Les Quadratures de la politique économique. Les Infortunes de la vertu
 9782226094506, 2226094504

Table of contents :
Malaise dans la politique économique
LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES
La désinflation compétitive : premiers jalons critiques
Sociologie et idéologie de la désinflation compétitive
La construction européenne comme logique politique de la désinflation compétitive
Marchés financiers, crédibilité et souveraineté
LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE
Les impasses de la crédibilité, I
Les impasses de la crédibilité, II
L’économie réelle elle aussi...
L’UEM à l’épreuve des marchés financiers
Les quadratures de la politique économique
Références bibliographiques
Index
Table

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Frédéric Lordon

Les quadratures de la politique économique Les infortunes de la vertu

Bibliothèque ALBIN MICHEL Économie

Frédéric Lordon

Les quadratures de la politique économique D’où vient le malaise de la politique économique ? Impuissante à résorber le chômage, ligotée par les marchés financiers, elle semble souvent frappée d’inefficacité. Pourquoi ? Il y a d’abord l’effet d’une désinflation compétitive qui, arc-boutée à la monnaie unique, perdure sans souci de ses échecs répétés et impose une « cohérence » résolument étrangère au problème de l’emploi. Mais, au-delà des impasses propres à la désinflation compétitive, il se pourrait plus largement que la politique économique connaisse une mutation qui en altère profondément les pratiques et l’efficacité. Désormais soumise à l’opinion globale, c’est-à-dire à la convergence de tous les regards, elle est en permanence exposée aux jugements et aux interprétations. Et, seul le spectacle de la communauté tout entière rassemblée derrière la « bonne » politique semble pouvoir tranquilliser les marchés. Quand faire entendre une objection suffit pour alarmer la finance, c’est la possibilité même du dissensus démocratique qui se trouve dès lors mise en cause. L’Europe permettra-t-elle de dépasser ces limites et de restaurer la souveraineté de la politique économique ? Rien n’est moins sûr, estime Frédéric Lordon, puisqu’il revient désormais aux marchés financiers, ce haut-lieu de l’opinion globale, d’élire la nouvelle monnaie internationale que l’euro voudrait devenir. Frédéric Lordon, né en 1962, est chargé de recherche au CNRS et chercheur au CEPREMAP (Centre d'Etudes Prospectives dEconomie Mathématique Appliquées à la Planification). H enseigne à l'institut d'Etudes Politiques de Paris.

Illustration Rob Colvm © SIS,

ISBN 2-226-09450-4

140,00 F TTC

LES QUADRATURES DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

Bibliothèque Albin Michel Economie

Frédéric Lordon

LES QUADRATURES DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE Les infortunes de la vertu

Albin Michel

© Éditions Albin Michel, S.A., 1997 22, rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-09450-4

Nous ne prétendons rien changer aux mœurs des hommes, mais nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pen­ sées, et sur quelles assises mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons.

Déclaration du 27 janvier 1925 Manifeste surréaliste

INTRODUCTION

Malaise dans la politique économique

Pour qui a gardé le souvenir des belles années de la régulation keynésienne, la politique économique offre désormais un singulier visage. Disparus les réglages fins de la politique conjoncturelle, évanouies la sage régularité et la prédictibilité des réactions du corps économique, envolée la souveraineté d’une politique éco­ nomique qui décidait volontairement et agissait efficacement. C’est un curieux spectacle qu’offre en lieu et place des beaux ordonnancements du keynésianisme autocentré la politique éco­ nomique d’aujourd’hui, mélange paradoxal d’une continuité intransigeante, d’une inefficacité répétée et d’une désorientation croissante. La profonde crise de territorialité de la politique éco­ nomique, à savoir le débordement de l’espace sur lequel elle s’exerçait pertinemment par des forces économiques sans fron­ tière, la tutelle incompréhensible des marchés, la soumission à un ensemble de contraintes surdéterminantes semblant épuiser toute marge de manœuvre, et comme résultat sa tragique impuissance à s’opposer à la montée du chômage la laissent dans un immense désarroi alors même qu’elle en vient à occuper le débat public de manière quasi obsessionnelle. Certes, des approches hétérodoxes telles que celles de la Régulation 1 ont de longue date travaillé à dissiper les attentes excessives, trop exposées au risque d’être déçues, qu’a pu susciter la politique économique, et tenté de la 1. Voir au titre des références « fondatrices » : Aglietta (1976), Boyer et Mis­ tral (1978), Lipietz (1979) ; et pour un état plus récent de la théorie de la Régu­ lation : Boyer et Saillard (1995).

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INTRODUCTION

ramener à une plus juste place : la croissance est bien davantage le produit d’une configuration structurelle - le mode de régulation - formée dans et pour la longue période que l’effet d’un pilotage technocratique éclairé. Il n’a tenu qu’à la splendeur du keynésia­ nisme de la belle époque que le politique, rarement porté à minorer ses mérites, se pense comme le démiurge d’une croissance sur laquelle en réalité il n’a jamais pesé qu’à la marge. Cette critique restée très académique de l’« illusion volontariste 1 » n’en peut mais : l’opinion continue de demander beaucoup à la politique économique, et l’insatisfaction de cette demande pèse dangereu­ sement sur la légitimité de l’Etat ; Habermas n’a-t-il pas identifié dès le début des années soixante-dix ce danger que fait peser sur son assise politique cette carence « technique » des ingénieurs sociaux 2 ? Ainsi, le sens commun est-il tenté de rabattre toutes ces impressions d’inefficacité et d’insatisfaction sur une notion de « crise de la politique économique » venant s’ajouter au bestiaire des innombrables « crises » - politique, sociale, « morale »... - qui font l’ordinaire du débat public en temps troublés. Mais quelle est exactement la nature de ce malaise où se trouve jetée la politique économique ? Pour une part significative, il n’est pas l’expression d’une crise à proprement parler, entendue comme transition désordonnée d’une « époque » à une autre, d’une « cohérence » à une autre, mais bien plutôt d’un caractère permanent du régime de politique économique de la désinflation compétitive, certes lui-même issu d’une crise antérieure - celle du régime keynésien - mais installé depuis maintenant plus d’une décennie et confirmé dans son inca­ pacité à réduire le chômage. Nuis défaillance soudaine ou effet d’épuisement dans ce trouble-là, mais simplement le fonctionne­ ment ordinaire d’un modèle de politique économique dont on ten­ tera d’analyser les rouages et de montrer la cohérence, résolument étrangère au problème de l’emploi. Cette part-là du malaise n’a donc rien d’un épisode critique. Elle ne fait que renvoyer à la contradiction apparente entre l’inefficacité et la pérennité d’une politique économique ; écart qui souligne qu’une politique éco­ nomique ne se résume pas à son économie mais se trouve égale1. Selon l’expression de Delorme et André (1983). 2. Habermas (1973).

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ment soutenue d’une multiplicité de logiques institutionnelles, auxiliaires précieux capables d’aller jusqu’à occulter les effets d’une insuffisance « technique » chronique. Pourtant, au-delà des régularités désespérantes de la désinflation compétitive, quelque chose est en train de changer dans la poli­ tique économique, qui pourrait bien mener à la crise le régime particulier qu’elle connaît actuellement, mais qui plus fondamen­ talement en bouleverse en profondeur toutes les pratiques. Si l’on ne craignait de brouiller les pistes, on dirait que la politique éco­ nomique découvre les effets de la globalisation. C’est pourtant d’une tout autre forme de globalisation que celle qui remplit le débat public qu’il est question ici. Non pas ouverture générale des économies et débordement de leurs frontières, mais avènement de ce qu’on pourrait appeler une époque de l’opinion globale. L’opinion globale, c’est le délaissement des conjonctures locales, la convergence de tous les regards vers les mêmes objets macro­ économiques, devenus les repères dominants dans la formation des anticipations. Parmi eux, la politique économique fait bien sûr l’objet d’une spéciale attention. Saisie par le débat et le commen­ taire publics, diffusée et décortiquée par une information écono­ mique surabondante, elle est à l’entrecroisement de toutes les exé­ gèses et de toutes les interprétations. Ainsi ce qui change irrésistiblement dans la politique économique, c’est cette confron­ tation obligée à une puissance nouvelle, mais anonyme et distri­ buée : l’opinion économique globale. La contrainte d’exposition aux jugements est alors permanente, et ses effets peuvent s’avérer d’une grande brutalité. C’est que la globalisation de l’opinion est tout le contraire de l’atomisme monadique walrasien, c’est-à-dire de la séparation radicale des agents enfermés chacun dans le quant-à-soi d’une délibération supposée parfaitement autonome. Elle porte en elle un potentiel de fusion et de polarisation des opinions individuelles puissamment déstabilisateur. Les marchés financiers, qui sont comme la forme chimiquement pure de l’opi­ nion globale, n’en font-ils pas quotidiennement la démonstration, donnant à voir de la manière la plus crue le désarroi d’une poli­ tique économique sommée de composer avec les représentations incontrôlables des opérateurs à qui elle s’adresse ? Mais la glo­ balisation n’est pas que cet archétype en vigueur dans le champ clos de la finance, dont elle déborde maintenant les limites pour 11

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faire tache d’huile au sein même de l’économie productive, cellelà même qu’on dit « réelle », jusqu’ici réputée plus inerte et plus « sage ». Consciente de ce que la polarisation de l’opinion, si elle lui est défavorable, est suffisante à la mettre en échec, la politique économique est donc de plus en plus fréquemment vouée à ren­ contrer sur son chemin les représentations des agents, et mise en demeure d’obtenir leur accord. La face du monde pour elle en est changée, car à la mise en œuvre des mécanismes d’antan, se substitue de plus en plus une épreuve d’un tout autre genre, à laquelle elle est rien moins que préparée, en la recherche des approbations de l’opinion globale. Que les marchés financiers aient semé le plus profond désordre par la conjugaison de leurs emballements violents et du contrôle qu’ils détiennent sur des variables aussi cruciales que les taux d’intérêt et les taux de change est un fait de mieux en mieux connu. Voilà maintenant que les agents de l’économie réelle pren­ nent part eux aussi à cet affolement général de la politique économique. Sous l’extension de la médiation par les représen­ tations, la politique économique négocie dans la douleur son tournant herméneutique.

La désinflation compétitive et ses béquilles Assurément, c’est bien d’une crise que la désinflation compé­ titive est issue, mais une crise déjà lointaine et liquidée. A tout le moins la transition qui lui a donné naissance renvoie-t-elle une image presque canonique d’une transformation historique du régime de politique économique. De l’ancien régime, qu’on pour­ rait qualifier de keynésien-fordien, à son successeur de la désin­ flation compétitive, tout ou presque a changé : la définition du projet régulateur, la vision du monde qui lui sert de doctrine, la répartition du pouvoir au sein de l’appareil d’Etat, les instruments privilégiés, les groupes sociaux parties prenantes au bloc hégé­ monique, le contexte macroéconomique enfin, notamment inter­ national. Mais cette crise-là est oubliée et la politique économique telle qu’elle est en place depuis plus d’une décennie est l’effet d’un « régime » fortement typé, stabilisé à sa maturité, et bien installé dans son fonctionnement permanent. C’est d’ailleurs bien

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là le motif d’inquiétude. Car dans une étonnante congruence avec le pseudo-régime d’accumulation successeur du fordisme ’, ce régime de politique économique a révélé, maintenant qu’on dis­ pose du recul permettant d’en juger, son incapacité à réduire le chômage comme un de ses caractères permanents. Nul écart tem­ poraire à une trajectoire efficace, nulle péripétie transitoire, l’échec de la désinflation compétitive est le fait d’une logique d’ensemble, telle qu’invariante elle est à l’œuvre depuis plus d’une décennie, orthogonale aux problèmes de l’emploi. La première chose à faire est donc d’en reconstituer l’économie générale, entreprise moins simple qu’il n’y paraît car, pour fami­ lière qu’elle soit devenue, la désinflation compétitive reste une doctrine aux contours flous et à la circonscription variable ; à quoi l’on reconnaît sa facture plus technocratique qu’académique et son caractère de rationalisation ex post d’une pratique peu soucieuse de netteté théorique. L’examen critique de ses principaux enchaî­ nements laisse alors, pour dire le moins, s’insinuer un doute, plus congruent d’ailleurs à ses performances empiriquement constatées que les certitudes militantes de ses défenseurs acharnés. Pourtant, l’échec d’une politique économique, ou ce que l’opinion publique, non sans raison, interprète comme tel - par exemple l’impuissance à résorber le chômage - n’est pas en lui-même le signe d’une crise. Ça n’en est pas moins un problème puisque la longévité dans l’inefficacité nourrit une contradiction qui n’échappe pas à l’opinion et participe grandement au trouble général de la politique économique. C’est également une sorte d’énigme puisqu’on ne peut éviter de s’interroger à propos d’une politique économique que son échec avéré aurait dû conduire, soit par la voie d’une délégitimation brutale, soit par la voie d’un examen rationnel cri­ tique, à abandonner depuis quelque temps. Si la pertinence macroéconomique avait été la seule aune à laquelle juger la désin­ flation compétitive, elle aurait probablement disparu dès le début des années quatre-vingt-dix. Ce sera tout l’intérêt d’une approche en termes de « régime de politique économique » que d’ouvrir une perspective élargie soulignant la complexité institutionnelle de la politique économique et rappelant qu’elle ne se réduit pas à sa

1. Mazier (1992).

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INTRODUCTION

seule économie mais se maintient sous l’effet d’une multiplicité de logiques tierces qui peuvent s’avérer autrement solides. Pour la désinflation compétitive ces béquilles sont de trois sortes : un bloc hégémonique qui défend sa doctrine, une construction euro­ péenne à laquelle elle lie son destin, des marchés financiers qui en surveillent la bonne application. Là pourtant où les aberrations de la désinflation compétitive pourraient bien prendre un tour cri­ tique, c’est que ces béquilles elles-mêmes menacent à leur tour de flancher. Un ancrage idéologique et sociologique Quelles que soient les contraintes qui la brident en pratique, la politique économique reste notionnellement un attribut de la sou­ veraineté et, à ce titre, un objet de la délibération démocratique. C’est pourquoi sa longévité repose pour une large part sur sa capa­ cité à reproduire sa légitimité intellectuelle. Conserver la doctrine est donc une affaire de première importance. C’est d’abord le moyen, dans une société politique développée, d’entretenir la croyance sociale en son bien-fondé, donc de reproduire sa soute­ nabilité électorale. Mais c’est surtout le moyen de maintenir dans la conviction tous ceux qui occupent le pouvoir ou ont vocation à y parvenir. Si, formellement, la validation démocratique par le suffrage décide en dernier ressort, les choix qui lui sont soumis sont largement prédéterminés par l’offre politique. Au-delà des vicissitudes du suffrage, toujours possibles, la capacité d’une poli­ tique économique à durer dépend donc au premier chef de son aptitude à s’imposer dans les « esprits d’Etat1 » toutes tendances confondues, à la limite pour atteindre à une sorte d’au-delà du politique. Les efforts déployés en ce sens par les défenseurs de la désinflation compétitive, et particulièrement par le gouverneur de la Banque de France, se félicitant inlassablement et performativement de ce que la doctrine a fait l’objet d’une « conversion d’ensemble de la classe politique », ou présentant la politique monétaire comme un « sanctuaire apolitique et transpartisan », sont très représentatifs de cette ultime ambition idéologique : trô­ ner au-dessus du débat public et s’imposer par la force d’un 1. Pour reprendre l’expression de Bourdieu (1994).

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consensus à l’« incontestable ». La classe politico-administrative est à la fois victime et sujet de ce processus, les convertis se faisant prosélytes, mais aussi avec elle, tous ses relais d’opinion et tous les groupes sociaux qui, y trouvant un intérêt objectif, participent à ses côtés à la stabilisation de l’hégémonie doctrinale de la désinflation compétitive. Il y a donc quelque intérêt à reconstituer, même brièvement, les détours qui ont d’abord abouti à la consti­ tution d’une doctrine dominante au sein de l’appareil d’Etat, puis les convergences de rencontre et les compromis implicites qui ont agrégé à la fraction politico-administrative une série de soutiens « intellectuels », industriels, financiers - en un bloc hégémonique où la désinflation compétitive a tiré la force de son enracinement idéologique. Cette coalition tacite, d’une remarquable efficacité dans la monopolisation de la « parole autorisée » et le soutien doctrinal inconditionnel, est pourtant menacée de désagrégation. Une première fracture, « intellectuelle », vient rappeler les imprécisions théoriques originelles de la désinflation compétitive. Son inspiration globale d’une « économie de l’offre » lui a certes permis initialement d’attirer à elle tout ce qui pouvait se reven­ diquer d’une vision du monde « libérale ». Le vague de cette éti­ quette, qui a d’abord facilité des alliances opportunes, ne permet plus désormais de masquer des divergences doctrinales impor­ tantes. La désinflation compétitive doit ainsi faire face à une cri­ tique monétariste qui lui reproche de brider les libres ajustements de la concurrence des monnaies par la recherche de l’ancrage nominal, et plus globalement de s’être associée au projet construc­ tiviste de la monnaie unique. En second lieu, le capital industriel, qui a d’abord adhéré avec enthousiasme au projet général de relèvement de son pouvoir de négociation implicitement porté par la désinflation compétitive, menace lui aussi de faire sécession - en tout cas l’une de ses fractions qui ne trouve plus son compte dans le handicap compé­ titif que lui impose une parité trop forte. Enfin, l’alliance peut-être la plus forte de ce bloc hégémonique, celle que nouèrent la fraction politico-administrative et le capital financier autour de la déréglementation financière, disposition ins­ titutionnelle de première importance dans l’environnement de la désinflation compétitive, menace elle aussi de tourner au conflit,

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INTRODUCTION

tant le politique finit par ressentir douloureusement les abandons de souveraineté qu’il a consentis aux marchés.

La logique politique de l’Europe Une « socio-idéologie » efficace, quand bien même elle commence à donner des signes d’épuisement : c’est d’abord là, c’est-à-dire sur le terrain de la domination doctrinale, que la désinflation compétitive a trouvé le premier de ses soutiens. Le premier mais pas le seul, car en auxiliaire d’une macroéconomie défaillante, la désinflation compétitive s’est également dotée d’une logique politique forte en liant son sort au projet de construction européenne. C’est maintenant un argument de plus en plus fré­ quent que si la désinflation compétitive est prolongée, si ses contraintes macroéconomiques et son coût en emploi doivent être endurés, c’est « pour l’Europe ». Il y a là un aveu aussi récent que riche de sens. Ne s’y refusent d’ailleurs plus que ceux qui pensent encore préserver et la désinflation compétitive et F UEM de toutes les objections du chômage, et continuent de ressasser le thème des disciplines « de toute façon nécessaires ». C’est un aveu, puisqu’il consent à reconnaître, d’une part, que la désinflation compétitive a un coût en emploi, et, d’autre part, que c’est au nom d’objectifs d’une autre nature que ceux de la politique économique - les objectifs proprement politiques de la construction européenne qu’il faut mettre de côté les critères de l’analyse macroécono­ mique. On ne saurait donc signifier plus clairement la relégation de la logique économique de la désinflation compétitive, évincée par une logique purement politique qui est seule admise à faire valoir ses droits. Or l’histoire de cet aveu n’est pas simple, et il faut éclairer la façon progressive dont s’opère ce chiasme entre logiques écono­ mique et politique. Si, à l’évidence, une intention européenne est déjà présente dans l’acte inaugural de la désinflation compétitive - le retournement de 1983 - sa macroéconomie est à l’époque fringante, et le projet d’unification monétaire encore dans les limbes. La logique politique européenne de la désinflation compé­ titive se déploie alors progressivement à partir de ce germe, et c’est au fur et à mesure des étapes de la construction européenne que se constitue la rationalisation et l’instrumentation purement politiques de la stratégie macroéconomique. Une instrumentation 16

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qui offre d’ailleurs un double visage. Une face officielle, mettant en rapport la désinflation compétitive et les exigences allemandes d’adhésion à leur propre modèle. Et une face cachée qui fait de la désinflation compétitive, et plus généralement du libéralisme qui l’inspire, une sorte de dissolvant institutionnel dans une vaste stra­ tégie - celle-ci ne prenant conscience d’elle-même que progres­ sivement - visant à défaire les institutions économiques d’un cadre national, jugé dépassé, dans l’espoir de mieux les reconstruire au niveau supranational européen. Ce calcul grandiose, loin d’avoir été toujours déjà là, n’aura émergé que graduellement, et ne se sera formulé qu’en temps réel, au fil de la construction euro­ péenne. Il n’en constitue pas moins un pari des plus aventureux, spéculant dangereusement sur la plasticité d’un corps social dont on escompte qu’il supportera les tensions induites par l’impasse sur la macroéconomie. On saura sous peu si, soutien politique puissant à l’origine, la perspective européenne ne précipitera pas la chute de la désinflation compétitive. Sous la protection des marchés Si chute il y a, c’est en tout cas un événement auquel les marchés financiers prendront une part décisive. C’est que la finance est cette troisième béquille à laquelle la désinflation compétitive a remis son destin. A supposer qu’un jour elle vienne à lâcher, on ne pourra toutefois pas minimiser les services qu’elle aura d’abord rendus. On a suggéré plus haut que l’alliance du politique et du capital financier autour de la déréglementation financière était l’un des maillons les plus solides du bloc hégémonique de la désinflation compétitive. Cette alliance est loin d’avoir limité son influence au seul champ de la légitimation doctrinale. Elle a produit des effets très concrets dès lors que les marchés se sont retrouvés en position de censeur des politiques économiques. Que la désinflation compétitive ait pu ainsi s’installer dans la durée, voire même dans un apparent statut d’irréversibilité, comme ont tenté de le donner à croire les rhétoriques de la « seule poli­ tique possible », c’est largement aux marchés financiers qu’elle le doit. C’est que la finance semble avoir tout à gagner, d’une part, à la déréglementation que lui propose la fraction politico-admi­ nistrative, d’autre part, à un volume de titres publics qui reste malgré tout croissant et lui assure un volant d’affaires plus que 17

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satisfaisant. Enfin, et peut-être surtout, elle tire profit d’un enga­ gement général de stabilité nominale et de maintien de la profi­ tabilité qui préserve ses portefeuilles, engagement contre lequel elle accepte de financer les dettes souveraines. Au terme de ce compromis implicite, et par le pouvoir de fixa­ tion des taux d’intérêt et des taux de change qui est devenu le sien, le marché financier est devenu le conservateur le plus fidèle de la désinflation compétitive. Non seulement son intérêt semble idéalement servi par la doctrine de la désinflation compétitive, mais son extériorité au contrat social le met hors d’atteinte de toutes les contestations qui s’adressent au politique. Le marché peut se permettre d’être intransigeant puisqu’il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. Mais le gouvernement peut également se mettre « aux abonnés absents » et renvoyer à un tiers la respon­ sabilité des « contraintes ». Le fait est que les marchés ont sur­ veillé la conformité des politiques économiques à la ligne de la désinflation compétitive, et sanctionné sévèrement les écarts, ren­ dant objectivement périlleux d’envisager toute stratégie alterna­ tive. Le fait est également que, dans un processus très similaire à celui déjà suggéré à propos de la logique politique européenne, la montée progressive de l’« argument financier » a été en soi un autre symptôme de l’épuisement de la force de conviction propre­ ment macroéconomique de la désinflation compétitive. En tout cas, le pouvoir politique a indiscutablement trouvé un renfort - et sur le tard un alibi - d’une incomparable puissance pour écarter la perspective d’un bilan macroéconomique critique et justifier le maintien ne varietur de sa politique économique. Ce pacte décisif du politique et de la finance menace pourtant lui aussi de céder. En premier lieu parce que les souverainetés, désormais conscientes de l’ampleur de ce qu’elles ont abandonné à la finance, se rebiffent. Il aura fallu les crises spéculatives de 1992-1993 et l’engloutissement évité in extremis de l’entreprise historique d’unification monétaire européenne, pour que les pouvoirs poli­ tiques s’aperçoivent de l’opposition ouverte que la finance, por­ teuse de sa propre vision du monde, n’hésite plus à dresser contre leurs projets souverains. Çà et là, au sein d’une classe politicoadministrative qui, au nom d’une théorie extrême de la « crédi­ bilité », s’en était remise aveuglément au marché financier comme juge de ses décisions économiques, commence à renaître le projet,

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sans doute encore vague et peu opératoire, de ramener la finance à la raison. Mais la rupture n’est pas qu’unilatérale. La finance, elle aussi, prend ses distances avec la désinflation compétitive qu’elle avait cru correspondre idéalement à ses intérêts, mais dont elle constate que les restrictions pourraient finir par lui nuire tout autant qu’aux autres agents de l’économie. En même temps qu’elle confirme une possible arrivée en phase « critique » du régime par­ ticulier de la désinflation compétitive, cette révision des modèles de la finance pourrait bien également être le signe d’une mutation de plus grande ampleur de la politique économique.

Le tournant herméneutique de la politique économique Les contradictions d’une désinflation compétitive installée dans son inefficacité ne rendent pas compte en totalité du « trouble » de la politique économique. Au-delà des limites intrinsèques du régime en vigueur, au-delà des faiblesses de son économie et du jeu ambigu de ses béquilles, les conditions d’exercice de la poli­ tique économique sont peut-être en train de connaître une profonde transformation. Certes, il faut se méfier d’un chronocentrisme par­ fois trop rapidement porté à prendre pour changement historique toutes les variations de son époque. La thèse qu’on voudrait défendre ici tient pourtant que, au-delà des vicissitudes de la désinflation compétitive elle-même, l’avènement d’un contexte d’opinion globale, au sens particulier qu’on a donné à ce terme, constitue une mutation radicale de la politique économique. Peutêtre même n’est-il pas exagéré de parler de métamorphose tant ses pratiques et ses modes d’efficacité en semblent bouleversés. L’interférence généralisée par les interprétations et les jugements des agents qui la reçoivent fait prendre à la politique économique un tournant herméneutique. L’idée d’une doctrine du régime de politique économique insistait déjà sur ce rôle des visions du monde, mais davantage pour rendre compte de la légitimité et de l’ancrage sociologique de certaines pratiques de la politique éco­ nomique en une époque donnée. Il s’agit maintenant de montrer comment les représentations, lorsqu’elles atteignent dans l’opinion un degré suffisant de polarisation, contribuent à la structuration même du monde où la politique économique va avoir à intervenir, 19

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INTRODUCTION

et, par là, subvertissent profondément la notion d’objectivité sur laquelle elle croyait pouvoir compter.

Les marchés financiers comme forme achevée de l’opinion glo­ bale, ou la politique économique frappée d’indétermination Soutien institutionnel parmi les plus efficaces d’une politique économique en échec, les marchés financiers sont également la figure la plus accomplie de ce contexte d’opinion globale et portent à son paroxysme la perturbation herméneutique. Les effets d’autovalidation qui sont le propre des dynamiques collectives d’opinions polarisées - pour lesquelles la foule des opérateurs financiers est si disponible - ont une capacité de sociogenèse qui déconcerte par l’arbitraire de ses œuvres. Bien sûr l’arbitraire de la finance ne s’exerce pas identiquement dans toutes les directions, et il est des mondes auxquels elle ne donnera jamais naissance. Mais la multiplicité de ceux qu’elle peut faire surgir est encore suffisamment grande pour confronter la politique économique à une indétermination radicale. Si la finance « décide » que telle politique « n’est pas bonne », elle exprimera son dissentiment par des réactions sur les taux d’intérêt et les taux de change qui met­ tront presque instantanément cette politique en situation d’échec, confirmant ainsi ex post, mais pas pour les raisons qu’elle croit, le bien-fondé de sa conviction initiale. Le succès d’une politique économique tient ainsi aux approba­ tions contingentes de la finance. C’est dire comme le fil de la réussite est ténu, et surtout insaisissable : on peut parfois bénéficier de l’aval des marchés mais sans vraiment savoir à quoi il faut attribuer cette grâce. C’est que la représentation du moment élue par les marchés, et à laquelle la politique économique devra être confrontée, est fabriquée dans une certaine opacité, en tout cas très à l’écart des critères de la production discursive tels qu’ils sont à l’œuvre par exemple dans la sphère intellectuelle. L’arbi­ traire des mondes engendrés par autovalidation qui pèse ainsi sur les politiques économiques n’est en effet que le reflet de l’incer­ titude qui règne dans les esprits de la finance. Car leur intérêt, en prise directe sur la macroéconomie, via les variables de taux d’intérêt, de change ou d’inflation, ne répond pas à des détermi­ nations parfaitement claires ou univoques. C’est parce que le plan de la macroéconomie est celui de la plus grande complexité, donc 20

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de la plus faible certitude quant aux relations qui l’organisent, que les représentations que s’en donnent les agents sont ainsi peu assu­ rées et susceptibles de varier dans le temps. Insuffisamment secou­ rus par une « science économique » qui reste, quoi qu’elle en ait, approximative et ne sait pas débrouiller précisément les innom­ brables ambivalences qui marquent les relations entre variables macro, les agents financiers sont contraints d’élaborer par euxmêmes, et avec les moyens du bord, des pseudo-modèles dont la rigueur n’est pas la qualité première. En « temps ordinaires », cette incertitude et l’indétermination qui en découle sont contenues par l’ancrage collectif à une représentation du monde partagée par la plupart des agents. Les avantages de cet accord idéologique/cognitif sont doubles : tranquillisation et stabilité. Tranquillisation puisque sont repoussés le doute et la désorientation. Stabilité puis­ qu’une vision du monde commune régularise des fonctions de réactions, donc arrête performativement un monde, et donne au substrat où va se mouvoir la politique économique une apparence d’objectivité et une réelle prédictibilité. Mais que les temps soient « troublés », c’est-à-dire que fassent résurgence les angoisses et les interrogations relatives au « vrai fonctionnement » du monde, et l’ancrage de la représentation commune se défait, le jugement erre entre des interprétations multiples et les fonctions de réaction se désagrègent. Par définition du « trouble », la concurrence des « modèles » renaît et la politique économique va de nouveau faire les frais de cette indétermination puisqu’en la matière les notions du « bon » et du « mauvais », sur lesquelles s’appuient les marchés pour censurer, sont redevenues fluctuantes. Ainsi, lorsque la cohé­ sion du bloc hégémonique de la désinflation compétitive s’affaiblit et que le monolithisme doctrinal qu’il garantissait se fissure, les marchés financiers ne sont plus des conservateurs aussi fiables que par le passé. Si l’air du temps est à la contestation des doctrines, eux aussi s’engagent dans leurs propres révisions. Mais c’est dans l’entre-deux, quand le corpus en place est critiqué mais pas vrai­ ment remplacé par un successeur « incontestable », que la volati­ lité des représentations est à son comble. C’est bien dans ces conditions que l’assentiment financier relève le plus fortement de la contingence, et que ses grâces sont véritablement insaisissables. Ainsi, la désinflation compétitive est elle-même victime de ce retour d’indétermination et ne peut plus se prévaloir des faveurs

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INTRODUCTION

inconditionnelles du marché, lui aussi sensible à la controverse qui fait émerger l’« autre politique » comme une alternative pos­ sible. Dans une telle période d’instabilité des représentations et des fonctions de réaction des opérateurs financiers, la controverse des politiques économiques devient alors proprement indécidable.

L’économie réelle elle aussi Par le contexte d’opinion globale qu’ils font prévaloir, les marchés financiers font donc plus qu’attenter à la souveraineté de la politique économique. En situation d’incertitude idéologique/ cognitive, ils en perturbent très fondamentalement l’exercice puis­ qu’ils la renvoient à une indétermination radicale qui est en fait sa condition primordiale. Pourtant, ce genre de perturbation n’est pas l’apanage exclusif de la finance et de ses emballements impré­ visibles. Les agents de l’économie réelle, eux aussi, participent à ce mouvement d’ensemble qui voit la politique économique désorientée de rencontrer systématiquement les représentations de ceux qu’elle sollicite. Et on verra ce que les profondes perturba­ tions de l’influence des taux d’intérêt sur l’activité, ou bien encore de l’efficacité de la politique budgétaire, doivent à ce changement d’attitude d’agents qui ont cessé de s’en remettre exclusivement aux signaux habituels de leur conjoncture locale pour se tourner tous directement vers la politique économique. Bien décidés à ne plus simplement attendre, comme par le passé, la percolation jus­ qu’à eux de ses effets auxquels ils réagissaient pour ainsi dire « mécaniquement », ils forment désormais par anticipation un schéma de ses conséquences globales, dans lequel ils vont ensuite s’inclure. Loin de cheminer progressivement dans l’épaisseur du corps économique pour y induire une suite de réactions locales, la politique économique est désormais saisie directement - on pourrait presque dire télescopée - par les représentations des agents au moment même de son annonce publique. Ses effets réels à leur tour deviennent dépendants des « modèles du monde » en vigueur au moment considéré. Les supposées « régularités » de la macroéconomie ne forment plus l’ancrage certain sur lequel la politique économique pouvait indéfectiblement s’appuyer pour transmettre ses impulsions. Il n’y a ainsi plus de mécanique objec­ tive des taux d’intérêt ou du déficit budgétaire, mais de plus en plus des réponses contingentes et temporairement stabilisées à des 22

MALAISE DANS LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

interventions préalablement interprétées et jugées. La macro­ économie réelle devient donc elle aussi sensible à cet arbitrage qu’opèrent les agents entre anticipations locales et anticipations globales, arbitrage où ces dernières semblent prendre de plus en plus d’importance.

L’UEM n’y échappera pas Et l’Europe ? Ses partisans ne cessent de la présenter comme une nouvelle frontière dont le franchissement dénouera toutes les contradictions, dissoudra toutes les difficultés... et fera oublier tous les sacrifices qu’il aura fallu consentir pour y parvenir. Monde de croissance garantie, elle effacera le souvenir des restrictions de la désinflation compétitive. Mieux encore - ou autre chose si l’on ne croit pas à la prophétie précédente - elle portera la future monnaie internationale dominante, et par là se soustraira à l’« influence des marchés financiers ». L’UEM pourtant subira vraisemblablement elle aussi les effets du tournant herméneutique de la politique économique, qu’elle n’a pas analysé, et qui pourrait, si elle n’y prend garde, mettre à mal ses projets les plus ambitieux, à commencer par ses rêves de « domination de la finance » et d’hégémonie monétaire. Que l’influence des marchés financiers se fasse oublier par la seule vertu du passage à la monnaie unique, c’est ce dont on peut douter à simplement considérer les nouvelles questions que leur posera l’unification monétaire ; des questions dont les réponses qu’ils fourniront pèseront décisivement sur les mécanismes de la macro­ économie monétaire et financière de l’Union. C’est qu’en effet, les marchés vont se trouver confrontés à un problème inédit en l’appréciation de la crédibilité d’une communauté de politiques économiques partie indépendantes partie solidarisées par la monnaie unique. Or, d’une part, leur passé, au moins récent, ne leur fournit aucune référence sur laquelle ils pourraient s’appuyer, de sorte qu’on n’a à peu près aucune idée de ce que seront les schémas cognitifs et les modèles du monde qu’ils seront conduits à élaborer pour le trai­ tement de ce problème, ni bien sûr des comportements qui en dériveront. C’est pourtant des réponses que les marchés four­ niront à ces questions que dépendront crucialement l’intensité

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INTRODUCTION

des extemalités 1 de politique économique et le coût collectif des comportements de free-riding 2 au sein de l’Union. Loin de s’abstraire des « influences de la finance », l’UEM, à concurrence des nouvelles questions auxquelles elle confronte iné­ vitablement les marchés et des élaborations qu’elle sollicite d’eux, apparaît au contraire devoir rester profondément dépendante de leurs fonctionnements interprétatifs et cognitifs. Cette dépendance et l’indétermination qui l’accompagne risquent de peser lourde­ ment sur l’euro. Le scénario idéal voudrait que l’élection de l’euro au rang de monnaie internationale dominante soit virtuellement contenue dans sa seule entrée en scène. Le non-système monétaire international actuel n’attendrait que l’arrivée de la devise euro­ péenne pour se recomposer autour d’elle. Cette perspective opti­ miste méconnaît toutefois que les conditions d’élection d’une monnaie internationale ont considérablement changé depuis les accords de Bretton Woods. Ceux-ci avaient pu se contenter d’acter dans l’ordre monétaire l’état d’un rapport de force politique, sans autre interférence et sans autre médiation. Cette époque est révolue et l’accession d’une devise à un statut international est un évé­ nement désormais validé en dernière instance par les marchés financiers. L’ambition monétaire européenne est donc, dans un premier temps au moins, tout entière suspendue à la validation des marchés et au regard qu’ils porteront sur l’euro. Or le jugement des marchés n’est en rien univoquement prédéterminé, et la mul­ tiplicité des verdicts qu’ils peuvent rendre ne laisse qu’une faible probabilité à la réponse idéale qu’attendent les Européens. Que la finance retienne une sorte de théorie du « maillon faible » et l’UEM se trouvera à la merci de réactions de défiance à la moindre défaillance d’une seule de ses composantes. Que les marchés s’inquiètent d’une contradiction entre, d’une part, un modèle de politique économique européen, dont le traité de Maastricht a fixé

1. On parle d’extemalité à propos des conséquences induites (autrement que par une transaction directe ou via le système des prix) sur des tiers par la déci­ sion d’un agent. 2. On appelle free-riding le comportement opportuniste d’un agent qui veut utiliser à son profit un bien public sans en acquitter les contreparties : par exemple l’utilisation d’un effet de réputation collective sans consentir soi-même à la discipline individuelle qui permet de la construire.

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MALAISE DANS LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

très rigidement la lettre, et, d’autre part, la présence d’Etats membres qui, sous l’effet soit d’infirmations conjoncturelles répé­ tées, soit d’une alternance théorico-idéologique, viendraient à en contester radicalement la doctrine, et l’euro en pâtira sévèrement. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le fractionnement originel de l’UEM qui est en cause, que ce soit à propos de l’incertitude quant à l’exacte intensité des liaisons qui coupleront les compo­ santes, ou en raison des risques de conflits que fait persister le face-à-face des Etats membres - où l’on voit mieux l’ambition inédite, mais aussi la faiblesse congénitale, d’une entreprise qui vise à faire accéder à l’hégémonie monétaire une entité écono­ mique fondamentalement divisée. Et dans un cas comme dans l’autre, c’est de la finance et du travail de ses représentations que dépendra la qualité de la résolution de ces multiples problèmes. Ainsi, quoi qu’elle en ait, l’UEM, au travers de son fractionne­ ment, questionne directement la finance et, sollicitant sa réponse, se met sous la dépendance de ses avis. Plus que jamais l’opinion globale y aura la parole.

PREMIÈRE PARTIE

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

CHAPITRE I

La désinflation compétitive : premiers jalons critiques

Si elle est devenue une thématique familière du débat public de politique économique, la désinflation compétitive n’en est pas moins un objet plus complexe qu’il n’y paraît. Certes on l’identifie sans peine depuis 1983 comme le nouveau canevas de la politique économique française, successeur de l’ancien modèle keynésien, et comme une stratégie à la fois fortement typée et installée en profondeur au point de pouvoir être défendue contre vents et marées, en particulier contre les attaques spéculatives les plus vio­ lentes qui la prendraient pour cible. Mais on peut pourtant avoir du mal, au-delà des énoncés basiques sur le franc fort, à en res­ tituer exhaustivement et de manière complètement articulée la doc­ trine. Plus exactement, les discours à la fois publics et savants lui rattachent une grande multiplicité d’effets et d’intentions, de telle sorte qu’en fait d’un corpus unique et « canonique », elle apparaît le plus souvent au travers d’une de ses déclinaisons, nombreuses et d’extensions variables. C’est pourquoi il importe en premier lieu de prendre une vue aussi exhaustive que possible de l’ensemble des mécanismes qui peuvent lui être rattachés. Pour évident qu’il apparaisse dans sa nécessité, ce préalable n’en est pas moins déli­ cat à satisfaire. Car à l’inverse du régime de politique économique keynésien auquel elle succède, la désinflation compétitive ne dis­ pose d’aucun texte doctrinal de référence qui en donnerait la défi­ nition précise et détaillerait l’ensemble de ses enchaînements. Autant le corpus attaché à la régulation conjoncturelle keynésienne était facilement identifiable, autant la désinflation compétitive s’est peu préoccupée de se mettre en textes. Cela ne signifie en rien 29

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

qu’elle serait privée des références académiques qui font la légi­ timité intellectuelle d’une doctrine de politique économique, mais simplement que le lien qui la rattache aux discours de la théorie économique est moins serré : pour parler rapidement, la désinfla­ tion compétitive n’a pas son IS-LM \ Il ne faut donc pas cacher le caractère conjectural de la reconstitution qu’on s’apprête à opé­ rer. D’autres circonscriptions que celle qui va être présentée pour­ raient être envisagées, et il y a une part d’arbitraire dans le choix présent. Le périmètre retenu est pourtant suffisamment large pour permettre de passer en revue la majeure partie des thématiques de la désinflation compétitive telles qu’elles occupent le débat public. Passer en revue mais aussi soumettre à la critique, car il apparaît que ce modèle de politique économique présenté, particulièrement en France, comme ensemble de vérités premières ayant force de dogme, repose sur des effets supposés dont la validité est rien moins qu’incontestable. Le présent chapitre ne fait cependant que poser les premiers jalons d’une critique d’ensemble de la désin­ flation compétitive dont le parcours complet nécessitera quelques détours théoriques. Mais les arguments qu’on va maintenant présenter ont aussi pour caractéristique d’être en voie de banalisation. Ce peut être un problème pour l’auteur en quête d’originalité, mais à tout prendre il y a plutôt lieu de s’en réjouir. Cette nouvelle audience, dont jouissent des propos qui sont restés si longtemps inaudibles, témoigne d’un changement heureux dans le débat économique public et de ce que les « vérités d’évidence » de la désinflation compétitive ont perdu de leur éclat. En redire les faiblesses n’est pas encore ressasser quand on sait la capacité à s’immuniser de la critique dont sont capables les doctrines officielles. Il vaut donc de contribuer une fois de plus à restituer le contraste entre la compacité des certitudes affichées par les décideurs de la politique économique et la fragilité intellectuelle de leur construction, un 1. Adaptation - certains disent déformation - modélisée de la pensée key­ nésienne, le modèle IS-LM proposé par Hicks et Hansen représente l’équilibre simultané du marché des biens et du marché de la monnaie, et permet d’analyser les effets des diverses combinaisons de politique budgétaire et de politique monétaire. Il a servi de référence académique et d’instrument pratique à la poli­ tique économique des années 60-70.

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PREMIERS JALONS CRITIQUES

contraste qui prend toute son ampleur quand au surplus on le ramène à la lourdeur des conséquences sociales qu’aura entraînées la désinflation compétitive dans sa mise en œuvre.

I. L’ÉCONOMIE DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE La stratégie de la désinflation compétitive est le produit d’un apprentissage douloureux, celui de la contrainte extérieure. Il est possible de l’interpréter comme le terme du processus de tâton­ nement ouvert par l’épuisement du régime de politique écono­ mique keynésien-fordien, entré en crise au moment où ses pro­ cédures de régulation s’exerçant nationalement entrent en contradiction avec un contexte de croissance qui cesse d’être autocentré. Or cette contradiction, il va falloir à peu près dix ans pour que les pouvoirs publics en prennent acte et se décident à recher­ cher les éléments d’une stratégie alternative, avec au bout du compte une transformation radicale du régime de politique éco­ nomique. En effet, c’est d’abord en mobilisant les routines du paradigme ancien que les gouvernements réagissent aux premières sollicitations de la crise, comme l’attestent les épisodes typiques des relances Chirac et Mauroy ’. Ce n’est qu’après l’échec de la seconde, plus retentissant encore que celui de la première, que conscience est véritablement prise de la crise du modèle keynésien et que s’amorce la révision doctrinale qui va mener à la désinfla­ tion compétitive. Le moment des années quatre-vingt offre donc une illustration presque idéale d’un épisode de crise d’un régime de politique éco­ nomique et du processus de tâtonnement par lequel émerge son successeur. Il donne aussi l’occasion de rappeler que la politique économique ne procède en rien d’un schéma de régulation uni­ versel, mais qu’elle s’organise en « cohérences » historiques por­ tées par des dispositifs institutionnels spécifiques - par quoi la notion même de « régime de politique économique » trouve tout son sens. 1. Respectivement 1975 et 1981.

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LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

Comme la cohérence d’une séquence historique de croissance est résu­ mée par le concept de régime d’accumulation ’, expression macroéco­ nomique d’un ensemble de formes institutionnelles particulières, on peut proposer que la politique économique elle aussi se présente sous des configurations historiquement typées qui définissent une succession de régimes de politique économique 12. Contre les évidences trop simples d’un Etat acteur d’une parfaite rationalité économique à la recherche du policy-mix optimum, et dans le prolongement direct des intuitions ori­ ginelles de la Régulation, il s’agit donc de souligner à la fois la nature profondément institutionnelle du phénomène « politique économique » et la variabilité historique de ses formes. Loin de se réduire en une pratique universelle des « régulations optimales » comme le donnent le plus souvent à croire les approches standard, la politique économique est engendrée au sein d’un complexe de constructions institutionnelles de toutes natures, où le macroéconomique voisine avec le cognitif, le sociologique ou le politique. Le macroéconomique, évidemment, puisque la politique économique est étroitement dépendante des caractéristiques générales du régime d’accumulation auquel elle s’articule. Mais le cogni­ tif aussi, car bien plus qu’elle n’enchaîne les optimisations intertempo­ relles, la politique économique déploie d’abord la « cohérence » intel­ lectuelle d’un projet articulé à une doctrine, représentations pour le premier du rôle de la politique économique et du type de « régulation » qu’on doit en attendre, et pour la deuxième du fonctionnement d’en­ semble du substrat économique où elle doit intervenir, ainsi que du type d’effet qu’elle est supposée y produire ; toutes conceptions qui portent bien sûr la marque idéologique d’une époque. Le sociologique et le politique enfin car la configuration de l’appareil d’Etat pèse lourdement sur l’élaboration de la politique économique, mais tout autant les rela­ tions que noue le politique avec les divers groupes sociaux, les compro­ mis implicites qu’il passe avec les puissances sociales - économiques, intellectuelles, d’opinion... - susceptibles de former un « bloc hégémo­ nique » et d’asseoir la légitimité de sa doctrine. C’est dans cet ensemble de déterminations institutionnelles que le concept de régime de politique économique prend génériquement son sens, et au travers de leurs diverses actualisations qu’il trouve ses identités historiques. Et, comme dans l’ordre de la croissance, une crise désigne ici aussi l’épisode his­ torique de la transition entre deux régimes de politique économique, l’épuisement d’une « cohérence » et le tâtonnement incertain en quête d’une autre. 1. Boyer (1986-a), Boyer et Saillard (1995). 2. Lordon (1995-a, -b).

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PREMIERS JALONS CRITIQUES

Un régime de politique économique est donc d’abord identi­ fiable au travers du système d’intentionnalité et de rationalisations dont il est porteur. Celui-ci est résumable à un très haut niveau de généralité par un projet global qui donne le sens et la cohérence d’ensemble selon lesquels doivent en principe s’ordonner les diverses interventions de la politique économique. Mais ce projet marque aussi une identité historique, et c’est sa variabilité dans le temps qui dénote le plus évidemment l’historicité des régimes de politique économique. La rupture que représente la désinflation compétitive par rapport à son prédécesseur est d’abord lisible dans la dissemblance de leurs projets respectifs. Le régime de politique économique keynésien-fordien était construit autour d’un projet de régulation conjoncturelle de la production, de l’emploi et des prix. Le régime de la désinflation compétitive qui l’évince pro­ gressivement à partir des années quatre-vingt est conçu à partir d’un projet radicalement différent d’environnement, et non plus de régulation directe, de l’activité économique. Au lieu de peser sur la formation des composantes de la demande, la désinflation compétitive vise désormais à garantir un contexte général de sta­ bilité - des changes, des prix... - dans le cadre duquel l’activité est supposée trouver les meilleures conditions de son développe­ ment « spontané ». Cette transformation n’est pas mince puis­ qu’elle signifie implicitement que l’intensité de la croissance cesse d’être de la responsabilité directe de la politique économique, pour être rendue aux agents privés vis-à-vis desquels l’Etat ne s’engage que pour maintenir un cadre global « favorable ». Le chemin par­ couru se mesure à l’évolution des mots d’ordre auxquels pour­ raient être ramenés les deux projets de politique économique qui se succèdent. Là où le régime keynésien visait l’expansion, la désinflation compétitive a élu la stabilité comme nouvel impératif.

Tournant délibérément le dos aux procédures antérieures de régulation budgétaire et monétaire, la désinflation compétitive s’organise alors autour d’un principe fondamental qui s’exprime en trois énoncés : 1) il est impossible de relancer isolément par la consommation ou la dépense publique ; 2) la relance doit être tirée par les exportations ; 3) pour exporter, il faut être compétitif, c’està-dire avoir des prix bas, et en conséquence pourvoir à la désin­ flation (voir figure 1) : « Pourquoi la faible inflation des prix et 33

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

des coûts est-elle une condition nécessaire de la croissance ? Sim­ plement parce que, dans une économie totalement ouverte, pour croître plus rapidement que les économies de ses partenaires, notre économie doit vendre proportionnellement plus sur le marché domestique et sur les marchés étrangers. Elle doit donc manufac­ turer ses biens et produire ses services à moindre coût » (Trichet, 1992). C’est donc bien la séquence désinflation-compétitivitéexportations-croissance-emploi qui constitue le cœur doctrinal du nouveau régime de politique économique et vise à résoudre la crise stagflationniste en utilisant la maîtrise de l’inflation comme moyen de la résorption du chômage.

Désinflation -> Compétitivité —» Exports —> Croissance -> Emploi Figure 1

Autour de cette séquence centrale vont venir s’agréger une série d’effets plus ou moins connexes qui ont fini par entrer dans la définition de la désinflation compétitive en lui donnant un aspect un peu buissonnant et un périmètre incertain. En fait on peut dis­ tinguer trois piliers sur lesquels repose la désinflation compétitive, ou plus exactement un pilier central, le franc fort, au plus près de la séquence précédente, et deux contreforts, la discipline salariale et la maîtrise des finances publiques, sans compter les influences croisées entre ces trois canaux principaux qui accroissent la complexité du tableau. Parmi les rares documents officiels à avoir (tardivement) formalisé le nouveau modèle de politique écono­ mique, le Xe Plan confirme cette vision en triptyque de la désin­ flation compétitive : « La politique mise en œuvre depuis 1983 [...] a recherché une désinflation compétitive au moyen de la modération salariale d’une part, de la rigueur budgétaire et moné­ taire d’autre part. La modération des revenus nominaux freine la hausse des prix et stabilise notre monnaie. La maîtrise de l’infla­ tion importée qui en résulte modère à son tour les prix internes, la compétitivité-prix s’améliore, la contrainte extérieure se des­ serre et autorise une croissance plus élevée '. » Cette image est encore plus claire à lire la synthèse des Notes Bleues pour qui la 1. CGP (1989).

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désinflation compétitive repose sur « (i) une politique monétaire visant à la meilleure maîtrise possible de l’inflation ; (ii) une politique de finances publiques équilibrées [...] ; (iii) une politique de maîtrise des coûts dans l’économie visant à assurer à notre secteur productif la meilleure compétitivité possible dans son environnement naturel de marché qui est l’Europe 1 ». Derrière cette archi­ tecture générale, il importe alors de détailler un peu plus précisèment l’ensemble des mécanismes supposés être à l’œuvre.

I Le franc fort En son sens le plus étroit, la désinflation compétitive s’identifie à l’instrument du franc fort. A vrai dire cette identification peut s’avérer trompeuse, car le « franc fort » est lui-même porteur d’une multiplicité d’effets qu’il importe de bien distinguer. En premier lieu, le franc fort apparaît comme l’instrument immédiat de l’enchaînement désinflation-,..-croissance. Confor­ mément à un mécanisme bien connu, l’ancrage au mark dans le SME permet la désinflation importée. La baisse du prix en francs des biens importés, rendue possible par l’appréciation de la devise nationale, contribue à la maîtrise du niveau général des prix nationaux. Mais la conception originelle de la désinflation compétitive a aussi attribué une deuxième finalité au franc fort, à savoir la baisse des taux d’intérêt attendue d’un accroissement de la désirabilité propre de la monnaie nationale. Les opérateurs financiers exigent une moindre rémunération de leurs actifs libellés en francs dès lors qu’ils s’estiment moins menacés par une dépréciation future qui leur ferait encourir une perte en capital. Cette baisse des taux d’intérêt de marché doit être elle-même à l’origine de plusieurs effets induits. En premier lieu, elle participe au mouvement géné­ ral de maîtrise des prix. Lorsque, en concurrence monopolistique, les prix sont formés par application d’un mark up sur les coûts, la baisse du coût du crédit est désinflationniste à comportement de marge inchangé. Par ailleurs, la baisse du coût du crédit incite moins fortement les entreprises à accroître leurs profits - donc, à coûts donnés, leurs prix - pour rechercher le désendettement. Au 1. Trichet (1992).

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LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

total la baisse des taux d’intérêt consolide la désinflation et vient conforter l’enchaînement central menant à la compétitivité et à la croissance. En second lieu, elle est censée stimuler l’investisse­ ment avec à la clé deux bénéfices possibles : d’abord le soutien direct d’une des composantes de la demande interne ; ensuite, mais à plus longue échéance, la possibilité, par une formation de capital facilitée, d’une modernisation de l’appareil productif (incorpora­ tion aux équipements du progrès technique), d’une stimulation de la R&D, des innovations de produits, etc., et donc in fine d’une amélioration de la compétitivité sur un mode plus « structurel ». Ainsi on peut d’ores et déjà distinguer la pluralité des registres temporels dans lesquels opèrent les divers mécanismes du franc fort. Si les conséquences sur les prix peuvent être attendues dans un relatif court terme, les améliorations de compétitivité structurelle via la baisse des taux d’intérêt et la stimulation de l’investissement ne peuvent qu’être des bénéfices de moyen terme. Sous ce rapport de la multiplicité des échelles de temps de la politique économique, le franc fort est décidé­ ment un bon exemple, car certaines conceptions de la désinfla­ tion compétitive lui ont même prêté une action structurelle plus profonde encore et d’encore plus long terme. Selon ces concep­ tions, le handicap de compétitivité-prix mécaniquement créé par l’appréciation du franc est de nature à induire une restructuration radicale de l’appareil productif en incitant notamment les pro­ ducteurs à rechercher des avantages concurrentiels hors-prix, par exemple en enrichissant les contenus technologiques des pro­ duits, en améliorant la qualité et plus généralement tous les fac­ teurs permettant de ménager des rentes de monopoles exploi­ tables à l’exportation sans préjudice des effets-prix d’une devise forte. Dans cette recherche d’un cercle vertueux à l’allemande où l’appréciation de la devise nationale cesse d’être contradic­ toire avec l’occupation de positions concurrentielles fortes ', c’est toute une stratégie de beaucoup plus long terme de dépla­ cement de la spécialisation nationale et de mouvement au sein de la division internationale du travail qui est impliquée et ins-

1. Conformément à un enchaînement formalisé par Aglietta, Orléan et Oudiz (1980).

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PREMIERS JALONS CRITIQUES

trumentée par les incitations corrélatives de la contrainte en quelque sorte « artificielle » de l’appréciation nominale initiale La discipline salariale La discipline salariale est le premier des contreforts épaulant le pilier central du franc fort. Ses effets sont également pluriels. Selon un premier mécanisme, la maîtrise des salaires participe très directement à la contention des coûts et des prix, et donc vient en renfort de la logique centrale désinflation-compétitivité-exports. Mais par ailleurs, la discipline salariale contribue à l’amélioration de la profitabilité. En faisant siennes des conceptions de type « économie de l’offre », vulgarisées sous la forme du soi-disant « théorème » de Schmidt1 2, la désinflation compétitive en escompte un soutien de l’investissement et donc l’intensification des deux effets déjà recensés à ce propos. La maîtrise des finances publiques Enfin la maîtrise des finances publiques vient compléter le tableau général de la désinflation compétitive. Là encore deux mécanismes doivent être distingués. Selon le premier, la réduction du déficit budgétaire est de nature à minorer les effets d’éviction. En diminuant la captation de l’épargne disponible par le besoin d’emprunt du secteur public, la maîtrise budgétaire est censée contribuer à la baisse des taux d’intérêt, et donc apporter une impulsion supplémentaire au soutien de l’investissement et aux bénéfices qui lui sont associés. Le deuxième mécanisme repose sur un effet de « crédibilité », une notion sur laquelle on aura l’occasion de revenir longuement. L’affichage d’une politique budgétaire restrictive doit permettre de gagner la confiance des opérateurs des marchés financiers, et donc aboutir simultanément 1. Voir Agiietta et Baulant (1993). 2. Baptisé conformément aux recommandations d’une stratégie rhétorique qui emprunte au langage de la science pour mieux produire un effet d’autorité et présenter ses énoncés comme constats incontestables de vérités incontestables puisque parés des attributs de la légalité scientifique -, le « théorème » de Schmidt n’est jamais qu’un apophtegme d’homme politique selon lequel « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain... » ; et qui ne craignait d’ailleurs pas d’ajouter : « ...et les emplois d’après-demain »...

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: crédibilité

Figure 2 à une baisse des taux d’intérêt de long terme et à un renforcement de la désirabilité propre de la devise nationale. De tels effets de crédibilité peuvent d’ailleurs également être repérés en d’autres régions du tableau. L’option de discipline sala­ riale vient elle aussi conforter les opérateurs financiers dans l’idée que la profitabilité sera maintenue et que l’inflation sera sous contrôle, contribuant ainsi à rendre plus attractifs les actifs libellés en francs. A propos de la discipline salariale, il faut noter le fonc­ tionnement à double sens des effets de crédibilité, puisque l’affi­ chage d’une stratégie de franc fort et de politique monétaire ces­ sant d’être accommodante vient signifier aux divers groupes sociaux l’impossibilité de résoudre par l’inflation et la dévaluation les tensions engendrées par le conflit sur le partage de la valeur ajoutée '. Au total, le tableau d’ensemble de la désinflation compétitive 1. Boyer et Mistral (1978) ont montré comment l’inflation de la période fordienne pouvait être interprétée comme la forme prise, dans un certain environ­ nement institutionnel, par le conflit de répartition dans lequel chacun des protagonistes cherche à augmenter sa part du revenu national en déformant à son profit le système des prix relatifs. Ces stratégies de rétorsions successives s’expriment dans la boucle prix-salaires et ne donnent au conflit de répartition qu’une résolution nominale, par la dérive du niveau général des prix.

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PREMIERS JALONS CRITIQUES

apparaît bien plus chargé que le seul enchaînement franc fortdésinflation-compétitivité-exports (voir figure 2) ne le laissait sup­ poser. On pourrait même penser que la redondance des effets due aux multiples influences croisées lui garantit une certaine solidité. Or à l’examen, les points de faiblesse se révèlent fort nombreux, de sorte que la désinflation compétitive apparaît finalement comme une construction d’une grande fragilité.

IL AMBIGUÏTÉS, CONTRADICTIONS ET LIMITES DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE

Quatorze ans d’application ininterrompue d’une politique éco­ nomique font certainement un délai raisonnable pour un premier bilan. On peut maintenant estimer disposer du recul nécessaire pour procéder à une évaluation des mérites de la désinflation compétitive, même s’il reste toujours difficile de faire la part des effets propres de la politique économique et de la détermination par la conjoncture internationale. Pour autant les faits stylisés délivrés par la période 1983-1997 sont plutôt transparents et sug­ gèrent une lecture tranchée du bilan de la désinflation compétitive : si la désinflation française apparaît comme une réussite incontes­ table, qu’on peut même estimer durable, l’entreprise de résorption du chômage a, quant à elle, connu un échec cuisant. Or la désinflation n’était que le moyen. Comment expliquer que l’ob­ jectif principal soit resté à ce point inentamé ? On se propose ici de n’aborder que les premières étapes de l’examen critique. La question du déficit budgétaire, celle du « franc fort » et des taux d’intérêt nécessitent des constructions théoriques qu’il faudra prendre le temps de détailler. Pour l’heure, on ne vise donc que la partie « profitabilité et compétitivité » de la désinflation compétitive dont les critiques sont maintenant de mieux en mieux connues, même s’il est loin d’être inutile de les rappeler. A défaut d’un examen économétrique ou empirique très détaillé qui testerait relation par relation chacun de ces enchaîne­ ments, une analyse qualitative permet déjà de repérer dans la 39

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

construction d’ensemble un nombre significatif de points faibles, d’ambiguïtés, voire de contradictions.

IL 1. Où les profits d’aujourd’hui ne font pas nécessairement les investissements de demain

C’est à un double titre que figure la discipline salariale dans le tableau d’ensemble de la désinflation compétitive : comme contri­ bution à la désinflation et à l’amélioration de la compétitivité-prix d’une part, mais aussi, d’autre part, comme moyen de la restau­ ration de la profitabilité et de la stimulation de l’investissement. On reconnaît sous ce deuxième effet le schéma général du soidisant « théorème » de Schmidt dont on peut s’étonner qu’il ait été si longtemps agréé par la politique économique en dépit des controverses déjà anciennes que lui a values son simplisme. La question profitabilité / investissement est d’une telle ampleur qu’il ne saurait être question d’en donner un traitement exhaustif. On se contentera donc de rappeler les arguments les plus simples qui conduisent au moins à contester l’univocité du mécanisme supposé par le « théorème ». Au demeurant, ceux-ci sont tellement connus qu’ils ne nécessitent pas de très longs développements. C’est peut-être dans son statut et son origine théoriques mal définis que résident les principales faiblesses du « théorème » de Schmidt. En effet, même s’il s’apparente clairement à un courant d’économie « de l’offre », on ne saurait pour autant assimiler sa préconisation de discipline salariale à celle d’un argument propre­ ment néoclassique, lequel renvoie moins à la stimulation de la formation de capital qu’à la résorption d’un déséquilibre sur le marché du travail. On pourrait par ailleurs difficilement rattacher le « théorème » au modèle néoclassique « usuel » de demande de facteurs ’, tant son inspiration et même sa conclusion sont éloi­ gnées des arguments de prix relatifs et de substitution qui sont au cœur de ce modèle1 2. Plus simplement on peut y voir une forme 1. Voir Muet (1979). 2. Même s’il existe des modèles «de facture néoclassique» qui figurent explicitement le rôle du profit dans le comportement d’investissement (voir entre autres Hayashi, 1982 ; Malinvaud, 1983, 1987).

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PREMIERS JALONS CRITIQUES

rudimentaire et partielle d’articulation de la répartition du revenu et de la formation de la demande, mais dans laquelle la compo­ sante investissement est univoquement déterminée par le profit. C’est évidemment le caractère partiel de l’analyse et sa négligence des effets de bouclage macro qui font l’essentiel de son défaut. En premier lieu, et d’un point de vue théorique, il importe d’identifier le régime de formation de la demande en vigueur. Bowles et Boyer (1988) ont montré qu’en fonction des élasticités de l’investissement et de l’épargne à la part des salaires, on pou­ vait se trouver dans un régime de demande tirée par les profits, où la demande décroît avec la masse des salaires, ou inversement dans un régime de demande tirée par la consommation - la demande croît alors avec les salaires.

Sur la base d’une intuition très proche, Marglin et Badhuri (1990) ont au surplus identifié des configurations qualifiées de coopératives dans lesquelles hausse des salaires et amélioration de la profitabilité cessent ex post d’être contradictoires. Lorsque la différence entre les (valeurs absolues des) élasticités de l’épargne et de l’investissement à la part salariale est positive (configuration dite « stagnationniste » par Marglin et Badhuri), une augmentation de la part salariale stimule davantage la consommation qu’elle ne fait reculer l’investissement, de sorte que la demande effective, au total, est croissante. Lorsqu’au surplus cet écart des élasticités est suffisamment important, les entrepreneurs peuvent compenser, et même davantage, les pertes de marge par les gains en volume. Le taux de profit in fine varie alors dans le même sens que la part des salaires. Les intuitions simples de ces modèles suggèrent donc que la question de l’impact macroéconomique d’une variation de la répartition admet des réponses multiples, et que la moindre des choses avant de se prononcer consiste à identifier le régime en vigueur. Encore faut-il noter, tant qu’on en reste à un cadre d’économie fermée, que ces mêmes modèles tendent à survaloriser les effets globaux du profit puisqu’ils continuent de considérer que celui-ci influence univoquement, et positivement, l’investissement. D’une certaine manière, ils montrent donc que, même à supposer vrai le soi-disant « théorème de Schmidt », la résultante des effets du profit sur la demande globale demeure ambiguë. C’est pourtant cette détermination univoque de l’investissement par le profit -

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LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

c’est-à-dire le cœur du « théorème » lui-même - qu’il faut mettre en question. Son défaut essentiel consiste évidemment à négliger l’ambivalence fondamentale du salaire, à la fois coût et élément de solvabilisation de débouchés principalement formés autour de la consommation. C’est bien cette tension contradictoire qu’ex­ priment les travaux en quête d’un niveau de salaire optimal ’.C’est elle que conforte d’une certaine manière la conclusion, générale­ ment livrée par l’économétrie de l’investissement, de prédomi­ nance, particulièrement en France, des effets d’accélération 1 2, dès lors que la consommation salariale est la composante essentielle de la demande finale. C’est vers elle que ramènent encore les évolutions comparées des divers indicateurs de profitabilité et d’investissement depuis 1982. Il est maintenant devenu commun de remarquer que la part des profits, à 31 %, a retrouvé des niveaux supérieurs à ceux de la fin des années soixante et que le taux d’autofinancement atteint, selon les définitions, 115 à 130 %, alors même que le taux d’investissement de 1994, à 15,3 %, n’est pas loin de son point bas de 1984 3 (encadré 1). Ces arguments simples et bien connus devraient suffire à res­ tituer au lien profit / investissement ce minimum de complexité que le « théorème de Schmidt », dans le simplisme de ses déter­ minations univoques, ne parvient pas à identifier. Que la crise de l’investissement du début des années quatre-vingt ait été corréla­ tive d’un effondrement de la profitabilité initié dans les années soixante-dix et qu’il ait été nécessaire de restaurer celle-ci n’est probablement pas douteux. Que le même diagnostic soit ressassé à l’identique après une inversion particulièrement spectaculaire des tendances du partage de la valeur ajoutée est évidemment plus contestable. Le niveau des taux d’utilisation des capacités, tombé à 80 % en 1993, et celui des taux d’autofinancement laissent pen­ ser que, pour dire le moins, la contrainte de débouchés depuis 1990 est probablement plus forte que celle de profitabilité. S’agis­ sant du mécanisme de stimulation de l’investissement, la disci­ pline salariale a vraisemblablement, et d’assez loin, dépassé

1. Voir notamment Malinvaud (1986) et Artus (1989). 2. Expliquant l’investissement par la croissance anticipée des débouchés. 3. Sources : INSEE (1996).

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Encadré 1. Répartition et investissement

Taux de marge, tiré de INSEE (1996).

Taux d’autofinancement, tiré de INSEE (1996).

Taux d’investissement, tiré de INSEE (1996).

Taux d’utilisation des capacités, tiré de OFCE (1996).

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

l’« optimum » comme le suggère la déconnexion de l’investisse­ ment et d’une part salariale en recul quasi continu depuis 1982.

IL 2. Les ambiguïtés du chômage : objectif ou instrument ? Mais outre son entrée dans une phase de contre-productivité, qu’il reviendrait à une étude empirique de dater plus précisément, la discipline salariale vient par ailleurs souligner l’ambiguïté du statut dont relève la variable « chômage » dans le tableau d’en­ semble de la désinflation compétitive. Objectif déclaré, le chômage y apparaît également comme un instrument. Blanchard et Muet (1993) le soulignent avec netteté en présentant un modèle stylisé formalisant l’un des enchaînements de la désinflation compétitive à partir de l’interaction de deux liaisons chômage-compétitivité (voir figure 3). La première de ces relations est décroissante et traduit que l’amélioration de la compétitivité entraîne, au travers de la composante exports, une croissance de la demande finale qui tend à réduire le chômage. La seconde est croissante et présente explicitement le chômage comme le déterminant de la modération des salaires et de l’amélioration de la compétitivité. Ces méca­ nismes définissent des processus dynamiques d’ajustement horséquilibre qui garantissent la convergence vers l’état stationnaire situé à l’intersection de ces deux courbes. Deux sortes d’effets peuvent alors venir inhiber ou au contraire accélérer ces mécanismes de base. Il y a effet de crédibilité sur le marché du travail lorsque la politique monétaire d’ancrage nomi­ nal est affichée de manière suffisamment forte pour faire dispa­ raître l’aléa moral 1 associé à la possibilité de dévaluer. Les agents cessent alors d’anticiper que l’ajustement de change viendra apurer la dérive inflationniste qui résulte de leurs comportements de prix - augmentation de marge pour les entreprises, revendication sala­ riale pour les travailleurs. Toutes choses égales par ailleurs, la publicité donnée à des orientations restrictives de la politique monétaire contribue donc à améliorer l’efficacité des mécanismes 1. On appelle « aléa moral » le phénomène d’accroissement de la propension à s’exposer à un risque en présence d’une couverture ou d’une assurance.

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compétitivité

Figure 3 de la modération salariale, et en particulier celui qui dérive de la pression par l’« armée de réserve ». Stimulé d’un côté, ce même mécanisme peut pourtant, à l’in­ verse, se trouver entravé par des effets dits d’hystérésis. Le chô­ mage de longue durée aboutit à des destructions de capital humain tellement profondes que ceux qui en sont victimes se retrouvent de fait exclus de la population des « employables ». Tombant dans une espèce de non-lieu social, ils cessent d’appartenir à l’« armée de réserve » et de contribuer à la pression compétitive que celleci fait peser sur les salaires. L’efficacité du chômage comme modérateur salarial s’en trouve alors diminuée, et l’opération du mécanisme de désinflation compétitive ralentie. Blanchard et Muet établissent que ces deux effets auxiliaires, crédibilité et hystérésis, ont probablement joué, mais avec une faible intensité, et de toute façon en se compensant mutuellement. Même si on peut trouver restrictive leur définition de la désin­ flation compétitive - réduite aux deux relations chômage-compé­ titivité et à la dynamique qu’elles impulsent - elle n’en a pas

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LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

moins sa pertinence, et a surtout l’avantage de venir souligner quelques-unes de ses caractéristiques auxquelles on ne souhaite généralement pas faire une trop grande publicité. La première d’entre elles tient à l’ambivalence du chômage, telle qu’elle émerge d’une première lecture quelque peu déconcertée : d’une part la réduction du chômage constitue l’objectif apparent de la politique économique, mais d’autre part son niveau élevé semble requis pour la bonne opération des mécanismes de la désinflation compétitive. Il faut d’abord s’empresser de souligner que cette dualité de statut dans la théorie n’est en rien une contradiction formelle. Une variable peut être à la fois déterminée et détermi­ nante, expression de la récursivité typique d’un modèle. Il faut ensuite. prendre quelques précautions avec la catégorie d’« instrument » sous laquelle on peut d’abord être tenté de ranger le chômage comme facteur de la discipline salariale. Ce que révèle la formalisation retenue par Blanchard et Muet, ce n’est pas tant que le chômage est un instrument - au sens précis que prend ce terme dans la modélisation de la politique économique -, mais plutôt qu’il est une variable endogène. Ainsi s’explique le senti­ ment d’absurdité qui viendrait d’une modification du tableau d’ensemble de la désinflation compétitive auquel on ajouterait le chômage comme facteur de pression en amont de la discipline salariale, puisque alors le chômage figurerait à la fois comme objectif et comme instrument. Un sentiment d’absurdité qui viendrait en fait d’une confusion entre différentes sortes d’opérations formelles. Formellement parlant, la poli­ tique économique est associée aux opérations de la statique comparative. Or ce que montre le modèle de Blanchard et Muet en créant l’interro­ gation autour du chômage « objectif ou instrument » - ou plus analyti­ quement : déterminé ou déterminant — c’est que les mécanismes de la désinflation compétitive tels qu’ils nous les présentent ressortissent aux opérations formelles de la dynamique endogène. En d’autres termes, dans ce modèle de la désinflation compétitive, il n’y a pas de politique économique. La réduction du chômage est abandonnée à l’opération des forces du marché, c’est-à-dire à des mécanismes purement endogènes dont l’Etat n’aurait qu’à surveiller le bon fonctionnement sans y inter­ venir davantage.

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PREMIERS JALONS CRITIQUES

Blanchard et Muet vendent donc la mèche : « Depuis 1987, on s’est surtout contenté de laisser au niveau élevé du chômage le soin de lutter contre l’inflation et d’améliorer la compétitivité » De ce point de vue, la vigueur de la réaction de Vial (1993), dont on ne sait trop de l’économiste ou du haut fonctionnaire engagé dans la conduite de la désinflation compétitive auquel des deux on a affaire, est assez significative. Discutant le papier de Blan­ chard et Muet, il met tous ses efforts à nier que le chômage ait jamais été considéré comme un instrument au service de la désinflation compétitive, ou plus exactement que la politique éco­ nomique se soit contentée, depuis une position de retrait, de regar­ der œuvrer la discipline salariale du chômage. Vial exploite notamment la définition restrictive que les auteurs ont retenue de la désinflation compétitive pour montrer que, envisagée dans un périmètre plus large, il est possible d’y retrouver la marque d’in­ terventions plus actives de l’Etat. La politique économique aurait en particulier visé de manière très intentionnelle la transformation structurelle des mécanismes de formation des salaires et des prix. Le fait est qu’il est impossible de minimiser l’ampleur des déman­ tèlements institutionnels - désindexation des salaires sur les prix, suppression de l’autorisation administrative de licenciement, déve­ loppement des statuts précaires de l’emploi... - que la politique économique des années quatre-vingt aura fait subir aux formes du rapport salarial fordiste. C’est d’ailleurs un paradoxe de plus de l’économétrie que ces profonds changements ne semblent pas apparaître de manière évidente au travers des régularités macro­ économiques que constituent les équations de salaires, dont Blan­ chard et Muet observent l’invariance structurelle au travers des années quatre-vingt12. Lecointe, Pzredborski et Sterdyniak (1989) décèlent eux une diminution du coefficient d’indexation des salaires sur les prix - de 1,02 sur la période 1965-1982 à 0,83 sur la période 1983-1987 - mais à la limite de la significativité, et concluent de toute manière, comme Confais et Muet (1994) que l’essentiel de la désinflation semble devoir être attribué à l’action du chômage bien plus qu’à la désindexation proprement dite. On 1. Blanchard et Muet (1992), p. 42. 2. Une conclusion qu’on ne saurait pourtant tenir pour définitive, et qui est contredite par d’autres travaux (voir ainsi Ralle et Toujas-Bernatte, 1990).

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LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

peut ainsi, d’une part, accorder avec Vial que la désinflation compétitive, pourvu qu’on l’envisage dans une circonscription suf­ fisamment large, a effectivement consisté en interventions actives de l’Etat - c’est le sens du tableau synoptique précédent que d’en synthétiser les rationalisations - mais, d’autre part, on peut recon­ naître avec Blanchard et Muet que ceux de ses effets qui visaient la restauration de la compétitivité par la désinflation ont pour une très large part procédé de l’opération de mécanismes purement endogènes. La deuxième caractéristique inavouable que le modèle de Blan­ chard et Muet contribue à mettre en évidence dénote de nouveau, quoique d’une manière un peu différente, la modestie de fait de l’ambition de la désinflation compétitive face au problème du chô­ mage. Une fois la convergence achevée sous l’action des ajuste­ ments dynamiques associés aux deux relations chômage-compé­ titivité, l’état stationnaire atteint ne correspond nullement à un plein-emploi retrouvé. Le long terme de la désinflation compétitive ne fait donc qu’aboutir à un taux de chômage d’« équilibre » dont rien ne garantit qu’il ne soit encore assez élevé - Sterdyniak et alii (1997) l’évaluent à 8,5 % pour la France sur la période 19871994. La désinflation compétitive s’accompagne donc presque nécessairement de théories dites « structuralistes » du chômage (Phelps, 1990), puisque, au terme de l’opération des mécanismes endogènes, le butoir du « taux d’équilibre » est alors présenté comme une caractéristique structurelle de l’économie, résultant de la configuration institutionnelle du marché du travail, des ten­ dances de la productivité, etc. Ainsi apparaît la division implicite du travail entre les différents registres de la politique économique. La désinflation compétitive veille au bon déroulement des ajus­ tements de marché, en prenant notamment soin que la pression du chômage sur les salaires s’exerce avec le maximum d’efficacité. Une fois obtenue la convergence au taux de chômage d’équilibre - convergence dont Blanchard et Muet notent tout de même qu’elle peut requérir plusieurs décennies ! - elle abandonne le retour au plein-emploi à des politiques structurelles qui auront pour tâche de procéder aux transformations institutionnelles sus­ ceptibles d’abaisser le taux d’équilibre... C’est donc peu dire que la désinflation compétitive ne se mouille pas sur le problème de l’emploi. Que ce soit pendant la phase transitoire de convergence 48

PREMIERS JALONS CRITIQUES

vers le taux de chômage d’équilibre, ou en régime permanent, elle s’en tient singulièrement distante. Soit elle surveille une dyna­ mique d’ajustement à laquelle elle ne prend pas part elle-même, soit elle délègue à d’autres la réduction du chômage d’équilibre. Comment pourrait-elle être renvoyée à l’échec en matière d’em­ ploi, elle qui met tant de soin à ce que sa responsabilité n’y soit pas engagée ?

IL 3. Les contresens de la « compétitivité »

Reste l’essentiel, à savoir l’enchaînement désinflation-compéti ­ tivité-exports, dont Blanchard et Muet tiennent d’ailleurs la vali­ dité pour acquise, même s’ils soulignent sa lenteur à opérer. Que vaut finalement ce pilier central de la désinflation compétitive ? On peut dans un premier temps s’étonner de ce que, semblant radicalement tourner le dos à la dévaluation, la désinflation compé­ titive emprunte en fait les mêmes voies de la compétitivité-prix. Mais au-delà de cette contradiction, c’est la logique même de la compétitivité-prix et sa pertinence pour un modèle de croissance tirée par les exportations qu’il faut remettre en question. Une même logique nominale que la dévaluation Il faut rappeler qu’au départ du choix de la désinflation compé­ titive se rejoignent la priorité donnée à une stratégie de croissance par les exportations et l’affirmation de l’inefficacité de la déva­ luation. Après plusieurs décennies de bons et loyaux services, celle-ci est en effet désormais jugée inapte à un soutien adéquat de la compétitivité. On lui reproche de n’avoir prise ni sur les importations inélastiques, énergétiques par exemple, ni sur les déterminants de la compétitivité hors-prix dont on annonce déjà la montée. Au surplus elle aurait le désavantage rédhibitoire de s’autodétruire partiellement entre surcroît d’inflation importée et comportements de marge opportunistes des exportateurs : d’une part le renchérissement des biens importés est susceptible de relan­ cer l’élévation du niveau général des prix intérieurs, réduisant d’autant la compétitivité-prix, et, d’autre part, les entrepreneurs peuvent être tentés de laisser inchangés leurs prix d’export en 49

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

devises afin de profiter de la dévaluation non pour étendre leurs parts de marché mais pour accroître leurs marges. Si on met un instant de côté le dernier argument, dont il faut reconnaître tout de suite qu’il n’est pas le moins important, le rai­ sonnement laisse une impression curieuse. La dévaluation est jugée inefficace au nom du recul des effets de prix dans le commerce exté­ rieur, pour se voir préférer une alternative... qui repose intégrale­ ment sur un mécanisme de compétitivité-prix. La thèse antidévaluationniste doit alors reposer exclusivement sur la destruction intégrale, par l’inflation importée et les gonflements de marge, de l’avantage compétitif procuré par l’ajustement de change. Mais d’abord, tant que subsiste, même amoindrie, une réduction des prix d’export, à la suite d’une dévaluation, cette dernière continue d’améliorer globalement la compétitivité-prix. Et en tout état de cause, la position de la désinflation compétitive frise la contradic­ tion, qui consiste à nier ou au moins à fortement minorer les effets de prix à l’entrée du raisonnement - afin de mieux disqualifier la dévaluation -, pour finir par tout miser sur eux à la sortie, en expli­ quant que la compétitivité trouve son unique source dans la maîtrise de l’inflation. On ne sache pas que l’acheteur étranger de biens fran­ çais se soucie des voies par lesquelles l’avantage de prix qu’il s’apprête à saisir a été obtenu : réduction des coûts salariaux incor­ porés ou appréciation de sa devise nationale sont pour lui confon­ dues dans le même prix global. Cette contradiction doit secrètement travailler les promoteurs de la désinflation compétitive si l’on en juge par les réactions effon­ drées qui ont suivi les dévaluations de la livre, de la lire et de la peseta en 1992. On a pu entendre à cette occasion des commen­ taires consternés constatant que l’avantage compétitif durement gagné au prix de plusieurs années de douloureuse discipline sala­ riale venait d’être ruiné en quelques heures par les dévaluations de nos principaux partenaires ! Si la dévaluation est à ce point inefficace et nuisible, voilà bien un événement qui aurait dû laisser de marbre les défenseurs de la désinflation compétitive. Tel n’est manifestement pas le cas, et les mêmes s’inquiètent maintenant des avantages « indus » que pourraient tirer, en régime de monnaie unique, les « out » par rapport aux « in », en conservant la pos­ sibilité de manipuler leur change. Il faut donc croire que la déva­ luation ou la dépréciation ne sont pas inefficaces au point que 50

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voudraient laisser entendre les partisans de la désinflation compétitive. Les critiques précédentes seraient l’objet d’un malentendu si elles étaient interprétées comme l’amorce d’un plaidoyer pour un maniement systématique du change, à l’image de ce qui s’est pra­ tiqué dans les années soixante et soixante-dix. Il s’agit de critiquer un monisme et non pas de lui en substituer un autre. Mais du strict point de vue de l’efficacité macroéconomique, le refus principiel et systématique de la dévaluation n’est que très imparfaitement fondé. Quand « les circonstances se présentent » - et on pourrait discuter par exemple d’une telle occurrence en 1989 lors de la réunification allemande et d’une éventuelle réappréciation du mark, ou en 1992-1993 au moment d’envisager une détente de la politique monétaire - une dépréciation relative du franc continue de procurer certains avantages. C’est ce que reconnaissent à leur manière la plupart des grands modèles macroéconométriques qui sur ce point présentent une convergence significative. Des variantes de réappréciation du franc effectuées sur AMADEUS, METRIC, le modèle Banque de France ’, ou le modèle MOSAÏQUE de l’OFCE 12 montrent toutes, et avec des ordres de grandeurs assez proches, des effets négatifs sur la production et l’emploi (encadré 2). C’est donc indûment que certains des pro­ moteurs de la désinflation compétitive ont donné à croire que la courbe en J n’existait plus. La virulence de leurs critiques de la dévaluation ne saurait en tout cas faire oublier que la désinflation compétitive procède exac­ tement de la même logique nominale. En parlant de courbe en J, il faut d’ailleurs remarquer que c’est le même type de profil tem­ porel que vise implicitement la désinflation compétitive, non pas pour le solde de la balance courante, mais cette fois pour le niveau du taux de change réel. La désinflation compétitive escompte en effet que ce qui est mécaniquement perdu sur le taux de change nominal sera plus que compensé par le ralentissement du niveau général des prix intérieurs, de telle sorte que le taux de change

1. Voir INSEE et alii (1993) pour une comparaison des propriétés de ces trois modèles. 2. Gubian et alii (1992).

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Encadré 2.

