose extraordi­ naire. Malgré sa jambe à peine déplâtrée, le vieillard se tira du lit sans dire un mot, et s’appuyant au mur, vint fermer à clef la porte de la chambre. Mais ses forces le trahirent et il faillit s’écrouler. Je me précipitai. — Donne-moi la clef, dit-il. Je rouvris la porte. — Vous êtes plein d’inconséquence, lui dis-je froidement. Je n’ai aucune envie de sortir. Recouchez-vous. Et je le recon­ duisis à son lit. La bataille s'étendit peu à peu et se rapprocha. Entre les salves, on entendait dans les rues le roulement accéléré des camions. J’écoutais ces bruits désordonnés et violents avec le détachement attentif qu’il m’était venu, sur le front, et que j’avais noté. Puis les détonations subsistèrent seules, et ouvrirent entre elles de lourds silences. Plus de camions : on devait élever des barricades. Je me mis alors à écrire à Patrick avec une hâte fébrile ; je tenais mon argument. Le moine eût dit qu’il fallait tuer en l’homme le démon politique pour ouvrir la carrière à des démons plus avancés. Il faut tuer en l’homme le démon poli­ tique, Patrick ! écrivais-je. Mon raisonnement était brillant et soutenu. Comme le capitalisme ne se survit que par des crises économiques de plus en plus violentes qui l’amènent à sa

fin, parallèlement, le communisme ne se survit que par des exécutions politiques, de plus en plus meurtrières. Et lui aussi court et se précipite à sa catastrophe, la même ! Quel type d’homme supérieur peut-on attendre d’un régime basé sur la permanence de la fusillade et de l’assassinat ? Mais, justement, j’avais la nostalgie de ce type d’homme et je ne le dénonçais pas sans l’admirer : « Je vois à la fin deux tyrans, tout seuls. L’un, celui de l’Ouest, ne sera qu’un pro­ duit supérieur de la mécanique, un robot impérialiste. L’autre, celui de l’Est, sera un produit supérieur de l’intel­ ligence, et tous les microbes qui auront pourri le sang des intellectuels révolutionnaires qu’il aura assassinés se seront concentrés en lui. Nous ne serons pas tout à fait morts. Il sera pétri des cellules les plus décomposées, les plus actives, les plus violentes de notre chair et de notre cerveau. Déjà nous le portons en nous avec ivresse, avec clairvoyance, avec froideur ! Nous le sommes !... Il faut tuer tout de suite ce démon, Patrick, lui disais-je. Le tuer !... » Mais, en écrivant cette phrase, je me méprisais. Le tuer en vue de quoi ? Nos cœurs sont purs. En vue d’un plus haut meurtre ! Ah ! quel dépouillement ! Etranges meurtriers ! Comment devenir nus ? Ces questions m’éblouissaient. Le monde était plein de questions éblouissantes. Et le défi et la colère qui m’avaient soulevé la nuit précédente m’envahissaient de nouveau, et me décourageaient. Pourquoi prêcher la timidité à Patrick ? Dieu n’avance-t-il pas jusqu’à la fin à coups de meurtres de plus en plus médités, de plus en plus purs ?... Toute la ville sautait comme une poudrière, en longues traînées roulantes et inégales. Passionnant destin. Partout la mort. Que ce soit pour le bien ou pour le mal, toujours nous sommes condam­ ner à tuer. Plein d’une cruelle angoisse, je tendis au moine ma lettre inachevée. A la fin de sa lecture, il me la rendit : — Eh bien, conclus, dit-il avec tranquillité. « Et le tyran de « l’Ouest ne cessera pas de faire de la morale au tyran de « l’Est. De la morale avec des majuscules. Mais le tyran de « l’Est tuera le tyran de l’Ouest, puis se dévorera lui-même... » Aucune arrière-pensée ne troublait, semblait-il, son regard. Je gardai pour moi mes effrayantes questions et, sans plus, je

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signai ma lettre. Mais le moine avait lu dans mes yeux, et il sourit. La bataille continuait et lançait dans le ciel des spasmes de colère froide et tonnante. — Lopez ne pourra pas passer, dis-je. Le vieillard ne répondit pas. A cinq heures juste, Lopez arriva. C’était un gros homme à la fois précis et relâché, tatillon et aventureux, ce qui inspirait confiance. Il jeta sur la table un passeport et une vieille combinaison bleue de mécanicien, très malpropre. — Habillez-vous, dit-il. Il ne savait presque rien. Les tanks communistes avaient attaqué le Central téléphonique au début de l’après-midi, et la façade du rez-de-chaussée était crevée d’un trou énorme. Mais les anarchistes tenaient les étages. — Et le Palace ? — Je ne sais pas, dit-il. On ne peut pas passer. Je finis de m'habiller. — En arrivant, dit-il encore, j’ai débarqué un Cypriote qui voulait s’engager. Alors je vous ai baptisé cypriote. Vous parlez le grec ? — Le grec d’Homère, dit dom Luis en riant, très heureux. — Ça ne fait rien, dit Lopez. Grec ou turc, il y a tellement de bruit dans la ville que personne n’entendra rien... Apprenez quand même par cœur votre nom et votre date de naissance, et en route. Les quais étaient déserts. Deux autos blindées passèrent très vite. Lopez avait l’air d’un bourgeois cossu et négligé et mar­ chait avec aisance... A sept heures, nous étions en pleine mer. Lopez, qui ne ren­ dait de comptes à personne, m’enferma dans sa cabine où je retrouvai mes bagages. Dans ma valise de linge, je décou­ vris une Bible que le Père y avait placée. De nombreux pas­ sages en étaient soulignés, surtout dans les Prophètes, et je lus, au hasard, ces paroles que Jérémie met dans la bouche de laweh : Je les enivrerai pour qu'ils se livrent à la joie... Je les ferai descendre comme des agneaux à la boucherie, comme des béliers ou des boucs. Mes camarades qui mouraient en ce moment au Palace étaient-ils joyeux ? Oui, ils le sont,

pensai-je. Ils meurent joyeux. Mais l’envie ne me vint pas de lire plus avant dans ce livre. A neuf heures, j’ouvris le poste de radio de Lopez pour prendre les nouvelles, mais Radio-Barcelone ne donnait que le communiqué de guerre : Coups de main locaux sur le front d’Aragon. Radio-Madrid ne savait rien. Radio-Toulouse jouait : It is a sad night in Harlem, qui fut un des premiers succès de Duke Ellington. Je ne sais pas pourquoi je me mis alors à penser au Père Carranza et à nos adieux sans émotion. Dans ce monde hos­ tile où je vivais, j’acceptais trop facilement qu’il n’y eût que des rapports de force. Peut-être toutes mes possibilités d’amour étaient-elles retenues ailleurs et prisonnières d'un être qui n’appartenait pas à ce monde ; mais, chose étrange, même dans cet autre univers, je ne me grisais que de violence.

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7 O Dieu, augmente ma perplexité à ton égard! Le Prophète.

Proche de Sylvie ou loin d'elle, j’ai passé cinq ans en sa compagnie constante. Ce fut la période la plus désordonnée et pourtant la mieux centrée de ma vie. Aujourd’hui, quand j’exerce ma mémoire sur ces années si vivantes, c’est à peine si je me rappelle la couleur des yeux et des cheveux de cette femme qui fut si longtemps et si exclusivement la mienne. D’elle, je n’étais occupé que d’une image intérieure. Elle m’a fait vivre dans un monde sans matière et sans inertie, où la moindre résistance du dehors nous rejetait l’un vers l’autre, l’un dans l’autre. Mes deux années de Chaldée ont passé, dans leur fausse solitude, puis la guerre et la défaite, dans leur fracas sans importance. Ce fut la seule fonction du monde extérieur de nous isoler en nous-mêmes, comme si notre double servitude créait une suprême liberté, la seule réelle puisqu’on n’était même pas tenu d’en prononcer le nom pour la vivre. Aujourd’hui encore, à force d’avoir éprouvé le bienfait du poison que sécrètent certaines douleurs, j’en viens à souhaiter que le souvenir de Sylvie ne s’embellisse jamais, je forme le vœu de la retrouver toujours aussi invulnérable et décevante dans ces profondeurs cicatrisées de ma mémoire. Est-ce blasphème contre l’amour ? C’est la plus grande preuve de confiance dans les au-delà de l’amour. Je passai vingt-six mois à Kish, puis à Jemdet-Nasr, en

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Chaldée, dans une activité et un désordre intellectuels sans exemple. Notre expédition arriva à Kish à la fin de la saison des pluies. Dans les matins chauds mais encore noyés de brume, les bou­ quets de palmiers se dégageaient peu à peu et coupaient de lignes grêles les plaines inondées, le long des ruisseaux sta­ gnants. Puis, à midi, sur les tertres, la poussière devenait brûlante. Le travail éjait simple. Il ne s’agissait que de continuer des fouilles entreprises depuis dix ans, et, ici aussi, nous nous inscrivions dans une routine. Je m’en félicitai. Le travail d'équipe ne me prenait que ma part la plus machinale, je la donnais volontiers. Tous beaucoup plus âgés que moi, mes camarades n’étaient pas des intellectuels, mais des savants, chose bien différente. Leurs discussions techniques, leur lenteur ne m’importunaient pas, elles me rendaient à moi-même. Le paysage non plus ne me donnait rien, et je m’y habituai vite. Je n’ai jamais été très sensible au pittoresque des choses.

La première lettre de Drameille me ramena pour quelques heures dans un monde déjà lointain, et où je rentrai sans émotion réelle. A cela je mesurai mon détachement, ou plutôt ma concentration sur d’autres problèmes. Après quatre jours de fusillade, les combats de Barcelone s’étaient terminés par un compromis accepté par la majorité des anarchistes et refusé par le P.O.U.M. Drameille se disait assez satisfait de son aventure du Palace, bien qu’il la considérât comme ratée. Il avait été constamment dérangé par la sonnerie du télé­ phone dont les communistes se servaient pour communiquer leurs conditions aux assiégés. Il avait demandé qu’on coupât les fils, mais Romingo avait refusé. Ce dernier avait été blessé le deuxième jour. Drameille s’en était tiré par miracle et avait réussi à convaincre la police qu’il s’était trouvé enfermé là par hasard. Un peu de ruse dans les petites choses lui paraissait le complément naturel de beaucoup de hauteur dans les grandes. J’entretins avec lui, durant ces deux années, une correspon­ dance suivie. De même avec le Père Carranza, et, à la fin,

quand le moine nous eut réconciliés, avec Patrick, qui n’avait pas répondu à ma lettre du 3 mai. Dès le début de juin 1937, le P.O.U.M. fut dissous. Romingo fut arrêté par les communistes et conduit à la Puerta del Angel ; on n'entendit plus parler de lui. Sous l’inculpation de trahison, deux mille ouvriers furent condamnés à mort et fusillés, le même mois, sur les pentes de Monjuich et du Tibidabo. La presse de gauche les oublia, celle de droite les ignora. Aujourd’hui, en Europe, il y a peut-être quelques dizaines d’hommes que le souvenir de ce drame a préservés de toute surprise quand il fut question de Katyn, de Dachau ou de Buchenwald. • Le Père Carranza s’installa à Paris à la fin de l’été 1937. Avec d’autres religieux basques, on le rencontrait à la chapelle de la rue de l’Ascension, mais il logeait à l’abbaye bénédictine de la rue de la Source, à Auteuil, où il s’astreignait à suivre le plus possible les exercices conventuels. Quelques mois plus tard, assez longtemps avant la chute de Barcelone, Pedro Juanez, qui avait déjà exporté une partie de ses capitaux en France, en Suisse et en Amérique, rejoignit sa fille au Mexique. Dès mon arrivée en France, pendant que je préparais mon départ pour la Chaldée, dix fois j’avais entrepris d’écrire à Sylvie : dix fois je déchirai ma lettre. Je lui donnais trop de raisons, les justifications sont toujours méprisables. Ce qui comptait, c’était de lui dire que son souvenir ne me quittait pas, ce que je fis, sans autre détour. La réponse de Sylvie me parvint à Kish. Notre correspondance s’établit sur un ton de plus en plus confiant et intime, dont je surveillai avec attention le progrès. En contraignant mon désir, l’éloignement de Sylvie semblait libérer mon esprit, et lui fournissait une lucidité dévergondée et cruelle. Je menai savamment ce jeu de conquête, où je me pris moi-même. Parfois je m’étonnais de la voir entrer si facilement et presque si naïvement dans ces échanges que je croyais commander seul, bien que j’y fusse mené comme elle, et me donner tant de droits. Son âme était jeune, elle passait encore à côté du mal sans le voir. Mais la violence naturelle de ses appétits encore en sommeil apparais­ sait déjà dans ses lettres. Lorsqu’elle s’analysait, elle ignorait Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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tout subterfuge, mais je sentais bien que cette absolue sincé­ rité, loin d’être une marque de pauvreté, n’était que le signe annonciateur d’un caractère noble et passionné. Elle m’écrivait : Je m’aperçois que mes projets se déplacent continuellement pour s'installer où j’ai laissé des souvenirs agréables, des regrets. Peut-être ce n'est que de la sentimentalité, comme vous dites. Mais j’aime bien en avoir.

Ou encore : Vous me dites que la seule jaçon d'être raisonnable, c’est de bannir la raison de plusieurs choses (c’était sa timidité, ou ses scrupules, qu'elle appelait raison). Mais justement on me dit qu’il n’est pas raisonnable d'aimer à la fois comme je le fais Beethoven et Jimmy Lunceford. Est-ce que cela ne doit pas dépendre des moments? Je me moque de cette raison-là.

Son éducation bien-pensante ne la retenait que lorsqu’elle parlait d’amour. Pour tout le reste, elle était prête à suivre son instinct. Il en était d’elle comme du chaos originel par­ couru de sombres traits de feu et où tout était donné sans être organisé, bien avant que le torrent de vie vînt ordonner et appauvrir l’abîme. J’aimais ce puissant désordre, je me flattais d’en être le futur démiurge et le profanateur. Alors que je n’avais été intéressé jusque-là que par mes seuls pro­ blèmes, une étrange curiosité me porta vers Sylvie. Le piège étaù en elle, pas en moi. Plus tard, à la suite de circonstances dont je parlerai, lors­ qu’elle revint en Europe et s’installa en France, j’insistai pour qu'elle rencontrât le Père. Cela eût pu passer pour une faute considérable, étant donné le respect superstitieux de toutes ces filles espagnoles, même de la bourgeoisie libérale, pour les robes et les soutanes. Mais le moine n’avait pas le goût des tutelles mondaines. (Un jour, je demandai à dom Luis : Etes-vous son confesseur ? Ces petites dévotions ne l’intéres­ saient pas. On n'a pas à être très jaloux de la dévotion des belles filles espagnoles, et il y avait quelque ironie dans ma question.) « Allez-vous souvent à l’église ? écrivis-je à Sylvie. — Quelquefois, me répondit-elle. J’aime bien l’abbaye de la

Source, à cause des chants grégoriens. » Cette simplicité faisait naître en moi, selon les jours, des nostalgies profondes, une effusion de gentillesse, ou bien une conscience rancunière et avide. Le Père Carranza n’était impatient que contre lui-même. Pour les autres, il comptait en années. Mon séjour de deux ans en Chaldée n’avait pour lui que la valeur d’un repos d'étape sur la longue route du « Connais-toi toi-même ». Il avait raison. La solitude est une bonne recette pour exaspérer les esprits exaltés et les porter à un paroxysme au-delà duquel ils trouvent cet apaisement et cette détente où ils peuvent nourrir une crise plus haute. J’étais arrivé à Kish avec deux caisses pleines de livres, mais sans plan de travail, et, au début, je me perdis en diversions. Je finis d'apprendre le chaldéen, le sumérien et les hiéro­ glyphes. Je continuai le sanscrit et l’hébreu. Je commençai le russe et l’arabe. J’entrepris de dresser un long mémoire pour prouver, sur des centaines de racines, la communauté d’ori­ gine des langues indo-européennes et des langues sémitiques. Puis ce travail me rebuta. Tel quel, il enchanta néanmoins le chef de l’expédition qui m’en fit un éloge outré et encoura­ geant. Je l’envoyai au Père Carranza et n’y pensai plus. Les idées font souffrir, je veux dire, après un échec, les idées qu’on se fait de soi. Le meilleur moyen de s’en consoler est de faire entrer les déceptions dans un système pessimiste assez général pour faire peser sa fatalité sur le monde. Le monde ne démentira jamais plus les pessimistes. Dans ce besoin qui me prenait de me rehausser à moi-même mon passé, je réfléchis longuement sur l’impossibilité d’accorder la politique et la morale. Je lus ou je relus tous les réalistes, Machiavel, Richelieu, Retz, Saint-Simon, Saint-Just, Sorel, Lénine. Je ne trouvai pas cette réalité horrible ou révoltante, mais basse. J’avais quand même avancé un peu. J’essayai de fixer les traits des deux types extrêmes d'hommes politiques qui président à la décomposition actuelle du monde, et qui, tous deux, m’avaient simultanément tenté : le commissaire du peuple soviétique, qui dit Politique partout, et l’anarchiste catalan, qui dit Politique nulle part, et qui sont pourtant prisonniers dans la même prison. (Avant de devenir fasciste, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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le technicien démocrate américain est un avorton d’anarchiste catalan.) Je les trouvai monstrueusement doués tous les deux pour une ascèse et une communion absolument inverties, qui prennent leur plus haut éclat dans la dictature et la violence. Je me demandai ce qu’ils deviendraient l’un et l'autre s’ils privaient cette formidable puissance de don et de meurtre de tout alibi social, et s’ils la tournaient vers eux-mêmes. Mais qu’est-ce que l’homme intérieur ? C’était mon propre pro­ blème. A quoi s’alimente cette pureté indéfinissable, de quoi se nourrissent cette vérité sans support, cet héroïsme sans objet ? Tous les soirs, je prenais les livres du Père. J’appris la théosophie avec H. P. Blavatsky, l’anthroposophie avec Steiner, la cosmosophie avec Van de Kerkhove, également appelé Zanne. Ils ne me retinrent pas. Je lisais aussi les mys­ tiques avec des yeux hostiles. C’étaient des saints arrêtés à mi-descente, ils n’avaient pas connu nos temps misérables, la vraie tragédie du monde leur était étrangère. Il me semblait décevant de s’abîmer de douleur et d’amour dans le drame de Jésus alors que des milliers d’hommes étaient torturés, tous les jours, pour des idées et des espoirs qu’ils croyaient purs, comme lui les siens, et mouraient aussi, mais sans avoir la consolation de se prendre pour des dieux. Drameille m’apprit (c’était en décembre 1937) le suicide de trois de mes amis du P.O.U.M. qui avaient réussi à passer en France. L’un s’était tué parce qu’il avait perdu tout espoir dans l’avenir du mouvement ouvrier, le second parce que le monde lui paraissait de plus en plus une sanglante foutaise, le troisième n'avait rien dit, ni rien laissé. Je n’aimais que les romans noirs, je m’en voulais, et je les relisais sans cesse. Nietzsche, Dostoïevski, Lawrence, Kafka m’ont empoisonné et nourri. A force d’enfermer Dieu dans mes paradoxes et d’aiguiser en moi une logique qui ne mordait sur rien, je pris goût au blasphème prémédité. On eût dit que le Père encou­ rageait ces exercices. — Pourquoi Dieu ne crée-t-il le monde que pour le détruire ? demandais-je. — Parce que c’est la Loi, répondait-il. — Comment comprendre cette Loi ? — En s’y soumettant.

— C’est donc la soumission qui fait marcher le monde ? — C'est elle. — Mais la marche actuelle du monde tend à sa destruction. — En un sens, elle y tend, répondait le Père. — Alors, la soumission est de participer à la destruction du monde ? — Non, disait le Père, cela c’est de la révolte. — Je n'y comprends plus rien, écrivais-je. — Je le vois bien, concluait-il. Mais je posais sans cesse de nouvelles questions : — Puisque Dieu est tout-puissant, il a tout prévu. Faire et laisser faire sont pour lui choses équivalentes. — Assurément, répondait le Père. — C’est donc lui qui a créé aussi la révolte, le crime, le blas­ phème, la guerre ? — C’est lui. — Dans quel but ? Pour punir l’homme ? L’homme n’a rien demandé. — Nullement pour le punir. Pour lui donner la joie de la liberté et de la création. — La liberté en vue de la soumission ? La création en vue d’un démolition périodique ? Cette absurdité ne me convient pas, disais-je. — C’est le grand mystère. — Trouvez autre chose. — La destruction est créatrice. — Qu’est-ce qui me le prouve ? — Rien, disait-il. Cela ne se prouve pas, cela se vit. — Il faut donc attendre ? Attendre et espérer ? — Si tu veux. — Je suis jeune, j’attendrai donc. Mais je n’aime pas beau­ coup espérer. — Fais comme tu pourras, répondait-il. Les lettres du Père étaient longues, extrêmement libres, sérieuses, décousues. Bien qu’elles fussent, disait-il, le seul excès intellectuel qu’il se permît désormais, on sentait, der­ rière, une méditation avide et inapaisée. Je les acceptais parce qu’il ne m’y fixait pas de règle. C’était un homme fait pour entretenir l'espoir de l’éternel, mais un espoir sans prê­ tes yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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dication. Prophète, pas pédagogue. Il procédait par affirma­ tions ou par visions. Un homme touchant à la pointe extrême de ce cap qui plonge dans la vacuité de Dieu, et où l’on prend soudain conscience de l’inutilité des peuves et des prêtres. Il essayait de me purger l’intelligence, de la tirer du piège des vieux mots et des petites morales sociales ou ecclésias­ tiques. Le monde est innocent, disait-il. Dieu seul est coupable. Et la souffrance du monde, c’est le remords de Dieu. Ce que les prêtres nomment péché originel, Dieu l’appelle éveil de l’homme à la dure lumière divine. Ce que les prêtres nomment tentation, Dieu l’appelle présence de la lumière. Ce que les prêtres nomment serpent, Dieu l’appelle intelligence. Ce que les prêtres nomment faute, Dieu l’appelle acte. Ce que les prêtres nomment chute, Dieu l'appelle progrès. Ce que les prêtres nomment soumission au démon, Dieu l’appelle exal­ tante conquête de la conscience. Ce que les prêtres appellent descente aux enfers, Dieu l’appelle passage dans la matière noire et fertile. Ce que les prêtres nomment condamnation, Dieu l’appelle retard en vue d’une plus haute montée, éloigne­ ment du fils prodigue. Ce que les prêtres nomment pardon, Dieu l’appelle accomplissement, retour et installation du fils prodigue à la première place. Ce que les prêtres nomment culpabilité, Dieu l’appelle mouvement. Ce que les prêtres nomment innocence, Dieu l’appelle repos dans l’étendue. Ce que les prêtres nomment Lucifer, ou chef des diables, Dieu l’appelle créature suprêmement activante et pourtant immo­ bile. Ce que les prêtres nomment tourments éternels, Dieu l’appelle aventure suprême de la créature suprêmement acti­ vante, destruction instantanée de l’acte en dehors du temps et de l’histoire. Ce que les prêtres nomment liberté, il l’appelle conscience du destin. Et sa propre liberté, il l’appelle accepta­ tion de sa dualité manifestée, mystère suprême de son propre antagonisme, de son déchirement entre la clémence et la rigueur. Ce que les prêtres nomment harmonie du monde, il l’appelle balance des antagonismes, et à chaque instant il détruit l’équilibre de la balance. Ce que les prêtres nomment vie, il l’appelle élan ; mort, il l'appelle saut. Il appelle peur la soumission des dévots, et connaissance la soumission des saints. Mais il n’y a encore jamais eu de saints sur la terre. Il

appelle deuxième éveil de l’homme, ou naissance du deuxième jour, la révolte des athées et la victoire de Prométhée ; et troisième éveil, ou naissance du troisième jour, leur conver­ sion. Mais personne ne s’est encore vraiment converti. Ce que les hommes appellent descendre, Dieu l’appelle avancer. C’est le jeu de l’homme et du destin. Et chaque homme a son tableau de marche, ses échelons et ses marques, sa place singulière dans l’étendue, son mouvement personnel dans le temps. Qu’il quitte cette place, et elle ne redeviendra jamais ce qu’elle fut. Jamais deux hommes ne se ressemblent. Un homme ne ressemblera jamais à ce que fut un autre homme, ni à ce qu’il sera. Je suis donc seul. Et pourtant non, je ne le suis pas. Je lève le bras, et, ce faisant, je déplace le centre de gravité de la terre, je modifie la gravitation universelle. Tous les astres agissent sur moi, et j’agis sur tous les astres. Je ne suis coupable de rien, et je suis responsable de tout. Mon innocence est perpétuellement active, créatrice et destruc­ trice. Le moindre de mes actes, mes distractions mêmes et mes pensées, s’inscrivent dans le plan du monde, et le boule­ versent. Tout me suit. Tout mon passé est présence indé­ finie et vivante dans le monde. Les démons que j’ai créés dans les anciens temps vivent et grandissent en dehors de moi, et pourtant, avec un flair de bêtes supérieures acharnés à ma trace, ils me proclament toujours leur père. Si je les domine, j’avance dans mon cycle. S’ils me dominent, ils me retiennent dans le leur. Sans eux, je suis esprit. Avec eux, animal ou brute humaine. Par moi et par eux, je crée et j’écrase à chaque instant de la vie. Je refais le monde à ma convenance, je le peuple à mon image. Par moi et par eux, j’envahis le monde, et, quand les temps seront accomplis pour moi, je serai le monde, je serai Dieu. Mes démons seront le Démon. Tout tourne dans ce double tourbillon de plus en plus rapide, de plus en plus épais, de plus en plus large,'qui brasse les étoiles et dont la pointe fouille le cœur de la terre. Où suis-je ? En haut ou en bas ? Je ne le sais jamais. Je suis en haut et en bas. En haut, je me dissous. En bas, je me précipite. Ce vertige métaphysique est une abominable et supérieure source de joie. Ivre, des nuits durant, je me suis cherché dans ce mouvement Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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perpétuel. Le monde souffre d’un trop-plein de vie. Je ne dis pas seulement les hommes, mais les animaux qui pullulent, malgré leurs mœurs d’assassins, les plantes qui s’étalent sur la terre comme une lèpre, et même toutes ces pierres dres­ sées et façonnées par l’homme, effroyable germination des villes. Il me semblait qu’un jour il suffirait de toucher en quelque point sensible tous ces palais de béton ou ces bâtisses de torchis pour les voir s’écrouler d’un coup et s’en­ fouir dans la substance originelle Où sont-ils, comment se nomment-ils, ceux qui peuvent s'accrocher à l'axe immobile, quand déferle, sur la frange du tourbillon, la grande vague titubante ? Des nuits, des mois durant, je les ai cherchés parmi les grands ancêtres et les démons qu’ils ont laissés, mais je me suis aperçu qu’ils dérivaient tous eux aussi, Dante, Shakespeare, Sade, Kierkegaard, Stendhal, Baudelaire, Nietz­ sche, Dostoïevski, tous, trop peu alourdis par leurs petites révélations prématurées, faux Noés échoués en pleines sar­ gasses et ligotés par la végétation visqueuse des commen­ taires. Dostoïevski, lui-même, le plus oscillant de tous, le plus chargé d’aimant, le plus avancé des blasphémateurs et des prophètes. Pour une seule parole de Kirilov, j’eusse donné tout Mauriac, tout Claudel, tous les mystiques, toute la litté­ rature présente et à venir sur la grâce, même quand elle ne se gorge pas de phrases sulpiciennes et de peur. Et pourtant Kirilov lui-même s’estompe, il s’est tué en laissant le monde à sa place, un fichu monde. Il a eu tort de se tuer sans tuer le monde, et tous les hommes dignes de ce nom l’ont tué en eux, il ne repose plus que dans notre album de famille, photo d’enfant irrécusable, attendrissante, mais imprécise. Alors qui? Tous apparemment arrivés, et tous au fond se contentant de s’accrocher à se dérisoire pan de certitude qu’est la folie d’écrire. Un seul a su se taire et est peut-être passé de l’autre côté, c’est Rimbaud. Pourtant, rencontre paradoxale et combien éclairante, ce fut à l’instant précis où je crus enfin comprendre pourquoi Rimbaud s'était tu que je sentis s’agiter en moi les livres que je portais et que de les écrire me parut le moins futile de tous les bonheurs possibles, en tout cas le plus impérieux. Et certes, je me disais qu’il fallait exténuer tous les démons, et pas seulement ceux de la vanité littéraire, qui

sont, je crois, bien anodins et contents de peu. Mais les autres, bien plus vigilants et griffus, qui sont la chair même de nos pensées, les torturantes idées que le tissu cérébreux refuse de laisser filtrer, et qui ne se clarifient qu’en nous liquéfiant nous-mêmes. Je refusais de faire le vide en moi avant d’avoir ordonné l’armée vindicative des idées. Il me semblait que si je les rangeais en carré, comme au jeu de quilles, je n’aurais qu’à bien viser et je pourrais les ratisser en quelques coups bien ajustés, en quelques reniements motivés. Je croyais fort bien savoir que tous les livres sont inutiles, mais je ne voulais me débarrasser que de quelques chefs-d’œuvre bien fignolés pour donner du prix, croyais-je, à la victoire. Ce mot plusieurs dit bien ce qu’il veut dire. Une cascade de chefs-d’œuvre. Toute une suite d’hypocrisies perfectionnées. Passons. Aujourd’hui, il m’arrive de reprendre avec moins d’innocence le cours de ces préméditations. On le sait bien, pourtant, qu’en jouant à exténuer les démons, on ne les maintient qu'en bonne vigueur ! Convient-il de se dire qu’un jour la vérité sortira quand même tout armée de cet abîme plein de larves et d’efforts tâtonnants ? Peut-être faut-il se le dire. On a parfois besoin d’espoir après tout, ce n’est pas tricherie. Cette confiance obscure et déconcertante qui finira par nous bâtir un corps insensible au fouet des passions et des idées, ce n’est déjà plus de lea lâcheté, mais, à certains moments, une joie pleine et dure. L’état de singe intellectuel a ceci de particulier qu’on s'y connaît de mieux en mieux comme singe. Cet état n’est pas si méprisable. On se sent tellement en avance sur l’immense majorité des mammifères ! Tellement grandi par la sincérité ! J’aimais Sylvie d'être le point d’ancrage, le support de cette inspiration. Il me semblait qu’alourdi par elle, nourri par elle, femme inépuisable formée par la nuit des temps, je bouclais la boucle depuis l’origine, je me rassemblais, je m’enracinais ailleurs, au centre de la ronde, c’est-à-dire en dehors d’elle. Sylvie se perdait en moi, moi en elle. La nuit, je lui parlais en d’étranges et abondants poèmes surréalistes, dont je m'émerveillais. J’inventais ensemble vingt sujets de romans ou bien je calmais et exaspérais cette ardeur glacée en nouant avec elle de. étreintes compliquées. Il me semblait Les veux d’Ezéchiel sont ouverts

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qu’il y avait quand même une solution, mais à deux, et que les maudits, les incendiaires, les prophètes du néant et ses activistes n’avaient pu être, tant pis pour eux, que des impuis­ sants en amour. C’étaient les fantasmagories de deux heures du matin. Mais le terrible, avec cette éducation littéraire qu’on nous a donnée sans prendre garde, c’est qu’à vingt ans nous avons déjà épuisé, en esprit, toutes les possibilités de l'amour comme moyen de sauvetage. Je m’en apercevais bien au réveil, dans les aubes froides. Même mes poèmes ne me semblaient plus qu’une cuistrerie exhibitionniste. Et alors on sait d’avance qu’on va se lancer dans l’amour, et le traverser sans espoir. On apprend que cette fausse consolation a été déployée jusqu'au cœur du monde comme une suprême force d’aveuglement ; on se dit, dernière instance, qu’au-dessus de nous, à une échelle des milliards de fois plus grande, des dieux non moins aveugles jouent le même jeu de destruction perpétuelle, naissance-mort, naissance-mort, et en tirent les mêmes joies et les mêmes tourments. Cette pensée me rendait une conscience orgueilleuse et froide, un cœur sec. Comme la guerre d’Espagne tournait vraiment très mal, je me mis à écrire à Sylvie des lettres d’encouragement, exaltées et per­ fides. Ce fut à ce moment, à force de méditer sur la fatalité cos­ mique et son besoin de catastrophes, que me vint un jour la première idée d’une théorie scientifique sur la périodicité des déluges, à laquelle j’allais dès lors consacrer toutes mes réflexions. J’en fis part à dom Luis. Par le courrier suivant, le moine me fit parvenir une abondante documentation. Lorsque le Père Carranza avait reçu mon mémoire sur l’origine des langues, il s’était moqué agréablement de moi. Ces béné­ dictins ont tout lu et tout rejeté. Il me confia qu’il s’était lui aussi intéressé à cette question dans sa lointaine jeunesse et m’envoya peu après une liste des racines communes qu’il avait trouvées, jadis, non seulement dans le grec et dans l’hébreu, mais dans l’aztèque, l’annamite et le turc. Etre le Docteur Faust de la linguistique ou rien, m’écrivit-il. Et il me demanda si je comptais apprendre aussi le turc, l’annamite et l’aztèque. Il ajouta que, dans ce cas, compte tenu de ce que le mot français astre, l’anglais star, le latin astrum et le grec

astron, qui viennent tous du nom de la déesse assyrienne Ishtar, se retrouvent sous la forme seter en Patagonie, il ne faudrait pas non plus négliger le patagon. Il me dit aussi que cette imbécillité pourrait durer longtemps. Je lui renvoyai ses notes et lui répondis qu’il pouvait jeter mon mémoire au feu, et le sien avec. Cette proposition le radoucit et lui rendit son sérieux. Il refusait de s’intéresser plus longtemps à n’importe quel travail d’épouillage scienti­ fique. Pour lui, la communauté d’origine de toutes les langues à partir d’une langue' sacrée antédiluvienne ne faisait aucun doute, et la compréhension de cette langue nous serait resti­ tuée un jour, avec les améliorations, les progrès et les appro­ fondissements dus à la marche en hélice du temps — après le prochain nettoyage du monde. Mais ce ne sera sûrement pas l’affaire des pédants, disait-il. Et, de toute façon, la confu­ sion recommencera de plus belle, tout de suite après. Il insistait : de plus belle. Le Bien ne cesse pas d’avancer. Le Mal aussi. Mon essai ['Anarchiste et le commissaire parut à ce momentlà. Il ne fut lu que dans les milieux politiques et me fit, dans tous les camps, beaucoup d’ennemis. Mais j’avançais déjà mon travail sur les déluges. Je lus des dizaines de livres, un instinct puissant me portait. J’étudiai les théories de Gattefossé sur la catastrophe atlantéenne, celles de Blanchard sur le déplacement continu des pôles et la brusque accélération de ce déplacement tous les vingt ou vingt-quatre mille ans. Un officier anglais rencontré à Bassorah me communiqua les notes qu’il avait prises dans un couvent hindou sur les archives du continent Mâ, que nous appelons la Lémurie, disparu dans les régions australes au cours d’un long cata­ clysme bien antérieur à celui de l’Atlantide. Je m’intéressai aux thèses les plus récentes sur l’apparition brusque de cer­ taines étoiles nouvelles, les novae, qui s’allument dans le ciel, terres obscures soudain incandescentes, mettant en défaut le deuxième principe de notre thermodynamique, dit de CarnotClausius : elles annoncent chaque fois, dans un coin perdu du monde, le recommencement de la Genèse, l’ouverture d’un cycle. Je constatai la carence de la science officielle devant des phénomènes aussi considérables que les éruptions volca­ Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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niques et les tremblements de terre, l’apparition de nouvelles îles ou l’enfoncement de certains continents. J’essayai de fixer (et d’ailleurs n’y parvins pas) la chronologie des couches alluviales stériles qu’on rencontre en Chaldée, à différents niveaux, au milieu des débris des civilisations d’El Obeid. Ces couches sont stériles, tout est là. Certains y voient les marques d'inondations locales, d’autres de catastrophes plus étendues. Pour terminer, j’étudiai les mythes. Un jour, dans la caisse qui me servait de bibliothèque, je trouvai plaisant de ranger côte à côte V Epopée de Gilgamesh et les Chants de Maldoror : ce voisinage ne me parut pas si sacrilège. Mais, au fond, ma conviction était faite : depuis longtemps, je n’avais plus besoin de livres ni de preuves. Tout, dans ce monde, avance par cycles et ruptures, par croissances et mutations brusques. Peu importait le moment de la nouvelle crise. Un astronome de génie, me disais-je, un savant omniscient (que personne ne croirait) pourrait en déterminer avec précision la date. Cela ne nous apprendrait rien. Ce qui compte, c’est de découvrir au fond de soi-même les signes avertisseurs de cette approche, de les sentir inscrits dans sa propre chair. Mes insomnies n’étaient peuplées que de certitudes incommunicables, provi­ soirement incommunicables. Mais, à ce moment, la vie dite réelle en venait à n’être pas plus encombrante qu’un rêve déjà atteint par l’oubli. Le sentiment de confort qu’on éprouve à lier son sort à celui d’une partie, d’un clan, d’une famille ou d’un système d’idées, la vanité qui nous prend de nous hausser du col à la taille d’événements trop grands pour nous et pourtant si petits, et de nous fabriquer, à leur traîne, un soi-disant destin, rien de ce pathos ne réussissait plus à voiler pour moi de fumées héroïques, mais lourdement terrestres, la lumière surnaturelle du vrai verdict. Et il ne s’agissait même pas d’être ou de ne pas être détruit, mais de trouver, à l’épreuve de n’importe quel feu, et d’abord du feu diluvien, les vraies raisons de vivre. Je lisais dans les Prophètes les passages marqués par le moine : Ils traitent à la légère la plaie de la fille de mon peuple En disant : Paix ! Paix ! Alors qu’il n’y a point de paix.

Et encore : Jaweh dit : « Va, et dis à ce peuple : Entendez et ne comprenez point, Voyez, et n’ayez point d’intelligence. Appesantis le cœur de ce peuple, et rends dures ses oreilles, et bouche-lui les yeux, en sorte qu’il ne voie point de ses yeux et n'entende point de ses oreilles et qu’il ne se convertisse point et ne soit point guéri. Et je dis : Jusqu’à quand, Seigneur ?

Il répondit : Jusqu'à ce que les villes soient dévastées et sans [habitants et que les maisons soient sans hommes et que la terre soit ravagée et déserte... » — Pourquoi tant de barbarie ? demandais-je à dom Luis. — Cherche encore, répondit-il. Je cherche bien !... Car s’il y a un déluge dans le monde, il faut qu’il y ait aussi ton déluge intérieur.

En septembre 38, les postes de radio que nous ouvrions le soir lançaient des défis, des cris de colère, de naïves ou d’hypocrites sentences. Mes camarades, encore mal débar­ bouillés de leurs énigmes chaldéennes, écoutaient d’un air surpris se poser cette énigme de plus, qui parlait comme les autres de sacrifice, de vrais et de faux dieux, de rachat par le sang. Réveillés, ils s’indignaient, il allait falloir abandonner les fouilles. Souvent, resté seul, je prolongeais l’écoute en sourdine, tard dans la nuit, je vivais les soirées européennes. J’ai entendu tous les discours de Hitler, qui remuaient d’étranges échos dans ces ruines. J’ai entendu aussi, à la fin du discours de Chamberlain, l’avant-veille des accords de

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Munich, tomber son mélancolique good night. Dans ma soli­ tude, les problèmes prenaient des contours simples et francs. Je sentais monter en moi ce besoin que le monde avait de la guerre. La joie annoncée par Jérémie nourrissait déjà, au cœur de la terre, ses fleurs violentes.

L’homme tire sa force de son besoin d'inconnu, qui le pousse sans cesse dans de nouveaux paysages livrés à ses peines. Malgré son effroi, l’intellectuel de 39 n’a vu dans la guerre qu’un festin d’étrange et puissante nouveauté, il n’y a assis ses paresses et acclimaté ses routines que pour mieux agrandir sa joie d’homme aux dimensions de l’angoisse du monde. Il a appelé la guerre du fond du cœur, même s’il ne le savait pas, comme il l’appellera toujours désormais, et de plus en plus clairement. L’intelligence prend racine et proli­ fère de plus en plus dans le temps pourri et échevelé, grouil­ lant de vie, de vertige et de sens, dans l’expérience sans cesse dépassée et multipliée. Et il existe une atroce et diabolique concordance entre les effets de la prétendue liberté de l’homme et le plan prémédité de Dieu. C’est Dieu qui a fixé depuis toujours l’échéance, et pourtant ce sera l’homme qui déclenchera le prochain déluge, un déluge par le feu, et il y admirera un acte de sa volonté libre et responsable. Là se tient le germe de cette ruse grandiose de Dieu, qui équilibre sans cesse et fait monter ensemble la joie et le désespoir, jusqu’à un paroxysme qui est un éclatement. Préoccupé par les mêmes problèmes, Drameille m’envoya à Jemdet-Nasr le gros livre de métaphysique qu’il avait tiré de son aventure à Barcelone, et dont il avait trouvé le titre devant moi : Vertige, et Conscience. Le succès de ce livre était considérable. Drameille y affirmait que l’occasion de sa plus grande liberté est offerte à l’homme par celle de son plus puissant effroi. Mais l’effroi devant le monde entraîne l’engage­ ment dans le monde. L’engagement entraîne l’échec et le déga­ gement, qui entraîne lui-même un effroi encore plus grand. Et le cycle recommence, un degré plus bas, un cran plus vite. Le ton glacé que prenait Drameille, ordre suprême installé dans la description de cette panique, en augmentait encore la force

vive. Je trouvai ce livre d’autant plus excitant que j’eusse pu l’écrire. Je remerciai Drameille avec une tranquillité affectée, peu surprenante chez un anachorète qui se surveille.

Le temps passa. Je constatai avec intérêt que cette science des catastrophes cosmiques me laissait froid, et n’éveillait en moi ni peur ni pitié. J’éprouvais même un secret contente­ ment à voir nos petits malheurs s’insérer dans un si mons­ trueux déchaînement. Quoi ! un tel cadre pour nos morts minuscules ! On pouvait rêver d’être le démiurge de cette fatalité. J’enchaînai Dieu dans son rigoureux déterminisme. Je lui interdis de changer d’idée sur demande et niai l’efficacité de la prière. Le roman de Malraux sur la guerre d’Espagne, que je lus à ce moment-là, me sembla se dérouler dans un monde puéril et couvert de brumes. On me décrivait une guérie d’insectes ignorants. J’étais guéri de ce besoin de jouer avec n’importe quel pathétique, avec la fausse solen­ nité du destin des humbles et des brutes qui s’accusent et se déchirent, sans savoir. Je n’accusais plus que Dieu. Seule la passion des lucides l’emportait. Patrick rentra en France, avec les débris de l’armée de Catalogne. Hitler occupa Prague. On annonça un nouvel exode des Juifs. Je pensais, moi, à l’héca­ tombe des Atlantes, engloutis par un océan, à la terrible fuite de Rama partant vers l’Est à la recherche d’une inspiration perdue et d’un nouveau royaume de rêve. Je voyais partout des symboles, des signes de la nouvelle et prochaine crise épileptique de Dieu. Il n’y avait nulle crainte dans mon âme. Il y avait une attente passionnée dans mon esprit. Je ressentais un besoin puissant de voir en action cette force de destruction infinie, de l’affronter, de m’éprouver contre elle. Mais cette force ne m’emportait pas, elle s’épuisait sur moi. Plus que jamais, Sylvie était mon recours, mon point fixe en dehors de ce monde errant et condamné. Me nouer à elle était ma sauvegarde, mon but, mon seul devoir dans une époque sans devoirs. Grâce à elle, et parce qu’elle me suffisait, d’avance je décourageais ce monde, je me sentais armé contre lui d’une confiance et d’un mépris sans limites. On ne pouvait avoir de doutes sur la nécessité d’un amour qui s’emportait à un pareil défi. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Descendant fatigué d’une trop longue lignée, complètement déraciné par la perte de son commerce, Pedro Juanez mena au Mexique une vie oisive et ruineuse et y mourut en avril 1939. Peu de temps auparavant, j’avais demandé à Sylvie de m’épouser. Elle accepta et vint s’installer à Paris dans un vieil et bel appartement du quai d'Anjou. Son père lui avait laissé des revenus suffisants mais modestes. Je comptais rentrer moi-même en France dans le cours de l’été, mais les menaces de guerre, en nous contraignant à lever notre chan­ tier, retardèrent notre départ. Je ne rentrai à Paris qu'en novembre 39, je disposais de trois jours avant de rejoindre mon dépôt de guerre. Pendant tout mon voyage, de Bassorah à Marseille, je n’avais nourri qu’une pensée : faire de Sylvie ma maîtresse sans attendre qu'elle fût ma femme. La guerre ne me posait aucun problème. Dès mon arrivée à Marseille, vers sept heures du soir, je télégraphiai à Sylvie et au Père Carranza. J’attachais trop d’importance à ma rencontre avec Sylvie pour accepter qu’elle eût lieu sur le quai d'une gare, dans le désordre d’une arrivée. Je pris comme prétexte que je ne savais pas encore dans quel train de nuit je pourrais trouver une place, et me bornai à dire à Sylvie que je passerais la prendre quai d’Anjou, le lendemain soir, pour aller dîner avec elle. J’arrivai à Paris vers deux heures de l’après-midi, par le pre­ mier train. Je pris une chambre près de la gare de Lyon, réglai rapidement mes affaires et me mis en uniforme. Je pensais à Drameille, à Patrick, mais avec indolence. J’étais sans nouvelles de l’un et de l’autre depuis deux mois. Je télé­ phonai à la N.R.F. Drameille était mobilisé dans un étatmajor d’armée, quelque part en Lorraine. Patrick, qui avait approuvé au mois d’août le pacte germano-russe, devait être en ce moment recherché par la police, puisque le parti com­ muniste était hors la loi. Ses problèmes n’étaient plus les miens. Vieux et figé, me dis-je. N'y pensons plus. Je résistai au plaisir de me rendre tout de suite quai d'Anjou. Ce répit que je me donnais assurait ma force. Je me contentai d’une lente promenade sur les quais, comme jadis, lorsque j’étais étudiant et amoureux de quelque fillette sans importance qui m'occupait l’esprit avec excès.

J’ai gardé de cet après-midi d’attente un souvenir précis et mélancolique. J’y ai moins joui du spectacle familier d’une ville que j’aimais que de cet accord spontané qui s’est toujours noué entre elle et moi, quel que soit l’état d’âme que j’y aie porté. Dans ces journées proches de l’hiver où le temps lui-même hésite et semble suspendu, il me semblait toujours que Paris s’immobilisait, lui aussi, dans une hésita­ tion un peu craintive, mais solennelle, livrant ses dernières joies, son reste de bonheur fragile et inquiet, pour conjurer la venue de son destin périssable. Un pâle soleil essayait de percer, sans y parvenir, la couche uniformément grise des nuages et n’étalait dans le ciel qu’une large tache diffuse. L’automne de la terre finissait de passer, on eût dit que ce vague soleil ne vivait plus que de cette chaleur réduite tirée d’en bas et aspirée par lui dans le fond vorace et inépuisable de l’air. Au-dessus de sa tour carrée, de l’autre côté de la Seine, l’horloge de la gare de Lyon, soudée au corps flexible et indéfini des rails, semblait la tête cubique d’un monstrueux serpent immobile, enroulé autour de la terre. Sa fascination retenait la ville et veillait sur elle. Lorsque la tête du serpent bougera, toute la ville se soulèvera vers elle pour aller à sa fin. J’achetai des fleurs, et, à six heures, beaucoup trop tôt, j’arrivai quai d’Anjou. Je m’en voulais de cette impatience, j’essayais de la combattre en échafaudant mille projets extrêmes pour le lendemain. Mais cette homéopathie ne valait rien. Je sonnai. Une vieille servante vint m'ouvrir. A son accent, je la devinai espagnole et, quand je lui répondis dans cette langue, elle s’épanouit. Sylvie venait de sortir. Elle était partie chercher le moine, et je compris que nous dînerions ensemble, quai d’Anjou. Mais, en m’entendant parler, quel­ qu’un entrouvrit une porte dans le vestibule et se fit voir. C’était Patrick. — Tu cours au canon comme un Saint-Cyrien, me dit-il en me voyant en uniforme. Je n’eus pas besoin de longues explications. Il était en pan­ toufles, et, d’ailleurs, la pièce où il me fit entrer, à la fois chambre et bureau, lui était visiblement réservée. Muni de faux papiers

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par le Parti, il logeait clandestinement chez Sylvie, en atten­ dant d’aller reprendre son activité politique en province, où il était moins connu. C’était dom Luis qui l’avait amené quai d’Anjou. Sa table de travail était encombrée de dossiers, de vieilles coupures de journaux. — Qu'allez-vous faire en province ? lui demandai-je. Du sabo­ tage ? Des épaules, il fit un geste vague, un peu las. Comme moi, il avait toujours soumis la Révolution au raisonnement, alors qu’elle est d'abord le triomphe de la passion. Or, la passion l’avait quitté. Cet immense déploiement de brutalité qu’il fallait accepter tous les jours finissait par le submerger. — Et toi ? me demanda-t-il d’un ton bourru. Que vas-tu faire à la guerre ? Ce n’était pas la peine de tout planter là en Espagne pour venir remettre ça en France. Tu es devenu patriote ? A mon tour je haussai les épaules, mais moi je souris. Il me semblait qu’avec lui je ne pourrais plus employer que des mots désuets, patrie, prolétariat, révolution, dont le sens avait fui. Ces mots le gênaient lui-même et il se taisait. Quels scrupules cachait ce silence ? Il n’était que trop conscient de la part de faux ascétisme que comportait sa soumission au Parti, et il puisait un alibi moral, mais insuffisant, dans son refus de discuter. Je le regardai. Il était plus massif et plus solide que jamais, peut-être plus tassé. — A quoi travaillez-vous ? lui demandai-je. — J’écris. — Vos mémoires, déjà ? Il sourit enfin, et dans ce sourire, et dans le regard dont il l’appuya, je retrouvai pour la première fois, ce soir-là, son ancienne et fraternelle franchise. — C’est mauvais signe, lui dis-je, en souriant aussi. — Peut-être, dit-il. Ces longs silences entre nous comme des murs. — J’aurais été heureux comme un maître d’école qui retrouve un ancien élève si tu avais déserté une seconde fois, dit-il avec une ironie un peu contrainte, mais sans méchanceté... Mais le mot « déserter » te gêne peut-être ?

— J'ai pris l’habitude d’appeler les choses par leur nom, lui répondis-je. Cette fois-ci aussi je déserte. D'une autre façon. — Je ne comprends pas bien, dit-il. — Cette guerre ne m’est rien. A vous elle continue d’être beau­ coup. Vous la désertez beaucoup moins que moi, lui dis-je. — Ah ! bien, dit-il, tu me rassures. C’est une désertion morale. Je vois. Je ris avec lui, mais nous changeâmes de sujet. Il me raconta les dernières péripéties de sa guerre d’Espagne. Il avait quitté les brigades internationales quelques mois après mon départ et avait été muté à Barcelone, où il avait retrouvé Bonnava. Nous parlâmes sans indulgence de ce dernier, qu’il avait eu sous ses ordres quelques jours durant, au début de la retraite. Mais Bonnava était passé en France sans attendre la fin et s’était rendu tout de suite après en Russie. — Où est-il maintenant ? — Il est rentré un peu avant la déclaration de guerre et il a dû partir aux armées. Un type comme ça ne se brûle pas, dit-il. Patrick méprisait Bonnava, mais il subsistait quelque faiblesse dans ce mépris, ce qui inclinait Patrick aux confidences. A son retour d’Espagne, Patrick avait fait la connaissance d’un fonc­ tionnaire subalterne de l’ambassade russe, un certain Tirzoniev, dont l’honnêteté trop affichée ne manquait pas d’aigreur et dont les ambitions insatisfaites se préparaient à tourner à l’envie crapuleuse. Ce Tirzoniev, qui cherchait des amis, avait révélé à Patrick que Bonnava, à son départ de Barcelone, et d’accord avec certains chefs de la Guépéou, avait emporté une forte quantité d’or saisie au cours d’une perquisition. Depuis, Bonnava n’avait cessé de mener grand train, et ce trafic gênait Patrick. Mais ma faculté d’indignation s’était émoussée et je portai à peine attention à ces détails, qui devaient, dans la suite de mes relations avec Bonnava, prendre pourtant une certaine importance. Le Père Carranza et Sylvie arrivèrent. J’embrassai Sylvie. Sa joie tranquille et sans effusion me plut, j’aimais, en elle, ce qui me semblait être un signe de profondeur et de noblesse. Dans son tailleur d’après-midi, je la trouvai plus simple et plus proche de moi qu’à Barcelone, où son luxe l’isolait et me la rendait hostile. Mon désir était trop médité et trop fermé sur

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lui-même pour avoir encore besoin de prendre appui sur cette hostilité, ces faux prestiges. Et j'eusse pu reconnaître que j’aimais vraiment Sylvie à ce que cette simplicité ne me la rendait pas moins émouvante. Je l’embrassai encore, elle se serra contre moi. Comme si le long et solitaire travail de mon imagination avait aboli entre nous les distances, dissous les ombres sans profondeur et cerné l’essentiel, dans ce cadre sobre et confortable sans excès, Sylvie m’était donnée telle que je l’avais construite et dépouillée, de plain-pied avec moi-même, mais plus que jamais accordée à ses silences, à ses gestes mesurés, à la future violence que je devinais et appelais en elle. Je me sentis plein de confiance et de joie. Le repas se passa en histoires chaldéennes. Le moine acceptait l’archéologie comme une distraction. Quand il parlait, parfois Sylvie posait sur lui son regard grave. Sans rien lui donner qu’une bonté faite d’indifférence, il exerçait sur elle une influence dont elle ne se rendait pas compte : sa stature, son visage, sa paix de surface, bien construite. Comme la guerre, l’amour est un art simple et tout d’exécution, pensai-je. Les femmes se soumettent toujours à la force quand elle est calme. Ce ne fut qu’au dessert que le moine posa d’irritantes ques­ tions. —• Ainsi, tu pars après-demain, dit-il. Cela n’a pas l’air de te coûter beaucoup. — Je me soumets, comme vous dites, lui répondis-je. Où voulezvous que j’aille ? Au couvent ? — Je m’y opposerais, dit-il. Un couvent n’est pas un hôtel... Tu aurais pu rester dans quelque désert pour creuser des trous, ou bien élever des moutons. Ou soigner des lépreux. Sous son air d’ironie, il dissimulait une arrière-pensée. — J’en ai assez des campements solitaires, lui répondis-je avec gaieté... Et puis, il n’y a plus de désert sur la terre qui soit sans passeport et sans visa. On ne peut plus accorder si facile­ ment le mot désert et le mot déserteur. — Voilà un grand mensonge, dit-il avec une gaieté égale à la mienne. Lopez te fournira tous les papiers que tu voudras. — Voyez comme j’ai changé. Je n’avais même pas pensé à Lopez. — Je vois, en effet.

— Le plus fort, c’est qu’il s'en vante, dit Patrick en levant les sourcils. Sylvie me regardait avec curiosité. Je l’imaginais plus sensible à la vibration des mots ou à leur timbre qu’à leur sens, et, pour le moment, je la préférais ainsi. Je lui demanderai de chanter pour moi tout seul ces chansons tahitiennes dont elle ne comprend pas les paroles. Mais ces chansons me rendront fou, pensai-je. Et je pensai aussi : Bâtir avec elle une oasis dans le désert ? Mais le désert finit par couvrir toutes les oasis. — On n’a jamais fini de changer, enchaîna le padre. — Je n’en sais rien, répondis-je avec une tristesse qui n'était pas feinte. (Elle prenait sa racine dans ce sentiment qui me venait sans cesse de la futilité de tout espoir, de toute réflexion sur l’avenir.) Je suis prêt à appeler en moi beaucoup de sagesse, même en sachant que cette sagesse sera sans emploi. Je suis prêt à faire beaucoup de bien même si je n’ai au fond du cœur aucune confiance dans la bonté. Mais je peux aussi bien faire cela dans ma section, parmi mes hommes. Mes hommes aussi sont des lépreux perdus dans le désert. — Très juste, dit le moine, dont le regard avait brillé. C’est pour cela que tu pars ? — Je ne pars pour rien, dis-je avec fatigue. Pourquoi diable se chercher toujours des raisons alors que le monde n’en a pas... Ou bien, s’il en a, il les cache bien. Je pars c’est tout. — Je vois, dit-il encore. Sylvie se leva, servit le café. Elle n’en offrit pas au moine, dont elle paraissait bien connaître les habitudes. Patrick vida rapide­ ment sa tasse et me regarda : — Et qu’est-ce que tu leur diras à tes hommes ? me deman­ da-t-il. — Je ne leur dirai rien. — Tu leur liras les circulaires du ministère de l’information ? Le moine se mit à rire : — Il leur apprendra l’indifférence. S’il peut. Une espèce de froideur qu’il imite assez bien. Patrick grogna. Le moine rit encore. Entre eux s’était nouée une amitié bougonne. — C’est moins idiot que toute votre propagande, dit le moine.

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Il y a beaucoup de choses qu’on peut faire en ne disant rien. — Aux Allemands aussi, dit Patrick en me versant un verre de cognac, quand il les recevra à coups de fusil, il leur apprendra la froideur. — Qu’est-ce que ça peut faire ? dit le moine, très détendu. S'il lui faut tuer des Allemands, il en tuera. — Bien sûr, dit Patrick en approchant son verre et en se ser­ vant à son tour. Pour vous, tout ça est très normal. — Pourquoi non ? — Le Bon Dieu a réglé ça spécialement, dit Patrick. C’est la vie, laissons courir. C’est l’affaire du Bon Dieu. — Dieu n’a rien à faire, dit le moine. — Ça ne me gênerait pas qu’il travaille un peu, dit Patrick en vidant son verre... Parce que, si tout est réglé, ça l’est drôle­ ment mal... Enfin..., dit-il en se levant, nous pourrions raisonner pendant cent sept ans là-dessus. Il faut que je parte. Il sortit de la pièce et alla prendre son pardessus dans sa chambre. — Attendez-nous, lui dit Sylvie quand il revint. Nous allons descendre tous ensemble. J’appelle un taxi pour reconduire le padre. Patrick sortit de sa poche une liasse de papiers bien rangés qu’il feuilleta. Puis, sans nous voir, il posa sur le Père et sur moi un regard indécis. Il ne sortait que la nuit, pour de longs conciliabules en banlieue et ne rentrait le plus souvent que le lendemain soir. — Descendons, dit Sylvie. Sur le palier, une lampe teinte en bleu ne donnait qu’une indi­ gente lumière. — Je déposerai demain chez vous mon étude sur les déluges, dis-je à dom Luis. — Je la lirai, dit-il. Devant la porte, le taxi nous attendait. J’y montai avec le moine et Sylvie. La nuit était presque tiède, aucun souffle n’agitait les dernières feuilles des arbres. Patrick nous fit un salut de la main et s’éloigna à grands pas. Il avait un restant d’énergie.

Le long des quais, le taxi avançait à tâtons, derrière ses phares en veilleuse ; j’eusse voulu hâter sa course. Nous parlâmes un moment de Patrick, de ses scrupules, de sa fidélité toujours hésitante, de son perpétuel besoin d’agir. Puis le moine se tut, et peut-être s'assoupit. Nous respectâmes son silence. Serré entre Sylvie et lui, je sentais la hanche de la jeune fille pressée contre la mienne et se mouler sur elle, pleine et ferme. Un moment je me dis qu’il ne fallait pas laisser Sylvie s’habituer à une image respectueuse ou timide de moi, et que tout devait être engagé avant deux minutes, ou ne le serait jamais. Je lui pris la main et la serrai sous mes doigts. « Sylvie », lui dis-je à voix basse. Elle pressa mes doigts sous les siens, sans répondre. Je glissai mon bras sur ses épaules. Il passait d’elle à moi un courant de chaleur insupportable, un cahot nous rapprocha encore. Je laissai descendre mon bras et la serrai contre moi. Je trouvais bon de prendre possession d’elle en présence du moine, d’affirmer contre lui mon pouvoir, un autre pouvoir. Le taxi traversa la Seine au viaduc de Passy. Le virage, pris trop court, nous secoua et tira le moine hors de ses réflexions ou de sa somnolence. Il se remit à me parler de mon départ. Il n’est pas tout à fait réveillé et il rabâche, pensai-je. — Tu choisis quand même la solution la plus facile, mur­ mura-t-il. Je me mis à rire : — J’ai appris dans vos livres que la recherche de l’acte le plus difficile était souvent une tentation du démon. — Tu as appris beaucoup de choses, dit-il alors d’un air fâché, et il se tut. Nous arrivions au pont de Grenelle, et la voiture, quittant les quais, obliqua à droite et entra dans Auteuil. L’acte le plus difficile, pensai-je, ce sera pour tout à l’heure. L’acte vraiment le plus difficile. J’avais follement envie de serrer Sylvie toujours plus fort. Il me semblait que j’allais jouer toute ma vie, et la sienne, sur un coup hasardeux mais dont la nécessité ne se discutait même pas. Mes seuls souvenirs vraiment heureux s’attachaient moins à des femmes aujourd’hui presque oubliées qu’à leur conquête inattendue et rapide, qui avait fondé ma confiance en moi-même. Ce n’était pas diminuer Sylvie que de Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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l’associer à ces souvenirs, de jouer sur elle cette confiance intacte, qu’elle faisait inquiète. Cette résolution m’occupait autant que mon désir. Le taxi s’engagea dans de petites rues montantes, au pavé inégal, bordées de charmilles, puis s’arrêta Je long d’un grand mur, près d’une porte basse. Nous descendîmes. « Bonne nuit », me dit le Père en gardant un moment ma main dans la sienne. Il m’avait deviné. Nous repartîmes. De nouveau Sylvie contre moi, beaucoup plus proche depuis que nous étions seuls. J’attirai son visage sur mon épaule et l’enfermai sous ma main. — Sylvie, lui dis-je, ma chérie. Nous ne nous rencontrons qu’au moment des départs... Pourtant, depuis deux ans, vous ne m’avez pas quitté. Vous en rendez-vous compte ? Cette présence que vous m’avez donnée, peut-être l’ai-je seulement imaginée et je devrais avoir le courage de reconnaître que j’étais seul. Mais je n’ai pas cette espèce de courage-là, lui dis-je en lui caressant le visage et en le levant vers le mien. — Non, vous n’êtes pas seul, me dit-elle à voix basse, et son accent me bouleversa. Puis elle se tut, moi aussi. Ses épaules pesaient sur mon bras. Ma main droite glissa sous son aisselle, épousa une surface pleine et chaude, et tout mon corps brûla. Son corps renversé était dur sous mes mains. Il suffit de la serrer et elle va se défaire, pensai-je. Elle se défaisait en effet. Je l’embrassai avec une violence retenue, puis emportée, puis de nouveau retenue, dont je suivais en elle le flot montant. Je couvris son visage de baisers, mais elle m’offrit de nouveau sa bouche. Plus tard, un peu calmée, je la pris sur mes genoux. Le tunnel du Trocadéro jeta dans notre nuit les brèves lueurs de ses lampes ver­ dâtres, puis s’éteignit. Sur le Cours-la-Reine, la nuit se fit encore plus noire. Je dégrafai son corsage, je la caressai doucement. Serrée contre moi, elle était immobile, pesante et chaude. Son obéissance me laissait une conscience minutieuse, un orgueil tranquille, et, dans la présence aiguë de mon désir qui jouait avec lui-même, ce furent quelques minutes de bon­ heur parfait. A ce monde condamné, peut-être n'avais-je alors à opposer que mon silence. J’aimai, plus que tout, que Sylvie n’eût pas parlé.

Si parfois, dans ma vie, j’ai réussi à suspendre le temps, ce fut assurément pendant les deux jours qui suivirent. Dès qu'elle fut devenue ma femme, Sylvie me fit réellement entrer dans ce monde sans problèmes où elle ne m’avait attiré jusque-là qu’en imagination, dans ce paradis perdu où elle vivait encore pour quelques heures et qu’au plus profond de moi-même, sans pouvoir le lui dire, je méprisais de toutes mes forces, dans ce lieu situé hors du temps où je ne remontais que pour aller la chercher et la précipiter en bas à ma suite, pesante de tout mon poids, à la fois complice et victime. Toute autre pensée eût été mensonge et illusion. Et pourtant, pour quelques heures, j’acceptai ce mensonge ; et même, de l’illusion cons­ ciemment recherchée et acceptée en tant que telle, je passai sans effort à l'illusion vécue. Principal obstacle à l’oubli, ma volonté d’oublier le monde elle-même s’abolit, et le monde fut oublié. La fièvre de mon départ, le vaste déploiement du destin qui nous précipitait, le tohu-bohu des événements et des idées, l’immaîtrisable agitation des hommes, se diluèrent et se per­ dirent dans cette incompréhensible profondeur. Le monde extérieur baigna, deux jours durant, dans cette nuit qui nous avait accompagnés et protégés à notre retour d’Auteuil, et qu’avait à peine troublée, au passage, à la Concorde ou à l’Hôtel de Ville, un nuage de lumières voilées, brève rencontre cosmique qu’un automate obscur, devant nous, et sans nous, surveillait... Je sais. Les réveils sont pénibles. La conscience est un monstre vigilant, qui s’endurcit. On ne peut plus se payer à soi-même, à perpétuité, cette terrible rente de l’oubli, qui ne fait que nourrir le monstre... Mais qui n’accepterait de payer mille fois le prix ? La guerre ne nous était qu’un fond de décor, mélancolique et flou. Toute la lumière du monde se concentra sur nous, comme au théâtre sur les acteurs de l’avant-scène, et eux seuls. J’ai gardé une concience précise de nos moindres gestes durant ces deux jours, de tout ce qui commençait à nous créer un passé, de tout ce qui nous bâtis­ sait, déjà ! un autre monde, où nous ne cessions pas d’être inséparables en devenant étrangers. Sylvie était vierge et ne prenait encore aucune initiative dans l’amour, mais on discer­ nait déjà de l'avidité dans sa soumission. Pendant le sommeil, son visage n’exprimait aucun sentiment. Pendant l’amour, il les Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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exprimait tous. Je me souviens, à mon premier réveil, de son étreinte. J’allumai la lampe de chevet. Sous la lumière, elle ferma les yeux. Mais je n’avais pas besoin d’interroger ce visage. Cet univers qu’elle portait en elle était aussi barbare que l’autre. C’était le même. Je le savais de science certaine, depuis toujours. Je passai rue de la Source dans l’après-midi. Le Père Carranza était sorti. Je n’attendis pas son retour, et, lui laissant un mot d’adieu, je déposai mon manuscrit à la loge du portier. Le soir, Patrick téléphona à Sylvie qu’il ne rentrerait que le lendemain. Je quittai Paris sans les revoir. Sylvie m’accompagna à la gare du Nord. Un des derniers matins ensoleillés de novembre rendait aux choses et aux êtres leur contour précis, leur vie égoïste et pleine, leur dureté inutile. Grâce à la torpeur encore mal dissipée de l’amour, je me sentais moins triste que dépaysé. Mais cette froide lumière gagnait aussi sur moi. Une nouvelle fois nous suivîmes les quais, et ce fut comme si nous quittions une nouvelle fois, pour un voyage sans but, ce port où est ancrée Notre-Dame. Je me demandai pourquoi je mettais chaque fois tant de vaine poésie sur ces pierres, et pourquoi cette souffrance banale. Je m’enchantai de trouver Sylvie si bien assortie à ce paysage, elle en qui vivaient tant de grâce et si peu d’émotion. Mais on n’a jamais pu déposséder ce ciel de ses nuances qu’on croit fugitives comme nous, et qui tiennent à sa profondeur. Et de Sylvie non plus je n’emportais rien. Elle avait le regard le plus riche et le plus complexe du monde, et pourtant, en elle, aucun sentiment passager. On eût voulu partager sa tranquillité, son insensibilité, sa permanence, mais elles étaient impartageables. Comme ce ciel, Sylvie était le calme et elle installait en vous la tempête. A chaque pont, jusqu’au Châtelet, des feux rouges ou verts pointaient les passages. Notre voiture s’arrêta, repartit, s’arrêta encore. Le temps jouait avec nous, et coupait nos élans.

8 L’innocence est ignorance.

Kierkegaard.

La compagnie du génie dans laquelle j’entrai comme chef de section appartenait aux Réserves Générales et ne fut employée tout l’hiver qu’à des travaux de terrassement et de fortification, dans les Flandres. Cette vie de cantonnement confinée dans un village perdu, et où l’on ne cessait pas de remuer de la terre pour une œuvre qui ne m’était rien, me rappelait celle de Kish. Parfois, dans les matins pluvieux, sur cette plaine indéfinie, les canaux immobiles ajoutaient à la ressemblance. Mais tout ici se tassait plus près de la terre, le ciel, les arbres, les hommes, se soudait dans une peureuse communion dont le désert de là-bas, depuis trois mille ans, est délivré. Dans ces marnes amollissantes qui font les hommes placides et lents, la pensée de Sylvie m’entretenait dans une attente morne mais vidée d’angoisse, où les problèmes éternels, déchargés de l'irri­ tante électricité des sables, hivernaient aussi. Enfin la neige vint. J’effaçai le paysage, je m’effaçai moi-même. En m’endor­ mant, parfois, j’essayais d’imaginer la nuit au cours de laquelle Sylvie, enfin, me serait rendue. Je me mettais à admettre que l’homme fût tout entier dans son besoin de bonheur. Ensuite, dans les aubes interminables, je me réveillais en méprisant cet homme. A Barcelone, déjà, puis à Mexico, Sylvie n’avait cessé de composer, mais à Paris son talent s’épanouit d’un coup et une sorte de frénésie créatrice s’empara d’elle. J’en fus heureux et

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fier comme si de nouvelles possibilités de conquête m’étaient données. « Quel genre de musique écris-tu ? » lui demandai-je. Elle savait mal se définir. Mais au même moment le Père me disait : « Sous sa dévotion superficielle, cette fille est étrange­ ment mystique. » Elle fréquentait peu les offices obligatoires mais demandait à dom Luis la permission d’assister à l’office de complies, le soir, à l’abbaye de la Source, après la fermeture, rien que pour entendre le Salve Regina. Elle passait des heures à écouter du Bach et, d’autres fois, elle s'abîmait en prières. Cependant, vers la Noël, elle avait demandé son admission au Hot-Club de France, et elle me parlait avec enthousiasme de Fats Waller, le génial burlesque du jazz. Qui donc es-tu, Sylvie ? me demandais-je. Ses lettres étaient pleines de ten­ dresse et d’amour. Tu es Lilith, la sœur de Lucifer, au début de sa chute, quand elle tombe du ciel. Tu es l'ange qui va s’égarer sur la terre. Mais ta faim de la terre est plus forte que tes confuses nostalgies d’en haut... Il fut décidé que notre mariage aurait lieu en mars 40, date de ma première permission. J’en informai le Père et Patrick. Mais, à la même époque, ce dernier partit pour la région de Marseille où l’appelait son travail clandestin. L’hiver 39-40 fut rigoureux. Un peu avant la Noël, le Père Carranza, qui passait ses nuits en méditations et ne portait aucune attention à sa santé, fut atteint d’une pneumonie dont il eût pu mourir. Mais sa vigueur restait surprenante. A peine convalescent, en février 40, on le vit descendre à l’office de matines, deux heures avant l’aube, dans la chapelle glaciale. Devant le chapitre, le Père abbé lui fit des remontrances et parla des rigueurs excessives que le moine espagnol s’imposait. L'ascétisme, dit-il, ne sert qu’à la satisfaction de la chair. Mais le Père Carranza eût pu répondre qu'il ne s’imposait aucune rigueur, ce qui était vrai, et qu'il aimait de passion chanter les psaumes. Il passait sans effort de la méditation à la contempla­ tion, et en sortait rajeuni. On avait remarqué qu’il exerçait une influence extraordinaire sur les enfants du quartier et qu’il lui suffisait de s’arrêter dans la rue pour les voir accourir près de lui. Cette marque de sainteté fut retenue. Muni de dispenses en bonne forme, il fut chargé d’enseigner l’arithmétique à l’école des Orphelins d’Auteuil, rue La Fontaine, tout près de

l’abbaye. Aucune discipline ne lui pesait et il se plia à cette dégradation. J’arrivai à Paris à la fin du mois de mars. Drameille, qui estimait en savoir assez sur la guerre et s’était fait affecter au ministère de l’information, rue de Rivoli, me demandait depuis longtemps de lui faire connaître le moine. Je l'emmenai à Auteuil dès ma première visite. Le Père nous avait donné rendez-vous à l’orphelinat. Nous attendîmes un moment dans la galerie qui conduit aux salles de classe, puis le moine vint nous retrouver. Le long des murs, sur des étagères, étaient exposées les meilleures œuvres des apprentis. C’étaient des travaux de menuiserie délicats, en bois mince, comme on en montre dans les patronages, des meubles de poupée fragiles, aux lignes régulières et compli­ quées. Drameille, que le moine avait accueilli sans excès de curiosité, examinait ces objets inutiles. — C’est d’un art précis et froid, et déjà intellectuel, dit-il. Ce sont vos orphelins qui fabriquent cela ? — Ce sont eux, dit le moine. — Il n’est jamais trop tôt pour apprendre aux enfants à cacher leurs émotions, dit Drameille avec une politesse ambiguë, en remettant en place les objets. Le moine ne répondit pas, et, par la rue La Fontaine, nous prîmes ensemble le chemin du monastère. Ce fut pour la pre­ mière fois, ce jour-là, que je franchis la clôture et que j'entrai dans la vie cachée de cette maison qui devait me devenir plus tard si familière. J’en aimai, au passage, la simplicité et la paix, comme on aime, en passant, ce qui ne peut pas nous retenir. Pouvais-je concevoir une paix durable ? Après avoir traversé la chapelle, à gauche de l’entrée, nous débouchâmes dans le jardin. Faute de place, dom Luis ne logeait pas dans le corps de l’abbaye proprement dite, mais au milieu des arbres, dans un pavillon appelé hôtellerie, qui était réservé aux invités, prêtres ou laïcs. Il y occupait une assez vaste chambre, qui s’ouvrait au midi, et nous y fit entrer. Dans l’air brumeux, les grandes bâtisses alentour cernaient d’ombres sales les arbres défeuillés. Toute la tristesse des jardins citadins, qui ne prennent leur épaisseur et leur modeste somptuosité qu’au printemps, pesait sur ce coin de terre mal protégé contre les

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regards de la ville. Ce manque d’intimité ne gênait pas le Père. Nous nous assîmes devant la table. On n’y voyait aucun papier, aucun dossier, rien que la Bible du moine et ses bréviaires, posés sur leur tranche. La maladie avait encore accru la pâleur de dom Luis mais elle n’avait pas détendu son esprit. — J'avais lu votre ouvrage de philosophie sur le vertige, dit-il à Drameille. Il est important. Drameille fit un geste vague. Le vieillard sourit. — Vous n’êtes pas encore bien fixé, continua-t-il. Mais vous avez trouvé des formules intéressantes : le péché sans Dieu, la sainteté sans Dieu. Pourquoi diable parlez-vous tellement de Dieu sans y croire ?

