Les Paradoxes de la conscience

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Les Paradoxes de la conscience

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LOUIS DE B R O G L I E , Physicien et Penseur. JEAN THIBAUD PUISSANCE D E L ' A T O M E . PH. F R A N K E I N S T E I N , SA VIE E T SON T E M P S . LOUIS DE BROGLIE S A V A N T S ET D É C O U V E R T E S . SUR LES SENTIERS D E L A S C I E N C E . R O G E R HEIM U N N A T U R A L I S T E AUTOUR DU M O N D E . P. T E I L H A R D D E C H A R D I N L E GROUPE Z O O L O G I Q U E H U M A I N . MAX PLANCK AUTOBIOGRAPHIE SCIENTIFIQUE. WERNER HEISENBERG P H Y S I Q U E ET PHILOSOPHIE. NOËL BERNARD LA VIE ET L ' Œ U V R E D ' A L B E R T C A L M E T T E . PASTEUR VALLERY-RADOT M É D E C I N E D ' H I E R ET D ' A U J O U R D ' H U I . SELMAN A. W A K S M A N M A VIE A V E C LES MICROBES.

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à la Faculté des Lettres de Nancy

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Imp. Balme, Paris Printed in France

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LES SAVANTS ET LE MONDE COLLECTION DIRIGÉE PAR ANDRÉ GEORGE DU MÊME AUTEUR La conscience et le corps Éléments de psycliobiologie (épuisé) Néo-finalisme L'utopie et les utopies Le monde des valeurs Philosophie de la valeur La cybernétique et l'origine de l'information La genèse des formes vivantes L'animal, l'homme, la fonction symbolique

P. U. F. P. U. F. P. U. F. P. U. F. Aubier A. Colin Flammarion Flammarion Gallimard

RAYMOND RUYER Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nancy Correspondant de V Institut

PARADOXES DE LA CONSCIENCE ET UMITES DE L'AUTOMATISME

ÉDITIONS ALBIN 22,

RUE

MICHEL

HUYGHENS

PARIS

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INTRODUCTION

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I Éditions Albin Michel, 1966.

L s'agit bien, dans cet ouvrage, des paradoxes de la conscience, et non de paradoxes sur la conscience. L'exposé par paradoxes a l'avantage d'abréger le « discours ». Mais l'ordre et la suite des paradoxes est systématique. Le seul classement peut être révélateur et peut permettre d'éliminer nombre de théories fausses ou futiles. Comme cet ouvrage est sur la conscience et non sur le paradoxe, le mot paradoxe est employé au sens large. Il englobe : paradoxes classiques, antiparadoxes, pseudoparadoxes, apories, antinomies, difficultés logiques ou quasi logiques, et même, apparences surprenantes et trompeuses ou, plus souvent encore, pseudo-difficultés tenant à des postulats arbitraires. Je prends position clairement, en général, dans mon jugement sur les paradoxes mentionnés, en indiquant s'il s'agit selon moi, d'un paradoxe vrai, c'est-à-dire d'une vérité paradoxale, ou d'un paradoxe faux, d'une erreur. J'indique aussi s'il s'agit d'un paradoxe authentique, ou d'un pseudoparadoxe. Cependant, dans un petit nombre de cas, je laisse au lecteur le soin de décider. Le plus souvent, l'apparence paradoxale naît de l'impulsion à considérer l'homme conscient comme un être physique. Personne ne croit sérieusement que l'homme conscient soit un robot. Et pourtant, par une bizarre inconséquence, tout le monde admet les possibilités indéfinies de l'automatisme pour expliquer la vie et pour expliquer l'homme. Le point de vue scientifique classique, auquel presque tout le monde

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n'tiHl luil)il,iié, porto à concevoir spontanément des explicaI ioMH tiiôcanistes. C'est relativement à cette illusion spontanée (|ii() la conscience, examinée directement, paraît paradoxale. Plusieurs des paradoxes cités m'ont été fournis par Bernard et Dominique Ruyer. MM. Vax, Lechat et Vallin m'ont également fait plusieurs suggestions, que j'ai utilisées.

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La manifestation télévisée. Un spectateur assiste de sa fenêtre à un défilé de manifestants. Des impressions rétiniennes se succèdent, à quoi correspondent des impressions occipitales. Qui en fait la revue, dans la tête du spectateur? Faut-il penser à un superspectateur cérébral qui assiste au défilé des impressions? Cette manifestation est télévisée, avec des procédés variés de balayage (scanning devices) à l'émission et à la réception. Un téléspectateur regarde cette émission télévisée. Comment, s'opère, pour le téléspectateur, la perception finale? Est-ce encore par un autre balayage cérébral? Il est évident qu'il faut s'arrêter. A la fin, il y a informationconnaissance sans balayage, sans « passage en revue », des éléments d'information. Le paradoxe du comptage. Comment puis-je compter une multitude d'objets? Je dois transporter, d'une certaine manière, cette multitude en moi. Mais, pour ne pas devenir multiple (et par conséquent ne plus pouvoir compter la multiplicité), je dois pourtant y échapper, et rester « un ». Le balayage par la fovea ou l'index. Il y a des animaux qui n'ont pas de rétine mais seulement un seul petit cône superposé à un bâtonnet, et analogue

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Il un (le mis (Mritieiits rétiniens. Ce bâtonnet se déplace le lon|r il(i riiiiat);(! optique fourme par un cristallin, de façon à Mrti Htiiimlé successivement par les diverses parties de cette Mais où donc se forme, pour l'animal, l'image consciente (l(> col to image optique ainsi balayée? Et en quoi consistel,-(ill(î? Il ne peut pourtant y avoir balayage du balayage. Mftinc un homme muni de deux rétines ne procède pas (l'une façon très différente, pour peu que le champ des objets à explorer soit plus large que le champ visuel, ou H(!ulemcnt, ce qui arrive presque toujours, soit plus large que ce qui se projette sur la fovea. Il doit tourner sa tête ou ses yeux et recevoir un grand nombre d'impressions successives. C'est également ce qui se passe quand, dans l'obscurité, il passe le bout de son index sur les bords d'une table ou d'un meuble. Ce qui informe instant après instant, suivant les phases du balayage, la rétine, et Faire correspondante du cerveau, c'est, pour peu que l'objet soit complexe, ou qu'on le regarde fragment par fragment, une série d'images très différentes les unes des autres. Et pourtant on est conscient de l'objet, au singulier. Il n'y a pas de parallélisme entre les résultats bruts du balayage, et la connaissance résultante. Car, s'il y avait parallélisme, il n'y aurait pas de connaissance. Même si nous regardons une figure aussi simple qu'un cercle — mais trop grand pour être perçu d'un seul coup par l'œil immobile—il n'y a donc à aucun moment de cercle dans notre cerveau, et pourtant nous voyons un cercle. Formes spatiales et formes temporelles. Le cône-bâtonnet de Copilia, notre fovea, le bout de notre index, transposent la forme spatiale, balayée, en forme temporelle. C'est exactement ce que fait la caméra de télé1. C'est le cas de Copilia, petit crustacé étudié par Exner.

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vision pour l'émission (le récepteur faisant la transposition inverse). Mais comment la forme temporelle se perçoit-elle ou se connaît-elle elle-même? Directement? Mais la conscience immédiate d'une mélodie n'est pas moins mystérieuse que la conscience immédiate d'une forme spatiale. Indirectement? Est-elle retransposée en forme spatiale? On admet souvent que les suites de sons peuvent être enregistrées dans l'aire temporale comme formes spatiales. Mais alors, faudra-t-il encore un balayage de ces formes spatiales? De plus, l'expérience montre qu'il y a perception et mémoire des mélodies et des rythmes aussi bien que des formes. Comment distinguera-t-on mélodie temporelle et forme spatiale, si l'une doit toujours être transposée en l'autre pour être perçue? On ne peut être renvoyé indéfiniment, pour comprendre la perception de la forme spatiale, à la forme temporelle, par balayage, puis de nouveau, pour comprendre la perception de la forme temporelle obtenue, être obligé de revenir à son étalement dans l'espace, qui nécessitera à son tour un nouveau balayage temporel. liest plus simple d'admettre la conscience immédiate d'une mélodie aussi bien que d'une forme, l'une pouvant, dans certains cas, remplacer l'autre. Le paradoxe de l'intégration sans mélange. Nous ne sommes pas plus avancés, quand nous essayons de comprendre la vision instantanée par un œil immobile muni d'une large rétine comportant des millions d'éléments analogues à l'élément unique que possède Copilia. Inutile, nous venons de le voir, de recourir à un balayage cérébral de l'aire visuelle. Il serait opéré par quoi, et pour qui? Par quelle caméra nerveuse et pour quel récepteur, qui devrait encore l'enregistrer? Puisque chaque détail visuel (supposé fourni par un seul élément rétinien) est distinct, il a dû ne pas être mélangé aux autres détails. Mais puisque l'ensemble des détails forme pourtant une forme, dans une conscience unique, il doit y avoir, pense-t-on, une certaine proportion de dépendance

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miiliioll«, c'(!sl-à-dire, pour employer le mot favori des Molof^ist.es, une certaine intégration. Mais cette intégration, comment la concevoir, sinon comme un certain mélange, soit de substances, soit de niveaux énergétiques dans un équilibre homogénéisé, dans une mise en commun partielle, par exemple des charges neuro-électriques dans le champ électrique interneuronal? Pourtant le champ visuel ne ressemble pas à un demimélange, c'est-à-dire à un ensemble d'éléments qui seraient confondus par leur pied, dont la tête resterait distincte. Le champ visuel d'un myope n'est pas « mieux intégré » que le champ visuel normal, parce qu'il comporte des informations confondues. A quoi serviraient ce que l'on appelle encore parfois, avec Pavlov, les analyseurs cérébraux, si, pour profiter de leur activité, on ne pouvait que re-mélanger leurs « effets de sortie »? Même quand il y a « mélange » de sensations (par exemple des sensations auditives entre elles), ces mélanges ne ressemblent pas à un mélange ordinaire. Pourquoi, dans l'enregistrement musical, prend-on la peine d'employer plusieurs micros, captant chacun le son d'un instrument, si l'audition consiste à les confondre? En fait, l'auditeur peut alors suivre à volonté telle partie orchestrale. Ce faisant, sa conscience ne se désintègre pas. La localisation sans « isolants ». Alors que dans le monde physique il faut des isolants contre l'égalisation spontanée, dans le monde psychologique, c'est l'isolement qui détermine l'amorphisme et la dés-information. Dans la perception comme dans la motricité, la bonne localisation d'un détail fin demande le bon état fonctionnel de l'ensemble du champ. Pour bien localiser un point touché, il faut la sensibilité de toute la peau; pour bien remuer un doigt, il faut toute la motricité en bon état.