Impact d’une réappréciation du franc de 10 % AMADEUS

METRIC

BdF

4.4

5.3

6.7

3e année -1.4 1.6 -0.5 0.5

2e année -1.7 1.8 -0.5 0.7

3 e année -1.3 0.9 -0.3 0.3

-1.2 -0.8 - 185 200

-1.5 -0.9 - 159 000

-1.7 -0.7 - 145 000

écarts par rapport au compte central (en %) Désinflation sur les prix à la consommation au bout de 6 ans Cumul nul des effets sur le solde des biens et services observé la : Exportations (moyenne sur 6 ans) Importations (moyenne sur 6 ans) Taux d'épargne (moyenne sur 6 ans) Consommation (moyenne sur 6 ans) PIB maximum (2e ou 3e année) moyenne sur 6 ans Effectifs des entreprises (maximum)

Modèles AMADEUS (DP), METRIC (INSEE), et BdF, tiré de INSEE et alii (1993).

En écart par rapport au compte de référence 1ère

jème

3ème

4éme

5ème

année

année

année

année

année

En %: PIB marchand Consommation des ménages FBCF des entreprises Exportations Importations

-0.6 0.4 -0.9 -1.7 -0.0

-1.0 0.5 -1.7 -3.5 -0.0

-0,8 0.5 -1.2 -3.2 0.2

-0.5 0.5 0.4 -2.6 0,8

-0.3 0.5 1.9 -2.3 1.1

Production manufacturière Prix à la consommation Taux de salaire réel Emploi marchand

-1.9 -0.9 0,3 -0.1

-3,0 -1.6 0.0 -0,4

-2,6 -2.3 -0.1 -0.5

-1.9 -3.0 -0.2 -0.5

-1.6 -3.6 -0.3 -0.5

En points de PIB : Solde public Solde extérieur

-0,1 0.0

-0.1 -0.3

-0.2 -0.4

-0.2 -0.4

-0.2 -0.5

En moyenne annuelle

Modèle MOSAÏQUE (OFCE) tiré de Gubian et alii (1992).

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réel *, à moyen terme, s’en trouvera finalement accru. Les rapports de la désinflation compétitive à la logique nominale sont donc complexes. Ils n’évitent ni la contradiction, quand la désinflation compétitive entend se présenter comme l’antonyme radical de la dévaluation, ni les paradoxes apparents attachés aux effets de compensation intertemporelle dans les stratégies de change réel. La désinflation compétitive en retard d’un modèle Souligner la disqualification hâtive de la dévaluation et son rem­ placement paradoxal par une stratégie de désinflation compétitive qui emprunte les mêmes voies de la compétitivité-prix ne doit cependant pas conduire à méconnaître les limites de cette dernière. C’est peut-être dans cette surestimation des effets nominaux du commerce extérieur que réside le point de faiblesse - le contre­ sens ? - le plus important de la désinflation compétitive. Reprenant des problématiques jusque-là plutôt explorées par les hétérodoxes, les nouvelles approches de la croissance et du commerce inter­ national12 ont donné une légitimité nouvelle à l’idée de facteurs hors-prix de l’avantage concurrentiel ainsi qu’à celle de trajectoire nationale de croissance et de compétitivité. C’est en effet proba­ blement un modèle implicite du commerce extérieur historique­ ment dépassé qui se tient derrière la représentation de la compé­ titivité que se fait la désinflation compétitive. Si des effets prix persistent, il est devenu impossible de négliger les mécanismes de différenciation des produits, d’amélioration de la qualité et d’in­ novation par lesquels se constituent les positions de monopole à l’exportation. Conformément à un mécanisme que Aglietta, Orléan et Oudiz (1980) ont mis en évidence de longue date, cet avantage concurrentiel est immunisé des conséquences défavorables de prix d’export élevés avec lesquels il peut même entretenir un cercle vertueux. Ainsi, c’est dans la qualité de la spécialisation et l’oc­ cupation des meilleures places dans la division internationale du travail que de plus en plus résident les conditions de la compéti­ 1. Défini comme le rapport T du prix étranger et du prix français (évidem­ ment convertis dans la même unité monétaire) d’un même panier de biens : T = EP*/P, avec P le prix en francs, P* le prix en dollar et E le taux de change nominal du dollar contre franc. 2. Voir par exemple Krugman (1990).

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LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

tivité - mais sur un mode très différent de F avantage-prix. Aglietta et Baulant (1994) montrent que l’intégration de variables struc­ turelles, telles que rythme d’accumulation du capital pour l’incor­ poration du progrès technique, effort de R&D, indicateurs d’adap­ tation à la demande mondiale, permet simultanément d’insister sur la différenciation des trajectoires nationales et d’améliorer la qua­ lité économétrique des équations du commerce extérieur au-delà de ce que permettent les seuls effets prix. Magnier et ToujasBematte (1992) ainsi que Amable et Verspagen (1995) parvien­ nent à des conclusions similaires en exhibant l’amélioration signi­ ficative apportée par la prise en compte des facteurs hors-prix à l’explication de la dynamique des parts de marché à l’exportation. La référence implicite à la performance économique de la nation, que suggère un argument en termes de division internatio­ nale du travail, est d’autant plus pertinente que la mobilisation des effets d’innovation, d’apprentissage ou de spécialisation repose largement sur des mécanismes d’extemalités qui conduisent à envisager la productivité ou la compétitivité globales comme des attributs de la collectivité. Dans cette perspective générale, les rap­ ports Made in America (Dertouzos et alii, 1989) et Made in France (Taddéi et Coriat, 1993) mettent l’accent sur la dimension institutionnelle de la compétitivité. Loin d’être réductible à la seule maîtrise de leur prix par des producteurs individuels, la compéti­ tivité d’une part réside dans des facteurs plus qualitatifs, et d’autre part possède un caractère global qui lui fait trouver son origine dans l’interaction d’un certain nombre de grandes formes institu­ tionnelles. La théorie de la Régulation a de longue date reconnu ces dimensions de la compétitivité 1 et son insistance sur l’impor­ tance du rapport salarial en relation avec les formes d’organisation de la production la met en bonne position pour identifier quelquesunes des faiblesses essentielles de la désinflation compétitive. En premier lieu, la Régulation suggère que la stratégie de la compétitivité-prix vaut implicitement acceptation d’un déclasse­ ment au sein de la division internationale du travail, puisque les avant-postes de celle-ci correspondent à une tout autre modalité 1. Pour des références récentes, voir par exemple Coriat (1990), Boyer (1993-a).

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de la compétitivité, où priment les effets qualité et la capacité à maintenir des rentes monopolistiques par l’innovation et la diffé­ renciation des biens. L’occupation d’une position intermédiaire risque alors de cumuler tous les désavantages, car en plus d’aban­ donner les positions avancées, elle n’accroît nullement les chances de succès au type de jeu compétitif qu’elle se propose de jouer. En effet, au travers du type de productions et du type de biens qui sont associés à la compétition par les prix, elle désigne de fait les nouveaux pays industrialisés comme concurrents de l’économie française. C’est là une concurrence d’autant plus dangereuse que ces pays présentent des niveaux de développement qui leur per­ mettent des coûts salariaux et des coûts sociaux sans commune mesure avec ceux des pays que leur ancienneté dans l’industria­ lisation a fini par doter d’un modèle social élaboré. C’est pourquoi se laisser glisser dans la division internationale du travail en ima­ ginant triompher au jeu de la concurrence par les prix sur des produits peu différenciés se révèle, face à de tels compétiteurs, une entreprise sans espoir. Le maintien dans le haut de la division internationale du travail et l’adaptation aux formes de la compétitivité qui y prévalent sont donc des obligations pour un pays industrialisé comme la France qui n’a pas d’autre choix que de chercher à vendre cher du travail très qualifié (Aglietta et Brender, 1984 ; Brender, 1996 ; Aglietta, 1997). C’est là un paradoxe incompréhensible pour la désinflation compétitive, incapable de penser la compétitivité autrement qu’en termes de compression des prix, et dont la logique étroitement nominale fait désormais obstacle au cheminement vers les formes supérieures de l’avantage compétitif. En persistant dans la seule stratégie de contention des coûts, et plus encore en choisissant la discipline salariale comme l’un de ses principaux instruments, c’est tout un modèle socioproductif pourtant obsolète, comme l’atteste son entrée en crise, que la désinflation compétitive contri­ bue à proroger. La logique de compétitivité-prix fondée sur la minimisation des coûts, notamment salariaux, était en effet intimement associée à un modèle d’efficience productive centré sur l’approfondissement taylorien de la division du travail dans l’atelier, et la séparation radicale des tâches de conception et d’exécution. C’est ce modèle productif qui est devenu inadéquat au soutien des nouvelles formes

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de la compétitivité, et dont la transformation met en cause, bien au-delà de la refonte de la seule organisation de la production, toute une série d’institutions connexes - en premier lieu celles du rapport salarial. La polyvalence de la variable salariale apparaît ici une fois de plus, ainsi que les contresens que peut induire sa méconnaissance. De n’avoir perçu le salaire que comme élément de coût, la désinflation compétitive a d’abord manqué de saisir qu’il était aussi facteur de solvabilisation de la demande finale, d’où est résultée une vision univoque et incomplète de l’investis­ sement (voir supra). C’est maintenant le caractère d’incitation, donc de facteur d’efficience et de productivité, du salaire 1 qu’elle néglige, s’interdisant ainsi de voir que, sous réserve qu’ils s’ins­ crivent dans les « bonnes » formes institutionnelles, des salaires élevés ne sont nullement contradictoires avec l’impératif de compétitivité. Bien au contraire, ils peuvent donner accès à cette forme supérieure de compétitivité autour d’un nouveau compromis salarial où sont échangés d’une part rémunération, formation, pro­ tection de l’emploi et enrichissement des tâches, et d’autre part implication des salariés, engagement à la qualité, acceptation d’une certaine polyvalence fonctionnelle et mobilisation de la compétence reçue de la qualification2. Ainsi, les salaires sont au cœur du jeu auquel participent salariés et employeurs, et leur niveau exprime le caractère coopératif ou non de l’équilibre qu’il engendre. La transition de l’équilibre non coopératif fordien vers un équilibre « haut », coopératif, « postfordien » est bien sûr très incertaine et se trouve confrontée à la difficulté de vaincre le blo­ cage dans un équilibre de Nash typique d’une situation de dilemme du prisonnier3. Mais, à défaut de présenter les modalités 1. Akerlof et Yellen (1986), Bowles et Boyer (1990). 2. Boyer (1986-b, 1992-a) ; Taddéi et Coriat (1993). 3. La théorie des jeux nomme « dilemme du prisonnier » une situation d’in­ teraction stratégique dans laquelle la coopération simultanée est favorable à tous, mais où la défection reste une stratégie individuellement payante tout en péna­ lisant ceux qui ne l’ont pas choisie. La crainte de s’engager seul dans la coopération, alors que le partenaire du jeu pourrait tirer les bénéfices de la défection, conduit les agents à préférer tous la défection qui leur est pourtant collectivement désavantageuse. Voir Boyer (1993-c) et Boyer et Orléan (1992) pour une application de cette problématique au cas de la transition vers un compromis salarial coopératif.

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parfaitement articulées d’une telle transition, modalités qui restent encore largement à inventer \ il est au moins d’ores et déjà pos­ sible de reconnaître que le maintien du salaire dans une pure logique-coût, telle qu’elle est fortement affirmée par la désinflation compétitive, interdit radicalement de cheminer vers l’équilibre « haut » de la compétitivité structurelle. Il est donc dangereux d’imaginer que tous les moyens sont bons pour parer au plus pressé sur le front des coûts, sans préjudice du devenir à long terme de l’économie, qu’on envisagera ultérieure­ ment, à tête reposée. Les actions entreprises dans le court-moyen terme pour restaurer la compétitivité par la compression des prix engagent défait sur un certain type de sentier de croissance. C’est ainsi la séparabilité des temporalités de la politique économique qui se trouve remise en cause. Il n’y a pas d’un côté le courtmoyen terme, et de l’autre le long terme, compartiments hermé­ tiquement disjoints, dans lesquels prendraient place de manière parfaitement indépendante leurs registres respectifs de politique économique. Les temporalités de la politique économique sont interdépendantes et leur articulation s’exprime soit par l’apparition d’irréversibilité, soit au travers de problèmes de compatibilité intertemporelle. Ce que ne voit pas la désinflation compétitive1 2, c’est que la stratégie qu’elle propose pour le présent rend impra­ ticables certaines solutions de reconstruction du mode de régula­ tion, et rend plus difficile d’accéder à certaines modalités de la compétitivité désirables pour le long terme. C’est d’ailleurs là éga­ lement l’un des possibles effets pervers de long terme des poli­ tiques de subventionnement du travail non qualifié, qui peuvent sembler fondées vu l’ampleur du chômage spécifique de cette caté­ gorie de travailleurs, mais qui concourent également à la perpé­ tuation de formes régressives du rapport salarial et au maintien dans des spécialisations moyennes de plus en plus éloignées des productions d’avenir. C’est une contradiction dans laquelle est voué à retomber le discours de la désinflation compétitive lorsque, comme ça lui arrive parfois (rarement !), il s’essaie à prendre en compte les pro­ blématiques du « changement de modèle socioproductif » (voir par 1. Voir Boyer (1993-a, 1995-a, -b). 2. A moins qu’elle ne le voie trop bien...

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exemple Boissonnat, 1995), notamment en imaginant que la seule contrainte de surévaluation constituera une incitation suffisante pour impulser une telle transformation institutionnelle. La réfé­ rence « allemande » qui figure souvent en bonne place, ou au moins en arrière-plan, dans cet argumentaire est malheureusement de nature à prêter à confusion. Le mark fort n’a fait que sanction­ ner et couronner une dynamique de formation d’un avantage compétitif construit autour d’un ensemble très particulier de formes institutionnelles. L’idée qu’à elle seule une reproduction à la française du mark fort nous vaudrait ipso facto les mêmes pro­ priétés de compétitivité est donc d’une grande naïveté. Mais l’idée, déjà plus sophistiquée, que le franc fort œuvrera, par le handicap artificiellement créé, à induire un déplacement de la spécialisation française vers des produits à avantage concurrentiel hors-prix et à faire émerger le modèle socioproductif qui leur correspond, est elle aussi singulièrement optimiste. Elle néglige que la lente construction institutionnelle dont a procédé le modèle allemand de compétitivité s’est déroulée à l’abri, au sein d’une économie rela­ tivement autocentrée, pour n’affronter l’ouverture qu’une fois arri­ vée à maturité et s’avérer alors compatible avec une politique extérieure de monnaie forte. Autrement périlleuse apparaît la manœuvre consistant à envisager la même construction sous la pression concurrentielle d’un contexte de large extraversion, et alors que le franc fort est posé a priori. L’issue la plus vraisem­ blable d’une telle entreprise est au contraire à attendre du côté d’une stratégie défensive des entrepreneurs préférant approfondir leur avantage-prix - comme les y encouragent le discours général et la pratique de la désinflation compétitive - plutôt que de se lancer dans une aléatoire recomposition de leurs relations sala­ riales et de leur organisation productive. L’expérience des années quatre-vingt aura abondamment montré comment le projet « struc­ turel » de la désinflation compétitive aura été systématiquement contredit par les orientations fondamentalement nominales d’une politique économique véhiculant un modèle implicite de compé­ titivité en tous points opposé à la logique de la compétitivité horsprix. De manière assez peu surprenante, les visées incitatives du franc fort ont donc été finalement circonvenues par des entreprises qui auront trouvé infiniment plus simple d’intensifier leur logique antérieure de la compétitivité-prix plutôt que d’entreprendre de 58

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recomposer des formes organisationnelles et des compromis inédits. Ces éléments critiques - qui sont loin d’épuiser le sujet - suf­ fisent pourtant déjà à montrer que la stratégie de compétitivité par la seule maîtrise des coûts et des prix risque d’assez largement rater sa cible, et semble cumuler un nombre impressionnant de défauts. -En premier lieu, elle est longue. Blanchard et Muet (1993), après avoir montré que de 1987 à 1992 la compétitivité s’est amé­ liorée de 5 %, estiment qu’une réduction de trois points du taux de chômage nécessiterait un gain de compétitivité de 30 %. C’est donc en décennies que s’évaluerait l’horizon d’efficacité de la désinflation compétitive. - Elle est douloureuse. La part de la désinflation imputable au franc fort est limitée, de sorte que l’ajustement a porté pour l’es­ sentiel sur les salaires mis sous pression par le chômage, facteur principal de la restauration de la compétitivité-prix -Elle est fragile. L’éloignement du terme et l’importance du gain de compétitivité qui doit être réalisé sur les autres pays rendent les bénéfices supposés de la désinflation compétitive extrê­ mement vulnérables. A l’image de ce qui s’est passé en 1992 et 1993, l’avantage compétitif douloureusement acquis peut être ins­ tantanément anéanti par une dévaluation, subie ou voulue, de quelques-uns des principaux partenaires commerciaux de la France. -Elle est de moins en moins pertinente et peut être même contre-productive. En choisissant une logique purement nominale de maîtrise des coûts et des prix, elle commet un contresens sur la nature des déterminants de la compétitivité dans un environ­ nement de demande volatile et différenciée. Or la vision exclusive du salaire comme seul coût contribue à figer le rapport salarial dans sa configuration héritée du passé fordien, et fait obstacle à la transition vers un compromis « coopératif » mieux adapté à la nouvelle logique de la compétitivité structurelle.

Ce ne sont là bien sûr que les premiers jalons d’une critique de la désinflation compétitive, encore très incomplète. En s’en tenant 1. Lecointe, Przedborski, Sterdyniak (1989) ; Confais et Muet (1994).

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à une macroéconomie de la profitabilité et de la compétitivité, on n’a traité ni de la maîtrise des finances publiques, ni surtout de l’un des axes centraux de la désinflation compétitive qui articule l’enchaînement franc fort-baisse des taux d’intérêt et celui qui va de la baisse des taux d’intérêt à la stimulation de l’investisse­ ment Or quelque inachevée que soit en l’état l’analyse critique, elle permet d’ores et déjà de mettre en évidence des insuffisances importantes de la doctrine de la désinflation compétitive. Mais le plus étonnant dans ce début de critique, c’est la rusticité des argu­ ments qu’il aura suffi d’employer. Il y a là l’indice d’une réelle fragilité intellectuelle quand le schéma de la désinflation compé­ titive montre une si faible capacité à résister à des objections « évi­ dentes » - non pas bien sûr au sens où leur vérité s’imposerait sans contestation possible (c’est là un registre de l’« évidence » qui appartient aux porte-parole des doctrines officielles), mais au sens où ces objections sont si bien connues qu’elles ne peuvent pas ne pas entrer dans le raisonnement, fût-ce pour y être réfutées, mais alors en bonne et due forme. Or il faut constater la systématicité avec laquelle elles ont été écartées, et la résolution à n’en tenir aucun compte alors que leur relative robustesse aurait dû au moins conduire à s’interroger. On touche là une des caractéris­ tiques socio-idéologiques les plus fortes de la désinflation compé­ titive qui réalise l’étonnante combinaison d’une profonde fragilité analytique et d’une totale imperméabilité au doute. Et on peut trouver frappant d’observer sur quelles bases incertaines une orientation de politique économique aussi lourde de conséquences sociales a été engagée, et surtout avec quelle constance elle a été maintenue alors même que ses résultats macroéconomiques s’avé­ raient si médiocres. L’intransigeance d’une politique économique déployée à partir de fondements aussi peu assurés restera peutêtre comme le contraste le plus caractéristique de la désinflation compétitive. De ce point de vue, elle se sera avérée et s’avère encore parfaitement hermétique aux régulations que s’imposent les juristes : elle ne connaît ni le principe de précaution, ni le bénéfice du doute, dont aurait pourtant pu bénéficier un corps social exposé sans retenue à toutes les tensions.

1. Voir infra chapitres VI et VU

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II. 4. Quelle « préférence pour le chômage » ? L’aveuglement au doute, déjà pénible en soi, prend un tour assez déplaisant lorsque s’y ajoute le propos moralisateur. A en croire certains, la désinflation compétitive constituerait la meil­ leure réponse possible à une coupable « préférence de la société pour le chômage » (Mine, 1994). L’analyse critique qui précède suggère d’abord d’en rabattre quelque peu de ce bel optimisme, mais permet également de discuter de cette étrange formule d’une « préférence collective pour le chômage ». L’origine en est bien connue, et si elle est reprise par le rapport Mine, dont on sait par ailleurs de quelle intention politique il fut le fruit, elle est l’un des produits les plus caractéristiques de la Fondation Saint-Simon. Sa provenance théorique et ses effets idéologiques sont également aisément identifiables. Au plus près de la thèse néoclassique de « l’écart de salaire », développée par Bruno et Sachs au milieu des années quatre-vingt1 - on devrait plutôt dire exhumée, car depuis Pigou, qui en faisait déjà son instrument d’analyse de la crise des années trente, elle n’a, en son fond, pas bougé d’un iota - la « préférence pour le chômage » tient que le sous-emploi est l’effet de l’excès du coût du travail, et comme tel imputable à l’égoïsme des insiders, refusant de concéder une diminution de leur salaire direct comme de leurs revenus de transfert. Outre la fragilité de cette thèse, contre laquelle l’analyse critique précédente fournit déjà quelques arguments 2, on pourrait disserter longtemps de cette rhétorique de la culpabilisation, et pourquoi pas en relation avec la position sociale de ceux qui la propagent. On a en tout cas peine à croire qu’il s’en trouve encore pour faire du chômage le produit d’une croissance exagérée des salaires réels sur la produc­ tivité (Olivennes, 1996), quand, depuis quinze ans, les premiers n’ont cessé d’être dépassés par la seconde comme en témoigne la décroissance quasi continue de la part salariale dans le revenu national. Que 8 points de PIB aient changé de mains au profit des 1. Bruno et Sachs (1985). 2. Voir Hoang-Ngoc (1996) et Sterdyniak et alii (1997) pour des discussions plus complètes.

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entreprises n’est pas encore suffisant, et si le chômage résiste, c’est certainement qu’on n’est pas allé assez loin dans cette direction ! Etonnante combinaison de réminiscence étudiante des conditions du premier ordre 1 et de cécité volontaire ou de dénégation à pro­ pos d’un fait stylisé massif pourtant inscrit en gras dans les Comptes de la Nation depuis 1982. Dans un autre registre, on peut aussi se demander si cette for­ mule de la « préférence de la société pour le chômage » est véri­ tablement consciente de ses propres origines théoriques. On peut plutôt soupçonner que, comme tous les produits « intellectuels » typiques de cette sociologie de la désinflation compétitive (qu’on esquissera dans le chapitre suivant), elle dérive de ces vulgarisa­ tions successives à l’usage de hauts fonctionnaires en quête d’une traduction praticable du corpus théorique de référence « nouveauclassique », sinon indéchiffrable. C’est en tout cas ce que suggère l’inconséquence épistémologique de la formule qui d’une part l’adosse à des références théoriques dont les principes méthodo­ logiques sont fortement typés - notamment l’individualisme rigou­ reux des fondements micro - et, d’autre part, en contradiction manifeste avec ces derniers, lui fait tenir des propos qui contre­ viennent au principe de Popper-Agassi selon lequel on ne saurait prêter ni projet, ni intérêt, ni préférence à des entités collectives. Mais l’essayisme de technocrate ne s’embarrasse pas de ces détails intellectuels, et les effets de plume valent bien une aberration épis­ témologique. A défaut de cohérence théorique, la formule a au moins le charme du paradoxe. On croyait l’hypostase et la réifi­ cation des collectifs réservées à un holisme bien sûr en voie de disparition ou à quelques indécrottables marxistes. Les voilà remises au goût du jour par le libéralisme « saint-simonien » mais on ne jurerait pas que ce soit en toute connaissance de cause. A cette formule de la « préférence de la société pour le chô­ mage » qui ne fait pas sens, du moins dès lors qu’on se conforme de manière conséquente à l’épistémologie de ses origines théo­ riques, on serait tenté, puisque à ces principes on ne se sent pas tenu d’adhérer, de prêter quelques interprétations alternatives sug1. Ainsi nomme-t-on la condition d’égalisation du salaire réel et de la pro­ ductivité marginale correspondant à la maximisation du profit dans le modèle néoclassique de demande du facteur travail.

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gérées par la précédente critique de la désinflation compétitive. Et si, puisqu’on a choisi de s’adonner au jeu de la recherche d’une « préférence pour le chômage », son lieu social n’était pas du côté du salariat mais bien plutôt de celui du patronat ? N’y aurait-il pas quelque chose comme un intérêt collectif - osera-t-on : de classe ? - qui permettrait de rendre compte d’une tolérance bien comprise pour un certain niveau de chômage ? La part des coûts collectifs du sous-emploi que supporte le patronat ne lui est-elle pas fina­ lement une charge bien tolérable en regard de la majoration géné­ rale de son pouvoir de négociation par laquelle il lui est non seu­ lement possible de faire pression sur le salaire direct, mais plus stratégiquement, car plus irréversiblement, d’accélérer le déman­ tèlement - baptisé flexibilisation - des formes institutionnelles d’un compromis capital-travail fordien concédé dans le contexte d’un rapport de force autrement plus équilibré ? En faisant par ailleurs le pari que sa plasticité permettra au corps social de se débrouiller au mieux des tensions propres au sous-emploi, la per­ sistance d’un chômage de masse n’a pas semble-t-il que des désavantages, en tout cas pas pour ce groupe social qui est plus que jamais en position de dominer l’organisation du travail et d’y faire régner sa discipline. On ne reviendra pas sur le mouvement général de précarisation de cette dernière décennie, si ce n’est pour redire l’idéal patronal que constitue plus que jamais le rêve d’un marché « spot » du travail, et pour rappeler les progrès accomplis dans cette direction ; des progrès que seule une imposante et « opportune » « armée de réserve » a rendu possibles. Certes, même d’un point de vue cynique tel que celui qu’on vient d’évoquer, il est probable que le taux de chômage a dépassé son « optimum », et que les risques d’une délégitimation du « parti de l’entreprise » commencent à peser trop lourdement dans le bilan d’ensemble. C’est bien pourquoi de ce constat objectif d’un intérêt collectif possible, on ne se hasarderait pas à extrapoler une manœuvre explicitement destinée à le servir - au demeurant coor­ donnée par qui ? Les coûts collectifs monétaires et non monétaires encourus par le patronat restent pour l’essentiel l’effet de défauts de coordination, notamment quand les décisions individuelles de licenciement et les extemalités auxquelles elles donnent lieu font l’objet de comportements de free-riding. Aucun centre organisa­ teur n’est donc là qui aurait le pouvoir de régler le taux de chô63

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mage afin de maximiser le pouvoir de négociation patronal net de ses conséquences économiques et sociales. Entre trouver son avan­ tage à une évolution et présider à son déroulement, il y a une marge qu’on ne franchira pas. Ce qui n’empêche pas qu’à défaut de stratégie patronale délibérée, l’hypothèse d’une « acceptation raisonnée » conserve un réel intérêt, et pourrait même donner à l’idée d’une « préférence pour le chômage » un sens au moins aussi plausible que celui auquel a d’abord été sensible la croisade saint-simonienne contre les « privilégiés » de l’emploi. Bien sûr il est toujours possible d’être fâché avec une interpré­ tation de ce genre, trop classiquement marxienne pour être vrai­ ment convenable. C’est pourquoi, pour faire bonne mesure, on proposerait volontiers une troisième version de la « préférence pour le chômage », au risque cependant de s’éloigner plus encore de son intention originelle. C’est qu’il est un autre groupe social, plus restreint, mais mieux doté en ressources de pouvoir, et qui aurait pu également se laisser tenter sinon par une authentique préférence, du moins par une « douce négligence » vis-à-vis du chômage : c’est la fraction politico-administrative qui, par-delà les clivages politiques, maintient la continuité de la politique écono­ mique au travers des alternances électorales et depuis plus d’une décennie. La « préférence pour le chômage » n’est-elle pas en effet d’une certaine manière la préférence de cette fraction politicoadministrative pour la construction européenne, la préférence pour la désinflation compétitive qui en est le vecteur, et l’indifférence au sous-emploi qui en est pour partie le résultat ? Voilà donc une troisième interprétation, ici à l’état de simple conjecture, mais qui mériterait d’être étudiée au moins autant que la première. Plus encore que la thèse de la préférence patronale - qu’elle complète bien plus qu’elle ne la contredit - elle fait sentir que la désinflation compétitive n’est pas réductible à sa seule économie. Cerner les contours de cette « fraction politico-administrative », reconstituer la façon dont elle s’est donné un corps de doctrine et montrer autour de quel type de compromis elle y a agrégé d’autres groupes sociaux pour donner à la désinflation compétitive son « bloc hégé­ monique », éclairer enfin le processus par lequel s’est progressi­ vement construite cette association entre construction européenne et désinflation compétitive, où cette dernière a trouvé la perspec­ tive de long terme qui l’a installée dans une quasi-irréversibilité 64

PREMIERS JALONS CRITIQUES

politique, sont autant d’interrogations qui dénotent la complexité de l’objet que constitue une politique économique et invitent à s’affranchir d’une clôture disciplinaire trop strictement définie. Comprendre la désinflation compétitive dans son devenir et surtout dans sa longévité n’exige-t-il pas de mobiliser d’autres logiques, sociologique et politique notamment, quand le seul examen de sa macroéconomie s’avère à ce point décevant ?

CHAPITRE II

Sociologie et idéologie de la désinflation compétitive Une esquisse

A simplement décrire - et critiquer - la nature des enchaîne­ ments macroéconomiques qu’elle mobilise, on n’en a pas fini avec la caractérisation de la désinflation compétitive. C’est d’ailleurs dans ce supplément d’analyse que se joue pour une part l’écart entre les approches « standard » de la politique économique et le regard que voudrait porter sur elle la théorie de la Régulation. On peut douter en effet que la réduction aux optimisations intertem­ porelles d’un Etat sujet monolithique, unifié et rationnel délivre une compréhension complète de la politique économique. La notion de régime de politique économique vise précisément à res­ tituer son épaisseur institutionnelle à l’Etat de politique écono­ mique hors de laquelle la nature et parfois même les effets de ses interventions parviennent difficilement à l’intelligibilité. Comme on l’a déjà suggéré et comme la théorie de la Régulation l’a montré à propos du processus d’accumulation 1 - c’est un parallèle qu’on aura d’ailleurs l’occasion de retrouver - la politique éco­ nomique n’est régie par aucune universalité. Parce qu’elle se règle - ou tente de se régler - sur la dynamique de croissance singulière impulsée par le régime d’accumulation en vigueur en l’époque considérée, et aussi parce qu’elle est elle-même conçue et mise en œuvre au sein d’un complexe institutionnel particulier - l’appareil d’Etat lato sensu, dans sa configuration historiquement située - la politique économique ne saurait être ramenée à un ensemble de

1. Boyer (1986-a).

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régulations universelles qui tomberaient de manière apodictique d’un modèle a-temporel et a-local. Cette dimension institutionnelle des formes de la politique économique justifie alors qu’on la consi­ dère dans son historicité, c’est-à-dire dans ses « régimes » succes­ sifs, et constitue en même temps une évidence tellement massive que seule une conception exagérément restrictive de la clôture disciplinaire peut conduire à la méconnaître. Que les principes, les schémas et les actions de la politique économique aient varié du tout au tout entre les années soixante-soixante-dix du keynésia­ nisme et les années quatre-vingt-quatre-vingt-dix de la désinflation compétitive n’est-il pas un motif suffisant pour prendre acte de cette variabilité historique, en même temps qu’une incitation à éclairer les ressorts sociologiques de cette mutation ? Ainsi, esquisser, même de manière encore très sommaire, une sociologie de la désinflation compétitive, c’est à la fois satisfaire l’exigence d’intelligibilité institutionnelle portée par la notion de « régime de politique économique », s’interroger sur une mutation historique d’importance - celle des années quatre-vingt - et enfin commencer à comprendre, par le poids des déterminations sociologiques et des incrustations institutionnelles, la permanence d’une politique économique que l’analyse de sa seule pertinence macroécono­ mique aurait dû conduire à mettre en question depuis longtemps.

I. UNE SOCIOLOGIE INTELLECTUELLE DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE

Parmi les multiples points d’entrée d’une sociologie d’un régime de politique économique, l’analyse des conditions de pro­ duction de la doctrine autour duquel il s’articule n’est pas le moins intéressant. Serait-ce que, en termes sociologiques, l’assise d’un régime de politique économique réside d’abord dans sa légitimité intellectuelle, et donc dans l’adhésion idéologique qu’il suscite ? Toujours est-il que le cas de la désinflation compétitive est parti­ culièrement exemplaire de l’importance de ce travail doctrinal et de la spécificité de ses ressorts sociologiques. La doctrine d’un régime de politique économique est un corpus 67

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

d’un genre assez particulier. En dernière analyse, il s’enracine dans un ensemble de références théoriques bien identifiables : son origine est d’abord universitaire. Pour autant, il n’est que rarement la reproduction à l’identique de ce noyau dur académique de départ. C’est qu’en effet la doctrine de politique économique est le produit d’une profonde réélaboration, ne serait-ce que pour la rendre appropriable par la classe politique et l’apprêter à une tra­ duction dans les termes de sa rhétorique propre ; une réélaboration à laquelle prennent part une multitude d’acteurs, et qui ne peut pas ne pas profondément déformer la doctrine par rapport à son texte théorique d’origine. Voué de toute manière à s’échapper des cercles universitaires, le discours « scientifique » de politique éco­ nomique est ainsi saisi par des locuteurs « autorisés » de multiples sortes - médiateurs entre les sphères académique et politique, fai­ seurs d’opinion économique, porte-parole institutionnels, produc­ teurs de discours publics « légitimes »... -, au travers desquels il filtre et se transforme, par ajouts successifs, en un corpus large­ ment soustrait aux contrôles intellectuels tels qu’ils sont en vigueur dans la sphère scientifique. En atteste notamment le carac­ tère assez composite du résultat final qui, au fil de son élaboration, a agrégé des énoncés de statuts très hétérogènes, fragments de théories économiques - résidus du texte de départ -, pétitions de principes, postulats plus ou moins idéologiques, croyances diverses, en un tout qui revendique pourtant une forme d’unité et de cohérence, mais selon des critères évidemment très différents de ceux qui prévalent dans la cité intellectuelle. Le corpus ainsi obtenu est une sorte de cristallisation de l’« air du temps écono­ mique », un ensemble de représentations du fonctionnement de l’économie, bénéficiant de la plus grande diffusion, car relayé lar­ gement par les médias tant spécialisés que généraux, et structurant la vision du monde partagée par les agents. Ce corpus qu’on nom­ mera plus tard référentiel - une notion sur laquelle on aura abon­ damment l’occasion de revenir 1 - se distingue à proprement parler de la doctrine du régime de politique économique avec laquelle toutefois il entretient de nombreux rapports d’influence mutuelle, et avec laquelle même il lui arrive de coïncider sur de nombreux

1. Voir infra chapitre V.

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SOCIOLOGIE ET IDÉOLOGIE

points. Dans ces phases de concordance, la doctrine de politique économique - à qui il peut aussi arriver, en d’autres époques, d’entrer en désaccord avec l’« opinion publique économique » pourrait être présentée comme la version officielle du référentiel telle que l’Etat de politique économique se l’est appropriée. Ainsi, les divers agents, à des titres inégaux d’ailleurs, participent à l’élaboration collective du référentiel, qu’en retour ils s’appro­ prient en lui donnant chaque fois une expression particulière, variations de mise en forme qui occasionnent inévitablement des variations de contenu, et débouchent en fait sur une multiplicité de versions - celle de l’Etat, on l’a vu, mais aussi celle des médias, celle des marchés, ou celle des grands organismes internationaux, etc. De là le flou intrinsèque de la notion de référentiel et la dif­ ficulté de définir avec netteté les contours de cette matrice commune où ces multiples « doctrines d’agent » ont pourtant été indiscutablement formées '. En tout état de cause, il y a matière à reconstituer la façon dont se forment les doctrines qui dominent la conduite de la politique économique, la façon dont elles naissent d’abord sous la forme d’hégémonies académiques, les voies par lesquelles elles cheminent du milieu universitaire aux sphères de l’administration et de la politique, les transformations que subit le discours théorique dans ce processus de percolation, en particulier dans le circuit des institutions de formation des élites administra­ tives et politiques, le rôle que jouent les médias dans sa diffusion, sa critique ou, plus souvent, son renforcement, enfin la façon dont sous sa forme vulgarisée ce discours s’impose comme « incontes­ table » corpus de la politique économique en vigueur.

I. 1. Une doctrine de synthèse, de facture plus technocratique qu’académique La doctrine de la désinflation compétitive est le produit d’une étrange rencontre. Celle d’une rhétorique politique en quête de mise en forme, et d’une théorie économique en sa capacité à pro­ 1. A l’exception évidemment des doctrines d’agent minoritaires qui ne se reconnaissent pas dans le référentiel en vigueur, et qui ont les plus grandes difficultés à rendre audibles leurs discours hétérodoxes.

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duire des rationalisations. Certes, la désinflation compétitive est en place depuis 1983, et elle a globalement survécu à la première cohabitation. Mais c’est à partir de 1988 que commence vérita­ blement au sommet de l’appareil d’Etat l’effort pour en systéma­ tiser la doctrine. C’est qu’au départ le discours de la désinflation compétitive est réduit à sa plus simple expression ; et, même dans les arcanes de la délibération gouvernementale, où, dégagées des contraintes de l’expression publique, les visions du monde s’ex­ posent sans détour, il n’apparaît qu’au travers d’une rhétorique assez sommaire *. Rhétorique du « rang », de la reconnaissance et de l’influence intergouvemementales que confère la conformité aux critères internationaux de « bonne gestion », rhétorique parfois martiale et quasi virile du franc fort qui donne lieu aux associa­ tions et aux images les plus élémentaires. Or ce discours, parfois extrêmement fruste, est en quête de son propre dépassement et de sa mise en forme systématisée. Il rencontre alors une théorie éco­ nomique dont l’évolution endogène a déjà commencé de faire sen­ tir ses effets - l’épisode de 1983 n’en porte-t-il pas la marque ? mais qui a désormais atteint sa pleine puissance de rationalisation. Cette capacité de mise en forme de la théorie économique est une aide décisive pour reconstruire en un discours organisé les « intui­ tions » primitives - en tous les sens du terme - de la désinflation compétitive. C’est pourquoi cerner la doctrine de politique éco­ nomique nécessite d’abord de remonter à ses origines académiques. Même si elle peut être lointaine au commun des agents, la cau­ tion fournie par la « science économique » constitue une pièce essentielle de l’assise institutionnelle d’un régime de politique éco­ nomique. Le régime keynésien-fordien a dû, à l’évidence, ses belles années à l’adéquation, transformée en hégémonie acadé­ mique, du « keynésianisme de la synthèse » à l’état des économies des années soixante. Or à ce fonds doctrinal qui devient contesté au moment où le régime de politique économique qu’il soutient entre en crise, se substitue une nouvelle base intellectuelle, construite pour l’essentiel autour de la nouvelle macroéconomie classique. Ce basculement du centre de gravité de la « théorie 1. Voir par exemple la série des Verbatim d’Attali, ainsi que Aeschimann et Riché (1996).

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économique » du keynésianisme de la synthèse vers les thèses nouvelles-classiques, qui s’opère dès les années soixante-dix, ne peut à terme que retentir dans la sphère politico-administrative. En l’espèce, c’est par la médiation de cette fraction un peu par­ ticulière de la profession des économistes que constituent les experts de l’administration 1 que ces influences vont d’abord che­ miner au sein de l’appareil d’Etat. Ces experts sont pour l’essentiel localisés à l’INSEE et à la direction de la Prévision du ministère de l’Economie et des Finances. Ils travaillent donc au sein de l’administration, mais sont également engagés dans la sphère aca­ démique. Ils se reconnaissent d’ailleurs implicitement en la figure d’Edmond Malinvaud et dans son ambition de renouveler la cor­ poration des économistes pour lui faire rejoindre les standards anglo-saxons, notamment par l’intensification de la mathématisa­ tion que leur formation d’ingénieur leur permet d’assumer2. Après un temps d’hésitation qui les a vus d’abord manifester un intérêt pour la théorie française du déséquilibre3 - sorte d’« intermédiaire » entre la synthèse keynésienne et la nouvelle macroéconomie classique en cours de développement, mais qui cessera pourtant assez rapidement de constituer un programme de recherche dynamique - ils se rallient très majoritairement au para­ digme néoclassique dont la forte teneur en formalisations est inter­ prétée comme un meilleur standard de scientificité 4. C’est par leur intermédiaire que commencent à circuler dans l’administration économique les thèses nouvelles-classiques qui justifient l’aban­ don par l’Etat du projet de régulation conjoncturelle, dont la « cri­ tique de Lucas » (1976) 5 est probablement la plus connue, mais qu’on trouvera également déclinées sous de nombreuses autres formes 6. Si son rôle s’avère d’une grande importance, il apparaît pourtant 1. Voir Jobert et Théret (1994). 2. Lordon (1997-b). 3. Benassy (1976, 1984). 4. Une thèse épistémologique malheureusement fort répandue et dont la cri­ tique détaillée ne peut être développée ici (voir par exemple Amable, Boyer, Lordon, 1995-a, -b ; et Lordon, 1997-b). 5. Voir infra § 1.2. 6. Voir entre autres Kydland et Prescott (1977), Barro et Gordon (1983), Giavazzi et Pagano (1988).

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que la seule médiation de ce groupe particulier des ingénieurséconomistes d’Etat n’aurait pas suffi à la conversion d’ensemble de l’administration économique et de la classe politique. La maî­ trise de l’idiome « scientifique » dans lequel sont formulées les thèses de la nouvelle orthodoxie académique, maîtrise qui fait la compétence distinctive des ingénieurs-économistes, ne contenait pas en elle-même la capacité de large diffusion que requerrait un basculement doctrinal massif. De cette nécessaire publicité, c’est un autre sous-groupe de l’administration qui va se charger. C’est d’ailleurs là l’une des spécificités de la désinflation compétitive que la haute fonction publique, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, aura pris une part décisive à cette prise de pouvoir doctrinale. Jobert (1994) a montré comment, selon les pays européens, ce sont à chaque fois des groupes spécifiques - les professori en Italie, les think tanks en Grande-Bretagne - qui ont tenu le rôle clé dans la négociation du « tournant néolibéral ». Dans le cas de la France il a fallu, pour reprendre les termes de Bourdieu (1989), le secours du pôle socialement dominant et intellectuellement dominé de l’administration à son pôle socialement dominé et intellectuelle­ ment dominant pour que le noyau dur théorique de la nouvelle macroéconomie classique soit converti en une doctrine de poli­ tique économique. Ainsi, à la tête des grandes directions du minis­ tère de l’Economie et des Finances, à la Banque de France, dans les cabinets ministériels, au sein des partis politiques où ils fai­ saient office d’experts, dans les grandes entreprises, dans les Ins­ tituts d’études politiques et à l’ENA où ils enseignent, ce sont les énarques, et surtout parmi eux les inspecteurs des Finances, qui ont le plus efficacement traduit à leur manière et relayé les thèses de la nouvelle orthodoxie d’abord importées et prédigérées par les ingénieurs-économistes. En ce sens, la doctrine de la désinflation compétitive apparaît typiquement comme le produit d’une élabo­ ration de hauts fonctionnaires, une proto-théorie d’organisations administratives, de facture technocratique plus qu’académique. De ce bricolage intellectuel sort une doctrine assez composite, dont les contours n’ont pas la netteté de la référence théorique première, et sont susceptibles, on le verra plus bas, de varier dans le temps ; une doctrine qui n’a jamais été véritablement ni complètement explicitée, qui ne renvoie pas à des textes canoniques et nécessite pour se laisser reconstituer d’accepter le jeu d’une synthèse 72

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conjecturale de rares documents officiels et d’éléments disparates - déclarations publiques, échos de presse... - que le chercheur en économie tient généralement pour incertains. Une économie de l’offre aux contours incertains Certes, comme toujours, le noyau dur académique est bien iden­ tifiable. A peu de choses près on pourrait en retenir pour circons­ cription les quelques propositions que A. Dean, le directeur adjoint de cabinet du secrétaire général de l’OCDE, a rappelées à l’oc­ casion du colloque tenu pour le trentième anniversaire de la direc­ tion de la Prévision (DP) ', non sans avoir manqué de préciser au préalable qu’évidemment « désormais plus personne ne les conteste » : i) il n’y a pas d’arbitrage possible entre inflation et chômage ; ii) le réglage fin de la conjoncture est impossible ; iii) le NAIRU 1 2 ne peut être influencé que par des politiques struc­ turelles ; iv) c’est l’offre qui détermine la croissance. Pour autant ce « socle théorique » tel qu’on vient de l’énoncer, et pour lequel, il est vrai, on aurait pu retenir d’autres circonscriptions, est loin de contenir l’intégralité de la désinflation compétitive. Les thèses du franc fort n’y figurent pas, ni celles de la discipline salariale, non plus que celle de la maîtrise des finances publiques. Bien sûr il serait possible d’associer chacune de ces dernières à un référent théorique, et on pourrait même trouver à l’ensemble une forme de cohérence en la récusation des thématiques keynésiennes et l’af­ firmation d’une perspective de l’offre. Il n’en demeure pas moins que si l’on peut toujours tenter de reconstituer l’« image » théo­ rique de la doctrine de la désinflation compétitive, c’est plutôt d’un collage qu’il s’agirait au total, un tout assez peu homogène auquel la désinflation compétitive a au surplus emprunté de manière subrepticement sélective. C’est dire le flou et les difficultés opposés par le problème de l’identification intellectuelle. Un flou que le document préparé par la DP à l’occasion de son trentième anniversaire n’aide pas à dis­ siper, prenant même un malin plaisir à brouiller les pistes, notam­ ment par l’évocation de la théorie du déséquilibre dont elle conti­ nuerait de s’inspirer. A l’en croire, ces travaux ont « d’une part 1. Ministère de l’Economie et des Finances, 20 octobre 1995, Paris. 2. Taux de chômage dit « naturel », n’accélérant pas l’inflation.

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mis en évidence des situations d’inefficacité de politiques de relance keynésienne accompagnées de dévaluation. D’autre part, ils ont souligné l’interaction entre la répartition primaire des reve­ nus et l’investissement, justifiant ainsi une politique de modération salariale, au-delà de ses effets directs sur les coûts et l’inflation 1 ». On a du mal à trouver son compte dans la référence à la théorie du déséquilibre à l’appui de ces deux propositions. Pour les prendre dans l’ordre, peut-on suggérer, d’une part, que la situation de l’économie française depuis au moins 1992 devrait conduire un analyste effectivement muni d’un tel cadre interprétatif à envi­ sager très sérieusement la possibilité d’être en régime keynésien 2 ; et faut-il rappeler, d’autre part, qu’une utilisation conséquente de la théorie du déséquilibre avait conduit Malinvaud dès 1986 à s’interroger sur l’éventualité d’un dérapage de la répartition des revenus en défaveur des salariés 3, éventualité qui n’aura jamais demandé que onze ans à la politique économique pour finir par être considérée 4 ? Le paragraphe suivant du même document est déjà plus convaincant qui s’intitule subtilement « Une adhésion raisonnée aux principes néoclassiques ». C’est qu’en effet, dans la macroéconomie nouvelle-classique, la DP et plus généralement les élites administratives ne prennent pas tout. Le fait même que s’opère un tel tri - dont les critères vaudront d’être détaillés sonne comme l’aveu d’un excès théorique qui condamne les par­ tisans de la désinflation compétitive à l’alternative de la mécon­ naissance ou de l’inconséquence - les uns défendant la doctrine avec la foi du charbonnier, mais dans la plus parfaite ignorance de la réelle portée des propositions théoriques auxquelles elle s’adosse ; les autres, conscients de la radicalité indéfendable du 1. DP (1995), p. 4. 2. En considérant les diverses combinaisons de rationnement (inégalité offredemande) sur les marchés des biens et du travail, la théorie du déséquilibre dérive, à partir d’un cadre unifié, une multiplicité de régimes parmi lesquels celui dit de « chômage keynésien » reste une éventualité parfaitement envisa­ geable, concurremment au régime dit de « chômage classique ». 3. Voir Malinvaud (1986). 4. Encore faudra-t-il quelque temps pour savoir si les déclarations d’intention formulées à l’occasion des élections législatives de 1997 marqueront enfin le début d’une évolution significative en cette matière, ou bien si elles sont desti­ nées à rester des propos de campagne.

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corpus nouveau classique pris en bloc, tentant de n’en garder que les parties les plus présentables, mais au terme d’une sélection ad hoc privée de fondements véritables.

I. 2. Les excès de la nouvelle macroéconomie classique, ou la désinflation compétitive entre méconnaissance et inconséquence Hors de la sphère des ingénieurs-économistes, il faut donc reve­ nir à cette inaptitude des élites politico-administratives à lire la théorie dans le texte, donc à percevoir clairement tous ses présup­ posés et tous ses codicilles, pour mieux comprendre les ressorts de leur adhésion heureuse à un corpus théorique dont on peut craindre qu’elles n’en aient jamais complètement perçu toutes les implications *. C’est ce travail de la méconnaissance qu’il faut éclairer pour rafraîchir les enthousiasmes, et porter à la conscience des croyants l’intégralité des énoncés que leur acte de foi leur fait implicitement endosser. Keynes disait qu’il n’est pas de gouver­ nant qui ne soit l’esclave qui s’ignore d’un théoricien du passé. C’est un passé théorique très récent qui asservit - mais toujours 1. N’eût été le climat de démagogie ambiante, sensiblement aggravé par le débat des élections législatives de 1997, on n’aurait pas éprouvé le besoin d’adjoindre à cette discussion critique du rôle des énarques dans la formation de la politique économique quelques bémols destinés à lui éviter d’être assimilée aux discours des « coupeurs de têtes » qui, souvent énarques eux-mêmes, vou­ draient se dédouaner de leur carence politique par une assignation en respon­ sabilité collective de leur corps d’origine. La montée aux extrêmes rhétoriques qui, à propos de l’ENA, ne laisse le choix qu’entre le parti outragé de la défense et illustration et celui cathartique du bouc émissaire à sacrifier, est une infirmité de la pensée ; et l’on pouvait compter sur tous ceux qui font d’ordinaire le débat public, c’est-à-dire sur tous ceux qui en construisent les termes - journalistes, politiques, polygraphes, etc. - pour produire ce genre d’alternative impossible, bien propre à susciter la polémique et à mettre spectaculairement en scène les divisions les plus sommaires. En guise de précaution générique, on se contentera donc de noter qu’il n’est pas nécessaire de conclure à la suppression de l’ENA d’une critique du rôle, qu’on tient pour incontestablement nuisible, des énarques dans la conduite de la politique économique, mais qu’au contraire, on pourrait y voir une opportunité privilégiée de redéfinir ce qu’est leur compétence réelle - et surtout ce qu’elle n’est pas -, c’est-à-dire de repenser plus exactement la place qui doit être la leur dans la sphère de l’action publique (voir Lordon, 1997-c).

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par le même implacable truchement de l’ignorance - les décideurs d’aujourd’hui. Confronter ceux-ci à la pleine réalité des doctrines qu’ils épousent nécessite donc de rappeler, même brièvement, les éléments les plus simples - et les plus frappants - de la macro­ économie nouvelle-classique. Exercice parfaitement scolastique et tant de fois ressassé pour les économistes, il n’en conserve pas moins tout son pouvoir d’étonnement - et même de stupéfaction auprès du non-initié, pour qui cette courte recension garde toute sa « fraîcheur », et invite même parfois à se départir quelque peu du style convenu des revues de littérature académiques. On contestera bien sûr que des réactions de profane puissent fournir la moindre indication épistémologique quant à la valeur d’une théorie ; et il s’en trouvera certainement pour considérer, en abusant d’une phi­ losophie bachelardienne, que la désorientation du vulgaire est plutôt de bon augure, quand la césure épistémologique exige de déconcerter les évidences du sens commun. Rendre ainsi une image méconnaissable de la réalité économique cesserait d’être un problème puisque la rupture avec la doxa est reconnue comme étape inaugurale de la démarche scien­ tifique. C’est bien pourquoi une mise en œuvre trop naïve de l’épisté­ mologie bachelardienne en économie ne va pas toujours sans poser pro­ blème. Autant on en pressent tout le bien-fondé pour une sociologie constitutivement critique, c’est-à-dire en charge, pour parler comme Bourdieu, de déjouer les évidences du « cela-va-de-soi1 », et de porter au jour tout ce que les mécanismes de la domination symbolique s’ef­ forcent de maintenir dans l’ombre de la méconnaissance, autant, en éco­ nomie, la « rupture avec le sens commun » est en permanence menacée d’être récupérée par les stratégies de l’instrumentalisme méthodolo­ gique 2, tentées de justifier l’irréalisme des hypothèses en ajoutant à leurs arguments habituels la caution bachelardienne de l’échec fait à la fami­ 1. Bourdieu (1992). 2. L’instrumentalisme méthodologique considère que les théories ne doivent être évaluées qu’au vu de leurs résultats - c’est-à-dire de leurs aptitudes à repro­ duire les séries ou les comportements empiriques - et en aucun cas au travers d’un jugement à propos de la « qualité » de leurs hypothèses. Objet d’une inu­ sable controverse épistémologique, l’instrumentalisme est la stratégie qui permet à la théorie néoclassique de « fonder » le recours à des hypothèses « grossière­ ment en contradiction avec la réalité » (Salmon, 1976) en écartant d’elles l’épreuve de la confrontation empirique pour ne la réserver qu’aux conclusions qui en auront été dérivées.

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liarité. Parce qu’elle est probablement celles des sciences sociales où le recours à des hypothèses foncièrement irréalistes est devenu monnaie courante, l’économie ne peut pas avoir ce rapport d’adhésion entière à l’épistémologie de Bachelard, et appelle ce travail, qu’on pressent hau­ tement délicat, de restitution au sens commun d’une place au statut intel­ lectuel bien construit dans les élaborations de la science.

La nouvelle macroéconomie classique est l’expression la plus typique de ce que Amable, Boyer et Lordon (1995-a,-b) ont appelé le néoclassicisme « substantif » ou « canonique », en sa visée d’extension à tous les domaines de l’économie des résultats walrasiens originels : existence, unicité et optimalité de l’équilibre '. Elle porte à son plus haut point de radicalité la critique de la théorie keynésienne de la politique économique entamée par Friedman. Tout le charme des courants à fort programme de recherche métaphysique, c’est qu’ils savent très bien où ils vont et à quoi ils veulent en venir. Pour ce qui est des nouveaux classiques, l’azimut métaphysique ne fait pas l’ombre d’un doute : l’Etat, c’est mal. Pourquoi s’obstiner à des interventions de politique écono­ mique quand la libre composition des intérêts privés ne peut que donner le meilleur résultat collectif possible, et que toute immixtion extérieure est vouée à perturber cette harmonie spontanée ? Voilà ce qu’il faut démontrer. L’un des ressorts de la fortune académique du courant nouveau-classique, c’est qu’il se propose de parvenir à cet objectif métaphysique dans le strict res­ pect des principes autour desquels l’orthodoxie construit son iden­ tité intellectuelle - à savoir l’équilibre et la rationalité - et même, mieux encore, en se donnant la vertu théorique supplémentaire de travailler à leur approfondissement. L’entreprise nouvelle-classique démarre pourtant sur une intui­ tion qui ne manque pas d’intérêt : le sort de la politique écono­ mique se joue pour une large part dans l’interférence que lui imposent les schémas de perception et d’anticipation des agents. Il faut alors s’interroger sur les modèles du monde et les repré­ 1. Quoique les formulations les plus contemporaines du modèle d’équilibre général aient montré que l’unicité n’était pas toujours garantie, même sous les hypothèses standard.

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sentations dont sont munis les agents privés, et sur la base desquels vont s’élaborer leurs réactions. Or la science économique sent bien qu’elle atteint là les limites de son domaine, et qu’elle n’est pas spécialement compétente pour dire ce que sont les croyances des agents. Qu’à cela ne tienne : les nouveaux classiques vont leur donner les leurs. Ainsi naît l’hypothèse des anticipations ration­ nelles : les agents sont déclarés au fait des derniers développe­ ments de la théorie nouvelle-classique, et pas moins convaincus que les théoriciens qui les leur prêtent que c’est bien là le vrai modèle du monde. £’ultima ratio des anticipations rationnelles Comment « une hypothèse aussi fantaisiste [a-t-elle pu connaître] un tel succès?» s’interroge Guerrien (1996). Il faut avoir la naïveté d’un regard extérieur, ou bien, si l’on est écono­ miste, avoir résisté à la torpeur des routines intellectuelles insti­ tutionnalisées, pour retrouver l’immédiateté de ce sursaut critique. Il y a bien sûr ces théoriciens qui ont trouvé la martingale épis­ témologique infaillible, et de plus en plus construisent eux-mêmes la corroboration de leurs théories en se comportant dans la vie comme les agents de leurs modèles. Une pratique de l’existence quotidienne envisagée comme aléa moral, sélection adverse, en ses ensembles d’information et ses équilibres de Nash, les laisse tout émus d’observer dans leur propre personne le signe indubi­ table de la véracité de leurs hypothèses - mais que faire pour ceuxlà qui s’enfoncent dans un autre monde ? Les autres, tous conscients de l’irréalisme rédhibitoire des anticipations ration­ nelles, se partagent entre une résignation professionnelle de moins en moins consciente d’elle-même sous la léthargie des habitudes, et le refus minoritaire d’une énormité qui ne passe pas. Bien sûr, il ne pouvait pas ne pas y avoir de solides profits à récupérer, pour qu’une telle extravagance parvienne à s’imposer, et d’abord ceux de la cohérence théorique. Guerrien (1996) rap­ pelle la congruence profonde de l’hypothèse d’anticipations ration­ nelles avec les deux principes structurants de la théorie néoclas­ sique : l’équilibre et la rationalité. L’équilibre d’abord, puisque défini comme état de stationnarité, il correspond à une situation où les agents n’éprouvent plus le besoin de réviser ni leurs actions ni leurs anticipations. Les premières sont comblées - elles ont per­ 78

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mis d’atteindre les divers objectifs de maximisation-, et les secondes sont validées - le monde produit par la composition des comportements est bien conforme aux schémas qu’elles en avaient donnés ex ante. Dans cet état où plus rien n’est à changer, les anticipations ont donc atteint au « vrai » - n’est-ce pas là la défi­ nition de leur rationalité ? Walliser (1985) fait toutefois remarquer que la validation des anticipations en l’équilibre peut ne s’opérer précisément qu’en cet équilibre, c’est-à-dire ne pas être statisfaite partout ailleurs. Les anticipations peuvent donc n’être que loca­ lement rationnelles. Elles peuvent d’ailleurs être seulement self­ confirming ou autoréalisatrices, et produire leur propre validation en dehors de toute pertinence « objective ». Il y a aussi cet argument d’un tout autre registre, mais certai­ nement peu fait pour impressionner le théoricien, consistant tout de même à observer l’allongement, à chaque jour qui passe, de l’interminable chronique économique des anticipations déçues, des paris manqués, des innovations calamiteuses et des retraites en rase campagne. Il y aura eu comme une ironie de l’histoire à voir triompher l’hypothèse des anticipations rationnelles en une période où l’on aura rarement vu les économies travaillées par des chan­ gements structurels aussi profonds, aussi indécis et aussi impré­ visibles. Et on ne jurerait pas qu’ils soient si nombreux ceux qui à la fin des années quatre-vingt auront rationnellement anticipé les orientations de la politique monétaire en incorporant dans leurs prévisions la chute du mur de Berlin, l’évolution de la situation macroéconomique allemande qui en aura résulté, et les tensions qu’elle aura induites - et dont on n’a pas fini de voir le travail dans l’économie européenne. Si vraiment, dans ce chaos, les agents ont des anticipations rationnelles, alors il faut les féliciter d’avoir la vue si longue, car le retour à l’équilibre ne semble pas pour demain. Outre leur correspondance avec les thématiques de l’équilibre, c’est évidemment par l’extension du principe de rationalité que les anticipations rationnelles s’intégrent si heureusement dans le cor­ pus néoclassique. Une extension qui a le double mérite de main­ tenir la cohérence théorique de l’ensemble déjà constitué, et de reconduire le principe d’économie de moyens qui fait la vertu épistémologique de l’hypothèse de rationalité. Les anticipations rationnelles apparaissent en effet comme l’évident prolongement 79

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à la formation des représentations de la rationalité déjà prêtée aux comportements. Ainsi progresse le projet néoclassique, qui étend aux croyances la juridiction de la rationalité tout en consolidant sa cohérence interne. La manœuvre a d’autant plus de valeur qu’en maintenant son unité autour du principe de rationalité, la théorie néoclassique préserve le minimalisme explicatif qui lui est cher, gage de bonne science puisqu’il est l’indice d’une haute générativité ’. En ramenant systématiquement la formation des représen­ tations au modèle unique des anticipations rationnelles, il s’agit d’éviter la multiplication des hypothèses spécifiques, et par là de satisfaire à une exigence de parcimonie. Certes, à la prendre au pied de la lettre, l’hypothèse d’anticipations rationnelles gêne un peu aux entournures, reconnaîtront les néoclassiques les plus lucides, mais elle est à comprendre comme une idéalisation per­ mise, et même requise, par la nécessité scientifique d’expliquer beaucoup avec peu. Si le principe de l’économie de moyens n’est pas en lui-même contestable, il ne commande pas pour autant d’abdiquer toute exigence de réalisme à propos des réductions qu’on commet en son nom. Il y a donc une tension entre les principes de « pertinence » et d’idéalisation. Mais ce n’est pas un arbitrage que rend entre eux l’hypothèse d’anticipations ration­ nelles, c’est un choix par élimination.

L’inefficacité de la politique économique, ou la théorie de l’Etat débile Le fait est que l’observateur extérieur reste passablement décon­ certé du tableau de la politique économique que lui propose la nouvelle macroéconomie classique. L’Etat n’y a aucune chance de succès car les agents, qui connaissent à l’avance et ses actions et les résultats qu’elles vont produire, peuvent en permanence déjouer ses projets. Et cet empêchement-là n’est pas l’effet d’une propension à la malice ou d’une quelconque malignité, mais d’une conscience supérieure de la part des agents de l’inanité des poli­ tiques de relance que l’Etat, seul à n’avoir pas compris qu’on ne descend pas sous le taux de chômage « naturel », s’obstine à entre-

1. Amable, Boyer et Lordon (1995-a).

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prendre. Tel est le cœur de l’argument nouveau classique, depuis la « critique de Lucas 1 » jusqu’aux modèles de crédibilité. Dans tous les cas, il faut repartir de la fonction d’offre de Lucas 2 : la production ne peut s’élever au-dessus de son niveau dit « naturel » (celui qui correspondrait à quelques imperfections près à un équilibre général des marchés) qu’à la condition que les prix soient supérieurs aux prix anticipés. Or le niveau général des prix est lui-même réglé par la politique monétaire. Pour produire des effets réels, la politique monétaire doit donc surprendre, afin de créer l’écart entre prix effectifs et prix anticipés par les agents. Las ! ceux-ci ne sont pas tombés de la dernière pluie, et ils connaissent parfaitement - anticipations rationnelles obligent - les comportements de création monétaire de l’Etat. Le malheureux s’imaginait instrumenter les régularités inférées des réactions pas­ sées des agents pour, changeant sa règle de politique monétaire, faire jouer à son profit ces comportements, supposés (par lui) tou­ jours les mêmes. Il n’a pas compris que ces régularités compor­ tementales sur lesquelles il comptait s’appuyer, loin d’être inva­ riantes, étaient conditionnelles à sa propre règle monétaire dont les agents ont incorporé la connaissance dans leurs fonctions de réaction. Que cette règle vienne à changer, et les agents, à qui rien n’échappe, réviseront immédiatement leur modèle du monde pour y intégrer la nouvelle stratégie de l’Etat, et, par cette inflexion de leur comportement, déjoueront instantanément l’effet de surprise recherché. Ainsi l’Etat ne perçoit pas que les régularités supposées offertes à l’intervention ne sont pas stables, et qu’elles sont affec­ tées par ses propres décisions, qui plus est dans un sens qui en neutralise les effets. La critique de Lucas défait donc l’idée d’un substrat économique invariant qu’un Etat extérieur manipulerait ad libitum. L’intervention altère le substrat, et par là induit ellemême sa propre neutralisation. Retour à la case départ pour la politique économique, définitivement inefficace puisque incapable - et pour cause ! - de surprendre des agents omniscients. Le sort de la politique budgétaire est réglé par un mécanisme assez similaire. Pour défaire les prétentions keynésiennes du mul­ tiplicateur de dépenses publiques, on va solliciter de nouveau les 1. Lucas (1976). 2. Lucas (1972).

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capacités d’anticipation des agents. Puisque ceux-ci sont ration­ nels, il ne leur échappe pas que le déficit, c’est-à-dire l’emprunt d’aujourd’hui devra être remboursé demain. Enfin, demain, c’est façon de parler quand on sait les échéances usuelles de la dette publique, émise jusqu’à trente ans. Mais peu importe, les agents anticipent rationnellement le prélèvement fiscal futur et s’en pré­ munissent dès aujourd’hui en constituant l’épargne qui, à terme, permettra d’y faire face. La restriction de la consommation peut alors faire plus que compenser l’effet de stimulation du déficit public '. Après la politique monétaire, la politique budgétaire, elle aussi, est frappée d’inefficacité 12. Et pourtant, l’Etat persévère dans l’erreur. Il est notamment tou­ jours tenté de surprendre, ou plutôt de tromper les agents par la politique monétaire, dès lors que l’interaction qu’il entretient avec eux prend la forme d’un jeu séquentiel. Il est ainsi porté à annon­ cer initialement une politique rigoureuse de telle sorte que les agents ajustent à la baisse leurs anticipations d’inflation, et ce fai­ sant rendent plus facile le déroulement du processus désinflationniste effectif. Mais dès lors qu’il a obtenu des agents cette baisse de leurs anticipations, l’Etat, dans un deuxième temps, trouve opti­ mal de contredire son engagement initial et de mener une politique expansive, puisque le voilà mieux assuré d’obtenir l’écart obsti­ nément recherché des prix effectifs et des prix anticipés. On nomme incohérence temporelle 3 une telle situation d’interaction séquentielle dans laquelle il devient optimal pour l’un des joueurs de dénoncer ce qu’il avait initialement annoncé. C’est évidemment sans compter avec la rationalité des agents à qui on ne la fait pas. Car si l’Etat ne sait rien d’eux et se méprend sans discontinuer sur leurs réactions, eux savent tout de lui, et ses petits stratagèmes leur sont parfaitement transparents. Pleinement conscients de l’incohérence temporelle des plans optimaux de l’Etat, ils n’ac­ cordent aucune crédibilité à ses annonces et fixent d’emblée leurs anticipations d’inflation au niveau qui correspondrait exactement 1. Barro (1974). 2. On reviendra plus longuement au chapitre VII sur les théories néoricardiennes du déficit budgétaire et sur leurs développements les plus récents (voir infra chapitre VII, § ILL). 3. Kydland et Prescott (1977).

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à celui auquel auraient abouti les petites tromperies de la politique économique. La surprise est éventée, les effets réels annulés, mais l’inflation effective supérieure pour tout le monde. Puisque l’in­ curie manipulatrice de l’Etat est rédhibitoire, il faut donc lui retirer ses pouvoirs de politique économique et les remettre à une tierce autorité, dégagée des intérêts politiciens - on est invité à comprendre ici : la baisse du chômage - et dont la rigueur désinflationniste n’est pas soupçonnable. Voilà le raisonnement à partir duquel les nouveaux classiques suggèrent sans hésiter de confier la politique monétaire à une banque centrale indépendante, si possible, ne manquent-ils pas d’ajouter, aux mains d’un gou­ verneur conservateur (Rogoff, 1985). Parce que, comme prédicat de son orientation politique, ses préférences pour la désinflation et son indifférence au chômage sont de notoriété publique - une forme d’aveu désarmant de candeur - le banquier central conser­ vateur est crédible. Lui seul est à même d’obtenir des agents les anticipations d’inflation les plus faibles, donc de susciter la désinflation la plus vive.

Voilà donc de quoi les décideurs de la désinflation compétitive sont les esclaves, et voilà sur quelles abstractions on joue le sort du corps social. Entre, d’une part, des ingénieurs-économistes capables d’accéder directement aux textes théoriques, mais engagés dans le champ académique et pris dans les liens intellec­ tuels et institutionnels de l’adhésion à l’orthodoxie, et, d’autre part, des énarques occupés à combler leur retard à coup de surveys de deuxième ou de troisième main et de digests expurgés de tout appareil théorique formalisé, mais en même temps tout ébaubis d’entrer à leur tour dans le monde merveilleux de la vraie science, et ni capables ni désireux d’une mise en cause critique de leur nouveau savoir, la macroéconomie nouvelle-classique aura trouvé les conditions idéales de sa prise de pouvoir intellectuel. Il aurait fallu en effet que ceux qui se la sont appropriée avec tant d’en­ thousiasme pour la mettre en œuvre comme politique économique eussent été en mesure d’apprécier dans les travaux d’origine la vraie nature des enchaînements proposés tout autant que l’irréa­ lisme des hypothèses - et on s’efforce ici de rester analytique, car il y a bien d’autres termes qui pourraient venir à l’esprit - pour prendre conscience du réel fondement de leurs décisions. Il leur

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aurait d’autant plus fallu cette pénétration théorique pour voir, comme la lecture précise des contributions nouvelles-classiques y invite, quels sont les mécanismes réellement au principe de cette « macroéconomie du docteur Pangloss 1 ». Les résultats d’ineffi­ cacité de la politique économique ne sont jamais que la consé­ quence de la structure du modèle de base sur lequel on greffe ensuite les effets d’anticipations rationnelles. Or ce modèle de base est classique ; il est résumé par la fonction d’offre de Lucas. Qu’on ne puisse faire reculer le chômage au-dessous de son taux « natu­ rel » auquel l’ajustent spontanément les mécanismes de marché, et que toute politique de relance soit vouée à dégénérer en infla­ tion, c’est ce qui est déposé dès le début dans les équations du modèle.- Les anticipations rationnelles ne font qu’accélérer et intensifier des mécanismes déjà là, faits hypothèses par la grâce d’un décret du chercheur nouveau-classique. Il fallait la malice d’un Stiglitz pour se livrer à cette petite opération de subversion consistant à greffer des anticipations rationnelles sur le corps d’un modèle keynésien pour s’apercevoir que, dans ce monde-là, la politique de relance monétaire ou de déficit public n’est jamais aussi efficace... que quand elle est rationnellement anticipée ! Evidemment on n’en demandait pas tant aux décideurs et à leurs conseillers, mais on reste tout de même perplexe à voir avec quel enthousiasme ils auront validé l’image d’aimables benêts que leur donne d’eux-mêmes la théorie nouvelle-classique. L’Etat y fait figure en permanence de l’idiot du village. Il est le seul à ne rien voir et à ne rien comprendre. Cette incapacité stratégique a un nom technique : l’équilibre de Stackelberg. Dans les modèles de crédibilité où les relations Etats-agents sont mises sous la forme d’un jeu, l’avantage informationnel appartient... aux agents. Eux voient parfaitement clair dans le jeu de la puissance publique, ils en connaissent parfaitement la fonction de réaction et l’incorporent dans leurs propres algorithmes de décision. Ils ont donc toujours un coup d’avance. A la tête de son armada de fonctionnaires, du haut de son tas de statistiques et de modèles économétriques, l’Etat est myope et débile. L’INSEE et la DP - dont il faudra qu’on nous explique un jour par quelle pulsion masochiste ils se sont

1. Selon l’expression de Buiter (1980).

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faits les propagateurs de la théorie nouvelle-classique - ne comptent pour rien. De toute façon ils n’ont jamais rien compris à la finesse rationnelle des consommateurs et des salariés qui réci­ proquement, en revanche, lisent en eux à livre ouvert. Sans effort, M. Quidam bat METRIC 1 à plate couture. C’est bien normal, la rationalité est partout sauf en l’Etat. C’est sûrement l’impéritie qui lui a fait peur. En tout cas elle s’est enfuie sans demander son reste. Il faut avoir trempé un certain temps dans la théorie pour finir par être capable d’en avaler, sous couleur d’abstraction et d’idéa­ lisation « contrôlée », les inventions les plus invraisemblables. Tout autre qu’un économiste néoclassique se cabrerait à l’énoncé des modèles d’anticipations rationnelles. Parmi les « non-initiés », le personnel politique était en principe bien placé pour ajouter à cette réticence du réalisme des raisons qui lui sont propres. C’est en effet beaucoup lui demander que de consentir intellectuellement à une négation aussi profonde de ses prérogatives et de se confor­ mer à la fois au jugement d’inanité rendu à propos de ses actes, et à la recommandation d’abstention de toute action discrétion­ naire. Quel que soit le bon vouloir des dispositions idéologiques libérales - et dieu sait que l’époque les aura faites accueillantes à tous les excès - il est des messages que leur radicalité empêchait d’être reçus tels quels. C’est pourquoi il n’était pas envisageable que soient dits dans l’énormité de leurs dernières conséquences tous les fondements intellectuels de la désinflation compétitive. Et nous voilà rendu au tri : celui qu’il fallait opérer entre les maté­ riaux nouveaux-classiques récupérables, susceptibles d’alimenter une doctrine présentable au politique, et ceux que leur charge de « scandale » devait conduire à écarter. De cette délicate sélection, ce sont les ingénieurs-économistes de l’administration, dotés à la fois de la capacité théorique à opérer des discriminations infor­ mées et du sens stratégique minimal pour ne pas mordre trop pro­ fondément la main qui les nourrit, qui se seront chargés. Les cri­ tères du tri ne sont-ils pas d’ailleurs transparents ? Est retenu sans réserve ce qui relève d’une économie générale de l’offre à l’usage des agents privés : résorption de l’excès des salaires, abaissement

1. Le modèle macroéconométrique de l’INSEE.

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des prélèvements obligatoires, flexibilisation du marché du travail. Font en revanche l’objet d’un usage plus précautionneux toutes les conclusions nouvelles-classiques qui apparaissent trop radica­ lement attentatoires à la souveraineté du politique. Ainsi, d’un côté, les théorèmes de radicale inefficience de la politique éco­ nomique sont-ils jugés « trop éloignés des réalités » (DP, 1995, p. 5), et donc récusés comme des excès théoriques ’... même si, de l’autre côté, une partie des préconisations nouvelles classiques ont effectivement été mises en œuvre dans la politique écono­ mique, mais accommodées aux étemels arguments du « pragma­ tisme » plutôt que mises dans la lumière trop violente de leur radicalité théorique d’origine. C’est que l’injonction faite à l’Etat de renoncer à toute action discrétionnaire était bien forte pour pouvoir être adoptée telle quelle par des administrations et des gouvernements touchés au cœur de leurs prérogatives de pouvoir politique. Il a donc fallu tout un travail de filtrage et de mise en forme pour adapter ce corpus nouveau-classique et le rendre pré­ sentable. La doctrine de la désinflation compétitive, dont les ins­ pirations d’économie de l’offre restent évidentes, apparaît ainsi comme un bricolage intellectuel opéré par des esprits d’Etat qui ne pouvaient pas laisser contester l’essence de leur pouvoir audelà d’un certain stade.

I. 3. Une identité théorique floue, propice à tous les contresens A y regarder de près, l’identité intellectuelle de la doctrine de la désinflation compétitive est donc assez incertaine, même si vue de loin elle semble offrir cette cohérence générale d’une économie de l’offre ; une cohérence qui n’est en fait que superficielle et qui dissimule mal l’hétérogénéité des sources et le travail « à façon » dont elles ont été l’objet. Ce flou, d’ailleurs presque consubstantiel à l’objet particulier qu’est une doctrine de politique économique, n’aide évidemment pas à la précision du débat public et compro­ met la pertinence des étiquetages auxquels il procède. On ne dira 1. Mais au nom d’un critère de réalisme qui jure avec les options épisté­ mologiques habituelles de la théorie néoclassique, traditionnellement instrumentaliste.

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rien de ce topos qu’est devenu la « pensée unique », catégorie journalistique par excellence et qui a l’art de méconnaître ces dif­ ficultés pour faire apparaître comme une réalité intellectuelle monolithique et parfaitement identifiée ce qui est en fait un éche­ veau de facture incertaine et peu commode à débrouiller. A sol­ liciter plus de précision de la part de ceux qui se réfèrent positi­ vement ou négativement à cette « pensée unique » (même si la catégorie, plutôt péjorative, se retrouve d’abord dans le discours de ses détracteurs), on constaterait probablement une grande variété de versions, témoignant par là des multiples circonscrip­ tions qu’il est possible de donner à la désinflation compétitive mais aussi de la nature profondément conglomérale de sa doctrine. De là les nombreux contresens auxquels donnent lieu les ten­ tatives trop rapides d’étiquetage théorique, et dont le moindre n’est certainement pas celui qui a conduit à maintes reprises à qualifier la désinflation compétitive de monétariste. Il est vrai que la litté­ rature théorique sur la crédibilité et l’indépendance de la banque centrale peut à bon droit être rattachée au corpus monétariste. Il est vrai également - et c’est un argument qui a probablement eu davantage d’influence - que semblerait plaider en faveur de cette thèse le suivisme de la Banque de France par rapport à la Bun­ desbank, laquelle affiche effectivement une politique monétariste construite autour d’une préoccupation exclusive de l’inflation et de la surveillance privilégiée d’un agrégat monétaire ’. Mais la politique monétaire française n’a ni l’autonomie de son homologue allemande, qui lui permettrait de se régler sur un agrégat interne conformément au schéma monétariste, ni pour seul objectif la sur­ veillance des prix car s’y ajoute la défense de la parité. C’est d’ailleurs bien cette dernière et le contexte dans lequel elle s’exerce - celui d’un système de change administré - qui inter­ disent de qualifier sans restriction la désinflation compétitive de politique monétariste. Rien en effet n’est plus étranger au moné­ tarisme que l’engagement à la défense d’une parité-consigne au sein d’un système de changes fixes, où l’on reconnaît tout de même le cœur de la désinflation compétitive. Cohérent en cela 1. On peut toutefois penser que, dans les faits, la politique de la Bundesbank est plus sophistiquée qu’une simple réaction cybernétique aux évolutions de M3, même si celles-ci y revêtent à coup sûr une importance fondamentale.

