Les traducteurs par eux-mêmes. Anthologie. 9782763757278, 9782763757285

Cette anthologie, la première du genre, regroupe les textes d'une quarantaine de traducteurs et traductrices du Qué

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French Pages 248 Year 2022

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Les traducteurs par eux-mêmes. Anthologie.
 9782763757278, 9782763757285

Table of contents :
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Bibliographie
Notices biographiques
5. HUMOUR
Hector Berthelot
Le bureau de déplacements
Jacques Bernuy
La promotion de Raymond
Jean-Pierre Davidts
Définition du traducteur
Jean-Pierre Davidts
Définition du réviseur
Eve Renaud
L’erectus éreinté
Eve Renaud
La vraie traduction, c’est de la TAT !
François Lavallée
Le dico de poche de l’aspirant traducteur
François Lavallée
Tetracapillectomie interdisciplinaire
François Lavallée
L’avis de vacances dont je rêve
4. MUSIQUE
François Lavallée
Le traducteur et le musicien
François Lavallée
Traduttore ma cantabile
Eve Renaud
Le rap du trad. a.
Andrée Simard
Mes débuts sur la scène de la révision
Paul Leroux
Hymne à la traduction
Michel Buttiens
Partie de cache-cache
Paul Hallée
L’albatros
Frèdelin Leroux fils
De l’importance de la Majuscule
Roger Canzian
Blason d’un dicalien
Geneviève Nguyen
Complainte d’un dicalisé
Raoul Journean
La syndicalisation des traducteurs : une hérésie ?
François Lavallée
L’Association des tailleurs d’ombres
François Lavallée
Correspondances
André Senécal
Traduttore !
Guy Perreault
La rêverie du bureaucrate
Lucile Blain
La gratuité, ou le plaisir de traduire
Théophile Dumont
Traducteurs
Pierre Benoît
Traducteur de dépêches et fonctionnaire
Jean-Pierre Davidts
Métier : traducteur
Léon Gérin
Traducteur des Débats
Louis-Joseph Chagnon
Traduire
Léon Ledieu
Quand les idées déforment le cerveau…

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Les traducteurs par eux-mêmes Anthologie

Du même auteur Aux Presses de l’Université Laval Notions d’histoire de la traduction, coéd. : Paris, Éditions Hermann, 2021. Interprètes au pays du castor, 2019. Les douaniers des langues. Grandeur et misère de la traduction à Ottawa, 1867-1967, (coauteur : A. Otis), 2016. Les traducteurs dans l’histoire (codir.), coéd. : Paris, Éditions Hermann, 3e éd., 2014.

Aux Presses de l’Université d’Ottawa La traduction en citations. Florilège, 2007 (2e éd., 2017). Portraits de traductrices (dir.), 2002. Portraits de traducteurs (dir.), 1999. Enseignement de la traduction et traduction dans l’enseignement (codir.), 1997. Les traducteurs dans l’histoire (codir.), coéd. : Paris, Éditions UNESCO, 1995 (2e éd., 2007). La traduction raisonnée et son Livre du maître, 1993 (2e éd., 2003 ; 3e éd., 2013). Les alchimistes des langues. La Société des traducteurs du Québec, 1940-1990, 1990. La traduction au Canada / Translation in Canada, 1534‑1984, 1987. L’enseignement de l’interprétation et de la traduction : de la théorie à la pédagogie (dir.), 1981. L’analyse du discours comme méthode de traduction et son Livre du maître, 1980. Guide bibliographique du traducteur, rédacteur et terminologue (coauteur : L. Albert), 1979. Répertoire bibliographique de la traduction (coauteur : L. Albert), 1976.

Chez d’autres éditeurs Deux familles souches : les Delisle et les Chartrand. Au pays depuis 1665, Lévis, Fondation littéraire Fleur de Lys, 2018. Retratos de traductoras y traductores (dir.), Medellín, Universidad de Antioquia, 2010. La terminologie au Canada. Histoire d’une profession, Montréal, Linguatech, 2008. L’enseignement pratique de la traduction, Beyrouth, École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth / Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2005. Traduction : la formation, les spécialisations et la profession (codir.), Beyrouth, École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth, 2004. Terminologie de la traduction (codir.), Amsterdam / Philadelphie, John Benjamins, 1999. Iniciación a la traducción. Enfoque Interpretativo. Teoría y Práctica (coauteur : G. Bastin), Caracas, Universidad Central de Venezuela, 1997 (2e éd., 2006). Au cœur du trialogue canadien. Croissance et évolution du Bureau des traductions du gouvernement canadien, 1934-1984, Ottawa, Secrétariat d’État, 1984.

Les traducteurs par eux-mêmes Anthologie

Textes réunis et présentés par

JEAN DELISLE avec la participation d’Alain Otis

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.

Mise en pages : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry

© Presses de l’Université Laval 2022 Tous droits réservés Imprimé au Canada

Dépôt légal 1er trimestre 2022 ISBN : 978-2-7637-5727-8 ISBN PDF : 9782763757285

Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.

La traduction est un miroir. Hélène Rioux

Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1. LITTÉRATURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Michel Garneau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 « Proème » (2008) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 « Chère lectrice » (2008) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Jacques Brault, « Nontraduire » (1975) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Robert Melançon, « Lettre à George Johnston » (c1994/2014) . . . . . . 15 Pierre Nepveu, « Traduire, être traduit : le détour par l’autre » (inédit, 2019) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Lori Saint-Martin, « Les multiples altérités de la traduction littéraire » (inédit, 2021) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 Patricia Godbout, « Retour sur un parcours elliptique » (inédit, 2021) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Hélène Rioux, « Traduction : musique, éthique » (2010). . . . . . . . . . . . . 32 René Dionne, « J’écris ce que j’entends » (1979) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Marco Micone, « Traduire, tradire » (c2004/2021) . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Daniel Poliquin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 « Écrire avec la main d’un autre » (c2006/2009). . . . . . . . . . . . . . . . . 49 « La “langue fantôme” de Kerouac » (inédit, 2016) . . . . . . . . . . . . . . 54 « Les velléitaires lettrés » (inédit, 2012) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 Madeleine Stratford. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 « Les fissures de la petite porte » (inédit, c2013/2021) . . . . . . . . . . . 60 « Le cœur au poing » (inédit, 2021) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64

X

LES TRADUCTEURS PAR EUX-MÊMES

2. PORTRAITS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Rémi Tremblay, « Une pièce sans nom » (c1886/1888). . . . . . . . . . . . . 67 Guy Sylvestre, « Une langue morte » (1953). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 Jacques Gouin, « Souvenirs de mes trente ans au Bureau des traductions (1945-1975) » (inédit, 1982). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Louis-Paul Béguin, « Portrait d’un traducteur » (c1969/1985) . . . . . . . 78 Michel Lessard, « Le beau métier de traducteur » (1983) . . . . . . . . . . . 80 Joseph-Gérard DeGrâce, « Tribulations et consolations d’un traducteur » (inédit, c1972/1977) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 Irène de Buisseret, « Interview » (inédit, 1970) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 3. MÉTIER DE TRADUCTEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Marc Sauvalle, « Un portrait vivant et non un masque moulé » (1902) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Toussaint-Gédéon Coursolles, « Les traductions officielles » (1890) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 Léon Ledieu, « Quand les idées déforment le cerveau… » (1893) . . . . . 122 Louis-Joseph Chagnon, « Traduire » (c1924/1925) . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Léon Gérin, « Traducteur des Débats » (1935) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Jean-Pierre Davidts, « Métier : traducteur » (1982) . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 Pierre Benoît, « Traducteur de dépêches et fonctionnaire » (1981) . . . 135 Théophile Dumont, « Traducteurs » (inédit, s. d.). . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Lucile Blain, « La gratuité, ou le plaisir de traduire » (1953) . . . . . . . . 147 Guy Perreault, « La rêverie du bureaucrate » (1977) . . . . . . . . . . . . . . 151 André Senécal, « Traduttore ! » (2004). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 Alain Otis, « Ma première journée au Bureau des traductions » (inédit, 2004) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 François Lavallée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160 « Correspondances » (1997) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160 « L’Association des tailleurs d’ombres » (1998) . . . . . . . . . . . . . . . . . 162

TABLE DES MATIÈRES

XI

Raoul Journean, « La syndicalisation des traducteurs. Une hérésie ? » (1981) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 Geneviève Nguyen, « Complainte d’un dicalisé » (1980). . . . . . . . . . . . 172 Roger Canzian, « Blason d’un dicalien (sans peur ni reproche) » (1980). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Frèdelin Leroux fils, « De l’importance de la Majuscule » (1984). . . . 176 Paul Hallée, « L’albatros » (1980) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178 Michel Buttiens, « Partie de cache-cache » (1989) . . . . . . . . . . . . . . . . . 180 4. MUSIQUE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 François Lavallée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 « Le traducteur et le musicien » (c1999/2007). . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 « Traduttore ma cantabile » (1998). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186 Eve Renaud, « Le rap du trad. a. » (2008) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 Andrée Simard, « Mes débuts sur la scène de la révision » (1977) . . . 190 Paul Leroux, « Hymne à la traduction » (2011) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 5. HUMOUR. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Hector Berthelot, « Le bureau de déplacements » (1895) . . . . . . . . . . 193 Jacques Bernuy, « La promotion de Raymond » (1966). . . . . . . . . . . . . 197 Jean-Pierre Davidts. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 « Définition du traducteur » (1978). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 « Définition du réviseur » (1978). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 Eve Renaud. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200 « L’erectus éreinté » (2012). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200 « La vraie traduction, c’est de la TAT ! » (2011) . . . . . . . . . . . . . . . . . 202 François Lavallée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204 « Le dico de poche de l’aspirant traducteur » (1998) . . . . . . . . . . . . . 204 « Tétracapillectomie interdisciplinaire » (1998) . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 « L’avis de vacances dont je rêve » (1999) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208 Notices biographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

Introduction

O

n a beaucoup écrit sur le traducteur et ses traductions, sur tous les

aspects théoriques, pratiques, historiques et professionnels de son métier. On a souvent parlé à sa place et jugé ses productions. On l’a voué aux gémonies ou élevé au pinacle ; il n’y a pas d’entre-deux, semble-t-il. Ses dénigreurs, pétris de certitudes, l’affublent d’épithètes peu flatteuses et voient en lui un rafistoleur de phrases, un auteur sans livres, un préparateur de momies, un raboteur, un fossoyeur, un sous-gradé de la littérature, un tâcheron de l’ombre. Ses laudateurs, qui ne marchandent pas leurs éloges, témoignent leur admiration à ce bâtisseur de cathédrales de mots, ce frère de lait de l’écrivain, ce phare de la culture, ce frère d’armes du poète, cet acrobate du verbe, ce grand prêtre d’un huitième art1. On le voit, les avis sont partagés, tranchés, contradictoires. Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi. Au procès du traducteur, tout un chacun se croit autorisé de venir témoigner à la barre ; ces témoignages, cependant, ne reposent bien souvent que sur des ouï-dire, des préjugés, des a priori… Les convictions de ces témoins mal informés ont la plupart du temps la profondeur de l’ignorance. On croit avoir tout dit du traducteur lorsqu’on le définit par un jugement à l’emporte-pièce qui prend souvent la forme d’une métaphore réductrice du genre : « Un traducteur est un musicien barbare qui veut absolument jouer sur la flûte un air qui a été écrit pour le violon » (Gerfaut, 1885 : 225). Variante de l’infamant adage italien, comme il en existe tant. Mais lui, le principal intéressé, qui pratique « l’art de se glisser à mots feutrés entre un auteur et un lecteur », comme le dit si bien Michel Buttiens (voir p. 180), que peut-il nous révéler sur lui-même, ses conditions de travail, ses techniques, son art ? Comment conçoit-il la traduction ? Exerce-t-il le 1.

L’avant-propos du dictionnaire La traduction en citations. Florilège (Delisle, 2017 : xxiii-xxviii) renferme une liste de plus de cinq cents désignations imagées du traducteur.

1

2

LES TRADUCTEURS PAR EUX-MÊMES

métier de sa passion ? Est-il satisfait de son sort ? Cette anthologie, la première du genre, apporte des éléments de réponse à ces questions que l’on peut résumer en une seule : si le traducteur était peintre, à quoi ressemblerait son  autoportrait ? Qu’ils exercent leur métier dans le domaine de la traduction littéraire ou pragmatique, les traducteurs ont peu écrit sur eux-mêmes. Ils ont rarement libéré leur plume pour se confier à leur journal ou rédiger leurs mémoires ou leur autobiographie. Ils ont pourtant beaucoup à dire et tout intérêt à se faire connaître. S’ils font entendre leur voix, encore que faiblement, dans les préfaces, les notes et les postfaces, ce n’est pas pour parler d’eux ni occuper le devant de la scène et encore moins pour se tresser une couronne de laurier. La notoriété en laisse plus d’un indifférent. De toute manière, le traducteur n’est pas sans savoir que son nom résonne peu dans l’histoire. On lui élève rarement un monument. Cette anthologie donne la parole à une quarantaine de traducteurs québécois et franco-canadiens qui s’expriment sur eux-mêmes ou leur métier, que ce soit dans des articles, des poèmes, des lettres personnelles ou des pièces de circonstance. Elle couvre la période qui s’étend de la fin du xixe siècle à nos jours. Ces bornes géographiques et chronologiques sont amplement justifiées étant donné le nombre élevé de traducteurs qui gagnent leur pain au Canada et le volume quasi industriel de traductions qu’on y produit annuellement, conséquence des rapports asymétriques entre l’anglais et le français2. Si « la langue de l’Europe c’est la traduction », comme l’a observé Umberto Eco (1993), la traduction est aussi, dans une large mesure, la langue des rapports entre francophones et anglophones au pays de l’unifolié, « pays divisé par la langue, uni par la traduction », pour reprendre la formule lapidaire de Lori Saint-Martin. La plupart des textes qui composent cet ouvrage n’ont guère circulé hors des milieux de la traduction ‒ services de traduction et associations professionnelles. Quelques-uns sont parus dans des recueils, des revues littéraires ou les colonnes des journaux. Un petit nombre a été arraché au silence 2.

La traduction au pays se fait massivement et de plus en plus de l’anglais vers le français. « La traduction est un bon baromètre de l’évolution des rapports entre l’anglais et le français au pays, écrit Alain Otis. […] Depuis 2002, le pourcentage de la traduction du français vers l’anglais a reculé de 11,2 % à 7,6 %. […] Au cours de la même période, la traduction multilingue a plus que doublé, grimpant de 4,2 % à 8,6 %. » Au Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue, où le tiers de la population est francophone, « le volume de traduction du français à l’anglais est en recul constant depuis une douzaine d’années et se situe actuellement autour de 10 % » (Otis, 2021b : A-6).

INTRODUCTION

3

des archives. Le texte le plus ancien, « Une pièce sans nom » de Rémi ­Tremblay, date de 1886, les plus récents, de 2021. Des écrivains-traducteurs jouissant d’une réputation enviable sur la scène littéraire nationale et internationale côtoient des traducteurs totalement inconnus, y compris dans le landerneau de la traduction. La notoriété des auteurs n’a pas été un critère de sélection des textes. D’ailleurs, en matière de traduction, parler de « notoriété » n’a pas beaucoup de sens. « Les traducteurs en général et les traducteurs de poésie en particulier ont toujours et partout été tenus pour quantité négligeable, sinon inconnue » (Brault, 1989 : 203). S’il est faux de prétendre que l’on naît traducteur ou traductrice, on peut certainement affirmer que les traducteurs vivent et meurent généralement dans l’anonymat. « C’est parce que le nom du traducteur n’est pas nécessaire à la circulation ni à la classification des livres qu’il a tendance à se faire oublier », explique Sherry Simon (1989 : 201). Je ne cache pas que certaines pièces, œuvres de plumes obscures, sont désertées par l’inspiration poétique ; aussitôt composées, elles ont rapidement basculé dans l’oubli, comme la plupart des textes ou discours de circonstance. Si je les ai néanmoins incluses dans cette anthologie, c’est en raison de leur valeur documentaire : elles éclairent une époque, une mentalité ou un climat de travail particulier au sein d’un groupe de traducteurs. J’aurais eu mauvaise grâce de les écarter : si elles n’ont pas leur place au panthéon littéraire, elles ont néanmoins valeur de témoignage historique et, en tant que telles, elles méritent notre attention. Pour faciliter la compréhension de certains morceaux choisis, il m’est apparu nécessaire de les remettre en contexte ou de préciser les circonstances de leur création au moyen d’une brève présentation3. Les compositions versifiées ont la faveur des traducteurs qui aiment taquiner les Muses. À cet égard, la palme revient incontestablement à JosephGérard DeGrâce, dont les Tribulations et consolations d’un traducteur (1977) comptent pas moins de 754 vers rimés. Pour sa part, le traducteur, homme de lettres et historien Jacques Gouin, parvenu au soir de sa carrière, a ravivé les souvenirs enfouis dans les replis de sa mémoire et reconstitué de manière pittoresque et avec un soupçon d’humour une époque révolue que les moins de soixante ans n’ont pas connue.

3.

Les notes de bas de page que j’ai ajoutées dans le même esprit à titre d’éditeur portent la mention (NdE).

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LES TRADUCTEURS PAR EUX-MÊMES

Les auteurs réunis dans ces pages puisent à pleines mains dans la corbeille de leur expérience. Beaucoup évoquent les thèmes pérennes de la traduction comme la difficulté de traduire, l’effacement, la fidélité, l’intraduisibilité ou la trahison. La fréquence à laquelle ces topoï sont repris prouve que ces enjeux sont cruciaux pour les traducteurs, qu’ils sont au cœur de leur éthique professionnelle. Certains traducteurs littéraires expriment leur frustration de ne pas pouvoir consacrer plus de temps à l’écriture, d’autres, en procédant à un renversement de perspectives, ouvrent de nouveaux horizons et font voir la traduction sous un jour inédit. Regroupées sous cinq grands thèmes ‒ littérature, portraits, métier de traducteur, musique, humour ‒, les œuvres retenues couvrent plusieurs genres, de la poésie au pastiche en passant par le conte, la fable, l’essai, le portrait, la correspondance, la fiction épistolaire et l’interview. Plusieurs textes sont irisés des teintes de l’humour. On verra que les traducteurs savent se moquer d’eux-mêmes et de leur déformation profession­nelle, comme celle qui consiste à corriger les affiches bilingues mal traduites ou à traduire jusque dans ses rêves… Parmi les traducteurs qui prennent la parole, certains exercent ou ont exercé leur art sur des poèmes, des œuvres théâtrales, des romans ou des nouvelles, d’autres sur des textes administratifs, technoscientifiques ou journalistiques. Tous font le même métier, mais selon des modalités différentes. Les poètes ou les adaptateurs de théâtre n’abordent pas les œuvres de la même manière que les fonctionnaires, les salariés ou les traducteurs indépendants qui manient des textes non littéraires. Seul devant son texte, le poète se tient à la frontière du traduisible. Pour lui, la forme d’un poème est porteuse de sens tout autant que les mots, et cette matérialité du poème lui impose des contraintes inconnues ou presque du traducteur administratif ou technoscientifique. L’adaptateur de théâtre, quant à lui, ne traduit pas des mots ni des phrases, mais donne vie à des personnages et doit rester fidèle à leur psychologie. Une traduction théâtrale, nous dit Marco Micone, est véritablement le fruit d’un travail dramaturgique, avec tout ce que cela implique de collaboration avec les comédiens, le metteur en scène et les techniciens, sans jamais perdre de vue le spectateur. La moitié des textes réunis ici sont signés par des traducteurs fonctionnaires ou des écrivains qui l’ont été pendant quelque temps, le plus souvent au début de leur vie professionnelle. C’est le cas, notamment, de Guy Sylvestre et d’Hélène Rioux.

INTRODUCTION

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Les témoignages de ce dernier groupe de traducteurs et de traductrices de profession, par opposition aux dilettantes et aux traducteurs littéraires, couvrent presque tous les aspects de leur environnement de travail qui s’est radicalement transformé au cours du dernier siècle : favoritisme, maigre rémunération, aridité des textes, rédaction déficiente des originaux, pénurie de ressources documentaires, formation requise, obligation d’apprivoiser les aides à la traduction4, échéances serrées, répétitivité et monotonie du travail. Certains auteurs entrent même dans des considérations d’ordre éthique, déontologique, syndical, ergonomique et psychiatrique. Les relations entre traducteur et réviseur sont aussi évoquées ; elles peuvent se dégrader, apprend-on, au point de pousser un traducteur à commettre un assassinat… imaginaire, comme celui qui est relaté dans ces pages. Ce livre donne la parole aux ouvriers discrets qui font transiter les textes d’une langue à une autre. Pour une fois, ce sont les traducteurs eux-mêmes qui sont appelés à la barre et qui vont livrer un témoignage de première main. Le lecteur aura ainsi l’occasion de découvrir leur vrai visage, car il faut avoir été nourri dans le sérail pour parler de traduction en toute connaissance de cause. Contrairement aux lunettes déformantes qui donnent trop souvent une fausse image des traducteurs, ce florilège nous révèle qui ils sont réellement. Les traducteurs par eux-mêmes, un miroir tendu aux traducteurs.

4.

Voir la note 29, p. 154.

1. LITTÉRATURE

Michel Garneau Proème Leonard Cohen (†2016) s’est d’abord rendu célèbre par son recueil de poèmes The Spice-Box of Earth (1961). Dans les années qui ont suivi, se sont enchaînés recueils de poèmes et romans. Mais c’est surtout comme chanteur et musicien que l’artiste va acquérir une réputation internationale. Après un silence de dix ans, il fait un retour à la poésie en 2006 en publiant Book of Longing, ensemble de poèmes composés sur une période de vingt ans. Empreint de nostalgie, d’ironie, d’érotisme et d’humour, ce recueil, orné de nombreux dessins de l’auteur, traite du vieillissement du corps et de la constante envie d’aimer, de l’irrépressible désir de l’autre. C’est à la demande expresse de Leonard Cohen que le poète et dramaturge Michel Garneau (†2021) en produit une version « en québécois international », qu’il intitule Livre du constant désir (L’Hexagone, 2007). Ce qu’il traduit, confie le traducteur dans « Proème », influe sur sa propre écriture. Il pourrait faire sienne cette réflexion d’un poète espagnol : « Je considère mes traductions de poésie comme une continuation de mon œuvre de poète » (Pérez Muntaner, 1993 : 638). La complicité entre Cohen et Garneau est totale. Des affinités électives profondes les unissent. Ils partagent une conception commune de la poésie qui cherche à poétiser le quotidien ; cette gémellité poétique s’exprime pour une bonne part dans un style qui se rapproche de la chronique du quotidien.

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quand je traduis je ressens parfois de la mauvaise humeur parce que j’ai l’impression que ça me vole des poèmes alors en commençant à traduire Leonard Cohen je me suis fait un petit deal : pour chaque poème traduit je fais le mien tout de suite ainsi je mène de front les deux recueils le Livre du constant désir & le mien & à ma surprise réjouie ça rend l’entreprise non seulement plus intéressante mais curieusement plus facile c’est excitant intellectuellement ça met du piquant dans le jeu ça me fait de grandes journées d’écriture dont le centre est la renaissance des poèmes de Leonard en québécois international & la naissance des miens nouveaux poèmes évidemment ce que je traduis influe sur ce que j’écris c’est par endroits un dialogue assez direct & ailleurs de biais mais toujours il y a un rapport ‒ que je ne cherche pas ‒ je laisse arriver ce qui arrive satisfait que je sente un lien même s’il n’est pas évident je me repose d’une façon de penser traduire avec une autre façon de penser écrire & oui je constate une fois de plus oui que oui penser oui c’est un plaisir oui physique

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1 – LITTÉRATURE

Michel Garneau Chère lectrice

(A Note to the Chinese Reader / Une note pour le lecteur chinois) Un autre exemple du style chronique du quotidien est le poème « Chère lectrice ». Le traducteur fait pénétrer cette lectrice imaginaire dans son cabinet de travail pour lui décrire l’« aventure » de traduction poétique dans laquelle il s’est engagé. Il lui livre un véritable rapport d’étape de son projet, qui inclut en alternance la traduction d’un poème de Cohen et la composition d’un poème de son cru. Cette façon de procéder se révèle une source d’inspiration et de créativité pour le poète-traducteur, qui ne cache pas sa crainte angoissante de connaître une panne d’inspiration, de « frapper le fond du puits », comme il dit. « Chère lectrice » a été composé à la suite de « A Note to the Chinese Reader », dont le début et la fin sont retranscrits ci-dessous : Dear Reader, Thank you for coming to this book. It is an honour, and a surprise, to have the frenzied thoughts of my youth expressed in Chinese characters. I sincerely appreciate the efforts of the translator and the publishers in bringing this curious work to your attention. I hope you will find it useful or amusing. […] Beautiful Losers was written outside, on a table set among the rocks, weeds and daisies, behing my house on Hydra, an island in the Aegean Sea. I lived there many years ago. It was a blazing hot summer. I never covered my head. What you have in your hands is more of a sunstroke than a book. Dear Reader, please forgive me if I have wasted your time (Cohen, 2006 : 196).

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chère lectrice je ne peux pas résister à l’envie de m’adresser à toi aussi directement que le permettent le livre & le poème j’imagine que tu vois bien ce que je tente de faire & qu’en une certaine manière je te parle intimement ce qui m’autorise peut-être à aller jusqu’à te donner des nouvelles de mon aventure dans la traduction des poèmes de Leonard & la rédaction des miens qui répondent d’une façon ou d’une autre à chacun des siens nous sommes au moment où j’écris jeudi le 16 mars 2006 & j’ai commencé ce travail au début décembre 2005 c’est pas pour me vanter mais ça fait bien des poèmes les siens les miens ça fait deux langues non quatre je veux dire la sienne la mienne le français des traductions & le français québécois de mes poèmes qui n’est pas tout à fait le même. & il faut que je te dise que c’est une aventure chaque jour excitante je sens le besoin de le dire parce que c’est le genre de choses que la lectrice aime savoir ce comment-est-fait-le-livre & dans quel état je travaille tous les jours plusieurs heures & parfois c’est facile parfois difficile & parfois c’est la traduction qui me fait peiner un peu & parfois c’est mon poème mais franchement depuis une semaine une semaine & demie c’est de trouver mon poème qui me fait forcer un peu car en manuscrit j’en suis à la page 227 ça me fait 227 pages de poèmes depuis début décembre & vraiment j’ai peur de frapper le fond du puits j’en suis à la page 196 du manuscrit de Leonard qui en a 225 & je t’écris aujourd’hui chère lectrice pour te demander de m’aider en tout cas de m’encourager en me laissant t’imaginer souriant de ma pauvre petite stratégie pour arriver à faire un autre poème aujourd’hui merci

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1 – LITTÉRATURE

Jacques Brault Nontraduire La réflexion originale de Jacques Brault sur les fondements du geste poétique a eu une forte résonance au Québec. Son recueil-essai Poèmes des quatre côtés (1975a), qui propose une conception très personnelle de la traduction poétique, est considéré comme « une contribution majeure à la pratique de la traduction, dans un milieu intellectuel jusqu’alors indifférent à ce sujet » (Simon, 1994 : 59). Le poète, tel un alchimiste, procède à une transmutation. L’œuvre originale fait l’objet d’une production poétique nouvelle, étrangère à toute imitation. « Traduire un poème, c’est proprement écrire un poème relatif à une expérience de lecture poétique1, donc de lecture qui n’est pas elle-même traductrice (au sens péjoratif du terme), qui ne se demande pas ce que cela signifie, combien il y a d’allitérations, de chiasmes ou d’anacoluthes » (Brault, 1989 : 211). Le poème nontraduit n’est ni œuvre totalement originale ni copie servile. Son statut est indéterminé. Comme on le lira dans les extraits qui suivent, Jacques Brault est le premier à reconnaître qu’« un texte nontraduit reste trouble (troublé/troublant), [qu’il] n’arrive pas à départager sa dépendance et son indépendance ». Le poète s’inscrit en faux contre une conception de la traduction poétique fondée sur le principe de l’équivalence. La traduction de la poésie implique une démarche « d’appropriation, de vol à l’étalage, de trahison et de détournement de sens » (ibid. : 214). Les nontraductions de Jacques Brault sont remarquables, car on ne soupçonne pas qu’il puisse y avoir un texte antérieur à l’origine des poèmes. Toute comparaison avec un original est non pertinente. Tout le contraire de la démarche de Michel Garneau, qui avoue puiser son inspiration directement dans les poèmes de Leonard Cohen qu’il traduit. Se tenant « sur le seuil invisible d’un entre-deux », Brault fait la démonstration que traduire est impossible, mais inévitable, et qu’il est possible de « devenir l’hôte de l’autre ». La traduction a cette propriété de révéler l’inconnu en soi, et c’est l’autre qui en est le chemin d’accès. Pour se connaître, il importe d’accueillir des voix étrangères. « Mal dans ma langue comme on 1.

Jo-Anne Elder reprendra la même idée dans ellipse : « Traduire la poésie, c’est écrire la poésie » (Elder, 2004 : 13).

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est mal dans sa peau, j’ai fini par admettre en pratique que le rapport vital de soi à soi passe par la médiation d’autrui. Tel est le nœud du nontraduire » (ibid. : 212). Le principe de la nontraduction présente, en outre, l’immense avantage de mettre à mal « la croyance fumeuse en la hiérarchie des valeurs selon la chronologie : l’“original” n’est pas de soi supérieur à toutes ses traductions, l’antériorité est historique, non métaphysique2 » (id., 1975a : 94). Sont ici brouillées les frontières entre écriture et traduction et est proclamé l’inachèvement de tout texte. La nontraduction serait-elle la solution à ce qui est toujours apparu en traduction comme la quadrature du cercle, c’est-à-dire réaliser la difficile unité entre le Même et l’Autre ? Voyons ce que le poète a à dire sur le sujet.

Nontraduire 1 Se décentrer. Ne pas annexer l’autre, devenir son hôte. Comment ? et à quel prix ? En se taisant, en se portant à la rencontre d’une parole tenue pour étrangère et par un étranger. Se taire. Que d’abord s’établisse le rapport entre des existences hétérogènes. Le heurt. L’incrédulité. La confiance, peu à peu, ombrera la méfiance ; le clair-obscur des voyelles et des consonnes accusera les contrastes d’une langue à la fois perdue et trouvée. Langue suspendue entre deux certitudes maintenant problématiques, langue qui reconnaît alors sa difficulté d’être. Et donc sa raison d’être. Une langue qui se refuse à pareille épreuve est d’ores et déjà condamnée. Morte. Je suis d’un pays où les relations humaines se caractérisent par la chaleur, vive et brève ‒ comme notre été. Dès qu’il s’agit de distancer son horizon, de s’enfoncer dans des arrière-pays ou des avant-pays, le froid regagne son emprise, la crispation s’empare du corps, le langage devient « susceptible ». Nous n’aimons ni traduire ni être traduits. Et nous n’avons pas toujours et pas tout à fait tort. Les clefs de la traduction appartiennent aux puissants. S’il n’y a pas de langue mondiale, il y a des langues colonisatrices. Nous l’éprouvons durement, chaque jour. Mais cette épreuve aurait dû, devrait nous aiguiser l’appétit de création. Nontraduire, ce n’est ni prendre, ni laisser prendre, c’est composer, marchander, négocier. À défaut de vivre, je préfère survivre à sousvivre.

2.

Lori Saint-Martin abonde dans le même sens : « Sans autoriser d’avance toutes les faiblesses, il faudrait, à tout le moins, en finir avec une fétichisation du texte de départ qui interdit presque qu’une traduction soit à la hauteur. […] On commet un déni de réalité lorsque l’on pare l’original de perfections imaginaires […] » (Saint-Martin, 2020 : 54).

1 – LITTÉRATURE

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Nontraduire ; se décentrer. Le cœur sur la main et la main au cœur. Fin d’après-midi. J’ai travaillé de mon mieux ; je retourne chez moi. La porte, ce matin, s’était ouverte à un seul ; elle se fermera sur un autre ‒ seul. Mais je ne désespère pas qu’un jour de générosité sans contrôle et de tendresse totale ces deux « seul » ne feront qu’un en la douceur de vraiment vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. Nous ne nous traduirons plus l’un et l’autre, en une image du même, image toujours brouillée, tremblante d’à-peu-près, et qui finit par exténuer le propre de chacun. Nous serons recentrés ailleurs-ici, comme ce texte sous mes yeux, familièrement étrange, nous serons unis par contradiction, nontraduits.

Nontraduire 2 Les gravures de Rembrandt (et celles de Goya) m’ont détourné de la traduction. Un midi d’été ; une chaleur moite se ventouse aux murs. Je somnole presque. Et pourtant. Un rien en moi résiste à la torpeur. Le problème de l’original me tient sur la brèche. Non, je n’accepte pas de reproduire en traduisant. Pas plus que Rembrandt et Goya n’ont reproduit sur la plaque de cuivre une étude ou une esquisse. Encore le fameux « modèle » platonicien, encore la chère « cause exemplaire » d’Aristote ! On n’en finira jamais avec ces pré-jugés. Toute traduction transforme l’original, elle y renvoie sans cesse. D’où la « honte » de traduire… la peur maladive de trahir. Mais la morsure de l’acide, la brutalité du burin, la nervosité de la pointe sèche, l’incision du couteau, l’arrachement de la gouge, toutes ces attaques de la matière gravée ne traduisent pas, oh non ! une image préalablement tracée ou lavée, elles ouvrent, à partir d’une suggestion formelle-matérielle, d’un dessin-dessein, un nouveau chemin pictural. Ainsi, tournant le dos à la plus tenace méprise de l’idéalisme philosophique (et existentiel), je n’accorde pas à l’original un caractère de fixité. Tout discours (tout texte) est littéraire dans la mesure où il n’est pas complètement rongé par l’entropie (par l’univocité), dans la mesure où sa probabilité de sens demeure multiple, non close, non définitive. Pareil texte appelle précisément la « trahison ». Nontraduire, c’est fidélité qui aspire à l’infidélité. Un texte nontraduit reste trouble (troublé/troublant), il n’arrive pas à départager sa dépendance et son indépendance. Son projet (orienté vers la lecture) se rattache à son trajet (d’écriture) ; son origine oriente ses choix. Mais ceux-ci, à leur tour, l’éloignent de son commencement. Un sens-fils cherche à tuer le sens-père pour enfin laisser être la relation père-fils comme tierce réalité, la seule désormais viable.

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Nontraduire 3 Lecteur d’une traduction, je veux rester ignorant du texte traduit, afin que par cette ignorance ma lecture devienne active, chercheuse, me rapproche, en me représentant l’intervalle qui m’en sépare, d’un texte autre que le texte lu et que le texte deviné, d’un texte encore à écrire par cela même que ma lecture ne le trouve ni dans sa propre langue ni dans la langue étrangère (dite d’origine). La nontraduction, sur cette voie, se perd et perd le lecteur ; elle signale l’inachèvement du texte et se signale comme inachevée. Présence d’une absence, la langue nontraductrice ex-prime moins qu’elle n’im-prime un mouvement de départ, vers une inlassable réénonciation. Je me souviens tout à coup qu’il y a dix ans j’ai prêté à rire, prétendant que nous parlions par manque de silence ‒ par manquements au silence. Ma balourdise frôlait une vérité toute simple, humble et souvent humiliée : si nous étions réellement capables de silence, nous partagerions la même langue, nous ne peinerions plus à la tâche grotesque de traduire ‒ de remettre à demain la grâce d’être. Cette certitude d’avoir eu raison ne me donne qu’un plaisir mélancolique. L’acte de nontraduction relève encore de la traduction, hélas, ne serait-ce que pour s’en débarrasser. Et nos silences, en maintes circonstances, continuent à n’être que des manques de paroles, de sons, de bruits. Ils rassurent et ils effraient. Ils donnent à entendre qu’ils ne subsistent que par ce qu’ils masquent. Bref, ils invitent à traduire…

Nontraduire 4 À la fin, si la nontraduction parvenait à réaliser (non pas à résoudre) la contradiction d’être, le même et l’autre ne formeraient qu’un seul. Je ne serait plus un autre. Ni appropriation, ni désappropriation, le tiers exclu des deux textes émergerait de son exclusion et par la force des choses signifiantes exclurait même les termes de son inter-langue. Ce texte non écrit, non parlé, voilà ce que vise la nontraduction.

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1 – LITTÉRATURE

Robert Melançon Lettre à George Johnston Poète et traducteur, l’Ontarien George Johnston (†2004) a été professeur d’anglais à l’Université Carleton (Ottawa) jusqu’à sa retraite en 1979, année où il a élu domicile au Québec. Il est l’auteur d’une douzaine de traductions du danois, du féroïen, de l’islandais ancien et moderne et du norvégien. Il a notamment traduit deux recueils de poèmes du poète norvégien contemporain Knut Ødegård. Dans le texte qui suit, Robert Melançon poursuit avec son ami un échange épistolaire amorcé en 1986. Il lui fait part de toute son admiration pour son talent de traducteur, et esquisse même une définition de la traduction poétique. À deux reprises, il lui dit toute la difficulté qu’il éprouve à rendre de ses poèmes tout ce qui « se glisse entre les mots sans être dit », les subtils nondits, l’ineffable dont ils sont empreints. Cette évocation du travail de traduction dans un poème de style épistolaire et dans la veine de la chronique du quotidien n’est pas sans rappeler les deux poèmes de Michel Garneau cités précédemment. Dear George, cher ami, pour cette fois Permettez-moi de ne pas vous écrire Dans cet anglais d’emprunt qui est le mien. Je peux le faire en prose et demander Aux ombres d’Addison et de Thoreau De me pardonner de tant malmener Une langue à laquelle je dois tant. Un tel basic s’impose un peu partout, À la télévision, dans les journaux, Dans les conversations, que mes efforts Pourraient passer pour un hommage ‒ en prose, S’entend. Mais en vers, et à vous, cher George, En qui revivent Langland et Herrick3 ? Jamais je n’oserais mettre à la poste Les iambes claudicants que j’obtiendrais. L’anglais s’impose universellement, 3.

William Langland (v. 1332-v. 1386) et Robert Herrick (1591-1674) sont des poètes anglais. (NdE)

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Dit-on. Mais à quel prix ? Je croirais presque Qu’il s’appauvrit de toutes ses conquêtes. Le premier âne qui ânonne « I am, You are, he is », se croit très compétent. Mais vous savez cela bien mieux que moi, Et ce n’est vraiment pas ce que je veux Vous dire aujourd’hui, quoique je ne sois Pas trop mécontent de laisser entendre, En aparté, que j’aime assez l’anglais Pour déplorer qu’il se dégrade et tourne En volapük bon pour communiquer. Je vous écris l’admiration que j’ai Pour votre poésie, et l’amitié Que j’ai pour vous, dans une lettre en vers À la façon de Pope et de Boileau, À la façon aussi de Du Bellay Car ce ne sera qu’une rime en prose Ou une prose en rime, en style bas. Je tiens à ne pas m’éloigner plus qu’il Ne faut, et il ne le faut pas beaucoup, Du ton des lettres que nous échangeons Entre Cook’s Lines4 et Côte Saint-Antoine Depuis mars 1986. Nous y parlons de poésie, du temps Qu’il fait, de traduction, de nos jardins, De tout, de rien : tel est le vrai discours De l’amitié, qui se saisit de tout. Lorsque je reconnais dans le courrier Votre écriture sur une enveloppe, Je sais qu’un pur bonheur m’attend que le Téléphone a ruiné pour presque tous. Tous nos progrès prétendus sont ainsi ; Nous les payons d’un prix exorbitant, Pressés de nous jeter dans l’avenir. C’est parfois comme si nous nous jetions Dans la poubelle, Enfer ou Ciel, qu’importe, 4.

Hameau situé au sud de Huntingdon, en Montérégie, à la frontière du Québec et de l’État de New York.

1 – LITTÉRATURE

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Et c’est le plus souvent l’Enfer, au fond De l’Inconnu pour trouver du nouveau. Vos lettres viennent comme de si loin, D’un temps où l’homme n’avait pas rompu Avec lui-même, avec la terre, avec Le temps, avec sa vie. Vous pratiquez Trois arts : la traduction, la poésie Et la calligraphie. Ils sont liés, Car ils ont toujours pour objet ‒ Gradus Ad Parnassum5 ‒ de bien traiter les mots, Avec tous les égards qui leur sont dus : Placer les accents, compter les syllabes, Faire tinter la rime au bout du vers, Rendre leur sens aux mots de la tribu ; Chercher entre deux langues des contacts Dont nul avant vous n’avait su rêver ; Tracer d’une main sûre chaque lettre, Ajouter quelquefois des ligatures Du s au t, du g au r, du f Au l, au r, à toutes les voyelles. Par pudeur vous parlez très peu de vous ; Pourtant je vous retrouve à chaque ligne Et j’entends votre voix dans chaque mot ; Cook’s Lines m’entoure, je vois votre maison À la frontière des États-Unis, Sans douanier, à la frontière aussi Du rêve, un peu hors du temps, quelque part Entre Beowulf et les sagas, au bord D’un océan que seul vous connaissez. J’ai retrouvé dans vos poèmes ce ton De vos lettres, cette façon de tout Laisser entendre sans en avoir l’air, Qui fait mon désespoir lorsque j’essaie De vous traduire en vers français. Comment Faire tenir en d’autres mots ce qui 5.

Gradus ad Parnassum, littéralement « escalier vers le Parnasse », ce mont du centre de la Grèce consacré à la fois au dieu Apollon et aux neuf Muses, dont il était l’une des deux résidences. Aux siècles classiques, Gradus ad Parnassum désignait un ouvrage pédagogique concernant la littérature, la musique ou les arts en général. On dit aussi simplement un Gradus. Ex. : Gradus. Les procédés littéraires (Dupriez, 2019). (NdE)

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Se glisse entre les mots sans être dit ? On croirait à vous lire qu’on surprend Une conversation entre voisins, Mais tout à coup on sent qu’on danse, on sait Qu’ainsi parlent les dieux, les animaux, Sans forcer la voix, sans rien dire en trop. Cela ne vient pas seul. J’ai lu de vous Un plaidoyer pour l’artifice, autant Dire un blasphème pour les inspirés, Les subversifs, les voyants de tout poil, Qui font aujourd’hui du poème en vrac. Je vois par la fenêtre le soleil Faire au-dessus des toits une aube comme On n’en connaît qu’en nos pays du nord, Scandinavie, Islande et Terre Neuve. Ce sont pays que vous aimez, battus Par l’iambe sans fin de la mer. Les scaldes6 Y ont trouvé leur strophe allitérée Le dróttkvæt7 qui noue dans les sagas Le son au sens et le sens au récit. Vous avez tout rendu en traduction, Autant que j’en puisse juger, du moins, Puisque mon ignorance m’interdit De lire, même mal, l’original. Je ne sais si « Sherr goddess of shower » Rend tout à fait « Fals hallar skal Fulla » ; Je n’oserais risquer de prononcer Ces quatre mots, et j’ai compté tantôt, En m’abusant peut-être, « drótt-kva-et » Pour trois syllabes. Mais dans votre anglais Quel battement de consonnes répond

6. 7.

Troubadours scandinaves. (NdE) Le dróttkvæt (« vers majestueux ») est, en islandais ancien, une stance de huit vers réguliers de trois syllabes accentuées, qui se caractérise par un schéma complexe de rimes internes et terminales, d’allitérations et par une alternance de consonances et de rimes à la fin des vers. (NdE)

1 – LITTÉRATURE

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Au bruit de la mer frappant les rochers, Aux coups d’épée du combat de Gisli8 ! J’aurai bientôt traduit quelques poèmes Pris dans Happy Enough, Taking a Grip Et Ask Again, auxquels j’ajouterai Vos essais sur le rythme et Bee Seasons. Cela fera un petit livre pour Donner le goût à quelques-uns d’aller Vous lire dans le texte comme on va À la fontaine. Je voudrais qu’il soit Paru pour cet automne (Vanity Of Human Whishes9, dirait le Docteur Johnson, votre presque homonyme). Aussi Je mettrai fin ici à cette lettre ; Il faut que je retourne à vos poèmes Car ce n’est pas une petite affaire De les transposer en français. Cher George, J’espère que nous nous verrons en mai, À Cook’s Lines ou chez moi, si vous voulez. Transmettez mon bonjour à Jeanne. Charlotte10 Et moi vous envoyons notre amitié.

La saga de Gisli est une saga islandaise qui aurait été écrite au xiiie siècle, mais dont l’action se passe au xe siècle en Islande. Elle raconte l’histoire tragique du héros Gisli, qui doit tuer un de ses beauxfrères pour venger un autre beau-frère. (NdE) 9. Titre d’un long poème publié en 1749 par le poète, essayiste, lexicographe, traducteur, journaliste, éditeur et moraliste Samuel Johnson (1709-1784). (NdE) 10. Au nombre des auteurs traduits par Charlotte Melançon figurent Lynn Coady, Emily Dickinson, Northrop Frye, Abraham M. Klein, Alberto Manguel, John R. Saul et Charles Taylor. Elle a signé divers articles et poèmes dans ellipse, Estuaire, Études françaises, Études littéraires, Liberté, Meta, Osiris et Vice Versa. Le prix de traduction John-Glassco lui a été décerné en 1989 et le Prix littéraire du Gouverneur général en 1990 et en 1998. (NdE) 8.

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Pierre Nepveu Traduire, être traduit : le détour par l’autre Les enjeux fondamentaux de la traduction, poétique surtout, sont évoqués dans le témoignage de Pierre Nepveu, dont le texte fait écho à celui de Jacques Brault pour qui traduire, ce n’est pas « annexer l’autre, [mais] devenir son hôte » (1975b : 15), et à celui de Lori Saint-Martin pour qui « c’est aller à la rencontre de l’Autre » (2021 : 1). Traduire, c’est faire un « détour par l’autre », nous dit Pierre Nepveu. Cet élan vers l’Autre, étranger ou pas, se situe aux antipodes de la vision tunnel inhérente à la « culture du bannissement » (cancel culture) et aux « espaces sécurisés » (safe space) qui renferment dans l’identique et bannit l’esprit critique. On s’imagine qu’il faut élever des murs, alors qu’il faut les abattre. Dans son essence même, la traduction contribue à faire tomber les murs, à élargir les horizons. Traduire, c’est aussi, en contexte québécois et canadien, soulever la dimension identitaire de la langue. Observateur attentif de la scène québécoise, Marco Micone a bien vu que la langue française « a depuis toujours valeur de symbole de la destinée du peuple québécois, tandis que sa défense demeure le facteur par excellence de solidarité contre des ennemis réels ou imaginaires » (Micone, 2021 : 45). Plus qu’ailleurs sans doute, la traduction revêt aussi une fonction identitaire « hypertrophiée ». Elle est même, comme nous le verrons, un acte politique chez un poète comme Louis-Joseph Chagnon. Pour le poète et traducteur Pierre Nepveu, traduire est également un acte de lecture en même temps qu’un exercice d’humilité. La traduction est la plus attentive des lectures, une capture subjective d’un sens. « Ut legis, ita vertis : comme tu lis, ainsi traduis-tu » (Le Blanc, 2019 : 222). À longer les frontières du traduisible et de l’intraduisible, le poète-traducteur découvre les richesses insoupçonnées de sa propre langue, ce qui en retour infléchit son écriture. Traduire est, par conséquent, une école de style. Plus d’un écrivaintraducteur l’a reconnu, depuis Rivarol jusqu’à Hélène Rioux, Michel Garneau, Marie José Thériault et Daniel Poliquin en passant par Jean d’Alembert, Valery Larbaud et Michel Tournier, pour ne citer que ces quelques

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noms. Comme l’a si bien dit l’homme de théâtre français d’origine roumaine Georges Banu, « traduire, c’est se former… car, en adaptant son pas au pas des autres, le traducteur élargit ses ressources, déploie sa langue, dilate son univers après avoir surmonté la mise à l’épreuve de son identité » (Banu, cité dans Déprats, 1996 : 16-17). Le premier à profiter d’une traduction pourrait bien être le traducteur lui-même. Traduire, être traduit : dans mon parcours de poète, ces deux actes ont relevé d’une même pulsation de ma langue, le français, tantôt attirée hors d’ellemême, tantôt prête à se laisser habiter par l’autre, ce mouvement d’aller-retour se produisant dans un espace commun, celui de la poésie, où tous les transports sont possibles et où les frontières ne sont jamais tracées que pour être franchies. Sans doute cette vision d’une réciprocité de la traduction me vientelle en partie du pays que j’habite, le Canada, et surtout de ma ville, Montréal, qui est par excellence une ville de traduction à double sens, du français à l’anglais et de l’anglais au français (même si plusieurs autres langues, notamment l’espagnol, l’italien, l’arabe et certaines langues amérindiennes comme l’innu sont aussi engagées dans ce chassé-croisé). Plusieurs de mes livres de poésie ont été traduits vers l’anglais et à ­l’inverse, ce sont surtout des poètes anglophones qui ont fait l’objet de mes traductions. Cette activité bidirectionnelle est déterminée par un contexte très particulier : celui d’une culture québécoise dans laquelle, pour des raisons historiques, la dimension identitaire de la langue française s’est hypertrophiée et souvent crispée, reléguant l’anglais au statut d’une langue adverse et plutôt menaçante. Traverser cette frontière qui sépare le français de l’anglais a donc forcément à Montréal une portée politique : à une logique de la confrontation et de la pure résistance répond une pratique de la circulation et du dialogue11. Je ne peux, comme poète, aborder sur un plan plus large la question de la traduction sans tenir compte de cette situation qui rend impossible toute idéalisation de la traduction : traverser la frontière des langues ne résout pas pour autant la question de leurs pouvoirs respectifs, de leurs rapports de domination et d’assimilation. Mais la traduction, et surtout celle de la poésie, a infléchi à coup sûr le rapport que j’entretiens avec ma propre langue, avec les

11. Voir à ce sujet l’ouvrage capital de Sherry Simon, Traverser Montréal. Une histoire culturelle par la traduction, traduit de l’anglais par Pierrot Lambert, Montréal, Fides, 2008. Le titre original était Translating Montreal.

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langues en général, tout en me rendant plus lucide et attentif à l’endroit de ma propre pratique d’écriture. Traduire, même si cela se fait forcément à partir d’une langue particulière, c’est se mettre « en présence de toutes les langues », une formule que le poète martiniquais Édouard Glissant appliquait à l’écriture elle-même dans le « tout-monde » qui est le nôtre. À plus forte raison, la traduction ouvre une porte sur la pluralité des langues et elle amène à ressentir ce qu’il y a de fondamentalement polyglotte dans l’espace poétique. On le dit banalement : un poète tend à pousser jusqu’à la limite sa propre langue pour inventer son propre style, son propre dialecte. Les partisans de l’intraduisible voient une clôture insurmontable dans cette singularité. Mais traduire un poème, c’est plutôt éprouver cet objet singulier comme le fragment unique d’une constellation, c’est ressentir tel poème particulier comme la possibilité même d’un passage, d’une circulation vers le lieu virtuel de toutes les langues. Déjà, devant un poème écrit en français, il m’arrive souvent d’en ressentir l’étrangeté, comme si je devais en apprendre la grammaire. Devant un poème écrit en anglais (ou en portugais, une autre langue que j’ai traduite), je ne fais en réalité que prolonger et élargir cette expérience. Du même coup, c’est de ma propre singularité comme poète que je deviens davantage conscient, non pas pour conclure à un enfermement solipsiste, mais au contraire à une conversation universelle, dans laquelle chaque poème est la traduction d’autres poèmes, chaque langue la métaphore d’autres langues. À partir de mon appartenance à un lieu, une langue, une époque, une manière d’écrire, me voici lancé dans un imaginaire poétique pluriel et sans limites, et ce voyage se trouve nourri non seulement par mon propre travail de traducteur, mais par les traductions que d’autres me donnent, sans lesquels je n’aurais aucun accès, par exemple, aux écrits du poète palestinien Mahmoud Darwich ou des poètes sud-coréens Ko Un ou Kim Hyesoon. J’ajouterai un autre aspect important de la question. Écrire de la poésie, plus que dans toute autre forme d’écriture, c’est se mesurer avec une acuité particulière au silence, c’est souvent écrire à partir de rien, ce qui peut être aussi douloureux qu’exaltant. Or, traduire un poème écrit souvent par un parfait inconnu, c’est faire l’expérience non pas de la page blanche, mais d’une quasi-simultanéité de la lecture et de l’écriture. La dissociation habituelle de ces deux actes, lire et écrire, se trouve ici réduite à l’extrême. Au fil des années, l’expérience traductrice a ainsi aiguisé ma conscience de cette tension entre lire et écrire dans ma propre écriture. Jusqu’à quel point se lit-on soi-même lorsque l’on est en train d’écrire ? Quelle est la nature du rapport

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entre écriture et auto-lecture ? Comment faire la part, dans cette nécessaire lecture et relecture de soi, entre des effets fâcheux d’inhibition et une simple exigence de justesse et de vérité ? Comment faire en sorte que la relecture, forcément critique, n’étouffe pas la fulgurance du poème au nom du raisonnable ? Le fait d’avoir souvent été traduit et d’être entré en dialogue avec mon traducteur a amplifié encore davantage ce questionnement. La traduction est un exercice de précision et d’humilité. Elle oblige à relire et à se relire : en traduisant, je lis le texte de l’autre comme s’il était déjà en train de devenir le mien ; ce détour par l’altérité et l’étrangeté me ramène à moi-même, à tout ce qui dans l’écriture relève de l’indétermination et parfois aussi de l’imprécision. Ce que j’ai du mal à traduire ou ce que mon traducteur ne parvient pas à traduire dans un de mes poèmes, dans quelle mesure cela tient-il d’un excès ou d’une insuffisance poétique, d’une plénitude irréductible ou au contraire d’un inachèvement ? Ces questions, peut-on ne pas se les poser lorsque l’on s’avance dans l’aventure multiforme et polyglotte de la  poésie ? J’ai souvent cité cette phrase de Jacques Derrida, que l’expérience de traduire ou d’être traduit rend encore plus percutante : « Un poème court toujours le risque de n’avoir pas de sens, et il ne serait rien sans ce risque12 ». Là peut-être se situe la vraie fécondité du travail de traduire ou d’être traduit : rendre évidente cette faille et me renvoyer ainsi à ce qu’il y a de plus exigeant dans l’acte de créer, ce vertige d’un sens qui risque toujours de se perdre, mais que je dois bien projeter vers cet abîme, faute de quoi je me retrouve dans le banal, le connu, le déjà lu. Les poètes que j’ai traduits m’auront beaucoup aidé à persister dans cette voie, et à y persister modestement, en sachant que ce défi peut conduire aussi bien à l’égarement et à l’obscurité qu’à la lumière ­bouleversante du poème accompli.

12. L’écriture et la différence (Derrida, 1967 : 111). (NdE)

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Lori Saint-Martin Les multiples altérités de la traduction littéraire Traduire, c’est aller à la rencontre de l’Autre, vivre l’altérité de multiples façons. Et chaque rencontre avec l’Autre ‒ l’autre texte, l’autre autrice, l’autre langue, l’autre culture ‒ révèle aussi ceci : ce qu’on pensait nôtre, même familier, ce qui nous est propre et proche, peut à son tour devenir autre. C’est dire que l’altérité est relationnelle, relative. Partout et nulle part. Elle bouge, elle fuit. Je vais décliner quelques-unes de ses multiples formes, tout en sachant qu’elles sont intimement liées entre elles. D’abord, comme je travaille, sauf quand je traduis de l’espagnol, avec un autre traducteur qui est aussi mon compagnon de vie, Paul Gagné, je suis directement en contact avec lui comme autre : ses connaissances et les miennes, ses mots et les miens, son rouge et mon mauve sur les manuscrits annotés et corrigés. Et bien qu’il soit mon Autre et moi la sienne, nous parlons d’une seule voix au bout du compte. C’est une arithmétique, une alchimie assez mystérieuse : deux noms font une signature, quatre mains font une voix. Dans ce cas, il n’y a plus l’un ou l’une et l’autre, mais un seul texte où nousmêmes, à la fin, ne savons plus très bien qui a écrit ou corrigé quoi. Mais on n’a pas besoin de travailler à deux pour connaître de multiples expériences de l’altérité dans la traduction. Traduire, dit très simplement (même si rien n’est simple en traduction littéraire), c’est prendre un texte et en tirer un autre. Mais, à mes yeux de traductrice, c’est l’original qui est l’autre texte, celui que je prends pour créer le mien. Déjà ici, on le voit, autant l’original que la traduction peut être l’autre texte, selon la manière de regarder. Et cette manière, au cours du processus, change constamment. Complétons maintenant cet énoncé : traduire, c’est prendre un texte et en tirer un autre. Mais cet autre texte qu’est la traduction devrait idéalement être le même texte dans la langue d’arrivée ‒ elle n’est donc ni pastiche, ni parodie, ni paraphrase ‒, ou du moins, il devrait tenter de dire la même chose pour les lecteurs de la langue d’arrivée. Ou encore, comme le dit Umberto Eco, il devrait dire « presque la même chose ». Aussitôt l’affirmation posée, Eco demande s’il est possible de déterminer le sens de « presque »,

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de « la même chose » ou même de « dire ». Étranger-familier, loin-proche, même-autre, dedans-dehors : tout cela à la fois et en alternance. Mais revenons à ce qui arrive quand la traductrice13 se trouve devant le texte original. Pour le traduire, je dois y entrer à fond, non pas le maîtriser mais le connaître profondément, le faire mien non pas en me l’appropriant mais en l’investissant, en m’y investissant. Son altérité ne disparaîtra pas pour moi ‒ ce n’est jamais moi qui l’aurai écrit ‒ mais je me rapprocherai tant de lui qu’il sera aussi, en partie, mien. Il entre en moi et j’entre en lui. Plus il me résistera au départ ‒ plus, par exemple, son style sera obscur ou ambigu, ses métaphores saugrenues, sa logique d’enchaînement mystérieuse ‒, plus je devrai m’efforcer, non pas de lui imposer ma manière, mais de creuser la sienne. Je dois m’abandonner à lui ‒ de la façon la plus active qui soit ‒ pour arriver à le faire mien, tout en préservant jalousement, amoureusement, sa singularité, son irréductible altérité. Les mots du texte original, qui sont la pierre sur laquelle est bâti mon travail (le reste, les dictionnaires, les recherches, me donnent des mots choisis ici et là, mais aucun ne peut me fournir l’œuvre ou même une seule phrase de l’œuvre), sont ceux d’une autre, sont portées par une autre voix que la mienne. Même si une œuvre contient une variété de tons, elle est habitée par une voix, forte et personnelle. Et pour bien traduire, il faut devenir cette autre personne, se glisser dans sa façon de voir le monde et se mettre à écrire « comme elle », ou le plus possible comme elle, lui donner sa voix française vraie et authentique. Trouver une autre manière à partir d’une même matière. Rencontre avec l’autrice en tant qu’autre et même (on est des collaboratrices après tout, on travaille sur le même livre : c’est une boutade, mais qui porte un grain de vérité), la traduction est aussi rencontre profonde avec l’autre langue. La langue de l’original est souvent une langue autre, une langue seconde pour la traductrice, inscrite dans une culture elle aussi autre, qu’elle connaît à fond ou non mais qu’elle doit réinventer dans tous les cas au profit de lecteurs qui n’en savent rien. Prenons un mot aussi simple que « thé », qui a son équivalent dans quantité de langues. Mais encore… Le thé qu’on boit en Russie, en Chine, au Japon, en Inde, au Maroc, en Turquie, au Botswana ou en Angleterre n’est jamais le même, ne se prépare pas de la même manière ; il commande chaque 13. Sachant que la grande majorité des traducteurs sont en fait des traductrices, j’ai opté pour un féminin pluriel dont je précise d’emblée qu’il englobe ici le masculin : c’est une forme personnelle d’écriture pensée comme inclusive. J’ai également opté, de façon symétrique, pour « les autrices ».