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La maladie, en réalisant l'isolement d'un élémenl. nerveux rend la localisation de sa fonction moins précise La re-représentation. La rapidité et l'efTicacité du système nerveux des animaux tiennent en grande partie au fait qu'il est un système rcjirésentatif de l'organisme tout entier. Il semble doul)lcr l'organisme, le transposer à un niveau où des modèles réduits d'action peuvent être rapidement montés et essayés. Cette transposition représentative se fait souvent ellemême en étages. Considérons le système nerveux de la seiche Il y a un ganglion nerveux à la base de chaque ventouse et tous les ganglions nerveux d'un tentacule sont connectés à un gros ganglion de base; ces gros ganglions sont à leur tour connectés au cerveau de l'animal. Chaque ganglion de ventouse est donc re-représenté dans le cerveau, qui peut ainsi centraliser des informations sur tout l'organisme, et commander les mouvements d'ensemble. Il y a certainement un rapport étroit entre cette transposition-représentation et la conscience, au moins la conscience cénesthésique, comme facteur inforniatif du comportement. Le cerveau de la seiche est un véritable petit animal dans l'animal (comme Vhomunculus moteur de la frontale ascendante de l'homme, ou Vhomunculus sensitif pariétal, est une sorte de petit homme dans l'homme). Mais qu'est-ce qui intègre cet intégrateur? Ce ne peut être encore un autre système rere-représentatif. Et effectivement, on ne le trouve pas chez la seiche ou chez l'homme. Uhomunculus cérébral n'a pas de cerveau. La seiche cérébrale n'a pas de cerveau. L'unité de la conscience (champ visuel ou cénesthésie), image du corps, ou comportement global, implique une auto-intégration sans appareil d'aucune sorte.

1. Von Wcizsaecker, Le cycle de la structure, ji. 72. 2. Cf. J. J. ^Vilkie, The science of mind and bruin, p. 79.

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« II se contrôle lui-même. » Cette phrase peut être prononcée, soit à propos d'un mécanisme à autorégulation, soit à propos d'un homme adulte et moral. Dans le cas du mécanisme, on peut montrer l'organe régulateur, mais non le « il » qui « se» contrôle, car ce « il » n'existe pas, et l'organe fait tout le travail. De même dans le cas de l'homme, on peut montrer le système nerveux central en tant qu'organe de régulation, mais non le « il » qui se sert de l'organe. Est-ce cette fois parce que le « il » n'existe pas, parce qu'il est un mot inutile, l'organe faisant tout le travail? Pourquoi alors faisons-nous des efforts pour nous contrôler, au lieu d'enregistrer simplement le résultat des opérations cérébrales de contrôle? Le nsiteur de Vusine, et les deux questions. Un enfant, ou un visiteur naïf, visite une usine. Il avait grande envie de «voir l'usine ». On lui montre successivement tous les ateliers, les machines, les bureaux. Mais il demande encore : « Mais où est l'usine? » Un autre visiteur, après avoir de même visité les ateliers, bureaux, machines, demande : « Où est le bureau central? » La première question est naïve et absurde, la deuxième question est parfaitement sensée De même pour un organisme vivant. Si quelqu'un, après avoir étudié tous les organes, demande : « Mais où est l'organisme? » il pose une question absurde, tandis qu'il n'est pas absurde, s'il demande : « Où est, dans l'organisme, le centre, ou le centre des centres d'intégration? » Mais voici maintenant le vrai paradoxe. Naïf ou non, raisonnable ou non, pour le Bureau central, pour le Centre d'intégration lui-même [Homunculus, ou système re-représentatif de la seiche), on est ramené nécessairement à une question analogue à la « question naïve » : « Où est l'unité de l'intégr.-itour? » « Où est l'intégrateur dans l'intégrateur? », comme I. (lu pumdoxe est dans J. J. Wilkie, op. cil., chap. V I I I .

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tout à l'heure : « Où est l'usine dans l'usine? » — et sans pouvoir naturellement y répondre. Qui intègre l'appareil d'intégration? Ce ne peut être encore un appareil. Voir sans yeux, entendre sans oreilles, agir sans tête, manier sans main. Il y a une série presque indéfinie de paradoxes de ce type. L'œil ayant fonctionné comme appareil à recueillir des informations optiques, la rétine, le nerf optique, et finalement, les centres cérébraux optiques étant en bon état, un champ visuel avec de multiples détails structurés existe. Il « est, vu » sans avoir besoin d' « être vu » au sens du verbe passif, plus exactement encore, le champ visuel est « présent », dans son absolu, sans être « présenté ». C'est l'objet qui est vu, ce n'est pas le champ visuel. Le fonctionnement de l'œil est une phase technique, qui n'entre plus dans le mode d'existence de la vision, du champ visuel conscient. La page d'écriture que notre œil parcourt se lit nécessairement elle-même dans notre champ de vision, sans regard, sans être encore « parcourue ». De même, il n'y a pas l'oreille plus qu'interne pour écouter les sons entendus. De même, dans l'ordre correspondant du comportement, Vhomunculus cortical n'a pas encore à penser, dans une petite tête correspondant à notre tête organique, l'action coordonnée et commandée. La « main » de la frontale ascendante agit sans main.

A partir du paradoxe central naît toute une série de paradoxes, ou de questions paradoxales — ou plutôt encore de questions naïves, naïves par l'inconscience du paradoxe central. Pourquoi ne voyons-nous pas les bords du champ visuel? Un bord d'une surface S n'existe que pour un appareil à balayage A, balayant S et S' entourant S (flèches h, b',

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h"). Si S se voit elle-même, cette autovision (accolade a) ne peut être vision de ses propres bords. Puisqu'un champ

de vision « est, vu », mais n'est pas vu, comment pourrait-il « être », « vu », là où il n'est pas? Les bords d'une vision ne peuvent être visibles, puisqu'une vision n'est pas ellemême chose vue. Enlei>er les bords d'une surface. Au début d'un décollement de la rétine, le sujet voit le bord de son champ visuel dans la zone du décollement. Plus exactement, il voit une zone-frontière entre la partie saine et la partie décollée rendue aveugle (comme si la surface S avait une zone-bordière B, où l'autovision est noire ou trouble, mais non pas nulle). Après l'opération, qui consiste à recoller le bord de la rétine par coagulation du bord décollé (ce qui détruit nécessairement des cellules visuelles), la vision du bord, de nouveau, disparaît. Pour mesurer le caractère paradoxal du phénomène relativement à notre habitude des objets vus, il suffit d'imaginer cet attrape-nigaud. Son maître dit à Jeannot le benêt : « Tu vois cette feuille de papier. Je voudrais une feuille, mais sans bords. » Alors Jeannot prend une paire de ciseaux et enlève les bords sur une largeur d'un centimètre. Puis il est tout étonné de constater que la nouvelle feuille a encore dos bords. Or, l'instrument du chirurgien fait précisément 1(1 (juc sou maître s'amuse à demander à Jeannot le benêt : il léiissil h snp])ri)ner un bord.

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Notre vie consciente n'a pas de bords. L' « absence de bords » vaut pour l'ensemble d'une conscience individuelle. Nous ne nous sommes pas vus naître, et nous ne nous verrons pas mourir. Nous ne nous voyons pas nous endormir, ou nous évanouir. Nous ne sommes pas conscients d'oublier, La conscience est vision d'elle-même, mais elle-même ne se voit pas, comme partie d'un tout (sauf par des procédés symboliques toujours imparfaits et indirects). Ce paradoxe est aussi important pour la situation humaine en général que pour le statut de la connaissance humaine. Notre vie consciente n'est bordée par rien. Pour le « je », qui est l'unité de cette conscience, elle est tout. « Je » ne puis sortir de ma conscience, tomber par inadvertance hors de ma conscience. La mort ne concerne pas le « je ». Pourquoi la vision nulle n'est pas la vision noire? On voit noir, lorsqu'on a les paupières closes, ou lorsqu'une partie de la rétine est lésée : le champ de vision n'est plus qu'une sorte de « bruit de fond ». Mais la vision nulle, hors du champ visuel, n'a aucune espèce d'existence, sauf par le mythe d'un appareil à « vision de la vision», voyant au-delà de ses bords, ou par une reconstruction idéale à base de schématisme, élaborée à partir du champ visuel. La confusion « vision noire » et « vision nulle » est une analogie-clé pour une foule d'erreurs vénérables ou récentes. L'être n'a pas de contraire, de même que l'absence de vision n'est pas noire, n'est pas contraire de « lumineuse » ou de « blanche ». Le non-être, le néant, ne peut jouer aucun rôle. Ce n'est que par plaisanterie que l'on peut dire : « Je ne pense pas, ou quand je pense, je ne pense à rien », ou, comme Alice : « I see nobody. »

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Le cahier d'absences. Dans cette classe, un élève est chargé de porter le cahier d'absences sur lequel le professeur inscrit les absents. Au cours d'une épidémie, tous les élèves manquent, sauf le porteur du cahier. Le professeur inscrit les absents (vision noire). Puis l'élève unique restant tombe malade lui-même, et ne peut plus apporter le cahier d'absences (vision nulle). Il n'y a plus d'absents pour l'administration, s'il n'y a pas de cahier d'absences. L'argument ontologique qui prétend passer de l'essence de Dieu à son existence revient à utiliser positivement le paradoxe du cahier d'absences. Un élève modèle impeccable n'est jamais à porter absent sur le cahier d'absences. Donc, si l'élève modèle est chargé du cahier d'absences, il y a toujours un cahier d'absences pour y inscrire que l'élève modèle n'est pas absent. Le paradoxe du mime. Un mime, un danseur, s'emploie lui-même pour jouer son rôle. Il est à la fois virtuose et instrument, cheval et jockey. Il s'abandonne à son jeu, tout en se surveillant et se dirigeant. Comme il y a des étages dans le fonctionnement psychobiologique, et aussi comme il y a de mauvais mimes pour lesquels la fusion entre cheval et jockey se fait mal, le paradoxe n'est pas très apparent, ou il est aisé, apparemment, à résoudre. On dit que l'acteur se dédouble. Un physiologiste peut même expliquer le dédoublement par les différents niveaux d'intégration du système nerveux. Mais là encore, finalement, il faut bien, au dernier étage, le plus élevé, qu'il y ait auto-dédoublement c o m m e i l y a auto-vision — et c'est un dédoublement sans double étage.