Drameille sourit à son tour. — C’est une référence commode, répondit-il avec une impoli­ tesse exactement dosée, et elle fait partie des moyens de sim­ plification de l’époque. Mais peut-être crois-je en Dieu sans le savoir ? — Pourquoi non ? dit le Père. — Pourquoi oui ? dit Drameille. Le ton de l’ironie leur convenait bien à tous les deux. Ils s’étudiaient. — Le point d’arrivée m’intéresse moins que la route où je marche, dit Drameille. — C’est légitime, dit le Père. Tout est légitime. Drameille n’était pas homme à s’étonner de cette concession. Mais sous le masque du sourire, son regard était sérieux. — Seulement, marchez-vous vraiment ? demanda le Père. Je crois plutôt que vous tournez en rond. — Eh bien, dit Drameille, c’est justement une façon comme une autre d’arriver à ce fameux vertige. C’est ce qu’il faut. — On a le vertige et on dégringole, dit le Père. On dégringole les yeux fermés. Cela ne vaut rien. — Pourquoi les yeux fermés ? dit Drameille. Les yeux ouverts. — Je vous le souhaite, dit le moine. Seulement, alors, je vais être très sévère envers vous. Le péché sans Dieu, la sainteté sans Dieu, ce sont des boniments pour gens du monde. Votre psychologie de l’homme est un fatras de petits sentiments sub­ jectifs. Le pittoresque de vos formules vous cache leur pauvreté.

Ce n’est pas la psychologie de l’homme qui importe, c’est la psychologie de Dieu. — Je ne suis pas si avancé, dit Drameille. — Le vertige vécu par Dieu, pas par l’homme. — Pour déboucher sur quoi ? — Je ne sais pas encore, dit le moine. C’est pour cela qu’il faut s’approcher lentement. — Je veux bien, mais est-ce possible ? interrompit Drameille avec vivacité. On nous parle de contemplation et d’extase. L’homme se dissout, là-dedans. Pourquoi la dissolution seraitelle souhaitable ? Les paris qu’on fait sur la paix me paraissent encore plus répugnants que les autres. — Il n’y a pas de paix, dit le moine. Et la sainteté sera toujours une idée neuve. Les visions sont toujours incomplètes et on en revient. Un jour, peut-être... — Quand ? — A la fin. — On verra bien, dit Drameille. — Cela n’empêche pas de réfléchir, dit dom Luis. Tous vos petits sentiments humains passent leur temps à se tuer les uns les autres. Il y a de la honte dans l’orgueil, et de l’orgueil dans la honte. De la perfidie dans l’amour, et de l’amour dans la perfidie. Vous ne pensez pas qu’il faut tout de même s’élever un peu au-dessus de cet assassinat permanent ?... — Et si l’assassinat continue de l’autre côté ? demanda Dra­ meille. Le moine le regarda. — Il continue sûrement, dit-il, mais qu’est-ce que cela peut faire ? Il faut croire en Dieu. Ecoutez une maxime que j’ai trouvée il y a longtemps, en sortant du séminaire : Les œuvres humaines obéissent à la loi de l’équilibre qui détruit par anta­ gonisme des forces, les œuvres divines obéissent à la loi de l’harmonie qui construit par analogie des contraires. Drameille tressaillit. — Répétez, dit-il. Il était toujours très frappé par ce qui était fortement balancé. Frappé et excité. Il cherchait tout de suite à ébranler cette charpente. — Vous pouvez prendre cela en note et vous en servir dans un Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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de vos livres, dit le Père, l’œil étincelant de force de d’ironie. Et il répéta lentement. — C’est très fort, dit Drameille. — En effet, dit le moine, ignorant la modestie. — C’est la formule de Nicolas de Cues, dit Drameille. Dieu, seule conciliation des contradictoires. Eh, eh, dit-il, quelle erreur ! Le diable aussi. Le diable d’abord, pour faire sem­ blant... Il n’y a pas que Dieu qui ait les yeux ouverts.

Le regard du moine s’assombrit. — Vous seriez bien embêté, dit-il, si je vous demandais quelle différence vous faites entre Dieu et le diable. — Aucune, répondit hardiment Drameille. L’un contient l’autre. — J’ai bien peur que vous ne récitiez qu'une leçon, dit alors le moine sans sourciller. — Disons, si vous voulez, qu’il est aussi difficile d’être l’un que l'autre, repartit Drameille. Pendant quelques instants, les deux hommes se regardèrent en silence, puis Drameille ouvrit sa serviette et en tira deux livres. — Je vous ai apporté mon dernier travail, dit-il. Il sortira en librairie dans une dizaine de jours. Il présenta l’un des exemplaires au vieillard et me tendit l’autre. C’était un roman : la Prison. — C’est un titre à la Kafka, lui dis-je. Mais il sourit : il se croyait plus avancé que Kafka. En épi­ graphe, il avait inscrit ces paroles de Méphisto dans le Second Faust : Ils se battent soi-disant pour les droits de la liberté. Tout bien considéré, ce sont valets contre valets.

Sie streiten sich, so heisst's, um Freiheitsrechte, Genau gesehen, sind's Knechte gegen Knechte *. — Vous cherchez à tuer l’espoir, lui dit le moine. Drameille approuva de la tête. — Et en vous, vous l’avez tué ? — Je le crois, dit Drameille. Le Père le fixa à nouveau. Son visage s’était fermé et durci, mais c’était un effet de la fatigue. Je ne sentais en lui aucune hosti­ lité. Il feuilletait l’ouvrage.

— Ces livres sont des armes brouillonnes, mais terribles, mur­ mura-t-il. — Je ne dis que la vérité, dit Drameille — et toute son intelli­ gence était à l’affût. Mais il ne s’étonnait pas de la soudaine gravité du Père. Et comme celui-ci se taisait, il ajouta : — Les romans ne tirent leur prestige que de l’échec des pas­ sions, mais justement : les passions échouent toujours. — Elle n’échouent jamais, dit le Père d’une voix calme et comme voilée par une tristesse inattendue. Elles précipitent le monde mais elles exaltent l’homme. Elles ne cessent de faire grandir en lui la part de Dieu et la part du démon... Et cela aussi, vous le savez. Drameille ne répondit pas. — Voici une recette littéraire, dit le moine, elle est de Gorki : Mens et libère-toi de la mesure. On ment aussi par omission. Le romancier ne décrit que le côté démon et jamais le côté Dieu. Le côté Dieu échappe à la description, il est nuit et silence. Drameille approuva de la tête : — Je le sais, dit-il avec une gravité égale à celle du Père. — Vous avez quelquefois rencontré cette idée ? — Quelquefois. Je refuse la nuit et méprise le silence. — Alors vous êtes très en retard ou très en avance. Lequel des deux ? demanda le moine avec lenteur. — Prononcez vous-même. — Je voudrais savoir ce que vous apprennent vos romans. — Rien, dit Drameille... ou plutôt si, quelque chose. Il hésita. — Quoi donc ? insista le moine. — L’utilité du blasphème pour éveiller les gens. — Je vois, dit dom Luis, toujours très sombre et portant à Drameille une attention aiguë. Et, ayant appris cela, vous per­ sistez à écrire des romans ? — Vous le voyez, répondit Drameille. Le moine détourna les yeux. — Eh bien, persistez, dit-il, et crevez content... Il est bien inutile que vous reveniez ici. Il avait parlé sans violence, et Drameille eut un vague sourire mais sans gêne, ni forfanterie, et je l’admirai. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Le vieillard baissa la tête et enfouit son visage dans ses mains, puis se massa un moment les tempes et les paupières. Il leva enfin les yeux et contempla d’un œil vide, par la fenêtre, le triste paysage que la nuit commençait d’envelopper. Là aussi, quelle prison, pensai-je. Je ne connais rien de plus funèbre que ces crépuscules d’hiver à la limite indistincte des grandes villes. Qu’on me refuse le luxe, tout le luxe du monde, mais qu’on ne me donne pas cette communion chétive et malsaine. — Allume, me dit le moine. Je vais tirer les rideaux. J’obéis. La pièce n’était munie que d’une lampe centrale à contrepoids, que le vieillard fit descendre très bas, à quelque trente centimètres de la table. Puis il sortit de son tiroir mon manuscrit sur les déluges. — Voilà ton manuscrit. Je l’ai lu plusieurs fois. Pourquoi diable as-tu éprouvé le besoin d’ajouter une seconde partie ? La construction de l'Arche ? Qu’est-ce que tu y connais ? — Rien, lui dis-je, assurément. — Ce qui compte, ce n’est pas n’importe quel déluge, c’est le dernier, dit-il. Celui pour lequel il n’y a plus d’arche. — J’y ai souvent réfléchi. — Pas assez. Et puis, j’ai horreur des formules académiques, poursuivit-il. C'est dans l’abondance du malheur que naît la surabondance de la Grâce. Qu’est-ce que cela veut dire, l’abon­ dance du malheur ? Jamais le monde ne s’est senti plus heureux. — Il meurt de bonheur, c’est sûr, dis-je froidement. — Il n’y a de véritable grâce qu’à la fin, poursuivit-il. Tu te figures que Noé était en état de grâce lorsqu’il a abordé sur le mont Ararat ? Tout de suite après, il a recommencé à fabri­ quer des esclaves... Si le problème de la fin te paraît trop difficile, imite ton ami, fit-il en désignant Drameille, n’étudie que celui des moyens. A défaut de sagesse, c’est de la modes­ tie. Si le problème de la fin t’intéresse, pose-le, mais pose-le bien. La vraie fin, la dernière. Qu’est-ce qui se passe lorsqu’une force irrésistible rencontre un roc inébranlable ? Les vieux sages annonçaient le retour au néant. Les nouveaux ont ima­ giné que le Fils, à la fin, pourrait faire cesser le sadisme du Père et mettre les hommes à sa place. Mais pour quoi faire ? Personne ne le dit... Si tu as besoin d’espoir, adopte la deuxième hypothèse, ajouta-t-il avec mépris.

— Ainsi ferai-je, lui dis-je, les jours où j’en aurai envie. Je suis tout à fait d’accord avec vous. — Bien, dit-il, un peu radouci. Nous en reparlerons. — Quand vous voudrez, lui dis-je. Il fit un geste vague, sans me regarder : — Plus tard. Ce n’est pas l’essentiel. Fais la guerre d'abord. Sur la table, d’un geste lent, il prit sa Bible et l’ouvrit à un endroit marqué par un feuillet plié en quatre. Je reconnus la lettre par laquelle je lui avais fait part de la date de mon mariage. Il la tint un moment dans ses mains d’un air pensif et indécis. — Et l’amour aussi, fais l’amour d’abord, reprit-il, puis regar­ dant ma lettre, toujours du même ton hésitant : « Ne nous embête pas avec l’Arche. Tu as besoin de violer une femme. Viole, mon fils. Celle-là t’obsède... Cela durera combien de temps ? Je le regardais, vaguement hostile. — Trois mois ou bien vingt ans, dit Drameille qui s’amusait et qui voulait maintenant le pousser un peu. Et encore ! Si vous croyez qu’il en a fait le tour. Le moine parut se réveiller : — Et vous ? dit-il à Drameille, en levant les sourcils, l’œil mauvais. Drameille se mit à rire, très librement. Il payait ses femmes et les payait bien. — L’homme ne fait jamais le tour de la femme, dit alors le moine de sa même voix un peu rude. C’est la femme qui fera à la fin le tour de l’homme... Tenez, dit-il à Drameille en lui désignant un passage dans la Bible. Lisez : Jérémie XXXI-22. Drameille approcha sa chaise de la table, prit la Bible et lut :

Reviens ici, vierge d’Israël, Reviens ici, dans tes villes. Jusques à quand seras-tu errante, fille rebelle ? Car laweh a créé une chose nouvelle sur la terre : Une femme entourera un homme. — C’est de l’ésotérisme un peu vague, dit Drameille. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Ah ! vous trouvez ! Personne ne comprend jamais les choses les plus simples, dit le moine. Une femme entourera un homme. C’est de la psychologie élémentaire. Grâce à la femme qui est en dehors de toi, celle qui est en toi va grandir et t’envahir tout entier... C’est la mission de l’éternel féminin et elle n’est jamais achevée, dit-il encore. C’est ce que les théosophes qui dégradent tout en se plaçant au niveau de la politique démo­ cratique et optimiste expriment naïvement quand ils parlent du règne futur de la femme... Avez-vous quelquefois réfléchi, demanda-t-il à Drameille, à ce qu’on appelle la chasteté des puissants ? — Quelquefois, dit Drameille. Toute l’ironie et la vivacité du moine étaient revenues. — Les vrais puissants sont tous des féminisés, dit-il, et ils le seront de plus en plus. Il ne faut pas se laisser tromper par ce qui se passe sur le devant de la scène où les brutes guerrières tiennent toute la place. Les vrais meneurs sont encore cachés, mais en eux (on ne vole qu’aux riches) c’est la femme qui ne cesse pas d’être à la fois la plus grande voleuse et la plus grande pourvoyeuse de puissance... « Cette féminisation progressive de l’homme pose le problème des problèmes. C’est elle qui éveille en l’homme ces tendances antagonistes dont le conflit même est créateur de force et dont la cohabitation devient de plus en plus tragique à mesure que les temps avancent et que se chargent les deux pôles de l’écla­ tement final. Il y aura des hommes que cette part femelle enfouie en eux ne cessera pas d'humilier et à qui elle sera d’au­ tant plus indispensable qu’ils ne cesseront pas de la maltraiter avec le plus grand plaisir. Ceux-là deviendront les tyrans les plus hardis et les plus cruels qu’on ait jamais vus. A l’inverse, il y aura ceux qui s’accepteront tels qu’ils sont et qui s’appro­ fondiront patiemment en eux-mêmes. Je ne dis pas que ceux-ci tendront spécialement à devenir calmes, ou passifs, car les tyrans aussi vont devenir très calmes et, à la fin des temps, personne ne sera passif. Je dirai plutôt que le type par­ fait et ultime du féminisé sera mixte, démon et dieu, et tendra aussi bien à la contemplation de soi qu’à l’action sur autrui. C’est sur cette contemplation que se fonde la vraie chasteté, dit-il encore.

« Pour les brutes guerrières, l’amour se réduit et se réduira de plus en plus à une simple fonction animale, aveugle et égoïste, tellement rapide qu’on pourrait la dire ascétique. Au contraire, les deux types d’hommes ultimes, saints ou tyrans, auront ce trait commun de raffiner sans cesse sur l’amour. A chacun leur genre d’amour, bien entendu. Mais ils invente­ ront sans cesse. Ils tendront à une science de plus en plus parfaite qui aboutira à une sorte de détachement supérieur, actif chez les uns, contemplatif chez les autres, et même actif et contemplatif à la fois, chez les plus doués. C'est là le vrai pouvoir, dit-il. La vraie chasteté. Elle est dégagement et circon­ cision de l’esprit... Puis se tournant vers moi : — Je ne sais pas encore dans laquelle des deux catégories je dois te ranger, fit-il, l’œil en dessous. — Vous me trouvez féminisé ? demandai-je. — Heureusement. — C’est possible. — Tu n’as pas encore assez marché, dit-il. Tu en es à ce stade préparatoire de l’obsession sexuelle qu’on peut dépasser par la méchanceté du démon ou la tranquillité de Dieu, ou par les deux ensemble, ajouta-t-il. Je me mis à rire : — Je ne me sens pas du tout disposé à me fixer, lui répon­ dis-je. — On verra bien. Puis il se tourna de nouveau vers Drameille : — Le premier Adam était un androgyne passif. L’homme de la fin des temps sera un androgyne actif. Les chefs de ce moment-là seront les plus beaux des hommes depuis toujours, et leurs femmes seront les plus belles des femmes... Vous n’êtes pas d’accord ? demanda-t-il à Drameille, voyant que celui-ci souriait. — J’ai besoin de voir cela de plus près, dit Drameille. — Je vous en prie, dit dom Luis, très sérieux. Vous avez sûrement le temps. Moi aussi. Puis il regarda Drameille et se mit à rire. Nous nous levâmes pour partir, riant aussi, très détendus.

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— Sylvie serait heureuse que vous célébriez vous-même notre mariage, dis-je au vieillard qui nous reconduisait. — Cela ne m’est pas possible, me répondit-il tout de suite. — Pourquoi ? demandai-je, étonné. — Avant de tuer l’obsession, tu es bien capable d’en changer vingt fois. Et puis je connais assez bien Sylvie. Tu peux bien parvenir au détachement, je ne pense pas qu’elle soit faite pour y trouver son compte... — Alors ? fis-je en riant. — Alors, je ne me vois pas en train de te rappeler devant cinquante personnes que le mariage est indissoluble, alors que j’imagine fort bien que celui-là craquera avant deux ans. — Eh bien, je suis servi, dis-je en riant encore. — Padre, vous êtes un affreux hérétique, dit Drameille. — Qu’est-ce que l’hérésie ? dit dom Luis, se donnant quelque récréation. Bossuet répond : c’est une opinion singulière. Croyez-vous que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'épousait en son temps que des opinions générales ?... Allons, au revoir quand même, monsieur Drameille, dit-il. Il n’y a pas de mystère dans la souffrance qui nous vient de la femme, et tout, splendeur et misère, y est exactement réparti et compensé. Les femmes ne sont indéfinissables que tant que nous ne savons pas nous-mêmes nous définir. Sylvie me maî­ trisa, corps et âme, tant que je voulus chercher en elle une profondeur qui était d’abord en moi, mais qu’il me fallait découvrir. Elle a longtemps rassemblé pour moi le lyrisme indéfini du temps et de la beauté, et les rares instants qu’alors elle m’a donnés ont éclairé et effacé tous les autres, ils ont été l’éternel présent. Eux seuls ont compté. J’ai fait de leur quête épuisante et infructueuse le but unique de ma vie, j’ai appelé sans cesse à graviter en moi ces étoiles cruelles qui s’éteignaient sous le regard. Une année durant, j'ai pu m’abuser. Mais en l’homme il n’est rien qui ne finisse par servir à l'exercice de l’intelligence, et à sa revanche. Je fus démobilisé en août 40 et m’installai quai d’Anjou. Pen­ dant toute la durée de l'occupation, j’ai travaillé dans une importante maison d’éditions de Montparnasse, où j’ai dirigé

une collection d’études archéologiques et bibliques. Ce travail me laissait beaucoup de loisirs. Ce qui me plaisait en Sylvie, c’était sa beauté trop nette, un peu rigide, mais qui devenait rayonnante dans l’amour, c’était son absence de coquetterie et de vivacité, son inquiétude faite d’attente indéfinissable et dont le vague augmentait le charme, sa façon sérieuse et grave d’appeler l’amour d’un seul regard, tout ce qui en elle, enfin, jouait inconsciemment avec l’orage. L’air trop stimulant de Paris provoquait chez Sylvie, à des inter­ valles de quelques jours, des accès de frénésie amoureuse qui m’imposaient leur rythme et leur durée, et auxquels je cédais, dans l’illusion, chaque fois recommencée, que l’ayant accompa­ gnée dans son tourment je serais admis dans sa délivrance. Mais il n’y avait pas de vrai tourment chez Sylvie, rien qu'une attente vide de pensées, et elle ne me donnait après l’amour que son sourire et son bonheur calmes, sa complète absence de souvenirs. Ce qui nous attache à une femme, c’est son incapa­ cité de souffrir à cause de nous. C’était après l’amour qu’elle se mettait à écrire. Avant, elle ne pouvait pas, elle restait des heures à son phono et se livrait à la musique la plus primitive. Mais toutes les contradictions, le moment venu, se perdaient en Sylvie comme au sein d'une fusion mystique, et le Padre avait raison : elle était mystique en effet. Ce fut pendant ces mois heureux que Sylvie écrivit ses meilleures œuvres, et elles avaient la majesté souveraine du bonheur ; même dans leurs mouvements les plus emportés, elles semblaient exprimer des certitudes éternelles. Mais ces certitudes, qui semblaient la combler et l’a laisser assouvie, du moins pour quelques heures, ne créaient pour moi qu'un insupportable climat de fausse communion et de tendresse, et ces accords incomplets, perpétuellement suspendus, faisaient venir à mes yeux des larmes de joie mauvaise. Je mesurais sans cesse à quelle distance j’étais de la beauté. Souvent, pendant l'amour, j'ai posé mon regard sur le visage de Sylvie pour y suivre ces passages par lesquels elle se per­ dait dans un monde où je n’avais plus accès. Elle m’y appelait sans entendre son propre cri. Il se peut que je ne lui en aie pas voulu d’autre chose que de cette complicité qui la tenait nouée, sans qu’elle le sût, à une grâce trop facile, un bonheur encore

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angélique ou animal. Mais un ange, peut-on jamais se contenter d’être un ange !... Durant quelle vie ancienne l’avais-je précédée par ces chemins ? Quelle loi inflexible m’interdisait désormais de l’y rejoindre ? — Ah ! Sylvie, lui dis-je un jour, la musique n’est pour toi qu'un narcotique ou un faux excitant. Comme elle te maintient loin de tout !... — Mais non pas loin de toi, me dit-elle. — Je ne sais pas, lui répondis-je en hésitant. Je me suis longtemps questionné. Me fallait-il devenir délibéré­ ment, pour Sylvie, un objet de scandale, afin d’ouvrir ses yeux ? J’ai essayé de lui parler, je la faisais participer à mes conver­ sations avec dom Luis. Il me semblait que si elle pouvait, avec son génie intact, nous accompagner dans notre nuit, nos yeux humains, pour la première fois, et dans un accord surna­ turel, verraient quelle pure lumière peut jaillir des ténèbres. Mais il n’est pas de miracles. Qui peut faire sortir le pur de l’impur ? demanda Job à laweh. Toi seul le peux. Sylvie n’était pas prête. Que chacun suive sa route, sa longue route. Durant plus d’une année, ce fut ainsi que je me livrai près de Sylvie à un sommeil intermittent, coupé de brusques réveils. Rêve et réveil, réveil et rêve, à quel moment la plus bienfai­ sante torture ? On voudrait en se perdant dans une femme vivre son rêve les yeux ouverts et trouver, enfin ! un fantôme vraiment secourable. Mais cela n’existe pas. Il y a toujours un réveil et l’on n’y est jamais flamboyant. Et ce fut également ainsi que je connus dans l’amour tous les bonheurs du soli­ taire. Mais une part de moi-même avait trop facilement consenti à l’illusion pour ne pas en venir à se retourner activement contre elle. J’en arrivai à porter une attention froide et de plus en plus minutieuse à la montée, chez Sylvie, de cette faim tellurique au niveau de laquelle, sans espoir de l’abolir, j’essayais en vain de dégrader la mienne. Je me mis à haïr ces crises, à les exciter, à me refuser à elles, à jouer avec elles. Mais cette cruauté n’impressionnait que moi. Il était clair que Sylvie aurait pu se contenter de n’importe quel homme avec une égale indifférence et un égal bonheur, et c’était vrai, foncièrement vrai. Je fus jaloux de cet amant universel, avec un motif impérieux de l’être. Jaloux, mais point bêtement.

J’eusse méprisé Sylvie de se laisser arrêter, dans l'amour, par une quelconque superstition morale, et d’ailleurs, au fond d'elle-même et sans qu’elle le sût, ses instincts se préparaient à la libérer. Moi-même, cherchant une sorte de paix qu’elles me dispensaient chichement, je finis par la tromper avec des filles. Notre vie ne fut plus qu’une suite d’orages de mieux en mieux préparés, où je retrouvai ma sombre vocation. Mais ce n’est pas un sort misérable que d’être porté aux extrêmes, et d'y rencontrer le désert.

De plus en plus souvent, le soir, j’allais retrouver Drameille. Sylvie restait quai d’Anjou, à son piano, ou sortait seule. La présence de Drameille excitait en moi la sécrétion d’antidotes qui, le lendemain, étaient réputés poisons, mais me rendaient chaque fois une lucidité toute neuve. « Il faut se donner corps et âme, disait Drameille, et garder pour soi l'essentiel : le regard. » Aujourd'hui, sur le tranchant de la roue, les yeux d’Ezéchiel sont ouverts. Du regard de l’homme solitaire avancé sur la frange du monde créé au contact de la vacuité dissol­ vante de Dieu, de ce regard comme de celui des chérubins, émane la lumière froide qui nourrit et décompose le monde. Mais Drameille regardait, et ne donnait rien. Ce fut pourtant à cette époque qu’il me parla pour la première fois d’Hélène Gérault, qu’il avait connue en 35, avant de partir pour Barce­ lone, et qui n’avait pas voulu de lui. Il m'avait caché cette blessure aujourd’hui guérie. Quand il remuait ces souvenirs, il en parlait comme d'une étudiante en philosophie un peu snob, partagée entre la Sorbonne, la piscine Molitor et l’amour des beaux mâles. Elle cherchait sa voie, qui devait être d’épouser un homme riche et peu encombrant. J’eus avec Drameille, à cette époque, des conversations infinies. Dans les cafés qu’il fréquentait, au Lipp ou à la Source, il parlait de Dieu comme d’une hypothèse inutile. Cette référence au sacré, quand il entre­ prenait de troubler une femme à scrupules, l’entraînait dans des discussions ironiques sur le plan divin et l’absurdité de la notion de péché. Il triomphait aisément des intellectuelles. Mais il n’avait aucun goût pour les cérébrales à lunettes, genre insti­ tutrices plutôt moches, que son regard captait. Alors il dépen­ sait tout le produit des gros tirages à l’entretien de beautés

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américano-slaves, gabarit standard, statues à l’indifférence par­ faite à l’ombre desquelles il cultivait son tourment. Nous mettions tout en commun, les idées et les filles.

A cette époque, le Père Carranza me faisait travailler sur le texte hébreu de la Genèse et de la Kabbale, dont il affirmait posséder en partie les clefs. Ce texte était pour lui le dépôt de toute science. Grâce aux techniques dites de la guématrie, sorte d’arithmosophie sacrée dont les Occidentaux ont perdu le secret depuis les temps lointains d’Hermès Trismégiste et de Pythagore et qu’il prétendait renouveler, il espérait retrou­ ver, au moins en partie, les lois de l’évolution, c’est-à-dire déterminer les combinaisons des cycles et des vibrations qui composent le monde. L’érudition du Père était considérable, mais encore plus impressionnant ce pouvoir d’intuition et de concentration qui lui avait été donné sans effort. Toujours soucieux de me faire avancer, il m'enseignait à stabiliser mes pensées, à tenir leur chaîne logique bien en ligne, chaînon après chaînon, sans leur permettre de s’écarter de l’objectif choisi. J’appris à contrôler ma respiration, à décontracter mon corps, à pousser la suite de mes délibérations jusqu’à ces points limites où le raisonnement se sent impuissant, et là, à m’arrêter, à fixer mon cerveau, à tenir ferme, ancré dans le vide, à attendre, comme l’annonçait le Père, que ce vide fût soudain rempli. Souvent, grâce au rayonnement de sa pensée, il m'en­ traînait jusqu’à ces portes de l’adoration et de l’effroi que j’avais parfois entrouvertes dans mes nuits splendides de Kish, et, pendant quelques instants dont la mesure m’échappait, j’oubliais Sylvie et les blessures de ma chair. Mais, de cette joie, une fois le Père parti, je ne gardais qu’une nostalgie si vague que le premier regard de Sylvie, le soir même, l'éteignait. Dom Luis en vint à espacer nos exercices. Je ne m’en plaignis pas, mais je sentais qu’il m’observait et me jugeait. Cela accrut mon trouble et fortifia, par accès, mon esprit de révolte. Un jour d’avril 41, le Père se décida à toucher au point le plus secret de mes débats : — C’est, pour Drameille, me dit-il, un signe encourageant qu’il

se contente à l’heure actuelle de faire l'amour avec des filles. Au moins, elles lui laissent l'esprit libre. — Peut-être. — Sûrement. Dom Luis mettait dans ces propos un certain dédain. Je lui répondis avec une ironie mal assurée : — Le rythme de Drameille me paraît excellent, lui dis-je. Trois ou quatre jours d’amour (si l’on peut dire) en ne pensant qu’à ça, puis un mois de travail en n’y pensant plus, puis à nouveau trois ou quatre jours d'amour, etc. Il doit tenir un tableau de marche. — C’est un commencement, dit dom Luis, très sérieux. Il faut serrer davantage. Sur ce sujet, il était toujours plein d’arrière-pensées. Peu de temps après, il me parla d’une façon plus générale. Il pensait que la sexualité posait le problème clef de la montée spirituelle, et même au fond son seul problème : — Les passions ne sont que les écorces successives de l’être, disait-il, mais l’Amour en est le cœur. Il est le ressort même de la vie, le moteur du monde... Et il citait Spinoza, le seul moraliste profond de l’Occident chrétien : — Une affection qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte. Mais on ne se forme jamais une idée claire de l’Amour. Il faut le vivre et le découvrir à chaque instant. Il faut que chaque homme cherche et trouve à chaque instant la femme qui lui convient. — Vous croyez que Sylvie ne me convient pas ? demandai-je. — Tu n’es pas assez avancé pour en mériter une autre, me dit-il. Et avec un mépris qu’il exagérait à dessein, il ajouta : — Si celle-là te vampirise, c’est que tu as encore besoin d’être vampirisé. Il avait raison. On peut aussi être vampirisé par le ciel. Le 22 juin 1941 fut le jour de l’invasion de la Russie par l'armée allemande. Le surlendemain, à la tombée de la nuit, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Patrick vint me rendre visite. Toujours recherché par la police française, depuis un an il avait dû une relative tranquillité à la tolérance dont les Allemands avaient fait bénéficier le parti communiste en zone nord, et je l’avais quelquefois revu. Il était rentré à Paris peu après l’armistice et vivait dans une demi-clandestinité en compagnie d’autres communistes parmi lesquels, ainsi que je l’appris plus tard, se trouvait ce jeune Saint-Martin, qui devait jouer un rôle si fatal dans sa vie, bien que Patrick ait été son premier maître et son premier chef. Les événements échappaient de plus en plus aux prises de Patrick et, ce soir-là, sa froideur et son self-control exagérés cachaient mal une nouvelle et décisive défaite ; les conseils de modération qu’il venait de donner à ses camarades du Comité central venaient de le faire exclure de toute responsabilité. Dans les bobsleighs affolés que furent de 1935 à 1941, aux ordres des Russes, les partis communistes occidentaux, certains hommes intelligents mais insuffisamment soumis ne purent tenir qu’en se confiant à une souplesse rusée dont ils firent une des fins de l’intelligence. Patrick avait sans cesse rusé avec la discipline, la violence, le messianisme russe, la simpli­ cité des masses, qui, réciproquement, rusaient avec lui : aujour­ d’hui, il était rejeté, les mains saignantes, et toujours pourri de scrupules. Avec une tranquillité forcée, qu'il sentait peu sincère, il m’affirma vouloir oublier la politique. Mais jamais il n’avait su se contenter de vivre dans l'instant, et je n’accor­ dai pas à sa conversion une miette de créance. Suspect à tous les partis, sa position était aventurée. D’accord avec Sylvie, je lui proposai de se cacher quai d'Anjiu, comme en 1939, et il accepta avec joie. Entre Sylvie et moi, sa présence faisait diversion. Je ne voyais Patrick qu’à l’heure des repas. Mais parfois, le soir, il était pris par le besoin de bavardage des hommes qui ont vieilli trop vite, et il aimait prolonger nos entretiens. Il nous parlait des mémoires qu’il écrivait, des rapports qu’il avait entretenus avec les tendances oppositionnelles de Russie. Je connus donc dès cette époque l’existence de ces documents que Tirzoniev avait rassemblés pour s’en servir contre certains dignitaires du régime et qui devaient tomber plus tard entre les mains de Drameille. Le diplomate russe avait confié ces

documents à Patrick quelque temps avant d’être rappelé à Moscou, où il fut d’ailleurs assassiné dès son arrivée par quelque faction que son retour inquiétait. Ce fut à ce moment que j’appris aussi que Bonnava était protégé par un des chefs de la Guépéou nommé Pétrov, qui avait été justement un des pires ennemis de Tirzoniev. La complicité de Pétrov et de Bonnava dans les trafics d’or de Catalogne ne faisait aucun doute, mais Pétrov était tout-puissant, et tout le monde, dans le Parti, setait incliné devant les tampons de la Guépéou. Patrick, qui mettait son besoin de calcul plus haut que son mépris et s’en faisait un mérite, était resté en relations avec Bonnava. Il m’avoua même avoir mené, de concert avec lui, certaines tractations à l’ambassade allemande, en 40. A cette époque, les membres du Parti n’étaient pas encore devenus assez idolâtres pour s’admirer dans la fortune de leurs chefs, et la richesse de Bonnava étonnait un peu. Mais, de plus en plus, l’ingénieur militait dans les milieux mondains, loin de la base, et ses goûts de luxe devenaient alors une habileté tactique. Un jour, dom Luis, qui avait repris avec Patrick ses conversa­ tions bougonnes, lui exprima le souhait de faire la connaissance de Bonnava. Patrick le regarda avec surprise. — Le marxisme est la seule théorie politique sérieuse, dit le moine. C’est à la fois le moteur de l’histoire et son fossoyeur, la vérité de Dieu vue par les yeux du Diable... Mais le Diable ne s’intéresse qu’à des consciences avancées, dit-il encore. Puisque les anciennes générations communistes sont usées, je demande à connaître les nouvelles. — Merci, dit Patrick. — La fatigue facilite chez vous, lui dit le moine, une sorte de contemplation nihiliste mais réactionnaire, une fuite hors du monde qui n’est agressive qu’en paroles, et par conséquent sans intérêt. J’admets que les conversions suivent nécessairement les défaites. Ce que je n’admets pas, c’est qu’elles ne produisent que des livres de souvenirs... Patrick acceptait ces reproches d'un air de ruse. Il attendait encore que les événements lui dônnent sa revanche. — Au contraire, Bonnava est en pleine vigueur, continua le

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moine. Il est devant nous comme un obstacle, mais c’est l’obstacle qui crée l’effort. C’est Satan devant Lucifer, Judas devant Jésus, la matière devant l’esprit, le magicien devant le prophète. Il nous faut faire grandir Bonnava afin que nousmêmes soyons obligés de sauter plus haut. — Mais comment le faire grandir ? demandai-je. — En le portant lui aussi aux conséquences extrêmes de ses pensées et de ses actes et en le rendant pleinement attentif au travail qui convient à sa propre nature. — Il s’y entend déjà pas mal. — Il peut faire mieux. — Bonnava est en mission à l’étranger, dit Patrick, ironique. Quand il rentrera, je vous l’amènerai. Seulement méfiez-vous, dit-il aussi. Vous avez beau l’appeler Judas, lui, il refusera toujours de se pendre... Je reconduisis le moine jusqu’au métro : — A force d’exciter Patrick, vous allez lui faire faire des bêtises, lui dis-je. — Des bêtises ? Quel est ce mot ? répliqua-t-il, très mécontent de moi. Un homme qui devient conscient de sa vocation ne fait rien, quoi qu’il fasse, qu’on puisse appeler ainsi... Je te croyais plus avancé, ajouta-t-il. Sa dureté m’effraya, et, comme toujours, cet effroi tourna en irritation : — Vous vous prenez pour Dieu le Père, lui dis-je. Vous voulez faire marcher tout le monde. C’est vous qui créez ensemble Lucifer et Satan, Jésus et Judas. Il me regarda méchamment. — Chacun son travail, dit-il. J'y ai assez réfléchi. Tant pis pour toi si tu vois là quelque chose de choquant. — Quel orgueil, répondis-je, pensif. Mais cette fois, il ne me répondit pas. Souvent il m’avait dit que Dieu reçoit avec malice les pensées des humbles et avec gravité celle des forts. Il était fort. Jamais moins d’affection ne me porta vers un homme, ni plus de respect.

Je ne pouvais me faire beaucoup d’illusions sur le besoin de fidélité de Sylvie. Seules les cérébrales méditent sur la fidélité.

Les cérébrales sont infidèles pour effacer l’idée qu’elles se font de la supériorité de l’homme, mais, une fois débarrassé de tout enchantement, l'amour, pour Sylvie, se réduisait à une fonction sexuelle encore plus exigeante que ce simple respect de soi. Délaissant Sylvie, je pouvais tout craindre. Elle ne connaissait d’autres barrières que celles de sa fierté. Mais la fierté, au même titre que l’idée qu’on se fait de soi, est le meilleur alibi des passions. Pendant l’hiver 41-42, elle se trouva très affaiblie par une grippe tenace, et les docteurs lui conseillèrent d’aller passer le printemps sur la Côte d’Azur, ou mieux, si elle pouvait obtenir un passeport pour la Suisse, dans les hautes vallées du Tessin. Je savais où je l’engageais en acceptant ce départ et où je m’engageais moi-même. Néanmoins, grâce à l’entremise d’un ami de Patrick — un ancien avocat communiste nommé Dormann qui, après avoir refusé d’accepter le pacte germanorusse en 39 et s’être rallié en 40 au gouvernement de Vichy, était en relations avec les officiers allemands de l’hôtel Majestic —, j'obtins assez facilement le passeport demandé. Sylvie était d’ailleurs attendue en Suisse depuis deux ans pour le règlement de la succession de son père.

Quelques jours avant son départ, en présence de dom Luis, Patrick me demanda s’il pouvait la charger d’un message verbal à l’intention de Bonnava qui se trouvait à ce moment à Genève pour les besoins de sa diplomatie secrète. Décidément, la vie de Bonnava ne cessait de couper la mienne. Je regardai le moine, qui regardait ailleurs, puis Patrick : renfermé sur luimême, celui-ci n’avait jamais pénétré dans ma vie sentimentale, il s’étonnait de mon hésitation. D’accord, lui dis-je. Les pau­ pières du moine battirent. Depuis, je me suis souvent demandé quelle sorte de victoire j’avais ainsi remportée sur ce qu’on appelle le destin. Mais nos plus grandes victoires ne sont que de hautes soumissions. Ce fut en pleine sûreté de conscience que j’acceptai de livrer Sylvie à sa tentation. Ma jalousie était morte, ou plutôt mieux que morte : divisée contre elle-même. Je refusais de tourner plus longtemps dans ce cercle absurde où la fidélité et l’infidélité d’une femme nous sont également insupportables. Ce genre de souffrance n’était qu’un résidu Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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qu’il fallait dissoudre dans la lumière qu'avait allumée en moi l’échec de l’amour. Sylvie partit pour la région de Locarno, où elle devait en prin­ cipe passer trois mois. Au passage, elle s’arrêta à Genève. Je reçus d'elle quelques lettres fort simples. Elle me décrivait ses promenades sur le lac, ou bien dans les vallées déjà pleines de fleurs. Sur Bonnava, presque rien. Elle avait pu le joindre : nos amis de Genève sont en excellente santé. Telle était la phrase prudente dont nous étions convenus. Patrick recevait des nouvelles de Bonnava par une voie détour­ née. Une quinzaine de jours après le départ de Sylvie, je ne pus manquer d’être frappé par son air d’inquiétude et par sa gêne. Je faillis l’interroger : il est exaltant de lever les yeux sur l’inévitable et de s’en rendre maître. Mais Patrick prit les devants, et alla se confier au moine. Dom Luis n’eut pas à hési­ ter longtemps pour savoir s’il convenait ou non d’éprouver ma force : il m’apprit dès le lendemain que Bonnava était allé rejoindre Sylvie à Locarno, et qu’à Genève même elle était devenue sa maîtresse. La satisfaction de Bonnava eût été incomplète s’il l’avait tenue cachée. Je ne sais pas si mon calme, en cette circonstance, fut une preuve de fermeté ou de faiblesse. Ces mots avaient perdu leur sens. Si c’était faiblesse, je me sentais capable de la pous­ ser plus loin que n’importe qui au monde avant moi. Cette absence de réactions provoqua chez Patrick une inexprimable surprise. Il découvrait un autre monde, celui où nos sentiments les plus exaltés, sans rien perdre de leur netteté et en prenant même un contour étincelant, s’enferment et nous deviennent étrangers, et nous laissent attentifs mais sereins. Ce soir-là, je quittai Patrick de bonne heure et allai m’enfer­ mer dans ma chambre, où je me mis à écrire. J’écrivis sur Sylvie et sur moi, sur notre brève rencontre, sur le pouvoir décevant et pourtant irremplaçable de l'amour. Mon imagina­ tion ne cherchait pas à embellir le réel et à m’égarer vers une autre Sylvie qui fût, celle-là, prête au rachat. C’était la vraie Sylvie que je voulais placer sous une dure lumière, et mon amour pour elle était intact. Pourtant je détruisais cette Sylvie. La lumière finit par être plus destructrice que la plus pro­ fonde nuit.

L'envie si puissante qui me tenait, depuis Barcelone, d’être comme Drameille, et mieux que lui, non seulement le singe de la connaissance et de l’anarchie, mais le Connaissant lui-même, le Grand Anarchiste de l’Univers, cette envie nourrissait en moi, depuis des années, un besoin impérieux de création litté­ raire : ce soir-là, pour la première fois, ce besoin vint à maturité et s’incarna. Ce fut alors que je mesurai combien j'avais changé depuis mes nuits sans sommeil de Kish, et combien ma prison, sans s'élargir, s’était éclairée. Là-bas, ma fièvre et le fracas surréaliste des mots me possédaient ; ici, je les ordonnais à une lucidité raisonneuse. Mais il suffit de mettre un peu de raisonnement dans le monde pour constater que l’ordre est beaucoup plus destructeur que le désordre. Là-bas, j’étais passif et meurtri ; ici, actif et intact. Indifférence, mot clef. Tout écri­ vain honnête sait très vite qu’il part à la recherche de la plus grande différence avec soi-même, ce qui signifie également très vite, si les mots ont un sens, la totale communion et l’extrême indifférence, je dirais presque la dissolution, si ce mot n’évo­ quait un tas d’idées faussement rassurantes sur le passage dans le néant. On se détruit et on détruit ce qu’on aime. Dès cette annulation de Sylvie, la dissolution s’est armée pour moi, comme pour tous les explorateurs des limites, de ce prestige géant qui dresse toutes les puissances sexuelles et qui confond la destruction et l’omniscience par le moyen du parfait amour. Je m’interdis de faire à Sylvie le moindre reproche. Rien dans mes lettres ne vint l’avertir de l’indiscrétion commise par Bonnava. Tous les soirs, et tard dans la nuit, j’écrivais le roman métaphysique de Sylvie. Je la faisais vivre et mourir dans un monde de systématique folie et de perpétuel échec, et où, quand même, naissait la joie. Ces quelques semaines furent peut-être les plus laborieuses de ma vie. Je sentis s’éveil­ ler en moi les puissances lucifériennes dont parlait Drameille. Mon désir pour Sylvie n’était pas tombé. Il s’était, comment dire, simplifié, et par-là perverti. (Jamais je n’ai mieux compris pourquoi l’on donne au diable une tête de bouc lubrique, ce qui le ramène aux formes les plus simples de l’amour phy­ sique, et aussi pourquoi Drameille se satisfaisait avec des filles, sans se compliquer la vie par le sentiment.) Cependant, concen­ trée sur son objet et son sacrifice, ma vie s’affermit, son rythme Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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se régularisa. Je supprimai tout divertissement. Ma concierge, notant mes rentrées, me tenait pour le modèle des maris. Bonnava se détacha de Sylvie aussi vite que cette dernière s’était attachée à lui. Il passa trois semaines à Locarno puis rentra à Genève. Lorsqu’elle s’appliquait à la conquête d'une femme, sa volonté de puissance tournait en caprice de vanité et retombait vite, dès qu’elle ne rencontrait plus d’obstacle ; elle ne s’entretenait alors que par le changement. Je ne sais pas dans quelle mesure le dépit que put en ressentir Sylvie vint alimenter son remords mais ce fut une Sylvie transformée qui rentra à Paris en juin 42, une Sylvie en proie à tous les démons de l’inquiétude et de la réflexion. Pour elle, comme pour toute créature sous le ciel, l’acte sexuel ressenti comme faute marqua véritablement l’éveil de l’intelligence. J’allai l’attendre à la gare de Lyon, où elle arriva vers midi. Son maintien hésitant, sa tristesse disaient sa gêne. Je l’embras­ sai, je lui rendis sa confiance. Mais je ne pouvais trouver aucun attendrissement dans la pitié que j’avais pour elle. J’étais trop occupé par le spectacle de mon désir, qui flambait mieux qu’aux plus beaux jours. Patrick avait préféré nous laisser seuls et s'était fait héberger, pour une semaine, par des amis de province. Sylvie ne pouvait que se méprendre sur les motifs de cette discrétion. Dans l’après-midi, nous fîmes l’amour. Comme moi, jadis, elle s’oublia pour quelques heures dans sa propre violence. Mais la mienne n’était pas moindre et s’y accordait avec une prémé­ ditation qui décuplait mon plaisir. Et mon plaisir semblait se détacher de moi, et je le regardais vivre à part, cet étranger bienfaisant. Et il était fort et tranquille comme il ne l’avait jamais été. Et mon tourment ne disait rien. Il vivait à part, lui aussi, et je le regardais s’enfoncer et se perdre dans le passé, comme s’il n’en devait jamais revenir. La nuit qui suivit, nous fîmes encore l’amour. Et je savais que ce serait une de mes dernières nuits d’amour avec Sylvie, car je ne pourrais pas supporter à côté de moi une femme qui allait souffrir, et qui ne voudrait désormais se donner que pour éloigner d’elle la souffrance. Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure. Sylvie reposait dans mes bras. Les méditations de l’aube, après l’amour, prennent un tour simple et rigoureux,

car l’amour, pour le bien comme pour le mal, dissout nos brumes. Mais, depuis un an, les paroles du Père Carranza avaient trop souvent, à ce sujet, fortifié mon âme et flatté mon besoin d’aventure pour que cette lumière fût vraiment cruelle. Combien de fois, à la même heure, avais-je réveillé Sylvie ? Je connaissais les caresses qui faisaient son réveil léger et long­ temps indécis, et la conduisaient pourtant, les yeux clos, à ces étreintes impétueuses et épuisantes du matin, qui laissaient dans ma gorge un souvenir noué. Je sentis monter ensemble mon effroi et ma volonté. Mon effroi devant ma prochaine solitude. Ma volonté dans ce besoin qui m’habitait d’ouvrir à Sylvie la route d’une souffrance lucide et sincère, et digne de la femme qu’elle devait devenir. Mais cette volonté n’était pas pure. Je n'avais pas de rancune contre Sylvie, je n’appelais sa souffrance que parce qu’elle m’était insupportable, et qu’elle servait alors de banc d’épreuve à mon courage. Ce qui me jetait en avant, c’était ce pari absurde et raisonné de fonder ma force sur l’exaltation volontaire et le martyre de la sienne, de connaître et de faire reculer grâce à elle mes limites, de l’y faire accéder après moi. Quel amour me portait à ce moment vers elle ! Jamais plus haut amour. Le désir cruel du dieu pour son innombrable victime ! Cette pensée me tira des larmes brûlantes, qui coulèrent dans ses cheveux. Mais la honte me prit, je vis dans ces larmes une trahison de ma complexion la plus superficielle, et cette honte fit tout. Je serrai si fort Sylvie contre moi que je l’éveillai. Elle soupira, son front monta contre ma joue, sa bouche chercha la mienne. Ce contact me fut insupportable et je me délivrai d’un coup. Quand elle eut compris ce que je disais, son humiliation fut épouvantable. Toute sa fierté espagnole se réveilla avec elle et protesta contre ma dissimulation. J’eusse pu répondre que ma dissimulation avait été commandée par la sienne, ce qui eût été un grand mensonge. Je ne dis rien. Alors elle se mit à pleurer. Mais les larmes des femmes ne touchent que les hommes qui ne savent pas pleurer eux-mêmes. Sylvie se jeta hors du lit et alla s’enfer­ mer dans la chambre de Patrick. Le confesseur habituel de Sylvie ne lui fut d’aucun secours. Il lui parla de soumission, de pardon réciproque, et d’oubli. Mais Sylvie portait inscrit trop profondément en elle, sans le savoir,

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un sentiment tragique de la vie, pour que ces remèdes de convention ne vinssent pas, au contraire, alimenter sa révolte. Son confesseur jugea ses réponses blasphématoires. Moi-même, je n’y pouvais rien. Il n’est de consolation que dans la franchise et dans la dure conquête de soi. Dom Luis eut, à ce moment, plusieurs entretiens avec elle. Mais Sylvie n’était cependant pas assez avancée, et de loin, pour qu’on pût effacer en elle tout sentiment de culpabilité et la protéger contre le remords. Sur le champ de bataille de la vie, chacun doit forger soi-même ses armes et son armure et avan­ cer tout seul, dans la faim et dans la peur, laissant derrière soi les morts et les ruines, jusqu’au jour où il peut se dépouiller de tout, et marcher nu. C'est qu’alors il vient d’apprendre que tout est donné, et que tout est permis. Et ceux qu’il avait cru morts ressuscitent, et le champ se couvre de fleurs. Sylvie avait encore à faire une longue course, et mon affection ne l’aidait en rien. Mon affection lui était une insulte. Un mois plus tard, au début de l'automne 42, elle manifesta l’intention de repartir pour le Tessin. Sa proposition ne me surprit pas, et j’acceptai. Le lendemain de son départ, le Père Carranza m’apprit qu’il avait eu un entretien avec elle, trois jours auparavant, et que Sylvie ne reviendrait pas. J’accueillis cette nouvelle sans trop d’abattement : — Est-ce vous, demandai-je au moine, qui avez provoqué l’entretien dont vous parlez, ou bien elle ? — C’est moi, dit-il. — Est-ce également sur votre conseil qu’elle a décidé de ne pas revenir ? — C’est sur mon conseil. Je détournai les yeux. Il me regarda longuement, sans faire un geste. — Vous avez probablement bien fait, lui dis-je enfin. Pendant quelques jours, mon désarroi fut extrême. Le Père eut le talent de me laisser seul. Quelque temps après, dom Luis, qui me croyait peut-être mieux préparé à le suivre que je ne l'étais, me proposa de faire avec Patrick et avec lui, avant l’hiver, une retraite de quinze jours à l’abbaye de la Pierre-quiVire, dans les forêts de l’Yonne. — Avec Patrick ? demandai-je, extrêmement étonné.

Trop attentif à mes seuls problèmes, je n’avais pas suivi d’assez près les conversations où le moine et Patrick s’affrontaient sans cesse, et que je m’expliquais par le besoin de compensation de Patrick. — Avec Patrick, dit dom Luis. — Vous l’avez converti ? — Il s'en faut, dit-il. Mais quinze jours de tranquillité en forêt ne font de mal à personne. Je m’étais remis à écrire et je refusai de les suivre. — Tu te sens vraiment une vocation de romancier ? me demanda le Père. — Depuis longtemps. Une fois de plus son regard s’appesantit sur le mien. — Il n’y a jamais de temps perdu, dit-il. J’intitulai mon roman le Serpent d’airain : « Moïse fit un ser­ pent d’airain et le plaça sur un poteau, et si quelqu'un était mordu par le serpent, il regardait le serpent d'airain, et il vivait. » (Nombres, XXI, 9). Et cela signifiait que l’intelligence guérit les blessures qu’elle fait et qu’il faut oser lever les yeux vers la lumière. Mais lorsque je fis lire mon manuscrit au moine avant de le donner à l’impression, il sourit et me montra, dans la Bible, un autre passage : — Tu n’es pas allé assez loin, me dit-il. Et, en effet, au deuxième Livre des Rois, il est également écrit (XVIII, 4) que le serpent ayant trop bien guéri, on se mit à l’idolâtrer : « Et le saint roi Ezéchias dut mettre en pièces le serpent d'airain que Moïse avait fait, car les enfants d’Israël brûlaient des parfums devant lui. » Par le départ de ma femme, la vie ne m’avait pas donné autre chose que la fin de mon premier roman, et c’était encore une absence de fin. Mais à chaque jour suffisait sa peine. Parfois, il me prenait envie d'écrire à Sylvie. Je commençai de nombreuses lettres, mais aucune ne partit. Je classai dans mes notes ces brouillons inachevés. La servante espagnole de Sylvie nous quitta avant l’hiver. Seule la nécessité de ménager une cachette à Patrick m'empêcha d'abandonner l’appartement du quai d’Anjou, où rien d’autre ne me retenait qu’une répréhensible complaisance à des sou­ venirs.

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9 Je maudis chaque chose que tu m'as donnée. Je maudis le jour où je suis né. Je maudis le jour où je mourrai. Je maudis la somme de ma vie. Je repousse chaque chose pour la relancer à ton cruel visage, Dieu dénué de sens ! Sois maudit, sois maudit à jamais ! Par mes malédictions, je triomphe de toi. Que pourrais-tu me faire, encore ? A ma dernière pensée je crierai dans tes oreilles d’âne : Sois maudit ! Léonid Andéiey (la Vie de l’homme).

Je fus souvent sévère pour Patrick. Je me disais qu’un philo­ sophe autodidacte qui trouve le bonheur de ses veilles dans l’étude de la planification soviétique et des statistiques améri­ caines devait être un peu châtré, et pas très frais. Mais cette époque de carnaval sanglant a plaqué sur nos visages des masques grimaçants qu’il faut à tout prix arracher ou percer pour découvrir le grain de vérité qui commence à germer misérablement au fond de notre chair. Jamais plus je ne me fierai à l’action politique pour m’éclairer sur le dedans d’un homme. L’évolution de Patrick fut rapide et, un jour, nous nous décou­ vrîmes à nouveau des sujets de conversation communs. Les difficultés de chauffage de l’hiver 1942-1943 nous contraignirent à travailler dans la même pièce, et nous nous communiquions parfois ce que nous écrivions. Je le plaisantais sur son besoin d’ordre, et ses manies d'homme rangé. Pour ses différentes sortes d’études, il utilisait des papiers de différentes couleurs, il ne traçait jamais un trait qu'à la règle. Mais son goût du raisonnement le conduisait dans d'étranges chemins, ceux-là mêmes dans lesquels, depuis longtemps, je marchais. Une Europe était en train de mourir, l’Europe politique, dont Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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la victoire des Russes à Stalingrad sonna le glas. Patrick, qui s’en était voulu de lâcher ses anciens maîtres au moment du péril, affecta d’être libéré de tout regret par leur victoire, et il conclut que la mission des Européens était désormais de dépasser la politique. Un soir de février 1943, quai d’Anjou, devant dom Luis et Drameille, il tira de ses papiers le texte suivant, qu’il nous soumit : « La décadence politique et militaire de l’Occident est irrémé« diable. La tentative des guerriers nazis d’unifier l’Europe « n'aura été qu’un sursaut de l’agonie par laquelle l’Occident « s'épuise lui-même en tant que force matérielle. Cette tenta« tive est vouée à l’échec, non pas seulement parce qu’elle est « menée par des nazis, mais parce qu’elle l’est par des guer« riers. Qu’il se produise demain, un cran plus bas, une tenta« tive analogue avec les troupes de M. Churchill ou de M. de « Gaulle, l’échec sera le même, avec le ridicule qui s’attache « aux entêtements de la vanité. Sur les décombres de l’Occident « où vont camper les guerriers yankees et mongols, il va naître « comme une herbe folle et envahissante, une classe d’intel« lectuels sans maîtres ni drapeaux, consciente de son inutilité « et de sa force. Et l’Europe va devenir leur désert de qua« rante jours, le temple en ruines de leur noviciat spirituel. « Mais, dit-il d’une voix claire et rude, on peut être consacré « en tant que diable, ou consacré en tant que Dieu. L’Europe « est une terre baignée de sang entre toutes les terres, mais « le sang, aujourd’hui, nourrit à parts égales des hommes-dieux « et des hommes-démons... — Et ce sont les mêmes ! conclut-il en levant la tête, et en regardant le moine. — Muy bien, hombre, dit celui-ci dédaigneux. Ce sont les mêmes, mais cela ne fait rien. Ce sont eux qui vaincront. — S’il en reste, dit Patrick. Tant pis pour le scandale. — Il est nécessaire que le scandale arrive, dit le Père en sou­ riant avec mépris. — Mais malheur à celui qui le fait venir. J’accepte cette justice, dit Patrick d’un ton froid. Je suis très orthodoxe. — Tout à fait, dit le Père. Où cela vous conduit-il ? — A rien, dit Patrick. C’est un jeu intellectuel. Une danse macabre devant une arche vide et une terre promise qui attend

d’être désinfectée... Et après tout, je ne sais même pas pourquoi j’écris cela, ajouta-t-il en déchirant le papier. — Peut-être nous le saurons bientôt, dit le moine. — Tant mieux pour vous, dit Patrick, mais moi j’espère bien crever avant, et c’est assez juste. Qui me dit que votre arche n’est pas une autre galère ? J’ai un peu besoin de repos. — Il n’y a pas de mort et pas de repos, hombre, dit le moine, impitoyable. Ce sont des mots inventés par les hommes. Patrick haussa les épaules et ne répondit rien, il rangeait ses notes et ses cahiers. Dom Luis le regardait avec, dans les yeux, cette ardeur qui, chez lui, remplaçait l’amitié. — Nous crèverons tous, hombre, comme vous dites, continuat-il. David est mort, et, parce qu’il avait les mains souillées de sang, il ne fut pas admis à bâtir le temple. Ce n’était qu’un assassin ignorant, comme vous. Ce qui n’empêche pas qu’on dit : Jésus, fils de David. Drameille et moi suivions sur le visage durci de Patrick la montée de la fatigue. Aux derniers mots du moine, Patrick tressaillit, mais il se tut, puis d'un air concentré, avec des gestes lents, il bourra de nouveau sa pipe et l’alluma. — Arrêtons-nous là, dit-il posément. Nous pourrions discuter longtemps sans avancer d’un mètre... Bonnava est rentré ces jours-ci en France, venant de Suisse ou de Londres, je n’en sais rien. Je l’ai vu ce matin et j’ai rompu avec lui pour diverses raisons dont le détail importe peu, et j’ai rompu aussi avec le parti communiste. Dans ces conditions, j'ai décidé de quitter cette maison demain pour ne pas y attirer de nouveaux mal­ heurs. C’est une décision qui m’ennuie, mais elle est nécessaire pour ma sécurité et pour la vôtre... Nous l'écoutions en silence. — Je méprise Bonnava, continua-t-il. Je n’aime pas ces gens intelligents qui se font domestiques pour devenir voleurs, et je n’ai pu m’empêcher de lui jeter à la figure les renseignements de Tirzoniev sur Barcelone. Aussi, à partir de maintenant, je peux craindre le pire. — Bonnava n’est pas un domestique, dit Drameille. — Si, dit Patrick. Je secouai la tête : — Il est tout ce qu’on veut, sauf ça. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Ne rabaissez pas la question, dit Drameille. Dans une société bien constituée, un homme un peu au-dessus de la moyenne ne devrait pas avoir à s’occuper de questions d’argent. Si Bonnava en vole un peu pour pouvoir se consacrer à des choses plus intéressantes, je n’y trouve rien à redire, au contraire. — Ces affaires politiques sont un simple divertissement, dit à son tour le moine, et il se tourna vers Patrick : Vous y attachez beaucoup trop d’importance. — Je fais comme je peux, dit Patrick. Dire leur fait aux salauds est le seul plaisir qui me reste. — Ce n’est guère, dit le moine. — C’est un plaisir gratuit et par conséquent honorable, dit Patrick avec un mauvais sourire. Et même moins que gratuit : un plaisir qui peut me coûter cher. C’est ma seule morale. Je ne suis pas en état de grâce comme vous. — Qui vous a dit que j’y étais ? demanda le moine. — J’ai été roulé toute ma vie, dit Patrick, et je ne le savais pas. Maintenant je le sais, et je ne le suis plus. Vous ne me ferez pas agir par frousse ou par intérêt : Prive-toi de ceci et tu auras cela. Si la grâce tombe sur moi comme un marché, je ne marche pas. Ça me rappelle trop la façon dont les Alle­ mands conçoivent la collaboration : Donne-moi ta montre, et je te dirai l’heure. Et puis c'est trop compliqué : Si j'ai la grâce, il ne faut pas que je sache que je l’ai, sinon je commets le péché d’orgueil, et je ne l’ai plus. Il y a là-dedans quelqu'un qui se sert de faux poids. — La grâce n’est pas un marché, dit le moine. — Alors qu'est-ce que c’est ? — C’est quelque chose qui vous tombe dessus, sans prévenir. — Comme une tuile sur la tête, dit Patrick. Je veux bien être assommé, mais le plus tôt possible. Que le Bon Dieu se dépêche, sinon je m’arrangerai sans lui. Que dites-vous de cette obser­ vation originale : si tout le monde décidait de se suicider pour rouler le bon Dieu ? — On se bat aussi dans le ciel, dit le moine. Dieu est plus entêté que vous. — Ce n’est plus de l’amour, dit Drameille, c’est de la rage. — Et si on se suicide à tous les coups ? dit Patrick. Dans toutes les vies, et à tous les étages ?

— On ne peut pas, dit le moine. Vous le verrez bien. — Alors quel est ce jeu idiot ? dit Patrick, et il se leva pesam­ ment pour poser sa pile de cahiers à l’écart, sur une chaise, comme s’il voulait en débarrasser notre vue. — Je répète ce que j’ai dit il y a quelques mois : Je voudrais bien connaître ce Bonnava, dit tranquillement le Père. C’est sûrement un garçon intéressant. Drameille sourit d’un air de sympathie. Mais Patrick se retourna brusquement et grommela une insulte. — J’aimerais assez nous voir tous réunis, continua le moine. — Padre, vous allez un peu fort, lui dis-je. Il fit semblant d’être surpris. — Tu as peur ? me dit-il sans aucune raillerie. — Patrick vous donnera son adresse, dit Drameille. — Comptez-y, dit Patrick qui était resté debout et qui se pro­ menait à l’écart, par la pièce, en fumant sa pipe. Drameille n'avait pas cessé de sourire : — Je le retrouverai bien, si je veux. Le Père se tourna vers lui : — Vous êtes le seul ici à me comprendre, lui dit-il avec recon­ naissance. Envoyez-moi cet homme. Je saurai lui parler... Puis, au bout d'un moment, avec simplicité : — Pour l’appâter, si vous voulez, dites-lui que je peux lui four­ nir toutes les fausses cartes qu’il voudra. J’ai revu Lopez... Mais il viendra sans ça, dit-il encore d’un air de réflexion et de sérieux qui réveilla au fond de mon âme une jalousie que je croyais morte. Mais non, je me trompais : je n’étais pas jaloux, j’avais seulement peur de l’être. Patrick s’en alla le lendemain, comme il l’avait dit. Je l’aidai à transporter ses bagages à Issy-les-Moulineaux, près de l’hôpital des Petits-Ménages. Il était hébergé chez Dormann, cet ancien avocat communiste dont j’ai parlé. Deux jours plus tard, à sept heures du matin, des policiers de la Gestapo qui étaient en possession d’une photographie de Patrick passèrent quai d’Anjou et fouillèrent l’appartement. Je niai avoir revu Patrick depuis 1940, et la concierge que j'avais avertie l'avant-veille, à tout hasard, ne reconnut pas la photo. Patrick accueillit avec calme la nouvelle de cet incident qu’il avait prévu et n’hésita pas une seconde à y voir la main de

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Bonnava. Et comme je m étonnais que Bonnava se laissât aller à un ressentiment aussi stupide : — Ce n’est pas du ressentiment, dit-il. De deux choses l’une : ou bien les Allemands me gardaient, et le Parti était débarrassé de moi. Ou ils me rendaient ma liberté, et j’étais discrédité. La pensée que Bonnava avait agi par calcul et non par ven­ geance faisait tomber la colère de Patrick. Quelquefois, le soir, en compagnie de Drameille, j’allais lui rendre visite à Issy. Il était toujours absorbé par son étude sur le marxisme. Il voyait le communisme partout victorieux dans vingt ans, et partout insupportable. — Allons, allons, lui disait Drameille, le dernier mot est de trop. Faites-vous plutôt romancier comme nous, vous supporterez tout. Patrick se contentait de sourire, d’un air qui donnait beaucoup à réfléchir. En ce temps-là, Drameille, toujours à la recherche de nouveaux motifs poétiques, assistait avec satisfaction à l’envahissement du monde par la terreur. La terrible accélération des événe­ ments qui marqua l’année 1943 provoqua la prise de conscience des vrais lucifériens. Ni pour Drameille ni pour moi, il n’était question de choisir un camp. Les positions occupées par tous ces guerriers étaient si sentimentales, et les victoires qu’ils attendaient, des deux côtés, déjà si dévorées d’ombres, que tout choix apparut aux lucifériens comme une aliénation de l’intel­ ligence. Il ne leur restait plus qu’à se transformer en voyeurs contemplatifs, activistes d’autrui, en gardant pour eux ces armes aristocratiques, non utilisables par les guerriers, que sont l’ironie, la pitié, le blasphème, le silence. Alors commença vraiment la grande décantation des hommes, et la séparation des voyants et des aveugles. Dans chaque génération, sur un million d’hommes, il n’y en a peut-être pas plus d’un seul qui cherche Dieu vraiment, ce qui fait au maximum deux mille pour l'humanité entière. Pour les millions d’hommes qui dorment présentement d’un sommeil épais, le monde n’est encore qu’une machine à mordre, à faire l’amour et à tuer, et il faudra des milliers de yugas avant que d’obscures questions germent dans les plis de leurs cervelles. Mais pour les deux mille à qui vient

d’être faite la grâce d'une définitive insomnie, l'exploration commence sur les cercles abrupts du tourbillon, et il n’est pas question d’avoir des crampes. A chaque instant, il faut décou­ vrir son chemin, se détruire et se créer tout entier. Ce sont les chemins de la puissance et de la liberté. Que pour ceux-là, le monde, selon les moments, soit un comble d’absurdité, ou, au contraire, d’éminente organisation, peu importe ; ce qui compte, c’est qu'ils voient bien que c’est un comble. Et je dis même, peu importent le blasphème et l’imprécation. Peu importent la brusque retombée dans la logique et les angoisses de l’aube, si elles sont pathétiques. Il y a de suprêmes instants de bonheur et d’exaltation, des instants de sainteté, dans la conscience aiguë de l’absurdité de tout, et puis, quand ce geyser retombe, un autre genre de bonheur et de sainteté. On sent bien qu’il faut qu’il y ait quelque chose d’immobile quelque part, qui transcende les instants éparpillés, et donne une même pureté, un même éclat, aux victoires et aux défaites. On est plein d'in­ sultes et de réflexion dans l’insulte, ce qui est bon signe. On se dit que dans la grande usine d’incinération des gadoues ter­ restres, dans la grande entreprise de sublimation des déchets humains, Dieu, là-haut, tout seul, doit pas mal se fiche de nos blasphèmes, et, comme on dit, nous voir venir. Cela aussi, le blasphème, il l’a voulu et organisé ; il doit s’en servir spécia­ lement, dans sa chimie angélique, pour en fabriquer de la lumière extra. Drameille et moi, nous apprîmes le blasphème à Patrick. Nous lui enseignâmes cette sorte de mépris qui finit par tourner en pitié, et qui constitue la part noble de l’homme, et sa dernière ambiguïté. Dom Luis nous laissait faire. A son avis, même la sainteté ne se manifestait dans l’histoire qu’en collaborant au grabuge. A l’époque, Drameille écrivait un nouveau livre inti­ tulé le Silence de Saint-Just. C’était le monologue intérieur du jeune révolutionnaire au cours de ces heures de silence extraordinaire qu’il s'imposa avant son exécution, alors que la Commune de Paris n’attendait qu’un mot de lui pour se soule­ ver. Même si le silence n’est pas une fin, la dignité de l’homme naît et se fortifie dans le silence. Au moment où le monde tout entier découvre le visage de la mort et où les quelques hommes valables qui ne s’en détournent pas se perdent dans une inter­ nes yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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rogation sans issue, rien ne pouvait être plus important, selon Drameille, que d'écrire l’histoire des silences célèbres et d’en inventorier le contenu. Et comme il est équivalent de voir la mort ou de voir Dieu, il fallait commencer par le silence de Moïse sur le Sinaï ou celui d’Elie dans les solitudes du mont Horeb, continuer par celui de Luther à la Wartburg et du colo­ nel Lawrence en Arabie, et terminer par le silence devenu presque banal de ces condamnés à mort, âme de notre âme, qui n’éprouvent pas le besoin incongru, au dernier moment, de se confesser ou de crier Vive la France. Drameille prétendait que ces silences contenaient, dans tous les cas, une suite incon­ venante de tentations, que les saints de l’ancien temps répri­ maient par la peur naïve de l’enfer, et que les démons modernes exaltent au contraire par une prise de conscience froide et logi­ cienne. Il ne s’attardait pas aux saints actuels : Je n’en connais pas, disait-il, et le moine l'approuvait. S’il en existe, ou bien ils ont peur, comme les anciens, et ce sont des saints réaction­ naires, ou bien ce sont des saints non confirmés. Le temps n’a pas assez marché. Les événements qui viennent sont démesurés. Il avait raison. L’homme ne peut plus se contenter d’être un ange. Les grâces déjà acquises sont incomplètes, insuffisamment éprouvées, fleurs hâtives et fugaces. Au printemps 1943, nous déjeunions souvent ensemble, Drameille et moi, au Mouton d’Or, près de la station Michel-Ange-Auteuil. Puis, à l’heure de la récréation des moines, au début de l’après-midi, nous allions retrouver dom Luis sous les arbres verdissants de l’abbaye de la Source. « Heureux, disait dom Luis, ceux dont le déluge intérieur attendra, pour se produire, le déluge tout court. Car ceux-là auront tout vu, tout payé, tout conquis ! Et ce sont eux qui jugeront les anges ! » La conscience à laquelle nous sommes aujourd’hui livrés n’a jamais appartenu aux anges. Elle est luciférienne d’abord, elle est une fonction nouvelle dans le monde. Ce passage de la peur obscure à la conscience claire, du chaos souterrain et constructeur à la divinité solaire et destructrice, caractérise l’évolution de l'homme. Il suffit de com­ parer le silence de Luther à celui de Saint-Just. A deux siècles et demi de distance, le progrès est magnifique et désastreux. Luther était trop sanguin et avait trop besoin de se servir de mots orduriers pour que son silence et sa foi fussent de bonne

qualité. Une part lui en échapait à coup sûr, il était en partie possédé. Saint-Just au contraire fut le premier héros sanglant de l’histoire qui se possédât tout entier. Le diable possédait les autres, il fut le Diable, un premier avatar de l’Antéchrist, et si beau de visage qu’il ne pouvait être que l’image presque exacte mais inversée du Fils de Dieu. Dans l’exaltante compagnie de ces héros, comme Drameille, je ne voulais plus écrire que des romans noirs. « C’est bien, me disait dom Luis, cela prouve ton extrême jeunesse. En vieillis­ sant, on voit plutôt la vie d’une couleur rose sale. » Et d’autres fois, il ajoutait : « Travaille. Tu les vendras bien. Les gens aspirent à un Dostoïevski renforcé et plus scientifique. Même les librairies catholiques t’en prendront. » Je travaillais le jour, je travaillais la nuit. Le souvenir de Sylvie reculait. Elle écrivait quelquefois à Patrick poste restante, et Patrick me communi­ quait ses lettres. Puis ces envois eux-mêmes cessèrent. Elle vivait à Lugano, avec un musicien, la radio de Sottens jouait ses concertos. Mais l’amour m’importunait de moins en moins, et comme Drameille, je me contentais de délivrances simples. Parfois le moine me complimentait de ne plus me piquer de vanité à ce jeu. La plupart des amis de Drameille étaient entrés dans des groupements de résistance, et Drameille suivait leur action avec curiosité. Déjà il exerçait une sorte de pontificat littéraire qui lui permettait d’encourager le jeu sans y prendre part. Le débridement patriotique était à son comble. Un fracas d’héroïsme enveloppait les petites aventures personnelles. Les portes de l’enfer s’ouvraient, et tous les diablotins mineurs de la littérature se croyaient conviés à s’y abreuver de lait amer et de sang chaud. Drameille souriait et se taisait. Au plus fort de leur emportement, ses amis s’en rapportaient quand même à lui quand ils avaient besoin de sincérité et qu’un excès de conviction commençait à les rendre ridicules à leurs propres yeux. Il était leur mauvaise conscience, leur confesseur, il prenait des notes sur ce qu’ils appelaient leurs états d’âme exceptionnels. Dans l’autre camp, Dormann nous fit faire la connaissance du petit Jansen, un jeune étudiant d’une vingtaine d’années aux yeux trop brillants, un peu hagards. Drameille

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eût volontiers souhaité que Jansen se déguisât en Waffen-S.S. pour enrichir son fichier. Cela ne me paraissait pas une suffi­ sante raison. Par l’intermédiaire de Gérault qui était en rapport avec le groupe de résistance de Bonnava, Drameille remonta jusqu’à ce dernier, qui se cachait bien, et lui transmit la proposition du moine. Bonnava accepta de rencontrer dom Luis. Cependant le moine tint à me rassurer à sa manière : —■ L’essentiel, chez les vrais marxistes, dit-il, c’est que leur système finit par leur donner d’énormes facilités. C’est le seul, avec celui des Jésuites, qui en imposant une règle libère l’esprit. Comme, d'après eux, il n’est de conscience que collec­ tive, ils en déduisent que leur propre conscience ne les lie pas. Ils deviennent, presque sans effort, des monstres de volonté. — C’est vrai, dis-je. — Si on obtenait d’eux un petit effort supplémentaire, ils deviendraient des monstres encore plus monstrueux, dit-il. Il faut les y aider. Ce sont des féminisés d’en bas, qui s’excitent cérébralement et qui font de la compensation avec la masse, sans le savoir. Il faut les éclairer là-dessus. Cela ne peut que les dégoûter un peu et les conduire à un certain détachement, c’est-à-dire, s'ils sont de bonne qualité, les exciter encore davantage... L'idéal, dit-il encore, serait que je rencontre des marxistes possédant déjà des pouvoirs naturels, je veux dire des pouvoirs de nature psychique, en plus de leurs pouvoirs intellectuels. Cela m’aiderait beaucoup... — Je vous comprends, lui répondis-je en le regardant d’un air mal assuré. (Je le comprenais en effet. Mais j’avais beau commencer à n’avoir peur de rien, lui continuait à me faire peur.) — Ces pouvoirs, plus tard, seront très répandus, reprit-il. Aujourd'hui ils sont rares. Mais il faut faire flèche de ce qu’on a... Il était en pleine forme, plus précis et objectif que jamais. Le sarcasme produisait en lui de la hauteur. — Je ne crois pas que Bonnava ait des pouvoirs, lui dis-je en riant gauchement. — D’autres en auront, répondit-il... Aussi surprenant que cela paraisse, je suis persuadé que le réservoir des futurs chefs est

en France, ou en général dans les pays latins. Peu importe s’ils ne sont que des inspirateurs, des chefs occultes. Ils n’en détien­ dront pas moins le pouvoir réel... Je manifestai un certain étonnement, il se fit plus précis : — Il existe d’étranges correspondances entre des faits apparem­ ment très éloignés. Ce sont les Slaves et les Américains qui conçoivent aujourd’hui l’amour de la manière économique et réactionnaire dont j’ai parlé. Mais une fois de plus l’économie est une source de pauvreté, et les Slaves et les Américains, livrés à la politique de masse la plus aveugle, ne sont que les conducteurs apparents de l’histoire. C'est dans les pays latins, où l’amour est au contraire l’art suprême et la plus haute énigme, que l’individu atteint à sa plus haute conscience et à l’audace intellectuelle la plus efficace. Le seul problème que pose aujourd’hui l’histoire est le suivant : Qui greffera des yeux sur la masse slavo-mongole ? C’est le grand secret de l’avenir. Ou bien ce seront des Latins (ou des Russes formés par des femmes latines) ou bien ce seront les Asiates des hauts plateaux, qui n’attendent que l’occasion. Les Asiates sont, par tradition reçue, les plus durs et les plus détachés des hommes, et, actuellement, les seuls détenteurs des vrais pouvoirs, qui sont occultes. La concurrence entre eux et nous va produire de grandes batailles, invisibles d’abord, visibles ensuite, et un extrême déploiement de force. Mais le dynamisme intellectuel et biologique est ici, pas là-bas. La tradition ne vaut pas l’expé­ rience vécue, et l'initié tue toujours l’initiateur. Je pense que les Bonnava intelligents ont déjà la victoire en main. — Quelle est la recette ? lui demandai-je. — Tu n’es pas fait pour elle, dit-il. Je le regardai un moment en silence, mais il ramena ses yeux sur les miens : — Tu la trouveras tout seul, ajouta-t-il alors. Je n’ai qu’une chose à te dire : méprise les pouvoirs matériels.