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fois ses propres rituels et évoque une tradition différente. « Une tasse de thé » et « un verre de thé » évoquent des aires géographiques et des mondes opposés. Les réalités que recouvre le mot « thé » ne se recouvrent donc pas parfaitement, puisque l’objet qu’il désigne change d’origine, de couleur, de saveur et de connotations d’une culture à l’autre. Le mot équivalent ‒ personne n’hésitera à traduire tea par « thé » ‒ est inséparable d’une altérité irréductible. Et même si nous empruntons le mot étranger pour l’intégrer à notre langue, l’incorporant donc au champ du « même », le rapprochant de nous, il est peu probable que « samovar », « kimono » ou « souk » résonne de la même façon pour nous et chez nous, évoque les couleurs, textures, rythmes et mythes d’origine. Un problème en apparence simple est l’altérité liée à la présence de plusieurs langues au sein de l’original : les premiers mots et plusieurs passages de Guerre et paix ont été rédigés en français. Pour la traduction française, le problème ne se pose pas, mais si vous traduisez vers le néerlandais, l’hindi ou l’arabe ? La présence d’une langue dans une autre est lourde de sens : le français dans certains films maghrébins, l’anglais dans les romans franco-­ québécois, peut être signe de colonisation économique et linguistique ou encore source de blagues ou de tension sur la difficile cohabitation des langues et des codes. Inversement, dans Un baume pour le cœur de Neil Bissoondath (Doing the Heart Good), un vieil Anglophone de Montréal qui rejette le français vit l’apparition de cette langue comme une agression et une douleur. Toutes ces connotations risquent de s’évanouir avec la traduction. Sans problème, nous avons intégré tels quels dans nos traductions les mots d’allemand et de mitchif de l’original, avec par exemple Le vol du corbeau (The Way the Crow Flies) d’Ann-Marie MacDonald. Dans ce cas, ce sont des langues dont l’altérité est plus ou moins la même dans la traduction que dans l’original. Mais que faire quand la langue autre utilisée est le français ? Quelle que soit la solution adoptée, le français perdra l’altérité qu’il avait dans le texte anglais.

Même si l’original ne contient pas la traduction, c’est en lui qu’il faut la chercher. Mais aussi hors de lui, dans les ressources de la traductrice : sa langue, ses connaissances, ses recherches et ses trouvailles. Je dois faire bouger l’autre langue, la recréer, la « translater » comme on disait autrefois, la transporter d’un lieu à un autre. L’original ne se trouve pas dans ma langue, mais c’est là que je dois le chercher ; il se retrouvera grâce aux combinaisons que j’inventerai dans celle qui est pour moi la « même » langue, mais forcément autre que celle de la traduction.

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Mais à force de travailler à partir de l’autre langue, j’en viens à éprouver l’étrangeté de la mienne ; du coup, elle me devient autre. Dans l’usage courant, nous ne pensons que rarement à ce que nous ne pouvons pas dire dans notre langue ; nous disons, tout simplement. C’est devant une invention ou même une possibilité usuelle de l’autre langue que je mesure mieux le potentiel, mais aussi les failles, de la mienne : les inflexions qu’elle accepte, celles qu’elle refuse (si la phrase en devient incompréhensible, je dois trouver une autre solution). Si une phrase de l’original illustre bien les ressources propres à cette langue, elle s’impose à moi, traductrice, comme parfaite, ronde, lumineuse, et du coup, c’est ma langue, la langue d’arrivée, qui me semble autre, trouée, pauvre. Autrement dit, la langue maternelle nous-même nous apparaît autrement quand on tente de lui faire suivre les voies de l’original. L’altérité a changé de place. Rencontrer l’autre texte, c’est se confronter à tout ce qu’on sait et tout ce qu’on ne sait pas de « sa » langue et de l’« autre » langue. Les deux langues vous appartiennent ; ni l’une ni l’autre ne vous appartient. Laquelle est l’autre déjà ? Les rapports indirects entre autrices et traductrices sont aussi facteurs d’altérité. La somme des personnes traduites, ces autres multiples, me changent, font évoluer ma langue, amplifient mon lexique, approfondissent ma perspective ; elles sont en moi, une partie de mon moi, de ma langue, cessant donc d’être autres. De même, pour certaines autrices que le processus intéresse, se faire traduire les change aussi : leur texte leur est révélé sous un autre jour, et beaucoup nous ont dit qu’elles modifieraient certains passages de leur livre à la lumière de nos commentaires, ou qu’elles voient l’écriture un peu autrement. Et le jeu continue, entre même et autre. On traduit toujours après ; par définition, la traduction est seconde, au moins dans le temps. Et pourtant, elle crée un nouveau texte, ouvert à de nouveaux lecteurs, et, ce faisant, devient première, inaugurale. On a beau savoir que Le palais de glace, traduit par Régis Boyer, n’est pas l’original du roman de Tarjei Vesaas, écrit en norvégien, ou plus précisément en nynorsk, on fait comme si on ne le savait pas, parce qu’on aime l’auteur et qu’on ne veut pas s’en sentir loin, on ne veut pas trop songer à une tierce personne qui s’immisce entre nous. Dans tous les cas, quand je lis une traduction, je l’éprouve comme un original ; il est neuf, réel, fort pour moi, je ne pense pas trop au relais. Il est écrit maintenant dans ma langue, qui pour moi n’est pas autre, mais même ; l’altérité s’est encore une fois renversée.

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La traduction, c’est la rencontre d’une traductrice avec un texte, d’une langue avec une autre. Mais au cours de cette rencontre, l’altérité change constamment de place. L’autre de l’un est le même de l’autre, pour ainsi dire, mais aussi le contraire. Ça donne un peu le vertige, il est vrai, un vertige non seulement salutaire, mais aussi jouissif.

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Patricia Godbout Retour sur un parcours elliptique Unique en son genre au Canada, la revue ellipse14, qui a vu le jour au bord du lac Massawippi, à North Hatley, en Estrie, publie depuis 1969 des œuvres poétiques en traduction anglaise et française. Cette revue culturelle se donne alors pour mission de rapprocher les « deux solitudes » par la traduction en faisant connaître les littératures québécoise et canadienne. « Ainsi l’axe qui unit les deux foyers d’une ellipse devient-il, en plus d’un lien, un vrai lieu d’échanges réciproques… » (« Avant-propos », 1969 : 4.) Le premier comité de rédaction se compose des quatre membres fondateurs : Joseph Bonenfant, Richard Giguère, Doug Jones et Sheila Fischman. Dès 1980, « aux langues officielles du Canada, s’ajoutent les langues autochtones, voire les langues parlées dans toute l’Amérique ; aux œuvres poétiques s’ajoutent à l’occasion d’autres genres littéraires voire d’autres formes d’expression artistique » (Marcoux, 2020 : 10). Après une interruption de sept ans (de 2013 à 2019), un comité de relance s’est formé à l’Université Concordia à l’initiative de Danièle Marcoux. L’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, alors présidée par Beatriz Hausner et hébergée à cette même université, a pris la revue sous son aile afin de lui donner un second souffle. Le numéro 89, publié en 2020 sous la direction de Danièle Marcoux, a pour thème « Hommage à ellipse » et donne la parole à des artisans de longue date de la revue. Lorsqu’elle a commencé à collaborer à ellipse, Patricia Godbout avait travaillé comme traductrice de dépêches de l’anglais vers le français à La Presse canadienne (Montréal), mais elle n’avait aucune expérience de la traduction littéraire. Cette revue lui a mis le pied à l’étrier et aura été pour elle son « école de la poésie et de la traduction poétique », comme elle le dit dans le témoignage que l’on va lire. Plus récemment, avec la collaboration d’Héloïse Duhaime, elle a traduit le recueil de poèmes La couturière et l’homme-poupée de Beatriz Hausner (La Grenouillère, 2014).

14. Le nom officiel de la revue s’écrit sans majuscule. Dans un souci d’uniformité, cette graphie a été utilisée partout dans le présent ouvrage.

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Le premier chapitre de « ma vie en traduction littéraire » s’est écrit à la revue ellipse, revue semestrielle de traduction poétique fondée en 1969 par le poète et traducteur D. G. Jones, alors professeur de littérature canadienne comparée à l’Université de Sherbrooke. Au moment de m’inscrire à la maîtrise dans cette discipline à l’automne 1983, j’avais en poche un baccalauréat en études françaises pendant lequel j’avais eu la chance d’avoir pour professeurs des figures marquantes comme Gilles Marcotte, Robert Melançon, Monique Bosco et Georges-André Vachon. J’avais aussi travaillé pendant quelques années comme traductrice de dépêches pour La Presse canadienne à Montréal. Mais je n’avais jamais touché à la traduction littéraire. Or, peu de temps après mon arrivée à Sherbrooke, Larry Shouldice, alors codirecteur d’ellipse, me propose de traduire vers le français, pour le numéro 32 qui paraîtra en 1984, un article sur la poésie de Gary Geddes. Je dois beaucoup à Larry Shouldice, qui nous a malheureusement quittés en 1991, à l’âge de 45 ans. Il m’a tout de suite fait confiance et m’a invitée à faire partie de l’équipe d’ellipse au moment où la revue était alors en transition : ainsi, dès 1985, la direction en est assumée par une nouvelle équipe, dont je fais partie ! Je ne connais alors pas grand-chose à la poésie canadienne-anglaise ni à la traduction littéraire, mais j’ai la chance de pouvoir me faire la main à la direction d’un périodique en compagnie de deux personnes de qualité : il y a d’abord Diane Ally, étudiante comme moi en littérature canadienne comparée, où nous suivons notamment les séminaires de poésie de Doug Jones. Puis, pour nous guider toutes les deux, Joseph Bonenfant, professeur à l’Université de Sherbrooke comme Jones, et artisan de la première heure de la revue. Bonenfant s’était engagé à assumer avec nous la direction d’ellipse pendant deux ans, après quoi il nous laisserait voler de nos propres ailes, épaulées bien sûr par le comité de rédaction dont il allait continuer à faire partie, comme Jones et les autres. Parole tenue. Parmi les quatre numéros parus en 1986 et 1987 sous cette direction tripartite, je me souviens plus particulièrement du numéro 36 consacré à Michel Beaulieu, poète et traducteur, décédé en juin 1985, qui s’ouvre justement sur un texte de Bonenfant sur Beaulieu, présenté en français et en traduction anglaise. Le numéro le plus significatif sur les dix suivants pour lesquels j’ai assumé la codirection de la revue en tandem avec Diane Ally est sans contredit le dernier (48), intitulé « Écrire l’image / Writing Pictures », mettant à l’honneur les gravures de l’artiste Lucie Lambert sur des œuvres d’Yvon Rivard, de

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François Ricard, de Réjean Beaudoin, de Jacques Brault, traduites en anglais par certains de nos plus fidèles collaborateurs tels Judith Cowan ou Donald Winkler, sans parler de Doug Jones lui-même, dont des poèmes réunis sous le titre A Thousand Hooded Eyes étaient à leur tour traduites par Monique Grandmangin. En préparant ce numéro, j’ai appris beaucoup de choses sur le soin à apporter sur le plan éditorial à ce genre de publications. Au fil des numéros, je me suis mise à l’école de la poésie et de la traduction poétique en me disant, chaque fois que j’entreprenais de traduire un poème, qu’il m’eût fallu en savoir beaucoup plus sur l’esthétique de ce poète pour lui rendre justice en français. Je pense en particulier à un poème d’A. M. Klein, ce superbe styliste, qui me mettait sur la piste des appren­ tissages dès son titre : « Psalm XXVII : A Psalm to Teach Humility ». Je me sens également privilégiée d’avoir traduit dans ellipse des poèmes d’E. D. Blodgett, avec qui j’ai gardé le contact par la suite, ce qui m’a amenée à traduire son livre sur l’histoire littéraire au Canada, qui a paru en français sous le titre Invention à cinq voix : une histoire de l’histoire littéraire au Canada (PUL, 2012). Ce retour sur mon parcours elliptique m’amène aussi à constater que ce sont les articles critiques sur les auteurs que j’ai préféré traduire pour la revue. J’ai notamment pris plaisir à rendre en français la prose souple et nuancée de Doug Jones, par exemple son article sur Archibald Lampman, dont il connaissait bien la poésie pour en avoir en quelque sorte fait le point de départ d’une suite poétique de sa plume, intitulée « Kate, these flowers », parue dans son recueil Under the Thunder the Flowers Light Up the Earth (1977) qui lui valut en 1977 le Prix du Gouverneur général dans la catégorie « Poésie ». Lire la poésie, lire et traduire la prose : voilà autant de choses qui me tiennent à cœur encore aujourd’hui et qui prennent pour une bonne part leur source dans ma participation à la revue ellipse – qu’il me fait plaisir de voir renaître, après une pause de quelques années, sous l’égide de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada.

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Hélène Rioux Traduction : musique, éthique Forte d’une longue expérience d’écrivaine-traductrice, Hélène Rioux taille en pièce dans son texte le topos de la trahison (au sens péjoratif du terme), ce cliché éculé selon lequel le traducteur est immanquablement un traître. L’adage italien galvaudé n’a rien d’absolu, et s’applique aux « mauvais » traducteurs. Eh oui ! il arrive que la traduction soit supérieure à l’original, que le traducteur fasse mentir ceux qui croient que tout traduttore est inéluctablement un traditore. Lorsqu’elle écrit que « traduire, c’est entrer dans l’autre », « se mettre, presque littéralement, “dans la peau de l’autre” », l’écrivaine-traductrice rejoint le point de vue exprimé par les poètes Jacques Brault, Pierre Nepveu, Madeleine Stratford dans « Le cœur au poing » et par Lori Saint-Martin qui affirme : le texte original « entre en moi et j’entre en lui. […] Je dois ­m’abandonner à lui ». Cela ne va pas, toutefois, sans un questionnement éthique : en traduisant l’autre, comment lui être fidèle sans se trahir soi-même ? Même si, contraire­ment au lecteur, le traducteur a des comptes à rendre à l’auteur, il a aussi le devoir de rester lui-même devant le texte étranger. Cette liberté revendiquée lui est même indispensable pour respecter l’œuvre originale. C’est aussi ce qu’affirme Marco Micone dans son texte « Traduire, tradire ». Mais il y a plus. Le traducteur rencontre dans son travail des obstacles qui ne sont pas uniquement de nature linguistique, mais de l’ordre des valeurs, du cas de conscience. Se pose alors une question éthique : dois-je traduire un texte que je sais mensonger ? Un texte qui fait l’apologie de la violence ? Un  texte qui prône le racisme, l’homophobie ? Un texte qui dénigre les ­immigrants, les juifs, les Québécois (Quebec bashing) ? Enfin, Hélène Rioux reconnaît, tout comme Michel Garneau, Pierre Nepveu et Daniel Poliquin, que la pratique de la traduction enrichit son écriture en plus d’être un miroir qui lui renvoie les multiples facettes de son être. Et si traduire, c’était aussi pour le traducteur une façon d’apprendre à se connaître, à « se lire soi-même » ?

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Quand on aborde le sujet de la traduction littéraire, une question revient immanqua­ble­ment : Traduire, trahir ? Comme s’il n’y avait que cette question. Comme si le débat ne pouvait tourner qu’autour de ce choix fondamental. Comme si la traduction n’était finalement qu’une affaire de loyauté ou de trahison. Comme si le traducteur était toujours placé devant cette ­éventualité terrifiante : se transformer en traître. Vu sous cet angle, un problème d’éthique, à tout le moins d’éthique professionnelle, semble se poser d’entrée de jeu. C’est le premier qui se pose au traducteur digne de ce nom. « Parviendrai-je à rendre la pensée de l’autre dans son intégralité, à donner toutes les nuances de ses images, toute la ­musicalité de sa langue ? Lui rendrai-je justice ? » « Est-ce que je crois à cette œuvre ? se demande-t-il aussi. En acceptant de la traduire, suis-je loyal envers mes convictions intimes, ma foi, ma propre vision de la vie ? » Traduire l’autre en lui étant fidèle, sans se trahir soi-même : voilà où réside le défi. Je suis tombée des nues la première fois que j’ai pris conscience du dilemme qui hante certains traducteurs ‒ et leurs critiques, puristes mélancoliques qui, dans leur quête effrénée de l’« authentique », déplorent toujours de n’avoir pas accès à l’œuvre originale, qui considèrent sa traduction comme un sous-produit, un ersatz, qui refusent de voir la part ‒ essentielle ‒ de création qui entre dans une traduction ou d’y accorder la moindre importance ‒ sauf quand il s’agit de la prendre en faute ‒, qui refusent de penser que la traduction puisse enrichir ‒ ô blasphème ! ‒ l’original. Car, pour eux, l’œuvre originale est une chose statique, immuable, coulée dans le béton, figée dans le temps et l’espace, une chose que toute manipulation ne peut que profaner, corrompre. Je parle de ceux pour qui tous les traducteurs sont malhonnêtes ‒ pour ainsi dire, des faussaires ‒, toute traduction est un crime ‒ pour ainsi dire, une contrefaçon. C’est du moins ce que, avec une hargne qui me semble injustifiée, Jules Renard a écrit dans son Journal15. Je dis « injustifiée », car, enfin, si, comme lui, je frémis d’horreur devant la médiocrité de certaines traductions, j’éprouve pourtant de véritables frissons de bonheur admiratif devant l’excellence de certaines autres. (Remarquons que l’horreur vient surtout quand il s’agit de poésie, musique d’une langue à l’état pur, son âme, en quelque sorte. Cette musique particulière de la langue, cette âme, seraitelle intraduisible ‒ intransmissible ? On dit aussi que la poésie est ce qui,

15. « La traduction, ce crime des gens malhonnêtes qui, ne connaissant ni l’une ni l’autre langue, entreprennent avec audace de remplacer l’une par l’autre » (Renard, 1935 : 147 – 5 avril 1894). (NdE)

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inévitablement et irrémédiablement, se perd dans la traduction. Mais si la poésie de l’auteur est perdue, celle du traducteur ne pourrait-elle prendre le  relais ?) Traduire, trahir… Les deux mots se ressemblent, et c’était facile de faire le rapprochement. Trop facile, peut-être. Si je suis tombée des nues, c’est que je n’avais jamais regardé la traduction selon un point de vue aussi manichéen. Je la voyais plutôt comme une entreprise généreuse, une sorte de mission, visant à propager la bonne nouvelle ‒ la bonne littérature. Une entreprise désintéressée, car les sommes d’argent en jeu sont, la plupart du temps, dérisoires par rapport au travail accompli, et la gloire, inutile même d’en parler. Dans mon cas, s’il faut parler de la genèse, tout a commencé par le désir, l’urgence de dire. Dès l’enfance, une foule d’émotions semblaient se bousculer à l’intérieur de moi, qui voulaient émerger à l’air libre. Les livres m’ont d’emblée tenu compagnie, m’ont enchantée. Ils me parlaient, je m’identifiais aux personnages, leurs combats, leurs tourments devenaient les miens ‒ d’une certaine façon, déjà, je traduisais. Quand on parle de mots, n’est-on pas toujours dans l’alchimie d’un processus de traduction ? Rendre l’abstrait ‒ concepts, sentiments, émotions ‒ concret par le biais du langage, voilà tout le projet du langage et, par extension ‒ là où la langue orale doit s’avouer impuissante ‒, de l’écriture. Pour commencer, s’approprier, puis partager. Donner forme, pour ainsi dire donner (ou redonner) vie. L’auteur donne et le traducteur redonne. L’écriture s’est ensuite proposée, très tôt, presque simultanément, comme le moyen privilégié pour arriver à m’exprimer ‒ j’allais dire me libérer. J’inventais des histoires dans ma tête, avec mes poupées, je voulais les « traduire » en mots. (L’auteur serait donc, d’une certaine façon, le premier traducteur de son histoire. Le lecteur en serait un autre, ajoutant sa propre expérience, sa propre compréhension des mots à celles de l’auteur, et ainsi de suite en une chaîne infinie de métamorphoses où chacun, de l’auteur au lecteur, du traducteur au nouveau lecteur, ajoute son grain de sel. Cet « original » après lequel se languissent les puristes serait un leurre, et l’œuvre « achevée », toujours en gestation, puisque toujours en puissance d’être traduite, redonnée à la vie par le traducteur. Ou bien, l’œuvre traduite serait un autre original, susceptible d’être à son tour traduit…) D’autres rêves, d’autres amours grandirent en même temps. L’amour des sonorités, des mots ‒ ceux de ma propre langue, ceux des langues ­étrangères. Chaque langue a sa musique. Chaque langue est musique. J’aurais voulu être musicienne et je n’avais aucun talent. L’écriture fut ma

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musique. Enfant, j’avais aussi le rêve de jouer, je me voyais sur une scène, cantatrice, comédienne. Telle que je la perçois, la traduction se rapproche du théâtre. Le traducteur ne joue-t-il pas le rôle de l’auteur qu’il traduit ? Traduire, c’est jouer sans être sur une scène, c’est jouer sans public. Le public vient après, mais on ne le voit jamais, on n’est jamais en sa présence. Traduire, c’est entrer dans l’autre, trouver sa musique. Trouver les mots en soi pour raconter l’histoire de l’autre. Trouver en soi les émotions qui correspondent à celles de l’autre. Puiser dans sa propre expérience une expérience proche ‒ je ne dis pas « pareille », car rien ne l’est jamais. Se confondre avec l’autre. Se mettre, presque littéralement, « dans la peau de l’autre ». Imaginer comment l’autre aurait écrit son histoire s’il l’avait écrite en français ‒ mais l’aurait-il seulement écrite ? Ici, une nouvelle question surgit : l’histoire écrite a-t-elle une langue, a-t-elle besoin d’une langue, ne peut-elle être conçue que dans une seule langue ? Les romans de Dostoïevski ne pouvaientils être écrits qu’en russe, À la recherche du temps perdu, qu’en français, Don Quichotte, qu’en espagnol ? La musique particulière d’une langue est-elle essentielle, pour ainsi dire inhérente au message que l’auteur cherche à communiquer ? Ce message est-il corrompu par son passage dans une autre  langue ? Traduire, c’est interpréter, comme la comédienne interprète Lady Macbeth, le pianiste interprète Bach ou Mozart. Et sait-on comment Bach ou Mozart jouaient leurs pièces ? Comment Shakespeare concevait Ophélie, le roi Lear ? Soupçonne-t-on toujours le metteur en scène ou le comédien de trahir le dramaturge ? Le musicien de trahir le compositeur ? Sans ces interprètes, nous nous retrouverions privés d’émotions capitales, notre expérience de la vie serait bien pauvre. Je ne peux concevoir de ne pas connaître la musique de Bach, mais sans ses interprètes, comment l’aurais-je connue ? Et, au fond, que m’importe de savoir comment il jouait, lui, les Variations ­Goldberg quand Glenn Gould m’en donne sa vision. Traduire, c’est, en quelque sorte, recréer. Ajouter sa perception, sa sensibilité. Enrichir l’œuvre initiale, voire suppléer parfois, même si cela peut sembler présomptueux de le dire. L’écriture, ma musique, je l’ai trouvée en moi. L’anglais, je l’ai appris dans la rue, très jeune, ce fut d’abord une langue orale. La langue espagnole je l’ai apprise d’abord à l’école, elle fut d’abord écrite. Plus tard, en Espagne, à l’occasion de nombreux séjours, elle est aussi devenue orale, alors que l’anglais, que je pratique moins, s’est transformé, de par mon travail, en langue surtout écrite. Et si je les reconnais et comprends leur sens, il m’arrive

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maintenant de ne plus savoir comment se prononcent les mots anglais que je lis. On pourrait alors se demander comment, dans ce cas, je peux rendre leur musique en français. C’est qu’il existe une musique pour ainsi dire inhérente à la langue écrite, et qu’il n’est pas besoin d’« entendre » les sons pour en sentir la musique. Si, en traduction, la rigueur est indispensable, une large part d’intuition entre aussi en jeu. Ezra Pound affirmait d’ailleurs qu’il n’est pas nécessaire de maîtriser parfaitement une langue pour la traduire ‒, car tout le processus ne se résume pas à une histoire de vases communicants. Rien n’est jamais aussi simple. Heureusement. La traduction est venue par hasard, mais aussi comme une suite logique. Un jour que j’étais sans travail, un ami m’a proposé un emploi de traductrice. Tel qu’il me présentait la chose, cela semblait aller de soi. Je m’y suis lancée sans réfléchir. J’avais l’impression de réaliser un vieux rêve. J’ai déchanté. Au début, je veux dire. Comme Éléonore16, la traductrice que j’ai créée dans mes romans, j’ai commencé par ce que j’appelle la Manufacture de Mots, c’est-à-dire un bureau de traduction, une dure école, une expérience éprouvante. Très loin du théâtre, de la musique. Très loin de la création. Et pourtant, tout texte écrit, même le plus banal, le plus redondant, le plus pompeux, le plus vide, tout texte écrit ne mérite-t-il pas de l’être bien ? N’a-t-il pas aussi sa musique ‒ même monotone ? Le musicien qui apprend à jouer ne commence-t-il pas par des gammes ? Mais alors, peut-on dire que répéter inlassablement do ré mi fa sol sur un clavier, c’est jouer du piano, que vocaliser, c’est chanter ? Moi, j’ai déchanté parce que j’avais placé la barre trop haut. Partie pour ma croisade, je me voyais parcourir, éblouie, les paysages fabuleux du langage. C’est dire combien je fus prise de vertige, de nausée parfois, devant l’aridité des textes que j’avais à traduire, une prose souvent boiteuse, enchevêtrée, maladroite, obscure, truffée de termes techniques inconnus, de concepts confus, une prose qu’il me fallait pourtant comprendre et rendre dans un français clair et précis. Écriture et traduction se sont bientôt mêlées. C’est à la Manufacture de Mots que le personnage d’Éléonore a vu le jour. Je gardais un cahier à côté de moi, dans lequel j’écrivais sur elle entre deux descriptions de poste, deux procès-verbaux de réunion de comité. Elle fut tout de suite mon double. Je

16. Personnage-traductrice et alter ego d’Hélène Rioux, Éléonore apparaît pour la première fois dans « Les fantasmes d’Éléonore », nouvelle du recueil L’homme de Hong Kong (1986). Quatre ans plus tard, elle ressurgit dans Les miroirs d’Éléonore (1990), puis dans « Éléonore… ou Celle qui revient de voyage » (1994), Chambre avec baignoire (1992), Traductrice de sentiments (1995) et L’amour des hommes (2014). (NdE)

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traduisais en rêvant, et j’écrivais sur elle qui rêvait en traduisant. Je lui faisais traduire ce que je traduisais ‒ et la journée était moins longue. Je lui donnais mes rêves et mes terreurs. J’en inventais pour elle. Elle est née d’un fantasme, elle est née dans un fantasme, dans la nouvelle « Les fantasmes d’Éléonore », la première nouvelle que j’ai écrite. Le recueil qui a suivi s’appelle L’homme de Hong Kong. « Les fantasmes » l’ouvrent, « L’homme de Hong Kong », la nouvelle éponyme, le clôt. L’homme de Hong Kong est un assassin en fuite, il n’a pas encore de nom. Pour le créer, je me suis inspirée d’un fait divers : un tueur en série dont j’avais entendu parler à la radio, qui torturait ses victimes, filmait leur agonie et vendait les cassettes. Mort en direct, destinée aux amateurs de sensations très fortes. Bien sûr, il y a vingt-cinq ans, on parlait peu de ces choses ‒ elles ne faisaient pas encore partie de notre quotidien ‒ et j’avais eu un choc. À la fin de la nouvelle, une femme passe devant le tueur, et j’ai eu l’intuition que c’était Éléonore, qu’une rencontre déterminante devait avoir lieu entre les deux protagonistes. Puis, j’ai écrit Les miroirs d’Éléonore où elle est peintre ‒ une autre façon, si l’on veut, de traduire la réalité. C’est-à-dire qu’elle occupe encore une position d’intermédiaire entre la réalité et sa représentation. Dans ce roman, le tueur a maintenant un nom, il rôde à la périphérie de chacun des chapitres, présence menaçante, lourde, infiniment inquiétante. La rencontre n’a pas lieu, mais elle est latente, imminente. Elle s’impose. Je ne savais pas encore comment la mettre en scène. Dans Chambre avec baignoire, Éléonore est de nouveau traductrice, elle rêve d’écrire, mais l’écriture est hors de portée. La traduction est un pisaller, elle la pratique sans y croire, la regarde de haut, la tourne ‒ se tourne ‒ en dérision. Elle a quitté la Manufacture de Mots pour passer à la traduction de romans d’amour, la collection « Sentiments ». Déjà, dans mon inconscient ‒ puisque dans la conscience de mon personnage ‒, se posait la question de la responsabilité. Dans quelle mesure le traducteur est-il responsable de ce qu’il traduit ? Où commence et où s’achève son engagement ? Et quand je parle de responsabilité, d’engagement, je ne parle pas seulement de la responsabilité du traducteur par rapport au fond et à la forme ‒ au sens et au style ‒ du texte qu’on lui confie. Bien que ce soit là la responsabilité première du traducteur, ce serait trop simple, réducteur. Ainsi, il m’est arrivé de traduire des rapports, des comptes rendus que je savais truffés de demi-mensonges, de la publicité que je savais frauduleuse. Étais-je responsable ? À qui devais-je être fidèle, à moi-même ou à la personne que

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je traduisais ? La personne que je traduisais me faisait confiance, avais-je le droit de la tromper ? Mais, en traduisant ses mensonges, en en étant consciente, ne me trahissais-je pas moi-même ? Je n’ai pas fait comme Éléonore, mais j’ai entrepris la traduction littéraire par une série de romans de Lucy Maud Montgomery, qui m’ont plongée dans un univers à l’opposé de mes préoccupations. Un nouvel élément se greffait pourtant à mon travail : l’aspect ludique, le plaisir, cette recherche de la musique de l’autre dont je parlais tout à l’heure. Et j’ai ainsi eu la possibilité de pratiquer certaines techniques que je maîtrisais mal dans ma propre écriture, l’humour et l’art du dialogue, par exemple. De cette façon, la pratique de la traduction a enrichi mon écriture ‒ l’œuvre à traduire nourrissait en moi l’écrivain malhabile. Chacun des livres que j’ai traduits m’a appris quelque chose. Prendre et donner. C’est cette expérience qui m’a donné l’idée de faire d’Éléonore une traductrice de romans d’amour. Bien sûr, ce n’était pas mon cas et, malgré toute sa candeur, Anne d’Avonlea n’est pas une héroïne de romans Harlequin. Mais il y a dans l’œuvre de Lucy Maud Montgomery un côté profondément optimiste très loin de moi. Je n’oubliais pas le tueur et sa confrontation avec Éléonore. Dans Chambre avec baignoire, Éléonore parle d’un enfant, sa fille morte à trois ans dans des circonstances mystérieuses. J’ai alors voulu imaginer ce que ce pourrait être pour elle ‒ par ricochet, pour moi aussi, sans doute ‒, que de traduire l’autobiographie du tueur. J’ai voulu la faire réfléchir ‒ et j’ai voulu réfléchir en même temps ‒ aux choix éthiques que peut parfois poser la traduction. Que peut-on accepter de traduire ? Jusqu’à quel point s’engaget-on dans une traduction ? Comment une femme qui a elle-même perdu un enfant peut-elle traduire l’histoire d’un homme qui assassine les enfants ? J’ai délibérément choisi une situation extrême. Il ne pouvait exister de rapport plus intime. Entrer dans l’autre, se confondre, dans le meilleur des cas, avec l’autre, l’espace d’un moment privilégié. J’avais d’abord pensé à une rencontre de type charnel entre le tueur et la traductrice, puis j’ai compris que cela ne suffirait pas. En traduisant l’autobiographie du tueur, Éléonore s’engage : elle veut comprendre, le comprendre. Elle endosse le « je » d’un personnage qu’elle exècre, avec ce « je », elle décrit les actes terribles qu’il a faits, avec ce « je », elle va jusqu’à torturer ‒ virtuellement ‒ un enfant. En faisant cette traduction, Éléonore se met aussi en danger. Délibérément. « J’écoute la voix exécrable de Leonard Ming et celle de la mer. Je voudrais traduire comme si de rien n’était, comme si ce n’était

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qu’un travail banal, aligner des mots sans me préoccuper de leur charge émotive. Non pas traductrice de sentiments, mais de mots, comme une machine », pense-t-elle parfois. C’est impossible. « Je pourrais arrêter de traduire ce livre, sortir de l’engrenage. Ne plus traduire que de la poésie que personne ne lirait, mais qu’importe puisque, en la traduisant, je lui donnerais vie à nouveau ? Ajouter à la beauté du monde plutôt qu’à sa laideur. » C’est, bien sûr, une tentation. La beauté. La beauté initiale d’un texte serait le moteur de la traduction. Il y a certes quelque chose de profondément séduisant dans cette façon de voir la traduction. Je dois pourtant admettre que j’ai traduit des textes que je ne trouvais pas nécessairement « beaux » d’entrée de jeu. Je veux dire que, parfois, leur écriture ne correspondait pas à mon esthétique. Des livres que je trouvais même rébarbatifs, peuplés de personnages à des années-lumière des miens, pratiquant des métiers, des activités dont je n’avais aucune idée. L’effort exigé est énorme. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans des histoires de pêche à la morue à Terre-Neuve, ou au milieu de faussaires, à Londres, à l’époque du roi George III, ou encore en compagnie de chevaliers en armure dans une France médiévale mythique. Le défi qui se pose alors en est d’autant plus grand. Je dois faire totalement abstraction de moi, m’absenter de moi-même, adhérer à une musique, à une esthétique, à des émotions qui me sont étrangères. Utiliser des mots, des temps de verbe, une syntaxe qui n’auraient pas leur place dans mes propres livres… « Seule avec l’acte d’écrire », pour reprendre l’expression du traducteur/écrivain Louis Jolicœur17. Seule avec une histoire que je n’aurais jamais pu moi-même écrire. D’une certaine façon, je dirais que moins un livre me ressemble, plus j’éprouve de plaisir à le traduire. Réflexe de comédienne ­frustrée à la recherche de rôles de composition ? L’expérience peut-être la plus troublante que j’ai vécue en traduction a été quand j’ai traduit Self, de Yann Martel. Dans ce roman, le personnage, d’abord masculin, se transforme, au fil de l’histoire, en fille. Le défi consistait à rendre ce « je » féminin non pas comme moi, femme, l’aurait écrit, mais comme l’avait écrit un homme essayant de comprendre « de l’intérieur » ce qu’est une femme. De rendre donc ce « je » avec le décalage que je percevais. Me transformer en homme se transformant en femme.

17. Écrivain, traducteur et interprète, Louis Jolicœur a traduit Juan Carlos Onetti, Miguel de Unamuno et Vlady Kociancich. Il s’est fait connaître à titre d’auteur par ses recueils de nouvelles L’araignée du silence (1987), Les virages d’Émir (1990) et Saisir l’absence (1994) et a signé un essai sur la traduction littéraire, La sirène et le pendule (1995), ainsi que plusieurs récits et romans, dont Le Siège du Maure (2002), Le masque étrusque (2009) et Poste restante (2015). (NdE)

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J’ai dit plus tôt qu’il y a une vingtaine d’années, on parlait moins de tueurs en série et de mort en direct. Ces choses existaient-elles moins parce qu’on en parlait moins ? La multitude de livres, de films, de reportages sur le sujet qui ont déferlé sur le marché a-t-elle un effet d’entraînement ? En réalité, je n’en sais rien, mais je crois que, prenant conscience de cela, le traducteur fait un choix éthique lorsqu’il accepte de traduire ce genre de livre. Refuser de traduire une œuvre qui heurte ses convictions profondes placerait cette fois le traducteur devant le problème de la censure, un autre choix relevant de l’éthique. Les œuvres morales, celles qui correspondent à notre conception du bien sont-elles les seules dignes d’être traduites ? À ce compte-là, aucun comédien n’accepterait de jouer le rôle d’Iago, et sans Iago, la tragédie d’Othello n’aurait pas lieu. Je n’ai, pour ma part, jamais eu à faire ce genre de choix. Après Lucy Maud Montgomery, j’ai traduit les nouvelles, les romans et les essais d’auteurs comme Yann Martel, Julie Keith, Bernice Morgan, Taras Grescoe, Gustavo Sainz, Jeffrey Moore, Wayson Choy, Madeleine Thien. Chaque fois, j’entre en eux, en traduisant leurs histoires, je m’approche de leur vérité, je joue leur musique sur mon instrument18. Je m’approche aussi de la mienne, car la traduction est un miroir. Dans ce miroir se reflètent toutes les facettes de mon être, l’inavouable autant que l’avouable, l’histoire vécue comme ­l’histoire rêvée.

18. Lori Saint-Martin emploie la même métaphore : « L’important, je crois, c’est de saisir la musique d’un auteur et d’essayer de la rejouer sur cet autre instrument qu’est l’autre langue » (Saint-Martin, 2020 : 61). (NdE)

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René Dionne J’écris ce que j’entends (Propos recueillis par Ginette-Julie Stanton) La version traduite d’une pièce étrangère est rarement décrite comme une « traduction ». On la désigne plutôt comme « adaptation », « traduction et adaptation », « texte français inspiré de… », « version française tirée de… ». Dans l’entretien reproduit ici, René Dionne explique pourquoi il en est ainsi, et évoque quelques-unes des grandeurs et des misères de son métier. L’auteur d’une adaptation théâtrale dispose d’une liberté de recréation qui s’apparente beaucoup à celle du créateur original. Le traducteur de théâtre qui s’aviserait de traduire sans penser à la rampe, au jeu des comédiens, à la réaction des spectateurs produirait des pièces injouables ou peu crédibles. L’adaptateur dispose d’une large palette de moyens d’expression. Un simple haussement d’épaule, par exemple, peut rendre la réplique « I don’t know ». Les pièces de théâtre sont d’abord et avant tout des œuvres de communication directe, dont la fonction première est d’« accorder l’action avec la parole » (Hamlet), sans jamais porter atteinte au naturel. Tout manque d’aisance dans les dialogues est comparable à une pièce musicale interprétée sur un instrument mal accordé. Et les contraintes du doublage ne sont pas tout à fait les mêmes que celles de l’adaptation théâtrale, nous dit René Dionne, qui a abondamment pratiqué les deux genres. Sa méthode repose sur un seul ­principe clé : se mettre à l’écoute des personnages. Ce qui importe avant tout c’est de rendre les émotions, la force dramatique d’une œuvre, en un mot, sa théâtralité. – Vous traduisez ou vous adaptez ? Quelle est la différence entre une traduction et une adaptation ? Questions chinoises auxquelles Michel Garneau a répondu un jour en disant qu’il faisait de la « tradaptation19 ». Et c’est également le terme que

19. Mot-valise introduit dans le discours sur la traduction en 1973 par le poète et traducteur Michel Garneau, à l’occasion de sa traduction abrégée de La Tempête de Shakespeare. (NdE)

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René Dionne, traducteur, adaptateur de théâtre, « le doyen au Québec en regard du nombre de pièces tradaptées ici », emploie pour définir son travail. « On peut traduire un texte, mais on peut difficilement traduire un personnage phrase par phrase. Ce personnage, il faut qu’il devienne vivant pour moi, car je le transmets dans une autre langue pour un autre public qui doit se reconnaître en lui. Ce n’est pas seulement affaire de technique, mais aussi de perception psychologique », explique René Dionne qui vient tout juste de sortir des difficultés que lui ont occasionnées les héros de Shadow Box (Le jardin des ombres) de Michael Cristofer présenté par le Trident. Le jardin des ombres met en scène trois morts en sursis. Trois grands malades parvenus à la phase terminale du mal qui les ronge. Ils sont réunis, vivent leurs derniers jours et se racontent dans trois pavillons d’un grand hôpital californien où l’on exerce la Thanalogie, cette science qui aide le malade à accepter sa mort et qui tente de le libérer de son angoisse. René Dionne reconnaît que lui-même s’est senti plus d’une fois angoissé face à la vérité de Jo, Brian et Cristofer : « J’ai été bloqué parce que je n’entendais pas mes personnages. Je ne les connaissais pas assez, car j’avais eu très peu de temps pour les pressentir. Je déteste ces délais trop courts auxquels il me faut souvent faire face dans mon métier. J’ai besoin de temps pour lire, décanter, digérer une pièce avant de commencer mon travail proprement dit. C’est petit à petit que les personnages commencent à me parler et moi à leur prêter l’oreille. Alors j’écris ce que j’entends. Pour Le jardin des ombres, je dois avouer que j’ai maintes fois songé à abandonner. Je ne me sentais pas prêt, j’avais un dead line trop serré et je craignais, en travaillant trop vite, de trahir l’auteur parce que je ne comprenais pas ses personnages. Heureusement, j’ai pu travailler, chercher et discuter avec le metteur en scène, Marie Laberge, qui prépare elle-même une pièce sur la mort. À nous deux, nous avons réussi à bien cerner la psychologie de nos malades et de ceux qui les entourent. » René Dionne trouve bien agréable de traduire pour le théâtre, lui qui a d’abord fait de la postsynchronisation de séries américaines télévisées « où, dit-il, on est toujours pris dans le moule des lèvres. J’éprouve une satisfaction plus grande à faire parler mon personnage au théâtre. Je lui fais dire ce que je veux en ce sens que j’ai toute la liberté d’allonger ma phrase ou de la raccourcir. Je travaille toujours mes dialogues à haute voix afin de trouver une espèce de rythme pour que le comédien arrive à bien se mettre les mots en bouche. Je me joue vraiment la pièce. Je t’assure que des fois j’ai l’air un peu  fou ! »

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Un tradaptateur doit être bon en français, se passionner de théâtre et d’écriture, aimer fouiller dans les dictionnaires et même un peu partout, être curieux et, bien sûr, posséder le sens du dialogue et du rythme. Il doit aussi avoir la faculté de recréer le personnage, de le visualiser vraiment, c’est-à-dire de s’en faire une idée d’une personne entière. Une personne qui réagit. Qui est calme ou choquée, triste ou heureuse et dont le langage traduira le plus possible ces états d’âme : « C’est le texte original qui nous donne les clés. Mon travail est davantage axé sur la forme que sur le fond. Je dois arriver à bien saisir le message de l’auteur pour bien le faire passer. Je trouve que la plus grande difficulté consiste à décider de ce que je fais avec la pièce. Est-ce que je la laisse là où elle est ou est-ce que je la rapatrie ? Ça me gêne toujours un peu de laisser l’action là où elle est, à New York par exemple, et de faire parler les personnages en québécois. Je ne sais pas pourquoi. Je trouve que ça présente une certaine dichotomie… C’est peut-être parce qu’on a été trop longtemps familier avec la convention française. Beaucoup de pièces ne permettent pas le rapatriement. Celles de Tennessee Williams, par exemple, dans lesquelles l’on retrouve toute l’atmosphère des États-Unis. La psychologie des personnages de Un tramway nommé désir ou de La Chatte sur un toit brûlant ne serait pas applicable ici. Les héros sont trop enracinés dans leur pays d’origine. C’est comme pour l’Année du championnat de Jason Miller. Cette pièce raconte une élection à la mairie d’une petite ville américaine et sous-tend toute la mentalité de ce genre d’endroit. On y évoque entre autres l’antisémitisme et le tempérament sportif des étudiants des collèges américains pour lequel on n’a pas tellement d’équivalence ici. La pièce comporte aussi certaines références comme celle d’une équipe de basket-ball à laquelle il aurait fallu substituer une équipe de hockey. Ce qui aurait nécessité la création de nouveaux rôles, le nombre de joueurs n’étant pas le même. Tous ces éléments auraient sans doute faussé un peu le jeu. Alors, dans ce cas, mieux vaut laisser la pièce dans son contexte que d’essayer de la ramener ici.  Mais si je décide de rapatrier la pièce, il me faut trouver des correspondances pour tout. Que tout se tienne et soit logique. Si le personnage du texte original va magasiner au grand magasin Bloomingdale’s de New York, je me dis qu’au Québec, il ira sans doute chez Eaton. S’il vit sur la 45e, je me demande si je dois le loger sur la rue Saint-Hubert ou à Westmount. Et d’abord, je dois aussi me demander quel genre de rue est la 45e et pourquoi l’auteur a placé son héros dans un tel environnement. De quelle classe de gens est-il

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issu ? Ou encore à quelle petite ville du Québec la petite ville américaine correspond-elle ? Si je place le personnage à Chicoutimi, il ne sera pas forcément comme quelqu’un de Rimouski. Un Gaspésien ne ressemblera pas à un Abitibien. Ce sont toutes ces correspondances qu’il me faut trouver. Ce que je trouve idéal, c’est de ne situer la pièce nulle part ! Un non-lieu. Comme pour La cuisine de Werker. Ainsi, les spectateurs peuvent faire appel à leur imagination et faire référence à ce qu’ils connaissent. » – Et les plaisirs de la tradaptation, quels sont-ils ? « C’est de résoudre les difficultés ! Trouver les correspondances adéquates, les particularités les plus justes pour que les personnages soient le plus authentiques possible. Cette partie de mon travail est peut-être celle de la création. En tout cas, moi, quand je cherche mes correspondances, je suis véritablement hanté par “mes” personnages. Quelquefois, j’en rêve et il ­m’arrive alors de trouver les réponses ! »

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Marco Micone Traduire, tradire20 Il y a de bonnes et de mauvaises trahisons. Lorsque Marco Micone déclare avoir « transformé » les pièces de théâtre qu’il a traduites, lorsqu’il confie avoir « trahi » le texte original en « ajoutant des répliques », lorsqu’il avoue s’être « approprié » le texte jusqu’à la « transgression », il ne dit pas qu’il a faussé le sens de l’œuvre originale et failli à son devoir de traducteur. Il affirme s’être éloigné de la stricte littéralité pour se rapprocher de sa compréhension du sens de l’œuvre étrangère. Il trahit (au sens positif du terme) au nom de sa liberté créatrice mise au service d’une œuvre et de sa théâtralité. « Il ne s’agit assurément pas d’un “arrangement” arbitraire, d’une ingérence personnelle du traducteur dans le domaine de l’auteur, mais bien d’un aveu de subordination à cet ensemble qu’est le spectacle » (Cary, 1956 : 99). Dès lors, trahir revêt le sens de révéler, comme lorsque l’on trahit ses émotions. En traduction théâtrale, plus que dans tout autre genre littéraire, sans doute, l’adaptateur ne saurait limiter son rôle à n’être que le gardien des mots. « La traduction transforme tout pour que rien ne change », a dit Günter Grass (†2015), mais le prix Nobel de littérature se trompe : quand tout est transformé, presque tout est changé. En traduisant, non seulement on ne dit pas les choses de la même façon, mais « on ne dit jamais la même chose », comme le pensait avec raison Umberto Eco (2003 : 110). Une des caractéristiques d’une traduction est d’être toujours marquée par un décalage temporel, sociologique et discursif par rapport à l’œuvre originale et c’est pourquoi on ne peut jamais parler d’identité absolue entre un original et sa traduction. Marco Micone nous dit pourquoi toute traduction théâtrale est forcément une adaptation. Trahir, c’est redonner vie à une œuvre déracinée et transplantée dans un nouveau terreau linguistique et culturel. Les trahisons qu’il « met en scène » ne dénaturent pas l’œuvre ; elles dévoilent la lecture qu’il en a faite. Cette nécessaire trahison, Jacques Brault la revendique aussi pour la poésie : « La traduction poétique, cessons de nous leurrer là-dessus, doit être trahison ou tromperie. Je préférerais dire : dépaysement. Non seulement à l’égard de l’original, étalonné comme valeur et norme indiscutables, mais 20. Une première version de ce texte est parue dans Spirale, no 197, 2004, p. 28. (NdE)

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aussi à l’égard de la langue propre au traducteur » (Brault, 1989 : 208). Traduire pour le poète comme pour l’adaptateur de théâtre, c’est véritablement se livrer à un travail de création qui passe par une forme de trahison, mais d’une trahison canalisée, calculée, travaillée et qui n’est jamais gratuite.  Pendant les années 1990, j’ai traduit Goldoni, Gozzi et Shakespeare. Chacune de ces traductions était une transformation du texte d’origine. Parmi les nombreuses répliques que j’ai ajoutées à La Mégère apprivoisée, il y avait celle-ci : « – Petrucchio, pourquoi êtes-vous si certain de pouvoir séduire Catarina ? – Parce que si j’étais une femme, c’est un homme comme moi que j’épouserais. » Pendant que la salle du TNM était écroulée de rire, une spectatrice assise à côté de moi s’est écriée : « Ça, c’est du Shakespeare ! » L’année suivante, lors de la présentation de mon adaptation de La Serva amorosa, au même théâtre, c’est Markita Boies, admirable Coraline, qui était assise à côté de moi dans un studio de Radio-Canada. Au journaliste qui lui demandait pourquoi elle aimait tant Goldoni, elle répondit que c’était pour des répliques comme celle qu’un noble adresse à une servante : « La noblesse de votre âme vaut bien le hasard de ma naissance. » J’ai alors imaginé un spectateur s’exclamant le soir de la première : « Ça, c’est du Goldoni ! » On ne traduit pas un texte de théâtre comme on traduit de la poésie ou un roman. Pour être représentable sur scène, une traduction théâtrale doit être le fruit d’un travail dramaturgique et non seulement linguistique. Le traducteur de théâtre doit reconstituer la totalité artistique, tenir compte des exigences de la scène et du jeu des comédiens. Il en est le premier metteur en scène. En tant qu’interprète du texte d’origine, cependant, il partage ce rôle avec les artisans de la scène qui deviennent tous des interprètes du texte à représenter, des passeurs d’une culture qui ne sera plus la même à l’arrivée. En même temps qu’elle est un outil critique, la traduction en est un aussi de connaissance. Elle constitue en outre un déplacement qui permet non seulement un point de vue autre sur l’œuvre à traduire, mais aussi un regard entre, comme dans tra-dire : « dire entre » (tra = entre, en italien) : entre les mots, entre les langues, entre les cultures, entre les imaginaires. Traduction comme tension donc, sans oublier celle jamais réglée entre l’auteur d’origine et le traducteur. Toute traduction est une adaptation. Une traduction d’une littéralité ou fidélité absolue n’existe pas. Il faudrait pour cela une correspondance parfaite entre deux langues, deux cultures, deux imaginaires. Entre aussi la sensibilité

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de l’auteur d’origine et celle du traducteur. Dans le cas d’un texte de théâtre classique, le traducteur est avant tout un lecteur privilégié qui ne doit pas hésiter à se l’approprier afin de le rendre pertinent à un spectateur d’aujourd’hui. « Croire qu’un texte est définitif relève de la religion ou… de la fatigue », écrit Berman. Ce qui importe dans une traduction, c’est moins sa valeur par rapport à l’œuvre originale que sa nouvelle cohérence. Il ne faut pas non plus se laisser terroriser par les classiques. Ceux-ci doivent nous servir… à comprendre le passé et le présent. D’où la liberté, sinon l’obligation, d’adapter, de transgresser jusqu’à en faire un cheval de Troie d’idées dont la valeur est décuplée du simple fait qu’elles sont attribuées à un auteur classique. C’est ce que j’ai fait avec mes adaptations de La Mégère et de La Serva amorosa. Traduire donc, comme dans tradire : trahir. Un traducteur servile est un passeur de mort, dirait Meschonnic. La traduction doit aussi, dans un premier temps, nous rapprocher de l’ailleurs et nous éloigner de l’ici afin de relativiser nos modes de vie et notre vision du monde. Elle doit ensuite nous faire osciller entre les deux, dans une quête sans fin d’un équilibre improbable. Et, enfin, lorsque l’auteur et le traducteur ne font qu’un, elle doit nous plonger dans l’inconfort d’un va-etvient entre l’imaginaire des langues et les rapports affectifs qu’on entretient avec elles. À la fin des années 1970, j’ai écrit Gens du silence. Je voulais donner la parole aux sans-voix, à ceux dont la langue était celle du silence et de l’impuissance. Je voulais que les spectateurs de n’importe quelle origine puissent se reconnaître dans ces personnages. Il fallait donc qu’ils s’expriment en français pour être compris par le plus grand nombre, un français populaire d’une grande simplicité et évitant le joual, puisque celui-ci était l’apanage des ­francophones. Quelques mots italiens émaillant les dialogues rappelaient ­qu’Antonio, Anna et Annunziata parlaient une langue qui n’était pas la leur. Les personnages la parlaient comme s’ils s’exprimaient en italien, car le but était de dire les rêves et les tourments de ces déracinés sans les folkloriser. La désorientation individuelle et collective était incarnée par Mario et son groupe d’amis qui mélangeaient l’italien, le français et l’anglais. Une langue entre les langues. Un sabir à l’image de la société d’avant la Loi 101. En réécrivant Gens du silence, vingt-cinq ans plus tard (premièrement en italien, puis en français) dans un Québec où le français est devenu la langue commune pour la grande majorité de la population, j’ai tenu à ce que ces personnages aux noms italiens s’expriment comme des francophones pour que cette langue soit à la fois un modèle et un symbole.

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Je me suis traduit pour mieux me tradire. Pour que la liberté de trahir n’ait pas de limites. Gens du silence est devenue Non era per noi. Comment raconter l’émigration à des lecteurs (spectateurs) vivant en Italie ? Changer le titre, le nom des personnages, les situations vécues par ces derniers, tout en disant la même chose : l’impossibilité de vivre dans le pays d’origine, la rencontre de l’étranger, les rêves brisés, le mépris des humbles et tous ces silences : entre mari et femme, entre père et enfants, entre la communauté d’accueil et les immigrants. Je n’avais jamais écrit en italien. Je me doutais toutefois que « les mots de mon enfance évoquaient un monde que les mots d’ici ne peuvent saisir ». Pour la première fois, j’entendais les personnages parler leur langue et non la mienne. Pour la première fois, je n’ai pas cherché à illustrer mes idées. Des personnages se sont imposés à moi. Surtout Alberto. Je l’entendais rêver d’une vie meilleure, dire le chagrin de quitter sa femme et sa fille, avant de le voir sombrer dans une lente et inexorable déchéance. Puis, Giulia. Elle supplie son mari de rentrer avant qu’il ne soit trop tard. Mais on n’émigre pas impunément. Il sera trop tard… trop tôt. Non era per noi est aux antipodes d’une traduction littérale. Pourtant elle ne dit pas autre chose que ce que dit Gens du silence. J’ai traduit le sens plutôt que les mots. Un sens enrichi par des années de réflexion entre les deux versions, par la conviction qu’Alberto et Giulia font partie d’une génération sacrifiée. Si l’émigration était une bonne chose, on l’aurait pas laissée aux pauvres, pensent-ils. Les lecteurs (spectateurs) italiens auront une image des émigrants moins univoque, moins idéalisée, plus conforme à la réalité. Une réalité ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs : entre deux cultures, deux imaginaires et au moins deux langues. Non era per noi est devenue Silences. Une retraduction qui n’existerait pas sans la version italienne où, pour une rare fois, il y a adéquation entre mes personnages et leur langue. Si l’écriture de Non era per noi m’a permis de redécouvrir non seulement mon lien affectif avec la langue italienne, mais le pouvoir que celle-ci exerce sur moi, l’écriture de Silences a fait la preuve que, derrière le français que je parle et j’écris, il y a une langue italienne qui le conditionne et le nourrit. Et vice versa. Serait-ce que je parle et j’écris entre ces deux langues ?

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Daniel Poliquin Écrire avec la main d’un autre Écrivain, traducteur et interprète, Daniel Poliquin reconnaît que l’écriture, la traduction et l’interprétation se fécondent mutuellement, et que traduire les œuvres des autres permet de mieux investir sa propre langue. « La traduction m’impose un silence qui contribue à mon développement, dit-il. Traduire de grands écrivains m’a donné le goût de me dépasser, d’être moimême un meilleur écrivain » (cité dans Deraspe, 2007 : 9). Du point de vue de la création littéraire, il y a entre l’écrivain et le traducteur une différence de degré, non de nature. Lorsqu’il a remporté pour la première fois en 2014 le Prix littéraire du Gouverneur général pour sa traduction de L’Indien malcommode, de Thomas King, Daniel Poliquin s’est réjoui d’avoir obtenu ce prix à titre de traducteur : « J’ai eu la chance, entre autres, de traduire deux fois Douglas Glover21. C’est lui qui, par le biais de son écriture, m’a donné la permission d’aller moi-même plus loin en tant qu’auteur. Le traducteur a toujours nourri l’auteur » (cité dans Lessard, 2014 : 16). Aveu qui a été recueilli auprès d’un grand nombre d’autres écrivains-traducteurs. Aux étiquettes « écrivain franco-ontarien », « écrivain ontarois » ou « écrivain québécois », Daniel Poliquin préfère « écrivain » tout court. Le traducteur, lui, se définit comme un « hérétique du métier » qui ne traduit pas avec prudence, mais avec audace. « C’est justement cette audace, dit-il, qui me donne envie de repousser ensuite mes limites dans mes propres écrits. Le regard de l’autre nous féconde » (ibid.). Jacques Brault, Pierre Nepveu, Hélène Rioux ont livré précédemment des témoignages semblables. « [L]e rapport vital de soi à soi passe par la médiation d’autrui », déclare Jacques Brault. Pierre Nepveu évoque la « réciprocité de la traduction ». Pour Hélène Rioux, « la traduction est un miroir. Dans ce miroir, confie-t-elle, se reflètent toutes les facettes de mon être, l’inavouable autant que l’avouable ».