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guillotine en panne. Comme il est bon bricoleur, il les écarte, expédie la réparation à faire, puis, pour essayer l'appareil, tout fier, il met sa tête sous le couperet, et presse le bouton. La Sacculine. Le mime joue de son corps exactement comme l'infusoire se fait main, bouche, estomac, etc. Ce n'est pas là une métaphore, c'est la réalité, du moins pour le dernier étage de l'organisme du mime : le comportement neurologique de son homunculus moteur est l'équivalent exact du comportement de l'infusoire. Les relais moteurs et les effecteurs perfectionnés, dont dispose le mime et dont ne dispose pas l'infusoire, ne changent rien à l'affaire. Un crustacé parasite du crabe, la Sacculine, se transforme en seringue à injection pour s'injecter lui-même dans le crabe. Sa larve mue, rejette tous ses organes et devient un sac à demi plein de cellules indifférenciées, au-dessus desquelles se forme une sorte de dard qui perce la peau du crabe et permet l'inoculation de la masse cellulaire. La Sacculine se transforme ainsi elle-même tout entière. « Qui » se transforme? « Qui » préside à la transformation? Et de « qui »? Les deux pronoms désigent le même être. Or la transformation de la Sacculine n'est pas un cas exceptionnel, aberrant; c'est, rendu plus frappant par les conditions, le phénomène fondamental de tous les organismes vivants. La transformation embryonnaire, d'une cellule et d'un amas cellulaire à un organisme adulte, est encore plus étonnant. Ce phénomène fondamental est recouvert et voilé par les fonctionnements des formes une fois créées, mais il se continue dans le système nerveux de l'adulte sous la forme des improvisations créatrices de comportements. Le mime ne se transforme, lui, que cérébralement, corticalement.

Le condamné à mort bricoleur. Lomme il arrive souvent pour les paradoxes de la conMcioii(!(*, ce paradoxe peut prendre des formes comiques. Un coiiilaimié f» iiuirt voit les bourreaux s'affairer autour d'une

Le paradoxe des verbes réfléchis. La plupart des verbes réfléchis manifestent le même paradoxe : « se développer » (ce qui est fondamentalement diffé-

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rent d'être « développé », « copié », « calqué ») ; « se mouvoir » (fondamentalement différent d' «être m u » ) ; s'affairer, se donner du mal, « se presser » (fondamentalement différent de ce qui est, pour un moteur, « être accéléré »); se distraire, se tourmenter, se persuader, se convertir, etc... Un maître, un propriétaire, dans l'ordre social, préside aux transformations qu'il fait subir à son domaine. Ici, un domaine se transforme lui-même, comme s'il était à la fois maître et domaine — et en effet toute conscience est à la fois maître et domaine.

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D'ailleurs, le cas symétrique de la conscience d'une mélodie nous avertit. Dans quelle dimension perpendiculaire à celle du déroulement du temps de la mélodie devrait être « la conscience », dans l'audition? A quelle distance devrait être la « conscience-je » de la vision, pour la voir? Il n'y a pas de nouvelle accommodation mentale, de changement de distance mentale pour la conscience de la vision, comme il y a changement de distance de nos yeux pour la bonne vision. Le survol sans distance est un survol sans survol.

Surface absolue et suri>ol sans distance.

Le spectateur fantôme.

Le champ visuel et la mélodie, une fois qu'ils existent, grâce au bon fonctionnement de l'appareil visuel et auditif, sont spectacle sans spectateur, audition sans auditeur. Et pourtant ils semblent se survoler eux-mêmes. Or, pour « survoler » au sens ordinaire, physico-géométrique, du mot, il faut être à quelque distance du domaine survolé, dans une dimension perpendiculaire aux dimensions du domaine. Pour voir une ligne comme ligne, il faut que je sois quelque part en dehors de cette ligne, sur une surface. Pour voir une surface comme surface, il faut que je sois en dehors de cette surface, dans l'espace. « Je », ici, désigne mon corps, mes yeux de chair. La vision d'un objet, comme opération physiologique, obéit à cette loi géométrique. Si je mets mes yeux sur la page même, je ne vois plus la page. Mais le champ visuel une fois obtenu, bien qu'il ressemble à une surface (de même qu'une mélodie ressemble à une ligne sinueuse), n'a pas, de nouveau, à être vu du dehors. Heureusement, puisqu'il faudrait un deuxième spectateur, localisable hors du champ, et qui aurait une vision de la vision, et ainsi de suite indéfiniment. Le « je conscient » (par opposition au « je organisme »), à supposer qu'il ne soit pas une fiction, ne peut en tout cas jouer le rôle de deuxième spectateur. La conscience que-j'ai-de-mon-champ-visuel ne peut être détachée, comme un fantôme abstrait, de « mon-champvisuel-conscient ».

Notre « impression de paradoxe » vient d'une attente injustifiée. Et l'attente injustifiée vient ici clairement de notre habitude de la mise en scène matérielle de la vision (ou de l'audition). Pour bien voir et entendre, nous nous mettons à bonne distance de l'objet. Nous avons une longue habitude de nous voir nous-mêmes évoluant dans un monde à trois dimensions au milieu d'objets. Nous ne pouvons nous empêcher de transporter cette habitude, devenue une sorte d'exigence rationnelle, dans notre effort pour comprendre la conscience de la vision. La conscience de la vision nous paraît comme devant être rapportée à une sorte de spectateur fantôme, obtenu par une duplication inconsciente de notre organisme et de son appareil de vision. Les

Surfaces-sujets.

Le champ visuel n'est pas un objet, c'est un absolu de présence ou d'existence. Aussi son caractère de surface (ou de quasi-surface) n'exige pas une dimension perpendiculaire. C'est une « Surface absolue », non plongée dans un espace à trois dimensions, on pourrait dire aussi une « Surfacesujet ». Dire : « Une Surface absolue existe » est équivalent à dire : « Il y a conscience », car la conscience n'est pas un « point sujet » qu'il faudrait adjoindre, hors de la « Surface absolue ».

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Le Spoutnik et la connaissance de la face invisible de la lune. « A connaît B » implique : 1° Que A est en position de recueillir des informations sur B; 2° Que A, dans sa texture même, dans son être même, est « autoconnaissance », intuition de soi, avec, éventuellement, intention vers B à travers les informations sur B qui le modulent. Car autrement, sans l'autoconnaissance de A, les informations sur B qui modulent A ne seraient pas plus « connaissance » qu'une photographie dans une boîte. Inversement, l'autoconnaissance, la connaissance-texture de A, n'a pas encore pour condition que A soit « en position » de recueillir des informations sur A, car alors il n'y aurait pas de raison de s'arrêter. Un appareil à balayage ne peut être qu' « en position » de recueillir des informations fidèles. Le Spoutnik soviétique n'a évidemment pas « connu » la face invisible de la lune avant l'homme. Il a été (( en position » de balayage. Mais seul l'homme conscient qui a vu et lu la photographie a connu la face invisible — sans aucun balayage. Traité de Vhomme-machine. Un homme peut écrire un traité de l'homme-machine. Mais un homme-machine ne pourrait écrire un traité de l'homme-machine. Une machine comme L'écrivain, de Jacquot Droz, ne prouve pas qu'elle pense en écrivant : « Je pense donc je suis », ou, comme la machine imaginée par Putnam, en imprimant : « Je suis en l'état E », quand « E » apparaît sur une case de son ruban-programme^, ou même en imprimant : « Je souffre » si les instructions comportent : « Imprimer « je souffre » quand, un des tubes de la machine étant en panne, « E » apparaît sur le ruban-programme. » La conscience ne fait qu^un avec Vétendue vraie. La nature de la conscience est la nature même de l'étendue réelle. Une étendue vraie (c'est-à-dire un domaine spatial J. IJ. l'utnam, Minds and Machines,

p. 160.

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(|ui est vraiment un domaine étendu par lui-même, et non par la vertu d'un œil mythique) est ainsi un domaine de (ionscience. La conscience n'est pas une propriété adjointe l\ la matière étendue, comme on le croyait naïvement au xviii® siècle. Elle n'est pas non plus la propriété essentielle d'une substance étrangère à l'étendue comme le croyaient les Cartésiens. La conscience est de l'essence même de l'étendue vraie. Il n'y aurait pas d'étendue s'il n'y avait de l'étendue que selon la définition : Partes extra partes. La séparation cartésienne de la pensée et de l'étendue était valable contre le vitaUsme vague de la Renaissance (l'esprit comme flamme subtile), repris au xviii® siècle contre Descartes, sous la forme : « La matière peut penser. » Ces rêveries, malgré l'apparence, ne revenaient pas du tout à identifier l'étendue et la pensée ou la conscience; elles faisaient de l'esprit une sorte de qualité magique associée à la matière étendue. Il est caractéristique que les grands Cartésiens, Malebranche et Spinoza, soient revenus, eux, à la conscience-étendue sous la forme de 1' « étendue intelligible » (aujourd'hui la notion de champ réalise une synthèse psychophysique du même genre). Newton surtout a identifié espace et sensorium divin, et — ce qui est moins connu — d a identifié aussi nos images conscientes avec leur présence dans notre espace cérébral La vision consciente ne « se montre » pas. Si une étendue « absolue », ou vraie, implique, dans sa texture même, conscience, conscience signifie tout simplement « existence ici », et non « existence connue par un « Je » comme troisième œil, comme œil philosophique ». L'axiome Esse est percipi n'est qu'un sous-produit de l'illusion du « troisième œil ». L'existence n'est pas « présentation » ou « représentation ». « Existence ici maintenant » ou « présence de conscience » n'implique pas que la conscience « se montre », et dise « présent » à quelqu'un. A « qui » se montrerait-elle, sinon à un 1. Cf. Koyré, Du monde fini à l'espace infini, p. 201-210.

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œil mythique, redoublement inexistant et inutile de l'œil réel?

L'œil réel, dont le bon fonctionnement est condition d'existence de la vision, n'a pas à être remis en scène une fois la vision présente. Le carton de Voculiste. Nous cherchons spontanément l'objet en le regardant, et nous faisons effort pour le mieux voir (en déplaçant notre fovéa, en clignant des yeux, en essuyant nos lunettes, etc.). Mais il nous arrive aussi (chez l'oculiste par exemple), d'avoir à observer notre propre champ visuel et à rapporter au praticien notre observation. Plus exactement, il nous arrive d'avoir à obtenir un jugement sur notre champ visuel, soit par l'intermédiaire du spécialiste auquel nous faisons rapport, soit par nous-mêmes en tant qu'oculiste improvisé, en cherchant à voir des objets quelconques : « Je puis lire sur le tableau A H J X... » Cette auto-observation n'est pas « un regard jeté sur... » notre vision. C'est une constatation indirecte de succès ou d'échec relativement à une réussite idéale ou normale. De même, nous ne pouvons jamais nous juger directement lucide ou clairvoyant ou intelligent, ou d'esprit large — sauf par l'intermédiaire de tests d'acuité intellectuelle jouant le même rôle que le carton de l'oculiste pour l'acuité visuelle. Ce fait explique l'échec paradoxal de l'introspection pure en psychologie. L'exploration

visuelle.