La rencontre de dom Luis et de Bonnava eut lieu quelques jours plus tard, au monastère. — Je suis un communiste sans angoisse, répondit en riant Bonnava, lorsque le Père lui demanda si le marxisme lui suffi­ sait.

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— Si vous l’étiez vraiment, vous ne penseriez même pas à me le dire, répliqua le Père en riant lui aussi. Ils se promenaient par les allées du jardin. Le moine tint à Bonnava un discours bien réglé. Il lui démontra d’abord que la propagande, telle que la concevaient les communistes, n’était pas autre chose qu’un procédé rudimentaire de magie fascina­ trice et qu’il leur restait à faire bien des progrès dans la technique de la vampirisation pour atteindre à une maîtrise, même partielle, des mouvements de masses. Et que, par exemple, leur système de prévision des catastrophes, basé sur la connaissance des cycles économiques, n’était qu’un jouet d’enfant si on le comparait aux machineries déjà grandioses qu’on pouvait manier grâce à la science à peine naissante des cycles cosmiques. Que même ce jouet était détraqué : désor­ mais la crise capitaliste tournait trop vite, et la boussole marxiste s’affolait, comme si elle sentait l’approche des lieux et des temps interdits. Que, pour rester déterministe à fond, il fallait donc passer dans les plans supérieurs, d’où l’on voit mieux la terre, et que justement, faute de s'y élever, les com­ munistes rampaient et devenaient de moins en moins sûrs d’eux-mêmes. D’où leurs tâtonnements, leur empirisme, leurs violences inutiles qui eussent hérissé le poil de Lénine. Un peu étonné par la science du Père, mais excité par le tour de la discussion, Bonnava protesta avec vivacité et ironie contre le mot empirisme : — Il n’y a plus ü’empirisme, au moins en Russie, dit-il. Pen­ dant longtemps on s’est contenté d’y rechercher les meilleurs slogans en vue de les adapter aux hommes, qui étaient ce qu’ils étaient. Mais cette génération est morte et aujourd’hui on fait le contraire : ce sont les hommes qu'on adapte aux slogans... La Russie est une fabrique d’hommes nouveaux. — Cela me plaît, dit le moine, si les fabricants savent où ils vont. — Et moi cela me plaît même s’ils ne le savent pas, répondit Bonnava qui contredisait le moine un peu au hasard, mais avec bonne humeur. Celui-ci grogna. Il n’aimait pas ces facilités. — Voilà un aveu inattendu, dit-il. Ne vous faites pas plus

sceptique que vous ne l’êtes. Vous avez trop le goût du pouvoir et de la réussite pour avoir vraiment celui du jeu. C’était égratigner Bonnava au point sensible. Ces intellectuels communistes d’Occident veulent le pouvoir, mais ils gardent aussi des nostalgies de joueurs. Bonnava sourit quand même : — J’ai horreur des esthètes, dit-il. Je crois que le communisme est l’avenir du monde et je crois dans l'avenir de l’homme communiste qu’on fabrique là-bas de toutes pièces. Il est vrai qu’ici nous sommes peut-être moins dogmatiques que les Russes, qui se forcent un peu. Mais leur vieux fond de fata­ lisme leur laisse quand même un penchant à la gratuité. Eux aussi, en un sens, ils jouent. — Vous voulez dire qu’ils ne sont pas très sûrs de la suite ? Bonnava sourit encore : — A longue échéance, ils en sont tout à fait sûrs. A courte échéance un peu moins. Seulement ce sont des intellectuels, le temps ne compte pas pour eux, et leur tempérament les pousse à miser à fond. C’est pour cela qu’ils sont si durs. — Et quand ils seront vainqueurs ? — Ils seront encore plus durs. — Je vois, dit le moine. — Oh ! vous savez, dit Bonnava avec tranquillité, dans les hautes couches, ils sont très détachés de leur violence. — Et vous ? demanda le moine avec une certaine brusquerie. — Moi ? dit Bonnava en le regardant avec surprise... Moi, je ne suis pas violent. Cette réponse fut si spontanée, et d’un ton si naturel, que le moine ne put s’empêcher de rire. Bonnava l’imita, et un éclair de sournoiserie passa dans ses yeux. — Revenons-en à vos histoires d’occultisme, dit alors Bonnava. Jusqu’en 1918, la Russie a été encombrée d’une espèce parti­ culière de pauvres types qui se disaient mages noirs ou mages blancs, à la fois savants, politiciens, artistes et occultistes. Lénine voulait les tuer tous, pour ne pas encrasser la Révolu­ tion, mais Djerjinsky proposa de les garder pour distraire ce genre de femmes physiquement frigides et mentalement nym­ phomanes qui abondaient aussi à l’époque, et qui en avaient besoin... On en a conservé quelques exemplaires pour tranquil­ les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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liser les étrangers à qui on fait le coup du moujik mystique. Avez-vous entendu parler du poète Alexandre Blok ? — Non, dit le moine. — On en a fait là-bas presque un classique. C’était une crapule anarchisante. Il est mort fou en 1921, ou bien on l’a laissé crever de faim avant de le canoniser. C’est lui qui, en janvier 1918, en pleine Révolution, a écrit les Douze. C’est un poème, la ronde de douze gardes rougès à Leningrad, par une nuit pleine de neige et de coups de mitrailleuses. Ils sont douze comme les apôtres. Ils mêlent Jésus-Christ à leurs pillages et à leurs assassinats. — Vraiment ? dit le moine.

En noir, le ciel, en noir, récita Bonnava.

Afin de faire bien souffrir toute la sale bourgeoisie, Nous allons allumer en tout pays un incendie, En tout pays un incendie, en plein dans le sang. Seigneur, sois bénissant !

Traduction d'Armand Robin.

« Et puis ceci, à la fin, excusez-moi : Seigneur, apaise l’âme de ton esclave... Ce qu'on s’emmerde 1 !

— Qu’est-ce que vous en dites ? — Rien, dit le moine. J’écoute. — Rassurez-vous, je n’ai pas perdu le fil de notre conversation. Blok a toujours rêvé de la transmission de la pensée à distance par la voie occulte. C’est cela que vous vouliez dire tout à l’heure ? — Cela et autre chose. — Mais il n’a pas su s’adapter au régime des fusillades géné­ rales, ce qui était évidemment une erreur de sa part, car la fusillade est aussi une transmission de la pensée à distance. Vous n’êtes pas d’accord ? — Tout à fait, dit le moine. Les véhicules de la pensée sont innombrables. Et ce Blok est quand même devenu un clas­ sique ? — A peu près, dit Bonnava.

— On peut faire beaucoup mieux aujourd’hui, dit le moine. A-t-il des successeurs ? — Peut-être. — Vous n'en connaissez pas ? — Non. — Dommage. Il y a beaucoup trop de gens qui se taisent, en ce moment, en Russie. Et pas seulement des esthètes et des ratés, comme Blok, qui devait avoir peu d'initiative. Des gens qui se répriment et qui attendent, mais qui ont beaucoup d’initiative. Ce n’est plus un problème de femmes nympho­ manes. Un jour, ils vous passeront sur le ventre, au nom du bolchevisme et de la Sainte Russie. Un sourire de méchanceté contracta un moment la mâchoire de Bonnava. — Il faudrait grouper ces gens-là, dit le moine, et s’en servir. C’est une puissance formidable qui s’ignore encore. — Les grouper contre qui ? — Contre rien. Je ne suis jamais contre, je suis toujours pour. Il faut les grouper parce qu’ils sont la force de l’avenir, les successeurs, c’est tout. L'avenir appartiendra à une petite minorité cachée, douée de pouvoirs formidables. Vous figurezvous par hasard que les vrais pouvoirs sont des pouvoirs politiques ? demanda-t-il en s’arrêtant et en faisant face à Bon­ nava. Son air était sérieux et sa voix ardente. On dit qu’il y a des Asiates capables, d’un seul geste, d’arrêter et de faire dégringoler les avions. Ce n'est sans doute pas vrai, mais cela peut le devenir. Si le mot occulte vous gêne — et il me gêne aussi, car ces choses-là vont devenir très claires —, disons que les vrais pouvoirs sont sacerdotaux, ajouta-t-il sans atténuer l’éclat de ses yeux. Vous avez l’air d'ignorer quel formidable réservoir de forces supra-politiques contient l'Asie... — Je ne l’ignore pas. — La question est de savoir si les Asiastes vont traiter les Européens en petits garçons... Il y a une place à prendre, dit le moine. Rome est épuisée. C’est un catholique romain qui vous le dit. Elle a voulu conquérir les masses arriérées en les flattant, ce qui est une absurdité majeure. On ne joue pas impunément avec les idées de liberté, de tolérance ou de socialisme démocratique. On n’agit pas sur les masses par la Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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flatterie mais par la fascination, ce qui est d’ailleurs la seule façon de les élever. Rome est partie d’une Eglise, et a abouti à faire un Etat. Au contraire, la Russie part d’un Etat et aboutira à faire une Eglise. Et si ce n’est pas la Russie, ce sera la Mongolie, ou la Tartarie, peu importe. Les Etats ne sont arrivés qu’à tuer les hommes, mais en les dégradant. Les Eglises arrivent aussi à les tuer, bien entendu, mais en leur donnant l’enthousiasme, ce qui sauve tout, hommes et Eglises. Ne me racontez pas d’histoires sur le prétendu enthousiasme des Russes en ce moment. Ils crèvent comme des mouches, c’est tout. Transformez votre communisme économique en communisme sacerdotal, et vous verrez. — Peut-être, dit Bonnava. Il pensait : « Que me veut ce moine ? Il n’est pourtant pas fou. Toute cette histoire n’est qu’un appât. » — En tant que précurseur, ce Blok me plaît, dit dom Luis. La masse slave ou mongole est la seule au monde qui puisse servir de support à la religion de l’avenir, c’est-à-dire une religion métaphysique, une religion sans peur et sans morale, capable de porter les masses bien au-delà du bien et du mal. Avec tous leurs refoulements et leurs inhibitions moralistes, les Américains ont fait de l’homme un enfant pourri, incapable même d’atteindre l’âge d'adolescence. Le chef américain est le type même de l’antimétaphysicien et de l’antiprêtre. Il faut éliminer ces gens-là comme ennemis de l’homme et ennemis de Dieu. Seule la Russie est profonde parce que ce n'est qu’en Russie que peut naître et vivre sourdement, dans votre enfer communiste, la dernière, la suprême exigence métaphysique : celle d’un univers qui manifeste à la fois la puissance et l’imposture de Dieu !... A ces derniers mots que le moine avait prononcés d’une voix enflammée, Bonnava tressaillit avec violence. Mais le moine ne le laissa pas réagir et continua sur sa lancée, avec la plus grande vigueur : — Seulement pour éveiller l’Occident, il a fallu le levain des Juifs. Pour éveiller la Russie de l’avenir, il faudra celui des Occidentaux... La Russie est la force, mais il faut l’empêcher de faire de la morale en mûrissant. A moins que vous ne préfé-

laisser tout le travail aux conducteurs de chèvres tibétains, ajouta-t-il avec mépris. Il regardait toujours Bonnava dans les yeux et brusquement sa voix retomba : — Vous êtes un esthète, mais sans excès. Juste ce qu'il faut pour être désintéressé et pas trop impatient. Et puis vous avez liquidé le sentiment. C’est bien. Je pensais que je pourrais vous intéresser à ces choses. — Je m’y intéresse. « Ou bien ce moine est fou, pensait Bonnava, ou bien il est mandaté pour préparer quelque chose. Mais quoi ? » — J’aime les gens tenaces, dit dom Luis. Les yogis d’Asie travaillent pendant dix ans, mais ce sont des gens chétifs. Les Occidentaux doivent, pouvoir obtenir les mêmes résultats et au-delà en deux ou trois ans. Qu’en pensez-vous ? — J’ai trente-cinq ans et cela fait seize ans que je milite, dit Bonnava. — Encore trois ans et vous serez quelqu’un, si vous voulez. Vous ferez marcher toutes les brutes militaires du monde. Vous serez une brute savante, mais après tout le Bon Dieu n’est que ça. Venez, dit le moine en tirant Bonnava par le bras. Celui-ci, étonné, suivit. Il cherchait vainement à analyser la considération pleine de dépit qu’il ressentait pour le moine. Ce dernier le conduisit jusqu'à l’hôtellerie et monta chercher quelques livres et des notes dactylographiées, qu’il donna à Bonnava. — Tenez, lui dit-il. J’ai justement rédigé, il y a un mois, une note intitulée le Communisme et le Nouveau Christ. Etrange coïncidence. Vous réagirez dessus, ajouta-t-il. Bien ou mal, peu importe. L'essentiel est que vous réagissiez et que nous discu­ tions. Il parlait de nouveau d’un ton de commandement : « L’avenir appartient aux prophètes armés, dit-il encore. Pas armés seulement de canons : de connaissance... C’est le moment de commencer. Vous avez bien, dans votre groupe, quelques jeunes gens intelligents ? Bonnava hésita. « Il ne faut pas travailler seul, dit le moine. Il faut faire une cellule. Un germe. Ensuite seulement vous irez en Russie. Vous Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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leur apprendrez là-bas ce que c’est que l’Occident supérieur... Oui, une première cellule, répéta-t-il. Tant pis si vous n’êtes pas absolument d’accord entre vous, au contraire. Il faudrait des jeunes gens ambitieux et d’esprit philosophique et même mystique, sachant aussi se défendre contre les femmes sans trop les dégrader. C’est important, dit-il. Bonnava un peu détendu, se mit à rire : — C’est si important ? — Vous le savez bien vous-même. — En effet, dit Bonnava, moqueur... Je vois, ajouta-t-il avec une maladresse affectée, vous voulez nous noyauter. — Si vous voulez, dit le moine, avec une sincérité et une force superbes. — Il y a mon adjoint, dit Bonnava, un étudiant. Il vous convien­ drait assez. Il est un peu farouche mais dissimulé. — Comment s’appelle-t-il ? — Il se fait appeler Saint-Martin. — Drôle de nom. Un saint. Pourquoi a-t-il pris ce nom-là ? De nouveau, Bonnava se mit à rire. — Ne vous excitez pas, dit-il. Il est né un onze novembre. C’est le jour de la Saint-Martin, c’est tout. Politique d’abord. Je crois qu'il se tient assez bien avec les femmes. — Ensuite ? dit le moine. — Ensuite, quoi ? — Vous n’en avez pas d'autres ? — Commencez par celui-là. Le moine, fatigué par la marche, s’était assis sur un banc dans une allée de fusains et de cyprès et avait fait asseoir Bonnava près de lui. — Envoyez-moi ce Saint-Martin pour vos liaisons. Vos cartes seront prêtes dans huit jours. — Je vous l’enverrai, dit Bonnava. Tous deux restèrent un moment silencieux. Bonnava s'inter­ rogeait toujours. Il pensait : « Ces catholiques sont habiles, ils préparent l’après-guerre. Celui-ci veut peut-être réconcilier Rome et Moscou. Je ne sais pas si son thème est enfantin ou savant, mais peu importe, il est bien monté. » Il aimait, chez ses ennemis, ces grands desseins prémédités. Par petits groupes, les bénédictins se promenaient dans les allées, de long en large.

Lorsqu’un groupe était trop important, il se scindait en deux, une moitié avançait de face et l’autre, sans interrompre la dis­ cussion, marchait devant la première, à reculons. Bonnava essaya d’écouter. Mais les voix se perdaient dans l’air tiède. Lorsque la cloche du monastère sonna pour marquer la fin de la promenade, dom Luis ne fit pas un geste. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas entendu. Bonnava se leva et dut le toucher à l’épaule. — Je pars, lui dit-il. Je n’oublierai pas notre conversation. Le moine lui tendit la main, sans se lever. — Revenez bientôt, lui dit-il d’un air cordial en lui montrant les livres. — D’accord, répondit Bonnava un peu cérémonieux, et il partit. Dom Luis demeura quelques instants encore dans le jardin. Il posait les yeux, peut-être sans la voir, sur la statue de la Vierge qui ornait le perron de l’hôtellerie. C’était une statue stylisée toute en lignes verticales, et d’une blancheur unie, selon le canon néo-chrétien et mystique qui a supprimé les rondeurs et les couleurs naïves de l’époque de Saint-Sulpice. Mais le Père n’aimait aucune image et son regard exprimait le mépris. — Quels sont les livres que vous avez prêtés à Bonnava ? demandai-je à dom Luis. Il ne mit aucun empressement à me répondre. — Des classiques sur les sciences secrètes, dit-il enfin. Rien d’essentiel. — Qu'appelez-vous l’essentiel ? — Ce que je dirai à d’autres qui vont venir, et qui, ceux-là, ont des pouvoirs, dit-il avec dureté. Bonnava a du charme et du vice, c’est tout. Je tressaillis, mais l’accent du moine coupait court à la dis­ cussion. Après un moment de silence, pour enchaîner, je demandai : — Et cette note dont vous parliez ? — Je te la donnerai aussi. — C’est le pape communiste que vous baptisez Nouveau Christ ? — Ce n’est pas moi qui le baptise. Ce sont les masses. — Je vois, lui dis-je. Et quel est son rôle ? Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 201

— Quel est le rôle du Christ ? répondit-il. De se faire tuer. Il se battra avec les masses et elles le tueront, et chaque fois elles en mettront un plus fort à la place. — Jusqu’à la fin. — Le temps de l’espoir est passé, dit-il. Les castes inférieures ne peuvent plus aimer et admirer que ce qui les écrase. Peu de temps après, il fit la connaissance de Saint-Martin. Grâce à cette influence sur la jeunesse que savent prendre les gens très corrompus, l’ingénieur avait réussi à grouper autour de lui un certain nombre de jeunes fanatiques que séduisait son calme plein d’arrière-pensées. On pouvait tout reprocher à Bonnava, sauf de manquer de détermination et de courage. Comme une réputation de chef communiste ne se fonde pas uniquement sur des succès mondains, il avait choisi de cons­ tituer, avec l’aide de Saint-Martin, un groupe terroriste. Mais cette concession à l'esprit du temps cachait un long dessein : il n'admettait dans son groupe que des jeunes intellectuels que le caractère un peu fruste du parti isolait en eux-mêmes, même quand il les exaltait, et il comptait bien en faire sa future garde prétorienne pour conquérir le pouvoir dans le parti. Mais, chose nouvelle, une garde prétorienne intelligente. « Je veux créer une nouvelle sorte de brutes », disait-il. Il voulait dire des brutes maîtresses de leur faim. Du premier coup, le moine me parla de Saint-Martin avec une sorte d’enthousiasme. — Il est né sous le signe du Scorpion, comme toi, me dit-il... L’enfer du Scorpion ! C’est le signe qui marque les grands crimes et les grands rachats... J’attendais d’autres confidences : elles ne vinrent pas. — Vous êtes deux, dit-il seulement. Toi et lui... Nous verrons plus tard. Nous continuâmes à marcher un moment en silence, puis il me dépeignit Saint-Martin de l’extérieur. C’était un garçon taciturne, encore souffreteux et aux angles durs, mais dont le visage sans mobilité rayonnait de beauté froide. — Mais encore ? Le moine ne lui voyait pas de défauts. — Il ne boit pas, il ne fume pas, fis-je, moqueur. — Exactement. — Et il ne fait l’amour que par hygiène... — Pourquoi non, dit-il, si c’est sa loi ?

— Soyons sérieux, lui dis-je. Est-ce un esthète, un enthousiaste, un excité ? — Rien de tout cela, me répondit-il. C’est un révolutionnaire à l’état pur. Dans la bouche de dom Luis, ces mots avaient un sens précis. La distinction entre la révolte et la révolution a toujours été le pont-aux-ânes du catéchisme marxiste. La révolte n’est que le prolongement en l’homme de l’enfant tapageur et vindicatif. Saint-Martin avait déjà tué cet enfant-là. A vingt-deux ans, il avait lu tout Marx, tout Lénine et les épigones, et voulait que la violence fût toujours méditée. — Je connais ce genre de types-là, dis-je au moine. J’en ai vu passer des dizaines. Ils se figurent qu’il faut penser avant de tuer, seulement ils ne tuent jamais personne. — Voire, dit-il. Celui-ci en est à son troisième assassinat noc­ turne. A son troisième attentat si tu préfères. Saint-Martin était un de ces hommes qui se brûlent perpétuel­ lement à leur propre feu et qui échouent sans cesse, mais qui justement, faute de pouvoir conquérir l’instant qui passe, sont prédestinés à conquérir les siècles. — Pour quelle raison profonde vous battez-vous ? lui avait demandé le moine. Pour fabriquer un homme nouveau, un homme d’après la Révolution ? Que sera cet homme ? Un ange plein de loisirs et de douceur, un artiste comblé de richesses, un esthète occupé à faire l’amour et à battre des records sportifs ? Saint-Martin n’avait pas souri. — Votre question, avait-il répondu, procède d’une déviation boukharinienne et d’une croyance fausse dans l’histoire, consi­ dérée comme fin de justification. Il n’y aura pas d'homme post­ révolutionnaire pour la simple raison que ni l’histoire ni la révolution ne s’arrêtent jamais. La révolution est permanente. Le monde est et sera toujours en révolution. Il prononçait ces paroles profondes avec une conviction tran­ quille. Mais la permanence de la révolution est un des axiomes de l’ésotérisme. Dom Luis avait salué au passage cette concor­ dance. — Vous ne vous battez donc pas pour l’avenir ? — Laissons la propagande de côté, dit Saint-Martin. On se bat d'abord pour soi et ensuite pour l’avenir, mais les deux sont Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 203

d’accord. C’est en nous-mêmes que nous voulons faire naître d’abord l’homme nouveau. Ce qu’il sera ? Je n’en sais rien. Et vous non plus. — Il sera bienfaisant et inexorable, avait répondu le moine avec une sorte de frémissement, et il avait failli, dans un geste d’amitié, poser la main sur la tête de l’étudiant, qui était beaucoup plus petit que lui. Ce jour-là, j’avais accompagné dom Luis à la bibliothèque Sainte-Geneviève, où il se rendait parfois pour prendre des notes sur la copie du Sefer Yetsirah faite à partir du manus­ crit de Saadya. Je l’aidais dans ses révisions. En descendant la rue Soufflot, il s’appuyait sur mon bras, car il marchait malai­ sément. Je l’aidai à traverser le boulevard Saint-Michel. — Au lieu de faire des expériences inutiles, vous feriez mieux de vous reposer, lui dis-je. — Jamais je ne me suis mieux porté, me répondit-il. Et, pour me le prouver, il décida d'aller prendre le métro à Saint-Sulpice en traversant le jardin du Luxembourg. Nous suivîmes lentement les allées. Au passage, il caressait la joue des enfants qui jetaient vers nous leurs balles ou leurs cer­ ceaux. Quinze jours plus tard, après son deuxième entretien avec Saint-Martin, le Père était encore plus satisfait. Saint-Martin avait par hasard rencontré Patrick à l’abbaye et, sous les sarcasmes du vieux, le jeune n’avait pas bronché. Bonnava fut enlevé en avion et se rendit à Londres ou à Alger, puis revint à Paris. De son côté, Saint-Martin passa fréquem­ ment à l’abbaye, mais dom Luis refusa de me le faire connaître. — Pas de mélange, me dit-il. Le mélange n’a lieu qu’à la fin, pour la grande bataille où tout se fond. Mais je me tournai vers lui avec une irritation assez bien imitée : — Je n’accepte pas, lui dis-je, d’être mené de cette façon-là. — Tu as un certain toupet, répondit-il tranquillement, et il me prit par le bras. Tu écris des romans, ce qui signifie que tu as l’intime prétention de mener tout le monde, et c’est toi qui te plains de l'être !...

Mais brusquement sa voix s’exalta et s’emplit de colère : — Ce que j’ai dit à Saint-Martin ?... C’est bien simple, qu’il travaille. Qu’il se crève à travailler ! Quand donc seras-tu à l'échelle ? Ce n’est déjà plus en Russie qu’il faut aller, c’est en Asie... J’avais parlé de la Russie à Bonnava. C’est un caniche qui a besoin de caresses, mais l’autre est un futur chien-loup. (Il parlait très fort, il criait presque.) La Russie est fichue, je parle de la Russie blanche ! Dans quelques années les Améri­ cains n’en feront qu’une bouchée, et comme ils sont des imbéciles, ils se croiront sauvés. Mais ce qui n’est pas fichu, c’est le communisme. C’est un microbe que le monde a dans la peau. Le pôle du communisme mondial n’est déjà plus en Russie, il est en Asie. La victoire des Etats-Unis, ce sera la réactivation de l’Asie. Voilà ce que j’ai dit à Saint-Martin. C’est un homme réceptif. C’est pour cela qu’il se ferme et qu’il s’est forcé jusqu’ici à être actif. Mais c’est un sujet en or. Je vais lui apprendre à être encore plus actif, et sans effort, dit-il avec une détermination violente, qui sécha sa voix de toute passion... Il se fiche déjà pas mal de la Russie. Que peut faire quelqu’un qui a un peu de tempérament et qui apprend que son destin est catastrophique ?... Tourner à la sainteté ou bien devenir enragé, enragé à froid... La notion du déterminisme divin est le plus puissant explosif de tous les temps. Tu n’as pas encore compris ?... Il me serra violemment le bras. — Vous me faites mal, lui dis-je. — Pas assez, dit-il. Puis, un peu radouci : — Contente-toi d’étudier. Ne confonds pas les deux pôles, c’est tout. Etudie. C’est l’étude de la Loi qui soutient le monde. Quand l’étude de la Loi sera achevée, il faudra bien que le monde s’arrête... Seulement, toi, tu verras les deux pôles. Sa voix retomba tout à fait : — Marchons, dit-il. J’étais tout remué par sa tirade et me taisais. Mais, quelques instants plus tard, après que notre promenade se fut poursuivie en silence, il m’apprit quand même que Bonnava et SaintMartin avaient décidé, sur ses conseils, de constituer une frac­

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tion secrète au sein du parti. Le groupe terroriste se transfor­ mait en cellule politique. — C’est un travail difficile et dangereux, remarquai-je. — Bien sûr, dit-il. — Qui commandera ? Bonnava ? — Au début. Après on verra bien. — Ils se battront tous les deux. — La concurrence est le meilleur ressort de la pédagogie, dit-il, très tranquille. Avant de partir, je ne sus pas me retenir de lui demander si Saint-Martin faisait des progrès : — Occupe-toi d’abord des tiens, répondit-il. Des progrès, j’en faisais, certes. Je pénétrais toujours plus avant dans une science qui me détachait de plus en plus de la terre et du temps, du moins je pouvais le croire sans trop de vanité.

10 Quelles affinités lui paraissaient exister entre la lune et la femme ? Sa prédominance nocturne, sa dépendance de satellite, son pouvoir de rendre amoureux, de mortifier, de revêtir de beauté, de rendre fou, de pousser au mal et d’y aider, l'horreur sacrée de son voisinage solitaire, dominateur, implacable et resplendissant ; ... sa splendeur quand elle est visible, son attirance quand elle est invisible. Joyce (Ulysse).

Hélène Gérault lut mon roman et Drameille me conduisit chez elle à la fin de l’été 1943. Drameille était toujours poussé par un altruisme trop vigilant, mais il m’avouait honnêtement ses calculs. Il voulait savoir si Hélène était aussi indéréglable qu’elle le laissait croire, et si je l’étais aussi. Cette honnêteté était empoisonnée par la ruse. J’acceptai pourtant de suivre Drameille et je me flattai de l’éclairer. Je me savais désormais trop exigeant pour craindre de me laisser emprisonner dans mes crises, jamais plus je ne saurais consacrer mon besoin de fidélité à une femme, à une quelconque incarnation de l’ordre humain. Hélène n’avait pas de fortune personnelle, mais Gérault était riche, et, à Paris comme à Çhevreuse, le ménage recevait beau­ coup : des avocats amis de Gérault, des artistes amis d’Hélène, des résistants plus ou moins engagés, des apprentis commu­ nistes qui jouaient aux durs. A un peu plus d’un kilomètre de la mauvaise route qui relie Châteaufort à Gif-sur-Yvette, la maison de campagne des Gérault était perdue dans les bois qui occupent le triangle formé par les trois bourgades de Châteaufort, de Saint-Rémy-lès-Chevreuse et de Gif. J’aimai très vite son confort, sa solitude, ses horizons bouchés, le silence qui pesait sur elle. Elle me parut figurer le lieu de retraite idéal, le Port-Royal modernisé propice à une vie cénobitique d’un genre nouveau concentrant l'intelligence sans dépouiller Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 207

le corps. A cette époque, je me faisais encore des illusions sur le prix qu'il faut payer, hors du siècle ou dedans, pour être digne du nom de moine. Drameille, cependant, ne s'était pas trompé. Hélène était, à ce moment-là, la femme qu'il me fallait rencontrer. Elle était aussi belle et aussi attirante que Sylvie, et pourtant dissemblable en tous points. Ce qui me plut en elle, ce fut une sorte de science explosive qui couvait sous le masque de la froideur. C’était une intellectuelle qui se connaissait à fond et, de loin, sur le chemin de la conscience de soi, la plus avancée des femmes que j’avais rencontrées. Dans sa disponibilité et son désœu­ vrement terribles de femme riche, elle n’attendait rien de moi, ni une aide, ni un secret, rien qu’un divertissement ou un spec­ tacle de plus. Aussi bien ne pouvait-il être question, avec elle, de se perdre ou de s’humilier dans les fadaises du jeu préli­ minaire, et, d’avance, il me semblait que le jour où je déci­ derais de la posséder, ce serait pour le soir même, tout ou rien, et si c’était rien, ce serait à jamais. D’avance, je savais qu’elle accepterait elle aussi ce pari, comme elle l’eût accepté de n’importe quel homme ou presque, femme habituée à l’amour, et, comme dit profondément Grethe, non point choisisseuse mais connaisseuse. Cependant, ma science était trop incomplète pour m’incliner à la brusquerie. Que peux-tu m’apprendre ? pensais-je. A quelle nouvelle épreuve peux-tu me convier ? Tout au long de ma vie, j’avais épuisé un lot de femmes étrangères qui m’avaient appris, l’une après l’autre, et chaque fois un peu mieux, que le secret était en elles, mais si nocturne, si voilé, si bien enfoui dans leur avenir, qu’elles tendaient en vain, à sa recherche, leur volonté âpre et tâtonnante. Toutes n’étaient que volonté aveugle, échec et recommencement. Elles ne me volaient pas ma volonté pour l’abolir mais pour la multiplier, la précipiter, l’exalter à leur service. C’est qu’elles n’avaient point encore d’âme et qu’il leur fallait s’en former une en la tirant de ce vide ouvert devant elles, de ce néant, exactement le début de l’œuvre divine. Il y faudrait des années, des siècles, des éons de temps. Et Sylvie n’avait été que la plus belle et la plus vampirique de ces femmes. Mais j’avais eu la force d’abandonner Sylvie. J’étais libre. Je m’étais libéré des ténèbres intérieures, des confuses

puissances originelles. Et je compris soudain pourquoi je m’étais mis à aimer les filles, non pas d’un amour dévergondé et débilitant, mais avec une sorte de sagesse et de mesure par­ courues de réflexions tranquilles. C’était leur passivité que j’aimais. Elles offraient la paix et le repos de la volonté, elles ne cherchaient plus, ou bien elles n’obligeaient personne à chercher avec elles ; et, justement, la vérité n’apparaît à l’homme que lorsque sa volonté s’abîme ou se dissout. Prosti­ tuées sacrées ! Froides vestales ! Femmes accomplies, enfin sté­ riles ! Si la tradition dit vrai lorsqu’elle enseigne que l’homme n’est qu'une femme incomplète et qu’à tout initié en cours d’accomplissement il faut une dernière femme comme support, celle-là ne peut-être que la matrice des pensées froides où s’éteint à la fin le feu de la volonté. Simon le Magicien nommait la sienne Epinoïa, ce qui signifie Pensée divine, et, en commu­ nion avec la volonté mâle, c’était elle qui réveillait en lui le dieu en exil. C’est aussi la mission de la Matrone dans la Kabbale, de la Sœur-Fiancée dans le Cantique, et celle de la Vierge noire qu’on adore chez moi, en Aragon, comme dans toutes les anciennes terres de feu. Et il ne m’était pas indifférent, en rencontrant Hélène, de la découvrir elle aussi passive, mais d'une passivité durement conquise et toujours attentive, où toutes les impulsions antagonistes se tenaient en réserve, et comme à l’affût. Hélène avait une âme, une âme aussi avancée que la mienne, non seulement capable de souffrir et de rester étrangère à sa souffrance, mais de la mesurer et de la dispenser patiemment. Et j’appris ainsi qu'il y a deux sortes de passivités chez les femmes, celle d’avant la chute qui est ignorance et innocence, nuit obscure ; et celle d’après, à la fin de la descente, qui est science et lumière, au fond de l’enfer terrestre désor­ mais conquis. Héléné-Séléné ! nom de la lune en grec, lumière attirée dans les ténèbres, mais les ténèbres extérieures celles-là, lumière immergée dans la vraie nuit ! Je m’enchantai même du nom d’Hélène... Chez les Gérault, à Chevreuse comme à Paris, les conversations étaient animées et confuses. Dans ce milieu, on mettait beau­ coup de littérature dans la politique, et inversement. Gérault détestait les surréalistes et les trotskystes. D’autres tenaient M. Paul Valéry pour un révolutionnaire et M. André Malraux

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pour un penseur. On discutait du second front, pour savoir s’il devait être ouvert en France comme le voulait Staline, ou dans les Balkans comme le désirait Churchill. Et un jeune diplomate résumait la guerre en trois phrases : Churchill comprend tout et ne peut rien, Roosevelt peut tout et ne comprend rien, et Staline les met tous les deux dans sa poche. Dans ce désordre, j’admirais les silences d’Hélène. Elle méprisait toutes les idéo­ logies, tenait le patriotisme pour un sentiment vulgaire et l’aventure de la Résistance pour un jeu, mais elle ne s’animait jamais. Et même quand elle ironisait sur son mariage raté, son ironie était légère et tranquille. Au cours de l’automne qui suivit, je rencontrai les Gérault cinq ou six fois. Drameille me confirma qu’ils étaient secrè­ tement en rapport avec le groupe de Bonnava et Saint-Martin, mais jamais ces derniers ne parurent à nos réunions. Quelques mois auparavant, dans une période critique, Saint-Martin avait même été hébergé à Chevreuse durant quelques jours. — Vous connaissez bien Bonnava? demandai-je à Hélène. Elle fit oui de la tête mais j’hésitai : — Allons, videz votre sac, me dit-elle, ironique. Je me demandais si elle était encore capable de sentiments simples et spontanés comme le mépris, l’admiration, la haine. Je souhaitais qu’elle ne le fût pas. — J'aime les sentiments forts, dit-elle avec un sourire ambigu. — Chez les autres, fis-je en riant. — On ne peut rien vous cacher. — Faites-moi connaître Saint-Martin, lui demandai-je alors. J’eusse aimé désobéir au Père. Mais Hélène eut le même regard sérieux que lorsque j’avais parlé de Bonnava. — C’est défendu, dit-elle. Verboten. — Au fond, lui répondis-je un peu au hasard, vous êtes la cavalière Eisa de ce groupe. Elle sourit sans me répondre. Nos conversations n'étaient encore faites que de touches légères, l’ironie en excluait les vraies confidences et décourageait mon besoin d’intimité. Avec Drameille, je passai à Chevreuse le premier week-end d’octobre 1943. Nous descendîmes du métro à Saint-Rémy et coupâmes par les bois. Le temps était gris, mais pas un souffle de vent n’agitait les feuilles dont la sève se retirait déjà et qui

devenaient sèches et craquantes. A l’approche de ce nouvel hiver dans lequel la guerre, une fois de plus, allait s’enfoncer, nous étions moins saisis par le calme et la durée des choses que par leur lente flétrissure, comme si cet épuisement de la terre, désormais, devait accompagner jusqu’à la fin celui des hommes. Nous nous interrogions sur la vanité de tous les printemps. Sur le côté de la villa, une auto maculée de boue était rangée. Nous nous approchâmes. Près de la voiture, Gérault s’entre­ tenait avec un homme assez grand et fort, plutôt bovin, que Drameille avait déjà rencontré à Chevreuse : c’était un résis­ tant, lui aussi, un entrepreneur de travaux publics de Seine-etOise, qui travaillait dans la région d’Orsay et de Palaiseau. La nuit, il dynamitait les ponts et les aiguillages qu’il avait réparés durant le jour. — Alors, toujours en plein sport ? lui demanda Drameille en lui tendant la main. — Toujours, dit l’homme, avec un rire franc et appuyé. Au milieu d’outils en vrac, il transportait dans sa voiture des caisses en bois blanc grossièrement clouées que Drameille remarqua tout de suite. — Et ça ? fit-il avec une indiscrétion tranquille en désignant les caisses du doigt. Sur les caisses, des étiquettes brunes portaient des inscriptions allemandes zébrées de crayon violet. L’entrepreneur rit encore : — C’est du matériel de chantier. Acier allemand de premier choix, dit-il. Au milieu des outils, l’homme prit une sorte de cylindre d’acier mat d’environ cinquante centimètres de longueur et de deux centimètres de diamètre. — Voici un fleuret de marteau perforateur, dit-il. C’est pour ma carrière de Bures. Il y en a aussi pour marteau piqueur. En son centre, la couronne du fleuret était percée d’un trou. — Et à quoi sert ce trou ? demanda Drameille, très sérieux. — A laisser passer l’air comprimé pour nettoyer la cavité pendant les forages. — Et naturellement, dit Drameille en se mettant à fouiller dans les caisses — toujours pour votre carrière de Bures, vous Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 211

transportez aussi là-dedans des paquets de clous ou bien du sucre en poudre —, et, en même temps, il sortait un paquet de cartouches de cheddite. — Attention, dit l’homme, très heureux. Ne vous tachez pas les doigts. Ça se voit trop. — Allons, allons, dit Gérault, mécontent. Laissons ça et ren­ trons. Ce ne sont pas des jouets... La nuit tombait. Une vague inquiétude semblait peser sur cette maison perdue dans les bois, corps étranger enfoui au milieu d’une vie obscure, soupçonneuse et malsaine. Nous rentrâmes. Hélène finissait d’occulter les fenêtres. La présence d’Hélène ne dissipait pas l’inquiétude, mais la transformait, on eût dit qu’elle tissait au fond des âmes une sorte de voile d’or fragile et précieux qui embellissait tout. Hélène nous prit le bras, Drameille et moi : — Nous avons été avertis au dernier moment, dit-elle en dési­ gnant l’entrepreneur. Je me suis demandé s’il fallait vous conseiller de ne pas venir, puis j’ai laissé aller. — Vous avez fort bien fait, dit Drameille. Elle aimait jouer plusieurs rôles à la fois, comme nous. Une étrange complicité nous attachait à elle. Pendant tout le dîner, Drameille fit parler l’entrepreneur. Celuici racontait sa vie avec la prolixité des gens simples. La Résis­ tance l’engageait dans une sorte d’épanouissement épique et surhumain, où s’exprimaient naïvement sa peur et son besoin de l’aventure. De temps en temps, d'un geste machinal, il regar­ dait sa montre. Après le dîner, nous passâmes au salon et, à la demande de Drameille qui ne voulait plus parler, Hélène se mit au piano. Elle jouait sur un rythme lent et comme retenu qui ajoutait encore, ce soir-là, à notre impression d’attente et sûrement aussi à cette disponibilité tranquille et légèrement teintée de poésie que nous aimions appeler en nous, Drameille et moi, quand le flux de la vie semblait s’élargir et que nous cessions pour un temps de nous confier au mouvement indéfini des idées. Et c’était peut-être en effet l’heure des découvertes. Nous fumions paisiblement et buvions avec plaisir l’excellent cognac de Gérault. A un certain moment, celui-ci, toujours nerveux, se leva et éteignit quelques-unes des lampes du salon. Il aimait

les petites précautions. Dans cette demi-obscurité, le visage d’Hélène, sans cesser de ressembler à ceux des femmes de ses Renoir décolorés et creusés par l’éclairage indirect, projetait dessus une arabesque immobile et nette, qui retint longtemps mon regard. Vers neuf heures et demie, l’entrepreneur regarda encore sa montre. Quelques instants plus tard, un bruit de pas se fit entendre sur le gravier du jardin et quelques coups très légers furent frappés au volet de notre fenêtre. L’entrepreneur s’était levé : — Ne vous dérangez pas, dit-il. Il vida son verre d’un coup, nous serra la main et se dirigea vers la porte. Hélène le suivit. — Donnez-leur à boire, lui dit Gérault. Elle prit au passage une bouteille d'alcool. Quelques instants plus tard, on entendit tourner le moteur de la voiture, puis celle-ci roula lentement dans le parc. Hélène rentra, l’entrepreneur était parti. Gérault, l’air soucieux et concentré, faisait des comptes à voix basse : — A dix heures et demie, onze heures moins vingt au plus tard, nous recevrons un coup de téléphone, dit-il. A force de se surveiller, il ne parlait plus qu’avec un excès de précision. Nous apprîmes que l'entrepreneur et deux de ses amis comp­ taient faire sauter des wagons-citernes pleins d’essence et, s’ils pouvaient, des locomotives, rangées sur les voies de garage d’Orsay, à sept ou huit kilomètres de là. A ce moment une intuition inexplicable m’avertit que Saint-Martin faisait partie de l'expédition, et je le dis à Hélène. — C’est vrai, dit-elle, à peine étonnée. Les objectifs étaient assez éloignés les uns des autres. On pouvait craindre que les jeunes gens ne sachent pas se limiter. — Oui, dit soudain Gérault, et pendant ce temps Bonnava reste chez lui bien au chaud avec ses femmes. Debout contre moi presque à me toucher, Hélène, qui remplis­ sait nos verres, tourna à peine la tête vers son mari : — Vous êtes injuste et vous le savez, lui dit-elle, très calme, et elle me tendit mon verre. Un éclair passa dans ses yeux. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 213

Cinq mois auparavant, lorsque Bonnava avait constitué son groupe, il avait dirigé lui-même les premiers coups de main. Lors de la destruction des transformateurs de la sous-station de Gennevilliers, il avait même protégé, revolver au poing, la retraite de ses hommes. Sa réputation de dur était maintenant établie, il vivait sur elle. — Et vous, me demanda Hélène du même ton indifférent, quand vous décidez-vous à venir avec nous ? En me penchant à peine sur elle, dans l'échancrure du corsage, je voyais la naissance de ses seins. — J'ai déjà épuisé tous ces plaisirs, lui dis-je. Elle avait suivi mon regard, et, en buvant, elle me jeta un sourire aigu. Une impulsion agressive me portait vers elle. — Vous avez tort, dit-elle en posant son verre, on n’a jamais fini d’épuiser quoi que ce soit, et surtout pas d’épurer le monde... Je ne répondis rien, je la regardais. Ses cils projetaient sur ses paupières une ombre oblique qui en prolongeait le cerne et lui faisait des yeux légèrement bridés. Son sourire était pensif et lointain, aussi intérieur que celui des visages bouddhiques. — Drôle de week-end, soupira comiquement Drameille en pro­ menant sa main sur les touches du piano... Ce sont les femmes maintenant qui font la guerre. Mais je me suis toujours deman­ dé si les guerrières faisaient bien l’amour.

Un peu avant onze heures moins le quart, alors que Gérault, de plus en plus impatient, buvait sans arrêt, le roulement d’une voiture se fit à nouveau entendre dans le jardin. Nous écoutâmes en silence. Le bruit se rapprocha, la voiture stoppa près de la maison, mais le moteur continua à tourner au ralenti. Quelque chose accroche, dit Gérault, très pâle. Mais Hélène ouvrait déjà la porte. Gérault sortit derrière elle. Des voix étouffées montèrent du jardin, puis nous entendîmes qu’on poussait la voiture dans le garage. Quelques instants plus tard, l’entrepreneur entra, suivi de Gérault. Il avait gardé sa canadienne et était encore tout congestionné par l’émotion, par la course, par l’alcool. — Nous avons été obligés de revenir ici, dit-il en s’asseyant, et

il souffla bruyamment. Puis il tendit la main vers le verre que lui remplissait Gérault. Cette main tremblait. Hélène ne rentrait pas. Que fait-elle ? me demandai-je. Le désir me prit d’aller la rejoindre, mais je n’osai pas. D’ailleurs on n’entendait plus aucun bruit. Devant nous, l’homme buvait à petits coups, sans rien dire. Drameille, l’œil en dessous, le regardait d’un air morne. Puis, comme il fallait s’y attendre, l’homme vida son verre d’un trait et se débonda brusquement. Il commençait à parler lorsque Hélène rentra. L’opération avait réussi, mais le compagnon de Saint-Martin était mort. L’entrepreneur avait bien fait sauter les locomotives, mais Saint-Martin et son adjoint, qui devaient, au même instant, faire sauter les wagons-citernes à trente mètres de là, avaient peut-être mis dix secondes de trop, et une sentinelle alertée par les premières explosions, avait tiré sur les deux silhouettes qui s’enfuyaient. Le compagnon de Saint-Martin était tombé. Il était tombé en avant, disait Saint-Martin, ce qui signifiait infaillible­ ment, d’après lui, qu’il était mort. (Les blessés tombent en arrière.) D’ailleurs, les cris de la sentinelle, son coup de fusil, la sentinelle elle-même, tout s’était perdu dans l’énorme fracas des nouvelles explosions. La voiture attendait, dans un chemin de terre, à la sortie d’Orsay. Mais lorsque les deux fugitifs voulurent, selon leur plan, rejoindre la grand-route de Saclay pour rentrer à Paris, celle-ci était déjà parcourue par des moto­ cyclistes en armes et il ne fallait plus espérer passer au carrefour de Saclay avant qu’il ne fût barré. Ils s’étaient donc rejetés dans les chemins forestiers et avaient rejoint Chevreuse par de longs détours, quitte à fatiguer un peu les ressorts.

— Vous êtes bien sûr que votre copain est mort ? demanda Gérault, d'une voix altérée. (Il voulait dire : si votre copain n’est que blessé, il parlera, et nous sommes foutus.) L’homme hésita. La peur se lisait dans ses yeux et y faisait trembler la fièvre. — Oh ! oui, dit-il, j’en suis sûr. — Vraiment sûr ? insista Gérault, qu’on sentait prêt à fuir. — Oui, dit l’homme sans nous regarder. Demandez à SaintMartin. Nous comprenions mal. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 215

— Où est Saint-Martin ? demanda Gérault à sa femme, d’un ton plein d’irritation. — Vous le demandez ? fit celle-ci, ironique. L’homme, à contrecœur, confirma que Saint-Martin était abso­ lument sûr de n’avoir rien laissé de compromettant derrière lui. C’étaient ses propres paroles et Saint-Martin n’admettait pas la réplique. — Vous voulez dire, suggéra Drameille, en donnant à sa voix l’hésitation compatissante qu’il fallait, que Saint-Martin a été tout à fait capable, le cas échéant, d’achever votre camarade, s’il n’était que blessé ? L’homme ne répondit pas et regarda Drameille. Mais ce regard nous suffit. Gérault se leva et, d’un air machinal, vérifia l’occultation des fenêtres. Hélène réfléchit deux ou trois secondes, puis sortit de la pièce. Dans le silence épais qui pesait sur nous, instinctive­ ment, nous tendions l’oreille vers les bruits du dehors. Mais le vent qui s’était levé n’apportait qu’un froissement de feuillage, ou, par moments, le grondement lointain du métro Saint-RémyLuxembourg qui montait vers nous du fond de la vallée de l’Yvette. Quand Hélène rentra, une minute plus tard, elle souriait d'un air dur et froid : — Il est bien mort, dit-elle. Et sa voix était si ferme que cette certitude s'imposa à nous à l’instant même. — Bien, dit Gérault après un silence. Alors éteignons et allons dormir. — Pas du tout, fit-elle, il est beaucoup trop tôt. Cela paraîtrait plus suspect que tout... Otez votre canadienne, dit-elle à l’entre­ preneur. Vous êtes en visite. Vous partirez dans une heure, si tout va bien. — Je vais aller changer l’eau de mon radiateur, dit l’homme, qui reprenait ses esprits. Il vaut mieux que la voiture soit froide. — Saint-Martin l’a déjà fait, dit Hélène. Ne bougez pas. — Mais pourquoi Saint-Martin ne vient-il pas ici ? demanda Drameille. Ce garçon m’intéresse, fit-il en regardant Hélène. — Je sais, dit-elle. Mais vous, vous ne l’intéressez pas.

— Vous ne craignez pas les indiscrétions de votre bonne ? demandai-je à mon tour. — Elle est communiste, répondit Hélène de sa même voix froide. Et d’ailleurs quand Saint-Martin a été hébergé ici, il a pris la peine de coucher un peu avec. — Je vois, dis-je. — Pourquoi non ? dit Hélène d’un air détendu. Elle est jeune et charmante... Là-dessus, elle remplit à nouveau les verres, puis se dirigea vers le piano. La partition était restée ouverte sur le morceau demandé par Drameille, à la page qu’Hélène s’apprêtait à tourner deux heures plus tôt, quand Saint-Martin était arrivé. — Comment ? s’écria son mari, indigné, en jetant un bref coup d’œil sur l’entrepreneur. Ce pauvre type est mort et vous allez faire de la musique ? — Mais bien sûr, dit-elle, et c’est très bien ainsi. Et elle se mit à jouer. Par un des derniers beaux jours de novembre, nous fîmes ensemble une longue promenade dans les bois de Chevreuse. Les premières heures de l’après-midi s’étaient écoulées, au salon, en débats sans issue sur les divisions de la Résistance. Drameille et Gérault marchaient devant nous en compagnie de Jansen que j'avais amené. (Hélène voulait connaître ceux de l'autre bord.) Parfois le sentier se faisait abrupt et j’aidais Hélène. Son corps magnifique pesait librement contre le mien et mes pensées se mettaient alors à tourner dans une sorte de brouillard. Je désire cette femme, me disais-je, et je la rejette. Ce désir va vaincre, mais où est sa victoire ? Dix fois je faillis m’arrêter, retenir Hélène, la garder contre moi, lui parler. Attendons encore, pensais-je, et voyons plus clair. Je me jugeais sans indulgence : le désir est inutile, et non moins inutile le sacrifice du désir. Tous les deux, pour la première fois, nous parlions d’un accent sérieux et posé. — Comment avez-vous fait, l’autre soir, lui demandai-je, pour vérifier que l’ami de Saint-Martin était mort ? Vous avez con­ fessé Saint-Martin ? ■— Saint-Martin ne se confesse jamais, dit-elle. Elle hésita un court moment :

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— Il m’avait laissé son revolver, afin que je le cache quelque part. J’ai constaté qu’il y manquait une balle, c’est tout. Ses yeux m’offrirent un regard furtif, puis se détournèrent. Le sentier s’élargit et Hélène mit sa main sous mon bras. Par moments, nous n'entendions plus que le craquement des brin­ dilles de bois sec sous nos pas. Je venais de lui dire pourquoi je me tenais à l’écart de la politique et soudain notre conver­ sation prit le tour le plus ample et le plus inattendu : — Je vous comprends, me dit-elle. Et peut-être vous surpren­ drai-je beaucoup en vous disant que moi aussi, en sens inverse, il m’a fallu beaucoup réfléchir avant de m’engager à ce point. Mais je ne vois dans la Résistance qu’une épreuve dont j’ai besoin. Je veux conquérir quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas encore très bien. Peut-être une sorte de calme, de force inté rieure... Il n’est pas d’autre problème que d’affronter avec calme sa destinée. — Les destinées sont innombrables, lui dis-je, et toutes sont différentes, les moyens de conquête aussi. — Oui, mais l’issue est la même, répondit-elle avec un accent de tristesse à peine voilée qui me la rendit à ce moment plus chère que jamais. Tout revient à accepter la mort. — Vous y pensez souvent ? — Pourquoi non ? dit-elle. C’est le grand problème. Mais je refuse de m’y arrêter... De deux choses l’une : ou bien, après, je garde ma conscience, et c’est un supplément qui m’est donné, ou bien je la perds, et alors que m’importe ? — Il y a un troisième terme, lui dis-je. Ou bien vous gardez votre conscience, mais c’est dans une vie tellement imparfaite que vous ne pouvez rien faire. Toutes vos envies sont des supplices. — Justement, dit-elle. Et si l’on n’a aucune envie ? Nous nous regardâmes avec amitié, et je lui citai cette parole du moine, qu’elle trouva très belle : C'est sur la terre qu'on avance, pas au ciel. Tel est le mystère de l’incarnation, lui dis-je. — C’est pour cela qu’il est inutile de penser à Dieu, réponditelle. J’ai longtemps réfléchi sur le problème de l’immortalité de l’âme et j’ai mis longtemps à refuser cette consolation. Ce refus aussi fait partie de toute montée intérieure. Je crois à une sorte de dissolution cosmique après la mort, toutes nos

qualités, les plus claires comme les plus sombres, se dissociant pour aller enrichir je ne sais quels extrêmes du bien et du malJe crois à l’éternité du mal, dit-elle encore. — Vous ne croyez pas en Dieu ? — Si, une sorte de Dieu indifférent et parfois beau joueur, qu’il ne faut ni haïr ni aimer. Nous aussi, nous sommes des dieux, puisque nous enfermons tout. Je ne crois pas à un Dieu bon. Les gens qu’on appelle bons sont en général ceux qui ont de mauvais nerfs... Je me sentais pénétré jusqu’au cœur par une négation si abso­ lue et si déterminée, qui ne contenait d’ailleurs nulle provo­ cation. Je serrai le bras d’Hélène avec force, mais, au moment où j’allais lui répondre, elle se remit à parler : — Il faut proclamer la mort de Dieu ou bien l’égaler, ce qui revient au même, dit-elle. Comment l'égaler ? En se portant aux extrêmes. — J’arrive aux mêmes conclusions que vous par d’autres che­ mins, m’écriai-je, très ému, et je lui citai cette phrase qui constitue, d’après la Gîta, le secret suprême : Détache-toi de toutes les lois. — C’est bien cela, dit-elle. Il faut refaire le monde. Mais l’action ne suffit pas. Certains jours, une honte me prend lorsque je considère cette frénésie de destruction qui ne repose sur rien. Nous sommes tous des artistes refoulés... Aussi, peut-être avezvous choisi la meilleure part, dit-elle en me regardant de côté et en souriant avec beaucoup de douceur. Cette douceur me bouleversa. Puis je pensai : Quelle sorte de ruse y a-t-il dans ce pathétique ? Sans la regarder, je serrai à nouveau son bras : — J’ai beaucoup de confiance en vous, vous savez, me dit-elle. — Pourquoi en moi plutôt qu'en d’autres ? lui demandai-je alors avec une soudaine timidité, car toutes mes hésitations me revenaient ensemble, d’un seul coup. Et pourquoi pas en Dra­ meille, par exemple ? Il est beaucoup plus artiste que moi. — Oh ! non ! dit-elle. Nous marchions de plus en plus lentement. Elle se tourna vers moi : — Que lui manque-t-il ? demandai-je. — Il a le sens de la laideur et pas celui de la beauté. Si l’un

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va sans l’autre, tout chavire. Et puis il ne jouit que du cerveau, fit-elle en souriant. — Et cela ne vous suffit pas ? demandai-je avec ironie, mais le cœur battant. — Oh ! non ! dit-elle encore, mais cette fois elle rit franchement et, comme nous nous étions arrêtés, ce rire, lorsqu’il s’effaça, se fondit dans un regard plein d’intimité qui fit rebondir le désir que j’avais d’elle. — Hélène, dis-je à voix basse en lui prenant les mains. Elle ne bougeait plus et se taisait. Ses yeux étaient brillants et fixes. Je la pris des deux mains sous les aisselles, et déjà elle s’abandonnait : — Attention, murmura-t-elle à voix basse. Mon mari. Gérault, Drameille et Jansen revenaient sur leurs pas. Nous nous séparâmes. Je n’oublierai jamais le visage de nouveau fermé qu’Hélène retrouva au même instant. Un vent froid et triste s’était levé qui poussait dans le ciel les nuages gris et semblait hâter la venue du crépuscule. Nous ne nous en étions pas aperçus. Coupé par le tronc des arbres, il tourbillonnait autour de nous en minces filets qui nous assail­ laient de tous côtés. Hélène frissonna. — Rentrons, dit Gérault. En moi la déception et la joie se mêlaient. Sur le chemin du retour, Jansen se tint près d’Hélène. Voici un nouveau pas de fait, pensais-je, un nouveau choix. Que vaut-il ? Avec une impression d'étrange douceur, je me rap­ pelais d’anciennes paroles du moine : « Il ne faut craindre ni l’amour, ni l’absence d’amour. Que chacun vive selon sa nature et sa place, et comble sa mesure de vie. Et rien ne sera accom­ pli tant que la mesure ne sera pas comble, dans l’homme et dans le temps. » La fraîcheur donnait aux fourrés une odeur plus pénétrante. Notre marche et notre respiration s’allongèrent. Nous nous taisions. Sur la pelouse, devant la villa, des fleurs tardives mettaient des taches de couleurs plus vives, et pourtant déjà éteintes. — Quelles sont ces fleurs ? demanda Jansen en désignant des corolles compliquées, d’un pourpre mat, qui faisaient ployer de longues tiges.

— Comment ? dit Hélène, tirée de ses pensées, vous ne connais­ sez pas les roses trémières ? — Non, dit Jansen, avec simplicité. — Il n’y avait donc pas de jardin, chez vous ? — Chez moi, c’était un faubourg, dit Jansen. Il était né d’une famille misérable, quelque part du côté de la Goutte d’Or. — Mais, dans les faubourgs, dit Hélène, il y a des jardins. — Pas dans celui-là, dit Jansen, assez sombre. Cet accent un peu sauvage réveilla complètement Hélène. Elle ne s’attendrissait jamais, mais elle était sensible à un certain pathétique de la vie. Dans un geste affectueux, elle posa sa main sur l’épaule du jeune homme et l’y laissa un moment. — J’ai eu presque le même bonheur que vous, lui dit-elle. Elle était étrangement dépourvue de pitié. Mais déjà Drameille prenait congé, il fallait rentrer à Paris. Une tristesse sans cause m’envahit, que renforçait encore l’aspect mélancolique que prenait, aux approches de l’hiver, la clairière de Chevreuse. J’ai rarement des pressentiments. Pour­ tant le drame allait éclater le lendemain même. Je ne devais revoir Hélène que deux ans plus tard.

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11 Il naîtra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou de ne pas vivre, celui-là sera l'homme nouveau. Celui qui vaincra la souffrance et la crainte, celui-là sera dieu. Et l'autre Dieu n’existera plus. Dostoïevski (par la bouche de Kirilov'

Patrick vivait toujours chez Dormann qui se bornait à lui faire prendre quelques précautions. Mais Patrick, autrefois si attentif à l’organisation de sa vie militante, ne s’y prêtait qu’avec indifférence. Il avait noté, pour mes Mémoires, une phrase de Galsworthy : « Rien ne paraît servir à rien. Rien ne paraît valoir la peine de rien. » Puis il avait trouvé que cette négation était de trop et il avait déchiré la feuille. Quelques jours auparavant, alors que dom Luis l’avait laissé seul pour un moment dans sa cellule, il avait, en prenant un livre au hasard, découvert à l’intérieur une fausse carte d’iden­ tité que le moine devait sans doute livrer le jour même. Cette carte portait la photographie de Bonnava ainsi que la nouvelle adresse secrète de ce dernier, dans une garçonnière de Neuillysur-Seine. Mais aucune idée de vengeance n’avait effleuré l’esprit de Patrick. Ce relâchement faisait sa seule force. Le lendemain de la dernière journée passée à Chevreuse, au début de l’après-midi, à l’heure même où, après avoir longue­ ment médité le moyen le plus commode de rejoindre Hélène et de la voir seule, je décidais de lui téléphoner chez elle à tout hasard, le soir même, Patrick se rendit rue de la Source pour rapporter à dom Luis quelques livres que celui-ci lui avait prêtés. Puis, tous les deux, continuant à parler, quittèrent ensemble l’abbaye et descendirent par la rue Ribera et la rue La Fontaine jusqu’à l’école des Orphelins d’Auteuil où le moine

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allait donner un cours. L’école et l’église des Orphelins d’Auteuil sont séparées de la rue par un très vaste parvis fermé par une grille. Patrick et dom Luis franchissaient celle-ci lorsqu’ils furent abordés par un jeune homme en trench-coat qui venait de descendre de bicyclette et avait rangé sa machine le long du trottoir. Patrick reconnut Saint-Martin. Le moine serra la main du jeune homme d’un air de sympathie que Patrick, ainsi qu’il me le dit plus tard, trouva exagéré, et que n’appelait pas, en tout cas, le regard maussade du nouveau venu. Il est vrai que Patrick ne pouvait plus supporter les jeunes intellectuels communistes. Le petit groupe s’engageait dans l’allée couverte, en forme de préau, qui conduit à l’école, lorsqu’il fut rejoint et cerné par quatre hommes qui avaient probablement pris le jeune communiste en filature. Police allemande, dit l’un d’eux. Saint-Martin fit un saut de côté comme s’il voulait s’enfuir, mais l’un des policiers lui poussa son revolver dans les reins : Sei ruhig, et, de l’autre main, lui tordit le bras. Le policier était un colosse blond et rougeaud, de chair grasse et luisante, et à la moustache coupée ras. Avec une sorte de mollesse, il secoua le jeune communiste comme s’il tassait un sac de noix, et l’autre était si chétif et si disloqué sous sa poigne que le policier ricanait ou riait, on ne savait au juste. Patrick restait placide et le moine regardait ces hommes d’étrange espèce d’un air d’ennui. Tous trois furent fouillés. Sur Saint-Martin et sur Patrick, on ne trouva rien, que leurs papiers, vrais ou faux. Sur le moine, au contraire, trois cartes d’alimentation en blanc destinées au groupe de Bonnava. Après un bref conciliabule en allemand, les policiers conduisirent leurs prisonniers à une voiture qui stationnait près de là, son chauffeur au volant, au coin de la rue Gros. Mais on n’y fit monter que Patrick et Saint-Martin. Deux des policiers ramenèrent dom Luis rue de la Source pour perquisitionner dans sa chambre. La voiture descendit vers les quais. Patrick et Saint-Martin étaient assis sur les strapontins, les mains ramenées dans le dos, et derrière eux, revolver au poing, sur le siège du fond, leurs deux gardiens. Saint-Martin était tout vibrant de haine et de colère et, comme il bougeait, le colosse le frappa dure­ ment sur le crâne avec le canon de son revolver. Patrick, lui, se tassait dans sa posture incommode, les genoux trop hauts.