21. Le Récit de voyage en Nouvelle-France de l’abbé peintre Hugues Pommier (L’Instant même, 1994) et Le Rédempteur (L’Instant même, 1995). Le Canadien Douglas Glover est romancier, nouvelliste, critique, éditeur et professeur. Son roman Elle, qui lui a valu en 2003 le Prix littéraire du Gouverneur général, a été traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné et publié sous le titre Le pas de l’ourse (Boréal, 2003). (NdE)

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Quant à l’interprétation, Daniel Poliquin y voit un phénomène d’identification non seulement à un auteur, mais à tous ses personnages : « Quand on traduit les livres des autres, ça nous permet un peu d’écrire tous les livres qu’on n’écrirait jamais. Et comme interprète, on apprend à se mettre dans la peau des autres », a-t-il confié un jour à une journaliste de La Presse (Lapointe, 2013). Raymond Robichaud (†2005), celui que l’on surnommait le « prince des interprètes » sur la colline du Parlement, aimait répéter : « Comme le comédien s’identifie à son personnage, l’interprète s’identifie à celui qu’il interprète » (cité dans Delisle et Otis, 2016 : 343). Mimétisme professionnel indissociable de la parole relayée. Dans la même veine, à une amie qui s’apprêtait à produire une nouvelle version anglaise du plus célèbre des romans de Réjean Ducharme, Daniel Poliquin prodigue le conseil suivant : « Comme je t’ai dit, pour traduire L’avalée des avalées22, il va falloir que tu te fasses moins auteur que personnage toi-même, et toi qui as déjà fait de la scène, tu sauras très bien comment t’y prendre. Tu vas jouer le personnage avant de le traduire, et sa langue te viendra naturellement. » René Dionne et Marco Micone auraient pu écrire cela à propos de l’adaptation théâtrale. Le jeu aurait cette propriété particulière de faire surgir la langue, la spontanéité des répliques. L’oralité d’une langue précède sa forme écrite. « Moi, j’ai toujours joué au préalable les romans et les nouvelles que j’ai écrits », ajoute le romancier Poliquin. Étonnamment, la traduction met en évidence l’étroite parenté qui existe entre l’écriture romanesque et le jeu théâtral. Écrire, traduire, interpréter, autant d’activités qui font appel au maniement de la langue, cette langue à la fois outil de création et outil de travail, et cela, même si Daniel Poliquin se plaît à dire que le français n’est que partiellement sa langue. Faut-il s’étonner que plusieurs personnages de ses romans et de ses nouvelles soient obsédés par la langue ? L’auteur transpose chez eux l’univers des mots qui l’habite ainsi que la cohabitation pas toujours facile de l’anglais et du français dans sa province d’origine, l’Ontario. La langue est presque un personnage dans La Côte de Sable (1990) et ­L’écureuil noir (1994). Et, en contexte minoritaire, qui dit langue, dit identité à défendre, à préserver, à affirmer. « Mes premiers livres sont nés de ma combativité identitaire. Oui, bien sûr, je voulais me prouver à moi que j’existais comme

22. Réjean Ducharme, Swallowed, trad. par Madeleine Stratford, Montréal, Véhicule Press, 2020, 346 p. (NdE)

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écrivain, que la francité ontarienne était vivante aussi », mais cette « pulsion idéologique », qui a ses limites, a été remplacée par une autre force, « le goût de faire de l’art, la volonté de placer l’inspiration aux commandes de l’acte d’écrire » (Poliquin, 2009a : 41). L’art transcende les préoccupations ­identitaires, les sublime en quelque sorte. Dans l’extrait que l’on va lire, Daniel Poliquin révèle les deux épiphanies qui l’ont conduit à l’écriture et à la traduction, et dévoile par quel détour il en est venu à aimer le métier de traducteur. On oublie ‒ ou on ignore ‒ qu’il est aussi germaniste. Première épiphanie : les retrouvailles avec le naturel. Par exemple, le mot de Montaigne à propos de La Boétie : « parce que c’était moi, parce que c’était lui », définition inégalée de l’amitié, parce que dite avec les mots du cœur. Ou alors Prévert, récité par Serge Reggiani sur un disque qui valait de l’or pour le jeune homme que j’étais : « Notre père qui êtes aux cieux / Restez-y / Et nous nous resterons sur la terre / Qui est quelquefois si jolie… » Ont suivi très vite les chansons de Boris Vian, le cinéma de Pagnol, le théâtre de Camus, les nouvelles de Sartre. J’étais à l’aise de nouveau, je respirais mieux. C’est donc à l’orée de la vingtaine que s’est établie en moi la coexistence pacifique entre le français canadien, que j’ai nommé ailleurs mon créole boréal (que j’ai toujours parlé sans accent, avec le plus grand naturel), et la langue littéraire, ce français qui se lit, mais ne se parle pas. Une langue pour l’oreille, l’autre pour les yeux, tout était parfait, j’étais heureux. Je pourrais peut-être un jour écrire… D’autres influences avaient joué entre-temps. Celle de mon milieu d’abord, l’Ontario, où le français assiégé avait à combattre l’intolérance majoritaire. J’ai milité, avec bien d’autres, engagement vaguement social, un peu politique, mais qui est resté constant, jusqu’au jour où j’ai compris que si ce combat était plus qu’affaire de justice, il était en droit de prendre la forme d’un engagement littéraire. Chez moi, en tout cas. Je n’ai pas été un militant exemplaire, incapable de fanatisme comme je l’étais, mais j’ai recueilli au cours de mes voyages en Ontario français des images qui ont fait plus tard mes premiers livres. Et puis il y a eu ces autres langues. L’anglais, au premier rang, naturellement, que j’ai encore la fierté de parler avec un accent même si je suis né là-bas. Ici m’attendait la fréquentation des Beatles, des Contes de ­Shakespeare, de Charles et Mary Lamb, du Moby Dick de Melville, et surtout de ce grand

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écrivain américain, e.e. cummings, qui m’a marqué durablement par sa maîtrise du naturel dans le langage littéraire. Plus important encore, l’allemand, cette langue qui avait le mérite de me sortir de chez nous et de nos querelles parfois lassantes. Seconde épiphanie : la révélation de Kafka dans le texte, de qui j’ai retenu que l’aliénation de l’écrivain par rapport au langage est chose naturelle, surtout lorsqu’on est issu d’un milieu minoritaire où la langue rêvée paraît si lointaine, inaccessible. D’où la nécessité pour l’auteur en devenir de disséquer la langue s’il veut en retrouver le sens littéraire. La contribution géniale de Kafka à la littérature tient d’ailleurs à cela : cette faculté qu’il a d’exploiter la littéralité des idées reçues, par exemple, cette association entre parasite et artiste qui nous a donné La métamorphose. J’ai appris alors, à mon grand étonnement, que le maître de Kafka en littérature était Flaubert, le contempteur de cette langue qui tient lieu de pensée aux bourgeois maîtres du monde. […] J’étais donc mûr pour l’exercice de la traduction, et c’est encore l’allemand qui m’a fait aimer ce métier. Jeune homme, j’avais mis la main sur un recueil de poésies philosophiques de Schiller dans lequel se trouvait entre autres L’hymne à la joie. Poésies admirablement bien francisées, j’étais à même d’en juger, mais ce n’est pas Schiller qui m’a séduit, c’est le traducteur. J’ai oublié son nom, et c’est injuste, je le sais. Disons qu’il s’appelait monsieur Lépicier ‒ un de ces noms baroques dont la France a le génie ‒ et la quatrième de couverture le disait agrégé d’allemand, docteur et professeur au lycée Henri IV. Ce grand oublié est devenu mon premier et seul modèle d’acteur littéraire : longtemps je me suis plu à imaginer cet homme, peut-être grisonnant et moustachu, vêtu d’un costume élimé, grillant une gitane dans son train de banlieue et regardant défiler la grisaille industrielle de sa fenêtre ; sur ses genoux, une serviette de cuir usée renfermant quelques grands poèmes de l’humanité qu’il rendrait dans sa langue ; ce traducteur, donc cet auteur sans livres, y mettrait peut-être 30 ans, sans jamais s’imaginer perdant, indifférent à l’indifférence du monde parce qu’il se savait au service de la beauté du monde. Ce monsieur est sans doute le seul homme que j’aurais voulu être si on m’en avait donné le choix. Il m’a donné le goût de traduire, soit d’écrire avec la main d’un autre, d’un plus habile que moi, pour enrichir ma propre pratique littéraire. Je tiens de lui toute mon éthique, toute mon esthétique : soit un écrivain au service exclusif du livre qu’il est en train de composer, qui s’en laisse dicter le thème et le style, le scribe de son inspiration. […]

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Obéissant à l’appel d’André Gide qui faisait obligation à tout auteur de rendre dans sa langue une œuvre étrangère, j’avais déjà traduit Kerouac et W. O. Mitchell. Je poursuis avec Matt Cohen, et surtout Douglas Glover qui achève de me déniaiser. Son exemple phosphorescent me permet de trouver enfin ma voix à moi. Au même moment, je fais la découverte de l’Autre, mon voisin canadien-anglais que je ne connaissais jusqu’alors que de nom. La traduction de mes propres livres vers l’anglais par mon ami Wayne Grady me fait alors entrevoir des réalités que je n’avais pas eu l’intelligence de voir auparavant. Ainsi, lorsque paraît L’Obomsawin en 1987, certains bienpensants québécois l’accueillent fraîchement, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais une fois le livre paru en anglais, la critique s’enthousiasme, on crie au talent. Tiens, tiens… Même phénomène avec La Côte de Sable, mais à rebours. Le Québec y fait bon accueil, le Canada anglais boude. Re-tiens, tiens… Alors j’ai fait enquête, je suis allé lire ce roman canadien-anglais, j’ai voyagé, connu des gens et découvert entre nous des différences qui nous éclairent plus qu’elles ne nous divisent. Ce périple a atteint son terme avec L’écureuil noir, qui est entre autres choses un hommage discret au roman de l’Autre, dont la grandeur m’avait stupéfié : Robertson Davies, Margaret Laurence, certaines œuvres d’Alice Munro et de Michael Ondaatje. Le voyage en avait valu la peine, ne serait-ce que parce que j’avais compris à quel point la coexistence culturelle avait marqué mon écriture à mon insu.

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Daniel Poliquin La « langue fantôme » de Kerouac Je te fais cette lettre23, mon cher Jean-Christophe24, parce que j’ai envie, pour la première fois de ma vie, de mettre sur papier des pensées que l’œuvre de Kerouac suscite en moi depuis des années. Tu vois, j’ai eu pour projet, il y a des années de ça, à l’époque où j’avais encore l’ambition de faire un jour un bout de carrière universitaire, de recenser tout ce qu’il pouvait y avoir de paroles ou de pensées françaises dans l’œuvre de Kerouac afin d’en tirer quelque essai sur la personnalité canadienne-française de ses écrits. Quand je me suis retrouvé écrivain en résidence à l’Université d’Ottawa en 1993, l’année de mes quarante ans, j’ai passé ses livres au peigne fin et j’ai relevé tous les passages en français de son œuvre. Et puis la vie est intervenue, la facture de mes propres livres a pris plus d’importance, je me suis intéressé à la question nationale au Québec, j’ai traduit des livres, pis tout ça, et j’ai fini par renoncer à l’université. C’est que c’était pas pour moi, pis j’avais mieux à faire, pis ça me tentait pus. Ça fait que mon projet Kerouac a pris le bord. Pis là, tout d’un coup, t’arrive, toi, avec ton livre sur Kerouac, qui est le genre de chose que j’aurais fait si j’avais été un universitaire sérieux dans ton genre. Pour tout te dire, je trouve ton exemple lumineux et encourageant : prof à Penn State, qui publie dans Library of America, la Pléiade américaine, pas pire pour un gars de ton âge, mes compliments. […] Ma chance à moi, c’est d’être né franco-ontarien, c’est-à-dire, un périphérique qui fait sa petite affaire à lui et qui se crisse de ses devanciers, même ceux que j’ai lus et aimés. Vu mes origines, pas étonnant que j’aie fait la connaissance de Kerouac et qu’on se soit entendus lui et moi comme des chums. Le hasard, ça existe, et souvent, il fait bien les choses. Un mot sur moi, si tu permets. Né à Ottawa, d’une mère franco-­ ontarienne dont le père avait fui le chômage endémique au Québec et avait abouti en Ontario avec une femme de son village, et les deux avaient fait dix

23. Daniel Poliquin (Ottawa, 27 avril 2016) à Jean-Christophe Cloutier (Philadelphie). 24. Jean-Christophe Cloutier, diplômé des universités Concordia, SUNY Buffalo et Columbia, est professeur de littérature anglaise à l’Université de Pennsylvanie. Il a publié de Jack Kerouac La vie est d’hommage (Boréal, 2016) et traduit en anglais deux œuvres écrites en français par le même auteur « Sur le chemin » (texte différent de On the Road) et « La nuit est ma femme » (un long début de roman) sous le titre The Unknown Kerouac (The Library of America, 2016). (NdE)

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enfants. Mon père25 avait voulu se faire prêtre, puis, étant sur le point de perdre sa vocation, il avait quitté son ordre neuf mois avant son ordination, et il était venu à Ottawa pour faire carrière comme traducteur, puis comme journaliste. Moi, leur troisième fils, comme j’étais vaguement délinquant et mal pensant, j’ai fait des études d’allemand à l’U. d’Ottawa et à Carleton (BA, BA, MA). J’ai rédigé mon mémoire de maîtrise sur L’Amérique de Kafka, et je te jure que ça m’a déniaisé pour toujours. More on that another time. Je suis devenu traducteur au fédéral à 23 ans ; puis je suis passé à 37 ans interprète à la Chambre des communes, jusqu’à ma retraite à 55 ans. Dans ma jeune vingtaine, j’ai fait une seconde maîtrise en littérature comparée et mon doctorat de lettres françaises. J’avais commencé à écrire de la fiction à 25 ans, et mes études terminées, ma carrière en traduction littéraire et en fiction a décollé pour de bon. Le premier livre que j’ai traduit, c’était Pic de Kerouac. Je me suis imposé comme écrivain à l’orée de la quarantaine […]. Revenons à notre sujet, si tu veux bien : la « langue fantôme » de Kerouac. L’expression n’est pas de moi, elle est de mon fils aîné, Gabriel, et elle est née des multiples conversations que nous avons eues lui et moi sur des questions de langue et de littérature. Tu l’aimerais, Gabriel. Il a 36 ans aujourd’hui, docteur en linguistique de Harvard et aujourd’hui avocat à Ottawa ; il parle chinois aussi. […] La première fois que j’ai ressenti vaguement la présence d’une langue fantôme chez un locuteur, c’était, curieusement, dans la bouche de Geraldine Ferraro, alors candidate à la vice-présidence des États-Unis dans le ticket de Walter Mondale, en 1984. Dans le feu de la campagne électorale, quelqu’un avait médit de son père, et elle avait répondu quelque chose comme ceci : That man is not worthy of even wiping the dust off my father’s soles… J’avais trouvé la formulation étrange, en tout cas, je trouvais que ça faisait pas très anglais. Un ami italien m’avait alors expliqué que cette locution était probablement commune en calabrais ou en sicilien. J’ai trouvé que ça se tenait. Après tout, l’idée d’essuyer les pieds de quelqu’un, d’en être digne ou pas, c’est très biblique, en tout cas méditerranéen. Sans doute que madame Ferraro traduisait donc d’une langue ou d’un dialecte qu’elle ne parlait plus ellemême couramment.

25. Jean-Marc Poliquin (1924-1982) a été traducteur aux Débats de 1948 à 1959 avant d’embrasser la carrière de journaliste. Il s’est surtout fait connaître comme chroniqueur politique à RadioCanada de 1964 à 1976 et comme correspondant à Paris. Il parlait couramment cinq langues, dont l’allemand et l’hébreu, et a contribué à la publication de cinq livres en tant que traducteur ou rédacteur francophone. (NdE)

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Autre rencontre capitale pour moi, les Amérindiens du Canada que je me trouvais à interpréter souvent dans le cadre de mes fonctions d’interprète. Des fois, ces hommes ou ces femmes employaient des expressions ou des locutions qui ne ressemblaient ni à de l’anglais ou du français. C’était parfois très déroutant. Et pourtant, dans nombre de cas, il s’agissait de personnes qui, comme Ferraro, ne parlaient plus leur langue autochtone originale. Mais c’était comme si les structures mentales de la langue avaient été maintenues par la culture et étaient entrées dans la nouvelle langue véhiculaire du locuteur. C’est là que je me suis mis à en jaser avec Gabriel, et c’est lui qui m’a sorti alors cette idée de « langue fantôme ». Hasardons alors une définition. La langue fantôme est une langue parlée par le groupe d’un locuteur et que celui-ci ne parle plus, ou alors très imparfaitement, et il en subsiste des restances dans sa langue véhiculaire qui prennent la forme de structures phrastiques insolites ou s’expriment par des choix de mots qui ne sont pas idiomatiques. C’est une définition imparfaite, j’y vais au jugé, j’improvise quoi, mais rendu que ça se tient… En traduisant et en lisant Kerouac, j’ai souvent eu l’impression que la langue française était toujours là, tapie quelque part, ou alors elle surgissait comme un torrent sorti de terre. J’ai eu le bonheur de traduire son premier et son dernier roman. Dans The Town and the City, le français est là, par intermittences, dans les scènes de famille notamment, mais c’est un roman que Kerouac voulait classique dans sa facture, écrit dans un anglais de bonne tenue, très littéraire même. Mais même là, le français ressurgissait, comme une présence tellement forte que l’auteur ne se donne même pas la peine de la dissimuler. En général, c’est quand Kerouac se fait poétique qu’on sent le plus la présence du français. Je ne me rappelle plus où j’ai trouvé ça, mais à un moment donné, au lieu d’employer le verbe to knife, comme l’aurait fait un locuteur anglophone dont c’est la langue maternelle, il préfère employer le mot to poignard, qui n’est pas de l’anglais bien sûr, mais qui ne suscite pas d’interrogation pour autant chez le lecteur, parce que c’est clair tout de même. Souvent, entre deux mots, un qui est d’origine anglo-saxonne et l’autre qui vient du français, Kerouac préfère le second. C’est un parlant français qui écrit en anglais.

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Mais attention, pas n’importe quel parlant français. C’est un homme issu d’un groupe qui a parlé un français détaché de la métropole depuis plus de trois siècles ; c’est une langue qui s’est faite à la terre laurentienne et qui s’est emmurée confortablement dans un certain temps jadis ; puis elle a émigré vers la Nouvelle-Angleterre où elle s’est refait des petits bastions autour des églises, des usines, avec des bonnes sœurs et des bons prêtres qui maintenaient en vie le bon parler. La langue est restée chez Kerouac, la culture aussi, mais quand ça sort dans la langue littéraire d’adoption, ça gicle même quand on veut pas, ça part tout croche, et ça finit souvent par porter des vérités qui nous étonnent. Puis la langue adoptée, voire appropriée, conquise, reprend ses droits, et le français reprend son trou, où il se trouve bien, se refait des forces, pour mieux revenir plus tard.

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Daniel Poliquin Les velléitaires lettrés Dans une longue lettre26 de vingt pages, adressée à François Ouellet27, Daniel Poliquin relate en détail le parcours qui l’a conduit à l’écriture. Ce récit autobio­graphique pourrait s’intituler, comme il le suggère d’ailleurs lui-même : « Comment on fait pour écrire des livres ? » On y apprend, entre autres, que pour se lancer dans l’écriture de son premier roman, Le temps pascal (1982), il s’est inspiré de son métier de traducteur : à la fonction publique où il travaillait, les traducteurs étaient tenus de produire un certain nombre de mots par jour. Il s’est donc imposé d’écrire une page par jour. S’il n’y arrivait pas, il compensait le jour suivant en rédigeant deux pages. Le traducteur a ainsi discipliné l’écrivain naissant. Dans cette même lettre, l’auteur évoque une réalité qu’il a connue dans son milieu de travail, les « velléitaires lettrés », dont les remarques ironiques et peu amènes concernant ses aspirations d’écrivain l’ont beaucoup blessé. J’ai étudié les lettres allemandes et russes à l’université, et c’est là que j’ai tourné le dos au modèle du professeur écrivant. J’ignore pourquoi, mais j’entrevoyais un conflit d’intérêts entre l’enseignement et la pratique des lettres, et je trouvais même un peu écœurant de se dégoter une sinécure pour écrire. L’expérience m’a appris que j’ai bien choisi de ce côté. Les professeurs qui écrivent sont rarement auteurs de chefs-d’œuvre, comme le démontrent éloquemment les Jean Larose de ce monde ; leurs romans28 visent surtout à épater leurs collègues et leurs élèves, et ces livres sont plutôt faits pour favoriser l’avancement et le succès d’officine. À la rigueur, j’aurais accepté d’être un écrivain qui enseigne, d’où ma démarche ratée de l’an dernier à l’Université de Moncton. Cela dit, j’ai adoré l’étude des lettres, qui m’a appris la rigueur et a dompté mes fantaisies (j’avais tendance au flou, à la légèreté dans le jugement, à la fainéantise rêveuse), et ce sont mes deux maîtrises et mon 26. Daniel Poliquin (Ottawa, 12 août 2012) à François Ouellet (Chicoutimi). 27. Professeur titulaire de littérature française et québécoise à l’Université du Québec à Chicoutimi. Sous le titre Lire Poliquin, François Ouellet a réuni les communications prononcées les 16 et 17 mai 2006 lors du colloque « L’univers narratif de Daniel Poliquin », organisé à l’Université McGill dans le cadre du congrès de l’ACFAS. Il est aussi l’auteur de l’essai La fiction du héros : l’œuvre de Daniel Poliquin (Nota bene, 2011). 28. Il dira de ces romans qu’ils sont « biodégradables ». (NdE)

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doctorat qui m’ont inculqué le sérieux qui me manquait. J’ai aimé aussi enseigner, métier pour lequel j’étais vraiment doué, je crois, mais je respectais trop l’université pour en faire le laboratoire de mes futures fictions. Enfin, je pensais qu’un professeur doit se vouer à la recherche, et je craignais que les travaux d’érudition ne me prennent le temps que je voulais donner à la littérature. Je me suis donc fait traducteur, encore une fois sur les instances de mon père qui l’avait été lui aussi à ses débuts. J’ai eu de la chance : j’ai aimé ce métier qui me permettait de pétrir le matériau premier de l’écrivain, la langue, et j’y ai fait des rencontres qui ont fécondé mon imagination. Le seul problème, c’était le voisinage toxique des velléitaires lettrés, nombreux dans cette profession. De mon temps, la traduction attirait essentiellement les anciens premiers de grammaire et de littérature, qui aimaient l’idée d’un métier paralittéraire et qui avaient été tentés par la fiction dans leur jeune temps. Certains, ayant fini par comprendre que le talent n’avait jamais vraiment été au rendezvous, admettaient leur inaptitude et se contentaient d’exercer dignement leur profession. 29

Mais il y en avait qui ne pardonnaient pas leur échec aux autres, surtout à ceux qui tiraient leur épingle du jeu. J’ai connu ainsi des déboires d’amitié nombreux et des rancœurs inassouvissables de la part de ceux qui avaient essayé et manqué leur coup. Après avoir eu, à mes débuts, la légèreté d’avouer à certains collègues mon intérêt pour la composition littéraire, ce qui m’a valu bien des moqueries et des commentaires désobligeants, j’ai décidé de faire silence sur mon activité parallèle. Encore aujourd’hui, pour éviter les blessures d’amour-propre, j’avoue rarement que j’écris ; je n’aborde jamais le sujet avec les nouveaux venus dans ma vie ; je ne m’annonce pas écrivain. C’est le réflexe de réserve qui m’est resté de la cruauté familiale et de mes années en traduction.

29. Voir la note 25, p. 55. (NdE)

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Madeleine Stratford Les fissures de la petite porte30 Quand Myriam Montoya et Stéphane Chaumet de la maison d’édition française L’Oreille du Loup m’ont offert en 2012 de traduire le recueil Ce qu’il faut dire a des fissures (Lo que hay que decir tiene grietas) de l’Uruguayenne Tatiana Oroño, j’ai sauté dans le projet à pieds joints. Je n’avais encore jamais traduit de livre complet. J’avais bien signé quelques traductions de poèmes dans des revues et des anthologies, mais j’avais du mal à faire ma marque. Après une quinzaine d’années d’études allemandes et hispaniques, je tenais mordicus à traduire l’une ou l’autre de ces langues, un entêtement qui a retardé mon entrée dans la profession et qui m’y a fait entrer par les fissures de la petite porte. Simple plaquette parue en France, le recueil de Tatiana n’a jamais été distribué au Canada. En outre, il m’a valu pour seul salaire une caisse de 50 exemplaires, que j’ai moi-même été chercher à la faveur d’un colloque à Paris à l’automne 2012. Au moment où j’enregistrais ma valise trop lourde à Charles-de-Gaulle, j’étais loin de me douter que ce livre lancerait ma carrière de traductrice. Pourtant, il allait recevoir quelques mois plus tard une mention au prix NellySachs en France et remporter, en 2013, le prix John-Glassco de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada. L’œuvre de Tatiana m’était inconnue quand on m’a pressentie pour la traduire. Je n’ai pas voulu lire ce que d’autres en avaient dit ni les traductions existantes, et dans un premier temps, je n’ai pas vraiment voulu communiquer avec Tatiana. Ma maison d’édition m’avait demandé de produire des traductions inédites, si bien que je n’ai pas voulu être influencée par les versions déjà publiées. Je suis plutôt plongée entre les lignes pour explorer les mots de ma poète. Je voulais établir une solide relation avec les poèmes eux-mêmes. Les lire, les sentir, les toucher de près. Comme s’ils étaient un peu les miens. À ce jour, c’est encore ainsi que j’aborde les livres que je traduis. À ma première lecture, je savais que j’accepterais de traduire Tatiana. Son monde est intense, il me ressemble. Les mots y « prennent corps », disent, expriment la femme, les femmes, le désir, le désespoir, le cruel passage du 30. Des segments de ce texte sont extraits d’une conférence inédite donnée en 2013 à l’invitation des organisateurs de « Salon double », une initiative de la Chaire de recherche du Canada en littérature contemporaine de l’Université Laval et du Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire Figura de l’Université du Québec à Montréal.

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temps. Je me suis particulièrement sentie interpellée par la conception de l’acte d’écrire qui s’y déploie – car la poésie de Tatiana est fondamentalement poétologique, autoréflexive. Pour Tatiana, l’écriture est intimement liée à l’être au monde, au devenir de la femme. C’est un besoin impérieux, vital. Les mots sont comme autant de gouttes d’eau « qui étanchent la soif des sentiments ». Ce ne sont pas les mots qui blessent, mais leur absence. L’autrice écrit pour réconcilier les voix qui l’habitent et pour survivre, vivre, « être une ». Mais l’écriture salvatrice ne réussit pas toujours à s’imposer parmi les activités quotidiennes obligatoires, incontournables – le travail, la routine, la famille – toutes ces choses « qu’il y a à faire » chaque jour quand tout ce qu’on a envie de faire est d’écrire. Dans la poésie de Tatiana, la femme travaille pour l’autre, les autres, elle trime, « lestée des reins à la nuque ». Et au final, il n’y a poésie que lorsque la poète lui laisse libre cours, sans lui « porter ombrage ». Traduire Tatiana a été une expérience résolument dépaysante, parce que je l’ai fait non pas chez moi, au Québec, ni chez elle, en Uruguay, mais à l’étranger, en Allemagne. Je l’ai traduite dans l’appartement d’un ami à Berlin, un été, dans des cafés de Prenzlauer Berg. Entourée d’allemand, la ­Québécoise a traduit l’Uruguayenne pour un public français de France. C’était pour moi un dépaysement total ; c’était me mettre en danger, plonger jusqu’au cou dans les fissures du langage et me laisser porter par les mots de Tatiana, par ses silences, pour les reporter dans ma langue. Traduire la poésie de Tatiana Oroño a été pour moi une expérience extrême, car la langue utilisée par la poète était résolument exploitée au maximum, dans toute sa matérialité : sens, son et espace. La poète comme sa traductrice se méfiaient de la langue. Écrire pour Tatiana, et traduire pour moi, c’était un violent corps à corps avec son médium, c’était étirer les limites du dire et du possible de la communication. Pour Tatiana, « ce qu’il faut dire a des fissures » : les mots sont frêles, fêlés, cassables. Cela est encore plus vrai peutêtre pour la traductrice de poésie, qui doit entrer à pieds joints dans les fissures du langage de l’autre, à l’aveugle parfois, sans savoir ce qui l’y attend. Et elle risque gros. Elle risque de se perdre dans les méandres souterrains du poème, d’y rester prisonnière ou, pire encore, de colmater les fissures. Car si la poète cherche à réparer la « blessure fondamentale » sans jamais y arriver complètement, comme dirait la poète argentine Alejandra Pizarnik, la traductrice, elle ne peut se permettre d’aplanir la langue de l’autre ou de la guérir complètement. Et c’est bien là le miracle, la cohabitation de la blessure et du baume. Elle doit pénétrer les mots de la poète, certes, les comprendre de l’intérieur, mais lorsque vient le temps de les recréer, elle doit en respecter les silences. Selon moi, la traduction poétique implique d’abord une reconnaissance de l’univers du texte

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original, suivie d’une tentative de recréation en langue d’arrivée visant une résurrection souvent difficile d’atteinte, mais jamais impossible. Quand j’accepte un contrat, je sais que je veux traduire le livre et je m’en crois capable. Comme traductrice, je traduis d’abord toujours pour moi, pour le plaisir, animée du désir de donner corps à ma lecture personnelle du poème, d’entrer en relation intime avec lui. Pour moi, chaque acte de traduction constitue donc avant tout un dialogue privilégié entre deux interlocutrices : la traductrice et l’œuvre originale. Peut-être vous demandez-vous pourquoi je ne dis pas : un dialogue entre la traductrice et l’autrice. Parce qu’on n’a pas toujours accès à l’autrice qu’on traduit. Et parce que même lorsqu’on y a accès, on reste la seule responsable de ses choix interprétatifs et traductifs. Quand j’ai terminé le manuscrit, je l’ai envoyé à Tatiana, et c’est alors tout un dialogue virtuel qui a commencé entre la poète et la traductrice. Dès nos premiers échanges, j’ai fait savoir à Tatiana que ce qui m’importait le plus était que les poèmes traduits soient avant tout des poèmes, c’est-à-dire qu’ils conservent leur pluralité de signification, leur musique, leurs silences auditifs et visuels. Consciente que cette préoccupation pour l’effet entraînerait sa part de libertés ou de déviation par rapport au texte original, je l’ai assurée que j’étais disposée à lui expliquer toutes les solutions traductives qu’elle aurait du mal à comprendre. Car voilà… Tatiana aime le français. Elle le parle. Elle l’écrit par moments. Et la traductrice se sent toujours un peu sur la corde raide quand son autrice comprend la langue cible, sans toutefois y être assez à l’aise pour s’autotraduire. Tatiana et moi nous nous sommes posé beaucoup de questions, auxquelles nous avons souvent trouvé réponse. Parfois il s’agissait du sens d’un mot, à d’autres moments des sonorités à privilégier, ou encore de la mise en page d’un poème. Parfois, les dictionnaires n’étaient pas en mesure de me  fournir la signification d’un mot en usage en Uruguay. C’est le cas de ­« ­panadero », qui, dans le poème « Dentelle de Bruges », n’avait visiblement rien du « boulanger », traduction qui viendrait immédiatement à l’esprit. Il s’agit d’un mot familier non répertorié dans les dictionnaires d’usage espagnol. Après un  réel travail de détective sur Internet, j’ai fini par y voir un synonyme de « vilano », qui correspond au mot français « aigrette », au sens de « faisceau de poils ou de soies dont sont munis certains akènes ou graines, permettant leur transport par le vent » (Le Petit Robert). Tatiana a confirmé ma lecture. Quelle n’a pas été ma surprise, cependant, quand mon éditeur, Stéphane Chaumet, a vu dans « aigrette » le grand héron blanc, premier sens du mot répertorié au dictionnaire. J’ai dû lui montrer la cinquième acception

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d’« aigrette » dans le Petit Robert pour qu’il soit convaincu qu’il ne s’agissait ni d’une impropriété ni d’un québécisme… Parfois, c’était Tatiana qui ne comprenait pas bien mon choix de terme, et nous avons découvert que nous lisions le poème différemment. Par exemple, quand j’ai traduit « una tecla en el blanco » par « une touche dans le mille » dans le poème « Precisiones » (« Exigences »), Tatiana est restée interdite. Quand j’ai écrit le poème, m’a-t-elle expliqué, je pensais à une touche de clavier d’ordinateur qui fait apparaître une lettre dans le blanc de l’écran, ce qui créait un jeu de mots autour de l’expression « dar en el blanco », qui fait de l’écran la « cible » visée. Elle ne comprenait pas pourquoi j’avais utilisé « dans le mille » : cela signifiait-il une mesure de longueur ? Je n’aurais jamais soupçonné que le poème contenait l’image d’un écran d’ordinateur – j’y avais vu une touche d’instrument de musique – mais j’avais bel et bien compris l’idée de miser juste, ce que traduit effectivement l’expression idiomatique « dans le mille ». Au bout du compte, cette richesse significative n’a pas cessé de nous émerveiller toutes les deux. Tatiana et moi ne nous sommes jamais vues en personne. Et, si je savais de quoi elle avait l’air pour avoir vu des photos… elle ignorait ce dont j’avais l’air, avant de voir une vidéo de moi à une lecture de mes traductions de son œuvre en novembre 2012 à Paris. Elle a été étonnée de constater que j’avais trente ans de moins qu’elle : « Ce que peut faire la poésie ! Une jeune fille si jeune, née au Canada… » m’a-t-elle écrit. Et pourtant, nous avons chacune l’impression de nous connaître intimement. Moi, parce que j’ai habité ses mots le temps d’un été d’abord, d’une année ensuite ; elle, parce qu’elle m’a vue, découverte, entre les lignes de mes traductions. Car une traductrice laissera forcément des traces d’elle-même dans sa traduction, qu’elle le veuille ou non… Ce qu’il faut dire a des fissures aura bientôt dix ans. Depuis, j’ai traduit huit livres, dont Elle nage de Marianne Apostolides (La Peuplade, 2016) et Pilleurs de rêves de Cherie Dimaline (Boréal, 2019), tous deux finalistes au prix du Gouverneur général dans la catégorie « Traduction » (anglais-­français). J’ai aussi signé une toute nouvelle version anglaise de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, parue sous le titre de Swallowed (Véhicule Press, 2020). Mais peu importe les livres que j’ai traduits à ce jour ou ceux que je suis encore appelée à traduire, je n’oublierai jamais le recueil de Tatiana. Il m’a beaucoup appris, dont l’importance des fissures : celles du langage, qui donnent une raison d’être à ma profession, et celles de la petite porte, qui m’en ont ouvert la voie.

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Madeleine Stratford Le cœur au poing Les citations incorporées dans ce poème proviennent du Tombeau des rois, d’Anne Hébert, poème qui a donné lieu à une fascinante discussion entre la poète et son traducteur Frank Scott. Cet échange épistolaire, présenté par Jeanne Lapointe et préfacé par Northrop Frye, a été publié sous le titre Dialogue sur la traduction : à propos du Tombeau des rois (1970). Le préfacier contredit Robert Frost qui prétendait que « la poésie, c’est ce qui se perd à la traduction31 ». Au contraire, pour Frye, la poésie « est précisément ce qui peut être traduit » et « une traduction, quand elle est de qualité, peut devenir une élucidation critique du texte initial, en même temps qu’une équivalence » (dans Hébert et Scott, 1970 : 20). Une traduction peut illuminer un original. Un poème peut aussi être la source d’inspiration d’une autre création poétique et les deux œuvres peuvent même s’imbriquer l’une dans l’autre. Le poème entretissé de Madeleine Stratford est en forte résonance avec celui d’Anne Hébert et, en tant qu’œuvre d’une traductrice littéraire qui réfléchit sur sa pratique de la traduction poétique, il fait aussi écho à la démarche traductive de Frank Scott. La traduction poétique exige de la part de la poète hôte, « esclave fascinée », « servante et guide », qu’elle s’abandonne corps et âme et se mette dans un état de réceptivité totale. Cette ouverture à l’Autre, nous révèle Madeleine Stratford dans son témoignage très intime, s’accompagne de la crainte d’être subjuguée par l’œuvre originale et de ne pas être à la hauteur pour en rendre les « silences », les non-dits, toute la charge émotive. Robert Melançon éprouvait la même crainte devant les poèmes de George Johnston.

31. «  Poetry is what gets lost in translation » (Frost, 1961 : 7). « Nous savons d’expérience qu’il y a quelque fausseté à croire que la poésie ne se traduit pas », pensait Doug Jones (1977 : 67). (NdE)

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J’ai peur de toucher les lettres, les mots, les pages, peur de la plume et du clavier. Peur de trop en prendre, de trop en faire, de trop m’en faire. Peur de la distance, de l’absence, du silence. J’ai peur d’être touchée par les lettres, les mots, les pages, peur d’y passer ou de changer. Peur d’être avalée, aliénée, possédée par le texte. Peur de prêter mon corps et ma voix sans gage. Pourtant je touche à pleines mains. Je tâte, palpe, pétris. Je traduis. On me touche aussi à plein. Des langues pénètrent, goûtent, occupent ma bouche. La peur est la source du geste : elle m’habite, m’anime, me mène. Je la prise, l’attire, l’attise. C’est elle qui m’amène à traduire. Je manie les langues « le cœur au poing, comme un faucon », mais le mien n’est pas aveugle. Mon faucon à moi a les yeux grands ouverts et les prunelles ardentes : mes mains sont aussi peureuses que rapaces. Elles doivent tout voir, tout saisir, même – surtout – ce qui glace ou blesse. Je descends dans le texte « pareille à une esclave fascinée » et bois à sa source. L’écriture aussi doit me toucher, « me coucher et me boire ». Il me faut laisser l’autre visiter mon corps jusqu’à entrer en moi, même – surtout – quand tout mon être résiste à sa présence. Sans cet échange consentant, comment pourrais-je la contenir, me confondre avec elle ? Je suis « une offrande rituelle et soumise », servante et guide d’une voix qui ne sera jamais à moi.

2. PORTRAITS

Rémi Tremblay Une pièce sans nom Grinçant témoin de son époque, Rémi Tremblay (†1926) trempait sa plume dans l’encre de l’ironie, de l’humour, de la satire et de la parodie. Cet observateur perspicace de la société et de ses travers savait démasquer les imposteurs de tout acabit qu’il abreuvait de commentaires corrosifs. Ses flèches empoisonnées il les décochait principalement aux politiciens véreux, ses têtes de Turc favorites qui en prenaient pour leur grade. Je mets ma gloire à narguer les puissants, À dérider le front de l’homme grave, À démasquer les charlatans (Tremblay, 1883 : 83) En 1878, il commence à publier dans l’hebdomadaire satirique que vient de fonder son ami Hector Berthelot des chansons inspirées pour la plupart d’airs connus, « des textes qui se veulent des commentaires caustiques sur les actualités politiques municipales, provinciales et fédérales, y ajoutant avec régularité des articles dans ce ton léger et irrévérencieux qui fit la gloire de l’hebdomadaire » (Levasseur, dans Tremblay, 2007 : xxi). Cet autodidacte, qui n’a fréquenté aucun collège, ne se faisait pas d­ ’illusion sur la qualité littéraire de ses textes. Dans la préface de Caprices poétiques et chansons satiriques, il écrit à propos des poèmes de son recueil : « Je me sens coupable d’avoir traité les Muses d’une façon un peu cavalière ; 67

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j’éprouve le besoin de recommander mes vers à la clémence du lecteur et de réclamer pour moi-même le bénéfice des circonstances atténuantes » (­Tremblay, 1883  : v). Ce jugement pourrait s’appliquer à l’ensemble de son œuvre poétique. Bien qu’il soit conscient des lacunes de ses compositions, souvent écrites dans la précipitation, faut-il préciser à sa décharge, ­l’écrivain-traducteur a néanmoins toujours souffert d’être mis à l’écart, de ne pas être reconnu par l’institution littéraire. Il ira même jusqu’à mettre en doute l’objectivité de la critique littéraire canadienne à son égard. S’il était sans pitié envers les « charlatans », il était aussi capable d’auto­dérision. Dans le texte autobiographique de 1886 que l’on va lire, Rémi Tremblay, au mitan de sa vie – il a alors 39 ans –, compose une parodie de sa propre existence : le traducteur de cette « pièce sans nom » qui veut « écrire une épopée sur les travaux ardus de la traduction » et « traduire en vers », cet « abruti qui traduit le Hansard1 » et inflige à de pauvres « victimes » la lecture de ses vers de mirliton, n’est nul autre que Rémi Tremblay luimême. Cet autoportrait parodique, piqué d’humour, est une prolepse du manque de reconnaissance publique qu’il ressentira comme une injustice jusqu’à la fin de sa vie. Les parois de son front sous l’effort du génie, Menaçaient d’éclater ; sa bourse dégarnie N’éprouvait pas pourtant de fortes tensions Dans l’exiguïté de ses dimensions ; Son crâne dénudé semblait porter un Monde, Et, semblable à l’éclair lorsque l’orage gronde, Son œil se hérissait de rayons fulgurants. De sa verve il allait déchaîner les torrents,

1.

Nom donné aux transcriptions officielles des débats parlementaires ‒ à distinguer des Journaux ‒ dans les gouvernements de type britannique, du nom de l’imprimeur Luke Hansard qui, le premier, à la fin du xviiie siècle, en a publié une version condensée tirée des journaux. Jusqu’alors, il était interdit, et même criminel, de rapporter les débats qui avaient lieu dans le palais de Westminster. Au lendemain de la Confédération, le Canada a mis sur pied un système bien organisé pour produire le compte rendu des débats et l’a publié annuellement depuis 1875. De nos jours, les débats des deux Chambres sont enregistrés par des sténographes officiels, traduits et imprimés durant la nuit et déposés le lendemain sur le bureau de chaque parlementaire. Le mot « hansard » a toujours cours, bien que l’on recommande l’emploi des expressions « journal des Débats » ou « compte rendu des Débats ». (NdE)

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2 – PORTRAITS

Et, racolant soudain quelque Muse échappée De Beauport2, il allait écrire une épopée Sur les travaux ardus de la traduction, Des victimes du sort dernière fonction. Il en avait goûté les douceurs et le charme ; Il n’avait jamais vu revenir sans alarme L’époque, où, chaque année, un aveugle hasard Pouvait, en un instant, abolir le Hansard. Le malheur l’avait fait volcan rempli de lave, Et maître d’un sujet dont il était l’esclave. Sa prose eût fait fureur, mais il crut, ô travers ! Que la traduction peut se traduire en vers, Que celui qui traduit des discours à la brasse, Peut se flatter d’atteindre au sommet du Parnasse. Cette réflexion digne d’un abruti Qui traduit le Hansard lui fit prendre un parti, Qui, naturellement, n’était pas le plus sage : Il barbouilla d’abord de rimes une page. S’il l’eut jetée au feu, je lui pardonnerais ; Mais, plus cruel cent fois qu’un tigre des forêts, Il lit à ses amis, surtout aux plus intimes, Cette pièce sans nom s’acharne à ses victimes, Et semble résolu de venger ses revers, En mettant tout le monde au régime du vers. Ce n’est pas nous, c’est lui qui devrait aller paître. Qu’il aille lutiner quelque Muse champêtre, Ou plutôt, s’escrimant et de taille et d’estoc, Qu’il meure en traduisant un discours de Mulock3. Pour copie qu’on forme.

2.

3.

Un « échappé de Beauport » est un malade mental, un fou. L’actuel Institut universitaire en santé mentale de Québec, situé sur le chemin de la Canardière, à Québec, a porté plusieurs noms : Asile de Beauport, Québec Lunatic Asylum, Asile des aliénés de Québec, Asile Saint-MichelArchange et Centre hospitalier Robert-Giffard. (NdE) Avocat et homme d’affaires, William Mulock (1843-1944) a été élu à la Chambre des communes en tant que député libéral et y a siégé de 1882 à 1905. Dans le gouvernement de sir Wilfrid Laurier, il a été ministre des Postes de 1896 à 1905 et c’est à lui que l’on doit la mise en place, en 1900, du ministère du Travail. « Ironiquement, William Mulock sera de ces libéraux qui critiqueront, deux ans plus tard [1888] et par de longs discours à la Chambre des communes, le congédiement de [Rémi] Tremblay et de deux collègues traducteurs » (Levasseur, dans Tremblay, 2007 : 528). (NdE)

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LES TRADUCTEURS PAR EUX-MÊMES

Guy Sylvestre Une langue morte* (Pastiche de Pierre Daviault) Guy Sylvestre (†2010) fait paraître, sous le pseudonyme de Jean Bruneau, un recueil de pas­tiches, Amours, délices et orgues (1953). Il y parodie, entre autres, le style de son ancien collègue traducteur dont les propos avaient fait scandale au Troisième Congrès de la langue française au Canada, qui s’était tenu à Québec en 1952. Après avoir dénoncé les emprunts inutiles et la pauvreté de la langue des écrivains et des journalistes d’ici, Pierre Daviault avait conclu péremptoirement son exposé en affirmant que le français était devenu une « langue morte » au Canada et que le mal était inguérissable. Le traducteur exécrait la langue mâtinée d’anglicismes et d’impropriétés. Les deux hommes se connaissaient bien et se côtoyaient dans les cercles littéraires et culturels de la capitale fédérale. Guy Sylvestre avait été traduc­ teur au Sénat de 1942 à 1944 avant d’être secrétaire particulier de Louis St-Laurent4 de 1945 à 1950. Il a été élu à la Société royale du Canada en 1951 et à l’Académie canadienne-française en 1954. Il a été directeur associé de la Bibliothèque du Parlement et a terminé sa carrière en 1983 comme ­directeur de la Bibliothèque nationale du Canada. Nonobstant les frénétiques divagations de certains patriotards qui prennent des vessies pour des lanternes et proclament à qui mieux mieux que nous parlons le plus pur français classique du dix-septième siècle, ceux qui se donnent la peine d’étudier la langue que nous écrivons et parlons savent que le français est devenu au Canada une langue morte. C’est, du moins, une langue malade, mortellement atteinte, que nul sauveur de la race ne saurait sauver. Si certaines gens ne s’enlisaient pas dans un aveuglement volontaire, dans un sirupeux contentement de soi, dans un veule désir de vaine louange, nous ne serions pas les témoins de l’attristant spectacle qu’offre à nos yeux toute une école de pensée qui préfère la flagornerie au réalisme. Je ne suis pas de ceux qui se complaisent dans les balivernes et les fumisteries, et je n’irai

* 4.

Article paru dans La Vieille Revue béotienne. Douzième premier ministre du Canada du 15 novembre 1948 au 21 juin 1957.

2 – PORTRAITS

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pas par quatre chemins pour dire que la langue que nous parlons et écrivons n’est rien d’autre que du petit nègre. C’est la vérité pure et simple. Tous les efforts tentés jusqu’ici pour redonner vie à cette moribonde qu’est notre pseudo-langue n’ont abouti qu’à un immense fiasco. Quiconque connaît un tant soit peu les éléments de la linguistique en conviendra. Mais une foule d’incompétents notoires, quantité d’indécrottables crétins croupissent dans leurs illusions grotesques. Des feuilles infectes distillent le poison d’un optimisme illusoire et ces faux savants qui écrivent sur un problème dont ils ne connaissent rien font preuve d’une incommensurable vacuité de pensée. Ils veulent nous faire gober des wagons d’inepties, des trains entiers d’erreurs grossières, nous prenant sans doute pour des abrutis. Il faut ouvrir certains journaux et certaines revues pour découvrir combien d’hallucinés, en proie à un délire frénétique, divaguent sans s’en rendre compte et cumulent idioties sur idioties. L’heure est venue de mettre la hache dans ces préjugés abêtissants et de détruire une fois pour toutes – mais est-ce possible ? – ces louangeurs de tout poil qui nous entretiennent dans une béate contemplation ombilicale. Prenons des exemples au hasard et voyons dans quelle mare aux grenouilles est tombée chez nous une langue qui ne mérite même plus son nom. Ouvrons Au sommet de la côte raide de Roger Malamain et voyons un peu quelles stupidités on y peut lire. Et, vous le voyez, je choisis mes exemples dans l’œuvre d’un de nos bons écrivains5. Que serait-ce si j’allais les prendre chez quelque écrivailleur de dixième zone ? Que lit-on dans ce roman qui a eu le succès que l’on sait ? D’abord, à la page 18 : « Pierre Épicier s’enrôle dans la défense civile. » Eh bien, on ne s’enrôle pas, on s’engage, et la défense civile, c’est tout simplement la défense passive. Si le romancier avait pris la peine de consulter le Journal officiel du 4 janvier 1949, il n’aurait pas commis cette faute impar­donnable. Continuons. Plus loin on lit : « Déodora fit un dépôt. » Autre faute : on ne fait pas un dépôt, on donne des arrhes, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et je trouve encore : corporation pour société ou municipalité ; député ministre pour sous-ministre, etc. Mais il est inutile de multiplier les exemples, j’en ai assez dit pour pouvoir en tirer des conclusions irréfutables. La vérité est que notre langue est farcie d’anglicismes, qu’elle n’est souvent qu’un calque de l’anglais et que nos gens se balancent de la correction comme de leur première culotte. Quand on fait ainsi des anglicismes à tour de bras, on n’écrit plus en français, mais dans une langue qui n’a aucun nom sur aucun continent. La situation est désespérée, nous avons atteint le 5.

Daviault avait tiré ses exemples d’un roman de Ringuet, Le poids du jour (1949). (NdE)

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sommet du crétinisme. Pendant que de triples idiots proclament que notre langue est restée pure, ensevelissons-la sans tarder : elle sent déjà. En brodant habilement sur le thème de la « langue morte », Guy Sylvestre a bien rendu le style à l’emporte-pièce et les jugements sans appel de Pierre Daviault. Ce traqueur impénitent d’anglicismes coiffait sans ménagement du bonnet d’âne tous ceux qui dénaturent la langue en s’exprimant mal, et que l’auteur du pastiche qualifie, en grossis­sant à peine le trait, d’« incompétents notoires », d’« indécrottables crétins », de « triples idiots ». Daviault faisait preuve de peu d’indulgence envers ceux qui ne s’exprimaient pas dans un français châtié, mais il avait diagnostiqué la cause du mal : l’anglais omniprésent et mal traduit. Vingt ans plus tôt, il écrivait : « Les questions de langage sont d’abord, au Canada français, des questions de traduction. Notre parler évolue moins par la création originale que par la transposition de vocables anglais. Nos fautes viennent des pièges de la traduction qu’on ne sait pas éviter » (Daviault, 1933 : 7). Le contexte nordaméricain dans lequel vivent les francophones du Canada fait en sorte que, « bon gré, mal gré, nous sommes un peuple de traducteurs » (Lorrain, 1936 : 9). Savoir dissocier les langues n’est pas donné à tous. D’où l’inévitable abâtardissement de la langue française, parlée et écrite. Guy Sylvestre a bien rendu aussi la manie du calembour de Pierre Daviault souvent exercé aux dépens de ses collègues de travail. Ce dernier aimait, par exemple, déformer les noms propres. « Frédéric Phaneuf devenait Fait Neuf. […] Le vieux [Marius] Lachaîne, doyen des traducteurs aux Débats, recevait le sobriquet de “Père Lachaise6”. » Le pastiche renferme plusieurs déformations de ce genre. La Vieille Revue béotienne travestit clairement La Nouvelle Revue canadienne, fondée par Daviault en 1951. Sous « Au sommet de la côte raide de Roger Malamain » se cache à peine le roman Au pied de la pente douce (1944) de Roger Lemelin. Dans ses travaux lexicographiques, en particulier dans ses trois volumes de « Notes de traduction7 », Daviault puisait des équivalents français dans le Journal officiel de la République française. La ­référence au numéro « du 4 janvier 1949 » n’est pas fortuite. Tout Daviault est dans ce pastiche. 6. 7.

Exemples cités par Pierre Benoît (1981a : 226). L’expression juste en traduction (1931, « édition complète et révisée », 1936), Questions de langage (1933), Traduction… (1941).

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Jacques Gouin Souvenirs de mes trente ans au Bureau des traductions (1945-1975) Je suis entré au Bureau des traductions à la mi-novembre 1945, quelques jours après mon retour d’Europe, où j’avais fait la guerre comme lieutenant d’artillerie. Il m’avait fallu attendre six mois après l’armistice du 8 mai 1945 pour rentrer au pays. J’avais profité de ces six mois pour visiter l’Europe en tous sens ; mais cette longue oisiveté forcée me pesait et j’avais hâte de travailler. Aussi, deux jours à peine après mon retour, je me suis présenté au bureau de M. Pius Power, qui était alors chargé à la Fonction publique de 1’embauche des traducteurs. Dès la fin de mes études de lettres à l’Université McGill, en 1941, je m’étais porté candidat à un poste de traducteur à Ottawa, mais, à cause de la guerre, ma candidature avait été reportée. En 1945, les choses devenaient plus faciles. M. Power me fit traduire à vue un texte assez simple et me dit aussitôt de me présenter dès le lendemain matin au bureau du Surintendant, M. D.-T. Robichaud8. Après quelques mots de bienvenue, M. Robichaud me dit de me présenter au bureau de M. Hector Carbonneau, alors chef de la Traduction générale, ou des « Livres bleus », comme on appelait alors ce service. On y traduisait tous les textes parlementaires, sauf les Débats9. M. Carbonneau était un petit homme charmant, d’une vaste érudition. Son adjoint, M. Jean-Marie Magnant, distribuait le travail aux traducteurs, pendant que son chef, claquemuré dans son bureau, préparait son fameux Vocabulaire10, devenu une espèce de classique du Bureau des traductions. En effet, même si M. Carbonneau était en retard d’une guerre et d’un organisme 8.

Domitien-Thomas Robichaud (1881-1964), premier surintendant du Bureau des traductions du gouvernement canadien de 1934 à 1946. (NdE) 9. Service de la Chambre des communes, créé en 1913, chargé de la traduction des documents parlementaires. On y traduit le compte rendu des délibérations des comités parlementaires, ainsi que les rapports, les traités ou les textes techniques émanant des ministères ou des services n’ayant pas de traducteurs. (NdE) 10. Hector Carbonneau (1889-1962) mit pas moins de 35 ans à compiler son Vocabulaire général qui renfermait des termes administratifs en usage dans l’administration fédérale. Ses 2 700 pages (80 000 termes), d’abord diffusées sur des feuilles mobiles, ont été rééditées en 1972 et ont formé les sept volumes du fameux Bulletin terminologique no 147, connu sous le nom de BT-147 ou le « Carbonneau ». (NdE)

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international ‒ ses recherches se limitaient au vocabulaire de la Société des Nations ‒, son œuvre est encore valable aujourd’hui. J’étais entouré dans mon bureau d’un M. Landry, de Saint-Boniface, d’un M. Smith, mélomane passionné qui faisait de la critique musicale dans le Citizen d’Ottawa et d’un jeune avocat, Marcel Plante. Dans un autre bureau tout près se trouvaient deux poétesses, Jeannine Bélanger et Éva Senécal ; et enfin, dans un autre bureau, le futur historien Robert Rumilly et le futur chef de la Terminologie, Laurent Clément. Lionel de Bellefeuille11, père du député péquiste actuel de Deux-Montagnes12, prenait sa retraite cette année-là13. Bref, je me trouvais dans une atmosphère intellectuelle qui me plaisait, malgré l’aspect vieillot et poussiéreux du mobilier, qui me semblait dater de l’époque de sir John Macdonald. Je m’y fis déjà de bons amis et camarades pour la vie. Je ne devais malheureusement pas y rester très longtemps. En effet, à cause de mes antécédents militaires et de ma facilité à traduire vers l’anglais, je fus bientôt affecté au ministère des Anciens combattants pour y traduire en anglais d’innombrables rapports médicaux en provenance du Québec. Le travail était monotone, mais encore une fois les nouveaux camarades tout à fait gentils. Entre-temps, m’étant inscrit à des cours du soir en sciences politiques à l’Université d’Ottawa, je me présentai au concours des Affaires extérieures et je réussis. Je devins donc troisième secrétaire aux Affaires extérieures, travaillant successivement à la Division européenne, à la Division consulaire et au consulat général à New York. Expérience enrichissante qui dura un an, mais qui me révéla que je n’étais pas fait pour cette carrière.

11. On attribue à ce traducteur, qui ne manquait pas d’esprit, une anecdote fameuse. Un jour, son chef, qui révisait ses traductions, le fait venir dans son bureau et lui dit : « Le dictionnaire indique comme “rare” le mot que vous avez employé dans votre traduction. » « Je sais, lui répond de Bellefeuille, c’est rare aussi que je l’emploie ». (NdE) 12. Le journaliste et homme politique Pierre de Bellefeuille, décédé en 2015 à l’âge de 92 ans. Il avait été l’un des organisateurs de l’Exposition universelle de 1967 et avait travaillé à l’Office national du film en plus de collaborer à plusieurs journaux et de diriger l’édition française du magazine Maclean’ s, ancêtre direct de L’Actualité. Il a été élu député sous la bannière du Parti québécois en 1976 et en 1981. Il était le conjoint de Thérèse Romer, l’une des pionnières de l’interprétation simultanée au Canada (voir Delisle, 1990 : 354-366). (NdE) 13. La mémoire de l’auteur semble lui avoir fait défaut ici, car le quotidien Le Droit titre le 28 octobre 1949 : « M. Lionel de Bellefeuille, d’Ottawa, à sa retraite ». On peut y lire que le traducteur « part après 36 ans de loyaux services ». (NdE)

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Je revins donc au Bureau des traductions en 1948. Naturellement, on m’affecta aussitôt aux Affaires extérieures, sous la direction de M. LouisPhilippe Gagnon. M. Gagnon était un parfait homme du monde racé et grand lettré. Il adorait Chateaubriand, dont il nous parlait sans cesse. Il fit d’ailleurs une conférence fort remarquée à l’Université d’Ottawa sur « Chateaubriand homme d’État et diplomate ». M. Gagnon avait le culte de la belle langue, et me paraissait même suer littéralement sur des textes qui n’en valaient guère la peine. Après quatre ans aux Affaires extérieures, soucieux d’avancer, je me présentai à un concours des Débats, que dirigeait alors M. Pierre Daviault. Celui-ci était un autodidacte et déjà linguiste réputé. Comme j’avais déjà publié quelques articles et que j’avais fait une conférence sur Dostoïevski, il me fit aussitôt entrer à la section d’Ottawa-Hull de la Société des écrivains et collaborer à La Nouvelle Revue canadienne qu’il venait de lancer. À un dînercauserie de la Société des écrivains, j’eus un jour l’occasion de rencontrer M. Louvigny de Montigny, alors traducteur en chef au Sénat. Avec sa moustache et sa barbiche à la Henri IV, il m’en imposa par sa prestance de grand seigneur, surtout lorsqu’il m’apostropha ainsi : – De qui descendez-vous, jeune homme ? J’avais été tenté de lui répliquer, comme Louis Veuillot : – Je ne descends pas, Monsieur, je monte. Mais, dans ma timidité, je me suis contenté de lui bredouiller quelques bribes de ma généalogie. Aux Débats, le travail était beaucoup plus trépidant que dans les ministères. Surtout que M. Daviault m’avait jumelé dès mon arrivée avec Raymond Robichaud, fils du premier surintendant du Bureau. Raymond m’éblouissait par son érudition, sa culture, sa connaissance profonde des deux langues, et surtout par sa mémoire prodigieuse. Évidemment, il traduisait au moins quatre fois plus vite que moi. À tel point qu’un soir, alors que j’étais épuisé, il eut sans doute pitié de moi et prit l’une de mes pages à traduire, 1’épingla au mur, et me la dicta, tout en traduisant la sienne à la machine à écrire. Ce tour de force l’amusait. Mais, au fond, avec ses manières un peu aristocratiques (nous ne nous sommes jamais tutoyés), Raymond Robichaud était un camarade parfait dont l’intelligence supérieure n’enlevait rien de ses qualités humaines, faites de générosité et de bienveillance. Je connus aussi aux Débats Jean-Marc Poliquin, dont le sourire malicieux et moqueur, ajouté à sa formation théologique, me ravissait. Un jour que

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je lui posais le problème éternel de la quasi-impossibilité de conformer sa conduite à ses convictions religieuses, il me répondit : « Souviens-toi toujours, Gouin, qu’il y a une différence entre le dogme et la morale. » Je m’en suis toujours souvenu ! Poliquin était surtout très malin, et aimait raconter des anecdotes savoureuses sur nos camarades. Ainsi, un jour il me raconta que Charles Michaud, indolent de nature, mais fin lettré ‒ il avait fait une conférence sur Proust, qui avait tracassé le censeur officiel du diocèse d’Ottawa ‒, faisait chaque après-midi sa sieste sur un canapé dans son bureau, et que vers 15 h 45, il se réveillait en sursaut et disait : « Sapristi, je vais être en retard pour m’en aller. » C’était digne de Courteline. Si Charles Michaud s’arrangeait toujours pour en faire le moins possible, il était des plus amusants, d’une foi religieuse inébranlable qu’il tenait de sa formation théologique, et toujours prêt à aider de ses conseils paternels. En 1952, M. Daviault me nommait chef adjoint au ministère des Postes, où j’allais connaître un autre maître qui m’a marqué : Denys Goulet. M. Goulet tenait de ses origines métisses (son grand-père avait fait le coup de feu avec Riel) des manières que je trouvais d’abord plutôt bizarres, mais que je compris peu à peu. Ainsi, s’il aimait quelqu’un, c’était sans réserve ; mais, dans le cas contraire, il était aussi catégorique ! J’eus le bonheur, semble-t-il, de me classer dans la première catégorie ! M. Goulet m’impressionnait surtout par sa connaissance approfondie de la civilisation anglosaxonne, son acharnement au travail, et surtout par ses qualités profondément humaines. Par ses conseils, toujours prodigués avec humour, il fut un vrai père pour moi. Je ne l’oublierai jamais. Après un séjour de quelques mois au siège du Canadien National à Montréal, je revins aux Débats ; puis, en 1963, j’étais nommé chef adjoint à la Défense nationale, sous la direction de Laurent Clément. Ce fut vers 1965, je crois, que, succédant à M. Roger Biron, je devins chef à la Défense, jusqu’à ma retraite en décembre 1974. Comment pourrais-je évoquer en quelques lignes les souvenirs de cette époque ? Je m’en voudrais pourtant de ne pas mentionner ici le nom de Mme Henriette Cousineau, qui fut mon bras droit et mon soutien pendant ces quelque dix ans. C’était une traductrice extrêmement compétente, douée au surplus d’un jugement toujours sûr, fondé sur le bon sens… que je n’avais pas toujours ! Elle m’a beaucoup aidé. Résumer en quelques pages près de trente ans de service au Bureau des traductions est une tâche impossible. J’essaierai, en terminant, de tirer quelques conclusions. D’abord, malgré toutes les difficultés du métier, les moments de découragement, parfois d’épuisement, je dois dire que, dans

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l’ensemble, j’ai eu une carrière heureuse. J’y ai connu des hommes et des femmes remarquables, qui ont formé et enrichi mon esprit, et dont je conserve d’heureux souvenirs. Je ne puis malheureusement pas énumérer ici tous leurs noms. Qu’ils sachent que je conserve d’eux tous des souvenirs impérissables. Et si je relis aujourd’hui, dans ma retraite studieuse, les classiques français et anglais avec délices, c’est certainement en grande partie à cause de mes quelque trente ans de service au Bureau des traductions.