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avec la défense et illustration du marché qu’il se propose de décli­ ner dans tous les domaines de la politique économique, le moné­ tarisme a de longue date plaidé que la meilleure organisation des relations monétaires internationales consistait en le libre jeu du marché des changes et en la libre concurrence des devises. On se souvient que le flottement des monnaies au gré des forces du marché y était conçu comme le plus sûr moyen de préserver l’autonomie des politiques économiques nationales. Sans revenir sur le verdict qu’a rendu à ce propos l’histoire récente des sys­ tèmes de change, il faut au moins constater l’antinomie radicale qu’entretient cette position avec la stratégie de parité fixe propre à la désinflation compétitive. La politique monétaire française, qui a de fait renoncé à un contrôle de l’offre de monnaie interne, a tranché le conflit d’objectifs en consacrant pleinement son unique instrument, le taux d’intérêt, au maintien de la parité. Loin de tout suivi autonome des agrégats monétaires, la désinflation compéti­ tive méconnaît ainsi radicalement le canon friedmannien. S’il fallait se convaincre définitivement du contresens qui conduit à qualifier de monétariste la désinflation compétitive, il suffirait d’ailleurs de recourir à la représentation schématique dite du « triangle d’incompatibilité de Mundell ». Le triangle de Mun­ dell vise à suggérer l’impossibilité de satisfaire simultanément les trois objectifs suivants : 1) autonomie des politiques écono­ miques ; 2) parfaite liberté de mouvements des capitaux ; 3) fixité des changes. De ces trois objectifs, seuls deux sont mutuellement compatibles et requièrent de renoncer au troisième. Ainsi, seuls les côtés du triangle sont praticables, mais les trois sommets ne peuvent être tenus ensemble. On ne saurait alors faire apparaître plus clairement l’antinomie de la désinflation compéti­ tive et du monétarisme qui sont tout simplement associés à des côtés différents du triangle ! La désinflation compétitive renonce à l’autonomie de la politique économique pour faire le choix conjoint de la fixité des changes et de la liberté de mouvement des capitaux. Le monétarisme préfère abandonner la fixité des changes, pensant rendre compatibles l’autonomie de la politique économique et la liberté des capitaux. Conjuguées à l’hétérogénéité doctrinale intrinsèque de la désinflation compétitive, les imprécisions du débat public achèvent donc de semer le trouble et de brouiller les repères. Quelles que

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Autonomie de la politique économique

Fixité des changes

Désinflation compétitive

Liberté de mouvement des capitaux

Figure 4

soient les facilités de désignation qu’elle met au service de l’ef­ ficacité idéologique, la valse des étiquettes qui fait passer indis­ tinctement de « pensée unique » à « néolibéral » ou « monéta­ riste » demeure, d’un point de vue analytique, profondément trompeuse.

IL UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE

IL 1. L’hégémonie administrative des « autorités monétaires » Les modifications dans la répartition des pouvoirs au sein de l’appareil d’Etat constituent également un fait marquant du pas­ sage à la désinflation compétitive, et sont comme le reflet dans la structure politico-administrative de sa sociologie intellectuelle. Il est maintenant commun de remarquer que l’effacement du régime de politique économique keynésien-fordien a été marqué par le recul en influence des agences gouvernementales en charge de l’appareil productif et des perspectives de long terme - Commis­

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sariat général au Plan, ministère de l’industrie. La direction de la Prévision du ministère de l’Economie, qui passait elle-même pour un lieu de réflexion relativement libre au sein de l’administration, où optiques de long terme et réflexions critiques pouvaient trouver leur place, devient progressivement à partir du milieu des années soixante-dix un lieu important d’élaboration et de légitimation « experte » de la doctrine de la désinflation compétitive. Dans un registre assez proche, Jobert et Théret (1994) confirment la domi­ nation croissante dont font l’objet les administrations sociales au sein de l’appareil d’Etat. Corrélativement, on assiste à une « moné­ tarisation » et à une « financiarisation » de la politique écono­ mique, et en conséquence à une montée en puissance des autorités monétaires. Le déclin du « développementisme » (Lipietz, 1984) marqué au coin du volontarisme d’Etat s’accompagne donc de la résurgence du vieux fonds libéral du Trésor et du ministère des Finances, discrédité à la Libération, mais simplement tenu en lisière pendant l’époque keynésienne, et jamais véritablement disparu. La direction du Trésor est ainsi le principal lieu d’élaboration doctrinale de la désinflation compétitive. Mais son engagement est d’autant plus fort qu’elle est l’interlocuteur direct d’un marché financier dont elle a d’ailleurs piloté quasiment de bout en bout l’ingénierie institutionnelle ; un marché financier qui est devenu le premier partenaire de la politique financière publique et qui à ce titre joue un rôle décisif de contrainte des gouvernements au respect des canons de la désinflation compétitive. Quant à la Banque de France, le projet général d’environnement désinflationniste ne pouvait que lui convenir, à ceci près que la politique monétaire qu’elle conduit, en collaboration avec le Trésor avant 1993, de manière indépendante depuis, s’est trouvée presque entiè­ rement rabattue sur l’objectif externe de défense de la parité, au détriment de l’objectif interne traditionnel de contrôle de l’offre de monnaie. En tout état de cause, cette hégémonie de la banque centrale et du Trésor au sein de l’appareil d’Etat (entendu au sens large), auxquels il faudrait bien sûr ajouter les cabinets ministé­ riels, et entre lesquels circulent les mêmes élites politico-adminis­ tratives, apparaît comme la traduction institutionnelle concrète de l’orientation prioritairement monétaire et financière du nouveau régime de politique économique. La pérennité de la désinflation 90

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compétitive est donc aussi repérable au travers de la solidité de cet ancrage institutionnel dont il faut noter l’exceptionnelle résis­ tance à toute tentative de contestation de son hégémonie adminis­ trative. Aucune velléité d’infléchir le biais financier et monétaire de cette politique économique et de redonner force à des préoc­ cupations plus « industrielles », au travers par exemple d’une redistribution des attributions des ministères de l’Economie et des Finances, d’une part, et de l’industrie et du Commerce extérieur, d’autre part, n’a eu jusqu’à présent la moindre chance d’aboutir. De ce point de vue, l’échec instantané de l’entreprise de consti­ tution d’un « MITI à la française » en 1991 par le Premier ministre, Edith Cresson, fraîchement nommée, en dépit de la marge de manœuvre attachée à une nouvelle donne politique et d’un volontarisme affiché, reste hautement significatif1. A sa manière, il confirme l’importance de l’inscription institutionnelle d’un régime de politique économique, et notamment son soutien et son expression par et au travers de certaines configurations de l’appareil d’Etat.

IL 2. Accords et désaccords au sein du « bloc hégémonique »

Mais la doctrine de la désinflation compétitive n’est pas portée que par quelques fractions de l’administration. Dès l’origine, c’està-dire avant de prendre la dimension d’un référentiel qui, par défi­ nition, réalise un très large accord au sein de l’opinion écono­ mique, elle fait l’objet d’un consensus implicite entre les diverses fractions du bloc hégémonique, s’il est permis de faire un usage quelque peu intuitif de la notion pour renvoyer au sous-ensemble des agents dotés d’un « pouvoir économique » à la fois matériel et symbolique, c’est-à-dire en position de faire valoir des avis pesant significativement sur les décisions de stratégie macroéco­ nomique : pouvoir lié à la détention ou à la maîtrise du capital 1. Et on peut s’inquiéter de ce que le super-ministère de l’Economie, formé dans la foulée des élections législatives de juin 1997, relève plus de l’absorption pure et simple de l’industrie par les Finances que de la constitution de ce MITI à la française qui supposerait une forme de subordination des Finances à l’industrie.

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industriel, à l’engagement ou au déplacement du capital financier, à la capacité d’intervention et/ou de régulation à l’échelle macro­ économique, etc. Pour saisir la portée de cet accord initial, mais également des dissensions qui suivront, il faut élargir la perspec­ tive de la désinflation compétitive et commencer à mettre en évi­ dence la façon dont elle a lié son sort au mouvement plus vaste de la dérégulation financière internationale. Entre désinflation compétitive et libéralisation financière, il va s’établir une solidarité de destin, la seconde garantissant la pérennité de la première, sur laquelle on aura abondamment l’occasion de revenir Pour l’heure, on voudrait simplement éclairer les présupposés doctri­ naux qui les rapprochent et autour desquels le bloc hégémonique se retrouve en un consensus qui permet d’engager politique éco­ nomique et réforme des structures financières dans les voies res­ pectives de la désinflation compétitive et de la déréglementation. Cette rencontre de la doctrine de politique économique et des aspi­ rations de la finance, sous les auspices du retournement idéolo­ gique des années quatre-vingt consacrant l’hégémonie des thèses « libérales », revêt une importance particulière car elle scelle l’alliance implicite des élites politico-administratives et du capital financier, où la désinflation compétitive trouvera son plus solide point d’appui. Autour de l’alliance du politique et de la finance : rationalisations doctrinales et intérêts pratiques De cet épisode historique, qui entre 1983 et 1986 voit simul­ tanément l’inversion de la politique économique et la réforme de la place de Paris, il y a d’abord matière à retenir l’insigne faiblesse analytique de l’antinomie canonique sous laquelle on oppose usuellement l’« Etat » et le « marché ». Dans le cas d’espèce de la finance, il n’est pas exagéré de soutenir que l’Etat s’est fait l’instituteur du marché. Sans revenir ici en détail sur l’ensemble des tenants et aboutissants de la déréglementation financière, il faut simplement rappeler que, au plus près des enseignements de la doctrine de la désinflation compétitive, l’Etat de politique éco­ nomique a cru trouver deux intérêts immédiats à la réforme des 1. Voir infra chapitres IV et V.

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marchés financiers, des intérêts qui justifient pour l’essentiel qu’il s’y soit mobilisé aussi activement. En premier lieu, l’impératif proclamé de lutte contre l’inflation et le discrédit jeté sur le recours aux financements monétaires des déficits publics ont conduit, dans un contexte de croissance du besoin d’emprunt du secteur public, à privilégier les stratégies de financement non monétaires, nécessitant de se doter de marchés profonds et liquides sur lesquels les titres d’Etat puissent se négo­ cier dans les meilleures conditions de réversibilité pour les investisseurs ’. En second lieu, le rapport de l’Etat aux marchés financiers a été de plus en plus clairement rationalisé sous l’inspiration des recom­ mandations nouvelles-classiques en matière de crédibilité, préco­ nisant une délégation explicite aux marchés de la surveillance des politiques économiques. Une telle préconisation est l’expression même de la reconstruction d’ensemble de l’action gouvernementale qu’opère la théorie néoclassique. Des modèles du cycle politique 1 2 à ceux de la crédibilité3 en passant par l’école du Public Choice, l’Etat ne cesse d’être présenté comme un appareil colonisé par des personnels incapables de dépasser l’horizon de leurs intérêts bureaucratiques ou politiciens. Le government failure n’est pas qu’une éventualité : c’est un caractère permanent puisque l’intérêt général est une fiction que nul agent public concret n’a jamais incar­ née. Dans l’ordre de la macroéconomie, cette hypothèse d’incurie fondamentale des pouvoirs publics débouche sur une recomman­ dation de dessaisissement du politique des instruments de la régu­ lation conjoncturelle, dont il ne pourrait user qu’à tort au service d’intérêts de circonstance. La rationalité macroéconomique ne peut donc être présente au sein d’un Etat aveuglé par la préoccupation électoraliste ; c’est pourquoi il importe de lui soustraire les pouvoirs de politique économique pour les remettre à des autorités externes

1. L’ironie de l’histoire c’est que les innovations financières - notamment au travers de la négociabilité des titres d’Etat, et de l’accès au marché monétaire de toutes les catégories d’agents - auront abouti à brouiller complètement la démarcation entre financements monétaire et non monétaire du déficit public... et conduit le Trésor à renoncer à se fixer des objectifs en cette matière ! 2. Nordhaus (1975). 3. Barro et Gordon (1983), Rogoff (1985).

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qui, débarrassées de cette sorte de contingence, peuvent seules concevoir les régulations optimales. C’est bien sûr à propos de la politique monétaire, et dans les pays que leur histoire a dotés d’une banque centrale indépendante, que ces thèses ont d’abord trouvé audience. Mais il ne faut pas méconnaître la puissance de pénétra­ tion de ces conceptions qui peuvent faire mieux que servir de ratio­ nalisation à des particularités institutionnelles héritées du passé. D’une part, elles ont acquis pendant les années quatre-vingt un impact suffisant pour trouver une application dans des pays où la banque centrale était de longue date dans la main du pouvoir. Et d’autre part, débordant le cadre de la seule politique monétaire, elles envisagent de normaliser de la même façon la politique bud­ gétaire qui, tous pays confondus, peut pourtant se prévaloir d’un plus fort « contenu en souveraineté » puisque sont directement mises en cause les finances de l’Etat - les Etats-Unis ne connaissent-ils pas ainsi des projets récurrents de constitutionnali­ sation de l’équilibre budgétaire ? L’émergence de marchés finan­ ciers internationalement intégrés est alors venue ouvrir un champ d’expérimentation supplémentaire à ces approches de la crédibilité et à ce mouvement général d’éviction du politique des responsa­ bilités de la régulation macroéconomique. Au plus près de l’archétype walrasien, incarnation la plus accomplie de la rationalité puisque réputé efficient au double sens de la meilleure utilisation de l’information et de la plus forte capa­ cité d’arbitrage, le marché financier passe rapidement pour le lieu de la sagesse macroéconomique avec laquelle son intérêt est pos­ tulé coïncider. Même s’il a la forme d’un grand automate aux propriétés distribuées, le marché financier émerge alors comme une de ces institutions extérieures auxquelles il est possible et même souhaitable de confier sinon la conduite en direct, du moins la surveillance des politiques économiques. Ainsi s’opère la jonc­ tion entre, d’une part, un capital financier militant pour la sup­ pression des réglementations antérieures et, d’autre part, des élites politico-administratives, maîtres d’œuvre de la réforme des marchés financiers, et déjà inspirées par l’idée que, choisissant luimême de « se lier les mains 1 », l’Etat se doit, pour éradiquer

1. Selon l’expression de Giavazzi et Pagano (1988).

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l’inflation, de se placer sous la dépendance et la puissance tutélaire des marchés, au terme d’un abandon de souveraineté volontaire et « rationnellement » consenti. La désinflation compétitive inaugure donc la déréglementation financière en tous les sens du terme : elle est la première à en expérimenter les effets, mais plus fon­ damentalement elle contribue assez décisivement à la faire adve­ nir. Bien sûr, la désinflation compétitive n’endosse pas seule la responsabilité des transformations des structures de la finance, por­ tées par des forces internationales d’une extrême puissance. Mais son accointance manifeste avec les messages de ce vaste mouve­ ment, l’enthousiasme qu’elle met à le rejoindre et à y soumettre la politique économique en font une force d’influence de premier rang et même, dans le cas de la France, l’agent historique de l’installation de la norme de la libéralisation financière. Le capital financier et la puissance publique nouvellement conquise par la doctrine néoclassique de la crédibilité trouvent donc chacun leur compte dans cette association de la désinflation compétitive et de la déréglementation financière ; une convergence d’intérêt à laquelle le capital industriel ne peut que se joindre, en accord avec une politique économique qui se propose de modifier en sa faveur la répartition du revenu et de faire régner la discipline salariale. Telles sont les principales composantes de ce bloc hégé­ monique ralliant plus généralement tous les propagateurs - « intel­ lectuels » ou intérêts constitués - d’une conception « libérale » de l’économie, sans souci d’une imprécision du qualificatif qui gomme les divergences et favorise les rapprochements. D’une remarquable cohésion tant que la désinflation compétitive n’est pas contestée, ce bloc voit pourtant son unité se défaire au moment où l’inefficacité macroéconomique de la politique économique en vigueur devient patente et que son bien-fondé commence à être mis en question. Apparaissent alors des conflits d’intérêt au sein du bloc, tandis que resurgissent certaines des dissensions doctri­ nales qui avaient été occultées à l’origine. Le bloc hégémonique fissuré C’est d’abord une fraction importante du capital industriel, accompagné d’une partie du capital financier, qui entre en séces­ sion autour de la question du « franc fort » et des taux d’intérêt. L’ancrage nominal maintenu dans sa rigueur, le refus après 1993

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d’utiliser les marges de manœuvre offertes par le SME élargi sont rendus responsables de l’excès des taux d’intérêt, d’une perte de compétitivité par l’appréciation du franc, et du prolongement de la dépression. Les certitudes doctrinales de départ, sous lesquelles le patronat avait rationalisé son adhésion enthousiaste à un projet général de relèvement de son pouvoir de négociation, ne tiennent pas une minute face au conflit d’intérêt qu’aiguise la situation de crise ; et la doctrine de l’ancrage au mark aussi bien que celle de l’indépendance de la banque centrale se trouvent critiquées dans l’instant. Cette contestation, par la rupture d’unité qu’elle mani­ feste et le débat public critique qu’elle contribue à alimenter, menace alors de défaire l’assentiment plus large dont jouissait la doctrine de la désinflation compétitive au sein d’une opininon éco­ nomique étendue. Certes, la décrue des taux d’intérêt opérée en 1996 apaise temporairement la récrimination patronale. Mais on peut parier que celle-ci resurgirait instantanément si venaient à s’effacer les conditions qui ont rendu possible une détente moné­ taire dont nul ne saurait prédire la longévité. Ainsi s’est créé, amorce d’une déchirure plus large, un premier écart entre l’une des fractions industrielles du bloc et sa fraction politico-adminis­ trative, laquelle continue de défendre contre vents et marées sa ligne originelle. Si cette première rupture montre bien que certains des soutiens du bloc hégémonique savent en prendre à leur aise avec les doc­ trines - qu’ils n’hésitent pas à révoquer dès que leur intérêt leur semble menacé -, il est une deuxième fracture qui, au contraire, procède d’une crispation doctrinale ravivant des différences théo­ riques masquées par le consensus de départ. C’est dans la sphère académique, ou para-académique, que se manifeste cette nouvelle tension qui donne forme à une « critique libérale » de la désinfla­ tion compétitive, attestant incidemment par là des difficultés que peut poser la qualification trop globale de « néolibérale » qu’on lui associait jusque-là. Cette divergence est de fait l’expression même du contresens théorique qui a indûment conduit à ranger la désinflation compétitive dans la catégorie des politiques monétaristes. Car c’est précisément du monétarisme que procède cette critique qui prend de l’ampleur au début des années quatre-vingt-dix et remet en cause l’unité apparente du front « libéral ». Il n’y a d’ailleurs là pas de quoi clarifier la géographie 96

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politique des opposants à la désinflation compétitive, puisque se retrouvent parfois côte à côte des voix aussi bien « antilibérales » que « libérales radicales » pour réclamer « une autre politique » appellation elle-même parfaitement floue et propre à susciter les coalitions les plus hétéroclites. Pour la « critique libérale », la désinflation compétitive est coupable de s’obstiner dans une poli­ tique monétaire extérieure qui tend à s’opposer au libre jeu des forces du marché. L’ancrage du franc au mark, qui a dû en de nombreuses reprises être soutenu activement à l’aide de taux d’intérêt élevés, contredit les tendances « spontanées » du marché des changes qui pourraient désirer une parité d’« équilibre » à des niveaux différents, éventuellement inférieurs. L’excès des taux d’intérêt apparaît alors comme le coût de cette entrave faite aux ajustements de marché. La critique se prolonge en une mise en cause globale du projet d’unification monétaire européenne, auquel la désinflation compé­ titive est de plus en plus intimement liée, et qui apparaît comme le parachèvement de la logique de changes administrés déjà à l’œuvre au sein du SME. Plus encore dans la monnaie unique que dans le système de change européen, la critique monétariste dénonce la prétention constructiviste qui entend procéder à la créa­ tion ou à la disparition de devises, dont devraient « normalement » seuls décider les mécanismes évolutionnaires de la concurrence des monnaies. Incidemment, il vaut de remarquer que son hostilité fondamentale au projet d’UEM et à la désinflation compétitive qui en est le vecteur, porte la « critique libérale » à emprunter des voies parfois inattendues. Ainsi a-t-on pu voir des opposants monétaristes faire passer leur hostilité à l’égard de la construction européenne avant le souci de non-contradiction, et stigmatiser la responsabilité des critères de Maastricht dans la dépression de 1992-1995, puis soutenir que le dépassement des critères de finances publiques n’avait finalement rien de dramatique ; posi­ tions fort défendables en toute généralité, mais auxquelles les controverses des années soixante-dix ne nous avaient pas vraiment habitués de leur part. La deuxième fissure du bloc hégémonique est donc de nature plus idéologique, et passe entre la fraction poli­ tico-administrative et l’une des fractions intellectuelles qui l’avait soutenue jusqu’ici. Cette divergence n’est pas sans conséquence quand on sait le poids des légitimations intellectuelles. Et même 97

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si cette critique monétariste n’est pas encore majoritaire, au moins peut-elle se prévaloir de disposer d’un corpus théorique de réfé­ rence bien établi, et d’incarner finalement une position libérale conséquente. La fraction politico-administrative, principal promoteur de la désinflation compétitive, voit donc certains de ses soutiens l’aban­ donner. Mais dans le même temps, elle entre elle-même en conflit avec une partie du capital financier en compagnie de laquelle elle avait pourtant passé un accord implicite de première importance autour de la déréglementation financière. Passe encore que la direction du Trésor prenne conscience avec mélancolie de son abaissement relatif et du rétrécissement de sa zone d’influence perte de- contrôle des grandes entreprises par les privatisations, perte de la maîtrise de la politique monétaire transférée à la Banque de France indépendante, conflit d’attribution à propos de la supervision du secteur bancaire - au terme des réformes qu’elle a elle-même impulsées ’. C’est plus généralement le politique qui réalise l’ampleur des amputations de sa souveraineté où l’ont conduit une libéralisation financière inconsidérée et une dépen­ dance accrue aux marchés financiers, désormais tout à la fois en charge de la fixation des taux de change, des taux d’intérêt et de la surveillance de la politique économique. Certes, bien que la tutelle pesante des marchés sur la politique économique se fasse sentir quotidiennement et réduise considé­ rablement ses marges de manœuvre, il reste toujours possible à certains, pour la rendre acceptable, de rationaliser cette situation à partir des recommandations nouvelles-classiques en matière de crédibilité - c’est la doctrine officielle telle qu’elle continue de prévaloir à propos de la politique économique au jour le jour, et telle qu’elle tente de présenter ses contraintes sous l’espèce du nécessaire, au double sens du terme : à la fois absence de choix

1. Il est vrai qu’en certaines occasions il a fallu lui forcer la main - ainsi par exemple à propos de la déréglementation financière. Mais n’est-ce pas parce que ces transformations rencontraient fondamentalement sa sympathie doctrinale que ses réticences ont pu être vaincues - en partie d’ailleurs par ceux des siens qui, au sein des cabinets, étaient passés du côté du politique -, et imagine-t-on que la direction du Trésor n’aurait pas opposé une violente résistance à des projets contredisant radicalement ses propres options idéologiques ?

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SOCIOLOGIE ET IDÉOLOGIE

et obligation à remplir. En organisant ainsi la coïncidence du posi­ tif et du normatif - « nécessité fait loi » - la désinflation compé­ titive tente de présenter l’ensemble des injonctions des marchés qui la rendent impuissante comme des auxiliaires bienvenus au respect de disciplines auxquelles elle avait de toute manière le projet de se soumettre. Pourtant la divergence entre le politique et la finance a fini par devenir manifeste même s’il a fallu deux crises monétaires de grande ampleur - 1992 et 1993 - pour que s’opère la prise de conscience d’une amputation de la souveraineté. Ces deux évé­ nements, sur l’interprétation desquels on reviendra en détail ', ont fini par ébranler une croyance et par signifier la fin d’une commu­ nauté d’intérêt. La croyance, c’est celle en le salut par les tutelles externes, au terme de laquelle l’Etat s’est fait lui-même l’agent de sa propre dépossession de certains de ses pouvoirs de politique économique. La communauté d’intérêt, c’est celle qui avait ras­ semblé les marchés et l’Etat autour de l’entreprise de la désinfla­ tion. Du point de vue de l’Etat, cette entreprise se prolonge direc­ tement dans le projet de construction européenne. Or les crises monétaires de 1992 et 1993 dérivent d’une divergence d’appré­ ciation entre le politique et la finance à propos de la viabilité de l’unification monétaire européenne, dont les marchés en sont venus à mettre en cause la désirabilité même. Il s’agit donc d’un heurt frontal entre le politique et ses projets européens, d’une part, et la finance telle qu’elle se représente ses intérêts, d’autre part. L’assujettissement quotidien de la politique économique consti­ tuait une contrainte pesante mais peu spectaculaire, en tout cas infiniment moins que cette contestation directe et ouverte de la souveraineté par les marchés. La fraction politico-administrative découvre à cette occasion que la finance déréglementée, à l’avè­ nement de laquelle elle a tant œuvré, a acquis une autonomie et un pouvoir qui lui permettent de se retourner contre ses « créa­ teurs » dès lors que ses intérêts lui semblent menacés, et quelque contradictoires que ceux-ci puissent s’avérer avec les objectifs du politique. Le risque que fait peser la finance sur le projet de construction européenne marque alors une possible rupture entre

1. Voir infra chapitre IV.

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la fraction politico-administrative du bloc hégémonique, contestée dans ses prérogatives les plus fondamentales - l’exercice de la souveraineté-, et la fraction financière désormais en mesure de poursuivre ses objectifs propres, quitte à s’opposer au pouvoir politique.

Ainsi le bloc hégémonique fait-il entendre depuis peu quelques craquements, où l’on peut voir que, pas plus qu’elle n’est une doctrine homogène et facilement identifiable, ladite « pensée unique » n’est une réalité sociologique monolithique. Ces diver­ gences et ces conflits ne doivent cependant pas faire oublier le pouvoir d’influence et la cohésion que ce bloc hégémonique a su maintenir pendant presque une décennie. Que sa caractérisation sociologique fasse partie intégrante d’une analyse d’un régime de politique économique tel que celui de la désinflation compétitive, c’est ce qu’atteste la nécessité de comprendre la remarquable per­ sistance d’une stratégie dont la pertinence macroéconomique est pourtant si fragile. Or la profondeur de son ancrage idéologique et sociologique est incontestablement l’un des facteurs de cette persistance ; c’est pourquoi il importait d’en prendre une vue même superficielle. Il reste qu’en faisant ainsi brièvement le par­ cours de ses cheminements doctrinaux et l’inventaire des groupes sociaux qui la soutiennent, on n’en a pas terminé avec la tâche de comprendre son extraordinaire continuité. Au-delà de son dyna­ misme idéologique et sociologique, la vraie force de la désinflation compétitive est probablement d’avoir su lier son sort à un projet historique et de s’être appuyée sur une « institution » inédite par la puissance de ses effets. Le premier, c’est l’Europe, et la seconde, c’est le marché financier. C’est dans le détail de leur association à la désinflation compétitive qu’il faut maintenant entrer.

CHAPITRE III

La construction européenne comme logique politique de la désinflation compétitive

La longévité de la désinflation compétitive, en dépit d’un bilan macroéconomique plus que mitigé, est en soi une énigme. Comment comprendre qu’une politique économique, à laquelle on peut reconnaître une certaine pertinence et une certaine efficacité jusque vers 1987-1988 alors qu’il s’agissait d’organiser la désin­ flation et de réduire le déficit extérieur, ait été poursuivie avec une telle continuité - quatorze ans et quatre alternances électorales ! alors même que son incapacité à résorber le chômage est depuis longtemps manifeste ? Comment comprendre que plus d’une décennie d’expérimentation aussi socialement douloureuse qu’économiquement inefficace n’ait pas permis, au moins dans la sphère gouvernementale, le moindre retour critique et la moindre inflexion ? A l’évidence, la cécité intellectuelle et l’entêtement idéologique ont leur part dans cette rigidification forcenée de la politique économique, et on a d’ailleurs tenté d’en esquisser les caractéristiques sociologiques. Pourtant, on est loin d’avoir fait là le tour du problème. C’est que la désinflation compétitive mobilise à son service d’autres forces, autrement plus puissantes, et que finalement les meilleurs arguments en sa faveur, elle les trouve hors d’elle-même, hors de sa macroéconomie propre et des dis­ cours répétitifs de ses défenseurs. Si la désinflation compétitive dure ainsi en dehors de toute pertinence économique et sans souci de ses échecs répétés, c’est en effet d’abord à l’Europe et aux marchés financiers qu’elle le doit. Assurément, le rôle que tient la finance auprès de la désinflation compétitive est considérable. Mais le maintien envers et contre 101

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

tout de cette politique économique ne renvoie pas qu’à la seule contrainte « externe » que font peser les marchés. Il s’alimente également, « de l’intérieur », d’une volonté politique dont on a pu tester la détermination à l’occasion des crises spéculatives de 1992 et 1993. Une telle rencontre avec le politique peut-elle avoir quelque chose de surprenant lorsqu’il est question d’une « forme institutionnelle d’Etat » comme le régime de politique écono­ mique ? Comment une analyse positive de la politique écono­ mique 1 pourrait-elle méconnaître les logiques spécifiques des ins­ titutions concrètes qui l’élaborent et la mettent en œuvre ? Ce n’est qu’au prix d’une réduction très « économiciste » qu’on peut négli­ ger la logique propre du pouvoir à l’œuvre dans l’intervention économique de l’Etat. Dans « politique économique » le premier terme ne compte donc pas pour rien, et appelle même des inter­ prétations à divers niveaux de profondeur. Au-delà du simple pourvoi à la reproduction matérielle « de la cité », ce « politique »là est aussi à comprendre du point de vue de l’« Etat pour soi » (Théret, 1992 ; Lordon, 1995-b) comme principe cognatif d’ac­ cumulation de pouvoir. Ni gestionnaire des intérêts du capital monopoliste, ni incarnation idéale d’un « intérêt général », c’est à la majoration de sa propre puissance que l’Etat travaille d’abord. Dans cette entreprise, l’Etat « fait » avec les partenaires que lui a donnés l’histoire. Il est ainsi le conservateur intéressé d’une base économique capitaliste où il puise les moyens de sa reproduction matérielle2 mais à laquelle, plus largement, il adosse sa propre grandeur3. Il « fait » également avec les circonstances du moment, que celles-ci lui permettent de saisir des opportunités ou, au contraire, qu’elles le contraignent à des stratégies réactives, lorsque par exemple le mouvement international des forces pro­ ductives menace de diminuer ses prérogatives. Ces considérations qui peuvent sembler exagérément théoriques sont en fait au cœur de la désinflation compétitive. On distingue maintenant aisément que, au-delà d’un choix de stratégie proprement macroécono­ mique, la désinflation compétitive a partie liée avec le projet de 1. Voir Palombarini (1995) pour une discussion méthodologique des approches respectivement normative et positive de la politique économique. 2. Théret (1992). 3. Fourquet (1989).

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l’unification économique et monétaire de l’Europe. Un projet qui peut s’interpréter comme la réponse du politique à la crise des souverainetés nationales. La politique économique fait donc voir en cette occasion, mais de manière plus forte qu’à l’ordinaire, qu’elle est un instrument de la puissance. Cette démonstration est plus évidente ici parce que, dans la relation qui la lie à la construc­ tion européenne, la désinflation compétitive ne vise pas que l’extension ou l’approfondissement de la base économique du pou­ voir, comme le fait usuellement toute politique économique, mais bien la majoration, ou au moins la restauration, des prérogatives de souveraineté du politique, enjeu d’un niveau supérieur. C’est pourquoi il y a un sens à parler d’une logique proprement politique de la désinflation compétitive, et à en étudier pour elles-mêmes les caractéristiques. La première d’entre elles tient à la dialectique paradoxale par laquelle la désinflation compétitive, réinscrite dans l’horizon euro­ péen, entreprend d’articuler intertemporellement perte actuelle et restauration ultérieure de la souveraineté ; manœuvre dont il faut interroger les chances de succès, mais également la genèse. La deuxième caractéristique de la logique européenne de la désinfla­ tion compétitive, c’est de n’avoir émergé que progressivement et d’avoir pris du temps pour s’arracher aux circonstances chaotiques du « tournant de 1983 » et se constituer en rationalisation pleine­ ment articulée. La troisième caractéristique tient au dynamisme évolutionnaire de ce « germe politique européen », présent dès l’origine de la désinflation compétitive, mais appelé à si bien se développer qu’il va finir par occuper tout son espace, évinçant presque complètement, dans l’ordre des légitimations, une logique économique confrontée à de trop nombreuses déconvenues. Il s’agit donc de répondre à la question de savoir en quoi consiste le projet de la politique de la désinflation compétitive, dans quelles circonstances il s’est développé, et comment il a fini par se subs­ tituer à son économie défaillante.

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I. L’HORIZON EUROPÉEN DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE

Vue depuis ce milieu des années quatre-vingt-dix, l’association intime de la désinflation compétitive et du projet d’unification éco­ nomique et monétaire européenne n’a plus rien que de très évident. Deux caractéristiques de la désinflation compétitive permettent de rendre compte de la force de ce lien. En premier lieu, le choix de l’ancrage au mark, qui constitue le raccourci le plus fort de la désinflation compétitive, semble un prérequis manifeste du passage à l’UEM. En effet, la stabilité des parités au sein du SME est bien la démonstration minimale à laquelle doivent se livrer les Etats membres préalablement au gel irrévocable que représente la fusion des différentes monnaies nationales dans l’euro. En second lieu, l’adoption de la désinflation compétitive peut à bien des égards être présentée comme une reproduction « à la française » du modèle de politique économique orthodoxe de l’Allemagne. L’alignement français, comme d’ailleurs celui attendu des autres pays, sur le canevas allemand peut assez lar­ gement être interprété comme un engagement de respect des dis­ ciplines désinflationnistes sans lequel l’Allemagne ne saurait envi­ sager de renoncer à sa souveraineté et à son identité monétaires pour entrer dans le contrat de l’intégration européenne. La logique politique de la négociation du traité de Maastricht confirme une telle lecture, qui fait apparaître les critères d’inflation et de finances publiques ainsi que le statut d’indépendance de la banque centrale européenne comme autant de contreparties accordées à l’Allemagne, l’Etat membre qui a objectivement le plus à perdre à lier son sort à des pays qu’elle estime moins vertueux qu’elle, et à abandonner l’attribut hautement symbolique que représente à ses yeux sa monnaie nationale. Or le rôle moteur que joue dans le processus de la construction européenne l’association particu­ lière de l’Allemagne et de la France imposait à cette dernière de manifester de bonne heure à son partenaire son identité de vue à 104

LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE COMME LOGIQUE POLITIQUE

propos des questions de politique économique, préalable à l’ap­ profondissement de la « relation privilégiée » à partir de laquelle a été impulsée la dynamique européenne. Ce sont évidemment les situations de crise qui permettent le mieux de révéler et d’évaluer la force de l’engagement politique sous-jacent à la stratégie macroéconomique de la désinflation compétitive. De ce point de vue, les comportements observés à la faveur des crises spéculatives de 1992 et 1993 sont on ne peut plus significatifs. Comment comprendre, autrement qu’en faisant référence à la logique politique européenne de la désinflation compétitive, que le gouvernement français se soit arc-bouté pour la maintenir contre le dissentiment d’une opinion polarisée sur une demande de baisse brutale des taux d’intérêt, et surtout contre une attaque spéculative massive soutenant, dans un renversement inat­ tendu, une revendication identique ? Comment ne pas voir la marque d’une inégale détermination de l’engagement européen, dans les réactions comparées des autorités françaises et britan­ niques ? Rompre avec le mécanisme de change européen, et compromettre par là même son intégration à l’union monétaire, n’est pas un coût politique suffisamment important pour la Grande-Bretagne, comparé au coût financier et macroéconomique du relèvement de taux d’intérêt nécessaire à la défense de sa parité. C’est sous l’effet d’une appréciation exactement inverse que, sou­ mis à une pression spéculative équivalente ', le gouvernement français, soutenu par une Allemagne consciente du risque d’écla­ tement du SME et donc de report indéfini de l’UEM, choisit de tout sacrifier à la pérennité du projet de construction européenne.

IL UNE DIALECTIQUE PARADOXALE DE LA SOUVERAINETÉ

Les crises monétaires de 1992-1993 auront donc eu au moins un mérite : celui de révéler les préférences gouvernementales. Le coût accepté par les pouvoirs publics français - contredire au plus 1. Même si cette pression spéculative ne procède pas des mêmes justifications dans le cas de la France et dans celui de la Grande-Bretagne.

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fort de la récession une opinion massivement polarisée sur une demande de baisse des taux d’intérêt - donne la mesure des espoirs placés dans la construction européenne. De ceux-ci, il n’est bien sûr pas question d’effectuer ici la recension complète ; mais parmi eux il en est qui, se situant à l’intersection des logiques de l’économique et du politique, posent la question de la souverai­ neté et complètent la perspective politique de la désinflation compétitive. L’acceptation du renoncement à un maniement actif de la poli­ tique monétaire qui tenterait d’endiguer la montée du chômage, au profit d’une préservation du projet d’UEM montre que, contrai­ rement à l’idée reçue, les gouvernements sont parfois capables de restreindre leur préférence pour le présent. De fait, dans l’ordre de la souveraineté, on pourrait être tenté d’interpréter la subordi­ nation politique de la désinflation compétitive à la construction européenne comme un vaste arbitrage intertemporel entre perte d’une souveraineté présente et restauration d’une souveraineté future.

IL 1. Les reculs de souveraineté de la désinflation compétitive...

Que l’installation de la désinflation compétitive ait accepté, et même accru, la perte de souveraineté, déjà entamée par F extra­ version des économies, est peu douteux. Dans sa forme la plus raccourcie, elle s’identifie en effet à l’ancrage au mark et entraîne la dévolution complète de la politique monétaire au maintien de la parité, c’est-à-dire son calage sur la politique allemande dans le système asymétrique du mécanisme de change européen. C’est un argument maintenant classique du débat européen que de constater que le fédéralisme (partiel) de l’UEM et le transfert à une institution supranationale de la politique monétaire n’entraî­ nent pas par eux-mêmes en cette matière une perte de souveraineté qui est de toute manière déjà consommée. Parallèlement au choix d’indexation de la politique monétaire sur celle du pays-ancre, l’émergence des marchés financiers et le rôle de tutelle de la poli­ tique économique qu’ils se sont octroyé constituent évidemment le deuxième facteur de dépossession des gouvernements de leur souveraineté. Le modèle dont les marchés surveillent l’application

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scrupuleuse est défini de manière si rigide que les choix de poli­ tique économique nationaux s’en trouvent très strictement déter­ minés. On montrera dès le chapitre suivant l’irréversibilité de fait dont s’est trouvée frappée l’orientation de la politique économique française adoptée en 1983, sous l’effet de la surveillance finan­ cière. L’indépendance de la banque centrale nationale enfin para­ chève, par une automutilation du pouvoir politique hautement symbolique, la perte de souveraineté inscrite dans l’acceptation de la tutelle des marchés financiers.

IL 2. ... consentis en vue d’une restauration européenne de la souveraineté Et pourtant, même si c’est au prix d’une interprétation conjec­ turale, il n’est pas impossible de présenter la désinflation compé­ titive, au travers bien sûr de sa perspective européenne, comme le coût transitoire délibérément consenti pour cheminer plus rapide­ ment vers une restauration de la souveraineté, mais cette fois au niveau européen. Que ce soit au travers du relâchement de la contrainte extérieure aux frontières de l’Europe - celle-ci est moi­ tié moins extravertie que la France -, par la disparition du foyer de perturbation et d’instabilité monétaires que constitue la sup­ pression du marché des changes intra-européens, ou par la possi­ bilité de devenir l’un des pôles, voire le centre d’un nouveau sys­ tème monétaire international et d’y acquérir un rôle directeur, l’UEM offre en théorie plusieurs caractéristiques favorables à la reconstitution d’un régime de politique économique keynésien à l’échelle européenne. Ainsi, la désinflation compétitive pourraitelle apparaître comme le moyen d’un vaste calcul intertemporel qui, prenant acte de l’irréversible ouverture des économies déve­ loppées et de la perte de souveraineté qui l’accompagne inévita­ blement, prend le parti de hâter la décomposition de l’ordre ancien - celui d’économies nationales relativement isolées et souveraines - pour faire émerger au plus vite un régime nouveau où le poli­ tique retrouve ses prérogatives, même si c’est sous la forme d’une souveraineté exercée en commun, au niveau supranational. Dans la lutte pour la préservation de son autonomie relative, le pouvoir politique choisit donc, au moins partiellement, d’abandonner le 107

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

cadre de la nation où son action est bornée par trop de contraintes, pour gagner l’espace sur lequel il peut s’exercer avec le maximum d’efficacité. L’élégance d’une telle stratégie, si elle est avérée, tient bien sûr au caractère paradoxal de la dynamique transitoire qu’elle emprunte : la perte d’autonomie y apparaît comme le moyen d’une majoration ultérieure de cette même autonomie. La dépossession de souveraineté est non seulement délibérément consentie mais même approfondie pour faciliter la dissolution du régime de poli­ tique économique antérieur, de toute façon mortellement frappé par l’extraversion ; destruction préalable à toute reconstruction ins­ titutionnelle d’un nouveau régime qui, passant à l’échelle euro­ péenne, voudrait régler du même coup le problème de la contrainte extérieure, celui de la coordination des politiques nationales, et celui de la confrontation aux marchés financiers. Un arbitrage intertemporel d’une telle ampleur suggère alors deux commen­ taires sur l’autonomie de l’Etat et sa capacité de transformation institutionnelle. En premier lieu, le fait que la perte de souveraineté puisse ainsi faire l’objet d’une stratégie délibérée, c’est-à-dire d’une décisionsouveraine, incite à quelques précautions au moment de qualifier l’autonomie de l’Etat, et suggère notamment de distinguer une pluralité de niveaux. Au niveau « objet » de la conduite ordinaire de la politique économique, la perte d’autonomie de l’Etat, cor­ rélative des choix de la désinflation compétitive et des transfor­ mations institutionnelles qu’elle a induites, est manifeste. Pourtant si l’on accrédite l’interprétation précédente, cette perte d’autono­ mie est l’expression d’une autonomie persistante à un métaniveau, et le moyen de la stratégie qui s’y est élaborée. La sou­ veraineté, abandonnée au niveau objet, l’est pour pouvoir être recouvrée ultérieurement, et sous l’effet d’une décision souveraine au méta-niveau. Il ne faut donc pas manquer de voir la méta-autonomie sous la dépossession de souveraineté qui prévaut au niveau inférieur, et ainsi prendre la mesure du pouvoir de transformation institution­ nelle de l’Etat. Certes, dans cette transformation, l’Etat lui-même se trouve altéré dans sa forme qui cesse, en partie, d’être celle de Y Etat-nation. Mais au-delà des métamorphoses dont il est l’objet, le pouvoir politique, si on accepte de lui reconnaître cette méta-

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autonomie, apparaît doté d’une singulière capacité de mise en mouvement institutionnel, celle-là même qui semble faire défaut au reste de la société pour sortir de la crise ouverte dans les années soixante-dix. En effet, Boyer (1993-b) a suggéré que la persistance de cette crise du régime de croissance fordien était largement due à la résistance d’institutions qui « ne veulent pas mourir ». Incor­ porant des compromis devenus obsolètes d’une part, mais insuf­ fisamment ébranlées par la crise d’autre part, leur présence et leur inertie continuent de faire obstacle à la recomposition de formes institutionnelles nouvelles. Par comparaison, et dans le champ qui le concerne plus directement, à savoir celui de la crise du régime de politique économique keynésien-fordien, le pouvoir politique, si l’on tient pour fondée l’interprétation « stratégique » de la désinflation compétitive, s’est montré capable d’une force d’ini­ tiative et d’un esprit de décision qu’on n’a pas l’habitude de lui reconnaître. Conscient, après dix années de tâtonnement et de per­ sistance dans les routines obsolètes du régime keynésien-fordien national, du caractère inéluctable de la crise de souveraineté dont l’internationalisation le frappait, il aurait volontairement accéléré celle-ci en l’instrumentant comme principe de dissolution des formes institutionnelles antérieures afin de dégager la place pour une construction inédite, celle d’un régime de politique écono­ mique keynésien-européen. Aller au terme de la crise pour per­ mettre que soient dépassées les contradictions qui lui ont donné naissance apparaît alors comme la stratégie institutionnelle toute marxienne d’un pouvoir politique que mène l’impératif de préser­ vation de sa souveraineté et des conditions d’accumulation de sa puissance. Alors que les autres agents de l’économie continuent d’être pris dans les blocages de leurs interactions, trop souvent configurées en dilemme du prisonnier ’, l’Etat, ou plutôt les Etats, puisqu’il s’agit d’une construction associant les pays européens, semblent avoir su trouver les voies de la coordination et d’une ingénierie institutionnelle active - et de quelle ampleur ! Les régulationnistes qui ont appris de l’histoire que les convulsions sociales et la tabula rasa constituent la modalité privilégiée de résolution des crises structurelles ne devraient pas manquer d’être impres-

1. Boyer et Orléan (1992).

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sionnés par ce cas de régénération institutionnelle « à froid » d’un régime de politique économique... à supposer qu’il arrive à bon port.

IL 3. Un calcul intertemporel qui sous-estime les effets de path-dependence institutionnelle Ce calcul grandiose dont on a reconstitué conjecturalement la logique et dont on a, peut-être rapidement, anticipé les résultats, sera-t-il en effet couronné de succès ? Pas totalement, on peut le craindre, du moins si on lui prête l’intention explicite d’aboutir, au niveau européen, à un nouveau régime de politique économique doté des propriétés keynésiennes des anciens régimes nationaux à l’époque de la croissance autocentrée. Les concepteurs de la manœuvre, notamment français, dont on peut attendre que leur orientation politique les ait effectivement poussés à chercher les voies de restauration d’une souveraineté « keynésienne », ont pro­ bablement négligé les effets de path-dependence institutionnelle, autrement dit que le terme de la trajectoire peut être fortement influencé par l’itinéraire suivi. Le « dissolvant » de la désinflation compétitive qui a été instrumenté pour préparer la transformation institutionnelle n’est pas de ceux qui se dissipent sans laisser de traces. Ce n’est pas vraiment d’une feuille blanche dont part le projet de construction européenne, et les modalités de la décons­ truction institutionnelle apparaissent avoir pesé considérablement sur celles de la reconstruction. De fait, les possibilités théoriques d’un régime de politique économique européen keynésien sont systématiquement stérilisées par les dispositions du traité de Maas­ tricht, notamment celles relatives aux déficits publics et à leur financement. Depuis le pacte de stabilité qui n’aura jamais fait que pousser à son terme une logique déjà inscrite dans le traité, le régime européen n’a plus aucune chance d’être keynésien, mais révèle son orientation désormais solidement établie de désinflation compétitive étendue. Comment pourrait-il en aller autrement alors que cette désinflation compétitive dérive de l’orthodoxie alle­ mande, qu’il a fallu s’y conformer pour des raisons politiques d’ancrage de l’Allemagne au projet européen, et qu’au surplus on n’a cessé d’accréditer son bien-fondé et sa supériorité ? La rhé­ 110

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torique de la « seule politique possible » a fini par avoir des effets réels puisque les principes de la désinflation compétitive ont été si bien pris au sérieux qu’ils sont désormais inscrits noir sur blanc dans le traité de Maastricht. Les marchés financiers extra-euro­ péens, bien pénétrés de la doctrine, continueront de jouer leur rôle de contrainte de la politique économique européenne, sauf à ce que l’euro ne devienne hégémonique au sein du nouveau SMI au point de pouvoir se permettre d’en prendre à son aise avec le « modèle » - occurrence dont on montrera plus tard toute la contingence '. Mais faute d’une telle évolution, toutes les dispo­ sitions ont déjà été prises - indépendance de la Banque centrale européenne et exclusivité de ses missions « nominales », endiguement des comportements budgétaires de passager clandestin pour que l’euro soit « aussi fort que le mark ». A supposer qu’il ait vraiment lieu, le recouvrement de la sou­ veraineté est donc voué à s’opérer sur un mode si peu keynésien qu’il interdit dans les faits toute politique active. Pourtant, selon certaines interprétations, il serait erroné d’apprécier ainsi les résul­ tats de cette stratégie politique de transformation institutionnelle dont l’horizon temporel serait en fait plus éloigné encore. On prête à François Mitterrand, conscient du conflit d’intérêt entre la construction de l’Europe et la réduction du chômage, une appré­ ciation de la dynamique européenne en forme d’analogie toute politique : « Ce sera comme pour le droit de vote des femmes ou la régionalisation. Le vote des femmes a retardé l’arrivée de la gauche au pouvoir de quarante ans ; aujourd’hui elles votent majo­ ritairement à gauche. La régionalisation donne le pouvoir à nos adversaires, mais un jour les régions voteront à gauche 12. » L’es­ sentiel était donc de mettre en place le cadre institutionnel supra­ national, quitte, pour y parvenir, à accepter une doctrine plus orthodoxe qu’on ne l’aurait voulu ; un cadre institutionnel dont on espère qu’un temps plus long, dans lequel s’inscrivent le travail idéologique et ses alternances, permettra ultérieurement de le rem­ plir d’un contenu différent. Mais pour l’heure, en fait de keyné­ sianisme supranational, c’est bien, dans le droit-fil de la transition qui y a mené, d’une UEM sur le modèle de la désinflation compé­ 1. Voir infra chapitre VIII. 2. Cité par Schneider (1994), p. 173.

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titive qu’il faudra s’accommoder. L’enseignement de cette tran­ sition de régime de politique économique, c’est donc qu’on ne se débarrasse pas comme ça de la désinflation compétitive après « s’en être servi ». L’usage de l’instrument entraîne, au moins dans un certain horizon temporel, des irréversibilités qui restreignent sensiblement le champ des « équilibres institutionnels » atteignables.

III. L’ÉMERGENCE PROGRESSIVE D’UNE POLITIQUE EUROPÉENNE DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE

Mais que vaut véritablement l’interprétation « instrumentale » précédente ? Ne fait-elle pas une part trop belle au calcul gran­ diose, et ne restitue-t-elle pas indûment sous les traits d’une stra­ tégie parfaitement articulée une transition qui aurait été dans les faits, et dans les représentations, beaucoup plus chaotique ? Il y a en effet quelques raisons de douter qu’un tel projet soit sorti ainsi tout armé de la tête des décideurs publics au moment où, en 1983, le gouvernement français a procédé au grand renversement de sa politique économique. Inversement, le fait même qu’existent aujourd’hui les termes d’une telle rationalisation interdit de consi­ dérer comme totalement controuvée l’interprétation précédente. A mi-chemin de la négation complète ou de l’adhésion naïve, on peut alors défendre une position médiane mettant l’accent sur le caractère progressif et émergent de la rationalisation politique qui s’est affirmée au fil du temps comme l’un des principaux soutiens de la désinflation compétitive.

III. 1. Un tournant négocié à chaud Il faut tout de même rappeler les circonstances chaotiques, et parfois même rocambolesques, du tournant de 1983 telles qu’une micro-histoire journalistique en a maintenant établi le récit (voir par exemple Favier et Martin-Roland, 1990). L’intensité du débat 112

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qui s’est tenu au plus haut niveau de l’Etat pendant une semaine décisive, la confrontation violente des thèses antagonistes pro- et anti-SME, les stratégies d’influence mêlées de calcul politique l’arbitrage est rendu dans la semaine qui suit les élections muni­ cipales de mars 1983 -, les manœuvres de persuasion, le retour­ nement in extremis de quelques-uns des « visiteurs du soir », puis du président lui-même, donnent à cette décision une fragilité et une précarité en singulier contraste avec l’ampleur de ses consé­ quences qui en ont fait rétrospectivement l’une des plus impor­ tantes des deux septennats socialistes. En second lieu, on ne peut oublier le contexte de crise monétaire violente dans lequel la décision est prise, et auquel on doit même qu’un tel débat ait ainsi émergé et se soit posé en des termes aussi aigus. Après les deux dévaluations de 1981 et 1982, la menace d’un troisième réalignement de change prend l’allure d’une mani­ festation de défiance généralisée vis-à-vis de la politique de relance, et de fragilisation permanente de la position de la France dans les relations économiques intergouvemementales. C’est donc à chaud, et dans l’urgence de mettre un terme à la série des déva­ luations, que le tournant est d’abord conçu puis négocié. Il l’est également sous l’effet de deux autres menaces induites par la dégradation de la situation des finances publiques, du commerce et de la dette extérieurs de la France. La première tient du spectre : celui de l’intervention du FMI, vécue par anticipation comme une humiliation à l’intérieur, comme un affaiblissement insupportable à l’extérieur, et enfin comme l’écho du sort connu par la politique britannique travailliste dans les années 1974-1976. C’est d’ailleurs ce souvenir, conjugué à celui du Front populaire, qui alimente la deuxième crainte, celle qu’une politique socialiste ne puisse une fois de plus s’installer dans la durée. Or le choc dans l’opinion d’une succession de dévaluations de détresse, et plus encore d’un placement sous tutelle d’une organisation inter­ nationale, menace une fois de plus une expérience de gouverne­ ment de gauche d’échouer sur l’économie. Le choix économique de l’orthodoxie, c’est donc aussi dans une certaine mesure le choix politique de la durée.

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III. 2. L’Europe présente dès le début, ou le germe d’une ratio­ nalisation émergente Si on ne peut donc méconnaître à la fois la précipitation de cette décision et la multiplicité disparate des « raisons » et des calculs qui s’y sont rejoints, on ne peut pas non plus ignorer que la perspective européenne est déjà présente, qui fournit un ancrage à la nouvelle orientation économique et propose l’amorce d’un fil directeur de substitution au projet politique originel du gouver­ nement socialiste. Pour autant, quel est l’exact degré de conscience et d’élaboration d’une « stratégie européenne » au moment du tournant de 1983 ? Le projet d’unification économique et moné­ taire ne sera formulé que six ans plus tard. L’intégration des marchés financiers, qui en sera un préalable institutionnel indis­ pensable, n’est pas encore à l’ordre du jour. Certes, l’idée d’une union monétaire a fait l’objet d’un débat dès 1970 avec le rapport Wemer, et le SME a été dès son origine explicitement conçu comme un dispositif transitoire. Certes, on prête à François Mit­ terrand d’avoir eu dès 1983 une conscience claire de la crise de souveraineté de la politique économique, d’une voie européenne de sa résolution, du rôle instrumental que le SME était appelé à y jouer, en même temps que de l’antinomie d’une telle stratégie avec la lutte contre le chômage. Attali cite Mitterrand qui se voit « partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Eu­ rope et celle de la justice sociale. Le SME est nécessaire pour réussir la première et limite ma liberté pour la seconde 1 ». Schnei­ der laisse entendre quant à lui que dès 1982 « Mitterrand sait déjà qu’il a surestimé le pouvoir de l’Etat, de la loi, du gouvernement. Qu’une politique économique et sociale originale est incompatible avec la construction européenne [...]. Seule l’Europe, pense-t-il, peut permettre au politique de retrouver son pouvoir2 ». Pour autant, on peut se demander si on ne fait pas dire aux citations davantage qu’elles ne peuvent, et si de telles interprétations ne participent pas d’une réécriture ex post de l’histoire ; un doute 1. Attali (1993), p. 399. 2. Schneider (1994), pp. 88-89.

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qu’il sera évidemment difficile de lever car on imagine mal aujour­ d’hui que les acteurs de l’époque consentent à réviser à la baisse la conscience visionnaire qui leur est ainsi attribuée. Mais tant le faible degré d’élaboration du projet d’intégration européenne, encore dans les limbes en 1983, que les péripéties de l’arbitrage rendu pendant la « semaine décisive » suggèrent que les choses n’ont pas été si claires et que l’urgence et la contrainte ont pris dans la décision une part au moins égale à celle du calcul gran­ diose parfaitement souverain. Si elle ne règne pas sans partage sur la décision de 1983, la perspective européenne est cependant incontestablement déjà pré­ sente, un peu plus qu’à l’état de germe mais encore très loin de son plein développement. A bien des égards, l’histoire de la désinflation compétitive devient alors celle d’une affirmation croissante de sa politique sur son économie. En effet, au fur et à mesure que, d’une part, s’élabore le projet européen, mais aussi, d’autre part, qu’apparaissent les insuffisances économiques de la désinflation compétitive, cette dernière voit progressivement s’affiner le discours de sa rationalisation comme instrument de la construction européenne. Cette importance grandissante de l’ar­ gumentaire politique de la désinflation compétitive se précise quand on en suit l’évolution dans le temps. Dès le départ, l’indécision des arguments économiques sur les­ quels fonder le tournant de 1983 apparaît propice à une instru­ mentation politique. Jobert et Théret (1994) font état d’une décla­ ration de Jean Peyrelevade, alors conseiller du Premier ministre, rappelant qu’aucune simulation n’avait permis de trancher déci­ sivement en faveur de l’une ou l’autre thèse en confrontation '. François Mitterrand lui-même, face aux arguments les plus divers et les plus antagonistes, conclut que « décidément toute thèse est économiquement justifiable 12 » ; suspension du jugement écono­ mique dont on pressent que le vide qu’elle laisse peut largement être comblé par une intention politique. Cette potentialité politique de la désinflation compétitive trouve alors une première actualisation comme instrument de légitimation 1. Jobert et Théret (1994), pp. 51-52. 2. Attali (1993), p. 412.

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d’un effort de désinflation nécessaire. Jobert et Théret (1994) sug­ gèrent ainsi qu’en l’absence d’un néocorporatisme suffisamment vivace qui permettrait d’organiser une désinflation négociée, la maîtrise des salaires français est obtenue par la voie plus brutale de la pression du chômage mais avec le secours d’adjuvants idéo­ logiques censément mobilisateurs - au premier rang desquels le projet européen - permettant de recréer du consensus là où l’en­ cadrement institutionnel fait défaut. C’est ce que reconnaissent à leur manière les documents du Xe plan pour qui « l’Europe [...] est d’abord et avant tout un levier, un point d’appui qui [...] nous a déjà permis de maîtriser l’inflation dans le cadre des disciplines librement consenties du système monétaire européen [et] de conduire une politique de reconnaissance du rôle de l’entreprise 1 ». Mais progressivement, le thème européen va se séparer de la dimension proprement macroéconomique de la désinflation compétitive pour rabattre celle-ci sur une fonction de plus en plus exclusive d’instrument politique de la marche vers l’UEM, sans plus de référence à ses effets économiques, voire au mépris de ses éventuels inconvénients. Le renversement radical de la position de la Banque de France au début des années quatre-vingt-dix à propos de la question des taux d’intérêt constitue de ce point de vue un épisode assez révélateur. En effet, le tableau économique de la désinflation compétitive 2 considère à l’origine la baisse des taux espérée du renforcement du franc comme l’un de ses mécanismes centraux. Or les crises spéculatives de 1992 et 1993 voient contre tout attente la Banque de France se rallier à une vision écono­ métrique « traditionnelle » de l’investissement et défendre l’argu­ ment exactement inverse d’une insensibilité relative de l’activité au taux d’intérêt3. Il vaut de souligner une fois de plus le puissant rôle de révélateur des préférences qu’auront joué ces deux crises spéculatives. L’attitude qu’y tiennent les autorités monétaires, en plein accord d’ailleurs avec le gouvernement, atteste de ce que, 1. CGP (1989). 2. Voir supra chapitre I. 3. On reviendra en détail sur cette question des taux d’intérêt et sur les para­ doxes et les contresens de ce changement brutal de doctrine des autorités moné­ taires (voir infra chapitre VII).

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ramenée à sa plus simple expression, au noyau dur qu’il faut sau­ vegarder à tout prix, la désinflation compétitive, c’est d’abord et avant tout le franc fort. Pour défendre la parité, les pouvoirs publics se déclarent, rationalisation économique ad hoc à l’appui, prêts à supporter n’importe quel coût en termes de taux d’intérêt... quitte à contredire violemment l’une des thèses fondatrices de la doctrine qui clamait faire de la baisse des taux le sens ultime des disciplines du franc fort. Or cette défense pour elle-même de l’ancrage au mark, sans autre horizon macroéconomique, indique bien la nature presque exclusivement politique de cette désinflation compétitive réduite au franc fort. Car la parité franc-mark, c’est le point d’appui du SME, et la symbolisation de l’engagement franco-allemand dans la marche vers l’UEM. Que cette paritépivot vienne à céder et c’est l’ensemble de la construction euro­ péenne, qui s’y trouve concentrée, qui pourrait être menacée. On voit qu’il reste peu de choses de l’économie originelle de la désinflation compétitive ; une économie dont la doctrine est amendée à façon, et sans crainte des contradictions, pour, une fois consommé l’échec de la désinflation compétitive sur le chômage, servir la seule finalité vraiment importante qui lui est rattachable, et à quoi elle se réduit presque entièrement : sa politique euro­ péenne. Ainsi, à partir d’une disposition européenne présente dès l’origine, mais seulement à l’état de germe, la politique de la désinflation compétitive s’est déployée pour finir, dans un chiasme remarquable, par évincer presque totalement son économie, et s’imposer comme sa rationalisation la plus solide. Le spectacle offert par la politique économique du septennat ouvert en 1995 est à cet égard assez éloquent. Dans un contexte de contestation grandissante - à laquelle d’ailleurs la campagne présidentielle n’aura pas peu contribué - la désinflation compétitive, que la situa­ tion conjoncturelle des années quatre-vingt-dix rend plus diffici­ lement défendable encore, ne semble plus maintenue qu’à l’éner­ gie, dans la perspective du rush final vers l’échéance européenne.

L’analyse institutionnelle, notamment politique, de la désinfla­ tion compétitive n’est pas moins intéressante que l’étude de sa macroéconomie. De fait, les mécanismes de sa mise en place et

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de sa pérennisation en tant que régime de politique économique en font sans conteste un beau cas de transformation institution­ nelle. A commencer par les processus de sa genèse dont le moindre des charmes n’est pas cet indémêlable mélange des contraires : la contrainte y voisine avec la souveraineté, le voulu avec le subi, l’intentionnel avec l’inintentionnel, interdisant d’en rendre une image aux contours bien nets comme les aiment les récits simplificateurs. Ni fétus de paille ballottés par des événe­ ments qui les dépassent, ni démiurges parfaitement clairvoyants, les gouvernements ont vécu dans cette zone intermédiaire où prime la capacité à rationaliser et à élaborer à partir des circons­ tances. C’est donc d’une appréciation ambivalente qu’ils relèvent. Leur calcul proprement macroéconomique n’a connu qu’une très médiocre fortune. Ils ont par contre montré une capacité indéniable à progressivement construire un projet politique d’une cohérence plutôt forte - quoi qu’on en pense, et même si sa réussite est rien moins qu’assurée - à partir d’une réaction à chaud qui a toutes les apparences du désordre. Mais ces clairs-obscurs où les péri­ péties de la micro-histoire rejoignent les tendances lourdes du changement structurel, où les calculs de courte portée se fondent dans les horizons temporels les plus lointains, ne sont-ils pas la marque de la plupart des transformations institutionnelles, que leur déroulement concret porte parfois à emprunter des voies inatten­ dues ou anecdotiques ? A scruter d’assez près le détail de leur genèse, il apparaît décidément difficile d’abstraire ces grandes transformations, fabricatrices de la longue période, des déséqui­ libres de court terme où elles ont pris naissance. Le régime de politique économique de la désinflation compé­ titive en tout cas n’échappe pas à cette « règle », et montre au surplus à quel point il a été une institution vivante, qui n’a cessé d’évoluer depuis son avènement. Le poids qu’y a progressivement pris la rationalisation politique et la façon dont la désinflation compétitive a lié son sort au projet européen, l’un et l’autre se renforçant et s’accréditant mutuellement, en donnent une assez bonne illustration. De ce point de vue, il faut souligner la diversité des discours de justification de la désinflation compétitive encore en circulation. Si l’on a suggéré que la rationalisation politique avait largement évincé l’argumentaire économique, on ne jurerait pourtant pas qu’il en soit ainsi dans tous les esprits et en tout point

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de l’appareil d’Etat. On peut penser que, à côté de certains qui ont fait leur deuil des espoirs macroéconomiques de la désinflation compétitive pour ne plus considérer que son instrumentation poli­ tique, d’autres continuent, sur la lancée de l’intense travail doc­ trinal et idéologique des années quatre-vingt, de croire avec la foi du charbonnier à ses vertus économiques intrinsèques. En tout cas, et c’est là le fait intéressant, aucun, et surtout pas les premiers, ne peut dans son discours s’éloigner trop ostensiblement du discours de la justification économique. C’est d’ailleurs là ce qui rend la tâche d’interprétation si conjecturale : toutes les rationalisations coexistent mais toutes ne peuvent pas être dites dans le discours public. C’est pourquoi le débat sur la désinflation compétitive n’est jamais parfaitement transparent. Il n’est en effet pas concevable, en termes de risque de délégitimation par l’opinion, de reconnaître avec sincérité l’inanité de la désinflation compétitive dans l’entre­ prise de réduction du chômage et de lui laisser comme seule jus­ tification celle de la politique européenne. Pour les plus lucides, il faut donc continuer de feindre l’enthousiasme économique et entretenir une rhétorique au tout premier degré de la « seule poli­ tique possible » - quitte à faire passer en contrebande toutes ses arrière-pensées. Quelle opinion pourrait en effet accepter ainsi la révélation toute nue que la persistance du chômage de masse (à concurrence bien sûr de la responsabilité qu’y prend la désinflation compétitive) est devenue le coût politique de la construction euro­ péenne ? De ce point de vue on peut au moins reconnaître, à ceux des défenseurs de la désinflation compétitive qui sont allés le plus loin dans sa rationalisation politique comme instrument de réso­ lution à long terme de la crise de souveraineté, la capacité à assu­ mer les risques d’un pari singulièrement audacieux : celui que les opinions publiques montreront un taux d’escompte psychologique aussi bas que leurs gouvernants, et que l’idée européenne résistera suffisamment longtemps aux pressions déflationnistes et à la mon­ tée du chômage. Le pari pourrait être d’autant plus aventureux que la plasticité des corps sociaux promet d’être sollicitée bien au-delà de l’échéance de 1998. Ceux qui auraient été tentés de croire qu’il suffirait de « passer la ligne » pour que tout change et espérer souffler enfin doivent savoir maintenant à quoi s’en tenir : le pacte

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de stabilité imposé par les Allemands ne signifie pas autre chose que le passage d’une désinflation compétitive nationale à une désinflation compétitive européenne. Cette promotion pourrait d’ailleurs être pour elle une transition difficile à négocier, car faute d’une légitimation politique par l’horizon européen - perdue puisque devenue sans objet dès lors que la monnaie unique est entrée dans la réalité - la désinflation compétitive se trouvera ren­ voyée à une modalité plus traditionnelle, mais aussi plus problé­ matique pour elle, de la justification : par le bien-fondé écono­ mique. Le soutien que lui aura procuré la tension vers l’achèvement de l’objectif européen s’appréciera à sa vraie valeur au moment où elle en sera privée. L’épreuve pourrait s’avérer difficile,, car on ne refera pas un argument européen équivalent avec le seul maintien de la monnaie unique, perspective indéfinie et sans horizon. Si elle veut éviter de ne plus dépendre que d’une relégitimation proprement économique - entreprise hautement aléatoire compte tenu du passif accumulé - la désinflation compé­ titive européenne devra alors répéter ce geste qui a si bien réussi à ses prédécesseurs nationaux, et désigner la contrainte des marchés financiers. Et pourtant : cette réussite-là pourrait bien elle aussi ne pas être aussi complète qu’elle l’a été pendant une époque, peut-être maintenant révolue. Ce n’est pas du poids objec­ tif de la tutelle des marchés qu’on veut parler - question qui néces­ site, quand on l’envisage au niveau européen, d’être reprise à nou­ veaux frais 1 - mais de sa capacité légitimatrice. C’est que la désinflation compétitive nationale se sera suffisamment appuyée sur les marchés financiers pour avoir révélé l’ampleur de leurs sujétions et pour décourager d’en faire un principe justificateur suffisant de la politique économique.

1. Voir infra chapitre VIII.

CHAPITRE IV

Marchés financiers, crédibilité et souveraineté *

Les marchés financiers pourraient bien à leur manière constituer une version économique du mythe étemel de la créature échappant à ses créateurs. Bien sûr la métaphore ne doit pas être poussée trop loin, et il serait exagéré de faire des marchés l’œuvre d’un démiurge unique, là où de nombreuses forces, souvent endogènes, se sont composées. Pour autant, l’Etat a tenu dans cette création institutionnelle d’un genre particulier un rôle plus qu’éminent. Certes, son aval au minimum était requis, pour procéder au décloi­ sonnement international, mettre à bas les réglementations anté­ rieures et en édicter de nouvelles. Mais il est des cas, comme la France, où sans son engagement actif, sans sa capacité propre d’ingénierie institutionnelle, les marchés déréglementés qu’on connaît, parfaitement insérés dans la circulation financière inter­ nationale, n’auraient jamais vu le jour aussi rapidement. On a déjà dit les raisons de cet activisme aussi délibéré que paradoxal qui a vu l’Etat se mettre ainsi au service de son antonyme supposé - le « marché » - pour assister presque intégralement la naissance d’un de ses avatars les plus dynamiques. Il faut tout de même revenir un instant sur cette coïncidence des intérêts privés et des projets publics pour mieux montrer de quelle manière la désinflation compétitive a trouvé dans le marché financier l’un des plus sûrs garants de sa pérennité. * Ce chapitre est constitué d’une version remaniée d’un article intitulé « Marchés financiers, crédibilité et souveraineté », publié dans la Revue de l’OFCE, n° 50, juillet 1994.

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Dans la logique de « rang » et de « grandeur » qui caractérise l’accumulation de pouvoir par l’Etat, la recherche de la puissance économique apparaît passer, au début des années quatre-vingt, par la capacité à drainer une part croissante de l’épargne internatio­ nale. Nouvelle illustration de l’intrication des logiques de la richesse marchande et de la puissance d’Etat la concurrence « de places » est aussi l’expression d’une compétition entre les Etats, et dépasse ainsi largement sa seule dimension économique pour devenir un enjeu politique. La mise à niveau de la place de Paris a donc le caractère d’une affaire d’Etat, et dans le cas français, ce dernier ne peut pas laisser sans réagir se creuser l’écart avec la déréglementation qui a déjà touché New York et bientôt Londres. Mais T Etat a aussi un intérêt beaucoup plus immédiat à la réforme des marchés financiers, un intérêt qui justifie pour l’es­ sentiel qu’il s’y soit mobilisé aussi activement. Dès lors que la priorité est donnée à la désinflation et que s’impose une stratégie de financement non monétaire de la dette publique, il importe de créer les structures financières permettant de généraliser l’accès aux titres publics, leur négociabilité et leur liquidité. Enfin, il faut y ajouter, même si cette rationalisation n’émergera que progressivement, l’étrange engouement de l’Etat de politique économique pour les doctrines nouvelles-classiques de la crédi­ bilité, au prisme desquelles il a cru voir dans le marché financier le moyen de se protéger de ses propres excès et lui a remis avec enthousiasme la surveillance de toutes ses actions. C’est dans cette euphorie doctrinale que baigne le grand compromis implicite du politique et de la finance, un compromis évidemment asymétrique puisque, en confiant aux marchés la quasi-exclusivité du finance­ ment d’une dette publique au volume fortement croissant, les Etats se mettent dans une position d’infériorité stratégique relative, et sont conduits à accepter les conditions qui leur sont faites par leurs bailleurs. Or ceux-ci, en tant que détenteurs d’actifs liquides, ont une raison objective de redouter l’inflation et donc de se faire les gardiens du programme du nouveau régime de politique économique. A cet égard, la situation actuelle n’est pas sans rappeler

1. Fourquet (1989), Théret (1992).

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quelques précédents historiques. Pour Bruno Théret1 qui théorise les modalités de la régulation économique de l’ordre politique sous le concept de régime fisco-financier, le régime « libéral-rentier » qui prévaut au xixe siècle correspond à un compromis très simi­ laire où le développement financier de l’Etat est supporté par des rentiers, bailleurs de fonds qui n’acceptent de financer la dette publique qu’en contrepartie d’un engagement crédible de stabilité nominale. C’est bien dans une situation de ce type que se retrouve la désinflation compétitive, à ceci près que les propriétés Renfor­ cement (North, 1991), autrement dit de garantie de bonne fin, d’un tel contrat implicite se trouvent désormais considérable­ ment intensifiées par l’institution de marchés financiers dérégle­ mentés et globalisés. La titrisation et la négociabilité sur des marchés profonds et liquides permettent aux détenteurs d’actifs une vitesse de réaction qui rend quasi instantanées les sanctions de défiance prononcées contre les gouvernements suspectés de ne pas tenir leurs engagements de façon satisfaisante. L’application du programme de la désinflation compétitive, dont les orientations - stabilité nominale, préservation de la solvabilité publique, res­ tauration de la profitabilité - rencontrent idéalement, au moins dans un premier temps, les intérêts des rentiers, est donc laissée à la surveillance d’agents financiers qui jouent à fond de l’asy­ métrie de pouvoir que leur confère la période actuelle. L’ampleur des masses financières qui peuvent être mobilisées au service d’un mouvement de défiance à l’encontre d’un gouvernement, et face auxquelles aucune banque centrale n’a les moyens de s’opposer, expose en permanence les gouvernements à de très fortes pénali­ sations, exprimées en termes de prime de risque sur les taux longs et/ou de dépréciation de leur monnaie, au moindre écart d’avec le canon de la désinflation compétitive. Ainsi, ce fait institutionnel massif de la déréglementation et de la globalisation financière des années quatre-vingt constitue pro­ bablement l’un des facteurs les plus importants de maintien de la politique économique actuelle en dépit de son inefficacité écono­ mique à réduire le chômage. Installée par une forme de la contrainte extérieure, la désinflation compétitive a été pérennisée

1. Théret (1992, 1995-a).

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par une autre. A la nécessité de l’équilibre de la balance courante, d’où est originellement sorti le canon doctrinal de la désinflation compétitive, s’est désormais substituée la contrainte d’exposition permanente au jugement de la finance. Le marché financier est donc devenu le conservateur de la désinflation compétitive au terme d’un processus qui a scellé leur profonde solidarité. Car si d’un côté la désinflation compétitive, comme on l’a déjà montré, a été activement associée à l’entreprise de la déréglementation financière qu’elle a soutenue doctrinalement et à laquelle elle a très concrètement prêté la main, réciproquement, le marché finan­ cier s’est installé dans sa fonction de censeur des politiques éco­ nomiques, sanctionnant sans faiblesse les moindres manquements aux directives de la désinflation compétitive, et, rendant impos­ sible, pendant un temps au moins, d’envisager toute autre alter­ native. C’est donc dans cette dialectique entre affermissement doc­ trinal et transformations institutionnelles, où un régime de politique économique et de nouvelles structures des marchés se sont mutuellement renforcés, que la désinflation compétitive, sau­ vée de toutes ses insuffisances par les protections de la finance, s’est crue la « seule politique possible »... et l’a objectivement été, mais pas pour les raisons qu’elle imagine !

Rouage essentiel du mécanisme par lequel la désinflation compétitive a elle-même construit sa propre irréversibilité, le marché financier recèle pourtant un potentiel de développement autonome et un pouvoir de pression qui ne le destinaient que très temporairement à demeurer l’auxiliaire d’un régime de politique économique particulier. En laissant à la finance la possibilité d’étendre son influence hors de toute contrainte, les Etats, qui rêvaient d’une délégation de pouvoir limitée et pas trop doulou­ reuse, n’avaient certainement pas imaginé l’ampleur des reculs de souveraineté qu’il leur faudrait consentir. C’est que le compromis initial, convergence d’intérêts bien compris, a rapidement tourné au rapport de force, ne faisant qu’accroître l’asymétrie originelle où les pouvoirs publics s’étaient eux-mêmes placés. Par le contrôle qu’il exerce sur les taux d’intérêt et les taux de change, et le poids que, par leur intermédiaire, il peut faire peser sur la conjoncture, le marché financier a acquis un droit de regard sur l’ensemble des politiques économiques et sociales. Sauf à être revêtues de son

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aval, aucune d’entre elles ne pourra seulement envisager d’être mise en œuvre ; c’est dire la vigueur de la contestation dont le politique fait désormais l’objet en ses prérogatives fondamentales. Que les marchés financiers fassent ainsi irruption dans la sphère politique incite à se poser la question, et plutôt deux fois qu’une, de la rationalité et de la sagesse de ce juge de paix autodésigné. Autant le dire tout de suite, la réponse qu’il est possible d’apporter à cette question est, pour dire le moins, plus que nuancée. S’il arrive au marché financier d’être « dans son rôle » et de prendre acte, en en tirant les conséquences, de dérives macroéconomiques flagrantes, il lui arrive également de s’abandonner à des compor­ tements aberrants. Fût-il raisonnable, sa seule présence, par sa puissance de normalisation des politiques économiques au-delà de tout contrôle démocratique, suffirait déjà à soulever une objection de principe en illégitimité. Depuis la possibilité de comportements aberrants, qui gît dans l’essence même de la décision financière de marché, jusqu’aux désormais fameuses exigences de la « cré­ dibilité », c’est cette logique de la dépossession de la souveraineté politique par la puissance financière que le présent chapitre vou­ drait commencer à mettre en évidence.