Il s’étonnait de se trouver vide de toute pensée et de toute émotion, sauf de cet étonnement, qu’il rapporta comme un hommage absurde à la bizarrerie de son destin. Il s’était cru admis dans une vie en marge et se trouvait ramené dans les chemins les plus battus. Le monde que lui avait ouvert le moine, et où gravitaient sans fin des idées sans consistance, et le monde plein de malentendus et voué aux explications inutiles, à la brutalité sans cause, aux appétits dévorants et indéfiniment sordides où le ramenaient ces policiers symboliques, images d’une divinité terrestre aussi aberrante que celle d'en haut, ces deux mondes lui semblaient également fictifs et d’un matériau si léger, que lu', Patrick, projeté avec toute sa densité dans cette transparence, se sentait flottam de partout, et déjà dissous. La voiture remonta le long de la Seine, vira au Grand-Palais, coupa les Champs-Elysées sur un coup de klaxon impérieux. Les grilles dorées de la place Beauvau apparurent. Et tous ces espaces royaux, ces perspectives ornées étaient aussi peu réels que le reste. Et tout s’effaça en effet d'un seul coup, et c’était la seule fin possible, lorsque la voiture déboucha, puis s’arrêta dans le trou noir de la rue des Saussaies. D’une main, le colosse ouvrit la portière, puis, saisissant SaintMartin par le poignet, le poussa dehors. Mais il était trop confiant dans sa force, et, au moment où il se baissait à son tour pour sortir, avançant son crâne rasé, l’autre, prenant tous ses risques et se détendant brusquement, de sa main libre, rabattit la portière à toute volée. Sous le choc, la vitre éclata en morceaux, l’homme lâcha prise et hurla, mais Saint-Martin courait déjà à toutes jambes et disparaissait au tournant. Une sentinelle tira un coup de fusil qui se perdit n’importe où. Bravo petit, murmura Patrick, goguenard. Mais c’est moi qui vais payer pour toi. Le jeune communiste ne fut pas rejoint. Nous reconstituâmes ces différentes scènes plus tard, lorsque Patrick fut libéré, bien qu’il ait refusé, à ce moment-là, de nous en faire une relation suivie. Mais les Allemands, à la fin, se confièrent assez librement à Dormann. On fit monter Patrick dans une pièce du deuxième étage qui ne contenait qu'un bureau, un lit de camp et deux chaises. Au début, allant au plus pressé, les policiers voulurent lui faire

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livrer le nom et l’adresse du fuyard. Comme il était bien empê­ ché de leur répondre et que son visage exprimait un reste de joie insolente, il fut bourré de coups par le colosse, qui soula­ geait ses nerfs. On lui posa d’autres questions, plus graves cette fois, car il entendit qu’il s’agissait de Bonnava. Il se tut encore. On le frappa de nouveau, il fut jeté à terre et piétiné. Un étrange contentement l’envahit alors, et ce n’était pas seulement parce qu'il venait de prendre conscience qu’en ne tenant plus à rien et n’étant plus retenu par rien, ni par une famille, ni par des amis, ni par une superstition quelconque de patriotisme, de fidélité ou d’affection, il était plus fort que toutes les brutes de la terre. Ce sentiment était plus complexe et habité par un défi plus subtil. En lui, la nausée produite par les premiers coups faisait place à une sorte de torpeur en apparence comateuse mais traversée d’idées lentes et lourdes, et pourtant précises et même malicieuses. Le moment était venu, pour lui aussi, de vérifier certaines choses et de s’installer à l’aise, s’il le pouvait, dans cet état théorique d’absolu détachement qu’il s’était flatté d'atteindre depuis plusiéurs mois, sans être encore tout à fait sûr de lui-même. Et lui aussi, en cette circonstance, se raccrochait aux paroles à la fois encourageantes et ironiques de dom Luis, qui l’avaient parfois conduit au bord du vertige, mais qui aujourd’hui le laissaient tranquille, ou doucement ému : « Tous les actes sont équivalents. Tous sont péché ou bien aucun ne l’est. Seule compte la clarté de la conscience, sa plénitude, son dépouillement, son absence d’intérêt égoïste pour les choses. » Or il n’aimait plus rien, il pouvait donc tout. La poussière du plancher avait maculé son veston et son pantalon, par larges plaques. Quand il fut à nouveau assis, d’un geste machinal, avec le plat de la main, il s’essuya. Puis il sortit son mouchoir pour s’étancher le front et la bouche. Mais on le lui prit dans les mains et on le jeta dans un coin. Il posa alors ses mains sur ses genoux et les ouvrit, paumes en dessus, et vit qu’elles étaient couvertes de sang. Et ce geste lui rappela celui qu’il avait fait un jour en souriant devant dom Luis, en lui montrant ses mains vides : « Je n’ai plus de mission, plus d’affec­ tion, plus de compte à rendre, surtout pas à moi-même. Je suis entièrement bloqué et entièrement disponible. Je n’ai nulle part

aucune sorte de responsabilité. Est-ce cela que vous appelez l’état d’immaculée conception ?» A quoi le moine avait répondu, toujours ironique et méprisant : « C’est apparemment cela. Cela signifie que vous êtes mûr pour le suicide, ou le martyre, ou bien, comme moi, pour prendre la place du Bon Dieu. » On lui enleva son veston, sa chemise. On lui posa derechef des ques­ tions. Bonnava, toujours Bonnava. On lui lia les mains. Le colosse sortit d’une armoire un ceinturon dont l’ardillon luisait. Patrick pensait à d’autres paroles du moine : « Souvenez-vous. Ce n'est pas parce que l’on n’a pas de responsabilités qu’on peut prendre des positions extrêmes ; c’est afin de pouvoir prendre des positions extrêmes qu’on se trouve un jour dépouillé de toute responsabilité. » Et peut-être en effet ce jour était-il venu, et c’était comme la phase terminale d’un jeu épouvantable qui renchérissait sur toute épouvante et la couronnait en quelque sorte par une justification d’absurdité suprême. Les bourreaux de Patrick étaient au nombre de trois. Ils s’élancèrent de nou­ veau. Le dos de Patrick fut déchiré. Puis, soudain, dans une accalmie, Patrick leva la tête comme s’il voulait parler, et les trois hommes s’arrêtèrent en le fixant de leurs petits yeux clairs et cruels, très enfoncés. Et Patrick voulait parler en effet. Une pensée venait de s’imposer à lui et de s’introduire dans son cerveau, au milieu des élancements de la douleur qu’elle avait soudain écartés et comme rabattus. Et cette pensée était accom­ pagnée de toutes celles qui l’avaient précédée et de toutes celles qui allaient la suivre, comme cela se produit dans la trame logique et instantanée d’un rêve. Cette pensée consistait en ceci qu’il fallait en effet, pour que le destin de Patrick s’accomplît ou se confirmât, que Patrick dénonçât Bonnava et le domicile secret de ce dernier qu’il connaissait, et cela justement parce qu’il n’avait plus aucun ressentiment contre lui, mais qu’il fallait aussi, et c’était encore plus essentiel, que cette dénon­ ciation fût, de science certaine, absolument dépouillée pour Patrick de tout intérêt et de tout gain, et n’intervînt par conséquent qu’au moment où Patrick aurait tout perdu, à la fin des dernières tortures, quand son corps serait mort, et que la dernière flamme de vie se mettrait à vaciller dans son cerveau. Alors, oui, ce serait le moment. Ce calcul déroula en lui ses méandres en l'espace d’un instant, et il releva la tête Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 227

avec bravade. Il y avait une telle ardeur dans ses yeux que les crois hommes en face de lui sursautèrent et avancèrent leurs poings. Mais, de sa bouche fendue, Patrick sourit — pas pour eux, pour lui. Il se disait que s’il voulait être, au dernier instant, le maître de ce jeu, il fallait le conduire sans plus attendre, en y mettant toute la décision et tout le calcul convenables, afin de mieux préparer l’approche de la dernière décision et du dernier calcul. Il se mit donc à parler, et la parole pour lui n’était plus qu’un jouet savant. Et malgré le battement du sang chaud à ses tempes, et l’immense brûlure de tout son corps, son esprit était merveilleusement clair. Les brutes avaient fait entrer, pour prendre des notes en sténo, une secrétaire qui lui parut ressembler à Sylvie, en moins bien, et cela le fixa encore mieux dans son univers à lui, où toutes les présences étaient mortes, parce qu’elles étaient indignes, sauf la sienne.

Il donna tout de suite son vrai nom, et il raconta sa vie, pour bien montrer qu’il était étranger à toutes ces histoires drôle­ ment idiotes de la politique. Il ne sauta aucun détail le concer­ nant et pourtant ne compromit personne, fixant des repères pour les futures questions des autres et sachant déjà comment il les égarerait sur de nouvelles pistes à lui, jusqu’à l’impasse finale. Toute son habileté dialectique lui remontait aux lèvres, mêlée au goût du sang qu’il ne pouvait pas étancher. Les autres le suivaient, ne le questionnaient plus et attendaient qu’il se coupât. — Déliez-moi les mains, dit-il. On les lui délia et on lui rendit son mouchoir, mais il ne s’en servit pas. Il parla aussi du moine et leur raconta comment il l’avait connu, et, serrant le contour de cette ironie envahissante qui se mettait à resplendir en lui comme un soleil, il leur dit que c’était un philanthrope et qu’ils seraient bien contents de le retrouver avec eux quand ils seraient à leur tour chassés comme des lapins par les Russes. Les autres grognèrent. Il répondit avec insolence et insulta grossièrement la Wehrmacht. Le colosse le bouscula de nouveau et, d’un coup de pied, faillit lui briser une jambe. Cependant, le moins excité des trois téléphonait à quelque service central pour savoir si Patrick ne se vantait pas lorsqu’il

prétendait avoir mené des pourparlers en 1940. à l’Ambassade. au nom de son parti. Et il apprenait que rien n’était plus exact, et que Patrick était un homme considérable, un de ces hommes à ménager parce qu’ils sont toujours fourrés dans le dessous des choses, en tout cas un otage important. Le gradé de l’étage supérieur annonça sa visite. L'homme qui téléphonait arrêta le pugilat par quelques cris véhéments, bouscula à son tour le colosse, envoya la secrétaire chercher de l’eau et se mit en devoir de rendre à Patrick un aspect convenable. On lui lava promptement le visage, on lui passa sa chemise sur son dos gluant, on lui rendit sa veste. Il en fut surpris et humilié. Puis, en attendant le chef, pour meubler le temps, on lui redemanda son adresse, comme au début. Il refusa de répondre, non sans hauteur. Mais personne ne le frappa. Un capitaine de S.S. entra et les trois hommes se mirent au garde-à-vous. D’un geste, il les fit sortir, puis, sans dire un mot, tendit une cigarette à Patrick. Celui-ci la prit. En lui donnant du feu, le capitaine dissimula un sourire. Mais Patrick, brusquement, se sentit envahi par une nouvelle bouffée de lucidité, et il ne sut pas tout de suite si cette lucidité éclairait encore la précédente ou la contredisait. Il lui sembla bien qu’un rêve avait commencé quelque part, mais il savait que ce n’était qu’un rêve et que cette ironie qu’il avait sentie poindre en lui quelques instants auparavant n’avait aucune rai­ son d’être, et qu’elle serait démentie au réveil, ou simplement oubliée, et que jamais en effet la magnificence des rêves ne triomphe au grand jour. Et il comprit que cette comédie qu’il venait de se jouer à lui-même était encore plus dérisoire et plus cruelle qu’il ne l’avait cru, puisqu’il avait suffi de quelques coups de poing sur la tête ou de quelques coups de pied dans le ventre pour lui faire croire qu’il existait encore quelque part, pour lui, une victoire. Il se jura de mettre désormais, dans ce jeu, un sérieux terrible et définitif. Devant lui, le capitaine parlait. Encore un qui parle trop, pensa Patrick. — Vous déclarez avoir quitté le parti communiste ? — Oui. — Pourquoi ? Patrick fit un geste vague. — Vous désapprouviez le terrorisme ? Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 229

— Si vous voulez, dit Patrick. (Le motif lui parut mince.) — Qu’est devenu le nommé Bonnava, avec lequel vous êtes venu à l’Ambassade, en 1940 ? — Je ne sais pas. — Nous, nous savons. Qu’est-ce qui nous prouve que vous ne travaillez pas encore avec lui ? — Rien ne vous le prouve. — Quand l’avez-vous rencontré pour la dernière fois ? — En février 1943. — Il rentrait de Suisse. — C’est juste. Devant cette réponse pleine de bonne volonté, le capitaine crut bon de placer, à cet endroit, un long exposé sur les pourparlers toujours possibles entre l’Allemagne et la Russie. — L’Allemagne et la Russie ensemble seraient invincibles, conclut-il. — C’est possible, dit Patrick avec indifférence. — Qu’en pensez-vous ? — La Russie est fichue et l’Allemagne aussi, dit Patrick. Fichezmoi la paix avec ces histoires. Je veux bien crever, pensa-t-il, mais clairement, et dans la vérité. De mauvaise humeur, le capitaine reprit l’interrogatoire. On parla du moine. — Je fais avec lui de la philosophie, dit Patrick. Puis on revint à Bonnava. — Où le rencontriez-vous, les deux dernières années ? — Dans la rue ou bien dans un café. — Par exemple, la dernière fois ? — Dans le café qui est au coin de la rue des Volontaires et de la rue de Vaugirard, en face du métro. — Cela ne m’intéresse pas. Vous n’allez pas me faire croire que, placé comme vous l’étiez, vous ne connaissiez pas ses différents domiciles ? — En effet, dit Patrick durement. J’en connaissais exactement un. L’officier tressaillit et regarda Patrick dans les yeux. Patrick le regarda aussi : — Il faudra nous le dire. — Non.

L’officier tressaillit encore. Il avait pourtant entendu bien des hommes dire non. Et Patrick au même moment pensait : Oui. Mais quand je voudrai. Et non pas quand tu voudras. — Je ne comprends pas, dit l’officier. Puisque vous avouez que vous le connaissez. — Je n’avoue rien, dit Patrick. Quand je parle, je dis toujours la vérité. Seulement je ne parle pas toujours. — Nous verrons bien, dit le capitaine. Vous avez bien tort. Patrick écrasa le mégot de sa cigarette dans le cendrier et ne répondit pas. Il regardait par la fenêtre le ciel gris et sale, presque noir, où s’annonçait la neige. Je ne reverrai sans doute jamais de neige, pensa-t-il.

A trois heures de l’après-midi, le même jour, je me trouvais dans mon bureau, à Montparnasse, lorsque je fus appelé au téléphone par le prieur de l’abbaye de la Source qui m’apprit, à mots couverts, l’arrestation de dom Luis. Le prieur avait enquêté devant l’église des Orphelins d’Auteuil, et des commer­ çants, qui avaient été les témoins de la scène, venaient de lui en raconter les péripéties. A la description qu’à son tour il m’en lit, -j’identifiai sans peine les deux compagnons du moine. La première pensée qui me vint fut qu’il fallait prévenir d’urgence les Gérault, puisque l'arrestation de Saint-Martin les mettait en danger. Je descendis au café de la Rotonde et les appelai au téléphone. La femme de chambre me répondit que Gérault et Hélène venaient de sortir. A l’époque, les Gérault habitaient avenue Bosquet. J’y courus. La femme de chambre qui m’ouvrit la porte était toute trem­ blante, mais elle me reconnut et se remit un peu. Je finis par comprendre que Gérault et Hélène avaient été prévenus une demi-heure environ avant mon coup de téléphone et s’étaient déjà mis à l’abri. J’essayai aussitôt de joindre Dormann que j’estimais bien placé pour assister Patrick, et peut-être dom Luis. Il était au Palais et, dès qu’il eut compris, il rentra en hâte chez lui. Il voulait d’abord mettre en sûreté les papiers de Patrick. Nous nous retrouvâmes à cinq heures au café de Versailles, à Montpar­ nasse, pour nous concerter. Il fut assez facile à Dormann, grâce

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à quelques coups de téléphone, d’apprendre que Patrick et dom Luis avaient été conduits rue des Saussaies. Il n’y connaissait personne mais pouvait s’y faire recommander, et il décida tout de suite de s’y rendre. Je l’accompagnai. Dormann se présenta rue des Saussaies comme avocat et journaliste, mais n’hésita pas à déclarer aussi, spontanément, qu’il était le logeur clandestin de Patrick. Cette audace, en un sens, limitait les risques, car le domicile de Patrick pouvait être découvert. Elle fut bien accueillie. J’attendis dans un café de l'avenue Marigny l’issue de cette démarche. Le capitaine S.S. reçut Dormann presque tout de suite. L’inter­ rogatoire de Patrick venait d’être suspendu, celui du moine était en cours. Mais dom Luis se bornait à répondre que son rôle avait été celui d’un simple intermédiaire, tenant en quelque sorte une boîte aux lettres. Les policiers n’avaient rien décou­ vert dans sa chambre et ces explications paraissaient plausibles. Dormann savait plaider et, n’ayant ici, au surplus, que la vérité à défendre, il réussit à ébranler le capitaine. Il alla même jusqu’à déclarer que l’entrée en guerre de la Russie contre l’Allemagne avait provoqué chez Patrick une sorte de mélancolie et de dérangement intellectuel favorisant certains accès mys­ tiques, d’ailleurs peu dangereux. Et, constatant que le capitaine se piquait de psychologie, il ajouta que les effets obsessionnels, presque toujours incohérents, de cette tendance, étaient le signe d’une pensée de plus en plus tournée vers le suicide et écartée de l’action. Le capitaine admit tout cela. Il avait noté ces mêmes signes. Mais Patrick était une prise considérable et l’officier, mesurant ses responsabilités, demanda, si possible, d’autres témoignages ou d’autres cautions. Un peu pris de court, Dormann offrit la mienne et vint me chercher. Je le suivis. Ma qualité d’ancien officier des Brigades internationales consti­ tuait, certes, d’entrée, un méchant brevet, et il me fallut conter toute mon histoire. Mais le capitaine comprenait mal que, quittant un camp, on n’entrât pas dans l’autre. Il faisait évi­ demment la distinction entre les trotskystes et les staliniens, mais les trotskystes venaient de se faire prendre en flagrant délit de noyautage de la Kriegsmarine, et le capitaine n’avait pas, dit-il, de préférence pour la peste quand il était menacé du choléra.

— Mais je ne suis pas trotskyste ! m’écriai-je. Je vis bien qu'il voulait des gages. Qu’avais-je fait depuis 1940 ? Je lui proposai, si cela devait emporter sa conviction, de me compromettre pour Patrick et dom Luis et d’écrire une série d’articles sur mon expérience catalane, et j’arrêtai tout de suite un titre : VEnjer stalinien de la Puerta del Angel. — Très bien, dit-il. Pour Patrick, on verra. Mais pour le moine, c’est autre chose. Il considérait tous ces républicains espagnols comme des bandits, et Rosenberg lui avait appris que les moines-soldats, Chevaliers teutoniques ou Jésuites du Paraguay, sont, entre tous les hommes, les meilleurs ou les pires. Je compris que dom Luis ne serait pas relâché. Nous sortîmes de la rue des Saussaies vers huit heures et demie. A l’angoisse qui m’habitait se mêlait un sentiment bizarre et non moins cruel à force d’être humiliant. En amour, l’obstacle le plus fortuit fait refluer en nous d'étranges dépits. Il me semblait presque que l’arrestation de dom Luis et de Patrick n’avait pour but que de déranger les plans que je formais pour Hélène et de m'en signaler la vanité. Quelques jours plus tard, des perquisitions eurent lieu, simul­ tanément, dans la villa de Chevreuse et dans l’appartement de l’avenue Bosquet. La villa était occupée par les parents de Gérault. On n'y trouva rien. L’appartement de Paris fut pillé. De Lyon, une semaine après, Hélène m’adressa une carte pos­ tale contenant seulement un mot et une initiale : Dommage ! H. Nous devions apprendre longtemps après son arrivée à Alger, avec Gérault. Un mois avait passé. J’avais publié mes articles dans l’hebdo­ madaire où écrivait Dormann. Cependant, malgré nos efforts, dom Luis avait été transféré au camp de Compïègne pour être déporté en Allemagne. Patrick, enfermé à la Santé, n’avait pas subi de nouvel interrogatoire. Un jour de décembre, l’officier S.S. avisa Dormann que la mise en liberté de notre ami serait accordée, mais il était demandé que Patrick, avec toute l’auto­ rité qui s’attachait à son nom, signât une déclaration condam­ nant les attentats des francs-tireurs contre l’armée allemande. Cette déclaration était de pure forme, et l’officier le savait. Mais le parti communiste commençait à recruter, à l'époque, un Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 233

tas de garçons sentimentaux et intransigeants, un peu bornés, qui n’en étaient pas encore à admirer les manœuvriers poli­ tiques capables de signer n'importe quel papier pour tromper le diable. C’était ceux-là qu’il fallait démoraliser. Il signera sûrement, dit Dormann, très heureux. J’en étais moins sûr que lui. Dans sa cellule, cependant, Patrick s’abandonnait à l’ennui. Une fois pour toutes, il avait renoncé à se jouer en imagination ces scènes de la fin patiemment agencées et trop consolantes qui ajoutaient à sa duperie, puisque les autres refusaient de les jouer avec lui. Il suffit de se dire qu’on n’existe plus, pensait-il. A certains moments, il goûtait une paix pleine de douceur. Le grincement de la serrure le réveilla, et Dormann entra, suivi d’un gardien allemand qui referma la porte. L’avocat remarqua avec plaisir que la cellule était balayée, bien que le carreau en fût humide et gras, et que Patrick était bien rasé. Patrick, étendu sur sa couchette, regarda Dormann, sans bouger. Audessus de sa tête, en lettres d’un demi-mètre de haut déjà rongées et écaillées par l’humidité, on lisait une vieille inscrip­ tion gravée sans doute par un anarchiste : a bas les patries. Plus récemment, un gaulliste, de deux traits encore nets et tout blancs, avait barré a bas, et écrit au-dessus les trois lettres de viv. Puis il s’était arrêté. Le pluriel qui suivait l’avait gêné. Dormann posa sa serviette au pied du lit et débarrassa l’étroite planchette scellée au mur des quelques livres qui l’encom­ braient. Puis il tira de sa serviette deux ou trois feuilles de papier blanc grand format, qu’il posa sur la même planchette, ainsi que son stylo. Enfin, de sa serviette restée ouverte, il tira encore une feuille dactylographiée qu’il tendit à Patrick. — Lis ça, lui dit-il. Patrick s’assit sur le lit et prit la feuille. La doctrine de la violence individuelle n'a jamais été celle des Partis ouvriers et a été constamment condamnée par eux parce qu'elle répand les pires illusions et n’a jamais réussi qu’à faire courir aux meilleurs éléments prolétariens des dangers inutiles. J’ai toujours condamné l’aventurisme et le condamne encore. Je soussigné Antoine Patrick, ancien membre du Comité central du Parti Communiste, déclare donc réprouver avec la plus grande énergie, etc.

— Quel style, dit Patrick. C’est du Bobigny d’il y a vingt ans. Avec un soin méticuleux, sans regarder Patrick, Dormann ayant décapuchonné son stylo, en faisait fonctionner le levier, pour amener l’encre. — Qu'est-ce que tu en penses ? demanda-t-il sans se retourner. — J’ai besoin de réfléchir, dit Patrick. — C'est tout réfléchi, dit Dormann. Ne fais pas l’idiot. Recopie ça et signe. Sinon on peut craindre le pire. — Qu’est-ce que le pire ? demanda Patrick. Il tenait toujours la feuille entre ses doigts. — Allons, viens, lui dit Dormann d’une voix amicale, en faisant un pas vers le lit et en lui tendant la main, comme pour l’aider. Mais Patrick se contenta de lever la tête. — J’ai besoin de rester seul un moment, dit-il d’une voix pleine de douceur. Dormann le regarda encore. — Si tu veux, dit-il, et, posant son stylo sur la planchette, il fit signe au gardien d’ouvrir la porte. Une idée qu’il trouvait curieuse était venue à Patrick, et, quand il fut seul, il joua pendant quelques instants avec elle, puis se leva sans hâte. Il y a dans cette affaire autant de raisons pour que contre, pensa-t-il, ce qui signifie qu’aucune raison ne vaut rien. Il s’assit devant la planchette et prit l’une des feuilles blanches de Dormann, qu’il plia sur le bord et découpa avec soin. Puis pliant à nouveau la bande ainsi obtenue, il détacha deux petits carrés de papier. Sur le premier il écrivit Oui et sur le deuxième Non. Voici l’une des scènes les plus rabâchées de tous les romans modernes, se dit-il. Mais il faut bien qu'à la fin la vie se mette à imiter le roman. Je vais jouer aux petits papiers comme les enfants... Mais les enfants perfectionnent toujours le jeu, conti­ nua-t-il. Ils ne tirent pas seulement une fois, mais, par exemple, cinq fois. Et ça donne trois fois contre deux. Alors ils conti­ nuent et tirent dix fois, et ça donne cinq contre cinq, et ils continuent encore, ou bien ils font le contraire de ce qu’indique le sort. Mais, justement, ces subterfuges sont enfantins. C’est ici qu’il faut une âme juste, j’obéirai strictement. Alors, com­ bien de coups ? Il faut un verdict sans appel. Un nombre

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impair, cinq, sept, onze. Plus on augmente, plus cela devient un divertissement... Il plia les deux papiers en quatre, les prit entre ses paumes : Un seul coup, pensa-t-il, et il les agita en fermant les yeux. Nous n’arrivons à rien, pensa-t-il encore, parce que nous n’avons pas l’habitude de mourir pour rien. Et si nous savions mourir pour rien ? Nous n’arriverions à rien non plus. Il tira et déplia le papier. C'était oui. Son cœur ne battit qu’après. Eh bien, c’est oui, dit-il à voix haute, et il savait que cette décision était définitive. Néanmoins, il reprit les papiers, les agita de nouveau et tira une deuxième fois. C’était non. Trop tard, dit-il. Il n’existe au monde qu’une seule morale qui vaille, et c’est celle-ci : éviter les recommencements. Il froissa les petits papiers et en fit des boulettes qu’il jeta dans un coin, vers la tinette, puis, approchant une deuxième feuille blanche, il recopia le texte de Dormann, et signa. Quand il eut fini, il alla donner un grand coup de poing dans la porte. Je lisais rarement les journaux, clandestins ou non. La politique a fait aux hommes des manies, des visages fiévreux, des haleines fétides, des gestes d’automates cruels. Dès que mes articles furent parus, je reçus des lettres anonymes contenant des menaces de mort. Le style en était emphatique. On y parlait de châtiment et de justice. Dieu seul est juste, eût dit le moine. Mais ce qui me frappait surtout, dans ces lettres, ce n’était pas tellement la haine, qui s’imite facilement, surtout en majus­ cules, c'était, en interligne, une sorte de contentement de soi, de vanité bénisseuse. Au fond, ils se fichent pas mal de l’avenir de l’homme, nos ardents ! Leur avenir à eux, oui, et leur pré­ sent, surtout leur présent, leur joyeux confort bourré de vanités et de pis-aller provocants ! Le lendemain de la mise en liberté de Patrick, j’allai déjeuner chez Dormann, à Issy-les-Moulineaux, avec Drameille. Patrick était pâle, mais calme. Dom Luis avait été emmené deux jours auparavant vers une destination inconnue, en Allemagne. Patrick parla fort peu. Il répondait à peine aux questions de Drameille, mais toujours sur un ton sérieux et égal, sans la moindre animation. Il était parvenu au bord d’un grand vide et ne désirait plus regarder en arrière. — Pour la beauté de la chose, dit-il à la fin et comme se parlant

à lui-même, il ne me reste plus maintenant qu’à bousiller un Fritz. — Pourquoi pas ? dit Drameille, aussi sérieux que lui. — Je n’ai pas de revolver, dit Patrick. — Je peux vous en procurer un, dit Drameille. — Soyons sérieux, dit Dormann, énervé. — C’est très sérieux, dit Patrick en vidant son verre d’un seul coup, comme il faisait souvent, quand il retrouvait sans s’en apercevoir ses anciens gestes d’ouvrier. Un silence tomba. Drameille était celui d’entre nous qui était le plus attentif et qui réfléchissait le plus profondément. Il pensait que Patrick finirait par se suicider. Ceux qui se figurent que le suicide est une forme invertie de la vanité manquent d’imagination métaphysique, se dit Drameille. Il n’y avait plus de vanité en Patrick. Et Patrick pensait : Il n’y a plus rien à voir de ce côté-ci. De l’autre côté, peut-être. Je n’avais rien dit, Patrick me regarda : — Pauvre padre, murmurai-je. Patrick fit un geste vague, il chassait cette pensée ou cette image. Notre déjeuner prit fin vers trois heures de l’après-midi et nous partîmes ensemble vers le métro des Petits-Ménages. Dormann allait à la recherche d’un nouveau logement pour Patrick, car ses relations avec ce dernier étaient maintenant connues, et il fallait s’attendre à une violente réaction des communistes. Je vais chercher aussi, lui proposai-je. Nous approchions de la station Montparnasse lorsque Patrick se pencha vers moi : — Je suis passé ce matin au bureau de la poste restante, me dit-il. Il n’y avait toujours rien. — Tant pis, lui dis-je. Un peu de tristesse s’ajoutait à tant d’autres et s’y perdait. Je descendis avec Dormann. Patrick resta dans le wagon avec Drameille. Un peu avant minuit, ce même soir, on sortba à ma porte. Deux coups brefs, un coup long. C’était le signal de Patrick. J’allai ouvrir. — Je viens coucher ici, pour changer un peu, dit-il avec une cordialité que je trouvai forcée.

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Ses mains tremblaient. Il est vrai que dehors il faisait très froid. — Asseyez-vous, lui dis-je, et j’approchai de lui le radiateur électrique. Il respirait avec difficulté et resta un long moment prostré, les mains tendues vers l’appareil. — J'ai marché vite, dit-il enfin, à cause du couvre-feu. Mais il paraissait si las qu’un soupçon me vint : — Avez-vous mangé ? Il hésita : — Non, dit-il. Nous nous trouvions dans la petite pièce où nous avions sou­ vent travaillé ensemble, l’hiver précédent. Il regardait d’un air timide autour de lui, les livres, les gravures accrochées au mur, la photo de Sylvie, la table couverte de papiers, comme si tant de souvenirs offerts ensemble le dépaysaient au lieu de l’accueil­ lir, ou bien comme si la joie qu’il en recevait était trop forte, ou indiscrète, ou imméritée. Tout cela à la fois. Je le laissai seul et me rendis à la cuisine. J’en rapportai quelques boîtes de conserves, un peu de beurre, un peu de pain, de l’alcool. — Je n’ai plus de vin, lui dis-je. Vous pourriez couper ce cognac avec de l’eau. Je débarrassai un coin de la table et y posai une assiette et un verre, et tout ce que j’apportais. — C’est beaucoup trop, dit-il. — Installez-vous. Pendant ce temps je vais faire du café. J’en prendrai aussi, lui dis-je. Il se leva pour ôter son pardessus, mais avant de le jeter sur le fauteuil, il retira de la poche intérieure et posa sur les coussins, avec précaution, un revolver. Je le regardai. Il sourit. Son premier sourire. — C’est le revolver annoncé par Drameille, dit-il. Puis son air effarouché lui revint. Il mangea en silence et très vite. — Que comptez-vous faire avec ça ? lui demandai-je en dési­ gnant l’arme, que le pardessus cachait. — Tout à l’heure, dit-il, avec un geste de la main. Quand nous eûmes bu le café, il se mit à fumer, puis me dit d’un air plein d’indécision : — Il faudrait que j’écrive.

— Eh bien, rien de plus facile. Reprenez votre place de l’an dernier. — Je n’en aurai pas pour longtemps. — Peu importe, lui dis-je. Je ne vous attendrai pas. Vous cou­ cherez ici, j’irai dans l’autre chambre. — Je te dérange, dit-il. Excuse-moi. Je le quittai presque tout de suite et allai dormir. Il écrivait toujours avec la même application et la même lenteur. Le lendemain matin, il se leva avant moi et prépara le petit déjeuner. De cela aussi il avait l’habitude. — Sais-tu, me demanda-t-il dès que je l’eus rejoint, d’où je venais, cette nuit, quand je suis arrivé ici ? — Comment le saurais-je ? Il se surveillait, je le sentais. Sa voix se voulait trop neutre, impersonnelle. — Je venais de Neuilly, dit-il, 9, rue Casimir-Pinel, près de la Seine. — Mais c’est la dernière adresse de Bonnava ! m’écriai-je. — Exactement, dit-il en se versant du café. — Qu’alliez-vous faire là-bas ? — Une expérience. Malheureusement, il en est parti. J’ai passé tout l’après-midi à le chercher. Il connaissait tous les amis de Bonnava, il pouvait retrouver sa piste. — Je ne comprends pas, murmurai-je en le regardant. Dans ma tasse, mon café refroidissait, Patrick avait déjà vidé la sienne et se dirigeait vers l’évier pour la laver. — Je n’ai pas rencontré Bonnava, mais quelqu’un d’autre, un pauvre type, dit-il, sans se retourner, mais d’un accent si pro­ fond, et à la fois si humble et si voilé, que je tressaillis une fois de plus.

Je le regardais, je ne bougeais plus. Il ouvrit le robinet d’un geste brusque et sous le jet d’eau trop violent la tasse lui échappa des mains et se brisa. — Racontez, lui dis-je. Mais il ne m’entendit pas. Je dus aller fermer le robinet qui coulait toujours. L’eau, en Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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tombant sur les débris de la tasse, giclait au loin et éclaboussait le carreau de la cuisine. — Racontez, répétai-je. — Oui, dit-il. Il s’essuyait machinalement les mains. Pendant que je posais à mon tour ma tasse sur l’évier, il sortit de la cuisine, mais revint tout de suite après. Il tenait à la main un brouillon. — Tiens, dit-il, d’une voix redevenue neutre. Voilà ce que je compte écrire au général von Stülpnagel. Le général allemand von Stülpnagel était, à l’époque, le commandant de la circonscription du Grand-Paris.

Monsieur, En tant qu’ancien membre du Comité central du parti commu­ niste, et sans autre motif, j’ai été arrêté le 16 novembre dernier par votre police, et relâché avant-hier, 18 décembre, après avoir signé une déclaration par laquelle je condamnais les attentats commis contre les membres de l’armée allemande. Il importe peu de savoir pourquoi j’ai donné cette signature. (Ici le brouillon portait des ratures et on lisait quelques mots sans suite, qui avaient été barrés : Toute appréciation... La bonne ou la mauvaise foi...) Je viens seulement vous informer que c’est moi qui ai tué, cette nuit, à 11 heures, devant la porte de l’immeuble du numéro 9, rue Casimir-Pinel, à Neuilly-sur-Seine, un caporal allemand qui habitait sans doute dans cette maison. Je regrette que mes moyens limités ne m’aient pas permis d’abattre un homme ayant probablement une conscience plus claire de ses actes, vous par exemple. Mais peut-être ce regret ne vient-il que d'un scrupule excessif de ma conscience à moi. Pour vous, vous n’y comprenez rien. Tuez-vous, imbécile, bientôt vous ne pourrez plus. Signé : Patrick.

Quand j’eus fini ma lecture, je rendis le feuillet à Patrick. Je ne savais que lui dire. Mais sans doute parce qu’il s'était délivré de son secret, avait-il retrouvé sa maîtrise, car il sourit :

— Je vais recopier cela au propre, dit-il. Pourtant j’hésite à l’envoyer. Vous risquez d’avoir des ennuis, toi et Dormann. — Je ne crois pas, lui dis-je, un peu hébété. On pensera que vous êtes devenu fou, c’est tout. Et l’on ne se trompera guère. Son sourire avait disparu : — C’est vrai, dit-il. Je réfléchissais et lui repris le brouillon, dont je relus la fin : — Bientôt vous ne pourrez plus. Pourquoi dites-vous cela ? Je ne comprends pas. — Moi non plus, dit-il. Ou plutôt hier soir je comprenais. Hier soir, oui... — Ça va mal, lui dis-je. Il me regarda d’un air mauvais : — Encore plus mal que tu ne crois. Je faillis me mettre en colère : — Qu’alliez-vous faire chez Bonnava ? — Lui dire bonjour en passant. Le tuer. Un dans un camp, un dans l’autre, puis moi au milieu. J’aime l’équilibre. — Excellent exercice, lui dis-je. Il me reprit le papier et y posa les yeux : — Seulement, le plus dur, c’est encore le dernier point du programme, fit-il avec mépris. A partir d’un certain moment, on veut toujours voir la suite. C’est du moins ce que je me disais hier soir en écrivant cela, fit-il avec un sourire affreux. — Et ce matin vous pensez autrement ? — Je n’en sais rien, dit-il avec colère. Fiche-moi la paix. Je sais que je tiendrai le coup de toutes les façons... Il partit, et, à partir de ce moment, je perdis sa trace : il ne revit ni Dormann, ni Drameille. On découvrit son cadavre le lendemain matin dans le fossé de la route nationale, à la sortie de Ville-d’Avray, dans un des virages qui précèdent la côte de Picardie. Sa tête était trouée d’une balle, le revolver était tombé à côté du corps. On ne trouva sur lui aucun papier, mais le service anthropométrique l’identifia tout de suite. Comme, d’autre part, le cadavre fut relevé à une cinquantaine de mètres d’un pavillon où Patrick avait logé vers 1934 ou 1935 avec une de ses maîtresse^, la police conclut au suicide et l’affaire fut classée presque tout de suite. Cependant ni Drameille ni moi n’acceptions de penser que Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 241

Patrick, même s’il avait voulu laisser, à sa mort, une idée fausse de lui-même, eût pu être prisonnier en quelque façon de ses souvenirs sentimentaux. Nous nous interrogeâmes en vain sur le sens de ses dernières paroles, si ambiguës. Puis, comme Drameille possédait dans la police un ami discret et bien placé, il lui demanda à connaître, en confidence, la marque de l’arme trouvée près du corps. La réponse lui fut téléphonée le lende­ main : le revolver était un Mauser tout neuf, celui que Dra­ meille avait donné à Patrick était un vieil Herstal. — Peut-être s’est-il fait descendre, dit alors Drameille, et je fus de son avis. Dans sa voix pointait un regret. Il avait admiré que Patrick eût tué, pour rien, un Allemand inconnu. Que l’aventure de Patrick eût ainsi tourné court, cela décevait sa curiosité, d’au­ tant plus que Dormann, à l’époque, prétendit avoir rendu à Patrick, qui désirait les détruire, tous les documents que ce dernier lui avait confiés. Nous n’apprîmes rien de plus. Quelques mois passèrent, qui nous conduisirent au débarquement des Alliés et à la bataille de France. Parfois, devant moi, Drameille se mettait à cons­ truire un Patrick imaginaire et pourtant plausible qui, ayant commencé de tuer à froid, décidait de ne plus s’arrêter et abattait n’importe qui. Un Patrick exterminateur et absolument vide. Cette idée avait pu, parfois, saisir Patrick lui-même, bien qu’il n’en eût rien dit. Quant à la lettre à von Stülpnagel, il ne l'avait probablement pas envoyée, car ni Dormann ni moi ne fûmes plus jamais interrogés sur Patrick.

12 Je vois en visage d’ange son visage fardé : Mon âme y gît, avec mes jours de vivant, de décédé'.

Traduit du hongrois

André Ady (Ma Fiancée) par Armand Robin.

J’entre maintenant dans une nouvelle période de ma vie. Et, malgré les événements qui à la même époque et durant de longs mois ébranlèrent le monde, jamais loisir plus grand ne me fut donné pour m’approfondir en moi-même et en moi seul. Je perdis tout. De ce moment date peut-être ma vraie nais­ sance. A la Libération, j’échappai aux policiers, vrais ou faux, qui me cherchaient et quittai Paris. Il y avait trop de menteurs et d’imbéciles qui se faisaient justiciers, et puis je n’aime pas qu’on fasse de la patrie un absolu. Ce qui me rend la politique de moins en moins concevable, c’est que non seulement les victimes acceptent de se défendre, mais qu’elles emploient le même vocabulaire truqué que leurs bourreaux. Et, en vérité, d’un commun assentiment, personne ne raisonne sur les vrais mobiles et tout le monde se proclame patriote, comme s’il suffisait à un boniment de se dire patriotique pour cesser d’être un boniment. Treize mois durant, je restai enfermé dans la petite maison que Lopez s’est fait bâtir en 1937, à vingt kilo­ mètres de Marseille, dans un site magnifique, au fond de la calanque de Sormiou, au milieu des pins. J'aimais tant cette solitude, cette réclusion, que je renchérissais sans effort sur la discipline et que la peur de la police ne m’était plus qu’un alibi. Quand il était là, Lopez recevait beaucoup, et ses voisins étaient de cette sorte de gaullistes qui fut si longtemps en

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proie au ressentiment. Alors je me cloîtrais dans ma chambre, presque toujours fermée à clef, au premier étage. J’avais appris à réprimer ma toux, à surveiller ma respiration. Quand Lopez partait en voyage, je restais seul avec sa vieille bonne, mais quand même je ne quittais pas ma chambre. J’étais incapable de changer l’habitude déjà prise, ce confort étonnant où se moucher posait un problème, mais où les idées jaillissaient comme les fleurs au printemps. En quittant Paris, j'avais écrit à Drameille, mais sans lui donner mon adresse. Je voulais être seul dans ma nouvelle vie. Les dernières réussites humaines se tiennent au-delà de toute amitié. Souvent, dans les jours qui précédèrent mon départ, je pensais à Sylvie, à Hélène, il me semblait renoncer pour tou­ jours à elles. Mais elles ne vivaient plus en moi que d'une façon impersonnelle, et j’eusse pu leur substituer n’importe quelle autre femme aussi belle et aussi désirable. Et même, grâce à ma solitude et à l’idéale sagesse que je m’inventais dans mes livres, il me semblait que j’aidais à vivre et à grandir en moi ce complément de moi-même, la future Epinoïa qui me serait un jour accordée, un jour..., et qui me protégerait, à ce moment, contre tout ratage en amour. On est seul, après tout. Qu’on en ait au moins la fierté. Qu’il monte en nous, qu’il monte toujours, ce grand flot de la fierté intérieure, qu’il nous accompagne sans cesse, plus fidèle que notre ombre, plus vivant que tous les fantômes de chair ! Lorsque les Gérault rentrèrent à Paris à la fin de 1944, je me trouvais en plein travail et n’eus aucune peine à rester chez Lopez. Jamais je ne me sentis mieux en possession de ma propre vie. Notre génération est celle des fils de la lumière dévolus aux pensées et aux tâches de l'enfer. Et c’est peut-être le plus grand des signes des temps que l’approfondissement de cette vérité soit aujourd’hui la seule occupation qui enracine l’homme en lui-même et finisse par le mettre en état d’ordina­ tion. Durant les mois que j’ai passés chez Lopez, je me suis abîmé dans l’adoration la plus brûlante, la plus dévergondée, la plus dispersée, et j’oserai dire la plus efficace, puisque le monde d'aujourd’hui n’aspire à l’unité qu’à travers la plus

grande multiplicité. Je mêlais le travail, la lecture, la médita­ tion et même la contemplation la plus vide de pensée. Je lisais dans Ispaïe : Je fais le bonheur et je crée le mal, moi laweh, je fais tout cela. Et dans le Coran : Goûtez à tous les fruits. Je retrouvais dans mes notes d’anciennes paroles de dom Luis : Dire que Hamlet avait peur de l'enfer ! La question est celleci : De ce côté comme de l’autre, peut-on vivre sans enfer ? Mais depuis longtemps je connaissais la réponse : Je refuse le paradis si je ne peux pas y installer un enfer supérieur. Et j’entendais le moine conclure : Ils te seront donnés ensemble. Je poussai, au début, le travail sur la Kabbale que j’avais commencé avec dom Luis. Certains soirs où je prenais une conscience nette de l’illimité de ma solitude, cette idée parfois m’envahissait que la Genèse avait été écrite spécialement pour moi et que j’étais le seul, en ces temps de la fin, à comprendre ce que Moïse avait voulu dire en parlant du Déluge et en écri­ vant le Pentateuque. Mais cette idée n’encourageait que mon besoin de création, et, très vite, j’abandonnai les vieux textes. Je déchirai tous mes brouillons et recommençai mon deuxième roman. La vie m’avait appris qu’il n’est plus de demi-mesure et que, désormais, il faut toujours passer à la limite. Je cherchai à pousser à fond la connaissance à peine pressentie jusque-là de ce dernier homme et de cette dernière femme amalgamés en un seul être et qui s’égaleront à la fin à la puis­ sance de Dieu, le premier comme exterminateur, la deuxième comme rédemptrice, l’un dans l’autre fondus par l’amour sous un ciel où nul bientôt n’existera plus. J'écrivis le roman de cet homme que je savais voué au meurtre indéfini et répété, justement parce qu’il venait de concevoir la fatalité du meurtre par raison métaphysique. Et cet homme s’appelait Patrick, Bonnava, Saint-Martin, mais aussi Drameille ou Dupastre. Et à la femme rédemptrice qui naît en lui et par qui cet homme alimente son besoin de compensation et dans laquelle, juste­ ment, il finit d’épuiser au dernier instant toute cruauté pour ne découvrir que pure splendeur, je donnais les traits de toutes les femmes que j’avais connues, de Sylvie à Hélène, en imagi­ nant de l’une à l'autre, à partir de l’ignorance et de l’avidité originelles, une lente mais admirable progression vers la science et l'immobilité. Et j’en arrivai à la vérité suprême :

Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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induite en l’homme, c’est la cruauté féminine qui provoque la fin du monde, mais c’est la splendeur féminine qui le régé­ nère, car le néant ne peut être que splendeur. Je réunis tous ces personnages en moi dans le roman de ma vie, en mélangeant mon passé et mon avenir. Et le seul avenir que je pusse aimer se dressa vivant devant moi. Il était soumis à toutes les exigences dramatiques du roman, qui soïit d’ex­ plorer et de repousser toute limite. Du roman, désormais, dans le monde, ce sera comme pour le meurtre, il n’y en aura jamais assez. Chaque mot sécrète chez celui qui l’écrit une parcelle de sincérité absolument transparente qui lui bâtit quelque part et qui bâtit à ses héros un corps glorieux. Et tant pis ou tant mieux si ces belles images ne nous rendent que plus cruels et plus proches nos vieux complexes d’infériorité. De plus en plus nous serons obligés de nous modeler sur notre propre gloire. Le monde tend à la multiplication indéfinie des roman­ ciers et de leurs expériences, à l’éclatante confusion du roman et de la vie. Seulement pour faire coller ensemble ces millions de vies qui se voudront toutes absolument lucides et roman­ tiques, au sens nouveau du mot, vies de roman, il faudra inventer et soutenir des situations si extrêmes, si inextricable­ ment en proie aux démons de l’analyse, du détachement et de la révolte que cela finira comme le règne des rois dans l’Apo­ calypse, dans quelque Armagédon. Ce fut ainsi que j’appris que le Grand Exterminateur ne serait pas autre chose à la limite des limites que le dernier romancier, le dernier metteur en scène, à l’instant même où tous les héros rassemblés en lui auraient pris leur stature suprême, et le détruiraient en se détruisant. J’admirai ce destin. Je décidai d’activer le plus possible ces héros. Et, dans cette entreprise, je me détachai complètement du monde et de ses figures char­ nelles. Je ne demandais plus à Hélène, à Sylvie, à tous les autres, que des vérifications. Même en janvier 1945, lorsque la frontière suisse eut été libérée, l’image de Sylvie ne me proposa pas des pensées plus précises. Parfois, le soir, aux heures de détente, j’écoutais le poste de Radio-Sottens. Le jour où furent jouées les dernières œuvres de Sylvie, celles de la période de Lugano, j’eus à lutter contre une émotion inexprimable, mais je la vanquis. La musique de Sylvie se tenait toujours à ces

frontières indistinctes où la joie et la tristesse se confondent et sont également créatrices de vie. Pourtant je la sentais plus riche d’intentions qu’autrefois, et sa sobriété même lui donnait une trame aussi dure et aussi brillante que celle des plus claires idées. Mais l’idée aussi est créatrice de vie, d’une autre vie. Sylvie vivait comme j'eusse pu souhaiter jadis qu’elle vécût, mais je savais qu’il était vain désormais pour moi de la rejoindre, et que nos existences ne pouvaient plus communier que de loin. Je lui écrivis cependant, non sans hésitation, à l'adresse qu’elle avait donnée à Patrick deux ans auparavant : Sylvie Dupastre, Poste Restante, Lugano. Ma curiosité prenait une forme affectueuse qui suppléait à tout sentiment. Je pro­ posais à Sylvie de me répondre chez une de ses anciennes amies de Paris. Mais lorsque Lopez, à son premier voyage, passa chez cette dernière, il n’y trouva que ma lettre, renvoyée par la poste suisse. Sylvie ne passait plus retirer son courrier. J’eusse pu lui écrire à son nom d’artiste : Sylvie Juanez, à Radio-Sottens, mais j’abandonnai cette idée. Les premiers déportés libérés par l’avance des armées alliées commencèrent à rentrer en France peu de temps après. A chacun de ses passages à Paris, Lopez ne manquait pas de téléphoner à l’abbaye de la Source pour demander à tout hasard des nouvelles de dom Luis. Il fallut attendre jusqu’en 1945 pour apprendre que le Père était vivant, mais si faible qu’il était intransportable. Il avait été recueilli par les Russes et hospitalisé dans un camp de Pologne. Un jour, en arrivant chez le prieur de l’abbaye, Lopez croisa un jeune homme qui en sortait. Lopez avait une mémoire infaillible : J’ai vu ce visage quelque part, pensa-t-il, et il inter­ rogea le prieur : — C’est un nommé Saint-Martin, dit le moine. Un communiste. Lui aussi vient souvent aux nouvelles. — J’y suis, dit Lopez. Je lui ai fait une fausse carte. Je vous prie de ne pas lui parler de moi. Les atrocités commises dans les camps de concentration sus­ citaient dans la presse des commentaires passionnés et complaisants. Souvent je me demandais pourquoi dom Luis avait été appelé à traverser cet enfer si primitif, lui qui n’avait cessé d’imaginer et de perfectionner son enfer métaphysique, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 247

et quel secret lui restait encore à recevoir, qu’il ne pouvait entendre que là. Je l’enviais sourdement. Mais avec une conviction toute-puissante qui prenait sa source dans cette envie, je me disais qu’il reviendrait, que je le reverrais, qu’il ne pourrait pas me dérober ce secret. Un soir, et c’était ma première sortie depuis des mois, Lopez m’emmena en voiture à Marseille. Dans la forêt de pins, sur la route de la côte que l’été avait chauffée tout le jour, l’air plein d’arômes me grisa. Pourtant, le même soir, lorsque j’assistai, au cinéma, à la pré­ sentation d’un film sur les camps allemands, ma froideur m’étonna moi-même. Quel monstre étais-je donc en train de nourrir en moi ? Au fur et à mesure que ma vie s’est écoulée et que les souf­ frances ont érigé en moi une pointe de plus en plus savante, j’ai appris que cette souffrance est celle du monde tout entier, et pas seulement celle de la brute égoïste qui fut éveillée en nous à l’origine des temps. La mort d’une abeille assassinée par sa reine est chargée d’autant de sens que les massacres de Dachau. J’ai vu en gros plan, toujours au cinéma, le boa des sables étouffer et avaler lentement une gerboise qui se raidis­ sait avec des gestes d’enfant et n’avait même pas de larmes pour se défendre. C’était un meurtre tout nu, qui inspirait une horrible pitié, et qui, aussi bien que Ravensbrück ou que Katyn, condamnait et révélait la création tout entière. Aujour­ d’hui, même si le ciel et la terre se battent en moi et semblent m’avoir choisi, moi seul au monde, comme lieu d'élection pour leurs disputes, et lorsque tous mes horizons crèvent l’un après l’autre dans des tourbillons plus enflammés que ceux d’Hiro­ shima, je sais que même ce drame n’est que singerie provisoire et les petites aventures des rapaces russo-américains qui annoncent des drames bien plus vastes et qui sont déjà épui­ sés en imagination n’éveillent plus à ces hauteurs aucun signal, elles ne brassent plus qu'une matière inerte, elles ne sont que des symboles qui se tiennent à un niveau inférieur de la réa­ lité. Le Mal est une idée neuve dans le monde, et l’on commence à peine à lever les yeux sur elle, car la souffrance nous a tenus

prostrés. Il faut dépasser la souffrance, l’écarteler elle-même devant soi malgré sa beauté d’insecte palpitant. La souffrance n’est qu’un moyen rudimentaire de progrès spirituel à l’usage des hommes arriérés et impénitents. Mais la pénitence vraie n’a rien à voir avec la souffrance subie ou provoquée, avec la haine, la colère, le remords, le mysticisme des esthètes, croyants ou non, et leur soif désespérée de gloire ou de macé­ ration, sur la terre ou au ciel. Elle est une faim nouvelle qui ne ressemble à aucune faim connue, et qui récuse tout aliment. Elle est une joie impure et profonde qui veut l’éternité et qui, sur l'autre plateau de la balance, rachète, détruit et régénère sans cesse les millions de souffrances anciennes qui l’ont secré­ tée. Toujours la balance. Et jamais d’équilibre. Elle est le supplice de Tantale adoré des voyants et l’impossibilité connue et explorée par eux de se fondre dans leur voyance. Elle est, au sommet de l’âme, un tout-puissant effroi habité par la pitié universelle et dépourvu d’émotion. Et cet effroi ne cesse pas d’être tourné vers Dieu comme une haine vigilante. Blanche haine celle-là, sainte haine ! Elle monte vers lui comme un encens. Haine complice !... Durant tout l’été 1945, ce fut cet exil étrange qui ne cessait pas de tendre à une formidable communion, que je me déta­ chai presque sans effort de toute réalité immédiate, et que je pus abolir le passé et me servir à peine du présent. J’effaçai tous les êtres, je ne vis plus en eux que des idées abstraites, précises et dures, et pourtant radiantes. Un soir d’octobre 1945 — et c’était justement le jour de mon trente-deuxième anni­ versaire —, je terminai la première partie de mon roman. Le dernier chapitre parlait de la mort de Patrick et du départ d’Hélène, au lendemain de notre dernière rencontre. Et ce fut ce soir-là seulement que je pus, sans m’accuser d’orgueil, m’avouer à quel point Hélène m’avait peu manqué depuis deux ans. Que chaque homme fasse naître et découvre en lui-même le visage de sa fiancée. Et peut-être même avais-je pris trop d’avance sur mes modèles. Peu m’importait. Même s’il m'arri­ vait de penser avec joie à un prochain voyage à Paris où je pourrais mesurer cette distance qui maintenant me séparait d’eux, je ne craignais plus d’être déçu. Un jour, ils rejoin­ draient leurs archétypes. Mon œuvre même les engageait à Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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cette fidélité. Et la deuxième partie de mon roman s’enchaînait alors à la première, sans plus d’effort, et j’y entrais avec un esprit disponible et un cœur en repos. Je n’avais pas à quitter le monde qui était devenu le mien et où vivaient des fantômes très avancés, beaucoup plus réels et chargés de sens que les êtres imparfaits que j’avais côtoyés dans ma vie. Je vivais avec eux dans le paysage le plus nu du monde, celui qu’on voit avec les yeux de l’âme lorsqu'ils ont essoré les dernières larmes de la vie. Et il se levait dans ce paysage un inexplicable, un incorruptible soleil... Près de la fenêtre ouverte sur le large, Lopez, ce même soir, fumait en silence. La mer, encore agitée par les tempêtes d’équinoxe, se brisait avec fracas contre les bords de la calanque. Dans le ciel bas, passaient les feux tournants du phare de Planier. Je parlai de mon voyage à Paris. Lopez souffla bruyamment, se tourna vers moi et me regarda un moment sans cesser de fumer : — Combien de temps resterez-vous là-bas ? me demanda-t-il. Je fis un geste vague, je ne savais pas. Il me semblait que cela ne dépendait pas de moi, mais de quelque événement fortuit auquel je me soumettrais. —- Jansen m’a trouvé une chambre et du travail, lui dis-je. La chambre reste au nom d’un de ses amis... Lopez se tut encore quelques instants. A son dernier voyage, il avait pris connaissance, à l’abbaye de la Source, d’une lettre que dom Luis avait réussi à faire passer en France. Grâce à l’entremise de la Croix-Rouge, il comptait se faire rapatrier à Montserrat au début de décembre. Les formalités étaient près d'être terminées. Pourquoi Montserrat ? Il préférait mourir chez les siens. En terminant sa lettre, le Père exprimait le désir de me voir. Il demandait aussi qu’on remît à Saint-Martin certaines notes et certains livres qui étaient restés à l’abbaye. — Je suis à votre disposition pour vous faire passer en Espagne, me dit Lopez. Le padre demande que nous allions à Montserrat. C’est un beau voyage. Nous irons. Ce que je ne comprends pas, c’est ce que vous allez faire à Paris. Je vous vois plutôt d’humeur sauvage et destiné à une vie solitaire.

Dans l’ombre, je souris. Je savais où il voulait en venir. Il désirait que je l’accompagne en Amérique du Sud, où il allait monter une affaire d’exportation. Il m’offrait un poste impor­ tant à Buenos Aires et de grands voyages dans la pampa. — Je sais bien, continua-t-il, toujours placide, ce que vous pouvez penser de la vie de bureau, même à Buenos Aires. Et, fait comme vous l’êtes, je vous vois plutôt dans la forêt vierge, c’est vrai, du côté du lac Maracaïbo, en train de cueillir les orchidées rares et de réfléchir sur la nature de l’âme. Je peux aussi vous mener jusque-là, dit-il, si ça vous chante. Il secoua sa pipe. J’imagine qu’il y a après tout assez peu de différence entre un garçon qui passe sa vie à écrire et à rêver, enfermé dans une chambre, devant une calanque même pas pittoresque, et un type qui crève tout seul dans la brousse, avec une flèche des Indiens Motilones dans le dos... Soyons sérieux, dit-il encore. A Buenos Aires il n’y a pas que le bureau, et dans la forêt vierge, il n’y a pas que des orchidées. Je vous aurai vos papiers quand vous voudrez. Seulement, commerçant en Argen­ tine, explorateur tropical ou chef de ganaderia à cinq cents kilomètres de Caracas, dites-moi quand même deux ou trois jours à l’avance ce que vous préférez... Je ris avec lui. Il me donna une grande tape dans le dos et alla se coucher. Je restai seul. La lumière du phare faisait briller par instants la crête des pins, puis se perdait dans la profondeur des nuages noirs. Et je me disais que notre pensée, avec son mouvement perpétuel, était semblable à ce phare tournant sur une mer démontée, qui sapait peu à peu sa base et son récif. Et ce phare fouillait quand même la mer avec une admirable constance, danger attirant et mortel pour ceux qui se laissaient fasciner, sauve­ garde et signe de salut pour les autres... Qu’importent tous les possibles ? pensai-je. Une part de nousmêmes leur échappe toujours. J’étais parvenu à cet instant de la nuit où l’homme qui a repoussé la première attaque du sommeil sait qu’il pourra veiller s’il le veut jusqu’à l’aube. Je méditai longtemps. Le bonheur vague qui m’habitait me fit reconnaître l’approche d’un de ces instants privilégiés dont maintenant, à certains intervalles, je savais provoquer à volonté la venue, des instants vastes comme un pralaya de

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temps, et où m’habitait, au-delà de toute réflexion, l'idée de la pureté du monde et de la justice de Dieu. J’acceptai de m’y livrer. J’irais à Paris, à Montserrat, à Buenos Aires. Je pouvais finir ma vie n’importe où. J’avais connu des instants sem­ blables à Kish, quand j’avais porté à son paroxysme l'idée que je me faisais de Sylvie. J’en ai connu des dizaines, devant la calanque de Sormiou, en pensant indifféremment à Sylvie, à Hélène. Mais le miracle c’est d’y atteindre seul, comme Dieu, lorsqu'il ne se crucifie que sur lui-même, et c’est un miracle irrémédiable ! Toute vie digne de ce nom, quand s’ouvrent les yeux qui garnissent les ailes des chérubins, consiste à reconnaître un tel instant pour ce qu’il est, l’instant de la vérité qui se tient à la frontière chavirante de la mémoire. Et si la faiblesse de l’homme veut qu’il en revienne pour rentrer dans le temps épais du siècle, qu’il en garde au moins le goût de sel et de vent ! Je sais maintenant qui est la femme, Lilith, l’ange fardé, l’épouse d’en-bas, l’admirable et éternelle Sophia. Et je sais aussi pourquoi je peux rappeler en moi, sans frémir, le souvenir adorable de Sylvie et même contempler sans espoir le visage d’Hélène, sans frémir et même sans penser, sans penser à elles, et bientôt sans penser à rien. La femme qui est en nous, cette part de nous-mêmes qui n’a point d’âme souf­ frante et vers quoi nous tendons nos bras avides et désolés, c’est elle qui explore pour nous ces limites et qui nous y attire par ce sourire de néant que nous pourchassons jusqu’au dernier des cercles descendants de l’enfer. C’est là, à cette extrême pointe de la souffrance enfoncée au cœur de la terre, sur ce point vertigineux où la plus grande vitesse se résout en dehors du temps dans la parfaite immobilité, que l’unité de l'amour nous soude enfin à nous-mêmes et que l’égrégore fondu dans le cosmos change soudain notre souffrance en joie et la répartit sur le peuple entier des créatures. Instants fragiles ! Je tremble à leur approche ! Les retours sont funestes ! Toutes les femmes de chair ! Quand seront-elles suffi­ samment incarnées en moi ? Quand n’aurai-je plus besoin de frotter mes doigts de peau à ces statues de marbre et de lave ?

13 Quoi de commun entre la lumière et les ténèbres ? Saint Paul (II Corinthiens, VI, 14).

Retour au lundi 10 décembre 1945. A la mort de Patrick, Dor­ mann nous avait menti. Il avait gardé les papiers de Patrick et de Tirzoniev, il comptait s’en servir à la Libération pour négocier avec les communistes et se réconcilier avec eux. Son calcul fut trompé : dans le grand désordre qui marqua les premiers temps de l’épuration, ni les propositions de Dor­ mann, ni ses menaces, ne furent entendues. Arrêté en octobre 44, il mourut quelques mois après à l’infirmerie de Fresnes. Peu de temps avant sa mort, il avait fait appel à Drameille dont il demandait le témoignage, et il s’était résolu à le mettre en possession des papiers. Grâce à un veil ami de Jansen, genre poète prolétarien, qui avait préféré aller passer le dur de l’hiver à la campagne chez sa fille et m’avait prêté son logis, je disposais pour quelques semaines d’une mauvaise chambre de bonne, rue de la Harpe. Un lit, un bahut, une table de toilette, une chaise. Même pas de fenêtre, une verrière ouvrant sur le toit. Quand je voulais écrire, je devais débarrasser la table de sa cuvette que je posais sur le sol. J’aimais assez ce dénuement. Je défis le paquet de Drameille et après avoir parcouru en quelques minutes les notes de Patrick, que je connaissais presque toutes, je pris mon dictionnaire de russe et com­ mençai à traduire les documents Tirzoniev. C’étaient une cinquantaine de feuillets de tous formats, pour la plupart Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 253

manuscrits et de diverses écritures, avec des en-têtes imprimés en russe, et des tampons rouges, noirs, violets un peu partout, un ramassis hétéroclite de secrets mettant en cause pêle-mêle de hautes personnalités, des agents doubles, des fonctionnaires véreux, tout un ensemble d’indubitables gredins. Très vite ce travail me rebuta. Et bientôt je ne rédigeai même plus une traduction suivie. Quand un mot m’échappait, j’ins­ crivais directement sa traduction sur le manuscrit, au crayon, dans l’interligne. Jamais plus je ne prendrai d’intérêt à ces choses, pensai-je. Puis, bientôt, le froid me gagna. A Paris, même quand le char­ bon n'est pas rationné, il n’y a pas de chauffage dans les chambres de bonnes (on marque comme on peut la différence des conditions sociales). L’alcool de Gérault était maintenant brûlé et ne me protégeait plus. Zut, fini tout ça, fis-je en repoussant les papiers. Il était temps de se mettre au lit, et comme tous les soirs, quand je décidais d’arrêter ma veille, je me sentis joyeux, joyeux d’être seul avec moi-même et avec des images qui ne pouvaient rien sur moi. et ce soir plus que les autres soirs, avec l’image d’Hélène, la bienveil­ lante image d’Hélène. Lorsque je m’éveillai, il était près de midi. Jamais je ne dor­ mais si longtemps. C’est l’effet de l’alcool, pensai-je. Mais, à la pensée que le rendez-vous d’Hélène était maintenant si proche, je me sentis plein d’une vigueur heureuse, et jouant avec des pensées enfantines, sans sortir de mon lit, je musardai longtemps. Hélène arrêta sa voiture devant la station de métro de la porte Dauphine, me vit et me fit signe, sans descendre. Elle me sourit, et je baisai sa main. — Allons faire un tour au Bois, me dit-elle. Nous y serons seuls. J’aime beaucoup le Bois en hiver. Je montai près d’elle. La voiture roula lentement vers les lacs. — Cette nuit, j’ai oublié de vous dire la peine que j’ai res­ sentie en apprenant la mort de Sylvie, me dit Hélène presque tout de suite. Excusez-moi.

— Je vous remercie, lui répondis-je, sur le même ton sérieux que le sien. — Nous pensions tous que vous étiez allé la rejoindre. — J’y ai pensé quelquefois, lui dis-je. Je ne la voyais que de profil, car elle conduisait sans cesser de regarder droit devant elle, et cela donnait à ses paroles un faux air d’indifférence. Mais je la sentais nerveuse. Cette der­ nière année l’avait remplie, comme moi, de pensées précises, mille fois agitées. Elle resta un moment silencieuse, puis sourit d’un air triste : — Votre nouveau roman est-il terminé ? — Il va l’être, dis-je en la regardant. — Il parle encore de Sylvie ? — D’une autre façon. Mon accent la frappa peut-être, car elle marqua une hésita­ tion et se tut. Elle étendit son bras gauche hors de la voiture et quitta le bord du lac pour s’engager dans la grande allée qui mène à la Seine, du côté du pont de Saint-Cloud. Puis, prenant encore à gauche, dans un chemin étroit et obscur : — Nous allons nous arrêter par ici, dit-elle. Je n’aime pas parler en conduisant. — Je préfère aussi, lui dis-je, nous serons mieux. Dès que nous fûmes arrêtés, elle se tourna vers moi. Son regard rencontra le mien, puis elle baissa les yeux. Elle paraissait réfléchir. Je pris sa main dans la mienne, comme j’avais fait la veille, et je jouai avec ses doigts. Je l’imaginais si forte et pourtant si vulnérable que je sentais affluer en moi beaucoup d’intérêt et de tendresse, qui servaient d’ex­ cuse au désir mais ne suppléaient pas à l’amour. — Vous avez moins bonne mine qu’hier soir, me dit-elle. — J’ai passé la nuit à traduire les documents Tirzoniev, lui réjondis-je. — Ah ! oui, fit-elle, indifférente. Elle me posa pourtant quelques questions : — Cela vous passionne encore ? me demanda-t-elle. — Non, lui dis-je, et de nouveau elle se tut. Son air préoccupé ne la quittait pas. Comment peut-elle aimer Bonnava ? pensai-je. J’imaginais qu’elle vivait dans un monde plein de joies absurdes et de tentations faciles, un peu Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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dégradantes, un monde impur qui ne se justifiait et ne se régénérait que par sa violence, et d'où j’eusse voulu la tirer, en prenant tous les risques pour moi, par une violence encore plus pathétique. — Je ne sais pas où vous en êtes, me dit-elle alors avec une sorte de décision préméditée et une netteté qui me surprit. Et je ne veux pas lire votre roman. Fait comme vous l’êtes, vous êtes incapable de vous composer un rôle et de mentir quand vous parlez, au moins dans vos premiers mouvements, mais capable au contraire, comme les autres, d’inventer n’importe quelle aventure exagérée quand vous écrivez. Ce n’est pas un reproche, ajouta-t-elle d’un ton mélancolique et fier. « J’ai souvent pensé à vous, continua-t-elle en regardant d’un air vague à travers le grillage serré des arbres. Je me demandais où votre tranquillité avait pu vous conduire... — C’était une fausse tranquillité, lui répondis-je. Elle ne conduit nulle part... — Mon agitation non plus, dit-elle. — Je ne crois pas que vous vous soyez jamais agitée, lui dis-je. Vous faisiez semblant. — C'est vrai. — Et que cherchez-vous maintenant ? — Je ne sais pas, dit-elle. J'attends. » Sous son air de douceur, elle surveillait mes réactions avec une attention aiguë. — Ah ! femme violente ! lui dis-je en prenant ses mains dans les miennes... Il est facile de ne pas regarder en arrière. Le terrible, c'est que nous sommes faits pour apprendre à regarder en avant... Elle ne répondit pas tout de suite, et continua à sourire. — Vous, me dit-elle enfin en me regardant avec amitié, vous vous accrochez sûrement, en ce moment, à une autre femme, ou à quelque idée vaguement utopique, dont vous êtes embo­ biné. Femme ou idée, avouez. — Je n'ai rien à avouer, lui répondis-je en souriant aussi. Enfin, pas grand-chose. « C’est assez compliqué, repris-je alors d’un ton sérieux, en

caressant ses mains... Moi aussi, j’ai beaucoup pensé à vous depuis deux ans. Voilà, c’était dit, et je savais qu’elle attendait que ce le fût, et exactement sur ce ton. La parole a été donnée à l’homme pour lier en gerbes ses forces éparses et ses désirs confus, et s’en faire une arme terrible contre le monde et contre soimême. Contre soi, sûrement. Dans cet espace courbe qui est le nôtre, les mots nous dépassent puis nous retombent dessus. Hélène avait pris mes mains et les serrait à son tour, elle les pétrissait entre ses doigts comme si elle était en proie à des sentiments violents et divisés, mais ce n’était pas vrai. Violents, peut-être, divisés, non. Bonnava ne lui suffit pas, pensai-je. Il n’est pas possible que Bonnava lui ait jamais suffi. Une joie confuse m’envahissait. Je pris Hélène à l’épaule et, d’elle-même, elle se serra contre moi et tourna vers moi son visage. Je l’embrassai doucement puis plus fort. Au moment même où le désir que j’avais d’elle s’affirmait violemment, il me semblait qu’aucune promesse n’était pré­ sente dans cette étreinte, et que tous les deux nous le savions. — Vous m’avez fait attendre bien longtemps ce baiser, me dit-elle. Je ne lui répondis qu’en la serrant à nouveau contre moi. Nous restâmes ainsi longtemps l’un contre l’autre. Je lui caressais les cheveux. Il y avait quelque douceur dans cette fausse sécurité, dans cette attente. Enfin, nous nous remîmes à parler. Elle me demanda d’autres détails sur ma vie depuis un an. Je lui parlai de mon travail, de mes lectures. Je lui dis mes efforts vers le détachement, même quand je rencontrais de curieuses exaltations. — Et moi, dit-elle d’un ton plein de gentillesse et d’enjoue­ ment, qui croyais vous trouver ce soir tout armé et plein de pensées profondes pour construire quelque chose dans cette dégringolade... Et que, depuis un an, à force d’avoir distillé votre venin et votre besoin de revanche, vous alliez m’offrir quelque chose de fort et de confortable... Justement votre position manque de confort, dit-elle. — Elle en manquera de plus en plus, lui répondis-je. Mais, bientôt, elle redevint sérieuse. Je me sentais très détendu, très disponible. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 257

— La Résistance est déjà morte, dit-elle. Les échecs ont peutêtre un sens, mais ce sont des échecs. — Il ne faut rien regretter. — Je sais bien, dit-elle. Il y eut entre nous un silence plein de doute. Serrée contre moi, elle ne bougeait plus. Puis, d'une voix un peu assourdie, elle reprit : — Moi aussi, j’ai voulu écrire, c’était fatal... Cela a duré quelques semaines. — Vous n’avez pas continué ? — Les pensées vont trop vite... Je vis très seule, et la soli­ tude me fabrique sans arrêt une sorte de véhémence intérieure où il est bien impossible de mettre de l’ordre. J’ai essayé. Je n’y suis jamais arrivée sans m’appauvrir. — Je vous comprends, lui dis-je. — Un prophète qui n’arrive pas à prophétiser, je ne trouve pas cela très malin, dit-elle en riant doucement à nouveau, sans bouger. La tête posée sur mon épaule, elle n’avait pas cessé de regarder d’un air vague vers la forêt. La nuit tombait. Il n’y avait plus en face de nous, très loin vers l’ouest, qu’une ligne claire allongée au ras des herbes, mais déjà le feuillage était noir. Sans bouger le corps, Hélène étendit le bras et alluma les veilleuses, puis elle laissa retomber sa main sur la mienne. Et je ne sais pas pourquoi, brusquement, à ce contact, il me sembla avoir déjà vécu cette scène entre mille autres où je m’étais vu en pensée près d’elle, depuis deux ans. Mais le bonheur vague qui m’habitait se troubla un moment, comme si cette réminiscence cherchait elle-même une raison décisive de se reconnaître, et comme si ce personnage nou­ veau dans lequel Hélène venait d’entrer abandonnait trop vite ses ombres et sortait trop tôt du jeu cruel où je l’avais enfermé. Non, je ne te parlerai pas encore de Bonnava, pensai-je. Tu es la femme aux amants innombrables, et tu as un visage différent pour chacun. Je veux savoir lequel tu m’offres, avant de les démasquer tous. Mais déjà elle s’était remise à parler : — Et peut-être en effet suis-je mûre pour n’importe quelle aventure, dit-elle ; l’on eût dit que ces paroles trouvaient

leur place, sans effort, dans l’ensemble à jamais orienté de ma vie... Je ne pourrai jamais me contenter d’écrire, je veux vivre. J'ai parfois une envie folle de m'en aller loin d’ici, ajouta-t-elle après un court silence, mais avec une si brusque détermination que je pensai que cette idée venait de se pré­ senter à elle à l’instant même... Je voudrais partir très loin, avec un homme comme vous. Il me semble que nous nous éclairerions l’un l’autre, et puis il faut être deux, c’est un fait... Oh ! je n’ai pas d’illusions. Il ne s’agit sans doute que de rassembler ce qui me reste de vitalité et d’aller ailleurs l’épuiser brillamment, et il se peut qu’au bout de trois mois j'en ai par-dessus la tête, de moi, de vous ou d'un autre... J’imagine qu’un homme comme vous peut bâtir un plan. Moi j’en ai un et même plusieurs, dit-elle d’une voix si ferme que tous les doutes qu’elle avait exprimés un instant auparavant semblaient enfouis dans le plus lointain passé... L’endroit importe peu pourvu qu’il ne soit pas vulgaire... — Il importe peu, en effet. — Nous sommes tellement en avance sur n'importe qui, où que ce soit, dans le -monde. Nous sommes capables de ne plus vivre que pour l’essentiel, tellement nous avons fait le tour du reste, dit-elle encore en regardant toujours droit devant elle. Ses cheveux touchaient ma joue. Et la joie qui tout à l’heure m’avait envahi s’affermissait : — Tous les hommes, aujourd’hui, lui répondis-je, rêvent d’un endroit inaccessible où ils pourraient s’enraciner en euxmêmes et dans un autre être, un seul... Qu’est-ce que cet essentiel dont vous parlez ? me forçai-je à lui demander, en attendant d’elle je ne sais quelle recette ou quel signe d’éner­ gie. Elle avait trop profondément réfléchi sur sa vie pour que ma question pût la surprendre : — Nos deux âmes sont égales, dit-elle, et parvenues ensemble à ce point où le monde extérieur ne leur offre plus aucun sup­ port, rien qu’un spectacle trop lent qu’elles n'ont même plus le goût d’activer. Mais je m’aperçois à peine de ce détache­ ment, et je crois que vous êtes comme moi. Longtemps j’ai poussé au mal de toutes mes forces, rien que pour m’exercer Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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et me connaître. Aujourd’hui je me connais. Ce mal me restait étranger. Ce n’est pas cela la vérité, dit-elle d’une voix calme mais dans les profondeurs de laquelle elle comprimait une passion sans cesse étudiée. — Et qu’est-ce que la vérité ? lui demandai-je, ému par son accent. — Nous voulons tous devenir Dieu, dit-elle, mais Dieu enferme en lui le bien et le mal... Puis sans la moindre hésitation, sans se tourner vers moi, elle ajouta : — Je me demande quelle sorte de lucidité et quelle sorte d’indifférence sont les vôtres lorsque vous faites le mal... Car je vous crois capable du pire, dit-elle. Je lui serrai le bras avec force. — Posez-vous cette question, lui dis-je, et passez outre aussi longtemps qu’il le faudra. Et posez-vous-la sans cesse et répondez-y comme vous pourrez... La réponse est en dehors du monde, m’écriai-je d'une voix aussi ferme et ardente que la sienne. — Je le sais, dit-elle. Il me vint à son sujet une clairvoyance pleine de mépris : — Vous enviez ce que vous appelez mon calme, continuai-je, et vous vous demandez si vous devez vous y soumettre ou le détruire, ou bien les deux. Eh bien, n'enviez rien du tout. Je sais le détruire tout seul... Cela ne m’empêchera pas de partir avec vous si vous le voulez. Elle tressaillit et resta un long moment silencieuse. Puis elle se serra contre moi, et nous nous embrassâmes encore, non sans violence. Ce fut elle qui se reprit la première, et j’eusse pu admirer sa retenue. Elle était incomparablement lucide même dans ses exigences les plus aventurées. La nuit était maintenant tout à fait noire. Les veilleuses de la voiture projetaient dans l’air une vague lueur, et le capot, devant nous, plongeait dans cette brume comme une proue. Partir ? L’un contre l’autre, dans l’obscurité, nous ne regardions pas cette lumière, mais derrière elle, les arbres à peine distincts, comme s’ils devaient être notre dernière vision d’un monde déjà renversé dans l’oubli, et qui après nous ne survivrait pas. Nous souhaitions qu’il ne survécût pas. Mais le paysage n’est

rien. L’absence de paysage non plus. Nous portons en nous la seule chose qui importe et la seule qu’il faille sauver, quelque chose qui dure plus que la terre elle-même et qui s’enracine mieux qu'un arbre dans le fonds universel de la souffrance et de la science humaines. Seulement personne n’a jamais su définir ce quelque chose. Hélène me proposa d’aller dîner dans un petit restaurant qu’elle connaissait sur la route de Port-Royal, puis, si nous avions le temps, d’aller finir la soirée dans la villa de Che­ vreuse. — Rien ne peut me faire plus plaisir, lui dis-je. Elle me regarda en souriant et mit le moteur en marche. La route, depuis la Seine, est une succession de côtes, SaintCloud, Picardie, Satory, Guyancourt. Sans un écart, la lourde voiture américaine d’Hélène s’inscrivait, en pleine montée, dans les virages difficiles et y prenait appui, de toute sa puis­ sance, pour se lancer plus haut. Hélène conduisait sans àcoups. Je l’imaginais menant sa vie avec cette même maîtrise, cette conscience à peine tendue, et tenant entre ses mains, comme à ce moment, une réserve formidable de force. Mais si cette force venait quand même à s’épuiser ? Il faut avoir tout perdu pour devenir dieu, pensai-je. Tu es peut-être la femme sans mesure que j'attends. — Nous rentrerons vers onze heures, me dit-elle alors que nous traversions Versailles. J’attends des coups de téléphone. Cela nous laisse quand même le temps. Sans ces coups de téléphone, voulait-elle dire qu’elle eût passé la nuit avec moi ? Bonnava l’attendait peut-être. Lui aussi, il profitait de l’absence de Gérault. Lui d’abord. Toutes les questions que je m’étais posées la nuit précédente revinrent en foule à mon esprit, mais ennoblissant mes pensées par un mouvement bien concerté de mépris, j’en chassai tout dépit et toute inquiétude. — En sortant de chez vous, hier soir, lui dis-je, Drameille m’a dit qu’il comptait partir prochainement pour la Russie, avec Bonnava. — Je suis au courant, dit-elle, sans cesser de fixer la route. — Il vous en a parlé ? Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 261

— Non, dit-elle sans changer de ton et de pose. C’est Bonnava qui me l’a dit. Je n’avais pas prémédité ces questions, et leur déploiement rapide me surprit. Il n’est pas possible, me dis-je, qu’elle ne remarque pas le tremblement de ma voix. Elle est en train de me juger. Mais je pensai encore : Moi aussi je la juge. — Si vous voulez tout savoir, dit-elle sans le moindre frémis­ sement, Bonnava insiste même pour que je quitte Gérault et que je parte avec lui, mais je n’ai pas accepté... — Ah ! fis-je, indécis, mais bouleversé jusqu’au fond de l’âme par cette indifférence dont je m’étais fait pourtant, à l’avance, une idée si précise... Vous voyez toujours Bonnava ? Elle ne me répondit pas directement : — Il est devenu quelqu’un de très important, dit-elle en pre­ nant avec précaution le difficile virage du plateau de Satory... Peut-être même le chef réel du parti communiste en France... La route était devenue étroite et sinueuse, et parfois Hélène, attentive à son volant, se taisait durant quelques secondes. Cela mettait entre ses phrases d’insupportables coupures et lui donnait une voix objective, trop bien réglée. — Seulement, vous me l’avez dit un jour, il n’a aucun esprit philosophique, ajouta-t-elle en souriant, et il n’est artiste qu'en amour. Ces dernières paroles résonnèrent en moi longuement. Voilà, elle m’a tout dit, pensai-je, non sans dépit. C’est à moi de parler. Dois-je admirer sa franchise, son habileté ? Je me lançai un peu au hasard : — Il ira loin, lui dis-je, et il n’arrivera nulle part. — Et vous ? dit-elle. Je ris pour cacher ma défaite. Mais quelle haine ou quel amour durement réprimés me caches-tu ? pensai-je encore. Pour enchaîner, je parlai de Saint-Martin. — Je ne l’ai pas vu depuis longtemps, dit-elle. — Celui-là est plus profond. — Peut-être. — J’attends sa bagarre avec Bonnava. — C’est déjà commencé, dit-elle. — Je n’en sais rien, mais j'en suis sûr. — Laissons cela, conclut-elle, l’air absent.