J'assiste à un film documentaire. C'est la camera du réalisateur du film qui explore l'objet. Mais j'ai fugitivement l'impression d'explorer moi-même cet objet selon les mouvements de tua curiosité. Dans le rêve, F « illusion d'intention » est la règle Mais pour le cameraman qui décide cette exploration 1, et. 1''. l':il(iiibcr«or, Le mystère de la mémoire (Mont-Blanc).

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d(i l'objet par la camera (ou pour moi-même quand j'explore iiii objet selon ma propre curiosité), l'intention exploratrice lie ])eut être illusoire ou « seconde », car il n'y a pas de eu niera ou de cameraman intérieur. Il faut donc bien que le champ visuel s'explore lui-même, de lui-même. Et pourtant, il n'est pas « montré à... ». Placer et déplacer la fovéa sur l'objet, ou déplacer l'attention sur le champ visuel. Ij'auto-observation doit évidemment se faire sans déplacer la fovéa. On ne peut regarder la périphérie du champ avec Hon propre centre fovéal. Lorsqu'un oculiste veut nous faire vérifier l'état des bords (l(! notre rétine en faisant apparaître un point lumineux périphérique, il est difficile de résister à la tentation de regarder ce point en déplaçant l'œil. Cette tentation pratique corr(!spond à la tentation spéculative de considérer le champ visuel comme un objet à regarder. Comment pouvons-nous voir une équerre? Dans un champ visuel (ou tactile, ou auditif), une forme a des parties parfaitement distinctes et pourtant elle est une forme (intégration sans mélange). On entend la mélodie plutôt que les notes, mais on entend aussi les notes, en ce sens que la mélodie n'est pas une « résultante », elle est « lesnotes-se-suivant ». Chaque détail est placé dans l'ensemble, et pourtant il n'est « ici » ou « là » que si, par exemple, je montre du doigt le détail sur l'objet vu. Mais dans ma vision, l,ous les détails sont également présents. Même le soulignement attentif d'un détail ne met pas les autres « ailleurs ». Ce fait ne paraît étonnant et paradoxal que si l'on oublie le statut d'une surface à survol absolu. Sur une surfaceobjet ordinaire, par exemple dans un champ électrique à la surface d'un conducteur, les divers éléments ne peuvent former un tout unifié qu'en interagissant et en s'interéquilibrant suivant des lignes contenues dans la surface (par

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exemple le triangle ahc, où a, b, c peuvent être des éléments de charge électrique). Pour une surface objet à survol ordinaire — une équerre par exemple — le spectateur S peut voir dis-

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l'oitmio une transposition d'interactions. Les efforts des neurologues et des cybernéticiens pour expliquer les constances perceptives et la perception des « universaux » (reconnaître Il nu triangle » en général, « une maison » en général), par dc.H mécanismes neuronaux capables de « déceler l'équivaloiice d'apparitions ayant entre elles des liens de similitude (d. de congruence, comme celles d'un unique objet matériel vu de différents points » — ces efforts sont parfaitement vains et à côté de la question. Un automate peut-il reconnaître sa niche?

tinctement et séparément, a, b, c même s'ils n'interagissent pas, à condition de les considérer du dehors. Dans une surface absolue, il n'y a pas de spectateur S, ni d'équivalent, et pourtant — c'est tout le paradoxe fondamental — abc restent distincts dans une forme. Mais alors, si l'on admet une bonne fois le paradoxe, il n ' y a pas, comme Köhler ou liebb ou la plupart des physiologistes, à revenir en arrière, à exphquer encore le champ visuel par le champ physique, à chercher des interactions de caractère physique, comme si ces interactions exphquaient l'unité articulée des formes visuelles Comment powons-nous continuer à identifier une équerre qui s'éloigne, pivote, etc. Le rapetissement rétinien de l'objet qui s'éloigne, le laisse, dans la conscience, identique à lui-même dans l'absolu de présence de la vision. On perçoit le triangle comme triangle, même s'il se déplace et se déforme par pivotement. Il est inutile, là encore, d'essayer d'expliquer cette transposition 1. Cf. O. Hebb, The organisation

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of hehanor (Wiley), p. 62-100.

On peut fabriquer un automate qui reconnaisse sa « niche » sous n'importe quel angle, à n'importe quelle distance, en utilisant des systèmes de transformation et d'équivalence. Mais les plus grands succès en ce domaine seraient des échecs, (îar un être conscient reconnaît un objet dans son champ visuel sans le transformer préalablement. Le rapetissement rétinien de l'homme qui s'éloigne le laisse identique à luimême dans l'absolu de présence de ma vision. L'ingénieur en automates, pour atteindre le même résultat que la vision consciente (un comportement de reconnaissance), ne peut employer que des méthodes différentes de celles de la conscience. Il ne peut imiter la conscience dans ses résultats qu'en n'imitant pas la conscience dans ses procédés. La clé sans serrure. Dans le monde matériel, c'est-à-dire dans le monde des actions de proche en proche, il y a un cas où une forme agit comme forme dans son ensemble. Pour ouvrir une porte, il faut avoir la bonne clé, dont la forme corresponde à la forme de la serrure. Une petite différence locale de forme peut bloquer toute efficacité. Lorsqu'un être conscient reconnaît une forme ou obéit à un signe, la situation est analogue. La cybernétique mécaniste prétend qu'elle est mieux qu'analogue. Elle cherche à expliquer la reconnaissance d'une forme par une sorte de serrure cérébrale, et la reconnaissance

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d'une forme modifiée selon la perspective ou l'éloignement, par une serrure à étages munie de transformateurs. Mais l'action d'un signe n'est jamais déclenchante à la manière d'une clé dans une serrure. Les signes linguistiques, par exemple, sont toujours thématiques dans leur formation et dans leur action.

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mur toutes les différences des choses sensibles^.» C'est là iiiio convention, et le mystère de la qualité sensible reste

L'argument du télégramme La différence d'effet produite par ces deux télégrammes : « Notre père est mort » et « Votre père est mort » paraît due à la seule différence locale de la lettre N ou V; mais dans la plupart des cas, des accords grammaticaux manifestent déjà une certaine ubiquité du thème : « Nous avons perdu noire père » ou « Vous avez perdu votre père ». Le libellé « Papa décédé » ferait exactement le même effet que « Notre père est mort », bien que tous les mots en soient différents. Les expressions ou syntagmes des linguistes sont signifiants par combinaison thématique des mots qu'ils modifient en les « coiffant », ou en les unissant dans une certaine « séquence ». Dans des expressions comme « avant hier », « l'an dernier », « bonne d'enfants », « au fur et à mesure », « petit à petit », la tendance à l'amalgame des éléments constituants fait que l'expression est comprise dans son ensemble, même si l'écoutant est incapable de faire le mot à mot. Et pourtant, évidemment, il ne s'agit pas d'un effet de clé mécanique : l'expression n'est comprise que parce qu'elle acquiert un aspect qualitatif. Le paradoxe de la qualité sensible. Pour schématiser, par un dessin en noir et blanc, les couleurs, le procédé instinctivement employé est le recours à une certaine texture de lignes régulières. i( 11 est certain que le nombre infini des figures suffit à expri1. Orinicli.

on l ier. Le rapport de « n vibrations » acoustiques ou élecI ro-magnétiques au son la ou à la couleur rouge n'est pas conventionnel en ce sens, mais nous ne comprenons guère mieux ce rapport que s'il était entièrement conventionnel ol. arbitraire. La qualité sensible, comme la conscience même, une émergence mystérieuse pour la science classique, pour la physique mécaniste, qui a pris son vrai départ au XVII® siècle, précisément en renonçant à comprendre la qualité.

Considérons successivement ces deux dessins, faits de cinq lignes de longueur égale. L'un a un aspect équilibré, l'autre, déséquilibré. Pourtant, ils contiennent les mêmes lignes. L'œil « de chair » qui les survole « physiquement », avec le cerveau y attenant, peut compter les cinq lignes dans l'un comme dans l'autre, et attribuer la différence d'aspect au déplacement de l'une des lignes. Un ingénieur peut s'inspirer de ces modèles pour construire un automate qui réagira différemment et globalement à (1) et à (2). Mais l'aspect qualitatif reste irrémédiablement en dehors de ces explica1. Descartes, Regulae,

XII.