I. RATIONALITÉ, RATIONALITÉ CONDITIONNELLE, RATIONALISATIONS

A l’encontre de la paisible image de l’équilibre général walrasien, les marchés financiers ont apporté, au terme d’une expéri­ mentation grandeur nature conduite depuis une quinzaine d’an­ nées, la démonstration empirique de la violence et de l’instabilité qui peuvent naître du face-à-face des intérêts privés sur un marché pourtant réputé au plus près de l’idéal rêvé par Walras ; celui-là même dont certains souhaiteraient l’extension à tous les registres de l’activité marchande. En dépit de quelques précédents histo­ riques cuisants, et, moins loin dans le temps, des avertissements lancés par Keynes il y a maintenant un demi-siècle, il aura fallu, porté par la vague idéologique libérale des années quatre-vingt, que le passage à l’acte soit accompli pour faire voir le plus crû­ 125

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ment ses conséquences... et que soit repris à nouveaux frais un effort de théorisation des comportements spécifiques qui traversent ce marché si particulier de la finance. Plusieurs auteurs 1 ont maintenant montré le fallacieux de la construction walrasienne qui persiste à se représenter le marché comme collection d’intervenants parfaitement autonomes et centrés sur eux-mêmes, c’est-à-dire définitivement hermétiques à toute influence extérieure qui pourrait perturber l’exercice d’une rationalité substantive destinée à servir un ordre de préférences intrinsèques. C’est qu’au contraire de la transparente composition des décisions individuelles souveraines postulée par la représen­ tation walrasienne, le marché financier est le lieu d’une irréduc­ tible indétermination qui lui vient de son essentielle spécularité. Conformément à la métaphore keynésienne du concours de beauté, il s’agit en effet moins de former en son for intérieur une prévision objective de ce que vaudra tel actif demain que d’anticiper la valeur que le « marché », c’est-à-dire la foule de tous les autres intervenants, lui donnera. S’ouvre alors une régression par laquelle chaque agent s’efforce de percer les anticipations de ses sem­ blables dans le même temps où, symétriquement, ceux-ci l’intè­ grent comme objet de leurs propres calculs, précipitant ainsi une cascade d’anticipations croisées qui, dans un jeu infini de miroirs, ne débouche que sur une indécidabilité radicale. Dans ces condi­ tions, note André Orléan (1986), il ne reste qu’une seule stratégie « rationnelle » : l’imitation. Si la spécularité des anticipations porte l’indétermination et l’incertitude à leur comble, interdisant de faire converger un algorithme de décision individuel, il ne reste plus qu’à s’en remettre à la sagesse des autres au terme d’un pauvre pari pascalien : si lui n’en sait pas plus que moi, je ne fais que substituer sa désorientation à la mienne, mais si par hasard il était « informé »... De là que le marché financier apparaisse si souvent comme une foule électrisée à la fois par une incertitude radicale et par le mimétisme auquel elle s’abandonne. Le marché est alors prêt à se laisser polariser par le moindre signe, la moindre rumeur, massivement surinvestis de significations, en compensation d’une déréliction générale et anxiogène, faisant du coup basculer tous

1. Aglietta et Orléan (1982) ; Orléan (1986) ; Dupuy (1992).

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ces jugements, jusqu’alors suspendus et se copiant eux-mêmes, dans une direction unanime. Ces emballements mimétiques ne permettent pas seulement de comprendre la soudaineté et la brutalité des mouvements de cours, mais attirent l’attention sur une caractéristique des marchés finan­ ciers autrement profonde qu’une simple instabilité dynamique. Ce que l’alliance de l’indétermination et du mimétisme recèle de plus fascinant et de plus pervers, c’est la possibilité d’élire et de valider à peu près n’importe quelle anticipation. Elire d’abord, au terme d’un processus où c’est moins la qualité objective d’une anticipation, sa pertinence au regard d’une analyse rationnelle des « fondamentaux » qui sont en jeu, que sa capacité, par le seul fait d’être là, de soulager la collectivité du marché de sa déréliction, de proposer un sens là où il n’y en avait plus. Et tant pis si c’est là un mensonge, tant pis si on passe de la dispa­ rition du sens à sa prolifération, donc à sa dégradation : il n’y avait plus de sens ? Tout peut maintenant en avoir. Dans ces conditions bien sûr l’indétermination est rien moins que levée ; elle a simplement acquis un contenu, on lui a donné pour ainsi dire un visage humain, ou plutôt devrait-on dire un visage mon­ dain, car ce à quoi il est urgent de se raccrocher, c’est bien à une représentation du monde et de son futur. Le vrai visage humain de l’indétermination, c’est l’autre, celui du vide, celui des antici­ pations s’anticipant mutuellement et finalement n’embrayant sur rien, mais celui-là est proprement insupportable. Mais l’extraordinaire, c’est que le mensonge a toute chance d’entrer dans la réalité, car cette élection a aussi la possibilité de se trouver validée, et, avec elle, le sens pourtant frelaté qu’elle véhicule. Pourvu qu’elle réussisse à faire l’unanimité ou au moins à être partagée par une majorité, une anticipation peut s’imposer et s’autoréaliser quelle que soit sa qualité au regard des critères d’une prévision rationnelle. Si, pour reprendre un apologue cher aux économistes, les agents sont persuadés que la présence de taches solaires est de nature à faire baisser les cours, les mouve­ ments de ventes qui suivront une telle occurrence créeront une pression baissière, semblant confirmer ex post la justesse du schéma initial. Par cet enchaînement d’une très grande généralité, une représentation du monde, même fantasmagorique, peut se faire 127

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réalité du seul fait d’avoir été partagée ; et, dans cette alliance de l’ouverture du présent sur le futur que les économistes appellent « anticipation » et des effets de réalité de prophéties collective­ ment agréées, c’est le délire qui trouve sa condition de possibilité ainsi qu’un champ infini d’expression. Ne dit-on pas à la Bourse de Chicago que les marchés seront bien orientés si les 49ers rem­ portent le Superbowl ? Dans un tel univers où les agents font surgir eux-mêmes, mais sans s’en douter, l’avenir qu’ils ont commencé par imaginer, c’est, corrélât de la dégradation du sens, la norme du vrai qui se trouve profondément atteinte. Lorsque devient si étendue la pluralité des mondes possibles, lorsque les taches solaires peuvent faire grimper les cours, mais aussi baisser, à moins que ce ne soient les taches lunaires, ou n’importe quoi d’autre, un observateur d’un positi­ visme un peu borné se laisse prendre à tous les coups. Comment la théorie que partagent les agents pourrait-elle ne pas être vraie puisque le monde se conforme bel et bien à ses enseignements ? Bien sûr, même obtus, notre observateur finira par tiquer si on s’obstine à lui servir des théories à base de taches solaires, de 49ers ou d’ourlets de jupes au-dessus (haussier) ou au-dessous (baissier) du genou. Mais sur les marchés financiers, la prophétie autoréalisatrice sait se faire plus subtile et se rendre présentable en se vêtant des oripeaux du « discours économiste » auquel elle emprunte une rationalité supposée, celle-là même qu’on attend jus­ tement d’agents aussi notoirement économiques que les opérateurs de la finance. Or à ce jeu du travestissement en discours rationnel, la discipline économique, en principe démystificatrice et produc­ trice d’énoncés vrais (on a envie de dire « vraiment vrais »), apporte un concours involontaire en la somme d’incertitudes, d’ambiguïtés et d’imprécisions que lui vaut son état épistémolo­ gique actuel. C’est qu’en effet le discours de la « science économique » n’est pas parfaitement assuré. Les « paradigmes », comme il est convenu de dire, coexistent, nombreux et contradictoires, au lieu de se succéder comme le voudrait une science arrivée à maturité. L’économétrie est indécise, qui, en plus de l’extrême imprécision des mesures qu’elle utilise, se laisse assez souvent forcer la main soit dans le sens de la confirmation soit dans celui de l’invalida­ tion, indécision particulièrement critique lorsque, comme c’est

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typiquement le cas en économie, on a affaire à un inextricable réseau de relations entre grandeurs, relations dont au surplus fort peu ont le bon goût d’être univoques. Ainsi, au risque d’être cari­ catural, on pourrait presque dire que tout agit sur tout et dans tous les sens. Non seulement les variations d’une grandeur - qu’on pense à l’emploi par exemple - se présentent comme résultante d’un très grand nombre d’influences, mais ces influences sont elles-mêmes le plus souvent ambivalentes : une hausse des salaires soutient la demande mais diminue les profits, de sorte que l’effet final sur l’investissement est indécis ; ce dernier est lui-même favorable à l’emploi s’il accroît les capacités, mais défavorable s’il n’est que vecteur de rationalisations de la production, etc. Dans ce foisonnement équivoque gît la possibilité d’une gigantesque multitude d’« énoncés économiques » qui, mettant l’accent plutôt ici, oubliant soigneusement cela, apparaissent comme concaténa­ tions d’« effets » piochés dans le généreux grand-livre des méca­ nismes économiques ; de sorte qu’en l’absence d’un juge de paix empirique tant soit peu tranchant, et face à un public aux capacités critiques limitées, la science économique, bonne fille, peut se lais­ ser utiliser pour raconter à peu près tout et n’importe quoi. Qu’on ne s’y trompe pas : il y a dans ce constat moins une charge contre une discipline qui, la pauvre, fait ce qu’elle peut, aux prises avec un objet singulièrement malcommode, que la mise en évidence d’une disposition par laquelle ses énoncés, qu’on voudrait pru­ demment élaborés dans les cénacles académiques, se prêtent presque inévitablement à être reçus, sélectionnés, refondus, pour alimenter un inépuisable réservoir de « théories », capable de four­ nir indéfiniment son carburant à la prophétie autoréalisatrice, laquelle se nourrit avec voracité de tous les discours et de tous les schémas du monde. A cet égard, davantage que chez les opérateurs, emportés dans le feu de l’action, c’est chez les commentateurs, mis en demeure de rapporter mais surtout de rendre raison des événements de la finance, que l’impératif de produire de la rationalisation prend ses formes les plus typiques et que la théorie est sollicitée jusqu’à l’épuisement. Dégager du sens là où il n’y en a pas, invoquer des causalités de toujours quand c’est l’arbitraire qui règne, s’abriter derrière les « lois » immanentes de l’économie pour justifier une chose et son exact contraire, s’obstiner à voir une rationalité incon­ 129

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testable au cœur du chaos mimétique sont les exploits ordinaires du journalisme financier tout de contorsion et d’imagination sur­ menée - si proches également de ces expériences de psychologie cognitive où des sujets, eux aussi tenaillés par l’exigence angois­ sée d’un monde bien en ordre, déploient des efforts invraisem­ blables pour extraire des régularités d’une suite de nombres pour­ tant parfaitement aléatoire. Obligé à ce saut périlleux quotidien, le commentaire financier a dû forger sur le tas les éléments d’un discours qui se voudrait rationnel, c’est-à-dire présentable. Des fragments d’une macroéconomie incertaine y voisinent pourtant avec les lois occultes de l’analyse graphique - n’a-t-on pas exhumé les courbes de 1929 pour s’orienter dans le krach de 1987 - mais aussi avec des formes discursives plus proches de la pensée populaire, voire de la pensée sauvage, où se mêlent proverbes « comme les grands arbres, la Bourse ne monte pas jusqu’au ciel », - adages - « il faut acheter au bruit du canon et vendre au son des violons », - superstitions - la malédiction du mois d’octobre et de ses jeudis « noirs » - et autres évocations effrayantes - les « trois sorcières », jour de liquidations simultanées. La rationalité des intervenants sur les marchés peut alors n’avoir plus rien de substantif et n’être au mieux qu’une rationalité condi­ tionnelle à une représentation du monde, laquelle, dotée du pou­ voir de s’autovalider par élection collective, se trouve du même coup dispensée de satisfaire à l’autre procédure de validation, celle de l’examen critique et de la confrontation empirique approfondie, en vigueur dans la sphère discursive de la science. De fait, le contraste ne peut manquer de frapper à mettre en regard la vir­ tuosité technique des opérateurs qui, à anticipations données, exercent leurs arbitrages avec une rationalité tactique ou instru­ mentale consommée, et la médiocrité, voire la nullité, des analyses macroéconomiques sur la base desquelles ces anticipations sont formées. Une fois posé que les taches solaires font monter les cours, on peut faire crédit aux opérateurs de ne pas négliger la plus petite décision permettant de réaliser l’optimisation de leur gain dès lors que celles-ci apparaissent ; on ne peut pas leur faire crédit d’une interrogation critique sur la validité de cette « théo­ rie », ou alors aux plus subtils d’entre eux seulement qui, conscients à la fois du mécanisme infernal de la prophétie auto­ réalisatrice mais aussi de ce qu’on ne peut avoir raison seul contre

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le marché, choisissent en toute connaissance de cause de subir la tyrannie du délire collectif. De là également que ce qui devrait rester discours de rationalité - celui de la science économique, soumise à des procédures exi­ geantes de contrôle critique - se trouve sans cesse exposé à se dégrader en discours de rationalisation, où l’on s’acquitte d’une exigence de légitimité intellectuelle en se contentant de quelques morceaux d’économie, vite choisis et vite assemblés. Qu’importe l’arbitraire et la fragilité d’un échafaudage construit de bric et de broc, l’ensemble va pouvoir servir pour défendre des intérêts ou pour faire advenir, par autovalidation collective, un monde sem­ blant furieusement réel, mais qui aurait parfois gagné à rester imaginaire.

IL EN DEÇÀ DE LA RATIONALITÉ CONDITIONNELLE : LE FONCTIONNEMENT DES MARCHÉS ENTRE PARANOÏA ET MACHIAVÉLISME

Dans cette palette infinie d’énoncés et de « théories » prodiguée par la science économique, s’ouvre la liberté du choix de ceux qui permettront de soutenir et de valider les comportements les plus divers. De cette extraordinaire faculté, les marchés financiers usent et abusent, mais avec des degrés de conscience variés, allant de la compulsion aveugle au projet mûrement réfléchi.

IL 1. Jusqu’à la paranoïa : les marchés en souci

Au plus bas degré de conscience, la manipulation de discours « économistes » peut servir à la rationalisation de ce qui n’est rien d’autre qu’une disposition psychologique. On se doute qu’une telle proposition doit avoir le don d’énerver souverainement les théo­ riciens de l’économie, ou au moins la majorité d’entre eux qui continuent de croire ou de postuler la rationalité substantive des agents que leurs modèles mettent en scène. Manquer à l’hypothèse de rationalité, et plus encore en convoquant des déterminations

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extra-économiques - psychologiques ! - c’est doublement contre­ venir aux exigences de la profession. Cette irruption de l’irration­ nel, puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, n’est pourtant que la conséquence de l’affaiblissement de la norme du vrai, pervertie par la prophétie autoréalisatrice. Quoi d’étonnant qu’à la faveur de cette distension du lien qui doit unir représen­ tation et réalité, ce soit un monde fantasmagorique qui se permette de faire résurgence ? Ainsi, il n’est pas interdit de penser qu’en certaines circonstances, le discours « économiste » produit par la collectivité des opérateurs ne procède rien moins que d’une ana­ lyse objective des « fondamentaux », mais fonctionne bien davan­ tage comme rationalisation d’une attitude psychologique. La « théorie » qu’il véhicule vient en fait légitimer et consolider sous la forme de la « rationalité » - celle-là même qui ne saurait man­ quer à des agents économiques aussi éminents que les opérateurs de la finance - un comportement quasi compulsif. Mais quelle est l’essence de cette disposition psychologique fondamentale en mal d’apparence rationnelle ? C’est l’inquiétude, l’insoutenable crainte que le magot ne s’évapore, en termes plus techniques, l’obsession de la liquidité. Comme le note Aglietta (1988), la liquidité est « un attracteur pour la structure des porte­ feuilles », structure à laquelle elle donne un biais asymétrique ; « [cette] asymétrie s’exprime dans les primes de liquidité qui affectent les taux d’intérêt [...] primes [qui] signifient qu’une éven­ tualité plus défavorable que celle qui est anticipée est plus redou­ tée qu’une éventualité plus favorable que l’anticipation n’est espé­ rée ». Ainsi, la disposition psychologique fondamentale des marchés, c’est d’être en souci. Or le propre d’un inquiet, c’est de faire de tout un sujet d’inquiétude. La préoccupation pour la pré­ servation de la liquidité et l’angoisse qu’elle engendre de savoir cette liquidité exposée à tous les aléas du monde peuvent alors s’exprimer au travers d’une perception altérée de l’environnement, elle aussi asymétriquement biaisée en direction du pire, voire au travers de manifestations quasi paranoïaques. « Sur le plan cli­ nique, le mécanisme du délire [paranoïaque] est essentiellement interprétatif. L’interprétation morbide amène le malade à donner une signification allant dans le sens de son délire à des événements banals » (Postel, 1988). On a du mal à s’empêcher de trouver pertinente une telle structure de comportement à laquelle les 132

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marchés financiers s’abandonnent en certaines circonstances. Les exemples ne manquent pas de périodes au cours desquelles tous les événements, statistiques ou informations font systématique­ ment l’objet d’une lecture négative, parfois au mépris de l’évi­ dence ou du bon sens, pour composer un tableau d’une noirceur forcenée. Le moins étonnant n’est pourtant pas la cohérence interne dont semble se doter l’interprétation quand bien même elle confine au délire. Mais c’est qu’il entre aussi dans la nosographie de la paranoïa de se présenter comme « un délire bien systématisé sans aucune atteinte démentielle [...] qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre de la pensée, de la volonté et de l’action » (Postel, 1988). Où l’on retrouve 1°) qu’une représentation délirante du monde n’empêche pas d’y agir dans un parfait respect d’une rationalité conditionnelle et ins­ trumentale ; et 2°) que le grand corpus des propositions écono­ miques est le fournisseur « naturel » des éléments de discours qui permettront de construire cette systématicité à laquelle trouvera à s’adosser et même à se légitimer une interprétation pourtant déli­ rante de la conjoncture macroéconomique. Lors de ses premières occurrences - et l’on verra pourquoi il importe de faire cette précision - l’enchaînement d’interprétations qui parvint à faire du recul du chômage, qu’on s’attendrait a priori à voir entrer dans la catégorie des événements heureux, une évo­ lution lourde de menaces, pourrait typiquement illustrer ces cas de pathologie herméneutique générateurs d’épisodes de morbidité boursière. C’est qu’en effet, expliquèrent les intervenants, le reflux du chômage est annonciateur de tensions à venir sur le marché du travail, donc de hausses de salaires qui viendront à terme alimenter l’inflation et diminuer les profits ; quod erat demonstrandum ! De fait la cote chuta lourdement... La nouvelle inverse aurait-elle été mieux accueillie ? On peut supposer que non. Lorsqu’un événe­ ment aussi attendu et indiscutablement positif que la résorption même partielle du chômage est interprété dans des termes aussi négatifs, il n’est pas déraisonnable de renoncer à chercher une rationalité à l’analyse, et probablement plus pertinent de la faire dériver d’une aberration du jugement de nature psychopatholo­ gique. A la faveur d’une hausse du chômage, ce sont tous les « autres » arguments, systématiquement écartés par la première interprétation, qui cette fois auraient resurgi pour alimenter le pes133

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simisme : baisse de la consommation, dégradation des budgets sociaux, hausse prévisible des cotisations... La fréquence avec laquelle s’est depuis lors reproduit ce genre de séquence interprétative conduisant à faire du recul du chômage un motif d’inquiétude des marchés a fini par en altérer la nature. De manifestation paranoïaque qu’elle était à l’origine, cette séquence s’est peu à peu inté­ grée comme l’un des éléments permanents du modèle du monde de la finance. C’est le primat de la disposition psychologique, et son aptitude à se nourrir identiquement - rationalisation flexible à l’appui - d’un événe­ ment comme de son exact contraire, qui indique le plus sûrement la présence d’un fonctionnement paranoïaque de l’opinion financière. Tel n’est plus le cas lorsque se trouve rétablie une liaison univoque entre les événements et les significations, c’est-à-dire lorsque l’événe­ ment contraire ne fait plus l’objet d’une contorsion discursive ad hoc pour être mis au service d’une disposition invariante, mais donne bien lieu à une valorisation et à une prise de position différentes. C’est bien cette transformation qui s’opère à propos du lien entre chômage et conjoncture financière. Alors que la modalité paranoïaque de l’opinion nourrissait indifféremment la disposition pessimiste d’une hausse comme d’une baisse du chômage, on entre dans un autre régime quand les deux événements antagonistes deviennent respectivement associés à des juge­ ments distincts. Cessant de confondre hausse et baisse du chômage, l’opinion financière a recréé la différence des valeurs... en donnant le « bon » à la première et le « mauvais » à la seconde.

La chronique financière de ces dernières années vient en tout cas rappeler avec constance que si elle n’est pas l’unique compor­ tement des marchés, l’aberration paranoïaque est loin d’être une manifestation exceptionnelle. Le dérapage apparent de la masse monétaire allemande du début d’année 1994 appelait manifeste­ ment une interprétation prudente, et sa significativité devait être suspecte, comme celle d’une mesure « aberrante » au sens statis­ tique du terme, ou au moins en attente de confirmations ulté­ rieures. Mais pourquoi tant de circonspection et de précautions intellectuelles alors qu’il est possible de se livrer avec délice aux émotions fortes de l’alarme ? Les appels au calme de la Bundes­ bank, qu’on imagine difficilement rester insensible à une crois­ sance de 20 % de M3 sans raisons valables, n’ont suffi que de justesse à enrayer le mouvement de panique de marchés succom­

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bant une nouvelle fois à la fascination du pire. La même année 1994 voit les marchés financiers américains répéter sur les taux d’intérêt à long terme un enchaînement morbide similaire. Là où la Réserve fédérale entreprend de resserrer par anticipation sa politique monétaire pour éviter que la reprise ne se transforme en surchauffe inflationniste, les marchés américains décident de voir une menace immédiate et s’en protègent par avance en incorporant dans les taux de long terme une prime d’inflation. Une hausse préventive des taux courts est ainsi interprétée comme le signe d’une inflation avérée. Une politique monétaire visant à neutraliser une dérive avant qu’elle ne se manifeste est reçue comme l’indi­ cation que cette dérive est certaine. Les opérateurs tiennent enfin l’angoisse qui va donner un point d’application à leurs énergies et orienter leurs masses financières en quête de mouvement. La mécanique paranoïaque est alors lancée qui, soutenue par les effets de contagion mimétique, se nourrit de toutes les informations et de tous les événements quel que soit leur caractère contradictoire. L’inflation a beau être inexistante, le relèvement des taux courts l’annonce presque sûrement ; mais l’interruption de la hausse de ces mêmes taux, pourtant destinée à ramener l’alerte à de plus justes proportions et à calmer les esprits, renforce les opérateurs dans leurs craintes initiales. C’est que la fantasmagorie sait se cuirasser d’une implacable logique : puisque sans doute possible l’inflation est là, ne pas s’y opposer est une faute de politique économique. Il faudra donc une nouvelle hausse des taux courts pour rassurer les opérateurs dans un renversement vertigineux : la première hausse crée l’«idée de l’inflation»... que la deuxième permet de combattre. La finance vit dans un monde fantastique qui n’aurait pas déplu à Borges.

La mise en évidence de cette modalité légèrement délirante de production de discours, qui procède à rebours en partant de la conclusion imposée par la disposition psychologique du moment pour reconstituer vaille que vaille un ensemble d’énoncés qui per­ mettra de la corroborer, permet au moins de se défaire d’une chimère : celle de l’élucidation du « modèle » unique et définitif synthétisant la représentation du monde des marchés financiers. En effet, l’enseignement principal de l’analyse qui précède, c’est que, au sens strict des termes, les marchés, en situation d’incer­ 135

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titude épistémique, sont capables de changer de modèle comme d’humeur. Dans le basculement de l’euphorique (un état qu’il arrive aussi aux marchés de connaître) au morbide, c’est une complète révision des schémas interprétatifs qui s’opère. Ce qui était source d’opportunité devient péril, les relations positives qui unissaient deux grandeurs se renversent en leurs contraires, et si les « faisceaux d’indices » continuent de converger, ce n’est plus vers des perspectives de hausse mais vers la crainte d’une catas­ trophe. Ainsi, les « raisonnements » sont affectés de la même vola­ tilité que le thymos, rebelles à toute saisie et disponibles, dans leur variabilité même, pour toute instrumentation.

IL 2. Les marchés en projet Car cette plasticité du discours légitimateur, il arrive aussi aux marchés de l’instrumenter délibérément. Non plus à la recherche à demi consciente d’une représentation du monde chargée de conforter une humeur, mais dans une démarche de justification d’un véritable projet qu’il s’agit de faire reconnaître en le parant des atours d’une « rationalité économique » qu’on ne saurait reprocher à ces agents, tant elle est publiquement connue pour être l’essence même de leur activité. Quand il ne se laisse pas aller à sa paranoïa, le marché sait donc aussi être machiavélique. Au moment de mettre en évidence que le « marché » est éga­ lement capable de projet, il n’est pas inutile de préciser que ce générique « marché » ne renoue pas avec les travers de l’hypostase. En l’occurrence, le recours à un sujet collectif n’est pas infondé ; en effet le marché financier est loin de l’archétype walrasien qui imagine une poussière d’intervenants incapables isolé­ ment de «faire» les cours. Comme le note Boyer (1992-b), la réalité des marchés financiers actuels est bien plutôt dans la domi­ nation d’un petit nombre d’acteurs privilégiés, quelques dizaines tout au plus, gestionnaires des grands fonds anglo-saxons, entre­ tenant de manière soutenue contacts et échanges de vues, et par­ faitement capables d’une action homogène, sinon coordonnée. Or ce petit collectif qui pèse d’un poids hégémonique sur la finance internationale, au point de se permettre de défier les banques cen-

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traies, il lui arrive aussi de se prononcer sur les affaires du monde, et même d’envisager d’en infléchir le cours. Dans cet autre registre de la rationalisation, servant non plus une forme de délire mais la promotion subreptice d’un projet, la malléabilité - on pourrait presque dire la modularité - des énoncés économiques fait également merveille. Car là encore, il est tou­ jours possible, comme à un jeu de construction, de sélectionner et d’assembler les éléments de discours qui permettront de produire la conclusion initialement désirée. De cette fabrication à façon du discours économique légitimateur, la crise spéculative qui a mis à mal le SME en août 1993 pourrait bien donner une illustration spectaculaire. En l’occurrence, le projet à promouvoir est plutôt négatif : il s’agit de s’opposer à la mise en œuvre de l’UEM. A une visée politique dont la philosophie constructiviste lui est étrangère, la finance anglo-saxonne, et particulièrement américaine, ajoute la perspective d’une prétention européenne à l’hégémonie internatio­ nale et surtout - considération qui vaut bien plus qu’une aversion philosophique - la disparition des marchés des changes intra-européens, inépuisable source d’arbitrages et de profits. Pour torpiller l’UEM, il faut viser le SME, conçu comme l’instrument de la transition par les vertus de convergence et de discipline qu’impose l’asymétrie de l’ancrage au mark. Le calcul ne manque pas de pertinence, car la démonstration minimale à laquelle doivent se livrer des pays qui entendent passer à la monnaie unique, c’est bien celle de la quasi-fixité de leurs parités bilatérales tant que leurs devises n’ont pas été fondues dans l’euro. A cet égard, la parité franc-mark revêt une importance particulière, elle qui sym­ bolise l’engagement politique le plus volontaire dans la construc­ tion européenne, celui du couple franco-allemand. Que cette parité vienne à céder pourrait constituer le prélude à un flottement géné­ ralisé des monnaies européennes et le report indéfini de l’avène­ ment de la monnaie unique. Ainsi, l’intégralité d’un projet poli­ tique aussi considérable que l’unification monétaire européenne se trouve concentrée dans un taux de change, et par là même soumise à l’appréciation des marchés financiers. Il n’est donc pas interdit d’interpréter la spéculation contre le franc de l’été 1993 comme l’expression d’une volonté délibérée de mettre en échec le projet politique de la monnaie unique, plus

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encore après analyse du discours économique qui lui a servi de légitimation. Car à l’occasion et à l’appui de cette attaque spé­ culative très décidée, les opérateurs financiers livrent un argumen­ taire absolument inédit : la France souffre de sa subordination à la politique monétaire allemande qui l’empêche de retrouver les marges de manœuvre propres à satisfaire l’objectif prioritaire de la réduction du chômage. Détacher le franc du mark, éventuelle­ ment contre son gré, c’est lui permettre de retrouver les voies d’une baisse des taux d’intérêt et d’une politique de relance et de plein-emploi. Comme d’habitude, l’argument semble doué de la rigueur syllogistique des raisonnements économiques bien formés, et le fait est qu’on pourrait même lui trouver une certaine perti­ nence. Mais là n’est pas l’essentiel de la présente analyse qui doit d’abord constater la radicale originalité des thématiques véhiculées par ce discours de justification. Car en effet, c’est bien la première fois qu’on voit les acteurs des marchés financiers se pencher avec cet empressement sur les malheurs du chômage. Certains pous­ seront même la commisération jusqu’à s’inquiéter des déchirures du tissu social que peut induire le sous-emploi de masse, et de la dégradation de la situation des banlieues ! Passé le moment d’une légitime émotion, il faut bien constater la nouveauté radicale du discours. Gardiens traditionnels d’une orthodoxie en matière de politique économique, les marchés financiers ne se sont jamais préoccupés de l’emploi, et moins encore de favoriser des actions de relance. Conformément aux préceptes de la désinflation compé­ titive qui a régné sans partage pendant les années quatre-vingt, ils ont fait de la surveillance des « disciplines » gouvernementales leur principale activité, plaçant en tête de leurs critères d’appré­ ciation tout ce que l’air du temps s’accordait à reconnaître comme « vertueux » : la priorité de la désinflation, la maîtrise des finances publiques, le recul de la fiscalité - de préférence celle du capi­ tal -, la discipline des salaires, l’amélioration de la compétitivitéprix, le maintien de l’équilibre extérieur... Aux antipodes d’une vision keynésienne du monde, renvoyée sans ménagement aux poubelles de l’histoire dès la fin des années soixante-dix, les marchés financiers ont à la fois reçu et installé une vision de la politique économique rompant radicalement avec une tradition de politique économique active et déclassant de fait l’objectif de plein-emploi au sein de la hiérarchie des priorités. Aussi est-il 138

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piquant d’observer les marchés financiers prendre soudain fait et cause pour les chômeurs et les banlieues, après deux décennies de chômage de masse traversées comme dans un rêve - celui de l’explosion et de l’euphorie boursières - et abandonner en un ins­ tant la grille de lecture du monde économique qui leur avait servi jusqu’ici à sanctionner sans faiblesse les écarts de gouvernements probablement trop pressés de renouer avec le plein-emploi. Mais cette fois le bouleversement radical des schémas interpré­ tatifs qui servent de « modèle » aux marchés financiers n’a rien d’un accès délirant et procède d’une instrumentation aussi lucide qu’hypocritement mise en scène. Il faut d’abord noter la singula­ rité et même la localité du changement de modèle qui ne s’ap­ plique qu’au cas de la France, les autres économies européennes continuant d’être évaluées sur la base du modèle antérieur : suivi des différentiels d’inflation, compétitivité... On ne saurait trouver meilleure illustration du maniement ad hoc du discours écono­ mique légitimateur que dans cette versatilité des modèles inter­ prétatifs, où des principes réputés généraux et intangibles connaissent en fait des applications à géométrie variable selon les pays et/ou les périodes ; flexibilité évidemment commandée en amont par les situations qu’on veut défendre ou les projets qu’on veut promouvoir. Mais le caractère ad hoc et instrumenté de cette révision doctrinale à laquelle semblent procéder les marchés penchés sur le douloureux cas des banlieues françaises apparaît plus clairement encore si l’on considère que le résultat prétendu­ ment désiré - la baisse des taux d’intérêt français - aurait parfai­ tement pu être obtenu dans le cadre du « modèle » antérieur. Il eût suffi aux marchés financiers de procéder comme ils avaient l’habitude de le faire depuis tant d’années, par comparaison de leurs « fondamentaux » préférés, pour s’apercevoir que sur tous les critères qui leur semblaient décisifs jusque-là - inflation, solde extérieur, déficit et dette publics - l’économie française était en meilleure situation que son homologue allemande, justifiant de spéculer contre le mark plutôt que contre le franc, à partir de quoi une baisse des taux français eût été possible. A paranoïaque, paranoïaque et demi objectera immédiatement un contradicteur qui discernera sans peine une théorie du complot dans l’interprétation précédente, laquelle a d’ailleurs tout pour déplaire. On peut d’abord lui reprocher, comme le suggère Elie

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Cohen ', d’être mobilisée trop rapidement, en tout cas sans avoir préalablement épuisé toutes les voies de recours offertes par les analyses, plus « traditionnelles ». On verra d’ailleurs (infra chapitre V), mais c’est le prolongement de la remarque précédente, qu’il est des situations d’instabilité des modèles de la finance dont il est possible de rendre compte sans avoir nécessairement besoin d’en passer par une hypothèse « machiavélique ». On notera enfin que la présente interprétation restera définitivement de l’ordre de la conjecture plus que de celui de la thèse parfaitement établie seule une véritable enquête de détective permettrait d’en établir la véracité ! Quant aux intentions et aux représentations des opéra­ teurs, leur diversité en fait un écheveau indémêlable. Comment faire le tri ? Certains forment le projet de s’opposer à l’UEM, disposent des moyens de le mettre en œuvre, et instrumentent cyniquement une « théorie » de la déconnexion franc-mark. D’autres, plus petits, adhèrent de bonne foi à la « théorie » pré­ cédente sans souci des arguments qu’ils défendaient jusqu’alors ni intentions de haute politique - dont ils n’ont pas les moyens. D’autres encore, plus lucides mais pas assez puissants, ne peuvent que suivre et se coulent dans le discours justificateur sans être dupes. Les derniers enfin, sans position précise de politique éco­ nomique, s’inquiètent d’une dévaluation et, conformément à un enchaînement spéculatif classique, concourent à la faire advenir en tentant de s’en protéger. La convergence des opérateurs sur une même stratégie - le mark contre le franc - n’exclut donc pas une très grande hétérogénéité des calculs et des représentations. La thèse précédente de machiavélisme politique des opérateurs domi­ nants des marchés est donc aussi provocante que difficile à établir en toute rigueur. Mais elle est possible. Et on en prendra d’autant plus volontiers le risque que ce refus obstiné de dériver de ï’« ancien modèle », pourtant tout prêt à les leur fournir, les conclusions auxquelles les marchés souhaitaient manifestement parvenir jette irrémédiablement le doute sur la pureté de leur inten­ tion et sur la rationalité de leur délibération. Ainsi, on peut penser que la volte-face « théorique » des marchés ne livre pas tous ses secrets tant que l’on persiste naïvement à prendre au pied de la

1. Cohen (1996), p. 357.

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lettre les intentions généreuses et volontaristes ostensiblement affi­ chées pendant la crise spéculative. Dans sa soudaineté et sa sin­ gularité, ce renversement du discours ne parvient pas à dissiper complètement le soupçon de n’être qu’un avatar supplémentaire d’une manipulation en légitimation au service d’une finalité venue d’un tout autre ordre que celui de la rationalité économique substantive.

III. LE POLITIQUE ÉVINCÉ

Il y a de quoi s’inquiéter des libertés que prennent les marchés financiers avec une « rationalité économique », à laquelle il fallait déjà une bonne dose d’a-criticisme pour croire comme à une idée platonicienne, fondement d’une économie « scientifique » incon­ testable. C’est que - l’épisode de la crise monétaire de l’été 1993 l’a rappelé avec cruauté - les marchés se sont octroyé, avec l’explosion financière des années quatre-vingt, un droit de regard permanent sur les politiques gouvernementales. Surveillance qui s’exerce pour ainsi dire au quotidien où les politiques écono­ miques sont tenues de satisfaire à une exigence de « crédibilité », mais également en des moments singuliers où les pouvoirs poli­ tiques, prenant du recul par rapport à la gestion ordinaire, se pro­ posent de tracer de nouvelles perspectives. En ces occasions pri­ vilégiées où la souveraineté politique semble désireuse de se faire voir de nouveau en son essence de prise en main d’un destin collectif, la nécessité d’obtenir l’aval des marchés lui rappelle quelle amputation elle a dû subir et l’obligation qui lui est faite de partager le pouvoir avec des forces financières anarchiquement libérées et hors de tout contrôle démocratique.

III. 1. Le temps mis en pièces On a prêté à K.-O. Poehl, ex-président de la Bundesbank, le propos plaisant selon lequel « les spéculateurs ont une mémoire d’éléphant et sont peureux et agiles comme des lièvres ». Il y a 141

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du vrai et du faux dans cet aphorisme animalier. Que les marchés soient « peureux comme des lièvres », voilà qui ne fait pas l’ombre d’un doute et qui n’est pas pour contredire une interprétation met­ tant l’accent à la fois sur la soudaineté et l’inquiétude pathologique qui marquent parfois leurs comportements. On serait en revanche plus réservé quant à la capacité de mémoire des marchés, et enclin à s’interroger sur la réelle nature de celle-ci. En l’espèce, on serait tenté de prendre la référence zoologique au pied de la lettre car, si les marchés disposent d’une mémoire, c’est d’une mémoire élémentaire, celle du cerveau rep­ tilien qui garde le souvenir quasi physique des aléas de la survie, depuis les blessures infligées par la rencontre avec un grand pré­ dateur - une banque centrale décidée par exemple - jusqu’aux cataclysmes géologiques qui ont manqué engloutir l’espèce — 1929, 1987... De mémoire analytique, celle-là même qui fait la construction humaine de la temporalité, point ! Bien au contraire, le propre des marchés, c’est de mettre en pièces les temporalités, dans la conjonction paradoxale des anticipations les plus lointaines et d’une amnésie stupéfiante. Nulle part ailleurs en effet que sur les marchés financiers, les anticipations n’ont la capacité d’être aussi immédiatement et radi­ calement mises en acte. C’est là une spécificité sur laquelle il faut insister, car on pourrait penser la projection dans l’avenir par la formation d’anticipations comme le propre de toute entreprise humaine, et pas seulement celui de la finance. Mais ce n’est pas tant l’ouverture sur l’avenir qui est en cause que la plus ou moins grande capacité à s’arracher à son passé. L’économie réelle, par exemple, le sait bien, qui doit compter avec l’inertie d’un appareil productif dont la dynamique d’ajustement relève d’une constante de temps de l’ordre de la décennie. Le projet politique également, confronté à la lourdeur des structures institutionnelles et des rap­ ports sociaux en vigueur. Les marchés financiers, par comparaison, n’ont, eux, aucun moment d’inertie. Ni base productive, ni socio­ logie héritée du passé : la liquidité soigneusement entretenue est synonyme d’une parfaite réversibilité et garantit par conséquent la possibilité d’une réorientation quasi instantanée des positions des opérateurs. Loin des laborieux processus d’ajustement de l’éco­ nomie réelle, ou de la réforme de longue haleine, la formation d’une anticipation peut immédiatement être actée au travers d’une

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restructuration profonde des portefeuilles. Là où l’économie réelle n’incorpore l’information nouvelle que dans ses flux, c’est-à-dire à la marge, la finance dispose de cette redoutable capacité de réaménager significativement ses stocks. Dans l’ordre de la construction des temporalités, cette extrême volatilité que vaut une parfaite réversibilité est source des plus grandes perturbations. En effet, une inquiétude formée à partir d’un événement anticipé à cinq, dix ou quinze ans est directement transposée dans le présent où elle vaut pour action immédiate. Le marché financier a ainsi le pouvoir de transformer en actualité effective un hypothétique et lointain avenir : les problèmes sup­ posés naître de l’achèvement de la construction européenne, soit à partir de 1999, sont ramenés en 1992 pour y être « traités » dans l’instant. Cet écrasement des temporalités est d’autant plus spec­ taculaire que les anticipations sur l’avenir, fût-il lointain, se suc­ cèdent à un rythme effréné, se télescopant les unes les autres. Là encore, alors que l’inertie de l’économie réelle ou du politique induit un regard sévèrement sélectif sur l’avenir, où ne doit être retenu que ce qui pèse réellement, pour nourrir des réorientations significatives mais en nombre limité, le savoir de sa parfaite réver­ sibilité rend la finance ouverte à toutes les anticipations qu’elle se sent capable de traiter sans en négliger aucune. Cette hypersen­ sibilité que lui vaut son extrême mobilité a pour corrélât un abais­ sement massif de la sélectivité allié à une absence totale de consé­ quence. Aujourd’hui, c’est la situation politique des pays de l’ex-URSS qui fait l’objet d’une interrogation : inquiétude. Demain, la publication d’une statistique de mise en chantier ou de vente au détail annonce la reprise : euphorie. Après-demain, la banque fédérale américaine relève ses taux : rechute. En une demisemaine, on s’est successivement préoccupé d’une menace géo­ politique à cinq ans, d’une reprise à deux ans et d’une surchauffe à trois ou quatre. Lundi les cours ont baissé car les pays de l’Est ont fait peur. Mardi, oublié, Jirinovski n’existe plus, l’avenir est radieux car les ventes de plâtre reprennent ; les cours reflètent fidèlement : hausse. Mercredi, le retournement est caduc puisque l’inflation menace. La reprise a duré un jour ; même pas : elle est morte avant d’avoir existé. Cette déformation pathologique des structures de la temporalité qui s’exprime par l’écrasement indistinct de tous les horizons sur 143

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le présent immédiat n’est évidemment possible qu’au prix d’une très forte capacité d’amnésie. L’inquiétude à cinq ans qui met en transes le marché est oubliée dans la demi-journée, ce qui est bien naturel si on veut pouvoir se donner sans retenue à l’angoisse à sept ans qui suit de près la précédente. Ainsi, au sens premier du terme, le marché est inconséquent. D’une absence totale de sélec­ tivité qui lui vient d’une trop grande mobilité, il ajoute à l’inca­ pacité de ne retenir que quelques idées-forces l’inaptitude à leur donner un suivi sur un horizon temporel tant soit peu significatif. Un clou chasse l’autre, et à grande vitesse encore, car les idées sur ce que l’avenir nous réserve ne manquent pas, ce serait même plutôt le trop-plein. Une anticipation a donc une durée de vie des plus brèves, irrésistiblement poussée vers l’oubli par toutes celles qui se bousculent à sa suite et attendent d’être prises en considé­ ration pour enfin devenir le souci du marché. En ce sens, celui-ci ne semble qu’exceptionnellement capable de soutenir la moindre action de long terme. L’industrie commence à s’en apercevoir. Le politique également qui voit ses projets soumis à des appréciations gouvernées par un sens déréglé de la temporalité. A la longue durée qui, en principe, devrait constituer l’horizon pertinent de l’action politique - le projet de construction européenne, quoi qu’on en pense, montre que c’est parfois le cas - le marché oppose les verdicts d’un temps mis en pièces.

III. 2. La crédibilité : une vis sans fin

Mais les marchés financiers savent peser sur le politique de manière beaucoup moins diffuse et beaucoup plus directe que par l’intermédiaire de cette perturbation de ses temporalités, influence qui peut aller jusqu’à prendre la forme d’une mise sous tutelle pure et simple. Dans cet ordre d’idée, la crédibilité aura été depuis plus d’une décennie l’impératif catégorique de la politique éco­ nomique. Or, parce qu’ils expriment à leur manière une quête névrotique de tranquillisation, les épisodes paranoïaques dont on a rappelé plus haut la possibilité permettent déjà de prendre une première vue critique de la conception sous laquelle l’idée de cré­ dibilité s’est imposée, à savoir comme engagement au respect d’un

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certain nombre de « disciplines » telles que la désinflation compé­ titive a pu par exemple les incarner. Les analyses qui précèdent ont en effet au moins pour consé­ quence de rompre avec l’illusoire recherche de la politique opti­ male et d’abandonner l’idée d’une définition objective de ce qu’est une politique économique crédible. Dans ces périodes où la finance s’abandonne à ses tendances paranoïaques, la crédibilité, loin de dériver d’une norme rationnellement fondée, se définit plu­ tôt comme l’ensemble des exigences auxquelles il faut satisfaire pour rassurer les marchés. Cessant de recouvrir un ensemble d’actions admissibles, précisément spécifiées, la crédibilité appa­ raît au contraire comme une prescription indéfinie, une injonction générique dont le contenu est virtuellement extensible à l’infini. On mesure alors la tâche sisyphienne des gouvernements dès lors qu’on prend au sérieux l’hypothèse d’un comportement quasi paranoïaque des marchés, car c’est évidemment une entreprise sans espoir que de tenter d’apaiser une inquiétude pathologique en entrant dans sa logique et en satisfaisant les unes après les autres toutes ses exigences. Si le marché est en souci, la liste des soumissions risque d’être longue. Et de fait, les années quatrevingt tracent la chronique des renoncements gouvernementaux et des automutilations que se sont infligés les pouvoirs politiques pour apaiser des marchés travaillés par une inquiétude névrotique. Les disciplines du franc fort n’y ont pas suffi, et il faut bien de la naïveté pour imaginer que l’abandon de souveraineté monétaire qui accompagne l’indépendance de la banque centrale permettra cette fois de calmer définitivement leurs inquiétudes ; l’étape sui­ vante n’est-elle pas déjà en vue qui exigera une normalisation constitutionnelle de l’action budgétaire, et on peut imaginer celles d’après : finira bien par se répandre l’idée que les Etats-provi­ dences nuisent à la compétitivité ou que le droit du travail est trop protecteur ; et les opérateurs d’exiger les démantèlements qui conviennent... Si au moins les marchés avaient le sens de l’hu­ mour, ils pourraient s’amuser de la personne des ministres des Finances et exiger, par exemple, que - mens sana in corpore sano - ceux-ci attestent de l’équilibre général de leurs personnes reflets par synecdoque des économies qu’ils incarnent - en s’adon­ nant régulièrement à des activités sportives ; et les ministres de faire leur footing sous l’œil des caméras et d’accomplir physique145

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ment ce à quoi ils se sont déjà livrés intellectuellement : les pieds au mur. Mais l’exigence de crédibilité ne prend pas souvent ce tour plai­ sant et l’histoire récente a montré que la normalisation qu’elle impose n’emprunte que rarement des voies favorables à la crois­ sance et à l’emploi. Certes, il n’y a pas là une fatalité indépassable, et on pourrait, au moins en théorie, imaginer qu’à la faveur d’un grand basculement idéologique, les marchés changent une nou­ velle fois de modèle et décident de remettre au goût du jour une vision keynésienne de la politique économique, pour que soient cette fois pénalisés les pays qui imposent un excès de restrictions à leurs populations actives. Au-delà de la possibilité, toute théo­ rique, de cet événement heureux, demeure, irréductible, le fonc­ tionnement incontrôlable de la représentation des marchés finan­ ciers et comme ultime perspective, des stratégies de persuasion tentant de leur faire entendre raison ; dernier et dérisoire recours - sur lequel on aura l’occasion de revenir - qui en dit long sur l’évanouissement des pouvoirs de la politique économique. Il reste également le vertige d’une exigence par construction inextin­ guible, celle de la quiétude définitive et de la liquidité à jamais préservée. A cette aune, et quand les inquiétudes de la finance s’emballent sans pouvoir être contenues, la crédibilité a tout de la vis d’Archimède : on peut la tourner indéfiniment. Si encore cette quête de la crédibilité procurait quelque bénéfice. Mais si peu. Certes, il est incontestable que, a contrario, ne pas être « crédible » fait supporter des coûts, dont l’essentiel passe par des primes de risque et d’inflation incorporées dans les taux d’intérêt, voire en période de crise par des attaques spéculatives contre la monnaie. Mais, et c’est là une redoutable asymétrie, si la non-crédibilité est passible des sanctions les plus sévères, son contraire ne procure souvent guère plus que la satisfaction de se savoir vertueux. Car l’idée qu’on pourrait tirer bénéfice de sa cré­ dibilité est à la merci d’une contradiction in adjecto. En effet, être crédible, c’est se procurer les faveurs des marchés financiers dans l’espoir d’élargir les marges de manœuvre de la politique écono­ mique. Le but ultime de la crédibilité pour une nation, c’est de parvenir à donner à sa politique économique, et notamment à ses taux d’intérêt, un caractère directeur pour que ceux-ci, cessant d’être stérilisés par la satisfaction de contraintes externes - une 146

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parité par exemple - imposées par l’ancrage à un pays hégémo­ nique, puissent enfin être réglés sur des objectifs internes. Mais évidemment, et sauf à avoir accédé aux formes supérieures de la crédibilité ', entreprendre d’explorer ces nouvelles marges ou uti­ liser cette autonomie retrouvée, particulièrement en période de crise où la satisfaction des objectifs internes exige des politiques tant soit peu actives, expose ipso facto au risque d’être interprété par les marchés comme une rupture avec le modèle de vertu et de modération par lequel précisément la crédibilité avait été durement constituée. De sorte que celle-ci menace de s’évanouir dans l’ins­ tant même où on tente d’en exercer les potentialités. Après Sisyphe, Tantale...

III. 3. La souveraineté usurpée Ainsi, il y a quelque chose de désespérant dans la poursuite de la crédibilité et dans son vain espoir de liberté retrouvée. Et pour­ tant, l’essentiel - le pire a-t-on envie de dire - est ailleurs. Il est dans cette tutelle autodéclarée et exercée avec un mélange d’ar­ rogance et d’incompétence. Car leur irrationalité fréquente ne doit pas faire oublier que, fussent-elles éclairées, les appréciationssanctions délivrées par le marché n’en resteraient pas moins illé­ gitimes en principe. Qu’une politique économique soit bonne ou mauvaise, qu’il faille persévérer ou en changer, ce devrait être l’affaire des citoyens de le dire. Aux antipodes de cette vieille lune démocratique, les marchés fondent une partie de leur légiti­ mité sur l’idée typiquement libérale que dans « politique écono­ mique » le premier terme ne compte pour rien, et que plutôt que de ressortir au politique, et à sa légendaire incurie, la politique économique est une affaire d’experts ès régulations où se joue la conformité à des lois immanentes considérées comme des faits de nature. Dans ces conditions, il n’y a aucun regret à transférer la responsabilité de ce contrôle à une instance extra-souveraine. De fait, la dérégulation financière des années quatre-vingt a remis dans les mains des marchés financiers la tutelle de la politique économique en contraignant les pouvoirs politiques à l’alternative 1. On verra au chapitre VI comment celles-ci peuvent se définir.

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suivante : soit satisfaire aux exigences de l’orthodoxie en vigueur, laquelle peut d’ailleurs varier dans le temps et dans l’espace, soit encourir de très fortes pénalisations exprimées en termes de taux d’intérêt et de taux de change. Voilà les marchés installés dans leur rôle de censeur, dictant le modèle à suivre et sanctionnant les écarts. Ainsi la politique économique est autorisée à lutter contre la crise, mais elle ne saurait froisser une finance dont la suscep­ tibilité est extrême. C’est donc en déployant des trésors de convic­ tion rassurante, en se présentant la tête couverte de cendres pour protester de sa bonne foi anti-inflationniste et en retenant son souffle pour qu’aucun tressaillement intempestif ne vienne alté­ rer la quiétude infiniment fragile des marchés qu’on pourra envi­ sager une action de relance. Et si, momentanément, le spectre de l’inflation venait à s’éloigner de l’esprit des opérateurs, qui pourrait jurer qu’en dépit de l’élargissement des marges du SME aucun aléa - une interruption impromptue du mouvement de repli des taux allemands, une baisse trop brutale du dollar, un mot de trop dans le débat politique français ou une jacquerie plus violente que les autres - ne viendra plus y semer le désordre, contraignant une politique économique française obnu­ bilée par l’accrochage au mark à élever de nouveau ses taux d’intérêt ? Il y a alors quelque chose de désespérant à considérer l’ensemble des événements potentiels que la finance peut trans­ former en accès critique et au travers desquels la croissance doit malgré tout se frayer un chemin.

Non contents de s’arroger une tutelle de fait de la politique économique au jour le jour, les marchés sont également en posi­ tion de peser sur des réorientations politiques majeures, de celles qui ne surviennent qu’en des occasions privilégiées et qui consti­ tuent l’expression la plus typique de la souveraineté politique comme prise en main consciente et délibérée du destin de la col­ lectivité nationale. C’est à des immixtions de cette nature qu’on peut mesurer le degré de dépossession de souveraineté consenti par les pouvoirs gouvernementaux. L’illustration la plus frappante en est évidemment donnée par l’épisode de la crise monétaire de l’été 1993, et quand bien même on ne partagerait pas l’interpré­ tation donnée ci-dessus, on ne peut que reconnaître l’entrave objective opposée par la finance internationale à un projet sou­

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verain. Voilà donc les marchés financiers à la fois dotés d’un « rayon d’action » et d’une puissance tels qu’il leur est permis de faire échec au pouvoir politique dans ses entreprises les plus stratégiques. Enfin, l’éviction du politique atteint son comble au moment où s’opère la confiscation du débat public. Car un craquement de branche suffit à effaroucher les lapins de K.-O. Poehl. Voilà donc maintenant qu’il n’est même plus possible d’évoquer à voix haute la possibilité d’une politique alternative sans que les marchés ne fassent savoir leur inquiétude et leur mécontentement. Au total, les taux d’intérêt s’élèvent, pénalisant l’ensemble de l’économie. Les toutes dernières années, qui ont heureusement vu le débat de politique économique reprendre quelques couleurs, ont déjà perdu le souvenir de cette période encore proche où émettre une idée tant soit peu hétérodoxe valait à son auteur les stigmates de la haute trahison, où les économistes des institutions publiques et parapubliques étaient sous surveillance et tancés au moindre écart de langage, et où il se trouvait des organes de presse, parmi les plus notoires, et même des revues académiques, où une allusion, fût-elle en termes très modérés, à la possibilité d’un abandon du franc fort était sévèrement censurée. On souhaiterait pourtant que ce récent dégel des idées ne conduise pas à estomper trop vite cette image encore fraîche d’une mise au pas du débat public qui aura tout de même parfois pris des allures inquiétantes '. La nor­ malisation n’est pas un état politique susceptible de troubler la conscience d’une finance qui s’est parfaitement faite à l’idée que les politiques économiques soient réglées et qu’au surplus le silence règne.

1. Si l’on en croit les informations rapportées dans l’enquête conduite par Aeschimann et Riché (1996), la violence des propos tenus par les plus hysté­ riques des défenseurs du franc fort à l’encontre de ceux qui s’étaient rendus coupables du crime de lèse-désinflation compétitive, convaincus d’appartenir à l’« anti-France » ou au « parti de l’étranger » - propos qu’on n’aurait pas atten­ dus de la part de collaborateurs d’un pouvoir censément socialiste - donne une idée de la profondeur du délire et du potentiel totalitaire qu’aura recelés cette période de la politique économique.

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Il ne faut pas donner aux analyses précédentes plus de généralité qu’elles n’en revendiquent. Le machiavélisme et la paranoïa ne figurent qu’une partie de la palette des comportements dont les marchés financiers sont capables. L’aberrant peut également y prendre la forme de l’euphorie, ou, pour rester dans le registre nosologique, le « maniaque » l’emporter sur le « dépressif » c’est la bulle. Il arrive même aussi parfois que la rationalité par­ vienne à se frayer un chemin et à tenir en lisière la confusion de la contagion mimétique. Mais dire l’irrationnel de la finance de marché n’est pas une tâche superflue et il y a même une certaine urgence à soumettre à la critique un mythe - celui des marchés parangons de rationalité - et à dénoncer une nuisance - la neutra­ lisation de la politique économique par une tutelle rien moins qu’éclairée. Ce que le présent chapitre voulait commencer à éclai­ rer, c’est la façon dont le compromis initial passé autour de la déréglementation et de la désinflation compétitive par le politique et la finance s’est défait en une domination unilatérale, où la sou­ veraineté a sombré dans l’arbitraire des marchés. Il fallait d’abord commencer par mettre en évidence la logique spécifique qui régit le fonctionnement du marché financier. Car c’est pour une large part dans sa capacité à donner force de réalité à certaines repré­ sentations, dès lors que celles-ci polarisent l’opinion collective des opérateurs, que le marché tire le pouvoir de donner suite à ses jugements. Si la finance est ainsi capable de l’emporter sur le politique, c’est parce que les mouvements collectifs des marchés se donnent à eux-mêmes raison par le truchement d’effets auto­ réalisateurs, et que nulle force ne peut contredire ce « régime de vérité » autoconstruit. Ainsi, il arrive que l’irrationalité ou l’arbi­ traire des jugements de la finance ne puissent être battus en brèche par une « réalité » objective qui les dominerait et, par ses verdicts, leur donnerait tort, puisque, quand certaines conditions sont rem­ plies, ces jugements ont en eux-mêmes le pouvoir de « faire réa­ lité». La viabilité d’une décision souveraine n’est alors plus affaire de pertinence ou de bien-fondé, mais de conformité au désir de la finance. C’est ce que montrent plus clairement encore les crises spéculatives de 1992 et 1993 où nulle part ne s’actualise de manière plus évidente le conflit entre le politique et la finance porté en germe par la déréglementation. Ainsi les choses sont-elles claires et la rupture consommée, car en ces deux occasions, le 150

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heurt est frontal et l’affrontement sans merci. Le pouvoir, les pou­ voirs politiques sont obligés de puiser dans leurs ultimes res­ sources de coordination et de financement pour éviter de justesse que leur projet collectif ne soit anéanti par les marchés. Ceux que la mise sous tutelle permanente de la politique économique n’avait pas autrement émus sont maintenant dessillés : la souveraineté peut s’attendre à tout moment à retrouver la finance sur son chemin.

DEUXIÈME PARTIE

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

CHAPITRE V

Les impasses de la crédibilité, I * Les normes de politique économique comme constructions collectives

On n’a pas suffisamment pris la mesure des mutations qu’a induites sur la politique économique son plongement dans le contexte d’une finance internationale totalement déréglementée. Certes, la contrainte d’exposition permanente de la politique éco­ nomique aux jugements des marchés financiers et les reculs de souveraineté qui en sont la conséquence sont maintenant de mieux en mieux identifiés. Mais le préjudice que la finance porte à la politique économique est autrement plus profond. C’est son exer­ cice même qui se trouve fondamentalement perturbé. Or au cœur de ce trouble qui gît dans la relation nouée entre la politique éco­ nomique et la finance, il y a d’abord la question de savoir comment se constitue la norme de la « bonne politique écono­ mique ». C’est donc la question de la crédibilité qui est ainsi posée, mais en des termes qui visent à rompre radicalement avec les approches standard qu’on pourrait qualifier de substantialistes et qui ne donnent de la crédibilité que des définitions extensives, sous la forme d’un répertoire d’actions bien spécifiées et réputées « correctes » auxquelles toute politique économique devrait se conformer. En matière de politique économique, la substance du crédible existerait, serait bien identifiée ; il n’y aurait plus qu’à s’y tenir. A cette conception très peu critique, il est peut-être plus * Ce chapitre est construit à partir de la première partie remaniée et étendue d’un texte publié sous le titre « Les apories de la politique économique à l’époque des marchés financiers », in Les Annales, Histoire, Sciences Sociales, n° 1, 1997.

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pertinent de substituer une approche relationnelle, insistant, au contraire, sur le caractère de construction collective de la norme de bonne politique économique, et - davantage - ne faisant pas l’impasse sur l’objectivité affaiblie, voire la part d’arbitraire dont, comme toute norme, celle-ci est faite. Alors que la plupart des sciences sociales, pour ne rien dire de la philosophie, se sont de longue date sinon rendues, du moins confrontées sans détour à cette idée de l’arbitraire du normatif, la théorie économique la plus orthodoxe 1 met une résistance exceptionnelle à s’y ouvrir. Cette réticence fondamentale dissimule évidemment un enjeu vital puis­ qu’il y va de la scientificité d’une discipline qui n’en finit pas, en dépit de l’objet social qui lui est échu, de vouloir s’assimiler aux sciences exactes et de se prévaloir à la fois de leur capacité nomothétique et de leur régime d’objectivité. Admettre que parmi les régularités qu’elle essaye de saisir il en est de nombreuses qui sont des effets de contingence stabilisés, c’est-à-dire qui, en tant que produit de composition d’interactions sociales, auraient pu être autre chose que ce qu’elles sont, est encore au-dessus de ses forces. C’est pourtant bien cette conversion intellectuelle qu’il s’agit d’accomplir si l’on veut se défaire des illusions substantialistes qui pèsent sur la « pensée » de la crédibilité et empêchent de prendre une plus juste mesure de la condition nouvelle de la politique économique à l’époque des marchés financiers. Si la poli­ tique économique baigne ainsi dans un univers de sens et de croyances, il faut en abandonner la conception implicite qui la présente comme un exercice de régulation conduit par des ingé­ nieurs sur un grand mécanisme. L’interposition d’une opinion glo­ bale, c’est-à-dire la convergence des regards sur la politique économique, scrutée et soumise au permanent travail des interpré­ tations et des jugements, modifie radicalement ses effets et oblige en amont à une révision tout aussi profonde des modalités de son exercice. La généralisation de la médiation de son action par les représentations des agents qui la reçoivent la prive de cette capa­ cité qu’elle avait jadis de pénétrer directement le substrat écono­ mique pour y produire ses résultats. Soumise à cette interférence systématique, elle voit son modus operandi changer du tout au 1. Qu’on a désignée sous l’appellation de néoclassicisme «substantif» ou « fondamentaliste ».

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tout, et peut-être même son visage connaître une altération histo­ rique majeure. C’est qu’endiguer l’arbitraire et traiter en perma­ nence avec les jugements dans l’espoir de les stabiliser sont des tâches autrement plus délicates que de tourner les molettes du « réglage fin » d’antan. Ce que les deux chapitres à venir voudraient alors éclairer c’est le spectacle d’un certain désarroi dont se laisse envahir la politique économique confrontée à ces nouveaux impératifs et découvrant progressivement les conditions de plus en plus exorbitantes de leur satisfaction.

I. LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE AU PRISME DES REPRÉSENTATIONS

Redire, dans son arbitraire, le caractère performatif des repré­ sentations et des théories sociales, particulièrement économiques, n’est bouleversant que pour ceux qui ont choisi d’adopter la ver­ sion la plus radicale de l’hypothèse d’anticipations rationnelles et considèrent : 1) qu’une réalité économique objective et intangible existe ; 2) qu’une connaissance exhaustive et vraie en a été prise ; 3) que celle-ci prend la forme du modèle de la macroéconomie nouvelle classique ; et surtout 4) que tous les agents en ont la disposition et la parfaite maîtrise. Les exigences de parachèvement et de cohérence interne de la théorie néoclassique sont ici cher payées car on peut trouver plus vraisemblable, au contraire, que c’est l’imperfection épistémique qui fait l’état actuel de la connais­ sance économique, celle des « professionnels » de la théorie, et plus encore celle de tous les autres agents. C’est bien d’ailleurs, entre autres, parce que des représentations imparfaites prolifèrent dans le fonctionnement même de l’économie, et qu’elles y acquiè­ rent une portée sociogénétique, que la connaissance que tente de prendre le théoricien - d’ailleurs privé par les effets de sa propre parole d’une véritable extériorité - rencontre tant de difficultés. Pour se faire une idée de cette capacité, maintenant bien connue, des représentations et des discours économiques publics à produire des effets de réalité, il suffit de se livrer à l’expérience de pensée élémentaire consistant à imaginer une économie fonctionnant « à 157

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l’aveugle », c’est-à-dire, sur un mode assez hayékien, constituée d’agents n’ayant d’autre connaissance que celle de leur situation propre et des signaux locaux qu’ils reçoivent de leur voisinage. Qu’on imagine, par exemple, une économie dotée d’opérateurs financiers séparés, n’ayant d’autres rapports entre eux que ceux qu’occasionnent leurs transactions bilatérales et ne disposant d’autre information que celle relative à la composition de leur propre portefeuille, c’est-à-dire réduit à ne pouvoir jauger le volume global de la dette publique et sa soutenabilité qu’à partir de leurs observations locales. Peut-on croire qu’une telle économie se comporterait, dans ses relations entre déficit, change et taux d’intérêt, identiquement à l’économie informée que nous connais­ sons, caractérisée par l’omniprésence d’un discours économique public véhiculant schémas (proto)théoriques et informations sta­ tistiques adéquates ? C’est aussi parce que jour après jour sont répétés les encours de la dette publique et les « conséquences » de cette « donnée », tous énoncés qui ne cessent d’incorporer des représentations socialement construites de l’« admissible » ou du « soutenable », que les réactions des opérateurs sont ce qu’elles sont. La morale de cette expérience de pensée est double. En premier lieu, sauf à croire, comme le suggère l’hypothèse des anticipations rationnelles, que c’est un savoir vrai des conséquences du niveau de la dette qui circule entre les agents, cette connaissance publique fait tout autre chose qu’accélérer des ajustements qui auraient eu lieu de toute manière, mais plus lentement, dans l’économie « aveugle » : elle les conforme proprement. En second lieu, il faut faire le constat que l’économie décentralisée pure n’existe plus (à supposer qu’elle ait jamais existé). S’y est substituée une écono­ mie d’information globale où le discours économique public constitue un puissant principe de liaison. Cette dimension collec­ tive n’apparaît d’ailleurs pas qu’à propos de la réception d’une connaissance qui est également sociale dans les modalités de sa production. Cette conjonction de la capacité sociogénétique et du caractère socialement construit - donc évolutif - des représenta­ tions est particulièrement perturbante pour l’analyse économique dès lors confrontée aux plus grandes difficultés pour énoncer des « vérités » de même facture que celles des sciences dures, dessiner de l’économique un tableau invariant et dépourvu d’ambiguïté, et 158

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délivrer des quantifications précises et sûres ; incapacité qui, d’ailleurs, en retour, n’en stimule que plus vigoureusement l’éla­ boration de représentations « de substitution », succédanés d’une « science » défaillante et auxiliaires de fortune pour des agents tenus de s’orienter dans un monde opaque. Representations mat­ ter, diraient donc les Anglo-Saxons, d’abord parce qu’elles peuvent différer du modèle supposé vrai que les nouveaux-clas­ siques incrustent dans la tête de leurs agents, autrement dit, parce qu’en l’absence de toute certification scientifique il faut bien pro­ duire une « vision » de substitution qui permettra au moins de distinguer le « bon » du « mauvais », mais aussi parce que, réci­ proquement, leur retour performatif ne fait qu’accroître la diffi­ culté épistémique qui leur a donné naissance. Cette situation est particulièrement douloureuse pour des acteurs comme ceux des marchés financiers dont l’intérêt est en prise directe sur la macro­ économie. A un niveau où les mécanismes sont malcommodes à cerner et les effets difficiles à chiffrer, les déterminants des intérêts de la finance font en permanence l’objet d’une triple interrogation : quels sont-ils exactement ? Comment se forment-ils ? Quels sont précisément leurs effets ? - trois interrogations auxquelles l’ana­ lyse économique ne peut apporter aucune réponse certaine.

n. LES INTROUVABLES CRITÈRES DE LA CRÉDIBILITÉ

Si les valeurs futures des paramètres qui entrent dans la déter­ mination de la valeur du portefeuille étaient parfaitement connues, la solution du problème d’optimisation tomberait nette et sans ambiguïté aucune de la théorie financière. Mais comment ces variables - inflation, taux d’intérêt, taux de change - qui ne sont pas indépendantes s’influencent-elles mutuellement ? Comment sont-elles déterminées par les évolutions conjoncturelles et reliées aux impulsions de la politique économique ? Telles sont les ques­ tions qui signalent T incomplétude pratique de la microéconomie financière et rendent nécessaire le détour par la macroéconomie. Ce plongement obligé du problème micro du choix de portefeuille dans le système d’interdépendances généralisées de la conjoncture

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globale confronte alors les opérateurs à toutes les ambivalences de la macroéconomie. La désinflation qui permet d’éviter l’érosion du capital ne maintient-elle pas, à l’inverse, des taux d’intérêt élevés qui déprécient la valeur des portefeuilles ? La croissance est-elle suffisamment forte pour rendre soutenable la dette publique, ou au contraire l’est-elle trop et expose-t-elle au risque de tensions inflationnistes ? Le chômage est-il facteur de déséqui­ libres sociaux ou bien un garde-fou à l’emballement des salaires, etc. ? Toutes ces questions renvoient les algorithmes de la finance aux incertitudes et aux divisions de la « science économique », c’est-à-dire à une multiplicité de représentations et de modèles du monde contradictoires. Or les marchés doivent trancher dans toutes ces ambivalences et déterminer à chaque fois où se situe le point d’« équilibre » entre les effets antagonistes. Mais le problème est en fait plus compliqué encore, car il y a déjà chez les opérateurs une conscience réflexive de n’être pas seulement des observateurs en position extérieure, confrontés au spectacle des enchaînements d’une sphère macroéconomique sépa­ rée qui leur imposerait unilatéralement ses résultats. Dès lors qu’ils estiment que certaines variables clés - les taux d’intérêt et les taux de change par exemple - ont vocation à refléter la « qualité » des interventions de la politique économique, et qu’eux-mêmes sont juges de cette qualité, ils sont fondés à se penser d’une certaine manière comme l’incarnation de mécanismes d’ajustement endo­ gènes opérant chaque fois que les politiques économiques s’écar­ tent de leur calibrage « optimal ». Il entre donc dans leur « fonc­ tion », comme dans leur intérêt, d’identifier cet « optimum ». Bien sûr, le schème maximisateur n’est ici qu’un idéaltype et ne doit pas être pris au pied de la lettre. C’est pourquoi, en pratique, il prend la forme d’une recherche des consignes de la « bonne poli­ tique économique », c’est-à-dire de la politique économique soutenable. La soutenabilité est la condition nécessaire de la crédibilité. Elle en définit la première et, on le verra, la plus faible forme. Une « bonne politique économique », une politique économique « sou­ tenable », c’est d’abord une politique économique qui démontre son aptitude à être maintenue telle quelle à un terme indéfini. La crédibilité-soutenabilité valide une situation dans laquelle le fonc­ tionnement en régime permanent de la politique économique 160

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n’entraîne aucune divergence dynamique qui nécessiterait à terme une inflexion significative, voire une réorientation brutale. Une politique économique crédible en ce sens vise donc à interdire que ne se produisent par exemple une explosion du ratio de dette publique, l’apparition d’un différentiel d’inflation permanent, voire cumulatif, avec les principaux concurrents, une dégradation ten­ dancielle de la compétitivité, etc. Or les critères de cette crédibi­ lité, qui pour ainsi dire relève du « tableau de bord », s’avèrent beaucoup moins faciles à déterminer que ne le laisserait penser à première vue la précédente « définition ». Alors même qu’ils semblent participer d’une évaluation objective de la politique éco­ nomique, ces critères, lorsqu’on interroge leur sens théorique et les modalités de leur application pratique, révèlent en fait une objectivité très imparfaite qui dessine en creux l’insuffisance des indications de la science économique et la part irréductible des jugements conventionnels. IL 1. La quête abandonnée des taux de change d’équilibre

Les obstacles rencontrés par la recherche des taux de change « optimaux » ou des taux de change d’« équilibre » sont très repré­ sentatifs des difficultés à constituer la soutenabilité en une norme objectivement définie. La soutenabilité d’une politique de change devrait pourtant s’apprécier par rapport à une telle référence. Or on voit immédiatement la difficulté à définir une « valeur fonda­ mentale » pour le change qui serait l’analogue de celle utilisée pour l’évaluation des titres à partir de la somme des cash-flows futurs actualisés. C’est pourquoi la détermination d’un « taux de change fondamental » ne peut éviter de mettre en jeu un modèle macroéconomique d’équilibre général. La multiplicité des théories concurrentes des effets du change dans les bouclages macro rend alors peu probable l’établissement d’une référence incontestable qui fasse l’unanimité et lève l’incertitude des opérateurs financiers. Mais même indépendamment de leur concurrence, les difficultés que rencontre séparément chacune de ces théories dans leur recherche d’un « taux de change d’équilibre » laissent peu d’es­ poir. De ces diverses tentatives, la plus connue est probablement celle de Williamson (1986). La complexité et la fragilité des hypo­

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thèses et des calculs qui conduisent à son « taux de change d’équilibre fondamental » interdisent pourtant de le considérer comme un ancrage satisfaisant *. Eichengreen et Wyplosz (1994) ne montrent-ils pas les effets de l’incertitude entourant ce taux d’équilibre au travers de la difficulté d’apprécier finement l’am­ pleur de la sur-évaluation de la peseta à l’occasion de la crise du SME de 1992 - difficulté qui n’a d’ailleurs pas retenu un seul instant le geste des marchés financiers ? Les économistes quant à eux, rappelle Cartapanis (1993), semblent avoir pris acte de l’impossibilité de trouver une base normative objective solide à des taux de change fondamentaux, et renoncé de fait à poursuivre dans cette voie 12.

IL 2. L’imparfaite définition soutenables

des politiques budgétaires

Le cas de la politique budgétaire illustre lui aussi cette difficulté à établir des normes parfaitement objectives de la soutenabilité. Ainsi, par exemple, le critère de dette retenu par le traité de Maas­ tricht et son apparente précision quantitative ne doivent pas faire illusion. Son incertaine pertinence est déjà d’une certaine façon contenue dans l’historique de sa formulation. Les 60 % corres­ pondent à la condition de stationarité du ratio de dette sous cer­ taines hypothèses de taux de croissance et de taux d’intérêt (conformes en gros aux observations pratiquées sur les années quatre-vingt) et moyennant un déficit de 3 %. Le critère des 60 % se présente donc comme le dual en stock du critère de flux portant sur le déficit. Mais les 3 % eux-mêmes d’où sortent-ils ? C’est là que l’histoire prend un tour anecdotique inattendu. A en croire plusieurs relations du processus de négociation du traité de Maas­ tricht 3, il semble que ce critère des 3 % vienne d’une proposition française, faite par Pierre Bérégovoy qui a si bien intériorisé la « faute » des années 1981-1983 que les 3 %, correspondant en gros au déficit maximum de la relance socialiste, lui apparaissent à la 1. Bourguinat (1987, 1992). 2. Krugman (1989). 3. Voir notamment Aeschimann et Riché (1996).

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fois comme comble rétrospectif de l’égarement et comme repous­ soir désormais inatteignable. De la relecture culpabilisée des « pre­ mières années », le pouvoir socialiste français a tiré une certaine idée des seuils de la déconsidération macroéconomique internatio­ nale au-delà desquels il entend bien ne plus jamais s’aventurer. Si, comme semble le dire ce passé douloureux, les 3 % sont deve­ nus la norme de l’horreur budgétaire, alors à coup sûr ils sont un majorant crédible des déficits futurs. Cette anecdote - édifiante si elle est vraie - n’épuise évidem­ ment pas le sujet, mais le fait est qu’elle vient opportunément consolider la critique proprement macroéconomique désormais bien balisée à laquelle ces critères de finances publiques ne pou­ vaient manquer d’être exposés. La stationarité des hypothèses de croissance et de taux d’intérêt, l’absence de prise en compte de la position dans le cycle et la confusion opérée de fait entre compo­ santes conjoncturelle et structurelle du déficit, l’absence de mise en rapport des déficits avec les capacités nationales d’épargne : tous ces arguments appartiennent maintenant à la discussion clas­ sique des critères de finances publiques dans le projet d’UEM. Pour les méconnaître presque complètement, les normes de cré­ dibilité-soutenabilité actuellement en circulation, et appliquées comme telles, en particulier par les marchés financiers, apparais­ sent d’un bien-fondé largement sujet à caution. On pourrait tou­ tefois penser que le simplisme des critères de Maastricht, s’il est incontestablement fâcheux, n’est pas en soi un obstacle indépas­ sable, et se proposer de reconstruire des critères de soutenabilité des finances publiques mieux adaptés, intégrant notamment les arguments précédemment ignorés. Les tentatives faites en ce sens révèlent cependant une difficulté à définir une norme pleinement objective de la crédibilité-soutenabilité qui apparaît plus difficile­ ment surmontable. Dans un cadre intertemporel, la soutenabilité de la politique budgétaire est examinée à partir du comportement dynamique du ratio dette sur PIB '. L’approche la plus courante assimile soute­ nabilité des finances publiques et contrainte de solvabilité inter­ temporelle de l’Etat. Le problème en effet n’est pas tant de s’in­

1. Voir notamment Blanchard et alii (1990).

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terroger in abstracto sur un ratio-seuil de dette publique - 60 % ou autre chose - que d’évaluer la compatibilité entre niveau de dette présent et capacités de remboursement futures. Aglietta et Uctum (1996) notent en effet : « Un niveau de dette en pourcen­ tage du PIB est peu représentatif des politiques actuelles [...] Il en est de la dette publique comme de tout actif financier. Sa compta­ bilisation en valeur historique n’a rien à voir avec sa valeur éco­ nomique. Celle-ci est déterminée par la somme actualisée des flux futurs de revenus nets qui permettent de la rembourser. Si la poli­ tique budgétaire future permet de rembourser la dette héritée du passé, celle-ci est soutenable quel que soit son niveau. » La sou­ tenabilité, ainsi comprise comme respect par l’Etat de sa contrainte de solvabilité intertemporelle, stipule donc que la dette publique à l’instant t doit être couverte par la chronique des soldes bud­ gétaires futurs actualisés. La dérivation de cette condition ne pose pas en soi de problème analytique particulier et son expression est dépourvue d’ambiguïté formelle. C’est davantage son sens théo­ rique qui peut être mis en question. Creel et Sterdyniak (1995) montrent les erreurs d’appréciation auxquelles peut conduire une lecture trop stricte de la condition de solvabilité de l’Etat comme critère de la soutenabilité. Cette lecture peut en effet amener à prendre pour une dérive des finances publiques et une évolution vers la perte de soutenabilité ce qui n’est en fait qu’une variation du ratio de dette optimale consécutive à une modification des choix des ménages, correspondant par exemple à un désir d’ac­ croître leur patrimoine financier en accompagnement d’une évo­ lution de la structure démographique, ou d’une augmentation exo­ gène des taux d’intérêt. Les mêmes auteurs soulignent également l’incapacité de l’analyse dynamique de la contrainte budgétaire intertemporelle de l’Etat à prendre en compte convenablement les aspects liés à la position dans le cycle. Apprécier la soutenabilité à long terme de la politique courante peut n’avoir guère de sens dès lors que celle-ci apparaît comme la réponse à une situation conjoncturelle transitoire particulière. Une augmentation tempo­ raire du ratio de dette publique peut être fondée dès lors que le gouvernement doit faire face à un ralentissement de la croissance, sachant qu’une telle politique n’aura pas vocation à être prolongée dès que la situation conjoncturelle s’améliorera, et donc qu’il n’est 164

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pas pertinent de la juger comme si elle allait être poursuivie dans le long terme. Quand bien même on choisirait de négliger ces arguments théo­ riques, la mise en œuvre pratique des critères fournis par la contrainte de solvabilité de l’Etat ne va pas non plus sans poser de sérieux problèmes dès lors qu’on s’apprête à juger concrète­ ment de la soutenabilité de la dette publique. Le caractère pros­ pectif de ces critères exige en effet de disposer d’une prévision jusqu’à l’horizon temporel considéré. C’est dire leur difficulté à produire une norme parfaitement objective puisqu’ils ne peuvent échapper aux incertitudes et aux conventions propres à l’exercice de la prévision. D’une certaine manière, cet argument rejoint le précédent puisque l’acceptabilité d’une dégradation du ratio de dette publique ne s’évalue qu’en rapport avec le profil actuel et futur du sentier de croissance, lequel n’est que très imparfaitement connu. On ne saurait non plus négliger les difficultés que pose la pré­ sence du taux d’intérêt parmi les variables dont la chronique future doit nourrir le modèle fonctionnant en prévision. Comme intrant, le taux d’intérêt est un paramètre de première importance dont le niveau peut contribuer à faire ou défaire la soutenabilité. Mais réciproquement le taux d’intérêt est, dans les faits, lui-même déter­ miné par la « soutenabilité », ou du moins par les jugements que formulent à son propos les opérateurs des marchés financiers sur la base de leurs « modèles » propres. Il y a dans cette circularité un potentiel d’effets d’autovalidation qui achève d’affaiblir l’ob­ jectivité qu’on aurait pu attendre d’un affinement analytique et d’une quantification possible des critères de soutenabilité. Enfin, il faut noter qu’une politique budgétaire qui en l’état ne satisfait pas la condition de solvabilité intertemporelle ne doit pas nécessairement être rédhibitoirement condamnée. Si à l’instant t elle n’est effectivement pas soutenable, elle peut cependant tou­ jours être rendue telle par une inflexion ad hoc. Il est ainsi pos­ sible 1 d’évaluer un « indice de soutenabilité » correspondant au surplus de pression fiscale permettant, pourvu qu’il soit appliqué immédiatement, de satisfaire de nouveau la condition de solvabi­

1. Blanchard et alii (1990).

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lité sur l’horizon temporel considéré. Mais cet indice - écart entre le taux d’imposition de soutenabilité et le taux d’imposition effec­ tif - ne se laisse pas interpréter aisément. La restauration de la soutenabilité est en effet renvoyée à la question de la faisabilité politique du prélèvement fiscal supplémentaire. C’est là une ques­ tion qui met en jeu la légitimité de l’Etat et les limites d’exercice de son monopole de l’imposition, notions qui débordent plus que largement le champ de la macroéconomie, dont le sens varie consi­ dérablement d’une société à l’autre, mais qui n’en ont pas moins des conséquences économiques très significatives, directement lisibles dans les fonctions de réaction des agents. La soutenabilité de la politique budgétaire a donc bien des difficultés à trouver une expression quantitative parfaitement précise et incontestable ; mais les conditions de sa restauration, lorsque malgré tout on a cru estimer qu’elle faisait défaut, sont plus dépourvues d’objectivité encore. On aurait tort de voir là un sarcasme supplémentaire à l’adresse d’une « science économique » décidément peu capable, et plus encore d’en tirer les raisons de son congédiement au motif de l’insuffisance de ses indications. Sauf à croire à l’hypothèse des anticipations rationnelles, il n’entre pas dans son pouvoir de dis­ siper parfaitement l’opacité du futur, et les jugements - comme ceux de la soutenabilité - qui incorporent des anticipations ou des prévisions ne peuvent que prendre acte de cette limite. Mais une tentative imparfaite vaut mieux que pas de tentative du tout. Et tâcher de mettre l’ordre qu’on peut dans le divers empirique n’est pas une entreprise vaine, même lorsqu’on sait que ce divers ne se laissera jamais totalement réduire. En revanche il ne faut pas se méprendre sur la validité des énoncés ainsi produits, et savoir reconnaître tout ce qui les sépare d’un idéal d’objectivité toujours implicitement emprunté au modèle des sciences physiques. Quand elle juge de la soutenabilité des politiques économiques, la science économique n’a pas le pouvoir de fournir des informations d’une précision et d’une univocité analogues à celles des sciences exactes lorsqu’elles s’interrogent en termes de domaines de via­ bilité, de zone de stabilité, ou de limites de rupture. Confrontés à cette incapacité relative, les jugements de crédibilité doivent donc

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assumer ce défaut d’objectivité et reconnaître leur irréductible part de convention. IL 3. Référentiel et norme de politique économique

S’il faut constater l’impossibilité de donner une base normative parfaitement objective à la soutenabilité, c’est-à-dire à cette forme de crédibilité « tableau de bord », pourtant a priori la plus sus­ ceptible d’accéder à la quantification, si de toute manière les opé­ rateurs financiers sont bien loin d’engager leurs raisonnements à la poursuite des élaborations de complexité croissante proposées en cette matière par la théorie économique - une voie qui, s’ils la suivaient de manière conséquente, devrait d’ailleurs parfois les amener à la suspension de leur opinion -, alors il faut s’interroger sur les formes de jugement qui sont mises en œuvre sur les marchés où, jour après jour, il est malgré tout décidé de la cré­ dibilité qu’il faut accorder aux politiques économiques. C’est que la théorie économique et ses précautions à propos des critères de la soutenabilité n’en peuvent mais : le doute critique et sa suspen­ sion n’entrent pas dans le tempérament de la finance. Incapable interdite - de pratiquer la retenue du jugement, il lui faut quotidiennement rendre des avis, quelle qu’en soit l’assise intel­ lectuelle. C’est pourquoi les indécisions de la théorie économique ne sauraient l’émouvoir très longtemps. Si on ne peut compter sur elle pour fonder parfaitement les jugements, qu’à cela ne tienne, on trouvera autre chose. Mais comment construire cet « autre chose » ? Comment oublier les avis contradictoires des multiples théories concurrentes et s’arranger de leurs indications parcellaires sur la soutenabilité ? C’est parce qu’il est, comme les autres agents, plongé dans un monde économique dont les causalités trop nombreuses ne peuvent être ramenées par une « science économique » incertaine à une unité organisée dépourvue d’équivoque, que le marché n’est pas au clair sur son propre intérêt, ou plus exactement sur la façon précise dont cet intérêt s’articule à la circulation économique d’ensemble. Plongée dans les ambivalences de la macroéconomie, la finance s’interroge sur le « vrai » fonctionnement du monde, et ses idées à propos des enchaînements qui la serviraient au mieux

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sont toujours susceptibles d’être partagées entre une pluralité de représentations et de modèles antagonistes. De cette incertitude épistémique découle une multiplicité des normes de politique éco­ nomique possibles a priori éligibles par le marché, et donc une indétermination fondamentale. Ainsi, au départ de la construction collective de la norme de politique économique, il y a l’intérêt non pas unifié et transparent, mais incertain et contradictoire des marchés financiers, et, corrélativement, une hésitation fondamen­ tale sur ce que doit être cette norme. Cette indétermination n’est cependant pas rédhibitoire. Une telle situation peut en effet être analysée comme un problème de sélection entre équilibres de normes multiples. Or, même si l’on ne saurait les ramener toutes à cette seule logique, c’est précisément l’un des rôles possibles de certaines constructions institutionnelles que de régler de tels pro­ blèmes ’. Dans le cas présent, on peut donc suggérer que l’indé­ termination qui dérive de la pluralité des normes de politique éco­ nomique possibles, susceptibles de recevoir l’aval des marchés, peut être levée par une construction collective qu’on propose d’appeler un référentiel1 2. Un référentiel est une matrice théorico-idéologique. Il consiste d’abord en l’ensemble des contenus discursifs à la fois positifs et prescriptifs dont sont constitués le modèle du monde dominant et la norme de politique économique qui en est tirée. Le référentiel est donc l’ensemble des énoncés constitutifs d’un corps de doc­ trine résumant le « fonctionnement de l’économie » et autour

1. Orléan (1994-a) ; Walliser (1989). 2. Le terme est employé ici en un sens très proche - même si la correspon­ dance n’est pas parfaite - de celui que lui ont donné certains politologues (voir entre autres Jobert et Muller, 1987 ; Faure et alii, 1995). Avec un peu plus d’audace, on se serait pourtant volontiers laissé tenter par l’aventure du néolo­ gisme pour nommer idéognosis cette construction institutionnelle. Il y a en effet dans la racine gnomè l’idée d’une représentation du monde mais dont la modalité est relativement sous-spécifiée, quoique présentant un biais en direction de l’opinion et de la croyance. Sous cet éclairage, il vaut d’abord de noter que les propos acerbes tenus à l’endroit des « gnomes de Londres » s’avèrent d’une pertinence et d’une profondeur étymologiques dont leurs auteurs n’ont proba­ blement pas idée. Il y a aussi dans idéognosis une proximité intéressante avec le mot français - idéologie - qui aurait en fait assez idéalement correspondu à l’effet recherché n’eût été le risque que fait courir sa polysémie.