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Louis-Paul Béguin Portrait d’un traducteur Ce pastiche à la manière de La Bruyère est une sorte de fable sur les bons et les mauvais traducteurs. D’un côté, il y a ceux qui, comme Géronte, ont le souci de la langue française, s’efforcent de produire des traductions de qualité, ont une âme d’écrivain, « meurent d’envie d’écrire » et ne sont pas « esclave de l’or ». De l’autre, ceux qui, comme Alceste, n’ont de traducteur que le nom traduisent vite même si cela implique de « massacrer la langue », car tout ce qui compte pour eux est de s’enrichir. Aux défenseurs du bienécrire et du bien-traduire, s’opposent les imposteurs, les innombrables requins, les marlous, les affairistes véreux, les mercantis qui ne songent qu’à profiter de la vache grasse de la traduction, dont ils pressurent avidement et sans scrupule les pis pour en tirer le plus de fric possible. […] Ils se moquent pas mal de la langue française, ces faiseurs hâtifs de fortunes ! (Journean, 1981a : 89) Géronte et Alceste ont une vision diamétralement opposée de la traduction et c’est pourquoi ils seront toujours des « ennemis mortels ». Une heure avant l’aube, Géronte allume sa chandelle. Il veut consulter Cicéron sur un mot qui l’importune fort et qui lui donna, à la veillée, quelque difficulté. Il dîne sans goût et sort à la hâte, ses livres sous le bras. L’esprit plein de latin qu’il traduit, il tombe sur la chaussée. Il n’a de répit qu’au terme de son labeur. Alors il relit sa prose et cent fois refait son ouvrage. Les auteurs qu’il traduit ne sont pas généreux et ses revenus sont insuffisants à l’entretien de sa maison. Géronte alors se plaint d’être traducteur. « Il n’y a point, dit-il, de si pénible métier au monde ! » Mais si son pourpoint n’est pas de bon goût, si sa perruque est mêlée, il ne s’en aperçoit pas, car il courtise la gloire et n’est point esclave de l’or. Il goûte plus que personne une belle phrase bien tournée. À force de traduire, il meurt de l’envie d’écrire. Il veut collaborer à l’Encyclopédie et se voit déjà à l’Académie. Il se vante de faire connaître les Anciens à Paris, à la Cour, et à tous ceux qui n’entendent point le latin. « Sans moi, dit-il de quelque essai qu’il vient de traduire, cette œuvre ne serait point lue à Paris. »

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Quand il travaille, Géronte oublie le monde. Entouré de livres, de manuscrits et d’encyclopédies, il courbe la tête sur quelque traité dont il se veut pénétrer avant d’écrire sa version qui sera, déclare-t-il, la meilleure jamais faite de l’ouvrage. En ces moments, il s’affaire, il maigrit, il gémit. Enfin, il se hausse avec peine jusqu’au niveau de la science où l’entraîne l’auteur. Il se targue ensuite d’être autorité en la matière. Ses défauts sont souvent excès des qualités indéniables dont la Providence l’a doté. Il souffre du peu de temps qu’on lui accorde pour achever son ouvrage. Mais il s’obstine, essaye, réussit ou se vainc lui-même à la tâche ! Alceste, son rival, est aussi peu cultivé que Géronte l’est trop. Ce dernier lui reproche de faire de la traduction sans être traducteur. « C’est un rustre et un coquin qui n’a point de style ! » dit-il. Mais Alceste, par son esprit et ses manières de courtisan, brille auprès des éditeurs et se voit confier les travaux les plus payants. Il amasse l’or, s’il massacre la langue. Il traduit pour le vivre et le manger. Il fréquente les ruelles et le petit lever et y récite sans le comprendre le dernier sonnet. Il fait fortune, car il sait traduire vite ce qu’il traduit mal. Géronte et Alceste se rencontrent parfois dans 1’antichambre d’un éditeur. Ils se saluent bien bas, comme deux courtisans qui se font bonne mine par crainte du souverain. Ils s’étourdissent de leur savoir, extravaguent, citent Plaute et Homère et déclament des phrases de leurs traductions. Puis, quand leur auditoire lassé s’écarte poliment, les deux compères s’embrassent, promettent de se revoir et de s’aider, se quittent sans se tourner le dos, avec mille courbettes, et se séparent enfin, plus que jamais des ennemis mortels.

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Michel Lessard Le beau métier de traducteur Certaines personnes ‒ je pourrais citer des noms ‒ croient que la traduction est une activité solitaire, sédentaire et sans passion qui se pratique généralement en robe de chambre. Bref, que c’est un métier terne et sans intérêt. Elles en donnent pour preuve le fait qu’on ne voit jamais, à la télévision, un téléroman, une série ou encore une émission spéciale dont le personnage principal est traducteur14. À cela je réponds que cette absence du petit écran ne fait que traduire ‒ passez-moi l’expression ‒ la méconnaissance des dessous de l’un des plus vieux métiers du monde. Sous certains aspects, en effet, la traduction s’apparente au travail du policier-enquêteur qui doit résoudre un crime. Aussi n’est-il pas étonnant que des traducteurs de longue date finissent par ressembler à Colombo. Car si le policier traque le criminel, le traducteur, lui, traque la pensée d’un auteur, de quelqu’un dont on dit souvent qu’il a commis un texte. Il faut voir le traducteur, rapide comme l’éclair, feuilleter son dictionnaire, à la recherche de la signification d’un mot, d’un indice lui permettant de découvrir le sens obscur d’une phrase ou simplement de la confirmation de la concordance des temps. Il doit, comme le policier-enquêteur, recouper les témoignages, vérifier la pertinence et la justesse de ses hypothèses et changer de piste lorsqu’il voit que la première ne mène nulle part. Il arrive parfois que le policier-enquêteur ne découvre pas le criminel, tout simplement parce qu’il n’y a pas eu de crime. De la même manière, le traducteur constate parfois que, décidément, telle phrase qu’il s’acharne à traduire n’a pas de sens. Bon prince, il lui en prêtera un, sans espoir bien sûr d’être remboursé. Dans certains cas, c’est le courage qui caractérise le métier de traducteur. L’image du traducteur terrassé par le volume IX (pip-pom) de l’Encyclopédie universelle ‒ mal rangé sur la dernière tablette de sa bibliothèque ‒ qui n’en poursuit pas moins son travail et n’hésite pas à consulter le volume VIII (pen-pip) n’évoque-t-elle pas le boxeur couché par son adversaire au début d’un round et qui poursuit vaillamment le combat ?

14. Dans la série télévisée Paul, Marie et les enfants, diffusée sur la chaîne de Radio-Canada d’octobre 1985 à mai 1987, Marie, l’héroïne, est traductrice de manuels scolaires. (NdE)

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Doit-on qualifier de téméraire le traducteur pigiste qui déclare ses revenus au fisc ? Ou ne devrait-on pas plutôt associer un tel geste à Eliot Ness et ses Incorruptibles ? Car en plus des qualités physiques essentielles que sont la longueur des doigts, une vision appropriée et un siège bien coussiné15, le traducteur doit posséder aussi des qualités morales, dont la connaissance de deux langues n’est pas la moindre. Droiture d’esprit et sens du devoir sont également indispensables. Le traducteur dénoncera-t-il le maître chanteur qui lui demande de traduire ses exigences dans la langue de la victime ? Ou bien reprendra-t-il à son compte les renseignements confidentiels pour tenter d’arrondir ses fins de mois ? Se fera-t-il le complice de cet usurier qui égorge, littéralement, les pères de famille avec ses taux d’intérêt supérieurs à 15 pour cent ? L’expulsera-t-il manu militari de son bureau ou profitera-t-il de la prospérité de l’autre pour hausser ses tarifs ? Dilemmes quotidiens du traducteur que seul un sens ­exceptionnel de l’éthique permettra de trancher. Dans l’exercice de ses fonctions, le traducteur a souvent l’occasion de lire des documents hautement confidentiels. Quand ce n’est pas un secret militaire ‒ l’empla­cement des dépôts de lacets pour les bottes des soldats, par exemple ‒ c’est le secret d’un procédé industriel permettant de décupler les profits de telle entreprise. On voit le parti qu’un traducteur peu scrupuleux pourrait tirer de ces informations. Comme on le voit, le métier de traducteur est rempli de défis, de rebondissements d’action, d’aventures et parfois de redondances. Pour ma part, je m’explique mal qu’on qualifie de terne un métier qui exige la clairvoyance d’un Sherlock Holmes, la résistance d’un athlète olympique, la dextérité d’un pianiste, la droiture d’esprit et le patriotisme d’un agent secret et l’aisance verbale d’un politicien. Il est vrai que tout cela se passe derrière une machine à écrire. Mais, comme on dit, rien n’est parfait en ce bas monde.

15. Voir « L’erectus éreinté », p. 200. (NdE)

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Joseph-Gérard DeGrâce Tribulations et consolations d’un traducteur Joseph-Gérard DeGrâce (†1988) écrit dans son « Avertissement au lecteur » : J’ai écrit Tribulations pour divertir quelques amis en peignant un personnage, peut-être moins imaginaire que l’on pense, qui se tue à étudier la terminologie, la grammaire et la stylistique ; qui s’épuise à lire et à déchiffrer tous les ouvrages de langue, de langage et de linguistique qui lui tombent sous la main, et qui, imaginez ! trouve encore le temps de courtiser les Muses (DeGrâce, 1977 : ii). Ce personnage présente d’étranges ressemblances avec Joseph-Gérard DeGrâce… L’auteur ajoute, en ironisant sur le jargon des linguistes : Le lecteur me saura gré d’avoir écrit mon texte avant de lire Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume16. Autrement, je n’en finirais plus de parler de chronothèse et de chronogénèse ; d’ontogénie et de praxéogénie ; de spatialisation du temps ; de rapport entre apport et support. Et qui sait s’il ne me serait pas venu à l’esprit l’idée d’abandonner mon projet pour m’attaquer à l’Histoire de la pensée humaine ? Les Tribulations n’auraient alors pas vu le jour (ibid.). Après avoir fait carrière en enseignement et avoir occupé le poste de sous-ministre adjoint, puis celui de sous-ministre de l’Éducation du NouveauBrunswick, l’auteur s’est orienté en traduction au début des années 1970. Il découvre alors l’étendue des connaissances générales et spécialisées qu’exige la pratique de ce métier. Conscient de ses lacunes, il craint de ne pas être à la hauteur de la tâche. Sa longue pièce à rimes plates qui totalise 754 vers17 retrace le parcours d’un traducteur qui cherche à parfaire ses connaissances et à s’intégrer dans le milieu professionnel des traducteurs. 16. Gustave Guillaume (1883-1960) est l’auteur d’une théorie du langage connue sous le nom de « psychomécanique du langage ». Roch Valin a publié un recueil de textes inédits de ce linguiste français sous le titre Principes de linguistique théorique, Québec, Les Presses de l’Université Laval / Paris, Klincksieck, 1973, 276 p. (NdE) 17. Présumant que l’auteur ne m’en aurait pas tenu rigueur, j’ai pris la liberté de supprimer quelquesunes des digressions de ce long récit afin de lui conserver son unité et sa cohérence.

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Un de ses amis écrira : « Malgré ses négligences et ses nombreuses “licences”, ce poème m’a toujours paru aimable, voire étourdissant, par sa justesse, son érudition littéraire, sa jovialité et sa naïveté voulue… En tout cas, cet énorme effort du traducteur-poète (?) mérite certes d’être publié un jour18. » I Comme le matelot, heureux d’être vivant, Qui mouille son esquif dans un port accueillant À la fin d’un trajet où mille fois l’orage Lui fit voir de trop près un imminent naufrage, Me voici, encor vif et, dit-on, sain d’esprit Au terme d’un parcours que jadis j’entrepris Dans la traîtresse jungle de la concordance Entre le terme anglais et le parler de France. Qu’on ne me vienne pas conseiller prudemment De taire le récit de mon égarement Car je veux démontrer qu’une folle aventure N’aboutit pas toujours à la déconfiture. Au moment opportun, si j’avais eu l’argent, Une bourse ou un prêt ou beaucoup d’entregent, Pour me bien préparer aux choses politiques Je me serais lancé dans l’aire juridique. Mais n’étant pas de ceux qui forcent le destin Quand ils n’ont pas en poche un seul petit florin, Je me suis convaincu qu’il serait certes sage De choisir un métier dont tout l’apprentissage Ne coûterait pas cher, se ferait prestement Et pourrait m’assurer de vivre décemment. Je me suis donc inscrit à l’école normale. À peine un an plus tard, la gent professorale Du bourg où je suis né m’accueillait en ses rangs Avec tant de chaleur et de mots rassurants Que mes esprits troublés par la tâche imminente Reprenaient équilibre et un peu de détente. […]

18. Jean-François Pelletier (Montréal, 17 mai 1988) à Jean Delisle (Gatineau).

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Durant deux décennies, acharné à ma tâche, Je me suis efforcé chaque jour sans relâche De transmettre presque tout ce que je savais Et de m’instruire un peu de ce que j’ignorais. […] S’il fallait un beau jour parler du grand Boileau Ou des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Pour ne pas dire trop de sottes platitudes, Au maigre résidu de toutes mes études J’ajoutais sans jamais regretter mon effort Des sources les plus sûres le généreux apport. Ce qui me chiffonnait, me laissait tout perplexe Et m’exposait souvent à avoir des complexes, C’était des auditeurs l’extrême passion De soumettre les vers à la dissection Avant que d’en vouloir savourer la finesse. Si je voulais parler de la délicatesse De Hugo, Lamartine ou bien d’Edmond Rostand, Vingt sottes questions m’en dérobaient le temps ; La strophe, le verset, l’iambe et l’alternance, Le rythme, l’harmonie, l’hiatus, l’assonance, La rime féminine et puis l’enjambement Conspiraient à ternir tout mon enseignement Et me faisaient rêver à la douce existence Du paisible écrivain œuvrant dans l’indolence. […] II N’ayant aucun accès à la munificence Ou d’un riche ou d’un prince ou de quelque éminence, Je me présenterais chez un grand éditeur Et lui révélerais tous mes talents d’auteur. Il fallait pour cela m’efforcer de produire Quelque rédaction dont il se puisse instruire. M’astreignant au travail, je fais fi du loisir, J’écourte mon sommeil et vis du seul désir De bien manifester ce dont je suis capable En réalisant seul une œuvre remarquable Dont je présenterais le parfait manuscrit. À force d’y penser, il me vient à l’esprit L’impulsion d’écrire un roman historique…

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2 – PORTRAITS

J’en avais au collège abordé la technique. J’en cherche le titre ainsi que le sujet, J’en ébauche le plan puis… reste tout muet. Sans me décourager, j’attaque de plus belle Le drame, le roman policier, la nouvelle, L’article de journal, même quelques quatrains, Sans y mieux réussir. Mon effort semblait vain. Déjà je commençais à être pessimiste Lorsque dans le journal on me montre la liste De postes à combler à la Traduction. Cela mériterait bien quelque réflexion. J’y songe quelques jours, sollicite une place ; On fixe un rendez-vous, je m’y rends, on me place. À la date prévue, on m’accueille au bureau, Plus comme un assistant que comme un tout nouveau. Le patron me reçoit, à ses gens me présente Et pour qu’en ce milieu à l’aise je me sente, Il m’assure en trois mots qu’au jeune traducteur Chacun cherche à servir de collaborateur. Il me donne un travail et m’indique ma table. Heureux, je me disais : « Épatant ! Formidable ! Désormais tu vas faire une chose à la fois ; Sept heures au bureau, dix-sept heures à toi. Et puisque ton seul soin est d’apprendre à traduire, Des problèmes présents sous peu tu pourras rire. » Un voisin me sourit et me dit où trouver Une gomme, un crayon, un coussin, du papier. Me voilà installé, débordant d’assurance Et de mon premier travail faisant la connaissance. Il ne s’agit que d’un tout petit dépliant Qui vise à démontrer au crédule client Que, comme ses amis, sous le ciel des tropiques Il se peut bien payer une cure thermique. Le titre, Why don’t you ? me semblait fort heureux Mais mes titres français, lourds, obscurs et nombreux, Me faisaient redouter, las de tant d’écritures, Un succès qui tiendrait au nombre des ratures. Fallait-il retenir Qu’est-ce qui vous retient ? Cessez de grelotter ? Suivez donc vos voisins ?

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Cela coûte si peu ? Faites donc vos bagages ? Pourquoi pas vous ? ou bien La Noël sur la plage ? Je ne le savais plus. Le texte terminé, J’en trouverais bien sûr le titre approprié. Il m’a fallu plus de trois journées éternelles Pour convertir mon texte en ses formes nouvelles Et presque aussi longtemps, toujours le polissant, Pour le coiffer d’un titre attrayant et seyant. Enfin au réviseur, d’une main hésitante, Je remets le produit de ma tâche naissante À la fois désirant et ne désirant pas Qu’il parle sans détour si j’ai fait des faux pas. Sur un de ses classeurs, sans en lire une phrase, Il vous pose mon texte, et tirant d’une case Un deuxième travail il dit, me le tendant « Peut-être un peu ardu, mais fort intéressant ; D’ici deux ou trois jours, de votre œuvre première Je vous remets le texte avec mes commentaires. » Les remarques des gens de la révision Et la justesse de chaque annotation Qui noircissaient les blancs de mon premier ouvrage Auraient fort éprouvé mon vacillant courage Si la sérénité de tous mes compagnons, Leur savoir, leur méthode et l’expédition De leur volumineuse et difficile tâche Ne m’avaient démontré qu’à aimer le panache Au lieu d’aimer l’étude on reste griffonneur Mais on ne devient pas un vrai bon traducteur. III J’avais donc résolu de m’astreindre à l’étude. Au lieu de savourer la douce quiétude Des soirs et des congés, je me délasserais À réconcilier le français et l’anglais. Pour mener à sa fin une telle entreprise, Il fallait établir d’une façon précise La liste des sujets à ne pas oublier, Puis du projet complet faire un calendrier. Mon projet nuit et jour me trottait dans la tête,

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2 – PORTRAITS

Mon projet me donnait partout mine inquiète, Mon projet me hantait, partout me précédait, Partout m’accompagnait et partout me suivait. Durant une semaine, œuvrant comme un copiste, J’ai passé mes loisirs à dresser une liste Des sujets sur lesquels j’aurais à me pencher. Harassé, éperdu et craignant de flancher Avant que de pouvoir rendre systématique Tout ce fouillis d’idées recueillies sans logique, J’en parle à un ami, traducteur chevronné, Renommé, disait-on, pour avoir dépanné Bon nombre de novices dont les rapides ailes Avaient peu d’envergure en regard de leur zèle. « Si j’admire l’ardeur de votre ambition, J’y vois peu, me dit-il, la pondération Que prônait Petit-Jean lors d’une autre aventure : “Qui veut voyager loin ménage sa monture” Avant de composer, si nos plus grands auteurs S’étaient évertués à apprendre par cœur Chaque règle, tournure, expression, usage Que les bouquins du temps imposaient au langage, C’est en vain qu’ils auraient au nocher des Enfers19 Demandé un délai pour finir prose ou vers ; Ni vous ni moi, mon cher, n’aurions lu Télémaque, Le Bourgeois gentilhomme, Le Cid ou Andromaque. » Cet exorde m’avait fort impressionné. À la fin du discours, j’avais abandonné Mon nébuleux projet et découvert la trame Qui ferait le succès d’un tout nouveau programme. Au travail, désormais, plus de piétinement, D’exaspération, de découragement. Lorsque le terme propre ou la tournure heureuse Tarderait à se rendre à ma plume nerveuse, Je n’hésiterais plus à rechercher l’avis De ceux qui ont toujours l’air d’avoir tout compris. Au lieu de tout chercher dans les dictionnaires, Je me référerais à un vocabulaire, 19. Dans la mythologie gréco-romaine, le nocher des Enfers, Charon, reçoit les âmes des morts et leur fait traverser l’Achéron, le fleuve des Enfers, moyennant une obole. (NdE)

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Un glossaire, un lexique, ainsi qu’un grand fichier, Que semblent consulter tous les gens du métier, Et pour atteindre un jour la compétence Dont parlait mon ami en son flot d’éloquence, Le soir, sans m’y tuer, je lirais les auteurs Dont les écrits ont l’heur de plaire aux traducteurs. Enfin j’avais trouvé la formule magique Qui tout en dissipant mon trouble économique Me pourrait assurer parmi les traducteurs Le prestige imposant qu’ont les bons réviseurs. Si encore une fois j’étais tout feu tout flamme, J’étais bien résolu à me dominer, dame ! Et à ne plus céder au dangereux attrait D’errer deçà delà au lieu d’aller au fait. Il m’a fallu un mois pour perdre l’habitude De toujours réviser avec inquiétude Chaque mot, chaque phrase et chaque expression Dont j’avais déjà fait mainte révision, Et tout aussi longtemps pour trouver la manière De ne pas, par les soirs, de ma grise matière Provoquer la surchauffe ou bien l’affaissement. Tout était favorable à l’heureux lancement Du projet que j’avais depuis longtemps en tête. Au bureau tout marchait comme sur des roulettes Et j’étais prêt à lire un des nombreux bouquins Qu’il fallait avoir lus pour atteindre mes fins. IV Pour lancer le projet, il m’avait semblé sage De lire en premier lieu Histoire du Langage20. Le livre, disait-on, faisait autorité Et j’aurais avantage à m’y documenter. À m’y documenter ? Mais, était-ce logique ? Moi qui ne savais pas ce qu’est la linguistique ! Le livre, néanmoins, m’avait certes enrichi : Je savais que le coq chante chicchirichi Pour charmer le matin sa compagne à Florence, 20. Mario Pei (Payot).

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2 – PORTRAITS

Mais que pour éveiller ses poupoules en France, Il chanterait à l’aube un beau cocorico. […] Un jour le réviseur, pour me rendre service, M’instruisit des moyens d’empêcher que se glisse Une vilaine faute ou imperfection Qui ternirait l’éclat de mes traductions. « Lisez bien, me dit-il, l’index du Bon Usage21 Et vite vous pourrez faire le repérage Des règles que parfois il vous faut consulter ; Et pour vaincre à jamais maintes difficultés, D’ordre grammatical et lexicologique, Ne vous dispersez pas, soyez systématique : Fréquentez Dagenais22, Joseph Hanse23 et Thomas24. » Le conseil me sembla en tous points adéquat Aux fins que je visais en traducteur novice. Ayant maîtrisé l’art de consulter Grevisse, Je me mis à chercher le moyen le meilleur De tirer mon profit des trois autres auteurs. Au lieu de lire tout l’important catalogue Des vices langagiers dont ces lexicologues Avaient réalisé la publication, Il valait certes mieux, de la saine raison Écoutant les conseils, borner mon entreprise Aux articles portant sur mes propres méprises. Il fallait pour cela feuilleter les bouquins Et faire bon emploi d’un petit calepin Qui me rappellerait et le titre et la page Des points où je devrais m’éclairer davantage. Je parcours un article et sur mon calepin J’en note le sujet, mais n’y comprends rien. Je lis ici et là, n’y entendant goutte, J’entreprends d’avaler le tout coûte que coûte. Ce faisant, j’ai vaincu mainte difficulté Et acquis, au surplus, un peu d’humilité. Je pouvais dire que « Ça ne vaut pas le diable »

21. 22. 23. 24.

Maurice Grevisse (Duculot). Gérard Dagenais, Difficultés de la langue française au Canada (Pedagogia). Joseph Hanse, Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques (Baude). Adolphe V. Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française (Larousse).

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Est français, et trouvais tout à fait formidable De savoir qu’en Belgique, autant que par ici, On entend « il fait cru » et « dans l’avant-midi ». Pourtant, lorsque j’ai lu que « tomber dans les pommes » Est une expression indigne d’un digne homme, J’en ai perdu le souffle et, pour me ranimer, À Larousse et à Robert, j’ai dû m’en référer. Même après avoir fait de ces livres l’étude, J’ai parfois éprouvé un peu d’inquiétude Lorsqu’il fallait écrire un terme tout nouveau Ou en abandonner un que je trouvais beau. Je fuyais « décimer », « périple », « cadre », « instance » Et tout autre mot qui se plie aux circonstances ; J’hésitais à choisir entre « objet » et « sujet » Tout comme entre « myrtille », « airelle » et « bleuet ». Fallait-il écrire « un » ou « une » pamplemousse, « Je rebats » ou « rabats » les oreilles d’un mousse, Écrire « dans » ou « sur » la rue ou le journal Ou choisir au hasard en disant c’est égal ? Je ne le savais pas. De plus, les exigences Du métier me dictaient de faire diligence Et, sans trop m’attarder aux points controversés, De lire les auteurs que l’on dit fort versés Dans l’art de savoir faire une juste critique, Des termes à la mode et du jargon technique. J’ai lu, suivant le sage avis du réviseur, Regards sur le français actuel25, dont l’auteur Traite des nouveautés les plus préoccupantes De la langue que tout traducteur veut constante ; Et puis j’ai lu Français écrit, français parlé26, Qui m’a instruit des mues qui sont à rejeter Et de celles qu’il faut accueillir avec grâce. Puis mon avidité, ma volupté vorace, Me fit tout lire avec précipitation Et Parlez-vous franglais ?27 et Le littératron28.

25. 26. 27. 28.

Jean Darbelnet (Beauchemin). Aurélien Sauvageot (Larousse). René Étiemble (Gallimard). Robert Escarpit (Flammarion).

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2 – PORTRAITS

Puis avaler d’un trait Le jargon des sciences29, Et puis L’hexagonal30. Après l’expérience D’avoir tellement lu en un si bref délai, Tout « … étonné de voir comme je comprenais », Devrais-je, comme Frantz dans La dernière classe31, Craindre du lendemain l’inévitable impasse ? Hélas ! trois fois hélas ! Vinay et Darbelnet, Leur Stylistique32 aidant, devaient couper tout net La folle illusion qui me portait à croire Qu’à lire abondamment je meublais ma mémoire De faits essentiels à ma profession. Moi qui des procédés de la traduction N’avais jamais acquis profonde intelligence, Moi qui ne savais pas ce qu’est l’équivalence, Ni le calque, l’emprunt, la modulation, La transposition ou l’adaptation, Comment n’aurais-je pas trouvé énigmatiques Les idées inouïes que de la Stylistique Les feuillets proposaient à mes yeux étonnés ? La langue était pourtant la langue du métier, Celle qui, au bureau, mettait en évidence Tant du vain débutant la superbe ignorance Que du vrai traducteur l’humble érudition, Celle qui me pourrait d’une promotion Hâter et l’échéance et les doux avantages, Celle dont il fallait faire l’apprentissage Pour impressionner Monsieur le Directeur Et un de ces beaux jours devenir réviseur. Cette diable de langue, il était illogique Que je n’en sache pas tous les termes techniques. J’ai donc lu et relu le satané bouquin Et, à force d’étude et d’efforts surhumains, J’en ai pu décoder assez bien le langage Pour essayer parfois d’en faire un sobre usage Mais certes pas assez pour faire mention

29. 30. 31. 32.

René Étiemble (Hermann). Robert Beauvais, L’hexagonal tel qu’on le parle (Hachette). Alphonse Daudet, La dernière classe, et autres contes du lundi (Gallimard). Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l’anglais (Beauchemin).

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De dilution et amplification, Ni pour oser parler de métalinguistique, Ni de traduction ou directe ou oblique, Ni d’aspect duratif, perfectif, collectif, Statique ou ponctuel ou atténuatif, Ni du sens structurel, du groupe syntaxique. De retraductions ou d’effets stylistiques. V Enfin je comprenais, pour la première fois, Que la traduction obéit à des lois Dont chaque infraction pouvait rendre passible De l’accès différé à un poste accessible, Et qu’il n’est qu’un moyen de n’enfreindre jamais Ses redoutables lois : c’est faire désormais Mon livre de chevet de ce savant ouvrage, Qui m’avait presque occis pour me rendre un peu sage. Pour mener à sa fin ce sous-projet nouveau, Je sentais le besoin d’être frais et dispos : Il fallait à tout prix que je reprenne haleine Entre la prime phase et la phase prochaine De l’épique combat que j’avais engagé Contre la Stylistique et ses difficultés. Pensant que je devrais lire pour me détendre Un livre intéressant et facile à comprendre, J’ai arrêté mon choix sur un titre nouveau, Le Langage33, que l’on invoquait au bureau, Les uns pour démontrer les fondements logiques De la traduction qu’on dit automatique, Les autres pour louer d’un air fort entendu De la traduction humaine les vertus. Je me demande encor si j’étais fol ou sage Quand, pour me… délasser, j’ai lu tout cet ouvrage, Que mes braves copains n’avaient que feuilleté (On me l’a dit plus tard) pour pouvoir le citer. Fol ou sage, j’ai lu de l’œuvre remarquable

33. Publié sous la direction d’André Martinet, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1968, 1525 p. (NdE)

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2 – PORTRAITS

La préface et le texte et l’index et les tables Toujours m’émerveillant d’y pouvoir découvrir Tant de renseignements qui me pourraient servir ; Et puisque je lisais surtout pour me… détendre, Je ne souffrais pas trop de ne pas tout comprendre : Plus tard, assurément, j’aurais l’occasion De relire l’ouvrage avec attention Et d’en comprendre enfin les termes innombrables Dont le sens me semblait encore impénétrable. […] Mais il fallait remettre à plus tard le plaisir D’éblouir à mon tour qui voudrait m’éblouir Et me lester l’esprit, grâce à la Stylistique, De principes, d’idées et de termes pratiques. Pour la seconde fois je me suis replongé Dans le magique écrit qui devait m’enseigner L’art de bien convertir en un français louable Tout texte dont l’anglais passe pour convenable. Mais cette fois j’avais la ferme intention D’assimiler le livre à la perfection Sans remettre à plus tard un chapitre un peu rude Ou d’un terme em… bêtant escamoter l’étude. Et surtout sans jamais, criant hélas ! hélas ! Me décontenancer devant les aléas D’une entreprise dont un essai préalable M’avait révélé qu’elle était fort redoutable. Animé de tant de détermination, Je lisais, et pourtant les complications Dont j’avais craint l’assaut ne ralentissaient guère L’allure de ma course en la neuve matière. Si un terme nouveau me faisait hésiter, Jamais ne pouvait-il me faire trébucher, J’étais bien convaincu que dans la Stylistique Tout n’était que clarté, vérité et logique. VI Le projet terminé, s’il m’arrivait souvent De vouloir repolir trop scrupuleusement Un texte qui déjà n’était plus à reprendre, Ce n’était qu’à moi seul qu’il me fallait m’en prendre

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Et jamais de la vie aux réputés auteurs Qui, voulant m’inculquer de l’art du traducteur La technique éprouvée, avaient jugé utile De me tant ballotter entre le très facile Et le très compliqué que j’en trouvais parfois Des imperfections aux mots de bon aloi. Mais la commission de telles peccadilles N’a jamais soulevé un soupçon de bisbille Entre le réviseur, qui trouvait amusant De mon nouveau savoir le naïf déploiement, Et moi, qu’éblouissait encore une science Qui ne fait qu’éclairer l’homme d’expérience. Entre la connaissance et l’application Des principes et lois de la traduction, L’écart que j’estimais tout à fait négligeable S’est parfois révélé vraiment appréciable, Et j’en témoignerais si l’on ne m’avait dit Que tous les traducteurs ont eu semblable ennui. Je pensais néanmoins que mes doctes lectures Avaient à mes copies donné un peu d’allure Puisque six mois plus tard l’administration M’avait favorisé d’une promotion. Après tous mes revers, mes efforts et mes peines, J’entrevoyais enfin d’une âme plus sereine La possibilité de tirer de mon art Un peu de renommée et beaucoup de dollars, Mais je devrais d’abord tempérer de sagesse Mon penchant naturel à tout faire en vitesse Puis, sans verser dans la méticulosité, M’assurer qu’il y eût stricte conformité Des idées qu’en LA34 proposait mon message Avec les idées de l’original ouvrage. J’ai donc lu et relu, scruté, analysé Tout texte dont le sens me faisait hésiter, Et j’ai lu et relu chacune de mes pages Réduisant chaque fois l’apparent décalage

34. LA : langue d’arrivée.

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2 – PORTRAITS

Entre ce qu’en LD35 on voulait proclamer Et ce que ma copie aurait dû exprimer. Mon ardeur à la tâche était si débordante Que parfois je péchais de manière flagrante En me fourvoyant dans des ba be bi bo bu Qui ne me pouvaient pas rapprocher de mon but ; Puis un peu repentant d’une folle incartade Qu’on ne pardonne qu’à la jeunesse musarde, Je remettais le cap sur mon fuyant objet. J’étudiais surtout de mes textes anglais Les mots, expressions, usages et tournures Dont les subtilités infligent la torture À quiconque les veut à sa langue adapter Sans se donner le mal de les apprivoiser ; Et toujours redoutant les traîtres artifices D’un régionalisme ou d’un néologisme, Je tâchais de donner à ma traduction Élégance, clarté, vie et précision. Enfin, j’avais acquis assez d’expérience Pour entreprendre avec raisonnable assurance Les travaux fort divers que l’on me confiait, Mais certes pas assez pour avoir le secret De pouvoir convertir en une œuvre maîtresse Le texte qu’on m’avait dit de faire en vitesse. Aussi m’arrivait-il, troublé par ma lenteur En m’interrogeant sur mes dons de traducteur, De me rappeler que l’exemple d’un artiste Et ses préceptes sûrs ne font pas un flûtiste Du jeune entêté qui rêve de concertos Quand il n’a de talent que pour l’humble pipeau. Mais ce doute anodin, tel un sombre nuage Dont Éole à son gré dissipe le présage, Pouvait s’évanouir puis apparaître encor Selon qu’il me fallait peu ou beaucoup d’efforts Pour purger un écrit d’une phrase vilaine Ou pour faire en trois jours l’œuvre d’une semaine.

35. LD : langue de départ.

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VII Après la turbulente initiation Dont je viens d’établir une relation, Ma carrière a connu une phase tranquille Où durant deux années, sans me faire de bile, Je m’écartais bien peu de l’honnête train-train Que semblaient au bureau épouser mes voisins. Détendu, je prenais le temps d’être agréable Et surtout le temps de trouver vraiment aimables Les copains qui, toujours se souriant entre eux, Me trouvaient trop pressé pour m’être gracieux. J’étais enfin sorti de cette tour d’ivoire Où, isolé des gens, je m’étais plu à croire Que nul autre que moi en ma profession N’avait mes grands espoirs et mes moyens d’action. Une discussion sur un point de grammaire, Sur le mot « atomique » et le mot « nucléaire », Un échange de vue à la pause-café Ou le soir en humant un bon Pouilly-Fuissé Attestaient que chacun, à sa propre manière, Voulait autant que moi réussir sa carrière. D’aucuns connaissaient bien mes livres favoris Et m’en recommandaient qui m’étaient inouïs, Et d’autres, connaissant mes formules magiques, M’instruisaient de cent tours plus simples et pratiques ; Tous avaient, comme moi, eu des embêtements, Des succès, des échecs, des encouragements, Et aussi, comme moi, nul n’était allergique À laisser activer son pouls économique. Heureux d’être sorti d’une réclusion Qui m’aurait pu conduire à la stagnation, Je résistais bien ferme à ma vieille habitude De m’instruire à ma mode et dans la solitude ; J’accueillais volontiers de mes nouveaux amis Les observations et les sages avis ; Avec eux je suivais des cours et conférences Et n’hésitais jamais à faire diligence Lorsque je leur pouvais donner un coup de main.

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N’enviant plus le sort d’aucun autre être humain Et vraiment convaincu que la vie était belle, Je n’en rêvais pas moins de fortune nouvelle. VIII Or en soixante-dix, au cœur de Montréal, Avait lieu un colloque international36 Où des conférenciers d’Europe et d’Amérique Parleraient savamment tant de la stylistique Que des aspects nouveaux de la traduction ; Le bureau y aurait sa délégation Formée de traducteurs de longue expérience. Puisqu’il me revenait quelques jours de vacances, Quoique jeune de métier, je m’y déléguerais. J’adresse ma demande, on m’inscrit et j’y vais. J’allais enfin savoir quel genre de culture Produit en mon métier les hommes de stature Puisque les exposés et interventions M’en feraient sûrement la révélation. De plus, je comptais bien faire la connaissance De savants qui voudraient me dire en confidence, (S’ils me jugeaient de taille à atteindre le sommet), Le plan qui me devrait gouverner désormais. Le colloque engagé, séance inaugurale, Délibérations et séance finale Se succédaient si dru et semblaient susciter Tellement d’intérêt que, par civilité, Je me suis abstenu de parler de problèmes Qui n’auraient concerné nul autre que moi-même. Tout ce qui s’y passait à tel point m’emballait Que j’en oubliais net mes bizarres projets ; Et à chaque exposé, tout yeux et tout oreilles, Je me disais qu’il faut s’y connaître à merveille Pour parler avec tant de virtuosité De la traduction et de ses subtilités.

36. « Colloque international de linguistique et de traduction » (Montréal, 30 sept. au 3 oct. 1970). Actes publiés dans Meta, vol. 16, nos 1-2, 1971, p. 1-132. (NdE)

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Après ce beau colloque, il m’a semblé logique De repasser le tout de façon méthodique Pour me bien assurer d’en pouvoir dégager Les idées qui pourraient le plus m’avantager. J’ai donc fait et refait des textes la lecture M’étonnant chaque fois d’y trouver fort obscures Maintes expressions qui n’avaient pas posé De problèmes ardus au cours des exposés. Moi qui venais de lire, en plus de Stylistique, Tant d’ouvrages savants traitant de linguistique, Moi qui pensais savoir du métier tous les mots, J’avais à décoder mille termes nouveaux Du genre d’analyse ou terminologique, Ou bien syntagmatique ou même syntactique. Quant au dosage des explicitations Et au recours à la métatraduction, Les deux expressions me semblaient parallèles, Celle-ci du métier et l’autre universelle. Puis ces mots longs comme intersubjectivité Ou bien comme unidirectionnalité, Même s’il m’arrivait de les pouvoir comprendre, Je ne trouvais jamais la façon de m’y prendre Pour les articuler, et j’en étais vexé. Or, ma vexation, dont j’étais complexé, Tenait-elle à quelque phénomène aphasique ? Ou extralinguistique ? Ou paralinguistique ? Je ne le savais pas. Et si je l’avais su, Les projets nébuleux dont j’étais tout mordu En auraient-ils connu une fin plus heureuse ? Enfin pourquoi consacrer tant d’heures précieuses À l’étude de mots ou nouveaux ou savants Dont on n’a jamais eu besoin auparavant ? Au lieu de maîtriser les mots les plus courants ? Et pourquoi tant poursuivre un objet utopique Au lieu de bien roder de mon art la technique ? Désormais je n’aurais qu’un modeste idéal : Apprendre mon métier à un rythme normal Et, tout en visant haut, restreindre un peu mon zèle.

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Le colloque m’avait doté d’idées nouvelles. Il m’avait enseigné que la traduction Est un art qui s’apprend en corrélation Avec la linguistique, et qu’aucune des aires Du langage ne peut lui rester étrangère ; Que le succès tient moins à savoir admirer Le brillant traducteur qu’à savoir l’imiter ; Et que Champollion s’était meublé la tête Avant de déchiffrer la pierre de Rosette. Rien ne m’interdisait d’aspirer au sommet Mais du moins je savais quels sentiers y menaient. IX Je faisais mon travail de la même manière Qu’aux plus belles années de ma brève carrière. Comme tous mes copains, j’avais mes bons moments Et certes pas plus qu’eux mes légers contretemps. Comme l’agricola si felix37 de Virgile, Ne savais-je donc pas goûter ma vie tranquille ? Pourquoi tant aspirer, moi qui étais heureux, À des sommets plus hauts que la voûte des cieux ? Et pourquoi, nuitamment, tant me laisser distraire Par un phantasmique être en train de me portraire De la lyre jouant, le front de lauriers ceint ? Si j’éloignais mon mal, il revenait soudain Comme, avant Héraclès, chaque nouvelle tête Qui, de l’Hydre de Lerne38, émergeait bien complète Pour vite remplacer celle qu’on abattait ; Et il revenait toujours lorsque je méditais Sur mon propre avenir. Par exemple, à l’époque Où l’on rendait public d’un autre grand colloque39 Le programme complet, mon fol emballement M’y faisait voir la clef de mon avancement. 37. « Heureux l’homme des champs, s’il connaît son bonheur ! », dans Les Géorgiques, trad. par Jacques Delille, Paris, L. G. Michaud, 1819, Livre II, vers 458. (NdE) 38. Dans la mythologie grecque, l’Hydre de Lerne avait le corps d’un chien et neuf têtes de serpent. Héraclès lança des flèches enflammées pour la faire sortir de son antre et la tuer. Chaque fois qu’avec son épée il coupait une tête, celle-ci repoussait en double. (NdE) 39. « Colloque international de linguistique et de traduction » (Montréal, 4-7 oct. 1972). Actes publiés dans Meta, vol. 18, nos 1-2, 1973, p. 1-292. (NdE)

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Or un soir que j’avais grand besoin de détente, J’ai humé le fumet d’une crème de menthe Dont les vapeurs, dit-on, au mortel triste et las Donnent illusion d’être au beau Walhalla40, Et m’étant laissé choir dans ma grande bergère J’ai ôté mes souliers et éteint la lumière. Mon œil tout alangui fixé sur un miroir Voit un fuyant reflet de l’étoile du soir Avant de se fermer. Mystérieusement, Sans même m’éveiller, me voilà bien vivant En des temps reculés et en terre étrangère. Je venais de gravir les cent marches de pierre D’un temple très ancien sis au sommet d’un mont Et qui pouvait avoir l’aspect du Parthénon. Tout y était beauté, splendeur, magnificence ; Partout c’était la paix et la munificence. On m’y fait bon accueil. Dans un coquet salon Un monsieur distingué, du nom d’Amphitryon, Me prie de bien vouloir m’approcher de la table Où viendrait me quérir un guide secourable. Le goûter est frugal : un beau plat d’ambroisie Qu’on avait apprêté là-bas en Thessalie, Et un peu d’hydromel finement distillé Par un fils du grand Zeus et de la Sémélé41. Le repas terminé, je demande à un guide, Avant de commencer ma visite rapide, De me dire le nom de l’établissement. « Mais Monsieur, me dit-il, l’hydromel sûrement Vous a dû déranger. Quand on est au Parnasse, Il convient… – Au Parnasse ? – Au Parnasse. » Une masse En plein front n’aurait pas aussi rapidement Pu me faire au parquet choir inconscient. Quand je reprends mes sens, à ma surprise extrême, Je me sens tout perdu. Mon guide, étant le même, Me rassure. Il comprend le fol égarement

40. Dans la mythologie germanique, grand palais où séjournent les valeureux guerriers morts au combat. (NdE) 41. Sémélé est une des maîtresses de Zeus et la mère de Dionysos, ce dernier étant le dieu de la vigne, du vin et de ses excès, de la folie et de la démesure. (NdE)

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De bien des visiteurs, mais il dit carrément À qui voudrait forcer la porte du Parnasse : « Mais Monsieur, en ces lieux il n’y a jamais place Pour ceux qui s’y fourvoient sans savoir où ils vont. » Tout en disant du bien de ma profession, Il me fait visiter la salle adorable, Où partout l’on peut voir un nombre inconcevable De livres, documents, microfilms, manuscrits, En français, en anglais, latin, grec et sanscrit, Traitant de tous sujets, de toutes disciplines ; Partout dispositifs, appareils et machines Du simple microscope jusqu’au microlecteur, De l’abaque ancien jusqu’à l’ordinateur ; Et partout des tiroirs, des classeurs, des armoires, Des bronzes, des émaux, des sculptures d’ivoire. Enfin, pour expliquer le choix d’objets si beaux, Le guide me montra ce petit écriteau : Du Parnasse éternel, aire hiéronymienne, plaise aux dieux que certains traducteurs y parviennent !

J’allais lui demander l’interprétation De « certains traducteurs » lorsque l’illusion Soudain se dissipa. Le fascinant mensonge N’avait duré, hélas ! que ce que dure un songe, Et l’effort que je fis pour en savoir la fin M’aurait bien réveillé si la soif et la faim N’avaient pas mis un terme à ma douce détente. En prenant mon café, mais sans crème de menthe, Je pensais à mon rêve, à mes ambitions, Au colloque, aux bouquins, aux moyens d’action, Aux succès, aux échecs, aux tâches ordinaires, À mes difficultés, vraies ou imaginaires, Et surtout je pensais aux consolations, Du métier. D’où venaient les tribulations ? Dame ! Je confondais le futile et l’utile ! Désormais, ô Raison, je te serai docile.

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Irène de Buisseret Interview L’interview que l’on va lire a été réalisée par la journaliste France l’Abbé à l’émission Femmes d’aujourd’hui diffusée sur les ondes de Radio-Canada, le 27 octobre 1970, six mois avant le décès tragique de l’autrice42. On a retrouvé dans ses papiers le manuscrit d’un manuel de traduction, que des amis et des collègues traducteurs ont publié par souscription sous le titre Guide du traducteur (1972). L’ouvrage a été réédité trois ans plus tard dans une présentation plus soignée et chapeauté d’un nouveau titre, Deux langues, six idiomes (Ottawa, Carlton-Green), et agrémenté de dessins. Le manuel porte en sous-titre : Manuel pratique de traduction de l’anglais au français. Pour un bon entendement des six variétés des deux langues officielles du Canada. – Quand êtes-vous arrivée au Canada ? – Je suis arrivée au Canada, si ma mémoire est fidèle, en 1945, ce qui ferait donc vingt-cinq ans et je suis allée immédiatement dans les Cantons de l’Est pour enseigner le français. […] – Vous avez exercé simultanément et tour à tour les métiers de professeur, de traducteur, et… – … d’écrivain, si l’on veut ? Est-ce que c’est un métier ? Je vous pose la question. C’en est peut-être un, au fond. – Je crois que c’est un métier, mais justement… – Bon, je suis d’accord ; d’un certain point de vue, on peut dire que c’est un métier, parce qu’il y a quand même une technique. La technique de l’écrivain, à ce point de vue-là. Est-ce que vous me demandez celui que je préfère des trois ? – Il me semble que le travail principal qui vous a occupée d’une façon régulière ça été la traduction ?

42. Voir le portrait « Irène de Buisseret : “comtesse” de la traduction, pédagogue humaniste » (Delisle, 2002 : 369-402).

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– Certainement. – Pourquoi ce choix ? – Vous savez, dans la vie, il n’y a jamais de choix tout à fait libre. Le libre arbitre, c’est très bien dans les traités de théologie, mais est-ce qu’il existe complètement dans la vie ? Ce choix c’était d’abord parce que j’aime la langue sous tous ses aspects, mais j’aurais pu aussi bien m’orienter vers l’enseignement, voyez-vous, et enseigner la langue, ce que je fais d’ailleurs par raccroc ou par intérim, comme Aramis était mousquetaire par intérim. Mais justement où je veux en venir, c’est que ce choix, en partie, a été aussi infléchi par les circonstances. J’ai enseigné la langue et puis j’ai reçu un jour une lettre – j’étais à Edmonton à l’époque, à l’Université, comme « Assistant Professor ». (Je vous laisse le soin de traduire la chose en français.) Et là, j’ai reçu une lettre dont je n’ai jamais découvert l’auteur, car c’était une lettre circulaire envoyée d’Ottawa à Edmonton, me disant « le gouvernement canadien a besoin de traducteurs, est-ce que cela vous intéresserait ? ». Suivaient les conditions et le traitement. Cela m’intéressait à l’époque. – C’était de la traduction de l’anglais au français ? – On ne précisait pas. On disait « le gouvernement fédéral a besoin de traducteurs ». J’ai supposé que c’était surtout de l’anglais au français. Je n’ai pas eu tort. Et je suis venue. J’ai tout abandonné à Edmonton, et je suis venue. Ce n’était pas un coup de tête : la lettre est arrivée au bon moment. J’avais passé deux ans dans l’Ouest, un endroit admirable, mais vieille Européenne que je suis, que j’étais, vieil animal des pays tempérés, le climat de l’Ouest me tuait littéralement. Et les hivers et les étés, voyez-vous. Alors, je suis venue, je suis devenue traducteur et me voilà traducteur vingt ans après. – On est souvent porté à croire que faire de la traduction, c’est purement une technique, qu’il n’y a pas de créativité qui entre en jeu. – Ah ! C’est une question extrêmement complexe que vous soulevez là. Voyez-vous, Vinay et Darbelnet, je n’ai pas à vous dire qui ils sont, tout le monde a lu ou parcouru leur livre admirable La stylistique comparée. Les deux professeurs qui sont nos maîtres à tous disent : « On parle trop d’art dans la traduction. La traduction, en réalité, c’est une technique. » Et ils basent toute leur œuvre, qui devrait être la Bible de tout traducteur, sur l’exposé de cette technique justement. MM. Vinay et Darbelnet ont raison en un sens : c’est une technique. Un traducteur doit d’abord être un technicien. Sur ce point, je m’incline devant eux. Mais je dirais qu’il doit aussi être autre chose. Deux autres choses. Je vous en prie, vous alliez me demander quelque chose ?

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– Justement, en tant qu’écrivain, est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre… – Oui et non. La deuxième chose, d’après moi, qu’un traducteur doit être – je parle dans l’idéal, vous comprenez bien, naturellement –, il doit être d’abord un homme ou une femme, un être humain, je pense, cultivé, le plus cultivé possible. Parce que quand vous traduisez, par exemple, d’anglais en français, ce ne sont pas des mots que vous traduisez, ce n’est pas seulement une langue que vous transposez ; c’est une culture – ou deux cultures que vous devez connaître à fond, dans tous leurs aspects et où vous devez trouver des équivalences. Qu’est-ce que c’est que des cultures ? Des prises de position, des mythologies et des attitudes. Est-ce que vous me permettriez de préciser en vous donnant un exemple concret ? Il y a un livre très célèbre d’Angus Wilson, qui s’appelle Anglo-Saxon Attitudes, phrase d’ailleurs tirée de Alice au pays des merveilles ; et cette attitude anglo-saxonne se traduit, bien entendu, dans le domaine de la langue, car la langue est un phénomène de culture. Alors, si un député anglophone se lève à la Chambre et dit, par exemple : « Mr. Speaker, this subject, I am not entirely ignorant of what it is all about. » Eh bien, si, moi, comme traducteur, je pense pouvoir traduire : « Monsieur l’Orateur, je n’ignore pas absolument tout ce qu’il y a à savoir là-dessus », je trahis. – Et quel serait l’équivalent ? – Eh bien, l’équivalent d’un Canadien francophone ou d’un Français ou d’un Européen de langue française serait probablement : « Monsieur ­l’Orateur, cela, ce domaine, c’est ma partie, et je crois assez bien m’y connaître ». S’il veut atténuer, il dira peut-être, « je crois » ; très souvent, il ne le dira pas. Alors, voilà un problème de traduction qui se pose mais qui est, comme nous le disions tout à l’heure, en réalité, un problème de civilisation, voyez-vous. Alors, le traducteur doit donc avoir cette culture dont nous parlions. Parce que s’il ne traduit que des mots, il ne traduit rien. Ou il traduit mal et il fait des contresens. Et le troisième aspect, et là, je reviens à ce que vous me demandiez. Oui, je pense que dans un certain sens, un traducteur doit être un écrivain, parce que l’acte créateur se pose dans les deux cas : un écrivain crée et un traducteur aussi. Mais il y a peut-être antagonisme, que vous avez, je crois, pressenti, car vous avez demandé s’il n’y a pas contradiction. Il y en a une dans un sens, parce que l’écrivain, qu’est-ce qu’il fait ? Il exprime son style et, par style, je n’entends pas seulement sa syntaxe ni le choix de son voca­ bulaire, j’entends sa personnalité. Vous savez, selon Buffon, « le style c’est l’homme même ». Alors, il exprime ce qu’il est, lui, son essence. Le traducteur ne peut pas tout à fait faire cela. Il doit exprimer l’essence de celui qu’il

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traduit, donc, en réalité, il y a un compromis indispensable. Il y a des limites pour le traducteur. Mais il peut quand même créer. Il peut quand même créer justement en retrouvant le ton, le style, la cadence, le nombre, le registre – appelez cela comme vous voudrez – de celui qui s’est exprimé dans la langue de départ, pour en arriver à une transposition dans sa langue à lui, qui est la langue d’arrivée. Alors, pour résumer, je dirais, en troisième lieu, que ce n’est peut-être pas écrivain que le traducteur doit être ; je dirais qu’il doit être artiste ; ce n’est peut-être pas tout à fait la même chose. – Mais alors, est-ce qu’inversement, l’écrivain ne risque pas de souffrir de s’adonner à un métier qui risque de drainer une certaine forme de son  invention ? – Ah ! Bien sûr, l’écrivain, on peut dire que c’est un médium lui-même. Et là nous rejoignons votre question qui me remet à l’idée une citation très intéressante. C’est une pensée de Proust qui, comme vous le savez, a été superbement traduit par Scott Moncrieff. Proust a dit : qu’est-ce que c’est qu’un écrivain, en somme ? Un écrivain, c’est un traducteur43. Parce qu’un écrivain, en donnant un peu de sa substance, de son essence vitale, exprime en traduisant ce qu’il en a en lui, il exprime l’univers. Alors, voyez-vous, c’est très profond, cette pensée de Proust. Alors, écrivain et traducteur, en somme, se rejoindraient en venant d’extrémités opposées. – Vous n’allez tout de même pas me faire croire qu’ils sont complé­ mentaires ! – Mais ils le sont peut-être à un certain point de vue. Pour élargir un peu, peut-être, la position, je dirais qu’on ne fait jamais bien ce qu’on fait que si on sait faire plus. Par exemple, si je veux bien enseigner le catéchisme, il faudrait presque peut-être que je sois théologien. Si je veux bien enseigner l’arithmétique élémentaire, il vaudrait peut-être mieux que je sois mathé­maticien, ou que j’aie de bonnes notions de mathématiques avancées. Et nos hommes politiques, quand sont-ils bons hommes politiques ? À mon sens, ils sont non seulement politiciens – Dieu sait si le terme est péjoratif en français ! –, je veux dire s’ils ne sont pas seulement hommes politiques, mais s’ils sont économistes, financiers, sociologues, psychologues, anthropologues, et tout ce que vous voudrez. Et je dirais que justement pour être bon traducteur, il faut être bien autre chose aussi. 43. « Ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur » (Proust, 1989 : 469). (NdE)

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– Vous venez de mettre au point un manuel du traducteur à l’usage des Canadiens. Pourquoi y a-t-il une nécessité d’avoir un manuel à l’usage des  Canadiens ? – Je pense que si je vivais en France, en Angleterre ou en Allemagne, j’aurais probablement fait un manuel à l’usage des indigènes. Parce que dans notre milieu canadien-français, comme dans tous les milieux, il y a certaines distorsions, déformations, faiblesses, maladies, si l’on veut, qui sont propres à notre milieu même. Et après presque vingt-cinq ans de métier, j’ai constaté que ces déviations de la langue et du métier sont toujours les mêmes. Ce n’est pas parce que Paul fera telle ou telle faute, ou Jeanne en fera une autre, ce n’est pas cela qui m’a fait écrire ce livre. C’est parce que ce sont toujours les mêmes fautes faites par tout le monde, que ce soient les régionalismes abusifs, ou les archaïsmes envahissants, ou les faux-amis un peu trop persistants, ce sont toujours les mêmes qui relèvent leurs vilaines têtes. – Croyez-vous que le fait d’avoir une formation extérieure, si je peux dire, d’avoir quand même une conception de la langue qui est différente peut-être jusqu’à un certain point de la nôtre, vous permet d’observer plus  facilement ? – Peut-être, au début, oui. Certainement, comme observateur de l’extérieur, comme disait Voltaire, je pense, de l’épicycle de Mercure44. Cela m’a permis de voir certaines faiblesses qu’après vingt-cinq ans, je ne vois plus ou que je n’aurais plus vues, si je n’en avais pas pris note immédiatement, voyezvous. Alors, là, maintenant, un peu à cheval sur les deux, je pense que, grâce au crayon et aux notes que j’ai prises, j’ai assez de recul, de détachement et d’objectivité pour voir justement les problèmes qui sont de chez nous. Alors, il y a cela. Cependant, dans ce manuel, qui est entre les mains d’un éditeur de Montréal, qui voulait le publier et puis s’est ravisé, parce que l’argent, les frais, vous savez, c’est toujours le même problème chez nous, mais qui m’a redemandé le manuscrit et qui doit me donner la réponse à la fin du mois. D’ailleurs, si vous permettez, j’ouvre une parenthèse. Il voudrait le publier parce que, dit-il, ce ne serait pas seulement pour les traducteurs. Moi, je l’ai appelé, le Manuel du traducteur, mais lui pense qu’étant donné les circonstances et l’état des choses, cela nous servirait à tous, tous ceux qui doivent se 44. « Regarder de très loin », « prendre de la hauteur ». Diderot emploie cette expression à deux reprises dans Le Neveu de Rameau : « Perchez-vous sur l’épicycle de Mercure, et de là […] », « […] pour me servir de votre expression, ou de celle de Montaigne, perché sur l’épicycle de Mercure […] » (Diderot, 1996 : 126; 127). Montaigne avait écrit : « Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l’épicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m’arrachent les dents… » (Montaigne, 1965, II : 294.) (NdE)

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débrouiller ou se mouvoir dans les deux langues. Alors, ce que j’allais dire, si ce manuel, un jour, paraissait, et s’il y avait une deuxième édition – vous m’excuserez, je vais probablement dire des choses très amusantes, là – mais enfin, il est permis de rêver – alors, je voudrais y ajouter un chapitre spécial à l’usage des Européens, à l’usage des Européens francophones qui arrivent de plus en plus nombreux, qui, au gouvernement fédéral, viennent grossir les rangs des traducteurs, qui apportent leurs problèmes d’Européens, leurs déviations européennes qui ne sont pas les mêmes que celles des Canadiens, naturellement. Et les Européens ont des faiblesses qui ne sont pas assez mises en relief, je pense. Ils sont peut-être plus à l’aise, ils sont moins ligotés que nous parce qu’ils n’ont pas nos craintes, ils n’ont pas subi pendant toute leur vie la pression d’une masse anglophone ; mais, ils brodent, ils brodent… car quand on porte le flambeau de la culture et de la civilisation, il faut broder, il faut aussi beaucoup citer. Par exemple, un anglophone dira ou écrira : « This is a situation which is rather difficult ». Un Canadien français dira, avec plus ou moins de bonheur dans l’expression : « Voici une situation un peu difficile ». Très bien. Mais pour un Français, huit fois sur dix, cela lui paraîtra insuffisant ; alors, il va amener toutes sortes d’allusions littéraires, mytho­ logiques, pour faire bien dans le tableau. Car, le Français, on lui a appris à briller ; il faut briller à tout prix. Alors, un Français mettra quelque chose comme : « La situation, comme aurait dit Pic de la Mirandole, si ce n’est la Marquise de Sévigné, est évidemment très délicate ». Alors le réviseur : « Pic de la Mirandole »… mais il n’est pas question de cela, dans le texte ? « Oh ! Mais peu importe, n’est-ce pas, cela fait bien ». Ensuite, le Français a la manie de la précision. Cartésien. Alors que l’Anglais est vague. Encore une attitude anglo-saxonne. L’Anglais est vague à dessein, très souvent. Il ne veut pas préciser. Parce que ce n’est pas dans son intérêt. Alors, il va employer en anglais une expression extrêmement vague. Il faut la rendre d’une façon vague. Car s’il voulait préciser, il l’aurait très souvent fait. Mais le Français de France, habitué à une précision, à une clarté aveuglante, à la Voltaire, vous savez, à la Descartes, va préciser d’instinct. Parce que c’est comme cela qu’il a été conditionné.