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tions ou de ces montages. L'aiguillage n'est pas pris vers la solution du mystère. Et si, au lieu de cinq lignes, on pense à 870 vibrations aériennes par seconde, l'émergence du son « la » est inexpliquée. Rappelons-nous maintenant que la vision de (1) et de (2) n'est pas vue, qu'elle est surface absolue, que l'audition, de même, n'est pas entendue. C'est le comptage des lignes distinctes qui est surajouté et secondaire, plaqué sur l'existence du champ absolu, et qui fait attendre faussement que la nature des détails de la vision soit calquée sur la nature des objets vus — et de même leur addition ou juxtaposition. 870 vibrations de l'air n'ont en effet rien de commun avec le son « la ». Mais 870 détails du champ de l'audition sont tout autre chose que 870 événements physiques. Dans l'absolu de leur présence, ils ne sont pas comptés, ils se comptent eux-mêmes. Leur aspect qualitatif ne fait qu'un avec leur nombre, il y a aspect sans spectateur et nombre sans nombreur, en d'autres termes, il existe une qualité. Le paradoxe de la qualité tertiaire. « Ce dessin est équilibré et harmonieux. » Mais où est l'harmonie? On a souvent considéré les adjectifs valorisants comme représentant des qualités tertiaires, émergeant des qualités secondes (« sensations ») comme celles-ci émergent des qualités primaires (étendue, mouvement, etc.). On a soutenu aussi que ces qualités-va leurs étaient « non naturelles » et demandaient une intuition spéciale Puis, on a renoncé à les considérer comme des qualités inhérentes, et l'on en a fait de simples réactions du sujet parlant, réactions émotives (« Harmonieux »! « Effrayant »!) ou fonctionnelles (« C'est bon, vous pouvez garder » ou « Enlevez-moi ça »), en soutenant que les jugements de valeurs n'étaient ni vrais, ni faux, ni même signifiants. La qualité tertiaire, comme la qualité seconde, ne paraît paradoxale, « non naturelle », que parce que l'on méconnaît que le « dessin-vu » I. K inhérentes au «dessin-vu». Le paradoxe de la nouveauté. ( ,1* qui (ist explicable, c'est-à-dire ce qui peut être rendu iMh lh(iil)le par étalement et analyse dans l'espace, n'est pas ' m Uli, nouveau. Ce qui est vraiment nouveau n'est pas I |ili('(il)l(>. » C'est le paradoxe de Meyerson. Son rapport MI ml iivoc, le paradoxe de la qualité est évident. Les schémas |ilii' iiu moins raffinés de la molécule d'eau — de Davy à la iiU rniii(|u(! ondulatoire — permettent de k voir » les mêmes MhimcM, avant et après la constitution de la molécule, comme II mAiiKSH lignes dans les dessins (1) et (2). Et pourtant, I I.Mil iiHl, autre chose que de l'hydrogène et de l'oxygène. I II niiliil.ion des deux paradoxes est la même aussi. Admis II' III II lui, d'une surface absolue, tout se passe comme si l'on (iiMaiiil, suivre des yeux les éléments de la forme en leur ill |iliir(iment, et comme si néanmoins la nouveauté de la liiiiiu> (Malt absolue en même temps qu'évidente. De (1) à 1',), il y a donc identité si l'on feint de considérer les lignes ( umme des objets, et il y a nouveauté si l'on pose la surliii r iiliHolue comme telle (son aspect étant sa texture même). Pourquoi un crochet accroche-t-il? l'(Mir([uoi peut-on accrocher par un crochet? A cause de ii< fiM'ine, mais aussi grâce à sa solidité. Le crochet doit M 1(1 Holide, et aussi être fixé solidement (par un ciment, une riilie, ol,c.) Comment la colle peut-elle coller? En passant de [•('•lui, iifpiide à l'état solide? Mais pourquoi l'état solide («Nl-il solide? Par solidarité interne des parties, par des liaiKiuis inlcrmoléculaires combinées avec des liaisons intramoli'iculaires? Mais qu'est-ce qu'une liaison chimique? La r('|)onHe fi cette question demanderait toute la physicocliiiîiie. On peut dire, en gros, que l'on aboutit toujours à

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un champ d'interactions dans lequel les deux particules liées perdent partiellement leur individualité, mettent en commun un élément qui n'est plus localisable (électron de liaison, ou photon, ou méson d'échange). Si l'on demande maintenant au physicien : « Comment un champ d'interactions peut-il lier? » Que peut-il répondre, sinon en énumérant un certain nombre de règles de conservation et de symétrie? Il est évident en effet que l'on ne peut voir la raison d'une liaison. On peut voir la raison

(topologique) de la chaîne DCAB, mais non la raison de la solidité propre de D, de C, de A, ou de B (à moins de dire naïvement que les valences chimiques sont des crochets ou que les molécules ne tiennent que par de la colle intermoléculaire) . La situation est tout à fait semblable à celle du champ visuel. On ne peut voir un champ visuel : il est vision de lui-même. On ne peut voir une liaison, précisément parce qu'elle est de nature « visuelle » : elle est nécessairement analogue à l'unité d'un champ à surface absolue, où les éléments sont à la fois multiples et unifiés. Le physicien ne peut pas plus comprendre la liaison que le physiologiste l'intégration consciente, et exactement pour la même raison. Seulement s'imaginer, ou faire le schéma d'un domaine absolu, c'est par définition le rendre relatif à l'observateur (extérieur à lui, qui ne peut le concevoir que partes extra /xirlen cL non partes in unitate. S voit la solidarité topolo-

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du crochet et des anneaux imbriqués, mais non les liiiiMdiiH internes des molécules et atomes du métal, aussi • Miilijoclives » et inaccessibles à l'observateur que la« cons1 Kineo d'autrui ». Un atome, une molécule, un ensemble ilo molécules solidaires ne peut être un qu'en se survolant lui Mi(>uie. |||||II0

L'unité d'un jeu de cartes. 1,11« différentes cartes d'un jeu de cartes (matériel) ne sont |iii i liées matériellement entre elles, et pourtant, il y a une hmii plus grande probabilité de les trouver ensemble bien |iiini|»ées que de les trouver dispersées i . Un observateur Miini-ierrestre, distrait, croirait à une sorte de colle ou de I liiiiii|) attractif entre les cartes. Il n'y a pas de paradoxe dans l'énergétique du phénoiiirnc. Les cartes sont en fait rassemblées, après une disliiiiHiou accidentelle ou volontaire, par un homme, avec des 1 lïdfls musculaires qui consomment une énergie fournie par ili'H aliments. Mais ce rassemblement n'en est pas moins lcMi(M,ion de l'unité mentale du jeu de cartes. Le « jeu de i iii loH » n'a pas d'unité propre de liaison, comme le crochet, iiti coimue chacun des anneaux et c'est précisément pouripioi il doit emprunter son unité à l'unité de la conscience linniaine. I. Dupréél.

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liiiln'ii illégaux. L'information subjective et l'information iili|(iriIVO, ne peuvent donc être confondues sans précauI lull"

II LES PARADOXES DE

L'AUTO-INFORMATION

Paradoxe de la sélection sans système sélecteur.

La bibliothèque mal rangée A et B sont, de grands travailleurs intellectuels qui viennent de déménager. Leurs nombreux livres ont été empilés en désordre sur leurs casiers par les déménageurs. A n'a pas de secrétaire, et il est manuellement paresseux. Il ne touche pas à ses livres, et les laisse en leur désordre. Mais au bout d'un peu de temps, il sait parfaitement les retrouver. B est également paresseux, mais quelques jours après le déménagement, il prend un secrétaire qui lui range ses livres, si bien qu'il est tout à fait incapable de les retrouver sans lui. A sait où sont ses livres en désordre, B ne sait pas où sont ses livres en bon ordre. Et pourtant selon Shannon, Wiener et la plupart des physiciens, l'information et l'entropie (désordre, mélange spontané) sont en raison inverse. L'ordre (la néguentropie) mesure l'information, et l'information est fonction de l'ordre. Ici, pourtant, nous avons, pour A, information sans ordre, et pour B, ordre sans information. C'est que A possède comme on dit « daiis sa tête » la place de ses livres. Quand B aura appris le rangement opéré par son secrétaire, il saura trouver ce qu'il cherche, tout comme A. Mais alors, il y aura deux informations égales (dans les deux têtes) pour deux 1. Costa de Beauregard, Sur l'équivalence entre information n*^ II, 1961). Il s'inspire d'une remarque de Schafroth.

'•'il y II passage à une action, par exemple : « Prendre les lu H'H irailant de mathématiques », cette action peut s'effeciiim iiiiHsi facilement pour A que pour B. Puisque A peut "fiilir Ions les livres de mathématiques de sa bibliothèque Ml (Irnordre, aussi bien que B, la bibliothèque de A peut être ililr «m ordre — malgré le désordre objectif — aussi bien |Mniiqiiement que théoriquement.

et entropie (Sciences,

hniiH un système de classement par cartes perforées, ou |iiii' cartes avec dépassants, les cartes à sortir peuvent être iliii|i(irRées au hasard dans le paquet : elles restent en fait M-li«''((H entre elles, et elles peuvent être commandées d'un lihii', par action mécanique sur les « dépassants ». Au contraire l'iiidr»! « dans la tête de A » — son information sur la bibliollii'(|iie et la manière dont il peut prendre tous les livres de iiiMl liématiques, puis de géographie — ne peut être confondu un système mécanique de cartes perforées. La sélection il'iiu élément dans une surface absolue ne se fait pas du «li'liorH, par un poussoir ou un tracteur localisé, et agissant localement. Elle laisse l'élément choisi en place, au moins IHovisoirement, et même si, tôt ou tard, avec des compliCMl ions énergétiques que nous laissons de côté, l'information «iihjective aboutit finalement à de l'ordre objectif. Que l'on (•talc devant moi un jeu de cartes en ordre ou en désordre, ni je peux voir toutes les cartes à la fois, il importe peu pour lu conscience qu'elles soient rangées ou non. Elles sont loiijours en ordre pour la conscience en ce sens que la «•oiiKcience peut toujours trouver n'importe quelle carte Huns balayer de proche en proche, avec essai en rétroaction (feed back) d'un gabarit, et peut prendre n'importe quelle (înrte, sans système tout monté de « dépassants ».

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Le paradoxe de l'action de la ressemblance. On a remarqué depuis longtemps un cercle vicieux dans l'action de la ressemblance, soit perçue, soit évoquée. Je vois Pierre, et je remarque qu'il ressemble à Paul (qui peut n'être pas présent). Pour vérifier une ressemblance, il faut que les deux objets soient confrontés, ou si possible, qu'ils soient mécaniquement superposés, ou essayés sur le même gabarit. Pourtant, la « ressemblance » agit comme une force, avant toute vérification, puisqu'« elle » semble aller chercher Paul à partir du seul Pierre en vertu de sa ressemblance avec Pierre, ressemblance qui pourtant n'a de sens que pour le couple Pierre-Paul tout formé. Même si Paul est présent, l'action de la ressemblance n'est intelligible que par une surface absolue dont tous les éléments sont « ici », tout en étant distincts les uns des autres. Un mécanisme à balayage ne pourrait que tomber sur une ressemblance, ou plus exactement, sur un objet entrant dans son gabarit. Le nom absent qui préside à sa propre recherche. J'ai sur la langue un nom propre qui me fuit. J'essaie différents noms : Moreau, Moret, Mairet. Je sens qu'aucun n'est bon. Puis je trouve, c'est Mercier. Ma conscience a fonctionné apparemment comme un sélecteur, comme un appareil de triage. Mais comment un gabarit absent peut-il être efficace? Et surtout efficace pour se faire trouver luimême? Comment peut-il agir alors que c'est précisément la forme exacte de ce gabarit même que je cherche? C'est bien « Mercier » en tant que gabarit qui méfait rejeter Moreau. C'est ce que je n'ai pas, et que je cherche, qui me sert comme outil de recherche. Un distrait ne s'aperçoit pas qu'il se sert de ses lunettes qu'il a sur le nez pour chercher ses lunettes. Mais les lunettes sont de toute façon actuelles, tandis que « Mercier » n'est actuel, ni comme cherché et pas trouvé, ni comme gabarit matériel. La reconnaissance implique une rétroaction sans contrôle actuel et qui pourtant fonctionne selon ce curieux contrôle-fantôme.