Elle avait choisi un restaurant où elle était connue et nous dûmes parler à voix basse. Cette contrainte donnait du poids à ce que nous disions. Elle voulait quitter Gérault, c'était définitif. Elle possédait pour dix ou douze millions de bijoux, qu’elle savait comment exporter, et elle se mit à débattre des avantages comparés des différents pays pour lesquels elle était déjà certaine d’obtenir des visas. — J’ai souvent pensé que j’aimerais connaître l’Amérique du Sud, dit-elle. Là-bas, ils sont restés un peu archaïques et ils n’en sont qu’aux sentiments simples. La coupure serait com­ plète... A ce moment je lui parlai des propositions de Lopez. — Mais je ne veux pas que mon compagnon perde son temps à travailler ! dit-elle avec vivacité. Puis elle me regarda d’un air à la fois doux et ironique. — Vos douze millions de bijoux m’inquiètent un peu, lui disje alors. J’ai tout perdu et m’en suis accommodé... Et peutêtre, lui dis-je encore, ce dénuement matériel est-il salubre et propice à une sorte de dénuement moral tout à fait dési­ rable. — On n’est asservi à la richesse que si on veut la conserver, me répondit-elle, redevenue sérieuse. Il ne s’agit pas de conserver ces douze millions, mais de les faire servir jusqu’à épuisement. Après... Elle fit un geste vague. — Je ne croirai jamais que la misère soit une délivrance, ditelle avec tranquillité. La fermeté de son accent me fit tressaillir. Il y avait en elle une résolution qui venait d’un long désir, et qui eût pu passer à mes yeux pour de la paix si je n’avais pas su que le déchire­ ment aussi finit par nourrir de la force. Elle prit ma main sur la table et me regarda à son tour, d’un air de confiance et d’affection qui me bouleversa : — Mon chéri, me dit-elle. — Je vous aime, lui dis-je. Son sourire était grave et tranquille. Le garçon s'approcha pour remplir nos verres, puis s’éloigna : — Vous ne buvez pas, remarqua-t-elle.

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— En ce moment, lui dis-je, plein d’élan pour elle, je n’ai sûrement pas besoin d’alcool pour m’enflammer. Vous me tentez, et cette tentation est si forte qu’elle comble tout mon pouvoir d’imagination. Et peut-être en effet, continuai-je en gardant sa main sous la mienne, suis-je mûr pour partir avec vous dans quelque pampa pour passer mon temps à lire, à écrire et à faire l’amour, bien que je doute que le désert vous suffise. Jusqu’où cela ira-t-il je n’en sais rien. Mais vous aviez bien raison tout à l’heure en parlant du mal. Il est en train de naître une nouvelle espèce de romanciers particulièrement excités qui ne se contentent plus d’inventer des aventures, mais qui préfèrent de très loin les vivre. Ça ne les empêche pas d’en être absents tout de même, ajoutai-je dans un accès brutal de sincérité qui m’inonda de joie, parce que je le sen­ tais digne d’Hélène et de moi.

Elle me regardait, les yeux brillants. — Notez, continuai-je, que ça ne les empêche pas non plus de se sentir pris, eux aussi, dans la dégringolade dont nous parlions. Et quelque chose me dit qu’ils seront même détruits, excusez la prétention, un peu plus méchamment que les autres. C’est cela, si vous voulez, qui donne son prix à l’aventure que j’attends, et que j’appelle. Les autres s’amusent, moi pas. Je ne cesse pas de me regarder vivre, ce qui est une forme trop particulière du bonheur. Je n’arrête pas de prendre mentalement des notes. Et certains jours, il me semble que je suis prêt sur moi-même à n’importe quelle provocation. Mon sens des responsabilités est complètement aboli, et, comme vous dites, soyez comblée, je n’ai plus de conscience que philosophique... Ce doit être, je pense, à peu près l’état d’un condamné à mort intelligent qui garde sans cesse les yeux ouverts sur son supplice. On en est à chercher la signification métaphysique de chaque instant qui passe. Zut, à force, me dis-je quelquefois. Et d’autres fois, j’en suis ravi et emballé. — Je vois, dit-elle d’un air gai, vous êtes, dans votre genre, aussi dangereux que moi. — L’aventure, c’est peut-être vous, lui répondis-je sur ma lancée en puisant dans mon échauffement une hardiesse qui

me dissimulait à moi-même mon tremblement intérieur. Mais, après tout, soyez rassurée. Si elle vient, je crois que je saurai la vivre avec beaucoup de franchise. — Et que devient l’amour dans tout ça ? me demanda-t-elle alors. Je vidai mon verre. — Ah ! lui dis-je, il me faudrait une autre tirade. L’amour avec qui ? Avec vous ou avec d’autres ?... Partons d’abord. Nous verrons quand nous serons chez vous. En hiver, la maison de campagne des Gérault n’était habitée que pendant les week-ends, et il y faisait très froid. Hélène mit en marche le chauffage électrique, déboucha une bouteille de cognac, me tendit un verre et des cigarettes. Puis, comme autrefois, par simple jeu, elle voulut allumer un feu de bois. Nous bûmes ensemble. Le feu crépita haut et clair, puis s’assagit. Hélène remit du bois, et, du bout des pincettes, rassembla les braises, puis éteignit la lampe et vint s’asseoir à côté de moi, sur le divan. Tous les deux nous aimions cette obscurité coupée de flammes. Sous ces lueurs dansantes, le visage d’Hélène, renversé vers moi et brûlant, prenait une gravité presque solennelle, comme si son secret s’offrait, impassible, à ces vaines lumières. Mais je sentais monter mon désir et le sien. De certains moments, on se dit plus tard qu’ils ont compté et marqué une vie. Pendant que j’ouvrais le corsage d'Hélène et que je prenais ses seins, des pensées tumultueuses et pour­ tant précises se présentèrent à mon esprit, et je me dis que cet instant, justement, compterait sans doute plus que d’autres et qu’il était bon de s’en apercevoir si tôt, pour être digne de lui. Pour l’obliger, elle aussi, à en être digne. Sommes-nous condamnés, pensai-je, à ne retrouver jamais que la parodie d’une parodie ? Que nous cédions au désir ou que nous lui résistions, nous ne prouvons rien que notre faiblesse ou notre peur. Ah ! il faudrait bien déranger ce jeu, mais comment ? Que puis-je attendre de mon désir pour toi, et que puis-je attendre de ma résistance à ce désir ? Ses seins étaient durs sous mes mains, ses jambes s’ouvraient. Dans les nuits où

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j’étais seul, j’ai acquis, pensai-je encore, une conception ter­ rible de l’amour, et j’ai vu la fin du monde comme un dernier accouplement, le triomphe et la défaite suprêmes du désir. Et toutes mes forces y étaient une dernière fois et ensemble comprimées et délivrées, je ne cessais pas, pour y parvenir, d’exercer le désir et de mesurer son insuffisance... Je me répétai ces phrases qui me parurent chargées d’un sens inexprimable, et il me sembla que tout mon dialogue avec Hélène, toute notre vie commune, devaient s'organiser autour d’elles. Comment ? Je ne le savais pas. Je savais seulement qu’il me fallait d’abord, ce soir, me confirmer dans ma lucidité et dans ma maîtrise, et mesurer la hauteur de mes problèmes, les imposer à Hélène et ainsi détruire les siens. Dans une soudaine détermination, je la serrai encore plus fort dans mes bras : — Je n’ai aucun goût pour les recommencements, lui dis-je, et c’est peut-être pour cela que je vous désire, je ne dis pas plus, mais mieux, et pourtant plus violemment et plus bruta­ lement que je n’ai jamais désiré une femme. Et, justement, il est trop facile de se livrer au désir et de s’oublier. Je ne veux pas m’oublier. Vous non plus, je pense (et, au même moment, je voyais Hélène abandonnée dans les bras de Bon­ nava à l’étreinte la plus impulsive, la plus savante et la plus animale). Je ne veux pas faire l’amour avec vous cette nuit, continuai-je en affermissant ma voix et avec une résolution qui fut multi­ pliée par la précision de cette image... Plus tard, lui dis-je. Demain. Je prononçai ces dernières paroles à son oreille et d’une voix presque basse. Ses yeux étaient clos et elle ne me répondit pas. Mais déjà je l’avais reprise, je couvrais tout son corps de baisers. Puis, brusquement, elle soupira, ses reins cambrés se détendirent, elle se fit plus lourde au creux du divan. Ma décision n’avait pas cessé de rester présente et nette, elle me remplissait d’un bonheur un peu triste, mais clair. Je restai longtemps penché sur elle, sans bouger, la tête au creux de sa hanche. Plus tard, lorsque je me relevai et que je l’embrassai, son désir s’était calmé et faisait place à une tendresse qui n’était pas affectée. Mais je compris qu’elle

avait deviné tous mes motifs, ceux que j’avouais et ceux que je n’avouais pas. Après un long moment de silence, elle se pencha en avant et prit une cigarette dans le coffret, près de son verre. J’allumai sa cigarette et elle me sourit, non sans malice, mais elle ne dit rien. Un peu irrité contre elle et contre moi, j’allumai aussi une cigarette, je me levai et allai m’accouder à la cheminée, le visage offert à la flamme. J’accueillais avec une sorte de plaisir la brûlure que le feu posait sur mon visage. — Je n’arrive pas à choisir, murmurai-je. Je suis prêt à payer n’importe quel prix, mais je ne sais pas quel genre de prix il faut payer... Hélène était restée à demi allongée sur le divan et fumait, la tête renversée en arrière, les yeux mi-clos. Et je me jouais si bien à moi-même la comédie de la sincérité qu’une brusque et déchirante bouffée de désir faillit à nouveau me porter vers elle. — Plus j’y réfléchis, lui dis-je, plus je m’aperçois qu’il n’existe que deux voies. Ou bien affronter toutes les expé­ riences, tous les échecs et tous les risques, en se créant des besoins de plus en plus violents. J’accepte, affirmai-je. Ou bien refuser et essayer autre chose. Faire le saut, dis-je sourde­ ment. —: Je ne comprends pas, dit-elle. Quel saut ? Toujours immobile, elle ne s’arrêtait pas de fumer. — Vivre sans femme. Vivre sans écrire. Vivre sans rien. Elle me jeta un bref coup d’œil. — Tout cela est bien théorique, dit-elle. A mon tour, je la regardai. — Ne restez pas debout, reprit-elle avec amitié. Venez près de moi. Je remplis mon verre et le vidai d’un coup. Puis j’allai me rasseoir à côté d’elle. Avec un calme admirable, elle se rap­ procha de moi, et, prenant mon visage sous sa main, posa ma tête contre sa joue. Un long silence passa. Si je n’ai pas d’amour pour cette femme, jamais plus je n’aimerai, pensaije.

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— Ne vous faites pas plus indécis que vous ne l’êtes, dit-elle enfin, sinon je vous aimerai moins... Elle resta à nouveau un moment silencieuse, puis se remit à parler, et, dans sa voix, ce n’était point de l’affection que je cherchais, bien que j’eusse pu y en trouver, mais, bien au-delà de l’affection, cette profondeur bouleversante que j’aimais bien davantage : — Moi aussi, souvent, dit-elle, surtout la nuit, quand j’ai un peu bu, je crois avoir fait le tour de bien des choses, et pour certaines choses d’ailleurs c'est vrai, je l’ai fait. Et pendant longtemps, moi aussi, dans certaines occasions, il m’est arrivé de prendre de grandes résolutions et de penser au saut, comme vous dites, sans m’apercevoir que le meilleur et le pire sont toujours mêlés. Je ne demandais plus au destin qu’une dernière aventure, une seule et ensuite... Justement, le saut. Vous en parlez beaucoup trop pour être près de le faire, dit-elle avec cette pénétration qui me laissait chaque fois, près d’elle, en proie à un obscur et impitoyable bonheur... Un jour, peut-être, quand vous serez vieux, vous sauterez, sans discussion et sans effort. Je ne sais pas ce que cela vaudra. Vous serez vieux. De deux choses l’une en effet. Ou bien on fait comme tout le monde, sans chichis — avec l’intel­ ligence en plus, évidemment — et c’est dur, ou bien on fait le saut, les yeux fermés, sans penser à l’atterrissage. Tant que vous ne fermerez pas les yeux, vous ne sauterez pas, voilà mon avis. — Il est trop tard, lui dis-je. Je ne les fermerai jamais plus. Elle se leva, prit ma tête entre ses mains et me posa quelques baisers rapides sur la bouche. Des larmes brillaient dans ses yeux et jamais impulsion plus aveugle ne me porta vers une femme : — Non, dit-elle en retenant ma main. Il est tard. Demain. J'aimai ce goût de sel sur ses lèvres et sur ses yeux. Elle rajusta ses vêtements, se remaquilla. Nous étions prêts à partir. — Tenez, dit-elle avant de refermer son sac. J’ai pris quelque chose pour vous. Je sais que vous en avez besoin. Elle sortit une liasse de billets de banque. Je protestai. J’avais à peine entame l’argent de Drameille.

— Ce sera peut-être pour préparer notre voyage, dit-elle. Pensez à la façon dont Gérault gagne cet argent et n’ayez pas plus de scrupules que moi... Emportez aussi la bouteille de cognac. Il ne doit pas faire chaud chez vous.

Dans la voiture, nous parlâmes peu. Elle conduisait beaucoup plus vite qu’à l’aller. — Où dois-je vous déposer ? me demanda-t-elle. — J’habite près du carrefour du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain, lui répondis-je. — C'est presque sur mon chemin, dit-elle. Elle connaissait la précarité de mon installation. — Pourquoi n'iriez-vous pas passer quelques jours à Che­ vreuse ? dit-elle. Vous seriez mieux. Quand mon mari ren­ trera, nous aviserons. Cette offre, qui conciliait ma sécurité et la commodité de l’amour, fut faite sur le ton de la simplicité. Je savais ce qu’elle engageait, et avais souhaité qu’elle me fût faite. Je l’acceptai avec joie. Gérault ne rentrait de Berlin qu’à la fin de la semaine, six jours plus tard. — Je vous téléphonerai demain matin, dis-je à Hélène. — Téléphonez-moi vers midi, répondit-elle. Je serai presque sûrement libre, demain soir... Ou plutôt, non. Ne téléphonez pas. Je serai sûrement libre. Il fut convenu que nous nous retrouvions cette fois à la porte des Ternes, à cinq heures, et qu’elle me conduirait à la villa. Elle apporterait des provisions. Ce fut elle qui proposa de changer le lieu de rendez-vous ; elle n’avait pas perdu ses habitudes de la vie clandestine. Nous rentrions par la route directe et, sous le pont de la gare des Chantiers, à Versailles, elle roulait si vite qu’elle faillit heurter une voiture qui se dirigeait vers Villacoublay. Pour­ quoi tant de hâte ? me demandai-je. Elle se rend sûrement chez Bonnava, elle est en retard. Et pourquoi me préciset-elle de ne téléphoner qu’à midi ? C’est chez lui qu’elle va passer la nuit. Je n’en étais plus à m’étonner, chez une femme, de ces jeux apparemment si compliqués, et si simples au fond. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Mais puisqu’elle veut partir, quels orages fuit-elle ? Ou bien quels nouveaux orages veut-elle affronter ? Mais je ne voulais avec moi qu’une Hélène complète, dont je puisse fouiller et effacer toutes les ombres, je la voulais avec son intelligence, certes, mais aussi sa passion. Demain je lui parlerai de cette nuit chez Bonnava, me dis-je, et cette décision, en moi, amorça la montée d’un flot de pensées encourageantes et heu­ reuses. Je lui en parlerai après l’amour. Ainsi je serai double­ ment vainqueur. Tu le serais bien plus si tu lui en parlais tout de suite, ou pas du tout, dit une autre voix. Mais je protestai contre ce scrupule, ou cette fierté mal placée, ou cette peur. Je fis arrêter la voiture au coin de la rue de la Harpe et du boulevard Saint-Germain, et j’embrassai Hélène. — Je penserai beaucoup à vous cette nuit, lui dis-je, et je ne pus réprimer un sourire cruel. Etait-il plus cruel envers moi qu’envers elle ? Elle l’avait dit elle-même : nos âmes étaient égales. Cette question n’avait pas de sens.

14 Je suis le même pour tous les êtres, je n'aime ni ne hais... Fût-ce un vrai méchant, si un homme m’adore et s’il m'adore sans partage, Il faut le tenir pour un saint. Il a pris le bon parti. Bientôt il deviendra la Loi même, il pénétrera à jamais dans l’apaisement. La Bhagavad Gîta (IX, 29-31).

Avec ses façades mortes, sans vitrines ou presque, et ses volets clos, la rue de la Harpe ressemble à une rue de province pleine de secrets jamais avoués, et mon secret y était à l’aise plus qu’ailleurs, il y était accueilli comme s’il était solidaire de tous ces secrets. Encore une nuit où je vais mal dormir, pensais-je en rentrant chez moi, la bouteille de cognac sous le bras, et en frappant durement de la semelle sur le trottoir, pour me désengourdir. Mais je croyais quand même ma journée termi­ née. Je me trompais. Ce fut justement cette nuit-là que le drame se noua. Depuis quelques jours, j’avais un voisin. Je l’avais rencontré pour la première fois en rentrant, l’avant-veille, vers minuit. Une maigre silhouette qui me précédait dans l’escalier. Puis, à l’étage des bonnes, sous la maigre lumière, quelqu’un qui tâtonnait à trois mètres de moi pour trouver le trou de sa serrure. — Ah ! vous êtes mon nouveau voisin, avais-je dit à l’homme. La réponse avait été brève : — Oui. Il avait une voix jeune et froide. J’entendais sa clef qui s’impa­ tientait contre le pêne. La minuterie allait s’éteindre, elle s'éteignit. Le bouton était près de ma porte, et je rallumai. — La concierge m’a parlé de vous, dis-je en fouillant dans

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ma poche pour trouver ma clef. Dumanoir, courtier en vins. C’était mon état civil du moment. — Et moi, Pirenne, dit-il en réussissant à pousser sa clef. Pirenne, étudiant. Bonsoir, monsieur. Il avait déjà bouclé sa porte. Tant mieux, m’étais-je dit, c’est un rustre. Voici, m’étais-je dit également, un citoyen qui a une tête connue. Je ne l’ai sûrement jamais rencontré, mais je connais ce genre de têtes. Quatre-vingt-dix chances sur cent qu’il soit communiste. Quand on est devenu assez étranger à la politique pour se mettre à méditer sur elle, on s’aperçoit que les déformations en quelque sorte professionnelles qu'elle provoque se plaquent, en fait, sur un certain nombre de types natrfs. Il y a un type natif de démocrate-chrétien, et des types natifs de commu­ nistes et de fascistes, et on acquiert assez vite un flair parti­ culier pour les déceler. Le démocrate-chrétien porte un masque d’onction sur un visage rigide, et ce masque glisse constam­ ment. Il le rattrape comme il peut, avec un regard de côté qui n’appartient qu'aux inquiets. Le démocrate-chrétien a tou­ jours peur de manquer de quelque chose, de sens moral, de sens social, de patriotisme, de démocratie, d’optimisme, de personnalisme, c’est une cuve de grands sentiments débor­ dants. Ils débordent trop, justement, et le démocrate-chrétien a toujours l’air de courir après ses bons sentiments qui se sauvent. Il le fait avec une énorme dépense de conviction qui amuse beaucoup les communistes. Ce spectacle est même le seul qui puisse faire venir sur le visage des communistes un certain air de détente et de franchise : cette sympathie gogue­ narde les éclaire à un tel point que je me dis parfois que l’humour est peut-être un moyen de salut. Au contraire, je distingue au moins deux types natifs de communistes. Le premier est le type massif, dilaté du bas, aux pommettes larges et à la mâchoire puissante. C’est un pas­ sionné et un guerrier, aux instincts et aux appétits formidables et sûrs. Mais cela ne suffit pas. Il faut y ajouter la contraction du front au niveau des tempes, certains disent sa rétraction, signe d’introversion et d'intelligence, et surtout le regard com­ plexe du manœuvrier politique. Ce regard est moins sournois

que calculateur, moins profond que ferme. Une fois qu’on l’a rencontré et compris, on ne l’oublie plus. Moins empâté, mieux modelé, affiné par une conception aristocratique de la jouis­ sance, ce type fournissait par exemple Bonnava. Le deuxième type est au contraire l’ascète chétif et maigriot, assez femmelin, assez frénétique. C’est le râleur intellectuel, le type à système. Tantôt il a des yeux illuminés et doux, et c’est alors un être fluctuant, coléreux et généreux par bouffées, qui se crève à la tâche militante, colle les affiches, fait dérailler les trains et lance les bombes, et réussit mal dans le Parti. Tantôt il a le même regard complexe que les dilatés, il est dur, froid, pète-sec. Alors c’est une peste à haut rendement, un des instruments les plus indéréglables que Dieu ait montés, dans sa perfection, pour charger la pâte- humaine de son élec­ tricité explosive de la fin des temps.

En rangeant Pirenne dans ce dernier groupe, je me sentais plein pour lui d’un obscur respect. Quand la concierge m’ouvrit la porte, cette nuit-là, la minu­ terie était déjà allumée dans l’escalier de service, et j’enten­ dis, très haut, un pas qui montait. Je suivis. Le pas était lent et régulier, et je gagnais sur lui. J’arrivais à l’avant-dernier palier lorsqu’il s’arrêta. J’entendis quelqu’un souffler ou gémir, un poids inerte et mou glissa contre la rampe, puis dégringola contre moi au moment même où la minuterie s’éteignait. Je réussis à me rattraper sans lâcher la bouteille, et je rallumai, à tâtons. C’était Pirenne. Il était affalé contre le mur, les genoux pliés et s’arcboutait du dos pour se relever. Il parais­ sait épuisé. Je l’empoignai ferme par le bras, comme je pus. Il ne pesait pas lourd. — Vous êtes souffrant ? lui dis-je. Pas blessé, non ? Il soufflait, je dus le tirer jusqu’en haut. Catastrophe, pensai-je, je ne peux tout de même pas le faire entrer chez moi. Un courtier en vins ne lit pas les revues russes et les journaux argentins. Ma table était couverte de pério­ diques étrangers Je dus le fouiller pour avoir sa clef. Son pardessus était beaucoup plus minable que le mien.

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— Qu’est-ce que vous avez ? lui demandai-je quand je l’eus aidé à s’étendre sur le lit et quand j’eus rabattu sur lui les couvertures. C’est le froid ? — Je ne sais pas, murmura-t-il. Un étourdissement. C’est idiot. Tout ce qui dérange ce genre de types est idiot. — Vous avez oublié de manger, ce soir, hein, lui dis-je avec une jovialité presque amicale. (Je connaissais ça, et puis je me revoyais à sa place, dix ans auparavant. Les mêmes fins de mois difficiles. Mais mon sectarisme était encore mieux aiguisé que mon appétit.) Il sortait sans doute d’une réunion où il s’était excité à fond. Il puait le tabac, dans les cheveux, partout. Le gros tabac des meetings et des réunions de cellule. — Bon, lui dis-je, à défaut de croûte, je vais quand même vous donner du remontant. Ma soirée avec Hélène me laissait un grand besoin de me dévouer, de me divertir, de ne pas réfléchir encore. — Avez-vous un verre ? Il en avait un, sur sa table de toilette, près de la cuvette. Mais j’avais aussi envie de boire. Je courus chez moi et rapportai un quart de soldat, tout ce que je possédais. Il me regarda déboucher la bouteille, sans rien dire. Elle était aux trois quarts pleine. — Buvez ça et restez étendu, lui dis-je en lui tendant son verre. Il but un peu, souffla, but encore. Il respira moins vite, se recoucha et parut se réveiller tout à fait. Je bus aussi, avec une avidité qui me surprit. — Fameux, dit-il en tournant les yeux vers la bouteille. Marché noir, naturellement. — Non, pas marché noir. Cadeau. Au fait, j’ignorais s’il fallait des bons pour acheter du cognac, ou si la vente en était libre. Pour un courtier en vins ! Il y a toujours des trous larges comme ça, dans ces histoires. Mais il ne paraissait pas enclin à poser des questions. Je lui remplis une seconde fois son verre. — Buvez encore. — De plus en plus fameux, dit-il en souriant pour cacher sa grimace, car, cette fois, il buvait trop vite, et ça le brûlait.

Avec le froid qu’il fait dans cette taule, me dis-je, il viderait bien la bouteille sans dire ouf. Je le regardai, il souriait encore à son verre. Le sourire amollis­ sait un peu son visage, y effaçait les creux saturniens, lui ren­ dait une jeunesse et une grâce étranges. Mais, dans leurs trous d’ombre, je voyais mal ses yeux. Je me retournai. Sur l’unique chaise du lieu, un peu de linge, plutôt en vrac. Sur la table, des livres et des cahiers bien en ordre, et, sur le tas, un numéro de l’Humanité. La bibliothèque marxiste se trouvait sur le bahut : une vingtaine de bouquins de tous formats. Je reconnus parmi eux la collection à cou­ verture grise des Editions Sociales Internationales d’avantguerre — Lénine : la Maladie infantile du communisme ; Marx : le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Dans le tiroir supérieur du bahut qui était entrouvert, d'autres livres étaient rangés, mais je ne pus en lire les titres. Les murs étaient nus. Naïvement, j’y cherchai au moins un portrait, celui de Staline. Même pas Staline... Pas fétichiste, le citoyen. C’était encore plus grave. — On n’a pas idée de se mettre dans un état pareil, lui dis-je en m’approchant du lit. Je vais vous laisser la bouteille. Ne vous gênez pas. Si vous sentez que ça ne va pas, inutile de vous lever, vous n’avez qu’à frapper là, sur la cloison. Je viendrai.

Je n’avais pas du tout envie de partir. Il s'était étendu à nouveau sur son lit et ne paraissait pas m’entendre. Il était peut-être plus malade que je ne croyais. — Vous m’avez entendu, lui dis-je, plus fort. Vous n’avez qu’à frapper là. Il ouvrit les yeux. — Il faudra quand même que je m’arrange, dit-il sans bouger, pour trouver un peu de boulot. C’est idiot, ça ne peut pas durer comme ça. — En effet, dis-je avec ironie. Avec cet excité à côté de moi, pensai-je, de toute façon il aurait fallu que je déménage. Pourvu qu’il n’entre pas chez moi avant que j’aie tout évacué. J’examinai la verrière du toit. C’était, comme dans ma chambre, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 275

un cadre carré articulé sur le côté du haut et qu’on pouvait relever sur le toit incliné à l’aide d’une tringle percée de trous. — Il n’est pas étonnant, lui dis-je, que vous creviez de froid. Regardez ce jeu : presque un centimètre. La garniture de caoutchouc est pourrie. Je fis sauter la tringle hors de son crochet et la rabattis. Puis j’arrachai du cadre la garniture de caoutchouc, ou plutôt ce qui en restait. De cette manière, la verrière retombait un peu et rattrapait l’épaisseur du caoutchouc, elle était plus jointive. — Pour cette nuit, ça ira, lui dis-je. On ne viendra pas vous voler par le toit. Demain vous n’aurez qu’à faire ce que j’ai fait, mettre un bourrelet de papier. — Oh ! même avec ça, dit-il. — Vous êtes étudiant ? Etudiant en quoi ? Il souffla avant de répondre : — Physique, dit-il. Je voudrais bien passer mon agrég cette année... Mais il me faudrait trouver un job. N'importe quoi. Si vous connaissez quelque chose qui ne prenne pas trop de temps... Je fis un geste vague : — Je chercherai, lui dis-je. — Et vous, ça va ? me demanda-t-il poliment, toujours sans bouger. — Oh ! moi, fis-je en riant, les études sont finies, vous savez. Je me demandai s’il ne valait pas mieux lui lâcher tout mon paquet d’un coup, plutôt que d’y aller, au hasard des conver­ sations, d’un petit détail nouveau chaque fois, ce qui multiplie les risques. — Buvez donc encore un peu, lui dis-je en prenant son verre presque vide qu’il avait posé sur le plancher, à la tête de lit, et en le remplissant pour la troisième fois... Incorporé en 36, vous savez, les jeunes classes. Trois ans de caserne à cause de Munich. La guerre, cinq ans de kommando chez les Fritz, le temps passe. Vous parlez d’une jeunesse, lui dis-je avec assu­ rance, car je tenais mon fil, et lui aussi, Pirenne, je le tenais. En 36, je faisais ma deuxième année de droit. J’ai préféré refuser le sursis. Idiot, tant pis pour moi. Alors le retour, après neuf ans. Dans mes prix, pas de crèche, sauf ça, dis-je

en montrant la chambre. Disparues, les anciennes copines. Les nouvelles, trop chères. Il n’y a que le commerce qui paie. — Je comprends. — Qui paie mal. Je n’ai pas l’estomac qu'il faut pour ce métier. Trop correct ou trop cossard. Un peu nouille, quoi. Cette société est pourrie. Il se taisait toujours. J’avais posé mon quart sur la table et je marchais par la pièce, m’arrêtant devant la verrière que la nuit et le brouillard faisaient opaque. — Elle est pourrie, mais ce n’est pas mon job, comme vous dites, de la changer. Place aux jeunes. A vous le manche. Seu­ lement, vous devriez vous arranger pour ne pas trop crever de faim en attendant, ajoutai-je en riant. A votre santé ! Nous bûmes. Il y avait pris goût, moi aussi. — Pourquoi ne passez-vous pas votre troisième année de droit ? demanda-t-il, sans aucune curiosité. — Ah ! non, zut, fini tout ça. — Vous avez tort, dit-il avec une parfaite indifférence... En France, on ne s'en sortira que par trois cent mille faillites. Il y a trop d’intermédiaires comme vous. Appuyé sur un coude, il buvait son alcool à petits coups. — Je ne sais pas, répondis-je en haussant les épaules, d’un air las. — Vous avez tort de ne pas savoir, dit-il avec une simplicité pourrie d’orgueil. Puis, avec une sorte de lassitude lui aussi, comme s’il renon­ çait à rabâcher : — Vous avez fait du droit. Vous savez quand même ce que c’est qu’une crise économique... — Je l’ai su. — Oh ! et puis zut, dit-il d’une voix irritée, sa vraie voix. A quoi bon tout ça ? Il vida son verre et se recoucha : — Ne vous dérangez pas davantage pour moi. Allez dormir... Le temps apportera la preuve. — Le temps apportera la bagarre, répliquai-je alors d’un ton vif, et nous y passerons tous, vous le premier. Je dis vous, parce que ce sont les intellectuels sincères qui trinquent les premiers, et c’est juste, puisqu’ils sont toujours à exciter les

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autres. Je ne vous range pas non plus dans la catégorie des malins... — Je n’y tiens pas, dit-il, l’œil plein d’éclairs. — Si je comprends bien, vous êtes plutôt dans la catégorie des fauchés. Votre parti a du fric pourtant, puisque je vois que vous en êtes, dis-je en montrant VHumanité sur la table. J’en connais chez vous qui ne s’embêtent pas. — C’est possible. ■— Alors ? — Alors quoi ? Couché sur le côté, il me regardait sans bouger. Maintenant que son visage s'était ranimé, j’étais encore plus frappé par son air d’extrême jeunesse, sa netteté, son absence de flétris­ sure. Rien de plus nourrissant que cette intelligence rusée, pour qui le monde est délectation. Mais ses yeux n’avaient plus d’âge. Ils étaient vieux, très vieux, et pourrissants. — Rassurez-vous, dit-il avec un sourire plein de méchanceté et de réflexion. Chez nous, comme vous dites, la saloperie aussi ça se contrôle. Je dirai même : ça se dirige. Tout juste ce qu’il faut, et pas plus, pour encourager les bourgeois. Allez dormir... — Autrement dit, les salauds, chez vous, se laissent infecter par dévouement au parti... — Occupez-vous des choses que vous pouvez connaître, pas des autres. Le moment venu, nous ferons notre propre lessive. — Ça, vous savez le faire, c’est vrai. — Encore plus vrai que vous ne croyez, dit-il, toutes griffes dehors. Il me fixa encore un moment, puis, soudain, comme s’il se déchargeait d’un coup de toute sa violence, il se remit sur le dos et ferma les paupières. Au cours de ce bref échange, pour la première fois, son regard s’était appesanti sur le mien. — Je sais, je sais, dis-je alors avec l’assurance que donne un début d’ivresse (mais je reconnaissais aussi la joie un peu basse que faisait toujours naître, en moi, la rencontre chez autrui d’une lucidité si précoce qu’elle en était malsaine). Je sais que les communistes ont au moins cela pour eux de ne pas se dégonfler. C’est quelque chose. Et c’est encore de cette

façon qu’on se fabrique les idées les plus consolantes, en essayant d’imaginer jusqu’où l’on est capable d'aller dans la bagarre... Servez-vous donc, lui dis-je, très heureux, en prenant la bouteille sur la table et en la posant par terre, à son chevet, à côté de son verre. (J’avais trouvé ma tirade et je marchais en rond dans la chambre, les mains dans les poches de mon pardessus.) Ecoutez ! Le plus beau rêve que j’aie jamais fait étant éveillé, dis-je en me lançant à fond, un rêve que j’ai fignolé des journées entières et même des mois, au stalag, c’est le suivant. J’avais passé une sorte de pacte avec Dieu ou avec le Diable, moyennant quoi j’étais devenu invisible, mais alors définitivement, à charge pour moi de passer mon temps à sup­ primer, les uns après les autres, tous les salauds de la créa­ tion. Pas sans avertissement, vous pensez bien ! Il faut être malade ! Un plan d’épuration rationnel et scientifique ! Je commençais par terroriser les directeurs de journaux. Vous passerez ça dans votre numéro de demain, sans quoi... Des placards de première page, aux dimensions imposées, des listes avec les motifs, les salauds les plus gros. Le premier jour, ils rigolaient tous, les directeurs et les autres... Alors commençait le déquillage. Un par un. Vous imaginez la ter­ reur, la délectation, la vague de moralité ! Merde, des mois durant. C’est ainsi que j’occupais ma captivité... Il me regardait vaguement, l’œil fixe. Il est déjà ivre, pensais-je. Et moi ? Non pas moi, mais presque. Attention. Je me sentais étrangement excité, mais lucide, me disais-je, lucide, lucide. Ce mot me martelait les tempes. — Notez, lui dis-je en m’échauffant encore, que je n’ai jamais trouvé le joint pour que l’assainissement finisse. Des salauds, il y en avait toujours. Et puis toujours de nouvelles polices qui me cherchaient avec des astuces que j’inventais, évidem­ ment, et que je contrais tout de suite après. L'homme invisible. La masse était avec moi. Drôlement amoureuse du système. Seulement, la masse, quand on la regarde de près — et dans le rêve, éveillé ou pas, l’œil a un drôle de pouvoir séparateur, je vous le dis —, on s’aperçoit que c’est encore la masse qui est le réservoir inépuisable des salauds... Couché sur le dos, sans doute il avait froid. Il se remit sur le

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côté et ramena ses genoux contre son ventre. Je l’aidai à remon­ ter ses couvertures. — C’est du refoulement votre truc, dit-il enfin, la voix pâteuse. Il faut soigner ça. C'est grotesque. — Buvez. Moi j’ai soif. — J’ai connu un docteur qui soignait ça en ordonnant aux types de faire du tir à l’arc trois ou quatre heures de suite, tous les jours, ajouta-t-il l’air rigoleur, tout à fait allumé. Ha, ha, ha, du tir à l’arc ! — Elle est bien bonne ! Du tir à l’arc, ha, ha, ha ! Le verre tremblait dans sa main. Je reposai mon quart sans avoir bu. — Je parie même, dit-il, que vous n’avez jamais tenu quel­ qu’un au bout d’un revolver. D’un vrai revolver, insista-t-il. Quelqu’un qui soit tout près, dont vous puissiez observer le regard, si ça vous chante. — Dans mon rêve, si, évidemment. — Dans votre rêve. — C’était fait pour ça. Voir le dernier regard des salauds. — Les salauds ont le même regard que tout le monde, dit-il, très irrité. Il n’y a pas de dernier regard des salauds. — On dirait que vous connaissez bien la question. — Quelqu’un qui sache que vous allez le tuer, qu’il n’y a rien à faire, et que le coup va partir... — Et ça fait un regard comment ? — Si vous croyez qu’on pense à ça. — Dans le rêve, on y pense. C’est l’avantage. — Dans le rêve. — Mais alors vous y pensez après. Drôle de rumination. — Puisque vous n’en savez rien, taisez-vous. — Et vous, vous savez ? dis-je, très hostile. Il se mit à rire, d’un rire lointain, étranger à la question. — Donnez-moi encore un peu de votre truc, dit-il, en tendant son verre, histoire de vous faire croire que j’ai besoin de noyer des remords... Il est bon, votre truc. Il ne s’est pas fichu de vous, votre copain. — Pas copain, copine. — Tant mieux pour vous, dit-il entre deux gorgées. Copine. Ou tant pis. C’est vrai qu’il est bon. C’est idiot de gaspiller ainsi

la marchandise. Qu’est-ce qui va vous rester cet hiver en cas de grippe ? — Vous en faites pas pour ma grippe. Racontez-moi plutôt comment vous descendiez les Fritz au coin des rues. — Pas seulement les Fritz. — Je pense bien. Les salauds n’ont pas de nationalité. — Ah ! ah ! dit-il en vidant son verre d’une grande lampée et en se rejetant en arrière sur son lit, bien à plat. Zut pour les Fritz. Je crois que ça va mieux, râla-t-il. Le verre lui échappa des mains et tomba du lit sur le plancher, où il se cassa en trois morceaux. Fumier, murmurai-je. Il ne s’aperçut de rien. Il s’étira avec une sorte de volupté comme s’il voulait permettre à l’alcool de passer partout, de descendre jusqu’aux orteils, de l'imbiber tout entier. Qu’est-ce que cela donnerait si je lui ouvrais la bouche de force, pensai-je. De force, de force, et si je lui renversais le goulot/ bien droit entre les dents, qu’il vide le litre ? J’étais beaucoup plus robuste que lui. L’idée de la cruauté que son visage de dieu mongol évoquait en moi se faisait de plus en plus exaltante. Apparem­ ment, me dis-je, il se laisserait faire, laisserait faire. Il en était à ce point où l’on est à la fois passif et complice de l’acte d’autrui, exactement comme une femme qui, après s’être défendue, se laisse volontiers violer. Violer, pensai-je, violer. — Qu’est-ce que vous lisez, en ce moment ? dis-je en prenant au hasard un livre sur la table. Son œil se fixa sur moi, presque vitreux. — Touchez pas, dit-il. — Pourquoi ? dis-je. — Touchez pas, répéta-t-il, d’une voix embrouillée où bougeait un fond de violence. Laissez ça tranquille, cria-t-il presque. — Ça va, ça va, ne vous énervez pas. Il me lança un regard sombre. C’était un dictionnaire de russe. Un silence passa, puis, comme s’il se mettait brusquement à courir, avec un entêtement d’ivrogne, à la poursuite d’une idée apparue, puis disparue, dans les brumes de l’alcool : — Qu’est-ce que ça peut vous fiche, ce qu’il y a là-dedans ? grogna-t-il en gigotant sur son lit, et en s’asseyant, l'air vindi­ catif et buté. — J’imagine la scène, dis-je, avec une soudaine gaieté, et je Les veux d’Ezéchiel sont ouverts 281

m’assis près de lui après avoir débarrassé la chaise et posé au pied du lit le linge qui l’encombrait. Je l’imagine fort bien. Vous avez à descendre un traître de votre parti. Ce n’est tout de même pas un salaud comme les autres, hein, c'est un salaud perfectionné qui peut avoir de bonnes raisons de vous lâcher, ce qui vous donne à vous des raisons encore meilleures de le descendre. Encore meilleures. Un soir, vous l’enlevez en bagnole, à trois ou quatre, pour lui faire son affaire quelque part. Je tiens à l'enlèvement en bagnole. C’est un salaud inquiet, il est mangé par les scrupules, enfin vous croyez qu’il l’est. C’est un vieux, un vieux. Vous n’y comprenez rien naturellement. Lui il comprend. Il se revoit quand il était jeune, aussi excité et aussi connard que vous. Une sacrée frousse qu’il doit avoir, le vieux, de ce souvenir de sa jeunesse. De la frousse, enfin, je n’en sais rien. Vous, vous savez, vous croyez savoir. Il sait que vous croyez savoir. Je me demande ce qui se passe à ce moment-là, ce qu’il dit. Vous ne tenez pas à le descendre tout de suite, ce serait presque un cadeau, presque un cadeau. Il faut qu’il se rende compte. Une discussion. Quelle discussion ? Lui et vous, vous voulez vous mettre mutuellement le nez dans vos cacas. Je tiens à une discussion le long du chemin... — Quel chemin ? dit-il en relevant la tête. Le chemin de V ille-d’Avray faillis-je lui crier très naturellement, le chemin de Ville-d'Avray, salaud ! Mais je me retins (pour­ quoi ?) et alors j’eus très peur. Je suis lucide, me dis-je, lucide, lucide. Je n’ai pas peur. Il me semblait que je me trouvais dans une situation héroïque, à exploiter à fond. Il me semblait qu’il y avait devant moi, autour de moi, en moi, une chair molle et écroulée que j’avais le devoir de torturer, une chair qui filtrait par tous ses pores une sueur glacée, sa méchanceté impuissante et déchue. Il me semblait que c’était ma propre chair, une chair très ancienne. Il me semblait. — Quel chemin ? répéta-t-il, puis il éclata de rire, un rire tranquille, pas du tout un rire d’ivrogne, le rire presque silen­ cieux qu’il devait réprimer, en temps normal, quand il jouissait à fond et qu’il s’admirait... Quel chemin ? Vous faites du mau­ vais cinéma... La reconstitution du drame, ha, ha, ha !... Un jour, un copain me raconte. Il prend le chemin le plus court, et il balance le gars dans le noir. Vous vous figurez qu’on allume le

plafonnier du taxi pour voir les yeux du type à ce moment-là ? Défense passive, ha, ha, ha, défense passive ! Il balance le gars, et puis on s'aperçoit le lendemain, en lisant les journaux — on, c’est le copain qui raconte —, « j’avais simplement ramené le viocque à domicile (il parlait argot, il disait le viocque), au domicile de la femme qu’il avait tendrement aimée, dix ans avant. Tendrement aimée ! » Vous parlez d’un crime parfait sans le vouloir ! Un crime, enfin ! Grand hommage de la police : c’est peut-être un suicide après tout... un suicide sentimental, ha, ha, ha !... Quand je pense à cette engueulade ! Parce que le revolver aussi, dans le noir, vous comprenez... On avait perdu le revolver !... Félicitations quand même, il n’y en a plus, et celui du vieux ne vaut rien, il faudra assommer un Fritz pour vous en procurer un autre... Dans son agitation, il avait rejeté ses couvertures et s’était assis dans le lit, la tête pendante. Puis, en finissant de parler, il retomba sur les coudes, du côté du mur. Je me levai brus­ quement pour l’empoigner et l’obliger à me faire face, mais mon genou cogna durement contre le châlit. Doucement, me dis-je, doucement — De quel copain parlez-vous ? demandai-je, très calme. — Un copain. — Il s’appelait comment ? — Un copain, répéta-t-il. — Tu trouvais ça rigolo, hein ? — Vous auriez voulu qu’on en pleure ? — Tu en étais, hein, toi aussi ? — Qu’est-ce que vous dites ? fit-il en se retournant à demi et en me regardant avec méfiance, complètement ivre. — Je ne sais pas, dis-je en me reculant et en sentant affluer en moi une angoisse mortelle. Je ne sais pas. Peur, je n’ai pas peur. Salaud, pensai-je. Tu étais là quand on a tué Patrick. C’est peut-être toi qui l’as tué. Tu es très fort. Tu es beaucoup plus fort que moi. Mon genou me faisait mal. D’avoir mal au genou, cela me paraissait de la dernière importance. — Pourquoi est-ce que vous l’avez tué... celui-là ? demandai-je en hésitant. — On l’a débarrassé de son mal à la tête, bredouilla-t-il. — Quoi ? criai-je, indigné.

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— De son mal à la tête ! cria-t-il encore plus fort, en se recou­ chant. — Je ne comprends pas, dis-je, idiot moi-même. Il dormait presque, affalé en vrac sur son lit, un bras pendant. Si ce type-là m’intéressait, pensai-je, je devrais me jeter sur lui, le bourrer de coups : Parle, dis-moi, salaud, que c’est toi qui as tué Patrick. ! (Mais non, ça c'est sûr, c’est lui.) Avoue que tu es de la bande de Saint-Martin, et que tu lui ressembles ! Mais Saint-Martin ne m’intéresse pas, il me dégoûte, il me dégoûte. Je restai longtemps immobile, remuant d’obscures pensées de vengeance qui ne me tiraient pas un geste et regardant Pirenne s’enfoncer dans un sommeil nauséeux. Etais-je vraiment ivre ? Je le croyais. Je cherchai à deviner ce que j’eusse fait, et pensé, ne l’étant pas. Cette recherche m’enfonçait dans mon inertie. Et même, finis-je par me dire, Pirenne me dégoûte-t-il ? Quand je suis à l’état normal, rien ne me dégoûte. Il est dans son rôle de loup, de loup maigre, son aboiement et ses morsures, et son regard dévorant, sont à leur place dans cette nuit d’hiver sur le monde. Qu’il y ait des milliers et des milliers de loups ! Des millions ! Tous ces gens qui dorment, bien repus, après leur baisage quotidien, sont trop moches. Ce sont les loups qui vivent ! Jamais, me dis-je avec une mélancolie exaltée, je ne me sentirai contre eux de vraie colère, je veux dire de colère qui m’oblige à cogner, à me lancer au milieu de la meute hurlante et sournoise, pour briser le cercle ou être étouffé par lui. Je suis dehors. Est-ce vrai ? Oui, je suis dehors, dis-je à haute voix, et je me réveillai en posant sur Pirenne un coup d’œil égaré. Je ne sais plus cogner. Je ne veux plus savoir. Si je savais, je réveillerais celui-là à coups de poings et de griffes, mais c’est parler pour ne rien dire, pour imaginer des attitudes de roman. Suis ta route, Pirenne. Pauvre Pirenne. Cher Pirenne. Sur la table, ses dossiers. Une tentation me prit de rafler ses papiers, de vider ses tiroirs, de lui ravir ses secrets, s’il en avait, les siens, ceux du Parti. Debout, je chancelai, puis me raffermis. Qui disait que j’avais mal au genou ? Trop de choses, ce soir, pensai-je. Laissons ça. Je me fous pas mal de la poli­ tique en général et du P. C. en particulier. Et de Patrick aussi je m’en fous. Il est mort et enterré. Enterré.

Je ramassai les morceaux de verre et les mis dans ma poche. Puis, pour avoir une main libre, j’imaginai de coiffer le goulot de la bouteille avec mon quart. Mais il contenait encore pas mal d’alcool, qui se renversa sur ma main et me poissa les doigts. Je jurai d'une voix claire et forte. Je rentrai alors chez moi en m’appuyant au mur humide, et ce contact glacé me rendit la pleine conscience du moment et des choses. Comme j’avais laissé la lampe de Pirenne allumée, je revins pour l’éteindre. Pirenne n’avait pas bougé. J’allongeai ses jambes et ramenai dessus les couvertures. Il ne se réveilla pas. Quand je me relevai, mes yeux se posèrent à nouveau sur le tiroir entrouvert du bahut. J'étais plus calme, plus maître de moi. Ces livres inconnus excitèrent en moi un restant de curiosité, d’ailleurs machinale. D’instinct, dans une pièce, je me dirige toujours vers la bibliothèque. J’ouvris sans bruit le tiroir. Mon cœur ne battit pas tout de suite, mais ne s’emporta, l’instant d’après, que plus viokmment. Il y avait là, non seulement tout Steiner, tout Guénon, tous les occultistes ou ésotéristes dont le moine m’avait fait entreprendre et dépasser la lecture, mais en plus toute sa collection métapsychiste, tout le dépôt d’une science infernale, et un voile passa devant mes yeux. Pirenne s’appelait aussi Saint-Martin, me dis-je, et je me sentis à nouveau envahi par une peur glacée. Mais au moment où j’allais reprendre mon inventaire, derrière moi Pirenne gémit et je me retournai, en fermant vivement le tiroir. Deux yeux vitreux me regardaient. C’était, au fond des orbites, comme une eau morte et opaque, étrangement lointaine et fascinante. Je ne pensai plus qu’à fuir, mais il ne me voyait pas. Fuir, vraiment ? Je me souviens : en sortant, je rentrai la clef qui était restée sur la porte, à l’extérieur. — A demain, Pirenne, murmurai-je. Pirenne ou Saint-Martin ! A demain, cher complice ! Chez moi, j’enlevai mon pardessus ; il me servait de deuxième couverture. Puis, tout enflammé encore par l’alcool et par l’excitation de la découverte, je me déshabillai et me couchai après avoir pris deux cachets d’aspirine. Les nuits de grand froid, pour être mieux couvert, je jetais mon veston sur le lit et le ramenais sur ma gorge et mes oreilles. Ce soir, il était tout imprégné du parfum d’Hélène, et, dans l’obscurité, lorsque

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j’enfouis mon visage dans cette odeur, ma mémoire s’ouvrit et le souvenir m’attendrit brusquement jusqu’aux larmes. Cela me ramena d’un coup dans le monde dont j'étais sorti à grand effort longtemps auparavant, celui où les loups se déguisent en amants subtils et désespérés non moins cruels que les Pirenne et seulement moins éveillés, des loups-enfants. Et, certes, la part obscure de moi-même hivernait encore dans ce monde polaire et aimait s’y attarder. Je l’y regardais s’y survivre. Mais ces pleurs que l’on regarde couler ont cessé d’être amers. Quelque part du côté de Saint-Julien-le-Pauvre, vers la Seine, une horloge sonna deux heures.

15 — Et qu'est-ce que vous faites encore ? Que prêchez-vous ? Car il est impossible que vous ne prêchiez pas, c'est dans votre caractère. — Je prêche Dieu, Marie. — Sans y croire vous-même. Je n’ai jamais pu comprendre cette idée. Dostoïevski (dialogue de Chatov et de sa femme).

Avant l'aube, le froid me tira du sommeil, mais l’alcool et l’aspirine de la nuit me firent un réveil embrumé qui charriait de vagues angoisses. Je trouve humiliants ces passages. On dirait que la nuit nous laisse englués d’une substance molle et ectoplasmique, celle qui fut autrefois la nôtre avant que nous nous durcissions à coups d’insultes, de défis et de détache­ ment. Je sais aujourd’hui crever cette aura visqueuse, ne plus me laisser vampiriser par ces larves d’un autre âge. Et la difficulté, certes, c’est bien de rentrer dans le monde et d’y agir sans traîner avec soi ces séquelles. C’est d’agir à l'état pur, de n’introduire dans l’acte aucune parcelle de ce moi pourri par le passé, c’est de réaliser à chaque instant, au fond de soi, l’immaculée conception. Voilà le moyen et le but. Toute autre incarnation est misérable. Pourtant, ce matin-là, le passé prenait trop de repères, et la cruelle absence d’Hélène faisait naître sans fin des images et des pensées trop précises qui organisaient, malgré moi, ce monde nébuleux. Et pourtant encore, le vrai scandale, et je le savais, n’était pas dans la prostitution de ce corps magnifique qui s’éveillait sans doute, au même moment, dans les bras de Bonnava et se préparait à cette étreinte matinale qui est la plus intime et la plus bouleversante de toutes, il était dans l'impossibilité pour Bonnava comme pour moi et pour tous les amants successifs d'Hélène d’épuiser son histoire, de la Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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reprendre à sa source et de la mener à sa fin : il était dans le temps perdu. Comment ce scandale ne serait-il pas un chemin de catastrophe ? Peut-on rester indéfiniment dans un désert de plus en plus désert ?... Souvent, ainsi, le matin, deux ans auparavant, quand un homme au désir très ancien se met­ tait, sans que je le veuille, à revivre en moi et constatait la terrible absence de Sylvie, mon premier geste était de saisir le téléphone et de l’appeler, elle qui dormait encore à six cents kilomètres de là, pour la faire habiter et dériver avec moi dans cette gravitation immaîtrisable, un moment, l’éternité d’un moment !... Alors j’avais le téléphone. Il me suffisait d’étendre le bras, sans sortir du lit, je cherchais à allumer. Exactement ce que j’ai fait ce matin-là, deux ans après, en tâtonnant dans le noir et en m’étonnant de ne pas trouver le bouton électrique à son ancienne place. Et ce geste comme jadis me réveilla, me tira hors de ma chair souffrante et de mon âme dégradée. Et son imbécillité me choqua même à ce point que, pour me punir, malgré le froid, je sautai du lit. Assez de ruminations, pensai-je. Nous n’en sommes plus aux lâchetés de l’adolescence. Il faut agir, en effet, et on n’agit pas en restant au lit. Il faut, premiè­ rement, que je déménage tout de suite et, par conséquent, que je mette de l’ordre dans les papiers qui traînent dans cette chambre ; les trois quarts au moins sont intransportables : à détruire. Il faut, deuxièmement, me dis-je en vidant le broc d’eau dans la cuvette et en commençant à faire ma toilette avec une sombre énergie, que je tire de Pirenne, par la ruse ou par la force, so oder so, les renseignements et les preuves dont j’ai besoin. Pour quoi faire ? Les preuves dont j’ai besoin ! Et pas seulement des preuves, des détails certains sur les derniers instants de Patrick, ce qu’il a fait, ce qu’il a dit. Des renseignements sur les rapports exacts de dom Luis et de Saint-Martin, sur les manigances secrètes de ce groupe infernal. Jusqu’où le padre est-il allé dans le scandale ? Je veux tirer de ces secrets une lumière souveraine. Mais sérions les problèmes. Pirenne d’abord. Si j'étais superstitieux — et je le suis, puisque je ne crois absolument pas au hasard —, je verrais dans notre rencontre ici un intersigne. C’en est un, m'affirmai-je avec une conviction violente. Et cette nuit, sans penser à rien, j’ai décroché sa verrière. C’est un deuxième intersigne ! Tout s’en­

chaîne. Dès que je serai prêt en ce qui concerne mon départ d’ici, j’entrerai donc chez Pirenne par le toit et je fouillerai dans ses papiers. C'est la première étape. Ensuite, même et surtout si je n'ai rien trouvé, il faudra faire parler Pirenne lui-même. Comment, je ne le sais pas encore, mais je le saurai. J’ai les papiers de Patrick, je suis armé ! Et s’il a des pouvoirs, tant mieux ! pensai-je encore. Oui, dis-je à voix presque distincte dans l’emballement de mes pensées. C’est bien réfléchi et décidé. Quoi qu’il arrive, j’engage d’avance mon honneur, c’est-à-dire la bonne opinion que je me fais de moi-même, à tuer toute faiblesse et tout regret. Je le jure. C’est juré... Enfin, il faudra, me dis-je dans une nouvelle et brusque éclosion de plaisir, et ce sera le troisièmement que je m'occupe d’Hélène. Tout converge sur Hélène. Il n’est pas d’autre problème que le sien. Il est insoluble, donc il est le seul ! A quel point tout conver­ geait sur Hélène, je me l’expliquais mal, mais cette certitude en moi se passait d’explications. Cette extrême tension de l’esprit est propice à l’économie des forces. Ce matin-là, depuis mon réveil, je crois bien n’avoir pas gaspillé un geste. Je me lavai, je me rasai, je m’habillai sans le moindre bruit, comme si je voulais respecter le sommeil de Pirenne. En réalité tout mon corps était armé par la ruse : la guerre était déjà déclarée. Je me mis, toujours sans bruit, à rassembler mes papiers et à remplir mes deux valises. J’étais comme ces soldats qui changent de cantonnement pour la vingtième fois : ce n’est pas l’inutile qui est exclu de leur bagage, mais le moins utile. A force de pérégriner, on finit par aimer ce dépouillement. A mesure, j’entassai dans un coin ce qu’il faudrait détruire. Une veine, pensai-je, qu’ici les waters ne risquent pas de s’engorger. Pas de siège, un simple trou. Je comptais bien y jeter ma brassée de papiers d’un seul coup, et là-dessus, quelques chasses. Je me fis un devoir de discipline d’attendre, pour procéder à ce débarras, que Pirenne fût sorti. De temps à autre, je collais l'oreille à la cloison. En écoutant bien, sur le fond encore peu distinct des bruits de la ville, j’entendais la respi­ ration de l’étudiant, égale et sifflante. Quand j’eus terminé, j’enlevai la clef de la serrure, puis j'étei­ gnis et m’étendis tout habillé sous ma couverture. Pirenne

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dormait toujours. Ma tension n’était pas tombée, mais se trans­ formait peu à peu en une sorte de bonheur calme et limpide. Peut-être faut-il être malade, pensai-je, pour se chercher des aventures pareilles et n’attendre plus rien qui vaille que de semblables coups de poker ! Mais, pensai-je encore avec une force délicieuse, qu'est-ce que la création tout entière, du commencement à la fin, sinon un gigantesque coup de poker ? Un jeu gratuit, un simple jeu ! Je ne me sentais lié à mes actes que par le lien ténu du jeu, qui m’eût aussi bien lié aux actes contraires, j’étais mené par le plaisir de l’intelligence, non de la passion. Le jour pointait à peine : une lueur sale, sur la verrière. Dans cette chambre, je n’avais jamais connu d'aubes claires. La ver­ rière s’ouvrait à l’ouest, sur les toits et les cheminées des immeubles du boulevard Saint-Michel, dont on devinait, à quelques échancrures, les cours intérieures pleines d’ombre. Juste à quelques mètres, devant ma chambre et celle de Pirenne, un mur en retour aveugle, tout noir, coupait la moitié du ciel. Le toit couvert d’ardoises était assez abrupt mais se prolongeait vers la gouttière par une corniche plate, bordée d’un garde-corps. A huit heures, quand Pirenne partirait, toutes les mansardes alentour seraient vides. On me verrait peut-être, mais de loin. Je ferais semblant de remettre en place les ardoises déplacées par le vent. Pirenne se réveilla, s’agita un moment dans son lit, qui craqua, puis sans doute, il dut regarder l’heure, car il sauta du lit sans attendre, et j’entendis se reproduire les bruits habituels de sa toilette. Il était sept heures et demie, comme les autres jours. Je me sentis plein de respect pour cette exactitude, pour cette remise en marche sans heurt, presque sans mémoire. Ce genre d’hommes n'est jamais malade, pensai-je. Il a bien fallu un demi-litre d’alcool pour le dérégler... Il se peut, pensai-je aussi, qu’il vienne frapper à ma porte, avant de partir, pour me remercier. Je ferai le mort. Pirenne sortit de sa chambre à huit heures moins le quart et passa d’un pas rapide dans le couloir, sans s’arrêter. Je me forçar à attendre une demi-heure avant de sortir à mon

tour pour évacuer mes papiers. Ainsi fut fait. Le silence régnait dans l’immeuble. Sans plus de précautions, je rabattis la ver­ rière et grimpai sur le toit, où la tiédeur de l'air me surprit et m'encouragea. Le ciel était gris et plombé, l’air avait cette immobilité qu'il prend avant la tombée de la neige et qui ajoute encore, en hiver, à la tristesse profonde des rues de Paris. Je ne jetai qu’un bref coup d’œil sur les mansardes voi­ sines, dont les vitres luisaient. Impossible de rien voir à l’intétérieur. Par un effort tranquille que ne me coûta nulle peine, je me dis que j'étais seul dans ce chaos de zinc et d’ardoise, même s’il était surpeuplé, et je ressentis la même impression de sécurité que lorsque j’entrais le matin dans la foule : les regards, s’ils se posaient sur moi, étaient si mous, si endor­ mis, qu'ils ne pouvaient pénétrer jusqu’à mon secret. En quelques pas mesurés, redressant par endroits, d’un geste net, une ardoise branlante, j’atteignis la verrière de Pirenne et la dépassai. Je me baissai encore deux ou trois fois, feignant de m’appliquer, çà et là, à des travaux délicats, puis revins en arrière, soulevai le cadre, l’examinai un moment, et enjambai l’ouverture. Sur la table rien que des feuilles de cours et des livres, et, sous le numéro de l’Humanité de la veille, un exemplaire de la revue communiste la Pensée. Dans un coin, une mallette fort usagée. Je la secouai, elle était vide. Je fouillai alors les trois tiroirs du bahut. Celui du haut ne contenait que des livres, j'en remis à plus tard l'exploration. Le second contenait du linge. Celui du bas, enfin, une petite valise fort lourde, que je posai sur le plancher. Elle n’était pas fermée à clef, et je la trouvai pleine de dossiers bien classés. J’en sortis d’abord quelques liasses qui concernaient l’activité la plus récente de Pirenne dans le Parti, des notes de documentation, des schémas de conférences, des exercices élémentaires de langue russe, le tout sans intérêt. Je passai vite et j’avais déjà vidé la valise à moitié lorsque je tombai sur une chemise rouge marquée au crayon bleu d’un nom : Saint-Martin. Je ris de contentement. Drôle de saint ! Saint-Martin, chef de groupe F.T.P. C’étaient sur le mauvais papier de l’époque et tirées avec une ronéo empâtée, des notes de 1943-1944 sur l’organisation des francs-tireurs et partisans, leurs consignes politiques, la technique du sabotage. Cela ne

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m’intéressait pas. Je vidai toute la valise sur le plancher et, presque tout de suite, sans étonnement, mais avec un tremble­ ment accéléré et presque douloureux, j'aperçus la dernière lettre de Patrick. C’était le brouillon qu’il m’avait fait lire, le dernier jour : Au général von Stülpnagel, commandant du Gross-Paris. Ces mots me brûlaient les yeux. Pirenne avait épinglé, derrière, la photographie de la lettre recopiée au net par Patrick, et de son enveloppe : Kommandantur de la place de l’Opéra, Paris. L’enveloppe n’était pas affranchie : Patrick n’avait pas eu le temps de faire son envoi. Je ne me donnai pas la peine de réfléchir, je sortis mon portefeuille et y ran­ geai brouillon et photo. Je fus pris alors d’une frénésie de recherche si impatiente que, d’instinct, je regardai ma montre : il n’y avait pas cinq minutes que j’étais sorti de chez moi. Le tiroir de la table était fermé et aucune de mes clefs ne put l’ouvrir, je laissai échapper un - juron. Je l’eusse volontiers fracturé, mais je n’avais point d’outil. Je revins au bahut, j’ouvris des livres, le Viol des joules, de Tchakhotine, la Pra­ tique des réflexes dirigés, que Pirenne avait couverts d’anno­ tations minutieuses, en bon étudiant. Le petit livre de Guénon : Autorité spirituelle et Pouvoir temporel s’était égaré dans le tas. Sur la page du titre, au temps lointain de ses enthousiasmes d’anarchiste, le Père Carranza avait encerclé, au crayon, d’un trait vigoureux, le mot Autorité, et écrit dessous : L’Esprit ne doit jamais obéissance. Je reposai le livre en riant : Non, pas d’obéissance ! Un rire silencieux, accordé à mes gestes pru­ dents et à mes précautions de cambrioleur, et quand même, dans ces couches abyssales que n’ébranlent que les tremble­ ments cosmiques, une tempête de joie ! Quel message m'en­ voyait le Père ! Je trouvai aussi toute une série d’ouvrages de Freud, de Hegel, de Leibniz, et, le plus crayonné et annoté de tous, un volume de YEthique, de Spinoza. Un physicien qui lit Spinoza, chose rare ! Enfin, au fond du tiroir, je découvris de longues notes dactylographiées sur lesquelles les corrections étaient encore de l’écriture du moine. La première, la plus mince, portait comme titre : Etudes sur la discipline person­ nelle. Je la connaissais. Elle était donc à double fin. La deuxième : la Vraie Religion théocratique et les nouveaux pouvoirs de l’Esprit. Voilà le catéchisme de Pirenne, pensai-je.