3. MÉTIER DE TRADUCTEUR

Marc Sauvalle Un portrait vivant et non un masque moulé La réflexion sur la traduction que nous propose Marc Sauvalle (†1920) a une valeur historique. Elle marque, en effet, la première tentative de définition de divers modes de traduction et de différentes catégories de traducteurs à une époque ‒ le tournant du xxe siècle ‒ où le discours sur la traduction au Québec est encore au stade du balbutiement. Quelques rares auteurs avant lui avaient proposé une définition sommaire et plus ou moins convenue de la traduction. L’article de Marc Sauvalle, dont de larges extraits sont reproduits ici, est le premier texte structuré sur le sujet. Avant de s’installer à Ottawa comme traducteur au ministère des Mines, le journa­liste avait mis sur pied un cabinet de traduction, de rédaction et d’impression, à Montréal. Il s’était donc frotté à la traduction avant de rédiger cet article. C’est sans compter que les journalistes du xixe siècle, par obligation professionnelle, se doublent d’un traducteur. Beaucoup s’en plaignent d’ailleurs. Déjà en 1828, le propriétaire du bihebdomadaire La Minerve1, Ludger Duvernay, fait part à ses lecteurs de la difficulté de publier un journal « habillé du langage du peuple » :

1.

Journal fondé en 1826 par Augustin-Norbert Morin, puis acheté par Ludger Duvernay en 1827.

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La publication d’un journal de langue française dans le BasCanada est extrêmement difficile et pénible ; l’Éditeur est réduit à traduire laborieu­sement d’une langue étrangère presque tous les morceaux qui remplissent son papier […]. Si nous n’avions pas de traductions à faire, nous pourrions passer nos veilles à examiner minutieusement nos journaux français, nous n’aurions d’ailleurs que nos paragraphes éditoriaux à faire ; le reste serait l’œuvre de nos ciseaux. Mais à peine avons-nous le temps, après toutes ces traductions, de nous livrer à quelques réflexions sur les affaires du Pays (Duvernay, 1828 : 3). Près de quatre-vingts ans plus tard, un entrefilet du Courrier de SaintHyacinthe fait entendre le même son de cloche : La publication d’un journal, surtout d’un journal quotidien, coûte plus d’argent que le croit le commun des mortels. […] La plus grande partie de ce que publie un journal anglais lui arrive tout fait, télégraphies, nouvelles, discours, comptes rendus d’assemblées, annonces, documents publics, etc. Les rédacteurs n’ont qu’à passer la copie aux typographes, tandis que dans un journal français, il faut une armée de traducteurs pour arriver à publier les mêmes choses. Les difficultés de la situation viennent d’être démontrées à Québec à l’occasion de la convention des manufacturiers. Tout s’est fait en anglais à cette convention, discours, discussions, rapports, adresses, etc. Les journaux anglais recevaient des colonnes et des colonnes toutes rédigées, toutes prêtes, tandis que les journaux français étaient obligés de traduire et publier dans le même temps que les journaux anglais. Le Soleil a entrepris ce tour de force en doublant et triplant le nombre de ses traducteurs et employés, mais il les a éreintés à la peine, et il n’est pas étonnant que les écrits et traductions que quelques-uns lui ont donnés soient en mauvais français. Le métier de journaliste français au Canada est véritablement un métier de forçat (« Çà et là », 1905 : 1). Comme la plupart de ses collègues, Marc Sauvalle était donc tout autant traducteur que journaliste. Le style fleuri et métaphorique de son texte est marqué par un inévitable flottement dans la terminologie ; il ne pouvait guère

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en être autrement, puisque la critique des traductions, au sens moderne du terme2, était alors inexistante. L’auteur distingue, d’une part, la traduction littérale, qu’il définit comme une « translation », une « translittération », « un travail sans charme, sans couleur et sans valeur », et, d’autre part, la traduction émancipée (« je suis pour l’émancipation »), c’est-à-dire la traduction libre et créative. Il attache beaucoup d’importance à l’aspect musical des textes, dont il veut faire entendre les sonorités, les harmonies, la cadence3, et au « parfum » qu’exhalent ses mots et ses phrases, c’est-à-dire le ton et le jeu subtil des connotations et des harmoniques4. La bonne traduction est « l’écho qui renvoie le son ». Le bon traducteur saisit « la pensée de l’auteur », puis la revêt de « plaisants atours ». Dans une terminologie actualisée, nous dirions que son travail porte à la fois sur le fond et la forme. L’auteur, enfin, recourt aux concepts de sens et de style pour définir trois catégories de traducteurs, définitions que les théoriciens et les pédagogues modernes de la traduction ne désapprou­ve­raient certainement pas. En littérature, comme dans tous les métiers, les arts et les professions, je laisse le choix parmi les expressions, il y a des tâches ingrates, peu rémunérées, qui sont pourtant grandement méritantes. La cause que je veux défendre est celle des traducteurs qui, dans un pays bilingue comme le nôtre, jouent un rôle considérable. Il serait folie de croire qu’avant longtemps, les deux groupes de notre population en arriveront à un entendement suffisant de leur idiome réciproque pour permettre le choix d’une langue unique et, même en ce cas, les difficultés inévitables pour déterminer celui qui devrait avoir la prépondérance, seraient telles qu’il faut dès maintenant reléguer au musée des impossibilités cette thèse utopiste. Le mieux est d’en prendre notre parti et d’arriver à faire de nos documents, qui doivent paraître à la fois en anglais et en français – car il est bien entendu que ce sont là les deux langues dont il est question –, des documents

2. 3. 4.

« Analyse descriptive, rigoureuse et globale d’une traduction en tant que produit d’une lectureécriture » (Delisle, 2021 : 80). Voir le texte d’Hélène Rioux, p. 32. À propos des mots d’un poème, Adonis aura cette métaphore définitoire de la traduction poétique : « On ne traduit pas la tige de la rose, ni ses feuilles ; on traduit son parfum » (Adonis, dans Vingtièmes Assises…, 2004 : 12).

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le moins discordants possible tout en conservant à chacun le génie et la saveur de leur origine. L’idéal serait d’arriver à une perfection telle qu’il fût impossible de déterminer par la lecture isolée d’un document la langue dans laquelle il a été primitivement écrit et de parvenir à faire disparaître tout antagonisme ou toute ambitieuse velléité. Mais à quoi bon chercher l’idéal, c’est un oiseau moqueur qui nous fuit de branche en branche, le papillon qui nous échappe de fleur en fleur, le rêve qui s’efface à l’aurore, l’ombre qu’absorbent les ténèbres de la nuit. Nous sommes dans une ère précise et positive ; chacun doit apporter sa pierre à l’édifice commun ; tâchons donc de rechercher quelque peu le piédestal, si bas, si bas sur lequel est appesantie la pauvre traduction. Il existe toute une école de traducteurs, dont l’unique souci est de compiler un vocabulaire assez fourni pour posséder des termes, des temps et des modes équivalents à ceux des textes dont ils doivent traduire la langue. Ce travail est évidemment fort louable, c’est une opération de marqueterie qui a bien son mérite, mais qui ne tend pas à l’idéal. Arriver à traduire en français un document anglais de manière que le texte français lui puisse être juxtaposé de façon telle que les pièces concordent, c’est un joli tour de force, mais ce n’est pas de la traduction, c’est de la ­translation, de la translittération. Un de mes amis me racontait qu’au cours d’un voyage autour du monde, il dut s’arrêter dans un port de Chine et y renouveler le contenu de son portemanteau, qui avait subi des avaries graves et des raccommodages trop nombreux. Il se présente chez un tailleur chinois, commande un pantalon. Pour être sûr de la coupe, il laisse comme modèle une de ses anciennes culottes en recommandant au tailleur jaune de faire absolument semblable. Quelques jours après, il reçoit le chef-d’œuvre, le déplie, mais, ô stupeur ! Il s’aperçoit que l’artiste chinois a suivi le modèle si fidèlement qu’il a opéré des raccommodages similaires à ceux du pantalon de rebut. Cet excès de fidélité produit en littérature des effets tout aussi désastreux. Il est impossible, ou du moins presque impossible, de traduire littéralement et bien.

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Chaque langue possède des traits qui lui sont propres ; ce qui est beau dans une peut n’être que médiocre dans une autre ; il n’est donc pas raisonnable d’enfermer le traducteur dans le cercle étroit du texte de son auteur. Certaines personnes s’échappent de ce cercle par la tangente. Quand elles sont absolument cernées, elles transfigurent le texte et le sertissent sous une forme hybride dans leur traduction, persuadées qu’un peu de saveur étrangère ne déplaît pas dans le style et que rien n’égale dans la bouche d’une jolie femme quelques tournures ou expressions exotiques. Tout dépend naturellement de la femme qui parle, mais l’accent de Marseille a gâté plus d’un duo d’amour, que serait-ce donc s’il s’agissait d’y introduire un arôme de slang britannique ? Tant de fidélité est simplement de la pédanterie. Je suis pour l’émancipation Tout ce que l’on peut demander au traducteur est de choisir des expressions qui n’altèrent pas le sens de ce qu’il traduit. L’idée de l’auteur doit être transfusée dans le texte sans être détruite, l’idée doit subsister sous sa forme nouvelle. Quant à la forme à donner, à l’expression littéraire, il ne faut pas oublier que l’effet esthétique d’un écrit dépend de deux éléments : L’élément musical, d’abord, c’est-à-dire la succession harmonieuse des mots, la cadence, l’allitération, qualités qui sont propres au tempérament de l’écrivain et qui constituent l’essence, l’âme de son style ; L’élément suggestif, le parfum qui s’exhale de ses mots et de ses phrases, réminiscences quelquefois vagues et inconscientes, d’autres fois déterminées et intentionnelles, grâce auxquelles l’homme dont l’esprit est le mieux meublé nous assure la lecture la plus agréable. Comment conserver dans la traduction ces deux éléments ? Le premier doit forcément disparaître ; une traduction, si proche qu’elle soit de la perfection, ne peut pas conserver les harmonies vocales de l’original ni les tournures, les artifices qui lui donnent de l’originalité. L’élément suggestif n’est pas moins fugace, difficile à saisir. Pour s’en rendre maître, il faut une connaissance approfondie des langues ; le traducteur en doit connaître toutes les finesses, savoir à fond la langue de l’auteur qu’il traduit, et surtout la sienne.

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L’anglais abonde en réminiscences, en inspiration, dont les équivalents sont absolument absents en français ; aucun de nos grands écrivains n’a si profondément maîtrisé l’esprit de sa race que ses tournures, les images de son style y soient devenues proverbiales, s’y reflètent dans l’idée mère. Sur toute œuvre littéraire anglaise, on sent planer une atmosphère, une sorte de buée biblique ou shakespearienne, comme les écrits des auteurs scandinaves sont entourés d’un halo ossianique. Nous n’avons rien de semblable en français, et c’est le grand écueil du traducteur consciencieux. Traduire littéralement, c’est produire un travail sans charme, sans couleur et sans valeur. Pourquoi donc, lorsque le traducteur se sent incapable de rendre convenablement une heureuse trouvaille de l’auteur, n’aurait-il pas recours à ses ressources personnelles, ne puiserait-il pas dans son propre langage pour trouver quelque chose cadrant avec le style de l’auteur et indiquant l’idée qu’il exprimait ? La préoccupation constante du traducteur doit être de saisir la pensée de l’auteur. Quand il s’est bien rendu maître de cette pensée, il peut la revêtir des plaisants atours dont il dispose, de façon à produire dans l’esprit de son lecteur le même effet intellectuel et esthétique que ressent celui qui lit l’original. Le naturel est la grande vertu de la traduction. […] Il ne faut pas trop retoucher une traduction. Le naturel est la grande chose, l’essentiel, et nous ne saurions trop le recommander, l’imposer. Avec la nature, vous avez la vie, et partout où il y a vie, il y a quelque chose. Résumons-nous. Il y a trois catégories de traducteurs : Celui qui conserve le sens sans s’occuper du style, du sien, ni de celui de l’auteur. Celui qui conserve le sens et l’enveloppe dans un style intrinsèquement bon, mais qui peut être en désaccord avec celui de l’auteur.

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Celui qui conserve le sens et le rend dans un style qui n’est pas celui de l’auteur, mais s’harmonise avec lui et peut, dans le milieu auquel il s’adresse, produire un effet similaire. Je ne crois pas que l’on puisse trouver en matière de traduction une règle d’exactitude plus puissamment exprimée que celle donnée par Descartes, dans son Discours de la méthode. « De ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment être telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. » Précision et conscience, naturel et vie, voilà les qualités de la bonne traduction, qui doit être un portrait vivant et non un masque moulé ; l’écho qui renvoie le son et non le phonographe qui l’éjacule mécaniquement. Enfin, comme le dit un auteur anglais : le traducteur doit avoir l’âme artiste, le tempérament sympathique et les idées bien nettes.

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Toussaint-Gédéon Coursolles Les traductions officielles La méconnaissance du travail du traducteur ne date pas d’hier. Les arguments qu’invoque Toussaint-Gédéon Coursolles (†1904) dans sa lettre de 1890 sont encore valables de nos jours. Les préjugés concernant cette activité intellectuelle semblent indéracinables. Se faisant polémiste, l’avocat et traducteur sessionnel à l’Assemblée législative du Québec, Zéphir Bouchard, avait dénoncé dans Le Canada-­ français le « jargon bâtard », l’« affreux charabia » des textes administratifs et législatifs que la presse propageait. Le traducteur officiel, écrit-il, choisi parmi les classes soi-disant instruites et dirigeantes, a été pour la langue un terrible agent de démolition, un facteur aveugle mais actif et puissant de déformation littéraire. […] Le traducteur, dépositaire et protecteur naturel de l’idiome, en est devenu tout simplement le bourreau (Bouchard, 1890 : 449). Coursolles lui répond en apportant les nuances qui s’imposent. Son article lui fournit aussi l’occasion de décrire les conditions de travail ­difficiles des traducteurs officiels. Zéphir Bouchard ne fustige que les « mauvais » traducteurs. Notons, au passage, qu’il considère, tout comme Louis-Joseph Chagnon que l’on va lire, les bons traducteurs franco-canadiens comme les « dépositaires et les protecteurs naturels » de la langue française au pays. Cette « mission » que se donnent les traducteurs de cette époque confirme une fois de plus que, tant à Québec qu’à Ottawa, le français passe beaucoup par leur plume. Mais la qualité a un prix : Le temps est arrivé pour nous d’ériger en art ce qui n’a été jusqu’ici qu’un travail purement mécanique, et de soustraire ainsi notre belle langue à la déformation dont elle est menacée. Il importe, pour cela, d’ouvrir aux traducteurs une carrière lucrative et honorable. Ce n’est pas avec eux qu’il faut lésiner (ibid. : 450).

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Sur ce point, Coursolles et Bouchard sont au diapason : il faut faire reconnaître la traduction en tant que profession de plein droit et les traducteurs comme des spécialistes. Pour la petite histoire, rappelons qu’à l’époque les traducteurs de l­’Assemblée législative du Québec disposaient d’un lit dans leur bureau. Le 20 juin 1892, vers 20 h, après avoir abattu une dure journée de travail et s’être offert un copieux repas, ce que son médecin lui déconseillait fortement en raison de la forme grave de dyspepsie dont il souffrait, Zéphir Bouchard s’écroula comme une masse dans le couloir du Parlement en se rendant à sa chambre-bureau qu’il partageait avec le traducteur Ernest Tremblay. Il n’avait que 43 ans. Sa mort subite sema la consternation dans la capitale et à Saint-Jean d’Iberville, où il pratiquait le droit pendant les intersessions. Monsieur le Rédacteur, Je trouve dans votre journal du 17 juillet la reproduction d’une étude de M. Zéphir Bouchard sur la traduction officielle de nos lois et de nos documents publics, écrite dans un sens très bienveillant envers les traducteurs, mais qui, je crois, exige quelques observations et explications que je vous demanderai la permission d’exposer dans votre journal, en priant Le Canadafrançais de vouloir bien les reproduire. Je serai aussi bref que possible, quoique la question nécessite quelques développements un peu longs. M. Bouchard a parfaitement raison de dire que l’art de la traduction est plus difficile qu’on ne le pense généralement, car ce n’est qu’après de nombreuses années de pratique et d’études incessantes qu’un traducteur consciencieux parvient à faire un travail satisfaisant. J’ai souvent entendu dire par des personnes qui n’en connaissaient rien et par des députés qui auraient été eux-mêmes fort empêchés de traduire dix lignes de manière passable, que la traduction consistait simplement à « copier » dans une langue ce qui était écrit dans une autre. Ils ne se doutaient seulement pas qu’ils commettaient la même bourde que s’ils eussent prétendu que pour faire de la musique, il suffisait de frapper les touches d’un piano ou de promener l’archet sur un violon. D’un autre côté, j’ai rencontré dans mon expérience de plus de trente ans de nombreux individus qui se prétendaient traducteurs et disaient que les langues anglaise et française leur étaient également familières. Mis à l’essai, je constatais presque invariablement qu’ils avaient parfaitement raison : ils ne savaient ni l’une ni l’autre.

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Je conviens avec M. Bouchard que, autrefois, la traduction de nos statuts laissait fort à désirer, bien qu’elle fût alors faite par des avocats ; mais je dois dire que depuis bon nombre d’années, et surtout depuis que feu M. E.-P. Dorion5 devint le chef du bureau de la traduction à la Chambre des Communes, de grandes améliorations ont été accomplies et qu’il s’en fait encore tous les jours. Mais la réforme sous ce rapport n’est pas aussi facile que l’on pense, et je vais citer quelques faits à l’appui de cette assertion. Lorsqu’il s’est agi de faire la revision des statuts fédéraux, les traducteurs chargés de la version française s’efforcèrent d’épurer ces statuts de tous les anglicismes et des tournures ou expressions baroques qui s’y trouvaient ; mais, comme le travail dut être fait dans un temps très court, ils ne purent y apporter tout le soin qu’ils auraient voulu. Cependant, si l’on examine les Statuts Revisés, on verra qu’il y a eu certainement une grande amélioration dans leur rédaction. Mais ils n’en ont pu faire disparaître toutes les expressions vicieuses, parce qu’elles étaient consacrées par le temps. Ainsi, pour n’en citer que quelques exemples, on y trouve encore l’« influence indue » (undue influence), que les traducteurs auraient voulu rendre par l’expression plus juste d’« abus d’influence » ; mais le commissaire reviseur, juge aujourd’hui, après avoir consulté à ce sujet plusieurs juges et avocats de Montréal, décida qu’il fallait conserver l’« influence indue », qui était familière au barreau et à la ­magis­trature. Et elle est restée. Le mot « député » (deputy) dans le sens de substitut d’un ministre ou de sous-ministre, ou quelquefois d’adjoint d’un fonctionnaire, dut être conservé parce qu’il était consacré par l’usage en Canada ; et c’est ce mot qui, en France, a fait croire aux journaux que Mgr Labelle était ministre de ­l’Agri­culture et député à la Chambre de Québec. Les mots « assaut et batterie » (assault and battery) ont été éliminés de nos statuts et remplacés par des expressions françaises « voies de fait », « coups et blessures » ou « agression » ; mais cela a déplu à certain juge de l’ancien temps, qui s’en indignait au ministère de la Justice l’an dernier, alléguant que la première de ces expressions avait toujours été employée jusqu’alors. Je n’ai 5.

Eugène-Philippe Dorion (1830-1872) est une figure marquante de la traduction officielle dans les années ayant précédé et suivi la Confédération. Selon ses contemporains, cet avocat-traducteur aurait contribué à améliorer la qualité des textes français des lois, avis que ne partage pas Jean-Charles Bonenfant (1944 : 39-40). Comme l’explique T.-G. Coursolles, la résistance à la « purification » de la langue législative et de la terminologie juridique ne venait pas tant des traducteurs que des députés et des gens de robe. (NdE)

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jamais pu savoir s’il voulait parler d’un assaut de forteresse, d’un assaut d’armes ou d’un assaut de galanterie, ou d’une batterie de campagne, de cuisine ou de fusil. Je sais que « batterie » est français dans le sens de querelle où il est donné et reçu des coups, mais ce mot a vieilli et ne doit pas être accouplé avec assaut. Ce bon juge aurait probablement voulu aussi conserver le mot burglarie en français que j’ai trouvé dans les anciens statuts de la province du Canada. Le mot « promissoire » que l’on ajoute au mot « billet » (promisory note), n’est pas français et avait été retranché de nos statuts pour être remplacé par « billet à ordre » ou « au porteur », ou simplement par « billet » qui sont les expressions employées en France ; mais il a été réintégré cette année par le Sénat, à la demande d’un juge, parce qu’il se trouve dans le Code Civil. Néanmoins, cela ne le rend pas français, et il y a beaucoup d’autres expressions dans le Code qui ne le sont pas. Quant aux expressions citées par M. Bouchard, comme « membre rapporté pour servir dans la Chambre pour un tel comté », ou « Acte pour pourvoir et pour d’autres fins », ou « faire entrer les provisions en force », elles ne se trouvent plus dans nos statuts depuis longtemps, en sorte que M. Bouchard a tort de laisser croire que c’est encore là notre style statutaire. […] Et les avocats, donc, ne trouvent pas, non plus, dans nos statuts, que l’on peut faire « application » à la cour, lorsqu’ils veulent faire une demande ou présenter une requête. On peut bien appliquer la main sur la figure de quelqu’un ou un emplâtre sur une partie douloureuse, ou une épithète à quelqu’un, ou un texte de loi à une cause, mais pas pour un bref, un mandat ou une situation ; cependant, ils ne manquent jamais de se servir de cette expression : ils vont même jusqu’à la « filer », sans doute parce qu’ils sont habitués à « tondre » leurs clients. Ils sont assez rares, aussi, ceux qui déposent leurs dossiers ou mettent leurs pièces en liasses ; mais ils ne manquent pas de dire qu’ils ont filé un document de record. À ce sujet, je me permettrai de leur recommander la lecture d’un excellent opuscule que vient de publier mon ami Lusignan, sous le titre de Fautes à corriger6 ; il ne pourra que leur être de la plus grande utilité. Certes, je ne veux pas prétendre que les traductions officielles soient irréprochables, mais je maintiens que, si l’on considère la hâte avec laquelle elles doivent être faites, si l’on considère de plus que souvent le texte anglais 6.

Alphonse Lusignan, Fautes à corriger. Une chaque jour, Québec, C. Darveau, 1890, 179 p. (NdE)

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est embrouillé et parfois même incompréhensible (car tous les projets de loi ne sont pas rédigés par les rédacteurs officiels des Communes), elles sont aussi exactes qu’on le peut espérer. Il m’est arrivé maintes et maintes fois de rencontrer dans les projets de lois des phrases inintelligibles, ou qui pouvaient s’interpréter tout aussi bien dans un sens que dans un autre. Alors j’allais consulter le rédacteur des lois, qui les modifiait s’il en était l’auteur ; mais si le bill avait été dressé par quelque avocat du dehors, il me disait : « Vous avez raison, cette phrase peut vouloir dire ceci ou cela ; mais tâchez de la rendre aussi vague en français qu’en anglais. » Et voilà pourquoi il arrive quelquefois que nos statuts n’ont pas toute la clarté que voudrait trouver M. Bouchard. Il en est de même des documents ou rapports officiels publiés chaque année par les ministères. Très souvent l’on rencontre dans l’anglais des phrases incompréhensibles, ou des termes qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire, car ceux qui les rédigent ignorent souvent les mots propres ou techniques et emploient l’argot du métier. Alors, après avoir inutilement cherché pendant des heures, nous allons consulter les chefs ou les employés du département qui sont de la partie et par conséquent supposés comprendre ces expressions, mais neuf fois sur dix, si celui qui a écrit le rapport n’est pas là, ils ne le comprennent pas plus que nous, et nous laissent nous en tirer du mieux possible. Et voilà aussi pourquoi les traductions officielles ne sont pas toujours parfaites ; mais nous serions fort obligés à M. Bouchard ou à tout autre s’ils voulaient bien nous corriger – surtout dans les matières techniques. Une autre cause d’imperfection est la multiplicité des rapports à traduire, qui sont plus ou moins techniques, et l’insuffisance du personnel, qui n’a pas le temps d’étudier les matières à traduire. Ainsi, au lieu d’avoir un bureau central où toutes les traductions se font, chaque ministère devrait avoir son traducteur attitré7. De cette façon, celui-ci n’aurait à s’occuper que d’un seul genre de traduction, et, étant à la source des renseignements, il pourrait exécuter un travail beaucoup plus satisfaisant que celui qui est fait par un traducteur obligé de passer de la médecine à la mécanique, de l’art militaire à l’agriculture, du génie civil à la comptabilité, de l’astronomie ou de la géographie à la chimie, etc. et tout cela d’un jour à l’autre et par sauts et par bonds. Heureusement que les Livres bleus sont devenus tellement volumineux et 7.

Les traducteurs de la Chambre des communes ne suffisant plus à la tâche en raison de leur faible nombre et du volume croissant de documents à traduire, les ministères se sont vus dans l’obligation de créer leurs propres services de traduction et ont même été encouragés à le faire. De 1900 à 1920, presque tous vont se doter d’un tel service interne (voir Delisle et Otis, 2016 : 42 et 444). (NdE)

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diffus que personne n’a le temps ou le courage de les examiner critiquement, si même on les lit. Je partage l’avis de M. Bouchard que le traducteur doit s’efforcer d’écrire dans un langage clair et précis, et qu’il doit chercher à purifier notre langue et la ramener aux saines traditions du passé ; mais je crois pouvoir affirmer que c’est précisément ce à quoi travaillent, depuis nombre d’années, les traducteurs actuels, et je crois que, malgré leurs imperfections, ils y ont réussi dans une grande mesure. J’ai expliqué plus haut pourquoi ils n’ont pu et ne peuvent faire davantage ; mais ce dont je suis parfaitement certain, c’est que ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque. Plusieurs autres raisons que je ne puis exprimer ici, militent encore contre la perfection de la traduction, mais elles disparaîtront peut-être avec le temps. […] À mon avis, la meilleure traduction d’une loi est pour ainsi dire le mot à mot, tout en conservant autant que possible la pureté de la langue. Au risque même de manquer d’élégance, la traduction littérale me semble préférable dans la loi, car il n’est pas permis au traducteur de donner aux expressions anglaises un sens plus étendu ou plus restreint qu’elles ne le comportent strictement ; il arrive souvent que lorsque les tribunaux rencontrent un texte obscur ou indéfini, ils consultent soit la version anglaise, soit la version française et les consultent pour s’éclairer. Or, si le texte a été suivi littéralement dans la traduction, cette comparaison devient facile, tandis que si la fin d’un dispositif a été mise au commencement, ou au milieu ou à la fin, dans le but de lui donner une tournure plus élégante, elle devient difficile et peu satisfaisante. Il n’en est pas ainsi pour les documents qui ne sont pas d’un caractère purement technique, comme la correspondance, les comptes rendus, les débats, etc. Là, le traducteur peut donner cours à sa verve littéraire et faire brillant, clair et précis, quoique cela soit bien difficile avec l’anglais qui nous sert de canevas. En vous priant d’excuser la longueur de cette communication, je demeure M. le Rédacteur, Votre très humble serviteur, T.-G. Coursolles Ottawa, 23 juillet 1890.

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Léon Ledieu Quand les idées

déforment le cerveau… Dans son autobiographie À l’ombre du mancenillier, Pierre Benoît (†1986) écrit qu’il connut à la Commission d’assurance-chômage deux traducteurs au comportement pour le moins étrange. Le premier souffrait de délire religieux : « Il prêchait l’évangile en public et se jetait dans la neige les bras en croix chaque fois qu’un policier lui intimait l’ordre de circuler » (Benoît, 1981a : 200). Le malheureux sombra dans la démence et sa famille dut se résigner à l’enfermer dans un hôpital psychiatrique. Son successeur souffrait, quant à lui, d’un complexe de persécution. Sombre et morose, il se terrait dans son coin, silencieux comme une tombe. Lorsqu’il sortait de son mutisme, les résultats pouvaient être désastreux. Il déclen­cha un mouvement de panique dans le service le jour où il claironna qu’il était atteint d’une maladie vénérienne. Un médecin l’examina et conclut que le seul mal dont souffrait le pauvre homme affectait une autre partie de son anatomie, à l’opposé des pieds. Ironie du sort, on muta le malade au ministère de la Santé nationale et du Bien-être social8… Rien ne prouve que l’exercice assidu de la traduction présente un risque particulier pour la santé mentale. Ceux qui pensent le contraire s’accrochent à un mythe. En fait, la cause de la détérioration de la santé des traducteurs serait plutôt l’excès de travail, si l’on en croit l’avis de décès du fils de Rémi Tremblay, Émile, mort le 17 mai 1901 : M. Tremblay est le quatrième membre du bureau de traduction des Débats des Communes qui meurt depuis trois ans. Ceux qui l’ont précédé dans la tombe, presque tous frappés au cerveau, sont MM. [André-Napoléon] Montpetit9, [Alphonse] Raby et [Clément] Dansereau. Tous sont morts d’avoir trop travaillé. Un cinquième

8.

9.

Alors étudiant en traduction à l’Université de Montréal et boursier du Secrétariat d’État, j’ai fait un stage à ce ministère, où j’ai connu ce traducteur qui ne parlait jamais à personne et se cloîtrait dans son bureau. Le chef glissait sous sa porte les textes qu’il lui donnait à traduire et les récupérait de la même façon. Père d’Édouard Montpetit (1881-1954), avocat, économiste et universitaire, qui joua un rôle majeur dans le développement de la science économique au Québec au début du xxe siècle. Son nom est associé à la mise sur pied d’une université moderne au Québec.

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membre du bureau, M. Geoffrion, a dû abandonner la tâche parce que sa santé diminuait et un sixième est en ce moment malade10. Cet avis nécrologique a fort probablement été rédigé par Rémi T ­ remblay, bien au fait de la situation des traducteurs des Débats. Le cas véridique relaté ci-dessous par le traducteur Léon Ledieu remonte à 1886 et concerne un traducteur anglophone affecté au service de traduction de l’Assemblée législative du Québec. Elle est bien singulière l’aventure vraie que vient de me raconter mon ­excellent ami et collègue, le lieutenant-colonel Lindsay11. Il y a de cela sept ans, Lindsay avait dans son bureau un traducteur d’outre-mer, de Jersey. C’était un très bon garçon, instruit, tenant à faire son travail avec le plus grand soin et à qui on ne pouvait reprocher qu’une chose, c’était d’avoir des idées et des manières si étranges qu’on se demandait parfois, s’il avait la tête bien équilibrée. Ainsi, plusieurs fois par jour, on le surprenait au moment où il s’étreignait le crâne avec les deux mains, en pressant fortement. Ses collègues de bureau tout effarés n’étaient pas très rassurés et un beau matin, l’un d’eux lui demanda pourquoi il se livrait à cet exercice. – Comment, Pourquoi ? Parbleu, c’est pour faire rentrer les bosses qui me poussent sur la tête. Voyez-vous, la chose est bien simple, chaque idée se fait jour en enflant un des lobes du cerveau et, quand je n’en ai plus besoin, je presse à l’endroit voulu, pour me remettre le crâne en ordre. Voilà tout ! Les autres ouvrirent des yeux grands comme des portes cochères et furent convaincus, dès ce jour-là, qu’il était complètement déraillé. Complètement était trop fort, il ne méritait pas encore cet adverbe. Pendant le dernier mois qu’il passa au bureau, il eut à faire la traduction d’un rapport technique très difficile et il se donna un mal de chien à en venir à bout. 10. « M. Émile Tremblay, décédé », coupure de presse, s. d., CRCCF, Fonds Rémi-Tremblay, P10/1/1. 11. Au moment des faits, Crawford Lindsay (1847-1928) était traducteur en chef de la section anglaise à l’Assemblée législative du Québec. De 1896 à 1901, il a participé à la traduction des Relations des Jésuites pour le compte de la maison d’édition Burrows, à Cleveland. (NdE)

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Un passage surtout lui donna du fil à retordre. Devait-il employer le mot vapor ou steam ? grave question ! Si grave qu’on le voyait se lever à chaque instant, arpenter le corridor, en s’étreignant la tête plus que jamais et en répétant à haute voix Steam or Vapor ? Il finit par se décider pour steam. J’ai le rapport sous les yeux. Puis, un beau jour, sa pauvre cervelle chavira, complètement, cette fois, et on dut le reconduire à Jersey, où il fut soigné par sa famille. Cinq ans s’écoulèrent, on ne pensait plus guère au pauvre diable, on n’en recevait jamais de nouvelles. Il était probablement mort. Pendant l’avant-dernier hiver, Lindsay était retenu au lit par un rhumatisme atroce, quand on vint lui apporter, un jour, une dépêche. C’était un câblogramme ainsi conçu : CRAWFORD LINDSAY, QUÉBEC. “VAPOR NOT STEAMˮ JOHN. Lindsay, malade depuis longtemps, rendu nerveux par les souffrances, rejeta le télégramme et dit que ce devait être une fumisterie d’assez mauvais goût. Cependant il réfléchit qu’après tout il y avait peut-être erreur, et il envoya [quelqu’un se renseigner] au bureau télégraphique, où on répondit qu’il ne pouvait y avoir d’erreur. La dépêche était bien pour lui. Le malade y pensa toute la nuit, et ce n’est que le matin qu’il trouva enfin le mot de l’énigme. – Parbleu, s’écria-t-il, la dépêche vient de mon type de Jersey. Il aura peut-être eu une lueur de raison et en est revenu au moment où la folie l’a terrassé, alors qu’il s’occupait de la traduction de ce diable de rapport, il y a plus de cinq ans ! C’était bien cela. Avouez que l’on n’a pas tous les jours des aventures de ce genre ; malheureusement, le rapport était imprimé il y avait beau temps, et c’est steam qui s’y trouve, not vapor !

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Louis-Joseph Chagnon Traduire Le poème « Traduire » a été lu par son auteur le 15 novembre 1924 au banquet de l’Association techno­ lo­ gique de langue française d’Ottawa (ATLFO) offert en l’honneur d’Arthur Beauchesne, greffier de la Chambre des communes, et de Francis J. Audet, archiviste et historien, à l’occasion de leur élection à la Société royale du Canada. Arthur Beauchesne avait été le premier président de l’ATLFO de 1920 à 192212. Indépendamment de sa valeur littéraire, « Traduire » témoigne de l’esprit qui régnait à Ottawa dans les années 1920 chez les traducteurs, en grande majorité des francophones. En transposant en français les documents officiels presque toujours rédigés en anglais, le traducteur se considère comme le gardien de la langue française et la cheville ouvrière du bilinguisme de l’État, faiblement affirmé à l’époque, il est vrai. Il a le sentiment de « travailler pour sa chère patrie ». Le chanoine Émile Chartier, vice-recteur de l’Université de Montréal et préfacier de La chanson des érables, d’où est extrait le poème de circonstance que l’on va lire, voit dans ce recueil d’« inspiration nationale » un « acte patriotique ». Mais cette « chère patrie », dont parle Louis-Joseph Chagnon, quelle est-elle au juste ? Le Canada ? Le Québec ? Le Québec francophone ? La France ? Et si cette « patrie » était la langue française elle-même ? Des traducteurs contemporains affirment habiter cette patrie. Nous sommes tous les serviteurs de la langue française, écrit l’un d’eux, le Torontois d’origine française Raoul Journean. Il nous incombe de la servir fidèlement, que nous soyons Canadiens, Belges, Suisses ou Français. Nous devons tous apporter notre pierre pour bâtir l’édifice. Une langue n’a pas de passeport. Nous sommes tous citoyens d’une même patrie qui a nom « langue ­française » (Journean, 1981a : 35-36). La plupart des poèmes de l’unique recueil de Louis-Joseph Chagnon furent composés durant ses années d’études au Séminaire de Saint-Hyacinthe (1903-1911) ; un certain nombre d’entre eux sont parus dans des revues et 12. Sur la fondation de l’ATLFO, voir Alain Otis (2021a).

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des journaux sous le pseudonyme Louis de Rosale. Emporté par un vif sentiment d’exaltation nationaliste, l’adolescent s’adresse en ces termes « [à] la France immortelle » : À genoux devant toi comme devant ma mère Ô France, je m’incline et me dis ton enfant ! (Chagnon, 1925a : 97) Cent ans plus tard, qui oserait encore faire un tel acte d’allégeance ? Cette déclaration cocardière n’est pas sans rappeler les élans romantiques d’Octave Crémazie dans « Le drapeau de Carillon », où vibre le thème du patriotisme. Nos aïeux « abandonnés par la France leur mère », « les héros canadiens, trahis, mais non vaincus » ; le peuple « était exilé dans sa propre patrie » (Crémazie, 1882 : 128-129). La « chère patrie » dont parle Louis-Joseph Chagnon à Ottawa ne serait-elle pas, au fond, une sorte de pays imaginaire, idéalisé, sublimé, le royaume fantasmé de la langue et de la culture d’expression française indissociables de notre psyché nationale ? La patrie « mythifiée pour servir de refuge à l’impuissance des Canadiens français » d’alors (Rioux, 2021 : A-3) ? Patrie de la survivance, de la résistance post-Conquête ? Trois vers du poème viennent étayer cette hypothèse : Traduire, c’est forcer, d’une façon polie, Le Roi des fiers Anglais, Irlandais, Écossais, Quand il s’adresse à nous à le faire en Français ! Ce « nous » habite le territoire de la langue française qu’il faut défendre et protéger. Aux yeux de Louis-Joseph Chagnon, trentenaire lorsqu’il compose « Traduire », la traduction apparaît comme l’instrument d’une douce revanche que s’offre un peuple conquis. Au Canada, la traduction tutoie la politique depuis toujours. À l’époque de Louis-Joseph Chagnon, elle est vue comme une arme de résistance. Soixante-cinq ans plus tard, Jacques Brault considère la traduction de la poésie au Québec comme un moyen de libération et d’émancipation : Si elle était perçue comme une reculturation vivifiante, comme une véritable odyssée désaliénante, cela, je le crois, [la traduction poétique] libérerait les poètes du Québec et leur permettrait peutêtre de se faire entendre dans le monde. Car ne sont traduits que ceux qui traduisent. C’est une loi du marché […] (Brault, 1989 : 213).

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Il n’est plus question, dès lors, de « survivance », mais d’affirmation de soi, d’ouverture et de conquête du monde. Ce pas n’avait pas encore été franchi en 1924.

À mes confrères traducteurs Amis, dans cette enceinte où règne l’harmonie Pour saluer, ce soir, la Plume et le Génie, Je veux, en ce moment de sincère gaîté, Lever bien haut mon verre et boire à la santé Du traducteur soigneux, compétent et fidèle Dont le travail m’inspire et me sert de modèle ; De l’humble traducteur, bon enfant, inconnu Et d’un monde jaloux trop longtemps méconnu. Je veux qu’en tous les lieux où la clarté peut luire L’on sache bien enfin ce que c’est que traduire. Traduire, c’est peiner sur un texte où les mots N’ont pas toujours l’éclat de chatoyants émaux ; Où la forme indécise et trop souvent revêche Vous prend un ton de cour, d’espiègle ou de pimbêche ; Où le verbe parfois, inconsidérément, Est veuf de son sujet ou de son complément ; Où la phrase boiteuse, ou trop courte ou trop longue, A l’air d’un carré rond dans une boîte oblongue ; Puis, en saisir le sens, le pétrir, le forger Pour en faire, à la hâte, un beau texte étranger. Traduire, c’est aussi se pencher sur un texte Où le besoin d’écrire a servi de prétexte À l’auteur impotent, essayant de vains pas Dans un sentier ardu qu’il ne connaissait pas. Traduire, Dieu merci ! c’est encore autre chose. Puisqu’à tous les rosiers on peut cueillir la rose, C’est goûter le bonheur de prendre un texte anglais Et sur un papier blanc, le coucher en français ! C’est pourquoi je déclare, et j’ai l’âme attendrie, C’est un peu travailler pour sa chère patrie.

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Traduire, c’est trouver au mot d’un document Le mot qui correspond, en français, pleinement Afin que son auteur, en le lisant, comprenne Que la version traduite est bien, ainsi, la sienne. C’est chercher à refaire, après l’avoir compris, L’ordre que l’écrivain met dans ses manuscrits. C’est éprouver la joie ineffable et bien pure De lire un beau travail dont la superbe allure Sait vous faire admirer, tout en cherchant le mot, La langue de Gladstone ou bien de Longfellow. C’est respecter la langue et sa pure syntaxe Afin que le lecteur, en nous lisant, ne taxe Notre travail de grave et noire obscurité Où le style souffrant est par trop maltraité. C’est mettre sur la page où notre front s’incline Le mot qui fait image ou la phrase câline. Traduire, c’est scruter le sens intime et pur D’un document aride, incomplet et obscur, Et c’est même, parfois, mettre une âme légère Dans un vieux corps trop lourd d’origine étrangère. C’est réveiller l’Histoire au fond des parchemins Afin que sa lumière éclaire nos chemins. Traduire, c’est enfin, quand la tâche est finie, Sentir au fond de 1’âme une émotion bénie. Et puisqu’en ce pays, aux termes des traités, Sont traduits les Débats, les Lois, les Arrêtés En la langue française, entre toutes jolie, Traduire, c’est forcer, d’une façon polie, Le Roi des fiers Anglais, Irlandais, Écossais, Quand il s’adresse à nous à le faire en Français ! Assis à ce banquet où l’estime convie Les joyeux compagnons d’une agréable vie Pour fêter deux héros qui, de notre métier Ont porté le drapeau sur un sommet altier, Artisans du labeur où la langue évolue, Traducteurs, coupe en main, je bois et vous salue !

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Léon Gérin Traducteur des Débats Cet article sur les traducteurs des Débats date de 1935. Léon Gérin (†1951) était entré dans ce service à titre de traducteur en avril 1903 et il en a été le chef de 1916 à 1935, année de sa retraite. À l’occasion du départ de son chef, le sculpteur, peintre, poète et traducteur Alonzo Cinq-Mars réalisa un bronze. Sous le nom de Léon Gérin, représenté de profil, la plaque porte l’inscription : Les traducteurs des Débats. Léon Gérin évoque son parcours professionnel à une époque déjà lointaine où les traducteurs consignaient le fruit de leurs recherches terminologiques sur des fiches avec l’intention, pour certains d’entre eux, de les publier sous forme de volume afin de remédier à la pénurie de dictionnaires spécialisés. Les traducteurs ont été les premiers « défricheurs des terminologies » et, ce faisant, sont indissociables de la genèse de la profession de terminologue au pays13. Guide de ma pensée et dans une certaine mesure inspiratrice de ma conduite, la science sociale m’a suggéré à certains moments des résolutions d’ordre pratique. Elle m’a porté, au retour de Paris, à tenter l’aventure d’une entreprise de défrichement et de culture en bordure de la zone montagneuse de Québec. Malheureusement, au point où en était le développement économique et social du Canada dans ma jeunesse, ni la possession d’un petit domaine rural, ni l’étude spéculative des institutions sociales ne pouvait faire vivre leur homme, encore moins lui assurer des rentes. Aussi bien, me fallut-il à brève échéance me procurer ailleurs un supplément de ressources et finalement me rabattre sur la banale solution d’un emploi du gouvernement. Or, traducteur des Débats, il y a trente ans, je ne me trouvais pas trop à plaindre. La besogne était dure parfois. Nous étions peu nombreux, et tant que sévit la Grande Guerre, on était très peu disposé à nous fournir de l’aide. D’autre part, séances de la Chambre et discours des députés pouvaient se prolonger, et souvent se prolongeaient outre mesure. Nous arrivions en fin de session joliment fourbus, épuisés. 13. Voir La terminologie au Canada. Histoire d’une profession (Delisle, 2008).

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Comme dédommagement, à l’instar des sténographes du hansard, nous jouissions de notre entière liberté durant l’intersession ; et cela faisait vite oublier l’accablement des mois précédents. Ce que l’intellectuel prise au-dessus de tout, plus que les dollars et les dignités même, ce sont des loisirs assez prolongés pour le soustraire à l’obsession de la pensée d’autrui, pour lui permettre de retremper sa matière grise dans la fontaine de jouvence des recherches et des préoccupations personnelles. Afin de s’assurer le privilège de cette résurrection, il consacrera avec joie plusieurs mois à interpréter, polir, habiller de neuf un texte étranger, sous le carcan d’une formule rigide, obscure, parfois vide de sens. Dans le cours des années, les conditions de notre travail s’améliorèrent sensiblement. Sous l’égide de dignitaires, de fonctionnaires bienveillants, le personnel grossit de plusieurs collaborateurs de choix, en même temps que la longueur des séances et des discours était réglementée. Nous connûmes une ère de prospérité et de faveur, et le complément fut une amélioration sensible du rendement et de la qualité de la traduction. C’est que cet assujettissement du traducteur à gages, tyrannique à l’extrême si on en fait la routine ou la chaîne d’attache d’une cohue de manœuvres, peut fort bien, sous la gouverne d’administrateurs éclairés, avec la collaboration de rédacteurs experts et satisfaits de leur sort, devenir une tâche agréable, source d’agrément, stimulant de progrès intellectuel, même social. On n’a pas oublié que les instaurateurs de la Renaissance des lettres en France, Amyot14 entre nombre d’autres, étaient des traducteurs de carrière. On n’a pas oublié que chez nous, dès après la conquête, les premiers à faire valoir le verbe français furent les traducteurs d’un indigeste bagou légal et parlementaire. Or la traduction s’est transmise jusqu’à nous. Les traducteurs de la Chambre dès l’origine ont fait besogne de linguistes. Tout autour de moi, dans notre actuel bureau de la traduction des Débats, je relève les signes d’une mise en œuvre de plus en plus méthodique du vocabulaire. Les marges de maints dictionnaires jaunies par le temps sont couvertes de hâtifs griffonnages ; de grands cahiers, des dons d’ouvrages spéciaux, des calepins de notes, attestent le passage, la collaboration de quelque ancien : A[ndré]-N[apoléon] M ­ ontpetit, Achille Fréchette, [Émery] Perrin, notre vénérable Frank Hughes, [Gustave] Labine, Achille Fortier, et d’autres encore dont la science nous est secourable à l’occasion, même aujourd’hui. 14. Jacques Amyot (1513-1593), traducteur, entre autres, des Vies parallèles des hommes illustres (1559) de Plutarque, a été salué comme le « sçavant translateur », le « Plutarque français » et le « prince des traducteurs ». (NdE)

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De grands cabinets remplis de fiches sont le complément d’une bibliothèque fort respectable de dictionnaires, d’encyclopédies, de lexiques, de glossaires, de vocabulaires, de vade-mecum, de guides, que sais-je encore ? Mon propre fichier, qui est loin d’être le plus compréhensif, compte tout près de cinq mille inscriptions ; et toutes ensemble elles paraissent présenter assez d’intérêt pour mériter prochainement l’honneur de la publication15. C’est du moins l’avis de plusieurs de mes confrères d’entre les mieux en état de juger. L’un d’eux, bien connu du public montréalais, Pierre Daviault, a déjà fait paraître sur les questions de langue ou de langage deux volumes, fruit de son application et de son expérience de traducteur et qui sont très appréciés de tous les travailleurs sérieux du verbe français. Vous voyez donc que traducteur et galérien ne sont pas synonymes.

15. Son fichier sera publié sous le titre Vocabulaire pratique de l’anglais au français (Gérin, 1937). (NdE)

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Jean-Pierre Davidts Métier : traducteur L’erreur est humaine, paraît-il. Mes études me vouaient à la médecine, mais ma nature aussi altruiste qu’hypocondriaque me poussa à répudier la fille d’Esculape pour sa cendrillon, la microbiologie. À 23 ans, je me retrouvai donc coincé entre deux cultures de levure dans un obscur laboratoire de province, à soupeser les chances de la protéine unicellulaire contre la blanquette de veau à l’ancienne ou le bœuf bourguignon. Je serais sans doute encore en train de m’étioler au soleil bleuâtre de mon bec Bunsen si le hasard, en l’occurrence mon père, ne m’avait fait tomber sur une grande petite annonce du genre « Gouvernement cherche scientifique pour traduction » dans le journal local. Tracasseries rond-de-cuiristes ou joies de la prolifération bactérienne ? Je n’avais que l’embarras du choix. Je jugeai néanmoins que changer de haire ne pourrait me faire de tort et décidai de poser ma candidature au poste annoncé. Peu de temps après, je me retrouvai donc sous les regards convergents de trois messieurs chargés de sonder mes aptitudes sur le plan linguistique. Je pris mon air le plus langageant et me préparai à subir un assaut en règle. Sans transition, on me pria de nommer les journaux que je lisais (L’Express et Le Devoir me parurent en imposer davantage que Pilote ou Spirou), on voulut savoir le nom de ma grammaire (maternelle ou paternelle ?), on m’arracha les raisons de ma présence à l’entrevue (je jurai de consacrer mon salaire à renflouer les coffres de l’État), on mit à rude épreuve ma connaissance des deux langues officielles (Can you buy a newspaper at the library ?) puis on me congédia sur l’air de « On vous appellera ». Cette nuit-là, je me réveillai en sueur d’un cauchemar horrible dans lequel je tentais désespérément d’échapper à une horde de fonctionnaires cacochymes qui s’agglutinaient autour de moi pour me fustiger avec leurs crayons d’un geste mou. Les jours puis les semaines s’égrenèrent, sans nouvelles. L’attente me rongeait au point que je n’étais plus qu’une épave cherchant l’oubli dans la gélose au jus de tomate. Puis, un beau matin, la réponse arriva, laconique. J’étais accepté, mais avant de joindre les rangs de l’intelligentsia, je devais suivre un cours spécialement conçu pour m’apprendre les fondements de

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l’acte traductionnel16. Avec quelques autres renégats scientifiques, je me mis donc à hanter les couloirs du pavillon des sciences sociales, obsédé par la crainte d’y être un jour reconnu par un ex-collègue qui aurait réussi. L’université dénicha quelques professeurs de haut lignage qui prenaient la poussière entre deux dictionnaires et l’on entreprit de nous inculquer les rudiments d’un art aussi cryptique qu’antédiluvien. L’un nous apprit à transposer l’âme d’un auteur étranger dans un langage syntagmatique accessible à la populace, l’autre nous pointa d’un doigt tremblant les vices innommables de la traduction à l’emporte-pièce, un troisième nous éleva au septième ciel de la linguistique en nous faisant goûter au nirvana de la stylistique comparée puis, au bout de quelques mois, on nous parachuta pour un bref stage pratique dans une section des services de traduction de l’État. À pied d’œuvre, il ne me fallut guère plus d’une journée pour constater qu’il y avait une sérieuse marge entre la traduction idéalisée que nous enseignaient nos professeurs et le travail à la chaîne qui était le lot des traducteurs gouvernementaux. Les réviseurs qui nous chapeautaient essayèrent aussitôt de nous mouler à leur image avec un zèle qu’on aurait pu qualifier de maniaque. J’étais pour ma part tombé sur un réviseur aux instincts particulièrement sanguinaires qui parvint même à me faire douter des connaissances que j’avais péniblement acquises dans le domaine scientifique. Peut-être avais-je été trop présomptueux et aurais-je dû limiter mes efforts à la transposition de l’alphabet d’une langue à l’autre. Chose certaine, la préservation de notre statut de boursier et notre future niche de fonctionnaire exigeaient de nous une malléabilité à toute épreuve. Comme toutes les bonnes choses, le stage et l’été prirent fin et commença la dernière année d’université. Celle-ci nous parut une véritable sinécure après cet avant-goût des procédés abjects auxquels nous serions bientôt soumis. Vint enfin le grand jour. Par masochisme, j’avais postulé une place dans la section où s’était déroulé mon stage. Cette dernière devait avoir mauvaise réputation, car on accéda assez facilement à ma demande. Bien décidé à me creuser un nid douillet dans la forteresse publique, je m’efforçai, comme le roseau de la fable, de résister tour à tour aux clients acariâtres à l’esprit aussi étroit que le vocabulaire, aux réviseurs incapables de maîtriser leurs instincts ataviques de traducteur, aux chefs antisocialistes partisans de la traduction de masse, aux laissés-pour-compte recyclés dans le contrôle dubitatif du produit livré, aux directeurs paranoïaques atteints du délire des grandeurs, bref à toute

16. Voir aussi « L’albatros », p. 178. (NdE)

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une bande de joyeux drilles triés sur le volet pour agrémenter la vie autrement monotone du Traductor vulgaris. Plus enclin, de par ma nature aimable, à mettre des bâtons dans les roues qu’à les en retirer, j’entrepris de gravir les échelons de la carrière professionnelle en quête d’eaux plus calmes. Erreur fatale ! Je constatai vite que la révision était l’une de ces joies sadiques dont je pouvais aisément me passer, émoluments ni position asociale ne parvenant, quant à moi, à compenser les affres du métier de prétendu expert en démolition ès lettres. Au mieux qualifierai-je de douloureux le plaisir d’avoir à accorder un Gide à un Céline pour des questions d’uniformité ou celui de démanteler les complots constamment ourdis par les traducteurs pour semer la zizanie terminologique entre réviseurs de modules adverses. Dans un moment d’égarement, je songeai à devenir chef de section, mais la perspective de mourir enseveli sous un amoncellement de paperasse autoreproductrice ou de passer le reste de ma vie à faire des exercices de haute voltige entre clients pressés et traducteurs absentéistes me ramena rapidement à la raison. La traduction était ce qui me plaisait définitivement le plus dans ce métier. Néanmoins, pour des raisons bassement matérielles, j’hésitai à abandonner la carrière sinon exaltante du moins lucrative de réviseur et contemplai lugubrement le sort peu enviable des fonctionnaires atteints de démence précoce17 dans nos institutions « hospitalières ». Depuis peu cependant, une faible lueur d’espoir vacille à l’horizon. Ici et là, on parle à voix basse du traducteur autonome qui n’aura plus de compte à rendre à presque personne, cet être semi-humain qu’il suffira de brancher chaque matin à sa machine pour obtenir la production désirée. Alors, depuis ce matin, je regarde la nouvelle prise que l’on vient d’installer dans mon bureau puis mes yeux se tournent vers la fenêtre, la prise, la fenêtre, la prise…

17. Voir « Quand les idées déforment le cerveau… », p. 122. (NdE)

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Pierre Benoît Traducteur de dépêches et fonctionnaire Le journaliste, romancier et historien Pierre Benoît (†1986) figure parmi les rares traducteurs professionnels au Canada français à avoir publié une autobiographie : À l’ombre du mancenillier (1981). On peut aussi citer les noms de Rémi Tremblay (Pierre qui roule, 1923), Jean-Raoul Fournier (Journal d’un traducteur, 2014), André Senécal (Le bruissement des matins clairs, 2016) et Normand Chaurette (Comment tuer Shakespeare, 2017). Certains auteurs, comme Pierre Benoît, mêlent les événements de leur vie personnelle aux faits marquants de leur carrière. « Traducteur de dépêches et fonctionnaire » est le titre donné ici aux passages choisis de son récit qui éclairent son parcours de traducteur. D’autres traducteurs autobiographes proposent une réflexion sur la traduction elle-même. Le dramaturge et romancier Normand Chaurette, par exemple, entraîne le lecteur dans son atelier de traduction, lui révèle ses méthodes, ses influences, ses sources d’inspiration. De telles considérations sont absentes de l’œuvre de Pierre Benoît, qui décrit plutôt le climat de travail, l’ambiance, l’esprit général qui régnaient en son temps dans les organes de presse et au Bureau des traductions. Octobre 1932. Letellier de Saint-Just18, devenu chef des nouvelles au matinal Le Canada, ne m’a pas oublié. Il m’offre enfin un poste de traducteur des dépêches. Cela veut dire mon retour au travail de nuit dans des bureaux guère mieux outillés que l’agence de La Presse canadienne avec toutefois cette différence importante qu’une belle pensée y rayonne sous l’égide du r­ édacteur en chef, Olivar Asselin. Asselin avait son bureau à part, loin du reste de la salle de rédaction. Ses départs et ses arrivées avaient lieu à des heures différentes des nôtres. Il nous faisait un peu penser au bon Dieu. On savait qu’il existait, on en parlait souvent, mais on ne le voyait pas. Cela suffisait à faire de lui un personnage 18. Natif de Québec, le journaliste Eustache Letellier de Saint-Just (1894-1952) a travaillé au Soleil de Québec, à La Patrie, à La Presse et au Canada, où il a été rédacteur en chef de 1937 à 1942. Il a terminé sa carrière à La Patrie, comme éditorialiste en chef. (NdE)

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de légende. Ses éditoriaux étaient spirituels, énergiques, parfois vitrioliques. Le fait qu’il eut eu jadis maille à partir avec Alexandre Taschereau ne l’avait pas empêché de devenir le dirigeant d’une feuille matinale subventionnée par le parti libéral. Tout finit par s’oublier à la longue. Mes compagnons d’équipe étaient des hommes que je serais appelé à retrouver plus tard dans d’autres circonstances. Léonard Archambault, rubrique judiciaire, Roland Beaudry, chroniqueur sportif, Marcel Beauregard, nouvelles policières, Guy Jasmin, destiné à périr dans un tragique accident d’avion, Édouard Chauvin, Georges Langlois qui se spécialisait déjà en nouvelles d’ordre économique et politique. Sans oublier la bonne madame Oligny19 qui, il va de soi, avait charge de la page féminine. Il lui arriva quelque dix ans plus tard de me rencontrer à une réunion d’écrivains et elle me dit, sans penser à l’effet que sa phrase aurait sur les personnes qui nous entouraient : « Vous n’avez pas oublié, j’espère, nos nuits au Canada ! » Le travail de nuit impose une existence à rebours des autres. On se rend au travail alors que tout le monde est à rentrer chez soi, la journée finie. Pendant le jour on tente de dormir au milieu des bruits d’une maisonnée déjà sur pied. Dans mon cas le maniement des dépêches représentait une tâche particulièrement astreignante. Le traducteur reste boulonné à son bureau pendant plusieurs heures d’affilée. Il n’a pas, comme le reporter, l’occasion de se dégourdir les jambes en courant à la chasse aux nouvelles. Ce fut donc un apprentissage assez dur qui me prépara, sans que je m’en doutasse alors, à un avenir de fonctionnaire. […] L’humble traducteur de dépêches, à sa façon, analyse constamment la pression artérielle de notre civilisation. Il apprend à connaître sa force et ses points faibles, à déceler les petits centres d’infection d’où peuvent émerger les pires épidémies. Le sens de la valeur des nouvelles se développe par cette pratique continuelle. […] Je suis installé dans mes nouvelles fonctions à La Presse. Autre journal, mêmes mœurs. Toutefois je dois maintenant me lever à l’aube, faire trois quarts d’heure de tramway avant d’arriver à mon poste à 7 heures et

19. D’origine française, Odette Oligny (1900-1962) arrive au Canada en 1919. Elle est d’abord journaliste à La Presse et collabore au Samedi et à La Revue populaire. À partir de 1931, elle rédige la page féminine du Canada, collaboration qui dure vingt ans, et anime plusieurs émissions de radio. Également écrivaine, elle publie, sous le pseudonyme de Michelle de Vaubert, Le talisman du pharaon (1923). Elle est la mère de la comédienne Huguette Oligny. (NdE)

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demie. Les matinées s’étirent, longues et ardues. L’après-midi est beaucoup plus relâché et se termine à quatre heures avec la publication de l’extra. Mais il n’est plus question d’inexplicable lassitude, de dépérissement pétri d’inquiétude. Je me suis enfin découvert moi-même. […] La salle de rédaction de La Presse ne différait guère, j’imagine, de celles du monde entier. Un journaliste français de passage chez elle nous décrivit plus tard comme « un groupe de tâcherons besognant sans joie dans un décor déprimant ». Jugement un peu trop superficiel. Une solidarité étonnante unissait notre groupe de tempéraments si divers. Pendant les sept années où j’en fis partie, pas une fois n’assistai-je à une querelle, à ces froissements si fréquents là où une trentaine d’hommes doivent travailler côte à côte dans un espace restreint. Le seul front commun que nous aurions pu former ‒ sans aucun espoir d’ailleurs ‒ eût été dirigé contre les richissimes propriétaires du journal qui, totalement épargnés par la crise, vivaient dans un monde à part sans avoir la moindre idée des mesquineries dont nous étions si souvent les victimes. Une des dames Berthiaume à laquelle ma mère venait de mentionner mon emploi au journal eut cette phrase mémorable. – Votre fils peut se tailler une belle carrière chez nous, car nous payons des salaires très enviables. Je me demande encore où elle avait bien pu trouver ce renseignement optimiste. L’administration de la rédaction était confiée à Eugène Lamarche. Homme à maintes facettes, il pouvait souvent se montrer d’un terre-à-terre et d’une rudesse quasi incroyables, même dans un milieu déjà si rude par tradition. À d’autres moments on découvrait chez lui une sensibilité tout à fait inattendue. À un reporter qui demandait une hausse de traitement après la naissance d’un quatrième rejeton il pouvait répondre : « Faites des petits si vous voulez. C’est votre affaire. Mais ne venez pas demander au journal de payer pour. » Par contre, lorsque j’obtins ce Prix d’Action intellectuelle, il eut la gentillesse de composer l’entre­filet suivant : « Parmi les nouveaux lauréats figure M. Pierre Benoît, rédacteur à La Presse. M. Benoît est pardessus tout un consciencieux qui apporte à la tâche quotidienne autant ­d’esprit de travail que de souriante discrétion. Peu bruyant de nature, il cultive dans une parfaite sérénité un remarquable talent littéraire et ses confrères s’associent de tout cœur à l’hommage qui vient de lui être officiellement rendu. » On me rapporta aussi qu’il avait répondu à quelqu’un qui lui parlait de moi : « C’est un saint. » Après tant de déboires, au moment où je

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m’y attendais le moins, il me plaçait en compagnie de ces modèles en plâtre coloré qui m’avaient paru si inaccessibles. Tournant inattendu ! […]

L’hiver 1939-1940 vit notre travail de traduction redoubler en dépit de la « drôle de guerre » où il se passait si peu de choses. Nous étions maintenant trois traducteurs attitrés, François Lalonde, François Rinfret et moi-même. Malgré tout, nous devions tripler nos efforts pour suffire au surcroît de travail que nous apportaient les hostilités. […] A-t-on jamais fait le compte du nombre de chômeurs qui se trouvèrent un emploi lucratif du jour au lendemain. Les usines, anciennes et nouvelles, avaient ouvert leurs portes et se mettaient à ronronner. La construction reprenait. Les contrats abondaient. Des millions de dollars, depuis longtemps figés comme la chape glacée des cours d’eau, réapparurent pour soutenir l’effort de guerre. Les salles de rédaction elles aussi se vidaient, leurs occupants pouvant maintenant trouver mieux ailleurs, soit dans les forces armées ou l’entreprise privée. Il était amusant de voir Lamarche promettre solennellement à ceux qui s’étaient enrôlés de garder leurs postes au journal intacts. Comme le fond de tableau avait évolué en quelques mois ! Tôt ou tard, quelqu’un me souligna que le Secrétariat d’État annonçait un concours pour remplacer des t­ raducteurs partis outre-mer. – N’attends pas plus tard, mon vieux. Tu as toutes les qualités requises. En janvier 1940 je subissais l’épreuve imposée à tous ceux qui sollicitent un emploi dans la fonction publique fédérale. L’examen eut lieu au Mont-Saint-Louis. Les épreuves n’arrivant jamais seules, je souffrais d’un torticolis. Il faisait froid à fendre les pierres et comme l’on m’avait assigné un coin situé près d’une fenêtre mon malaise alla s’aggravant jusqu’au soir. La bonne fortune me sourit cependant, car parmi deux ou trois sujets de composition française dont j’avais le choix se trouvait la canalisation du Saint-Laurent, question d’actualité que les dépêches de l’époque ne cessaient d’analyser. Sans difficulté je pus couvrir quatre pages d’une étude « en profondeur » ‒ il s’agissait d’un canal n’est-ce pas ‒ qui me ferait peut-être passer pour un expert en la matière. Ignorant tout des lenteurs administratives de l’État, je m’attendais à recevoir le résultat du test dans la quinzaine qui suivrait. Je dus patienter jusqu’à la mi-avril avant de recevoir l’avis de ma réussite. Mon nom était

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inscrit sur la liste d’attente. Dès lors mon destin ne faisait plus de doute. Il était à Ottawa. Les mois qui suivirent s’éternisèrent. J’étais partagé entre la curiosité de connaître le milieu qui m’attendait et l’incertitude d’y réussir, crainte qu’occasionnent tous les changements. Personne ne m’avait mentionné un autre dicton presque aussi bien connu que celui du journalisme : il est difficile d’entrer dans la fonction publique, mais il est encore moins facile d’en sortir. Le télégramme m’offrant un poste de traducteur principal (classement qui n’existe plus depuis longtemps) avec traitement annuel de $2,500, soit presque le double de ce que payait La Presse, me parvint à la fin d’août. Adieu au vieux journal, qui m’avait tout de même fait vivre pendant sept ans. Major accueillit la nouvelle avec l’emportement habituel qui empourprait son visage d’hypertendu. Nous nous séparâmes toutefois sur une poignée de main, un tantinet moins chaleureuse que celle de mes autres compagnons. Vers la fin des années  1950, j’eus un jour l’occasion de visiter le nouvel édifice de La Presse. Mon ancien sous-chef Belleau, vieilli, mais toujours au même poste, me reçut aimablement le premier mouvement de surprise passé. Après m’avoir fait admirer les innovations qui avaient transformé en ­building ultra moderne la vénérable souricière d’autrefois, il me fit descendre une rampe menant à un niveau légèrement inférieur et subitement je me trouvai dans la salle sentant l’encre, le tabac et la sueur où j’avais si longtemps peiné. Aucun point de comparaison avec les bureaux vitrés où travaillaient maintenant quelques traducteurs répartis en plusieurs équipes et décemment rémunérés. Comment avais-je pu être heureux dans un décor aussi minable ?