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lin ciirlniii thème, peut-on remarquer, était visiblement .11 ni diiiiH la recherche : (nom de deux syllabes, aspect liinii:iiin, (il,c.) Mais le gabarit absent et efficace était plus |ii/>i iH (il. il a agi à la fois thématiquement et précisément, |iiii>iipHi l'on rejette les noms conformes au thème, mais nii'KuclH littéralement. Acheter une table de nombres tirés au hasard. I .(1 hasard peut être, paradoxalement, difficile à imiter. I, inl'ortnation inhérente au survol absolu, c'est-à-dire l'ordre iiiilijiM'lif, même dans le désordre objectif, explique directeMirnl la curieuse difficulté de choisir par exemple des nombres \ i niiiient au hasard, de répondre au hasard à un mot induciiMii' on association vraiment libre. C'est au point que l'on iic'lièle chez un libraire des tables de nombres tirés au hasard |ii\r une machine. H y a des « randomizers » mécaniques ou M iMî Ironiques. Ii'oa arrive très approximativement à dessiner des points Mil hasard, au pinceau ou au crayon, sur une feuille blanche «lovant soi, mais seulement en fermant les yeux, en neutraliMiuil le caractère de surface absolue qu'elle a inévitablement i|iiniid elle est vue. Même une surface vide (la simple feuille hliuiche vue pour le dessinateur) est un domaine d'antihiisard, un domaine d'ordre virtuel. C'est précisément parce que le hasard est paradoxalement «lillicile, et même impossible à la rigueur dans un champ de conscience, que les êtres conscients peuvent utiliser le hasard, non seulement pour une sélection à base d'essais et erreurs mais, si l'on peut dire, à l'état brut — de même que lo i)ropriétaire de la bibliothèque en désordre peut néanmoins l'iililiser telle quelle. Un artiste peut utiliser l'écriture automatique; un peintre peut utiliser, pour composer un tableau abstrait, un mixer de couleurs, de formes, etc. Nous voyons im paysage là où les formes géologiques et biologiques se Hont rencontrées au hasard. Puis un peintre le représente, on l'arrangeant; puis un théoricien de la peinture écrit un Traité du paysage. N'importe quelle combinaison fortuite

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« fait forme » dans un domaine de conscience. Quand un robot — la Calliope d'A. Ducrocq — « compose » un poème, c'est moi qui, en réalité, fais le poème en le lisant. Le remplissage des blancs. Dans un tiroir à neuf casiers, il y a huit pièces de bois. Le neuvième casier vide restera vide jusqu'à la consommation des siècles. Mais on donne le schéma du tiroir, comme test psychologique à un sujet, qui trouve immédiatement ce qui doit remplir la case vide (ici, un grand triangle). Il y a donc là une véritable création de forme, une informa-

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tion (au sens étymologique, sinon au sens restreint d'information-message). La case était vide, elle est maintenant « informée ». Si l'information était vraiment synonyme de néguentropie, il y aurait là plus qu'un paradoxe; il y aurait une violation flagrante des lois les mieux établies de la physique. Ce n'est certainement pas le cas. D'une part l'information peut précéder la mise en ordre active, et d'autre part, quand elle se réalise ici, quand le testeur dessine effectivement le triangle dans la case vide, il consomme, comme l'a montré L. Brillouin, de la néguentropie. On peut même admettre une faible consommation de néguentropie déjà au moment où le sujet conçoit la solution du test. Mais s'il n'y a pas violation des lois de la physique, le paradoxe ne subsiste pas moins. Il y a création d'un ordre spécifique et, pour cette création, les explications par les lois physiques ne peuvent servir. « Ne pas violer » ne signifie pas «—être

LES

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ripliquée par » Dans chaque cas, ou dans chaque type ilo cas particulier, il est certainement possible de fabriquer mut machine qui réalise la performance (par exemple, ici, IUI moyen d'une machine à induction logique élémentaire, iMiinie d'un pantographe pour l'effection). Même si le test-

bleu

ciel

jaune

or

rouge

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iiiali'ice est composé de mots tels que dans la figure, le montage d'une machine à « lecture » et « mémoire » analogue mix mémoires des machines à traduire, n'est pas absolument mc.oncevable. On peut enfin, pour échapper à l'obligation de recourir /i dos montages particuliers pour chaque type de cas, avoir iiMiours à l'action de cette espèce de « machine universelle» t|n'est un champ de forces capable de simuler une induction, line extrapolation élémentaire. C'est la thèse de la GestaltTheorie. Les lacunes, les « blancs » du champ se rempliraient Hiîlon des gradients de potentiel dans le champ, par un équilibrage qui permettrait la transposition des formes. Mais ces modèles physiques, qui ont tous, qu'ils soient mécaniques on dynamiques, pour schéma commun, des actions de proche (in proche ou des opérations « transductives ^ » avec propa(.çation de « prise de forme » analogue à celle d'une cristalliHHtion, sont tous par définition à côté de la question. Si l'invention de la solution correcte par le sujet testé n'était 1(1 mauvais paradoxe apparaît clairement si on le transl'Miin, Le sous-marinier

bergsonien.

1,(1 sous-marin est en plongée, mais il navigue avec le |.riiHc,ope sorti et il est très près de la surface. Le comman>1.1 Ml. observe la surface de l'océan, et il entrevoit mênie I 11 va lit du sous-marin. Dans cette situation, il va pouvoir |ii(Miver » que l'image visuelle ne peut être dans le sousiniii'in : « Le ciel, la mer, les nuages, les navires à l'horizon .nul des images, l'avant du sous-marin est une image, qui liiit partie de l'image totale. Faire de l'image du sous-marin lu condition de l'image totale, c'est se contredire soi-même, |MiiM(|iie le sous-marin est une partie de l'image. Que si, I- i\lulière et mémoire, p. 3. .'. Ilcrgson, ibidem, p. 4.

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On ne peut lire une lettre avant de Vavoir reçue. Il va sans dire que c'est le sens commun de l'adulte éclairé et non l'impression de l'enfant, du primitif, ou du philosophe subtil, qui a raison. Le physiologiste suit la marche des ondes lumineuses, de l'objet extérieur à l'œil, puis la marche des informations nerveuses de la rétine au nerf optique et à l'aire occipitale. La sensation visuelle est bien dans notre tête. La conception excentrique qui met l'image hors de notre tête (les organes sensoriels et le système nerveux opérant sur r « ensemble des images », supposées données d'avance, une simple soustraction), est une véritable absurdité, qui viole le principe élémentaire de l'informationmessage : on ne peut lire une lettre avant de l'avoir reçue. Certes, le physiologiste ne comprend pas, ne peut comprendre, étant donnée la méthode objectiviste pure de la science —• et il s'illusionne s'il croit comprendre en parlant d'intégration, de Chronaxie, de scanning, de gestalt, — la transformation d'informations matérielles neuro-électriques en informations conscientes dans le champ de vision. Mais il n'y a aucune raison de récuser ses observations et expériences quant à la localisation du champ de vision dans la tête. On peut admettre, avec la phénoménologie, que l'êtredans-le-monde de la conscience (avec tirets) n'est pas du tout un être dans le monde (sans tirets), comme une chose, et que, au contraire, c'est la conscience qui donne un sens à la notion même de monde. On peut admettre que : « Le monde-existe », n'a de sens que par « J'existe ». Mais cela ne permet en rien d'intervertir le schéma de localisation donné par le physiologiste. Le paradoxe bergsonien de la perception. On voit clairement, dit Bergson, l'absurdité de faire naître les images de ce qui se passe dans ma boîte crânienne. Dans cet ensemble d'images que j'appelle l'univers, ma table est une image, la fenêtre, la rue, les arbres, le ciel et les nuages

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niiiil, des images. Mes mains, mes membres, ma poitrine ilcvnnt ma table, sont aussi des images, que je complète iiisi'iment, au moyen de mes connaissances acquises par l'image lui aie de ma tête, de mes nerfs, de mon cerveau, avec sa iiiil)stance grise et blanche. Comment l'ensemble des images ue. Mais les erreurs naissent lorsque nous confondons observalion et connaissance, ou lorsque nous intervertissons les rnpports de l'observation et de la connaissance, lorsque nous prétendons faire de la connaissance une sorte d'ci jiriori relativement à l'observation et indépendant de celle-ci. L'observation est moins la rencontre de « moi » et de r « autre », de T« ici » et de T« ailleurs », qu'une « interaction i(l(!ntifiante » (comme la physique admet qu'est toute iiilcraction dans Tordre microphysique). Je ne puis observer iin'ici, par interaction identifiante (effets photoélectriques, l'Ii;.), bien que ma connaissance s'étende idéalement, avec i iN([ue d'erreur, à tout l'univers. C'est pourquoi il est si important d'admettre sans arrière|i(iiisée, contre beaucoup de philosophes et contre la plupart ihiH phénoménologues, que les sensations sont bien dans notre UMc. Faute de passer ce que Ton appellerait volontiers un " pont aux ânes n — si tant d'éminents philosophes, de llergson à Merleau-Ponty, par une impardonnable envie ild subtilité, n'avaient prétendu s'en détourner — on se voue il lie pas comprendre Ta & c de la science moderne.

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« Je suis ici : viens ici. » Lorsque l'on dit à un autre : « Viens ici », cela signifie non pas : « Deviens moi-même, fusionne ton être dans mon être », mais simplement « Viens près de moi » ou, même éventuellement, « Entre dans cette pièce », « Habite ma maison », ou « Habite la même ville que moi », ou même « Rentre en France, ou en Europe ». Tout a contribué à dissimuler l'énorme importance philosophique de l'iciailleurs, et sa synonymie avec « conscience-espace ». D'abord, le caractère toujours relatif et pragmatique des oppositions linguistiques par lesquelles « ici » peut désigner — comme vin « blanc » par opposition à vin « rouge » — aussi bien le mètre carré où je stationne, que le kilomètre carré, ou les milliers de kilomètres carrés, où je vis habituellement. Au point qu'un écrivain négligé, comme Saint-Simon, peut écrire : « J'ai raconté ici ailleurs, comment... » De même « maintenant », peut s'appliquer à une seconde, une heure, une semaine, ou un siècle. D'autre part surtout, la signification perspective de la sensation visuelle, où les objets paraissent plus ou moins lointains, plus ou moins étagés en profondeur. Si je dis à un ami que j'aperçois dans la rue : « Viens ici », le là-bas perspectif de ma sensation est déjà en fait un « ici » psychophysiologique, puisque je le vois. Mais 1'« autre » me semble néanmoins passer de là-bas à ici quand il s'approche, et j e ne distingue guère ce cas de celui où je lui écris de venir me voir.