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duquel s’est ralliée la majeure partie de l’opinion publique éco­ nomique. L’émergence, la stabilisation ou la transformation des contenus discursifs abstraits du référentiel sont cependant incom­ préhensibles hors du fonctionnement de leurs supports institution­ nels concrets : appareils d’Etat émetteurs de la parole officielle de politique économique, cercles universitaires qui légitiment cette parole en lui donnant la caution de la « science », institutions de formation des élites administratives et politiques qui l’ancrent dans les futurs « esprits d’Etat », superviseurs internationaux - OCDE, FMI, Commission européenne... - qui renforcent son hégémonie en lui donnant un caractère planétaire, médias spécialisés et géné­ raux qui la répercutent auprès de la communauté des opérateurs de la finance comme d’un grand public dont l’approbation légitimatrice ne peut être complètement négligée. Bien sûr, il y a lar­ gement matière à conduire une analyse sociologique détaillée des conditions de production du référentiel - on a d’ailleurs tenté d’en esquisser les contours dans le cas de la désinflation compétitive Identifier les groupes sociaux qui le soutiennent, repérer les forces qui en connaissance ou en méconnaissance de cause nouent autour de lui des compromis implicites et se retrouvent pour le promou­ voir, mettre en évidence les comportements, éventuellement stra­ tégiques, des médiateurs, des acteurs institutionnels et des intérêts constitués associés à cette construction, est une manière d’en éclai­ rer la sociogenèse, et par là évidemment d’en révéler la part d’idéologie. Au-delà des particularités sociologiques et des variantes natio­ nales qui marquent inévitablement sa production, le référentiel demeure un corpus largement partagé à l’échelle internationale, en particulier sous l’influence des grands organismes, et surtout des marchés financiers. On pourrait d’ailleurs exhiber les propositions constitutives du « noyau dur académique » commun qui a servi de soubassement à celui en vigueur depuis le début des années quatre-vingt1 2. Pour autant, le référentiel lui-même n’a pas forcé­ ment la netteté de contour de ce « socle théorique ». Ce flou intrin­ sèque lui vient de sa nature propre, comme ensemble de discours en partie inspirés mais surtout adaptés de références académiques 1. Voir supra chapitre IL 2. Voir chapitre II, § 1.1.

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appropriées et réélaborées par une multitude de locuteurs « auto­ risés ». C’est d’ailleurs là une de ses caractéristiques centrales. Le référentiel est certes toujours rattachable en dernière analyse à une base théorique-« scientifique » bien identifiable. Mais les transfor­ mations que subissent les énoncés académiques par percolation au travers des strates de la production de l’opinion économique les dépossèdent de leur rigueur d’origine et des nombreux codicilles relatifs à leurs propres limites de validité. Parce qu’il est « fabriqué » hors de la sphère scientifique et entre une multiplicité d’acteurs sociaux, le référentiel est un corpus d’une grande plas­ ticité dont ni les contours ni les contenus ne sont parfaitement fixés. L’étude de cas sociologique esquissée à propos de la désinflation compétitive a donné l’illustration de cette variabilité et de cette imprécision. Ainsi, quand les principes généraux qui le structurent restent invariants, le référentiel lui-même est suscep­ tible d’évolutions opportunistes : tel point peut connaître un désintérêt relatif, tel autre une attention plus soutenue, telle pro­ position peut se laisser déformer pour mieux épouser l’actualité conjoncturelle ou mieux correspondre à la situation d’un pays. De même, la circonscription du référentiel est susceptible de varier, et, à un même instant, différents agents peuvent s’en tenir à des visions du monde diversement élaborées et d’extensions diffé­ rentes. Enfin, il constitue comme un réservoir commun où chaque catégorie d’agents vient puiser de quoi élaborer sa vision du monde en correspondance avec sa perspective propre. L’Etat y trouve de quoi bâtir sa doctrine de politique économique, les marchés une définition du « crédible », les entreprises une repré­ sentation de leur place dans la circulation économique d’ensemble, de sorte que le référentiel n’apparaît en fait qu’au travers de ses multiples déclinaisons particulières. Pourtant, au-delà de ce flou intrinsèque et des difficultés qu’il oppose à une définition « nette », le référentiel conserve des carac­ tères permanents qui lui donnent son sens. Sa fonction de « carte cognitive » est évidemment le premier d’entre eux. Comme assem­ blage de mécanismes macroéconomiques schématiques, il dessine un proto-modèle du monde, souvent incomplet, parfois même dans certaines de ses versions incohérent, mais qui vise néanmoins à composer un tableau d’ensemble. Cette vue qui se voudrait synop­ tique de l’économie est souvent articulée autour d’un ou deux 170

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enchaînements « dominants », d’ailleurs susceptibles de varier dans le temps. Ainsi, le centre de gravité du référentiel de la désinflation compétitive a-t-il basculé de l’ancrage franc-deutschmark, et de ses conséquences en termes de désinflation importée et de compétitivité, vers l’impératif de réduction des déficits et ses bénéfices espérés en termes de baisse des taux d’intérêt. Sa fonc­ tion dérivée, mais c’est celle qui importe le plus pour le présent propos, c’est de créer un monde commun. C’est de faire converger les représentations des agents sur une vision du monde partagée, et par là de les soulager d’une désorientation radicale. Un réfé­ rentiel, c’est donc l’ensemble des discours qui, portés par leurs relais institutionnels concrets, permettent d’établir comme hégé­ monique et « incontestable » un modèle du monde venant arrêter l’oscillation épistémique et lever l’indétermination qui en dérive, puisque, par définition, à ce corpus stabilisé ne correspond qu’une et une seule vision, faite norme, de la « bonne » politique éco­ nomique. Ainsi productions positives et normatives y sont inex­ tricablement liées. Dans la sphère du référentiel économique la formulation spéculative des principes selon lesquels le monde fonctionne a vocation à conduire immédiatement à la déduction des règles qu’il faut suivre pour s’y trouver bien. Du référentiel, corpus positif, la norme de politique économique tombe comme une conclusion quasi apodictique. Face à la complexité du monde et en l’absence d’une science économique certaine, le référentiel est donc un ensemble de représentations de substitution qui per­ mettent de distinguer ce qui doit être jugé « bon » de ce qui doit être jugé « mauvais », et qui aident les agents à s’orienter dans un environnement où le sens qu’il convient d’attribuer à un événe­ ment n’est pas ex ante univoquement déterminé. Puisque la « science économique » n’est pas en mesure de four­ nir les indications simples et précises qu’on attend d’elle, la finance est donc bien décidée à élaborer par elle-même ses propres abaques, et pour ce faire elle puise dans le pot commun des repré­ sentations de l’économique que lui offre le référentiel en vigueur. Le traitement que celui du moment présent réserve aux problèmes de la politique budgétaire est bien à l’image de cette production générale de substituts en réponse aux défaillances d’une théorie économique pas assez fortement conclusive. A titre d’exemple, il vaut de rappeler la contribution inintentionnelle du traité de Maas­

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tricht au référentiel en matière budgétaire. L’édiction des critères de finances publiques est venue à point trancher par une solution élémentaire, inepte même, mais assimilable par tous le problème de la soutenabilité de la politique budgétaire. Le crible de Maas­ tricht, si immédiatement adopté par les opérateurs financiers, n’a que faire des précautions analytiques de la théorie ; sa vertu est ailleurs. Elle est de tracer des frontières parfaitement évidentes qui décident du bien et du mal et définissent sans ambiguïté - au sens étymologique du terme : délimite le domaine (de) - la crédibilitésoutenabilité. En deçà des 3 %-60 % : bon ; au-delà : pas bon. L’avantage majeur des critères est donc leur simplicité et même leur simplisme dont la redoutable efficacité cognitive rachète lar­ gement, aux yeux des marchés, leurs insuffisances conceptuelles. Ainsi, sous la forme pratique qui lui est donnée dans l’exercice quotidien du jugement, la crédibilité-soutenabilité, faute d’an­ crages objectifs, dégénère en conformité à la norme du référentiel.

III. LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE À L’ÉPREUVE DE L’INDÉTERMINATION

La sélection et la stabilisation d’une telle norme sont des enjeux de première importance pour la conduite de la politique écono­ mique. Car faute d’y satisfaire, le maintien d’une hésitation sur la norme mène directement à l’indétermination des effets de la poli­ tique économique. C’est là le propre d’un contexte d’opinion glo­ bale, tel que celui qu’installent les marchés financiers, que l'in­ détermination référentielle y débouche immédiatement sur une indétermination opérationnelle. On a déjà largement présenté cette disposition fondamentale des marchés financiers - où se forment les taux d’intérêt longs et les taux de change, deux variables d’une influence considérable pour le succès ou l’échec d’une politique économique - à être exposés à la prolifération d’effets d’autovalidation liés à la dynamique col­ lective des opinions. Sa puissance générative mais aussi son arbi­ traire sociogénétique rendent le jeu collectif des opinions poten­ tiellement capable de faire advenir en un effet autoréalisateur à 172

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peu près n’importe quel enchaînement économique. Cette logique ne se soumet donc pas seulement la fixation de ces variables cruciales que sont les taux longs et les parités ; elle pèse également sur la conformation des relations qui les unis­ sent autant que sur celles qui les rattachent aux variables ins­ trumentées par la politique économique. Les régularités qu’on croyait les mieux établies peuvent alors faire l’objet de véri­ tables renversements interprétatifs. Les comportements de la finance donnent d’ailleurs de plus en plus fréquemment une image saisissante de cette capacité d’arbitraire et de subversion qui ruine les représentations objectivistes des « lois » de l’éco­ nomie. L’économie financière internationale, par exemple, a longtemps tenu pour acquise l’existence d’une liaison positive entre le taux de rémunération des actifs et la parité de la devise dans laquelle ils sont libellés. C’est pourtant une relation exac­ tement inverse qui a pu être observée en réaction à des mou­ vements des taux d’intervention de certaines banques centrales. Une hausse des taux de la Banque de France, pourtant destinée à soutenir le franc, a ainsi pu être interprétée comme une menace sur le rythme de la croissance, additionnée d’un risque de conflit avec le gouvernement, et engendrer une réaction de défiance aboutissant, à rebours de l’intention originelle, à une dépréciation de la monnaie. On tenait la hausse des taux pour un bon moyen d’attirer les capitaux. L’inverse est désormais également possible. La puissance sociogénétique des opinions polarisées peut donc potentiellement faire advenir comme enchaînement réel n’importe quel enchaînement pensé. L’hési­ tation épistémique, l’indétermination référentielle sont donc rui­ neuses pour la politique économique, exposée à l’oscillation des visions du monde, donc aux variations d’un « réel » inconstant, conformé par ses modèles et voué à en épouser toutes les fluctuations.

III. 1. La fin du « mécanicisme » en politique économique En fait de « réel », il s’agit bien plutôt de rompre avec l’idée d’une politique économique pénétrant directement le corps éco­ nomique et le faisant réagir conformément à ses immuables

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réflexes. La vision standard, renforcée des succès du keynésia­ nisme de la belle époque, a longtemps vécu sur une conception naïve de la politique économique manipulant des « lois », acti­ vant des mécanismes, sollicitant des enchaînements, bref agis­ sant aux diverses articulations d’un système économique certes complexe, mais objectivement constitué et connaissable en prin­ cipe. Cette représentation du substrat économique sous l’espèce de la matérialité, renvoyant à un paradigme objectiviste et même « machinique » (les « leviers », les « manettes », les « freins » et les « accélérateurs ») de la politique économique, est maintenant sérieusement mise à l’épreuve par le phénomène du dévelop­ pement massif d’une opinion économique globale. Au filtre des jugements et des représentations, la politique économique voit tout son sol d’objectivité se dérober sous ses pieds. Dans des conditions où un mécanisme et son exact contraire peuvent éga­ lement surgir de la puissance sociogénétique liée à la dynamique collective des opinions, la politique économique semble confron­ tée à une indétermination radicale. Si les enchaînements sur les­ quels elle s’appuie peuvent ainsi être l’objet de tels renverse­ ments interprétatifs, elle perd toute calculabilité. C’est pourquoi on peut prolonger analogiquement une intuition qui est au cœur de la théorie de la Régulation ', et proposer que, comme l’ac­ cumulation se déroule sur fond de contradictions et de crise immanentes mais temporairement contenues, la politique éco­ nomique se déploie sur fond d’indétermination immanente mais temporairement levée. Si l’indétermination est ainsi la condition première de la politique économique, elle n’est en effet pas pour autant son actualité permanente. C’est là tout l’enjeu de la confi­ guration référentielle que de sélectionner une norme, et par là de stabiliser un monde. L’indétermination peut donc être levée dès lors qu’un référentiel suffisamment fort s’établit, d’où dérive une structure de significations et de routines cognitives permet­ tant de stabiliser la formation des jugements conformément à des régularités interprétatives durables. L’effectuation de la poli­ tique économique est donc crucialement conditionnée par l’au­ torité du référentiel et la « qualité » de ses institutions qui, éta-

1. Boyer (1986-a), Boyer et Saillard (1995).

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blissant un ordre, restaurent le minimum de prédictibilité sans lequel une action rationnelle cesse d’être envisageable. Mais c’est une véritable dialectique qui s’établit en fait entre les processus de normation et d’autovalidation. En premier lieu, on vient d’y faire référence, l’émergence d’un référentiel et la sélection d’une norme de politique économique qu’elle réalise viennent trancher dans l’arbitraire dont est capable l’autoréalisa­ tion. Bien sûr, que F autovalidation puisse potentiellement faire advenir n’importe quoi, comme le suggère à sa façon l’apologue volontairement farfelu des « taches solaires 1 », ne signifie pas pour autant que « n’importe quoi » puisse effectivement surgir du fonctionnement des marchés financiers. Le champ des possibles n’y est pratiquement pas aussi ouvert et l’indétermination n’est pas isotrope : la première limitation à l’arbitraire de la sociogenèse d’autoréalisation, c’est l’intérêt de la finance, ou plutôt ce qu’elle se représente comme tel. Il y a ainsi des mondes auxquels elle ne donnera vraisemblablement jamais naissance - la validation par la finance, par exemple, de la monétisation des déficits, ou encore de l’entrée massive des salariés dans les conseils d’administration, quoique possible en principe, n’est-elle pas infiniment peu pro­ bable ? Mais il reste encore de quoi laisser proliférer une multitude de schémas possibles. C’est pourquoi le référentiel, dans sa capa­ cité déterminante, est une construction institutionnelle si précieuse. En canalisant les représentations du monde sur un modèle partagé, il stabilise des fonctions de réaction, donc constitue des régula­ rités. Il arrête un monde et soulage l’opinion globale de sa propre incertitude. Réciproquement, l’autovalidation collective permet de consacrer la norme comme telle. En effet, il ne suffit pas de sa déduction/ élection pour que la norme de politique économique soit reconnue et pérennisée comme norme. Il faut que jour après jour elle refasse

1. Voir supra chapitre IV. Les premières formalisations des phénomènes de prophéties autoréalisatrices ont été construites autour d’un scénario dans lequel les agents forment leurs anticipations sur le niveau futur des prix à partir de l’observation des taches solaires. Il s’agissait bien sûr de montrer qu’une repré­ sentation, aussi dénuée de pertinence soit-elle, peut avoir des effets de réalité du seul fait d’être collectivement partagée. Voir Azariadis (1981), Azariadis et Guesnerie (1982), Cass et Shell (1983).

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la démonstration de sa justesse, comme une mise à l’épreuve renouvelée du modèle référentiel d’où elle a été dérivée. Car le normatif de la politique économique est trop proche du positif du référentiel, et son bien-fondé peut rester objet d’interrogation. Or, dans un contexte d’opinion globale, l’édiction initiale a des effets performatifs puissamment autorenforçants. La norme édictée conduit en effet à proclamer hétérodoxe, c’est-à-dire erronée et condamnable, toute politique qui ne s’y conforme pas. Le propre des effets d’autoréalisation, c’est alors précisément de donner force de réel à de pareils jugements. Si les marchés financiers contrôlent les taux longs et les parités, conforment leurs relations mutuelles comme celles qui les unissent aux impulsions de la poli­ tique économique - variables et relations entre lesquelles se joue le sort de cette politique économique - alors la dynamique collec­ tive des opinions qui s’y déploie est prête à fonctionner comme un dispositif capable de sanctionner et de mettre en échec toute stratégie qui s’écarterait de la norme, démontrant par là a contra­ rio que seules les politiques qui s’y conforment sont susceptibles de succès, c’est-à-dire finalement validant la norme comme norme. Par le truchement des effets d’autoréalisation, la norme construit ainsi son propre régime de vérité. Si la normation vient soulager l’opinion globale de son anomie, c’est-à-dire de son incapacité à s’arrêter une loi puisqu’elle peut potentiellement se les donner toutes, l’opinion globale en retour met tous ses effets autoréali­ sateurs au service de la norme pour l’établir et la reconduire dans son bien-fondé. Cette structure d’interactions entre croyances et comportements peut ainsi fonctionner avec une grande efficacité. C’est que la norme, une fois en place, permet de mobiliser tous les effets d’amnésie et d’illusion associés à la stabilisation d’un monde. Car le propre d’un référentiel en régime, c’est de faire oublier l’in­ détermination première, et de dissimuler l’arbitraire ; c’est de don­ ner à voir le monde comme substrat objectif, régi par des régu­ larités « de toujours », et donc rendu à l’expertise des ingénieurs sociaux. Pour autant la dynamique d’interaction entre normation et auto­ validation n’est pas toute-puissante, et il ne faut pas en surestimer la réelle portée. Il faut d’abord noter que la polarisation des opi­ 176

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nions n’est pas l’état permanent de la finance, ni la prophétie auto­ réalisatrice son seul fonctionnement possible. C’est que la pré­ sence d’un référentiel installé et partagé par la plupart des agents n’implique pas nécessairement l’identité des anticipations. Car le référentiel n’indique que les principes directeurs et les grandes structures d’un schéma du monde. Au niveau de généralité qui est le sien, il ne délivre qu’un modèle sous-déterminé que chaque agent doit nourrir de paramètres exogènes et d’hypothèses auxi­ liaires pour le rendre concrètement utilisable. La mise en œuvre pratique, à partir du canevas du référentiel, d’un modèle opéra­ tionnel nécessite donc des agents une part d’élaboration « person­ nelle » qui rend possible le maintien d’une certaine hétérogénéité des anticipations. A cadre référentiel commun, les agents conti­ nuent de se différencier par les conjectures « de second rang 1 » qu’ils forment, notamment, par exemple, à propos de la fonction de réaction des autorités gouvernementales. L’idée d’une norme de politique économique commune n’est donc nullement incom­ patible avec la diversité des opinions, avérée par les enquêtes réa­ lisées auprès des opérateurs 2, et dont Keynes a montré qu’elle était nécessaire à l’existence d’un équilibre de marché. Il n’en demeure pas moins que la convergence référentielle reste acquise au niveau de généralité qui est le sien, c’est-à-dire au niveau des grandes options de la politique économique. C’est pourquoi, tant que le référentiel est en place, la polarisation est prête à se reformer et la dialectique normation/autovalidation à fonctionner de nouveau chaque fois que la politique économique semble en passe de déroger aux grands préceptes de la norme. On voit donc se dessiner une structure des schémas d’anticipation à deux niveaux, différenciés par la généralité des objets sur lesquels ils portent. Les interrogations de rang inférieur accaparent l’atten­ tion et suscitent des conjectures hétérogènes tant que les principes supérieurs de la norme semblent à l’abri d’une transgression. Que ceux-ci, à l’inverse, apparaissent menacés, et c’est à leur niveau que se rehaussent les jugements des opérateurs, mais cette fois en

1. Par rapport aux énoncés de « premier rang » qui seraient ceux du référentiel. 2. Benassy (1991), Cartapanis (1996).

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conformité avec le référentiel en vigueur qui organise leur convergence. Mais, même quand la polarisation opère, l’association de la nor­ mation et de l’autovalidation est-elle infaillible ? Le « régime de vérité » que se donne à elle-même la norme de politique écono­ mique est-il exhaustif et l’immunise-t-il définitivement de toute critique externe ? Certainement pas, comme l’atteste le fait que les normes de politique économique n’ont rien d’étemel. Si ces normes sont ainsi mortelles, c’est parce que les effets d’autovali­ dation qui leur sont associés ne régnent pas sur l’intégralité du réel d’où peuvent encore monter des infirmations. C’est aussi, comme on va le voir, parce qu’elles peuvent être sujettes à des dérives endogènes, et que, au total, pour l’une et/ou l’autre de ces raisons, il leur arrive d’entrer en crise. De ce point de vue, la désinflation compétitive fait figure de cas d’école, et l’analyse des étapes par lesquelles sera passée la norme de politique économique qui lui est attachée permet de jeter un autre éclairage sur les logiques de la crédibilité, et sur les déconvenues qui viennent des contresens commis à leur propos.

CHAPITRE VI

Les impasses de la crédibilité, II * Les contresens de la désinflation compétitive

Les énoncés du référentiel ne sont pas gravés dans le marbre des vérités scientifiques. C’est pourquoi ils n’en ont ni la rigueur, évidemment, ni surtout la stabilité. Parce qu’il n’est pas régulé par la norme du vrai mais par une dynamique sociologique de conver­ gence des représentations, le référentiel ne fait que tenir en lisière les doutes et les interrogations, sans jamais parvenir à les réduire complètement. C’est aussi que le « régime de vérité » autoconstruit par la norme de politique économique n’est pas exhaustif. Ne couvrant pas la totalité du champ économique, ni même entière­ ment le domaine pertinent pour la politique économique, il conti­ nue d’être vulnérable à des invalidations qui remontent par ses brèches. Parce que son empire est ainsi limité, il ne suffit pas à racheter complètement les insuffisances ou les manquements de la norme, et à garantir absolument le succès des politiques écono­ miques qui s’y conforment. Il faut donc s’interroger sur la capacité réelle à résister à une forme de confrontation empirique que le référentiel peut tirer à la fois de son ancrage sociologique et de la dialectique normation/autovalidation qui lui est propre. Même si elle est forte, cette aptitude n’est pas infinie. Le cas de la désin­ flation compétitive le montre bien puisque l’hégémonie avec laquelle sa norme spécifique aura régné pendant plus d’une décen­ * Ce chapitre est construit à partir de la deuxième partie remaniée et étendue d’un texte publié sous le titre « Les apories de la politique économique à l’époque des marchés financiers », in Les Annales, Histoire, Sciences Sociales, n° 1, 1997.

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nie ne l’aura pas empêchée de connaître à son tour l’épreuve de la contestation. Il faut alors examiner les conséquences qu’induit sur la conduite de la politique économique ce délitement de la norme. Si les jugements ne sont plus gouvernés par un corpus de référence incontestable, la politique économique est renvoyée à son indé­ termination primordiale. Ses choix majeurs sont suspendus à un assentiment de la finance dont la contingence et l’imprévisibilité s’accroissent brutalement. C’est en ces périodes où l’instabilité interprétative la met dans un état de profonde désorientation que la politique économique est le plus vivement confrontée aux nou­ veaux enjeux que définit la nécessité de contenir l’indétermination et de stabiliser les représentations qui la saisissent. Elle peut s’apercevoir à cette occasion qu’au-delà de la conformité à une norme référentielle elle-même susceptible de se dérober, il est une forme plus profonde et plus stable de crédibilité qui s’apparente à une élection. C’est cette forme forte qui aura fait défaut à la désinflation compétitive et l’aura empêchée de tirer tous les béné­ fices que lui aura fait indûment miroiter une conception faible de la crédibilité rabattue sur les avatars référentiels de la soutenabilité.

I. GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA NORME DE LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE

Le régime de la désinflation compétitive aura donné une illus­ tration canonique des effets de stabilisation associés à la domi­ nation d’une norme de politique économique. De fait, il a été servi par une configuration référentielle remarquablement puissante. C’est peu dire en effet que la doctrine de politique économique de la désinflation compétitive a régné sans partage. La conver­ gence de toutes les paroles institutionnelles, étatiques, internatio­ nales, « expertes », médiatiques sur les messages d’une macro­ économie nouvelle-classique (expurgée de ses conclusions trop radicalement attentatoires à la souveraineté de l’Etat) a établi le discours de la désinflation compétitive comme « incontestable » corpus de la politique économique. Sous la surveillance vigilante

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des marchés financiers, bien pénétrés de la norme et attentifs à sanctionner toute déviation, la désinflation compétitive est deve­ nue, un temps, la « seule politique possible », mais pas pour les raisons qu’elle croit. Beaucoup plus qu’à ses vertus proprement macroéconomiques, elle doit sa remarquable pérennité à la conjonction d’une puissante configuration référentielle et d’une forme institutionnelle particulière - le marché financier - capable d’en faire respecter sans faiblesse les principes. On sait le rôle qu’aura joué dans l’installation de la méta-norme de la dérégle­ mentation financière - méta-norme puisqu’elle crée le contexte par excellence où prend sens la problématique des normes de politique économique - la thèse qui dénie à l’Etat toute capacité à dépasser l’horizon des pulsions politiciennes et délègue la surveillance de la politique économique à des instances extérieures supposées d’une plus haute rationalité - au premier rang desquelles le marché financier. Paradoxalement, alors même que s’est nouée là l’alliance implicite de la finance et de la désinflation compétitive, il est également possible de voir en ce point de doctrine le germe d’une dérive endogène de sa norme de politique économique et finalement l’un des agents de sa déstabilisation.

I. 1. Dérive endogène de la norme de la désinflation compétitive et « inflation » de la crédibilité Telle qu’elle est mise en place sous le règne de la désinflation compétitive, il y a en effet dans la méta-norme de la déréglemen­ tation financière plus que la seule idée qu’il revient au marché financier de surveiller la conformité des politiques économiques à une norme élaborée par ailleurs. Le marché financier a été porté à dépasser la fonction de simple superviseur car, dans l’acte de contrition par lequel l’Etat a reconnu ses fautes et abdiqué une partie de sa souveraineté, il y a une reconnaissance implicite de ce que le marché n’est pas seulement dans son rôle en surveillant la bonne application de la norme, mais qu’il lui revient également d’en indiquer les contenus et le cas échéant de les faire évoluer. Pas seulement instance de la normalisation, en charge de ramener les politiques déviantes à une norme préexistante, le marché est ainsi reconnu comme le lieu de la normation, c’est-à-dire de la

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fabrication même de la norme. Si la rationalité économique a déserté l’Etat, elle reste en revanche l’apanage d’un marché sup­ posé efficient, et sur lequel on peut continuer de compter pour dire ce qui est bon. La méta-norme de la déréglementation financière contient donc ce message implicite qu’il faut toujours faire droit au souci du marché puisqu’il est le conservateur éclairé de la sagesse macroéconomique. Sur cette base, on pourrait risquer une conjecture assez spécu­ lative pour rendre compte du durcissement constant de la norme de la désinflation compétitive, et de l’extension indéfinie de ses contenus qui ont conduit les gouvernements à des efforts toujours plus rigoureux dans des domaines toujours plus variés pour pou­ voir être déclarés « crédibles ». On peut voir dans cette dérive la manifestation d’une transformation progressive des modalités de construction de la norme de politique économique. En tant qu’elle est déduite du corpus du référentiel, cette norme est à l’origine le produit d’une construction collective impliquant l’interaction d’une multiplicité d’acteurs institutionnels. Or la méta-norme de la déréglementation financière tend progressivement à accorder un privilège grandissant à l’un des acteurs parmi cette multitude : le marché financier. Certes, dès l’origine, le marché financier jouit d’une prérogative qui n’appartient qu’à lui, puisqu’en tant que dispositif concret capable de mettre en échec les politiques économiques aucune norme ne saurait être édictée qui ne recevrait son aval. Ce droit de veto pratique, dont il a l’exclusivité, distingue donc décisive­ ment le marché financier. Pour autant, celui-ci n’est toujours que l’un des participants à la « fabrication » du référentiel qui reste le produit d’une synthèse et d’une convergence entre une multiplicité de discours institutionnels, s’informant et se confortant mutuelle­ ment. Mais cet « équilibre » institutionnel est relativement précaire et le principe de sa déstabilisation est déjà inscrit dans le contexte que fait émerger la déréglementation financière. C’est en effet un glissement progressif, mais sensible, qui s’opère à la faveur de la thèse selon laquelle le marché efficient, instance de la plus haute rationalité économique, est finalement le meilleur lieu où puissent se décider les adaptations et les rectifications permanentes de la norme de politique économique. Sa capacité distinctive à juger en pratique des politiques économiques finit donc par donner au

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marché financier une position dominante, non plus dans la seule application, mais dans l’élaboration normative proprement dite, dont il lui revient une part de plus en plus importante, voire même la quasi-exclusivité. L’achèvement de cette sorte de monopole altère alors fondamentalement les modalités de production du réfé­ rentiel. Le marché est passé d’une position où, au sein de l’éla­ boration collective, son privilège spécifique lui permettait de dire non, à un rôle où il lui incombe désormais de se prononcer affirmativement. Cette situation est pour lui aussi inédite que malaisée. Car, on l’a vu, l’avantage essentiel d’une production collective du référen­ tiel était de venir le soulager d’une profonde hésitation épisté­ mique. Lui rendre en presque totalité cette production, c’est le reconduire à sa difficulté originelle : le marché sait beaucoup mieux dire ce qui est contraire à son intérêt que définir de manière univoque ce qui lui est conforme. De cette asymétrie qui rend infiniment plus facile l’exercice du « non » au sein du collectif que l’affirmation pleinement autonome, vient que l’idéal pour un acteur en proie à l’indétermination résidait dans une norme qui avait son aval mais qui avait aussi, dans une certaine mesure, la force de l’extériorité. Laissé à lui-même dans ce mélange contra­ dictoire de la plus grande latitude et de la plus grande incapacité à définir positivement ce qui lui convient, le marché fait l’analogue de l’expérience de ce qu’on ne pense pas un ordre du monde solitairement. Bien qu’acteur collectif parmi d’autres acteurs col­ lectifs, tout se passe comme si lui aussi se trouvait confronté à ce fait que ce sont les confirmations de l’intersubjectivité qui stabi­ lisent un monde. Un monde est validé collectivement ou bien il n’est pas. C’est pourquoi la création partagée du référentiel était si avantageuse. Comme effet de convergence, elle organisait le soutien mutuel des points de vue en les mettant en miroir les uns les autres, et c’est de cet entrecroisement que naissait un monde commun autour duquel un accord suffisamment fort pouvait aller jusqu’à donner l’illusion de l’objectivité. Le postulat, implicite­ ment véhiculé par la méta-norme de la déréglementation finan­ cière, d’approbation inconditionnelle par tous les autres acteurs des réquisits formulés par la finance apparaît terriblement ambi­ valent puisqu’il fait coïncider pour le marché l’arrivée à la supré­ matie et le commencement d’un certain état d’abandon.

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La dynamique du référentiel s’en trouve profondément affectée car, dans les conditions d’indétermination qui sont les siennes, la conquête par le marché du monopole de la normation le jette simultanément dans un état de déréliction d’où il ne peut se tirer que par l’empilement indéfini des garanties et des protections. C’est que - expression même de l’asymétrie - ses seules certitudes sont négatives. Le seul ancrage de sa « pensée » lui est fourni par la crainte que son intérêt ne soit lésé. « Et si la représentation du monde arrêtée aujourd’hui sous-estimait encore la menace ? » Telle est l’interrogation lancinante qui travaille une finance trop assurée que tous ses avis seront ratifiés, c’est-à-dire privée des seules confirmations qui vaillent : celles qu’aucune complaisance ne garantit a priori. Si la qualité des confirmations fait défaut, ne reste plus que la quantité des garanties à réclamer pour stabiliser un monde « sûr », non plus au sens de la certitude de la représen­ tation mais au sens de l’accumulation des protections. Faute d’ancrage dans une intersubjectivité, ou plutôt dans une collecti­ vité, l’autonomie laissée au marché pour la formulation de ses réquisits qu’il a pouvoir d’ériger en norme débouche sur une dérive inflationniste des exigences auxquelles il soumet les gou­ vernements. On a déjà fait état de la chronique des domaines suc­ cessivement foyers d’appréhension et objets de normalisation : éradication de l’inflation, fixité de la parité, indépendance de la banque centrale, impératif de la réduction des déficits, etc., chro­ nique vouée sous l’emprise de l’inquiétude à s’étendre indéfiniment. Ainsi peut-on réengendrer, d’une manière peut-être plus théo­ rique qu’on ne l’avait fait alors, la possibilité d’un régime para­ noïaque de la tutelle des marchés financiers. L’emballement névro­ tique de la demande de tranquillisation correspond à un délitement de la norme référentielle, lequel, indépendamment d’une critique externe radicale, commence au moment où le marché voit sa confiance dans la norme reculer à proportion de l’empire qu’il a lui-même acquis sur son élaboration. A mesure qu’il l’accapare, le marché la prive de sa force de réassurance qui lui venait de sa part d’extériorité. En se retrouvant de plus en plus exclusivement maître de la norme, il en sape, à ses yeux mêmes, l’autorité, un peu comme s’il n’était pas dupe de la qualité de ses propres recom­ mandations, mais surtout parce qu’il ne peut surmonter à lui seul

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l’incertitude épistémique, face à laquelle il a besoin du secours de regards tiers où il pourra trouver la confirmation de ses propres « intuitions ». En leur absence, l’incertitude sur le « bon » et le « mauvais » se fait plus radicale, et c’est pourquoi tous les juge­ ments de la finance sont exposés à se laisser gagner par une inquiétude irrépressible. Plutôt que de renvoyer la dérive de la norme de politique éco­ nomique à l’énigme d’une substance de la crédibilité en perma­ nente expansion, il est donc possible de l’interpréter comme une modification survenue au sein du complexe de rapports où s’en­ gendre le référentiel, c’est-à-dire comme une transformation des modalités de la construction collective de la norme de politique économique. Une transformation qui, en l’espèce, relève de la dégénérescence puisque c’est précisément de la régression du caractère collectif de cette construction, et de son appropriation presque exclusive par l’un des acteurs institutionnels, que vient l’altération de la configuration relationnelle d’où résulte la diver­ gence de l’élaboration normative.

I. 2. Crise de la norme de politique économique Paradoxalement, cette dérive inflationniste quasi endogène de la norme de politique économique n’a fait que la durcir, sans la consolider, c’est-à-dire sans approfondir l’accord dont elle jouis­ sait, bien au contraire. La concomitance d’un raidissement crois­ sant des exigences de la norme et d’une montée quasi ininterrom­ pue du chômage débouche sur une contestation progressive de la « crédibilité ». Il y a alors dans cet épisode de déstabilisation à la fois de quoi revenir, pour lui donner une plus juste mesure, sur l’exact pouvoir de validation de la politique économique exercé par la finance, et de quoi rappeler la complexité véritable des ins­ titutions du référentiel, un temps occultée par le monopole pris sur elle par les marchés. La progression inentamée du chômage vient rappeler que si l’aval du marché est nécessaire au succès d’une politique écono­ mique, il n’en est pas pour autant la condition suffisante. Ainsi, le pouvoir du marché financier est asymétrique et biaisé vers le négatif. Ses réactions adverses peuvent incontestablement suffire

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à mettre en échec une politique. Car la réaction des marchés est foudroyante en comparaison du moment d’inertie de l’économie qu’on dit « réelle », de sorte que la politique économique peut n’y avoir pas produit le premier de ses effets « intrinsèques » que déjà la finance a délivré ses verdicts. La politique économique doit donc venir à bout de deux épreuves de validation séquentielles : la première, presque instantanée, auprès des marchés qui délivrent une sorte de laissez-passer et décident si la politique est immédia­ tement disqualifiée ou bien si elle peut continuer à « concourir » ; la deuxième, dans le moyen terme et la profondeur de l’économie « réelle », où s’appréciera la capacité à satisfaire les objectifs finaux initialement affichés. Les taux d’intérêt et le change sont ainsi les supports concrets de cette capacité décisoire mais asy­ métrique : ils ne font pas à eux seuls une politique économique, mais ils peuvent à eux seuls la défaire. La finance ne décide donc pas identiquement de l’échec et du succès de la politique écono­ mique : elle contrôle presque entièrement le premier mais ne peut délivrer qu’un sauf-conduit en vue du second. Une politique éco­ nomique qui reçoit l’approbation du marché se voit certes placée dans les meilleures conditions possibles de taux d’intérêt et de change, mais n’en est pas moins en attente de sa validation véri­ table à l’aune de ses effets dans l’économie « réelle ». Or, mis à part le surplus d’efficacité - qui peut être important - apporté par des niveaux favorables des variables d’environne­ ment financières et monétaires, l’aptitude d’une politique à rece­ voir l’aval du marché ne délivre en elle-même aucun brevet de pertinence macroéconomique. Le cas de la désinflation compéti­ tive apparaît sous ce rapport assez significatif, et on peut se demander si tous les bénéfices de « crédibilité » auraient pu venir à bout des déficiences intrinsèques de sa macroéconomie. Ainsi, le pouvoir d’autovalidation que porte avec elle la norme de poli­ tique économique ne règne pas sur l’intégralité du « réel » où demeurent des forces de rappel qui finiront par rendre apparents les insuffisances et les paralogismes du référentiel. Il reste donc une possibilité de contrôle de la validité empirique de ses énoncés, même si ce contrôle est fortement - mais pas intégralement biaisé par les effets d’autovalidation ; même si, à la façon du « noyau dur » de Lakatos ou du « paradigme » de Kuhn, le réfé­ rentiel sait dévier les objections de son cœur doctrinal et produire

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des contre-arguments immunisateurs 1 ; même si enfin, s’accom­ plissant hors des procédures de la confrontation empirique en vigueur dans la sphère de la science, ce contrôle nécessite que les écarts soient massifs et durables pour être reconnus et déclencher le processus de révision. La conformité d’une politique écono­ mique à la norme référentielle du moment ne suffit donc pas à garantir le succès quand bien même, toutes choses égales par ail­ leurs, elle en facilite l’advenue. Lorsque tous les stratagèmes immunisateurs ont été épuisés, lorsque l’échec répété ne peut plus qu’être constaté, la contestation du référentiel, que son inertie ins­ titutionnelle ne suffit plus à protéger, va alors, à terme, faire sentir ses effets sur la conduite de la politique économique. Ainsi, l’insuccès face au seul objectif final dont la satisfaction puisse actuellement définir la réussite d’une politique économique - la réduction du chômage -, insuccès d’autant plus douloureu­ sement vécu qu’il n’a cessé de correspondre à un alourdissement constant des contraintes de « crédibilité », finit à moyen terme par déstabiliser la norme de politique économique dont le bien-fondé commence à être mis en question. L’efficacité des appels à la patience faiblit, le rappel des horizons de moyen terme dans les­ quels sont supposés opérer les effets de crédibilité sont moins entendus. Une mutation subreptice des argumentaires indique d’ailleurs que le doute commence à s’insinuer : autant que sur les bénéfices à venir, on insiste sur la nécessité de ne pas liquider les acquis difficilement accumulés. Le franchissement du seuil des dix ans suggère les premiers bilans ; certains sont critiques. La mul­ tiplicité institutionnelle du référentiel fait alors retour pour rap­ peler qu’il n’a tenu qu’à une situation particulière que le marché s’arroge une position de monopole dans la production normative et parvienne à faire entériner ses choix par tous les autres prota­ gonistes. C’est de la classe politique, et sous la pression de cet acteur jusqu’ici tenu pour quantité négligeable - l’opinion publique - que renaît le dissensus. Ce n’est donc pas nécessaire­ ment dans la finance que la contestation prend d’abord naissance, mais la finance est la première à ressentir cette montée de la remise en cause et à s’en inquiéter. C’est que les interrogations d’abord 1. Parmi ces stratagèmes immunisateurs, les arguments de « patience », c’està-dire d’arbitrage intertemporel, sont les plus fréquemment employés.

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éparses, puis faisant précipité, virulentes à la mesure de l’hégé­ monie passée, rouvrent un débat dont le premier effet est de venir ébranler la désinflation compétitive dans son statut de norme. Car, par construction, pour faire nonne la norme doit réaliser l’accord, et le désaccord lui est une atteinte fondamentale. Ce premier foyer de contestation allumé au sein de la politique économique fran­ çaise du début des années quatre-vingt-dix ne suffit pourtant pas à mettre complètement à bas la norme de la désinflation compé­ titive. Celle-ci se maintient par défaut, c’est-à-dire à la fois par l’inertie d’une configuration référentielle qui a été tout de même très profondément ancrée et conserve encore de nombreux sou­ tiens institutionnels, et surtout en l’absence provisoire d’une norme alternative qui pourrait réaliser un meilleur accord. Cette situation intermédiaire d’une norme encore en place mais signifi­ cativement ébranlée dessine alors probablement le plus mauvais contexte pour la conduite de la politique économique.

IL LE DÉSARROI DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE EN TEMPS DE CRISE DU RÉFÉRENTIEL

L’élection d’une norme de politique économique n’a ainsi rien d’irréversible. C’est que la stabilité de l’équilibre de norme est directement fonction de la « force » ou de la « solidité » du réfé­ rentiel qui a permis de le sélectionner. Que fasse retour une forme de contestation critique ou une incertitude épistémique, et ce réfé­ rentiel peut se trouver affaibli, la multiplicité d’équilibres de norme rétablie, et l’indétermination faire résurgence. Hésitant entre une pluralité de normes de politique économique, le marché ne sait plus à quoi il doit donner son aval. Les transitions d’un modèle à un autre sont aussi soudaines qu’imprévisibles. Le marché régresse d’un régime de la représentation - vision du monde structurée et durablement arrêtée - à un régime de la pure opinion où ne prévalent et se succèdent que des schémas partiels et momentanés, sans aucune cohérence temporelle. Le référentiel - l’idéognosis - dégénère en pure doxa. L’absence de structure stable de formation des jugements expose alors en permanence le

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change, les taux et les relations qui les unissent à des effets de contagion mimétique d’où peuvent résulter des retournements interprétatifs brutaux, reconduisant la politique économique à son indétermination primordiale. La polarisation des anticipations change donc de modalité. La convergence « sociologique », qui s’opérait par le truchement du référentiel lorsqu’il s’agissait de juger de la conformité de la politique économique aux principes directeurs d’une norme installée, disparaît ici puisque précisément il n’y a plus de telle norme communément admise. Elle se trouve remplacée par une polarisation de type mimétique dont Orléan (1990) a montré qu’elle constituait la réponse collective à la perte des repères cognitifs et à la résurgence d’une incertitude radicale.

IL 1. L’indécidable controverse entre désinflation compétitive et « autre politique »

Cette situation de contestation de la norme de politique éco­ nomique et d’instabilité référentielle semble caractéristique du contexte actuel de la politique économique française. Le débat opposant la désinflation compétitive et l’« autre politique » y devient alors de plus en plus indécidable. Pour les uns, la rupture avec la politique actuelle signifierait une entorse à l’orthodoxie et serait immédiatement sanctionnée par les marchés financiers. Une détente brutale de la politique monétaire, à supposer bien sûr que la Banque de France veuille bien y consentir, permettrait peut-être d’abaisser le taux de base bancaire et de stimuler la demande de crédit des agents privés. Mais elle exposerait le franc à une dépréciation en raison de l’abaissement de sa rémunération, et par là reviendrait sur le contrat implicite de stabilité nominale passé entre le gouvernement et les détenteurs des titres de la dette publique. La réaction de défiance de ces derniers ne se ferait pas attendre longtemps et prendrait la forme de l’incorporation d’une prime de risque dans les taux à long terme, annulant dans le compartiment « long » les effets béné­ fiques sur le crédit obtenus de la baisse des taux courts. Pour les autres, au contraire, les marchés financiers auraient perçu le poids excessif que fait peser sur la croissance l’objectif d’ancrage au mark et n’attendraient que l’allégement de cette 189

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contrainte. Une baisse forte des taux courts recevrait leur aval, au point que la dépréciation du franc pourrait s’en trouver très limi­ tée. Le signal de « confiance » envoyé aux agents privés serait également reçu comme tel par les marchés financiers, eux aussi en attente d’une impulsion de croissance, de sorte que loin d’être poussés à la hausse, les taux longs accompagneraient les taux courts dans leur mouvement de repli. Le drame dans cette affaire, c’est que, en raison de la fonda­ mentale hésitation des marchés que ne peut plus stabiliser un réfé­ rentiel affaibli, tous sont susceptibles d’avoir raison. Les argu­ ments des uns comme des autres, parce qu’ils renvoient respectivement à des normes concurrentes et coexistantes, sont également susceptibles d’être adoptés par les marchés financiers qui, en en faisant leur représentation du monde, sont à même, par un effet d’autovalidation collectif, de les faire advenir comme enchaînements effectifs. Si le saut périlleux de l’« autre politique » est entrepris à un moment où la croyance du marché est favorable à la désinflation compétitive, c’est l’argumentaire des défenseurs de cette dernière qui se verra donner raison. L’interprétation d’entorse à l’orthodoxie prévaudra, et le désaccord du marché s’exprimera par des pénalisations en termes de taux d’intérêt longs et de taux de change, mettant presque instantanément la politique économique en situation d’échec, et confirmant ex post la repré­ sentation initiale. A l’inverse, si la disposition du marché est congruente au modèle véhiculé par l’« autre politique », les variables financières et monétaires exprimeront directement cet accord, et l’« autre politique » sera alors dans les meilleures condi­ tions pour tenter sa chance dans l’économie « réelle ». Mais dans un cas comme dans l’autre, les conséquences qui suivront la déci­ sion de politique économique ne seront rien d’autre que le reflet d’un assentiment ou d’un dissentiment contingents, et de croyances faites réalité par l’alchimie de la prophétie autoréali­ satrice. Au filtre des marchés financiers, la controverse des deux politiques économiques a donc cessé d’être régulée par la vérité. C’est la raison de celui qui saura emporter la conviction du marché, autrement dit la raison du plus persuasif, qui sera la meil­ leure ; et encore, on ne sait pas pour combien de temps. Car en situation d’instabilité interprétative, l’accord que les marchés ont semblé donner, ils peuvent le reprendre à tout instant.

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IL 2. Les régressions pragmatiques de la politique économique, ou la politique économique dégénérée en communication

La politique économique est donc en train de faire l’expérience douloureuse de la perte d’une « réalité » qui fournissait à l’action des repères et des régularités stables. Que le monde économicosocial échappe aux règles qui régissent aussi bien le monde fami­ lier que le monde physique et semble ainsi déserté par l’objectivité est une révélation presque insupportable, même si, par un excès délibéré, consenti afin de « tordre le bâton » et mieux déjouer les conceptions naïves de la politique économique, on en accentue volontairement le trait. C’est une révélation à laquelle, en tout cas, on ne se rend pas sans résistance, comme l’attestent à leur manière les deux doctrines en concurrence qui, au-delà de leur divergence, continuent de débattre conformément aux règles argumentaires du même paradigme machinique-objectiviste de la politique écono­ mique (alors même que, contradictoirement, leurs raisonnements respectifs ont en commun de reposer crucialement sur une anti­ cipation implicite des réactions prêtées aux marchés !). Certes derrière les marchés financiers, il y a une économie pro­ ductive autrement moins volatile, qui demeure régie par des régu­ larités stables - quoiqu’elles aussi puissent être atteintes par la dynamique des opinions polarisées 1 - et ce sont ses enchaîne­ ments que les modèles macroéconométriques continuent utilement de saisir. Mais aux grands moments de la politique économique, lorsque se négocient les réorientations stratégiques, et que la vali­ dation par le marché est le premier et grand obstacle à franchir, l’aide à la décision fournie par l’économétrie n’est plus d’aucun secours, et n’a plus que la valeur d’une référence nostalgique à un monde d’où les perturbations de la finance étaient exclues. Sans capteurs ni indicateurs pertinents - ce sont des modèles psycho­ métriques qu’il lui faudrait, à supposer que ceux-ci puissent venir à bout de tous les obstacles de l’autoréférence - le décideur de la politique économique, face à cette indétermination, est laissé bras ballants, tragiquement démuni et désorienté, sans guides ni repères 1. Voir infra chapitre VIL

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fiables. Après des décennies de rationalité économétrique accu­ mulée, la politique économique est entraînée dans une régression pragmatique qui la laisse à l’état d’un art empirique et tout d’exé­ cution : il lui faut identifier des configurations doxiques, c’est-àdire des « fenêtres » d’opinion, apprécier au jugé leur « qualité », c’est-à-dire leur profondeur en termes d’assentiment et surtout leur durée d’ouverture. Le marché est-il prêt à donner son aval pendant un temps suffisant pour que la politique économique produise ses effets dans l’économie « réelle » et finisse d’emporter sa convic­ tion ? Aura-t-il la patience de maintenir son accord, ou bien la politique économique sera-t-elle défaite par son refus avant même d’avoir pu œuvrer significativement ? Il faut sonder les cœurs et les reins des opérateurs de la finance. Quelle est l’idée qui aujour­ d’hui habite les têtes : celle qu’il faut proroger la désinflation compétitive, ou bien celle inverse que l’heure de la détente de la politique monétaire est venue ? Et demain, quelle sera l’idée qui aura remplacé celle d’aujourd’hui ? Voilà les interrogations opaques qui font les nouvelles problématiques du gouvernement économique à l’époque des marchés financiers. Dans cet état d’abandon, les gouvernements n’ont plus à leur disposition qu’un dernier instrument : la persuasion. C’est là un deuxième sens, plus proche de la linguistique, qu’il est possible de donner à l’idée de régression pragmatique d’une politique éco­ nomique dégénérée en communication. Il faudrait alors conduire une analyse, non pas économique, mais purement sémiotique des mutations qu’a dû connaître la parole étatique afin de s’adapter au bouleversement du contexte de la politique économique. On peut parler d’un véritable processus d’apprentissage à propos des efforts mis en œuvre par les gouvernements et les banques cen­ trales pour se plier aux nouvelles exigences de la communication financière. Maîtriser le secret et doser les effets de surprise, s’in­ quiéter constamment des susceptibilités de la finance, anticiper ses interprétations et peser au trébuchet les termes du discours offi­ ciel : telles sont devenues les capacités cardinales du gouverne­ ment économique. Mais un processus d’apprentissage qu’on peut soupçonner de n’être qu’à demi éclairé, ayant perçu confusément la nécessité d’une adaptation, mais ne semblant pas avoir une claire vision de la mutation en cours, c’est du moins ce que sug­ gèrent les contresens dans lesquels s’est engagée une politique 192

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économique française fascinée par un modèle allemand dont la pure et simple reproduction lui est pourtant interdite. IL 3. La tentation du religieux, ou l’impossible copie du modèle allemand Comment en effet ne pas être fasciné par ce cas allemand qui semble, lui, si peu en proie aux tourments de l’indétermination ? Offert à l’admiration universelle et devenu référence - l’UEM n’en est-elle pas la reproduction élargie ? - le modèle allemand de politique économique repose pourtant sur des ressorts qui n’appartiennent qu’à lui. Aglietta (1995-a, -b) a montré comment la crédibilité extérieure de la politique économique est en fait le reflet de la légitimité intérieure d’une conception de la stabilité nominale constitutive du lien social et de l’identité nationale. C’est la force de ce consensus et la profondeur de ses racines qui en imposent au détenteur non résident de marks. Dans ce cadre de significations stabilisées, les opinions sont, non pas neutralisées, mais en situation d’opérer « régulièrement ». Mais pour saisir l’essence de cette réussite allemande, aussi bien que son caractère profondément idiosyncratique, il faut souligner que dans un contexte d’opinion globale, la politique économique, de plus en plus, fonctionne à l’unanimité, car ce qui fait la force d’un réfé­ rentiel et sa capacité à mieux lever F indétermination, c’est que la norme qu’il véhicule réalise l’accord et échappe à la contestation. Or, de l’unanimité référentielle, il n’y a qu’un nombre limité de modalités. La première est rationnelle-critique. C’est la modalité de l’ac­ cord scientifique. Mais le type rationnel-critique n’est générateur d’une unanimité stable (ce qui ne veut pas dire définitive) qu’à propos du monde physique (et encore), où se trouve au mieux incarnée la forme la plus objective de la connaissance. Le monde social, lui, n’a pas cette chance, et la modalité scientifique de l’unanimité y est fondamentalement instable, comme l’atteste la perpétuelle polémique des théories économiques. Il est de l’es­ sence de la raison critique, et c’est particulièrement notoire quand elle œuvre sur des objets sociaux, de revenir indéfiniment sur ses propres produits, en permanence exposés à l’insécurité intellec­ 193

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tuelle et mis à l’épreuve. L’unanimité n’y est donc qu’un état de grâce, particulièrement rare et éphémère. Le régime permanent, c’est la contestation critique et l’affrontement des idées. Dans sa fragilité, cette modalité, qui n’est pas sans évoquer - en moins optimiste - l’idéal habermassien, est tout ce que les marchés, à qui il faut de la certitude durable et dont peu importe la facture, ont en horreur. La deuxième modalité de l’unanimité référentielle, infiniment plus robuste, c’est le religieux. On peut trouver incongrue une telle irruption au cœur d’un débat économique. Il faut donc d’abord rappeler que le référentiel est bien plus qu’un « modèle » purement instrumental. Il a la portée d’une gnose du monde - d’une idéognosis - et, par-delà ses aspects techniques, engage aussi une vision très générale de la société. Il faut ensuite éclairer une fois encore la spécificité du problème de globalisation auquel la poli­ tique économique se trouve confrontée. Une globalisation, très dis­ tincte de celle qu’on retrouve sous le topos de la mondialisation, et qu’il faut comprendre en un sens non pas géographique, mais plus « interne », en la définissant comme le débordement des ins­ titutions différenciatrices ; un sens en tout cas dont la clarification nécessite un bref rappel théorique. C’est l’acquis fondamental de La violence de la monnaie (Aglietta et Orléan, 1982) et des Métamorphoses de la société salariale (Aglietta et Brender, 1984) que d’avoir montré comment le précipité de la violence mimétique était contenu par des appa­ reils différenciateurs, travaillant en permanence à éviter la coales­ cence des opinions ou des revendications en entretenant un sys­ tème de clivages symboliques (nomenclatures, classifications, titres...) En matière d’activité économique, on pourrait ajouter que c’est la division du travail qui donne un ancrage local aux agents et fournit par là ce principe différenciateur : séparation par branches, industries ou métiers, rabattement de l’horizon des agents sur leur activité spécialisée, restriction des anticipations à des analyses conjoncturelles sectorielles... C’est ce type de constructions différenciatrices que la diffusion massive de l’infor­ mation, la rapidité de la communication et la constitution d’une opinion globale ont fini par déborder. La difficulté de renvoyer les agents privés à leur conjoncture locale et l’impossibilité d’empê­ cher leurs regards de se tourner vers la conjoncture globale

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signalent l’arrivée aux limites de l’entreprise de production insti­ tutionnelle de différences. Cette difficulté, à laquelle l’économie « réelle » est déjà en proie, a été portée à un niveau inouï dans la sphère financière par la déréglementation. Sur les marchés finan­ ciers, il n’est d’autre conjoncture que globale, et la fusion des opinions est un risque permanent. Des stratégies différenciatrices, on ne peut certes pas se dispenser, mais on ne peut plus s’en contenter. On peut alors s’inquiéter de ce que la stabilisation des jugements et l’endiguement de l’indétermination ne réclament désormais d’opérer directement au niveau macro-social pour y créer et y entretenir des sens globaux et des significations de masse. Si le corps social en son entier est, on le sait, capable endogènement, mais inintentionnellement, de telles productions, comme l’atteste par exemple le fait religieux, on serait autrement pessimiste quant à la possibilité, que semble pourtant exiger la politique économique confrontée à la globalisation, d’une telle ingénierie communicationnelle délibérée. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le cas allemand, évoqué précédemment, n’apporte en la matière aucune raison d’espérer. C’est bien en pensant à lui en effet qu’on a fait réfé­ rence au fait religieux, car le sens macro-social qui garantit la stabilité allemande est l’émanation d’un monde monétaire enchanté. Bien sûr, une telle proposition ne doit pas conduire à mésestimer dans sa complexité l’architecture des principes qui structurent l’ordre monétaire allemand. Dehay (1995) montre bien la multiplicité de ces principes de légitimation de la monnaie et surtout la diversité des genres sous lesquels ils se rangent. Il serait ainsi imprudent d’y méconnaître la part du rationnel telle qu’elle s’exprime au travers des doctrines de l’ordolibéralisme et de ses projets de Constitution économique. L’indépendance de la Bun­ desbank y est « déduite » de la nécessité d’une autorité séparée de tous les intérêts particuliers - y compris ceux de l’Etat - dans un monde où la présence de rendements croissants dans l’accumula­ tion de pouvoir économique menace en permanence l’égalité de position des agents, notamment face au système des prix. A côté de la rationalité ordolibérale, l’ordre monétaire allemand est cependant également soutenu par un principe que Dehay qualifie de « traditionnel », enté dans un héritage philosophique qui entre Kant, Fichte et Hegel a conduit à faire du respect des « autorités

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publiques » - au rang desquelles la banque centrale peut se compter - une des valeurs cardinales de la cité allemande. Ainsi, la soumission aux directives de l’autorité monétaire, telles qu’on les voit par exemple surplomber les négociations salariales ’, pèse moins du poids de l’adhésion rationnelle que de celui d’une obli­ gation morale. Mais il apparaît surtout que cette multiplicité des principes de l’ordre monétaire allemand est hiérarchiquement organisée et que c’est un principe sacré qui la domine. C’est que ce qui se joue autour de la monnaie allemande est d’une impor­ tance trop profonde pour pouvoir être exposé à la contestation. La monnaie y est en effet vécue comme le principe par lequel la société allemande fait communauté. En atteste a contrario l’épi­ sode historique des années vingt où la défaillance monétaire a été au principe de son engloutissement. Le confirme également le fait que, une guerre mondiale plus tard, l’identité nationale allemande, interdite d’expressions patriotiques-chauvines, s’est trouvé le monétaire comme réceptacle de substitution. C’est dans ce renvoi à la communauté comme totalité que se révèle le caractère quasi religieux que revêt le monétaire en Allemagne. Par-delà l’opéra­ tion des principes rationnels et traditionnels de légitimation de la monnaie, l’unanimité, le respect, les sentiments d’adhésion collec­ tive et surtout la soustraction à toute critique fondamentale dont jouissent les institutions monétaires portent d’abord la marque du sacré et de son efficacité symbolique. Dehay (1995) ne rappellet-il pas que le successeur de K.-O. Poehl à la tête de la Bundes­ bank a été intronisé en l’église Saint-Paul de Francfort ? Alors que les Etats-Unis proclament leur foi sur leurs billets, mais gèrent le dollar avec un pragmatisme bien compris, c’est bel et bien en Allemagne que le monétaire s’est laissé envahir par la transcendance 12. A la lumière de l’exemple allemand, la tentative française d’asseoir la crédibilité de sa politique monétaire sur l’indépen­ 1. Voir Streeck (1995). 2. A moins que le sens exact de l’énoncé ne soit l’inverse et conduise à proposer que le monétaire allemand n’a pas fini d’évacuer sa transcendance originelle, ou plus précisément encore, n’a pas fini de la dissimuler (sur les rapports de la monnaie et de la totalité sociale, voir par exemple Aglietta et Orléan, 1995).

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dance de la Banque de France apparaît alors dans ses contresens successifs. Le premier d’entre eux, exemple type de confusion métonymique, a procédé d’un juridisme incroyablement naïf en se figurant qu’un addendum constitutionnel était susceptible de rem­ placer au pied levé un consensus culturel forgé dans l’histoire. La déconvenue qui n’a pas manqué de suivre l’idée que la copie juri­ dique des statuts de la Bundesbank suffirait ipso facto à en impor­ ter les qualités propres n’a débouché que sur un deuxième contre­ sens, version améliorée du premier, c’est-à-dire tout de même persévérant dans la logique de la décalcomanie. Conscient du défi­ cit d’unanimité propre à la validation démocratique, la Banque de France a paru de plus en plus tentée par les propriétés de trans­ cendance du modèle allemand de politique monétaire dont elle pressentait confusément la magie opératoire. Dans cette direction nouvelle, son gouverneur semble entreprendre de fabriquer à grande vitesse du mythe légitimateur en invoquant sans cesse les figures sacrées de la Loi, de la Constitution, et de l’Apolitisme transpartisan réunis. La manœuvre est assez remarquable dans la capacité adaptative qu’elle témoigne, puisqu’à partir du seul maté­ riau dont elle dispose, le vote constitutionnel, elle parvient à négo­ cier une réorientation stratégique qui abandonne la forme procé­ durale de la légitimation pour verser dans les évocations substantives d’une religiosité républicaine. Comment d’ailleurs ne pas voir là une illustration supplémentaire de ce que la commu­ nication est devenue une composante majeure de la politique monétaire, sa nouvelle part sémiotique en quelque sorte ? Pour endiguer l’instabilité des opinions, pour apaiser les incertitudes et calmer les doutes qui questionnent la norme, la Banque de France délivre une parole qui voudrait peser du poids du sacré et de la communion nationale. Le sémiotique a donc ici une visée mytho­ logique. Produire un sens global ancré dans les profondeurs de l’unanimité, tel est l’objet des rappels constants de la Mission remise à la Banque par la Nation qu’on n’imagine pas autrement que rassemblée. On peut pourtant se demander s’il y a vraiment là une stratégie délibérée et s’interroger sur l’exact degré de lucidité et de ratio­ nalité instrumentale des porte-parole de la politique monétaire sur cette part qui se voudrait sacrée de leur propre discours. C’est là une interrogation qui restera évidemment en suspens mais qui met

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sur la trace de ce deuxième contresens de la politique monétaire française laquelle, éblouie par l’efficacité propre au sacré, n’est probablement qu’à demi consciente de son ressort véritable, à voir de quelle façon elle s’abuse sur la capacité d’une institution à produire du religieux ex nihilo. Comment une stratégie pleinement consciente aurait-elle pu ne pas identifier cet obstacle rédhibitoire que l’ingénierie sociale du mythe n’existe pas ? La fabrication mythologique est une production collective et inintentionnelle. Elle est rebelle aux entreprises de communication. Ce contresens est pourtant flagrant, qui destine trop simplement le cas français à reproduire le cas allemand, lui-même trop rapidement assimilé à un universel, dans la confusion des multiples sens politiques que peut prendre la monnaie. En Allemagne, la monnaie est politique du côté de l’être-ensemble, et c’est cette ouverture sur la commu­ nauté comme totalité qui la dispose à se laisser investir par la transcendance \ En France, la monnaie est politique du côté de la souveraineté de l’Etat. Moins que comme un lien social, elle est d’abord vécue comme un attribut du pouvoir. C’est pourquoi l’indépendance de la banque centrale est vouée à y être considérée comme une dépossession, et la légitimité à lui faire initialement défaut ; un manque originel face auquel la stratégie de la prédi­ cation apparaît comme une réponse dramatiquement insuffisante.

HL LA CRÉDIBILITÉ COMME ÉLECTION

I1L 1. Multiplicité et hiérarchie des formes de la crédibilité Derrière ces apories et ces contresens se dessinent, en plein, les formes supérieures de la crédibilité... et en creux tout ce qui aura manqué à la politique économique française pour y accéder. Quand, par exemple, il s’agit de juger de la crédibilité de l’ancrage nominal, ce n’est pas seulement de la soutenabilité - au sens qu’on a donné à ce terme - d’une parité qu’il est question, c’est de la force d’un engagement. Celle-ci se mesure en partie au travers de 1. Aglietta et Orléan (1995).

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la démonstration répétée de la capacité des gouvernements à vaincre les tentations de l’abandon de l’ancrage. S’il y a des ten­ tations à vaincre c’est que, a contrario, y céder répondrait à une certaine rationalité, c’est-à-dire correspondrait à la poursuite d’un certain intérêt. C’est la possibilité d’un profit qui pourrait être tiré du renversement de politique économique qui fait le prix de la renonciation. Mais un profit à court terme, plaident les partisans de l’ancrage, et qu’il faudrait réintégrer dans un calcul intertem­ porel sur un horizon plus long. Mutatis mutandis, c’est-à-dire à front renversé, ce thème intertemporel vaut également pour la poli­ tique économique « crédible » : avant d’en recueillir les bénéfices éloignés, il faut en consentir les sacrifices proches. La nature des coûts de l’ancrage nominal est bien connue. Ce sont ceux de la contention de la demande et de la recherche de la compétitivité par l’ajustement salarial, de sorte que soit exclue la possibilité d’un déséquilibre extérieur, et démontrée la capacité à se passer de la manipulation du change. Le dispositif d’ensemble de la politique économique doit donc tout entier travailler à éviter qu’à la parité choisie ne se manifestent de manière récurrente des déséquilibres courants - en d’autres termes, il lui faut travailler à rendre sou­ tenable, au sens précédent, le taux de change-consigne. C’est bien là que la crédibilité comme soutenabilité montre ses limites. Car, si « techniquement », par restrictions successives, on peut finir par « caler » une politique économique vérifiant cette condition de soutenabilité, on n’en est pas quitte pour autant de l’obligation de crédibilité. Encore faut-il que les restrictions de la « soutenabilité » apparaissent tolérables pour pouvoir être main­ tenues. Mais tolérables par qui ? Par le corps social qui en sup­ porte les coûts en termes de salaire et d’emploi, et indirectement par le pouvoir politique placé sous la pression de son opinion. Si la « politique économique crédible » est ainsi une patience, tout le problème réside alors dans l’échéancier de ses coûts et de ses profits, mais surtout dans la valeur du taux d’escompte psycho­ logique de ceux qui en supportent les contraintes. C’est donc fina­ lement quelque chose comme une certaine capacité à la discipline ou une certaine tolérance à la souffrance, en tout cas une aptitude du corps social en son entier, qui en dernière analyse fait l’objet du jugement de crédibilité délivré par les opérateurs financiers. Mais on quitte là le champ de l’analyse proprement macroéco­ 199

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nomique pour manier une tout autre matière - politique et sociale. C’est peu dire alors que, au fur et à mesure qu’on s’avance dans ce domaine, on s’éloigne davantage de l’idéal d’objectivité ana­ lytique et de précision quantitative qu’on aurait voulu donner aux normes de la crédibilité. Bien sûr, pour le pays candidat, passer le crible de la soutenabilité, c’est-à-dire de la conformité à la norme référentielle du moment, est une condition nécessaire. Mais il lui faut également faire cette démonstration - d’une tout autre nature - de son aptitude à durer et à endurer ; celle d’un enga­ gement qui lie solidairement le gouvernement et le corps social. Le pays qui a la chance de réaliser la communion de l’un et de l’autre autour de la doctrine de politique économique sur laquelle l’engagement a été contracté est alors mieux placé que les autres pour recevoir cette onction de la crédibilité globale. Seul un cer­ tain degré d’unité intérieure sur les questions de politique écono­ mique est à même de convaincre les marchés que le « soutenable » est aussi « tolérable ». Il faut donc que les divisions, d’habitude organisées et reproduites par le débat démocratique, n’atteignent pas cette matière où elles doivent rester dominées par un consen­ sus de rang supérieur. Ce n’est là pas autre chose que de retrouver la supériorité de l’unanimité sur les formes « communes » de l’accord référentiel. Faire ainsi impression auprès des marchés est donc un facteur clé de succès. Car le propre de cette impression c’est de permettre de disposer au plus vite, voire ex ante, de la crédibilité globale, et, dans cette anticipation, d’en exploiter le potentiel d’effets d’autovalidation qu’elle aussi recèle. Si, plutôt que d’être laborieusement constituée par la longue démonstration de la persistance, la crédibilité est accordée d’entrée, au moment même de l’annonce de la politique économique, alors l’échéancier des coûts et des profits s’en trouve considérablement modifié : les bénéfices accordés plus tôt rendent d’autant plus praticable l’ar­ bitrage intertemporel, et le crédit initial s’autovalide puisqu’il concourt objectivement à améliorer les conditions de la tolérabilité. Cette possibilité d’une ratification a priori, sur une base pour ainsi dire purement déclarative, de la politique économique montre que, en matière de réputation comme de dette financière, le vrai crédit consiste en une antévalidation. Gagée sur une démonstra­ tion d’unité intérieure irréductible non seulement aux critères de la macroéconomie mais aussi à toute appréciation véritablement

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objective, l’aptitude dont disposent certains de bénéficier ainsi d’un tel crédit, et de voir leurs intentions sanctionnées favorable­ ment par anticipation, suggère alors que, en sa forme achevée, la crédibilité s’apparente à une élection. Bien sûr, cette élection n’est pas une faveur qui tombe de nulle part, ou la manifestation d’une préférence aveuglément arbitraire. Les bénéfices de l’antévalidation ne surgissent pas ex nihilo et ils ont souvent derrière eux tout un référent mnésique - le cas de l’Allemagne l’illustre le plus éloquemment. Mais l’épaisseur d’une histoire n’est pas forcément nécessaire à cette élection qui se déter­ mine tout autant des impressions actuelles, et particulièrement de celles que peut produire l’unanimité. En tout cas, lorsque l’alchi­ mie du crédit opère, c’est comme une grâce qui descend sur le nouvel élu. Si l’on voulait poursuivre dans ce registre, on dirait presque que dans sa forme la plus accomplie la crédibilité est une pentecôte. Celui qui en est revêtu semble accéder à une essence supérieure. Il a crédit ouvert, et de plus en plus inconditionnelle­ ment, car la faveur dont il est l’objet peut aller jusqu’à s’autono­ miser et devenir, au moins en partie, indépendante de ses actes réels. Mac Kinnon (1993) note ainsi cette faculté de l’Allemagne à rester - mais jusqu’à quand ? - leader en crédibilité en Europe alors même que ses fondamentaux sont devenus moins bons que ceux de certains de ses voisins. Dans une certaine mesure au moins, l’élection permet donc presque d’en prendre à son aise avec la soutenabilité *. Cette forme supérieure de distinction qui accom­ pagne la crédibilité-élection n’apparaît nulle part plus évidemment que lors des épisodes de crise monétaire. Lorsque tous les repères cognitifs ont basculé et que la désorientation est à son comble, s’il est une seule idée qui ne se laisse pas engloutir, et à laquelle finissent - finissaient ? - par se raccrocher tous les opérateurs, c’est celle que « le mark est fort ». Les verdicts de la crédibilité-élection partitionnent ainsi le 1. Cette plasticité autorisée par l’élection n’est évidemment pas sans limite, et la solliciter à l’excès peut être un jeu dangereux. De ce point de vue, on peut se demander si l’Allemagne, à la peine depuis quelques années, et plus encore dans le contexte de la transition vers la monnaie unique, n’a pas accumulé les « écarts » à un point qui pourrait finir par menacer son élection et mettre en danger son statut de leader en crédibilité globale au sein de l’Union européenne.

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monde des candidats et séparent pour longtemps les espèces. Ceux qui n’ont pas reçu sa faveur sont en situation de prévenu, c’est-àdire de suspicion légitime ; et tout ce que dit ou fait le prévenu pourra être retenu contre lui. A l’inverse tout sourit à l’élu, à qui on prête tant et plus, parfois même au-delà de ce qu’il est capable de fournir. Une entorse à la soutenabilité n’est pour lui qu’une défaillance passagère puisque « à coup sûr » elle sera réparée dans le moyen terme. De la recherche de crédibilité, le prévenu ne connaît, lui, que les dilemmes. Quelque application qu’il y mette, ses efforts besogneux à s’acquitter des engagements de soutena­ bilité sont voués à être jugés soit insuffisants, soit manifestement au-dessus de ses forces, et finalement préjudiciables à ses propres intérêts. La France n’a-t-elle pas fait l’expérience de ce paradoxe, propre à décourager les meilleures volontés, qu’à poursuivre la soutenabilité avec obstination elle s’est vue reprocher en 1992 et 1993 d’en faire trop dans la rigueur, et in fine d’affaiblir sa cré­ dibilité globale. Selon une formule décidément appelée à toutes les déclinaisons, voilà donc que trop de crédibilité tue la crédibi­ lité ! On ne saurait mieux signifier les tautologies de l’élection : seul l’élu sait faire « ce qui convient ». Par principe les autres ne sont pas loin d’avoir systématiquement tort. La politique écono­ mique connaît ainsi des sorts très différents selon le régime de crédibilité globale - « avec » ou « sans » - dans lequel elle est plongée. Autant dans le premier tout est rendu plus amène par l’abondance du crédit, autant dans le second tout fait obstacle, tout est difficulté et tout est interprété à-contre. Les mêmes gestes de politique économique reçoivent alors dans l’un ou l’autre régime des valeurs radicalement opposées : audacieuse manœuvre ici, coupable égarement là. La recherche d’une moindre évaluation pour le mark est une politique intelligemment « pragmatique » et adéquate aux problèmes de compétitivité de l’économie allemande. En d’autres termes, le mark, tant qu’il se maintient dans son statut d’élu, a le pouvoir de jouer sur les mots et d’éviter que sa dépréciation ne prenne le sens d’un affaiblissement, en contradiction évidente avec les représentations usuelles de la « monnaie forte » telles qu’elles prévalent pour les autres pays. Parmi eux, la France ne bénéficie d’aucune facilité pour affronter le même problème de surévaluation. Toute tentative de recherche d’une parité plus favorable est inter­ prétée comme rechute dans les errements dévaluationnistes du passé

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et menace d’initier une crise de défiance cumulative. Telle est la logique de l’élection à l’œuvre quand s’affaiblissent les critères de l’objectivité : une action ne se juge pas en elle-même, c’est la qualité de son auteur qui en fait la valeur. Il fallait donc cette perspective du crédit pour commencer à entrevoir le contresens fondamental du « franc fort ». De manière assez paradoxale - et pourtant fort logique - c’est à Friedman qu’il faut emprunter les mots pour le dire. La force d’une monnaie « tient à sa capacité à fluctuer sans que ces fluc­ tuations ne provoquent de craintes particulières1 ». Ainsi, contrairement aux « évidences » des discours monétaires les plus sommaires - ceux-là mêmes qui servent de doctrine à la désin­ flation compétitive - une monnaie forte n’est pas une monnaie dont la parité est élevée face à une devise-référence ou à un panier de devises. Une monnaie forte est une monnaie dont la parité peut varier dans le calme, c’est-à-dire sans provoquer inquiétude ni affolement ou, pour mieux dire, sans entamer son crédit global. A cette aune, le dollar qui est à 5 F un jour, mais à 4,50 F le trimestre suivant, et à 5,60 F l’année d’après, est une monnaie forte. Bien plus forte en tout cas que le franc qui donne des sueurs froides à toute la communauté financière lors­ qu’il passe de 3,37 à 3,40 contre le mark. Est donc forte non pas la monnaie qui s’arc-boute quels qu’en soient le prix et la précarité à une parité-performance, mais celle qui, par-delà ses fluctuations sait se maintenir dans la créance, si l’on peut ainsi user du vocabulaire de la finance pour dénoter la combinaison du crédit et de la croyance. Tel est bien le propre de l’élection, qui autorise alors celui qui en est revêtu à tenir indépendants le registre objectif de l’évaluation quantitative et le registre her­ méneutique du jugement. Le deutschmark accomplit bien cette démonstration de force tant que les énoncés constatant sa dépré­ ciation objective de x % contre le dollar ne parviennent pas à contaminer les croyances en sa valeur que, pour faire contraste et moyennant un excès contrôlé de langage, on pourrait dire sociale, en tant qu’elle est collectivement et interprétativement conférée par la « société financière ». La force d’une monnaie

1. Friedman (1996).

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- la force du crédit - n’est donc rien d’autre que cette capacité à maintenir déconnectés les deux ordres de la valorisation : valo­ risation objective, sous l’espèce du nombre, et valorisation appréciative, inséparablement subjective et intersubjective.