8 septembre 1940. Je me souviens comme d’hier de notre première arrivée à Ottawa, par un soir d’automne chaud et légèrement brumeux. Je n’étais pas sans ressentir l’espèce d’égarement que provoque l’abord d’une ville étrangère. […] Dès le lendemain j’étais initié aux surprenants dédales de la fonction publique. Un avis officiel me priait de me présenter à la salle 110 de l’immeuble Hunter. Or, rendu sur les lieux, je cherchai en vain ce recoin introuvable. De guerre lasse je m’adressai à un superbe gendarme vêtu d’une tunique rouge qui me donna aussitôt le renseignement voulu.

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– Vous voyez cette porte marquée « défense d’entrer ». C’est par là qu’il faut passer pour arriver à la salle 110. Je venais de faire mon début dans le monde du fonctionnarisme. Début qui me remit en mémoire le mot de Napoléon le jour où il affirma que les hommes les plus précieux sont ceux qui savent désobéir au bon moment. Étape suivante. Mon entrée au bureau du surintendant du Bureau des traductions, D.‑T. Robichaud. Homme très digne, à la mine réservée, un peu sévère même. Son accueil fut toutefois amène. Il m’annonça qu’il me plaçait au service de la Traduction générale, section alors communément appelée les « Livres bleus » parce que la plupart des publications officielles portaient une couverture azurée qui cherchait à imiter la couleur du ciel sinon celle du parti conservateur. Presque aussitôt après je fis connaissance avec le côté drolatique de la bureaucratie. Dans l’antichambre du surintendant, je demandai à un commis quel prénom représentait cette initiale D. – Domitien, me répondit-il d’un ton imperturbable. On peut bien avoir une guerre ! La plupart des nouveaux venus étaient confiés à ce service de la Traduction générale que dirigeait Hector Carbonneau. La grande variété des travaux qu’on y exécutait en faisait un terrain d’apprentissage par excellence. Le service occupait le deuxième étage de l’édifice Transportation, angle Rideau et Sussex. Ses bureaux contenaient chacun deux occupants. On me donna comme compagnon un « vieux de la vieille », Clément Beauchamp, dont les conseils me furent inappréciables durant cette période initiale. Les bureaux communiquaient entre eux par une suite de portes en ­enfilade, ce qui permettait à une sorte de commis-espion de faire de brusques irruptions dans les pièces afin de surprendre ceux que n’absorbaient pas ­suffisamment les tâches officielles. – Défiez-vous de lui, m’avertit Beauchamp. Ne vous gênez pas pour lui chanter pouilles. Deux étonnantes initiations en un seul jour. Je mettrai quelque temps à m’habituer à cet entourage si différent de celui que j’avais connu jusque-là.

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Lorsque Beauchamp mourut de façon assez tragique quelques années plus tard20, je m’étonnai de ne voir aucune notice nécrologique apparaître dans le bulletin de nouvelles publié par les traducteurs. – Beauchamp était un vieil employé, le véritable « bon et fidèle serviteur », m’informai-je. Pourquoi passe-t-on son décès sous silence ? – Il n’était pas membre de l’Institut canadien21, notre principal groupement canadien-français22, fut la réponse. À ce moment je commençais à être aguerri et il fallait beaucoup plus que cela pour me surprendre. […] Par un clair matin de mai, un commis vint m’annoncer que le surintendant me faisait mander d’urgence. Encore empreint de déboires passés, je crus qu’une nouvelle déception allait fondre sur moi. Monsieur Robichaud était ordinairement peu communicatif et, comme presque tous les descendants d’Acadiens, sa mine accusait une vague et inscrutable tristesse. Lorsque je pénétrai dans son bureau, il me gratifia d’un regard qui ne révélait rien de sa pensée intérieure. Je m’étais toutefois inquiété sans raison. Il me confiait tout simplement le travail de traduction au ministère des Services nationaux de guerre, de formation récente et emménagé temporairement dans le nouvel édifice de la Cour suprême. Le décor qui m’attendait rue Wellington était bien différent de celui que je quittais. Le ministère était mené à la façon d’une maison d’affaires anglaise et son atmosphère était froide, précise, catégorique, presque ­militaire. Techniquement le pays était en guerre. Mon premier et unique entretien avec le sous-ministre, le général Laflèche, fut décidément révélateur. – Il faudra vous habituer aux « péculiarités » de notre institution, affirma-t-il. 20. Clément Beauchamp (1888-1951) est mort la veille de Noël, terrassé par une crise cardiaque en se précipitant vers sa maison en flammes. (NdE) 21. Cette ingratitude est d’autant plus odieuse que les traducteurs l’avaient désigné en 1929 pour présenter leurs demandes à la commission Beatty, chargée d’étudier la situation des fonctionnaires professionnels et techniques. Les membres de la commission avaient recommandé un relèvement significatif des traitements de ces fonctionnaires. En 1937, Clément Beauchamp avait en outre été le premier francophone élu à la présidence de l’Institut professionnel du service civil du Canada. (NdE) 22. Cercle littéraire à l’origine, l’Institut canadien-français d’Ottawa est de nos jours un club socioculturel. Il a été fondé en 1852 à Ottawa par Joseph-Balsora Turgeon, premier maire francophone de cette ville. Pour en être membre, il faut, encore de nos jours : a) être canadien-français ou parler couramment le français ; b) être catholique ; c) avoir au moins 19 ans révolus ; d) avoir bonne réputation ; e) être de sexe masculin. (NdE)

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Je devinai immédiatement que je n’aurais rien à craindre de lui au chapitre de la langue française. […] Le service d’information du ministère finit par me confier tant de travaux que je dus demander de l’aide, demande qui naturellement mit un temps infini à être exaucée. Elle se matérialisa sous la forme d’un adjoint, Markland Smith23, appelé à devenir non seulement un compagnon de travail, mais aussi un ami. Jour après jour, je traduisais, je traduisais encore et toujours. À vrai dire, je crois qu’il m’arrivait de traduire dans mes rêves. La traduction est un art. Un art difficile à maîtriser. Mon apprentissage à La Patrie et à La Presse m’avait sans doute été précieux, mais je devais maintenant faire face à la trop célèbre phraséologie officielle dont les « péculiarités » varient avec chaque ministère. De longues années consacrées à l’étude des deux langues reconnues par l’État, dont l’apparente similitude n’est qu’un trompe-l’œil, ne devaient en fin de compte qu’alourdir ma tâche. La traduction a ceci de particulier que plus on avance dans ce domaine ingrat moins on semble faire de progrès. Puis vient un jour, qui n’est pas comme tous les autres, où l’on s’aperçoit qu’on a saisi le « truc », que le passage subtil d’une langue à une autre n’est plus un mystère. On peut enfin l’affronter sans crainte. Là comme ailleurs, la pratique mène sinon à la perfection du moins à une compétence raisonnable.

23. Le traducteur Markland Smith (1909-1989) fut le premier directeur (1964) de la division de Montréal du Bureau des traductions, président de l’Association technologique de langue française d’Ottawa et président de la Société des traducteurs et interprètes du Canada. (NdE)

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Théophile Dumont Traducteurs Il y a chez les traducteurs d’incorrigibles rimeurs. Théophile Dumont (†1995) est l’un d’eux. Ces versificateurs ne prétendent nullement au titre de poète, et savent pertinem­ment que la rime ne fait pas le poète pas plus que le poème. Elle est pour eux un mode d’expression, un jeu qu’apprécient ces magiciens du verbe qui, à longueur de journée, pétrissent la langue, leur outil de travail. « Prose rimée », « vers prosaïques », peut-être, décrirait sans doute mieux leurs créations qui ne se hisseront jamais au rang d’œuvres littéraires. En me remettant son poème « Traducteurs » en 1984, Théophile Dumont m’a confié, en paraphrasant Boileau, s’être hâté lentement et, sans perdre courage, vingt fois sur le métier avoir remis son ouvrage. À temps perdu, il l’a poli sans cesse et repoli ; il a ajouté quelquefois, et souvent effacé. Le processus (laborieux) s’est étalé sur plusieurs mois. Il ne s’était jamais résigné à publier son texte avant de m’en donner l’autorisation, ce que je fais trente-sept ans plus tard et vingt-six ans après la mort de l’auteur. Élève et admirateur du frère Marie Victorin, Théophile Dumont a mis près de quarante ans à rédiger un ouvrage de science naturelle, mais n’a jamais pu se décider à le soumettre à un éditeur. Incapable de surmonter sa peur viscérale de la critique, il a fini par le détruire, à l’exception de quelques chapitres qui trouvaient grâce à ses yeux. Ne pas publier est une façon de juguler la peur de l’écrit mal accueilli et d’éviter les blessures d’amourpropre. Cette décision toute personnelle appartient à l’auteur. Un traducteur peut aussi vouloir se réfugier dans l’anonymat pour cette même raison. La pièce que l’on va lire se compose de vingt-trois quatrains à rimes croisées. L’auteur y expose sa conception de la traduction, prodigue des conseils aux traducteurs et s’apitoie sur leur sort, mais reconnaît qu’à l’occasion une traduction particulièrement bien réussie peut leur faire connaître l’« ivresse ».

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Quelle voie emprunter pour apprendre à traduire ? Il faut approfondir par un effort constant La langue de Milton, de Churchill, de Shakespeare Et celle de Pascal, de Hugo, de Rostand. Mais il ne suffit pas d’acquérir l’idiome De l’écrivain de marque et du littérateur, Des sciences aussi, il faut se pénétrer, c’est un axiome, Pour comprendre à fond ce qu’a écrit l’auteur. Ce n’est là qu’un début : au traducteur en herbe, Il incombe de voir si tel mot traduit bien Ici tel adjectif, là tel nom ou tel verbe Et si tout dans son texte est logique et se tient. Le parler des Saxons a son propre génie ; Par la persévérance on peut s’en pénétrer. Qu’un novice le nôtre à saisir s’ingénie Pour qu’il puisse plus tard tous les deux comparer. Avant de censurer une forme de style Qui fautive paraît, qu’il s’assure des lois Du langage employé, car se montrer hostile Aux choses qu’on ignore est de mauvais aloi. Sans peine on admettra qu’en plus d’être humaniste Le traducteur épris de la perfection, A besoin de talent et d’un doigté d’artiste, D’une vive et féconde imagination. Force est de posséder une vaste mémoire Qui présente le terme aussitôt qu’on le veut, Magique faculté qui de mots sert d’armoire, Provoquant à l’envie un penseur oublieux. Un beau rythme sait plaire et son absence choque ; L’assonance est horrible et dépare un discours ; À la phrase qui peint une idée ou qui croque, Pour ainsi dire, un fait, sans cesse ayons recours.

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Aucun livre ou bouquin n’est suffisamment riche En mots, locutions, pour qu’on y trouve tout : Il nous reste à créer un grand nombre de fiches, Supplément précieux qui nous aide beaucoup. À l’ardent travailleur qui s’attelle à la tâche De traduire un rapport, de technique maquis, Si l’on veut éviter que son œuvre il ne gâche, Sans lésiner donnons les lexiques requis. Lorsqu’un nouvel objet entre dans le commerce, L’Anglais le revêtit d’une appellation ; Pour le rendre en français, sa pensée on exerce On demande aux copains collaboration. On a beau demander dans une heure stérile À sa tête alourdie, inhabile à penser, De fournir un vocable, elle reste indocile, Méprisant la consigne et l’ouvrage pressé. Pendant des jours entiers, un terme nous agace, On le connaît très bien, mais il tarde à venir, Nul autre ne serait introduit à sa place, Et dans cette impuissance, on voudrait se punir. En dépit de nos soins, une erreur se faufile Dans le corps des écrits que la presse répand Le confrère envieux la découvre et jubile Et le monde s’en gausse à nos frais et dépens. Même chez les experts on ne voit pas d’entente ; L’un régente en pontife et l’autre règne en roi ; Oscar lève le nez sur une œuvre excellente, « Je suis seul traducteur », prétend-il à part soi. Le sort du traducteur est souvent pitoyable, Cruel, désespérant, baigné de noirs soucis, Mais il a par moments des côtés délectables Quand la joie accompagne un travail réussi.

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Plus d’une expression utile, heureuse, exquise Pour nous d’aise remplir se révèle soudain, Inondant de lumière une idée imprécise, Lors d’un voyage, au lit, à la table, au jardin. Faisons trêve à la plainte : un plaisir plus intense A-t-on jamais goûté que l’acquisition D’un savoir étendu ? Cette grande abondance Abreuve un intellect de délectation. Tout n’est donc pas ennui dans notre art difficile : Éveillé les discours endormis, assommants, Repérer le mot juste ou bien pétrir l’argile Du langage de France est un ravissement. À cette immense joie, ajoutons le délice D’éclaircir l’équivoque et les obscurités, D’ennoblir la tournure, excellent exercice, Et de savoir qu’on met de la variété. De plus, la conscience après un jour d’ouvrage D’avoir fait son devoir rend le cœur satisfait ; Notre contentement est loin d’être un mirage Si le texte, à nos yeux, n’est pas trop imparfait. Quel agrément de lire une page où l’oreille Entend se dérouler le bel enchaînement De sonores concepts, musique sans pareille Qui fait vibrer nos sens et notre entendement ! Oublions nos instants d’angoisse et de détresse Quand nous hante la nuit un souvenir d’erreur. Songeons à nos succès qui procurent l’ivresse, Disons avec respect : hommage aux traducteurs.

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Lucile Blain La gratuité, ou le plaisir de traduire La pâture quotidienne des traducteurs non littéraires est souvent faite de textes mal écrits et inintéressants. Plusieurs auteurs de cette anthologie s’en plaignent. Pour Lucile Blain, traduire une œuvre littéraire dans ses moments de loisir a l’effet d’un antidote puissant contre l’insipidité des « textes ennuyeux » et d’une facture « lamentable », comme elle dit. L’autrice rappelle que traduire est moins une affaire de langues que d’écriture, ce qu’on a tendance à oublier. Les polyglottes maîtrisant huit ou dix langues dominentils le palmarès des meilleurs traducteurs dans le monde ? « Traduire n’est pas passer d’une langue à l’autre. C’est écrire dans sa langue à l’écoute d’une autre » (Grandmont, 1997 : 79). Difficile de résumer en si peu de mots l’essence même de la traduction. Traduire, ce n’est pas non plus une torture ; on peut en retirer du plaisir. Il y a des tas de gens qui m’envoient des textes [à traduire], confie le dramaturge Michel Tremblay. Je les lis et si j’aime pas ça, je dis non, c’est pas pour moi. Parce que je fais ça pour mon plaisir. Parce que traduire, c’est un plaisir ajouté à l’écriture. C’est complètement différent que d’écrire une pièce originale et je fais pas ça pour vivre. Je traduis d’abord et avant tout pour mon plaisir (cité dans Whitfield, 2005 : 45). Et ce plaisir découle, entre autres, de la créativité qu’implique la traduction, de « l’allégresse » qu’on ressent à « abolir l’abîme qui sépare deux langues et deux cultures » (Saint-Martin, 2020 : 63). Si la traduction était dénuée de toute créativité, si elle n’était qu’une banale opération de substitution, les écrivains et les poètes s’en seraient désintéressés depuis longtemps. Cette activité intellectuelle est, au contraire, un exercice créatif, un jeu d’équilibre qui consiste « à prendre le français à bras le corps », comme disait Flaubert, et à lui faire réexprimer des sentiments, des émotions, des psychologies, des personnages. « Du traducteur et de l’auteur, il n’y a que le nom qui diffère », estimait le poète et traducteur russe du xviiie siècle Vassili Kirillovitch Trediakovski (cité dans « Quelques opinions… », 1979 : 57).

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Être traducteur, quel beau métier ! Déchiffrer la pensée d’autrui, l’assimiler, s’en pénétrer, la faire sienne, puis l’exprimer, mieux, la recréer dans une autre langue, en lui gardant toute son originalité. Trouver le verbe sonore, le mot qui fait image, l’épithète exacte, l’expression savoureuse qui rendront justice à l’auteur, à l’esprit et aux nuances du texte. Je vous entends tout de suite vous récrier : « Holà ! quel optimisme ! » Vous avez raison et je n’aurais garde d’ignorer l’envers de la médaille, les mauvais petits côtés de toutes les grandes choses. En effet, pour quelques articles vraiment passionnants à traduire, combien de fois ne nous faut-il pas travailler sur des textes ennuyeux, sur des pages lamentables où une pensée confuse tente vainement de se faire jour à travers un labyrinthe de phrases d’une facture indescriptible. Quelles merveilles, j’allais écrire, quels tours de passe-passe, ne faut-il pas alors accomplir pour faire un texte potable, qui ait l’air d’exprimer quelque chose. Et puis, vantons-nous un peu, n’arrive-t-il pas parfois que l’article traduit soit beaucoup plus clair que l’original ? Bien entendu, la clarté est un des premiers devoirs du traducteur et, si ce dernier est honnête, il fouillera tellement sa version pour en extraire le « suc » (souvent si obstinément caché) qu’une fois transcrites, les idées auront l’air de couler de source et de s’agencer avec une étonnante facilité. L’auteur en sera probablement le premier surpris si, par hasard, il est assez bilingue pour comprendre l’autre langue. À ce propos, je dois confesser ici que j’ai parfois éprouvé des tentations de traducteur ! (Dieu ! Comme s’il n’y avait pas déjà assez des sept péchés capitaux…) Devant un texte infect, après avoir travaillé d’arrache-pied, invoqué humblement saint Jérôme et lancé intérieurement quelques jurons, il m’est arrivé de me dire : « Eh bien, fichtre alors ! Pourquoi m’évertuerais-je à rendre clair ce qui n’est que chaos ? Allons-y ! Traduisons phrase par phrase fidèlement, et tant pis si le lien logique brille par son absence ! » Mais à la réflexion, je me suis ravisée. J’ai tâché de rédiger un texte qui me satisfasse ‒ ce qui n’est pas un certificat de perfection. Dans ces cas, il ne faut tout de même pas pousser l’honnêteté jusqu’à prêter de l’élégance à un auteur qui en serait totalement dépourvu. Mais que me voilà loin, direz-vous, de la « gratuité » annoncée dans le titre. Patience, j’y arrive. En général, on choisit la profession de traducteur ou on y est amené parce qu’on aime écrire. Soit dit en passant, si le simple fait de rédiger une lettre ou un articulet vous est odieux, brûlez vos notes et dictionnaires et quittez toutes espérances, vous ne serez jamais traducteur. Il faut aimer écrire. Mais alors, aux heures mauvaises, on se prend à maugréer. Si

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l’on pouvait au moins choisir ses textes, traduire un écrivain, un penseur, un maître et non mettre le meilleur de soi-même à transcrire des âneries ou à épiloguer sur des sujets aussi palpitants que les vertus du dernier anticorps ou la magie incomparable d’un savon plus « savon » que tous les savons du monde ! On voudrait faire plus beau, dire mieux, s’exprimer plus profondément, se libérer, quoi ! On voudrait écrire des choses moins prosaïques, sortir de ces textes insipides… Tout cela est vrai et triste, mais non irrémédiable. Et c’est ici que vient s’insérer la gratuité. Vous êtes fatigué-e de vos traductions fastidieuses ? Vous n’aimez pas vos textes ? Mais alors, qui vous empêche de traduire ce que vous aimez ? Pas pour Monsieur X, pas pour des sous, mais gratuitement, pour vous, pour rien, pour le plaisir. Prenez un livre qui vous plaît, la version anglaise de Kristin Lavransdatter24, par exemple, et chaque soir, à chacun de vos moments de loisir, travaillez-en une page, un paragraphe. Bien entendu, il faut d’abord lire le bouquin en entier. Puis on reprend la première page, qu’on lit et relit plusieurs fois. On s’attaque ensuite à la première phrase, et après une relecture, on ferme le volume, les yeux aussi, pour quelques secondes, et on se met à écrire. La phrase achevée, on retourne à l’auteur, puis on revient à son texte. On le lit, rature, relit, recommence, polit, change, repolit, recommence encore, pour arriver finalement à ce résultat qu’on a devant soi : une phrase bien écrite, bien balancée, bien rythmée, peut-être littéraire et correspondant exactement à l’idée de l’auteur. Ah, mes amis ! quelle joie ! ça ne se décrit pas… il faut l’avoir goûtée ! Des heures entières ont peut-être passé à ce travail libre, mais on a tout oublié : l’affreuse traduction de commande, les discussions stériles, les remarques oiseuses, les commentaires saugrenus, le crétinisme, hélas si répandu, tout ! Et l’on a réussi quelque chose de bien, pour rien, quelque chose qui ne paiera pas, quelque chose que personne ne lira peut-être jamais, qu’importe. La joie est d’autant plus grande que l’acte a été plus purement et plus absolument gratuit. Il me semble que je vous ai presque convaincu-e. Allez-y ! Essayez ce petit exercice. Vous verrez que j’ai raison. Et si je ne craignais d’abîmer ma belle idée de gratuité, j’ajouterais même que ce genre de travail est précieux

24. Trilogie, publiée entre 1920 et 1922, par la romancière norvégienne Sigrid Undset, lauréate du Prix Nobel de littérature (1928). Les romans s’intitulent : Kransen (La Couronne), Husfrue (La Femme), Korset (La Croix). L’autrice y décrit la vie de Kristin Lavransdatter, Norvégienne fictive vivant au xive siècle. (NdE)

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pour se faire l’esprit et la plume à la traduction. Il n’est pas nécessaire de s’attaquer d’emblée à un gros volume. Personnellement, j’ai commencé plus modestement par les textes musicographiques fournis avec les disques. Un soir de cafard j’ai décidé de traduire le texte de « La Nuit transfigurée25 ». Eh bien, croyez-moi, après trois ou quatre heures de travail, j’étais presque émue en me relisant (il est vrai qu’il s’agit là d’une histoire pas très gaie). J’avais l’impression d’avoir fait quelque chose de pas mal ! Inquiète et distraite un instant par ce mouvement d’orgueil, je me suis vite rassurée en songeant que Dieu le Père doit certainement pardonner ce mignon petit péché si on le Lui fait oublier par l’amour du travail et de « la belle ouvrage ».

25. Œuvre tonale pour sextuor à cordes, composée en 1899 par Arnold Schönberg. (NdE)

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Guy Perreault La rêverie du bureaucrate Il aura suffi d’un « sept-heures-et-demie26 » particulièrement délabrant et d’un mi mineur désespérément langoureux sur un manche de guitare qui ne demandait que ça pour accoucher de la complainte suivante, adressée à tous ceux qui peinent et se démènent, dictaphone au poing, dictionnaire en main, pour rendre fidêêêlement dans une langue qui leur est chère des propos souvent pleins de vide, dans des conditions régies par la Toute-Puissante Productivité, et tout ça pour gagner un pain quotidien chaque jour plus difficile à avaler, parce qu’arraché au prix d’une prostitution de l’Esprit. Si vous vouliez me donner un peu de soleil Pour que mes joues retrouvent un peu de leur éclat vermeil Si vous vouliez me donner un peu de soleil Que mes cheveux reprennent un peu de leur éclat doré Éteignez ces néons qui me dardent le front Me font bouillir les sangs et m’arrachent les yeux Abattez donc ces murs qu’on voie un peu l’azur Qu’on découvre un autre horizon que celui des cages en béton Si vous vouliez me donner un peu d’imprévu Que j’aille un temps m’aventurer hors des sentiers battus Si vous vouliez me donner un peu d’imprévu Pour que ma vie ait quelque chose de vécu Je ne serais plus obligé de chercher des ailleurs ailleurs En buvant mon vin chaque soir, en fumant mon joint quelque part J’apprendrais à dépasser mes peurs, à transcender mes pleurs À chercher au fond de moi-même ce qu’il peut y avoir d’encore meilleur Si vous vouliez me donner un peu de chaleur Pour compenser de vos immeubles la grise froideur Si vous vouliez me donner un peu de chaleur Nos aventures de tête deviendraient peut-être des aventures de cœur

26. Durée de la journée de travail normale dans la fonction publique fédérale. (NdE)

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André Senécal Traduttore ! Le Bureau des traductions du gouvernement fédéral a été créé comme suite au projet de loi no 4 déposé à la Chambre des communes le 29 janvier 1934 par le secrétaire d’État Charles H. Cahan, membre du gouvernement conservateur alors dirigé par Richard B. Bennett. Cette loi, qui reçut la sanction royale le 28 juin et entra en vigueur le 1er août suivant, accordait le monopole de la traduction à un bureau central de traduction qui devait desservir l’ensemble de l’administration fédérale. Dès son dépôt en première lecture, la mesure législative a provoqué une levée de boucliers, présage du dur combat qui allait s’engager. Jamais un si petit nombre de fonctionnaires n’aura déclenché autant de passion au sein de la population francophone, de la presse, des associations de langue française et de toute la députation du Québec. Une déferlante de critiques s’est abattue sur le ministre27. Au fil des années, ce Bureau, qui a pris le nom de Bureau de la traduction en 1988, est devenu le plus important organisme de traduction au pays, tant par le volume de mots traduits (376 millions pour l’exercice 2018-2019) que par son effectif qui a atteint quelque deux mille fonctionnaires. Des centaines de traducteurs y ont fait des carrières de vingt, trente, voire de quarante ans et plus, d’autres y ont acquis une expérience indispensable avant de se lancer à leur compte ou de fonder un cabinet de traduction. La réputation de ses terminologues et de son impressionnante banque de terminologie TERMIUM Plus®, dont l’accès est gratuit, a débordé les frontières du pays. Le Bureau offrait, en outre, un excellent encadrement pour les traducteurs de la relève ; beaucoup de diplômés et de traducteurs débutants ont souhaité, comme André Senécal, « faire partie du saint des saints de la traduction au pays » (Senécal, 2016 : 2). Le poème « Traduttore ! » a été composé en 2004, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du Bureau.

27. L’histoire tumultueuse de cette centralisation est relatée en détail dans Les douaniers des langues. Grandeur et misère de la traduction à Ottawa, 1867-1967 (Delisle et Otis, 2016 : 189-211).

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Aimer les mots aimer les langues Qui défilent jour après jour Du sens obscur délier la gangue Dans une clarté sans détour Les phrases inondent ses pages Le gris de l’Administration Quand il aborde sans ambages Procès-verbaux et descriptions Il vogue au plus près des nuances Dans les discours dans les mémoires Et sur les rives, de la science Recueille l’encre du savoir En bon truchement de l’écrit Il se pose en ambassadeur Du message qu’on lui confie N’est point traître mais traducteur !

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Alain Otis Ma première journée au Bureau des traductions La description détaillée que l’on va lire de l’activité au sein d’un service de traduction de l’administration fédérale dans les années 1970 nous fait découvrir tout le chemin parcouru depuis une cinquantaine d’années en matière d’organisation du travail. Elle nous reporte à une époque qui paraît bien lointaine, où les machines à écrire manuelles crépitaient dans les bureaux, où les traducteurs devaient justifier leur emploi du temps à la minute près, où le papier carbone, ce multiplicateur artisanal de copies, connaissait ses heures de gloire. Dans ces années-là, on pouvait encore fumer dans les bureaux, mais les militants antitabac fourbissaient leurs armes et montaient déjà au créneau. Le témoignage d’Alain Otis, qui relate son expérience personnelle, revêt une réelle valeur historique. La réalité décrite se situe à des annéeslumière des bureaux modernes d’aujourd’hui, où les ordinateurs, l’Internet, les outils de bureautique28 et les multiples aides à la traduction29 règnent en maître. Fini les étagères poussiéreuses où l’on range la documentation livresque, fini le papier pelure et le papier carbone, fini les fiches cartonnées classées minutieusement par ordre alphabétique dans de petits tiroirs. Les bruyantes machines à écrire ont été reléguées au musée des antiquités. Les traducteurs n’ont pas boudé le progrès et évoluent désormais dans l’ère immatérielle du numérique, du sans-fil et de l’infonuagique. Mais remontons le temps et voyons quelle était la situation dans les années 1970. Dès le début d’avril  1976, année de la fin de mes études universitaires, je savais déjà quel service m’attendait à la fonction publique fédérale. Étant boursier du Secrétariat d’État, j’avais reçu « ma » lettre vers la mi-mars. Cette lettre était accompagnée d’une brochure esquissant le profil de tous les 28. Compteurs de mots, conjugueurs, correcteurs orthographiques et grammaticaux, logiciels de traitement de texte. 29. Logiciels de traduction assistée par ordinateur, bi-textes (logiciels présentant le texte de départ et le texte d’arrivée en regard sur deux colonnes), concordanciers (logiciels de recherche de mots ou d’expressions dans un corpus unilingue ou bilingue), dictionnaires informatisés, banques de terminologie, mémoires de traduction (logiciels de stockage et de rappel automatique de texte).

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services de traduction et d’une fiche à remplir pour « orienter » les affectations. Le Bureau, qui voulait se donner une marge de manœuvre, demandait aux boursiers d’indiquer trois choix. J’avais inscrit mes préférences dans cet ordre : 1. Défense nationale, 2. Secrétariat d’État, 3. Consommation et Corporations. Certaines sections – par exemple, Environnement, Affaires indiennes, Musées – avaient la cote. Bien des boursiers auraient donné leur bras gauche pour y être affectés, mais il y avait peu d’élus. Et pourquoi pas la section des Approvisionnements et Services ? Seul un abruti aurait exprimé le désir d’aller user ses cellules grises à cet endroit. Début avril, je reçois une lettre du Bureau qui m’annonce que je suis affecté… aux Approvisionnements et  Services ! Le lundi 3 mai suivant, vers 9 h, me voilà donc, la mort dans l’âme, à l’administration centrale du Bureau des traductions, au 6e étage de l’immeuble Blackburn, rue Sparks. Je suis là avec quatre autres diplômé(e)s, Gérald Jalbert, Alain René, Manon Roy et Marina Schmitt qui, comme moi, sont affectés aux « Abrutissements et Sévices ». Le chef de Division nous demande si nous sommes satisfaits de notre affectation. Les quatre autres répondent poliment par l’affirmative, moi, je dis non. Le chef me répond, sur un ton conciliant, que cette section est celle qui se rapproche le plus de mes trois choix. Quoi ? ! Encore aujourd’hui, je ne comprends toujours pas, en quoi Approvisionnements et Services se rapproche un tant soit peu de mes trois choix initiaux. Enfin… Il pleut faiblement, mais ce n’est pas grave, il faut à peine cinq minutes à pied pour se rendre du Blackburn à mon nouveau bureau. Vers 9 h 30, j’entre donc dans l’immeuble Macdonald. La section Approvisionnements et Services est alors divisée en deux centres ; l’un est situé au 6e  étage du Macdonald (125, rue Slater), l’autre, au 5e étage du Metcalfe (88, rue Metcalfe). Une vingtaine d’employé(e)s travaillent au Macdonald. Le module du Metcalfe, deux pas plus loin, compte quatre ou cinq traducteurs ou TR, dont mon collègue de la première heure, Alain René. Notre chef s’appelle Gilles Melanson, nouvellement nommé à cette fonction. Les murs de la section sont vert pâle ; quelques jours après mon arrivée, ils seront repeints… vert pâle. La forte odeur de peinture nous vaudra une demi-journée de congé. Je dois remplir plein de formules en deux ou en trois exemplaires. Le copieur ronronne comme une rotative et pourtant, il tire des copies à la cadence de trois pages à la minute sur du papier thermosensible. Les t­ éléphones sont à boutons-poussoirs ; quelqu’un est au téléphone, le bouton s’allume. Le service dispose de trois numéros : 6‑7763, 6‑7764, 6‑7765. Le premier est

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réservé au chef, le deuxième aux réviseurs, le troisième aux vulgum pecus. Il faut rapidement maîtriser le code… Je suis installé, temporairement, dans un bureau vide. La fenêtre s’ouvre et laisse entrer l’air, mais pas le bruit de la rue, car nous sommes au 6e étage. Dans mon bureau, le soleil inonde la pièce et j’ai de la difficulté à voir si les boutons sont allumés ; il m’arrive de composer un numéro tandis qu’un collègue est au téléphone. Je me confonds alors en excuses… Au bout de quelques jours, j’emménage dans un bureau « à occupation double ». Là, il fait plus sombre et je vois très clairement les boutons allumés. Mon compagnon de cellule s’appelle Daniel Paradis ; il termine son contrat le jour même où je commence le mien. Daniel ne tolère pas la fumée de cigarette. Il a tracé sur le plancher du bureau une ligne de démarcation au moyen de ruban-cache, communément appelé masking tape. Qu’une seule volute de fumée franchisse cette ligne Maginot et aussitôt Daniel, pistolet à eau au poing, va exécuter le coupable ébahi ! J’ai droit à une trousse du « parfait traducteur » composée d’un Petit Robert, d’un Webster, d’une grammaire Grevisse et d’un gros Harrap. Il y a aussi les fameux BT‑147, qu’on appelle aussi le « Carbonneau », du nom de son auteur, et les autres Bulletins terminologiques (BT) reliés, à couverture saumon. Quelques jours après mon arrivée, je trouve sur mon bureau une montagne de photocopies : tous les BT non reliés, il devait y en avoir une bonne trentaine, ainsi que les TERMAS, lexiques produits par la section. La bibliothèque, un réduit situé près de l’entrée, renferme des manuels – je me souviens du Guide des autorisations –, des encyclopédies, des dictionnaires, les Statuts révisés de 1970, mais peu d’ouvrages de référence. Il faut parfois faire la queue à la porte, car on ne peut pas tenir à plus de deux dans ce « cagibi de la documentation ». Le travail arrive au bureau de la commise chargée de faire les inscriptions nécessaires et d’apposer sur les textes à traduire un gros timbre humide. Les six cases servent à inscrire, à droite, les initiales du réviseur et du traducteur, à gauche, les dates de réception et de livraison, au centre, le numéro de contrôle et le code du dossier. La commise apporte le travail au chef qui répartit les textes entre les modules et les achemine aux réviseurs. Les réviseurs les distribuent à leur tour aux TR au fur et à mesure des besoins. Le système de classement dans le service est plutôt original. Les codes de dossier sont des acronymes formés à partir des premières syllabes du nom de la direction ou de la division qui présente une demande de traduction. Certains sont plutôt cocasses : CHERECON, ROCAMI, MADAMABRA, CAPENPLADI,

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et j’en passe et des meilleurs. Mon compagnon Daniel Paradis s’amusait à collectionner les plus amusantes. Ces codes nous font bien rire. La BT-7, par contre, nous fait moins rire. La BT-7, c’est une infâme formule bleue remplie de cases sur laquelle il faut consigner chaque jour son emploi du temps. Exemple : traduction : 6,25 heures ; relecture : 0,75 heure ; recherche : 0,50  heure. Il faut arriver au total de 7,5  heures à la fin de la journée. Chaque employé reçoit de temps à autre un bloc de BT‑7 et des carbones, car il faut remettre un exemplaire de la formule et en garder un. La BT‑7 a été supprimée quelques mois après mon arrivée. Personne ne s’en est plaint. Le travail, disais-je, nous est donné par le réviseur. Il doit être fait à la machine à écrire… manuelle. La mienne pèse deux cents livres (c’était avant l’adoption du système métrique). Un coussin de feutre assourdit tant bien que mal son grondement de tracteur, même si je tape au rythme d’à peine dix mots à la minute. Le texte traduit, on l’apporte au réviseur qui, après révision, le passe à la copiste ; il y a une copiste attitrée par module. Un module comprend un réviseur et de deux à trois traducteurs. La copiste retape le texte avec une copie carbone ; ce qui nous est remis, c’est le texte chargé et la « copie pelure » du texte tapé. Il s’agit de relire la pelure et d’y faire à la main toute correction requise, puis de la rendre à la copiste qui corrige l’original. Si les textes sont longs, disons plus de 1 500 mots, il faut les traduire à la machine à dicter, mais les recrues doivent attendre quelques mois avant d’en recevoir une. Le jeune TR inexpérimenté qui débarque dans un bureau où le travail est aussi varié qu’aux Approvisionnements et Services doit chercher… chercher. Il peut consulter ses collègues, s’adresser à la Termino (voir la « Prière du traducteur au terminologue » à la suite de ce texte) ou encore appeler ses camarades d’université ou de stage, dispersés dans les autres sections. Quant à moi, un des premiers textes qu’on me demande de traduire fait à peine quatre-vingts mots, mais il porte sur les accounting vote codes. Vous savez ce que sont les accounting vote codes ? Moi pas. À l’époque, Internet est encore un « projet » classifié et la documen­ tation, très lacunaire. Les débutants peuvent consulter le fichier de la section – pas très riche – et les fichiers personnels de certains collègues. Celui de Daniel Paradis est bien garni, mais pas autant que le volumineux fichier légué par le traducteur Hartland Metcalfe lorsqu’il a pris sa retraite, peu avant mon arrivée. Son monumental fichier est une véritable mine d’or. Il a été combiné au fichier central de la section qui, du coup, a doublé de volume. Hélas, je n’ai pas de chance : aucune fiche ne contient le terme que je cherche.

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Appeler un client anglophone quelques jours seulement après avoir quitté les bancs de l’université pour se faire expliquer ce qu’est un accounting vote code n’est peut-être pas la meilleure idée qui soit… Cet os terminologique m’a fait connaître mon premier cas de « traduction extrême ». Il n’y a pas de cafétéria digne de ce nom dans notre immeuble. En revanche, les édifices voisins, notamment le Burnside (151,  rue  Slater) et surtout le Jackson (angle Slater et Bank) sont bien lotis à ce chapitre. Un groupe de quatre ou cinq habitués, plus « anciens », fréquente assidûment le Jackson. Je me joins à eux. Cinq minutes de marche à l’aller, trente minutes pour manger, cinq minutes pour le retour. Il reste tout juste assez de temps pour un bref arrêt à la tabagie, où j’achète mes cigarettes et le Montréal Matin. Puis, on reprend le collier. Il y a une banque, à proximité du bureau ; tous les deux mercredis, j’irai y déposer mon chèque de paie : 149,50 $ par semaine, après ponction des retenues à la source. À 10 h 15 et à 15 h, nous avons droit à une pause « syndicale » de quinze minutes, le temps de prendre un café et, pour moi, d’aller en griller une quelque part, car, rappelez-vous, si une seule volute franchit la ligne Maginot, je subis une attaque en règle de Daniel… Quelques années plus tard, à l’occasion d’un stage aux Terrasses de la Chaudière30, à Hull, j’ai eu la surprise de ma vie en entendant une préposée arriver avec son chariot et annoncer l’heure de la pause au moyen d’une cloche ! Voilà comment j’ai vécu ma toute première journée de travail au Bureau des traductions. Que de souvenirs !

Devant un épineux problème de documentation ou de traduction tel accounting vote code, combien de traducteurs sollicitent l’aide de leur vénéré patron, saint Jérôme ? Sans doute aucun. Néanmoins, on ne compte plus les pièces rimées et les « jérômiades » composées par amusement par les traducteurs ou les étudiants en traduction. La prière ci-dessous, inspirée du Notre Père, qu’un traducteur anonyme adresse aux termino­logues du Centre de terminologie du Bureau des traductions en 1972, résume bien les attentes des traducteurs à l’égard des terminologues, et fait ressortir la complémen­tarité des deux professions.

30. Siège de l’administration centrale du Bureau des traductions, qui auparavant était logée dans l’édifice Blackburn, rue Sparks, à Ottawa.

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Prière du traducteur au terminologue31 Toi qui es à la terminologie Que ton nom nous soit connu Que tes connaissances nous soient utiles Que tes réponses soient acceptées dans nos bureaux et dans nos ministères. Donne-nous notre renseignement quotidien. Pardonne-nous nos erreurs et notre ignorance comme nous pardonnons aussi les erreurs et l’ignorance de nos collègues. Ne nous laisse pas succomber à la tentation d’utiliser des termes non appropriés, mais délivre-nous des contresens, des faux amis et des traquenards Car c’est à toi qu’appartiennent la documentation, le fichier et la bibliothèque.

Épilogue Sur les conseils de ma réviseure, je me suis adressé au service SVP, le service de dépannage terminologique du Bureau des traductions. Dès le lendemain, une aimable terminologue m’a rappelé pour me donner l’équivalent français de accounting vote code : code crédit comptable. Cette terminologue a exaucé ma prière et m’a donné mon « renseigne­ment quotidien ». Alléluia !

31. InformATIO, vol. 2, no 3, 1972, p. 2.

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François Lavallée Correspondances Avoir le souci du terme juste et précis ne saurait être considéré comme un défaut quand on est traducteur. Il faut plutôt y voir le signe d’un haut niveau de profession­nalisme. Cette qualité peut toutefois se transformer en une forme d’obsession si les cellules de la « conscience linguistique » du traducteur s’hypertrophient. Chez les sujets qui en sont atteints, cette « maladie professionnelle » s’exprime, par exemple, par la manie de corriger systémati­quement les mauvaises traductions des menus de restaurant, par l’incapacité, devant une inscription bilingue, de résister à la comparaison du texte original et de sa traduction, par les poussées d’urticaire que déclenchent de grossiers anglicismes tels que « *pour faire sûr », « *moi pour un », ou encore par la vive irritation que provoquent les locutions galvaudées employées mal à propos, dont « au niveau de » est l’exemple type. Ce sont là quelques-unes des manifestations typiques d’une hypersensibilité au bon usage, d’une « surconscience linguistique » exacerbée. Tous les traducteurs n’en sont pas frappés, mais beaucoup le sont à divers degrés. Effet miroir, plusieurs personnagestraducteurs de la littérature québécoise, obsédés par la « rectitude linguistique », ressentent aussi une profonde répulsion pour les fautes de langue et de traduction32. Cela doit bien remonter à ma première journée de baccalauréat. Vous savez ce que c’est : tout d’un coup, on ne peut plus écouter la radio ou lire les journaux sans sursauter chaque fois qu’on tombe sur des expressions comme « au niveau de » ou « s’impliquer ». Une fois dans le monde du travail, ça s’étend. Certains appellent cela « la déformation professionnelle ». Moi, j’appelle plutôt ça « l’effet LSD de la traduction ». Vous traduisez un feuillet d’instructions sur la pose de carreaux, et voilà que tous les planchers prennent un relief insoupçonné dès que vous entrez dans une pièce quelconque. Le mois d’après, on vous refile un guide d’interprétation de la nature à traduire, et les arbres de votre quartier ont 32. La représentation des traducteurs et de la traduction dans la littérature québécoise fera l’objet d’un essai, Le traducteur fictif, depuis longtemps projeté, mais toujours en sursis.

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soudain des racines longues comme ça et tout plein d’écureuils et d’oiseaux chanteurs (ce ne sont plus des oiseaux ordinaires) dedans. Mais vient un moment où le phénomène prend une ampleur inquiétante. J’ai atteint ce point de non-retour cette année, en me mettant à traduire des brochures descriptives d’engins de chantier. Évidemment, du jour au lendemain, les travaux d’excavation du voisin attirent mon œil d’une manière irrésistible, et je me mets à flâner près des rétrocaveuses abandonnées la fin de semaine. Quand je suis avec les enfants, je nomme avec fierté et passion tous les éléments de ces machines qui me laissaient on ne peut plus indifférent le mois d’avant : la flèche, le bras, le godet… Côté moteur, je commence à m’y connaître un peu aussi. Les rouages de la transmission monopolisent mon intérêt. Je ne soupçonne pas encore l’ampleur du mal quand, pour me changer les idées, par un soir de pleine lune, j’entame innocemment un poème d’Anna de Noailles. L’Offrande à la nature J’ai porté vos soleils ainsi qu’une couronne… Soleil, couronne (dentée)… voilà le planétaire de la boîte de vitesses de mon camion de chantier qui surgit tout droit du poème de la comtesse. Je secoue la tête, me ressaisis et persiste… Sur mon front plein d’orgueil et de simplicité. Mes jeux ont égalé les travaux de l’automne Et j’ai pleuré d’amour au bras de vos étés. « En option, le bras télescopique convient parfaitement aux travaux les plus rudes (de l’automne)… » Rien à faire. L’immixtion est totale, sans merci et irréversible. Même la poésie n’y échappe plus. En refermant mon livre, je me mets à penser aux autres. Nous ne sommes sûrement pas les seuls. Imaginez un aviateur lisant Saint-Exupéry. Un éthologue plongé dans un livre de La Fontaine. Un informaticien frappé de stupeur en revoyant soudainement le nom de Bugs Bunny. Ou un général chargé d’une mission humanitaire qui lit Lamartine : « OTAN, suspends ton vol… » N’auriez pas un guide de désintoxication à faire traduire ?

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François Lavallée L’Association des tailleurs d’ombres33 Si l’on fait exception du Cercle des traducteurs des Livres bleus qui a vu le jour dans la capitale fédérale en 1919, l’Association technologique de langue française d’Ottawa (ATLFO), fondée l’année suivante, est la première association de traducteurs au pays dûment constituée par lettres patentes. Elle est l’ancêtre de l’actuelle Association des traducteurs et interprètes de l’Ontario (ATIO)34. Depuis 1989, l’ATIO peut s’honorer d’être la première association de traducteurs au monde dont les membres agréés jouissent légalement de la reconnaissance professionnelle. Au Québec, la fondation du premier regroupement de traducteurs, la Société des traducteurs de Montréal, date de 1940. Trois associations ont fusionné en 1968 pour donner naissance à la Société des traducteurs du Québec35. Celle-ci devient la Corporation professionnelle des traducteurs et interprètes agréés du Québec en 1992, puis un Ordre en 1994. En 2000, à la suite de l’acceptation, par l’Assemblée nationale du Québec, de l’ajout du titre de « terminologues » à sa dénomination, l’organisme prend le nom d’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). ­L’OTTIAQ regroupait plus de 2 500 membres en 2021. Ses membres sont les seuls autorisés dans la province à porter le titre réservé de « traducteur agréé », « terminologue agréé » et « interprète agréé ». Sauf à l’Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve-et-Labrador, il y a des sociétés de traducteurs et d’interprètes dans toutes les autres provinces de même que dans les Territoires du Nord-Ouest, au Yukon et au Nunavut. Tous ces regroupements de traducteurs dépendent des cotisations de leurs membres et du dévouement d’une armée de bénévoles. La fable qui suit évoque l’attitude de certains traducteurs à l’égard de ces associa­tions professionnelles.

33. Texte inspiré de Fred (1931-2013), auteur de bandes dessinées, qui parle du métier fantaisiste de « tailleur d’ombre » dans son album, Le fond de l’air est frais (Dargaud, 1973). 34. L’ATLFO a pris le nom de Société des traducteurs et interprètes d’Ottawa (STIO) en 1957, puis celui d’Association des traducteurs et interprètes de l’Ontatio (ATIO) à partir de 1962. 35. Voir Les alchimistes des langues. La Société des traducteurs du Québec, 1940-1990 (Delisle, 1990).

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Je marchais nonchalamment rue de Rivoli, quand je vis arriver d’un coin perdu un homme d’âge mûr, teint basané, qui poussait une petite charrette dans laquelle se trouvaient un petit marchepied, une grande paire de ciseaux et un rouleau noir dont je distinguais mal la matière. « Tailleur d’ombres ! Taille, répare, ajuste ! » Je n’en croyais pas mes oreilles. Je m’approchai de lui pour lui demander : « Excusez-moi monsieur, avez-vous dit que vous étiez… excusezmoi… tailleur d’ombres ? – Tout juste. Tailleur d’ombres, pour vous servir, me dit-il en toisant la mienne sur le mur. – Tiens, je ne savais pas que ce métier-là existait ! – Pas étonnant, monsieur, pas étonnant, fit-il d’un air mi-résigné, mi-rageur, toujours en étudiant attentivement ma silhouette sur le mur. Quelque chose à la hauteur de mes oreilles semblait l’agacer. – Pas étonnant ? Et pourquoi ? – Personne ne nous connaît. On ne parle jamais de nous. Ou bien n’importe comment. Vous savez, fit-il sur un air de confidence en quittant soudainement mon ombre des yeux, il y a toutes sortes de gens qui s’improvisent tailleurs d’ombres ! Une paire de ciseaux, un rouleau d’ombre trouvé sur le marché gris, et hop ! On se dit professionnel ! – Ah ? Et… il faut plus que ça ? – J’ai fait l’École des hautes études ombrageuses, moi, monsieur ! Trois ans à trimer dur ! Sans compter mes nombreuses années d’expérience ! Les effiloches, les faux plis, les couleurs vagues, ce n’est pas chez moi qu’on en trouve, monsieur ! D’ailleurs, je vois que vous auriez besoin de quelques retouches, là », fit-il d’un air connaisseur en revenant à ma tête sur le mur de briques. Je reculai d’un pas par réflexe, et mon ombre se retrouva sur le trottoir. Son visage se tourna vers moi. « Ce qu’il vous faudrait, c’est une association, repris-je, ému par son sort. – Une association ? Il y en a une ! fit-il brusquement. – Ah !… Et vous en faites partie depuis longtemps ?

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– Moi ? Mais je n’en suis pas, monsieur. » Il disait cela avec fierté. On entendit une sirène au loin. « Ah ? Et pourquoi ? repris-je innocemment. – C’est qu’il y a une cotisation, vous savez ! – Ah… oui, bien sûr, fis-je d’un air entendu. – Tiens, Maurice, lui, il en fait partie. » Il me désigna un de ses collègues qui sortait du même coin sombre que lui, poussant une charrette semblable à la sienne. « N’est-ce pas, Momo, que tu fais partie de l’ATO ? Monsieur s’intéresse à l’ATO. – Mouais. C’est une honte, fit immédiatement l’autre avec dédain en laissant sa charrette pour s’essuyer le front. Encore beau qu’ils m’arrachent une cotisation. Ils ne font rien. Font jamais rien. On n’entend jamais parler de nous. Ou bien n’importe comment. Vous savez, fit-il sur un air de confidence, il y a toutes sortes de gens qui s’improvisent… – Oui, oui, je m’en doute bien, l’interrompis-je. Et je sais bien, ajouté-je avec sympathie, que la publicité, ça coûte cher, et que ça prend du temps et de l’énergie. Et vous n’êtes sûrement pas si nombreux. Que faites-vous, dans l’Association, pour le faire connaître un peu mieux, votre si beau travail ? – Que font-ils, vous voulez dire ? – Non, vous ! Vous ne m’avez pas dit que vous étiez membre ? – Si, mais je ne suis pas là-dedans, moi. Je travaille, vous savez. – Alors l’Association, ce sont des gens qui ne travaillent pas ? – Je ne sais pas. – Mais enfin, le but d’une association, repris-je un peu confus, c’est de s’associer, pas de rester seul sur le coin de la rue. Vous voulez qu’on vous connaisse, non ? » ton.

Moi, j’essayais seulement de comprendre, mais il changea soudain de

« Je vous ai dit que je payais une cotisation. Vous ne trouvez pas que c’est assez ? !

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– Je… je ne sais pas. Il paraît que la publicité… – C’est trop, Momo, trancha l’autre d’un air gravement assuré, avec un brin de compassion. C’est trop, je te le dis, moi. Quand ces gens-là feront leur travail, alors notre métier sera reconnu. Ça me paraît clair. Bon, assez parlé, on rentre. » Et sans plus s’occuper de moi, ils reprirent tous deux leur chariot et s’engouffrèrent dans la rue par laquelle ils étaient arrivés. Je les entendis encore converser quelques minutes : « Ah la la ! C’est une honte ! Les gens s’imaginent… »

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Raoul Journean La syndicalisation des traducteurs. Une hérésie ? Pendant la quarantaine d’années qu’il a été traducteur à Toronto, l’auteur que l’on va lire s’est considéré, selon ses propres mots, comme « un bohème, un gitan de la traduction » et a toujours boudé les associations profes­ sionnelles. Il souhaitait que les traducteurs se syndicalisent pour défendre leurs intérêts. Dans Le « business » de la traduction (1981), à la fois virulent manifeste contre l’incompétence en traduction et vibrant plaidoyer en faveur d’un français de qualité, Raoul Journean (†2014) dénonce le fait que d’innombrables personnes « se baptisent (d’une eau impure) “traducteurs” ». « Le monde de la traduction, écrit-il, […] grouille d’imposteurs » (Journean, 1981a : 12; 21). Un syndicat combattrait les injustices les plus criantes que vivent les traducteurs réellement compétents et congédiés injustement, comme l’a été, dans les années 1970, l’un de ses amis, en raison de l’impéritie de gestionnaires de services de traduction, pourtant membres de la confrérie des traducteurs. On ne saurait remédier à cette incompétence par la formation, croit l’auteur, qui n’a pas une très haute opinion de l’enseignement universitaire : « Il y aurait beaucoup à dire sur la “formation” des traducteurs dans laquelle, à dire vrai, je ne crois guère » ( ibid. : 85). Un autre argument invoqué par l’auteur pour ne pas adhérer au « clan des membres d’une association » qui délivre des « cartes d’accréditation » est le fait que Baudelaire, Mallarmé, Larbaud, Gide et de Nerval, sans oublier Maurice-Edgar Coindreau, n’étaient pas membres d’une association de traducteurs, qu’ils n’ont jamais eu recours à la « méta­linguistique » ni au « jargon barbare, incohérent, vasouillard et malsain » utilisé dans les écoles de traduction et que les qualités qu’ils affichaient comme traducteurs « ne sont pas, finalement, aussi rares que l’on pense. […] Il y a ce petit je ne sais quoi […] qui fait qu’une personne traduira mieux, et d’instinct, que beaucoup d’autres qui possè­dent pourtant un éventail de qualités non négligeables » (ibid. : 55).