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L'« ici » est non ponctuel. Cette signification perspective est elle-même permise par le caractère domanial, non ponctuel, de 1'« ici » absolu de la sensation, par le caractère de surface absolue du champ visuel. Si je hèle un homme que je vois là-bas dans la rue, c'est que, dans le champ visuel, la présence de son image dans l'image totale est déjà absolue. Et si j'écris à un ami lointain de venir chez moi, c'est que j'imagine aisément, sur

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de l'étendue visuelle immédiate, la carte de France

iHi lin li'ouve la ville qu'il habite. Même les physiciens, sans I I *|ii inier explicitement, utilisent nécessairement le caraci.ni ildiiianial de 1'« ici » de la conscience, pour constater lu riiiiii'.idence de deux longueurs ou le synchronisme de deux liiii 1(1^(1«, de deux événements, ou d'un événement et d'une liiiiliinn. 11 faut que je me déplace (physiquement) pour .illi-r jusqu'au laboratoire ou observatoire, il faut que I M|i|ili(iue mon œil à l'oculaire d'un instrument. Mais une liim lu Hcusationvisuelle obtenue, le domaine d'étendue qu'elle I niiiiiiuio n'est plus décomposable à son tour en partes . lira partes, entre lesquelles il me faudrait encore voyager. 1.1 1 jiarties sont toutes «ici-maintenant», et aucune techMii|u(i de mesure physique n'a plus cette fois à intervenir. II n'y a plus de vraie distance entre elles, à vaincre par un ili'>|iliicement. En tant que les deux horloges, ou les deux liiii^ueurs, sont toutes deux représentées « ici-maintenant » iliiMH mon champ de conscience, elles sont dans un domaine, iliiiiH une « cellule » unique d'espace-temps, où règne l'ubiipiiUî, et où le synchronisme peut être absolu. Je n'ai pas Il y observer encore de règle relativiste, indispensable pour li> passage d'un domaine à un autre. Selon toutes probabilités, le caractère domanial et non ponctuel ili'K « ici » individuels est ce qui apparaît d'autre part au physi1 M M ou au chimiste dans l'observation des êtres comme « zone ilr liaisons délocalisées ». Les liaisons délocalisées typiques du lii'ii/.ôiie, et du noyau benzénique, présent dans beaucoup de lit l'Ile, tures organiques, suggèrent que ce noyau est un maillon mi(i()rtant des surfaces absolues. La K délocalisation », en physico1 liMiiie, est probablement une autre manière, indirecte et non iiiiiiilive, d'exprimer les caractères du survol absolu. Dans un rliiiiiip visuel aussi, les détails sont à la fois localisés et délocalisés, IMiiwiu'ils sont tous dans l'unité du champ. Échange des « ici », et fusion des « ici-maintenant ». l'^iifin, ce qui a contribué à la dissimulation de la vérité ij'csl la séparation possible pour le sens commun, de l'espace

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et du temps. Si je dis à l'autre : « Viens ici, et moi j'irai à ta place », j'ai l'impression une fois le mouvement fait d'être dans r « ex-ici » de l'autre, je vois ce qu'il voyait, sans pourtant être devenu sa conscience continuée. Lui, qui a pourtant changé de place, reste aussi dans sa propre conscience, dans sa propre « génidentité », c'est-à-dire dans sa continuité temporelle. La différence de moment semble permettre l'échange de places sans entraîner l'échange des consciences.

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. il nvoir un corps sans être un corps, c'est éprouver la MiiMrfd de la condition organique, c'est-à-dire d'être une ' .iii>ii i(>nce, une subjectivité reposant sur toute une hiérarchie iiM|iiiifaitement dominée d'individualités autres ou à demi • m ICS, à demi dociles, influençant ou informant Yhomunii/ic. cortical ^ qui est, lui, vraiment « ici », « moi », « sub|i'i III' », « domanial », et qui fait le comportement conscient, • iiinii la vie organique autonome et le fonctionnement phy• inliijri(|ue du reste de l'organisme. Mon « corps propre » IM ii|i|)araît comme un corps (au sens ordinaire) s'il s'agit .1. i parties externes que je peux voir (mes mains, mes iiiinli(^s vues). Mais en tant que « propre » (son « intérieur » .iiiMcicnt), il n'est pas corps, il est « moi ». La notion de I Ml |)s propre » est une notion hybride. D'où l'idée vague que M corps est « un corps habité par moi ». MIHI corps est en grande partie, même pour moi, un corps, • Mill me ma voiture est tout entière une voiture : il m'entoure 11 me transporte confortablement, lui aussi. La meilleure II IIVO est que, par greffe d'organes, prothèse, etc., il peut • lie réparé comme une automobile, ici ou là, ou, pour mieux line, là ou là. Il peut subir des amputations. Mais tout mon inips ne peut être un corps, et dans la mesure exacte où il . .1 « moi », « ici absolu », il n'est plus « un corps là » que pour II : mitres, non pour moi. Si un chirurgien touche à l'un de iiii-i liomunculi corticaux, son action sur moi devient une iiilcraction de même sorte que l'interaction sensorielle : c'est mil subjectivité qui est intimement modifiée, ou plutôt, qui III modifie activement dans l'interaction : le courant farailii|ii(!, ou le scalpel, est « ici » comme lueur, ou son, ou iiiiiHcience de migraine.

Mais il n'en serait pas de même si l'échange ou la fusion des « ici » était un échange ou une fusion des « ici-maintenant ». Les deux êtres, alors, permuteraient, ou fusionneraient. Est-ce là une expérience qui ne peut être qu'au conditionnel? Non pas. En fait cette expérience, à la différence de la connaissance de 1' « ailleurs absolu », n'est pas du tout idéale. Elle n'est idéale que dans le monde macroscopique du sens commun. En microphysique ou en biologie, elle est au contraire monnaie courante. Les particules échangent leur identité dans les zones de délocalisation ou de localisation commune. Deux cellules ou deux œufs accolés peuvent fusionner, de même qu'une cellule ou un œuf peut se diviser. « Ici » ne peut être un corps. « Ici » étant convertible avec « ma conscience » ne peut être un corps. Pourtant, mon corps, semble-t-il, est « ici », comme ma conscience, s'il est vrai que mes sensations sont dans ma tète. Mais mon corps, comme mon corps, n'est pas un corps. Et si mon corps devient un corps, c'est qu'il n'est plus, ou peut ne plus être, mien. Mon pied paralysé, anesthésié, ou gelé, n'est mon pied que comme ma chaussure est ma chaussure, possessivement et non subjectivement. Il est là et non ici, au sens rigoureux du mot. Nous n'en douterions pas si, comme chez les poissons, nos yeux ne pouvaient se tourner vers le reste de notre organisme, si nos membres ne pouvaient se toucher entre eux, et si nous pouvions avoir la migraine sans jamais voir notre tête dans un miroir.

« Ailleurs » ne peut paraître quun corps.

l'artiste, il n'y a pas de milieu entre « Faire soi-même In grande œuvre dramatique de demain », et « N'en rien penser du tout ». Il n'y a pas pour elle d' « Il est vrai qu'elle soin ceci ou cela ». Car Bergson ne peut, à la manière du « moiü sonneur » virtuel, qui, en deux minutes, écrit sur deux billets « Je moissonnerai demain » et « Demain je ne moissonnenii pas », écrire un nombre infini d'œuvres dramatiques, doni l'avenir dira laquelle d'entre elles coïncide avec une œuvi« effectivement produite. La vérité éternelle (ou la possibiliU« éternelle) ne commencera pour elle, comme illusion rétros pective, qu'au moment même où elle aura été écrite. En fait, Bergson ^ adopte l'essentiel de la thèse de Diodoio, Comme lui, il rejette le possible : le possible n'est qu'une image projetée du « réalisé » dans le temps qui a précédé la réalisatidii. Le possible n'était pas là de tout temps, comnie un fantoiiio n'ayant besoin que d'un peu de sang pour s'animer. Ce n'est pu» un pré-réel, c'est le réel, plus un miroir. Pour Diodore, le possible n'est que du certain, du nécessaire, de l'éternellement vrai, aiii — mal vu — à partir du présent. Pour Bergson le possible, cominc vérité éternelle, n'est que le mirage du présent dans le passé. De même que Diodore — ou son disciple — force le langage en disant : « Si demain vous moissonnerez », Bergson invente un « temps » que l'on pourrait appeler, non « futur antérieur », mai« « intemporel antérieur » : C'est à ce moment précis (au momoiil où elle est écrite) que l'œuvre « commence à avoir toujours ol.c< possible ». La thèse de Bergson contient une idée juste. On ne peut êlio informé (psychologiquement) sur quelque chose qui n'est ])IIM encore « informé » (au sens aristotélicien), qui est encore informn, Ou alors si l'informe est devenu forme dans ma conscience, il n cessé d'être informe, il existe comme forme au moins à un endrdil du monde — en moi — et les autres (et moi-même) peuveni désormais le connaître et le copier. Mais, sur le possible, la thôs(^ de Bergson est tout aussi paradoxale que celle de Diodore. Lii question du journaliste n'a rien d'absurde. Elle veut dire : « Quel 1. Cl. Durée et simultanéité, p. 81 sqq. Solou la juste remarque de R . Wavre, La logique amusante, p. 37.