III. 2. La crédibilité inachevée de la désinflation compétitive

Ainsi finit par apparaître tout ce qui aura manqué à la désinfla­ tion compétitive pour activer comme elle le souhaitait son enchaî­ nement à la fois le plus typique et le plus central, à savoir le lien supposé entre appréciation du « franc fort » et baisse des taux d’intérêt. C’est qu’il était difficile d’aborder cette question sans avoir préalablement fondé sur la médiation par les représentations une relecture critique des problématiques de la crédibilité. Car, d’une part, entre taux de change et taux d’intérêt, il n’y a pas que les liens de la mécanique simple entre parité et rémuné­ ration des actifs que retient la macroéconomie élémentaire. Cette relation est offerte à une multiplicité de schémas interprétatifs qui influencent décisivement sa conformation et lui donnent autant de visages différents. C’est pourquoi ce que la désinflation compéti­ tive a pris pour une liaison nécessaire n’était qu’une configuration parmi de nombreuses autres possibles. Or, d’autre part, activer celle de ces configurations qui corres­ pondait à son projet requerrait de la désinflation compétitive qu’au-delà des seuls engagements de soutenabilité, elle ait atteint la crédibilité en sa forme supérieure. C’est donc parce qu’elle a méconnu la multiplicité des logiques de la crédibilité et qu’elle s’est abusée sur celle qui était à sa portée que la désinflation compétitive n’a pas vraiment tiré de l’ancrage nominal, pourtant maintenu contre vents et marées, tous les avantages qu’elle en attendait en termes de taux d’intérêt. Les multiples formes de la relation taux d’intérêt-taux de change Effet typique du travail de diffraction des représentations, la relation entre taux d’intérêt et taux de change n’a plus ce visage unique que lui ont longtemps prêté les modèles de la macroéco­ nomie internationale traditionnelle. Elle est devenue fondamenta­ lement polymorphe, et la diversité de ses contenus, comme ses 204

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soudaines métamorphoses, font une contingence avec laquelle la politique économique doit désormais compter. La première chose à faire pour comprendre comment la désinflation compétitive, en son enchaînement majeur, s’est perdue, consiste donc à envisager les multiples formes que peut prendre cette relation suceptible de varier à la fois selon son signe et selon le sens de sa causalité. Du taux d’intérêt au taux de change : une liaison positive. C’est là la relation taux d’intérêt-taux de change dans sa forme la plus traditionnelle, telle que la macroéconomie « usuelle » la fait figu­ rer dans les modèles simples d’économie ouverte. Une apprécia­ tion de la rémunération des actifs libellés dans une devise rend cette devise plus attrayante et concourt à son appréciation. Du taux d’intérêt au taux de change : une liaison négative. Forme paradoxale, en tout cas par rapport à la précédente, cette liaison négative du taux d’intérêt vers le taux de change donne une première idée du travail des représentations et de leur capacité génétique. On a déjà présenté la « logique » interprétative qui la sous-tend : l’élévation du taux d’intérêt (administré), initialement instrumentée par les autorités monétaires pour maintenir ou ren­ forcer la parité du franc, est perçue par les marchés financiers comme une contrainte excessive pesant sur la croissance, mais également, dans certains contextes politiques, comme la possibilité d’un conflit entre gouvernement et banque centrale indépendante. Le jeu des interprétations subvertit donc radicalement le projet de la politique monétaire puisque cette lecture de la hausse des taux d’intérêt contribue à induire une réaction d’inquiétude qui s’ex­ primera, à rebours de l’intention initiale, par une défiance vis-àvis du franc et une tendance à sa dépréciation. Du taux de change au taux d’intérêt : une liaison négative. C’est le mécanisme rêvé par la désinflation compétitive. Une appréciation du franc corrélative de sa plus grande « désirabilité » intrinsèque permet d’en abaisser la rémunération. C’est là l’effet de crédibilité « standard » que la politique économique française n’a cessé de rechercher depuis plus d’une décennie. Cette variété des formes qu’est susceptible de revêtir la relation taux d’intérêt-taux de change ne pouvait que dérouter une poli­ tique économique misant aussi délibérément sur une stratégie de monnaie forte, et la conduire dans d’inextricables paradoxes. Il faut d’abord noter comment, exposées à l’éventualité d’un enchaî­ 205

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nement du deuxième type, les autorités monétaires peuvent se retrouver privées de la possibilité de défendre leur parité cible contre une attaque spéculative. Dans la phase de latence qui pré­ cède l’affrontement ouvert entre banque centrale et marchés, le relèvement des taux d’intérêt peut en effet s’avérer non pas seu­ lement insuffisant à enrayer le commencement de défiance, mais véritablement contre-productif. Si l’effet de rémunération (méca­ nisme de type 1) est dominé par l’effet d’anticrédibilité (méca­ nisme de type 2), l’augmentation des taux est lue comme un aveu de faiblesse et un manque de confiance de la banque centrale ellemême dans sa propre monnaie, justifiant d’autant plus aux yeux des marchés leur évolution vers la défiance. Lorsque les solutions immédiates - stratégies de communication, premiers engagements de réserves - ont été épuisées, les autorités monétaires n’ont alors plus le choix qu’entre tenter une réaction de taux qui ne fera qu’aggraver la crise, ou observer passivement le déroulement des événements en espérant que la fluctuation régresse d’elle-même sans dégénérer en conflit ouvert. Les stratégies de gestion « à chaud », permettant de faire face aux prodromes d’une crise moné­ taire, sont donc profondément déstabilisées par ces transformations des contenus de la relation taux de change-taux d’intérêt. Mais la politique monétaire « ordinaire », dans son registre propre, souffre tout autant de cette variabilité. En effet, l’enchaînement souhaité par la désinflation compétitive était loin d’être la seule forme de relation possible entre taux de change et taux d’intérêt. L’expérience poursuivie pendant plus d’une décennie a montré que la recherche du franc fort s’est le plus souvent soldée par l’activation du premier de ces trois méca­ nismes, celui par lequel l’appréciation de la devise est obtenue par le secours d’une rémunération élevée. Faute de parvenir à mobi­ liser le « bon » enchaînement, le franc fort n’a été maintenu que comme une réalité artificielle, et s’est autonomisé comme un objectif propre, poursuivi pour lui-même, dans l’oubli des béné­ fices qu’il était censé rapporter... et des coûts qu’il pouvait engen­ drer. Force est donc de constater que cette politique économique qui s’était délibérément engagée dans une stratégie de « crédibi­ lité », en en acceptant les contraintes de longue haleine, n’en a recueilli que bien peu de profit, en tout cas relativement aux efforts 206

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qu’elle aura consentis. Pour comprendre cette infortune, il faut en revenir à la multiplicité des formes de la crédibilité, et au choix que sans le savoir - car installée dans une conception naïve des « disciplines » - la désinflation compétitive a fait parmi elles.

L’élection refusée Il y a des contresens conceptuels coûteux. Celui que la désin­ flation compétitive aura commis à propos de l’idée de crédibilité en fait indiscutablement partie. En espérant que l’engagement de renoncer à la dévaluation assorti d’un respect scrupuleux des dis­ ciplines dites « orthodoxes » lui vaudrait les faveurs des marchés, la désinflation compétitive s’est laissé abuser par une conception objectiviste et substantialiste de la crédibilité. C’était d’abord là méconnaître la difficulté d’établir des critères incontestables de la bonne politique économique et par conséquent, croyant s’en remettre à la tutelle éclairée des marchés, s’abandonner en fait à leur subjectivité collective, c’est-à-dire, parfois, aux errements de leurs élaborations normatives. Mais c’était surtout ne pas voir, d’une part, que la crédibilité admet plusieurs formes, et, d’autre part, que le seul respect des « disciplines » ne suffit pas pour accé­ der aux plus efficientes d’entre elles. C’était en d’autres termes ne pas identifier que, si une forme faible de crédibilité peut être défi­ nie en termes de soutenabilité, c’est-à-dire de respect d’un certain nombre de contraintes « techniques » - dont l’objectivité est d’ailleurs en soi sujette à caution -, la forme supérieure de la crédibilité est de l’ordre de Y élection et mobilise un tout autre registre du jugement que celui de l’appréciation quantitative. Or, seule cette forme forte en garantit vraiment les bénéfices tels que la désinflation compétitive ambitionnait de les recueillir ; une forme forte que précisément elle n’a jamais été en mesure d’at­ teindre. C’est donc pour avoir trop cru que la crédibilité n’était qu’une affaire de discipline macroéconomique que la désinflation compétitive n’en a pas compris les logiques supérieures, ni a for­ tiori perçu tout ce qui l’en séparait. La déconvenue française est finalement l’histoire d’une naïveté abusée. Appuyée par le zèle des convertis de fraîche date, la désinflation compétitive s’est pliée avec enthousiasme à toutes les contraintes d’une conception de la bonne politique économique qui prenait la crédibilité pour une substance « objective » - résu­

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mée par les consignes de la soutenabilité. Quelle n’est pas la déception lorsque après tant de bonne volonté déployée et tant d’efforts dépensés à épouser ce credo, l’essentiel manque encore. L’essentiel, justement, c’est l’élection, à laquelle le labeur ne suffit pas, et qui parfois semble tenir de la grâce. C’est dire que, tant que cette onction fait défaut, les parités fortes nécessitent d’être soutenues par des taux élevés, expression de ce que l’aptitude de la société à porter le « franc fort » reste objet d’interrogation. C’est dire aussi que la marche à suivre pour faire partie des élus n’est pas très claire, et qu’en tout cas le mode d’emploi de la crédibilité globale ne se réduit pas aux instructions simples de la « rigueur ». Entre incompréhension et déception, il sera d’ailleurs arrivé plus d’une fois aux autorités de la politique économique de faire entendre comme une interrogation douloureuse sur les raisons injustes de cette élection refusée. L’embellie de 1996... et ses mirages Mais cette époque n’est-elle pas révolue quand le repli des taux d’intérêt qui s’est opéré presque continûment de 1996 à mi-1997 semble donner tort à l’analyse précédente et signifier qu’est enfin venu le temps d’engranger les bénéfices d’une crédibilité patiem­ ment accumulée ? Ils sont nombreux ceux qui pourraient être tentés de voir dans ces dix-huit mois une sorte de triomphe du modèle standard de la crédibilité-discipline. Il ne faut pourtant pas s’y tromper : les jours heureux que coule objectivement la poli­ tique monétaire française en cette année 1996 sont bien moins l’effet d’une concrétisation - mais alors plus que tardive ! - des vertus de la désinflation compétitive, que la divine faveur d’un dollar sensiblement réapprécié et surtout de la croyance en l’avè­ nement de l’euro qui aura préservé la parité franc-mark de toute turbulence et rendu possible la baisse des taux d’intérêt. Ainsi, il se pourrait que par une illusion d’optique typique d’une certaine propension (assez universelle au demeurant) à prendre leur désir théorique pour la réalité, les défenseurs de la désinflation compé­ titive lui aient attribué les mérites d’une détente monétaire dont les conditions de possibilité viennent en fait d’ailleurs et lui sont assez largement étrangères. On sait, en premier lieu, la part que peut prendre le dollar à la modulation des tensions au sein du SME. En minorant la demande

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relative pour la monnaie allemande, il est vraisemblable que son appréciation ait significativement joué comme un stabilisateur de la parité franc-mark. Mais l’essentiel est probablement ailleurs. C’est en effet dans le changement de régime de l’opinion financière qui survient à la fin de l’année 1995 qu’on pourrait chercher la raison principale de la remarquable stabilité de l’axe central du SME observée depuis lors et jusqu’au moins mi-1997. Alors que, deux ans après 1993, l’onde de choc de la crise monétaire n’est pas encore complètement amortie, les incertitudes de la campagne présiden­ tielle ont achevé de pousser le franc, sinon à user intégralement des marges élargies, du moins à s’éloigner sensiblement de son cours-pivot. Pourtant, le retournement de politique économique du 26 octobre 1995, l’avancement sensible des préparatifs à l’euro et surtout la reconnaissance implicite du sérieux du projet par des Américains qui commencent à s’en inquiéter précipitent un retour­ nement assez profond de l’opinion financière qui passe fin 1995début 1996 d’une méfiance diffuse à une croyance de plus en plus affirmée en la réalité du passage à la monnaie unique. Dès lors que cette conviction est acquise et devient majoritaire, la parité franc-mark cesse ipso facto d’être problématique. C’est cette rela­ tive tranquillité, gagée par la croyance globale de la finance en l’achèvement de l’UEM, qui permet alors d’entreprendre une baisse graduelle des taux d’intérêt, ou plus exactement qui autorise les taux français à suivre au plus près la baisse des taux allemands (voire même à faire mieux dans le compartiment des taux longs). Mais cette marge de manœuvre retrouvée par la politique moné­ taire ne tient pas tant à la vertu intrinsèque de la désinflation compétitive qu’à l’importation de crédibilité globale attachée à un projet qui la dépasse assez largement. Loin qu’il doive être inter­ prété comme le dividende d’un capital de réputation patiemment constitué - thèse où l’on reconnaît la forme typique d’une pensée substantialiste de la crédibilité - l’épisode heureux de 1996 confirme en partie l’idée d’un holisme de la crédibilité où c’est l’approbation collective posée ex ante qui redéfinit les principes de vision du monde et de valorisation des comportements des agents. En tout cas, on ne peut exclure que le mirage auquel la désin­ flation compétitive aura été tentée de croire se dissipe soudaine­ 209

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ment : que le contexte favorable qui aura nourri son illusion vienne à s’effacer, et le franc serait aussitôt rendu à ses incertitudes. Le rappel de cette contingence serait particulièrement violent si venait à se retourner la croyance européenne. Et on peut penser que le franc « fort » souffrirait cruellement d’une remise en question du déroulement nominal de la marche à l’UEM, instabilité qui fait mieux voir que, loin des enchaînements vertueux rêvés par la désinflation compétitive, la parité franc-mark n’est pour l’essentiel, depuis 1992, que le reflet de l’incertitude pesant sur le devenir de l’euro, et que la politique monétaire française ne fait plus qu’en­ registrer les variations de la croyance globale qui s’exprime à ce propos. Que celle-ci s’évanouisse et on peut craindre que, dans sa brutalité, la réaction des marchés ne se charge de rappeler aux uns et aux autres qui bénéficie de la crédibilité globale et qui n’en bénéficie pas... à moins bien sûr que - fin d’une époque - le mark ne soit lui aussi emporté dans la tourmente. L’élection, ou les impressions fortes de l’unanimité Pourtant, à trop faire confiance aux métaphores de la grâce et de l’élection, on pourrait être conduit à considérer qu’il y a quelque chose comme un mystère de la crédibilité, renvoyant ses verdicts à un mélange d’ineffable et de pur arbitraire. Certes, le problème auquel se trouvent confrontés les jugements de crédi­ bilité est fondamentalement irréductible à des algorithmes parfai­ tement définis. Les critères analytiques manquent lorsqu’il s’agit d’apprécier la force d’un engagement ; et on peut d’ailleurs se demander si la logique de l’impression qui gouverne la délibéra­ tion de la finance ne lui rend pas ses propres jugements, au moins pour une part, opaques à elle-même - dès lors comment pour­ raient-ils être parfaitement transparents à des tiers candidats, plus encore quand ceux-ci n’ont pas même conscience de la logique relationnelle spécifique qui les lie à leurs censeurs ? Le pari du présent travail tient pourtant que la réinterprétation « élective » de la crédibilité n’aboutit pas nécessairement à rendre incompréhen­ sibles ses faveurs ou, comme dans le cas français, ses défaveurs. La thèse qu’on aura tenté d’esquisser ici suggère que c’est forme de l’accord référentiel qui conditionne l’impression produite sur les marchés. La crédibilité n’est pas qu’affaire de calibrage d’une politique économique comme le donnent à croire les conseils

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étroits de la soutenabilité. Quand l’élection est en jeu, c’est une aptitude de la société en son entier qui vient à l’examen, et notam­ ment l’intensité et la modalité de son adhésion à son modèle de politique économique. Dans ces conditions, parce qu’elle donne à l’engagement collectif sa forme la plus accomplie, c’est l’adhésion-unanimité qui est la plus à même de faire effet auprès des marchés. Mais celle-ci, on l’a vu, ne se construit pas à la demande. La modalité rationnelle-critique de l’unanimité est instable dans le monde social. Quant à sa modalité religieuse, elle n’est pas inten­ tionnellement reproductible et ne répond à aucune ingénierie sociale connue. C’est pourquoi les effets d’unanimité ne sont pas accessibles à tous. A ceux qui n’ont pas la chance d’en disposer, il ne reste alors que les formes « ordinaires » de l’accord référentiel, accord possible mais imparfait et temporaire, tentative de stabilisation d’un sens global mais qui, dans le cas de la désinflation compétitive, ne pouvait déboucher que sur une sécularisation « technique » du religieux monétaire allemand : la crédibilité, mais comme soutenabilité. Or cette forme faible de la crédibilité, réduite aux seuls engagements à la « vertu » du gouvernement, n’apparaît que trop visiblement comme l’effet d’une norme technique finalement imposée du dehors. Elle n’a pas la force qui lui viendrait, comme dans le cas allemand, d’être l’émanation du corps social lui-même, d’être incorporée à la communauté comme une seconde nature. Là où la société allemande exprime une part de son être profond et communie - c’est-à-dire reproduit la démonstration continuée qu’elle fait communauté - dans le respect des principes de la norme moné­ taire de l’ancrage nominal, la société française demeure sous la contrainte d’une discipline qui n’est pas d’elle, disposition hété­ rogène à sa phylogenèse, trop récemment acquise, et donc tou­ jours susceptible - et toujours suspectée - d’être révoquée. Si l’on osait, pour faire image, prendre le risque d’une utilisation métaphorique et même aventureuse de l’appareil conceptuel pro­ posé par Bourdieu (1980), on dirait que la norme monétaire de l’ancrage nominal est comme l’habitus de la société allemande. Cette dernière s’y conforme avec la spontanéité qui tient aux propensions les plus profondément incorporées, c’est-à-dire sans effort particulier et sans subir les douleurs de l’hétéronomie ou le mal-ajustement à l’hétérogène. 211

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

En tout cas, en sa forme de conversion aux prescriptions d’une rationalité économique externe, la crédibilité « technique », à laquelle la France est pour l’heure condamnée, tente de construire un sens global mais infiniment plus fragile, et faute de disposer de la profondeur du sacré, elle est affligée de l’imperfection congé­ nitale des entreprises profanes. Elle n’a ni la densité ni l’élan d’authenticité d’une disposition intime ou d’une alliance fonda­ trice qui se reconnaissent au premier coup d’œil et frappent les observateurs ; et les stratégies de communication qui voudraient la faire passer pour telle ne trompent personne. C’est pourquoi la crédibilité, dans sa modalité technique, externe et hétéronome n’a pas la force de l’évidence, et se trouve en permanence exposée aux critiques symétriques d’en faire trop ou pas assez. En dépit de tous ses efforts et de son inépuisable bonne volonté, la désin­ flation compétitive française, pour n’avoir pu dépasser le stade du ralliement et atteindre celui de l’engagement fondateur, n’est jamais parvenue à lever tous les doutes et à aller au bout des bénéfices que la logique de la crédibilité lui avait laissé espérer. On peut alors trouver exorbitante cette situation qui, pour accéder à la crédibilité, exige d’en incorporer les réquisits au point d’en faire sa « vraie nature » ; un impératif qui d’ailleurs n’est pas sans avoir certains des traits du double bind (Bateson, 1980) dont on connaît les apories, et, au moins en matière de psychologie indi­ viduelle, les désagréables conséquences.

Que ce soit au terme d’un effet de méconnaissance ou de dis­ simulation, l’illusion d’une crédibilité substance ou essence objec­ tive doit être préservée puisque révéler son caractère de construc­ tion collective équivaudrait ipso facto à autoriser la mise en question de la validité et du bien-fondé de ses prescriptions. A l’inverse, la première tâche d’une analyse critique en la matière, c’est de rétablir dans la plénitude de ses caractéristiques - arbi­ traire et an-objectivité comprises - la dimension normative et sociale d’une crédibilité qui n’est pas une substance mais un rap­ port, et même un complexe de rapports. Souligner ainsi cette dimension collective et institutionnelle, c’est se permettre de rap­ porter aux évolutions d’une configuration relationnelle l’émer­

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LES IMPASSES DE LA CRÉDIBILITÉ

gence et la transformation des « contenus » de la crédibilité, comme la possible crise de la norme de politique économique. C’est également se permettre d’étendre à la politique économique quelques-unes des intuitions fondatrices que la théorie de la Régu­ lation a développées à propos de la croissance. Comme les contra­ dictions sont immanentes au processus de l’accumulation, l’indé­ termination est, à l’époque de l’opinion globale, la condition primordiale de la politique économique, le fond sur lequel elle se déploie. Et dans un cas comme dans l’autre, ce sont des formes institutionnelles particulières qui contiennent les tendances à la crise. S’agissant de la politique économique, ce sont les dispositifs institutionnels du référentiel qui remplissent cette fonction. Mais en matière de politique économique comme en matière de crois­ sance, le pire correspond à la situation où les institutions qui sou­ tiennent leur fonctionnement ordinaire sont atteintes mais toujours en place. Que la norme de politique économique en vigueur soit contestée sans qu’une norme alternative ne l’ait clairement rem­ placée, et l’incertitude interprétative malmène les régularités jusque-là attachées à un référentiel « en régime », reconduisant la politique économique à son indétermination primitive. On peut penser que tel est actuellement le cas de la politique économique française dont la norme - celle de la désinflation compétitive - voit s’effilocher l’accord réalisé autour d’elle depuis plus d’une décennie. Dès lors qu’elle est ainsi mise en question dans le débat public, et avec l’éventualité de conséquences poli­ tiques significatives, c’est son statut même de norme qui se trouve attaqué. Or rien n’est pire pour la politique économique que de se retrouver ainsi plongée dans l’affrontement de visions du monde concurrentes, et confrontée au risque d’oscillation et d’instabilité qui persiste tant que l’une d’entre elles n’a pas été élue avec netteté. Entre « norme en régime » et « norme en crise », on dispose alors d’une première vue synthétique des régimes de formation des anticipa­ tions (figure 5). De cette courte récapitulation se dégagent deux conclusions princi­ pales. D’une part, il faut redire que la prophétie autoréalisatrice n’est pas un caractère permanent du fonctionnement de la finance puisque l’hétérogénéité peut prévaloir lorsque la norme est en régime et qu’elle

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Norme de politique économique

Norme « en régime »

Norme « en crise »

Respect de la norme

Transgression de la norme

Perte des repères cognitifs

Homogénéité des représentations au niveau des “grands principes” de la norme Hétérogénéité des anticipations au niveau “inférieur”

Polarisation sociologique Pæ- convergence référentielle

Polarisation mimétique et instabilité doxique

Figure 5 est respectée. D’autre part, quand la polarisation des opinions se produit, il convient d’en distinguer les différentes modalités. La polarisation qui survient à l’occasion de la transgression par la politique économique d’une norme en vigueur peut être dite « sociologique » car elle procède de la subordination des doctrines d’agents au corpus partagé des grands principes du référentiel. Tout autre est la polarisation de crise qui répond précisément à l’effacement d’une telle référence commune. Orléan (1990) a montré comment la contagion mimétique en était le vecteur, et comment elle s’imposait comme réponse collective à une telle situation de désorientation et d’incertitude radicales.

A supposer qu’on veuille bien les considérer comme tels, ces bénéfices théoriques ne sauraient faire oublier les risques au prix desquels ils ont été obtenus. La première objection qui pourrait leur être opposée tient évidemment aux difficultés que fait naître l’hypostase du « marché financier », fréquemment pratiquée dans la présente analyse. On imagine sans peine le réflexe qu’a ainsi pu susciter auprès des tenants du principe de Popper-Agassi l’évocation d’une « intersubjecti­ vité » entre acteurs institutionnels, c’est-à-dire collectifs, ou encore l’idée des difficultés et de la déréliction où se trouverait un marché contraint de penser « solitairement » un ordre du monde. A propos du maniement

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LES IMPASSES DE LA CRÉDIBILITÉ

de l’hypostase, la difficulté réside probablement dans l’approche d’un optimum, à égale distance de deux écueils symétriques : se l’interdire par principe, c’est camper dans un mélange d’individualisme méthodo­ logique et de nominalisme extrêmes et s’empêcher de reconnaître l’exis­ tence et l’autonomie propre de collectifs constitués ; lui faire une trop grande confiance, c’est risquer de se laisser entraîner dans la logique d’une subjectivation indue. Il n’est pas question d’entrer ici dans la dis­ cussion de cette question ni dans le détail des moyens conceptuels propres à donner un sens à l’idée de visions du monde et de compor­ tements « cohérents » attachés à des acteurs collectifs. A ceux qui, ver­ sion « pratique » ou « empirique » de la précédente objection, souligne­ raient l’hétérogénéité des acteurs, des finalités de leur présence sur le marché et de leurs stratégies propres, hétérogénéité qui interdirait de donner à la « finance » le visage monolithique et unifié que lui prête implicitement l’hypostase, on peut répondre que ces différences sont probablement secondes par rapport à une communauté foncière d’intérêt, une identité de position dans l’économie et la société, repérables au moins à un certain niveau d’abstraction ; quelque chose comme un habi­ tus de classe associé à une commune appartenance à ce qu’on pourrait appeler le capital financier.

Même si cette dernière piste mériterait assurément d’être explo­ rée, on peut d’ores et déjà se contenter d’un niveau théorique intermédiaire pour donner corps à cette homogénéité qui est fabri­ quée et reproduite institutionnellement : par l’alimentation aux mêmes sources d’information, la lecture des mêmes médias et des mêmes « lettres » professionnelles, par l’écoute des mêmes gou­ rous ou analystes renommés, transformés en faiseurs d’opinion réputés et suivis, par les contacts interpersonnels des acteurs les plus importants entre lesquels s’opère la convergence vers une « pensée » commune qui par diffusion sera explicitement adoptée ou implicitement suivie par le reste des opérateurs. C’est pourquoi d’ailleurs il serait plus qu’opportun de conduire une étude de cas institutionnelle destinée à faire le point sur l’ensemble des dis­ positifs par lesquels se forment les représentations, les jugements, les anticipations, qui viserait à mettre au jour les filières d’où naissent les opinions et les visions dominantes. A cette fin, il serait intéressant, après avoir préalablement dressé une taxinomie des différents acteurs, c’est-à-dire après avoir pris une vue aussi pré­ cise que possible de leur hétérogénéité, d’éclairer tous les liens 215

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

sociaux, interpersonnels, d’intérêt, cognitifs, idéologiques qui construisent le sentiment de communauté financière et conduisent le groupe des opérateurs, au-delà de ses différences internes, à des comportements collectifs « cohérents 1 ». Dans un autre registre, quoique d’une certaine manière rattachable au précédent, il ne faut pas non plus dissimuler ce que la présente analyse a d’idéaltypique. Elle a abstrait les différences pour privilégier le commun. Elle a aussi considéré des processus épurés qui ne s’observent pas toujours tels quels dans la réalité de la conjoncture financière et de ses bruits de fond. Ainsi, par exemple, on pourrait préciser que les états « norme en régime », « norme en crise » ne sont pas, dans les faits, séparés avec la netteté que suppose leur dichotomie abstraite. L’indéter­ mination de la politique économique est donc un état dont l’« intensité » est variable et peut même être sujette à des fluctuations courtes.

Certains pourront trouver également que l’intuition conjecturale présentée pour rendre compte de la dérive endogène de la norme de la désinflation compétitive est à la recherche d’une unité théo­ rique artificielle là où le simple examen des évolutions macro­ économiques livrerait l’essentiel : le creusement des déficits et le gonflement des dettes publiques consécutifs à la récession du début des années quatre-vingt-dix suffiraient en eux-mêmes à expliquer l’attention portée par les marchés financiers à ce type de problème et leur intégration corrélative dans les réquisits de la crédibilité. On ne peut pourtant pas s’empêcher de penser qu’il y a matière à raccorder théoriquement cette succession d’interfé­ rences diffusées par les marchés financiers qui interposent en per­ manence un objectif intermédiaire entre la politique économique et l’objectif final de la réduction du chômage. La décennie quatrevingt a sacrifié au préalable de la désinflation hors duquel, paraîtil, rien n’était possible. L’inflation éradiquée, voilà maintenant que la résorption du chômage passe par le préliminaire de la « mise en ordre des finances publiques ». L’intuition du présent travail, c’est qu’il n’y a pas là qu’une succession de hasards conjoncturels malheureux mais qu’au contraire on n’en a jamais fini de tran­ 1. Le travail de Carluer (1994) constitue une première contribution dans cette direction.

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LES IMPASSES DE LA CRÉDIBILITÉ

quilliser la finance. En présentant la conjecture de la dérive endo­ gène de la norme de politique économique, on a voulu tenter de formuler d’une autre façon ce qu’on avait déjà suggéré ', à savoir qu’il est dans la disposition profonde des marchés de n’être jamais en paix même, et peut-être surtout, lorsqu’ils sont laissés livrés à eux-mêmes. Identifier le travail conceptuel qui permettrait de les mieux fon­ der ne suffit cependant pas à effacer le pessimisme ou la frustra­ tion que font immanquablement naître les résultats négatifs, résul­ tats d’impossibilité ou, comme dans le cas présent, résultat d’indétermination, spontanément vécus comme des échecs de la pensée. Pourtant, passé le premier moment, bien légitime, de désarroi, on inclinerait plutôt à considérer que ce résultat d’indé­ termination de la politique économique, dont on a d’ailleurs vu qu’il n’était effectif que dans certaines conditions, est porteur de bénéfices théoriques réels. Quand ces conditions particulières sont réunies, son avantage essentiel est en effet de fournir une bonne raison de cesser de s’escrimer à donner une réponse à une question qui n’en admet pas, et corrélativement d’abandonner sans regret la « mauvaise » question pour songer à lui en substituer de meil­ leures. Si se trouvait avérée F indécidabilité de la controverse de politique économique, le débat positif sur les chances comparées de la désinflation compétitive et de l’« autre politique » ne méri­ terait pas une minute de peine supplémentaire. Dire cela n’enlève rien à la nécessité du débat normatif sur leurs mérites comparés. Quand bien même la rationalité économétrique ne fournit plus aucune aide à la décision dans un contexte d’opinion finan­ cière globale, elle reste l’un des meilleurs moyens d’évaluer les perfor­ mances « intrinsèques » d’une politique économique, c’est-à-dire ses effets « hors perturbation financière » - cela dit en passant un peu rapi­ dement sur la possibilité d’isoler cette « perturbation » et de reconstituer la dynamique économique qui aurait été engendrée en son absence. Par là, l’économétrie reste un outil normatif indispensable, et à au moins deux titres. D’abord, elle continue d’éclairer le débat public quant aux pertinences macroéconomiques respectives des politiques en concur­ 1. Supra chapitre IV.

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LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

rence, et même si cette analyse demeure de l’ordre de l’abstraction, elle est d’une abstraction utile. Ensuite, elle est toujours susceptible d’être écoutée par les opérateurs financiers eux-mêmes, et on ne peut exclure que leurs jugements parfois puissent se laisser influencer par ses conclu­ sions. Ainsi l’économétrie pourrait changer de statut intellectuel et social. D’entreprise de prévision qu’elle était auparavant, dédiée à éclai­ rer l’avenir et à en cerner les enchaînements avec le plus de précision, elle devient une parole qui s’adresse à l’opinion globale, notamment financière, et contribue à orienter ses anticipations conformément à un exercice de rationalité.

Quoi qu’il en soit, seule l’histoire, en la forme d’une contin­ gence financière, tranchera le conflit des deux politiques écono­ miques, mais au profit d’un camp qui ne saura pas pourquoi il aura eu raison. Plutôt que de ressasser indéfiniment les termes d’une polémique qu’on sait désormais indécidable a priori, il pourrait donc être plus urgent de réfléchir aux moyens de se débar­ rasser d’une indétermination qui abandonne le succès ou l’échec à un assentiment ou à un dissentiment, de toute manière insaisis­ sables, du marché financier. Tenter de stabiliser des jugements en proie à l’indétermination et de leur fournir des ancrages tranquillisateurs est une tâche pour laquelle la politique économique n’a pas encore acquis une compétence spécifique. Même si la parole de l’Etat pèse dans la production du référentiel, elle est loin d’en contrôler intégralement les énoncés. Mais elle est plus incapable encore de maîtriser la modalité d’adhésion du corps social à ce référentiel. Or les analyses qui précèdent suggèrent que toutes ces modalités ne se valent pas, et que seule celle d’une unanimité quasi religieuse est en mesure de produire sur la finance des impressions suffisamment fortes pour l’apaiser durablement. C’est là bien sûr un mode d’être de la communauté dont nul n’a le secret, et que personne, pas même l’Etat, ne saurait prétendre acti­ ver délibérément. Voilà donc que la deuxième question - celle des moyens de lever l’indétermination - qu’on avait substituée à la première celle de la controverse de politique économique - menace de n’admettre pas davantage de réponse satisfaisante, non pas cette fois pour cause d’indécidabilité mais pour cause d’impossibilité. Il faut donc en envisager une troisième. Quitte à le dire assez simplement, se tient derrière ce travail l’intuition que tout débat 218

LES IMPASSES DE LA CRÉDIBILITÉ

sur la politique économique restera vain tant qu’on n’aura pas levé l’hypothèque des marchés financiers. La troisième question à laquelle invite donc à réfléchir cette série d’impasses successives, c’est celle de la transformation d’un monde financier dont on peut craindre qu’il n’admette plus que l’unanimité comme état stable, et qu’il ne tolère plus le dissensus d’un débat public contradictoire, c’est-à-dire, en définitive, que même l’incertitude démocratique lui soit devenue insupportable.

CHAPITRE VII

L’économie réelle elle aussi...

Les marchés financiers et les relations de crédibilité qui s’y nouent n’épuisent pas le champ de l’opinion globale qui tend de plus en plus à déborder les limites de la finance pour contaminer les comportements de l’économie réelle. Cet envahissement de l’économie réelle par les logiques de l’opinion globale montre la généralité du phénomène mais a aussi en soi quelque chose d’in­ quiétant. Si, après la finance qu’on sait de longue date sujette aux secousses spéculatives, l’économie réelle qu’on pensait être un môle de stabilité et d’objectivité cède à son tour, et à sa façon, aux emballements des dynamiques collectives d’opinion, alors la poli­ tique économique se trouve mise en danger sur tous les fronts. A mesure que les pathologies de l’opinion globale gagnent du terrain, ses espaces de tranquillité, c’est-à-dire les domaines suffisamment « réguliers » pour qu’elle puisse exercer sa rationalité tradition­ nelle, telle qu’elle est décrite par l’économétrie, s’amenuisent. La perturbation herméneutique, déjà si déstabilisante quand elle ne provient que de la sphère des marchés financiers, s’apprête à la menacer en chacune de ses interventions. La déconvenue de la désinflation compétitive est donc aussi, pour une part, l’histoire de cette rencontre imprévue entre la politique économique et l’opinion globale, où le jeu, si peu contrôlable, des représentations subvertit les régularités macro et trompe les stratégies qui leur faisaient une excessive confiance. La question des taux d’intérêt et celle de la politique budgétaire donnent chacune à leur manière comme un avant-goût des difficultés que pourrait affronter la politique éco­ nomique si s’approfondissaient les logiques de l’opinion globale. 220

L’ÉCONOMIE RÉELLE ELLE AUSSI...

I. LA QUESTION DES TAUX D’INTÉRÊT EN CLAIR-OBSCUR

Les mécanismes espérés de baisse des taux d’intérêt auraientils opéré, l’investissement et la croissance s’en seraient-ils trouvés stimulés conformément au projet de la désinflation compétitive ? Poser cette question, c’est à la fois continuer de dérouler l’analyse critique de la désinflation compétitive et faire venir à l’examen un problème - celui des taux d’intérêt - qui donne une première illustration de l’extension à l’économie réelle de la perturbation herméneutique de la politique économique. De fait, la question du lien entre taux d’intérêt et activité emprunte des voies tortueuses et embrouillées, d’autant moins simples à démêler que, d’une part, la doctrine officielle de politique économique aura négocié à son propos un renversement à peu près complet, et, d’autre part, que le travail des représentations collectives est venu accroître la confusion dans un domaine où les certitudes empiriques n’étaient déjà pas si nombreuses. L’ampleur de la question interdit de faire ici davantage que d’en survoler les principaux attendus, et on ne saurait se lancer dans un panorama exhaustif des canaux de trans­ mission de la politique monétaire. On ne peut cependant éviter d’y entrer, même de manière très sélective et incomplète, mais intrigué par le contraste entre, d’une part, l’ampleur prise dans le débat public par le thème, et même pourrait-on dire la revendication, de la baisse des taux d’intérêt, et, d’autre part, la faiblesse de l’in­ fluence généralement reconnue par l’économétrie aux taux d’in­ térêt sur l’activité.

I. 1. Une montée incontestable des facteurs financiers... Pour un économiste qui aurait arrêté sa vision des déterminants de l’investissement au début des années quatre-vingt, l’intensité du débat sur les taux d’intérêt a de quoi surprendre. L’économé­ trie, souvent partagée, semblait alors s’accorder à reconnaître l’importance des effets d’accélération et le rôle quasi négligeable

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LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

du taux d’intérêt dans les comportements d’investissement ’. Mais évidemment, on peut imaginer sans peine que dix années d’intense libéralisation financière n’ont pas pu laisser ce tableau en l’état. Crépon et Zaidman (1991) repèrent dès la deuxième moitié des années quatre-vingt la montée des facteurs financiers et avancent plusieurs raisons d’une élasticité accrue du taux d’investissement au taux d’intérêt : plus grande sensibilité des entreprises à leur situation financière et nécessité de restructuration des bilans après la montée de l’endettement des années soixante-dix, course finan­ cière à la taille critique par voie de fusion, d’acquisition ou d’OPA, et mobilisation des leviers d’endettement, enfin montée d’un arbitrage entre investissement financier et investissement pro­ ductif à la faveur du développement des marchés. Mais c’est à la crise des années quatre-vingt-dix, où les facteurs financiers semblent prendre une part déterminante, que la question du lien entre taux d’intérêt et investissement doit d’avoir retrouvé une place centrale dans le débat économique. La littérature récente a en effet identifié les facteurs financiers comme une source de cycle à part entière ou d’amplification des cycles réels 12. Les expli­ cations financières de la crise actuelle3 sont maintenant bien connues. Toutes insistent sur les comportements des banques et des entreprises qui sont à l’origine de la contraction du crédit typique du début des années quatre-vingt-dix. Mises en concur­ rence par la déréglementation, les banques se sont livrées à une compétition intense qui les a conduites à accepter des risques croissants, plus facilement consentis à la faveur du boom de la fin des années quatre-vingt qu’elles ont d’ailleurs contribué à ampli­ fier. Conformément à un enchaînement classique (Minsky, 1975 ; Aglietta, Brender, Coudert, 1990), la surabondance du crédit dans la phase ascendante du cycle induit deux sortes de fragilisations qui rendent les agents très vulnérables à un choc récessionniste ou à un retournement des anticipations. En premier lieu, se forme une bulle sur certains actifs, immobiliers dans le cas présent, qui se nourrit du crédit en même temps qu’elle en suscite un octroi accé­ léré. En second lieu, l’euphorie des conjonctures réelle et surtout 1. Artus et Muet (1986). 2. Artus et Lecointe (1991). 3. Aglietta (1995-a), INSEE (1994).

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L’ÉCONOMIE RÉELLE ELLE AUSSI...

financière conduit les agents à laisser croître inconsidérément leur endettement. L’éclatement des bulles boursières et immobilières, lorsque se retournent les anticipations, fait alors apparaître le caractère douteux des créances aux bilans des banques, tandis que se multiplient les défauts d’emprunteurs. Dangereusement fragi­ lisées, les banques surréagissent en n’accordant plus de crédit qu’à des risques drastiquement sélectionnés et en donnant la priorité au rétablissement de leur situation de bilan par rapport à l’extension de leur activité. La forte contraction du crédit qui en résulte est le maillon par lequel s’effectue la transmission du choc financier à la dynamique réelle. On est alors dans une situation où la réactivité de l’économie à une baisse des taux d’intérêt semble très forte. Les enchaînements à l’œuvre dans la sortie de crise aux EtatsUnis confirment cette intuition : la politique monétaire y a été maniée très vigoureusement dans l’intention explicite de hâter, via la restauration de ses marges, la restructuration financière du sys­ tème bancaire afin de desserrer l’étranglement du crédit et de retrouver un financement normal de l’activité

I. 2. ... mais pas forcément réductible à une relation simple entre taux d’intérêt et activité Tant les arguments théoriques, autour du rationnement du crédit, que les enchaînements observés dans la crise des années quatrevingt-dix semblent donc accréditer la thèse d’une sensibilité accrue de l’activité, et notamment de l’investissement, aux taux d’intérêt. Pour autant, ces interprétations n’exagèrent-elles pas ces influences ou ne se méprennent-elles pas sur leur nature ? S’il est hors de question de minorer la montée des effets financiers d’amplification des cycles réels, voire leur rôle d’impulsion directe des fluctuations, on peut toutefois se demander s’ils s’expriment de manière aussi immédiate que le suppose l’idée d’une liaison mécanique simple entre taux d’intérêt et investissement. On peut d’abord observer que le niveau des taux réels longs est le même en France en 1991 qu’en 1987-1988, au début de la forte vague de croissance de la fin des années quatre-vingt. Symétri1. Le Cacheux (1994).

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LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

quement, la courte reprise de 1994 s’effectue alors certes que les mêmes taux longs ont baissé, mais sans que soit intervenue la décrue massive qui était réclamée de toutes parts, et alors que leur niveau continue d’être jugé très excessif. Ainsi, le lien entre la finance et l’économie réelle apparaît autrement complexe que ne le suggère sa simple réduction à un mécanisme taux d’intérêt/ investissement, et le même niveau de taux d’intérêt réel apparaît compatible avec des niveaux d’activité et des taux de croissance extrêmement différents. On peut ensuite remarquer que les apports théoriques précédem­ ment évoqués ne trouvent qu’une validation mitigée dans la modé­ lisation économétrique. Certes, par rapport à ce qu’était l’économétrie de l’investissement du début des années quatre-vingt, plus nombreux sont les travaux insistant davantage sur la détermination par la profitabilité, et plus généralement sur l’importance des fac­ teurs financiers Mais d’autres contributions, récentes également, persistent dans des conclusions de faible pertinence économétrique du taux d’intérêt dans les comportements d’investissement1 2. Quant aux grands modèles macroéconométriques, la plupart d’entre eux3 continuent de s’en tenir au modèle accélérateur-pro­ fit, c’est-à-dire renoncent à faire apparaître le taux d’intérêt comme déterminant séparé4. D’une manière générale, et sur fond de dégradation de la qualité de l’économétrie de l’investissement dans les années quatre-vingt, le lien macroéconomique entre taux d’intérêt et investissement reste difficilement observable. Certes, les travaux réactualisés des années quatre-vingt-dix prennent acte de la montée des facteurs financiers corrélative des transformations profondes des systèmes de financement, mais sans parvenir à des 1. Voir entre autres Fayolle (1991), Bloch et Cœuré (1993). 2. Muet et Veganzones (1992), Rosenwald (1994). 3. INSEE et alii (1993), Gubian et alii (1992). 4. Le taux d’intérêt apparaît dans l’équation d’investissement de court terme du modèle Banque de France, au travers d’un lissage de taux courts. Il figure également dans METRIC, cette fois au travers des rendements annuels obliga­ taires et dans un terme de coût relatif du capital, c’est-à-dire au titre d’un effet de substitution capital/travail (INSEE et alii, 1993). Enfin, il est absent de l’équation d’investissement en équipement de l’industrie du modèle MOSAÏQUE de T OFCE, mais figure dans l’équation d’investissement en bâti­ ments de l’industrie (Gubian et alii, 1992).

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L’ÉCONOMIE RÉELLE ELLE AUSSI...

résultats nets ou dépourvus d’ambiguïté. Artus et Sicsic (1990) persistent dans la conclusion d’insensibilité de l’investissement au taux d’intérêt, même si Artus (1992), prenant en compte le début des années quatre-vingt-dix, décèle une réactivité un peu plus mar­ quée. Par compensation des effets de revenu et de substitution, la consommation apparaît elle aussi quasi insensible au taux d’inté­ rêt ’. Au total, Bordes, Girardin et Marimoutou (1995) concluent, de manière d’ailleurs assez paradoxale, que l’économie française, au terme des transformations de son système financier, est devenue relativement plus insensible aux chocs de taux d’intérêt qu’elle ne l’était auparavant - ces quelques références n’épuisant évidem­ ment nullement une masse de travaux par ailleurs assez contra­ dictoires et d’où aucune tendance nette ne se dégage. Très curieusement, car en contradiction manifeste avec la doc­ trine de la désinflation compétitive telle qu’elle prévaut depuis ses commencements, les autorités monétaires vont s’approprier cette représentation d’un lien taux d’intérêt-activité peu important. Le paradoxe n’est qu’apparent car cette thèse d’inélasticité permet à la banque centrale de justifier, au nom de la faiblesse de son coût macroéconomique, l’élévation significative des taux d’intérêt consentie au cours des épisodes spéculatifs de 1992-1993 pour préserver la parité franc-mark. Ainsi, le ralliement inattendu aux thèses d’une économétrie standard jusqu’ici ignorées pourvoit au sauvetage doctrinal ad hoc d’une désinflation compétitive réduite à la défense à tout prix d’un taux de change, et qui, tous autres objectifs abandonnés, ne semble plus soutenue que par l’intention politique de l’unification monétaire européenne. Cet aggiomamento intellectuel est pourtant négocié au plus mauvais moment.

I. 3. La relation taux d’intérêt/activité déstabilisée par les représentations collectives En effet, en répétant l’erreur générique qui l’a menée au contre­ sens à propos des modalités de la crédibilité, la désinflation compétitive méconnaît une deuxième fois le jeu des représenta­ tions et leur effet perturbateur sur la politique économique. L’er­ 1. Sheshinski et Tanzi (1989).

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reur est-elle plus excusable parce qu’elle prend place dans le champ de l’économie réelle, réputé moins sensible aux dyna­ miques collectives d’opinion ? Toujours est-il que c’est pour ne pas voir que la relation taux d’intérêt/croissance est elle aussi tra­ versée par des représentations et sujette à des pathologies inter­ prétatives, que la formulation strictement « macroéconomiste » du problème retenue par les autorités monétaires va les mettre en porte à faux avec la situation réelle de l’opinion économique. En effet, la relation intérêt/investissement est elle aussi exposée au jeu des anticipations et à la médiation des représentations col­ lectives qui peuvent venir aussi bien l’amplifier que la contredire. Qu’une telle influence extrinsèque se soit manifestée avec force au début des années quatre-vingt-dix est hautement probable à en juger par la virulence du débat public autour de la question des taux d’intérêt et l’intensité de la revendication de leur baisse. Le caractère profondément anxiogène de la crise pour le corps social a en effet alimenté la quête collective d’un fauteur de chômage et la demande d’une stratégie fortement réactive. Le rythme effréné auquel se trouvent successivement consommés les analyses de la crise et les programmes de sortie de crise - coût du travail, sousconsommation, niveau des déficits... - atteste à la fois de l’in­ quiétude et de la désorientation dans lesquelles se trouve le débat public. Le tour des taux d’intérêt vient dès les années 1992-1993, c’est-à-dire au moment où l’instabilité monétaire rend leur baisse plus problématique. L’inquiétude collective s’en saisit comme res­ ponsable de la crise et exige leur détente brutale, quitte à renoncer à l’ancrage au mark. Dénoncer alors la superficialité ou l’erreur de ces emballements collectifs, comme se borneront à le faire les autorités monétaires, est alors une parade très insuffisante. Car il est un seuil de polarisation au-delà duquel le mouvement d’opi­ nion, par effet d’autovalidation, donne tort à l’analyse «objec­ tive » ou « intrinsèque ». Si la majorité des agents se retrouvent pour « décider » qu’il n’est pas de sortie de crise possible tant que les taux d’intérêt n’auront pas été drastiquement réduits, la persis­ tance de taux élevés induira, conformément à cette représentation, des comportements de restriction des engagements, de telle sorte que le schéma initial se verra ex post validé. De fait, le début des années quatre-vingt-dix constituera certainement l’une des meil­ leures contributions à un échantillon temporel susceptible de faire 226

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apparaître un lien économétrique significatif entre taux et activité Sous l’effet du parasitage des « fondamentaux » par les inter­ prétations collectives, la question des taux d’intérêt donne alors lieu à un conflit de représentations qui met en porte à faux les autorités monétaires par rapport à l’opinion économique globale. Il est vrai que démêler ce conflit n’est pas chose simple, et que le « tort » et la « raison » s’y mêlent de manière inextricable dans un affrontement où chacune des parties pense avoir pour soi les ensei­ gnements de la « réalité économique ». Ainsi, même si leur posi­ tion ne fait pas, loin s’en faut, l’objet d’une publicité tapageuse, il apparaît que la ligne défendue par les autorités monétaires Banque de France et direction du Trésor - tend à justifier le main­ tien de l’ancrage au mark au nom de la faiblesse des effets du taux d’intérêt sur l’activité, et donc en minorant les inconvénients qui peuvent venir de leur maintien à des niveaux élevés. C’est donc l’analyse « objective », celle des « fondamentaux » ou des déterminants « intrinsèques » de l’investissement - celle-là même dont on a rappelé plus haut les principaux résultats-, qui est convoquée, à bon droit semble-t-il, pour conforter la position de pouvoirs publics persuadés d’avoir la « raison » pour eux, et de se trouver confrontés à V erreur collective d’agents surestimant indûment la portée « réelle » des taux d’intérêt. Mais ces pouvoirs publics perdent de vue que, sous l’effet de la médiation des représentations collectives, c’est la signification même de l’objectivité qui se trouve profondément altérée. En l’espèce, l’erreur consiste à prendre pour image de la « réalité » des observations effectuées dans des situations qui ne sont que « normales », au sens où elles ne sont pas affectées du biais cri­ tique de polarisation des opinions, et ne donnent à voir que le résultat d’une agrégation sur des anticipations hétérogènes relati­ vement autonomes les unes par rapport aux autres. En d’autres termes, ce qu’on nomme improprement la mécanique des « fon­ damentaux » n’est pas la « réalité » ; elle n’est que l’expression du maintien d’une certaine diversité des comportements et des 1. On ne veut évidemment dire par là que cet effet d’autoréalisation explique en totalité la stagnation-récession quasi ininterrompue des années 1991-1996, mais qu’il prend une part significative au blocage de la reprise.

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anticipations, et de l’absence de polarisation mimétique des repré­ sentations ’. Bien sûr le régime d’opinion globale polarisée n’est pas davantage l’expression de la « réalité ». Car il n’y a pas de réalité indépendante des représentations formées par les agents. Il n’y a qu’une multiplicité de schémas collectifs d’anticipations qui conforment autant de réalités possibles, dont aucune n’est plus éminente (plus « réelle ») que les autres, et que seules leurs pro­ babilités d’apparition peuvent objectivement distinguer. Le régime « des fondamentaux » ne jouit donc d’aucun privilège ontologique particulier. Tout juste peut-il se prévaloir d’une certaine préva­ lence statistique. Car il est vrai que le régime d’opinion globale polarisé n’est pas le plus fréquent, et qu’il demeure surtout le propre des situations de crise cognitive profonde. Mais quand il se manifeste, il exhibe cette incohérence entre anticipations locales et anticipations globales qui est sa marque la plus typique. La perturbation herméneutique des régularités de la macroéconomie se signale en effet par ce découplage entre les représentations que forment les agents de leur propre situation et celles qu’ils forment à propos de la conjoncture générale. Les enquêtes investissement effectuées auprès des entreprises 12 suggèrent ainsi que les entre­ preneurs interrogés séparément jugent en moyenne les conditions de financement des années 1992-1993 plutôt « neutres », ou « peu défavorables ». Ils ne s’estiment donc pas personnellement gênés par le niveau des taux d’intérêt, alors même que dans le débat public où certains d’entre eux interviennent pour commenter la conjoncture générale, ils ne cessent d’en condamner le niveau trop élevé et d’en faire le principal facteur de récession. En ce début de décennie quatre-vingt-dix, les autorités moné­ taires, s’opposant à la revendication d’un retournement de la poli­ tique monétaire, peuvent bien persister à estimer avoir « intrinsè­ quement » raison, elles ne voient pas que cet « intrinsèque » ou ces « fondamentaux » n’ont rien d’une « réalité même », et le comportement polarisé des agents auxquels elles font face leur donne de fait tort. La question des taux d’intérêt emprunte ainsi des voies sinueuses et paradoxales. Dans ses premières formula­ tions, la désinflation compétitive a fondé beaucoup d’espoirs sur 1. Orléan (1986, 1990). 2. Avouy-Dovi (1995).

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les bénéfices d’une baisse des taux d’intérêt et consacré de mul­ tiples efforts - ancrage du franc, crédibilité par la discipline sala­ riale et la maîtrise des finances publiques - à la faire advenir. Or, les conclusions de l’économétrie de l’investissement étaient a priori peu optimistes sur l’épaisseur de ces bénéfices et pouvaient même laisser prévoir que l’ensemble des mécanismes de taux d’intérêt de la désinflation compétitive seraient assez largement inopérants. C’est à ce constat et à la révision doctrinale qu’il induit que semblent se rendre les autorités monétaires au début des années quatre-vingt-dix, mais avec un singulier manque d’à-propos. C’est au moment le plus inopportun que les pouvoirs publics choisissent en effet de négocier leur revirement et d’accepter le coût stratégique de taux élevés - notamment pendant les crises spéculatives de 1992 et 1993 - au moment exact où l’intensité de la demande sociale de leur baisse permettrait d’en tirer le maxi­ mum d’efficacité. L’aggiomamento prend donc effet au moment précis où s’opère la propagation contagieuse d’une représentation de la sortie de crise par la baisse des taux d’intérêt, c’est-à-dire au moment où l’état de polarisation de l’opinion s’apprête à don­ ner à une telle mesure une portée considérable, bien au-delà, et surtout sur un tout autre mode, que la seule dynamique des « fondamentaux ». Si l’on prend au sérieux la précédente analyse, il faut en conclure qu’une relance par la politique monétaire est vouée à l’échec tant qu’elle procède du gradualisme dont la Banque de France s’est désormais fait une spécialité. Car de deux choses l’une. Ou bien la distribution des représentations est « normale » - sans biais mimétique - et les composantes de la demande sont peu sensibles à des variations de taux d’intérêt, a fortiori lorsque celles-ci sont microscopiques. Ou bien l’on est en présence d’une polarisation des représentations et on entre alors dans la dimension sémiotique et psychologique de la politique économique. En un pareil contexte, une brutale détente de la politique monétaire est en situation de trouver une efficacité maximale puisqu’elle répond au mieux aux attentes d’agents focalisés, donc prêts à y réagir avec le plus d’intensité. La condition sine qua non de cette effi­ cacité est donc de « ne pas décevoir ». Les représentations des agents sont prêtes à démultiplier l’action « intrinsèque » des taux d’intérêt pourvu que ceux-ci soient maniés avec la vigueur pour 229

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ainsi dire cathartique qui correspond à l’état de tension de l’opinion.

IL LES PARADOXES DE LA POLITIQUE BUDGÉTAIRE

Ainsi, les régularités « réelles » usuellement instrumentées par la politique économique sont également sujettes à des renverse­ ments interprétatifs spectaculaires. Dans ce registre, la politique budgétaire pourrait bien, elle aussi, donner une illustration typique de ce tournant herméneutique pris par la politique économique sous l’avènement d’un contexte d’opinion globale. C’est en tout cas l’une des voies qu’il est possible de considérer pour rendre compte des paradoxes qui entourent sa perte d’efficacité - où l’on va voir que la désinflation compétitive n’aura pas tiré que des déconvenues de sa confrontation à l’opinion globale, puisqu’on l’occurrence c’est la théorie et la pratique keynésiennes du déficit qui sortent affaiblies de la médiation par les représentations. Considérée d’un point de vue proprement macroéconomique, la perte d’efficacité de la politique budgétaire telle qu’elle s’observe depuis le début des années quatre-vingt-dix a quelque chose de déroutant. Entre sous-utilisation des capacités, chômage de masse, autofinancement des entreprises supérieur à 100 %, excédent commercial, absence d’inflation, sous-consommation salariale et excès d’épargne, l’économie française semble connaître un régime keynésien typé à un point qu’on n’a pas connu depuis des dizaines d’années. Or, dans cette situation qui fait presque coïncider la réalité avec l’idéal théorique, la politique budgétaire, instrument emblématique de la politique keynésienne, demeure d’une ineffi­ cacité inexplicable. Un déficit significatif, compris entre 4 et 6 % depuis 1992, semble privé des effets de relance contracyclique que lui reconnaissait la théorie keynésienne élémentaire ; insuccès d’autant plus surprenant qu’on aurait attendu de ce déficit qu’il vienne opportunément se substituer à une demande salariale man­ quante en raison du déséquilibre de la répartition devenue exa­ gérément défavorable au travail. Or non seulement il n’en est rien, mais on découvre au surplus une modalité inédite de l’inefficacité

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de la politique budgétaire, qui ne saurait être confondue avec celle qui avait sanctionné les expériences de relance de 1975 et 1981. Ni relance de l’inflation, ni choc de la contrainte extérieure ne sont venus dans les années quatre-vingt-dix faire obstacle à la relance budgétaire. Le premier paradoxe, c’est donc celui de l’impuissance d’une politique macroéconomique dont, sur le papier, toutes les conditions d’efficacité semblent pourtant réunies. Le deuxième paradoxe de la politique budgétaire procède, lui, d’un effet de déconnexion macro-micro. Autant le multiplicateur semble avoir perdu son efficacité au niveau macroéconomique, autant on peut continuer de le voir opérer sur des sous-ensembles locaux. Les programmes de réduction des dépenses publiques ont localement des effets keynésiens évidents quand par exemple ils touchent une institution de taille importante qui a acquis un rôle structurant dans l’économie régionale. La suppression d’un arse­ nal, d’un régiment ou d’un hôpital, permet de voir opérer de manière transparente le circuit revenu-demande-production qui est au principe du multiplicateur, et son fonctionnement en boucle rend parfaitement compte des effets récessionnistes localement propagés par le choc initial. Comment comprendre que les chocs locaux continuent d’avoir des effets keynésiens « standard » quand le choc macro du déficit budgétaire global semble devenu inopérant ? IL 1. Les théories néoricardiennes de la politique budgétaire

Le premier de ces deux paradoxes a suscité un regain d’activité de la théorie néoclassique qui y a vu l’occasion d’approfondir sa critique des conceptions keynésiennes traditionnelles de la poli­ tique budgétaire. Cette littérature s’appuie sur une série de travaux empiriques 1 qui réexaminent les expériences budgétaires euro­ péennes des années quatre-vingt-quatre-vingt-dix pour montrer que, contrairement aux enseignements habituels de la théorie key­ nésienne, il est des cas d’ajustements budgétaires de grande ampleur qui, loin d’avoir engendré la récession attendue, se sont 1. Voir entre autres : Alesina et Perotti (1995), Giavazzi et Pagano (1990, 1995), Cour et alii (1996).

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plutôt accompagnés d’un regain de croissance. Il y aurait donc une efficacité macro de la réduction des déficits et, plus encore, suggèrent les auteurs, celle-ci serait d’autant plus forte que l’ajus­ tement procède d’une coupe dans les dépenses publiques plutôt que d’un relèvement de la fiscalité. On peut faire reposer ces conclusions résolument antikeyné­ siennes sur deux sortes d’explications. En premier lieu, un main­ tien durable à des niveaux élevés du déficit budgétaire susciterait la désapprobation des marchés financiers, inquiets d’une éven­ tuelle perte de soutenabilité de la dette publique, et qui manifes­ teraient leur désaccord au travers d’une hausse des taux d’intérêt de long terme aux effets restrictifs. En second lieu, conformément aux enchaînements dits de « l’équivalence ricardienne 1 », l’aug­ mentation du besoin d’emprunt du secteur public serait analysée par des ménages rationnels comme la perspective d’un prélève­ ment fiscal à venir, destiné à couvrir le service de la dette future, et donnerait lieu à la constitution immédiate d’une épargne supplémentaire. On peut difficilement contester l’existence d’effets de crédibilité sur les marchés financiers, dont on remarquera au passage qu’ils ont complètement renouvelé le contenu de la liaison déficit budgétaire-taux d’intérêt. Les effets d’éviction d’autrefois ont été considérablement dilués par les avancées de l’intégration finan­ cière internationale 2 qui ont dénoué l’obligation de boucler le cir­ cuit épargne-investissement sur l’espace national. A la mécanique de l’éviction, devenue quasi négligeable3, s’est en revanche subs­ tituée une tout autre gamme d’effets interposant entre déficit et taux d’intérêt la médiation des représentations des marchés finan­ ciers, scrutateurs de la politique budgétaire, juges de ses orienta­ tions, et, bien sûr, agents en dernier ressort de la fixation des taux longs. Pour autant, la discussion de la section précédente suggère que l’influence négative d’une hausse des taux de marché, en l’espèce consécutive au maintien du déficit à un niveau élevé, pourrait bien n’être qu’assez modérée, particulièrement si l’on tient compte de l’affaiblissement relatif du degré de polarisation 1. Barro (1974). 2. Artus, Bismut et Plihon (1991). 3. Vasseur (1995).

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de l’opinion par rapport à la situation des années 1992-1993. On peut alors douter que l’effet « taux d’intérêt » fasse le compte et puisse être présenté comme une contre-tendance induite suscep­ tible de contrecarrer significativement la stimulation budgétaire dont l’intensité est soutenue depuis 1992. Ce n’est en tout cas pas sur ce mécanisme que misent priori­ tairement les explications théoriques des effets antikeynésiens de l’ajustement budgétaire, qui leur semblent bien davantage reposer sur la réaction des agents de l’économie réelle. Les travaux empi­ riques précédemment cités tendraient en effet à montrer que les expériences d’ajustements budgétaires réussies se caractérisent par une vigoureuse réponse de l’épargne privée qui baisserait signifi­ cativement de telle sorte que le surplus de consommation se subs­ titue dans la demande finale à la dépense publique et fasse plus qu’en compenser le recul. On reconnaît là les mécanismes de l’équivalence ricardienne qui semblent correspondre idéalement aux faits stylisés des années quatre-vingt-quatre-vingt-dix en matière budgétaire, mais dont la plausibilité et le réalisme demeurent toutefois assez problématiques. L’argument BarroRicardo, tel qu’il a été initialement formulé, reposait sur des hypo­ thèses extrêmes de rationalité et de solidarité intergénérationnelle parfaites qu’on pouvait trouver discutables. Des hypothèses d’ail­ leurs mises en difficulté pendant toutes les années quatre-vingt, où l’on ne sache pas que les agents américains - sauf à leur prêter une rationalité moindre que leurs homologues européens - se soient comportés conformément aux enchaînements de l’équiva­ lence ricardienne face à la relance budgétaire déguisée de la poli­ tique Reagan. Les reformulations les plus récentes de l’argument persistent pourtant à en conserver la mécanique fondamentale, mais reviennent en quelque sorte sur son « universalité », en diver­ sifiant les schémas d’anticipation qui peuvent l’accompagner, et en multipliant les régimes qu’elle peut engendrer. Pour Sutherland (1995) comme pour Bertoia et Drazen (1993), la réaction des ménages et l’activation des mécanismes keynésiens ou ricardiens dépendent de la perception que se forment les agents de l’immi­ nence d’un programme d’ajustement budgétaire et de l’éventualité d’en être directement concernés. Lorsque l’horizon plausible d’un tel programme leur paraît suffisamment éloigné, de telle sorte que, si restauration de la solvabilité de l’Etat il doit y avoir, elle semble

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devoir être à la charge des générations futures, les ménages n’intègrent pas dans leur décision la perspective de prélèvements à anticiper, et ce sont les mécanismes keynésiens qui sont à l’œuvre. Lorsqu’au contraire, cet horizon leur semble proche, l’anticipation de prélèvements futurs est immédiatement incorpo­ rée dans les programmes d’optimisation, et la réaction des ménages est ricardienne. Le niveau courant de la dette et sa dyna­ mique sont alors interprétés comme des indicateurs de la distance de cet horizon temporel, c’est-à-dire de la distance au seuil critique d’endettement au-delà duquel l’Etat engage brutalement un pro­ gramme de stabilisation. Lorsque le ratio de dette publique est faible, la politique budgétaire conserve ses effets keynésiens car les agents, en dépit d’un déficit, pensent que le seuil est lointain et que l’Etat n’estime pas sa solvabilité intertemporelle menacée. A l’inverse, un ratio de dette élevé et une politique budgétaire maintenant un déficit important sont lus comme des signes qu’un programme de stabilisation devra être mis en œuvre à terme rap­ proché. Le déficit n’alimente donc pas le multiplicateur mais sus­ cite la constitution d’une épargne anticipée, et ses effets sont antikeynésiens. Au total, ces modèles font apparaître trois points communs : i) Les effets de la politique budgétaire ne sont pas univoque­ ment déterminés. Il existe une multiplicité de régimes - keynésien et ricardien - correspondant à la présence de non-linéarités, la consommation réagissant différemment au déficit selon le ratio de dette courant. ii) La politique économique courante est utilisée par les agents comme indicateur de la politique économique future, et ce statut lui donne un rôle fondamental dans la formation des anticipations. L’interprétation exacte dont cette politique courante va faire l’objet, la fiabilité qu’on lui accorde comme moyen d’inférence des décisions futures introduisent alors un problème de crédibilité qui est susceptible de venir renforcer ou, au contraire, perturber les mécanismes de base de ces modèles ’. iii) L’algorithme de décision des agents continue fondamenta­ lement de reposer sur la parfaite connaissance qu’ils détiendraient

1. Artus (1996).

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de la contrainte de solvabilité de l’Etat et des substitutions inter­ temporelles qui peuvent y prendre place, l’incertitude portant fina­ lement sur le timing de ces substitutions.

IL 2. La politique budgétaire saisie par les représentations Comme toujours, les modèles d’anticipations rationnelles ne manquent pas de décevoir un regard tant soit peu réaliste. Comment s’empêcher de trouver la thématique de la détermination des effets de la politique économique par les perceptions et les schémas d’anticipation aussi pertinente... que dénaturée par les hypothèses faites sur les capacités cognitives des agents, supposés connaître parfaitement les programmes d’optimisation de tous les protagonistes - et en particulier celui de l’Etat - au même titre que le modélisateur ? Information parfaite, transparence maximale, capacités computationnelles des agents illimitées, leur permettant de lire les comportements futurs de l’Etat aussi bien qu’ils réali­ sent leurs propres optimisations intertemporelles en horizon infini : tels sont les postulats que les modèles nouveaux-classiques recon­ duisent obstinément, quitte à donner des comportements écono­ miques une image méconnaissable. C’est pourquoi la conjecture qu’on voudrait proposer pour rendre compte de la perte d’efficacité de la politique budgétaire continue de reposer sur la médiation par les représentations des agents, mais en renvoyant la formation de ces dernières à de tout autres déterminants que la rationalité substantive exclusivement considérée par la théorie néoclassique. Certes, il y est plus que jamais question de la façon dont les agents perçoivent l’action publique, mais davantage en termes sociologiques d’assentiment et de conformité aux normes ambiantes de politique économique que d’une modélisation parfaite par les agents de la contrainte budgétaire intertemporelle de l’Etat. Cet argument général de per­ ception permet alors de revenir sur le second paradoxe de la poli­ tique budgétaire - celui de la déconnexion macro-micro - que les modèles néoclassiques en termes d’agent représentatif ne per­ mettent évidemment pas de considérer. Quand ils prennent part au débat public, les théoriciens des effets néoricardiens voudraient convaincre les agents que, confor­

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mément aux conclusions de leurs modèles, « l’annonce d’un pro­ gramme d’ajustement budgétaire est une bonne nouvelle 1 ». On ne saurait trop les inviter à la prudence et les inciter à envisager l’accueil qu’ils recevraient sur place comme porteurs de cette « bonne nouvelle » auprès des populations locales directement concernées par la fermeture d’un établissement public. Si, in situ, cette thématique de l’annonciation rencontre si vite ses limites, c’est bien parce que, au niveau micro, les agents ont une percep­ tion parfaitement claire de la façon dont opère la dépense publique qui les concerne, et dont ils savent bien de quelle manière elle irrigue et soutient leur économie locale. Pour ces agents-là, le multiplicateur keynésien est une réalité presque tangible et immé­ diatement perceptible parce qu’elle fait partie d’une économie quotidienne que sa familiarité rend aisément accessible à la cogni­ tion. C’est pourquoi, même sous une forme confuse, le circuit production-revenu-demande, dont le multiplicateur est l’expres­ sion, s’impose dans la représentation que les agents se forment de la circulation économique locale où ils se trouvent insérés. Il y acquiert une prégnance qui rend peu probable son remplacement par l’optimisation dynamique et les arbitrages intertemporels de l’équivalence ricardienne. Aussi ces économies locales concernées continuent-elles d’être keynésiennes. Il en va autrement quand les agents apprécient la dépense publique « de loin », c’est-à-dire alors qu’ils ne sont pas directe­ ment à son contact, et a fortiori quand le problème s’envisage à l’échelle proprement macroéconomique. Le jugement relatif à la dépense publique n’est plus conformé par la familiarité concrète d’une économie locale. Au niveau macroéconomique, il n’y a plus pour les agents d’évidence immédiate, et il leur faut en passer par l’abstraction pour accéder à une représentation d’ensemble du problème. Le manque de perception directe impose donc de se reposer sur une doctrine. C’est le référentiel du moment qui pour­ voit à la fourniture de ces indispensables abstractions. On est alors conduit à envisager le biais - positif ou négatif - apporté au fonc­ tionnement du multiplicateur « intrinsèque » par les jugements 1. Propos effectivement entendu à l’occasion du colloque CEPII-DELTA : Les effets macroéconomiques des ajustements budgétaires, Palais-Bourbon, 12 septembre 1996.

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relatifs à la conformité de la politique budgétaire aux normes de politique économique en vigueur. En l’espèce, on conjecture que l’une des raisons au moins de la perte d’efficacité de la politique budgétaire est à chercher du côté de l’obstacle que lui font des représentations devenues très violemment adverses. Depuis l’entrée en crise des formes d’intervention keynésiennes de la politique économique dès le début des années soixante-dix, culminant dans l’épisode de l’échec de la relance de 1981-1982 épisode marquant pour la société française, bien plus que ne le fut son homologue de 1975, car investi d’une multitude de signifi­ cations politiques qui lui ont donné une saillance historique -, la politique budgétaire a fait l’objet d’un intense travail idéologique de révision, et le débat public s’est constamment fait l’écho de sa dépréciation en en renvoyant systématiquement l’image d’une forme définitivement périmée d’intervention publique. S’est ainsi progressivement, mais profondément, installée dans l’opinion publique l’idée que la relance budgétaire est toujours et partout inefficace, voire même nuisible. Reprenant certains des arguments évoqués précédemment à propos de ses conséquences en termes de taux d’intérêt, y mêlant, dans une certaine confusion, les thé­ matiques de l’« excès fiscal », du « reflux de l’Etat et de la dépense publique », le débat politique n’a cessé d’accréditer cette idée d’un archaïsme principiel et définitif de la politique budgétaire. On pourrait s’interroger plus longuement sur l’origine de ces repré­ sentations hostiles auxquelles la dépense publique se trouve confrontée ; des représentations qui doivent évidemment plus qu’à un simple « battage » idéologique et vont chercher profond leurs racines. Il serait vain d’ouvrir ici un débat à propos de ce que, faute de place, on nommera la « crise de l’Etat », mais c’est bien de cela qu’il s’agit puisque la péjoration dont il est l’objet traduit son incapacité à s’acquitter de manière « satisfaisante » des enga­ gements de la dette sociale 1 légitimateurs du prélèvement fiscal. En tout état de cause, il est peu de mesures de politique écono­ mique qui auront ainsi fait l’objet d’une dévalorisation aussi radi­ cale, et dont la détérioration en termes de réputation aura été aussi profonde. L’ampleur de cette dégradation dans l’opinion écono­

1. Au sens que Théret (1995-b) donne à ce terme.

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mique retentit très directement sur l’assentiment que les agents sont susceptibles d’accorder aux politiques budgétaires actives lorsque malgré tout elles se trouvent mises en œuvre. Désormais très majoritairement convaincus du caractère au mieux transitoire d’une stimulation budgétaire, donc de son incapacité à créer les conditions d’une reprise de la demande durable, aussi « fiable » que pourrait l’être un retournement endogène du cycle de crois­ sance, de plus en plus persuadés de ses effets néfastes et de son caractère globalement inadéquat et « indésirable », les agents n’« accompagnent» plus la politique économique par des enga­ gements de dépense qui à la fois anticipent sur ses bénéfices et concourent à son succès. En n’y réagissant qu’a minima, les agents privés manifestent un scepticisme voire un désaccord avec l’in­ tervention budgétaire qui la prive de toute une série d’engage­ ments induits pourtant essentiels à sa réussite. Même si la mise en évidence empirique de ce genre d’effet reste en soi problématique et qu’on ne se rend à ce genre de raison qu’une fois épuisées toutes les voies de recours fournies par la macroéconomie « usuelle », il se pourrait donc que les croyances et les représentations remarquablement adverses auxquelles s’est trouvée en butte la politique budgétaire lui soient devenues un obstacle de première importance. On pourrait d’ailleurs en tirer les linéaments d’un modèle possible d’hystérésis où, à la suite d’une entrée en crise circonstancielle de la politique budgétaire (comme par exemple la rencontre de la contrainte extérieure dans les années soixante-dix), les agents font en quelque sorte l’ap­ prentissage de son inefficacité ; mais un apprentissage qui « fixe » comme une généralité ce qui n’est que l’effet d’un régime macro­ économique particulier, et qui, par blocage des représentations en un équilibre adverse, continue d’avoir des conséquences autoréa­ lisatrices alors même que les conditions de pertinence de la relance budgétaire ont été rétablies.

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L’ÉCONOMIE RÉELLE ELLE AUSSI...

HL PORTÉE ET LIMITES DES EXPLICATIONS PAR L’OPINION GLOBALE

L’économie ne serait-elle plus qu’une vaste fantasmagorie, un théâtre d’ombres ou plus rien n’est vrai, comme pourrait le laisser croire une généralisation brutale des thématiques de l’opinion glo­ bale ? A regarder ce qui se joue sur la scène de la finance, on pourrait parfois être tenté de le penser. Les marchés multiplient les aberrations, dont le krach obligataire américain de 1994, la propagation internationale de la crise du peso ou les interprétations angoissées du recul du chômage ne sont que les dernières illus­ trations en date. S’agissant de l’économie réelle, les choses sont moins simples. La macroéconomie objectiviste n’y a pas perdu tous ses droits et le travail des représentations n’en a pas subverti toutes les régularités. Mais il serait tout aussi vain de nier que les pathologies de l’opinion globale gagnent du terrain. Si les pertur­ bations des mécanismes de taux d’intérêt et de la politique bud­ gétaire qu’on peut, au moins conjecturalement, leur attribuer, demeurent locales - quoique portant sur des domaines non négli­ geables de la politique économique -, elles peuvent en droit être appelées à connaître toutes les extensions imaginables. Mais ça n’est pas encore le cas, et il reste encore à la macroéconomie « traditionnelle » et à la macroéconométrie de nombreuses choses à dire hors d’atteinte de ces dérèglements herméneutiques. Les explications par l’opinion globale ont donc leurs limites, et leur systématisation en panacée théorique serait tout à fait inopportune. Un tel monopole de l’herméneutique sur l’économie ne conduiraitil pas la politique économique à toutes les démissions, au refus de toute réflexion critique sur ses insuffisances intrinsèques et à l’enfermement dans les appels incantatoires à la confiance - ver­ sion vulgarisée de l’orientation des anticipations. Les exemples qu’on pourrait donner d’un tel dévoiement n’ont rien d’imaginaire - c’est ce que montrent en tout cas tous ceux qui s’obstinent à ne voir dans la sous-consommation des années quatre-vingt-dix que les réticences d’un « moral » chancelant, en excluant par principe

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toute mise en cause des données objectives du partage de la valeur ajoutée. C’est là toute la difficulté du tournant herméneutique. Autant il semble vain d’en nier l’existence et les effets, autant il peut poser une sorte de problème d’aléa moral à des analyses tentées de l’utiliser comme un joker ad hoc susceptible de pallier toutes leurs défaillances. Entre négation et abus systématique, comment faire une juste place et munir d’un statut intellectuel bien construit les explications par les représentations ? Il y a là à l’évidence un pro­ blème épistémologique d’ampleur, où se trouve une nouvelle fois mis en question ce qui fait la « qualité » et la « scientificité » d’une explication, et qu’on ne peut aborder sérieusement dans le cadre du présent travail. Au moins voudrait-on indiquer quelques-unes des conditions théoriques qui conduisent à envisager l’hypothèse d’un effet d’opinion globale et permettent de cerner la validité d’une explication de cette nature.

III. 1. Avec l’hypothèse d’anticipations rationnelles : des points communs... et des différences radicales

Avant d’examiner en elles-mêmes les conditions nécessaires de validité d’une explication en termes d’opinion globale, il n’est pas inutile d’en mettre en rapport la logique avec celle de l’hypothèse d’anticipations rationnelles dont on pourrait dire - si on n’avait conscience du ridicule qu’inspire la comparaison des forces en présence - qu’elle est son pendant dans la théorie néoclassique. C’est assurément un grand mérite, qu’on ne peut enlever à l’hypothèse d’anticipations rationnelles, que d’avoir remis au centre de l’analyse de la politique économique sa dépendance aux schèmes de perceptions des agents. L’idée que les interventions de la politique économique sont systématiquement passées au filtre des anticipations des agents privés, et que cette interférence en affecte profondément l’efficacité, fait indiscutablement partie de l’intuition centrale des anticipations rationnelles, et à ce niveau de généralité, la convergence avec la problématique de l’opinion glo­ bale est complète. La réussite académique qui a couronné ce pro­ gramme de recherche ne devrait toutefois pas conduire à en exa­ gérer le caractère de nouveauté, en tout cas du point de vue de

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cette centralité reconnue aux effets d’anticipation. Plusieurs auteurs (en particulier Orléan, 1986) se sont chargés de rappeler que l’une des intuitions les plus profondes de la Théorie générale concernait déjà le rôle des anticipations, la logique spéculaire dans laquelle elles peuvent tomber en situation d’incertitude radicale et leur capacité génétique en cas de polarisation autoréalisatrice. Il est cependant vrai que cette partie de l’œuvre keynésienne n’est pas celle qui a retenu l’attention des praticiens de la politique économique des années cinquante-soixante, de sorte que la résur­ gence du thème des anticipations au début des années soixantedix a pris l’allure d’une innovation à proportion de la profondeur de l’oubli qui avait précédé. Il est vrai également qu’il aura fallu les travaux de la nouvelle école classique pour que la conforma­ tion du présent par la projection dans le futur opérée par les agents devienne non pas une thématique occasionnelle, mais une carac­ téristique permanente de première importance, intégrée à titre quasi constitutif dans la théorie économique. En regard de la portée fondamentale que revêt génériquement cette prise en compte des effets d’anticipations, on peut pourtant être choqué par le contenu effectif que la théorie néoclassique a choisi de donner aux représentations de ses agents. On en comprend certes la « logique » d’ensemble et la visée épistémo­ logique de préservation et de renforcement de l’unité théorique construite autour du paradigme de la rationalité substantive. L’hypothèse d’anticipations rationnelles en constitue une sorte de parachèvement, mais à un coût en irréalisme que les arguments en termes d’approximation idéaltypique ne parviennent pas à faire oublier1. Ainsi, autant l’intuition du rôle central tenu par les schèmes de perception et de représentation des agents est en soi profonde, autant le traitement effectif qui en est donné peut paraître décevant à quiconque n’est pas spécialement sensible aux impératifs de cohérence interne de la théorie néoclassique - en tout cas pas davantage qu’à des impératifs de cohérence externe avec lesquels ils entrent manifestement en compétition. Il n’est pas nécessaire d’en dire beaucoup plus sur ce thème qui a de longue date suscité les critiques hétérodoxes, si ce n’est pour sou­ 1. Cela dit sans entrer davantage dans le détail des stratégies instrumentalistes de défense de l’irréalisme méthodologique.