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Il va sans dire que, loin de faire l’unanimité, ce point de vue tranché, voire outrancier, a eu l’effet d’une bombe dans les milieux de la traduction et a déclenché de vives réactions. Même avant la publication du manifeste lance-flammes de Raoul J­ ournean, le contenu des pro­grammes de traduction dans les universités canadiennes se transformait pour suivre l’évolution rapide du marché. Il en a été de même des méthodes et des manuels d’enseignement. Les arguments de Raoul Journean remontent à une quarantaine d’années et il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts depuis l’époque où la formation des traducteurs au pays reposait principalement sur la linguistique et la stylistique comparée. Quant à la syndicalisation, les traducteurs au Canada ont préféré se regrouper en associations (voir p. 162) plutôt que de multiplier les syndicats. Les traducteurs fédéraux font exception. En 1928, ils sont admis à l’Institut professionnel du service civil et forment le groupe des traducteurs techniques. Lors de l’adoption de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (1967), ils deviennent l’un des quarante-quatre groupes de fonctionnaires habilités à négocier leurs conditions de travail. Un sujet qui est rarement évoqué au cours des doctes assemblées réunissant le gratin, la fine fleur des traducteurs (et jamais, au grand jamais soulevé par les chefs de services de traduction ou les directeurs de bureaux de traduction) c’est celui de la possible création d’un syndicat. Toutes les fois que je me suis aventuré ‒ prudemment ! ‒ à parler de cette délicate question, mes arguments ont été impitoyablement rejetés et je me suis vu accusé… de mauvais esprit, d’hérétique, de Savanarole de la traduction, de tentative de détournement de traducteurs, de sédition ! Une dame a même poussé la plaisanterie ‒ un peu grosse et un peu loufoque ‒ jusqu’à me traiter de… communiste ! Tudieu ! C’est que la dame en question exploitait maternellement ses traducteurs en les faisant travailler beaucoup et en les payant peu. Mais glissons rapidement sur ces considérations sociales qui risqueraient de me faire mal voir, de me donner mauvaise réputation et de précipiter ma montée au bûcher ! Il m’est arrivé un jour, un soir plus exactement, de m’entretenir de ce sujet épineux et un rien tabou, avec mon chef de service qui avait eu l’extrême amabilité et l’incommensurable générosité de m’inviter à un petit souper canaille dans une gargote de la ville. Au cours des agapes, nous avons parlé de choses et d’autres, de ces banalités qui vous assurent une digestion agréable et de tout repos. Nous avons aussi parlé de la traduction et des traducteurs.

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Entre la poire et le fromage, je me décidai à l’attaquer sur le chapitre du syndicat des traducteurs. Sa réaction initiale fut amusante. Il ne comprenait pas ce que je voulais dire. Notre homme n’était pourtant pas ivre, étant donné que les alcools s’étaient limités à un pichet ou deux d’une substance sacramentelle plutôt anodine. Il répéta à plusieurs reprises, un peu interloqué : « Un syndicat des traducteurs ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Qu’entendez-vous au juste par syndicat ? » Je lui répondis en lui donnant une définition de l’animal en question et que l’on peut trouver dans tout bon dictionnaire, petit Larousse ou petit Robert, ce compagnon inséparable des jongleurs de mots que sont les traducteurs : « Association qui a pour objet la défense d’intérêts communs ». Mon chef de service but une gorgée de purée septembrale (le vin, dit-on, réjouit le cœur de l’homme !) et me répondit, la voix un peu houleuse : – Pourquoi diable voulez-vous que les traducteurs se syndiquent ? Ils sont heureux comme ils sont ! (Tiens, il devait connaître notre chère Marraine36, ce paroissien-là !) D’ailleurs, notre association des traducteurs fait un peu office de syndicat. Le fait d’avoir un syndicat ne pourrait que desservir les intérêts des traducteurs. Ce fut à mon tour de ne pas bien saisir cette phrase sibylline. Je le priai de me donner un supplément d’informations. – Eh bien oui, me répondit-il légèrement excédé, si les traducteurs avaient la possibilité de recourir à un syndicat, cela ne pourrait que leur jouer de mauvais tours. D’abord, il ne fait aucun doute que la plupart d’entre eux abuseraient de ce droit et n’hésiteraient pas à se plaindre pour la moindre des peccadilles. Les employeurs, et aussi les chefs de services de traduction au sein des entreprises comme moi-même, si patients soient-ils, finiraient par se fâcher et seraient sans doute amenés à congédier (toujours la manière forte !) les traducteurs les plus irascibles ; car n’oubliez pas une chose, mon cher ami, à la base de tout mouvement syndicaliste, il y a un « ferment » communiste ! Et forcément, outre les meneurs, les troublions (sic), les causeurs de troubles (resic), les autres traducteurs (les bonnes brebis, ceux qui ne se plaignent 36. Allusion à « La Marraine », ou l’Art de diriger un bureau de traduction. Cet ouvrage est resté inédit, peut-être à cause d’un différend avec l’éditeur, comme le laisse à penser ce passage du journal de l’auteur : « Téléphoné l’autre jour à Guy Maheux, le directeur littéraire de mon éditeur, au sujet de La Marraine. Les typographes […] me reprochent d’avoir apporté de trop nombreuses corrections aux épreuves. Je comprends que tout cela leur donne un surcroît de travail, mais que puis-je y faire ? On ne peut pas tout voir et empêcher l’auteur d’apporter des corrections au texte » (Fournier, 2014 : 26). Il est possible aussi que La Marraine soit devenue Gros Bide, ou Le traducteur heureux (Fournier, 2012), pièce de théâtre dont le thème est précisément la gestion d’un bureau de traduction. (NdE)

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jamais) ne manqueraient pas d’en pâtir, car un certain nombre d’entre eux se retrouveraient inévitablement sur le trottoir. Après un temps de silence pendant lequel je crus déceler beaucoup d’émotion et pas mal de perplexité dans le regard de mon interlocuteur, ce dernier reprit : – Et puis, vous n’y pensez pas, si les traducteurs avaient un syndicat, ils ne manqueraient pas de faire la grève à la moindre occasion. Ils se mettraient en grève pour une augmentation de salaire non obtenue, ils protesteraient énergiquement à tout propos, ils voudraient obtenir un bureau privé avec une grande fenêtre donnant sur un jardin, un parc ou qui sait, sur une pièce d’eau ; ils tiendraient à avoir une nouvelle machine à écrire électrique IBM, peut-être même, pourquoi pas ? ils exigeraient d’avoir une secrétaire pour les seconder dans leur travail, taper leurs traductions, etc. Il n’y aurait pas de limites à leurs revendications. Et comment moi, par exemple, pourrais-je leur donner satisfaction ? Vous avez vu du reste tout le mal que j’ai eu à vous procurer une malheureuse étagère pour vos livres ? – Oui, c’est vrai, lui dis-je, je l’ai attendue pendant trois ans. – Vous voyez bien ! Il ne faut pas oublier non plus qu’en ma qualité de chef de service, je suis placé entre le marteau et l’enclume : Je dois ­satisfaire mes traducteurs, mais je dois aussi… ne pas « incommoder » mes  supérieurs ! – Cruel dilemme, n’est-ce pas ? – Oui, ma situation n’est pas facile, sachez-le bien. Quoi que je fasse, je mécontente presque à coup sûr l’une ou l’autre des parties. – Pourtant, je suis sûr que votre cœur penche du côté de vos hommes, je veux dire de vos traducteurs ? – Naturellement, naturellement… Ce que n’a pas osé avouer l’excellent homme, c’est que son cœur penchait aussi ‒ quelle gîte inquiétante ! ‒ du côté de son portefeuille, et qu’il avait toujours affiché une grande et désespérante pusillanimité toutes les fois que les traducteurs lui avaient demandé la moindre broutille susceptible d’améliorer un brin leurs conditions de travail, comme moi, par exemple, qui ai dû attendre comme je le dis plus haut, la bagatelle de trois longues années pour enfin recevoir une malheureuse petite armoire métallique de trois rayons pour caser les livres qui encombraient la surface de mon bureau. À la seule

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idée de devoir aller frapper à la porte de son supérieur pour lui réclamer une dizaine de boîtes insignifiantes dans lesquelles mes collègues et moi pourrions placer des fiches, le brave homme souffrait mille tourments, était à 1’agonie et attrapait, inévitablement, une chiasse à la fois inextinguible et douloureuse. Vous pensez bien que ‒ par esprit de compassion ‒ nous faisions preuve de la plus grande modération dans nos demandes. Pour revenir à la question du syndicat, je ne pense vraiment pas que l’association des traducteurs remplisse ce rôle. Un rôle qui, soit dit en passant, ne lui incombe pas. Tout au plus aide-t-elle ses membres ‒ et seulement ceux-ci ‒ à se trouver du travail le cas échéant en leur communiquant des offres d’emplois par l’entremise de divers bulletins. Mais ces membres ne sont-ils pas tous casés ? Dame ! Lorsqu’on est membre d’une association de traducteurs, on n’a pas grand mal à se dénicher un emploi… puisque les portes s’ouvrent largement devant soi. Mais les autres ? Les brebis galeuses, les « anarchistes », les parias de la traduction comme mon ami François37 et moi-même ‒ et pas mal d’autres ‒ enfin, tous ceux qui refusent, à tort bien sûr, de passer le pseudo-sacré examen et tous ceux aussi qui ont échoué à ce dernier, mais qui n’en demeurent pas moins d’excellents traducteurs (j’en connais et ils sont plus nombreux qu’on le suppose), qu’advient-il de ceux-là ? Et le syndicat ne servirait-il pas à quelque chose dans le cas des renvois abusifs, plus fréquents qu’on le croit généralement ? Il ne serait pas question ‒ comme le prétendait à tort ce complaisant chef de service ‒ de recourir au syndicat à tout bout de champ et pour des motifs futiles ; mais il ne fait aucun doute, selon moi, qu’une telle association pourrait rendre de grands services à la famille nombreuse des traducteurs et qu’elle aurait incontestablement sa raison d’être. Le travailleur, quel que soit le métier qu’il exerce, a besoin d’être protégé, d’une façon ou d’une autre, un jour ou l’autre. Mais peut-être que ces messieurs des associations des traducteurs me répondront que le plus sûr garant du traducteur, sa meilleure parade, son plus solide rempart, c’est encore son appartenance à leurs associations, passeport irréfutable de sa valeur et gage indiscutable de son authentique compétence professionnelle… laquelle le met pour toujours (?) à l’abri de perdre son gagne-pain. – « Un bon traducteur est un homme heureux qui ne manque jamais de travail », me déclarait un jour un

37. L’auteur a dédié son ouvrage Le « business » de la traduction à cet ami : « À mon ami François, hier traducteur, aujourd’hui poète ». (NdE)

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soleil de la traduction. Heureux ? Autant, bien sûr, que peuvent l’être les hommes. Toujours assuré d’un emploi ? La chose est moins certaine. Il n’empêche que la création d’un syndicat des traducteurs aurait, je le répète, car c’est ma conviction intime, sa raison d’être dans le contexte social qui est le nôtre et qui comporte, qu’on le veuille ou non, beaucoup d’inconsistance et de précarité. Mais assez parlé de cette question syndicaliste qui me vaudra, à coup sûr, quelques inimitiés tenaces et de nombreux sourires moqueurs !

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Geneviève Nguyen Complainte d’un dicalisé Pour mieux gérer la qualité linguistique des services rendus par le Bureau des traductions du Secrétariat d’État, la direction décida, en 1976, de constituer la Division de la qualité linguistique, communément appelée la Dical. Le chef de la Division, Alexandre Covacs, s’adressa alors au coauteur de la Stylistique comparée du français et de l’anglais, Jean Darbelnet, afin qu’il conçoive un instrument de mesure de la qualité qui soit exact, objectif, pratique et d’application uniforme. Le barème proposé par l’anglicistecomparatiste se caractérisait par sa grande simplicité et servit aussi à la formation des réviseurs. Des néologismes maison n’ont pas tardé à faire leur apparition. Ainsi, DICALISER signifiait « réviser selon le barème de la Dical », DICALIEN (n.) « le réviseur qui procède à cette évaluation », (adj.) « qui se rapporte à la Dical », enfin, « le traducteur soumis à l’évaluation » était le DICALISÉ. L’évaluation portait sur un ou plusieurs échantillons de quatre cents mots d’un seul tenant prélevés dans les textes traduits. Une fois dicalisés, les échantillons, dont le nombre variait en fonction de la taille de chaque texte, se voyaient attribuer une cote de qualité. Ce système a fait l’objet de vives récriminations de la part des traducteurs. Ceux-ci se plaignaient, entre autres, du fait que les échantillons, sortis de leur contexte, n’étaient pas évalués en fonction des conditions réelles de production, de la nature des textes, des exigences particulières des points de service (les ministères, par exemple) ou de leur terminologie propre. Ils percevaient la Dical comme une police de la langue qui les évaluait à leur insu et les « condamnait » sans qu’ils puissent se faire entendre. Quant aux dicaliens, des généralistes pour la plupart, ils étaient amenés à réviser des traducteurs spécialistes et ne maîtrisaient pas forcément la terminologie des domaines spécialisés, ce qui causait bien des ­frictions. En outre, il pouvait s’écouler jusqu’à un an après la livraison des textes au client avant que les traducteurs prennent connaissance des segments évalués, ce qui, du coup, leur faisait perdre toute utilité et toute valeur formatrice. Qui plus est, on qualifiait d’« excellentes » et même de « supérieures » des traductions qui renfermaient de très graves fautes.

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Critiquée de toutes parts, la Dical fut finalement abolie en 1995, année où le Bureau perdit son monopole des services de traduction au sein de la fonction publique fédérale et a été transformé en un organisme de service spécial (OSS), dont les règles de fonction­nement sont plus ou moins celles d’une entreprise privée. La « complainte » signée par la dicalisée Geneviève Nguyen est suivie de la réplique du dicalien Roger Canzian.

Préambule Une nuit d’insomnie d’un chef de section La muse dicalienne devient l’inspiration. Que ces lignes pourtant ne soient pas abordées Comme étant le début d’une guerre déclarée Mais comme le reflet d’une situation Où le verbe défoule de certaines tensions. Nous cherchons tous et toutes à faire de notre mieux Et n’oublions donc pas que de tous les côtés C’est en sachant faire preuve de bonne volonté Que le progrès chez nous se fera harmonieux.

Complainte d’un dicalisé Ô rage, ô désespoir, ô Dical ennemie, N’avons-nous tant traduit que pour cette infamie ? Nous sommes-nous affermis dans l’art du métier Pour voir en un instant nos rêves s’écrouler ? Cette plume qu’avec audace nous avions su séduire Et qui jusques ici semblait nous bien servir Serait-elle donc trahie par un juge implacable Qui, de notre domaine, ignore les vocables ? Bien qu’à la perfection nous ne saurions prétendre, Il faudra cependant cette justice nous rendre Que lorsque nous traitons de notre spécialité Nous nous fondons toujours sur la réalité. Le Dicalien n’a pas pour mission semble-t-il De faire le procès, aussi vain qu’inutile De termes utilisés dans un milieu vivant

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Dont la langue ne fait que suivre les courants. Sachons donc doser dans un français correct Les mots s’étant déjà assuré des adeptes Et répétons en chœur à tous les Dicaliens Que le mieux est encore le pire ennemi du bien. (Sans méchanceté ni rancune)

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Roger Canzian Blason d’un dicalien (sans peur ni reproche) Qu’on est digne d’envie Lorsqu’en dicalisant de force on se gagne jalousie Et qu’un ingrat ouvrage apprête aux réviseurs courageux En pleine carrière des reproches trop nombreux ! Nous, dont les sombres travaux n’ont aucune gloire Nous, que toujours on voue volontiers à la rôtissoire, Devons-nous aujourd’hui pour avoir trop vécu Recevoir un affront et demeurer bouche cousue ? Jaloux de nos choix et amers de l’avantage Que nous donnent sur vous les joies du décorticage ? Si dicaliser et coter soulèvent votre ire, Si nos règles font de vous des martyrs, Que ne produisez-vous des textes dignes de nos hourras, Plus dignes de notre langue, plus dignes enfin de la cote « A » ? Toujours nous devons montrer à la fois courage et discernement Et ne méritons certes pas votre impitoyable châtiment. Sachez que nous ne sommes pas tous les jours à la fête. C’est ainsi : quand votre verbe faillit, on cote votre tête. Qu’on nomme crime ou non ce qui fait vos débats Nous n’en sommes, toi de dicalien, tout au plus que le bras. Aux dépens de notre réputation, cessez votre rengaine. Apprenez toutefois que nous savons votre gêne. Et loin de nous élever contre vos quolibets Révisant sans déshonneur, nous dicalisons (presque) sans regret. (Sans rigueur ni rancœur)

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Frèdelin Leroux fils De l’importance de la Majuscule Techniquement parlant, un texte est révisé au même titre qu’un avion ou une voiture de métro, afin de détecter l’erreur toujours possible et de serrer au besoin les boulons un peu lâches (non pas de serrer la vis à l’ingénieur !). Il s’agit donc surtout d’un contrôle de sûreté auquel logique et prudence souscrivent élégamment. Le réviseur se fait alors police routière. Il arrête les mots qui vont à contresens, démêle l’embouteillage où la pensée s’étrangle, relève les infractions au code du bon usage et ramène les coupables au poste par le col. Il veille aussi de près à la ponctuation (Mikhaïl, 1988 : A-9). Cela, c’est dans le meilleur des mondes, là où règnent compétence linguistique et harmonie parfaite entre réviseur et traducteur. Dans la réalité, les choses ne se passent pas toujours ainsi. Selon la définition (humoristique) qu’en donne Jean-Pierre Davidts, le réviseur est l’« ennemi héréditaire » du traducteur (voir p. 199). Il arrive qu’un réviseur, croyant bien faire ou par inadvertance, introduise des erreurs flagrantes dans une traduction qu’il révise. Ses corrections malencontreuses peuvent lui attirer de très graves ennuis, comme on le verra à la lecture du texte qui suit… Son réveil – cadeau de l’amant de sa mère, militaire à la retraite – s’était encore arrêté. Il regarda sa montre : 8 h 13 ! Il allait être en retard. Dans sa hâte, il se coupa en se rasant. Et il rata son café. Et pour couronner le tout, il manqua son autobus. La journée commençait bien. Arrivé au travail, en retard, il trouva sur son bureau un texte à relire. Il s’était donné beaucoup de mal pour le traduire. Aussi, il n’en était pas peu fier. C’était le genre de texte qu’il aurait bien aimé envoyer à la Dical. Juste pour voir la gueule de son réviseur. Texte Sical A38 pour sûr.

38. La grille de classification des traductions du Système canadien d’appréciation de la qualité linguis­ tique (SICAL) établie en 1976, année de la création de la Dical (voir p. 172), comportait quatre échelons de qualité : A ‒ supérieure ; B ‒ pleinement acceptable ; C ‒ révisable ; D ‒ inacceptable. (NdE)

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Tout en préparant son café – du buvable, celui-là, du colombien pure graine ‒, machinalement, il se mit à lire. Pas de majuscule à direction. Faute de frappe ? Non. « Correction » du réviseur. Bof… Pas de majuscule à ministre ? Dactylo ou réviseur ? Réviseur. Il s’agit pourtant de l’homme, du titulaire. Enfin… Monsieur avec minuscule ? Réviseur ? Oui. Décidément… Minuscule à ouest ! Mais c’est la région, nom de Dieu ! Encore la semaine dernière, nous avions convenu… Hein ? ! Bureau avec un petit « b » ! ? ! Mais c’est le Bureau des traductions, le seul, le nôtre. Il devient fou, saint Éphrem. Petit « s » à Secrétariat d’État ! ? ! ? C’est pas possible ! Il se moque de moi ! Il me nargue ! Il eut un geste brusque, incontrôlé. Son café se répandit sur son texte. Et sur son pantalon. Qu’il venait tout juste d’acheter. Et qui lui avait coûté cher. Un bras, comme on dit. Tout s’embrouilla dans sa tête. L’instant d’après, il était dans le bureau du réviseur. Son texte maculé à la main. Qui dégoulinait encore. Des propos incohérents lui sortaient de la bouche. Il ne reconnaissait plus sa propre voix. Impassible, le réviseur se tenait debout devant lui. Un début d’ébauche de sourire au coin des lèvres. Il sentit les larmes lui monter aux yeux. De rage impuissante. Hors de lui, il attrapa la première chose que sa main rencontra. Un objet en forme de dague. Un coupe-papier (rapporté de Jérusalem l’été dernier). Le bras lui partit tout seul. Comme un éclair. Le réviseur recula. Horrifié. La bouche toute grande, la main droite au cœur (pour protester de sa bonne foi ?). Puis il s’effondra. Mollement. Sans bruit. Sur la moquette usée, couleur de café moche, une tache de sang. Une seule. Pas plus grande qu’un dix sous. Presque minuscule. Même mort, il le narguait encore !

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Paul Hallée L’albatros Jamais la pénurie de traducteurs au Bureau des traductions n’a été aussi criante qu’au début des années 1960. De 1959 à 1963, à peine sept nouvelles recrues se sont ajoutées à l’effectif, soit moins de deux par année. Un coup de barre s’imposait. La direction a donc multiplié les initiatives afin de remédier à cette insuffisance de personnel qui nuisait à la bonne marche des opérations. Une de ces initiatives a été la création d’une École des stagiaires (1963). Y étaient admis les candidats qui, lors des concours de recrutement, manifes­taient des aptitudes pour la profession sans répondre tout à fait aux normes de compé­tence exigées des traducteurs dans les sections opérationnelles. Les candidats devaient suivre des ateliers de formation avant leur affectation dans les ministères. En 1980, date de la composition de « L’albatros », l’échelle de classification des traducteurs au Bureau des traductions était la suivante : TR-1, traducteur débutant, diplômé universitaire ou recrue sans expérience ; TR-2, traducteur pouvant produire de 1 200 à 1 500 mots par jour de qualité révisable selon l’avis du réviseur ou du chef de service, qui recommandait cette promotion ; TR-3, réviseur, chef de module ou de sous-section ; TR-4, chef de section ou de service ; TR-5, chef de portefeuille, comme on appelait alors les divisions. Souvent, pour s’amuser, les moniteurs du stage Forcent le traducteur encore en formation À subir sans gémir, cet innocent otage, Les magistraux discours des as en traduction. Le novice installé devant sa blanche page, Albatros échoué, maladroit et honteux, Rendu conscient soudain de son mince bagage, Délaisse tout espoir d’avoir jamais son « deux ».

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Ce traducteur zélé, comme il est lourd et bête ! Il ne comprend plus rien et comme il écrit mal, Poursuivant la carotte et fuyant la baguette, Clopinant, essoufflé, sous l’œil de la Dical ! L’albatros est pareil à ce prince du verbe Qui se rit des canons et n’a jamais pensé Que, pour hanter le ciel avec cette superbe, Il lui faudrait un jour avoir la cote « C39 ».

39. Voir la note 38, p. 176. (NdE)

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Michel Buttiens Partie de cache-cache L’anonymat peut être voulu par le traducteur ou lui être imposé par une instance de pouvoir. « Travail d’arrière-plan, travail souterrain, en cela la traduction s’apparente à bien d’autres activités de la société qui s’exercent de façon plus ou moins anonyme […]. Si les traducteurs ont soif de reconnaissance [professionnelle], ils ne réclament pas la notoriété » (Senécal, 2016 : 144-145). Après avoir commencé sa carrière comme traducteur technique, Michel Buttiens a ajouté à son arc les cordes de traducteur littéraire, rédacteur, journaliste d’entreprise et enseignant. Dans ce bref témoignage, il confie avoir fait le choix de l’anonymat. Mes petits neveux se passionnaient l’été dernier pour une variante du jeu de cache-cache où toute l’astuce consistait à se laisser voir, du moins en partie, sans se faire reconnaître. Il arrivait bien sûr un moment où, en dépit de tous les déguisements, de tous les stratagèmes mis en œuvre, on finissait par dévoiler son identité… et son caractère : pour certains, l’excitation atteignait alors son comble ; pour d’autres, c’était l’amère déception. L’enfant qui ne dort que d’un œil en moi éprouve une sympathie toute particulière pour les amèrement déçus : lui non plus n’aime pas se faire reconnaître. Voyez-vous, on lui a enseigné que la traduction était l’art de se glisser à mots feutrés entre un auteur et un lecteur. L’art de passer inaperçu, en somme. Et on voudrait le faire reconnaître ! Mais ce serait changer toutes les règles du jeu ! Cela signifierait-il qu’une fois reconnus, les heureux élus devraient cesser de passer inaperçus et, au contraire, s’efforcer de se montrer ? Ce serait le monde de l’enfance à l’envers. De plus, qu’adviendrait-il alors de ceux et celles qui refuseraient de jouer selon les nouvelles règles ? Les chercheurs n’étant plus habitués à chercher, ils ne les trouveraient jamais. Ce serait une partie de cache-cache sans fin. De quoi faire rêver tous les enfants du monde, notez bien, mais tout de même ! En ce qui me concerne, j’ai pris mon parti. Je tiens à mon anonymat. Aussi, si l’on change ainsi les règles du jeu, il ne me restera plus qu’à avoir recours au stratagème de certains auteurs et à traduire sous un pseudonyme.

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À consonance africaine de préférence, pour mieux brouiller les pistes. Y perdrai-je mon identité ? Voyons donc ! Je joue à cache-cache depuis bien trop longtemps pour ça. Je suis sûr que vous en seriez capable, vous aussi. Si vous me le permettez, j’ajouterai même un conseil d’ami, sur un ton un peu familier sans doute, mais Socrate oblige : « Reconnais-toi toi-même. » Après on verra.

4. MUSIQUE

François Lavallée Le traducteur et le musicien Lors d’un cocktail modeste, un traducteur imbu À un sobre pianiste exaltait son métier. Il aurait pu tenir ainsi des jours entiers À répéter ce qu’il disait dès le début : « Par notre intermédiaire, Des millions de gens Ont accès aux plus grands : Je n’en suis pas peu fier. Aristote, Augustin, Nietzsche, Hegel, Sénèque, Jésus même n’a pu toucher autant de cœurs Que lorsqu’un traducteur A versé son discours dans le moule des Grecs. Il suffit de connaître au moins deux langues vives, D’étudier trois ans, d’en travailler autant, Et voilà que votre œuvre, avec un peu de temps, De peuples éloignés fait se toucher les rives. Et de cet art on vit bien honorablement : Des fins de mois jamais on ne voit les tourments, Car le travail afflue, les clients paient, enfin Ce n’est pas, comme vous, métier de crève-faim.

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Mais vous ! Votre métier ! Avant de l’exercer, Ce sont des heures Ce sont des jours, C’est des années que vous passez À bouder le bonheur, À travailler toujours. Oui, je l’admets : vous êtes brave. Mais cher ami, devant les yeux  Mettons les trous : entre nous deux, Qui est l’artiste, et qui l’esclave ? » Le musicien, pris d’émotion, Se pencha avec précaution Sur la table du truchement. « Vous m’intriguez. Et sur quoi donc Travaillez-vous présentement ? Sur Heidegger ? Ou sur Platon ? “Rapport annuel”, “Note de service”… Ma parole, l’ami, mais vous êtes aux cieux ! Heureusement que vous m’avez ouvert les yeux ! Je veux vous remercier : venez dans les coulisses, Assister dès demain à mon humble concert. » Le traducteur, content, vida d’un coup son verre. Le lendemain, comme promis, le traducteur est au lieu dit, Délaissant son clavier de poète, sa lyre, Pour entendre celui Du martyr. Déjà dans le foyer, il entend des murmures Encensant l’homme qui, paraît-il, tout à l’heure, Saurait porter aux nues et combler de bonheur Tous ces gens rassemblés, du plus jeune aux plus mûrs. Encore dans la salle, on ne tarit d’éloges À propos de celui qui attend dans sa loge. Puis se fait le silence Et le concert commence. L’artiste joue. Dans son visage Semble s’amonceler un amas de nuages. Son front puissant se voile. La salle est en émoi.

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4 – MUSIQUE

On attend un orage. Mais ce sont des étoiles Qui naissent de ses doigts. Le public est conquis, Transporté jusqu’au faîte D’un domaine enchanté qu’on nomme paradis. Quand la musique arrête, C’est d’un bond et d’un seul que la foule se lève. On acclame, on exulte, on applaudit sans trêve. Le pianiste s’en va, le front tout en sueur En coulisse revoir son ami traducteur. La foule crie et le rappelle. Les hourras fusent, se ramassent à la pelle. Le pianiste est ému. C’est un moment magique. Avant de retourner saluer son public, Il goûte doucement les cris et les vivats Que le peuple réserve aux rois et aux divas Puis à son compagnon un peu troublé chuchote : « Je touche assez de gens moi-même aussi, je crois. Et que serait-ce, dites-moi, Si j’étais payé à la note ? »

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François Lavallée Traduttore ma cantabile Cet autre texte de l’auteur de Quand la fontaine coule dans la vallée (2007) fait écho à celui d’Hélène Rioux, « Traduction : musique, éthique » (voir p.  35) : Traduire, c’est interpréter, comme la comédienne interprète Lady Macbeth, le pianiste interprète Bach ou Mozart. […] Traduire, c’est, en quelque sorte, recréer. Ajouter sa perception, sa sensibilité. Enrichir l’œuvre initiale, voire suppléer parfois, même si cela peut sembler présomptueux de le dire. Et la grande traductrice française Laure Bataillon ajoute cette mise en garde : « Comme l’interprète musical, le traducteur joue le texte initial avec ses tripes, son cœur ou sa cervelle. Gare à lui s’il se trompe de manière et joue de façon cérébrale, par exemple, un auteur “viscéral” » (Bataillon, 1991 : 56). Je me suis longtemps demandé à quoi se comparerait le traducteur dans le monde musical. Pendant longtemps, j’ai cru que c’était à l’arrangeur. À proprement parler, l’arrangeur prend un « message » (mélodies, esprit d’une musique) pour l’adapter à un « langage » différent. Par exemple, il prendra une pièce orchestrale et la transposera au piano, ce qui donne au contenu une cou­leur radicalement différente, propre à l’« univers d’arrivée », mais où l’on reconnaîtra tout de même nettement la pièce originale. Mais à bien y penser, je me dis que le passage opéré par l’arrangeur est encore trop « brutal » pour être comparé à celui du traducteur. À la rigueur, ce travail s’apparente plutôt à l’adaptation d’une pièce de théâtre. Pourquoi m’a-t-il fallu tant d’années pour voir que l’artiste le plus proche du traducteur par son travail, en musique classique, c’était l’interprète ? Simple. C’est parce que comme tant de gens, j’ai longtemps sousestimé, pour ne pas dire ignoré, la valeur de l’interprète en musique. Je suis sûr que déjà, vous vous sentez un lien de parenté avec lui.

4 – MUSIQUE

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Quand j’écoutais une suite de Bach, peu m’importait qu’elle fût jouée par Neville Marriner ou par Nikolaus Harnoncourt, voire par le St. TsoinTsoin Festival Incongruous Ensemble. Je ne supportais pas que l’interprète pût jouer un rôle, quel qu’il fût, qui l’interposât entre moi et l’auteur. C’est à force d’écouter et de mieux connaître la musique que je me suis rendu compte de la mesure dans laquelle deux interprètes peuvent non seulement rendre la même pièce de manière tout à fait différente, mais aussi la transfigurer littéralement dans un cas et la défigurer lamentablement dans l’autre. Le lecteur moyen d’une traduction est dans la même position que moi il y a quelques années à l’écoute d’une pièce classique. Pour lui, le traducteur est une sorte de vitrine qui a besoin de juste un peu de Windex. Or, nous savons que c’est faux. Si le traducteur est une vitrine, c’est une vitrine colorée. L’image que transmet le traducteur de l’auteur est forcément transformée par sa propre interprétation du texte. Le lecteur est en quelque sorte pris dans le filet du traducteur. Reste au traducteur à connaître à son tour la différence entre transformer et déformer. Vous vous dites peut-être que je ne vous apprends rien aujourd’hui en vous parlant du rôle fondamental de « truchement­ » du traducteur. Si je m’adressais à un public de non-traducteurs, cet éloge du traducteur aurait peut-être été plus utile. Mais ce n’est pas du traducteur que je fais l’éloge ici. Voici une occasion de cesser de nous regarder le nombril pour savoir prendre exemple sur le monde extérieur. Car je vous le dis, moi : pour interpréter un génie comme Beethoven, il faut être soi-même un génie. Alors, petits Arrau en herbe, à vos plumes !

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Eve Renaud Le rap du trad. a. Langue d’oïl, langue d’oc Langue, que dire… en état de choc ! Tous les jours, jour après jour, Moi j’ai la langue à la bourre. Colpron, Grevisse, Larousse, Thomas, Un Petit Robert tous les ans… Au prix qu’ça coûte, ça vide mes coffres, Si je n’suis pas, on m’apostrophe ! Une langue, crains pas, ça ne meurt pas Tant qu’nous on meurt différemment : Y’a plus d’tromblon, mais des Taser, Y’a plus d’scorbut mais du sida. L’un remplace l’autre dans l’dictionnaire Pis moi j’y passe tout mon salaire. Langue de Molière ou de Shakespeare, Langue de bois, jargon, sabir, Tous les jours, jour après jour, Moi j’ai la langue à la bourre. On la prépare depuis quand, ç’te réunion au sommet ? Mais le procès-verbal est écrit en catastrophe. C’est la panique générale : maint’nant on l’veut en français ! Au bout du compte qu’est-ce que tu penses : C’est l’traducteur qu’on apostrophe ! C’est la même chose pour ce rapport Su’l’tablettage des expertises : Deux ans après On en fait Un’ question de vie ou d’mort : L’espagnol serait de mise. C’est l’traducteur qu’on apostrophe !

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4 – MUSIQUE

Langue tactique, langue juridique Code usuel, Code criminel Tous les jours, jour après jour, Moi j’ai la langue à la bourre. Toi dans le box, moi en cabine, nous voilà au tribunal. Tu racontes tes p’tits trafics, tes vols, tes viols ; c’est pas banal ! Pour que l’procès soit équitable, Faut que j’redise c’qui est pas disable. L’respect d’la Charte c’est pas d’la tarte. Si y’a non-dit, si y’a non-sens, C’est l’traducteur qu’on apostrophe ! Si on s’émeut parce qu’on te coffre, Je risque gros qu’on m’apostrophe. Langue de Pouchkine, de Khayyam, De Dante ou de Senghor Même si chaque jour je rame, Je veux traduire, traduire encore.

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Andrée Simard Mes débuts sur la scène de la révision Grande première. Je fais aujourd’hui mes débuts sur la scène de la révision. De ma loge (plutôt de ma cellule), j’entends les murmures de mon public qui gagne son siège. Les premiers rangs seraient déjà remplis ? Dieu, quel trac ! Pour une première prestation, je suis servie. Et voilà que le rideau se lève. Je fais une entrée timide. Mon cœur bat à grands coups, le sang afflue à mes tempes, ma gorge se serre. Mes yeux errent sur mon public silencieux. Que de pièges je sens. Saurai-je les déjouer ? J’entame la première mesure d’une chanson d’un auteur étranger. Je sais, c’est une variation sur un thème connu. Une autre l’a déjà chantée avant moi. Ça y est. Je l’aperçois dans la salle. Pourrai-je faire mieux ? D’abord hésitante, ma voix, petit à petit, prend de l’assurance. Je me lance même dans les vocalises et réussis à donner une originalité à certains passages. Moi qui craignais les trous de mémoire, je ne cherche pas même mes mots. Les dernières notes s’égrènent, la musique s’arrête. Je salue mon public sous ses applaudissements et me retire dans les coulisses. Bref entracte. J’aperçois mon impresario ; à son regard, je comprends que j’ai gagné la première partie.

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4 – MUSIQUE

Paul Leroux Hymne à la traduction Sur l’air : « Je ne suis qu’une chanson » Paroles et musique : Diane Juster Adaptation : Paul Leroux La traduction comble d’« une joie profonde » celui qui a pu faire « le ­meilleur métier du monde » et qui est « le plus heureux des hommes », proclame Paul Leroux (†2021) dans sa chanson. Son « Hymne à la traduction » célèbre le bonheur d’exercer le métier de traducteur, et n’est pas sans rappeler le « plaisir de traduire » évoqué par Lucile Blain, Michel Tremblay, Madeleine Stratford et Eve Renaud (« Le rap du trad. a. »). Les traducteurs sont nombreux à en témoigner. « Traduire est un plaisir, sinon on n’en aurait pas le désir » (Déprats, 2005 : 8). Pour Lori Saint-Martin, traduire est un « vertige jouissif » (voir p. 28). Il y a des traducteurs qui traduisent par amour […] et il y en a même qui le font tellement par amour qu’ils y laissent une partie de leur santé et de leur jeunesse. Je m’incline bien bas devant ces gens, ces artistes, ces troubadours de la traduction, pour qui j’éprouve de l’admiration et une bonne part de tendresse fraternelle (Journean, 1981a : 89). « J’ai eu une carrière heureuse », confie Jacques Gouin en concluant le récit de ses souvenirs professionnels. Les sondages menés dans les années 1970 et 1980 auprès des membres de la Société des traducteurs du Québec révèlent que les traducteurs se déclarent satisfaits de leur sort dans une proportion supérieure à 80 %, pourcentage qui atteint même 86 % en 198240. Le traducteur n’est pas un chevalier à la triste mine. Il est permis de croire qu’en 2021 les traducteurs québécois membres de l’Ordre sont toujours aussi satisfaits de leurs conditions de travail et qu’il en est de même de leurs collègues fédéraux et des traducteurs indépendants. Si c’est le cas, alors tous pourront entonner l’« Hymne à la traduction » de Paul Leroux. 40. Voir Les alchimistes des langues (Delisle, 1990 : 327-328).

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Ma vie a été un long sacerdoce J’ai mené un combat féroce Pour atteindre les plus hauts idéaux Je suis traducteur au sein du Bureau Traduire, ça été plus qu’un simple travail J’ai lutté, j’ai livré bataille J’ai cherché par toutes les mesures À maintenir la langue à l’état pur

Refrain Et moi, je fais de la traduction Je soigne ma langue, je vise la perfection Appelle-moi vestale de l’expression Les belles paroles, j’en ai fait ma passion Un jour, j’arriverai à la fin d’une carrière Dont je suis, somme toute, assez fier Elle m’a comblé d’une joie si profonde J’ai pu faire le meilleur métier du monde Un jour, je quitterai les couloirs du Bureau Je passerai à d’autres le flambeau J’ai pu bien maîtriser deux idiomes Je me compte le plus heureux des hommes

Refrain Et moi, je fais de la traduction Je soigne ma langue, je vise la perfection Appelle-moi vestale de l’expression Les belles paroles, j’en ai fait ma passion

5. HUMOUR

Hector Berthelot Le bureau de déplacements Encore une fondation du Canard Montréal, 6 juillet 1895 Le nom d’Hector Berthelot (†1895) est surtout associé aux journaux satiriques et humoristiques La Scie, La Guêpe, Le Canard, et Le Vrai Canard (renommé Le Grognard ), Le Bourru et Le Violon. Ce Trifluvien d’origine, avocat, journaliste, écrivain et traducteur, est l’un des premiers humoristes du Canada français. Il traduit en 1863 et en 1864 des ouvrages sur l’art militaire pour le compte d’un major de l’armée ; il est aussi traducteur à La Minerve. Immobilisé par la maladie, au début de 1877, il est remplacé à ce journal par Rémi Tremblay qui faisait ainsi son entrée à la fois dans le journalisme et la traduction. Celui-ci collaborera à l’hebdomadaire satirique Le Canard, que Berthelot fondera en octobre de la même année, et sera l’un des artisans de son succès instantané. « À la grande surprise [de Berthelot], son journal sans prétention avait rapidement acquis une impressionnante popularité, le tirage dépassant les 10 000 exemplaires deux mois à peine après son lancement » (Levasseur, dans Tremblay, 2007 : xxi). Les deux hommes s’entendent comme larrons en foire. Ils possèdent l’un et l’autre un crayon mordant et partagent le même esprit gouailleur et persifleur. Une injustice les transforme facilement en fougueux pamphlétaires. Hector Berthelot est d’allégeance conservatrice, comme Rémi ­Tremblay l’a été, jusqu’à l’affaire Riel. Il connaît bien les mœurs politiques de son 193

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temps. Chez les fonctionnaires à Ottawa, un changement de gouvernement est généralement suivi d’une mise à pied de plusieurs partisans du parti défait et ouvre toute grande la porte au favoritisme, ce que Berthelot appelle la « distribution du patronage ». Plus d’un traducteur des Débats, actif en politique pendant les intersessions, a goûté à cette médecine, à commencer par Rémi Tremblay lui-même et deux autres traducteurs, destitués tous les trois en 188841. À l’époque, les nominations et les congédiements sont liés aux vicissitudes de la politique. Dans un article qu’il fait paraître dans La Patrie en 1890, Alphonse Lusignan42 confirme cette pratique : Les traducteurs des débats parlementaires, écrit-il, ne sont pas permanents, et c’est la politique qui les place et replace tous les ans, ou quand les besoins du parti le demandent. Cela s’est vu sous les deux régimes. On nomme parfois des incapables et on ne leur donne pas le temps de s’améliorer. C’est un traducteur des débats qui traduisait chickens come home to roost43 […] par : les poulets rentrent chez eux pour rôtir ! C’en est un autre qui rendait mare’s nest44 par nid de jument ! Un autre encore qui, au lieu de voiture à ressorts (spring carriage), disait voiture de printemps ! (Lusignan, 1890 : 1). Avant la création en 1913 du service des Livres bleus45, l’Imprimeur du Roi distribue à qui il veut les textes à traduire émanant des ministères. Un avocat de Montréal s’était vu confier pour le compte du ministère de l’Agriculture la traduction de deux brochures sur la vache canadienne et le cheval canadien, brochures qu’il avait intitulées, n’y connaissant rien, « La vache franco-canadienne » et « Le cheval bas-canadien ». Le journaliste Jean Yves46 a dénoncé la piètre qualité de ces traductions, véritables insultes envers la classe agricole d’expression française.

41. Ernest Tremblay (1852-1904) et Eudore Poirier (1857-1933). Voir Delisle et Otis (2016 : 144-153). 42. Le journaliste et avocat Alphonse Lusignan (1843-1892) s’est fait offrir des postes à Ottawa à la suite de l’arrivée des libéraux au pouvoir en 1873. Il a été secrétaire de ministres, puis nommé commis au ministère du Revenu de l’intérieur ainsi qu’aux Douanes et Accise ; ses fonctions comportaient des tâches de traduction. Une rue porte son nom à Gatineau. 43. On récolte ce que l’on sème ; le passé finit toujours par nous rattraper ; il faut payer les pots cassés. (NdE) 44. Casse-tête, fouillis, capharnaüm, imbroglio. (NdE) 45. Voir la note 9, p. 73. 46. Pseudonyme de Damase Potvin (1882-1964). Après avoir fondé en 1905 le premier journal de la région saguenéenne, Le Travailleur, et collaboré à d’autres journaux, il fonde Le Petit Québécois dans lequel il signe des chroniques polémiques sous le pseudonyme de Jean Yves. En 1910, il s’installe à Montréal où il travaille au Devoir (1910), tout en collaborant à plusieurs autres journaux et revues.

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Au moins pourrait-on forcer M. Parmelee47 à exercer le patronage dont il dispose d’une façon plus intelligente et à donner à chacun de ses préférés, un sujet dont il soupçonne au moins les premières notions. […] Qu’est-ce que nos bons « habitants », qui n’aiment pas le chinois ni ses casse-têtes vont comprendre à ce charabia ? (Yves, 1910 : 2). La traduction se prêtait bien aux faveurs et aux récompenses partisanes. La nécessité de constituer un corps de traducteurs professionnels qualifiés s’imposait cruellement au sein de l’administration fédérale au début du xxe siècle. Le 23 juin 1896, les libéraux de Wilfrid Laurier sont portés au pouvoir et relèguent dans l’opposition les conservateurs de Charles Tupper. Victoire qui est de mauvais augure pour les traducteurs ayant porté les couleurs conservatrices pendant la campagne électorale. Quelques mois avant les élections, sachant pertinemment que le scénario habituel allait se répéter, Hector Berthelot annonce par moquerie dans Le Canard la fondation d’une « agence de déplacement ». Comme de fait, le lendemain des élections, sa prédiction s’est réalisée à la lettre. Dans son roman La kermesse, Daniel Poliquin fait dire à la fille d’un fonctionnaire pistonné : « La fonction publique est ainsi faite : le mérite n’y compte pour rien et l’avancement est toujours affaire de faveur » (Poliquin, 2006 : 111). Sans être totalement vrai, ce constat n’est pas totalement faux non plus. La situation se corse tellement à Ottawa que la dissolution des Chambres doit infailliblement avoir lieu avant le 1er septembre. Ceux de nos lecteurs qui voient dans l’avenir sans se servir des lunettes des préjugés n’ont qu’une voix pour déclarer que la protection a fait son temps et que les libéraux seront au pouvoir avant les premières neiges de novembre. Il importe pour ce dernier parti de s’organiser non pas pour les élections, car c’est déjà fait, mais pour la distribution du patronage.

47. Charles H. Parmelee (1853-1914), journaliste et député libéral à la Chambre des communes, a été imprimeur du Roi de 1909 à 1914. (NdE)

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La première chose à laquelle songeront les libéraux en prenant les rênes du gouvernement sera naturellement de caser leurs amis à la place des conservateurs nommés pendant le dernier régime. Il faut que ces déplacements s’opèrent dans des conditions régulières. Pour cela Le Canard a eu l’idée de fonder à Montréal un bureau de déplacements où tous les libéraux aspirant à un emploi dans le service civil devront inscrire leurs noms avec les titres qu’ils feront valoir pour devenir titulaires des offices qu’ils demandent. Les nouveaux ministres, avant de faire une nomination, nous ont promis de consulter les livres de notre agence de déplacement. Il va sans dire que les premiers inscrits sur nos registres seront les premiers servis. Les premiers déplacements auront lieu dans le département des traducteurs des débats. M. [Jean] Chrys[ostome] Langelier est déjà inscrit sur nos livres comme traducteur en chef. Il y aura au moins huit vacances à remplir et nous n’avons que les aspirants suivants à suggérer : MM. Rémi Tremblay, [Omer] Langlois, du Monde, [Aristide] Filiatrault, du Réveil. Ainsi, il y a cinq autres places à donner aux amis. Nous avons inscrit le nom de M. J[ean]-B[aptiste] Rouillard pour un emploi important au bureau de géologie. Il lui faudra au moins deux assistants pour le service des Mines. Des déplacements en masse se feront dans le ministère du Revenu de l’Intérieur et dans celui des Travaux publics. Attention aussi au département des canaux où il y aura une barge de déplacements sur le canal de Lachine et celui de Beauharnois. Ainsi, messieurs les aspirants, nous croyons en avoir assez dit pour être compris. Hâtez-vous de venir vous inscrire au bureau de déplacements du Canard. Chaque demande d’inscription devra être accompagnée de la somme de dix centins en argent ou en timbres de poste pour nos frais d’administration.

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Jacques Bernuy La promotion de Raymond Il y était une fois Un petit traducteur plein de bonne foi Qui travaillait tant et si bien Qu’après une foule de petits riens On lui demanda son nom. « Je m’appelle Raymond. » « C’est malheureux, mais t’es trop lent. » Il partit les cheveux au vent, Réussit à traduire trois mille mots, Mais on jeta tout à l’eau. « C’est triste, mais c’est moins bien. De plus, t’as un caractère de chien. » Il fit quatre mille mots de qualité, Puis il demanda au curé D’améliorer son caractère. « Ah ! il faudrait plus de prières. » Il priait, tapait et maudissait, Tapait, priait et vieillissait. Après vingt ans de bonne conduite, (Il ne pouvait plus prendre la fuite) Il demanda une récompense À ceux qui en dispensent. « Revenez la prochaine année ; C’est le régime d’austérité. » Quelques ans passèrent encore Et Raymond croyait bien fort Que le prochain magot serait pour lui. Mais à la distribution des prix Il n’était plus là, Il était dans l’Au-delà.

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Jean-Pierre Davidts Définition du traducteur TRADUCTEUR [tRadyktoeR] n. (lat. traductor). Mammifère à toison (Traductor scribile, Linnaeus 1775). De taille et d’intelligence variables, cet animal a été très tôt domestiqué par les hommes de langue anglaise pour se faire comprendre de leurs semblables francophones. Zool. Animal diurne, parfois nocturne. A tendance à dormir très peu. À l’état sauvage, c’est un animal timide qui vit presque en reclus. Afin de les faire connaître du grand public, le gouvernement canadien a ouvert plusieurs réserves, où ils vivent en semi-liberté. Le traducteur se nourrit essen­tiellement de papier et marque une nette préférence pour les feuilles couvertes de caractères d’imprimerie. Son régime se complète de petites branches (v. crayon), raison pour laquelle on a longtemps hésité à le classer parmi les rongeurs. Le traducteur manifeste une vive répulsion pour tout ce qui est de couleur rouge exception faite des feuilles d’Urgent (voir ce mot) qui l’attirent inexorablement. Les feuilles de cet arbre constituent d’ailleurs un appât très recherché des chasseurs lorsque la saison est ouverte. L’équilibre mental de ce mammifère est instable et il passe ­rapidement de l’exubérance à la dépression la plus profonde. Tanière du traducteur. V. Section. Traductrice, femelle du traducteur. Petit du traducteur. V. Traduction. Loc. fig. Cela n’est pas fait pour les traducteurs : on peut, on doit s’en servir, l’utiliser. ‒ Faire le jeune traducteur, être bête comme un jeune traducteur : être étourdi, folâtre. ‒ Nom d’un traducteur ! juron familier. Par dénigr. loc. de traducteur. Métier, travail de traducteur : très pénible. ‒ Vie de traducteur : misérable, difficile. ‒ Caractère de traducteur : très mauvais, hargneux. (Le Petit Norbert)

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Jean-Pierre Davidts Définition du réviseur RÉVISEUR [RevizoeR] n. (lat. revisor). Mammifère carnivore (Revisor implacabile, Linnaeus 1775) de la même famille que le traducteur (voir ce mot) dont il est l’ennemi héréditaire. Le réviseur implacable n’hésite pas à s’attaquer aux petits du traducteur. V. Traduction. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il est possible de faire la distinction entre les deux animaux par ailleurs d’apparence semblable. En effet, quand il attaque, le réviseur excrète un épais liquide rouge destiné à paralyser le traducteur. Celui-ci semble néanmoins acquérir une immunité de plus en plus grande à cette toxine et l’on a vu parfois un réviseur terrassé par son opposant48. Les traducteurs entièrement immunisés peuvent côtoyer des réviseurs sans manifester d’inquiétude. Certains zoologistes envisagent la possibilité d’un drift génétique qui conduirait éventuellement à la fonte des deux races en une seule. Pline le Jeune parle d’un réviseur apprivoisé par un traducteur (l’authenticité de cette source a été mise en doute). Le réviseur a une alimentation essentiellement liquide, si l’on excepte son goût de carnassier pour les traductions (voir ce mot). Il raffole particulièrement d’un produit qui rappelle le papier par sa couleur et qui dégage une forte odeur que d’aucuns ont qualifiée d’enivrante. Un, une réviseur. Petit du réviseur. V. Révision. Loc. et prov. Quand le réviseur n’est pas là, les traducteurs dansent : les subordonnés s’émancipent quand le maître est absent. ‒ Jouer avec sa victime comme un réviseur avec un traducteur. ‒ Être, vivre comme traducteur et réviseur : éprouver de l’antipathie, de la haine l’un pour l’autre. ‒ Écrire comme un réviseur : d’une manière illisible, désordonnée. ‒ Donner sa langue au réviseur : s’avouer incapable de trouver une solution. (Le Petit Norbert)

48. Voir « De l’importance de la Majuscule », p. 176. (NdE)

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Eve Renaud L’erectus éreinté Moins d’un trimestre après m’être inscrite à l’université, j’ai découvert à quel point la traduction est une profession physiquement exigeante. C’était l’époque où le modem, grande nouveauté technologique, affichait fièrement la forme d’un téléphone pré-Contempra. Déjà, il fallait une certaine force pour en enfoncer le combiné sur la base et profiter à plein des 300 bauds. Il n’était évidemment pas question encore de CD, de DVD ni d’USB. Pas d’Internet non plus. Autrement dit, les jours d’examen, il fallait trimbaler le Petit Robert, le Robert Collins, le Webster, plus divers autres ouvrages du type dictionnaire de synonymes, art de conjuguer, grammaire et dictionnaire des difficultés, pour ceux qui en avaient la force. Je me souviens justement d’un confrère dont les genoux ne le supportaient pas et qui devait se servir d’un petit chariot. Ensuite est apparue la souris, qui nous a déboîté les épaules. Puis la presbytie a compliqué le positionnement du mobilier. L’ergonomie est donc entrée dans ma vie par orthèses successives : un repose-pieds, un repose-poignets, des accoudoirs, une tablette coulissante, un support pour rehausser l’écran, une oreillette pour le téléphone, un portecopie à bras articulé avec loupe et lampe intégrées, un clavier ergonomique à charnière pour maintenir mes bras « en position physiologique », un stylo à corps antidérapant et une chaise qui ressemble au tableau de bord d’un avion et dont je n’ai d’ailleurs pas encore essayé toutes les manettes. Est-ce l’effet de l’attraction terrestre, du pôle magnétique ou je ne sais quoi encore ? Toujours est-il que quand je me lève pour faire quelques exercices comme on le recommande, toutes les 30 minutes, il se trouve que je change de forme et de grandeur et que je dois prendre 30 minutes au retour pour refaire tous les réglages. Le fait de travailler un jour en babouches et le lendemain en chaussures à talons m’oblige à diminuer l’inclinaison du reposepieds, mais alors je me coupe la circulation du sang dans les jambes. Je dois donc trouver la manette qui incline le siège vers l’avant et, cela fait, rehausser les accoudoirs. Mais si ce jour-là je porte une jupe doublée de nylon, je glisse dans la doublure et me retrouve trop près de l’écran. Je cherche actuellement à faire breveter une chaise de travail à ceinture de sécurité.

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À force d’être soutenue de partout, j’ai peur de ne plus pouvoir me tenir debout toute seule et j’envisage le jour où je devrai enrichir mon attirail ergonomique d’un support comme ceux que l’on vendait jadis pour les poupées Barbie. Vous savez ? Avec les branches métalliques qui leur passaient sous les  bras ? La présentation des ouvrages de référence sur cédéroms ou sur Internet permet certes d’aller travailler ailleurs sans s’encombrer les bras ni payer un supplément de bagages, mais je ne peux tout de même pas transporter ma chaise ! Or, il y a quelques jours, j’ai dû exporter mon bureau dans une chambre d’hôtel. Je m’étais échinée pendant quelques jours sur une traduction ardue et sans le secours de ma chaise habituelle, qui renfle où je creuse et qui cambre où je bombe, j’étais un peu affaissée, bras tendus pour rejoindre le clavier, cou étiré à l’horizontale et sourcils froncés en boudins. La porte de la penderie étant restée ouverte, j’ai pu me voir dans le miroir qui me recopiait en pied. J’ai nettement reconnu le profil australopithèque ! J’en ai poussé un grognement de stupeur. Le choc m’a rappelé ce jour où, aux prises avec un douloureux problème d’arches plantaires, j’ai consulté un orthopédiste qui m’a conseillé de ne plus marcher pieds nus, petite manie que je traîne depuis le jardin d’Éden. Étonnement de ma part : n’est-il pas plus naturel d’aller pieds nus que grimpée sur quelque talon ? J’ai évoqué l’homme des cavernes devant l’homme de l’art qui m’a répondu tout à trac que le premier, lui, y était habitué. Survival of the fittest ? Hmmm… Ergonomiquement, Homo erectus n’est manifestement pas le plus adapté. La lignée aurait dû rester pithécan­ thropomorphe de corps, et sapiens de boîte crânienne.

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Eve Renaud La vraie traduction, c’est de la TAT ! J’ai eu tort de pester contre « ma » compagnie de téléphone qui, depuis le début de notre relation, m’a fait passer environ 50 heures suspendue au combiné et m’a fait entendre, outre « Émilie » et la moitié de la population de l’Inde, une musique qui s’apparente à un crime contre l’humanité. J’ai eu tort parce que, somme toute, ces heures ont été fructueuses : elles m’ont permis de mettre au point un système révolutionnaire : la TAT ou traduction assistée par téléphone. Expérience rassurante pour le client qui participe de près au processus jusqu’ici bien mystérieux pour lui et qui paraîtra encore plus affairé et important au volant de sa voiture, en file à la caisse du supermarché ou au guichet automatique, entre le premier et le deuxième acte de cette pièce quintessenciée du dramaturge à la mode ou attablé seul devant son repas gastronomique dans ce restaurant à l’ambiance feutrée. Gain de temps pour moi qui fignole mes textes favoris pendant que ma TAT presque © produit les autres avec la précision machine qui manque tant à notre profession. Sans compter que TAT absorbe toutes les frustrations avec un sang-froid digne de canonisation. – TAT vous souhaite la bienvenue. Restez en ligne : TATiana, notre meilleure traductrice après l’autre, chère et en os, exaucera tous vos souhaits linguistiques. Pour une traduction, dites « Traduction ». Pour une révision, consultez l’annuaire avec plus d’attention. – Vous avez bien dit « Traduction » ? – […] – Merci. Voici TATiana. TATiana : Bonjour, je suis TATiana. Laissez-moi le plaisir de vous aider. Si vous êtes collègue de ma patronne et que vous souhaitiez l’inviter à dîner, faites le 1. Si vous voulez une traduction de l’anglais au français, faites le 2. Si vous êtes fonctionnaire à Revenu Québec, il n’y a plus d’abonné à ce numéro. – […]

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TATiana : Pour obtenir une traduction de qualité publiable, dites « Publication ». Pour une traduction destinée au seul des vingt membres du comité interne qui parle français, dites « Charte canadienne des droits et libertés ». Pour une traduction de fin d’exercice financier destinée à justifier votre demande de crédits dans le prochain budget, dites « Tablette ». Si vous n’avez aucune idée de ce que sont la traduction ou les tarifs, dites « Pas besoin d’être parfait ; un résumé en français fera parfaitement l’affaire ». Pour contribuer à l’organisation caritative au profit des traducteurs du monde entier, dites « Je serais parfaitement capable de le faire moi-même mais je n’ai pas le temps. » – […] TATiana : Allons-y pour la traduction à publier. Dites la catégorie grammaticale répondant à la question suivante : souhaitez-vous commencer par un article, un verbe, un adjectif, un superlatif, un substantif, un chiffre ou un anglicisme de bon aloi ? – […] TATiana : Vous avez dit « Verbe » ? Parfait. Dites le mot correspondant à l’aspect et au mode parmi les choix suivants : inchoatif, terminatif, pronominal, défectif… Je regrette : « Bien cuit avec la sauce à part » n’est pas une option valide. Je vous invite à faire un nouveau choix et à ramasser votre serviette de table, tombée sur votre droite. Bref, vous voyez qu’il est possible de tout prévoir. Y compris, d’ailleurs, le contrôle de la qualité selon une norme assez répandue. Voyez plutôt la fin de l’opération, au terme de six heures d’une collaboration étroite et de deux phrases traduites à la satisfaction du client, avec contrôle de la qualité selon un principe condamnable généralement reconnu (PCGR). TATiana : 50 occurrences Google de la première phrase telle qu’elle est maintenant traduite. Félicitations ; nous avons produit une traduction originale ! Pour toute rétroaction sur la TAT, appuyez sur la touche marquée « Lib », sur la touche ornée d’un petit combiné rouge ou sur la touche située immédiatement sous le récepteur, selon le modèle de votre appareil.