Pourtant je cherchais autre chose. Quoi ? Les papiers person­ nels de Pirenne, ceux de sa fraction. Jusqu’ici, je n’avais rien trouvé, rien, pas une lettre, pas une étude, pas même un frag­ ment de journal ou une lettre de femme, notai-je encore. Je regardai vers le tiroir de la table avec dépit, et, avec la plus grosse lame de mon couteau de poche j’essayai de forcer la serrure. Le tiroir résista. Je forçai encore, la lame se cassa net. Ce bruit me fit tressaillir, et, de ce moment, s’installa en moi un sentiment de culpabilité que je jugeai très bête, mais qui produisit de la peur. J'eus hâte d'en finir, et, me mettant à genoux, je commençai à ranger les papiers dans la valise. J’étais devenu attentif aux moindres bruits qui montaient des profondeurs de l’immeuble, un coup de klaxon dans la rue me fit sursauter. Je me punis en interrompant mon travail pendant une bonne demi-minute, puis je le repris avec plus de lenteur. Je reviendrai, pensai-je. Je rangeai les dossiers le mieux possible et les remis à leur place sans me presser. Quelques instants plus tard, j’étais chez moi. Prenant mon bagage, je descendis l’escalier de service ; je voulais transporter mes valises en lieu sûr sans plus attendre, pour être maître de mes mouvements. Celui qui peut prendre une précaution et qui, par paresse, forfanterie ou indiscipline ne la prend pas, celui-là, pensais-je, est un sot. J’ai réussi mon coup une première fois, mais c’est la deuxième qui compte. J’avais décidé de dire à la concierge, si je la rencontrais, que je partais en voyage pour quelques jours, le soir même, quitte à lui apprendre par téléphone, quelque temps après, que mon départ était définitif. Mon terme était payé, elle possédait un double de ma clef, je ne lui créais aucun embarras. Mais cette complication même me fut épargnée : la loge était vide. A cette heure-là, la concierge distribuait le courrier. Je m’arrêtai à un petit tabac du boulevard Saint-Germain, où j’allais quelquefois, à deux cents mètres de la rue de la Harpe, et j’y pris un café et un sandwich. Puis je demandai qu’on m’y gardât mes valises pendant une heure ou deux. De là, je poussai jusqu’à la place Maubert où j’achetai chez un quin­ caillier un tournevis et une forte pince. Les jours précédents, j’avais constaté que Pirenne passait à sa chambre entre onze heures et demie et midi, en sortant de la Sorbonne. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 293

J’étais donc presque sûr de disposer de tout le temps néces­ saire à mon opération. Mais je ne repartirai pas tout de suite, m’affirmai-je à nouveau. Qu’est-ce que je risque ? Je veux parler à Pirenne. Je regretterais trop, plus tard, ne pas m’être offert cette scène. Je rentrai rue de la Harpe ; il était neuf heures et demie. Porté comme je l’étais par ma résolution, je montai sans bruit l’escalier et fermai ma porte avec précaution. J’attendis un moment, l’oreille à la cloison. Rien ne bougeait. Si j’allais frapper, à tout hasard ? pensai-je. Au même moment un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier et je me redressai, le cœur battant. C’était Pirenne qui revenait. Par une coïncidence curieuse, je crus me souvenir, au même moment, que j’avais oublié le livre de Guénon sur le bahut, au lieu de le remettre dans le tiroir. La cloison laissait passer le moindre bruit, et j’étais si attentif, je posais sur elle des yeux si avides qu’on l’eût dite également transparente au regard. J’entendais et je voyais Pirenne. Il ôta son pardessus, vint à la table de toilette, versa de l’eau dans la cuvette. Il ne pouvait pas ne pas voir le livre : la table de toilette touchait presque le bahut. Et sans doute le vit-il en effet, car tout bruit cessa. J’ai réussi, pensai-je, c’est sûrement un maniaque de l’ordre. Pirenne ouvrit un tiroir, le referma, en ouvrit un autre. Et s’il appelle, me dis-je, s’il se met à crier ? J’avais fermé ma porte à clef, j’allai la rouvrir sans bruit, en prenant des précautions infinies. J’étais prêt à bondir dans le couloir. Non, ces intellectuels savent se tenir, pensai-je encore, leur imagination tue leur premier mouvement. Pirenne fit quelques pas dans la chambre, se dirigea vers la verrière, la fit jouer, revint au bahut, et se mit cette fois à remuer ses papiers avec une certaine nervosité. J'attendais le moment de silence qui allait venir, je m’arc-boutais d’avance contre ce silence, je le créais par mon appel muet et impérieux. Il vint, et je sus que Pirenne regardait vers moi. Je soutins ce regard et j'attendis encore. Ma main était crispée sur la poignée de la porte. Puis, très vite, Pirenne fut dans le couloir et je faillis sortir comme lui, le bousculer. Mais non, il était déjà arrêté devant chez moi. Il hésita un moment, regarda peut-être si la clef était dans la serrure, et frappa. Je lui ouvris sans rien dire.

Je ne vis d’abord que sa pâleur, non sa colère. Il ne parla pas tout de suite, mais, les mains légèrement avancées, il me lança un regard étincelant, et une sorte de vibration emplit ma tête, comme sous un choc. — Quelqu’un est entré chez moi, ce matin, en mon absence, dit-il d’une voix un peu basse mais nette. Vous n’avez rien entendu ? J’étais bien préparé à cette rencontre. Le brouillard qui avait voilé mes yeux s’était déjà dissipé. — Je viens à peine de rentrer, lui répondis-je d’une voix ferme. Entré chez vous ? Pourquoi ? Il promena un regard aigu sur ma chambre, sur le lavabo dégarni de tout objet de toilette, mais ses yeux, indécis, sui­ vaient mal, et revenaient vers moi. Je tenais mes mains dans mes poches, il eût voulu abaisser son regard vers elles. Il craint que je sois armé, pensai-je. Je tirai mon mouchoir, et, à deux mains, je me mouchai. — Venez voir, dit-il d’une voix neutre. Je fermai ma porte derrière moi, retirai la clef et le suivis. Sous la verrière, il me montra des plâtras tombés du mur, comme sous un choc. Pendant mon rétablissement sur le bord du cadre, mes pieds avaient dû cogner contre la paroi. Je jetai un coup d’œil rapide sur mes chaussures : une tache blanche marquait le bout du soulier droit. Je ne sais pas s’il vit mon regard. — Bah ! dis-je en repoussant les gravats du pied, cela arrive tout le temps. Ce plâtre est pourri. — Pas celui-là. D'ailleurs on a touché à mes papiers, répondit-il en me fixant. — Ah ! fis-je, mais mes yeux ne se refusaient pas et s’offraient librement aux siens. — On en a même emporté. — Des papiers ? C’est étrange. — C’est vous, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix assez basse, en me regardant toujours. — Oui, c’est moi. — J’ai vu que vous aviez à peu près vidé votre chambre. C’est pour ça que vous partez ? — Pour ça et pour autre chose. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 295

— Rendez-moi ces papiers, dit-il d’une voix affermie, en faisant un pas vers moi, machinalement. — Trop tard, lui dis-je. Sa colère flamba d’un coup, mais il avait un étrange pouvoir sur elle. — Comment, trop tard ? dit-il. Qui êtes-vous ? Que me voulezvous ? Ne me racontez pas d’histoires. — Je suis un ancien ami de Patrick... Vous m’avez beaucoup parlé de lui cette nuit. — Ah ! fit-il à son tour. Puis, découvrant soudain un fait pour lui très éclairant : — Pourtant vous habitiez ici avant que j’arrive... Vous ne me surveilliez donc pas. Curieuse rencontre. Je souris. — Alors rendez-moi ces papiers. Ils n’ont pas d’intérêt pour vous. — Un très gros intérêt. D’ailleurs je les ai déjà donnés. — Donnés à qui ? dit-il, à nouveau très agressif. — A des amis qui s’en serviront s’ils veulent. Des journalistes. — Vous les avez vendus. Salaud, dit-il. Je me mis à rire et m’assis sur le lit. Il faut aller jusqu’au bout de cette aventure, pensai-je. — Mon petit Pirenne, lui dis-je dans une soudaine effusion, ne complique pas les choses. Tu penses bien qu’il fallait qu’elle sorte un jour ou l’autre l’affaire Patrick. C’était un grand bonhomme. L’idée qu’il s’était suicidé m’était insupportable. Je te suis très reconnaissant de m’avoir tiré du doute. Nous nous tûmes un moment. Il me regardait en dessous, d’un air sombre. — Vous avez été communiste ? demanda-t-il enfin. — Longtemps. — Je vois, dit-il, hargneux, en me jetant un coup d’œil dur. Ça va, je vais avertir le Parti. Allez-vous-en. Il parlait d’une voix retenue, sans aucun éclat. — Je n’ai pas eu le temps de bien regarder, lui dis-je alors, d’un ton de confiance et en désignant du menton le tiroir de la table. Il se peut que tu aies trouvé d’autres papiers sur Patrick. J’étais son seul ami, ils m’appartiennent. Donne-les-moi. — Vous exagérez un peu. Allez-vous-en, répéta-t-il.

Puis, après un silence : — D’ailleurs, si vous ne partez pas, c’est moi qui vais partir. Je me levai avec d’autant plus d’assurance que je savais main­ tenant qu’il resterait calme, puis, sans qu’il fît un geste, j’allai fermer la porte à double tour et ôter la clef de la serrure. Puis je m’approchai de lui presque à le toucher, mais il ne bougea pas. Ses yeux me fixaient toujours. — Laisse le Parti tranquille, lui dis-je alors, plein de confiance et de joie, et, en même temps, je sortais mon portefeuille. Voici les papiers de Patrick. Je suis prêt à te les rendre, mais j’ai besoin de tout savoir, comment Patrick est mort, et ce qu’il a dit... Et il y en a un autre qui aura aussi besoin de savoir, s’il revient, ajoutai-je dans une soudaine détermination. Je me suis trompé tout à l’heure en disant que j’étais le seul ami de Patrick. Il y a aussi le Père Carranza, que tu connais. Je suis tout à fait au courant, lieutenant Saint-Martin ! m’écriai-je avec défi (il avait tressailli, mais son regard, un instant troublé, ne laissa plus apparaître qu’une sorte d’atten­ tion suraiguë mais inexpressive et comme jaillie de la nuit, et l’éclair de colère qui avait fait briller ses yeux alla se perdre dans ces lointains opaques). Je ne sais pas ce que le Père pensera, s’il revient, de la mort de Patrick. Il se peut qu’il s’en fiche. Et au fond, à tout bien considérer, affirmai-je brus­ quement, je m’en fiche aussi. Tiens, je vais te proposer un marché bizarre. J’ai besoin de m’instruire. J’ai trouvé, là-dedans, des papiers du Père Carranza. Moi aussi, il m’a fait travailler. Peut-être, un jour, nous aurait-il fait marcher ensemble. Je te croyais parti en Russie pour suivre la question. Le commu­ nisme politique ne m’intéresse plus, mais, comment dire, l’ave­ nir religieux du communisme, si. Et toi ? Il ne fit pas un geste. — Tu ne dis rien, lui dis-je avec une sorte de douceur. J’appelais sa confiance de toutes mes forces. — Rendez-moi ma clef, dit-il, plus buté que jamais. — Sale galopin ! m’écriai-je. En fait de clef, je sais où est celle de ton tiroir et je vais me passer de ta permission si tu m’y forces (et, disant cela, je me saisis de son pardessus qu’il avait posé sur le lit, et le lui jetai. Je ne voulais rien

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obtenir que de sa complicité, presque de son amitié). Tiens, lui dis-je. — Vous m’ennuyez, dit-il. Il restait planté devant moi, son pardessus dans les bras, et son regard semblait chercher quelque chose par la pièce. Il y avait un encrier sur la table. En fait de pouvoirs, il va se contenter de me jeter son encrier à la figure, et je serai bien avancé, me dis-je, au comble de l’humiliation. Mais, à mon tour, je ne fis pas un geste pour le devancer. — Excusez-moi, dit-il alors en reposant son pardessus sur le lit et en enlevant ensuite son veston, qu’il jeta à côté d’un geste plus désinvolte que je n’eusse attendu. J’étais rentré pour me raser et je suis assez pressé. Si ça vous amuse, restez là, mais je ne peux pas attendre davantage pour vous. Il se mit une serviette autour du cou, trempa son blaireau dans l’eau de la cuvette et le passa sur son savon. — Tu n’es pas si idiot que ça, lui dis-je alors en me rasseyant sur le lit. Pourquoi n'as-tu pas confiance en moi ? Si tes copains apprennent que tu as gardé chez toi, depuis deux ans, des papiers comme ceux-là, et qu’en plus on te les a volés, ton avancement dans le Parti est fichu. Il se savonnait et je voyais son visage dans la glace. Il ne se retourna pas, mais sourit. Derrière ce sourire vivait un fond tranquille et dissolvant. — Je vois, dit-il, savonnant toujours. Vous, vous étiez commu­ niste pour avoir de l’avancement. — Idiot, lui dis-je vexé, puis je souris. Il était fort. Je vais procéder par ordre, pensai-je. Peut-être répondra-t-il à des questions précises. — C'est Bonnava, n’est-ce pas, qui a fait descendre Patrick ? lui demandai-je après un court silence. Je sais que tu es en cheville avec lui. Vous avez eu peur. Vous avez eu raison d’avoir peur. Il posa son blaireau et affûta un moment son rasoir. — Pourquoi Bonnava ? dit-il. C’est le Parti. Cette fois, il n’avait même pas tressailli. — Bonnava d’abord. Le Parti après. Où avez-vous trouvé Patrick ? II commença à se raser, et ne me répondit pas tout de suite.

— Cette lettre aux Allemands, dit-il enfin, c’était une assez jolie machination. Le flic boche qui avait monté ça s’y connaissait. — Crapule, lui dis-je avec une douceur qui n’était pas feinte, tellement il était semblable à l’image idéale que je me faisais de lui. C’est ça que l'Huma va raconter, n’est-ce pas ? — Nous avons les preuves, répondit-il en continuant à se raser avec précaution. — Si vous ne les avez pas, vous les fabriquerez. — Bien sûr, dit-il avec un sourire aigu. — Je vois d’ici l’article répugnant que tu feras. — Je le vois aussi, dit-il avec une méchanceté et un calme insurpassables. — Tais-toi, Pirenne, lui répondis-je, très calme moi-même. Tu ne t’en sortiras pas par un coup de culot. L’Huma sûrement, mais pas toi. Tu as traîné cette lettre durant deux ans dans tes valises, et elle est toute fripée. Tu l’as relue souvent. Est-ce que tu connaissais Patrick avant ? — Qu’est-ce que ça peut faire ? — Moi je le connaissais. J’ai fait la guerre d’Espagne avec lui, à un moment où tu commençais peut-être à coller des papillons dans les pissotières, et encore ! Et c’est moi qui l’ai caché, longtemps, pendant l’occupation... Raconte-moi comment ça s’est passé. Qu’est-ce qu’il vous a dit ? C’est lui qui vous a fait voir cette lettre ? — Cette curiosité est malsaine, dit-il en offrant sa gorge au rasoir. Vous imaginez un tas de choses. Je m’avançai vers lui, menaçant, et je souhaitais presque qu’il me fît front. Mais comment frapper un homme qui se rase ? — J’ai besoin de savoir, lui dis-je d’un accent profond, en puisant dans la complexité même de ce besoin une excuse à ma brutalité. Qu’est-ce qu’il vous a dit au dernier moment ? Pour­ quoi l’avez-vous emmené si loin ? — Il n’a rien dit, murmura-t-il en me regardant avec curiosité. — Il vous a sorti cette lettre ? — Il n’avait pas à la sortir. Nous l’avions fouillé avant. — Et vous l’aviez lue ? Il haussa les épaules et se retourna vers la glace : — Ça aussi, tiens, c'est un détail que vous pourrez publier...

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Nous avions bien une lampe électrique, mais elle ne marchait presque plus. — Petite brute, dis-je avec un certain respect. Il s’était remis à se raser et ne répondait pas. Toute ma colère se dissipait dans une soudaine fatigue. — Sale gamin ! murmurai-je en lui tournant le dos. Espèce de galopin sanglant ! Vous avez fait dix kilomètres ensemble, tu ne me feras pas croire que les uns et les autres vous n’avez rien dit pendant ce temps-là... Salauds ! dis-je encore, presque à voix basse, et d’un accent qui avait perdu toute passion. Que sont-ils devenus, les autres, ceux qui t’accompagnaient ? Il attendit un moment avant de me répondre. — Morts tous les deux. — Bon débarras... Et peut-être en effet, Patrick n’a-t-il rien dit, repris-je en me parlant à moi-même, et plein soudain de cette conviction que le silence donnait à sa vie, une fois de plus, à la sienne comme à tant d’autres, le meilleur couronnement pos­ sible... Et tant mieux pour vous autres si vous n’avez rien dit non plus, dis-je à Pirenne en le regardant avec un mépris que je savais affecté. Une sorte de sympathie me poussait vers lui, vers cette force secrète à laquelle il me fallait sans cesse égaler la mienne. — Mon pauvre Pirenne, lui dis-je. Ah ! trouver une blessure en toi où cette sympathie puisse mordre ! J’eusse voulu lui faire vivre en quelques instants la longue suite de mes nuits. J’eusse voulu dresser devant lui ma conviction étincelante, solide, définitive, brillante comme un palais, et lui en faire saisir, d’un seul regard, les détails scru­ puleux. Je ne te demande pas d’abjurer Marx, pensai-je. Il n'est le maître de l’Histoire que parce qu’il la méprise ! L’Histoire, quel faux dieu ! Mais cela tu le sais déjà toi-même, tu l’as dit au Père. Ce n’est pas l’Histoire qu’il faut bâtir (laissons ces idioties aux Américains) mais l’homme, un homme en toi. Le plus grand Démon ! Le plus grand Dieu ! Comme ils sont loin de nous les ânes savants de la bourgeoisie qui n’ont jamais su poser ainsi la question ! Le marxisme, c’est le mépris de l’Histoire. Le marxisme équilibre Dieu par le bas, et c’est pour cela qu’il faut traverser le marxisme pour trouver Dieu. Dieu a besoin de Marx, et moi je ne cesse pas d’avoir besoin de toi,

Pirenne, et je t’accepte, compagnon maudit ! Et je remercie le Père de t’avoir aiguisé les dents ! Ah ! quelle soumission !... Il me semblait que le cheminement de cette révolution inté­ rieure était encore plus obscur et fatal que celui de l’autre révolution, dite sociale, et que soudain, un jour, l’irruption des nouvelles certitudes démantèlerait l’âme de tous les Pirenne à coups de canon plus joyeux, plus brutaux et plus solennels que ceux de la guerre civile. Comme la nuit précédente, je fis quelques pas par la chambre et allai jeter un vague coup d’œil par la verrière. Le ciel était toujours gris et sale. De minces fumées blanchâtres sortaient des cheminées et montaient tout droit, essayant de percer l’air immobile, puis se perdaient. Pirenne se savonnait une deuxième fois. — Au fond, lui dis-je alors en commençant à me promener par la pièce, je devine ce qu’a pu te dire le Père Carranza et je n’ai pas besoin d'en savoir davantage. Il voulait savoir ce que ça donnerait, un Pape communiste utilisant les fusillades et les bombardements comme moyen de sanctification. Après tout, Hitler aussi parlait de Dieu et de la Providence. Le Staline futur peut bien faire comme lui, en plus grand. L’autre nuit, j'ai lu des notes laissées par Patrick. Une sorte de journal. Lorsque, le chef marxiste se sentira une vocation de prêtre et parlera de Dieu, le monde sera perdu. C’est la dernière phrase. Qu’est-ce que tu en dis ? C’est intitulé Dieu et le marxisme, un beau titre. Mais pour égaler Dieu le Père en fait de bagarre, il reste encore à faire pas mal de chemin. « Je ne veux pas te faire le boniment d’un ancien, lui dis-je encore, sans le regarder. Seulement, quand un type est passé par le marxisme, ça le marque pour toute une vie. C’est pour cela que je te tutoie, parce que j’ai été communiste. Je serais incapable de dire tu à un gars de la synarchie. Et c’est juste­ ment parce que je suis un ancien communiste que je peux m’apercevoir qu’il y a un trou au bout du raisonnement. Le marxisme, ça débouche, c’est vrai, mais sur le vide. Catastrophe finale du capitalisme, dit Marx. Encore plus finale qu’il ne le croit. Catastrophe finale du communisme aussi. « Tu me diras que tu t’en fiches, et je le sais. Et que ce n’est pas l’essentiel. Je le pense profondément. Seulement, je me demande

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à quoi tend le genre de type que tu parais cultiver dans ta cervelle. Tu acceptes que Bonnava, ton patron, te laisse crever de faim, tu ne fais pas l’amour, ou à peine, tu ne fumes pas et il te suffit de deux verres d’alcool pour te noircir. Quel est ton genre de jouissance ?... Et tu te fiches aussi de la future har­ monie du monde. Alors ? C’est ça le problème palpitant. Tu as des pouvoirs particuliers, disait le Père, ou bien tu en auras. Fais-les voir un peu. J’espère qu'ils ne te servent pas seulement à tomber les bonniches. Tu ressembles assez à un Christ qui serait mongol et j’aimerais bien te voir en action. Peut-être tu me considères comme indigne de toi ? « Moi je suis romancier. Tu me répondras : si ça te chante et si l’introspection ne te paraît pas une perte de temps. Tu m’as l’air d’aimer la volonté toute nue, comme d’autres aiment leurs muscles. C'est intéressant et monstrueux. Je voudrais savoir si tu fais beaucoup d’exercice. « Evidemment, des types comme moi devraient ne s’intéresser qu’aux effets et se tenir peinards, en attendant l'explosion, c’est-à-dire aller s’ensevelir dans quelque couvent, ou quelque Abyssinie. Mais je n’ai jamais pu me contenter d’être un contem­ platif. Je le suis sans l’être. J’en reviens toujours. C’est peutêtre parce que je crois vraiment en Dieu. Et d’ailleurs, toi aussi tu y crois. Mais le mien se calme de temps en temps, tandis que le tien est un perpétuel excité. « Cela dit, repris-je en marchant toujours, tu sens bien que du point de vue du déroulement de l’action, que j’entre au couvent ou bien que je serre un jour, dans mes poings, une mitraillette américaine, ou que je souhaite crever, comme Patrick l’a sou­ haité parfois, cela ne contient en soi nulle contradiction et ne se réfère à une quelconque conviction politique. Ce ne seront peut-être que des moments décalés dans le temps, mais que ma facilité actuelle de vision me fait voir simultanément. Les trois sont possibles, et Dieu le Père fera ce qu’il voudra. Les séparer, ce n’est qu’une question de chronologie, et Lénine avait raison, il y a longtemps, quoique d’une façon invertie, quand il disait que la chronologie n’a aucune espèce d’importance. Pour le bon Dieu aussi, et depuis le début, le temps n’est qu’une dévorante foutaise...

Je me mis à rire, réconcilié avec moi-même. Pirenne était tou­ jours debout devant sa cuvette et s'essuyait le visage. — Je m'arrête, lui dis-je alors, ou bien tu vas me croire cinglé. Tant pis pour toi si tu le crois. Avec votre putain de vanité d’intellectuels et votre façon de regarder les gens sans les regarder, vous finissez par les rendre plus méchants qu’ils ne sont... Mais je ne t’en veux pas, et je souhaite qu’au fond de toi-même, quand tu as tué Patrick, tu ne lui en aies pas voulu non plus... Qu’est-ce que tu en penses ? lui demandai-je brus­ quement. Surpris, après cette longue tirade, que je lui pose une question, il tressaillit : — Quoi ? dit-il. — Tuer sans haine et sans passion, ça prouve au moins qu’on est assez avancé sur le chemin du diable pour pouvoir bientôt rencontrer Dieu. — Vous êtes encore plus fou que dangereux, dit-il en passant devant moi pour aller prendre son veston. — Ça vaut mieux que de tuer en ayant des remords et en faisant des sermons, comme les Américains. — Oui, dit-il, ça vaut mieux. Zut pour les remords. Je pars. Donnez-moi ma clef. Il endossait son pardessus. Je mis la clef dans la serrure et jetai les papiers de Patrick sur la table. — Tiens, lui dis-je, je te rends ça. Il me regarda un moment puis secoua la tête d’un air d’ennui : — Que voulez-vous que j’en fasse ? dit-il. Il prit les papiers, les déchira et jeta les morceaux dans sa corbeille, sous la table. — Deux ans trop tard, lui dis-je. Pas mal quand même. Partons maintenant. Je tournai la clef dans la serrure et ouvris la porte. Mais avant de me suivre, il alla raccrocher la verrière. — La confiance ne règne pas, dit-il. Puis il me suivit sur le palier et tira la porte derrière lui. Dans l’escalier, je le laissai passer devant moi. — Si ça t’intéresse, lui dis-je, je t’enverrai une copie de ce que Patrick a laissé. Ça t’instruira. Il ne répondit pas. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Il y a pas mal de choses sur Bonnava et sa fraction, conti­ nuai-je. — Et après ? fit-il, très hostile. — Ça tient toujours ? — Occupez-vous de vos romans, dit-il. — J’ai bien connu Bonnava. Comment peux-tu obéir à un type aussi primaire et aussi pourri ? fis-je avec méchanceté. Il te faudra bien le liquider un jour ou l’autre. Cette fois il ne répondit pas. — Il y a aussi un dossier Tirzoniev absolument passionnant, ajoutai-je alors, emporté par mon défi. Tu connais sûrement ce nom : Tirzoniev... Seulement, celui-là, si tu permets, je le garderai pour moi. Nous arrivions devant la loge de la concierge. La porte de l’immeuble était ouverte. Près d’un baquet d'eau noirâtre, la concierge lavait l'entrée. — Allez-vous-en au diable, murmura Pirenne les dents serrées. Il sortit, sans même tourner la tête vers moi.

Dehors il prit à droite et s’éloigna d'un pas rapide et saccadé vers le boulevard Saint-Michel. Il a dû venir entre deux cours, pensai-je. Il était à peine dix heures et demie. Derrière nous, la concierge sortit et vint vider son baquet dans le ruisseau. Je suivis Pirenne sans hâte. Dans la poche de mon veston se trouvaient toujours la pince et le tournevis que j’avais achetés une heure auparavant. Si je remontais ? me dis-je encore. Je n’avais pas encore traversé le boulevard Saint-Ger­ main. Mais cette fois, il me faudrait casser un carreau de la verrière. En plein jour, c’est beaucoup de bruit. Un autobus passa, m’obligea à m’arrêter au milieu de la chaussée. Allons, voilà un entêtement de gamin, pensai-je encore, et je traversai. L’étudiant était loin, la concierge était rentrée, personne sur ma trace, la coupure était faite. Comme un taxi stationnait devant le métro Cluny, j’y montai et allai prendre mes valises. Puis je demandai au chauffeur de me conduire à la porte Champerret. Je voulais déjeuner avec Jansen et attendre chez lui l’heure de mon rendez-vous avec Hélène. Le taxi passait devant le Louvre lorsqu’une pensée soudaine me

vint : grâce à ses silences et à son self-control, Pirenne, au cours de cette demi-heure de conversation, m’avait mené comme il avait voulu. Il ne m’avait rien livré de lui et j’avais tout livré de moi. J’en fus extrêmement impressionné et mécontent. Quel maître était-ce là ? Où était ce que j’appelais ma victoire ?

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16 J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire, mais elles ne sauraient m’aveugler. Madame de La Fayette (par la bouche de la Princesse de Clèves).

Parfois je traitais Jansen d’enragé, mais comme il était conscient de sa rage, près de lui je baignais dans un climat d’honnêteté. La politique est devenue un jeu frivole et barbare, une méca­ nique qui pousse à leur issue sanguinaire des passions sans esprit. J’appelle frivoles les modérés, les idéalistes, les utopistes. Ils ne me calment pas : ils me bêtifient, dit Hamlet. Au con­ traire, parfois, les enragés et les barbares me calment. Quand il me parlait de ses motifs, Jansen n’employait plus les mots de patriotisme, de socialisme, de dévouement, de sacrifice. C’était quelque chose. Le jeu l’excitait, disait-il, et il ajoutait : C’est ma nature. Mais ce jeu devenait trop grand pour lui, et pour tous les autres. A la porte Champerret, je descendis du taxi. Je comptais gagner à pied le domicile de Jansen, à dix minutes de là, et ainsi établir une nouvelle coupure sur ma piste. On ne gouverne pas sa vie à l’aide de ces petites précautions, mais on la simplifie toujours : elles vous tiennent l’esprit libre. J’entrai dans un café et téléphonai à Drameille pour le mettre au courant, avec la prudence convenable, de mon aventure chez Pirenne. — De toute façon, je désire te voir, me dit Drameille. Déjeu­ nons ensemble. Je lui indiquai alors le petit restaurant du boulevard Berthier où je comptais me rendre avec Jansen. Il accepta. Ainsi Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 307

il exposera lui-même son affaire à ce petit excité, me dis-je, et je pourrai penser à autre chose ou ne penser à rien. Je ne savais plus s’il était urgent ou inutile de penser à Hélène, la résolution que j’avais prise la veille en la quittant me paraissait ferme bien qu’elle ne fût pas claire. Je doutais s’il convenait de l'éclairer ou de s’y livrer simplement. Jansen occupait, au troisième étage d’un immeuble de la rue Gabriel-Péri, à Levallois, une chambre meublée fort exiguë et non moins misérable que la mienne, mais qui présentait un double avantage : elle était indépendante et possédait un poêle. Le propriétaire ne fournissait ni bois ni charbon, mais Jansen se faisait donner par notre agence de presse le maximum de revues, brochures et journaux et il bourrait son poêle de papier non froissé (c’était sa technique). Ce papier brûlait lentement, et une cendre fine, presque invisible mais particulièrement collante, voltigeait et s’incrustait partout. Jansen ne perdait pas son temps en nettoyages. Quand il s’y décidait, une fois par semaine, il s’en faisait un exercice sportif. Ce fut dans cette occupation que je le trouvai, ce matin-là, au milieu de ses meubles en désordre, un chiffon à la main, et tout maculé. — Le vieux est revenu ? me demanda-t-il, étonné, en voyant mes valises. — Non, lui dis-je, je suis invité ailleurs, pour une semaine. — Ah ! bien, dit-il. — Je crois, quand même, que je ne pourrai pas revenir rue de la Harpe, ajoutai-je. Tout en l’aidant à remettre en place son lit branlant et sa commode vermoulue, je lui racontai ce qui m’était arrivé depuis deux jours, sans mentionner toutefois les propositions d’Hélène. Nous parlions à mi-voix, à cause des voisins. Le plâtre de la cloison était fendu. — De toute façon, quand tu reviendras, tu pourras passer quelques jours ici en attendant mieux, dit Jansen. Il n’avait qu’un lit, mais on pouvait en ôter le matelas et l’étendre dans un coin. Nous parlâmes ensuite du dossier Patrick-Tirzoniev et de l’uti­ lisation que comptait en faire Drameille. Pour mettre la pagaye au sein du P. C., ces papiers valaient une fortune.

— Il y a beaucoup de littérature dans tout ça, dit Jansen avec mépris. Enfin, c’est mieux que rien... Rallume le feu pendant que je me lave, me demanda-t-il. A Fresnes, Dormann m’avait parlé, en effet, de papiers importants qu’il avait garés, sans me dire qu’il les tenait de Patrick. Il bâtissait dessus tout un scénario qu'il prétendait jouer devant le juge d’instruction. — Et il l’a fait ? — Oui et non. Il prétendait que c’était pour ça qu’on ne l’inter­ rogeait plus. L’embêtant, c’est qu’il y mélangeait de grands raisonnements politiques. On ne savait plus s’il s’agissait d’un chantage ou d’une justification... Penché sur son lavabo, Jansen se décrassait le visage et reniflait bruyamment. — Il avait la manie de la justification, dit-il. C’était déjà un vieux. — Au fond, répondis-je, dans ce bisness, il n’y a qu’une seule attitude correcte, la boucler. — La boucler jusqu’au bout, dit-il. Parler, c’est reconnaître qu’il s’agit d’un jugement. Or, depuis que le monde est monde et qu’on y assassine des adversaires politiques, jamais il ne s’est agi de rien de tel. Le type qui tue — je ne veux pas dire le domestique qu’on déguise en juge —, le vrai, celui qui com­ mande, celui-là ne parle pas. Le tué ne doit donc pas parler davantage puisque les rôles sont interchangeables. Il se rhabillait. — Tu m’embêtes, lui dis-je. Tu ne penses qu’à tuer ou à être tué. Quelle heure est-il ? — Onze heures et demie. — Il est trop tôt... Si je pouvais te coller une belle fille insou­ ciante dans les bras... — J’aime les belles filles, dit-il, mais je me fiche pas mal de l’insouciance... Il était prêt. Nous nous disputions sans cesse, mais nous n’étions jamais mécontents l’un de l’autre. Même dans ses attitudes de convention, Jansen me plaisait, car il parlait sans vanité. — N’oublie pas de prendre ta brochure sur l’amnistie, lui dis-je au moment de partir. Tu la donneras à Drameille. — C’est vrai, dit-il. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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C’était un manuscrit d’une centaine de pages. Il avait mis en épigraphe un mot de Montesquieu : N’ayant pas commis de bassesses, je ne savais pas que j’avais besoin d’être consolé par des grâces. Nous venions à peine de nous asseoir au fond du restaurant Berthier que la voiture de Drameille s’arrêta le long du trottoir. Drameille descendit et vint vers nous. Avant même de lui serrer la main, je fus frappé par le sourire inhabituel qui amollissait et embellissait son visage, d’ordinaire si tendu. C’était le sou­ rire du bonheur. Et peut-être fallait-il que je fusse heureux moi-même pour m’en apercevoir si vite. Suis-je heureux ? pensaije. Oui, je le suis. Mais ce bonheur hésitait toujours. —■ Que t’arrive-t-il ? lui demandai-je. — Je pars dans huit jours pour la Russie, avec Bonnava, me répondit-il sans s’étonner de ma question. Et, sortant de sa poche un passeport, il nous fit voir le visa qu’il avait obtenu, la veille au soir, de l’ambassade. — Félicitations, lui dis-je. Tu as été payé cash. Il me jeta un coup d’œil rusé et amical. — Tu pars pour longtemps ? — Deux ou trois mois, je pense. — Et Bonnava ? — Il ne se fixe pas de délai. Il compte être chargé de mission en Asie... Et toi ? me demanda-t-il. Raconte. Le restaurant commençait à s’emplir. Il était surtout fréquenté par les employés des grands garages voisins. Tout le monde parlait très fort. Personne ne faisait attention à nous. Je parlai d’abord de ma traduction des papiers Tirzoniev. — Ils sont importants ? demanda Drameille. — Encore plus que tu ne croyais, lui dis-je. De quoi secouer le Politburo et la Guépéou pendant des mois. Il appuya son regard sur le mien : — Tant mieux, fit-il. Quand auras-tu terminé ? — Dans quelques jours. — Je serais très heureux que tu puisses m'en parler avant que je parte. Je le regardai à mon tour : — D’accord, lui dis-je, et je savais à quoi je m’engageais. Il le savait aussi.

Pendant que nous mangions nos hors-d'œuvre, je racontai dans le détail ma rencontre avec Pirenne. — Il est bien dommage que tu n’aies pas fracturé ce tiroir, dit Drameille lorsque j’eus terminé mon récit. Il paraissait plein d’arrière-pensées. — Peut-être, dis-je. — Il est encore temps, dit Jansen. — Nous verrons, dit Drameille. Il joua quelques instants avec son couteau, d’un air absent : — C’est peut-être en effet celui-là, dit-il, l’homme nouveau, puis il se renferma dans son silence. Il finit quand même par nous apprendre les raisons de la brouille de Bonnava et de Saint-Martin. Entre eux la différence était celle du talent et du génie. Arrivé trop vite et trop haut, Bonnava affectait de mépriser les doctrinaires et ne trouvait plus son plaisir que dans les complications de la manœuvre politique. Beaucoup plus profond que lui et sachant qu’en lançant les jeunes communistes dans les aventures exaltantes de la Résistance, on leur avait ouvert des horizons qui ne se fermeraient plus, Saint-Martin se disait que les victoires tac­ tiques sont de peu de prix et de peu de prestige si elles ne sont pas soutenues par la pensée dominatrice du théoricien ou du prophète, qui ordonne chaque instant, quel que soit le flux ou le reflux des jours, dans les perspectives où s’engagent les siècles. Pour les jeunes, Bonnava n’était plus qu’un roué. Au contraire l’intelligence perpétuellement vierge de Saint-Martin les transportait. Et comme il est fatal que l’homme le plus lucide et le plus rusé soit moins habile avec ses inférieurs qu’avec ses maîtres, lorsque Saint-Martin avait demandé à accompagner Bonnava en Russie, dans un accès d’humeur, celuici avait refusé. — Ce petit me plaît, ajouta Drameille. C’est peut-être avec lui qu’il faudrait étudier ces papiers... Il me regardait d’un air vague, comme s’il ne cherchait pas mon assentiment. — C’est possible, répondis-je, et son œil brilla de joie. Ce fut ce jour-là, alors que nous achevions de déjeuner

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ensemble, que l’écrivain, encouragé par cette disponibilité qu’il sentait en moi, nous livra enfin ses pensées les plus intimes et nous parla pour la première fois de son fameux plan. — A l’approche du renversement des temps, dit-il, il n’y aura que trois sortes d’hommes ayant les yeux ouverts : les saints, dans leur cellule, les chefs communistes dignes de ce nom, également dans leur cellule, et les romanciers n’importe où. Les premiers appartiendront à Dieu, les seconds au Diable, les troisièmes seront de propriété contestée... C’est là un ensemble de remarques d’une importance extraordinaire, dit-il encore, et bien qu’il parlât à mi-voix, son accent s’exalta. Jansen l'écoutait, les yeux fixes et brillants. — En ce moment, dans le monde, continua Drameille, il y a peut-être une dizaine d’hommes vraiment avancés, pas plus... Ne parlons pas des saints, fit-il. Ils ne se connaîtront eux-mêmes qu’au dernier moment. Ne parlons pas non plus des chefs communistes. Ils s’éveillent à peine. Parlons des autres. De ceux qui écrivent, ou qui vont écrire... « J’ai donné mon chiffre au hasard, évidemment. Peut-on rap­ procher ces dix hommes et même seulement les trouver ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est qu'eux seuls sont capables de poser les deux seuls problèmes de l’époque : quelles sont les conditions d’une nouvelle sainteté, et quelles sont également les conditions de la venue des nouveaux Stalines. Et eux seuls sont portés par assez de génie pour atteindre la fin sans choisir. Cette expectative est difficile à garder, et elle le sera de plus en plus. Mais cela finira assez bien par donner l'idée du sublime, dit-il en baissant les yeux. « Ma conviction est aujourd’hui bien établie. Les vrais activistes ne peuvent plus être que des romanciers indépendants. Je dis romanciers parce qu’un écrivain sérieux ne peut plus être aujourd'hui ni journaliste (les journalistes simplifient toujours), ni essayiste (un essai n’a jamais excité personne), ni pamphlé­ taire (la bonne littérature est froide). Je ne cherche que des hommes ayant un tempérament de romanciers, et je crois à l’extraordinaire avenir du roman, surtout du roman métaphy­ sique. Seul le roman métaphysique, justement parce qu’il transcende la politique et la psychologie, peut rendre compte de types truqués comme, par exemple, Churchill, Hitler ou de

Gaulle, et leur faire tout avouer. Triple et quadruple jeu par­ tout. A mesure que le monde avancera, la psychologie des chefs s’enrichira. Jusqu’au dernier Staline, le chef-d’œuvre... J’attends les persécutions, bien entendu, et même je les appelle. On n’a encore rien vu. Délit d’intelligence partout. A force d’être pro­ fond et objectif, on va faire enrager tous les camps. C’est une nécessité absolue, c’est une loi du monde. Il faut les caresser et les égratigner tous, les rendre tous de plus en plus enragés, de plus en plus soumis, exactement comme des femmes amou­ reuses, ajouta-t-il en regardant d’un air absent une jeune femme assise en face de nous de l’autre côté du restaurant. Voilà mon plan de cinquante ans, dit-il plein de jubilation. Si j’osais, le rassemblement de ces dix types, voilà ce que j’appellerais, la construction de l’Arche... Il s’arrêta, bourra posément sa pipe et l’alluma. — Et pratiquement ? dit Jansen. Drameille répondit d’une voix tout à fait détendue : — Quand les bolcheviks vaincus et pourchassés interrogeaient Lénine : Que faire ? il leur répondait : « Créez une presse clan­ destine ». Cela paraissait minuscule, et, avec quelques tracts, ils ont soulevé le monde. Aujourd’hui, un cran plus haut, je dis aux vrais écrivains : « Préparez-vous un centre clandestin d’édi­ tion. » C’est tout. Ça ne fait pas sérieux, et c'est plus impor­ tant que la bombe atomique. Et voici les sept millions de Gérault pour commencer. Voilà ce que je voudrais apporter à la poignée de types inconnus qui crèvent de faim, de silence et de génie au fond de la libre Amérique et de la grande Russie, et même ailleurs. Vous n’êtes pas d’accord ? On pouvait se sentir emporté par son accent de décision et de confiance et Jansen sourit, très heureux. N’importe quel travail clandestin l’eût trouvé disponible. Je souris aussi : — C’est ce programme que tu as proposé à Bonnava ? Il aspira posément la fumée de sa pipe et la rejeta avec délices : — Ne commence pas le débinage. — Pourquoi t’emmène-t-il ? — Il a gardé son côté flic, dit-il. Il se figure qu’avec mes idées de soi-disant tolérance et ma philosophie décadente, je vais servir de réactif au milieu des écrivains russes pas tout à fait

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orthodoxes et les accoucher de leurs petits refoulements liber­ taires. Ça lui permettrait de les faire agrafer. — Je vois, dis-je. — J’accepte, dit Drameille. J’irai voir ses écrivains. Il n'est rien de plus excitant que de prendre un salaud dans ses ruses. — Pour sortir les textes de Russie et pour les y faire rentrer, il faudra avoir des complicités du côté de la valise diplomatique, dit Jansen. ■— On en aura, dit Drameille, les yeux mi-clos. J’allumai à mon tour une cigarette et posai une autre question : — Quelle différence y a-t-il entre le dernier Staline et le dernier romancier ? demandai-je, comme si j’entrais dans le jeu. — Aucune, dit Drameille en me jetant un sourire aigu. Le der­ nier romancier devient le dernier Staline, une fois qu’il a pris conscience qu’il est inutile d’écrire le dernier roman... J’eusse pu répondre à sa place. Nous étions si complètement d’accord que j’en étais gêné. Jansen avait déjà des idées et s’engagea avec Drameille dans une conversation animée. Ils paraissaient enchantés l’un de l’autre. Je les écoutais à peine. En face de moi, la jeune femme me sourit, et, à lui seul, ce sourire fit abonder en moi les senti­ ments complexes que je cherchais vainement à définir et à fixer quand je pensais à mon avenir et que je le sentais solidaire de toute la beauté et de toute l’indifférence du monde, mais indé­ pendant de tous les autres avenirs. Je fais partie des clair­ voyants dont tu parles, pensai-je avec orgueil. Mais la vérité n’est vraiment complète que lorsqu’elle ne souffre pas d'être partagée, car chacun porte la sienne et la porte seul. Et je pensai encore : Tout le reste est dégradation, approximation, compromis de faible. Il me semblait que je ne pourrais jamais travailler que seul et que je n'en aurais jamais fini. A la fin, Jansen montra à Drameille sa brochure : Pas d’amnistie. — C’est un pamphlet, lui dit-il, assez inquiet. — Le titre est bon, dit Drameille, indulgent, mais pas l’épi­ graphe. J’en propose une autre, en deux versions. Après l’écra­ sement de la révolte des paysans bretons, Madame de Sévigné écrivait : Les rigueurs s’adoucissent. A force d'avoir pendu, on ne pendra plus. C’est la version ancienne. Voici la version

moderne : A force d’avoir pendu, on pendra plus encore. Seule­ ment ce ne seront plus les mêmes qui pendront. Jansen se mit à rire, très heureux, et sortit son crayon. Dra­ meille rit aussi, et nota l'adresse de Jansen : — Je vous reverrai avant mon départ, lui dit-il. Nous finîmes de boire nos cafés, puis Drameille régla l’addition et nous partîmes. Je ne lui avais parlé ni d’Hélène, ni de mon prochain séjour à Chevreuse.

Je n’avais pas oublié ce que j’avais dit à Pirenne et, dès que je fus rentré rue Gabriel-Péri, sortant de ma valise les notes philosophiques de Patrick, je préparai le paquet que je destinais à l’étudiant. Ces notes comprenaient essentiellement une étude : Dieu et le marxisme et un commentaire de mon travail sur les déluges. Je balançai un moment pour savoir si je devais joindre au colis la traduction des textes accusant Bonnava. Mais ceux-ci n’apprenaient rien à personne qu’on ne sût déjà, au moins dans le Parti. Et je ne voulus pas abaisser mes rapports avec Pirenne au niveau d’une discussion sur l’honnêteté de l’ingénieur. Il est des vénalités admirables. J’enlevai le dossier Bonnava. Comme Jansen se préparait à partir pour la place de la Bourse, je le chargeai de faire l’envoi. — D’accord, dit-il. Puis je lui remis ce qui me restait de l’argent donné par Drameille, dont il avait déjà reçu sa part. Il s’étonna : — Et toi ? Je ne voulais rien devoir à Drameille. — Ne t’inquiète pas. Je n'ai besoin de rien d’ici huit jours. Et l’ex-copain que j’ai rencontré et qui m’héberge m’a promis un tas de choses. — Bien, dit-il, prenant sa serviette. Je t’attends samedi pro­ chain. Dis-moi quand même où je pourrai te joindre. Je le lui disais toujours. Il assurait mes liaisons. — Je vais chez Hélène, à Chevreuse, lui dis-je. Tu es le seul à le savoir. — Je vois, dit-il d’un air bougon et assez drôle. L’ex-copain était une future copine. Il partit. Dans le sac de voyage que j’emportais, je rangeai Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 315

seulement mes objets de toilette et un peu de linge, le reste du dossier Patrick, les documents Tirzoniev, mon dictionnaire de russe et les dernières pages du manuscrit en cours. J’avais près de trois heures devant moi et je décidai de dormir un peu. Mes deux nuits précédentes m’avaient exténué, et, pensai-je avec quelque ironie, j’ai besoin de toutes mes forces pour la pro­ chaine. Je réglai le réveil de Jansen sur quatre heures trente et m’étendis sur le lit. Surtout pas de rumination, me dis-je. Du vrai sommeil. Et j’étais tout entier présent dans ce vœu. Je chassai toute pensée. Et cet après-midi, en effet, même l’extra­ ordinaire projet de Drameille avait glissé sur moi sans m’émou­ voir, j'avais enfin conquis une sorte de calme, et mes actes vivaient sans moi. C’est un fait difficile à croire et pourtant réel, que même dans l’action la pluç suivie, à force d’appeler l’indifférence elle vienne. La question restait de savoir si cette paix aurait pu se soutenir sans espoir, et si cet espoir refoulé ne portait pas un nom : Hélène. Peut-être aussi y avait-il beau­ coup de fatigue dans mon indifférence.

Cinq heures, place de la Porte-des-Ternes. Hélène arriva à l’heure dite. Nous nous embrassâmes. Le temps d’un éclair, je remarquai le cerne de ses yeux. — Regardez, dit-elle en riant. J’ai apporté des vivres pour au moins quinze jours. Je l’embrassai encore. — Allons vite à Chevreuse, lui dis-je à voix basse. Nous entrâmes dans le Bois par la porte Maillot. Un vent léger et froid s’était levé et chassait les promesses de la neige. Le souvenir des anciennes pensées revenait, s’enfuyait, revenait encore, mais ce mouvement perpétuel ne me gênait plus. L’idée de la possibilité de mon départ avec Hélène dressait en moi comme une barrière brillante entre le passé et l’avenir. A cent mètres devant nous, sur l’allée des Acacias, une voiture qui débouchait prit un virage trop brusque, dérapa, heurta violemment le trottoir et finit par s’arrêter en travers de la chaussée. Hélène obliqua sans s’émouvoir et passa. Cet incident banal fixa mes réflexions. Même ce zigzag désordonné a un sens, me dis-je. Il s’inscrit quelque part dans un destin. Et même

chaque caillou au bord de la route a une raison de se trouver là. Mais tant de minutie me parut dérisoire. — Depuis trois jours, il me semble qu’à chaque instant une force étrangère me pousse, lui dis-je alors, et le plus fort c'est qu’à chaque instant j’admire sa logique et lui donne raison... Je lui racontai sommairement ma rencontre de la nuit et ses suites. Mais je n’en fis qu’une aventure curieuse et insignifiante. Nous franchîmes la grille du Bois. Le crépuscule tombait déjà sur la Seine, et le reflet des arbres, sur la rive de Suresnes, se perdait dans l’ombre naissante. Ce fut Hélène qui, la première, reprit notre conversation de la veille : — Je suis passée au début de l’après-midi à la légation d’Argen­ tine, dit-elle. Elle y était connue. Dès qu’elle le demanderait, elle était cer­ taine d’obtenir un visa de trois mois. Là-bas elle obtiendrait sans difficulté un permis de séjour de plusieurs années. Elle était tournée vers la route et parlait sans me regarder. J’avais posé ma main sur son genou. — Lopez arrive à Paris vendredi ou samedi prochain, lui dis-je à mon tour. Il m’apportera des nouvelles du Père. — Vous partirez tout de suite après pour l’Espagne ? — Probablement. — Je pourrais vous rejoindre à Barcelone, dit-elle. Elle se tut un moment puis ajouta, un peu évasive : — Je me donne jusqu’à la fin de la semaine, et cette fois je tressaillis. Je ne savais pas si je devais me réjouir ou m'étonner. Si sa décision était prise, pourquoi ce retard ? Si elle ne l’était pas, pourquoi tant de hâte ? — Lopez est un homme expéditif, fis-je alors en la regardant, évasif à mon tour. Elle posa un instant sa main sur la mienne. Nous traversions le bois de Saint-Cloud. Pour pouvoir m’em­ brasser, elle arrêta sa voiture. Contre quels scrupules ou quels soucis cherche-t-elle à se protéger par cette étreinte ? Existe-t-il un rapport, me demandai-je, entre la date qu'elle se fixe et celle du départ de Bonnava ? Mais il n’y eut dans son baiser ni trouble ni violence. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Jusqu’à Versailles, nous ne parlâmes plus que de façon décou­ sue. Oui, me répétais-je, je ne te parlerai de Bonnava qu’après l’amour. Et c’était comme si je voulais la goûter d’abord dans ce calme et la poursuivre dans cette froideur si séduisante, puis déclencher une scène de relais, qui me la fît aussi aimer dans ses tempêtes. Elle apprenait l'espagnol et me fit répéter quelques-unes des boutades de Lopez que je lui avais rapportées la veille. Dans son sac, elle possédait un manuel de conversation courante, qu'elle me fit voir. La nuit tombait. J’essayais de me confier au bourdonnement tranquille du moteur, qui tournait sans à-coups, heureuse mécanique. Mais nous, à quoi nous servi­ rait-il de discipliner nos explosions ? Cette pensée était sotte. La paix, si elle existe, se tient au-delà de toute règle subie, de toute discipline imposée. Mais personne ne parie sur la paix. Nous traversâmes Versailles, entre deux rangées de vitrines chichement éclairées. Dans cette ville aux avenues immenses, tout le reste paraît étriqué. Ensuite, Hélène ne fit plus attention qu’à la route devenue étroite et glissante, où les voitures des aviateurs de Toussus qui rentraient à Paris descendaient vers nous à folle allure. Nous atteignîmes enfin le plateau. Devant nous, au-dessus du creux de la vallée de Chevreuse, le ciel était encore clair, mais il bruinait. Les nuages bas qui pesaient sur l’Yvette bougeaient lentement, et les frondaisons des hêtres et des chênes en émergeaient par endroits, îles lointaines au profil constamment modifié. L’obscurité empri­ sonnait peu à peu le paysage, mais la brume le dilatait encore çà et là, découvrait des profondeurs molles, les bouchait. L’image commode et conventionnelle d’un ailleurs indéfini y habitait. Nous quittâmes la route qui descend sur Gif pour prendre à droite, sur l’épaulement du plateau, le mauvais che­ min forestier qui conduit à la villa. Les arbres se resserrèrent, l’horizon disparut, la forêt et la nuit se mêlèrent. Aucun malaise ne pesait sur nous. Nous étions tout entiers livrés à nos pro­ blèmes clairs et durs. Après avoir transporté à l’office les boîtes de conserve et les paquets de biscottes dont Hélène avait chargé sa voiture, nous nous rendîmes, comme la veille, au salon. Hélène mit le radia­ teur en marche, regarda un moment le foyer encombré de

cendres, puis détourna les yeux. Elle ne voulait pas réfléchir, elle ne se fixait ce soir que des buts possibles et proches. Elle remplit deux verres de porto, puis vint s’asseoir sur le divan, près de moi. Je me serrai contre elle et la pris sur mes genoux. Sa voix, assourdie par les inflexions de la tendresse, restait calme et posée, comme si, étrangère à ses lointaines résonances, elle voulait ignorer son pouvoir. ■— Voici notre première soirée commune, me dit-elle, je ne compte pas celle d’hier. Elle a été nécessaire et je ne l’oublierai jamais. Mais, parfois, j’ai un grand besoin de simplicité et de repos, et parfois, comme aujourd’hui, ce besoin me tombe des­ sus comme une récompense (elle sourit). Je n’ai rien fait pour mériter cela, je ne veux rien faire non plus pour le refuser... Embrasse-moi. — Ma chérie, lui dis-je, je t’aime ainsi. Je ne veux pas me faire plus fort que je ne suis, et, en ce moment, il me suffit également que nous soyons ici, et je ne veux penser à rien d’autre... « Ma chérie, répétai-je dans une grande effusion de confiance. A force de pérégriner, on acquiert une notion aiguë de la perma­ nence, et on ne l’acquiert qu’ainsi. Et peut-être le bonheur n’appartient-il, par moments, qu'aux pèlerins n’ayant pas la vocation du pèlerinage... Tu es là, il me semble que cette maison devient un point singulier dans l’espace, un lieu dérobé au temps, fixé par toi, ton parfum, tes habitudes... Arrêter le temps, arrêter les pensées, arrêter tout, c'est sûrement cela la racine du besoin d’aimer. Cette confiance que j’exprimais était-elle sincère? J’en parlais trop. Mais une part de moi-même adhérait étroitement à ce mensonge. Ce n’est pas être complice de l’illusion que d’y consentir. La duplicité ne cesse qu’au sommet de l'amour, quand nous dérobons au temps une parcelle fragile et jamais mesurable, cet atome d’éternité dont parle le philosophe. L’ins­ tant de l'amour est comme celui du sacrifice divin, où tout se résorbe et s'unifie. Les impulsions contradictoires qui en préci­ pitent l’approche ne sont pas davantage des mensonges que les rites qui précèdent ce sacrifice, ces meurtres insuffisants et accumulés, dont l’artifice même dénonce la lutte entre la pré­ sence et l’absence du dieu. Ces phrases émouvantes et consa­ Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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crées que nous prononcions étaient des rites. Elles étaient de plus en plus douces, de plus en plus cruelles, de plus en plus vides. On ne pouvait leur échapper qu’en se donnant. A qui ? A la femme, à Dieu ? A ce néant, justement, à ce vide. J’embrassai Hélène avec tendresse, d’abord, et comme avec timidité. Et ma peur n’était pas feinte. Elle contenait l’angoisse de tous les recommencements inutiles. Puis, brusquement, le besoin me vint de m’oublier dans ma propre violence, mais j’avais conscience de ce besoin, ce qui le niait et l’aggravait, et j’étais fier d’en avoir conscience. Hélène gémit, je lui faisais mal. Mais déjà elle substituait et ajoutait sa violence à la mienne. Son corps était noué au mien. A mesure qu’elle s'aban­ donnait, le goût puissant de cette communion m’envahissait, me faisait un corps lourd et savant, vibrant, à chaque pore de sa peau, d’un besoin de connaissance infini, et stérile. En moi, jusqu’à la fin, je savais que quelque chose resterait étranger à ce corps. Entre lui et moi, et jouant savamment avec lui, vivait une liberté multipliée et souveraine, qui ne s’abîmerait qu’à l’instant fatal, mais elle y serait infinie. Avec une application rusée, j’appelais et je retardais cet instant. Après le dîner, nous revînmes au salon. Hélène s’était mise en robe de chambre, et, à demi étendue sur le divan, la tête contre ma poitrine, les yeux clos, elle fumait. Je lui caressais le visage et les seins. De temps en temps, elle étendait le bras vers le cendrier qu’elle avait posé près d'elle, sur le tapis. Le moment était venu de lui parler de sa nuit chez Bonnava, et, à cet instant précis, je m’en fis un devoir. J'avais trop attendu, la facilité même de prolonger ce retard était ressentie comme une faiblesse. — Tu m’as dit hier que tu n’avais pas accepté de partir avec Bonnava. Il y a une nuance entre ne pas accepter et refuser, lui dis-je. — Je le sais, fit-elle. Elle ne s’arrêta pas de fumer. Mon cœur battait contre son épaule. — Rassure-toi, dit-elle sans bouger. Je mettrai bientôt dans ma réponse toute la précision nécessaire. — Et il n’y aura pas de réaction ? demandai-je. Elle ouvrit les yeux et les leva sur moi :

— Oh ! si, fit-elle, plutôt railleuse, et elle se remit à fumer. Son épaule pesait au creux de ma main et s'abandonnait, pleine et chaude. Ma main se moula encore plus étroitement sous son aisselle : — Ah ! Hélène, comme tu sais jouer ! lui répondis-je en sou­ riant et en la serrant contre moi (et, en même temps, je me disais que je ne saurais jamais ce qu’elle pensait de ce sou­ rire). Peut-on savoir à quel moment tu comptes définitivement refuser ? Dans son silence le temps passait avec une hâte épuisante. — Il y a un mois que je n’accepte pas, dit-elle en fermant les yeux. Mais je compte le revoir à la fin de la semaine. — Et cette fois tu refuseras ? — Bien sûr, dit-elle. J’hésitai un moment, ma main tremblait : — Tu aurais aussi bien pu refuser la nuit dernière. — Non, dit-elle en ouvrant les yeux et en me regardant. Puis elle se mit à sourire avec une franche malice : Il me fallait tout de même savoir avant si tu faisais l'amour aussi bien que Bonnava, fit-elle. — Et maintenant tu le sais ? demandai-je, entrant par force dans le jeu. — Oui, dit-elle d'une voix neutre, en fermant à nouveau les yeux. — Merci, Hélène, lui dis-je à voix basse, et je savais que ce que j’aimais le plus en elle, à cet instant, ce n'était pas sa confiance, ou sa franchise, ou ce que d’autres eussent appelé son cynisme, mais cette dureté qui appelait et faisait abonder en moi une dureté égale. Je saisis la cigarette qu’elle tenait entre ses doigts et la jetai au hasard, vers la cheminée. Puis je soulevai son corps contre le mien. Elle mit ses bras autour de mon cou. Jamais étreinte plus brutale. Et je n’avais pas à me demander quelle faiblesse raffinée habitait cette violence. Ce qu’on jalouse dans une femme, ce sont les tempêtes qu’elle traverse avec son amant, et dont elle nous prive. Mais grâce à elle, j’étais tendu à ce moment par tous les ressorts de l'orgueil, et je ne pouvais plus imaginer, entre elle et Bonnava, que des orages bruyants, mais de surface. Je te ferai descendre bien plus bas. Et déjà j’y Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 321

descends moi-même. Et tant mieux si tu l’as aimé cette nuit. Dans cette dure possession de nous-mêmes, l’un à l’autre noués, nous pouvions prendre conscience, soudain, que l’enfer le plus profond est voué au silence et à l'immobilité. Je lui rallumai une cigarette, puis j’élevai son visage vers moi, entre mes mains. Ses yeux s’offrirent. — Rassure-toi, me dit-elle alors. Il ne s’est rien passé cette nuit. Je me suis bornée à accompagner Bonnava à la gare d’Auster­ litz. Il partait pour Bordeaux. Il avait insisté une fois de plus pour me voir. C’est tout. Mon cœur s’ouvrit encore. D’une autre façon. J’acceptai aussi ce nouveau bonheur. — Pour une nuit d’amour de toi, je donnerais mon âme. Mais il n’est plus que les curés de campagne pour imaginer un pareil marché. Qu’est-ce que mon âme si elle n’est pas pétrie de ton amour ? J’aurai mille nuits d’amour de toi, et c’est ainsi que je recevrai mon âme... Nous passâmes dans sa chambre. Cette nuit-là, non content de m’y livrer, j'ai appelé l’aventure de toutes mes forces. Et, d’avance, je me suis senti si bien comblé par elle, qu’à certains moments une idée étrange en sortit. Dans cette voie, je n’irai pas plus loin, pensai-je. C'est Vraiment ma dernière aventure. Ce n’était pas un engagement que je prenais : j’ai trop de respect pour moi-même pour lier par un serment l’homme que je dois devenir. Non, je constatais un fait : Hélène ne peut être que ma dernière femme. Mais cette constatation donnait un goût si puissant à l’amour qu’à d’autres moments je m’accusais d’hypocrisie. Dix siècles de littérature nous ont appris à diriger nos pensées, si nous ne savons pas gouverner nos désirs.

Vers minuit, le téléphone se mit à sonner. A ce moment, nous faisions l’amour. Nous l’entendîmes à peine. Ce ne fut qu’un peu plus tard, dans la nuit redevenue présente, que cette vibration éteinte reprit dans ma mémoire sa vigueur. On te cherche, dis-je à Hélène. Peu importe, répondit-elle. Elle avait prévenu chez elle qu’elle ne rentrerait pas, et qu’elle partait au loin, chez des amis, sans dire où. Hélène s’était assoupie lorsque

la sonnerie retentit à nouveau, durement insistante, dissipant en ondes pressées la nuit qui nous séparait du monde. Réveillée en sursaut, Hélène décrocha. Je n'eus pas le temps de retenir sa main. La sonnerie se tut. Hélène réprima un cri de dépit et raccrocha tout de suite, sans répondre. Le lendemain matin, avant son départ, nous discutâmes longue­ ment de notre voyage. — Bonnava part dans huit jours, mercredi ou jeudi. Il vaut mieux que nous soyons prêts avant, dit-elle. Cependant, ma curiosité renaissait toujours : — Mais puisqu’il veut t'emmener, toi aussi tu as déjà ton visa pour la Russie ? — Bien sûr, fit-elle avec indifférence, et, sans raison, je me troublai. De son sac à main, elle sortit son passeport. Les lettres russes, imprimées en rouge, prenaient sur le fond bistré des pages un air vaguement exotique. On eût dit, dans ses mains, un grimoire précieux. — C'est peut-être Bonnava qui a téléphoné cette nuit, dis-je encore. Elle sourit d’un air absent : — Mais non, puisqu'il est à Bordeaux... Il y a beaucoup de faux appels, répondit-elle. Je lui dis que, même si le Père n’était pas arrivé, rien ne nous empêchait d’aller l’attendre en Espagne. Elle acquiesça à tout ce que je proposais. Pour ne pas perdre de temps, en attendant le retour de Lopez, il fut convenu qu’elle demanderait à toutes fins utiles un visa espagnol de transit. Un visa de plus. J’étais sûr qu’elle ne me mentait pas et qu’elle avait vraiment choisi entre Bonnava et moi. Mais, obscurément, sans pouvoir rapporter cette question à ses attitudes, à ses propos, à ses sourires toujours un peu voilés, je me demandais à quelle profondeur se tenait ce choix. Elle partit vers dix heures, en me promettant de revenir le soir même, mais après le dîner, au début de la nuit. Il était entendu que je m'enfermais dans la villa et n’en bougeais pas. Hélène emporta la clef du portail d’entrée. Une vague inquiétude me fit prolonger nos adieux.

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17 L'amour est à réinventer, on le sait. Rimbaud.

« Leçon sur l’inversion. Ha salido la senora : la dame est partie. No ha regresado la senora : la dame n’est pas revenue. » Dans une paresse à peine méditative, abandonné dans les draps tièdes au souvenir d’un corps aussi apaisé que le mien, je me répète ces deux phrases qui se suivent dans le vocabu­ laire espagnol d’Hélène. Déjà midi. Hélène est depuis long­ temps arrivée à Paris. Je me lève et fais ma toilette sans hâte. Dehors, dans le parc, une lumière plombée habille l’automne interminable et ses charmilles d'ormes nus. Par la fenêtre entrouverte, l’air vif vient prendre leur moiteur aux lourds parfums d’Hélène, les allège, les durcit, les dresse en lames flexibles et coupantes, qu’il me jette sans précaution dans les poumons. D’une lente aspiration, je les réchauffe, j’enfouis mon visage dans mes paumes ouvertes. J’y puise la vraie odeur qu’Hélène y a laissée, celle de ses muscles pétris, de ses aisselles mouillées, de son corps épuisé par l’amour de six heures du matin. Alors ma tête de nouveau se vide, mon désir renaît. Nous avons pris notre petit déjeuner très tard et je décide de retarder mon prochain repas jusqu’à deux heures. Je sais que je vais aller m’enfermer dans ma chambre et écrire. Mon indéfinissable bonheur ne veut prendre, après coup, sa raison d’être que s’il me livre, encore tout odorant et ivre d’odeurs, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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à une bien plus difficile gésine, qui est de tirer au jour cruel de l’écriture le produit d’un désir encore plus obscur et hasardeux. Je veux écrire. C’est un devoir, le seul que je me reconnaisse dans la déroute d’un monde sans devoirs. Je veux écrire de cette moiteur qui sortait du corps d’Hélène, durci et fumant sous la friction d’eau de Cologne, et de cette cha­ leur au creux de mes mains, qui y fait plus pâles les lignes et les signes. J’y cherche le nœud où mon destin, cette nuit, s’est noué au sien. Je le voudrais caché au creux le plus profond, au centre de quelque croix mystique plantée sur la ligne du soleil. Je préférerais. Loin de la tête, loin du cœur. Hélène seule, loin de tout. Mais je trouve trop de croix mys­ tiques, pressées les unes contre les autres, comme les rides contrariées du vent, dans le désert... Et maintenant j’écris. Il faut faire le temps prisonnier, et l’abolir si l’on peut. Les saints et les romanciers l’abolissent, les saints toujours (mais c’est le temps ancien), les romanciers quand ils peuvent (et c’est déjà le temps nouveau). Le temps ne fait courir sur nous qu’une eau trop rapide et trop froide, il faut la retenir, la réchauffer, la capitaliser en nous quelque part, avant de lui confier nos germes enfouis. J’accueille avec bonheur, après l’amour, ces pensées tristes qui me viennent, et qui me confirment l'insuffisance de l’amour lorsque la chute à deux s’arrête, et la gloire de savoir qu'il doit en être ainsi... Une femme est incarnée en nous, mais cette lumière aussi, et on aime cette lumière. Plus que la femme ? Moins qu’elle ? Sotte question. On aime. Il n’est point de partage. Que de temps pour nouer cette alliance en nous de la femme et de l’intelligence ! Que de temps pour arriver à parler sans mépris de la femme ! Que de temps pour abolir le temps ! Sur mes mains, cette odeur me gêne. Elle est trop forte. Je reviens au lavabo, je plonge mes mains dans l’eau savonneuse, je les frotte durement, je détruis ce parfum par un parfum contraire. Quoi, déjà, sacrifier le souvenir ? C'est le sacrifice de Dieu se séparant de lui-même pour créer le monde, et se gardant quand même tout entier. J’aime ce sacrifice qui me crée dans ma création et qui me fonde dans mon œuvre. Déjà, je n'attends plus le retour d’Hélène. J’écris. Ce vide qui s'ouvrait en moi, jadis quand j’attendais le retour d’une

femme, je le comble. Toutes ces angoisses lâches et tâton­ nantes qui naissaient de l’attente d’un plaisir, je les supprime. Je sais maintenant désembuer ma vie, au fil des jours, de tant de projets, de tant d’espoirs... Et si Hélène ne revient pas ? Si elle ne peut pas revenir ? Justement, l’absence de l’héroïne ! C’est alors qu’une vraie sagesse m’empoignerait. L’écriture me crée une idéale sagesse. Ce petit frelatage va-t-il m’endor­ mir pour longtemps ? Il ne m’endort pas, il m’éveille. Et en vérité c’est déjà le non-retour d’Hélène que je prépare avec une science parfaite. Par l’événement imprévu qui tire de lui des cris de bête blessée, l’homme n’apprend rien, qu'à maudire. De l’aventure qu'il attend, qu'il cherche et qu’il provoque, au contraire, il retient tout. Et déjà mon inspiration se pare des plus vives couleurs. Je suis en plein dans la tentation de la chasteté. Je ne suis pas chaste de corps, mais d'intention et de désir. Je me rassemble en moi, pensée pure et pure pensée, et je me détruis avec une incroyable maîtrise... Je fonde sur cette science, cette possession et ce mépris du temps, la future vigueur de l’homme. Epinoïa, Epinoïa ! Une fin avec épou­ vante vaut mieux qu’une épouvante sans fin ! Un jour va venir où le temps, à son paroxysme, devant la résistance d’un espace plus dur que le diamant, s’affolera comme l’aiguille des boussoles quand on prétend la diriger vers les lieux interdits. Nous y sommes presque. Nous y sommes. Un jour va venir qui sera celui de la rémission nocturne et du renver­ sement, où le temps sera suspendu partout et dissous dans l’air chargé d’ozone et de gaz explosifs, mais limpides. Ce jour-là, malheur à l’homme qui voudra encore se fier au bat­ tement précipité de son cœur ! Malheur à celui qui n’aura pas préparé de quoi vivre sans respirer dans cette panne universelle ! J’écris. On n’a pas à choisir. On ne vit pas séparément en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. L’écrivain tire l’homme en avant et en bas, dans sa dernière aventure souterraine. Mais il n’est plus d’autre écrivain que le prophète qui comprend cette aventure avant de la vivre et qui sublimise en lui le désir. J’écris, donc je suis. Heureux ceux qui pourront à la fois vivre et écrire jusqu’à la fin des temps, ils auront connu

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la joie parfaite. Pour moi, en compagnie d'une Hélène théo­ rique et pourtant incarnée, je vis d’avance mes voyages d’Amérique et leurs plaisirs coûteux, qui me rapprochent tant de ce terme. De Central Park et de Broadway jusqu’à la pampa, nomades oscillants, nous jouissons du mélange des races et sentons se fondre en nous les besoins discordants de toutes. Nous sommes ascètes dans le désert, couple pri­ mitif dans la jungle, pantins civilisés et décoratifs dans les villes. Nous ménageons des repos savants entre nos crises. J’écris au hasard, le plan viendra après, si j’en réchappe. Et si j’en réchappe, alors oui, j’irai demander au révérendissime abbé de Montserrat une place dans son couvent, qu’on saute ensemble ! Derrière nous, autour de nous, le monde se hâte et devient tout entier, ah, quel signe ! férocement amoureux de la vie romanesque. Douze millions, cela fait combien d’années, combien de mois ?... Je suis celui qui écrit et celui dont j’écris. Je suis celui que je décris et celui que je décrie. Ces mauvais jeux de mots me mènent jusqu’à l’heure de mon repas, elle est même dépassée depuis longtemps, et j’ai très faim. Au fond, me dis-je en me levant et en me dirigeant vers l’office, cela te ferait plutôt du bien qu’Hélène ne revienne pas. Cela te ferait les pieds et te referait le reste. Grossier person­ nage. Cela te ferait beaucoup de bien pour des tas de raisons. D’accord, pensai-je. Seulement, fais attention. Si on pense trop à une éventualité, les bonnes gens affirment qu’elle finit par se réaliser. Hélas, les bonnes gens raisonnent toujours de travers. Ce n’est pas en pensant à un malheur qu’on le pro­ voque, c'est au contraire parce qu’il est déjà en train de se préparer quelque part, dans quelque quatrième dimension, qu'il aimante invinciblement nos pensées.