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ligner encore cette réticence presque invincible à abandonner l’irréalisme de l’hypothèse d’anticipations rationnelles, alors qu’elle s’est pourtant trouvée subvertie de l’intérieur même du corpus néoclassique. Dans leur farfeluosité délibérée, les modèles d’équilibres à taches solaires, qui certes appartiennent à la fraction « critique » de la théorie néoclassique, ne montrent-ils pas cette ouverture toujours possible des schémas d’anticipation sur les représentations les plus baroques ? On pourrait donc rêver d’une analyse positive de la formation des représentations, prenant finalement au sérieux l’hypothèse de leur centralité et les consacrant comme objet d’étude à part entière, débarrassé des a priori de la rationalité substantive. Mais on voit bien tout ce qui s’oppose à une pareille évolution, en tout cas au sein du courant néoclassique « canonique ». En plus de briser la sacro-sainte unité théorique, un tel programme équivaudrait à sol­ liciter publiquement la collaboration des autres sciences sociales pour une question sur laquelle l’économie a certes elle-même des choses à dire, mais ne dispose certainement pas d’une compétence exclusive. Les tendances au métissage sont pourtant fortes, comme en témoigne l’importance prise par les problématiques de l’apprentissage. D’abord initiés dans l’espoir de reconstituer des processus de convergence vers les anticipations rationnelles, c’est-à-dire dans l’orbite proche du pro­ gramme nouveau-classique, les travaux consacrés aux effets d’appren­ tissage ont bientôt acquis leur dynamique propre pour s’intéresser géné­ riquement et sans restriction à la formation des croyances '. La thématique elle-même de l’apprentissage avec ses dimensions dyna­ mique et cognitive a alors suscité un rapprochement, que la logique des clivages théoriques rendait pourtant improbable, entre la théorie des jeux et certains courants de l’évolutionnisme économique 1 2. Les hypothèses de rationalité limitée y sont devenues courantes, mais surtout cette asso­ ciation implicite a entraîné un basculement commun vers les sciences cognitives, première illustration possible d’une mise en contact de l’économie avec des disciplines tierces. 1. Voir par exemple Walliser (1996), Tordjman (1996), ainsi que Favereau (1997) sur les approches non standard de la rationalité. 2. Voir, entre autres, pour quelques travaux de synthèse : Friedman (1991), Mailath (1992), Samuelson (1993).

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On peut évidemment imaginer de tout autres sortes de col­ laborations. Celle à laquelle renvoie implicitement le présent tra­ vail procède d’une inspiration plus holiste et conduirait à se tourner vers une sociologie des représentations économiques. Davantage que sur les processus cognitifs individuels, elle insiste sur la puissance des discours institutionnels et sur leur capacité, lorsqu’ils sont, même inintentionnellement, coordonnés, à façonner les représentations des agents. Il n’est pas question de revenir ici sur les considérations théoriques et méthodolo­ giques qui opposent un tel choix à celui d’un cognitivisme éco­ nomique. Simplement voudrait-on préciser les conditions néces­ saires dans lesquelles cette sociologie des représentations collectives débouche sur les effets d’opinion globale tels qu’on les a vus perturber les interventions de la politique économique.

III. 2. Les effets d’opinion globale : trois conditions nécessaires A défaut de disposer d’une épistémologie complète de l’expli­ cation par les effets d’opinion globale, pour laquelle, en tout cas dans le champ de l’économie, tout ou presque est à faire, à défaut d’avoir pleinement justifié le choix d’une ouverture sur la socio­ logie pour lequel il y aurait beaucoup à dire, notamment en revi­ sitant quelques débats méthodologiques tant de fois parcourus, il faut au moins indiquer même brièvement quelques-unes des condi­ tions nécessaires à l’apparition d’effets d’opinion globale et commencer ainsi à en préciser le périmètre. La première de ces conditions, celle par laquelle tout commence, c’est le découplage des anticipations locales et des anticipations globales. Le processus qui mène aux effets d’opinion globale débute lorsque aux anticipations relatives à sa situation personnelle, et formées sur la base de déterminants locaux, l’agent ajoute une analyse de la conjoncture d’ensemble. La conjoncture locale, celle de la branche d’activité ou du métier, cesse d’être la seule référence pertinente pour des agents qui se sentent soumis à la nécessité de penser aussi leur dépendance à la circulation économique d’ensemble. Le « climat des affaires » est donc une notion qui se subdivise et peut prendre différentes valences selon

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le niveau auquel on l’envisage. Cette dualité de niveaux du schéma général d’anticipation instaure alors une possible compétition entre des représentations micro et macro qui sont susceptibles de diverger. Primauté des anticipations globales. La deuxième condition découle directement de cette identification d’un possible conflit des jugements. Il ne peut y avoir d’effet d’opinion globale que si les vues macro acquièrent dans le schéma général d’antici­ pation une pondération supérieure aux vues micro. C’était par­ ticulièrement évident dans le cas de la relation taux d’intérêt/ activité où l’on a vu la discordance entre, d’une part, l’évalua­ tion par les producteurs isolés des conséquences - en moyenne peu importantes - de taux d’intérêt élevés sur leur situation propre, et, d’autre part, la représentation beaucoup plus pessi­ miste qu’ils se font des effets induits sur la conjoncture globale. Ici l’« analyse » macroéconomique se substitue presque entière­ ment aux appréciations locales et s’impose dans le conflit des niveaux d’anticipations. Bien que sous une forme un peu dif­ férente, la politique budgétaire exhibe elle aussi cet effet de primauté aux anticipations globales. La ligne de clivage ne passe pas cette fois à l’intérieur des représentations de chaque agent, mais entre ceux qui sont en quelque sorte au contact de la dépense publique et ont une perception micro directe de ses conséquences, et ceux qui en sont plus éloignés et qui ne peuvent se représenter ses effets qu’au travers d’une abstraction macroéconomique. Cette dialectique du proche et du lointain, qui sépare le concret des perceptions « immédiates » et l’abstrait d’une cognition distante, modifie quelque peu le problème de l’arbitrage entre anticipations locales et anticipations globales, mais réaffirme la primauté de ces dernières dans l’apparition des effets d’opinion globale. Convergence sur une théorie majoritaire. Il ne suffit pas que les anticipations globales se soient séparées des anticipations locales, ni qu’elles aient acquis la primauté sur ces dernières. Encore faut-il qu’elles aient atteint un certain degré d’homogénéité qui les organise comme pouvoir « cohérent ». Seule la polarisation des anticipations globales sur un schéma très majoritairement par­ tagé peut leur donner la capacité génétique d’autoréalisation. On

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retrouve là l’intuition d’Orléan 1 qui distingue d’une part les situa­ tions où chaque agent reste sur son quant-à-soi et se pense en mesure de former indépendamment sa propre représentation de la conjoncture globale et, d’autre part, les situations où les agents se rallient à une représentation collectivement agréée. La dispersion et l’hétérogénéité qui dérivent de la formation indépendante des jugements empêchent évidemment que ne se produise la coales­ cence qui mène aux effets autoréalisateurs. On peut toutefois ima­ giner différentes modalités de la convergence vers la théorie majo­ ritaire que ceux-ci requièrent pour opérer. Orléan propose de considérer une convergence mimétique où l’imitation réciproque constitue une solution rationnelle pour des agents plongés dans un contexte d’incertitude radicale où ils ont perdu les repères cogni­ tifs qui structuraient leur jugement personnel. Cette convergence mimétique est une convergence de crise, qui correspond à la dis­ qualification des routines cognitives individuelles antérieures parce qu’elles ont cessé de fournir des réponses satisfaisantes et qu’elles ne sont plus à la hauteur de la situation. La nécessité impérieuse et angoissée de reconstituer au plus vite une représentation de substitution met les agents dans un état de disponibilité qui les conduit à pouvoir se saisir d’à peu près n’importe quel schéma de passage pour combler un manque cognitif qui n’est pas suppor­ table très longtemps. Le cas des taux d’intérêt illustre assez bien cette dynamique collective critique en quête angoissée d’une explication de la « crise » qui, parce qu’elle se dérobe aux analyses économiques courantes, dégénère en recherche d’un fauteur de troubles capable d’en porter à lui seul l’entière responsabilité. Même si on reste dans l’ordre symbolique des abstractions, on peut considérer qu’il y a là un début de logique du bouc émissaire à l’œuvre dans cette convergence mimétique critique. On peut pourtant envisager une autre modalité de convergence vers la théorie majoritaire, hors d’un tel contexte critique. Ainsi faut-il considérer une forme de convergence sociologique, correspondant non pas à l’électrisation des opinions dans la désorientation de la crise, mais au travail ordinaire des appareils du référentiel. Les discours institutionnels

1. Orléan (1990, 1992).

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coordonnés constituent un corpus de représentations collectives dans lequel viennent spontanément puiser des agents qui ne dis­ posent pas individuellement des mêmes capacités d’élaboration. Bien sûr, il faudrait raffiner l’analyse et, au cas par cas, préciser le degré d’homogénéité que permet d’atteindre cette modalité sociologique de la convergence, et les marges qu’elle laisse aux agents pour procéder à une adaptation personnelle des énoncés communs du référentiel. La convergence sociologique est donc probablement moins forte en général, car moins aiguë, que la convergence mimétique, mais il ne faut pas en sous-estimer l’importance, ne serait-ce qu’en raison, d’une part, de sa capacité d’attraction qui lui vient des économies cognitives qu’elle permet aux agents, et, d’autre part, des effets d’imposition et d’autorité qui sont le propre des paroles institutionnelles. Autant la conver­ gence mimétique était une convergence de crise, autant la conver­ gence sociologique est une convergence « de régime ». Elle exprime la stabilisation d’un ensemble de représentations collec­ tives qui font référence pour une période donnée. Le cas de la politique budgétaire relève bien davantage de cette modalité que de la précédente. Les représentations adverses auxquelles elle se heurte sont peut-être avivées par la récession, mais elles sont sur­ tout l’effet d’un travail référentiel de « longue » période, et témoi­ gnent d’une dépréciation durable, même si elle n’est évidemment pas irréversible.

III. 3. L’ère des prédicateurs

L’identification des conditions nécessaires, donc des restric­ tions, à l’apparition des effets d’opinion globale, ne modifie pas la thèse qu’on a voulu défendre ici : la globalisation - au sens particulier qu’on a donné à ce terme - progresse. Les conditions précédentes sont de moins en moins difficiles à remplir pour des raisons qui sont à la fois structurelles et conjoncturelles. A l’évidence, le développement de l’information économique, qui est le vecteur fondamental de l’opinion globale, est une ten­ dance de fond dont le reflux n’est pas envisageable à moyen terme. Ce constat est aussi élémentaire que facile à documenter : place de l’économie dans les médias écrits et audiovisuels généraux, 246

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essor de quotidiens, de périodiques, de radios et à terme de chaînes télévisées spécialisées. Le fonctionnement de ce système de médias travaille à la globalisation pour au moins deux raisons. D’une part, il diffuse des éléments de discours qui aboutissent spontanément à l’adjonction d’analyses de la conjoncture générale dans les schémas d’anticipation. Il s’est ainsi constitué une « culture macroécono­ mique de masse » qui met davantage les agents en position de former des anticipations globales. Si cette caractéristique ne suffit pas à elle seule à rendre certaine leur primauté, elle avive indiscutablement la compétition entre les niveaux d’anticipations et rend, toutes choses égales par ailleurs, plus probable que le global l’emporte sur le local. D’autre part, on peut suggérer, au moins comme une intuition qu’il reviendrait à une sociologie des médias moins naïve de mieux fon­ der, que le système médiatique privilégie moins la diversité qu’il ne produit de consensus. Ce constat, là encore, est assez banal, mais sa portée n’en est pas diminuée pour autant dès lors qu’on s’intéresse aux conditions dans lesquelles s’opèrent les convergences vers des théories communes. Tous ces facteurs ne sont pas de nature à régresser ou à s’effacer à terme proche. Ils dessinent un contexte d’ensemble de la for­ mation de l’opinion avec lequel la politique économique va devoir durablement compter. Or il ne faut pas espérer de la situation de crise actuelle, qu’en termes relatifs on peut davantage renvoyer à la « conjoncture », qu’elle vienne en adoucir les propriétés « globalisatrices », bien au contraire. Le commencement de débâcle référentielle qui frappe la désinflation compétitive signale sans ambiguïté un épisode de crise, en satisfaisant à l’une de ses carac­ térisations les plus fortes : la remise en cause des routines cogni­ tives antérieures. Ce contexte de crise ne fait que renforcer les effets de globalisation, même si c’est par démultiplication de leurs modalités. A la convergence sociologique parfois imparfaite mais maintenue là où la norme résiste, s’ajoute la convergence mimé­ tique occasionnelle mais aiguë, prenant place là où la norme s’efface. En témoigne notamment la consommation à un rythme élevé de « théories de la crise 1 » dont le cycle de vie dans l’opi­ 1. Par les taux d’intérêt, par le coût du travail, par la « mondialisation » et les délocalisations, par la sous-consommation, par les « rigidités », par l’« excès d’Etat »...

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nion est parcouru de plus en plus rapidement. Même si les champs dans lesquels ces effets se produisent restent peu nombreux, le degré de polarisation est élevé, et la globalisation est sans doute dans une dynamique d’extension.

Aussi s’ouvre l’ère des prédicateurs. Puisque les représentations acquièrent cette force de frappe performative, le pouvoir appartient à ceux qui savent maîtriser leur orientation et organiser leur convergence. Bien sûr les prédicateurs n’ont pas attendu la glo­ balisation pour se faire entendre, mais la globalisation accroît objectivement leur efficacité sociale, et leur ouvre des perspectives d’avenir. La morale opératoire de la globalisation, c’est donc qu’il faut inlassablement prêcher. Car à force de répéter on finit par convaincre, et à force de convaincre on finit par avoir raison pas nécessairement pour les raisons qu’on croit, mais peu importe. Si l’on prend au sérieux la thèse qu’on a défendue à ce propos, la victoire néoricardienne en matière de politique budgétaire n’a pas grand-chose à voir avec les arguments qu’elle se prête. Mais qui s’en soucie ? Le travail de sape dont a été l’objet la politique budgétaire, et auquel les théories néoricardiennes ont significati­ vement contribué depuis le début des années quatre-vingt, n’ex­ plique certainement pas tout, mais il n’est pas non plus pour rien dans sa perte vertigineuse d’efficacité. On peut donc en droit ima­ giner qu’une orientation du débat public dans la direction opposée aurait pu rendre à la politique budgétaire une partie de l’efficacité que lui promettait « normalement » la caractérisation « intrin­ sèque » du régime macroéconomique du moment. Mais il est des cas où l’idéologie n’est pas qu’une strate superstructurelle parfai­ tement détachée du reste - la brève évocation des causes possibles de l’hostilité générale à laquelle se trouve confrontée la dépense publique en témoigne. Il y a donc des prêches qui ont pour eux l’« air du temps » - écume d’une conjoncture politique et sociale profonde - et d’autres qui, dans les mêmes conditions, ont peu de chances de se faire entendre. Il y a aussi des cas où l’objet du débat est lesté de moins de pesanteurs sociopolitiques et où l’opi­ nion est plus fluide et plus indéterminée - on peut penser que la question des taux d’intérêt, qui continue d’être appréhendée comme un problème « technique », entre dans cette catégorie. Ainsi la globalisation suscite-t-elle des sentiments mêlés. Son 248

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mauvais côté rappelle que, d’une manière générale, il faut plus qu’une prise de parole, même répétée, pour orienter l’opinion publique. D’abord parce qu’il arrive à celle-ci de n’être que l’émergence de rapports sociaux plus profonds, que le discours ne suffit pas par lui-même à changer. Mais aussi, parce que, plus généralement, il y a des conditions sociales d’efficacité de la prise de parole, et que n’émet pas une parole « autorisée » qui veut. En matière économique, il se forme parfois un oligopole du discours qui sait fort bien écarter les importuns et contre lequel il est dif­ ficile de se faire entendre. Le bon côté de la globalisation, c’est qu’elle montre que la consistance des régularités macro, aussi faites de constructions collectives de sens, n’est pas celle de lois d’airain. Par là, et malgré tous les obstacles, elle donne une vigueur nouvelle au combat pour les idées. Idéologie pas morte.

CHAPITRE VIII

L’UEM à l’épreuve des marchés financiers

L’UEM permet-elle en quoi que ce soit de sauver la politique économique de cette perturbation herméneutique en voie de géné­ ralisation ? On aurait plutôt tendance à être pessimiste s’agissant des atteintes qui se manifestent dans la sphère réelle. A l’évidence le problème de l’inhibition des mécanismes de la politique bud­ gétaire par l’interférence de représentations adverses est appelé à se poser dans des termes exactement identiques au niveau euro­ péen comme au niveau national, à ceci près que le déclassement de la politique budgétaire y est désormais proclamé par voie de traité ! La possibilité d’une perturbation de la conduite de la poli­ tique monétaire par la polarisation de l’opinion sur le niveau des taux d’intérêt n’est pas davantage écartée, peut-être amoindrie ou différée dans l’attente de la constitution sur cette question d’une opinion globale européenne aussi homogène que les opinions nationales. C’est à propos des marchés financiers que le débat s’anime. Et, de fait, à défaut de poser le problème dans les termes qu’on lui a donnés jusqu’ici, l’argumentaire des défenseurs de l’UEM semble de plus en plus fréquemment faire référence à l’idée que la monnaie unique constituerait une « réponse à la glo­ balisation financière ». Cette inflexion rhétorique est en soi symptomatique. Elle témoigne de ce que, de déceptions en déconvenues, tous les espoirs européens semblent de plus en plus tentés de se reporter sur la perspective des bénéfices qui pourraient être tirés de l’ac­ cession de l’euro au statut de monnaie internationale ; des béné­ fices qui, pour l’essentiel, s’expriment en termes de capacité de

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F Union à donner à sa politique économique un caractère directeur. L’intuition sous-jacente à cette thèse est assez commune et consi­ dère un « non-système monétaire international » actuel qui n’at­ tendrait que l’entrée en scène de l’euro pour se recomposer autour de lui. Mais la perspective se veut également plus large, puisque la thèse se généralise - en devenant plus floue - en une aptitude supérieure de la monnaie unique à surmonter l’« influence des marchés financiers ». La question mérite en tout cas d’être étudiée, car si ces conjectures se révélaient exactes, elles donneraient au passage à l’Europe la dimension d’un authentique dépassement des limites du national quand les dispositions du traité de Maas­ tricht ne font qu’alourdir les contraintes qui pèsent sur les policymixes. L’espoir de recomposer le SMI autour de l’euro est d’ail­ leurs l’expression de l’une des logiques les plus fortes de la construction européenne, qui vise à combler le retard d’institu­ tionnalisation d’un espace international de longue date investi par des forces productives et financières sans attaches ; une logique particulièrement pertinente, à considérer les désordres actuels de la monnaie-finance internationale. S’y ajoute une réelle opportu­ nité quand un dollar à l’hégémonie remise en cause n’a trouvé de remplaçant ni dans le yen ni dans le mark, et qu’apparaît une nouvelle entité à la fois dotée de la « surface » économique et de la volonté politique de faire de sa devise le nouveau pivot d’un SMI recomposé. S’il est vrai que c’est bien là l’une des directions où il faille rechercher l’un des bénéfices essentiels de la construc­ tion européenne, et qu’un potentiel certain existe pour en rendre l’espoir réaliste, ni la nécessité institutionnelle, ni même l’oppor­ tunité d’une place vacante à occuper ne sauraient pourtant suffire à elles seules à garantir la promotion de l’euro au rang des mon­ naies internationales suffisamment fortes pour donner à leur poli­ tique économique un caractère directeur. Assurément, l’UEM dispose pourtant dès l’origine de sérieux avantages qui mettent l’euro en position de remplir certaines des conditions de l’accès au statut de monnaie internationale (Icard, 1996). Sa taille fera de l’Union l’une des (la ?) puissances éco­ nomiques dominantes ; la part du commerce international qui sera libellé en euro lui permettra vraisemblablement de faire concur­ rence au dollar comme monnaie véhiculaire ; l’UEM disposera de marchés financiers vastes et profonds, alimentés des titres de dette

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publique des Etats membres ; enfin on peut penser que les autorités monétaires européennes partageront l’ambition d’un rôle interna­ tional pour l’euro. Ces conditions nécessaires ne sont pourtant pas suffisantes. C’est que contrairement aux accords de Bretton Woods qui, dans le champ clos de la négociation politique, avaient consacré dans l’ordre monétaire un rapport de force traduisant l’hégémonie américaine, l’élection d’une devise clé est maintenant un processus qui, au-delà de la confrontation des puissances en présence, est validé en dernière instance par les marchés finan­ ciers. C’est le jugement des opérateurs de la finance qui in fine décidera du statut international de l’euro, et c’est assez dire la contingence qui pèsera sur cette élection, là où une institutionna­ lisation proprement politique de l’ordre monétaire dollar n’avait fait que refléter de manière quasi certaine l’état des rapports de force. Si donc la promotion de l’euro au rang de devise clé est le bénéfice principal attendu de l’unification monétaire européenne, alors il faut y regarder à deux fois et ne pas céder trop rapidement au wishful thinking d’un « non-système monétaire international » qui n’attendrait que la devise européenne pour se recomposer. Sans pouvoir trancher définitivement cette question, dont on ne saurait trop dire à quel point elle concentre l’inconnu historique du changement de régime monétaire européen, le présent chapitre voudrait simplement suggérer que l’accession de l’euro au statut de monnaie internationale, voire de devise clé, n’aura pas l’immédiateté que certains de ses partisans imaginent parfois. Il faut donc se méfier de ce relatif optimisme qui, découragé par la « macroéconomie réelle » de l’UEM, semble maintenant de plus en plus s’investir dans cette idée que la monnaie unique est le moyen par lequel l’Union européenne s’affranchira des perturba­ tions de la finance internationale et s’imposera comme puissance monétaire hégémonique. A l’encontre de cette anticipation, on peut se demander dans quelle mesure l’euro ne se trouvera pas congénitalement handicapé par son caractère de devise « fractionnée », c’est-à-dire par le fait de s’adosser à une entité socio-économique qui n’est pas unitaire : - D’abord parce que l’essentiel de la relation appelée à se nouer entre l’UEM et les marchés financiers extra-européens tournera probablement autour de la question de la différenciation ou de l’amalgame entre les composantes de l’Union, et requerra pour

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« bien fonctionner » que les marchés sachent « reconnaître » les circonstances où il est « bon » qu’ils discriminent et celles où, au contraire, il serait « préférable » que leur jugement s’exerce sur F Union considérée comme un tout. Mais évidemment ce « bien » et ce « bon » ne sont que l’expression du point de vue de l’Union elle-même, et ce serait un pari très audacieux d’imaginer que les marchés se conformeront spontanément à cette norme-là. Or, que la « différenciation » ou la « globalisation », dans leur jugement, s’opèrent à contretemps, et c’est l’appréciation générale portée sur l’euro qui s’en trouvera fondamentalement changée. - Ensuite, parce que dans le contexte d’opinion globale que font prévaloir les marchés, le fractionnement fait figure en permanence de risque de conflit et assimile l’hétérogénéité à une incertitude. De ce point de vue, il faut mesurer le risque pris par une définition substantive du modèle de politique économique européen tel qu’il a été inscrit dans la lettre du traité, et ce que sa viabilité doit à l’homogénéité doctrinale des signataires, une homogénéité dont rien ne saurait garantir l’éternité. Ainsi, c’est autour de la problé­ matique du fractionnement, c’est-à-dire autour des dialectiques de l’homogénéité et de l’hétérogénéité, de la différenciation et de l’amalgame, que résident à la fois les inconnues et les faiblesses potentielles d’une monnaie unique qui pour la première fois vou­ drait faire advenir à l’hégémonie monétaire une entité économique originellement divisée.

I. LE MODÈLE DES MARCHÉS ENTRE AMALGAME ET DISCRIMINATION

A l’indétermination qui vient de l’exposition de la politique économique au jugement des marchés financiers, l’achèvement de la monnaie unique ajoute l’inconnu d’un changement historique de régime monétaire. C’est peu dire, dans ces conditions, que les transformations des mécanismes de la macroéconomie monétaire et financière de l’Union et des effets de sa politique économique sont loin d’être entièrement prévisibles. Une chose en tout cas est vraisemblable, c’est que la part que prendront les marchés finan­

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ciers à la conformation de ces nouveaux mécanismes sera plus que significative, et de ce point de vue, s’imaginer que le passage à la monnaie unique vaut ipso facto émancipation des « perturbations de la finance » est probablement d’un optimisme déraisonnable. En effet, s’il est une chose qui demeure inchangée dans le passage au régime d’UEM, c’est que les marchés financiers restent le lieu où se formeront les taux d’intérêt longs des Etats membres et le(s) taux de change de l’Union. Cette seule caractéristique suffirait à établir le risque d’indétermination de la politique économique. Mais en l’occurrence elle se double d’une circonstance particulière qui ajoute, ô combien, à l’indétermination, à savoir que, dans leur activité de surveillance des politiques économiques, les marchés vont se trouver confrontés à un problème inédit, pour la résolution duquel aucune référence passée ne leur est fournie par leur histoire récente : il s’agit d’apprécier la crédibilité d’une communauté de politiques économiques partie indépendantes, partie solidarisées par la monnaie unique. Leurs routines interprétatives, leurs algo­ rithmes d’évaluation, leur corpus de croyances relatives au fonc­ tionnement de l’UEM : tout est à inventer. Et les mécanismes monétaires et financiers, dans le cadre desquels prendront place les politiques économiques des Etats membres et celle de l’Union, seront décisivement affectés par ces constructions dont on n’a pas aujourd’hui la première idée des représentations et des compor­ tements sur lesquels elles pourraient déboucher. Pour l’essentiel, cette production institutionnelle en quoi consiste l’élaboration par les marchés d’un modèle du monde et de schémas d’action inédits aura pour tâche générique de traiter du degré de différenciation ou de solidarité qu’il convient d’établir entre les différents Etats membres. C’est la réponse que les marchés apporteront à cette question qui déterminera l’intensité des extemalités de politique économique au sein de l’Union et le coût collectif des comportements de free-riding. Or il n’existe aucun méta-discours qui indiquerait l’exact et objectif degré de solidarité existant entre les pays d’une union monétaire, et pour cause : dans un environnement de marchés financiers, ce degré est largement indéterminé et ce sont les marchés eux-mêmes par la représentation qu’ils se forment du problème et la solution qu’ils lui apportent qui lèvent cette indétermination. Une fois de plus, c’est le caractère fortement performatif des actes cognitifs du 254

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marché qui leur donne cette puissance décisoire, avec tous les risques d’arbitraire inhérents à cette capacité génétique. Car le bon fonctionnement de l’UEM exige, comme on va le voir, que dans l’acte d’appréciation de la situation des Etats membres, discrimi­ nation et amalgame des composantes de l’Union soient maniés avec discernement, c’est-à-dire que l’une ou l’autre modalité du jugement ne soit activée que dans « certaines circonstances » et pas dans les « autres ». Or il faudrait être singulièrement optimiste pour imaginer que les marchés, qui se sont rarement distingués par la finesse et la mesure de leurs appréciations, fassent preuve spontanément de la sélectivité et de l’accommodation du jugement requises pour que les politiques économiques de l’Union ne se trouvent pas excessivement perturbées. Un exemple très ponctuel, lié à la formation des taux longs nationaux au sein de l’Union, permet d’aborder cette question qui, en fait, structure la problé­ matique des critères, bien plus que la convergence à laquelle elle est généralement associée. I. 1. Taux longs et indétermination des extemalités de politique économique

Compte tenu de ce que les Etats membres sont mécaniquement liés par leur commune participation à la monnaie unique, mais que leurs politiques économiques respectives conservent une certaine autonomie, dans quelle mesure les actions des uns, et particuliè­ rement celles qui sont susceptibles d’être interprétées comme des « écarts » à la norme du référentiel, retentissent-elles ou doiventelles retentir sur la situation des autres ? C’est typiquement la question que se poseront en permanence les marchés financiers dans leur activité de fixation des taux longs nationaux. Or deux réponses extrêmes sont possibles. La première - sélectivité parfaite - considère que la seule liai­ son « objective » entre les Etats membres est monétaire et réduite à la participation à l’euro, et qu’en tout autre domaine les situa­ tions nationales doivent continuer à être évaluées sur la base de caractéristiques idiosyncratiques. Si un Etat connaît, par exemple à la suite d’un choc spécifique, une dégradation de ses finances publiques, seules les extemalités monétaires seront actives, de telle 255

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

sorte que ce choc sur une composante pourra retentir sur l’Union dans son ensemble via une variation du change de l’euro. Mais on n’envisagera pas d’extemalités financières car la discrimina­ tion, qui est devenue impossible en matière monétaire du fait de la monnaie unique, reste praticable en matière de taux d’intérêt, et, comme telle, s’exercera pleinement. Dans le cadre de ce rai­ sonnement, les risques souverains restent parfaitement différen­ ciés, et seul le pays concerné fera le cas échéant l’objet d’une réévaluation de ses taux longs, sans que ceux des autres Etats membres s’en trouvent d’une quelconque manière affectés. Le raisonnement antagoniste nie au contraire que puissent ainsi être découplées extemalités monétaires et financières, et là où la précédente réponse choisissait la parfaite sélectivité, celle-ci opte pour un amalgame complet. Dans ce cadre-là, il serait erroné de croire que la solidarité monétaire peut se limiter aux effets sur une parité partagée. La liaison qu’établit la monnaie unique entre les Etats membres est en réalité beaucoup plus profonde que cette seule connexion nominale, et le nombre des effets macroécono­ miques qui transitent par le change (inflation importée, compéti­ tivité...) est tel qu’il faut considérer l’Union comme un tout et non plus séparément en ses parties. Dans ces conditions, une dégra­ dation locale des finances publiques, par exemple, est perçue comme affectant mécaniquement l’ensemble à due concurrence, et c’est donc chacune des composantes qui doit en porter le contre­ coup. En lieu et place de la réévaluation locale qui prévalait dans le « modèle » de sélectivité parfaite, c’est donc un mouvement général de hausse des taux longs qui répondrait à un choc spécifique. Aucune de ces deux solutions extrêmes ne verra vraisemblable­ ment le jour et c’est plutôt une des combinaisons intermédiaires qui sera élue comme « modèle » du marché. Mais laquelle ? Celles-ci sont en nombre infini ! Sur quel « dosage » des carac­ téristiques idiosyncratiques et des interactions de liaison le marché stabilisera-t-il exactement sa représentation du problème de la « solidarité » ? Ne peut-on imaginer au surplus que l’intensité des extemalités soit considérée comme propre à chaque pays et, pour­ quoi pas, révisable dans le temps ; double principe de variabilité temporelle et géographique qui ajoute au nombre des « solutions » possibles ? Le nombre de degrés de liberté est tel qu’il y a vir256

L’UEM À L’ÉPREUVE DES MARCHÉS

facilement une infinité de schémas de déformation possibles de la distribution des taux longs en réponse à un choc local. Or évidem­ ment celui qui sera finalement sélectionné conformera décisive­ ment les mécanismes de la macroéconomie monétaire et financière de l’Union ainsi que les effets de ses politiques économiques. Tant qu’elle reste formulée à ce niveau de généralité, la proposition selon laquelle la monnaie unique permettra de « s’affranchir de l’influence des marchés financiers » s’avère donc douteuse. Parce que l’UEM soumet aux marchés de nouvelles questions, elle est vouée à obtenir d’eux de nouvelles réponses, et, par là, loin d’échapper à leur influence, elle se met sous une plus grande dépendance de leurs fonctionnements cognitifs. En d’autres termes, l’UEM ne se soustrait pas aux marchés puisqu’on leur posant des questions inédites, elle étend le domaine d’exercice de leurs jugements.

I. 2. Les critères : non pas faire converger, mais maintenir la discipline face aux marchés financiers On voit rapidement ce que l’idée que les « influences des marchés financiers » pourraient être génériquement mises hors-jeu par le simple avènement de la monnaie unique a de naïf. Cette influence maintenue, et même renforcée, de la finance de marché au sein de l’Union peut aussi être repérée au travers de la question des critères dont on peut faire une lecture non pas en termes de convergence, mais en termes de discipline, comme réponse à une situation où le degré de solidarité que les marchés financiers contribueront à établir entre Etats membres est ex ante largement indéterminé. La problématique des critères est probablement l’une des plus susceptibles d’illustrer le caractère contradictoire du processus d’unification monétaire européenne. Leurs inconvénients macro­ économiques ont été largement soulignés, et, pour l’essentiel, tiennent à l’homogénéité de traitement qu’ils imposent à des situa­ tions nationales fortement hétérogènes. Pour ne faire qu’illustrer une discussion trop abondante pour être restituée ici intégralement, il a souvent été noté la difficulté d’appliquer uniformément un même critère de stabilité nominale aux pays de l’Europe du Nord

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comme à des pays tels que la Grèce, l’Espagne ou le Portugal dont le processus de rattrapage est encore en cours et dont l’inflation supérieure à la moyenne européenne reflète surtout le déplacement à l’intérieur de la division internationale du travail et la montée dans la gamme des produits *. Quoique d’un autre ordre, les ratios de finances publiques posent un problème semblable d’inadéqua­ tion entre l’uniforme des critères et l’hétérogène des Etats membres. On peut en particulier trouver excessivement contrai­ gnants les seuils de déficit et de dette publics pour des Etats tels que la Belgique, l’Italie, contraints à des ajustements douloureux alors même qu’ils avaient apporté la démonstration de leur apti­ tude à soutenir des ratios de finances publiques « non standard », et même pour certains d’entre eux à les rendre compatibles avec un strict ancrage au mark. Il n’est donc pas nécessaire de repro­ duire intégralement la longue discussion critique des critères, dont certains arguments ont d’ailleurs été précédemment évoqués1 2, pour avoir idée des difficultés macroéconomiques qu’ils font surgir. Si ces inconvénients des critères sont maintenant bien connus et ont été maintes fois soulignés, il n’est pourtant pas moins facile de leur trouver une « logique » qui permette d’en comprendre l’adoption en dépit même du biais restrictif difficilement suppor­ table qu’ils font prévaloir. A vrai dire cette logique n’est pas celle de la convergence comme on le répète presque par habitude chaque fois qu’il est question des critères. Il faudrait en effet avoir une conception singulièrement étroite, voire franchement insuffi­ sante de la « convergence » pour la ramener à deux ratios de finances publiques, une bande d’inflation et une autre de taux d’intérêt. Peut-on raisonnablement estimer que des économies ont « convergé » lorsque leurs déficits budgétaires ont en commun de faire moins de trois points de PIB et que leurs taux d’inflation sont assez proches ? Si les critères étaient vraiment considérés comme des instruments de la convergence, alors on ne pourrait que constater le retard théorique d’une telle conception de la convergence qui persiste à penser les déséquilibres extérieurs à partir du décalage conjoncturel (supposé en amont lui-même réglé 1. Delessy et alii (1993). 2. Voir supra chapitre V, et, entre autres, Buiter (1992).

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L’UEM À L’ÉPREUVE DES MARCHÉS

par les déficits budgétaires) et des prix relatifs, c’est-à-dire dans les termes d’une macroéconomie de court terme telle qu’on la pratiquait dans les années soixante. Or la théorie de la croissance endogène est venue opportunément rappeler que la divergence ou la convergence des sentiers de croissance s’analyse dans des hori­ zons temporels autrement éloignés et à partir de déterminants structurels bien plus complexes que les variables élémentaires du suivi conjoncturel. A sa façon, la théorie de la Régulation rejoint un tel message, mais en insistant davantage sur l’analyse des formes institutionnelles et sur le rôle décisif qu’elles prennent dans la conformation des trajectoires nationales de croissance *. En dis­ cutant des effets de la perte de l’instrument d’ajustement du change dans le régime d’UEM, Boyer (1993-d) note qu’au-delà du seul court terme, la possibilité de déséquilibres polarisés et durables ne peut être écartée tant que les modes de régulation nationaux, qui déterminent les compétitivités structurelles, restent excessivement disparates. Au sens qui correspond le mieux aux contenus actuels de la compétitivité, particulièrement à propos de pays qui se situent dans les positions les plus élevées de la division internationale du travail, la convergence est une affaire de struc­ tures, et son achèvement est un processus autrement plus long que le rapprochement de quelques indicateurs conjoncturels. Si le sens réel des critères n’est pas la convergence, alors quel est-il ? Il n’est pas sûr qu’il n’y ait qu’une réponse à cette question, mais la signification dont s’est trouvé revêtu le critère de finances publiques depuis le début des années quatre-vingt-dix met sur la trace d’une interprétation possible. C’est bien moins le souci d’une excessive stimulation conjoncturelle et le risque d’apparition de déséquilibres commerciaux que celui d’une perte de crédibilité de la politique économique qui polarise l’attention. De plus en plus, il apparaît donc que les critères ont valeur de référence et de signaux en direction des marchés financiers vis-à-vis desquels se joueront la détermination des taux de change de l’Union et celle des taux d’intérêt en son sein. Ainsi, beaucoup plus que la thèse de la convergence, il semble possible de retenir une lecture dis­ ciplinaire des critères, d’ailleurs directement dérivée du problème

1. Boyer (1995-a).

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inédit posé par le maintien de la crédibilité globale de l’Union conçue comme une communauté de politiques économiques. En effet, on peut voir derrière les critères une anticipation implicite du degré de liaison entre Etats membres que les marchés financiers pourraient être amenés à considérer dans leur « modèle » de l’UEM, et la crainte qu’ils ne se laissent tenter par l’adoption d’une sorte de théorie « du maillon faible ». Si une telle représen­ tation prévalait effectivement, les critères auraient bien moins vocation à fonctionner comme des instruments de convergence que comme des dispositifs d’endiguement des comportements de free-riding, pour faire en sorte que le plus faible des maillons ne puisse jamais être trop faible. On voit là immédiatement le lien avec la question du fraction­ nement à laquelle la (proto)théorie du maillon faible donne une réponse qui réalise probablement la combinaison la plus défavo­ rable d’amalgame et de discrimination. Amalgame il y a, à l’évi­ dence, puisque faire pâtir l’ensemble de la défaillance d’une seule de ses parties procède d’un schéma qui maximise l’intensité des extemalités. Mais la discrimination n’est pas moins présente puisque se trouve établi un mode d’évaluation de l’Union au tra­ vers de ses composantes envisagées séparément. Pour faire ana­ logie, il faudrait imaginer ce que donnerait l’évaluation du franc par les marchés à la lumière d’une surveillance qui détaillerait séquentiellement l’inflation corse, la balance courante de la Lozère, la dérive des finances sociales de Provence-Alpes-Côte d’Azur, etc. On voit donc que l’un des problèmes de l’UEM dans sa confrontation avec les marchés financiers vient non seulement de ce qu’elle est fractionnée mais, surtout, de ce que les parties continuent d’y primer sur le tout. Tant qu’ils resteront des entités de rang supérieur à l’Union, les Etats membres continueront d’apparaître comme des points focaux pour le regard diviseur des marchés. Or c’est là le schéma le plus probable, comme en témoigne par exemple l’inexistence de comptes macroécono­ miques européens qui maintient les comptes nationaux dans leur statut de référence et appelle infailliblement à proroger ce mode d’évaluation de l’ensemble par ses composantes. Les marchés sont donc moins incités que jamais à produire les jugements tant soit peu globalisateurs correspondant à l’appréhension de l’Union comme un tout, c’est-à-dire opérant des formes minimales de

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L’UEM À L’ÉPREUVE DES MARCHÉS

« compensation » entre composantes « fortes » et composantes « faibles ». A vrai dire, rien ne les y invite, du moins tant que l’Union ne se sera pas dotée d’une identité suffisamment forte pour l’emporter sur les identités nationales. Il n’en faudra pas davantage pour que les marchés, auxquels il arrive de connaître l’équivalent d’accès paranoïdes ou - forme plus faible - qui sont à la recherche d’une rationalisation pour une disposition pessimiste ex ante, excipent de la situation dégradée d’un seul des Etats membres pour prononcer un jugement globalement négatif sur l’Union et sa mon­ naie unique. Confrontées à la série des contingences nationales qui s’additionnent au lieu de se compenser, la stabilité des juge­ ments et l’approbation d’ensemble dont voudrait bénéficier l’euro sont donc rien moins que garanties.

IL HÉTÉROGÉNÉITÉS ET CONFLITS DOCTRINAUX : UNE UNION FRACTIONNÉE GUETTÉE PAR LES MARCHÉS FINANCIERS

Que le fractionnement soit le handicap congénital de l’Europe, c’est ce qu’on peut vérifier de nouveau, à envisager les problèmes que pourrait poser l’option retenue par le traité d’une définition substantive du modèle européen de politique économique. Le texte de Maastricht, confirmé et renforcé par les dispositions du pacte de stabilité en cours de négociation, a en effet décidé de fixer noir sur blanc les principes et même les intervalles-consignes que devront respecter les politiques économiques en régime d’UEM. Là encore le travail des contradictions est manifeste. Car, d’une part, on peut très bien saisir la logique politique qui militait en faveur d’une pareille option. Il est maintenant bien connu que pour convaincre l’Allemagne d’entrer dans le contrat d’intégration européen, et surtout lui faire oublier tout ce que objectivement elle a à y perdre, depuis le partage de la souveraineté monétaire avec « moins vertueux » qu’elle jusqu’à la perte de cet attribut national hautement symbolique qu’est le mark, il a fallu lui consentir des contreparties extrêmement importantes, en l’espèce ni plus ni moins que l’adoption pure et simple de son modèle de politique

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économique. Ce sont ses directives que le traité a inscrites dans sa lettre. Mais d’autre part, les inconvénients d’une telle formu­ lation ne sont pas moins évidents ; et ce n’est pas tant des consé­ quences proprement macroéconomiques du modèle européen de politique économique, déjà abondamment commentées *, qu’on voudrait traiter maintenant, mais plutôt des problèmes qui pour­ raient lui être posés par le fractionnement persistant des acteurs qui le partagent. IL 1. Une définition substantive du modèle européen de poli­ tique économique qui nécessite de maintenir un consensus doc­ trinal fragile

On n’a en effet probablement pas suffisamment souligné ce que l’adoption mais aussi la viabilité future d’une définition substan­ tive du modèle européen de politique économique doivent à la forte homogénéité intellectuelle et doctrinale qui a prévalu entre les signataires au moment de la conclusion du traité. Cette homo­ généité est le reflet d’une conjoncture idéologique très particulière, celle des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingtdix, qui aura vu la convergence des gouvernements, toutes ten­ dances confondues, libéraux comme sociaux-démocrates, sur les enseignements d’un modèle orthodoxe de politique économique tel qu’il a été abondamment diffusé par les grands superviseurs internationaux (OCDE, FMI, etc.) et tel qu’on le reconnaît au tra­ vers de la doctrine française de la désinflation compétitive. Certes, ce consensus n’est pas à proprement parler exceptionnel puisqu’il tient au travail d’un référentiel en place, et notamment à ses effets d’homogénéisation internationale. Mais il n’est pas davantage indestructible. Or il devra pourtant impérativement être reproduit pour garantir la viabilité du modèle de politique économique euro­ péen. Qu’adviendrait-il en effet dans l’opinion financière dès lors que persisterait inscrite dans les textes une définition substantive du modèle de politique économique européen qui cesserait de réa­ liser l’accord et ne disposerait d’aucune procédure d’adaptation et de révision internes ? Le traité ne semble pas avoir envisagé le 1. Voir, entre autres, Delessy et alii (1993) et Mazier (1995).

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problème et tient implicitement pour acquise la pérennité de cette homogénéité doctrinale sans percevoir sa vulnérabilité réelle. C’est que la contestation pourrait venir à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. De l’extérieur, sous la forme d’une inadéquation mani­ feste à la situation conjoncturelle, et de l’intérieur, sous l’effet de possibles revirements théoriques et idéologiques, c’est-à-dire d’un délitement du référentiel européen. Que le modèle retenu par le traité de Maastricht cesse de rece­ voir l’approbation de tous est donc une hypothèse qu’on peut dif­ ficilement exclure. Sa capacité à répondre convenablement aux variations de la conjoncture est déjà mise en doute dès la phase de transition. Ses directives qui étaient sinon pertinentes, du moins pas trop insoutenables au tout début des années quatre-vingt-dix, quand le traité a été négocié et signé, sont devenues autrement lourdes à porter en l’espace de quelques années dès que la réces­ sion s’est ouverte. Or que vaut un cadre tracé pour le long terme mais incapable de réaliser les adaptations à des situations cri­ tiques : convulsion sociale majeure ou récession profonde - alors même d’ailleurs que les retournements récessifs sont en passe de devenir des épisodes de moins en moins exceptionnels ? Dans le même ordre d’idée, et même si elles ne sont pas de la dernière actualité théorique, les catégories de la théorie du déséquilibre (Benassy, 1984) peuvent être utilement mobilisées pour souligner les difficultés auxquelles pourrait se trouver confronté un modèle de politique économique entièrement configuré à partir des carac­ téristiques du régime de chômage classique, dès lors que ferait retour un régime de chômage keynésien - éventualité rien moins qu’hypothétique puisqu’on peut penser, pour ne s’en tenir qu’au cas de la France, que la presque totalité des indicateurs convergent pour en indiquer la présence. Le deuxième front est celui de la contestation intérieure. Le délitement du consensus théorico-idéologique sur lequel la poli­ tique française a vécu depuis plus d’une dizaine d’années, et qui maintenant cède du terrain aux critiques de la désinflation compé­ titive, donne une idée de ce qui pourrait survenir au sein de l’Union. Le calme sur le front doctrinal n’est maintenu aisément qu’en « temps ordinaires », c’est-à-dire lorsque la conjoncture est suffisamment clémente pour ne pas exposer à la contestation le corpus théorico-idéologique partagé par la plupart des gouver­

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nements comme codex de la politique économique. La « crise », au contraire, vient aiguiser des désaccords qui auraient pu autre­ ment rester masqués, ou faire l’objet de compromis par défaut, à la faveur d’une croissance satisfaisante pour tous. C’est pourquoi les tensions conjoncturelles sont vouées à dégénérer en tensions intellectuelles, avec tous leurs effets de mise en cause et de contes­ tation ; et c’est ce potentiel que vient libérer une transition qui s’achève dans les plus mauvaises conditions macroéconomiques. Quoi d’étonnant, dans un contexte aussi défavorable, que se révèle enfin sans fard la divergence fondamentale entre la France et l’Allemagne à propos de la question stratégique de la gestion du change, mais plus encore à propos des principes légitimateurs de la politique monétaire - une divergence qui donne un avant-goût de la radicalité des conflits doctrinaux susceptibles de surgir entre des corps sociaux profondément divisés quant aux sens politiques dont la monnaie doit se trouver investie. Il faut alors imaginer les problèmes qui se poseraient si, soit par le jeu d’infirmations répétées et d’inadéquation patente avec la situation des économies européennes, soit par le jeu des alter­ nances idéologiques et politiques, revenaient au sein de l’Union un ou plusieurs gouvernements farouchement keynésiens. Les marchés financiers ne détestent rien tant que l’hétérogénéité doc­ trinale qui est le commencement du conflit politique, forme majeure à leurs yeux de l’incertitude. Ainsi, par exemple, à l’in­ térieur même d’entités nationales, on sait l’inquiétude dans laquelle met les marchés financiers la possibilité d’un conflit entre gouvernement et banque centrale indépendante quand l’homogé­ néité doctrinale n’a pas la profondeur qu’elle connaît en Alle­ magne. Que penser dans ces conditions des effets sur les marchés de l’ouverture d’un conflit idéologique violent à l’intérieur du Conseil européen et/ou entre certains de ses membres et la banque centrale européenne ? Comment douter que l’euro aurait à souffrir d’une telle perte d’homogénéité et de l’apparition de divergences fondamentales - qui ne pourraient pas ne pas devenir publiques quant aux principes selon lesquels la politique économique doit être conduite ? L’hypothèse de l’émergence de l’intérieur d’une critique forte du modèle européen de politique économique tel qu’il a été arrêté par le traité de Maastricht, et ses conséquences probables sur l’opinion des marchés financiers de plus en plus

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demandeurs d’une unanimité conçue comme antidote de l’incer­ titude politique, font mieux voir l’avantage qu’il y aurait eu à retenir une approche procédurale, et non pas substantive, de la politique économique de l’Union. C’est bien sûr la contradiction entre la rigidité du modèle et la variabilité possible tant des cir­ constances économiques que des positions théorico-idéologiques, qui fait la fragilité de la construction d’ensemble et l’intensité du risque qu’elle va courir dans sa confrontation au jugement des marchés financiers. Or, par définition, une approche procédurale aurait intégré des modalités d’ajustement et de correction ouvrant des degrés de liberté et permettant de faire face à ce type de problème, c’est-à-dire permettant d’opérer des révisions sans crise.

IL 2. L’avènement de l’euro sous le régime de la croyance

Bien sûr on pourra opposer que sous le contrecoup du retour­ nement conjoncturel de 1995-1996, l’Union est de toute manière contrainte d’envisager une lecture non littérale des critères, et que ce faisant elle s’engage de fait dans une démarche procédurale. Plus que d’un fait, il s’agit même de l’exercice d’un droit puisque l’évaluation « en tendance » est explicitement prévue par le traité. Il faut alors s’interroger sur la perception que les marchés sont appelés à former de ce degré de liberté en mesurant notamment l’effet d’incertitude que pourrait produire sur eux l’utilisation des marges d’interprétation. Deux conjectures concurrentes sont pos­ sibles pour cerner le comportement futur de la finance sur cette question, qui dessinent les deux régimes de croyances qu’on aura vus se succéder de 1996 à 1997. 1996, ou la certitude du succès La première de ces conjectures renoue avec les logiques d’im­ pression de la crédibilité-élection. Elle fait le pari que, à partir du moment où les marchés auront acquis la conviction générale que la monnaie unique sera effectivement mise en œuvre, ils réordon­ neront tous leurs jugements « de détail » pour les mettre en confor­ mité avec cette croyance globale. Dans ces conditions, le respect formel des critères cesse d’être un problème car il est dominé par la question de rang supérieur de savoir si l’unification sera effec­ 265

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

tive, question à laquelle il est répondu affirmativement. On est bien là dans la logique de l’élection puisque se trouve complète­ ment renversé le sens d’une délibération qui, lorsqu’elle est ana­ lytique, procède du bas vers le haut, en examinant séparément les critères détaillés pour remonter ensuite à une conclusion globale. Dans l’élection, la causalité cognitive change de sens, et va du haut vers le bas, la croyance supérieure conformant les avis « de second rang ». On touche là de nouveau aux énigmes de l’élection, car si c’est la croyance supérieure qui est première, et si ce n’est pas par une forme de raisonnement analytique qu’elle a été pro­ duite, alors comment rendre compte de la façon dont elle s’est formée, si ce n’est en renvoyant aux registres flous de l’impression et de l’intime conviction ? A défaut d’éclairer cette question, il y a de nombreuses raisons de penser que c’est cette logique de l’élection qui aura été à l’œuvre pendant l’année 1996. La conviction globale du passage à l’UEM semble s’être imposée, écrasant sur son passage toutes les indications, pourtant fournies à profusion par l’actualité, qui auraient permis de soutenir l’anticipation inverse. A l’appui de cette conviction, les opérateurs auront parfois argué de la crédi­ bilité que leur aurait inspirée le message de renormalisation de la politique économique française délivré en octobre 1995. Mais ce n’est là que répéter tautologiquement le fait de l’élection, car il n’y avait a priori pas davantage de raisons de croire à l’intangibilité de cet engagement que de croire le contraire, particulière­ ment de la part d’un président jusqu’ici peu réputé pour la fermeté de ses lignes politiques. Comment comprendre également l’im­ passibilité de la finance face aux mouvements sociaux et à la période de tous les dangers ouverte par le ralentissement de 1995 ? N’était-il pas plausible d’anticiper que l’impossibilité de tenir les engagements de réduction des déficits publics, en raison des moindres rentrées fiscales et en dépit du surplus de prélèvements obligatoires, menaçait la crédibilité de la « convergence » ? N’était-il pas possible de conjecturer que l’angoisse du corps social, sous l’effet de la remontée du chômage, trouverait à s’ex­ primer au travers d’une recrudescence du débat sur l’« autre poli­ tique », et donc d’une incertitude accrue à propos de la continuité de la désinflation compétitive ? Il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser dans l’actualité conjoncturelle de quoi construire un scé­

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L’UEM À L’ÉPREUVE DES MARCHÉS

nario - d’ailleurs fort plausible - d’explosion annoncée de la construction européenne. Pourquoi ces raisonnements n’ont-ils pas été tenus, si ce n’est parce qu’une croyance supérieure s’est impo­ sée à eux et les a rendus sans objet ? En d’autres temps, il en aurait fallu quatre fois moins aux marchés pour monter une machine de guerre contre le franc et contre l’UEM, ce qui indique, soit dit en passant, que le « meilleur » comme le pire peuvent sortir de la perturbation herméneutique. L’hypothèse du report et son avenir aléatoire Ainsi, au moins jusque fin 1996-début 1997, l’euro aura vécu à l’abri d’une croyance favorable, dont l’origine demeure assez incertaine. C’est d’ailleurs bien pourquoi il serait déraisonnable de tenir cette faveur pour définitivement acquise. Le déroulement du premier semestre de 1997 suffit à suggérer qu’on peut moins que jamais exclure l’hypothèse antagoniste d’un nouveau basculement de la croyance globale de l’opinion financière, retournant à ses inquiétudes, après avoir parié que l’UEM se ferait dans les temps. La détérioration de la situation macroéconomique de l’Allemagne, sa moindre capacité à se poser en garant des critères - donc sa difficulté à s’opposer à l’entrée des pays du Sud -, la multiplica­ tion des entorses à la règle des 3 % font, il est vrai, autant d’élé­ ments susceptibles de raviver le doute. Les marchés financiers ont ainsi révoqué début 1997 l’optimisme qui les avait portés à sys­ tématiquement écarter tous les arguments analytiques opposables à la croyance globale du passage effectif à la monnaie unique, pour commencer à s’inquiéter d’un possible report. On est là dans un ordre de phénomènes sociaux qui décourage toute tentative de prédiction, et expose en permanence au ridicule de la retraite élas­ tique - ou de l’infirmation cuisante - les prophéties qui se vou­ draient catégoriques. Et ce n’est pas tant une actualité en soi incroyablement mouvante qui fait ainsi le cauchemar des oracles, que la nature même des processus dont ils tentent de saisir le cours prochain. Car en situation de profonde incertitude, la formation et la transformation des croyances, qui sont la matière même de ces processus, s’opèrent dans une fluidité et une opacité qui les rendent rétives à tout effort de modélisation prédictive. Et il fau­ drait un tempérament joueur - ou bien des anticipations sacrément rationnelles - pour s’aviser de formuler des scénarios au moment 267

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE

où l’histoire s’emballe et accumule les contingences en portant l’indétermination à son comble Quitte à ne considérer qu’une seule hypothèse, celle « du report » offre un intérêt particulier en ce qu’elle donne une illustration exemplaire de la multiplicité de ses issues possibles en fonction des élaborations que s’apprêtent à en faire les agents. Nulle part mieux qu’ici se laisse admirer la capacité perfor­ mative de certaines paroles publiques qui, parfois en toute mécon­ naissance de cause, ont le pouvoir de faire réalité du seul fait de leur énonciation. C’est ainsi un pari incroyablement risqué dans lequel s’engagent les « volontaristes12 » qui, pour susciter un réflexe salvateur et provoquer un ultime sursaut, donnent du report une image apocalyptique. L’opinion globale qui les écoute pourrait bien les prendre au mot et valider ce schéma d’appréciation parfaitement arbitraire - qui leur est proposé. Le lendemain du report - si d’aventure on ne pouvait pas l’éviter - serait alors bien aux couleurs dont on l’a peint par anticipation, et on peut notam­ ment compter sur les marchés financiers pour donner son terme à cette chronique d’une catastrophe annoncée. Or de tout autres

1. Vu de juin 1997, l’accumulation des aléas pesant sur l’euro a quelque chose d’impressionnant. Les difficultés d’élaboration de la loi de finance de 1998, presque certainement conduite, sauf regain inattendu de croissance, à choi­ sir entre dérive budgétaire et déni des engagements électoraux, la multiplication en Allemagne des déclarations contradictoires à propos d’un report, l’évocation par certains d’une possible disqualification de la France ; à quoi il faut ajouter les déchirements du corps social allemand, tenté par la surenchère rigoriste au nom de la force de la monnaie mais également lui-même mis à la peine par l’ajustement aux critères, les conflits de la classe politique partagée entre le primat de la volonté européenne et un maximalisme dissimulant parfois à peine des stratégies d’échec délibérées, une interrogation quant à la volonté mais aussi quant à la capacité du gouvernement allemand de couvrir de sa légitimité des écarts (et de quelle importance ?) par rapport aux critères, et, enfin, pourquoi pas, l’éventualité d’un basculement de crédibilité globale au sein de l’Union, qui verrait l’Allemagne perdre la faveur de l’élection, et l’opinion financière ne plus valider comme une simple anicroche la dégradation objective de ses fon­ damentaux : voilà les éléments d’un cocktail d’incertitudes, guetté par les marchés dont le niveau de méfiance est remonté de quelques crans, et d’où peuvent sortir un nombre de trajectoires qui défie la prévision. 2. Tels que le premier président de l’institut monétaire européen, Alexandre Lamfalussy.

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schémas pourraient être proposés à des agents désorientés et dont les anticipations cherchent à s’ancrer sur des avis reconnus et fai­ sant autorité. C’est pourquoi, à l’inverse de ceux qui instrumentent aventureusement la crainte de l’effondrement pour mieux fouetter les énergies, prêcher la dédramatisation pourrait être un moyen efficace d’un règlement sans crise d’un contretemps qu’on choi­ sirait d’offrir au jugement des agents comme une anicroche plutôt que comme la fin d’un monde. Ainsi le débat public de politique économique devient un Kampfplatz où des paroles sont en lutte (parfois sans le savoir) pour l’orientation des anticipations. Faute de percevoir comme tels leurs réels enjeux et leur réelle portée, les discours publics sans coordination qui maximiserait leur impact, ni souci de leurs revi­ rements qui leur font perdre toute cohérence, alimentent le désordre bien plus qu’ils n’apaisent l’incertitude, et laissent les agents au comble de la désorientation, plus disponibles que jamais pour tous les emballements mimétiques violents. Le compromis final : les risques d’un procédural dégradé En tout cas, dès lors qu’apparaîtraient de nouveau des doutes quant à la réalité du passage à la monnaie unique, ce sont tous les mécanismes, sinon de la défiance ouverte, du moins de la méfiance qui feraient résurgence. Sans parler de toutes les ressources que ces mécanismes pourraient trouver dans l’actualité pour s’en nour­ rir, il faut revenir au problème particulier posé par des critères qu’on ne pourra satisfaire et qui nécessiteront des aménagements. La finance pourrait y voir un risque d’autant plus important que l’inévitable interprétation finale apparaît d’ores et déjà vouée au discrétionnaire des compromis politiques intergouvemementaux qui commencent à s’élaborer en coulisse, confirmant la logique d’arcanes qui aura prévalu d’un bout à l’autre du traité. Or, aux yeux des marchés, cette opacité d’une délibération - éventuelle­ ment en forme d’affrontement - qui va se prolonger jusqu’en 1998 est susceptible de donner lieu à toutes les supputations et de porter l’incertitude à son comble. Si donc on peut considérer qu’il y a malgré tout une part de procédural dans le texte même du traité, il ne faut pas se tromper sur sa nature et sur les risques qu’il fait courir. Il est des procé­ dures construites autour d’algorithmes décisionnels bien définis et

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qui spécifient ex ante tous les résultats possibles. Tel n’est mani­ festement pas le cas du traité de Maastricht, ce qui d’ailleurs en soi n’est pas un défaut : les procédures les plus puissantes sont celles qui possèdent suffisamment de degrés d’indétermination pour pouvoir faire face à de l’incertitude radicale, c’est-à-dire à des situations où tous les états du monde ne peuvent pas être établis ex ante '. Le problème réside ici plutôt dans ce fait que la procédure et ses résultats sont soumis en permanence au jugement et à la validation d’un tiers acteur - le marché financier - qui n’est pas lui-même partie prenante à l’accord. Or, d’une part, cet acteur a été porté à considérer que c’est la part substantive du traité, à vrai dire très majoritaire et sur laquelle on n’a cessé de mettre l’accent, qui constitue le droit, quand le procédural ne représente qu’un accommodement dérogatoire et discrétionnaire. Et, d’autre part, si la part procédurale du traité venait à être activée, ce qui paraît de plus en plus probable, le compromis qui en résulterait ne réaliserait un accord légitime qu’entre les parties prenantes, mais pas nécessairement aux yeux de ce tiers acteur, extérieur à la négociation et pourtant juge de ses produits. La procédure d’ajustement prévue par le traité a donc les avantages et les incon­ vénients de sa très grande informalité. La sous-spécification de ses modalités laisse manipulables un nombre maximum de degrés de liberté. Mais la légitimité du compromis qui sortira de la procédure risque de ne pas s’étendre au marché financier pour qui cet excès de flexibilité est assimilable au discrétionnaire politique, forme supérieure de l’incertitude que la finance a toujours tenté de conju­ rer en pesant pour faire prévaloir des règles publiquement affi­ chées - c’est bien pourquoi la quantification élémentaire des cri­ tères a immédiatement rencontré son accord. Au total, aussi bien le compromis final que toute autre révision du modèle de politique économique européen - imposée par les faits ou visant à accommoder des conflits théorico-idéologiques sont privés des procédures publiquement affichées et publiquement reconnues qui devraient les encadrer. Ces révisions sont donc de fait renvoyées au discrétionnaire et à l’opacité de l’intergouver­ nemental. Les arcanes pourraient certes, après tout, être présentés 1. Voir à ce propos les conceptualisations proposées par Reynaud (1996) en termes de règles prêtes à l’emploi et règles interprétatives.

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comme des instances du procédural, mais d’un procédural dégradé, presque anarchique car livré à la violence des parties s’affrontant en champ clos, et régulé par les seuls rapports de force. Ce n’est qu’aux yeux des non-initiés que les affrontements de coulisse semblent feutrés. Leur réalité est plus rude, et, de toute façon, le manque de transparence lié à la discrétion des puissances en lutte y engendre une incertitude maximale. C’est dire à quel point les révisions, alors même qu’elles apparaissent d’une pro­ babilité significative, pourraient être porteuses d’inquiétude finan­ cière et de risques de crise spéculative. Si cette analyse a quelque validité, alors la réponse institution­ nelle aux difficultés qu’elle souligne apparaît clairement. C’est par l’avancée de la construction politique et l’approfondissement de l’unité européenne qu’il faut maîtriser un risque de déstabilisation financière dont le fractionnement reste le principal ingrédient.

IL 3. Faire oublier la division originelle: de l’approfondisse­ ment du fédéralisme à la validation démocratique européenne Les problèmes d’un modèle substantif de la politique écono­ mique européenne, trop rigide face à une possible hétérogénéité doctrinale, comme les difficultés d’un ajustement procédural exposé à un risque d’invalidation par la finance, se rejoignent ici autour de l’insuffisance des effets d’unité diffusés par le traité, ou, en d’autres termes, autour de l’absence de principes d’accord suf­ fisamment forts pour faire oublier la division originelle des Etats membres. Dans les deux cas, la difficulté naît du face-à-face entre une finance inquiète et un « gouvernement » européen fractionné. C’est bien pourquoi le traité, même dans sa phase de mise en œuvre, ne constitue encore qu’un régime de transition, expression d’un fédéralisme à mi-parcours, et donc potentiellement instable. Mise à part la politique monétaire commune, l’intergouvememen­ tal continuera d’y primer et la finance demeurera spectatrice de ses conflits. Aucune des modalités prévisibles de règlement de ces conflits n’ira au-delà du compromis de cabinets, et par là ces réso­ lutions sont exposées à manquer d’une légitimité plus large qui seule pourrait impressionner les marchés financiers. Le dépasse­ ment de l’intergouvememental est donc pour l’Europe un enjeu

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de première importance et qui peut d’ailleurs se penser à deux niveaux : celui de la création « technique » d’instances supranatio­ nales, et celui, évidemment plus ambitieux, de la constitution d’une légitimité démocratique européenne. Au niveau « technique », force est de constater que la supranationalisation n’est effective qu’en matière monétaire. Or en face de la banque centrale européenne, la coordination des poli­ tiques macroéconomiques reste abandonnée au bon soin des gouvernements. Si les appels répétés à la coordination sont depuis bientôt vingt ans restés lettre morte, ce n’était pourtant pas par défaut de « bonne volonté » mais pour des problèmes fondamentaux d’interaction stratégique d’ail­ leurs parfaitement identifiés par la théorie des jeux, et dont on voit mal par quel miracle le seul cadre de l’UEM aurait la vertu d’en affranchir les gouvernements en confrontation pour les conduire spontanément sur la voie de la coopération. Les analyses de ce cas type que constitue le dilemme du prisonnier suggèrent que, sous des hypothèses réalistes (jeu répété mais en horizon fini, absence de common knowledge), seules des constructions collectives, autrement dit des formes institutionnelles mini­ males, peuvent faire émerger la coopération contre les équilibres ineffi­ caces qui résultent de la pure interaction horizontale (Orléan, 1994-a). Ces difficultés sont bien connues, et c’est en leur nom qu’il est plaidé en faveur de l’extension du fédéralisme à la politique budgétaire (Muet, 1995) ; un fédéralisme qui a d’ailleurs vocation à être étendu jusqu’à la constitution d’un gouvernement économique suffisamment cohérent pour faire contrepoids à une banque centrale européenne menaçant de régner sans partage.

Ces arguments maintenant classiques n’épuisent pourtant pas la question du fédéralisme qui mérite une attention particulière à la lumière des problématiques du fractionnement. Au-delà des gains de la coordination et du rééquilibrage des pouvoirs économiques, la nécessité imposée par les marchés de faire oublier la division originelle pourrait donner un intérêt supplémentaire à la consti­ tution d’un véritable exécutif économique supranational qui serait fonctionnellement tenu, à l’exemple de la Commission, de faire disparaître les intérêts nationaux pour faire prévaloir un point de vue global. Il faudrait donc qu’émerge une entité, un lieu de pou­ voir reconnu comme proprement européen pour dominer les par­

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ticularités nationales, de sorte que leurs clivages cessent de foca­ liser le regard des marchés financiers et que ceux-ci soient conduits à adopter une perspective plus globale sur l’Union. Ainsi, hors des considérations traditionnellement liées à un meilleur équi­ libre, tant économique que politique, du policy-mix européen, l’approfondissement du fédéralisme politique trouve un argument inattendu dans l’impératif d’unité tel qu’il est requis par la confrontation aux marchés financiers. On connaît cependant tous les obstacles à la constitution d’un pareil exécutif économique supranational. D’une part on peut soupçonner les Etats membres, qui ont vécu comme une ampu­ tation la perte de leur politique monétaire, de s’accrocher avec d’autant plus de vigueur aux instruments de politique économique qui leur restent et d’être particulièrement peu enclins à les céder à une institution supranationale supplémentaire. D’autre part, dans le cadre national, l’acceptation d’une politique globale repose sur la vigueur des transferts régionaux, mais aussi, et peut-être surtout, sur une problématisation moins aiguë des intérêts locaux, dépassés par l’appartenance à une communauté de rang supérieur. Or ce sentiment d’appartenance est infiniment moins fort dans le cas de l’Union européenne, et c’est la raison pour laquelle, les intérêts locaux - en l’occurrence ceux des nations - gardent d’eux-mêmes une conscience aussi susceptible et résisteront à l’absorption dans les péréquations d’un exécutif supranational. La contradiction est donc forte entre, d’une part, la nécessité de dominer le fractionnement pour réduire le risque d’instabilité financière qui lui est associé, et d’autre part, la difficulté de l’étape institutionnelle à franchir pour y parvenir. Ou plutôt des étapes institutionnelles, car la création d’un exécutif supranational pour­ rait n’être que la première d’entre elles. Si, comme on l’a dit, les marchés décident de la crédibilité au vu d’une aptitude globale du corps social à supporter et maintenir une ligne de politique éco­ nomique, alors le fractionnement est un problème qui doit s’en­ visager également au niveau des sociétés politiques européennes. C’est pourquoi la construction du fédéralisme politique ne peut en rester au niveau de l’exécutif. Au-delà d’une supranationalisation plus complète de la politique économique, c’est en effet la légi­ timation par la délibération et la validation démocratiques qui constitue probablement, à pareille échelle, la meilleure régulation

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des hétérogénéités et des conflits, et surtout le meilleur principe de constitution d’une unité opposable au regard diviseur des marchés. Sans même parler de la nécessité politique pour l’Union de faire sortir des débats de cette importance hors des conclaves d’« experts », les incertitudes liées à l’affrontement de thèses contradictoires à propos d’un objet aussi fondamental que le modèle de politique économique nécessitent la réaffirmation pério­ dique d’un choix émanant de la société européenne entière en faveur de telle ou telle option, réaffirmation dont l’expression démocratique par le suffrage constitue la forme la plus aboutie. Le suffrage reste en principe le moyen le plus puissant de faire savoir quelle option de politique économique a été retenue et de présenter cette option à tous : aussi bien aux parties prenantes à la délibération démocratique, tenues de s’accorder au choix majo­ ritaire, qu’aux marchés financiers auxquels se trouve signifiée pour une période donnée la façon dont le désaccord doctrinal a été tranché. L’efficacité spécifique de la validation démocratique est donc double : stabilisatrice et légitimatrice. D’une part, en son pouvoir d’institutionnalisation et de régulation des conflits, elle arrête une ligne reconnue par tous, et par là stabilise un cadre d’action. D’autre part, elle fournit à la décision politique une légitimité qui lui aurait fait défaut si elle n’avait été le produit que d’un exécutif supranational sans racines démocratiques. La validation démocra­ tique ne supprime donc pas la confrontation des doctrines mais elle l’organise et régule ses issues. Sa publicité garantit la trans­ parence de ses cheminements aux regards extérieurs de la finance, mais surtout par sa légitimité elle crée un accord qui peut pré­ tendre avoir plus de force qu’un compromis intergouvememental. Plus encore que l’achèvement d’un gouvernement économique européen, l’approfondissement du fédéralisme politique permet de répondre aux dangers proprement financiers que fait courir le frac­ tionnement puisqu’il se propose de substituer aux clivages verti­ caux des Etats membres les clivages horizontaux d’une société démocratique européenne constituée. Contre la division originelle des Etats - qui sinon ne cessera d’attirer le regard inquiet de la finance - le fédéralisme vise à produire une unité transversale sous l’égide de la loi majoritaire.

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Parmi les multiples contradictions au travers desquelles la construction européenne tentera de se frayer un chemin, nom­ breuses sont celles qui renvoient à la relation qu’établiront l’UEM et les marchés financiers ; une relation qui n’est en rien destinée à prendre la forme de l’émancipation rêvée par certains. On peut au contraire penser que la finance ne cessera pas de peser tant sur la transition que sur le fonctionnement de l’Union en régime. Cette influence est encore largement imprévisible dans son intensité et surtout dans la forme sous laquelle elle se manifestera, imprévi­ sibilité qui tient au caractère inédit des problèmes qui vont se poser aux marchés au travers de l’évaluation d’une communauté fractionnée de politiques économiques. Tant que l’Union ne constituera pas une entité homogène, ce qui ne saurait être le cas avant des décennies, son fractionnement sera au cœur des inter­ rogations que porteront sur elle les marchés financiers. Or selon la façon dont les marchés apprécieront ce fractionnement, selon le degré de discrimination ou de globalisation, de « séparabilité » ou d’« amalgame » qu’ils établiront entre les composantes de l’Union, et selon surtout l’adéquation aux circonstances de ces modalités res­ pectives de leur jugement, l’euro connaîtra des fortunes très diverses. C’est dire la contingence - que ne sauraient dissiper l’effet de « surface » économique et l’opportunité offerte par un (non)SMI en quête de recomposition - qui pèsera sur la reconnaissance par la finance de l’euro comme monnaie internationale de premier rang. C’est dire aussi l’aléa qui affectera la capacité de l’Union à donner à sa politique économique un caractère directeur, avec tous les bénéfices qui y sont attachés en termes de restauration d’une sou­ veraineté du politique au niveau européen. C’est pourquoi il importe à l’Europe économique d’œuvrer autant qu’il est possible à faire oublier son fractionnement originel afin de priver les marchés de tous les arguments que pourrait leur fournir l’hétérogénéité pour s’alarmer et manifester leur défiance. L’ouverture d’un conflit sur la doctrine de politique économique de l’Union fait partie de ces éventualités qui, bien plus que dans le cadre d’une économie nationale et parce que l’existence même de l’Union restera longtemps problématique, exposeraient au

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risque d’une réaction violente des marchés. Ce risque pourrait être sinon annulé du moins diminué par la constitution d’un exécutif économique supranational qui effacerait en partie les intérêts nationaux, ferait oublier leur clivage originel et affirmerait le point de vue de l’ensemble. Pareille institution n’empêcherait nullement que resurgissent des conflits doctrinaux mais elle permettrait d’éviter que ceux-ci soient systématiquement renvoyés à des affrontements nationaux, pour en faire au contraire des objets de débats « transversaux » au niveau proprement européen. C’est alors que la légitimation démocratique doit prendre le relais par sa capacité à produire des effets de communauté susceptibles d’impressionner la finance. Le suffrage européen, un cran en avant de la supranationalisation des institutions de la politique écono­ mique, s’avérerait probablement un moyen puissant de produire une identité d’ensemble davantage capable d’endiguer l’inquiétude qu’inspire aux marchés la division native de l’Europe. Mais jusqu’où peut-on compter sur la régulation démocratique pour apaiser le souci qui travaille chroniquement la finance ? A coup sûr elle représente une amélioration par rapport aux heurts de l’intergouvememental et à l’incertitude qui dérive de leur opa­ cité. On ne saurait pourtant en exagérer les mérites, et pour au moins trois raisons. On peut d’abord penser que les marchés n’accordent finalement que peu d’attention aux expressions de l’opinion publique dès lors que, comme en France, il règne une homogénéité doctrinale dans la classe politique qui immunise les options de politique économique des alternances démocratiques. Il en va bien sûr différemment lorsqu’une partie de la classe poli­ tique se propose avec des chances non milles de succès électoral de faire droit aux thèses critiques qui montent de l’opinion, et que se trouve alors menacée la continuité de la politique économique. En second lieu, on ne peut ignorer que certaines constitutions poli­ tiques rendent possible la trahison en cours de route des choix exprimés par le suffrage. Celui-ci n’exprime aucun mandat impé­ ratif, et l’exécutif conserve des marges discrétionnaires impor­ tantes. La stabilisation démocratique d’une option de politique économique est donc imparfaite et les soupçons de renversement stratégique ne peuvent jamais être complètement dissipés. Enfin, on peut surtout s’inquiéter de ce que les marchés ne développent une intolérance croissante à l’incertitude au point de ne plus se

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contenter de la validation démocratique. C’est que la loi majori­ taire, certes, régule les conflits doctrinaux mais sans réduire défi­ nitivement les contestations. La persistance d’une minorité cri­ tique, toujours susceptible de semer le doute, voire de retrouver des suffrages, est encore un risque trop important. Si donc l’una­ nimité est de plus en plus la configuration de l’opinion publique seule capable d’impressionner les marchés financiers, ni la banque centrale européenne indépendante, adossée à un « corps social » européen fragmenté et profondément hétérogène quant aux enjeux associés à la stabilité nominale, ni la légitimation démocratique, qui ne peut exhiber que des majorités, ne sauraient suffire à endi­ guer les inquiétudes de la finance. On ne peut donc même pas jurer qu’une UEM « idéale », au fédéralisme complété, et dotée au surplus des procédures de validation démocratique de ses choix de politique économique, puisse venir à bout du souci des marchés financiers. Si l’achèvement de la monnaie unique, conformément aux intuitions précédentes, s’avérait incapable de réaliser ce dépas­ sement de la subordination aux marchés qui constitue l’une de ses dernières ambitions, il faudrait alors conclure que la restauration de la souveraineté n’est pas réductible à un seul progrès dans l’intégration régionale mais passe bel et bien par une mise en question directe des structures de la finance internationale.

CONCLUSION

Les quadratures de la politique économique

I. La perturbation herméneutique de la politique économique L’idée d’une politique économique démiurge de la croissance, réglant au doigt et à l’œil non seulement ses fluctuations, mais aussi ses tendances longues, est une illusion qui n’a pas survécu à la crise du régime keynésien-fordien. Mais à trop abonder dans cette critique, la théorie de la Régulation en a parfois déduit par contraposition l’idée inverse que la politique économique n’était guère plus qu’une régulation de surface incapable de peser signi­ ficativement sur la conformation du sentier de croissance. Cette antithèse est probablement aussi excessive que la thèse qu’elle voulait critiquer, et s’il fallait donner une idée de cet excès, on pourrait la trouver dans la situation conjoncturelle de la France de la première moitié des années quatre-vingt-dix où l’on n’a pas connu depuis longtemps régime keynésien à ce point typé, appe­ lant aussi impérativement des politiques de relance actives. Il faut pourtant confronter cette nécessité impérieuse de la relance et son bien-fondé théorique à la somme des empêchements et des aléas au travers desquels elle doit se frayer un chemin. Or, tous ces empêchements ont un point commun : le travail des représenta­ tions. L’analyse de ces contraintes d’un nouveau genre, qui ne permettent plus d’articuler aussi immédiatement que par le passé la nécessité de la relance et sa mise en œuvre pleinement efficace, donne alors une idée du développement qu’a connu le contexte d’opinion globale et de l’intensité qu’y a prise la perturbation her­ méneutique de la politique économique.

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CONCLUSION

La politique budgétaire en difficulté C’est probablement de la politique budgétaire que vient la plus forte déception. Confrontée sur le papier à une conjoncture qui a pour elle les allures d’un cas d’école, sans inflation à redouter et avec une confortable marge de commerce extérieur, la stimulation budgétaire ne répond plus. Encore faut-il relativiser ce constat d’inefficacité et se demander ce que seraient devenus l’activité et l’emploi sans le secours des 4 ou 5 % de PIB injectés en moyenne chaque année par le déficit depuis 1992. La politique budgétaire semble donc s’être mise à jouer asymétriquement. N’en pas faire aurait certainement gravement dégradé la conjoncture, mais en faire ne suffit pas à provoquer le retournement. Autant dire les choses clairement : cette hémipotence de la politique budgétaire ne saurait conduire à envisager de se passer de ses services et suffit encore largement à justifier qu’on persiste à la manier acti­ vement. A 12,5 % de taux de chômage, éviter que la situation ne se dégrade encore plus, c’est continuer de faire le bon choix de politique économique. S’il importe de redire, malgré cette asy­ métrie, le bien-fondé du maintien d’une politique budgétaire contracyclique, on ne peut pourtant pas ne pas s’interroger sur son incapacité à réduire la composante keynésienne du chômage ’. Quitte, d’une part, à n’avoir pas exploré toutes les voies de recours d’une macroéconomie plus « traditionnelle », et surtout, d’autre part, pour ne pas souscrire aux théories néoricardiennes qui font des ménages les scrutateurs avertis de la contrainte de solvabilité intertemporelle de l’Etat, on a proposé de rendre compte de la perte d’efficacité de la politique budgétaire par l’obstacle que lui fait une coalition de représentations remarqua­ blement adverses. L’importance des schémas cognitifs n’est-elle pas suggérée par le « paradoxe » du découplage micro-macro du multiplicateur ? Une économie locale concernée, c’est-à-dire au contact direct de la dépense publique, s’en forme une représen­ tation qui est proche d’une perception immédiate tant les enchaî­ nements du multiplicateur « micro » apparaissent transparents parce que « concrètement vécus ». Dès que cette immédiateté est 1. Composante keynésienne qu’on pourrait grossièrement approximer par le sous-emploi supplémentaire engendré par l’écart récessionniste au sentier de croissance (considéré comme) d’« équilibre » de la fin des années quatre-vingt.