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François Lavallée Le problème de la relève nous préoccupe tous. J’ai pensé que je pourrais faire gagner un temps fou aux jeunes qui s’apprêtent à entrer dans l’arène en leur faisant profiter de ma vaste expérience, afin qu’ils sachent à quoi s’attendre. J’ai décidé de publier…

Le dico de poche de l’aspirant traducteur Anglicisme. ‒ En autant que certains linguistes sont concernés, mot à canceller même quand il n’y a pas d’autre alternative. Client. ‒ Personne qui vous empêche de travailler. Courrier électronique. ‒ Compendium du messager, du télécopieur, du téléphone, du Publisac, du Reader’s Digest et du voisin de bureau, qui a cependant l’avantage de se fermer comme on veut et (contrairement au télécopieur) d’être vérifié quand on veut, et dont on se demande pourquoi il n’est populaire que depuis cinq ans puisqu’il existe depuis vingt ans. Doublon. ‒ Expression ou mot double ou redondant particulièrement et spécialement affectionné et aimé par les juristes et avocats et offrant et procurant parfois et dans certains cas au traducteur et truchement sa seule et unique chance et occasion de fournir et remettre à son client et donneur d’ouvrage une traduction et un texte plus court et concis que ­l’original et texte de départ. Eschatologie. ‒ Trait constant de la pensée du traducteur indépendant, suscité soit par un manque, soit par un excès de travail. Fenêtre de bureau. ‒ Appareil de torture montrant au traducteur des gens qui vivent. Grevisse. ‒ Ouvrage très pratique pour justifier une tournure quelconque à condition d’avoir du temps. Hypolexie. ‒ État du traducteur qui manque de mots. S’oppose à apoplexie, état du traducteur qui reçoit trop de mots. Impôt. ‒ Vérification du principe selon lequel tout ce qui monte doit redescendre.

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Jérôme. ‒ Saint privé des deux Robert. (Voir Robert) Lantra-L.49 ‒ Lieu virtuel qui sert à perdre le temps que nous fait gagner Internet. Laxiste. ‒ Traducteur vu par un puriste. Ministère de la Défense. ‒ Gp mil dont les doc urg sont dem pour l’HAP, c.-à-d. OPC. Mot juste. ‒ Dans une traduction, seul mot que le client demande à faire changer. Nuit. ‒ Période de la journée principalement caractérisée par le faible nombre d’appels de clients. Ordinateur. ‒ Appareil qui réduit le temps de travail moyennant une augmentation équivalente de temps d’apprentissage et d’indisponibilité. Panne du disque dur. ‒ Rite de passage survenant la veille de la première copie de sécurité. Petit Robert. ‒ Dictionnaire qui est au Grand Robert ce que le chihuahua est au danois. C’est dire qu’il est trop petit pour le traducteur aux abois. Puriste. ‒ Traducteur vu par un laxiste. Robert. ‒ Outil indispensable au traducteur. Ceux qui ont travaillé avant l’avènement du grand et du petit Robert sont considérés comme des saints. Voir Jérôme. Télécopieur. ‒ Appareil dont on se demandait il y a cinq ans comment on s’en passait cinq ans auparavant et dont on se passe aujourd’hui. Voir courrier électronique. Traducteur agréé. ‒ Traducteur ayant été jugé agréable. Nul doute que ce petit lexique, quoique non exhaustif, saura vous faire gagner du temps au travail. Car tout le monde sait qu’un traducteur averti en vaut deux.

49. Groupe de discussion de traducteurs, devenu un groupe social, où tous les sujets étaient abordés et par lequel les membres recevaient plusieurs dizaines de messages par jour. Par son mode de fonctionnement, Lantra-L correspond plus ou moins à l’actuel Facebook.

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François Lavallée Tetracapillectomie interdisciplinaire Bon. Quel est ce syntagme à la noix ? On ne sait plus quel mot va avec quel mot ! Ah ! Ces agglutinations à l’anglaise ! C’est à n’y rien comprendre. Peut-être peut-on risquer une petite traduction mot à mot ? Qu’est-ce que ça donnerait ? … Eh non : ça ne rime à rien ! (Quoi de neuf sous le soleil ?) Rien à faire. Les dictionnaires sont muets, Internet ne me dit rien, mon petit cerveau et ses longues années d’expérience en traduction déclarent forfait. Il faut me rendre à l’évidence : je vais devoir appeler le client. « Bonjour, c’est le traducteur (agréé). La traduction du texte avance bien, sauf que voyez-vous, il y a cette expression, franchement, je ne vois pas du tout ce que ça veut dire. Auriez-vous une idée ? [Après tout, vous êtes le client.] » Le client lit et relit. Il hasarde une explication qui ne tient pas debout. Je le lui fais remarquer poliment. Finalement, il me lance : « Il n’y a pas une expression pour dire ça en français ? [Après tout, vous êtes le traducteur.] – C’est qu’il faudrait d’abord que je sache ce que ça veut dire. Je n’ai rien trouvé dans mes outils de travail habituels, rien non plus dans votre site web (par ailleurs très bien fait).  – Alors, mettez n’importe quoi, ça n’a pas d’importance. » Comment ça, n’importe quoi ? Comment ça, pas d’importance ? Ah ! Je vous jure ! Ces clients qui ne comprennent rien à nos problèmes, qui n’ont pas le souci du travail bien fait, qui n’accordent aucune importance au moindre détail d’un texte écrit. Il va falloir que je me débrouille seul maintenant. Je ne peux quand même pas faire son travail à sa place. Bon, qu’est-ce que je vais mettre ? Ça n’a pas de bon sens : tout le texte sera bousillé si je mets « n’importe quoi » sur cette ligne-là. Ah ! Ça vaut la peine de faire appel à un traducteur compétent pour avoir un bon résultat, tiens !

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Je mets le problème sur la glace (pour empêcher qu’il enfle). Une demiheure passe. Le téléphone sonne. Sûrement le client qui n’a pas cessé de ­réfléchir à ce passage pendant tout ce temps. « Salut [tiens, c’est mon comptable]. Ton rapport TPS-TVQ va être prêt bientôt, mais dans ton compte, il y a un retrait de 15 $ le 7 juillet [ça fait trois mois]. Qu’est-ce que c’était ? [Après tout, c’est toi qui l’as dépensé.] – Peut-être que… euh… Je ne sais pas. Il n’y a pas de facture ? [Après tout, c’est toi le comptable.] – J’ai fouillé partout, et non, il n’y a pas de facture. C’est parce qu’il me faut un papier, et puis je dois savoir où classer la dépense. – Classe-la n’importe où, ça n’a pas d’importance. [Clic.] » Ah ! Ces comptables ! Toujours là pour couper les cheveux en quatre !

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François Lavallée L’avis de vacances dont je rêve Généralement, mon avis de vacances ressemble à quelque chose comme ceci : Veuillez prendre note que je serai en vacances du… au…. Si vous avez un besoin urgent de services de traduction pendant cette période, veuillez communiquer avec XXX, trad. a. Au plaisir ! Mais cette année, une curieuse envie sourd en moi. Celle d’écrire quelque chose comme ceci : Cher client, Sans vouloir vous vexer, c’est avec un soulagement sans borne que je vous annonce que toute tentative pour communiquer avec moi pour des motifs professionnels du… au… tombera dans le vide. Mon télécopieur sera sourd aux appels. Mon téléphone sera muet puisqu’il n’y aura personne pour l’entendre, et il n’y aura personne non plus pour surveiller avec angoisse la longueur et le nombre de fichiers téléchargés dans mon ordinateur par courrier électronique. Pendant cette courte période, je vivrai le vendredi à 16 h la même sérénité que le dimanche matin à 10 h, je laisserai glisser avec insouciance dans mes lectures toute phrase incomplète ou incompréhensible, les phrases ambiguës me procureront un plaisir sain, je me coucherai à une heure décente en laissant résonner dans ma tête les mots justes de Victor Hugo et non à une heure tardive en calculant le nombre juste de mots qu’il me reste à faire avant la fin de la semaine, je n’aurai pas besoin de savoir si les titres des documents cités dans un texte que je lis ont été traduits, les mots leader, proactif, alternatif, et cher en début de lettre, me seront tout à fait indifférents, je me vautrerai dans des textes écrits, rédigés, faits en français qui, comme un baume sur mes maux injustes, me rassureront sur les ressources infinies de cette langue, et je découvrirai comme par enchantement ce que je n’ose croire pendant le reste de l’année, à savoir que vous pouvez vous passer de moi.

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Si vous avez un besoin urgent de traduction pendant mon absence, vous pouvez toujours utiliser le traducteur d’Alta Vista50 et, surtout, parlez-en à vos amis. À mon retour, c’est avec plaisir que je réapprendrai à dire oui en vue de rattraper le plus vite possible mes concitoyens baby-boomers qui me font tous bye bye sur le seuil de la retraite. Et si ce temps d’arrêt a lui-même la faculté d’accélérer mon processus de vieillissement, et si la sagesse, à la faveur du passage des jours tranquilles, venait à s’instiller en moi et à me faire prendre conscience de l’importance relative des choses, peut-être trouverons-nous ensemble, à mon retour, une formule qui me permettra de ne pas avoir besoin si cruellement de me passer de vous pendant deux semaines l’an prochain. Je vous en souhaite autant.

50. Le « traducteur d’Alta Vista » est l’équivalent de l’actuel Google Translate, en moins bon.

Notices biographiques

Louis-Paul BÉGUIN – Né à Amiens, Louis-Paul Béguin (1923-2000) quitte la France après la Deuxième Guerre mondiale et s’installe aux États-Unis. Il immigre au Canada en 1960 et s’établit à Toronto, où il est traducteur, puis chef des services linguistiques à La Prudentielle. En juillet 1968, il crée le Bulletin linguistique au sein de cette compagnie d’assurances. Deux ans plus tard, il déménage au Québec et travaille quelques années dans la capitale avant de s’établir à Montréal. Il tient une chronique de langue dans Le Nouvelliste, puis dans Le Devoir. Entré à l’Office de la langue française en 1971, il est affecté au chantier de la refrancisation des assurances et publie des ouvrages de nature linguistique et terminologique, dont le Vocabulaire correctif des assurances (1972), Le mot du jour (1974) et Problèmes de langage au Québec et ailleurs (1978). Parallèlement, il signe Le miroir de Janus (1967), ­L’impromptu de Montréal (1974), Poèmes et pastiches (1986) et Parcours parallèles (1988). Pierre BENOÎT – Le Montréalais Pierre Benoît (1906-1986) fait ses études classiques au Collège Sainte-Marie et reçoit son diplôme en 1926. Inscrit en droit à l’Université de Montréal, il ne termine pas son cours et s’oriente en journalisme à La Patrie. Sa carrière de traducteur commence en 1929 à La Presse canadienne en tant que traducteur de dépêches, fonction qu’il occupera au Canada, puis à La Presse, tout en collaborant aux pages littéraires de ces journaux. Son premier livre, La vie inspirée de Jeanne Mance (1934), lui vaut le Prix d’Action intellectuelle. En 1940, il quitte La Presse pour occuper un poste au Bureau des traductions. Onze ans plus tard, il est chef du service de traduction de la Banque du Canada. Il y reste quatorze ans, et finit sa carrière, en 1968, comme chef adjoint à la section de traduction du ministère des Finances. En marge de son travail de traduction, il publie une trilogie, Le sentier couvert (1944), Martine Juillet (1945) et Le marchand de la Place royale (1960), et deux titres aux Éditions HMH dans la collection « Figures canadiennes » : Maisonneuve (1960) et Lord Dorchester (1961). Il a aussi été secrétaire de la Société des écrivains (section d’Ottawa) de 1949 à 1959 et directeur de l’Association technologique de langue française d’Ottawa de 1950 à 1953. Il publie son autobiographie, À l’ombre du mancenillier, en 1981. 211

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Jacques BERNUY – Né à Sainte-Rose-du-Lac, au Manitoba, Jacques Bernuy (19222007) a vécu cinq ans à Trois-Rivières avant d’aller faire son cours classique à Montréal. Ses études terminées, il s’engage dans la marine en 1943 et sert pendant deux ans à bord de la frégate HMCS Sainte-Thérèse qui escortait les convois durant la bataille de l’Atlantique. Il fait ses premières armes en traduction à la Sun Life, à Montréal, puis entre au Bureau des traductions en 1953. Il est alors rattaché au bureau du surintendant adjoint, Pierre Daviault, à titre de terminologue, le premier au Canada. En 1955, il est affecté à la section du Bureau fédéral de la statistique, où il reste dix ans avant d’aller occuper un poste de rédacteur-réviseur à la Northern Electric. Lorsqu’il prend sa retraite en 1987, il est chef des Services linguistiques de Bell-Northern Research. Hector BERTHELOT – Originaire de Trois-Rivières, Hector Berthelot (1842-1895) fait ses études à Chambly, et à Saint-Hyacinthe, puis au Collège Sainte-Marie de Montréal. Bien qu’il soit admis au barreau en janvier 1865, il renonce à exercer sa profession. Il s’inscrit plutôt à l’école militaire et obtient son brevet de lieutenant. Dès 1862, il embrasse la carrière de journaliste, d’abord au journal satirique La Scie, à Québec, puis à la rédaction des principaux journaux québécois de l’époque : L’Ordre, Le Bien public, La Minerve, Le Monde, La Patrie, L’Étendard et La Presse. Mais son nom est surtout associé aux feuilles satiriques et humoristiques La Guêpe, Le Canard, Le Vrai Canard et Le Violon. Hector Berthelot se fait aussi connaître comme caricaturiste. Son nom est aussi lié à l’histoire de la bande dessinée au Canada, car il développe un prototype de dessin à bulles en décembre 1883. Il a laissé des romans humoristiques, dont Histoires du Vieux-Montréal, dans La Patrie, Mystères de Montréal, dans Le Vrai Canard, et deux parodies d’Alexandre Dumas, Le compte de Monto Christin et Les trois Moustiquaires, dans Le Canard. Lucile BLAIN – Native de Montréal, Lucile Blain (1914-2007) s’inscrit aux cours de traduction donnés à l’Institut de traduction de Montréal en 1940, les premiers du genre au Québec, et obtient son diplôme en 1943. Elle a travaillé à Montréal comme publiciste pour le groupe chimique et pharmaceutique d’origine française, les Laboratoires Poulenc. Hispanisante, elle est membre du cercle Inter Nos, de l’Alliance des Montréalaises et de la Société des traducteurs de Montréal. Jacques BRAULT – Poète, dramaturge, romancier, traducteur et essayiste, Jacques Brault, né à Montréal, fait ses études classiques au Collège Sainte-Marie (Montréal) et à l’Institut d’études médiévales, où il obtient son diplôme (M. Sc.) en 1958. Boursier du Conseil des arts, il entame des études de doctorat à la Sorbonne et fait un stage de spécialisation en études romanes à l’Université de Poitiers. Il fait aussi des stages à Harvard et à Aix-en-Provence. De retour à Montréal, il amorce, en 1960, sa carrière professorale à l’Institut d’études médiévales, puis, en 1981, il passe au Département d’études ­françaises de l’Université de Montréal. Membre fondateur de l’Union des

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écrivaines et des écrivains québécois, Jacques Brault collabore à plusieurs revues et participe à de nombreuses émissions culturelles sur les ondes de Radio-Canada. Il est un des cofondateurs des Éditions du Sentier. Dans le domaine de la traduction, outre Poèmes des quatre côtés (1975) et ses fréquentes collaborations à la revue bilingue de traduction ellipse, on lui doit Transfiguration (1999), coécrit avec l’Albertain E. D. Blodgett (qui traduira de Brault Au fond du jardin en 2001). Jacques Brault est aussi, avec JeanPierre Prévost et Marc Sevin, traducteur de l’« Apocalypse » de saint Jean, renommée « Dévoilement de Jésus Christ » (Brault, 2001 : 2695-2719). Son œuvre lui a valu de nombreux prix, dont le prix David (1965), le prix FranceCanada (1968), les prix ­Athanase-David (1986) et Gilles-Corbeil (1996), tous deux pour l’ensemble de son œuvre, trois Prix littéraires du Gouverneur général (1970, 1984 – pour son unique roman Agonie –, 1999) et le prix Victor-Barbeau (2013) décerné par l­’Académie des lettres du Québec.

Irène de BUISSERET – Née à Menton, Irène de Buisseret (1918-1971) fait ses études à Paris et obtient un baccalauréat ès sciences et une licence en droit de la Sorbonne. Active dans la Résistance, elle est attachée de presse au ministère de la Guerre en 1945 et dirige la chronique des affaires étrangères à l’hebdomadaire Le Carrefour, de Paris. Elle quitte la France pour le Canada en 1947. D’abord professeure de langues modernes à l’Université de l’Alberta, elle passe au journal Le Soleil en 1950. L’année suivante elle occupe un poste de traductrice aux Débats, à Ottawa. Après avoir travaillé quelques années dans le secteur privé, elle revient au Bureau des traductions, d’abord aux Affaires extérieures (aujourd’hui ministère des Affaires mondiales), puis fait un retour aux Débats avant d’être affectée à la Cour suprême. Irène de Buisseret a enseigné la traduction à l’Université d’Ottawa et collaboré à de nombreuses revues tant en France qu’au Canada, notamment Chronique de France, Saturday Night et La Nouvelle Revue canadienne. Elle est l’autrice de deux livres de contes pour enfants, d’un roman, L’homme périphérique (1963), et d’un manuel de traduction, Guide du traducteur (1972), réédité sous le titre Deux langues, six idiomes (1975). Michel BUTTIENS – Titulaire d’une licence en traduction de l’Université de l’État à Mons (Belgique), Michel Buttiens, né à Liège, émigre au Québec en 1974. Il amorce sa carrière comme traducteur technique et ajoute progressivement à son arc les cordes de traducteur littéraire, rédacteur, journaliste d’entreprise et enseignant. Lauréat d’un Prix de traduction du Conseil des arts du Canada en 1985, il est membre actif de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada et de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, dont il dirige la revue Circuit pendant de nombreuses années. Traducteur agréé, Michel Buttiens est lauréat du Prix du Conseil des traducteurs, terminologues et interprètes du Canada en 2007 et du prix Mérite OTTIAQ 2008. Seul ou en collaboration, il a publié une vingtaine de traductions littéraires et a participé à la traduction d’une dizaine de catalogues

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d’expositions de peintures. Il a également été fournisseur de services de traduction pour le Musée canadien de l’histoire et pour l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

Roger CANZIAN – D’origine française, Roger Canzian a d’abord été traducteur à la Traduction générale au Bureau des traductions à partir de 1972, puis r­éviseur parlementaire. Après avoir suivi une formation interne en interprétation, il a été affecté comme traducteur-interprète aux délibérations des comités de la Chambre des communes et réviseur pour la Dical. Il a quitté la fonction publique en 1984 pour aller ouvrir un gîte touristique en Colombie-­Britannique, avant d’aller s’établir en France. Louis-Joseph CHAGNON – Natif de Waterloo (Québec), Louis-Joseph Chagnon (1889-1947) a été journaliste, traducteur, poète et dramaturge. Après avoir terminé son cours classique au Séminaire de Saint-Hyacinthe (1903-1911), il poursuit des études de notariat à Granby de 1913 à 1915. Parallèlement, de 1910 à 1914, il est directeur et rédacteur de l’influent Journal de Waterloo, propriété de son père. En 1915, Louis-Joseph Chagnon s’installe à Ottawa. D’abord secrétaire de l’Imprimeur du Roi, il est nommé, à peine six mois plus tard, traducteur à la Division des Livres bleus, puis aux Débats en 1917, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort. Il est l’auteur d’un unique recueil de poèmes La chanson des érables (1925) et sa pièce en un acte, Le chapeau de paille, a été jouée à Ottawa en 1927 et primée en 1928 au concours du Salon des poètes de Lyon. La Revue des poètes de France lui avait décerné un diplôme d’honneur, en 1924. Plusieurs de ses poèmes ont été mis en musique. Très actif dans la vie culturelle, littéraire et patriotique de la capitale fédérale, Louis-Joseph Chagnon a été élu président de l’Association technologique de langue f­ rançaise d’Ottawa et président de la Société Saint-Jean-Baptiste de cette ville. Il a en outre été directeur de la Société de conférences de l’Université d’Ottawa et de l’Alliance française d’Ottawa, et membre de la Société des poètes c­ anadiens-français et du Cercle littéraire de l’Institut canadien-français d’Ottawa. Toussaint-Gédéon COURSOLLES – Né à Montréal, le journaliste Toussaint-Gédéon Coursolles (1832-1904) entre à la rédaction du Pays en 1852. Cinq ans plus tard, il est traducteur à l’Assemblée législative du Canada et succède à EugènePhilippe Dorion (1830-1872) comme traducteur en chef le 1er juillet 1872. Il occupe ce poste jusqu’en 1902 et est mis à la retraite le 1er juillet 1903. Jean-Pierre DAVIDTS – Natif de Liège, Jean-Pierre Davidts poursuit une carrière de traducteur scientifique après des études en microbiologie et en traduction. Accessoirement, il écrit. Des nouvelles, d’abord, pour diverses revues (Stop, XYZ, Alibis), puis une trentaine d’ouvrages en littérature jeunesse (Boréal, Les 400 coups, Soulières). Parue en 1997 aux éditions Les Intouchables, sa lettre à Antoine de Saint-Exupéry, qui fait revivre le Petit Prince, connaît un succès mondial et est traduite dans une trentaine de langues. En 2008, il amorce une saga fantastique de 3 200 pages, Les sept larmes d’Obéron, aux

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éditions Michel Brûlé, qu’il amène à sa conclusion huit ans plus tard avant de retourner à la littérature jeunesse.

Joseph-Gérard DeGRÂCE – Originaire de Shippagan, au Nouveau-Brunswick, Joseph-Gérard DeGrâce (1905-1988) fait des études à l’École normale, puis au Collège Sacré-Cœur de Bathurst et obtient une maîtrise de l’Université Saint-Joseph (1944). Après avoir été enseignant et principal dans des écoles du Nouveau-Brunswick (1927-1948) et professeur à l’École normale de Fredericton (1948-1953), il a été nommé sous-ministre adjoint de l’Éducation du Nouveau-Brunswick (1953-1964), sous-ministre de l’Éducation (19641968), puis traducteur et réviseur au Bureau de traduction, à Fredericton (1968-1972). Il est l’auteur des ouvrages Expression française (quatre volumes parus entre 1957 et 1963), de l’Historique de la Régie des alcools du NouveauBrunswick (1968) et d’un Petit guide grammatical (1973). Il a aussi traduit sept manuels d’arithmétique pour les éditions Copp Clark. La distinction ­d’officier de l’Ordre du Canada lui a été remise en 1981. René DIONNE – C’est dans un laboratoire montréalais de postsynchronisation que René Dionne a amorcé sa carrière en traduction dans les années 1960. Il y adaptait en français des séries télévisées telles que Voyages au fond des mers (1964-1968 : 78 épisodes de 50 min), Skippy le Kangourou (1968-1970 : 91 épisodes de 25 min) et Les Simpson (depuis 1989, des centaines d’épisodes de 22 min). Il compte à son actif l’adaptation de dizaines d’autres émissions, ainsi que de nombreux films et documentaires de l’Office national du film. À la demande de metteurs en scène, il a commencé à faire des adaptations ­théâtrales, cette activité s’inscrivant dans la continuité de son travail à Synchro Québec. En 1986, celui que l’on qualifiait de « doyen des traducteurs de pièces de théâtre au Québec » avait tradapté plus d’une vingtaine de pièces d’auteurs comme Edward Albee, John Herbert, Jason Miller, Neil Simon, Tennessee Williams et Virginia Woolf. Presque toutes les grandes troupes de théâtre québécoises ont fait appel à ses services, dont la Compagnie Jean Duceppe, le Théâtre du Trident, le Théâtre de Quat’Sous, le Théâtre de la Manufacture ou encore le Théâtre du Nouveau Monde. Théophile DUMONT – Après ses études, Théophile Dumont (1903-1995) entre au ministère des Chemins de fer et des Canaux en 1923 à titre de commis sténographe. Il passe ensuite au ministère du Revenu (Douanes et Accise), est promu commis en 1926, puis traducteur en 1928. Il succède à son chef, Esdras Terrien, en 1943 et sera président de l’Association technologique de langue française d’Ottawa de 1942 à 1944. À titre de spécialiste de la terminologie des tarifs et des douanes, il fait partie de la délégation canadienne à la conférence internationale de Genève (1947). En 1971, la direction du Bureau des traductions le nomme à la tête du Comité consultatif à la qualité, ancêtre de la Division de la qualité linguistique, la Dical (voir p. 172). Naturaliste amateur, il a rédigé un manuel de sciences naturelles, resté inédit.

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Michel GARNEAU – Poète, dramaturge et traducteur, Michel Garneau (1939-2021) publie son premier recueil, Langage, en 1962. Outre ses recueils de poésie – une trentaine –, le Montréalais a composé une vingtaine de pièces originales, dont plusieurs ont été traduites et adaptées en anglais, en espagnol, en portugais ou en allemand et jouées un peu partout dans le monde. Ses « tradaptations » ‒ il est l’auteur de ce néologisme ‒ de La Tempête, de Macbeth et de Coriolan, mises en scène par Robert Lepage, ont fait date. Michel Garneau a également traduit Le Soir des rois pour le jeune public du Théâtre Am Stram Gram de Genève. Après avoir enseigné pendant une vingtaine d’années à l’École nationale de théâtre, à Montréal, il est nommé directeur artistique de la section française de cette école. En 1978, il refuse le Prix littéraire du Gouverneur général pour son recueil Les petits chevals amoureux, dans un geste politique et de protestation contre son emprisonnement pendant la crise d’Octobre. Il est de nouveau lauréat de ce prix en 1989 pour sa pièce Mademoiselle rouge. La même année, il reçoit le prix Victor-Morin décerné depuis 1962 par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal pour honorer une personne qui s’est distinguée dans le domaine du théâtre. Le poète a rassemblé ses écrits poétiques dans Poésies complètes 1955-1987 (Guérin, 1988) et fait paraître Poèmes du traducteur en 2008. Deux ans avant sa mort, à la demande de la petite maison d’édition montréalaise L’Oie de Cravan, Michel Garneau publie une sélection de ses poèmes les plus marquants, Choix de poèmes (pas trop longs). L’année de sa mort, il fait paraître le récit de son enfance, Le couteau de bois (L’Oie de Cravan, 2021). Au cours de sa longue carrière, Michel Garneau aura aussi été conteur, metteur en scène et animateur ou coanimateur, surtout à RadioCanada, des émissions Les décrocheurs d’étoiles, La grand’jase et Le bonheur. Léon GÉRIN – Fils d’Antoine Gérin-Lajoie, Léon Gérin (1863-1951) fait son cours classique au Séminaire de Nicolet, puis s’inscrit à la Faculté de droit de ­l’Université de Montréal. Aussitôt après son admission au barreau, le 10 juillet 1885, il part faire des études au Musée d’histoire naturelle et à l’École des sciences sociales de Paris. De retour en 1887, il s’achète une terre de deux cents acres, dans la région de Coaticook. On le retrouve ensuite sténographe officiel à Montréal, secrétaire du ministre de l’Agriculture, à Ottawa, puis du ministre de la Milice, jusqu’à la défaite des conservateurs en juillet 1896. Il est alors nommé secrétaire du Commissaire à l’agriculture et à l’industrie laitière, poste qu’il occupe jusqu’en 1902. En avril 1903, il entre au service de traduction des Débats à titre de traducteur. Il sera chef de ce service de 1916 jusqu’à sa retraite, en 1935. Il est l’auteur de plusieurs articles et d’un Vocabulaire pratique de l’anglais au français (1937). En 1941, la Société royale du Canada, dont il a été le président pour l’exercice 1933-1934, lui décerne sa médaille Lorne Pierce et publie ses principales études d’histoire sociale.

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Patricia GODBOUT – La Montréalaise Patricia Godbout obtient une maîtrise en littérature canadienne comparée (1988) et un doctorat en études françaises (2003) de l’Université de Sherbrooke, où elle enseigne la traduction dans le Département des arts, langues et littératures jusqu’en 2021. Parallèlement, elle collabore assidûment à la revue de poésie bilingue ellipse, dont elle assume la codirection de 1986 à 1992. En 2004, elle publie aux Presses de l’Université d’Ottawa Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada (19501960), ouvrage consacré aux écrivains-traducteurs Guy Sylvestre, Frank Scott, Pierre Daviault et John Glassco. Elle a dirigé le Centre Anne-Hébert et participé à la préparation de deux des cinq tomes des Œuvres complètes de cette écrivaine. Elle collabore aussi actuellement au projet d’édition de la correspondance littéraire de Louis Dantin, dont le premier tome est paru en 2014 :  Une émulation littéraire. La correspondance entre Louis Dantin et Alfred D ­ esRochers (1928-1939). Comme traductrice, elle a signé la traduction française de deux essais littéraires marquants : The New North American Studies de Winfried Siemerling, parue sous le titre Récits nord-américains d’émergence (Presses de l’Université Laval, 2010) et Five Part Invention. A History of Literary History in Canada, de E. D. Blodgett, sous le titre Invention à cinq voix. Une histoire de l’histoire littéraire au Canada (Presses de l’Université Laval, 2012). En 2014, l’Université de Sherbrooke lui a décerné le Prix de la recherche et de la création, volet sciences humaines et sociales. Son premier roman, Bleu bison (Leméac, 2017), a été traduit en italien. Patricia Godbout est membre de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec et de l’Association canadienne de traductologie. Jacques GOUIN – Natif de Montréal, Jacques Gouin (1919-1987) a obtenu un diplôme en langues et littératures de l’Université McGill (1941) et un diplôme en sciences politiques de l’Université d’Ottawa (1952). Après avoir servi dans l’artillerie pendant la Deuxième Guerre mondiale, il entre au Bureau des traductions en 1945, à la Traduction générale, puis passe à la section du ministère des Anciens Combattants. Un an plus tard, il est muté à la section des Affaires extérieures (1948-1952). Il est ensuite envoyé aux Débats, puis à la section des Postes (1952-1956), et revient aux Débats après un court passage au Canadien National, à Montréal. En 1963, il est affecté à la section de la Défense nationale, où il est chef adjoint, puis chef jusqu’à sa retraite, en 1974. Écrivain et historien, il est membre de la Société des écrivains canadiens (1952) et collabore à la Nouvelle Revue canadienne de Pierre Daviault. ­Fondateur de la Société historique de l’Ouest du Québec, à Hull (1966), et de la Société d’histoire et de généalogie des Pays-d’en-Haut, à Saint-Sauveur (1979), il s’est vu décerner le prix David M. Stewart pour son apport à l’histoire militaire. Il a signé Par la bouche de mes canons (1970) et Lettres de guerre d’un Québécois (1975) et a traduit plusieurs titres dans le domaine de l’histoire militaire canadienne, dont Armes, hommes, gouvernements (1970) et Coutumes et traditions des Forces armées canadiennes (1980).

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Paul HALLÉE – Après des études de sociologie à l’Université Sir George-Williams, Paul Hallée (1938-2000) est entré comme traducteur au Bureau des traductions en 1975 ; il a passé une dizaine d’années à la section Approvisionnements et Services et collaboré dans les années 1980 à la revue de nouvelles 36 Manières, fondée à Hull (Québec) en 1978. Raoul JOURNEAN – Né à Marseille en 1939, Raoul Journean (pseudonyme de Jean-Raoul Fournier) est décédé le 6 juin 2014, à Toronto. Après avoir obtenu un diplôme en droit de l’Université d’Aix-en-Provence, il va passer une année en Angleterre, d’où il revient avec un diplôme d’anglais de l’Université de Cambridge. Il participe ensuite, « contre son gré », précise-t-il, à la guerre d’Algérie, et enseigne quelque temps à de jeunes enfants algériens. Immigré au Canada en 1965, il enseigne d’abord le français dans divers établissements secondaires de l’Ontario, principalement à Toronto, puis est conseiller linguistique et traducteur des lois au gouvernement de l’Ontario. Il a signé plusieurs recueils de nouvelles et de poèmes et quelques ouvrages ayant pour thème la traduction : le manifeste Le « business » de la traduction (1981), une pièce de théâtre, Gros Bide, ou Le traducteur heureux (c1981/2012) et un récit autobio­ gra­phique, Journal d’un traducteur. Chronique d’un citoyen du monde (2014). François LAVALLÉE – Diplômé de l’Université Laval en traduction et membre d’honneur de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (2020), le traducteur, nouvelliste, fabuliste et romancier François Lavallée, originaire de Québec, a travaillé à son compte pendant vingt ans avant de passer chez Edgar en 2009. Il est aujourd’hui vice-président à la formation et à la qualité de ce cabinet de traduction de Québec. En 2006, il avait fondé Magistrad, une école de perfectionnement en traduction qui offre une trentaine de cours donnés par une quinzaine de formateurs. En plus ­d’enseigner la traduction à l’Université Laval et de donner des conférences, François Lavallée a publié des ouvrages pratiques utiles aux traducteurs. Son premier guide, Le traducteur averti (2005), sous-titré Pour des traductions idiomatiques, a été suivi du Traducteur encore plus averti (2016), sous-titré Pour sortir des ornières de traduction. Léon LEDIEU – Avocat, journaliste, professeur et traducteur, Léon Ledieu (18451907), né à Arras, a été soldat pendant la guerre franco-prussienne. Arrivé au Canada en 1873, il fait son droit à McGill et pratique en société pendant quelques années avant d’être journaliste à La Minerve, au Monde illustré et à La Presse. En 1888, il succède au traducteur en chef, Buteau Turcotte, à titre de traducteur en chef du bureau français à l’Assemblée législative à Québec. Léon Ledieu est l’auteur de plusieurs publications, dont Biographie de Charles Thibault (1884), L’insurrection du Nord-Ouest (1885), Les funérailles de Louis Riel (1885), Après la pendaison de Riel (1886), Entre nous : causeries du samedi (1889). Une rue porte son nom à Montréal dans le quartier Ahuntsic.

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Frèdelin LEROUX fils – Né à Jogues, dans le Nord de l’Ontario, Frèdelin Leroux se destinait à l’enseignement de l’éducation physique. Il a failli devenir directeur du cinéma Nelson à Ottawa (devenu le Bytown), rue Rideau. Par accident, il aboutit au Bureau des traductions. C’était en 1967, année de la parution du premier Petit Robert… Tour à tour traducteur, réviseur et chef de service, il sentit un jour le besoin de défendre ces expressions mises à l’index par les censeurs de la langue, au nom du « bon français » ; certaines d’entre elles étaient condamnées à répétition depuis plus d’un siècle… Sur une période de trente ans, il a livré le fruit de ses recherches dans les pages de L’Actualité terminologique (1968-2004), renommée L’Actualité langagière (2004-2013), avant de cesser de paraître. Ses chroniques ont été publiées aux Éditions David, sous le titre Mots de tête (2002) et Mots de tête bis (2013). Paul LEROUX – Traducteur du français vers l’anglais, Paul Leroux (1956-2021) a exercé sa profession au gouvernement fédéral, à Ottawa, de 1981 à 2014. En septembre 2012, il a reçu le Prix du président-directeur général du Bureau de la traduction et, en décembre de la même année, il s’est vu décerner la Médaille du jubilé de diamant de la reine Elizabeth II. Animé d’une grande passion pour la langue et doué d’un talent remarquable pour l’écriture, il a été un auteur prolifique et a traduit de la poésie, des essais et des articles à partir de plusieurs langues. Il a aussi signé des nouvelles dans plusieurs anthologies. Michel LESSARD – Traducteur indépendant et humoriste, Michel Lessard est l’auteur, entre autres, de la version française de l’étude de Richard H. Leftwich, Le système des prix et la répartition des ressources (Éditions HRW, 1975). Il a aussi coordonné la traduction de l’ouvrage de référence de Dan Turner, Les Expos, nos amours (France-Amérique, 1983). Robert MELANÇON – Professeur au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, poète, critique littéraire et traducteur, Robert Melançon, né à Verdun (Québec), a fait de la poésie de la Renaissance un de ses principaux champs d’études ; on lui doit notamment des ouvrages et des textes portant sur Pétrarque, Montaigne, Jodelle, Marguerite de Navarre et Joachim du Bellay. Il a aussi exploré la littérature française du xxe siècle et préparé pour la « Bibliothèque de la Pléiade » deux volumes d’édition critique d’œuvres de Francis Ponge, et a consacré des études à Jacques Roubaud et à André Malraux. Il a signé une douzaine de recueils de poèmes et est récipiendaire du Prix littéraire du Gouverneur général (1979) et du prix Alain-Grandbois (2005). Il s’est aussi illustré comme traducteur, ce qui lui a valu un second Prix du Gouverneur général (1990) pour sa traduction du roman d’Abraham M. Klein, The Second Scroll (Le second rouleau), cotraduit avec Charlotte Melançon. Robert Melançon est membre de la Société royale du Canada depuis 1992.

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Marco MICONE – Écrivain et dramaturge, Marco Micone, originaire de ­Montelongo, en Italie, immigre au Canada en 1958. La lecture de La petite poule d’eau de Gabrielle Roy lui fait découvrir la littérature québécoise et canadienne-­française. Au collège Loyola, à Montréal, il étudie les littératures québécoise et française, puis obtient sa maîtrise à l’Université McGill, en 1971. Son mémoire porte sur l’œuvre du dramaturge québécois Marcel Dubé. Marco Micone fait de l’intolérance ethnique et linguistique le thème central de son œuvre. Il s’intéresse tout particulièrement au dialogue interculturel entre les Italo-Québécois et le reste de la population québécoise. Il tente par ses pièces d’inscrire l’expérience immigrante dans l’imaginaire québécois. Ses publications incluent Gens du silence (1982), Voiceless people (1984), Déjà l’agonie (1988), le poème Speak What (1989) en réponse au Speak White de Michèle Lalonde, Le figuier enchanté (1992), Migrances (2005) et On ne naît pas Québécois, on le devient (2021). Il a signé des adaptations françaises de Goldoni, Gozzi et Shakespeare et mérité, en 1989, le Grand Prix du Journal de Montréal pour sa pièce Déjà l’agonie. Pierre NEPVEU – Poète, essayiste, biographe et romancier, Pierre Nepveu, né à Montréal, a enseigné la littérature pendant trente et un ans à l’Université de Montréal, dont il est un professeur émérite depuis 2011. Spécialiste de Gaston Miron et auteur de sa première biographie, il a enseigné dans plusieurs universités canadiennes. Codirecteur (1972 à 1975) de la revue ellipse et critique de poésie pour Lettres québécoises depuis 1976, il a dirigé la revue Études françaises de 2000 à 2003. Il a signé une dizaine de recueils de poèmes. Plusieurs de ces œuvres ont été traduites en anglais et couronnées de prix ­prestigieux, dont le Prix littéraire du Gouverneur général. Pierre Nepveu a aussi fait paraître des textes dans Liberté, La nouvelle barre du jour, Estuaire et Le Devoir. Ses poèmes figurent également dans des anthologies en Russie, au Brésil et au Japon. Il a publié dans des revues québécoises des traductions de poètes canadiens et américains et aussi brésiliens, polonais et slovènes. Pierre Nepveu est membre de la Société royale du Canada depuis 2015. Geneviève NGUYEN – Après avoir obtenu, à la fin des années 1940, sa maturité – équivalent suisse du baccalauréat français –, Geneviève (Mudry) Nguyen (1930-1990), née à Saint-Maurice, en Suisse, travaille comme secrétaire dans un cabinet dentaire, à Sion, comme serveuse dans un café zurichois, comme jeune fille au pair à Rome, puis dans une banque et une pizzeria à Londres, où elle rencontre son futur mari. Elle immigre avec lui et son jeune fils au Canada en 1966. Sa trajectoire lui vaut d’être quadrilingue, ce qui lui donne une bonne préparation pour pratiquer le métier de traductrice ponctuellement pour une société roumaine d’import-export de la métropole ontarienne. Parallèlement, elle obtient une maîtrise en traduction de l’Université de Toronto et, par la suite, un poste de traductrice au gouvernement de l’Ontario. Elle intègre la fonction publique fédérale en 1976, où elle sera successivement cheffe de la section de traduction du ministère de l’Agriculture et du service de traduction des comités de la Chambre des communes.

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Alain OTIS – Traducteur agréé, Alain Otis, originaire de Matane, a fait carrière au Bureau de la traduction pendant trente ans. Boursier du Secrétariat d’État, il a été traducteur à Ottawa, puis au Nouveau-Brunswick, avant d’être nommé chef de service dans les provinces de l’Atlantique, fonction qu’il a occupée jusqu’en 2002. Il a ensuite été chargé d’enseignement, puis chargé de cours en traduction à l’Université de Moncton jusqu’en 2019, année de sa retraite. Coauteur des Douaniers des langues. Grandeur et misère de la traduction à Ottawa, 1867-1967 (Presses de l’Université Laval, 2016), il a aussi collaboré à la rédaction du recueil de portraits Interprètes au pays du castor (Presses de l’Université Laval, 2019), ouvrage qui a obtenu en 2021 le premier Grand Prix de Traductologie décerné par la Société française de traductologie, et a participé à la rédaction du dictionnaire Notions d’histoire de la traduction (Presses de l’Université Laval, 2021). Guy PERREAULT – Né à Drummondville, Guy Perreault a fait des études en traduction à l’Université Laval. Boursier du Secrétariat d’État, il a passé trois ans au Bureau des traductions avant d’exercer son métier comme traducteur indépendant. Parallèlement, il mène une carrière sur scène depuis qu’il a remporté, en 1981, le premier prix auteur-compositeur-interprète au Festival international de la chanson de Granby. Seul ou en collaboration, il a monté de nombreux spectacles de chanson, d’humour et de variétés, présentés aux quatre coins du Québec, en Ontario, en France et en Suisse. En 1996, il a produit un album intitulé Terra Nostra, puis, en 2004, un enregistrement en direct de son spectacle engagé Shalom. Adepte du slam depuis 2007, il a remporté la médaille d’or au Grand Slam national de 2011, ce qui lui a valu d’aller représenter le Québec, en juin 2012, à la Coupe du monde de poésie, à Paris, où il a terminé sur la deuxième marche du podium. Il est l’auteur d’un livre de contes, Tu prendras parti et je prendrai… par là (2007). Daniel POLIQUIN – Écrivain et traducteur prolifique, Daniel Poliquin est natif d’Ottawa. Après avoir terminé son baccalauréat avec concentration d’allemand à l’Université d’Ottawa, il passe à l’Université Carleton, où il obtient un baccalauréat spécialisé et une maîtrise d’allemand. En 1976, il amorce sa carrière dans la fonction publique fédérale ; il y sera d’abord traducteur pendant quatorze ans, puis interprète à la Chambre des communes. Parallèlement, il poursuit ses études à temps partiel et reçoit une maîtrise de littérature comparée de l’Université Carleton, puis un doctorat ès lettres de l’Université d’Ottawa. Il est chargé de cours d’allemand pendant quatre ans à l’Université Carleton et enseigne la traduction à l’Université d’Ottawa pendant sept ans, à temps partiel. Ces deux universités lui ont décerné un doctorat honoris causa. Outre deux recueils de nouvelles et deux essais, Daniel Poliquin a signé une dizaine de romans, dont Le temps pascal (1982), L’Obomsawin (1987), Visions de Jude (1990 ; réédité sous le titre La côte de sable, 2000), L’écureuil noir (1994), L’homme de paille (1998), La kermesse (2006), L’historien de rien (2012), Le vol de l’ange (2014), Cherche rouquine, coupe garçonne (2017).

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Son « univers narratif » a fait l’objet d’un colloque à l’Université McGill en 2006 ; les actes sont parus sous le titre Lire Poliquin (Prise de parole, 2009). Il faut ajouter à cela l’essai que lui a consacré François Ouellet, La fiction du héros : l’œuvre de Daniel Poliquin. On lui doit aussi la traduction française de nombreux auteurs de langue anglaise, dont Jack Kerouac, Mordecai Richler, Matt Cohen, W. O. Mitchell, John Saul, David Hackett Fischer (Le rêve de Champlain) et Douglas Glover. Après avoir été quatre fois finaliste au Prix littéraire du Gouverneur général, le traducteur a remporté ce prix prestigieux dans la catégorie « Traduction » (anglais-français) une première fois en 2014, pour L’Indien malcommode, de Thomas King, et une deuxième fois en 2017 pour Un barbare en Chine nouvelle, d’Alexandre Trudeau. Ses ouvrages de fiction et ses essais lui ont valu plusieurs autres prix et distinctions. Daniel Poliquin a été fait chevalier de l’Ordre de la Pléiade ainsi que de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française.

Eve RENAUD – Après un passage qualifié de « douloureux » en administration, se souvenant du plaisir éprouvé, à l’adolescence, à comparer les versions italienne et anglaise du livret de La Traviata, Eve Renaud a finalement décidé de s’inscrire en traduction à l’Université Laval, filant jusqu’à la maîtrise. Désormais quadrilingue (français, English, italiano et português), elle ne se déclarera polyglotte qu’une fois son objectif atteint : parler une cinquième langue avant de quitter la scène. Traductrice agréée de l’anglais au français et de l’italien au français, elle exerce son métier comme indépendante. Elle a tenu la chronique « Notes et contre-notes » du magazine Circuit pendant une vingtaine d’années, et signé quelques traductions publiées, dont Canadien Pacifique : l’empire du voyage (2015), de Barry Lane, et quelques biographies en ligne pour l’Institut de l’art canadien (Oscar Cahén, en 2015, et Paraskeva Clark, en 2016). Elle a également participé à la traduction de la dernière version en date du guide des collections permanentes du Metropolitan Museum of Art de New York. À l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, dont elle est membre depuis 1995, elle fait partie du jury du Concours de nouvelles Micheline-Simard. Hélène RIOUX – La romancière, nouvelliste et traductrice Hélène Rioux, née à Montréal, a publié une dizaine de romans, des récits et de la poésie. Elle a signé la traduction d’une trentaine d’ouvrages de l’anglais et de l’espagnol ainsi qu’une trentaine de livres pour enfants. Elle a notamment traduit des nouvelles, des romans et des essais d’auteurs canadiens ou étrangers tels que Pan Bouyoucas, Wayson Choy, Taras Grescoe, Julie Keith, James King, Jeffrey Moore, Yann Martel, Bernice Morgan, Lucy Maud Montgomery, Gustavo Sainz et Madeleine Thien. Elle-même a été traduite en anglais, en bulgare et en espagnol. Six fois finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général, elle a reçu le prix France-Québec, le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec, le Grand Prix littéraire du Journal de Montréal et le prix de la Quebec Society for the Promotion of English-Language Literature

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Awards (QSPELL) pour la traduction d’un roman écrit en anglais au Québec, remis par la Quebec Writers’ Federation.

Lori SAINT-MARTIN – Professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et spécialiste des études féministes en littérature (surtout québécoise), Lori Saint-Martin, née à Kitchener (Ontario), est aussi écrivaine, critique et traductrice littéraire. Elle vit au Québec depuis 1980 et affirme avoir deux langues maternelles, l’anglais et le français. Dans le domaine de la fiction, elle a signé trois recueils de nouvelles, Lettre imaginaire à la femme de mon amant (1991), Mon père, la nuit (1999) et Mathématiques intimes (2014), un roman, Les portes closes (2013), et un récit, Pour qui je me prends (2020). On lui doit la traduction de sept ouvrages à partir de l’espagnol et, avec son conjoint Paul Gagné, la traduction de pas moins de cent vingt livres de l’anglais vers le français. L’excellence du travail de ce tandem a été maintes fois reconnue et lui a valu, entre autres, le prix John-Glassco (1993), le prix Firestone de la meilleure traduction accordée par la Bibliothèque publique juive, trois prix de la meilleure traduction anglais-français de la Quebec Writers’ Federation (2004, 2006, 2008) et quatre Prix littéraires du Gouverneur général dans la catégorie « Traduction » pour Un parfum de cèdre (A.-M. MacDonald, 2000), Dernières Notes (T. Dobozy, 2007), Solomon Gursky (M. Richler, 2015) et Le monde selon Barney (M. Richler, 2018). Outre ces auteurs, le couple a aussi traduit des œuvres de Gil Adamson, Maya Angelou, Margaret Atwood, Neil Bissoondath, Cherie Dimaline, Jane Jacobs, Rupi Kaur, Thomas King, Naomi Klein, Alistair MacLeod, Daphne Marlatt, Michael Ondaatje, Louise Penny, Noah Richler, Carol Shields, Neil Smith, Miriam Toews et Richard Wagamese. Lori Saint-Martin est membre de la Société royale du Canada depuis 2013. Marc SAUVALLE – Immigrant d’origine française, Marc Sauvalle (1857-1920), né au Havre, a été tour à tour ou simultanément journaliste, écrivain et homme politique. Il fut un journaliste de premier ordre dans la presse à grand tirage naissante de la métropole montréalaise, après avoir été rédacteur de l’Abeille, à La Nouvelle-Orléans, et rédacteur en chef du Trait d’union, à Mexico, d’où il est expulsé pour s’être trop mêlé de politique. Il arrive au Québec en 1884 et est successivement rédacteur à La Patrie, à La Presse et au Canada. En janvier 1890, il est l’un des cofondateurs du Cercle littéraire et historique de Montréal. En 1905, la Chambre des communes lui confie la tâche de composer l’Index des Débats et, en 1907, il est secrétaire français de la Commission d’enquête sur les douanes. Il finira sa carrière comme traducteur au ministère des Mines, poste qu’il occupe de 1908 à 1920. Parmi ses publications figurent Les hommes du jour : Louis Fréchette (1893), l’œuvre polémique Le lauréat manqué : un voleur qui crie : Au voleur ! (1894), Napoléon Ier, les généraux et les femmes de l’épopée impériale (1898), La loi de conciliation : guide du conciliateur… (1899) et Recueil de discours préparés : allocutions, speeches, compliments, condoléances, toasts avec réponses, appropriés à toutes les circonstances de la vie et à tous les milieux (1901).

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André SENÉCAL – Traducteur agréé et rédacteur agréé, André Senécal, né à Verdun (Québec), a d’abord obtenu un baccalauréat spécialisé en traduction de l’Université d’Ottawa avant d’occuper un poste de rédacteur bilingue pour la Direction des installations aéroportuaires de Transports Canada. Il est ensuite passé au Bureau de la traduction du gouvernement fédéral, où il a fait carrière comme traducteur technique spécialisé en mécanique aéronautique et en mécanique industrielle. Il a également été gestionnaire d’un service de traduction, puis est revenu dans le secteur opérationnel à titre de traducteur expert. Parallèlement, il a été journaliste-pigiste pour le cahier des arts et des lettres du journal Le Devoir et a été chroniqueur pendant quatre ans pour la revue Vélo Mag. Avec Claude Bédard, il a copublié un guide pratique pour les traducteurs techniques, Entre nous (Linguatech, 1987). Chez le même éditeur, il a fait paraître, en 2012, Traduire pour l’aviation civile et militaire. Les Belles Lettres, à Paris, ont publié en 2016 ses « propos d’un traducteur » sous le titre Le bruissement des matins clairs. Passionné de littérature, il a obtenu une maîtrise en études langagières en consacrant une partie de son essai langagier à la traduction d’un reportage de l’écrivain américain John Steinbeck. Enfin, il a été chargé de cours à l’Université du Québec en Outaouais. Andrée SIMARD – Boursière en traduction du gouvernement fédéral, Andrée Simard, originaire de Chicoutimi, fait des études en traduction à l’Université d’Ottawa et ses premières armes comme traductrice au ministère des Affaires étrangères. Elle poursuit ensuite sa carrière comme réviseure aux délibérations des comités de la Chambre des communes, fonction qu’elle occupe jusqu’à sa retraite en 2009. Madeleine STRATFORD – Poète, traductrice littéraire et professeure agrégée à l’École multidisciplinaire de l’image de l’Université du Québec en Outaouais, Madeleine Stratford, née à Sherbrooke, est titulaire d’un baccalauréat en langues modernes de l’Université Bishop’s, d’une maîtrise en littérature allemande de l’Université McGill et d’un doctorat en traductologie de ­ ­l’Université Laval. Son premier recueil de poèmes, Des mots dans la neige (Anagrammes, 2009), lui a valu le Prix de poésie Orpheus, en France. Elle a signé plusieurs articles dans des revues scientifiques, dont Meta, TTR, Sendebar, la Revue d’études canadiennes, Babel et Palimpsestes, et codirigé avec Marianne Lederer le collectif Culture et Traduction. Au-delà des mots (Classiques Garnier, 2020). On lui doit également plusieurs traductions littéraires dans des revues et des anthologies, dont Calque,  Corresponding Voices, Alba Londres, TransLit et Carte blanche, ainsi qu’un texte d’accompagnement pour la première traduction allemande de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, réalisée par Till Bardoux (Traversion, 2011). Elle est membre de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada et de l’Association des traducteurs littéraires de France. Deux fois finaliste au Prix littéraire du Gouverneur général (2016 et 2019), Madeleine Stratford a remporté en 2013 le prix John-Glassco de l’Association des traducteurs et

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traductrices littéraires du Canada pour sa traduction du recueil de poèmes Ce qu’il faut dire a des fissures de l’Uruguayenne Tatiana Oroño.

Guy SYLVESTRE – Essayiste, critique littéraire, enseignant et historien de la littérature, Guy Sylvestre (1918-2010), natif de Sorel, obtient à l’Université ­d’Ottawa son baccalauréat général en 1939, son baccalauréat en philosophie en 1941 et sa maîtrise ès arts en 1942, année de son entrée au Bureau des traductions. Deux ans plus tard, il quitte le Bureau pour aller travailler au Bureau de l’information en temps de guerre. Parallèlement, il est directeur de la revue Gants du ciel. De 1945 à 1947, il est secrétaire particulier adjoint du ministre de la Justice, puis secrétaire particulier du secrétaire d’État aux Affaires extérieures et, enfin, secrétaire particulier du premier ministre du Canada Louis St-Laurent de 1948 à 1950. Après avoir été chef des services d’information au ministère des Ressources et du Développement, directeur adjoint, puis associé de la Bibliothèque du Parlement, Guy Sylvestre terminera sa carrière à titre de bibliothécaire en chef de la Bibliothèque nationale, poste qu’il a occupé de 1968 à 1983, année de sa retraite. Parallèlement, il donnera des cours à l’École de bibliothéconomie de l’Université d’Ottawa. Il a été élu à l’Académie ­canadienne-française en 1954. Outre son recueil de pastiches Amours, délices et orgues (1953) et son Panorama des lettres ­canadiennes-françaises (1964), il s’est surtout fait connaître par son Anthologie de la poésie canadienne d’expression française (1942), qui connaîtra plusieurs rééditions ; la septième sera renommée Anthologie de la poésie québécoise (1974). Guy Sylvestre a été élu membre de la Société royale du Canada en 1951. Rémi TREMBLAY – Poète, chansonnier, romancier, journaliste et traducteur, Rémi Tremblay (1847-1926), originaire du village de Sainte-Victoire, suit ses parents aux États-Unis. À l’âge de 16 ans, il s’engage dans l’armée unioniste pendant la guerre de Sécession. Engagé pour cinq ans dans l’armée américaine, il est fait prisonnier à Richmond (Virginie), déserte et rentre au Canada en 1865. Il gagne alors sa vie comme journaliste ; il dirige plusieurs des journaux les plus influents de son époque. À partir de 1880, il travaille comme traducteur sessionnel aux Communes, à Ottawa. Destitué en 1888 pour avoir participé trop activement à la campagne libérale lors des élections de 1887, il retourne au journalisme. En 1896, il entre à la Bibliothèque du Parlement, puis revient à la traduction, à la Chambre des communes, en mars 1897. Il est ensuite nommé adjoint du traducteur en chef, Dyonis L. Desaulniers, aux Livres bleus à partir du 1er avril 1920, un an et demi avant de prendre sa retraite. Cet autodidacte, qui termina à peine ses études primaires, est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Caprices poétiques et chansons satiriques (1883), Un revenant, épisode de la guerre de Sécession aux États-Unis (1884), traduit en anglais (One Came Back) par Marguerite Langford, en 2002, Coups d’aile et coups de bec (1888), Boutades et rêveries (1893), Vers l’idéal (1912) et son autobiographie Pierre qui roule (1923).

Bibliographie

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2. Livres et documents « Avant-propos » (1969), ellipse, no 1, p. 4. BATAILLON, Laure (1991), Traduire, écrire, Saint-Nazaire, Arcane 17, 123 p. BÉGUIN, Louis-Paul (1985), « Portrait d’un traducteur » [c1969], dans Poèmes et pastiches, 1965-1985, Montréal, Éditions Janus, p. 134-135. BENOÎT, Pierre (1981a), À l’ombre du mancenillier, Montréal, Éditions Bergeron, 281 p. BENOÎT, Pierre (1981b), [« Traducteur de dépêches et fonctionnaire »], extraits de À l’ombre du mancenillier, Montréal, Éditions Bergeron, p. 154-156 ; 161-162 ; 169-171 ; 177-182 ; 184-186. BERNUY, Jacques (1966), « La promotion de Raymond », Bulletin de l’ATIO, vol. 5, no 2, p. 27. BERTHELOT, Hector (1895), « Le bureau de déplacements », Le Canard, 6 juillet, p. 3. BLAIN, Lucile (1953), [« La gratuité, ou le plaisir de traduire »], extrait de « La gratuité », Argus, novembre, p. 11-­12. BONENFANT, Jean-Charles (1944), « Une nouvelle traduction de notre constitution », Revue du Barreau de la province de Québec, vol. 5, p. 35-44. BOUCHARD, Zéphir (1890), « Nos traducteurs officiels », Le Canada-français, 17 juillet, p. 447-451. BRAULT, Jacques (1975a), Poèmes des quatre côtés, Chambly, Éditions du Noroît, 95 p. BRAULT, Jacques (1975b), [« Nontraduire »], extraits de Poèmes des quatre côtés, Chambly, Éditions du Noroît, p. 15-16 ; 33‑34 ; 51-52 ; 70. BRAULT, Jacques (1989), « Sur la traduction de la poésie » [c1977], dans Poussière du chemin, Montréal, Boréal, p. 201-215. BRAULT, Jacques (2001), « Dévoilement de Jésus Christ », dans Frédéric Boyer, Jean-Pierre Prévost et Marc Sevin (codir.), La Bible, Paris, Bayard / Montréal, Médiaspaul, p. 2695-2719. BUISSERET, Irène de (1970), Interview réalisée par France l’Abbé pour l’émission Femmes d’aujourd’hui diffusée sur les ondes de Radio-Canada le 27 octobre 1970. Transcription du film : 1-3226-0958. Durée : 16 min, 45 s, Université ­d’Ottawa, Centre de recherche en civilisation canadienne-française, film S63/1/1,2. Inédit.

BIBLIOGRAPHIE

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