Je me bourrai de conserves. Puis je résolus de faire la sieste pour « hâter » la venue de la soirée. Je m'étendis à demi déshabillé sur le lit et ne me réveillai qu’à la tombée de la nuit. Longtemps je restai dans l’obscurité, le front appuyé à la vitre, le regard perdu dans les brumes de la forêt. Je n’avais aucune envie de travailler. Autrefois, j’en eusse éprouvé

quelque remords, mais ce temps était loin. Agis, médite ou contemple, fais quelque chose, ne rêve point, mais obtiens que ta vie échappe à la servitude de l'effort. Bientôt le ciel fut aussi noir que la barrière circulaire des arbres, et je baignai dans un étrange dépaysement. L’espace noir, vidé de toute forme, est peuplé d'une somme inéva­ luable, prodigieusement active, de savoir, de volonté, d’inexo­ rable sagesse. Seul devant ce million de regards, je tremble, mon indignité m’épouvante, mon sens de la perfection s’exas­ père. J’acquiers une conscience agressive et désenchantée. Les réflexions que je fis, cette nuit-là, devaient laisser en moi une trace profonde. Je crois me connaître et je sais où sont mes refuges. Je n’aime pas me sentir prisonnier des forêts. Dans l’ombre des fourrés, dans l’épaisseur de l’herbe et même dans le jet vertical des hautes futaies, je discerne une vie grignoteuse et malsaine, un attentat permanent contre la pureté, l’immobilité de l’air. Là se cache l’ennemi, le temps qui dévore l’espace, le temps qui me détruit si je ne le détruis pas. De partout je veux chasser les présences corruptrices. Je n’aime que la terre nue et stérile, la terre franche, sans humus, le roc qui ne donne signe de vie qu’une fois tous les dix siècles, pour une éruption ou un écroulement, la terre vierge où l’homme ne pâtit que de ses propres démons. J’aime sentir sous mes pieds la croûte originelle telle qu’elle se figea lorsque le feu central se protégea contre l’humide poussée des vents. Je me suis battu dans la sierra. Tassé dans une anfractuosité du granit, sous les bombes, j’ai attendu la mort comme un foudroiement : c’était une mort saine et digne, je sentais le poids entier de la terre emportée dans l’espace vibrer dans mon tremblement. Je me suis battu aussi dans les Flandres : il m’a fallu m’accroupir dans un trou vaseux, au pied de Cassel, dans un champ marneux de Steenworde. J’étais seul à frémir. C’était une mort ignominieuse, dans une terre molle déjà pleine de vers. Je ne suis pas le produit d’une lente décadence ou d’une pourriture, mais d’une chute sou­ daine. Je suis un homme des montagnes écrasées sous les rochers de lave et les séracs, un homme des Pyrénées aragonaises qui furent des terres de feu, et si je suis devenu un Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 329

homme des villes, ce fut sans transition, en méprisant les plaines grasses et vertes et leurs paysans larvaires. Tout homme qui aspire à retenir l’ultime essence spirituelle, la plus subtile, la plus dangereuse, doit l’enfoncer au fond de lui-même dans la matière la plus lourde, la plus froide, celle qui ne peut plus déchoir. Seuls les extrêmes se pénètrent : feu et pierre, lumière et cristal. Le feu s’enfonce au plus profond de la pierre, dans sa plus noire densité. Mais hors de la terre déchue, le feu réapparaît en dévorant toute autre vie, et nul ne vivra le terme et l’instant parfait s’il n’est lui-même por­ teur, incarnateur du feu, car il est le principe incorruptible et éternel. Fais-toi un cœur de pierre, et mets le feu dedans ! A côté des déluges par le feu, les déluges par l’eau ne sont que des épisodes anecdotiques. Aller chercher le feu, cela s'appelle descendre aux enfers. Il y a aujourd’hui plus de candidats à cette descente, plus d’apprentis Prométhée, que le métro de Paris ne contient à midi d’hommes avides de pitance. Et c’est justement sur le chemin de l’enfer que se tiennent les villes et les foules, chaos de brique et de sang, et les femmes innombrables. Mais le moine avait raison : il faut aller encore plus bas, traverser ce chaos, trouver la solitude. Nul ne sou­ tient le feu s’il n’a pas fini d’enfermer en lui les femmes et les foules, et s’il ne se suffit pas à soi-même comme la citadelle du désert ! C’est le Mané, thecel, phares de la chasteté des puissants. L’immense majorité des Prométhée prétend aujour­ d’hui rapporter le feu aux peuples. Mais la malédiction s’at­ tache, dit l’Ecriture, à celui qui remonte par le même chemin. Que les Mages ne retournent pas chez Hérode. Le feu ne nous est donné que pour incendier le désert, mais quel désert !... Je ne tirai les rideaux et n’allumai ma lampe que vers neuf heures. Une excitation nouvelle me jetait en avant, aidée par une grande netteté de vision. Neuf heures, déjà ! A peine si je rapportai cette observation à l’éventuelle venue d’Hélène. A la cuisine, je fis bouillir de l’eau et préparai du café. J’en bus deux tasses avec un plaisir presque intellectuel. (La gourmandise des moines est le nécessaire adjuvant de leur méditation.) Et je finissais à peine de boire la seconde tasse lorsque, brusquement, par une association d’idées inconve­ nables et sans doute parce que je venais de penser avec

émotion au Père Carranza et me voir en moine comme lui, toutes les combinaisons de sa science kabbalistique sem­ blèrent s’ordonner dans mon esprit en une synthèse géante, une foule d’idées me vint, et toute ma fièvre se fit lumière. Sans quitter la cuisine, saisissant mon crayon, je jetai quel­ ques notes sur la marge d’un vieux journal qui se trouvait là. C’est ainsi que naissent les découvertes. Et mon exaltation comme ma science paraissaient pouvoir être multipliées sans fin, ma science se faisait roman et mon roman se faisait science. J’emportai la cafetière dans ma chambre ainsi qu’une bouteille d’alcool, Puis, après avoir posé la cafetière sur le radiateur électrique et incliné sur les feuilles blanches le rond lumineux de l’abat-jour, je me mis à écrire. Je ne m’arrêtai qu’à une heure du matin.

❖** Cette nuit, est-ce le silence ou la paix facile que donne l’alcool que l’on se verse en solitaire, sans forcer, je sens qu’il y a pour moi de la délivrance dans l’air. J’appelle délivrance une connaissance exacte et tranquille, une disponibilité sans tour­ ment, une entière indifférence, une force au-delà de toute force humaine. Je n’ai même pas besoin de boire. Voici des fumées pourpres et vertes, en veux-tu, en voilà. Des fumées qui jaillissent de partout et de nulle part, comme l’informe et subtile substance des origines. Tout est foyer. Voici le chaos duquel on attend, sans autre raison que de vivre une minute de plus, qu’il se creuse de formes vulvaires, d’où se dégage déjà la statue de Pygmalion. Voici le nouvel ordre, et ses formes cent fois plus belles, et tous les livres qu’on porte- en soi, déjà tout écrits de l’autre côté du temps. Voici le huitième jour. Comme dans l’air de Paris au printemps, quand dorment encore les pigeons de Notre-Dame, la fraî­ cheur matinale lutte avec les larves de la nuit, les odeurs fades des ruisseaux, les vins amers. Heures des retours et des noirs passages, où la terre est plus chaude que l'air, et où chaque pas frappant le pavé fait jaillir une poussière de parfums éventés, aucunement secourables. Odeur des nuits Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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de Paris, ramassées dans une lente pérégrination utérine, pro­ menades ou fuites, floraison de pensées déjà mortes : Ces mille questions Qui se ramifient N’amènent au fond Qu’ivresse et folie.

Lectures absurdes et prolongées dans l’incomplète fraternité des voyants qui allume en nous des incendies au goût de cendre. Incomplètes communions, malgré l’amour, renforce­ ment du besoin immodéré de solitude, effroyables dérives de cinq heures du matin, accostages hasardeux dans les golfes battus par les fièvres de l’aube... Je n’en suis plus à chercher ce qui devait faire de moi un monstre unique dans la ména­ gerie des possédés, ou bien un ange, un ange... Personne ne s’est jamais contenté d’être un ange !... Je les reconnais, pour­ tant, ces anciennes odeurs de fêtes. J'ouvre la fenêtre, et je les retrouve toutes, dans le fond vibrant de l'air. Je rentre à rebours dans le paradis des années aveugles. Voici l'heure où l’odeur de Sylvie parfois me visite, odeur oubliée comme la douceur de sa peau. Il me faut de curieux catalyseurs pour l'évoquer, le tube au néon de la rue Fontaine, ou bien le goût de beurre des croissants de YAcropole, porte d’Orléans, à notre café-crème du matin. Mais non, ce n’était pas avec Sylvie. J’entends rouler très loin le dernier métro Saint-Rémy-Luxembourg. Il y a toujours un dernier métro, mais il n’y a plus de croissants, c’est peut-être pour cela que j’en garde une idée si précise.

**» J’étais en train de me déshabiller lorsque le bruit d’un moteur et le roulement d’une voiture se firent entendre dans le parc. J’éteignis ma lampe et, d’un bond, fus à la fenêtre. La voiture s’arrêtait devant le perron. Les phares furent mis en veilleuse et quelqu’un descendit. Dans la maigre lumière des veilleuses je reconnus Jansen. La voiture était celle de Drameille. J'allai ouvrir. Jansen paraissait très échauffé par sa course.

— Rhabille-toi tout de suite, me dit-il avant même d’entrer. Nous partons. — Que se passe-t-il ? Il m’entraîna vers l’escalier. — Dépêche-toi. C’est Drameille qui m’envoie. Il pense que Bonnava est à tes trousses. Ses phrases entrecoupées ne m’apprenaient rien. — Drameille tout seul ? Pas Hélène ? — Je t’expliquerai. Dépêche-toi. Dans ma chambre, pendant que je m’habillais, il rassembla mes papiers, les rangea dans mon sac.

— Bonnava et Hélène ont passé la soirée dans une boîte des Champs-Elysées, avec Drameille. En partant, vers minuit, et en se cachant de Bonnava, Hélène a glissé dans la main de Drameille la clef du portail d’ici. Il n’y comprenait rien. Hélène lui a fait signe de ne rien dire, Bonnava était là. — Je n’y comprends rien non plus. Je croyais Bonnava à Bordeaux. J’avais déjà passé ma chemise, mon pantalon, mon chandail. Je mis ma cravate dans ma poche. J’étais pourtant sûr qu’Hélène ne m’avait pas menti. — Drameille a pu joindre Hélène, depuis ? — Non, dit Jansen. Il se pose un tas de questions. Hélène est partie avec Bonnava. Il a pensé que c’était la clef d’ici. C'est une grosse clef. Il s’est demandé s’il devait aller réveiller la femme de chambre d’Hélène, pour savoir... Je nouais les lacets de mes chaussures. — Mais c’est chez moi qu’il est venu, à tout hasard. C'est tout... C’est moi qui lui ai dit que tu étais ici. Je cherchais en vain à rattacher les uns aux autres les fils que Jansen me présentait ensemble dans un ordre qui n’était pas le mien. Sa précision, l’intérêt même qu’il prenait à l’affaire, m’irritaient presque. Je passai mon veston, mon pardessus. — Partons, lui dis-je d’un air désagréable. — Drameille est resté à Paris, dit Jansen, pour le cas où Hélène voudrait le joindre. — Oui, oui, partons, répétai-je, mais brusquement mon anima­ les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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tion me fit sourire. Tiens, dis-je à Jansen, prends un verre d’alcool avant de sortir. Il ne doit pas faire chaud. — Pas précisément, dit-il. Je bus après lui, lentement. — Tu le fais exprès, dit Jansen, énervé. Nous sortîmes. Le froid était vif et le gravier craquait sous nos pieds. La nuit était claire. Je souris encore : Jansen avait laissé le moteur en marche, et, afin qu’il ne s’arrêtât pas, il avait calé l’accélérateur. — Si par hasard nous sommes pris, lui dis-je, il faudra détruire le dossier Tirzoniev. — Tu l’as avec toi ? — Oui. — C’est malin. La voiture roula. J'ouvris mon sac et en sortis le dossier : une trentaine de feuilles sur papier bulle et une vingtaine de lettres. — Même avec un briquet, ce sera trop long, dis-je. Néanmoins je sortis mon briquet. — Rassure-toi, dit Jansen d’un air dur. J’ai mieux que ça. Je compris qu’il était armé. Il avait laissé les phares en veilleuse et avançait en se gui­ dant sur la couleur blanchâtre de l’allée, dont le sable était gelé par plaques et, à notre passage, luisait faiblement. Au moment de sortir du parc, Jansen resta un instant aux aguets, le regard tendu. — S’ils arrivent, fiche le camp dans le bois, avec tes papiers, dit-il. Ne t’occupe pas de moi. Il poussa le moteur et sortit. Rien ne bougea. Alors il arrêta posément la voiture, descendit et alla fermer le portail. — Je crois que nous sommes tranquilles, dit-il, et nous repartîmes. En sortant du parc, Jansen avait pris à droite vers la route de Châteaufort à Saint-Rémy, au lieu de rejoindre la route de Gif qui est l’itinéraire direct. — Nos allongeons, mais de cette façon nous ne ferons pas de mauvaises rencontres. Ce tronçon de chemin forestier, fort peu utilisé et mal entre­ tenu, était raviné par les pluies d’automne et conduire y était

malaisé. Jansen alluma ses phares en plein. Avançons quand même, dit-il. J’admirais la mesure et l’exactitude qu’il mettait dans ses gestes malgré sa tension, où à cause d’elle. — Regarde, reprit-il alors fièrement en relevant la jambe droite de son pantalon. Et il me montra le revolver qu’il avait dissimulé là et attaché par deux jarretelles, contre son mollet. Cette génération prend le revolver et la mitraillette pour des armes de chevalerie. Nous arrivâmes enfin sur la route nationale. Il pouvait être deux heures du matin. Mes pensées avaient pris un tour plus ordonné et je refrénais tout excès d’imagination. — Sait-on si Pirenne a vu Bonnava ? demandai-je. Cela expli­ querait tout. — On ne sait rien. — Ce n’est pas moi qu’ils cherchent. C’est le dossier Tirzoniev... Puis, quand même, à d’autres moments, je ne pouvais m’em­ pêcher de voir Hélène avec Bonnava, et chez lui. Et j’avais beau lui confier un rôle héroïque et flatteur, flatteur pour moi, elle finissait quand même par coucher avec lui. Je ne ressen­ tais pour Bonnava aucune haine, rien qu’une sorte d’intérêt objectif. A Châteaufort, la route nationale que nous suivions fait un coude brusque, à l'entrée du village, juste à l’embranchement du chemin de Gif qui conduit directement à la villa. Nous ralentîmes. A trente mètres devant nous, débouchant du virage, une voiture qui venait à notre rencontre paraissait hésiter sur la route à prendre. A la portière, un visage se montra, tourné vers le panneau indicateur qui se trouve là, et la lumière de nos phares, basculant dans la courbe, me per­ mit de reconnaître Pirenne. Nous passâmes. Derrière nous, la voiture, coupant la route, prit le chemin de Gif. — Eh bien, qui avait raison ? dit Jansen d’une voie séchée par la colère. Pour lui, maintenant, ce retour n’était plus qu’une fuite. La voiture que nous venions de croiser contenait trois ou quatre hommes. — Nous le retrouverons, le petit Pirenne, dit encore Jansen. Il m’en voulait de mon cambriolage raté, et, poussé par Dra-

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meille, il avait déjà assemblé, en imagination, tous les détails d’un plan pour fouiller lui-même dans la chambre de Pirenne. Et le plus tôt possible, disait-il. Son esprit travaillait. Je lui donnais ma clef. Il déjouait la surveillance de la concierge. Il passait par ma chambre. Il ne lui manquait plus qu’un dia­ mant pour détacher un carreau de la verrière. Heureux les purs qui peuvent si ingénument mettre un autre nom que le leur sur le visage de leur ennemi. Nous arrivâmes à la porte Maillot bien avant trois heures. — Allons chez Drameille, proposai-je. — Pas du tout, dit-il. Je te conduis d’abord à Levallois puis j’irai seul chez Drameille. Il m’attend. Consigne, consigne. — Consigne de qui ? — Consigne de tout le monde... Dans une heure, s’il a déjà pu joindre Hélène, ce dont je doute, ajouta-t-il mécham­ ment, tu auras tous les renseignements que tu voudras. Mes réflexions n’allaient pas loin. Voilà les somptueux cadeaux de l’amour, pensai-je. Si j'aimais Hélène, je serais désespéré, ou bien en proie à une exaspération vide de sens. Or je suis calme. Plein de curiosité, mais calme. Tel sont les chemins de la vraie conquête. Je m’étendis sur le lit de Jansen et rabattis sur moi les couvertures. C’est pendant la bataille qu’il est méritoire de dormir, et non pas avant, ou après. Je m’endor­ mis. L’alcool que j’avais bu m’y aida. Jansen ne rentra qu’à onze heures. Il ne m’apportait rien de définitif. Drameille avait vainement essayé de joindre Hélène chez elle, mais elle venait enfin de lui téléphoner. Elle parais­ sait très lasse et lui avait seulement demandé de passer boule­ vard Haussmann. Il venait d’y partir, mais il avait promis à Jansen de nous rejoindre à Levallois tout de suite après le déjeuner, si, toutefois, il était sûr de ne pas être pris en fila­ ture.

Il me faut ici remonter quelque peu dans le temps. Bonnava était bien parti pour Bordeaux à l'heure dite, mais en était rentré vingt-quatre heures plus tard sur un coup de téléphone venu de Paris, et, dès son retour, il s’était rendu chez Hélène. En arrivant chez elle, à la fin de l’après-midi, il possédait un

atout maître : il savait qu’Hélène était en liaison avec moi. En quittant la rue de la Harpe, le mardi matin, je pensais bien que Pirenne ne garderait pas pour lui mes confidences. Et si, me mentant à moi-même, j'eusse souhaité le contraire, en réalité toute mon attente eût contredit ce vœu. Le jour même, Pirenne se rendit au siège du Parti. Bonnava était absent jusqu’au surlendemain, et il était normal que Pirenne agît sans son intermédiaire. Au nom de Tirzoniev, les portes s’ouvrirent. Le Russe Pétrov, qui était, je l’ai dit, le chef réel de Bonnava, se trouvait à Paris depuis deux mois, et l’on savait, au Parti, qu’il avait été cinq ans auparavant un des principaux accusateurs de Tirzoniev. Ce fut chez lui qu'on envoya Pirenne. Bonnava était trop habile pour n’avoir rien dit à son chef de sa dispute avec Gérault, et Pétrov savait donc déjà que le journaliste tenait, en cette affaire, les premiers fils. A sa grande surprise, il trouva Pirenne aussi bien informé que lui. On appela Bonnava à Bordeaux, mais on ne put le toucher qu'assez tard dans la nuit. Le peu qu’on lui dit au téléphone lui permit de m’identifier tout de suite. C’est un premier point, et Pétrov, de plaisir, passa un écouteur à Pirenne. Mais, fort de ce succès, et ajoutant qu’il avançait d’un jour sa rentrée à Paris, Bonnava demanda instamment qu’on ne fît rien d’important sans qu’il fût là. Cette insistance n’étonna pas Pétrov, car il savait que Bonnava tenait Hélène. Du moins il le croyait. Pirenne fut par contre extrêmement mécontent de ce retard, et il le dit à Pétrov. Ce fut pour ce dernier un nouveau sujet de surprise. Pirenne n’avait aucune confiance dans la tactique supérieure, basée sur la séduction et la ruse, que Bonnava se flattait d’employer avec Hélène. — Que pouvez-vous en savoir ? demanda Pétrov, moqueur. — Rien, assurément, répondit Pirenne, sauf une chose. Que Bonnava croit mener cette femme alors qu’il est mené par elle. — Vraiment ! s’exclama le Russe. — Vous en aurez la preuve avant longtemps, dit Pirenne, prenant ses risques avec une hardiesse qui impressionna quand même Pétrov.

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Pirenne eût désiré qu’on étudiât une action plus directe, et immédiate, contre Gérault. Une perquisition chez lui ? demanda Pétrov, à nouveau ironique. — Pourquoi non ? répondit Pirenne. Ses hommes étaient prêts. Pétrov vit dans cet emportement à froid un effet de ce néo-romantisme bien connu qui détraque la jeunesse, com­ pliqué ici par une jalousie de subalterne. Pirenne rentra chez lui vers minuit. Rendez-vous avait été pris pour lui, le lendemain, chez Bonnava, à qui Pétrov confiait la direction de l’enquête. En partant, Pirenne écha­ faudait mille plans. Il ne put se retenir de téléphoner aux Idées françaises pour savoir si les bureaux étaient encore occupés à cette heure tardive. Personne ne répondit, tout le monde était à l’imprimerie. Puis il appela la femme de chambre des Gérault, son ancienne amie. Ce fut pour apprendre que Gérault était à Berlin et que madame était sortie. Et ce fut lui, enfin, poussé par une intuition inexpli­ cable, qui téléphona deux fois à Chevreuse, pour savoir si la villa était gardée. Moins discipliné, à la suite de ce décro­ chage sans réponse qui lui parut plein de sens, il eût couru avec ses hommes. Mais il n’osa pas désobéir à Pétrov. Le lendemain, vers le milieu de l’après-midi, il se rendit chez Bonnava. Celui-ci venait d’arriver. Pirenne lui rendit compte. Et certes, depuis la veille, Bonnava ne pouvait plus voir en moi que le vrai meneur, le chef occulte de la manœuvre exécutée par Gérault. Mais les explications apportées par Pirenne sur l’incident du téléphone firent prendre un tour inattendu à ses réflexions. J’avais toujours été beaucoup plus lié à Hélène qu’à son mari, et il était inconcevable que je me fusse confié à Gérault sans passer par elle. Dès lors, elle n’avait livré à son amant qu’une demi-vérité : en l’informant des mauvaises intentions de Gérault, elle ne m’avait pas découvert. Les déductions de Bonnava partaient de prémisses fausses et aboutissaient à un résultat juste. D’un seul trait de feu, le jour se fit dans son esprit. Et certes, lui aussi, à tout hasard, il eût pu envoyer sur l’heure, à Chevreuse, les hommes de Pirenne. Il ne le fit pas. Si Hélène l’avait trompé avec moi, peut-être lui répugnait-il que Pirenne l’apprît. Il pensa aussi que si nous étions encore au piège, mes papiers et moi, nous

y resterions bien quelques heures de plus. Par-dessus tout, il préférait attendre pour pouvoir jouer plus savamment et plus cruellement avec Hélène. Il décida de se rendre tout de suite chez elle, sans la prévenir, tout en ordonnant à Pirenne de se tenir prêt avec deux voi­ tures et plusieurs hommes à n’importe quelle heure de la nuit. Il ne lui fixa pas d'autre mission. Mais son hésitation n’avait pas échappé à Pirenne, et celui-ci, plein de mépris, avait pénétré dans tous ses calculs. Le récit des événements qui suivirent me fut fait par Dra­ meille après sa conversation du jeudi matin avec Hélène, et, plus tard, je le complétai grâce à mes informations. La suite aidera à comprendre pourquoi Hélène, qui n’aimait pas l’écri­ vain, le prit en cette occasion pour intermédiaire et confident. Elle pouvait se croire surveillée et préférait ne pas me rejoindre à Levallois, et d’ailleurs qu’avait-elle encore à cacher à Drameille ? Au contraire, en recevant la vérité, celui-ci l'aidait à la rendre impersonnelle, à la débarrasser des brumes étouffantes du secret. La vérité n’était jamais insupportable à Hélène ; elle me la livra toute, et me la fit affronter aussi. Lorsque Bonnava se présenta boulevard Haussmann, Hélène ne pouvait rétorquer ses accusations qu’en niant tout, en bloc, et assurément elle avait trop de confiance en soi pour ne pas choisir d’emblée ce parti. On peut toujours tout nier, mais il faut un jeu sans fissure. Celle qui existait dans le jeu d’Hélène était énorme bien qu’elle la niât aussi. Elle ne pou­ vait pas expliquer le décrochage du récepteur à minuit, dans sa villa de Chevreuse. — Votre Saint-Martin a fait un faux numéro, lui dit-elle. Bonnava était sûr du contraire. — Je n’étais pas à Chevreuse cette nuit. — Où étiez-vous ? — Cela ne vous regarde pas. — Vous étiez à Chevreuse avec votre amant. Je vois fort bien votre geste à la deuxième sonnerie. Dans ce cas-là, c’est tou­ jours à la deuxième sonnerie qu’on décroche... Ne haussez pas les épaules. Félicitez votre amant de vous avoir fait perdre la tête à ce point. Elle se taisait.

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— Qui est-ce ? Dupastre ? Je suis sûr que c’était Dupastre. Bonnava ne se faisait certes aucune illusion sur les sentiments complexes qu’Hélène entretenait depuis longtemps pour lui, et dont le plus fort était la haine, mais une haine mêlée de désir et dont elle jouissait, et dont il jouissait aussi. Et il se fût pris pour un piètre politique s’il n'avait pas aimé cette haine à force de la bien manier et de la tirer hors d’ellemême. Son plaisir était, comme celui du jeu, perpétuellement suspendu et entretenu par les préliminaires, mais multiplié ici par la certitude du gain... Il reprit la discussion sur un ton froid et calme. Il n’avait, affirma-t-il, aucun sujet de crainte pour lui, Bonnava, et les prétendues révélations dont il était menacé ne le troublaient pas, car il était couvert par les Russes (et c’était vrai). Mais il désirait entrer en rapport avec moi et m’acheter tout le dossier, et cela pour deux raisons : la première, le Parti détestait le bruit ; la deuxième, certains de ces documents seraient une bonne mise d’entrée pour lui, Bonnava, à Moscou. Je n’aime point Dupastre, dit-il, mais en politique, il n’est point d’antipathies, rien que des intérêts et des rapports de forces. Et pendant quarante-huit heures, je suis disposé à être plein pour lui de bonnes inten­ tions... Hélène ne s’était jamais intéressée de près au contenu du dossier Patrick et ignorait la vraie nature des documents Tirzoniev. Mais, de toute façon, elle ne pouvait avoir confiance dans ce genre d’armistices où l'honnête homme livre ses armes et le bandit son argent. Chose nouvelle, et pour Bonnava pleine de sens, elle se trouva devant lui toute fermée par la ruse, elle qui, dans leurs tête-à-tête, se livrait plutôt par un excès de franchise et de violence. Elle continua à lui opposer des négations irréductibles, puis, brusquement, elle accepta le jeu et, pour obliger Bonnava à abattre le sien, elle en vint à une de ces colères de second mouvement, exactement contrôlées, presque conventionnelles, dont la convention juste­ ment fait partie du jeu. Bonnava déclara alors qu’il allait envoyer des policiers communistes fouiller la villa de Che­ vreuse et se dirigea vers le téléphone. Sa résolution était extrême, et la partie en effet n’eût pas été digne d’eux s’ils n’avaient pas à chaque instant risqué le pire. Mais je n’étais pas encore perdu.

— Il vous est loisible, dit Hélène à Bonnava avec un grand sang-froid, d’envoyer vos hommes à Chevreuse. Ils n’y trouve­ ront rien. Mais je vous le jure, vous ne me reverrez plus de votre vie. — Je ne me flatte pas de vous revoir jamais, puisque vous me montrez assez que vous me préférez Dupastre... Etes-vous prête à me suivre dans huit jours à Moscou ? — Est-ce un marché ? répondit-elle. Et son adresse ici ne fit aucun tort à sa fierté. Elle prononça cette phrase avec assez de spontanéité et de hauteur pour que Bonnava n’y pût discerner aucune arrière-pensée précise, bien qu’il les supposât toutes. — C'est un marché si vous voulez, dit-il en raccrochant le récepteur. Bonnava revint vers elle, elle ne bougea pas, il la tira vers lui. L’un et l’autre eussent été bien empêchés de livrer en termes clairs leurs propres calculs. Il leur suffisait de jouer à fond. Et, en réalité, dès cet instant, ils ne pouvaient plus se séparer avant que l’un des deux eût complètement vaincu l’autre. Bonnava n’avait rien caché à Hélène des dispositions qu'il avait fait prendre à Pirenne. Hélène savait que si elle laissait partir Bonnava, j’étais perdu, et ma défaite était la sienne. Mais si Bonnava rendait sa liberté à Hélène, elle s’oc­ cupait sans tarder de ma délivrance. Dans sa tête, Hélène joua un moment avec des pensées de violence, mais sans les prendre vraiment au sérieux. Bonnava, attentif, veillait. Il la prit dans ses bras, s’assit contre elle, lui parla avec douceur. — Mon mari rentre samedi, dit-elle. Il sait peut-être où est Dupastre. Mais Bonnava secoua la tête en souriant, et, levant vers le sien le visage d’Hélène, il l’embrassa. Puis il commença à la déshabiller. Cette première dispute se termina, dès avant le dîner, sur un lit. Bonnava posséda Hélène. Elle accepta ce plaisir. Et comme, en elle, la séparation entre les sens et l’esprit n'était jamais abolie, peut-être jouit-elle doublement : elle sentait la lucidité de Bonnava penchée avec vigilance sur la sienne. Bonnava se préparait à l’emmener dîner lorsque le téléphone sonna. Elle hésita un moment, puis décrocha. Bonnava, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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immobile, la regardait. C’était Drameille. L'écrivain, se trou­ vant libre, lui demandait de passer la soirée avec lui. — C’est Drameille, dit-elle à Bonnava. Sans la quitter des yeux, celui-ci paraissait réfléchir, mais, prenant une brusque détermination, il fit deux pas en avant : — Dites-lui que vous êtes avec moi, déclara-t-il, et que c’est moi qui vous invite tous les deux, ce soir, au restaurant de la rue Pierre-Charron. Drameille connaît. Nous le rejoindrons là-bas... Hélène, étonnée, obéit. L’air concentré de Bonnava la dérou­ lait. — Nous partirons dans dix minutes, continua celui-ci en regardant sa montre. J’avais justement besoin de voir Dra­ meille, et comme je ne veux rien obtenir de vous que de bon gré, ce sursis vous donnera le temps de la réflexion. Mais si, devant Drameille, vous faites la moindre allusion à la pré­ sence de Dupastre à Chevreuse, si même vous prononcez une seule fois son nom, ou si encore vous faites mine de nous quitter pour vous rendre aux toilettes, je provoque son arres­ tation sur l’heure. Mais j’ai confiance en vous. Il y va de toute ma fortune, de toute notre fortune à Moscou. Vous avez déjà compris que cette affaire nous concerne seuls. Et il ajouta : — Je vous aime cê soir comme peut-être je ne vous ai jamais aimée. Avant de partir, Bonnava se fit remettre les clefs de Chevreuse, dont un jeu complet était déposé boulevard Haussmann. Mais, avec une joie infinie, au moment de monter dans la voiture de Bonnava, Hélène constata que le double de la clef du por­ tail se trouvait dans son sac à main. Elle avait oublié le matin, en rentrant, de la laisser dans la voiture, comme il était d’usage. L’aventure rebondissait, et le besoin de vaincre qui vivait sans cesse en Hélène trouva un appui et s'exalta d’un coup. Elle essaya de bâtir un plan, mais son imagina­ tion se perdit dans le calcul indéfini des possibles. La présence de Drameille excitait Bonnava : elle aiguisait son attention. Il comptait aussi que l’irritation et les calculs d’Hélène, comprimés par la dissimulation à laquelle elle était contrainte, lui amèneraient sa maîtresse, à une heure du

matin, à ce paroxysme de sensibilité, d’énervement et d’ardeur frissonnante où la femme se donne à l’homme qu'elle hait, avec un suprême bonheur. Bonnava savait bien que l’amour ne prend son caractère divin que dans l’ambiguïté. Il était trop sûr de soi pour avoir besoin de précipiter ma perte. Il vivait dans l’instant et, avec la sagesse invertie du démon, il s’en contentait. Et son calcul était juste. Cependant il ignorait qu’Hélène, si elle était exaltée et remuée par la nécessité, était aussi soutenue par l’espoir. Au Ruby’s, Bonnava se fit donner une table de coin et, pour pouvoir s’entretenir avec Drameille sans élever la voix, il s’assit entre ce dernier et Hélène. Ainsi il interceptait entre eux toute communication. Vaguement crispée par la politesse qu’il mit dans cette insolence, Hélène sourit. — Votre présence m'est, ce soir, particulièrement précieuse, dit Bonnava à Drameille dès qu’ils furent assis, car, indépen­ damment de nos projets communs, il se trouve que j’ai une confidence urgente à vous faire et un important service à vous demander. Il commanda le repas et, tout de suite, sans nommer Pirenne et sans me nommer, il parla de l’affaire Patrick. — Des amis fidèles m'ont averti, dit-il. Il paraît que certains politiciens amateurs prétendent utiliser contre le Parti com­ muniste et contre moi je ne sais quels papiers, vrais ou apocryphes. Je ne sais même pas si nous répondrons, dit-il. Cette histoire est morte et aujourd’hui nous n’avons plus rien à cacher. Sur la table, dans un geste tendre et intime, il prit sous sa main la main d’Hélène. Celle-ci ne la retira pas. Ce qu’il faut, c’est trouver l’occasion de passer la clef à Drameille, pensait-elle. Mais comprendra-t-il ? — Vous avez cru, continua Bonnava, et peut-être croyez-vous encore que Patrick s'est suicidé. C'est faux. Patrick ne s'est pas suicidé. C’est nous qui l’avons tué. Sans doute direz-vous que cet aveu vient à son heure et qu’il est de bonne tactique de compliquer ce drame et de le noicir au bon moment. Mais ceci n’est pas un aveu, c’est un acte politique. Patrick s’est trompé, et je me suis trompé avec lui, lorsque nous nous sommes rendus à l’ambassade allemande, en 40, en croyant

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agir au nom du Parti. On nous désavoue, c’est juste. Et on exécute Patrick qui refuse de reconnaître ses torts. C’est encore juste. Et moi on m’envoie en Asie. Voilà une fameuse disgrâce, dit-il avec un sourire éclatant. — Oui, dit Drameille aussi féroce que lui, vous, on ne vous a pas exécuté. — J’ai toujours eu le bonheur de ne pas être un homme public, dit Bonnava. — Et peut-on savoir, demanda Drameille, ce qu’a dit Patrick devant ses juges ? — Quels juges ? dit Bonnava avec beaucoup de détachement. Ce mot a bien vieilli. Puis, se détournant à demi, d’un geste délicat, il rajusta dans la coiffure d’Hélène un peigne qui avait glissé. Drameille regarda Bonnava. Un silence pesa entre eux durant quelques moments. — Patrick a fait, deux jours de suite, le tour de mes diffé­ rents domiciles secrets pour m’assassiner, dit enfin Bonnava en fixant l’écrivain dans les yeux. Le premier jour, il ne m'a pas trouvé. Le deuxième, si... Seulement, j’étais bien gardé, ajouta-t-il. — Je comprends, dit Drameille en hésitant un peu. De nouveau, un silence tomba. Mais bientôt la conversation reprit, ironique et brillante, et Drameille ne tarda pas à être frappé par l’air préoccupé d'Hélène. Il se tourna vers elle. — Vous ne dites rien, remarqua-t-il. — Elle réfléchit à une proposition que je lui ai faite, dit Bon­ nava en serrant Hélène contre lui d’une manière très amou­ reuse. Tout à l’heure, je vous en parlerai aussi... Sur la nappe de toile fine, on avait posé un napperon de papier guilloché. Hélène se demandait si elle ne pourrait pas écrire dessus avec la pointe de sa fourchette. — Avant que le Parti communiste s’en occupe, disait au même moment Bonnava, la mort était en train de devenir une valeur dévaluée. Dans les manuels d’instruction civique de notre jeunesse, on nous enseignait bien que mourir pour la patrie était un devoir absolu. Mais cela devenait banal. Nous sommes en train de changer le monde en changeant un seul mot : mourir pour le Parti. Voilà des morts passionnantes, dit-il.

Regardez comme elles excitent même les bourgeois. C’est un progrès immense, car on subit sa patrie, mais on choisit son parti. Il est comique que ce soient justement les patriotes, avec leur fanatisme sanglant, qui nous reprochent d’être des partisans rigoureux. — Je ne suis ni partisan ni patriote, dit Drameille. — Je sais. — Toutefois, continua l'écrivain, comme le réalisme me paraît quand même moins obscène quand il ne se marie pas à la vertu, je préfère les confidences d’un partisan aux épanche­ ments d’un patriote. Tous deux se mirent à rire. — Et puis les partisans ont plus d’avenir, conclut Drameille. Bonnava posa sur lui un regard caressant : — J’ai toujours espéré pouvoir vous convertir avant de vous faire pendre, dit-il. Ils parlèrent longuement de leur voyage. Drameille sortit un carnet, prit des notes, des noms, des adresses. Bonnava connaissait la Russie à fond. Hélène écoutait d’un air vague et piquait le napperon avec la pointe de sa fourchette à des­ sert. Mais, dessous, la nappe était trop épaisse et la pointe trouait le papier. Lorsque le dîner fut terminé, Bonnava demanda du cham­ pagne. — Au succès de notre voyage, dit-il en remplissant les coupes. Ils burent tous les trois. Bonnava remplit à nouveau les coupes, puis, reprenant sous la sienne la main d’Hélène, il la pressa sous ses doigts. « Chérie ! » lui dit-il. Il but encore. Pendant que Drameille relisait ses notes, de sa main, sous la table, il caressait la jambe et le genou d’Hélène. — Bien, dit-il alors en s’adressant à Drameille. Parlons main­ tenant du service que j’ai à vous demander. Il concerne juste­ ment la dame que voici... Et si vous me le rendez, jamais, mal­ gré ce que j’ai dit tout à l’heure, je ne vous laisserai pendre tout à fait, ce qui, étant donné votre goût pour la conspiration, est une promesse considérable et inconsidérée... Que pensezvous d'une femme que tout le monde dit et qui se sait supé­ rieure, qui n’en est évidemment plus à diriger sa vie selon des principes ou des mélancolies, qui aime le risque mais Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 345

aussi l’action méditée, la fantaisie dans l’effort mais aussi la maîtrise dans l’imprévu : on lui offre de voyager par tout l’Orient et l’Extrême-Orient, pas seulement dans les Balkans ou au Caucase, mais en Perse, en Chine, au Japon, aux Indes et même, si ça l’amuse, au Tibet, chez les lamas, de faire la connaissance des hommes les plus puissants, les plus secrets, les plus fastueux, les plus cruels, des chefs de millions d’hommes, et de traiter avec eux en connaissant chaque fois, et mieux qu’eux, le dessous des cartes, de les dominer, de les lier, de bâtir avec eux, morceau par morceau, quelque chose qui ressemblera assez à l’Empire du Monde, et elle hésite !... Elle hésite. Regardez-la !...

Hélène baissait la tête et se taisait. Et Bonnava à ce moment était plus beau et plus fort qu’il n'avait jamais été, et Hélène se demandait si elle aurait le courage de lever les yeux sur lui, et si elle pourrait soutenir ce regard. Elle avait peur de n’y pouvoir mettre assez de froideur, et de n'en faire qu’un regard furtif. — Drameille, expliquez-le-lui, disait Bonnava... Dites-lui ce que peut, en diplomatie, une femme comme elle. Et qu’elle multipliera par dix le rendement d’un homme comme moi... Dites-lui que Paris ne compte plus, que c’est une ville morte... Il serra Hélène contre lui, très fort. — Chérie, lui répéta-t-il. Et Drameille lui-même, à cet instant, admirait Bonnava. On ne savait plus si ce besoin qu’il avait d’Hélène, et qu’il avouait, faisait sa faiblesse ou sa force. Et je suis sûr qu’au même moment, le geste qu’Hélène avait médité durant tout le repas — la clef, faire passer la clef à Drameille, lui faire comprendre l’importance de cette clef —, ce geste dont elle avait vécu l’accomplissement dans son moi profond et qu’elle ne discutait plus, ce geste enfoui en elle, très loin, ne lui paraissait plus en contradiction avec ces sentiments et ces désirs puissants et superficiels dont elle était maintenant la proie et sur lesquels elle n'avait plus à mettre de nom. Elle vida une deuxième fois sa coupe. Ses yeux brillaient. Des larmes à ce moment l’eussent soulagée, mais elle se raidit et ne pleura pas. Sa lucidité était intacte.

Mais elle n’osait pas non plus regarder Drameille, et celui-ci, étonné, se demandait ce que signifiait ce trouble. Bonnava prit à nouveau la bouteille de champagne, mais Hélène recula son verre. — C’est vrai, vous avez assez bu, lui dit-il avec gentillesse. Il servit alors Drameille et se servit. La bouteille était vide. Quelques instants plus tard, ils se levèrent pour partir et Bonnava prit le bras d’Hélène. Sur le trottoir, dans la nuit froide et noire, elle tira de son sac la clef de Chevreuse en la cachant sous son mouchoir. Puis, comme Drameille lui tendait la main, elle l’y glissa en serrant de toutes ses forces les doigts de l’écrivain. Hélène et Bonnava partirent. Au comble de la surprise, Dra­ meille monta dans sa voiture et, à tout hasard, il les suivit. Tout en roulant, il cherchait à rassembler les données du problème que lui posait Hélène, et n’y parvenait pas. La voi­ ture de Bonnava descendit la rue François Fr, puis longea les quais. Il rentre chez lui, quai de Passy, se dit Drameille. L’Alma, le Trocadéro. Bonnava roulait vite, Drameille suivait toujours. Mais, à proximité du domicile de Bonnava, il obliqua vers la gauche et s'engagea sur la rampe d’accès du viaduc de Passy, d’où il pouvait voir sans être vu. La voiture de Bonnava s’arrêta devant l’immeuble, à cinquante mètres du viaduc, mais personne n’en descendit. Ils discutent, pensa Drameille. En réalité, Hélène ne disait rien, et Bonnava ne discutait qu’avec lui-même. Il savait que la vraie solution était de partir pour Chevreuse, tout de suite, en emmenant Hélène. Celle-ci, tendue à l’extrême, suivait ce débat. Dans la poche de son pardessus, Bonnava tenait la crosse d’un revolver. — Rentrons, j’ai froid, dit alors Hélène en lui prenant le bras. Ces mots et ce geste me sauvèrent. Je ne saurai jamais si Hélène, à ce moment, était encore capable de se composer un rôle et de le tenir. Je ne saurai même jamais de quel ton furent dits ces mots, quelles y furent les parts de calcul, de l’instinct, ou de cette soumission exaltée qui transporte les femmes, à certaines heures, en présence de l’inévitable, et que les hommes rapportent à leur seul pres­ tige et à leur force. Peut-être même Hélène se contrôlait-elle

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plus durement que jamais. C’était une femme forte, et qui se voyait toujours. Je ne sais pas. Mais ces mots furent dits et tirèrent Bonnava de son hésitation. La main d'Hélène était toujours posée sur son bras. — Etes-vous mon amie ou mon ennemie ? lui demanda-t-il. — Je suis votre amie, dit Hélène, à voix basse, et vous le savez bien. — Il me faut ces papiers de Tirzoniev. — Je vous comprends, dit Hélène. Son accent se fit sans doute trop affectueux, car un frisson courut sur ses nerfs et la secoua. — Je vous aiderai à les obtenir, dit-elle alors avec fermeté, sans changer de voix. Ce fut au tour de Bonnava de parler. — Il faut que nous allions à Chevreuse, dit-il d’une voix sourde. Je me fiche pas mal de Dupastre. Ce que je veux, ce sont les papiers. Hélène était bouleversée par l’émotion, mais armée, dès ce moment, d'une intelligence sans défaut. Voici une bonne scène pour le roman de Dupastre, pensa-t-elle. La partie se jouait sur un dernier coup. Elle le joua. — C’est moi qui les lui demanderai, dit-elle, sincère et forte, et s’il les a, il vous les donnera. — Partons, dit-il. — Non, répondit-elle. Vous m'avez brisée. Demain. Il sera encore temps. Il la regarda un moment, mais il ne réfléchissait plus. Dra­ meille vit la voiture se remettre en marche et entrer dans le garage, au sous-sol de l'immeuble. S’il avait attendu encore un peu, il eût pu remarquer qu’une autre voiture, qui stationnait sur le quai de Passy, de l’autre côté de l’immeuble, à quelque cent mètres du viaduc, se mettait aussi en marche lentement, et rentrait vers le centre de la ville. Un des hommes de Pirenne allait rendre compte à ce dernier que Bonnava pas­ sait la nuit chez lui, avec Hélène. Dans l’ascenseur de l’immeuble, Bonnava serra Hélène contre lui : — Dans un mois, tu me remercieras de t’avoir fait violence, cette nuit, lui dit-il d’une voix changée.

Une sorte de joie irraisonnée envahissait Hélène. Elle cher­ chait en vain à lutter contre cette joie prématurée. Mais le sentiment de sa supériorité sur Bonnava la délivrait presque de son mépris pour lui, ce mépris toujours renaissant et toujours surmonté. Us arrivèrent à Chevreuse vers huit heures du matin. Le jour se levait à peine. Bonnava laissa sa voiture dans la forêt et entra dans le parc. Au dernier moment, Hélène essaya de lui prendre son revolver, mais il la saisit fermement par le poi­ gnet, et l'entraîna. Ils entrèrent sans bruit et Bonnava monta tout droit à ma chambre. Il frappa et entra. Le radiateur électrique, que j’avais oublié d’arrêter, chauffait encore. Bonnava jeta un coup d’œil sur le lit défait, se baissa sur la corbeille à papiers que Jansen avait vidée, toucha du bout des doigts la cafetière sur la table. La cafetière était froide. Il a dû partir hier au début de l’après-midi, dit Hélène. Bonnava éteignit le radiateur et sortit sans un mot. Il visita toutes les pièces et Hélène, obéissante et heureuse, fouillait les meubles pour lui, avec un zèle qui eût exaspéré un homme moins froid que Bonnava. Devant le désordre qui régnait dans la chambre d’Hélène et ce deuxième lit défait, il haussa les épaules et sourit. Ils rentrèrent à Paris. Ni l'un ni l’autre ne se doutaient que la même perquisition, les mêmes fouilles avaient été effectuées quelques heures auparavant par Pirenne. Je ne devais l’ap­ prendre moi-même qu’un peu plus tard. A la fin de sa conver­ sation avec Hélène, Drameille, justement, mentionna cette rencontre nocturne que j’avais faite à Gif. Mais le récit d’Hélène ne laissait aucune place à ce voyage de Pirenne, qui restait inexpliqué. Nous étions seuls, Drameille et moi, dans la chambre de Jansen. Le réveil marquait quatre heures. Assis sur le lit, Drameille finissait de parler. — Il a été convenu avec Hélène, dit-il, que tu te trouverais à cinq heures précises au café-restaurant du boulevard Berthier où nous avons déjeuné l’autre jour et qu’elle t’y appellerait. Elle a dû sortir au début de l’après-midi, mais elle a peur d’être suivie. Elle aussi téléphonera d’un café. — Très bien, lui dis-je. J’y serai.

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Il n’y a rien de changé entre Hélène et moi, pensai-je. Dra­ meille m’observait en souriant. Il se leva pour partir et me tendit la main. — J’aurais dû me rendre compte plus tôt, dit-il, que la sagesse était désormais le seul but de ta vie. Nous nous donnâmes une poignée de main franche et cor­ diale. Mon manque de réaction lui plaisait. — Au fait, demanda-t-il, as-tu fini de traduire ce fameux Tir­ zoniev ? — Oui, répondis-je. Décidément, il y pensait. — Eh bien, nous allons nous aussi faire des dégâts. — Si tu veux, lui dis-je. Quelques instants après son départ, Jansen arriva. Il était rayonnant. — Regarde, me dit-il en sortant de sa poche un diamant de vitrier. — Tu m’embêtes, lui dis-je. — Donne-moi ta clef. — Ce sont des coups idiots, répondis-je. Tu n’iras pas là-bas tant que je serai ici. Mon accent déterminé et un peu vif le frappa, car il me regarda avec étonnement. — Bien, bien, dit-il. Et il haussa les épaules : — C’est toi qui es idiot. Il n’y a aucun danger. Quelques minutes avant cinq heures, je descendis et me ren­ dis au Berthier. Presque tout de suite, Hélène m’appela. — Ma chérie, lui dis-je, quelle aventure ! Sa voix était triste et comme voilée par la distance. Elle appelait en moi un bonheur sans éclat, dont l’onde puissante se soulevait et retombait lentement. — Mon chéri, me répondit-elle. Dans l’appareil, un crépitement régulier, presque impercep­ tible, emplissait le grand silence noir. On eût dit le bruit d’une mer calme et sans visage. — Il faut que tu me donnes tous ces papiers dont tu parlais, dit Hélène. — Je ne comprends pas, lui dis-je.

— Je suis passée cet après-midi à la banque pour retirer mes bijoux. Mon mari et moi nous disposions du même coffre... Mais j’ai appris que lundi dernier, avant de partir, il était venu pour tout enlever sous prétexte de prendre un coffre plus grand. Sa voix s’était affermie à mesure qu’elle parlait. — Je vois. — Il veut être seul à avoir la clef, dit-elle. — Ma pauvre chérie, lui dis-je. Cela ne fait rien. — Cela fait beaucoup, répondit-elle avec une telle netteté que je compris à l’instant même où elle voulait en venir... Je m’ex­ pliquerai avec lui à son retour, mais je vois fort bien comment l’explication va tourner. Il a dû croire que je voulais partir avec B. Mais il reste les papiers, dit-elle. B. est disposé à les payer très cher. Il aura l’argent samedi, après-demain. — Tu n’y penses pas, m’exclamai-je. Ils mettent en cause un tas de pauvres types. — Dans ces milieux, il n’y a pas de pauvres types, dit-elle. Elle parlait avec une tranquillité bouleversante. Et elle avait raison. Il y a ceux qui sont au pouvoir et ceux qui voudraient y être. Les brutes qui sont en place et celles qui n’y sont pas encore. — Dépêche-toi, le temps presse, reprit Hélène. — Je vais réfléchir, lui dis-je, mais déjà, bien que mon cœur battît violemment comme si j’étais ému et désemparé, je savais que ma décision était prise. — Hélène ! — Pierre ? — Je t’aime. —- Je t'aime aussi... Je pense à toi. Va voir si ton ami espagnol est arrivé. — J’y vais ce soir, lui dis-je. Nous nous quittâmes. La pauvreté tue l’amour, me disais-je. L’amour ancien. Mais il faut inventer une nouvelle façon d’aimer. Hélène, Hélène, comme nous avons besoin de grandir ! Je rentrai rue Gabriel-Péri. A sa table Jansen écrivait. Je sortis de mon sac de voyage le dossier Tirzoniev et le relus. Que de vies grouillantes et condamnées s’étaient prises au

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piège de ces feuilles ! Les noms dansaient sous mes yeux et je lisais sans voir. Le poêle ronflait. Par endroits ses tôles étaient rouges. Je saisis le pique-feu et ôtai le couvercle, puis je jetai dans le brasier le dossier, la traduction, tout. Tout ce qui était vendable. Je ne gardai que les documents Bonnava. Ceux-là, je les lui donnerai pour rien, pensai-je. — On étouffe, dit Jansen sans se retourner. Ne mets plus rien dans le feu. — Ce n’est rien, répondis-je. Un brouillon. La chaleur brûlait mon visage et, à mes tempes, le sang bat­ tait. Je me mis à ranger mes affaires. — Lopez arrive ce soir, dis-je alors. Je vais prendre un peu l’air et en profiter pour garer mes valises à son hôtel. — Si tu veux, dit Jansen. — Je reviendrai vers neuf heures. — D’accord, dit-il. Je sortis. Voici, me disais-je, le saut est commencé depuis cinq minutes. Dieu seul et le diable savent où je vais atterrir. Je verrai bien si Hélène me suivra, me disais-je encore. Dans le métro, j’essayai de mettre de l’ordre dans mes réflexions. Fâcheuse manie. Je pensai : Voici la place pour un grand monologue shakespearien, une méditation sur le des­ tin. Ou bien un monologue sur les monologues, une médita­ tion sur la méditation... Le métro roulait. Mais un roman ne supporte pas ces trucs-là, pensais-je. Ou alors il faut que ce soit très pauvre, genre Hemingway ou Saroyan, plein de petits détails extérieurs... Toujours le décor, l’échiquier des petits sentiments, les petites mélancolies à déclics... L’hôtel où descendait Lopez était tenu par une gérante espa­ gnole. — Regresaré esta noche o manana, para ver al senor Lopez, dis-je à cette femme. Je reviendrai cette nuit ou demain. Je me promenai quelques instants sur le boulevard de Gre­ nelle. La soirée sera longue, pensai-je. Six heures à peine. Le Vél’ d’Hiv’ annonçait un gala de catch. Des lampes s’allu­ maient, une lumière drue tombait sur des affiches aux cou­ leurs noyées. De la rue Nélaton, sur leurs vélos nickelés à jantes minces, sortaient des garçons en chandail qui venaient de s’entraîner et viraient au ras du trottoir. Etrangeté de ces

glissements mécaniques. Notations de Paris. Dernières nota­ tions. Des camions passaient, ferrailles mortes et sautantes. J’ai aimé jadis les belles filles en fourrures qui descendaient de leur voiture devant le Vél d’Hiv’, par les nuits limpides de l’hiver. Je les aime encore. Jamais je ne pourrai vivre sans elles. Etrangeté, étrangeté de cette vie dédoublée. Il me prit brusquement un grand besoin de passer une dernière fois rue de la Source. Est-ce changer de vie ? Les dernières fois sont toujours émouvantes. Je veux me voir en face de cette émo­ tion. Ah ! Père, Père, apporte-moi donc des pensées à moimême étrangères ! Etrangeté, étrangeté de cette vie à jamais claire, à jamais connue, à jamais fermée.

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18 Ce que par égarement tu ne veux pas faire, tu le feras quand même, malgré toi. La Bhagavad Gîta (XVIII-60).

Il faisait maintenant presque nuit. Au sortir de la station Ranelagh, à Auteuil, un vent froid et lourd m’enveloppa, cherchant sa place dans le lit trop large de l’avenue Mozart, hésita un moment, puis passa. Des vitrines s’éteignirent et des rideaux de fer tombèrent, dures carapaces résistant au poids de la nuit. Plus haut, sur les façades grises, des fenêtres s’allumèrent, jeu de loto géant que surveillait peut-être, de quelque encoignure de porte, un amant malheureux, et firent descendre dans la rue abrupte une lueur de guet. Puis ces fenêtres elles-mêmes se voilèrent et leur lumière se tourna en dedans, comme le regard des morts.

J'avais faim et j’achetai deux cents grammes de pain à la boulangerie du Ranelagh. C’était du pain de la fournée du matin, déjà dur et sec. Dans mon enfance, à l’école communale de Huesca, la punition du mauvais élève était d’être enfermé à l’école, à midi, et d’y manger son pain sec. Et ce soir, était-ce encore une punition ? Jamais je ne m’étais senti moins cou­ pable, ni de ce qui avait eu lieu, ni de ce qui allait venir. Rue de la Source, je poussai la porte et entrai. Dans sa loge, le portier leva la tête et me reconnut. C’était un frère convers encore jeune, aux gros yeux myopes et doux, qui écrivait des poèmes philosophiques chargés de symboles. Il ouvrit le guichet et me tendit la main. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 355

— Avez-vous des nouvelles du Père Carranza ? me demanda-t-il. — J’en aurai demain, lui dis-je. — Nous avons reçu une carte de lui à son escale à Hambourg. Il est revenu, dit-il. Il n’y avait rien de banal dans sa joie. Je tournai à gauche et descendis les quelques marches qui conduisent à la chapelle. Deux pénitentes priaient près d’un confessionnal. Ames obscures et pourtant sans secret. De la pierre froide imprégnée de fumée d’encens sortait une odeur légère mais pénétrante qui faisait se dilater les poumons et peu à peu exaltait l’âme. Je l’accueillis en moi, cette odeur très ancienne, je ne me défendis pas contre elle. J’étais debout contre un pilier. Et je jouai avec elle, avec cette paix artificielle et soudaine qu’elle m’avait toujours donnée, bien que j’en connusse les subterfuges et les faux élans, et les non moins soudaines retombées. Et je savais que je venais affronter cette paix et me regarder vivre en face d’elle, sans cesser de m’avan­ cer sans elle. Un jour, peut-être, on ne retombe pas ? Je m’age­ nouillai. Le bois était dur sous mes genoux. Qu’est-ce que prier ? pensai-je. C'est faire le vide en soi, c’est accepter ce vide. C’est s’oublier. Je ne voudrais jamais m’oublier. C’est s’unir à ce vide quand Dieu l’a rempli, mais quel Dieu ? Et justement parce que cette paix m’était donnée par cette odeur accumulée depuis le fond des âges et qui avait baigné non seulement mon enfance la plus lointaine et la plus ignorante, mais l’ignorance de tous les hommes-enfants du passé, je refusais de m’en contenter et ne lui ouvrais plus qu’une âme rebelle, où elle se perdait. Et je savais que je ne venais pas chercher ici une présence ou une réponse car les présences ne nous offrent qu’un refuge provisoire et les réponses ne sont qu’en nous, mais plutôt cette révolte, cette rébellion mêmes, la confirmation de ce perpétuel combat. Je venais dire adieu à mon passé, en dépouiller le reste de beauté trouble et superstitieuse. La prière n’est pas une demande, me dis-je, même pas un dialogue. On n’a rien à demander, tout est donné. Bassesse de ces prêtres qui appellent Dieu pour faire venir la pluie, de ces chefs d’Etat qui prient, disent-ils, avant de refuser la grâce d’un condamné à mort. La prière n’est-elle qu’une incantation, un stupéfiant ?

Est-il plus honorable de se livrer à ce stupéfiant-là qu’à tel autre ?... Du bout des doigts je massai durement mes paupières. Mes yeux brûlaient. Sur l’iris, des cercles lumineux se formaient, puis éclataient, des étincelles se clouaient sur mes pupilles. J’arrêtai mes doigts. Et brusquement, alors, les cercles se fixèrent et se perdirent l’un dans l’autre, dans une seule tache de lumière pâle et rosée, qui devint peu à peu éblouissante, mais toujours supportable. Et je regardais cette lumière sans effort, peut-être parce qu’il n’y avait rien dedans, qu’elle-même. Je la regardai longtemps, jusqu’à ce qu’elle fût oubliée. C’est alors, dans cette nuit, qu’on entend la voix du silence, et qu’on ne se défend plus contre les certitudes, ni contre la volonté des volontés. Alors Dieu est hors de nous, et pourtant nous sommes en Dieu. On en revient, disait le moine. Il souhaitait que j’en revienne toujours. Je me relevai et, traversant la chapelle, je poussai la porte qui donne sur le jardin. Je ne prenais même pas garde que je franchissais la clôture sans autorisation : jadis, quand je venais retrouver le Père Carranza, je ne passais jamais par le parloir, je suivais toujours ce chemin. Je contournai l’hôtellerie. En traits durs et grêles, les arbres se projetaient sur les lumières superposées des grands immeubles environnants qui plantaient au fond du jardin un décor flamboyant, noir et feu. Mais ce feu était immobile. Dans leurs trous carrés, ces lumières étaient figées, et comme froides. Dans l’allée de fusains et de cyprès où l’ombre était plus dense, un moine se promenait, mains jointes, et d’un pas si égal, si rigoureux, si indifférent à la durée, que l’impression d’immobilité qui dominait en ce lieu en était encore augmentée. Et l’on eût dit en effet un endroit pétrifié et promis à un éternel hivernage, un morceau de terre oublié. En face, la masse énorme des murs épaississait le silence. La ville s’arrêtait derrière ces façades opaques, ces lumières gelées. Le moine passa sans me voir, fit demi-tour, repassa. Et il marchait sans rien attendre, comme s’il eût été le veilleur de cette nécropole, le seul être vivant dans ce champ de pierres dressées, futurs menhirs inexplicables. Poussé par l’habitude, je m’avançai plus à gauche, vers le banc sur lequel je m’étais souvent assis avec le Père Carranza. Quel manque Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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d'émotion, pensai-je. Mais quelle précision dans le souvenir ! Comme le passé est bien conservé ! bien enfoui ! Jamais je ne pourrai prendre des notes plus sincères sur ma solitude. Une pâle clarté enveloppait le banc, et soudain je tressaillis. Un homme en noir y était déjà assis, la tête rejetée en arrière, les bras écartés sur le dossier. Un autre rêveur, pensai-je. Une sorte de déception m’envahit, que je jugeai stupide, mais je continuai à avancer, d’un pas de promeneur. L’homme ne bougea pas, il regardait ailleurs, ou nulle part. Il me fallut arriver à cinq pas de lui pour le reconnaître, et au même moment, il fit un geste : lui aussi m’avait reconnu. C’était Pirenne. Durant quelques instants, nous nous regardâmes sans bouger. — Pour la deuxième fois, curieuse rencontre, dit-il enfin d’une voix railleuse et si calme qu’elle me parut presque insonore. Je ne crains rien de lui, me disais-je confusément. Cette pensée était absurde mais très forte. — Que diable fais-tu ici ? murmurai-je enfin. — Et toi ? répondit-il sans changer de voix. Il restait assis. Son air relâché et ce tutoiement inattendu agirent comme un calmant sur ma surprise, et peu à peu le battement de mon cœur se fit plus lent. Pour me faire arrêter, il faut qu’il sorte, pensai-je. Je n’ai qu’à sortir sans lui en esca­ ladant le mur à côté d’ici, sur la rue Ribéra, qui est toujours déserte, pensai-je encore. Mais, quand je me fus complètement repris, l’imprévu de la situation appela en moi quelque ironie, ce contentement secret qui naît de la proximité des extrêmes. — Tu es venu demander des nouvelles du Père Carranza ? demandai-je, un peu au hasard. Il se leva et, portant son poignet à la hauteur de ses yeux, il essaya de lire l’heure sur sa montre, qu’il tournait vers la lumière. — Pas aujourd’hui, me répondit-il avec une sorte d’indifférence. Il avait l’air de réfléchir. Son imagination travaillait autant que la mienne. — Je vois, repris-je alors, comme s’il me fallait, en ne m’arrê­ tant pas de parler, mettre du désordre dans ses pensées. Toi aussi, tu cherches des souvenirs. Ce calme t’excite. — Exactement, dit-il en me regardant.

Dans le silence suspendu, le moine, à vingt pas de nous, pour­ suivait sa marche d’automate. — Ce n’était pas la peine d'aller me chercher si loin, la nuit dernière, pour me retrouver ici ce soir. — La nuit dernière ? fit-il en relevant la tête. Ses yeux luisaient près des miens. Je me déplaçai. La lumière tomba sur son visage. — A Saint-Rémy. Je t’ai rencontré au croisement de Gif. Tu étais dans une Citroën à roues jaunes, seulement, toi, tu ne m’as pas vu. Il sourit de travers : — Ah ! fit-il quand même, beau joueur. — Confidence pour confidence. Qui t’a envoyé ? demandai-je encore. Bonnava ? Un rire léger et ironique lui échappa sur lequel je ne pus me méprendre. — Qui, alors ? On ne grandit que par le risque. Je brûlais de lui découvrir mes secrets pour surprendre les siens, il me semblait que ma force était de ne plus avoir de secrets. — Je sais qui t’a commandé. C’est Pétrov, lui dis-je. Son visage s’offrait, impassible. — Tu connais Pétrov ? répondit-il d’une voix neutre. — Bonnava parle beaucoup quand il fait l’amour avec Hélène Gérault, lui répondis-je, devinant sans peine qu’il fallait, pour le retenir, lui donner des armes contre Bonnava. Et Hélène Gérault aussi parle beaucoup. Et moi aussi. Il ne te reste plus qu’à mettre le Parti au courant pour que le circuit des indis­ crétions soit fermé... Qu’est-ce que tu venais faire à cette heurelà à Chevreuse ? M’arrêter ? — Je venais te demander les papiers Tirzoniev, dit-il avec simplicité. — Je m’en doute. Tu te figurais que je les avais avec moi ? — Tu nous aurais donné l’adresse. — Tu crois ? — Bien sûr, dit-il avec un calme où passa une imperceptible méchanceté. — C’est pour cela que vous êtes venus à quatre ou cinq ? — N’exagérons rien. Nous étions trois. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 359

— Je vois. Il y avait une place pour moi au retour... Comment êtes-vous entrés dans la villa ? Bonnava et Mme Gérault n’ont rien vu. — Par la cave, dit-il en souriant. Dans une chambre il y avait un radiateur qui marchait encore, et du café tiède dans une cafetière... Si on m’avait écouté, nous ne t’aurions pas manqué. — Qui, on ? Bonnava ? — Tu ferais mieux de nous rendre ces papiers Tirzoniev tout de suite. Ils ne t’intéressent pas, et nous ils nous intéressent beaucoup. — Je le sais. — Combien en veux-tu ? — Des millions. Je les ai jetés au feu il y a une heure. — Ne fais pas l’idiot, dit-il. Donne ton chiffre. — Pour qui sont-ils ? Pour toi ou pour Bonnava ? Il me regarda : — Pour moi, dit-il. — Et pour Pétrov. — C’est lui qui paie. — Tu sais que Pétrov emmène Bonnava à Moscou la semaine prochaine ? — Quel rapport ? fit-il impatient. C’est moi qu’il emmènera si je lui rapporte les papiers. — Ah ! bien ! Il y a de la concurrence ! — Ce n’est pas la question, dit-il, sans s’énerver. — Il est normal qu’après son ratage de cette nuit, Bonnava soit fichu. Il se laisse mener par les femmes. Il est dépassé. Pirenne ne répondit rien, mais il se leva et fit quelques pas, la tête baissée, d’un air machinal. Je le guettais, mais sans aucune envie de fuir. A mon tour je regardai l’heure : à peine sept heures dix. Le moine se promenait toujours. — Et toi ? me demanda enfin Pirenne. Que fais-tu ici ? On t’y héberge ? Je secouai la tête en riant. — Alors tu m’as suivi ? — Ma curiosité ne va pas jusque-là. Mais il me regardait d’un air de doute et de regret : — Tu as de la chance, dit-il. Ce matin, j'étais armé...

— La veine est toujours avec moi, répondis-je. C’est pour cela que nous pouvons discuter. — Je n’en ai nulle envie, dit-il avec douceur. J’attends ton chiffre. — Mon chiffre est de cinq millions, lui dis-je. Seulement je veux des garanties. Je ne tiens pas à ce que ça profite à Bon­ nava. C’est à toi que les papiers seront remis. — D’accord. C’est un peu cher mais on s'arrangera. Il se détendit d’un coup et me regarda en riant. — Tu dois me prendre pour un beau salaud, lui dis-je. — J’ai rayé ce mot de mon vocabulaire intime, répliqua-t-il, presque amical. — Tu leur en veux donc tant que ça aux amis de Tirzoniev ? — C’est la règle du jeu. — Tu es bien sûr de toi. — Je ne suis sûr de rien... Est-ce que je cherche à te convaincre que je suis convaincu de quelque chose ? dit-il en relevant la tête d'un air ironique. L’argent sera prêt demain. Il faut que tu m’indiques le moyen de te joindre. — A quelle heure seras-tu chez toi, demain soir ? — A six heures. — Tu auras de mes nouvelles à cette heure-là, lui répondis-je d’un ton tout à fait naturel, car ma duplicité ne me donnait ni jouissance ni remords... Et pour Patrick aussi, c’était la règle du jeu ? lui demandai-je. Tu ne m’as pas dit ce que tu pensais des papiers que je t’ai envoyés. — Je les ai lus, dit-il. — Marchons un peu, lui proposai-je... Qu’est-ce que tu en penses ? Avant de bouger, il me regarda un moment, mais ce soir-là, il était bien disposé. Ou bien, comme nous en étions arrivés au donnant-donnant, il préférait ne pas me brusquer : — J’en pense beaucoup de choses, mais rien d'original. Il était tout à fait bloqué, dit-il en se mettant à marcher près de moi. Sortons. On va bientôt sonner la fermeture. — Nous avons le temps, lui dis-je (et je pensai : Tu sortiras seul. Me prends-tu pour un enfant ? Mais je veux auparavant que tu vides ton sac). — Il y a longtemps, dit-il, que je ne me laisse plus impres­

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sionner par les gens qui pensent avant de tuer ou qui ont besoin de tuer parce qu’ils pensent. — Je vois que tu as lu entre les lignes. Il sourit et haussa les épaules, sans répondre. Il fallait toujours le pousser à parler. — Tu étais chez Bonnava quand Patrick est arrivé, le dernier jour ? — Bien sûr, dit-il. — Qu’a-t-il dit ? — Rien, fit-il. — Mais encore ? — Il venait pour tuer Bonnava, c’est tout. — Il te l’a dit ? — Tu m’embêtes, dit-il. Ces choses-là sont simples. Même si nous n'avions pas été sur nos gardes depuis la veille, nous aurions tout de suite compris... Il s’interrompit encore. — Raconte, insistai-je. — On dirait que tu y tiens. — C’est une curiosité intéressée, lui dis-je. — Nous étions trois. Au coup de sonnette, Bonnava était passé dans la pièce à côté. Patrick a sûrement compris que Bonnava était là. Mais je l’ai regardé et j’ai vu que son intention s’en allait brusquement. Alors je lui ai pris son revolver. Il n’a pas bougé. Il n’a pas parlé non plus. — Vraiment tu l’as regardé et cela a suffi ? — Je suis devenu assez fort pour ce genre de choses, dit-il, à nouveau ironique. Le Père m'a enseigné un certain nombre de recettes pour ça... Pas à toi ? me demanda-t-il avec humour.

Je ne répondis pas. — Il te savait trop esthète pour ce travail, dit-il. Car c’est un sacré travail. — Le Père t’a parlé de moi ? m’exclamai-je, surpris. — Non, dit-il avec une négligence qui m’humilia... Et si tu veux tout savoir, il m’a aussi appris à rendre les gens amoureux pour mieux leur faire des blagues. Il ne te faut pas trop en vouloir à Bonnava, dit-il encore, très moqueur. Il jouait avec moi comme avec un enfant.

— Salaud, lui dis-je à mi-voix, avec un regret trop visible et dont il s’enchanta. — Sortons, répéta-t-il. Nous étions arrivés à l’autre bout du jardin, près de l’entrée de la chapelle. Les fenêtres de la salle du chapitre étaient éclai­ rées. Des moines, en attendant le repas, se promenaient, seuls, dans la galerie, de long en large. — Nous avons encore un quart d’heure, répondis-je à Pirenne. Revenons dans le jardin. — Tu m’embêtes, répéta-t-il, mais toujours conciliant. Il croyait me tenir par son prestige encore mieux que par ma curiosité. Je lui parlai à nouveau de Patrick. — Il n’avait pas peur, dit-il, c’est entendu. Il était prêt à tirer. Ou plutôt il voulait seulement se prouver qu’il n’avait pas peur. Ça revenait peut-être au même. C’est ce qui arrive toujours quand un intellectuel se prépare à tuer des gens désarmés. Il a peur de la honte qu’il aurait s’il avait peur de tuer. C’est comme toi pour livrer tes papiers. Tu as honte de la honte que tu aurais si tu avais peur de les livrer. Il faut être plus naturel que ça, dit-il, à nouveau ironique, sinon on est très désarmé devant une brute exercée comme moi... Patrick n’était pas naturel, c’est tout. — Je suis d’accord... Et toi, quand tu l’as tué, tu as trouvé ça naturel ? — Je ne suis pas un tueur mondain, dit-il. Est-ce qu’on pense quand on digère ? Pourquoi faudrait-il davantage penser quand on tue ?... Je vais te raconter une histoire, dit-il. Vous avez tous, Drameille, toi et les autres, beaucoup trop tendance à vous prendre pour des types inédits. En 17, en Russie, les types tomme vous se comptaient par milliers, beaucoup plus pro­ fonds, dynamiques et ingénieux et coupeurs de cheveux en long que vous ne le serez jamais, et ils disaient exactement les mêmes atrocités que vous, à vide naturellement. Ils étaient les maîtres de la pensée, et tout le monde avait peur d’eux. En 18, tous ces Drameille russes firent un congrès à Pétersbourg et refusèrent de collaborer avec Lénine qui était trop primitif pour eux, de quoi Lénine fut évidemment très embêté pendant quelques minutes. A ce moment-là, la Russie était pratiquement Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 363

gouvernée par les matelots de la marine de guerre, des bandits assez pittoresques, et les Drameille invitèrent à leur congrès une délégation de ces matelots pour leur enseigner le fond des choses. Il fallait les persuader que l’absolue détermination de l’Histoire et son absolue contingence étant choses équivalentes, puisque toutes deux extrêmes, un homme était bien plus fort si, au lieu d’assassiner au nom de sa certitude dans l’avenir, il assassinait au nom de son incertitude. Merde. Les matelots écoutèrent poliment et restèrent tranquilles pendant deux heures. A la fin, l’un d’eux qui s’appelait Tchaïkine, un superbe gorille, beau et féroce, se leva et, sans se fâcher, prit le Dra­ meille principal par le col et le mit dehors (ce Drameille s’appelait André Biély, candidat russe au prix Nobel). Puis Tchaïkine revint et dit textuellement ceci : « Vous êtes tous « très gentils, camarades, et personne ne vous fera de mal, « seulement nous sommes ici pour faire la révolution mondiale, « ce qui est un boulot sérieux. Aussi vous allez prendre des « balais et vous irez déblayer la perspective Nevsky. Ensuite, « quand vous aurez fini, on vous donnera de quoi manger, « ainsi que du papier et des crayons, jusqu’à la prochaine chute « de neige. La séance est levée. » Le soir, on mit Lénine au courant. « Eh, eh », dit-il. Le lendemain, il sortit sur le balcon du palais Kschessinsky, devant la foule rassemblée en bas, et il dit à Boukharine qui se tenait à côté de lui : « Vous vous figurez toujours qu’il faut enseigner aux gens le meurtre ? » Et il cria aux autres : « Reprenez ce qu’on vous a volé. Par tous les moyens ! » C’est tout. Et ça dure encore. Sous sa gouaille à peine marquée, vibrait, mais à peine, une sourde passion. Cet homme méprise les foules, pensai-je, et il est fait quand même pour plonger en elles, et dans ce mépris. Un silence plein de tension tomba entre nous. Ce fut moi qui le rompis, et ma voix était chargée d’une étrange rancune et d'un fol espoir : — Ils ne pourront pas toujours piller et voler, lui dis-je. Que leur diras-tu quand ils seront rassasiés de piller ? Il me répondit avec une brutalité qui me tira un long frémis­ sement. — Ils n'en seront jamais rassasiés, dit-il. Jamais ! Et je leur dirai : Faites comme moi, commencez maintenant à piller Dieu.