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perdue, en particulier lorsque le problème est envisagé au niveau macroéconomique, la représentation ne peut qu’en passer par des abstractions, et la dépense publique est soumise à l’interférence des doctrines. Le multiplicateur, œuvrant localement, peut alors être diminué au niveau macro par les effets autoréalisateurs d’un référentiel qui en nie radicalement l’efficacité. Cette façon d’envisager le problème de l’efficacité de la poli­ tique budgétaire permet également de jeter un éclairage sur les limites des stratégies de double langage : d’un côté la rhétorique rigoriste à l’usage des marchés, de l’autre un relâchement subreptice du déficit dont on escompte qu’il fera jouer silencieusement son multiplicateur « intrinsèque ». On laissera à d’autres le soin de déterminer si la politique Balladur menée de 1993 à 1995 n’entre pas typiquement dans cette catégorie, et on se contentera de noter en toute généralité la contradiction centrale d’une telle stratégie qui tient pour indépendants ses deux instruments, sans voir que, dans ce cas d’espèce, la rhétorique ruine la mécanique. Car le message de rigueur, auquel ne manque aucune des figures critiques de la politique budgétaire, est entendu par tous, et en particulier par ceux dont on sollicite discrètement la réponse active à l’impulsion budgétaire. Ainsi, on ne délégitime pas sans consé­ quence les instruments de politique économique qu’on s’apprête soi-même à manier. Mais il est vrai que cette dépréciation générale de la dépense publique vient de loin. C’est pourquoi d’ailleurs, si on accorde quelque portée aux interprétations précédentes, on peut s’inquiéter de ce que les conditions - référentielles - d’efficacité de la politique budgétaire ne soient rétablies avant longtemps. La politique monétaire sous la contingence des marchés La politique monétaire, elle aussi, n’est pas complètement libre d’apporter sa contribution à la relance. Le serait-elle qu’on ne pourrait d’ailleurs pas faire l’économie d’une réflexion sur la nature des bénéfices qu’on pourrait en escompter. Contrairement à l’argument le plus fréquemment avancé dans le débat public sur cette question, il n’y a probablement pas de résultat très specta­ culaire à attendre des mécanismes liés à la baisse du coût du crédit. Mais bien sûr ce canal n’épuise nullement les effets de la politique monétaire comme en témoigne le cas des Etats-Unis, dont on remarquera en passant que depuis quinze ans ils manient la poli-

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CONCLUSION

tique économique avec une vigueur qui ne se laisse pas impres­ sionner par les anathèmes théoriques - fussent les leurs propres ! -, et qu’ils auront utilisé avec succès toutes les bonnes vieilles ficelles keynésiennes - politique budgétaire dans les années quatre-vingt, monétaire dans les années quatre-vingt-dix - tenues pour parfaitement périmées de ce côté-ci de l’Atlantique. Il est maintenant bien connu que face à la situation de credit crunch, présente à des degrés divers dans tous les enchaînements récessionnistes des grands pays industrialisés depuis 1991, le maintien des taux d’intérêt américains à des niveaux très bas pendant une période suffisante pour permettre la restructuration des bilans ban­ caires s’est avéré d’une grande efficacité. Il n’est pas interdit de penser que, à diagnostic comparable, l’économie française en tire­ rait également des avantages significatifs. Et puis il y a les canaux « sémiotiques » de la politique moné­ taire. Tout autant exposée que la politique budgétaire à la média­ tion des représentations, celle-ci a la chance, à l’inverse de son homologue, de jouir d’une conjoncture d’opinion extrêmement favorable. Les agents de l’économie réelle en appellent réguliè­ rement à son maniement délibéré, et c’est là une convergence dans l’assentiment qui, par l’effet de signe dont elle se trouverait inves­ tie, pourrait lui donner une efficacité très supérieure à celle qu’on peut attendre de ses mécanismes « intrinsèques ». Mais l’opinion globale, c’est aussi la finance, et c’est là que réside le principal obstacle à une mise en œuvre pourtant fondée d’une politique monétaire active. L’obstacle est assez déroutant dans sa nature, en tout cas tel qu’il apparaît depuis le début des années quatre-vingt-dix. Car l’avis des marchés, sans lequel une politique économique, quelle que soit par ailleurs sa pertinence, est promise à l’échec, ou en tout cas aux plus grandes difficultés, est devenu fluctuant. C’est là l’effet du délitement de la norme de politique économique en référence à laquelle les marchés exercent leurs jugements de censure. L’incertitude épistémique qui fait résurgence lorsque le référentiel en vigueur se trouve contesté ren­ voie les marchés à la concurrence de modèles du monde contra­ dictoires, et la politique économique à son indétermination pri­ mordiale. On pourra toujours objecter que la situation s’est objectivement améliorée puisque, à la suite de l’affaiblissement du référentiel de la désinflation compétitive, il arrive désormais aux

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marchés d’être disposés à entendre un discours de politique moné­ taire rompant avec l’obsession de l’ancrage au mark. Mais c’est une disposition à éclipses, dont les apparitions ne sont ni prédic­ tibles, ni encore moins contrôlables. C’est pourquoi les saisir au vol pour renverser le cours de la politique monétaire est un art qui requiert une certaine habileté, additionné d’un réel goût du risque si l’on considère que les fenêtres d’opinion favorables sur les marchés n’auront pas forcément l’heur de rester ouvertes suf­ fisamment longtemps pour que la politique ait eu le temps de commencer à opérer et à convaincre. On peut alors trouver insup­ portable cette suspension du sort de la politique économique à l’aléa doxique de la finance, et parfois se prendre à préférer à cette situation d’indétermination, qui hache la disposition des marchés de manière quasi erratique et la rend presque inutilisable, le contexte précédent d’une opinion financière hostile mais au moins stable ! Ainsi, au cœur de la crise référentielle prolifèrent tous les faux espoirs : la liberté n’est qu’incomplètement recouvrée puis­ qu’elle est aléatoirement rendue... et reprise. Pourtant, quand on se souvient des contenus doctrinaux qui ont plaqué la politique économique sur le modèle intransigeant de la désinflation compé­ titive, l’hésitation référentielle apparaît comme une bénédiction, en tout cas comme une occasion à ne pas laisser passer de redéfinir un corps de représentations légitimateur d’un modèle de politique économique alternatif, ou au moins amendé, enfin si possible moins catastrophique. D’ici là, la politique économique doit conti­ nuer de compter avec la contingence.

Un nouvel art de la politique économique C’est d’ailleurs bien cette contingence qui oblige à repenser complètement le modus operandi, les canaux de transmission de la politique économique, et tout ce qui fait les ressorts de son efficacité. Sous le travail incessant des représentations qui se sai­ sissent d’elle en chacune de ses interventions, fussent-elles à l’état de simples déclarations d’intention, la politique économique, le nez sur l’obstacle et dans la plus complète impréparation, doit négocier son tournant herméneutique et consentir aux régressions communicationnelles qui l’ont jetée hors du royaume de la poli­ tique « scientifique ». Quand, sous l’effet des réactions interpré­ tatives des agents, le maniement des « leviers » peut produire le

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CONCLUSION

résultat « habituel » mais aussi son exact contraire, c’est en effet toute une conception mécaniciste de la politique économique qui menace de sombrer. La politique économique découvre alors petit à petit que sa tâche spécifique n’est plus tant, ou plus seulement, de réaliser les subtiles combinaisons de déficit budgétaire et de réglage des taux d’intérêt qui faisaient les bons policy-mixes d’antan, que de s’adresser à des agents dont il faut calmer les incertitudes et recueillir les assentiments. Certes rien ne serait plus faux que de conclure à l’indifférence de ces policy-mixes, tous confondus dans la même absence de pertinence. Certains continuent assurément de valoir mieux que d’autres, mais tous sont effectivement sous la dépendance de cette validation par l’opinion globale qui prend une part de plus en plus importante à leur succès... ou à leur échec. Comment alors ne pas comprendre le désarroi qui saisit le décideur de politique écono­ mique confronté à ces nouveaux impératifs, mais privé des repères d’un savoir codifié ou des préceptes d’une ingénierie qui permet­ traient d’y faire face de manière méthodique et rationnelle ? Car la raison économétrique de jadis se trouve dépossédée de presque tous ses pouvoirs : autant elle était à son affaire sur les « lois » stables d’un régime d’accumulation installé et peu travaillé par les interprétations, autant elle est déconcertée de l’éclatement des régularités macro sous le double effet du changement structurel et des déformations brutales des schémas d’anticipations, devenus aussi prégnants que volatils et polarisables. Que reste-t-il donc à l’économétrie, qui, pour faire face à ces nouveaux enjeux, devrait s’adjoindre une sociométrie des repré­ sentations - alliance à laquelle rien ne la prédispose -, si ce n’est cette dernière capacité contrefactuelle 1 à dire ce qu’aurait été le destin de la politique économique dans un improbable monde de neutralité herméneutique ? Mais comment cette abstraction, « inu­ tile » bien sûr puisque privée de toute portée opératoire - et pour­ tant si précieuse -, pourrait-elle se faire entendre dans le tumulte du débat public qui ne connaît que les discours bien décidés à répondre immédiatement aux questions « que faire ? » et « que vat-il se passer ? ». Dans cette inutilité apparente où tombe le codex

1. Au sens de la sémantique des mondes possibles (Stalnaker, 1968).

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économétrique, désormais obsolète, de la politique économique, il reste le rappel de cette vérité connue de longue date, mais rude­ ment redécouverte, que la prudence, au sens d’Aristote, n’est pas une science. Les avancées de l’économétrie conjuguées à la sta­ bilité des régularités macro de l’époque keynésienne-fordienne avaient fini par faire oublier que la phronesis, comme art de s’orienter dans l’action, ne peut atteindre la certitude et n’est jamais garantie du succès. La fluence des contextes et l’imprévi­ sibilité des comportements la tiennent à jamais éloignée du déter­ minisme que la raison voudrait projeter dans le monde pratique. Mais cet écart est d’une taille variable selon les domaines et selon les époques ; et s’agissant de la politique économique, le tournant qu’elle vient de prendre l’a, à l’évidence, considérablement accru. Car pour parler à la foule des opérateurs financiers, pour susciter les approbations des agents productifs, ou pour produire les signi­ fications de masse sur lesquels ancrer efficacement leurs juge­ ments, la politique économique ne dispose d’aucun savoir orga­ nisé, d’aucune ingénierie communicationnelle prête à l’emploi. C’est pourquoi elle est devenue cet exercice hautement aléatoire, tâtonnant d’essais en erreurs dont elle ne peut d’ailleurs tirer tous les effets d’apprentissage faute d’une conscience claire de la muta­ tion dans laquelle elle est engagée.

L’Europe sans solutions Selon un réflexe maintenant bien éprouvé, les difficultés à reconstruire une politique économique nationale satisfaisante conduisent à se tourner vers l’Europe. Il est vrai que, envisagée à un certain niveau de généralité, la thématique du dépassement des limites du national par le supranational ne manque pas de force. Il est pourtant à craindre que dans la forme spécifique qui lui est donnée par le traité de Maastricht, le « dépassement » européen ne livre pas tous les bienfaits escomptés. C’est d’une part que l’UEM elle-même n’est plus, en l’état, qu’un nexus de contradic­ tions dont le dénouement supposerait une force d’impulsion poli­ tique dont on ne voit nulle part le commencement. C’est aussi, d’autre part, que la construction européenne n’a pas le pouvoir de lever toutes les difficultés du national, dont certaines, notamment celles qu’on vient d’envisager, devraient se reproduire au niveau supranational en des termes presque identiques.

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CONCLUSION

Sans prendre partie sur le fond, on peut au moins dire que ceux qui prédisent le succès de l’UEM auront eu plus de mérite, si cette hypothèse se vérifie, que ceux qui en annoncent l’échec dans le cas inverse. Il faut en effet avoir plus que de la clairvoyance ana­ lytique, roptimisme chevillé au corps, pour discerner une issue satisfaisante dans ce nexus de contradictions où se trouve prise la construction économique européenne : les critères sont à bien des égards critiquables mais on peut trouver que la surveillance des marchés en justifie la logique disciplinaire ; le modèle européen de politique économique promet des effets dépressifs coûteux en emploi mais apparaît comme l’indispensable contrepartie à la par­ ticipation allemande ; le fédéralisme au milieu du gué qu’établit le traité de Maastricht semble cumuler tous les inconvénients - le sentiment de perte de souveraineté nationale sans l’efficacité d’un fédéralisme complet - mais on a peine à imaginer que les Etats consentent à se défaire des pouvoirs de politique économique qui leur restent pour les remettre à une nouvelle instance supranatio­ nale ; enfin, on n’envisage pas de revenir en arrière car la renatio­ nalisation des politiques économiques paraît contradictoire aux tendances actuelles du capitalisme, mais on exclut tout autant de renégocier tant le compromis réalisé à Maastricht semble une occurrence miraculeuse, impossible à reproduire. Certes c’est normalement le propre du politique dans sa fonction médiatrice d’aider l’histoire à se frayer un chemin au travers des contradictions. C’est d’ailleurs bien sur cette capacité spécifique que comptent les défenseurs de la stratégie du « déséquilibre créa­ teur 1 », en combinaison avec les vertus d’urgence de la crise. Ce pourrait pourtant être là un pari aventureux, reposant sur une hypo­ thèse quelque peu fonctionnaliste selon laquelle la capacité poli­ tique se manifeste toujours quand on a « vraiment besoin » d’elle. Un pari d’une part peu inquiet du niveau de ressource politique dont aura témoigné, dans son atonie, la Conférence intergouver1. Ainsi nomme-t-on la stratégie selon laquelle les avancées de la construction européenne sont délibérément conçues comme incomplètes, voire incohérentes - « dans le déséquilibre » - au point de receler dès le départ un potentiel de crise ; crise dont on mettra à profit les tensions « à chaud » pour réaliser les constructions institutionnelles manquantes, qui n’auraient pas été acceptées « à froid », et ainsi franchir une étape supplémentaire.

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nementale, et d’autre part dangereusement confiant quant aux capacités de résistance des corps sociaux priés de supporter pour un temps encore indéfini les déséquilibres et les malfaçons du projet initial. Un pari incomplet également, qui, même s’il était gagné ne suffirait pas à repousser toutes les contraintes dont souffrent actuellement les politiques nationales. Celles qu’on a envisagées précédemment sont quasiment invariantes par supranationalisation, et l’interférence des représentations sera tout autant le lot des poli­ tiques européennes. Bien sûr les données de la politique budgétaire sont objectivement modifiées par passage au niveau européen. Mais si l’on prend au sérieux l’idée d’une possible inhibition de ses effets par les représentations qui la saisissent, alors le problème se pose en des termes exactement identiques au niveau européen comme au niveau national. En d’autres termes, le passage à l’Europe ne change rien au fait que, tous autres arguments plus « classiquement » macroéconomistes mis à part, la pleine restau­ ration de l’efficacité de la politique budgétaire passe probablement aussi par une révision profonde des jugements de base formulés à propos de son bien-fondé « en général » - une conversion doc­ trinale dont il va sans dire que les consignes maastrichtiennes en la matière ne font pas vraiment prendre le chemin. Quant à la présence envahissante des marchés, à l’arbitraire ou à l’instabilité de leurs représentations, c’est une illusion de croire que la monnaie unique détiendrait le pouvoir de s’en affranchir. Parce qu’elle adresse aux marchés de nouvelles questions, elle sollicite de leur part, quoi qu’elle en ait, de nouveaux avis et recueillera de nou­ velles réponses. C’est dire que loin d’échapper aux influences des marchés, l’UEM restera plus que jamais sous la dépendance de leurs fonctionnements cognitifs. Les marchés prendront donc toute leur part à la conformation des mécanismes de la macroéconomie moné­ taire et financière de l’Union. Quant à l’euro, pour devenir la mon­ naie internationale qu’il ambitionne d’être, il lui faudra d’abord comparaître devant les marchés et faire oublier son fractionnement originel, entreprise peu évidente quand tout concourt à maintenir les composantes - et leurs divergences - dans leur statut d’entités de premier rang. Comment les marchés jugeront-ils, comment forme­ ront-ils des représentations ? Ces questions garderont toute leur por­ tée en régime de monnaie unique.

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CONCLUSION

Ainsi, le passage au supranational ne dispense pas d’une réflexion sur la remise en ordre des structures de la finance inter­ nationale. Et s’il fallait en fournir un motif supplémentaire, on pourrait aisément le trouver dans le mauvais tour que prennent les impératifs de la crédibilité tels qu’ils sont diffusés par les marchés financiers.

IL La crédibilité au prix de la démocratie ?

C’est parce qu’elles émanent des marchés financiers, haut lieu de l’opinion globale, que les injonctions de la crédibilité appa­ raissent comme la manifestation la plus typique de la perturbation herméneutique à laquelle se trouve désormais systématiquement exposée la politique économique. Par un étrange paradoxe, la « science économique » a sa part dans ce désordre. Car le rêve premier des jugements de crédibilité, ce serait de disposer des « vrais » principes, des « vrais » seuils, bref des « vraies lois de la nature économique », objectives, trans­ parentes et irréfragables. Or c’est là une demande que la discipline n’est malheureusement pas en état de satisfaire - et pour des rai­ sons qui ne tiennent pas qu’à une incapacité temporaire. La pre­ mière d’entre elles, c’est que de telles lois n’existent pas ! Et s’il fallait ne retenir qu’un seul argument à l’appui de cette négation, c’est autour du rôle créateur des représentations qu’on irait le cher­ cher. La prophétie autoréalisatrice est ainsi dotée du pouvoir propre de faire surgir comme réel un fragment de monde pensé pourvu qu’il ait cristallisé sur lui une croyance collective suffisam­ ment polarisée. Cette capacité de genèse ex nihilo de l’autovali­ dation, qui n’exploite qu’une structure formelle de bouclage des actions sur les croyances, signale la facture très spéciale de ces « lois de l’économie » qui, ne cessant d’incorporer des construc­ tions collectives de sens, ne répondent pas au canon de l’objecti­ vité physique. Par une circularité remarquable, l’absence d’une connaissance objective des « lois » de l’économie n’en suscite d’ailleurs que plus intensément de la part des agents l’élaboration de représentations de substitution, et celles-ci, parce qu’elles sont potentiellement créatrices, ne font en retour qu’accroître le défaut d’objectivité qui en a initialement motivé la formulation.

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Les jugements de la finance sans ancrage objectif Mais le manque d’une base normative objective des jugements de crédibilité trouve aussi ses raisons hors des créations parasites de la prophétie autoréalisatrice. Les difficultés que rencontre par exemple la théorie économique à formuler précisément des critères de soutenabilité (dès lors que, comme ce peut être le cas en matière de politique budgétaire, ceux-ci incorporent des projec­ tions dans un futur jamais parfaitement connaissable), ses diffi­ cultés à localiser avec certitude des ancrages majeurs comme les taux de change de référence, à quoi se surajoute la discordance des écoles concurrentes, laissent au total les opérateurs confrontés à des indications incomplètes, indécises et contradictoires. Toutes ces carences de la science économique privent donc la censure financière des bases normatives objectives à partir desquelles elle aurait voulu idéalement s’exercer. Mais les marchés ne peuvent s’arrêter à ces hésitations ou à ces impossibilités. Le jeu de la suspension spéculative - au sens intellectuel du terme cette fois ! - leur est interdit car, jour après jour, il leur faut malgré tout produire du jugement, quelle qu’en soit la façon. Il faut alors s’interroger sur les élaborations normatives de substitution sur les­ quelles la finance doit nécessairement s’appuyer, mais en se sou­ venant que, dès lors qu’elle est sans réponse claire face aux ambi­ valences de la macroéconomie, elle est inévitablement conduite à hésiter entre une pluralité de modèles du monde contradictoires. En chacun des effets et des déterminations antagonistes d’une même variable, le raisonnement de la finance, qui n’a pas les moyens de calculer finement des résultantes et cherche à rétablir l’univocité des enchaînements, tranche dans les causalités mul­ tiples, c’est-à-dire écarte et retient. Répété en chacune des plurivocités de la macroéconomie, ce geste sélectif donne potentielle­ ment lieu à une multiplicité de représentations de la circulation économique, donc à autant de façons de concevoir la manière dont l’intérêt des marchés s’y insère. C’est pourquoi la norme de la « bonne politique économique » dont ils sont les conservateurs est sujette à une indétermination fondamentale. Cette indétermination est potentiellement ruineuse pour la politique économique, dont le sort est ballotté par la fluctuation des critères de la norme dès lors que la surveillance par la finance de la conformité à la norme peut avoir des effets autoréalisateurs. Cette indétermination n’est heu­

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CONCLUSION

reusement pas permanente. Elle est levée par une construction ins­ titutionnelle particulière - le référentiel - qui stabilise pendant une période donnée un modèle du monde partagé par la plupart des agents. A défaut d’une norme du vrai incarnée dans une science achevée, c’est alors un processus sociologique qui se charge de lever l’indétermination. Pour avoir force d’impératif catégorique, la qualité des commandements de la crédibilité n’en est donc pas moins hautement discutable puisque ces commandements n’ont pour eux que la relativité des discours institutionnels qui les ont produits. Loin d’émaner des prescriptions d’une connaissance éco­ nomique objective et incontestable, la crédibilité n’est que l’ex­ pression de la conformité à la norme référentielle du moment. La fragilité de ses fondements ne peut donc qu’étonner en comparaison de l’autorité avec laquelle la crédibilité aura fait valoir ses exigences, et du poids qu’elle aura fait peser sur les politiques nationales. Alors que la vigilance critique aurait dû s’exercer à proportion de ses conséquences économiques et sociales, la crédibilité, en ses dogmes substantialistes, s’est impo­ sée comme une évidence irrésistible. Or, il y a d’autant plus lieu de rester réservé que la logique référentielle - déjà fragile en soi - n’est pas 1’ultima ratio de la crédibilité, à qui, dans ses formes supérieures, il arrive d’emprunter des voies plus incertaines encore. La norme référentielle reste l’émanation d’une préoccupation « technique », à la recherche des bons réglages macroécono­ miques. Mais les jugements de la finance ne peuvent en rester à cette seule appréciation de la crédibilité comme soutenabilité. Celle-ci ne peut que se redoubler en une méta-interrogation : la soutenabilité est-elle elle-même soutenable, mais cette fois par le corps social ? Ainsi, le calage « technique » n’est-il pas le tout de la crédibilité qui juge aussi, et peut-être surtout, la capacité globale de la société à soutenir un engagement. C’est dire que les critères de la crédibilité, déjà problématiques lorsqu’il s’agissait de confor­ mité au référentiel, ne font que s’éloigner de l’idéal d’objectivité qu’on aurait voulu leur donner... et que persistent à leur attribuer les spécialistes de la naturalisation des contraintes économiques. C’est dire également que les jugements des marchés révèlent par là une de leurs modalités les plus obscures, qui laisse passablement déconcertée la politique économique à la recherche de leurs

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faveurs. Dès lors qu’elle prend pour point d’application de ses jugements une aptitude d’ensemble du corps social, classe poli­ tique en tête, la crédibilité revêt en effet la forme d’une élection. Comme la légitimité, en général, cette crédibilité-là a quelque chose d’insaisissable, et comme la confiance, si elle peut à la rigueur être confirmée dans l’interaction stratégique, elle ne peut y trouver son origine La crédibilité-élection n’est pourtant pas la manifestation d’un pur arbitraire ni un mystère totalement impé­ nétrable. La conjecture qu’à ce propos on aura formée suggère que, pour autant qu’elle participe d’une logique de V impression non pas au sens du sentiment plus ou moins vrai mais au sens de l’effet marquant-, la crédibilité-élection doit être particulièrement sensible aux démonstrations d’unanimité. Ainsi, à l’image du spec­ tacle que leur offre l’Allemagne, les marchés semblent de plus en plus réclamer l’engagement massif des corps sociaux tout entiers rassemblés derrière de grandes options de politique économique solennellement affirmées, et auxquelles il est presque donné une portée constitutionnelle, au sens littéral - et non pas juridique du terme. Le bel avenir du modèle unanimiste Mais ce modèle unanimiste de la crédibilité est-il vraiment une fatalité, et l’UEM n’a-t-elle pas quelque chance d’y échapper ? On pourrait d’abord trouver dans la référence américaine un contreexemple convaincant et comme l’amorce de ce que, sans être trop regardant, on pourrait appeler un modèle habermassien de la poli­ tique monétaire. Le débat s’y déroule dans une relative transpa­ rence, sans rien cacher de ses éventuels dissensus. La Réserve fédérale, représentée par son gouverneur, comparaît régulièrement et dans des conditions normales de publicité devant les instances parlementaires, et elle a pris de longue date l’habitude de se laisser apostropher par des contradicteurs, journalistes, politiques ou éco­ nomistes, tous bien décidés à user de leur pouvoir spécifique pour faire jouer comme il se doit le système des checks and balances. L’Europe ne peut-elle espérer cheminer vers une formule de ce type qui, sans rien enlever au travail de la délibération démocra1. Orléan (1994-b).

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CONCLUSION

tique, s’avère dans son genre d’une efficacité macroéconomique ne cédant rien à celle de la Bundesbank, bien au contraire ? La probabilité d’une telle trajectoire institutionnelle pour les autorités monétaires européennes est malheureusement infime, et pour de multiples raisons. En premier lieu, et c’est désormais un lieu commun, la future banque centrale européenne semble vouée à reproduire le modèle de la Bundesbank bien plus que celui de la Réserve fédérale ! Et pour qui pourrait en douter un instant et rêver d’innovation insti­ tutionnelle, il suffit de se demander comment une institution telle que la Bundesbank, portant la monnaie allemande et occupant une telle position de pouvoir, peut consentir à sa propre disparition. Elle ne le peut qu’à condition d’être assurée de se réincarner en banque centrale européenne, c’est-à-dire d’y faire régner en pra­ tique ses principes de politique monétaire et d’y maintenir son influence au plus haut niveau. En second lieu, le modèle de la Bundesbank apparaît hélas congruent à un projet d’euro « monnaie forte » qui reproduit tous les contresens de la désinflation compétitive. Si la Réserve fédérale s’accommode si aisément du dissensus et du débat contradictoire, c’est bien parce que, étrangère à tout fétichisme de la « parité forte », elle est parfaitement disposée à laisser fluctuer le dollar au gré des intérêts de la puissance américaine, et qu’elle reste consciente de ce que, en son sens le plus profond, une monnaie forte est celle qui, sans perdre son hégémonie, est suffisamment flexible pour se laisser utiliser comme un instrument de pouvoir. Tel n’est malheureusement pas le cas du futur euro, dont les controverses sur la « force » ou la « faiblesse » reflètent déjà les limites de conceptions monétaires toujours obnubilées par la per­ formance-parité et prêtes à tout sacrifier à l’ancrage nominal. Enfin, il ne faut pas rêver d’un effacement du modèle unanimiste allemand, appelé quoi qu’il arrive à persister encore long­ temps dans les esprits. C’est d’abord que les inquiétudes de la société allemande, de moins en moins enthousiaste à l’idée de la monnaie unique, pourraient converger avec les réticences de la Bundesbank toujours vives en dépit des innombrables assurances post mortem qui lui ont déjà été données. Que ce soit par adhésion « sincère » ou sous l’effet d’une rationalisation opportuniste, l’opinion allemande pourrait bien épouser plus fortement que

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jamais le modèle rigoriste défendu par la Bundesbank, faire suren­ chère dans les garanties demandées en contrepartie de l’abandon du mark, et ainsi porter à son plus haut point l’image de l’alliance sacrée du corps social et de la banque centrale. On pourrait cependant envisager également un tout autre scé­ nario - certes de moins en moins probable mais après tout pas impossible - de délitement du modèle unanimiste allemand. C’est que les difficultés n’épargnent pas l’Allemagne dont la politique économique connaît des tensions d’une intensité inédite. L’ajus­ tement budgétaire est douloureux à proportion de la profondeur des compromis sociaux qu’il s’apprête à déstabiliser. Et si le gou­ vernement confronté à une impasse budgétaire insoluble était tenté d’abandonner le dogme des 3,0 %, une possible réaction de rétor­ sion de la Bundesbank pourrait mettre à l’épreuve davantage encore un corps social déjà passablement malmené. Une mise en cause des orientations de la politique monétaire dans la montée du chômage pourrait alors rejoindre une interrogation plus géné­ rale à propos de l’attitude de la Bundesbank vis-à-vis de l’unifi­ cation monétaire européenne. Certes on peut toujours conjecturer que les propos contradictoires tenus par ses responsables ne sont rien d’autre qu’une stratégie du « chaud et froid » bien faite pour mettre sous tension les partenaires et les amener plus facilement à leurs dernières concessions (pacte de stabilité, abandon du projet de « gouvernement économique »...). On peut aussi interpréter ces propos comme le reflet d’un conflit réel au sein d’une institution fondamentalement partagée par la perspective de l’unification monétaire européenne, vis-à-vis de laquelle certains de ses membres continuent de nourrir une hostilité ouverte. Quelques praticiens de la finance n’ont-ils pas déjà mis en cause le rôle ambigu, pour dire le moins, qu’aurait tenu la Bundesbank dans le déclenchement de la crise spéculative de 1992 ’, où s’est joué une première fois le sort de la monnaie unique ? La fraction pro-européenne militante de la population allemande - il en reste une n’hésite plus désormais à accuser frontalement la banque centrale de sabotage, et c’est là une polémique dont on saura bientôt si elle constitue un tournant dans l’histoire monétaire de l’Allemagne. Ce

1. Voir Soros (1996).

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CONCLUSION

que suggère en tout cas en termes très directs l’article d’Helmut Schmidt1 mettant violemment en cause le gouverneur Tietmayer, rendu responsable par son excès de rigorisme de conduire l’UEM à l’échec, c’est que pour la première fois depuis sa création, la Bundesbank pourrait contrarier l’accomplissement du destin his­ torique de l’Allemagne. Même approuvée de la seule composante encore europhile de l’opinion, cette thèse si elle trouvait de nou­ veau à s’exprimer avec force pourrait bien marquer une fracture inédite et signifier la fin de l’unanimité de la société allemande faisant bloc derrière « ses » autorités monétaires. Faut-il le répéter, ce dernier scénario n’a pour lui qu’une pro­ babilité assez faible - mais pas nulle -, et si on l’a malgré tout considéré, c’est moins pour faire effort de prédiction que pour donner plus de force à une démonstration a minima. Car, et c’est là qu’on voulait en venir, quand bien même le modèle unanimiste allemand viendrait à s’effacer sur son territoire d’origine, on pour­ rait pourtant craindre qu’il n’ait acquis sur la scène internationale une influence dépassant assez largement les limites de sa propre survie. Le spectacle de runanimité constitue pour les marchés financiers une expérience suffisamment bouleversante pour les avoir durablement marqués. Et quand bien même son actualisation historique viendrait à disparaître, on peut imaginer le modèle una­ nimiste doué d’une prégnance suffisamment forte pour persister dans les esprits de la finance, et continuer de leur inspirer la même exigence confuse de totalisation des communautés derrière leurs choix de politique économique. Il est des idéaux - peut-être pas les plus nombreux ! - qui ne survivent que plus intensément à la disparition de leur incarnation concrète. Le modèle allemand pour­ rait bien être de ceux-là, et continuer, par un effet d’hystérésis des représentations - ou plutôt des impressions -, de faire sentir ses effets au-delà de ses limites géographiques et historiques.

La démocratie atteinte par l’impératif de l’unanimité Si l’efficacité symbolique de cette quasi-unanimité religieuse que, pour encore un moment, continue de réaliser la politique monétaire allemande était appelée à faire norme durablement, 1. Helmut Schmidt : « Vous exagérez Monsieur Tietmayer ! », Le Monde, samedi 9 novembre 1996.

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alors le pire serait à craindre pour les autres politiques nationales qui ne disposent pas sur les questions économiques des mêmes ressources « communautaires », et plus encore pour la politique européenne, mal partie pour effectuer des démonstrations de ras­ semblement quand, dès le départ, elle est handicapée par le frac­ tionnement de ses membres. Or cette évolution des marchés vers une préférence pour l’unanimité n’a rien d’invraisemblable. On peut même considérer qu’elle est déjà entamée. Elle se manifeste notamment par la prime que l’aversion profonde des marchés pour les conflits doctrinaux, vécus par eux comme le commencement de l’incertitude politique, les conduit à accorder objectivement à ce que, par concession au vocabulaire de l’époque, on appellera les « pensées uniques ». Ainsi, ce qui fait la préférence de la finance pour une « pensée unique », c’est évidemment la confor­ mité de ses contenus à la norme de politique économique ’, mais encore, et peut-être davantage, son caractère même d’unicité, c’est-à-dire les gages qu’elle délivre à propos de sa propre continuité. Encore ce qu’on appelle « pensée unique », et qui n’est rien d’autre que l’expression d’un référentiel installé, n’est-elle pas en soi la forme la plus accomplie de l’unanimité. Car même lors­ qu’elles régnent avec l’intransigeance de la désinflation compéti­ tive, les formes « ordinaires » de l’accord référentiel ne sont pas vouées à se perpétuer ad œtemam, et peuvent toujours finir par se défaire. C’est pourquoi elles restent dominées par la forme reli­ gieuse de l’unanimité, construite sur une alliance fondatrice scellée autour d’une doctrine de politique économique. Or, à l’inverse du cas allemand qu’on vient là implicitement d’évoquer, ce moyen supérieur de contenir l’indétermination n’est généralement pas à la portée des autres économies, ou plutôt des autres sociétés. On peut alors redouter que, à l’époque de l’opinion globale, la poli­ tique économique ne soit prise dans la douloureuse alternative suivante : ou bien elle a la chance d’être touchée par la grâce, c’est-à-dire de voir le corps social dont elle a la « charge » communier dans un credo monétaire qu’il aura su produire de luimême ; ou bien elle doit persister dans l’entreprise aléatoire des 1. Ce qui est d’ailleurs une forme de tautologie car, par construction, ladite « pensée unique » n’est que l’expression du référentiel du moment.

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CONCLUSION

substituts profanes, c’est-à-dire dans la modalité « technique » de la crédibilité. Si ce dilemme était effectivement constitué, on se trouverait dans une situation aussi inédite qu’inquiétante. Alors que d’une manière générale les nécessités de créations institution­ nelles n’ont jamais appelé de solution universelle, laissant à chaque nation et à chaque époque le soin d’inventer ses dispositifs propres, la nécessité d’unanimité référentielle de la politique éco­ nomique en temps d’opinion globale semblerait n’admettre qu’une solution efficace unique : la production religieuse de sens, une solution dont l’ingénierie sociale n’est malheureusement pas à l’ordre du jour. Cette impossibilité pratique n’est pourtant pas le seul motif d’inquiétude, car ce que l’exigence d’unanimité for­ mulée par les marchés met directement en question, c’est la divi­ sion et la confrontation doctrinales qui sont l’essence même du débat démocratique. Il faut alors s’interroger sur la possibilité de maintenir une démocratie intègre dès lors qu’objecter entraîne un coût macroéconomique et financier, et qu’être crédible exige d’avoir fait taire toute dissension interne.

III. Les horizons lointains de la reréglementation La récapitulation des préjudices de la finance au politique est édifiante. Les atteintes directes à la souveraineté, l’indétermination radicale et les régressions pragmatiques auxquelles se trouve reconduite la politique économique, les contorsions de la crédi­ bilité dont le sens se dégage petit à petit au travers de l’impératif d’unanimité : l’effet de convergence est assez remarquable, qui signifie quelque chose comme le franchissement d’un seuil critique du tolérable et la nécessité impérieuse de la reréglementation. Il faut alors reconnaître honnêtement les insuffisances du présent tra­ vail, incapable de trouver ses propres prolongements program­ matiques parce que obnubilé par quelques intuitions pessimistes qui dessinent une alternative sans joie. Comme dépassement de la déréglementation financière, la pre­ mière hypothèse à envisager est celle de la convulsion, dont il faut se souvenir qu’elle est une modalité historiquement privilégiée de résolution des contradictions. Un cataclysme financier dévastateur, qui serait aux yeux de tous directement rapportable aux fonction-

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nements des marchés, sera-t-il nécessaire pour que soit enfin perçu, d’une part que la stabilité financière est un bien collectif dont la perte entraîne des coûts macroéconomiques considérables, et d’autre part que sa préservation implique un minimum d’en­ cadrement institutionnel ? Faudra-t-il la démonstration d’une fail­ lite massive de la sphère financière à s’autoréguler et à produire un financement efficace de l’activité productive, pour que sa licence, présentée jusqu’ici comme la condition sine qua non de son bon fonctionnement, soit enfin délégitimée à un point qui per­ mette d’y mettre un terme ? Ou bien - deuxième hypothèse - doit-on considérer que la finance, déjà secouée à plusieurs reprises, a commencé à rétablir des dispositifs de contrôle mais marginaux, suffisamment efficaces cependant pour éviter la propagation des accidents locaux en effondrement global ’, c’est-à-dire suffisamment efficaces pour éloigner le spectre de la catastrophe massive et massivement délégitimatrice, mais suffisamment limités pour ne rien changer au fond à la position de pouvoir de la rente et à son contrôle sur la politique et les structures économiques ? Si cette dernière inter­ prétation était la bonne, le régime d’accumulation actuel, succes­ seur de fait du fordisme, aurait de bonnes chances de s’installer dans la durée. Le fait que la politique économique y soit neutra­ lisée et le chômage maintenu à un très haut niveau ne sont pas en eux-mêmes des signes de crise - au sens analytique précis que prend ce terme - mais peuvent fort bien se constituer en caractères permanents du mode de régulation. Pourvu que la déréglementa­ tion d’ensemble qui, du marché du travail, aux services publics en 1. Après l’ébauche d’une politique prudentielle globale conduite par la communauté des banquiers centraux, avec pour instrument principal l’imposition de ratios de fonds propres, les efforts de contention du risque systémique se sont orientés vers le développement des contrôles internes, autour des techniques de gestion actif-passif mises en œuvre par les établissements financiers euxmêmes, sous la supervision des autorités monétaires pratiquant un contrôle (externe) des contrôles (internes). Par ailleurs, les banques centrales et les pou­ voirs publics font, au travers des crises, l’apprentissage de la réaction « à chaud », et, de fait, aucun des nombreux accidents financiers, depuis le krach de 1987 jusqu’à la crise du peso, en passant par l’affaire Barings, n’a dégénéré, en dépit de l’ampleur des chocs, en effondrement global. Voir Aglietta (1996) et Aglietta et Scialom (1997).

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CONCLUSION

passant par la sphère financière, caractérise ce mode de régulation, sache se retenir de défaire complètement les dispositifs de protec­ tion sociale capables de gérer les tensions chroniques produites par son fonctionnement régulier, pourvu que puissent être amorties le moins mal possible les récessions récurrentes qui sont pourtant l’expression dynamique de sa macroéconomie, alors on peut ima­ giner ce régime en place pour un bon moment - certes sur fond de délabrement social permanent, mais à peu près contenu et jamais suffisamment paroxystique pour conduire à des réactions violentes. Il faudrait que les dispositions conservatoires précé­ dentes ne soient pas maintenues au-dessus de leurs minima de réserve pour qu’une résolution convulsive puisse de nouveau être envisagée, non pas sous la forme d’un effondrement financier, mais cette fois sous la forme d’une révolte sociale. N’y aurait-il pas cependant une troisième solution qui verrait la reformulation à froid d’une nouvelle doctrine légitimant les reconstructions réglementaires réordonnatrices du cours de la finance internationale, et ralliant les groupes sociaux dominants en les persuadant qu’elle peut s’avérer compatible avec leur intérêt ? Idéale, cette solution est pourtant de faible probabilité. C’est que la raison institutionnelle a du mal à se faire entendre en temps ordinaires. Car le paradigme du libre marché reste le bruit de fond idéologique du capitalisme occidental - même si ses pratiques ne lui correspondent que de manière « adéquatement » sélective. Ce bruit de fond n’est couvert qu’à la faveur de périodes exception­ nelles, consécutives à des crises d’une telle profondeur qu’elles rendent possible, parce que légitime, la construction de barrières institutionnelles s’opposant aux libres ajustements de marché. Mais que ces régimes d’exception s’affaiblissent, pour des raisons éventuellement endogènes, et le bruit de fonds libéral refait surface par le premier interstice. Comment pourrait-il en être autrement ? Comme discours libérant les rendements croissants dans l’accu­ mulation de pouvoir, il est l’attracteur idéologique spontané des intérêts privés dominants, celui vers lequel ils reconvergent immé­ diatement dès que l’équilibre institutionnel antérieur, dans l’orbite duquel ils s’étaient laissé prendre de mauvais gré, montre les pre­ miers signes de déstabilisation. De ce point de vue, on ne peut malheureusement pas être surpris de la vitesse avec laquelle les patronats des « économies sociales », au premier rang desquelles

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l’Allemagne, dénoncent ou s’apprêtent à dénoncer les compromis historiques - qui auront pourtant fait leur fortune - pour retourner une fois de plus à l’idiome séculaire de la domination économique. Hors de ces circonstances d’exception où la délégitimation pro­ fonde des élites libérales permet de reconstruire en leur passant sur le corps, envisager à froid de ramener à la raison institution­ nelle des puissances économiques et financières privées installées est une entreprise sur laquelle il n’est pas raisonnable de fonder de grands espoirs. Trouvera-t-on excessive la dénégation de la possibilité de toute protection institutionnelle hors des périodes d’exception ? Certes, les grands compromis globaux de « neutralisation » du marché, tels que ceux du fordisme par exemple, continuent de répondre exclusivement à des circonstances critiques. Mais des créations institutionnelles plus modestes peuvent avoir lieu en des temps plus ordinaires. Reste évidemment à se demander dans quelle caté­ gorie entrerait un projet du calibre d’une reréglementation finan­ cière généralisée (au moins dans l’espace). Reste à ne pas mécon­ naître non plus tout ce qui différencierait un tel projet du processus de passation des compromis dans un cadre national, entre parties prenantes à un contrat social, et sous l’égide d’un Etat. C’est à ce moment que l’Europe semble revenir dans le jeu. L’Europe, ou la plate-forme politique minimale à partir de laquelle lancer un projet reréglementateur. Car si l’on considère que la reréglementation est un acte éminemment coopératif, alors il ne faut l’entreprendre qu’à partir d’une base économique, c’est-à-dire d’une position de pouvoir, aussi large que possible. C’est bien le moins pour être en mesure de peser sur tous ceux qui ont les meilleures raisons du monde de conserver la finance en l’état parce qu’elle est profondément congruente à leurs intérêts nationaux, soit comme un vecteur de l’hégémonie, dans le cas des Etats-Unis, soit comme un pôle de spécialisation, dans le cas du RoyaumeUni - au sein même de l’Union ! L’Europe qui pourrait donc trouver là l’un de ses arguments économiques les plus forts. Mais l’Europe dont les élites et les intérêts qui la portent semblent aussi peu désireux que possible de l’engager dans l’entreprise reréglementatrice. L’Europe qui promet tant de tensions qu’elle prend la forme d’un gigantesque pari sur la plasticité des corps sociaux. L’Europe qui dans un monde ouvert se voudrait réductrice d’in­

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CONCLUSION

certitude mais qui les engendre à la pelle. Car il faudrait quelque chose comme un don de clairvoyance pour imaginer prédire avec certitude la trajectoire qui sortira de cet enchevêtrement de contra­ dictions. De ce point de vue, pour l’observateur distancié, c’est d’ailleurs une occasion rare que de s’apprêter ainsi à voir en temps réel l’histoire décider d’une contingence majeure. Pour les popu­ lations concernées évidemment, le spectacle risque de n’avoir pas les mêmes charmes. Quant au projet de reréglementation, si une Europe sortie par le haut de ses contradictions, stabilisée, décidée à s’y lancer, et forte d’une nouvelle influence est sa condition préalable, autant dire qu’il est encore pour longtemps dans les limbes.

Ce à quoi ramène finalement ce tour d’horizon légèrement déprimant, c’est à la profonde asymétrie des transformations ins­ titutionnelles : entre destruction et construction, il n’y a pas qu’un changement de signe. Alors que les formes institutionnelles d’importance s’élaborent dans le temps long de l’histoire politique et sociale, leur démantèlement peut être l’affaire d’un instant. On ne peut entrer ici dans les détails, parfois paradoxaux, d’une dis­ cussion analytique plus compliquée qu’il n’y paraît puisque le marché est en fait lui-même une construction institutionnelle, une institution « négative » cependant, qui impose autour de lui la des­ truction des autres institutions, en tout cas de celles qui substituent à ses ajustements de prix d’autres formes de coordination. Mais quitte à rester sommairement intuitif, il est tout de même possible de faire entendre que, s’il n’a fallu que quelques années pour aboutir à une finance totalement déréglementée, il en faudra pro­ bablement bien davantage pour que s’envisage son arraisonnement institutionnel. Ce que signale la liste précédente des voies succes­ sivement envisagées et successivement refermées comme autant d’impasses, c’est que la reréglementation est peut-être un affron­ tement de longue haleine, comme le furent en leur temps et en leur genre les constructions institutionnelles imposées à la flexi­ bilité du marché du travail ’, ou le lent processus de centralisation et d’institutionnalisation des ordres monétaires. Indice aussi de la 1. A propos desquelles la période actuelle montre bien que rien n’est jamais acquis définitivement.

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persistance d’une certaine distribution des pouvoirs dans la société, la lenteur de ces évolutions passées comme de celles qui s’amorcent ou devraient s’amorcer aujourd’hui témoigne de l’ex­ traordinaire capacité de l’idéologème du marché à se maintenir historiquement dans le bénéfice du doute. Du marché dérégle­ menté, il faut chaque fois reparcourir intégralement le long pro­ cessus d’essais et erreurs, il faut réexpérimenter une à une toutes les nuisances pour que puisse réémerger le bien-fondé d’une solu­ tion institutionnelle alternative. La conscience pessimiste de l’éloi­ gnement du terme ne laisse alors plus qu’une issue, mais en forme de nécessité impérieuse : dès maintenant ouvrir la confrontation doctrinale. Si évidemment elle n’y suffit pas, la production de représentations légitimatrices demeure probablement le commen­ cement des entreprises de reconstruction institutionnelle. Le fait est que le bilan de la situation actuelle de la politique économique et de la présence des marchés financiers l’appelle à plus d’un titre.

IV. Reconstruire un référentiel Ce que ce travail aura tenté de montrer en insistant sur le rôle médiateur des représentations, c’est que l’activité idéologique, entendue en son sens le plus large, déborde le cadre de la seule expression des préférences politiques pour atteindre directement la politique économique au cœur de son modus operandi. A l’époque de l’opinion globale, les corpus référentiels sont devenus des déterminants centraux de l’efficacité des politiques écono­ miques. C’est parce que les soi-disant « lois de l’économie » sont l’agrégation de fonctions de réactions informées par des visions du monde qu’elles sont aussi faites de représentations. Les doc­ trines en circulation ont donc un pouvoir de conformation de ce qu’on continue d’appeler improprement les « mécanismes » éco­ nomiques, et la politique économique est directement placée sous cette influence. L’ébranlement d’un référentiel en place est alors une occasion rare, à ne pas laisser passer, de réorienter les repré­ sentations dans un sens ou dans un autre. Il faut donc saisir cette opportunité sans hésiter et peser autant qu’il est possible sur la fabrication du référentiel en devenir puisque le destin ultérieur de

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CONCLUSION

la politique économique dépendra en partie des énoncés qu’il vali­ dera comme norme. De ce point de vue, les turbulences de la transition vers l’UEM auront ouvert une fenêtre dont on ne saurait sous-estimer la qua­ lité. Que l’occasion soit exploitée ou non est une question à laquelle répondre exigerait un art de la prédiction politique plus profond que celui qu’on peut mobiliser ici. Mais quelle que soit son issue, ce moment aura existé, et c’est assez pour apercevoir qu’il arrive parfois aux quadratures de la politique économique de concéder une ouverture. L’impasse budgétaire européenne comme une divine providence S’il est un élément du référentiel qui aura pris une importance considérable dans le débat public et pesé lourdement sur les orien­ tations de la politique économique, c’est bien du côté des critères de finances publiques formulés en vue du passage à l’euro qu’il faut le chercher. Outre la contestation larvée à laquelle se trouve exposée depuis quelques années déjà la désinflation compétitive, c’est pourtant en ce point précis que depuis 1997 se font entendre les craquements les plus spectaculaires du référentiel. Cette fragilité récente a tout de même quelque chose, sinon de paradoxal, en tout cas d’inattendu. Car il y a dans l’édiction des critères budgétaires de Maastricht comme la démonstration la plus accomplie du pouvoir créateur des discours producteurs de réfé­ rentiel puisqu’ils prennent ici la forme canonique de la démarca­ tion, acte de magie sociale qui, de part et d’autre d’un seuil enchanté, trace très exactement la frontière du bien et du mal. Cette simplicité extrême qui débarrasse l’exercice du jugement de toute équivoque s’est révélée d’une efficacité cognitive redoutable, et il ne faut pas aller chercher plus loin l’enthousiasme des marchés financiers pour des critères qui font une carte du monde si parfaitement lisible. Parce qu’un sens du monde renvoie tou­ jours à un système de divisions, l’ordre des abstractions quanti­ tatives de l’économie fait du nombre, ou d’un système de nombres, l’entéléchie de toute norme de politique économique. C’est pour­ quoi, particulièrement dans des formes de pensée aussi peu éla­ borées que celles de la finance, tout référentiel a spontanément tendance à dégénérer en numérologie. Dans cette forme ultime, la norme de politique économique est dotée d’un pouvoir d’attraction

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cognitive sans équivalent qui lui garantit en principe robustesse et longévité. Pourtant même les constructions les plus efficaces ne sont pas étemelles, et la force interne d’un dispositif cognitif ne peut résis­ ter indéfiniment aux infirmations extérieures. Le dépassement depuis plusieurs années par la plupart des pays européens des cri­ tères de finances publiques, leur incapacité en dépit de tous leurs efforts à revenir en deçà du seuil des 3 % viennent réinstiller le doute sur la pertinence du référentiel de Maastricht. Lorsque l’inconduite devient la règle et non plus l’exception, lorsque la violation de la norme de droit devient la norme de fait, il n’est plus possible à l’opinion financière de maintenir en l’état le sens du monde et la séparation du bien et du mal que jusqu’ici elle avait épousés de si bon cœur. C’est que les approbations de la finance procèdent d’une logique de gradient, et ne réagissent qu’à des écarts différentiels. Les déviances sont sanctionnées tant qu’elles peuvent être identifiées, c’est-à-dire tant qu’elles restent singulières. Leur généralisation confond tous les pays dans l’in­ distinction. La dernière des différences, celle qui permettrait d’opposer le leader en crédibilité à tous les autres, cède à son tour quand celui-ci s’abandonne à tout ce qu’il a toujours donné pour une extravagance. Le gouvernement allemand incapable de conte­ nir la dérive de ses propres finances publiques, et sommant la Bundesbank de monétiser son déficit, c’est non seulement la Curie aux mains des hérésiarques, mais également l’effacement de la dernière distinction possible. Que le dernier garant du référentiel en vigueur décide d’y contrevenir aussi brutalement est bien le signe qu’un sens du monde est prêt à basculer. C’est pourquoi la défaillance, même temporaire, de l’Allemagne est une bénédic­ tion : une doctrine que plus personne, pas même son gardien le plus vigilant, ne respecte est une doctrine qu’on peut espérer bien­ tôt mettre à bas. En cette conjoncture où le doute épistémique fait résurgence, s’ouvre alors une opportunité exceptionnelle. Menacé d’être ren­ voyé à son indétermination fondamentale quand le référentiel auquel il raccrochait sa vision du monde se désagrège, le marché retrouve cet état de disponibilité qui le dispose à accueillir comme une providence toute vision de substitution qui lui éviterait de renouer avec l’anomie. Or l’élection législative française de 1997 303

CONCLUSION

fait exister en principe une majorité sociale-démocrate en Europe, et par là se trouvent potentiellement créées les conditions d’exer­ cice de paroles souveraines coalisées susceptibles par leur cohé­ rence de prétendre à une reformulation du modèle européen de politique économique, et de la faire valider par les marchés. C’est cette rencontre possible d’une demande par la finance d’un sens du monde refondé et d’une offre de référentiel soutenable par le poids des paroles officielles, qui fait la qualité de l’opportunité ouverte en juin 1997. Réinstituer une norme de politique écono­ mique permettrait donc dans le même mouvement de soulager la finance de son incertitude et de libérer les pays européens d’un ensemble de contraintes qui joignent l’arbitraire à l’aberration. C’est pourquoi cette fenêtre est propice, non pas à une « renégo­ ciation des critères » qui se contenterait de proposer un 4 % certes momentanément plus commode, mais pas moins arbitraire que le 3 % précédent - mais à une reformulation d’ensemble qui ferait enfin apparaître des prescriptions moins indigentes pour la conduite des politiques budgétaires. Que les pays européens se munissent d’un tableau de bord différenciant les cibles pour les soldes conjoncturels et structurels, de fonctionnement et d’équi­ pement, mettant en regard besoins de financement et capacités d’épargne nationales, indiquant les horizons de moyen terme dans lesquels s’effectuent les bilans et les révisions, etc., et qu’ils livrent aux marchés comme une information publique ces données sur la base desquelles ils effectuent leur propre coordination, seraient des actes suffisamment forts pour opérer de facto une reconstruction du référentiel. Ainsi, par leur pouvoir de structurer l’information publique, les paroles d’Etat conjuguées sont dotées d’une capacité performative puisqu’elles créent les principes communs de vision du monde et qu’elles prédéterminent les jugements de la finance en les conduisant à s’exercer sur des objets qu’elles peuvent choi­ sir et construire conformément à leurs intérêts bien compris. Défaire le travail idéologique des années quatre-vingt Il faut donc parfois faire confiance aux ruses de la dialectique. Par son intransigeance et son maximalisme, le traité, prolongé en pacte de stabilité, aura créé les conditions de mise en question de son propre référentiel. Qu’émerge ainsi l’idée qu’en certaines occasions il est possible de parler aux marchés financiers, et que

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le poids propre des paroles d’Etat peut espérer orienter leurs juge­ ments, permet alors a contrario de prendre rétrospectivement conscience de la somme des abandons idéologiques au travers des­ quels la désinflation compétitive aura construit les conditions de sa pérennité. Bien sûr, le monde de la finance, installé en position tutélaire, possédait ex ante quelques bonnes raisons d’adhérer à un tel cor­ pus. Mais le travail idéologique des années quatre-vingt a été d’une intensité telle, les déclarations gouvernementales d’enga­ gement à la vertu si zélées et si soucieuses d’exemplarité, qu’ils ont largement poussé les marchés non seulement à estimer par­ faitement fondées leurs exigences de « crédibilité » mais aussi à les multiplier indéfiniment, puisque toutes les garanties qu’ils réclamaient leur étaient si facilement octroyées par des pouvoirs publics plus royalistes que le roi. Que les gouvernements aient été contraints d’une certaine manière de composer avec une finance en position de force et de satisfaire un minimum de ses demandes était évidemment inévitable. Ce qui l’était beaucoup moins, c’était de renoncer à ce point à assumer un rapport de force avec les marchés et à entreprendre de contenir leurs revendications en en cédant le moins possible dans le champ de la légitimation idéo­ logique et doctrinale. Mais le zèle des convertis de fraîche date, particulièrement en France, n’a pas eu ce genre de prudence, et c’est avec enthousiasme qu’il s’est empressé d’agréer le bienfondé de toutes les exigences de la finance pour s’offrir incondi­ tionnellement à tous les caprices de sa nouvelle tutelle, et contri­ buer ainsi lui-même à son asservissement de tous les instants. C’est donc bien sur le terrain des représentations légitimes - celles de la politique économique « raisonnable » - que le combat a été perdu, ou plutôt n’a pas été livré, ou, pire, a été livré mais dans le mauvais sens, c’est-à-dire en souscrivant largement aux thèses de l’adversaire, quand on ne les lui a pas carrément soufflées ! C’est sur ce travail idéologique, sur l’ensemble de ces abandons, que la crise référentielle, ouverte depuis quelques années par le début de contestation de la désinflation compétitive et rendue plus aiguë par la multiplication des impasses budgétaires européennes, aurait permis en principe de revenir. Mais une opportunité n’est pas davantage qu’une virtualité, et rien ne garantit qu’il se trouve nécessairement des forces sociales ou des volontés politiques pour

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s’en saisir. Le dénouement du sommet d’Amsterdam est venu rap­ peler la force véritable de l’inertie, alors même qu’en télescopant une nouvelle donne politique et le constat de l’impossibilité de satisfaire les critères, il aura correspondu à une fenêtre « référen­ tielle » d’une ouverture que, sauf mouvement social ou convulsion monétaire, on ne retrouvera peut-être pas de sitôt.

Premiers pas d’une prudence de la politique économique Pourtant, même si, selon toute vraisemblance, les possibilités ainsi créées sont vouées à l’extinction faute d’avoir été exploitées, l’épisode reste remarquable par les enseignements généraux aux­ quels il donne accès. Mettre en évidence le potentiel qu’il aura objectivement offert permet d’abord de sortir de ces effets d’antinomie et d’opposition binaire que produisent généralement les formes de la pensée poli­ tique lorsqu’elle s’exprime à propos des marchés financiers. Pour les uns, les décrets de la finance s’imposent sans contestation pos­ sible et la politique économique n’a pas d’autre choix que de tou­ jours faire droit au souci du marché. Pour les autres au contraire, force doit rester à la souveraineté et, pose gaullienne à l’appui, il est déclaré que « la politique ne se fait pas à la corbeille » ou que « l’intendance suivra ». La faiblesse de cette alternative condamne ceux qui s’y abandonnent à des déconvenues symétriques : les pre­ miers à la soumission faite règle d’or ; les seconds au risque de se faire ramasser par une tornade financière pour avoir négligé l’am­ pleur des moyens que peuvent lever les marchés quand ils ont choisi de manifester leur désaccord, et la furie qui peut naître de leur inquiétude. Bien sûr, la puissance tutélaire des marchés donne la plupart du temps tort aux partisans d’un volontarisme naïf et périlleux. Mais parce que le sens du monde élu par les opérateurs n’est jamais irré­ vocablement fixé, parce que le partage du « vrai » et du « faux », du « bon » et du « mauvais » y est régulièrement remis en question, il y a dans les « régimes cognitifs » de la finance une faiblesse constitutive qui, en certaines occasions privilégiées, rend possible au pouvoir souverain de reprendre la main et de parler aux marchés avec une chance d’orienter leur jugement dans une direction plus conforme à ses vœux. Les idéologues de la crise bienfaisante et régénératrice ont suffisamment dégoisé sur les idéogrammes orien­

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taux de la crise-opportunité pour qu’une fois au moins on les prenne au mot. L’effacement des repères cognitifs qu’accompagne l’insa­ tisfaction pratique comme la contestation théorique des critères est bien une crise dans l’ordre du référentiel, et ce que cette crise aura rendu possible, c’est une réforme des catégories de l’entendement économique au terme de laquelle les appréciations de la finance auraient pu être conduites à s’exercer selon des schémas moins tra­ giquement bornés et pénalisateurs pour les politiques de croissance - on accordera sans peine que c’est, ou que c’était bien là une chance à ne louper sous aucun prétexte. C’est là une chance qu’il était peut-être d’autant plus impératif de saisir qu’à laisser l’opinion financière ainsi entre deux eaux, inquiète de la validité du référentiel encore en vigueur mais démunie de principes alternatifs qui pourraient s’y substituer, on peut craindre de voir ses comportements devenir plus fortement imprévisibles encore. Certes les 3 % sont en passe d’être oubliés comme une borne inutile, et depuis le milieu de l’année 1997, la finance semble engagée dans un processus de tâtonnement cognitif collectif pour faire émerger - mais pour l’heure sans le secours d’aucune parole officielle - un point focal de remplacement. Il faudrait le détail d’une sociologie fine pour recons­ tituer l’ensemble des processus qui pilotent cette convergence floue vers d’incertains seuils de substitution : si 3,2 % semble convenable, 3,5 % l’est-il encore ? Cette fin de transition va donner l’occasion d’observer en temps réel comment en situation d’incertitude, dans un entrelacs de déclarations officielles contradictoires qui se disputent le privilège du performatif, s’élabore une norme de l’« acceptable ». En tout cas, on aurait tort de voir là un assouplissement significatif des marges de manœuvre budgétaires car, contradictoirement, il se pour­ rait que croisse sensiblement le risque d’une crispation des marchés d’autant plus forte que font plus cruellement défaut des principes d’éva­ luation bien établis. Privée de repères consacrés et rendue à son seul jugement, la finance qui ne sait plus exactement où passe la frontière de l’acceptable et de l’inacceptable pourrait bien faire des prochaines échéances budgétaires des rendez-vous à haut risque, et ce d’autant plus que, dans l’incertitude générale de la transition, les orientations qui y seront prises resteront interprétées comme une mesure des volontés poli­ tiques nationales de mener l’euro à bonne fin.

Le deuxième enseignement que délivre l’épisode, même resté pure virtualité, du sommet d’Amsterdam, c’est que, sauf à être

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CONCLUSION

soi-même leader en crédibilité, on ne reformule pas isolément un référentiel. S’il avait décidé de se montrer moins pusillanime et de se saisir délibérément de l’opportunité qui lui était fournie, le pouvoir français aurait été de toute façon conduit en ce point de bifurcation où le destin de son initiative se serait joué sur sa capa­ cité à agréger d’autres paroles d’Etat à la sienne propre. Si la France avait entrepris de redéfinir le pacte de stabilité mais sans parvenir à effacer l’individualité de sa démarche, sa tentative serait apparue comme une discordance porteuse d’un risque de crise auquel les marchés auraient pu réagir violemment. Il lui aurait fallu entraîner un nombre suffisant d’Etats membres pour créer un effet de basculement majoritaire susceptible d’impressionner la finance et de la convaincre que le nouveau référentiel était l’ex­ pression d’une volonté collective qui s’impose à tous. Au-delà des innombrables, et peut-être rédhibitoires difficultés du traité de Maastricht en l’état, apparaît alors un argument supplémentaire en faveur d’une forme d’union européenne : c’est au niveau au moins régional que se reconstruisent les référentiels. Les esprits inquiets de la finance ne cèdent qu’à la force du consensus et ne connaissent que les validations du plus grand nombre. Le monde des marchés fait peut-être partie de celle des sphères de la pratique où l’on peut expérimenter le plus fréquemment ce qu’il en coûte de prétendre avoir raison seul contre tous *. C’est pourquoi la valeur de vérité d’une idée n’y est fonction que du nombre de ceux qui l’ont déjà adoptée. L’Union européenne constitue pro­ bablement un espace suffisamment large pour qu’un accord sur les principes, solennellement proclamé par des paroles d’Etat réu­ nies, puisse frapper l’opinion des opérateurs et les convaincre d’adopter comme bonne et bien établie la vision du monde qui leur est ainsi proposée. Assurément cette contrainte est forte mais elle n’annule pas la possibilité parfois rendue de reconstruire un référentiel, et par là de redéfinir complètement les degrés de liberté laissés à la poli­ tique économique. Pour rudimentaires que soient les précédentes indications, elles n’en constituent pas moins les premières étapes dans la constitution d’une prudence à l’usage du gouvernement 1. Même s’il est vrai que le talent du spéculateur, c’est d’avoir «raison» seul... mais juste avant tout le monde.

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économique à l’époque de l’opinion globale. L’élaboration d’une ingénierie sémiotique, ou encore d’une compétence communica­ tionnelle de la politique économique, est bien un enjeu de première importance puisque, lorsque les effets de l’exposition aux juge­ ments des marchés pèsent au moins autant, et en fait bien plus, que la nécessité d’équilibrer la balance des paiements, établir de nouveaux principes de vision du monde et d’appréciation des poli­ tiques économiques, c’est restructurer une part significative de la contrainte extérieure. Et comme pour tant d’autres pratiques, le premier pas dans la direction de cette prudence-là réside proba­ blement dans un certain art du kairos, c’est-à-dire du moment décisif. Car s’il est vrai qu’en temps ordinaires les marchés asser­ vissent sans appel les politiques économiques au référentiel en vigueur, il est des occasions où leur désorientation les rend aptes à entendre des choses jusque-là inouïes. Ceux qui en ces moments critiques savent leur parler pour les tirer de l’indétermination et leur proposer un nouvel ordre du monde, il est possible que les marchés sachent les écouter.

V. De la résistance idéologique

Apprendre à manœuvrer avec les marchés, développer la conscience du doute qui les travaille pour mieux l’exploiter, for­ mer une compétence de l’influence propre à orienter leurs juge­ ments font certes autant de degrés de liberté gagnés par la poli­ tique économique, mais à la marge, et sans toucher à l’essentiel de la contrainte de la finance. Bien sûr l’urgence commande que la production des représentations légitimatrices d’une vision renouvelée de la politique économique soit d’abord consacrée à saisir les opportunités qui peuvent l’être, et à reconstruire un réfé­ rentiel plus favorable à la croissance, à contexte financier donné et invariant. Mais aménager la contrainte tout de suite, en tout cas lorsque c’est possible, ne fait pas oublier l’ambition future de la mettre en cause plus radicalement. Et refaire une norme de poli­ tique économique maintenant n’exclut pas le projet de défaire plus tard la méta-norme de la déréglementation financière. Même si l’horizon temporel en est autrement plus éloigné, même si les dif­ ficultés, telles qu’on les a vues, sont autrement sérieuses, l’urgence

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CONCLUSION

n’est pas moins grande - on pourrait même y voir autant de bonnes raisons de s’y mettre au plus vite ! Pour être de longue haleine et peu assuré de ses issues, ce travail idéologique n’est pas complètement sans espoir pour peu qu’il sache repérer en quels endroits le discours critique peut trouver des points d’appui et faire levier pour susciter et agréger les refus. Marx a montré comment les dominations privées, quand elles sont laissées libres de s’accroître, étaient incapables de résister à la tentation de l’excès, fût-ce au détriment de leurs intérêts de long terme. Bien qu’elle ait elle-même entrepris de rétablir des coupecircuits minimaux, mais en vue exclusivement de sa propre sau­ vegarde, il n’est pas sûr que la communauté financière ait la luci­ dité de consentir aux renoncements qui la protégeraient durablement de ses propres abus. Ces abus, il faut alors les dire et les répéter, car les groupes sociaux qui peuvent s’en reconnaître victimes sont plus divers qu’on ne l’imagine, au point d’offrir une possibilité de jouer les unes contre les autres les diverses fractions du bloc hégémonique. Le capital industriel, lui-même hétérogène, n’est pas toujours gagnant à la déréglementation financière qui lui impose son instabilité, son court-termisme, ses niveaux de change et d’intérêt inappropriés, etc. Les élites étatiques non plus, qui pourraient finir par se lasser des dépossessions que leur infligent les marchés et de l’abaissement des prérogatives du politique. Il y a enfin tous ceux qui se reconnaissent dans le principe démo­ cratique et qui ne peuvent assister sans réagir à la contestation directe que lui oppose une finance décidée à ne plus tolérer aucune forme d’incertitude politique. A ceux-là plus particulièrement, il apparaît que s’il y a jamais eu une hypothétique alliance entre le capitalisme et la démocratie, la voilà sérieusement mise à l’épreuve par les développements de la finance. Sous les figures de la crédibilité, les marchés, qui luttent eux aussi avec l’indéter­ mination de leur propre jugement et cherchent l’apaisement dans le spectacle de l’unanimité, ont fini par affliger d’un coût macro­ économique le colloque démocratique, ses critiques et ses dissensus. Les défenseurs les plus forcenés du franc fort en sont d’ail­ leurs bien convaincus, même s’ils ne prendraient pas le risque de le dire en ces termes, et s’ils en tirent des conclusions qui n’ap­ partiennent qu’à eux. Il reste que la critique leur déplaît souve­ rainement, non pas pour l’agacement bien humain d’être en butte

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LES QUADRATURES DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

à des contradicteurs, mais, et c’est peut-être bien pire, pour des raisons « techniques ». C’est pourquoi tenant pour légitime la demande du marché, ils font pression sur ceux qu’ils ont le pou­ voir de faire taire, et ils réservent aux autres leurs stratégies du mythe et du sacré dans l’espoir que le sentiment du religieux vienne à bout de la division doctrinale. C’est à cette « légitimité »là qu’il faut s’opposer pour la remplacer par une autre. L’Allemagne a hérité de son histoire la chance d’avoir un corps social qui communie dans le culte de la stabilité nominale. Tant mieux pour elle, elle en tire objectivement de nombreux bénéfices. La France n’a pas cet avantage. La monnaie continue d’y être l’objet des discordes du débat public. Tant mieux pour elle éga­ lement, la démocratie n’a pas à renoncer à quoi que ce soit. II ne faut pas rêver d’une sortie de l’indétermination en forme de réen­ chantement du monde monétaire sur le modèle allemand, à quoi œuvrent pourtant déjà tant de prédicateurs. Il faut plutôt continuer à réfléchir et à plaider pour la transformation d’un monde financier qui ne tolère plus l’incertitude démocratique et qui semble parfois ne plus laisser d’autre choix que de se convertir et de s’engager à croire.

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Bachelard (G.), 77. Badhuri (A.), 41. Balladur (E.), 281. Barro (R.), 71n, 82, 93n, 232n, 233. Bateson (G.), 212. Baulant (C.), 37n, 54. Benassy (A.), 177n. Benassy (J.-P.), 71n, 263. Bérégovoy (P.), 162. Bertoia (G.), 233. Bismut (C.), 232n.

Carluer (C.), 216n. Cartapanis (A.), 162, 177n. Cass (D.), 175n. CGP, 34n, 116n. Chirac (J.), 31. Cœuré (B.), 224n. Cohen (E.), 140, 140n. Confais (E.), 47, 59n. Coriat (B.), 54, 54n, 56n. Coudert (V.), 222. Cour (P.), 231n. Creel (J.), 164.

325

INDEX

Crépon (B.), 222. Cresson (E.), 91.

Kant (E.), 195. Keynes (J.M.), 75, 125, 177. Krugman (P.), 53n, 162n. Kuhn (T.), 186. Kydland (F.), 71n, 82n.

Dean (A.), 73. Dehay (E.), 195, 196. Delessy (H.), 258n, 262n. Delorme (R.), lOn. Dertouzos (M.L.), 54. Drazen (A.), 233. Dupuy (J.-P.), 126n.

Lakatos (L), 186. Lamfalussy (A.), 268n. Le Cacheux (J.), 223n. Lecointe (F.), 47, 59n, 22n. Lipietz (A.), 9n, 90. Lordon (F.), 32n, 71n, 75n, 77, 80, 102. Lucas (R.), 71, 81, 81n, 84.

Eichengreen (B.), 162. Faure (A.), 168n. Favereau (O.), 242n. Favier (P.), 112. Fayolle (J.), 224n. Fichte (J.-G.), 195. Fondation Saint-Simon, 61. Fourquet (F.), 102n, 122n. Friedman (D.), 242n. Friedman (M.), 77, 203, 203n.

Mac Kinnon (R.), 201. Magnier (A.), 54. Mailath (G.J.), 242n. Malinvaud (E.), 40n, 42n, 71, 74, 74n. Marglin (S.), 4L Marimoutou (V.), 225. Martin-Roland (M.), 112. Marx (K.), 310. Mauroy (P.), 31. Mazier (J.), 13n, 262n. Mine (A.), 61, Minsky (H.P.), 222. Mistral (J.), 9n, 38n. Mitterrand (F.), 111, 114, 115. Muet (P.-A.), 40n, 44, 45, 46, 47, 47n, 48, 49, 59, 59n, 222n, 224n, 272. Muller (P.), 168n. Mundell (R.), 88.

Giavazzi (F.), 71n, 94n, 23In. Girardin (E.), 225. Gordon (D.), 93n. Gubian (A.), 51, 224n. Guerrien (B.), 78. Guesnerie (R.), 175n. Habermas (J.), 10, lOn. Hansen (A.), 30n. Hayashi (F.), 40n. Hegel (G.W.F.), 195. Hicks (J.), 30n. Hoang-Ngoc (L.), 61n.

Nash (J.), 56, 78. Nordhaus (W.), 93n. North (D.C.), 123.

Icard (A.), 251. INSEE, 42n, 51, 222n, 224n. Jirinovski (V.) 143. Jobert (B.), 71n, 72, 90, 115, 115n, 116, 168n.

Olivennes (D.), 61. Orléan (A.), 36n, 53, 56n, 109n,

326

INDEX

126, 126n, 168, 189, 194, 196n, 198n, 214, 228n, 241, 245, 245n, 272, 29In. Oudiz (G.), 36n, 53. Pagano (M.), 71n, 94n, 23 ln. Palombarini (S.), 102n. Perotti (R.), 23ln. Peyrelevade (J.), 115. Phelps (E.), 48. Plihon (D.), 232n. Poehl (K.-O.), 141, 149, 196. Popper (K.), 62, 214. Postel (J.), 132, 133. Prescott (E.), 71n, 82n. Pzredborski (V.), 47, 59n.

Ralle (P.), 47n. Reagan (R.), 233. Reynaud (B.), 270n. Ricardo (D.), 233. Riché (P.), 70, 149n, 162n. Rogoff (K.), 83, 93n. Rosenwald (F.), 224n. Sachs (J.), 61, 61n. Saillard (Y.), 9n, 32n, 174n. Salmon (P.), 76n. Samuelson (L.), 242. Schmidt (H.), 37n, 40, 41, 42, 294, 294n. Schneider (R.), 114, 114n. Scialom (L.), 297n. Shell (K.), 175n.

Sheshinski (E.), 225n. Sicsic (P.), 225. Soros (G.), 293n. Stackelberg (H.), 84. Stalnaker (R.), 284. Sterdyniak (H.), 47, 48, 59n, 61n, 164. Stiglitz (J.), 84. Streeck (W.), 196n. Sutherland (A.), 233. Taddéi (D.), 54, 56n. Tanzi (V.), 225n. Théret (B.), 71n, 90, 102, 102n, 115, 115n, 116, 122n, 123, 123n, 237. Tordjman (H.), 242n. Toujas-Bematte (J.), 47n, 54. Trichet (J.-C.), 34, 35n. Uctum (M.), 164.

Veganzones (M.-A.), 224n. Verspagen (B.), 54. Vial (P.), 47, 48.

Walliser (B.), 79, 168n, 242n. Walras (L.), 125. Werner (M.), 114. Williamson (J.), 161. Wyplosz (C.), 162. Yellen (J.), 56n.

Zaidman (C.), 222.

Table

Introduction. Malaise dans la politique économique ...

9

La désinflation compétitive et ses béquilles .................. Le tournant herméneutique de la politique économique

12 19

PREMIÈRE PARTIE

LA DÉSINFLATION COMPÉTITIVE ET SES BÉQUILLES

Chapitre I. La désinflation compétitive : premiers jalons critiques.......................................................................

29

I. L’économie de la désinflation compétitive...................

31

IL Ambiguïtés, contradictions et limites de la désinflation compétitive................................................................... IL 1. Où les profits d’aujourd’hui ne font pas néces­ sairement les investissements de demain . 40 IL 2. Les ambiguïtés du chômage, objectif ou instrument?.................................................. 44 IL 3. Les contresens de la « compétitivité » ................ IL 4. Quelle « préférence pour le chômage »?...........

49 61

Chapitre IL Sociologie et idéologie de la désinflation compétitive. Une esquisse....................................................

66

329

39

TABLE

L Une sociologie intellectuelle de la désinflation compé­ titive ................................................................................ 67 L 1. Une doctrine de synthèse, de facture plus tech­ nocratique qu’académique........................... 69 L 2. Les excès de la nouvelle macroéconomie clas­ sique, ou la désinflation compétitive entre méconnaissance et inconséquence.............. 75 L 3. Une identité théorique floue, propice à tous les contresens...................................................... 86

II. Une sociologie politique dela désinflation compétitive IL 1. L’hégémonie administrative des « autorités monétaires »................................................. 89 IL 2. Accords et désaccords au sein du « bloc hégé­ monique »..................................................... 91

89

Chapitre III. La construction européenne comme logique politique de la désinflation compétitive............

101

I. L’horizon européen de la désinflation compétitive......

104

II. Une dialectique paradoxale de la souveraineté............. 105 IL 1. Les reculs de souveraineté de la désinflation compétitive.................................................... 106 IL 2. ...consentis en vue d’une restauration européenne de la souveraineté....................................... 107 IL 3. Un calcul intertemporel qui sous-estime les effets de path-dependence institutionnelle......... 110 III. L’émergence progressive d’une politique européenne de la désinflation compétitive......................................... 112 III. 1. Un tournant négocié à chaud............................... 112 III. 2. L’Europe présente dès le début, ou le germe d’une rationalisation émergente .............. 114

Chapitre IV. Marchés financiers, crédibilité et sou­ veraineté....................................................................................

I. Rationalité, rationalité conditionnelle, rationalisations .. 330

121 125

TABLE

IL En deçà de la rationalité conditionnelle : le fonction­ nement des marchés entre paranoïa et machiavélisme.. 131 IL 1. Jusqu’à la paranoïa : les marchés en souci . 131 IL 2. Les marchés en projet...................................... 136 III. Le politique évincé.............................................. III. 1. Le temps mis en pièces.................................... III. 2. La crédibilité : une vis sans fin.............................. III. 3. La souveraineté usurpée....................................

141 141 144 147

DEUXIÈME PARTIE

LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

Chapitre V. Les impasses de la crédibilité, L Les normes de politique économique comme constructions collectives.................................................................................

155

I. La politique économique au prisme des représentations...............................................................

157

IL Les introuvables critères de la crédibilité..................... IL 1. La quête abandonnée des taux de change d’équilibre............................................................... IL 2. L’imparfaite définition des politiques budgétaires soutenables................................................... 162 IL 3. Référentiel et norme de politique économique ...

159

161

167

III. La politique économique à l’épreuve de l’indétermination........................................................ 172 III. 1. La fin du « mécanicisme » en politique économique............................................................. 173

Chapitre VI. Les impasses de la crédibilité, IL Les contresens de la désinflation compétitive.......................

179

I. Grandeur et décadence de la norme de la désinflation compétitive..................................................................... 180 331

TABLE

I. 1. Dérive endogène de la norme de la désinflation compétitive et « inflation » de la crédibilité....... I. 2. Crise de la norme de politique économique.......

181 185

IL Le désarroi de la politique économique en temps de crise du référentiel........................................................ 188 IL 1. L’indécidable controverse entre désinflation compétitive et « autre politique »............. 189 IL 2. Les régressions pragmatiques de la politique éco­ nomique, ou la politique économique dégénérée en communication....................................... 191 II. 3. La tentation du religieux, ou l’impossible copie du modèle allemand.................................... 193 III. La crédibilité comme élection........................................ III. 1. Multiplicité et hiérarchie des formes de la crédibilité.................................................... 198 III. 2. La crédibilité inachevée de la désinflation compétitive................................................. 204

198

Chapitre VIL L’économie réelle elle aussi......................

220

I. Laquestion des tauxd’intérêt en clair-obscur.................. 221 I. 1. Une montée incontestable des facteurs finan­ ciers................................................................. 221 I. 2. ...mais pas forcément réductible à une relation simple entre taux d’intérêt et activité........ 223 I. 3. La relation taux d’intérêt/activité déstabilisée par les représentations collectives.................... 225

IL Les paradoxes de la politique budgétaire...................... IL 1. Les théories néoricardiennes de la politique budgétaire..................................................... 231 IL 2. La politique budgétaire saisie par les représentations............................................. 235

230

III. Portée et limites des explications par l’opinion globale III. 1. Avec l’hypothèse d’anticipations rationnelles : des points communs... et des différences radicales...................................................... 240

239

332

TABLE

III. 2. Les effets d’opinion globale : trois conditions nécessaires.................................................. 243 III. 3. L’ère des prédicateurs........................................... Chapitre VIII. L’UEM à l’épreuve des marchés financiers..................................................................................

246

250

I. Le modèle des marchés entre amalgame et discri­ mination ......................................................................... 253 I. 1. Taux longs et indétermination des extemalités de politique économique................................... 255 I. 2. Les critères : non pas faire converger, mais main­ tenir la discipline face aux marchés financiers ... 257 IL Hétérogénéités et conflits doctrinaux : une Union frac­ tionnée guettée par les marchés financiers .............. 261 IL 1. Une définition substantive du modèle européen de politique économique qui nécessite de main­ tenir un consensus doctrinal fragile......... 262 IL 2. L’avènement de l’euro sous le régime de la croyance....................................................... 265 IL 3. Faire oublier la division originelle : de l’appro­ fondissement du fédéralisme à la validation démocratique européenne........................... 271 Conclusion. Les quadratures de la politique écono­ mique ..........................................................................................

279

I. La perturbation herméneutique de la politique éco­ nomique.......................................................................... 279 IL La crédibilité au prix de la démocratie ?.......................

288

III. Les horizons lointains de la reréglementation..............

296

IV. Reconstruire un référentiel...............................................

301

V. De la résistance idéologique............................................

309

Références bibliographiques................................................ Index..........................................................................................

313 325

Cet ouvrage a été transcodé et achevé d’imprimer sur Roto-Page par l’imprimerie Floch à Mayenne, pour les Editions Albin Michel en septembre 1997. N" d’édition : 16804. N" d’impression : 41923. Dépôt légal : septembre 1997. Imprimé en France.