Soyez des dieux ! Jadis on défendait la veuve et l’orphelin avec l’aide de Dieu. Maintenant il faut les défendre contre Dieu. Soyez des hommes-dieux ! — C’est toi qu’ils tueront, m’écriai-je, remué jusqu’au fond de l’âme par une admiration spontanée et dégradante. Ils te tue­ ront au nom de ta propre logique et avec ton propre anathème... — Et après ? dit-il avec une violence retenue. Cela aussi c’est la règle, ou bien c’est la loi. On ne devient dieu qu’en tuant Dieu. Ils me tueront ou je les tuerai. La seule chose que puisse demander une victime, c’est que son assassin soit digne d'elle. Que chacun se sente responsable de l’assassin qu’il se prépare par la moindre de ses paroles ou de ses pensées !... Je ne connais pas d’autre loi, ajouta-t-il avec une ardeur sauvage et pourtant étonnamment contrôlée. — Le Père serait content de toi, murmurai-je. Il s’était arrêté mais se remit à marcher d’un air pensif et pendant quelques instants nous ne prononçâmes plus une parole. Le moine qui se promenait au fond du jardin était parti, et son absence, je ne sais pas pourquoi, me donna une notion bizarrement abstraite mais douloureuse de ma solitude. — Il suffit de vouloir et de commander, dit alors Pirenne avec simplicité, et comme s'il se parlait à lui-même. Ce n’est pas l’intelligence, c’est la volonté qui est le seul miracle du monde. Je lui répondis avec cet accent exagérément compréhensif qu’appelle la tristesse : — Toi aussi tu ne fais après tout que des expériences sur toimême. — Je suis un physicien, dit-il. Sur moi et sur les autres aussi. — C’est comme physicien que tu veux partir en Russie ? — En Asie, corrigea-t-il. — Comme physicien ou comme philosophe ? — Les deux vont ensemble. — J’ai vu que tu lisais Spinoza. — Et bien d’autres encore, dit-il, très détendu... Bonnava n'y comprend plus rien, tant pis pour lui. — Il croit encore à la politique. — Ça ne m’intéresse plus, dit-il sans modifier sa voix. — Bonne chance, lui répondis-je (et j'étais sincère en disant cela, et il le sentit). Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Nous fîmes demi-tour une deuxième fois. Nous marchions len­ tement. — On est tellement seul que c’en devient magnifique, dit-il enfin. Si ça continue, avec toute cette littérature de professeurs qui s’occupe de nous, Drameille et toi en tête, les boniments sur le Parti vont me devenir aussi insupportables que le baratin patriotique. Ce qu’ils sont cons, les Koestler et les autres, avec leurs histoires de procès mystiques ! Si tu te figures que c’est ça le communisme. La fusion dans le collectif ! Merde ! répéta-t-il. La cloche du monastère se mit à sonner, à coups espacés et légers. Rien ici ne se faisait impératif. Nous continuâmes à avancer vers la chapelle, sans presser le pas. — Je veux t’avouer une chose, dis-je alors à Pirenne en me mettant à rire. L’autre jour en te quittant, j’ai failli remonter chez toi pour fracturer ton tiroir. J'imaginais que tu avais dedans tous tes secrets, les instructions du Père Carranza, toutes tes manigances... — Tu aurais été bien attrapé, dit-il, et encore plus si j’avais moi-même ouvert le tiroir devant toi, quand tu voulais tant. Il n’y avait dedans que mon revolver... Chargé, dit-il. Qu’est-ce que tu en dis ? — Rien. C’est bien joué. (Je ris encore, et sa moquerie en effet ne m’était pas cruelle. Donnez-moi pour partenaire le plus intelligent de mes ennemis.) La cloche sonnait toujours. Aux fenêtres des cellules, les lumières s’éteignaient une à une. Sur les marches de la cha­ pelle, le frère portier nous attendait pour nous faire sortir. Je m’arrêtai et tendis la main à Pirenne : — A demain, lui dis-je. Il s’étonna : — Tu ne sors pas ? — J’ai confiance en toi, lui répondis-je, mais seulement jusqu’à un certain point. Je ne veux pas te faire gagner trop facilement cinq millions. Alors je préfère sortir autre part, à un endroit que je connais. Il sourit à peine et, dans son regard, toute expression s’étei­ gnit. — Bonne précaution, dit-il.

Puis son sourire s’accentua et il me serra la main : — Nous n’avons pas encore assez noyauté la police pour la mêler à ces affaires, dit-il. — Ce sera pour une autre fois, lui dis-je. — C’est bien ainsi que je l’entends. — Ainsi personne n’a de surprise. Au revoir, Pirenne, au revoir. Mon accent de moquerie fit venir un éclair dans ses yeux. Devant le portier étonné, je m’éloignai rapidement et allai franchir l’enceinte, à l’endroit que j’avais repéré, dans le coin opposé. A cet endroit, le sol, couvert de massifs de lauriers, se relevait légèrement jusqu’au mur. Avec orgueil, je revoyais les yeux de Pirenne fixés sur moi : Tu maîtrises les faibles, les Patrick, les Bonnava, et tu pénètres leurs secrets, mais les miens t’échappent et t’échapperont toujours. Ta volonté est moins forte que mon absence de volonté.

Je passai chez Jansen, à Levallois, la nuit du jeudi au vendredi. Mes résolutions avaient pris un tour si précis que j’attendis avec impatience le lever du jour. Dès la première heure, j’appelai Lopez à son hôtel de Grenelle. Il m’apprit tout de suite que le Père Carranza, évacué de Pologne dans un avion de la Croix-Rouge, via Hambourg et Genève, était arrivé à Montserrat et nous attendait. Il m’informa aussi, à mots couverts, qu’il avait pu se procurer pour moi, à la préfecture des Bouches-du-Rhône, le faux passe­ port qu’il m'avait promis. — Pas trop cher ? — Je suis créancier, dit-il. Je lui proposai alors de partir dans la journée du dimanche pour Barcelone. — Vous allez vite, fit-il. — Oui, répondis-je. — Ça va, décida-t-il. Depuis longtemps, il avait renoncé à comprendre mes raisons. Immédiatement après, je rédigeai un pneumatique pour Hélène. Le souvenir de l’impitoyable rigueur de Pirenne continuait à faire abonder en moi une force qui pourtant ne lui devait rien. O Hélène ! pensai-je, sois splendeur pure, dépouillée de tout, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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présence de vie et présence de mort, sois la passivité suprême ! Et je pensai encore : Voici l’heure où la femme ne sert plus à rien de terrestre et où toute sa splendeur s’incarne en l’homme parce qu’il peut se passer d’elle. Voici l’instant où tout l’homme s’éveille. Abolis-toi et disparais ! « Ne vous pré­ occupez pas de ces questions d’argent dont vous m’avez parlé, lui écrivis-je. Que vous importe et que m’importe ? L'essentiel est ailleurs. » Cette dureté me semblait l’expression de la suprême douceur, et j’y joignais le témoignage de l’amour absolu qui affluait en moi. Je ne fuis pas les orages, me dis-je alors, mais ils sont enfermés en moi et en moi seul depuis le commencement du monde ! J’ai célébré mon mariage avec moimême il y a si longtemps ! Cette journée du vendredi se continua en conversations. Pirenne sortit à la première heure, comme moi, et se rendit chez Pétrov à qui il fit part de ma proposition. Depuis la veille, l’étudiant ne ménageait plus Bonnava. Prenant une fois de plus tous ses risques, le jeune homme n’avait pas hésité à rendre compte immédiatement à Pétrov de l’initiative qu'il avait cru bon de prendre dans la nuit du mercredi, ce qui acca­ blait l’ingénieur. Et même le destin qui avait combiné notre rencontre à l’abbaye lui valut une bonne note. Pétrov aimait les gens qui ont de la chance. Pirenne se flattait d’avoir conquis ma confiance. Aussi bien Pétrov hésita-t-il quelques minutes, doutant s’il me verserait la somme demandée ou ne m’attirerait pas plutôt dans quelque piège. Mais pour lui l’argent comptait peu, et il n’agissait jamais par dépit. Contre l’avis de Pirenne qui eût choisi par système la solution de force, il finit par se décider pour une transaction, et, sur un ton de mépris, devant Pirenne, il en informa Bonnava. — Connaissez-vous le russe ? demanda-t-il à Pirenne. — Pas encore, dit celui-ci. Pétrov le regarda : — C’est vous qui recevrez les dossiers et qui me les apporte­ rez, dit-il. Le sentiment de sa prochaine disgrâce égarait les pensées de Bonnava. Il y a dans l’esprit du mal des degrés et l’ingénieur ne les avait pas tous descendus. Il n’acceptait pas que ces lois

impitoyables de la politique, qui avaient si constamment joué en sa faveur, se missent à jouer contre lui, et des accès de colère et de brutalité lui venaient contre Pirenne, contre Hélène, contre moi. Il accueillit les propos de Pétrov avec quelque raideur, puis appela Hélène au téléphone. Sous son air calme, il cachait ce besoin de faire violence au succès qui est l’avant-coureur des grandes défaites. Il était onze heures du matin. Hélène relisait pour la troisième fois mon pneumatique. Elle pensait : Pauvre Dupastre ! Je veux bien le croire et lui fournir une fin, mais brillamment. Le coup de téléphone de Bonnava, qui contredisait ce que j’écrivais, la surprit sans l’éclairer tout à fait. Il ne lui restait d’autre recours que d’appeler Drameille et elle l’invita à déjeuner boulevard Haussmann. Jamais Hélène n’avait été plus belle, plus déterminée, plus secrètement passionnée par son rôle et plus attentive à cette passion. Lorsqu’elle eut rendu compte à Drameille de la com­ munication de Bonnava, elle posa sur lui un regard profond : — Puis-je compter absolument sur vous ? lui demanda-t-elle, et cela ne signifiait point : Puis-je avoir absolument confiance en vous ? Mais : Me suivrez-vous aussi loin qu’il me plaira d'aller ? — Vous le pouvez, répondit Drameille sans hésiter et en offrant à Hélène un regard aussi profond que le sien, car il savait qu’il n’avait rien à perdre, au contraire, et quoi qu’il arrivât, à encou­ rager Hélène dans ses résolutions les plus destructrices. Une curiosité puissante le portait vers elle, et il savait qu’elle en était digne. — Je sais que vous n’avez point d’amis, reprit Hélène, aussi n’est-ce pas à votre amitié que je fais appel, mais à votre goût de la force, et à votre besoin de grandeur. Moi non plus je n’ai pas d’amis. Et même, si vous n’étiez pas seul, comme moi, et décidé à le rester, jamais je ne m’appuierais sur vous dans cette rencontre où je vais tout risquer... Mais on ne peut tout risquer que si l’on n’attend plus rien, ajouta-t-elle sans modérer la fierté de son regard. Et, dépliant alors ma lettre, elle avoua tout à Drameille : son projet de départ, la perte des bijoux, son besoin d’argent, et elle lui fit part de ce qu’elle appelait, sans se faire d’illusions, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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mes scrupules. Mais, depuis la veille, ce qu’il lui fallait, c’était moins se procurer de l’argent que me contraindre, et Drameille le comprit bien. — Et si Dupastre s’entête ? demanda-t-il. Surprise par la question, elle tressaillit et ne répondit rien. Depuis des heures elle cherchait une réponse. — Eh bien, dit Drameille avec froideur, vous partirez alors avec Bonnava. Cette fois, elle lui lança un regard de feu : — Pourquoi non ? fit-elle agressive, et Drameille sourit : — Excusez-moi, dit-il, je n’ai pas à vous questionner, en effet, mais à vous aider, et cet après-midi, croyez-moi, d’une façon ou d’une autre, vous entrerez en possession du dossier Tirzo­ niev, et vous en ferez l’usage que vous voudrez... Je vais aller à Levallois. Il y a en ce moment chez Dupastre, ajouta-t-il avec pénétration, un certain goût de l’expérience préméditée qui le conduit à essayer du dépouillement et à manifester une certaine complaisance pour le masochisme. Ce sont vos curiosités qui ne s’accordent pas, dit-il en souriant, un peu cruel. Je n’accepte de servir la vôtre que parce qu’elle est plus compromettante pour moi. — Et si Pierre refuse de vous rendre le dossier ? remarquat-elle, très tendue. — Pour qui me prenez-vous ? dit Drameille. J’ai gardé ces papiers durant deux mois. Il y a longtemps que j’en ai fait prendre des photographies. Hélène se sentit brusquement joyeuse et forte. Et se levant pour partir, Drameille sourit avec froideur : — Jamais, ma chère Hélène, je ne vous ai tant aimée qu’en ce moment, lui dit-il d’un ton neutre et assorti à son sourire. Mais c’est un amour de solitaire, comme vous dites. Que vous par­ tiez avec Dupastre ou avec Bonnava et quel que soit l’heureux gagnant, je crois que vous le mènerez assez loin. Il sourit encore, et sans contrainte, je crois. Et peut-être, en effet, trouvait-il beaucoup plus qu’une compensation à son échec de jadis. Il avait grandi, depuis. Son besoin de possession avait changé d'objet. A ceux qui savent grandir, la vie ne propose pas de conquête plus haute que de se posséder euxmêmes. Il est vrai qu’on se conquiert de bien des façons.

Au moment où Hélène reconduisait Drameille et le faisait passer dans le vestibule, l’ascenseur s’arrêta à l’étage. — C’est peut-être mon mari, dit Hélène. Je l’avais oublié. Et elle se mit à rire. La porte de l’ascenseur fut rabattue avec vigueur. C'était Gérault en effet. Deux heures de fichues, pensa Drameille. Mais, au fond, il ne lui déplaisait pas que tous les acteurs fussent réunis sous ses yeux pour le dernier acte du drame. Gérault empêcha Drameille de partir et le fit entrer au salon. Il avait déjeuné dans l’avion et demanda seulement du café et de l’alcool. Quelques jours à peine après la signature de l’alliance francorusse par le général de Gaulle, l’attitude des Russes à Berlin suscitait l’indignation de Gérault. Drameille le laissa parler. Et soudain, l’idée confuse qui s’agitait en lui depuis quelques instants, celle d'une grande scène où il nous réunirait face à face, Hélène, Bonnava et moi, pour son plaisir de romancier, cette idée s’éclaira dans son esprit. Il fit signe à Hélène de sortir et, tout de suite, lâcha la grande nouvelle : Bonnava demandait à acheter les papiers de Tirzoniev. La satisfaction de Gérault fut sans bornes : il tenait sa ven­ geance. Cinq millions, s’écria-t-il, mais c’est trop peu ! Il avait fait la connaissance à Berlin d’un directeur de journal améri­ cain porté comme lui à la vantardise et spécialisé dans l’exploi­ tation des confidences, et qui offrirait, le cas échéant, bien davantage. Eh bien, tant mieux, dit Drameille, cela renforcera la position de Dupastre. Il exposa alors à Gérault comment il entendait remplir son rôle d’honnête intermédiaire et de conci­ liateur et lui proposa de jouer ce rôle avec lui. Gérault fit semblant de réfléchir cinq secondes et se déclara d’accord. Il était de ces hommes mal assurés d’eux-mêmes qui se contentent volontiers d’exercer leurs vengeances de loin, mais que l’on convainc facilement d’assister au supplice de leurs victimes, tellement ils craignent de laisser croire qu’ils ont peur. Et cette peur dominée fait en effet partie de leur plaisir. — Très bien, dit alors Drameille avec chaleur. Il faut aller vite et je propose de retenir tout de suite la soirée d’au­ jourd’hui. J’irai moi-même prendre Bonnava chez lui, par Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 371

exemple à neuf heures. Et, par prudence, je ne lui ferai con­ naître ni le lieu de la rencontre, ni la présence de Dupastre. Où l’amener ? Ici ? Tu n’y tiens pas. Tes bureaux sont pleins de monde jusqu’à minuit, tu seras constamment dérangé, et nous avons tous besoin de discrétion. Chez moi ? Je n’y tiens pas non plus. Les voisins sont curieux. Je propose Chevreuse. Je crois Bonnava capable de toutes les ruses et de toutes les violences, mais nous avons tout le temps pour réfléchir aux précautions. — D'accord, dit encore Gérault dont la vanité était toujours entraînée en cas de danger par la conviction d’autrui. — Je m’occupe de tout, conclut Drameille. Sur ces mots, il se leva et alla prendre congé d’Hélène, à qui il pressa la main en signe d’encouragement. Dans une heure, confirmation, dit-il à Gérault. Mais ces paroles s’adressaient d’abord à Hélène. Il se rendit immédiatement au bureau de poste du boulevard Haussmann et téléphona à Bonnava : — Gérault vient de rentrer, lui dit-il, et Hélène me prend comme intermédiaire auprès de vous pour l’affaire dont vous l’avez entretenue ce matin. Je pense que vous n’y voyez pas d’inconvénient. — Aucun, dit Bonnava. Drameille lui proposa alors son rendez-vous pour neuf heures, le soir même. — L’affaire est-elle conclue ? demanda Bonnava. — Elle l’est, répondit Drameille. — L’autre partie sera-t-elle présente ? — Y tenez-vous ? — Je m’en fiche pas mal. — A ce soir, dit Drameille, sans préciser. Sortant du bureau et s’assurant qu’il n’était pas suivi, il prit alors le chemin de Levallois, où il arriva vers quatre heures. Je rangeais mes manuscrits. A sa table, près de la fenêtre, Jansen terminait ses traductions. Il nous tournait le dos et ne prit aucune part à la conversation. — Quelles sont exactement tes intentions ? me demanda Dra­ meille, après m’avoir parlé de l’offre de Bonnava. — J'ai brûlé le dossier Tirzoniev, lui répondis-je.

Il me regarda un moment en silence. Il savait que je ne men­ tais pas : tous les deux, nous nous disions toujours la vérité. — Cela ne fait rien, dit-il. J’ai deux jeux de photos, sans compter les clichés. — Salaud, lui dis-je. — Je vais en donner un à Hélène. — Je n’accepte pas. — Tu t'arrangeras avec elle... Personnellement, dit-il, j’aurais préféré ne pas ouvrir les vannes d’un seul coup, mais tant pis. Une intuition me dit que je tirerai quand même quelque chose de ce petit Pirenne. Mes papiers encombraient le lit. Je fis une place à Drameille : — Assieds-toi, lui dis-je. J’étais sûr qu’il ferait comme il disait, mais je ne ressentais contre lui ni mépris, ni colère. — Je te croyais plus affranchi, continua-t-il d’un air d’ennui. Tu ne vas pas me dire que tu t’intéresses aux amis de Tirzo­ niev. Amis ou ennemis, ils se valent... Je fis un geste vague. Je me fichais pas mal des amis de Tirzoniev. — Que les loups se déchirent entre eux, ce n’est pas seulement un spectacle agréable ou désagréable, c’est une nécessité, conti­ nua-t-il. Ce qui doit être, sera. Ce qui compte, c’est d’avoir le courage de faire éclater les antagonismes... Je haussai les épaules : — Là n’est pas la question, lui dis-je. — Je l’espère pour toi, répondit-il. Je restais debout, appuyé au mur, la tête inclinée, près du poêle dont la chaleur me brûlait le visage. Il me semblait voir parfaitement clair en moi. Pourtant je me souvins qu’un jour, au lycée, un poêle trop proche m’avait, de la même façon, horriblement gêné, et fait rater ma composition de mathéma­ tiques. Entre Hélène et moi aussi, pensai-je, il faut faire éclater les antagonismes, les derniers antagonismes. Est-ce que j’aime vraiment Hélène ? Je ne donne plus aucun sens à cette ques­ tion. Hélène n’existe pas. Hélène n’est qu'une part de moimême en bataille contre une autre. Elle est ce combat lui-même, ce combat fondamental et ultime. Je veux la dépouiller de tout, et me dépouiller, pour atteindre au cœur de ce combat. — Va-t'en, dis-je à Drameille. — Non, dit-il. Ecoute-moi d’abord. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 373

Il avait pris un livre à la tête du lit, sur une étagère, et le feuilletait d’un air machinal. C’était le Serpent à Plumes, de Lawrence. — Hélène partira, dit-il. Avec toi ou avec Bonnava, je n’en sais rien, et d’ailleurs je m’en fiche. Elle partira, c’est tout. Quand une femme a du tempérament, on peut toujours raisonner dessus et tirer ensuite à pile ou face. Avec toi, à Chevreuse, elle a pris une décision. Avec Bonnava, à Paris, il se peut qu’elle en ait pris une autre. Je l’ai vue longuement au début de l’après-midi. Elle parle de vous deux avec l’excitation atten­ drie d’une femelle qui veut tirer d’un mâle son dernier sang et voir jusqu'où il peut ramper... De deux choses l’une, dit-il encore avec un tranquille mépris. Ou bien tu tiens à elle, pour des raisons connues de toi et que j’ignore, et je vais te donner un bon conseil. Ne force pas Hélène à prendre l’argent ellemême, elle le prendra sûrement. Viens le prendre toi-même et jette-le si ça te chante à la figure de Bonnava. Tu connais assez les femmes pour deviner la suite. Ou bien tu n’y tiens pas, et alors viens quand même. Gérault t’attendra à dix heures au métro Saint-Rémy. Il y a une grande scène à jouer, c’est tout. Tu verras l’éternel féminin en pleine liberté... — Cette exhibition est bien combinée, lui répondis-je avec calme, et je conçois que d’avance elle te fasse jouir. Assassin en Russie et voyeur à Chevreuse, tu cumules, mais tu es en effet dans ton rôle. — A toi de te mettre dans le tien, dit-il froidement. As-tu peur ? — J’attendais ce mot. — Il ne devrait pas avoir cours entre nous, dit-il avec un sou­ rire plein de caresse et, en même temps, il se leva. Il tenait toujours son livre à la main. — Tiens, lis, dit-il au bout d’un moment, et il me montra un passage : « Ici les hommes méprisent les femmes et ne peuvent s’en passer, ce qui est un genre de suicide », dit Ramon. A mon tour, je souris : — Il n’y a que deux différences, lui dis-je. C’est que moi, jus­ tement, je ne méprise pas Hélène, et que d’autre part je peux m’en passer. — Alors c’est la deuxième hypothèse, dit-il avec froideur. C’est la meilleure.

Il jeta le livre sur le lit et posa la main sur la poignée de la porte : — Ne fais pas attendre Gérault, dit-il... Moi je vais de ce pas chercher les photographies. — Si j'étais encore capable de me mettre en colère, je te tuerais, lui dis-je. — Cela n’arrangerait rien, répondit-il en ouvrant la porte. A ce soir. Pendant quelques secondes le vide se fit en moi. Puis : Renoncer à tout, pensai-je. Partir seul, sans un geste. Mais la volonté de renoncer contredit le renoncement lui-même. Penché sur ses dictionnaires, Jansen n’avait pas bougé. Se perdre en Dieu ? Se livrer à Hélène ? Mais ces deux vocations cohabitent en moi, et y cohabiteront jusqu’à la fin, jusqu’à l’instant du fou­ droiement intérieur, et sur toutes les deux pèsera toujours un égal fardeau de plaisirs et de supplices. Je rangeai dans ma serviette les notes de Tirzoniev et de Patrick sur Bonnava, les seules que j’eusse gardées, et déchirai le reste des manuscrits de Patrick. Puis je triai aussi les miens avec une impitoyable rigueur. Au feu, au feu. Le saut continue, pensai-je. Au même moment, Jansen se leva. Comme tous les vendredis, il se préparait à se rendre place de la Bourse pour livrer son paquet de traductions. — Je t’accompagnerai ce soir à Chevreuse, me dit-il. Pas d’his­ toires. Ce Drameille est un beau salaud.

Et maintenant à quoi bon m’attarder sur cette longue veillée ? Nos actes se préparent dans un monde où nous n’avons pas encore complètement accès, et il faut attendre qu’ils se soient emparés de nous avant que nous puissions pleinement nous reconnaître en eux, tels que nous sommes devenus. J’arrivai à la gare de Saint-Rémy, avec Jansen, plus d’une heure à l’avance. Jansen qui méprisait les flics mais admirait l’optique policière, craignait un guet-apens. Il avait voulu se trouver à l’affût avant les chasseurs éventuels eux-mêmes. Dans l’ombre, nous attendons. Je trouve à mon compagnon cette humeur allègre que j’ai notée chez tous les jeunes gens, quand ils sont armés, et qui m’a même surpris chez moi, en 36, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 375

à mon entrée dans la colonne Durruti. Ce souvenir me revient. Ai-je fait des progrès depuis ? Je sais maintenant qu’à un cer­ tain niveau de l’être, tuer et être tué ne font qu’un. Mais déjà, il y a dix ans, dans l’équation de la vie et du danger, quand je la posais, je me comptais pour rien. D’avance je me sou­ mettais à tous les possibles. Gérault se fait attendre jusqu’à dix heures et quart. Quand il arrive, il nous explique qu’avant de partir, il a battu les envi­ rons de la villa, par prudence. C’était la consigne de Drameille. Pendant son récit, sans faire attention, je me mets à rire. Gérault est un peu vexé. De la station à la villa, la route monte presque continuelle­ ment à travers bois. Mais en voiture, le trajet dure dix minutes à peine. Gérault m’apprend que Bonnava n'est pas venu seul et qu’une sorte de gamin fluet et mal habillé l’accompagne, une sorte d’intellectuel au visage de fille, mais avec des yeux de vieillard sournois. Gérault l’a connu dans la Résistance. « C’est un nommé Saint-Martin. » J’apprends aussi que ledit gamin est porteur d’une serviette bourrée de billets. — Ils en ont assez fauché dans les wagons de la Banque de France, sous l’occupation, dit Gérault. Vous êtes idiot de ne demander que cinq millions. Il a une façon si outrecuidante d’interpréter les silences d’au­ trui que je m’énerve et finis par lui dire : — Oui, vous avez raison. Nous entrons au salon, Pirenne, Bonnava et Drameille sont debout près d’une table chargée de verres. Murée dans une sorte de tranquillité pensive, n’accordant aux êtres qu’une atten­ tion parcimonieuse, Hélène est assise au coin de la cheminée et garnit le feu, elle offre son visage aux flammes crépitantes. Je suis déjà arrivé au milieu de la pièce lorsqu’elle se tourne vers moi et, en se posant sur les miens, ses yeux brillent sans sourire, puis se détournent. Drameille me tend la main. Bon­ nava et Pirenne ne bougent pas. Le premier regarde ailleurs. Pirenne observe tout, plein de calme. Je ramène mes yeux sur Hélène. Gérault me fait asseoir près d’elle, Jansen en face, de l’autre côté de la cheminée. Les autres forment un demi-cercle, tout près, de chaque côté de la table. Gérault parle. Les yeux

d’Hélène sont baissés. J’essaie de déchiffrer quelque signe sur son visage et n’y parviens pas. Dans ce salon devenu familier, où le feu qui emplit maintenant la cheminée de son éclat n’appelle plus en moi que des souvenirs essentiels, toutes les présences, hormis celle d’Hélène, me semblent incertaines et inutiles, le feu les rejette et n’en fait que des ombres parmi d’autres, à peine agitées, il les repousse dans le temps péris­ sable dont lui seul, alimenté par Hélène, impure vestale, s’est préservé. Cruelle survie ! Souvenirs éternels et pourtant avides de flamme !... Sur les lèvres de Gérault, je m'efforce de suivre le jeu grimaçant des paroles, comme font les sourds. J’entends Gérault parler de réconciliation, d’oubli mutuel. La générosité est toujours payante, dit-il. On dirait que tout l’esprit de déri­ sion dont Bonnava, ce soir, paraît privé, s’est transporté en lui : ses façons encombrantes et généreuses indisposent au plus haut point l’ingénieur, qui tâtonne dans sa colère, voudrait pouvoir la considérer à son aise et s’étonne de n’y point par­ venir. Puis, brusquement, le regard d’Hélène se lève vers moi et je tressaille. J’essaye d’y déchiffrer un doute, une demande, un défi. C’est un regard à la fois profond et voilé, voilé très loin en arrière, et d'un éclat doucement fondu. Un regard étranger à toutes mes questions... Lorsqu’un être est arrivé à ce point de science où tout geste, toute attitude et même toute parole venant de lui sont inca­ pables d’en rien livrer parce que les gestes ne sont que des survivances animales bien dépassées et que les pauvres mots humains sont pleins d’ombres mortes, la radieuse vérité de cet être qui nous appelle et qui nous fuit et qui déroute notre clairvoyance ne peut nous apparaître que bien plus tard, quand l’avenir qui nous fait orphelin de lui nous laisse seul avec la nouvelle image de nous-même que nous dessinons, jour après jour, en pénétrant dans les brumes impalpables de l’absence. Où donc es-tu, Hélène, Hélène du dernier jour ? O somptueuse misère du passé ! Des hivers sont venus qui ont transi mon âme, des pays lointains m’ont accueilli. J'ai fini par te comprendre et tu as été aimée comme jamais tu ne le fus. Mais souhaitais-tu d’être aimée ? Tu ne souhaitais plus rien. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 377

Depuis que Drameille lui avait rendu compte de sa dernière conversation avec moi, Hélène constatait, sans surprise, que tous les ressorts qui l’avaient soutenue depuis deux jours se détendaient peu à peu et la laissaient en proie à une paix pro­ gressive et à un calme qu’elle eût pu trouver admirable, si elle se fût contentée d’une si misérable conquête. Et déjà, cessant de s’interroger sur Bonnava et sur moi, elle avait quitté ce monde des défis puérils et des vaines affirmations de soi, où une femme ne se livre à un homme que pour en mortifier un autre. A son tour, elle explorait d’autres limites. Elle pen­ sait : J’ai épuisé toutes les sortes d’amours. C’était en pronon­ çant mentalement ces mots qu’elle prenait ces yeux étranges... J’avais posé ma serviette contre le pied de mon fauteuil, je la pris sur mes genoux et l’ouvris. Bonnava me regarda sans rien changer à l’air d’absence qu’il affectait depuis mon arrivée. L’un et l’autre, nous semblions mener un jeu de convention un peu ridicule, non tant absurde que suranné, archaïque. Je décidai de brusquer les choses et sortis les documents Bonnava. — Voici ce qui reste des papiers, dis-je à Gérault qui était assis près de moi, et je lui tendis les feuillets. Il les prit avec une sorte de timidité, les parcourut sans com­ prendre car ils étaient rédigés en russe, puis examina vague­ ment les en-têtes imprimés. Les papiers tremblaient dans ses mains molles. Bonnava attendait, le visage immobile, puis son regard se mit à luire et quitta Gérault pour remonter vers moi avec une dure franchise. Mais il glissa sur mes yeux et se perdit, au même moment, dans un sourire à peine marqué, plein de souplesse rusée. Et c’était quand même son premier sourire de la soirée, celui d’un homme qui venait comme moi de reprendre contact avec les choses, mais ne leur donnait que son mépris. Il a trop de courage et il aime trop le jeu, pen­ sai-je. Pourquoi un tel homme serait-il prisonnier de sa colère ? Il la tient bien. Et, en effet, gare, s'il est armé. Toutes ces pensées m’envahirent ensemble et la présence du danger fit abonder en moi un bonheur confus, indiscipliné, presque suffo­ cant. — Eh bien, dit Gérault, venons-en au fait. — Venons-y, dit Bonnava, en apparence très relâché.

Hélène à ce moment, tourna la tête vers lui, mais je ne vis pas son regard. Puis, se levant soudain et prenant son sac sur la cheminée : — Excusez-moi, dit-elle d’une voix très basse, je reviens dans un instant. Elle passa devant Bonnava et sortit rapidement. Personne ne fit attention à elle, sauf moi. — La parole est à Bonnava, dit Gérault. — Je n’ai rien à dire, dit celui-ci. Un chiffre a été fixé. J’attends qu’on le confirme. — Je n’ai rien fixé du tout, m’entendis-je répondre. Je suis venu ici apporter des documents, c’est tout. — Je ne comprends pas bien, dit Bonnava, sans marquer sa surprise. Mais cela ne fait rien... Faites toujours voir ces papiers, dit-il à Gérault d’un accent impérieux, et il se leva à demi en tendant le bras d’un geste brusque. Mais Gérault voulait mettre plus de formes dans le marchandage. Non, dit-il, pas encore. Peut-être aussi fut-il effrayé par la brusquerie de Bonnava. Il éloigna vivement les papiers et, en même temps, renversa d’un coup de coude son verre de cognac. Le verre tomba sur le tapis et rebondit jusqu’au marbre de la cheminée contre lequel il se brisa. Au même instant, Hélène rentra. Elle était pâle et je la crus souffrante. — Ne bougez pas, me dit-elle. Elle reprit sa place et posa son sac près d’elle, sur le fauteuil. Puis de nouveau, elle leva les yeux vers Bonnava. Elle est allée chercher les photographies, pensai-je. — Discutons d’abord, avant de lire, dit Gérault, assez dépité. — Mais non, lui dis-je. Il serrait le dossier dans son poing. J'écartai ses doigts et me fis rendre les papiers, puis je les défroissai et les tendis à Bonnava. Celui-ci me regarda et les prit. La tension était à son comble. Bonnava déchiffrait la mauvaise écriture de Tirzoniev. Pirenne se penchait sur son épaule. Drameille, attentif, souriait, Gérault indécis, buvait. Je regar­ dai Hélène et, dans un grand élan de tendresse, je posai ma main sur la sienne. Elle était froide, et je la serrai : Sur le moment, je ne m'aperçus pas qu’elle ne répondait pas à mon

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étreinte. Je sentais se durcir ma volonté de tout épuiser dans l’instant même, sans aucun souci des suites et des risques. — Je comprends de moins en moins, dit soudain Bonnava. Il n’est question que de moi là-dedans. Ce sont de vieilles his­ toires qui ne m’intéressent pas. Donnez-moi le vrai dossier Tirzoniev. — Précisez, lui dis-je. — Vous comprenez fort bien ce que je veux dire. — Le vrai dossier Tirzoniev a été brûlé il y a quelques jours, lui répondis-je. — Vous vous moquez de nous, dit Bonnava en me regardant avec une intensité effrayante... Reprenez ça, dit-il violemment en me lançant presque les papiers, et faites-en ce que vous en voudrez. Mais donnez-moi le reste et dépêchez-vous. Je repris les papiers et les déchirai sous le regard effaré de Gérault, puis je jetai les morceaux dans le feu. A ce moment je souris et je me préparais à parler lorsque Drameille leva la main. — Permettez, dit-il. Dans un geste de discrétion qui l’honore, notre ami a cru devoir détruire, comme il vient de l’indiquer, le dossier Tirzoniev. Mais je sais qu’il existe d’autre part des photographies de ce dossier. — C’est possible, dis-je, mais j’ignore où elles sont et je ne veux pas le savoir. La tête toujours baissée, Hélène ne bougea pas. Qu’attend-elle, pensai-je, pour sortir les photographies de son sac ? Bonnava se jettera dessus et ce sera fini. Ce fut alors qu’elle leva les yeux de nouveau. Je n’oublierai jamais ce regard. Il ne contenait aucune attente, au contraire, à la fois une certitude et une soumission si absolues qu’elles étaient à l’écart de tout. — Je vous demande quelques minutes, dis-je alors en me levant. J’ai besoin de parler à Mme Gérault. Nous rêvons d’une force sans limites et un regard de femme nous déroute. Celui-là, oui. Je me tournai vers Gérault. — Excusez-moi, lui dis-je... Puis-je vous parler, Hélène ? Elle se leva. A aucun moment, depuis la veille, je n’avais pensé que j’aurais à affronter le dernier regard d’Hélène. Je ne

m’étais battu que contre une Hélène abstraite, une femme sans regard. Mais ce regard est semblable à des centaines d’autres, pensai-je. Ce n’était pas vrai. Il était d’ailleurs le seul qui comptât, le dernier. Nous sortîmes ensemble du salon, dans un grand silence. Dans sa chambre, je la pris dans mes bras. Elle approcha machinalement son visage et je l’embrassai, mais lorsque je voulus la serrer contre moi, elle resta inerte et tendue, presque étrangère. Elle posa cependant sa main dans mes cheveux. — Que veux-tu ? me demanda-t-elle avec douceur, l’air toujours absent. A mots pressés, je lui parlai de mes projets, de ceux de Lopez, qui réglaient tout. Elle écoutait à peine. Elle ne s’appuyait pas contre moi. Et mon corps, qui eût voulu recevoir et enfermer le sien, n’était lourd que d’une gangue de souvenirs insupportables, dont l’épaisseur indestructible et inutile nous séparait mieux que ce désespoir silencieux, mieux que l’injure même ou que la mort. — Je ne veux pas tricher, Hélène, lui dis-je. Je n’ai plus rien de commun avec ce monde-là, et je ne veux rien lui devoir... — Oui, dit-elle. Je te comprends. Je l’entendis à peine, tant ma conviction était violente et sincère. Et ce ne fut que longtemps après que je retrouvai ces paroles. Dans quelle brume ai-je donc traversé ces derniers moments ? Pleure, pleure donc, pensais-je. Que je connaisse enfin les limites de ta force et de la mienne ! Elle s’était assise au bord du lit, et moi, en face d’elle, je pris son visage entre mes mains et le levai vers moi, et je le couvris de baisers. Mais ses yeux étaient secs. Ah ! femmes, piège savant dont notre besoin de science est l’appât ! Elle serrait son sac sous son bras, mais je le lui enlevai sans qu’elle bougeât. A ma grande surprise, je n’y trouvai qu’un revolver. C’était celui de Bonnava qu’elle était allée prendre quelques instants plus tôt dans la poche de son pardessus. — J'ai peut-être eu tort de le prendre, dit-elle d’un air machi­ nal. Ses yeux agrandis ne suivaient plus mes gestes. Je la croyais obéissante, abandonnée à tous les courants et vide de pensées, vide enfin ! me dis-je, ô femme qui ignores ton bonheur ! — Où sont les photos ? lui demandai-je avec timidité.

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Sans dire un mot, elle me désigna le tiroir d’un secrétaire. Je l'ouvris, les photos s’y trouvaient, avec leurs clichés. Leurs millions aussi, je vais les jeter dans le feu, pensai-je. — Attends-moi ici, lui dis-je. Je vais leur donner tout ça, puis je reviendrai. J'étais ivre d'elle, ivre de force, ivre de notre prochain dénue­ ment. Mais elle ne m’écoutait pas. Toujours assise, elle se tenait immobile, les mains posées à plat sur le bord du lit. Je mis un baiser rapide sur ses cheveux et je sortis. Mes yeux étaient pleins de larmes. Dans l’escalier, je me heurtai à Pirenne et à Drameille qui montaient : — Nous venions te chercher, dit Drameille. Ce brave Gérault n’y comprend plus rien. Au même moment, Bonnava, Gérault et Jansen sortirent à leur tour du salon, et un coup de feu retentit dans la chambre d’Hélène. Le lustre du vestibule oscilla doucement. Les photos à la main, je remontai l’escalier en courant. Le corps d’Hélène, plié en deux, avait glissé au pied du lit, une main tendue vers la porte. Elle s’était tuée d’une balle au cœur avec le revolver de Bonnava. Drameille et Pirenne entrèrent derrière moi et m’aidèrent à étendre le corps d’Hélène sur le lit. Bonnava entra aussi, avec Gérault qui criait. Je ne sais pas pourquoi je ramassai le revolver. Puis, avant que Gérault commençât à m’invectiver, il y eut, me sembla-t-il, un instant d’immobilité et de silence absolus. Drameille s’interposa et donna à Gérault des explications que je n’entendis pas. J’avais posé les photos sur la table de nuit, en vrac, je les repris et les tendis à Pirenne. Mais Bonnava fut plus prompt et voulut s’en saisir. — Ah ! non, salaud, lui dis-je, mais sans écœurement. De nouveau des larmes brouillèrent mes yeux. — C'est pour Pirenne, pas pour toi, et je levai sur lui le canon de l’arme. Il s’arrêta et posa sur moi, puis sur Pirenne, un regard luisant de haine. Ils vont se battre entre eux, pensai-je. Mais si Bon­ nava avance encore sur moi, je le tue. Cette proposition me paraissait soutenue par une logique froide et dépourvue de pas­

sion. Il me semblait que tuer Bonnava était un acte facile et qui donnait un sens harmonieux aux événements, en liqui­ dant le passé et en ouvrant l’avenir. Mettre un écran entre le passé et moi, pensai-je. Pauvre Hélène. Entre deux images de moi. Le passé appelle la destruction complète, la bien­ heureuse destruction. Bonnava posait sur moi des yeux assurés et d’un éclat admirable. Je tendis de nouveau les photos à Pirenne. Bonnava le repoussa de côté et m’arracha le paquet. Je lui tirai dessus, au hasard. Les photographies que Pirenne ramassa étaient couvertes de sang.

Et maintenant, me voici de nouveau sur le chemin de la forêt, mais cette fois avec Jansen et Pirenne, à quatre kilomètres de la gare de Saint-Rémy. Trois quarts d’heure de marche. Nous arriverons largement avant le départ du dernier train. Nuit, nuit partout, nuit immobile. Le sang bat à mes tempes à la lourde cadence de mon pas. Mes yeux sont brûlants. Rien ne bouge dans ma tête qu’une sorte de rumeur, comme dans un volcan engorgé. Je veux que rien ne bouge. Encore la nuit, devant et partout. Ces quelques minutes qui viennent de s’écou­ ler ne sortiront pas de cette nuit. Et moi ? Au contraire, elle me chasse. Mais il est tant de forêts profondes, tant de chemins perdus, tant de façons de crier en plein jour qu’il fait nuit. Oh ! non, je veux vivre. Sans cesser de parler à Gérault, Drameille m'a retiré le revolver des mains et l’a essuyé et frotté avec son mouchoir. Pirenne s’est mis à fouiller dans les poches de Bonnava, dont le cadavre bouchait l'ouverture de la porte. Il fallait l’enjamber pour sortir. Jansen ne faisait rien, il regardait Hélène, comme moi. Presque tout de suite, une pensée affreuse m’est venue. Je suis sûr qu'au moment où Bonnava allait se jeter sur moi, Pirenne n’a souhaité et voulu qu’une chose : que je tire. Il me semble, maintenant encore, sentir sur mon front, sur mes paupières, le poids mortel de son regard. Ce n’était pas Bonnava qu’il regardait, c’était moi. De toutes ses forces, il appelait mon geste, il me l’imposait. Mais non, je réagis violemment. Ce cadavre n’appartient qu’à moi, à moi seul. Je me tourne vers lui et je pose les yeux dessus, sans frémir. Il est à moi. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Drameille a jeté le revolver sur la descente de lit, à l’endroit où est tombée Hélène, puis il nous a tous poussés dehors : — Personne ne vous a vus, allez-vous-en, dit-il. Il s’adressait à Pirenne, à Jansen et à moi... Je vais appeler la police. Vous, dit-il à Pirenne, j’irai chez vous demain. En même temps, au salon, il enlevait nos trois verres et rangeait les fauteuils. Déjà, avec un sang-froid épouvantable, il a imaginé un scénario. Il va de soi que c’est Hélène qui a tué Bonnava et s'est suicidée ensuite. A Gérault, il a raconté toute une histoire compliquée, d’après laquelle Hélène se trouvait être la victime d’un chan­ tage exercé par Bonnava depuis plusieurs jours, et dont j’avais essayé de la sauver. J’étais le vengeur d’Hélène. Gérault ne parle plus, il rumine. Nous partons... — Eh bien, Pétrov sera content, dis-je à Pirenne. Tu lui apportes ses photos et tu lui rends ses millions. — C’est vrai, dit-il. — Et toi aussi, tu dois l’être. Je te donne un bel avancement en te débarrassant de Bonnava. — C’est encore vrai, répondit-il. Mais Jansen s’approche de moi et me parle à voix basse : — Nous lui laissons vraiment emporter les photos ? Je hausse les épaules : — Drameille en a d’autres et les lui donnera demain. Mais Jansen n’est pas content : — Nous charrions quand même, dit-il (et je devine qu’il pense à son revolver). — Une question, dit alors Jansen à Pirenne. Bonnava était venu armé. Je ne trouve pas ça très correct. Et toi ? — Moi non plus, dit Pirenne, ironique. Jansen cherche la querelle : — Mais toi aussi, tu es venu armé ? — Moi, non. Pour quoi faire ? demande Pirenne, tranquille, et Jansen se tait avec dépit. Nous discernons à peine le chemin, et nos yeux font effort. La nuit semble entretenir et aviver sur mes paupières un mince trait de feu. Pourtant je marche d’un pas régulier et pesant, j’écrase sans précaution l'eau noire et la boue qui giclent hors des flaches avec un bruit de glu. Pas un souffle de vent. C’est une odeur d’humus qui flotte autour de nous plutôt qu’une

odeur de feuilles. On dirait que l’ombre est presque tiède à force d'être immobile et que quelque chose fermente très loin là-dessous, qu’il s’y fait un obscur et incompréhensible travail. Ce que je vais emporter de mon pays, ce sera cette odeur noc­ turne et mouillée, cette haleine malsaine et si dense qu’on n’imagine plus que les vents de l’aube puissent la filtrer et l’aérer, la rendre acide et coupante. Hélène, Hélène, perdue dans cette misère ! Ah ! j’appelle la montée prodigieuse de ce feu noir, j’appelle des aubes de fumées et de flammes, un saint brasier, j’appelle une fusion formidable et purifiante. Ne soyons plus, l’un pour l’autre, que des diamants funèbres, et si trans­ parents l’un à l'autre que je me perde en toi et que je te cherche sans fin jusqu'aux limites du monde. Mais non, ne soyons rien, plus rien.

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19 Hamlet. — Eh, donc, sans plus de façons, je crois qu'il sied que nous nous serrions la main et séparions, vous, pour vaquer à vos affaires et à vos plaisirs — car c’est un fait, chaque homme a ses affaires et ses plaisirs — et pour ma part très humble, voyez-vous, j’irai prier. Horatio. — Ce n'est là qu’un tourbillon Traduction de paroles inconséquentes, Monseigneur'. Shakespeare.

d’André Gid

Au coin sud-est du long bâtiment qui domine le torrent de Santa Maria, la cellule que le Père Carranza occupait au monas­ tère de Montserrat s’ouvrait sur un paysage admirable, parfai­ tement assorti aux pensées extraordinaires qui devaient accom­ pagner dom Luis jusqu’à sa mort. Par la fenêtre de l’est, le regard, après s’être heurté à de hautes falaises de schiste rouge et aux pentes couvertes de pins et de chênes verts, pouvait glisser très loin, jusqu'aux Pyrénées. Par temps clair, on voyait le Canigou. Par la fenêtre du sud, on dominait le précipice au fond duquel coule le Llobregat. Assis dans son fauteuil, une couverture sur les genoux, le Père restait immo­ bile, des heures entières. De sa place, il ne voyait que le som­ met des falaises et un coin de ciel. L’approche de la mort avait fait disparaître de son visage cette animation qui, jadis, en multipliait les expressions. Une sorte de gravité unie s’y était répandue, que ne corrigeaient plus les jeux soudains de l’ironie ou de la colère. Même ses yeux s’étaient éteints. Ainsi il paraissait déjà rendu au monde impé­ nétrable qui avait toujours été le sien, mais dont il était sorti quelquefois pour essayer d’en rapprocher le nôtre. J’arrivai à Montserrat dans l’après-midi du 19 décembre, en compagnie de Lopez qui redescendit d’ailleurs le soir même à Barcelone, où il devait terminer la préparation de son voyage en Argentine. Je fus logé à l’hôtellerie du monastère. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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Le voyage n’avait apporté aucun divertissement à mes réflexions, au contraire. Elles s’étaient seulement calmées, divisées, décan­ tées. Le goût assez vif de l’inconnu que fortifiait, parfois, l’étrange douceur d’un avenir que j’imaginais inutile, la succes­ sion des paysages, la curiosité sans angoisse qui me portait vers dom Luis ne m’avaient pas distrait. Il neigeait à Paris, il pleuvait à Toulouse, le ciel de Barcelone était éclairé par un pâle soleil. Après huit ans d’absence, je retrouvais les Ramblas, la place Macia rebaptisée plaza Reale, les platanes de la place Medinaceli. Mais je n’interrogeais pas ces pierres ou ces arbres, je les voyais à peine. Je ne suis pas un visuel. La nature et le monde ne me sont que des miroirs, jamais infidèles, et jamais secourables. Et quand j’y pose des yeux blessés par tant de brûlures intérieures, ils ne me rendent qu’une nouvelle affirmation de moi-même, comme s’ils étaient déserts. Deux heures durant, dès le premier soir, je m’entretins avec le moine dans sa cellule. Il désira que je parle le premier et je ne lui dissimulai rien. Depuis longtemps, avec lui, je n’en étais plus à échanger des mots de convention, et le lieu s’y prêtait moins que tout autre. Quel silence, et quel dénuement ! Dom Luis m’écouta sans m'interrompre. Je ne pouvais pas regarder sans malaise ses yeux vides. Mais, lorsque j’eus ter­ miné mon récit, sa première question me surprit : — Tu vas continuer à écrire ? me demanda-t-il. J’hésitai un moment. Je ne voulais pas lui mentir mais j’essayais de deviner quelle réponse lui serait agréable. Il était le seul qui eût encore le pouvoir de me faire hésiter. — Bien sûr, lui dis-je. — Je te souhaite de pouvoir résister jusqu’au bout à tes monstres, reprit-il alors, puis il se tut. L’obscurité envahissait peu à peu la cellule. Dans un coin, un radiateur donnait une maigre chaleur. On ne voyait au mur qu’un crucifix noir déjà noyé dans l’ombre, et, en face, dans une niche, la reproduction en modèle réduit de la fameuse statue de la Vierge qui constitue la principale relique du monastère. (Elle a été, affirme-t-on, sculptée par saint Luc et apportée en Espagne par saint Pierre.) Dom Luis regardait devant lui d’un air calme et ne paraissait pas réfléchir.

— Tu as rencontré Pirenne sans être tout à fait prêt, dit-il néanmoins. Et il ne l’était pas tout à fait non plus, c’est nor­ mal. (Sa voix était beaucoup plus lente qu’autrefois.) — Je ne comprends pas, lui dis-je. — Combien de temps s’est-il écoulé entre l’instant où tu as tiré et celui où tu t’es aperçu qu’il avait voulu commander ton geste ? — Quelques secondes. Vingt peut-être. — C’est beaucoup, dit-il avec indifférence. — Vous trouvez ? — Cela mesure ton retard et le sien. — Le sien ? fis-je, surpris. — A la fin, dit-il, il ne voudra plus faire marcher que des gens complètement éveillés, mais ils marcheront sans lui, et ce sera son drame. — Je vois. — Si tu avais pris sur-le-champ conscience de son désir, auraistu tiré quand même ? — Pourquoi non ? dis-je spontanément. Il ne réagit pas et se tut. Je m’étais souvent posé cette ques­ tion entre Paris et Barcelone. Elle m’aidait à chasser la pensée d’Hélène, qui revenait toujours. — J'y ai beaucoup réfléchi, ajoutai-je alors. Seulement c'est compliqué. Il n’est pas question d’obéir ou de désobéir. On agit pour montrer qu’on est au-dessus de tout. On agit parce que le refus d’agir ne serait qu'une façon de reconnaître l’existence d’un commandement extérieur. On se dit aussi, naturellement, que ce commandement n’existe que parce qu’il envisage luimême cette forme bizarre d’obéissance qui n’est pas obéissance. Alors on agit encore plus parce que le refus d’agir ne serait qu’une façon de reconnaître que l’autre reconnaît lui-même, etc. Autant en finir tout de suite. Dom Luis écoutait, à demi tourné vers moi, la tête baissée. 11 sourit vaguement : — Tout ça en un instant, dit-il. C’est beaucoup. — La situation est la même lorsqu’on se regarde dans une glace, continuai-je sans lui répondre. On voit l’image de l’œil dans la glace, puis l’image de la glace dans l'image de l’œil, l’image de l’œil dans l’image de la glace qui est elle-même, Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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etc. Si on ne veut pas devenir malade, il vaut mieux prendre tout de suite un caillou et mettre la glace en miettes. — Ce n'est qu’une glace, dit dom Luis, distrait. Puis, il se rejeta en arrière dans son fauteuil. — Un jour, je t’ai proposé un problème du même ordre. — Lequel ? — Que se passe-t-il lorsqu’une force irrésistible rencontre un roc inébranlable ? — Je m’en souviens. — L’approfondissement de cette question constitue sans doute la seule méthode qui permette de devenir fou à volonté. Que se passe-t-il lorsque la volonté sans limites d’un Pirenne idéal rencontre le détachement sans limites d’un Dupastre non moins idéal ? Il faut bien que Pirenne se perde dans ce néant. — Et Dupastre ? — Il y est déjà perdu, dit-il. Perdu depuis toujours. Je tressaillis, mais il faisait maintenant tout à fait nuit. Il ne pouvait plus me voir. — J’ai toujours pensé que le néant était le refuge de Dieu contre sa propre folie, ajouta-t-il en ramenant sur lui la couver­ ture. Pendant quelques instants, nous restâmes immobiles et silen­ cieux. Sa voix sans inflexions était comme une eau calme et sans fond : sa transparence même s’effaçait. Elle nous séparait de toute son épaisseur inconsistante mais indéfinie. Je me levai et fis quelques pas dans la pièce. Par la fenêtre, on pouvait voir au loin, très bas, les lumières du village de Monistrol. — Voulez-vous que j’allume ? demandai-je à dom Luis. — Non, dit-il. — Répondez-moi, ajoutai-je en me rasseyant. Y avait-il autre chose à faire que ce que j’ai fait ? — Sotte question, fit-il sans changer de ton. Souvent, dans mon hôpital, j'ai pensé que le moment était venu et j’ai souhaité que tu rencontres Bonnava et Pirenne. Tu regrettes d’avoir tué Bonnava ? — Sûrement non. — Il s’est tué lui-même. — Ce n’est pas de Bonnava qu’il s’agit, mais d’Hélène.

Dans l’ombre, je devinai qu’il s’était tourné vers moi. La nuit semblait éveiller dans notre silence mille voix confuses et désor­ données, qui n’attendaient qu’un mot pour s’agréger en un torrent de bruit. Je résistais de toutes mes forces pour m’em­ pêcher de prononcer ce mot. Au même moment, l’horloge du monastère sonna huit heures, et, immédiatement après, la cloche du réfectoire se fit entendre. — Nous reprendrons cette conversation demain matin, dit dom Luis. Ce sera mon tour de te raconter un certain nombre de choses... Sa canne tâtonna un moment sur le sol carrelé puis se fixa, et il se leva péniblement. Sa main chercha sur le mur et alluma la lampe de la cellule. — Tu m’aideras à descendre l’escalier. Viens, dit-il. En sortant de la pièce, il vit que mes yeux se posaient sur la statue de la Vierge. Je me rappelais que, cinq ans auparavant, il s’emportait parfois contre les pieuses légendes. Peut-être surprit-il mon sourire, car, pour une fois — et cette conces­ sion me combla de joie —, un pâle reflet de l’ironie de jadis brilla dans ses yeux : — A la cathédrale d’Oviédo, on conserve bien un des deniers de Judas et un fragment du bâton de Moïse... Marchons, dit-il en haussant les épaules et en avançant dans le couloir. Il pensait que l’indignation est un péché plus grand que le mensonge. A l’entrée du réfectoire, le prieur m’attendait pour me laver symboliquement les mains, puis j’allai m’asseoir à la table des hôtes. J’y étais seul. Une trentaine de moines occupaient de longues tables sur le pourtour de la vaste pièce. Pendant le repas, d’une voix monotone et cadencée, un des Pères lut l’his­ toire d’un saint espagnol dont j'ai oublié le nom. Du réfectoire, à la hn du repas, les moines se rendirent en procession à l’office de compiles et le Père hôtelier me fit signe de les suivre. Je m’agenouillai avec eux dans l’église glaciale, où quelques cierges épars faisaient luire les vieux ors des moulures. Les moines échangeaient des répons d’une stalle à l'autre, de chaque côté du chœur.' Ce fut d'abord pour moi comme un bourdonne­ ment tranquille et paisible, et je m’y abandonnai parce que cette rumeur tournoyante chassait de mon âme toute pensée

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et installait dans ce vide un bonheur léger et musical, qui se suffisait à soi-même, au moins pour un instant. Mais rien ne dure sans se contredire, et je savais aussi que ce bonheur pourtant gratuit nourrissait déjà ses propres démons, et je les reconnus vite, faits d’inquiétude et de joie mêlées, et euxmêmes apportés par ce bourdonnement maintenant plus rapide et qui tournait à l’obsession. Les moines chantaient leurs psaumes d’une voix douce et posée, et comme inattentive à ces effets exaltants. Jamais je ne pourrais chanter avec eux, pen­ sai-je. Cette joie me nouait la gorge et me torturait l’âme. Puis, sans transition, ce fut le Salve Regina, miracle de douceur encore plus douce, et pourtant eau de feu. Ce chant est sans doute le plus impressionnant des chants catholiques. Et il monta vers moi comme s’il venait du plus profond de mon enfance, lorsqu’il était joué tous les soirs, à la tombée de la nuit, par le carillon du clocher de Huesca. Et il monta encore vers moi comme il pouvait monter vers Sylvie lorsqu’elle allait l'entendre parfois à l’abbaye de la Source, quand je sortais seul le soir, et que je la livrais à ses obscures et impitoyables nostalgies. Et ce fut, soudain, à ce paroxysme de mon tremble­ ment, comme si toute ma vie n’avait duré qu’un instant et ne se rassemblait dans ce raccourci que pour être plus facilement justifiée et engagée dans le cours de sa fatalité nouvelle. Et des larmes me vinrent dans ce foisonnement instantané de souvenirs. J’aimai cette paix prodigieuse qu’elles me donnaient une fois de plus. Je l’aimai et je la niai. Et peut-être en effet ne m'y accordais-je avec tant de force et si peu de confiance que parce que je la devinais inépuisable et par conséquent impos­ sible à soutenir, sauf dans la mort. Et une fois de plus, je sus que la vérité était du côté de la mort, et qu’elle seule enfer­ mait toutes les richesses du monde. Un matin gris et triste se leva que la couleur rouge des falaises rendait insolite et un peu théâtral. Et cette pensée me vint, alors que je m’habillais, qu’il était bon que le drame, pour dom Luis comme pour moi, fît halte, provisoirement ou non, justement dans ce monastère planté là sur un épaulement du roc d’une façon si incommode qu’il en devenait lui-même aussi

peu réel qu’un décor de théâtre, et que tout, ici, vînt accentuer cette impression de mise en scène, le dénuement parfait de la pierre et la somptuosité étudiée des couleurs, l’église grise et or, le ciel gris et rouge, les lignes dures des murs et la rigueur de nos idées. Après le petit déjeuner, j’allai rejoindre le Père Carranza qui, malgré sa faiblesse et à ma grande surprise, avait assisté à l’office de matines. Mais nul ici ne s’en étonnait. Je le trouvai dans sa cellule en compagnie d’un jeune moine qui venait de le raccompagner, pour l’aider, comme moi la veille, dans sa marche. A cette époque-là, dans les monastères béné­ dictins, on discutait beaucoup sur la présence réelle du Christ dans l’hostie. Le Christ y est-il présent pour tout le monde, ou seulement pour ceux qui sont en état de grâce ? Dom Luis regardait son compagnon d’un air de fatigue. — Tout est dans tout, dit-il avec un geste vague. Il suffit de l’y voir. Puis, de la main, il congédia le jeune padre. Nous nous assîmes comme la veille devant la fenêtre de l’est. J'hésitais à renouer la conversation sur la question que j’avais posée le soir précédent et qui était restée sans réponse. Mais le moine me devança : — J’ai parlé au Père abbé, me dit-il. Tu pourras rester à Mont­ serrat aussi longtemps que tu voudras. — Je vous remercie, lui dis-je. Je savais qu’il me ferait cette proposition. — Le chapitre sera sûrement d’accord. Qu’en penses-tu ? me demanda-t-il. J’hésitai un moment : — Je ne suis pas très constant dans mes désirs et mes préfé­ rences, lui répondis-je, et même il m’est difficile de comparer à trois jours de distance l’intensité des émotions successives et pas tellement contradictoires que peuvent me donner Dieu et le monde. Je ne suis sans doute pas fait pour une vie aussi simple... — Seules les apparences sont simples, dit-il avec détachement. Tu réfléchiras. — Je réfléchirai, lui dis-je. Ce matin-là, nous restâmes ensemble jusqu’à l’heure de la grand-messe conventuelle. Sans autre préambule, dom Luis Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts 393

se mit à me raconter sa vie au camp de Dachau, puis dans son hôpital de Pologne. A Dachau, il avait assisté, bien entendu, à des scènes épouvantables. Cela ne l’avait pas empêché de tra­ vailler, mentalement. Passons, dit-il. Des millions d’heures de souffrance pour payer, quelque part, une seconde de joie. Il n'avait rien perdu de sa dureté et sa pensée était toujours aussi nette. Mais sa voix se faisait presque indistincte. — J’ai continué à dépouiller la Genèse, dit-il, mais ce travail presque toujours mental m'a épuisé. J'ai quand même pu rédiger quelques notes, que je te passerai. Tu les compareras aux tiennes. — Je n’ai guère avancé, lui répondis-je. Pourtant je lui fis part de la découverte que j’avais faite au début de la dernière nuit passée à Chevreuse, et il sourit avec gravité : — Ouvre ce tiroir, me dit-il en désignant sa table de travail. Tu y trouveras un carnet... Je lui obéis. Le carnet portait le timbre de son hôpital de Pologne. Il le feuilleta et me le tendit, tout ouvert. Je jetai les yeux sur la page qu’il m’indiquait : il avait eu la même idée que moi, quelques semaines avant moi. — De grandes découvertes viendront... dit-il. Il faut tout mener de front, sans faiblesse. C’est la science de la composition du mondeJe lui rendis son carnet. Il se tut un moment : — Celui qui sait composer le monde sait aussi le décomposer, dit-il enfin. L’inverse n’est pas forcément vrai... Voilà tout le problème de Dieu, dit-il encore. Ces paroles me remplirent d’une énergie nouvelle et mon cœur se mit à battre joyeusement. Après un court silence, le moine, pourtant, changea de sujet : — En Pologne, dit-il, j’ai eu comme voisin de lit, pendant trois mois, un jeune subalterne de la Guépéou qu’on avait amputé d’une jambe, et que cet accident rendait encore plus féroce. On a donné à ces communistes des couches intermé­ diaires une culture si matérialiste qu’il suffit de leur prouver la supériorité de la production américaine pour qu'ils aient envie de se suicider. Je l’ai mécanisé pendant trois mois, murmura dom Luis d’un air pensif, mais relâché. On lui avait

donné le sens des perspectives, mais des perspectives courtes. Pour eux aussi le temps se resserre. A la fin, un jour, il m’a sorti la même citation de Galsworthy que Patrick : Rien ne paraît servir à rien. Rien ne paraît valoir la peine de rien... Il ne me restait plus qu’à lui tendre son revolver... Je ne l’ai pas fait, dit encore dom Luis sans me regarder. — Ah ! fis-je. — Je n’ai pas eu pitié de lui, mais de moi, dit-il, ce qui est particulièrement déplacé. A ce signe j’ai reconnu que j’avais fait mon temps pour cette fois et qu’il convenait que j’aille me retremper un peu de l’autre côté... C’est alors que je suis rentré, ajouta-t-il en m’offrant à nouveau ses prunelles sans regard. — Peut-être faut-il aussi de la pitié pour que la pièce soit complète, lui dis-je alors, très indécis. — Je n’en vois pas très bien la place, répondit-il avec un sourire très calme, mais tu as peut-être raison. De la pitié pour les autres. Une sorte de pitié immédiate, universelle, automatique. Seulement il faudrait arriver aussi à détruire la pitié pour soi-même. Je le regardai, son sourire ne s’était pas effacé. Il me conduit quelque part, pensai-je. Mais ce sourire était celui qu’on voit parfois au visage des morts, et qui ne nous apprend rien. — En Pologne, j’ai fait aussi la connaissance d’un jeune sergent ouzbeck. Les Ouzbecks sont une peuplade mongole qui fut longtemps dirigée par une secte manichéenne. Us croient que la pitié est le seul moyen de divinisation des hommes et d’humanisation des dieux. Ils sont contre la férocité du Père. Et ils disent qu’à la fin ce sont les larmes de pitié des hommes, jointes à celles du Fils, qui noieront le Père et les dieux d’en haut, et empêcheront le retour au néant... C’est une vue gran­ diose, dit-il avec froideur, bien que je la croie plus esthétique que philosophique. — Au fond, eux, c’est le Père qu’ils veulent tuer, pas le Fils, dis-je en me forçant à sourire. — Il faut toujours finir par tuer quelque chose, dit-il sans changer de ton. — Et en plus ils croient à une éternité de pitié. Drôle d’his­ toire. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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— Ils disent que le Père se contente d’aimer les hommes, et qu’il est dans la logique de l’amour en les aimant aussi sai­ gnants que possible. Et ils préfèrent croire que la pitié vaincra l’amour. — Ce sont de braves gens qui ont besoin de consolation, dis-je en hésitant. — Le Christ répondra, dit le Padre. — Le Père et le Fils ne font qu’un, répliquai-je, hésitant tou­ jours. Tuer et se laisser tuer, le meurtre et le martyre sont à la fin des choses équivalentes. C’est vous-même qui l’avez dit. — Je l’ai dit, en effet, répondit-il en me regardant en face (mais j’avais beau appuyer mon regard sur le sien, je m’en­ fonçais et me perdais en vain dans cette ombre pâle, et une angoisse inattendue me saisit). — Et vous ne le dites plus ? m’écriai-je, abasourdi. — Je le dis toujours, murmura-t-il... Seulement, maintenant, je sais où cela engage. — Je le sais aussi, répondis-je. — Pas tout à fait, dit-il. Je me tus un moment, puis, machinalement, je me levai en reculant ma chaise, et je regardai par la fenêtre sans rien voir : — J’ai souvent pensé, murmurai-je alors sans me retourner vers le vieillard et comme me parlant à moi-même, qu’il suf­ fisait qu’un seul homme, un seul instant, éprouve le besoin de s’asseoir à sa table et d’écrire un livre sur le spectacle du monde pour que Dieu soit justifié... Je le pense toujours, ajoutai-je. Pendant quelques secondes je restai là, debout, à la fois indécis et frémissant. Un oiseau coupa le ciel et plongea dans l’abîme. J’eus un peu honte de mon désarroi. — Vous n’êtes pas d’accord ? demandai-je au moine en me retournant à demi vers lui. — Je suis toujours d’accord, dit-il. Il n’avait pas cessé de me suivre des yeux. Mais je me sentis à nouveau aiguillonné par l’ambiguïté de sa réponse : — Les hommes se fichent pas mal d’une éternité de pitié, affirmai-je alors. Voilà ce qu’il fallait dire à votre Ouzbeck.

— Je le lui ai dit et il en était désolé, me répondit dom Luis avec cette froideur qui ne le quittait plus. — Eh bien, qu’il se fasse agent double, amour et pitié ensemble, s’il en est capable, répliquai-je sur ma lancée... Un seul instant d’amour, même s’il détruit tout... Mais un voile passa brusquement devant mes yeux et ma voix se brouilla. Je haussai les épaules et ne dis plus rien. — Finis ta phrase, dit le moine. — Vous allez me dire que je n’ai pas eu pitié d’Hélène, je le sais, murmurai-je alors. — Je ne te parlerai sûrement pas d’Hélène, que je n’ai pas connue... Finis ta phrase, répéta-t-il. Je levai les yeux sur lui sans faiblir. Et son regard était tou­ jours vide. Et il me sembla à ce moment que le dernier regard d’Hélène n’avait pu être qu'aussi vide que celui-là, puisque depuis huit jours je cherchais sans cesse à le retrouver sans parvenir à le fixer en moi. Et il me sembla aussi que tous ces regards déjà morts n’étaient pas différents de celui qui m'avait saisi et pétrifié un jour, au cinéma, quand j’avais vu se raidir sous l'étreinte du boa cette épouvantable gerboise aux yeux d’enfant. — Un instant d’amour vaut mieux qu’une éternité de pitié, murmurai-je. — Même s’il détruit tout, compléta le moine. Je haussai les épaules : — Même s’il détruit tout, répétai-je. — Tu en es bien sûr ? Je ne répondis pas. — Qu’est-ce que l’éternité ? demanda dom Luis. A son tour il regardait vaguement par la fenêtre.

C’est au monastère de Montserrat que j’ai achevé de transcrire ce récit. Au cours de ces dernières années, je me suis souvent demandé pourquoi l’épisode le plus pathétique de la Bible, et sans doute le plus important, bien plus important selon moi que la montée de Moïse au Sinaï, pourquoi la rencontre d’Abraham et de Melchisédech se situait au fond d’une vallée, dite Vallée du Roi, et pourquoi il fallait que ce fût ainsi entre des murailles Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts

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de terre qu’Abraham fût dépouillé et sacré par cet inconnu, surgi dans la Bible sans que rien ne l’annonce, sans généalogie, sans parenté, sans escorte et simplement prêtre de Dieu. Main­ tenant je crois le comprendre. A cet instant où la nuit qu’il a conquise le désarme, il n’est plus pour Abraham qu’un seul secours, sa nudité, la dévastation et pourtant la plénitude de sa conscience. Amour, pitié, ce sont des mots. La voie qu’on peut nommer n’est pas encore la Voie. Il y a trente-deux chemins pour la sagesse et cinquante portes pour l’intelligence, mais une seule plénitude, c’est-à-dire un seul vide. La pitié et l'amour universels se tiennent en face l’un de l’autre sur les deux pla­ teaux de la balance, mais ce qu’il faut c’est arrêter l’aiguille. Jusqu’ici elle est toujours repartie. Elle ne repartira pas tou­ jours. Je passais mes journées à écrire et je n’eus plus avec le Père que de brèves conversations. — Dieu est présent dans la plus infime parcelle du monde, me dit-il un soir, et c’est pour cela que Dieu est coupable. Et pourtant, il est aussi infiniment éloigné du monde, et c’est pour cela qu’il est innocent... — Il y a longtemps que j’ai compris cela, lui répondis-je. J'étais assis à côté de lui, il ne me regardait pas, mais sa main était posée sur mon bras. — Celui en qui ces deux idées se battent encore n’est qu’au commencement du chemin, reprit-il. Je t'ai fait accéder à la première... — Et je vous en remercie. — Mais on ne trouve jamais la seconde que seul. Sa voix était pleine d’indifférence. Un jour de février 46, il ne descendit pas à l’office de matines. La mort qu’il attendait était venue pendant son sommeil et l’avait pris dans une pose tranquille, presque méditative, les mains jointes, paumes en dessus. On eût dit que la part la plus haute de son âme, celle qui ne connaissait pas le trouble et qu’il nous dérobait, l’avait enveloppé tout entier. Grâce à son entremise, j’avais joui au monastère de la plus grande liberté, et rien ne fut changé pour moi quand il fut mort. Peu de temps après, j’apportai mon manuscrit au prieur :

— Voilà ma confession, lui dis-je. Vous me direz si j’ai droit à l’absolution. — On y a toujours droit, me dit-il. L’avenir est vierge. Il me rendit mon travail quelques jours plus tard. Je ne pus rien lire sur son visage. Il m’observait : — Vous étudiez toujours ? me demanda-t-il. — Je m’y efforce. — Le Père Carranza vous a-t-il mis au courant de ses derniers travaux ? — Oui, répondis-je. — Ils sont inachevés. — Inachevés et considérables. — Parviendrez-vous à un résultat ? — Je l’espère fermement, lui dis-je avec assurance. Il me regarda un moment d’un air pensif, puis il recommença à parler : — On trouve dans la loi de Moïse les paroles suivantes : Tu ne moissonneras pas jusqu’à la limite de ton champ. Tu réser­ veras la part du pauvre et de l'étranger... J’approuvai de la tête. — Le pauvre et l’étranger, c’est Dieu, dit-il. A mon tour, je le regardai un moment sans rien dire. Ses yeux étaient doux et pleins d’amitié. Et jamais peut-être plus de confiance ne me porta vers un être. — Je ne moissonnerai sûrement pas tout mon champ, lui disje enfin, mais je voudrais bien l’ensemencer tout entier... Nous parlâmes longtemps. Le prieur avait peur que les recherches de dom Luis n’aboutissent à quelque sorcellerie. Mais la peur aussi est un péché, pensai-je. J’imaginais déjà d’autres aventures. Je m’étais lié d’amitié avec le jeune padre que j’avais ren­ contré dans la cellule de dom Luis le lendemain de mon arrivée au monastère. — Peut-être un jour serez-vous plus complètement des nôtres, me dit-il sans le moindre calcul, un soir de ce même mois de février. — Honnêtement, je ne peux vous répondre, lui dis-je.

Mai 1947 — Avril 1948.

Cet ouvrage composé en Aster Romain corps 9 a été imprimé sur les presses des Petits-Fils de Léonard Danel à Loos-lez-Lille.

(AL

Les maquettes de reliure et de typographie sont du Studio Hollenstein 1 .a couverture est une photographie de Dorka.

© Éditions Gallimard 1949 © Textes annexes et maquette by Culture, Art, Loisirs, Paris, 1969.

Imprimé en France n" d’éditeur 479 - n" d’imprimeur 6118