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.. Ill, d'après vous, le genre, ou le thème, ou le style, de l'œuvre iliiiiimùque de demain?» Entre le tout ou rien de la prévision, il , 11 l'éventail des possibles que l'on peut encore prendre en deux I'll», ou même en trois sens, le deuxième étant dédoublé : ((} Au sens précis du calcul des probabilités, quand la situation Hiilllsamment simple, ou simplifiable, l'éventail est fait des niH possibles » (que l'on peut calculer d'avance, que la réalisaimii ne remplit pas, mais entre les limites desquels elle se tient). 1^1 jiileur de dés, ou un joueur d'échecs ou de cartes, ne cesse .1 in(ir selon cet éventail. h ) A.U sens imprécis de la prévision courante : 1° Soit comme I |irricnce habituelle, sagesse pratique ou historique, qu'un calMil opérationnel et stratégique s'efforce de rapprocher du cas liM'ri'iilcnt. 2° Soit comme intuition-participation créatrice, où les IMinnililes sont éprouvés comme thèmes potentiels psychologiques. 1,11 cas de « l'œuvre dramatique de demain » est intermédiaire . ni 1(11 et 2. Les situations dramatiques possibles, d'après E. SouMiMi, Hont énumérables et schématisables. D'autre part surtout, II V a des écoles esthétiques, ou des publics, avec une demande mliniiisciente, pour un certain style, ou un certain genre. Le iMiinmliste s'adresse à Bergson, non comme « philosophe posséilunl. la clé de l'armoire aux possibles », mais comme écrivain, HIIIMU!, participant au mouvement de la culture. Dans toutes les • iiili'H nouvelles (en esthétique, en politique, en religion, etc.) il Il iDujours un programme, une ambition dirigée, exprimée en .Inn Manifestes, un sens des « œuvres à faire » (et surtout des ii uvres à ne pas faire »). Si Bergson avait raison, si la réalité .|ni HO crée était absolument imprévisible et neuve, il n'y aurait Hiii'iiiie histoire culturelle, aucun développement organique, iini iiiio vie des formes, dans l'art, la religion, la politique, ou infiiiKi dans la biologie. Si « l'existence précédait l'essence » — • 111' (^'nst à cela que revient la négation du possible, et Sartre est - ni'iiri! plus souvent Mégarique que Bergson — le monde serait lin l'ITi'oyable chaos où d'incessants commencements absolus ne |H i iiiiiUraient même pas de parler de changement, ni de temps, liinlii (le trajets temporels et d' « êtres qui changent et se déveInppcîit », en « génidentités ».

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Le temps quatrième dimension et l'avenir préexistant. On présente parfois le schéma relativiste de l'espac«temps comme s'il confirmait l'espèce de pré-existence du l'avenir que postule le fatalisme logique Et c'est pourquoi Bergson l'a critiqué. Et en effet, si l'on considère ce schénin tout achevé comme représentant l'univers spatio-temporisl selon le postulat déterministe de la physique classique (prôquantique), malgré la distinction non relative du passé cl. de l'avenir et le caractère uni-directionnel du temps, on peut dire que l'avenir est rencontré (par une ligne d'univers déterminée) plutôt que fait. La notion d'un temps quatrième dimension (même si l'on souligne son caractère particulier relativement aux dimensions spatiales) paraît impliquer une loi de découverte des événements, analogue à ci\ que serait pour un être à deux dimensions, le déplacemeiil irréversible de son plan d'existence dans un monde dd volumes. La représentation du temps comme quatrième dimension n'est pas ce qui caractérise la théorie relativiste. Getto représentation était fréquemment utilisée par la physiqud pré-relativiste, pour des raisons de commodité, dans tous les graphiques représentant les changements réglés d'un volume •—• pour les mêmes raisons de commodité, qui font que l'on représente l'intensité et la fréquence d'un son par une figure sur une surface — mais aussi parfois avec des arrière-pensées dogmatiques, par les déterministes. Mais le principe de construction original du schéma relativiste fournit, au contraire, un excellent argument contro le paradoxe de Diodore Le physicien part, nous l'avons vu, de son « ici-maintenant », et il distingue soigneusement les vraies lignes d'univers, c'est-à-dire les vraies chaînes causales ou les chaînes de signaux vrais, et les pseudo-lignes, 1. Cf. Costa de Beauregard, La notion du temps (Hermann). 2. Pour d'autres bons arguments, voir P. M. Schuhl, Le dondnaleur et les possiblesi p. 69 sqq., et G. Ryle, Dilemmas, p. 17 et 20.

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MM* ciuisalité ni signalisation possible, et n'ayant qu'une i"l(nice idéale (au sens ici d' « illusoire »). C'est pourquoi. IM vil,esse de la lumière étant la vitesse « causale » limite, . |inratit ce qui est déterminé quant à l'ordre temporel de • i|iii est indéterminé, sépare le possible réalisable, et le i"ii:Ki|ile illusoire. Le projecteur lumineux tournant. Si, faisant tourner un projecteur sur lui-même en une je pense aux rayons lumineux qui, se déplaçant à H II M100 kilomètres à la seconde à partir du projecteur, l ' M l n i o n t donc en une seconde, au-delà de 48.000 kilomètres •lu projecteur, un cercle de plus de 300.000 kilomètres, ce l'uliiyage n'est pas une ligne d'univers, ni même une séquence iniHd. Il n'y a aucune causalité le long de cette circonférence inin(^itiée, et l'ordre temporel même y est indéterminé (comme Ii prouve, contre les apparences, l'analyse mathématique). mi'imkIc,

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« projecteur de vérité » et le « projecteur de maintenant ».

r.dtnparons : « Demain je moissonnerai », comme absoluiiH'iil, vrai (ou faux) dès aujourd'hui, et : «Au troisième top . nmU.cment, il y aura une éruption juste à l'équateur du • ili'il » (comme absolument vrai ou faux en cet instant). Le ' lu'',ma relativiste permet de ranger « Demain je moissoniHM ni » parmi les possibles réalisables et « Au troisième top... » |iiii lui les « idéaux » illusoires à cause de l'indétermination de Miiniltanéité. Diodore fait, pour l'avenir, exactement ce que iiiiil, le monde faisait, avant Einstein, pour la simultanéité MliHoliie à distance; il confond pensée abstraite et observaiiMii, vérité et causalité, logique et physique. II fait comme >1 " In vérité » était une sorte de fluide ou de faisceau matériel, •o propageant partout, dans le temps comme dans l'espace, (i Mlle vitesse infinie, ce qu'était le « maintenant » pour l'espiice avant la relativité. « Maintenant » devenait « partout iMiiititcnant ». De même « vrai demain », « vrai hier », « vrai iiutiiitenant », « vrai toujours » projettent l'un sur l'autre,

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pour Diodore, une sorte de rayon de vérité et semblent so lier physiquement par la seule vertu de la logique.

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( 1(1 cas est fort différent de l'illusion du destin : « C'était la • liml inée de Pierre de bâtir des églises; il en a bâti cinquante^ », .111 (le l'illusion de la chance : « Il a gagné le gros lot de la I,III ('.rie nationale : il était né coiffé. »

Diodore ne peut distinguer entre une pure devinette, uno prophétie, et une prévision raisonnée, entre futur pur el simple, destin, et avenir préparé et planifié. On connaît les deux horloges de Lewis Carrol : l'une retarde d'une minuto par jour, l'autre ne marche pas. Laquelle préférez-vous? On doit préférer, dit Lewis Carrol, celle qui ne marche pas, car la première n'indique l'heure exacte que tous les deux ans, tandis que l'autre l'indique deux fois par jour. En fait, l'horloge qui ne marche pas n'indique rien, elle se trouve h l'heure deux fois par jour sans donner aucune information. La pseudo-vérité du futur, selon Diodore, est du même ordre que les pseudo-indications de l'horloge arrêtée.

La machine à explorer le temps et les théories philosophiques du temps. Dans la célèbre nouvelle de Wells (et ses innombrables iiiiiliitions), le héros de l'histoire monte dans la machine .MMime dans une automobile, tire une manette et remonte Il iditips (vers le passé), ou le descend (vers l'avenir), si bien i|ii'il se trouve, avec sa machine, tantôt au milieu de monstres iiiiU'diluviens, tantôt dans une fantastique Metropolis. Un Hiiimiicier a tous les droits, mais, évidemment, la contradiciiiiii est flagrante. Si la machine se déplaçait vraiment vers II' passé ou l'avenir, elle se supprimerait elle-même, dès i|ii'nlle arriverait au moment où elle n'était pas encore, ou MU moment où elle ne serait plus, et l'explorateur, de même, iirrait ou redeviendrait embryon ou cellule germinale. I >11 ne peut « survoler le temps », soit pour l'explorer, soit |iiiiir le comprendre, qu'en se mettant hors du temps, et, |Mti définition, ce n'est plus alors le temps que l'on explore nil i|uo l'on comprend, mais un schéma ou un tableau intem|iiii(il. I .H contradiction est surmontée dans 1' « ici-maintenant » .liiinanial de la conscience, qui n'est pas plus strictement |iiiii( l,i:elle pour le « maintenant » que pour 1' « ici », qui sur*iili' suns distance l'étendue immédiate sans être en dehors il'iHii, et qui survole de même son domaine d'actualisation !• iiiporelle sans être en dehors du temps. Mais ce domaine I il l i (>s limité — même si l'on admet une mémoire vraiment I iiiiporalisée — et il n'est élargi qu'idéalement, au moyen • III irhémas symboliques, qu'il est imprudent de prendre trop

dirigeants.

On a proposé parfois, comme mode original de recrutement des dirigeants politiques, un concours de bonnes prévisions. Les candidats déposent leurs prévisions (politiques, économiques) dans une enveloppe fermée. Au bout d'un an, un jury ouvre les enveloppes et donne la place au meilleur « préviseur », en postulant qu'il ne s'agissait pas d'un pur pari, mais d'une prévision fondée sur une bonne analyse do la situation. La « valeur » du candidat n'est pas, ici, comm» la vérité de sa prévision; elle est, à bon droit, jugée avoir existé au moment où la prévision était faite. Le jury est même obligé de présumer, avec risque, que cette valeur subsiste encore, ce qui est vraisemblable, mais non certain. En fait, les hommes politiques bénéficient souvent d'ui» crédit de valeur de perspicacité, alors qu'ils ont eu seulemeiil, une heureuse rencontre. Mais en elle-même la projection, ou l'extrapolation, n'a rien d'une illusion rétrospective. i. Diversions

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L» destin rétrospectif.

Les deux horloges de Lewis Carrai ^.

Un recrutement original des

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and digressions (Dover).

I ( ; r . W. Fearnside and W . B. Holtler, Fallacies, p. 71.

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au sérieux en les transformant inconsciemment, soit on machines à explorer Tailleurs absolu, soit en machines ii explorer le passé ou l'avenir. Le mariage impossible de la raison et du temps.

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l'iiif. que tout se rejoint dans l'instantané, et que le tempsihirée n'est, après tout, qu'une illusion arbitraire projetée nur l'instantané. Quand une vie est finie, c'est comme si elle iivait fini au moment même où elle commençait. Dialectique ne signifie pas diachronique.

Les prétentions philosophiques à une rationalisation du devenir sont du même ordre que la machine à explorer le temps. Elles devraient disparaître elles-mêmes dans leur propre vérité — si elles étaient vraies. Des systèmes philosophiques classiques, comme celui de Leibniz ou de Spinoza, comprennent le temps comme déploiement temporalisaiil, d'attributs ou de modes appartenant éternellement à uiio substance ou à des substances éternelles. Mais on cherche en vain dans ces systèmes, et le pourquoi de la temporalisatioii, et le régulateur, analogue au mécanisme de l'échappemeiil. des horloges, qui règle le déroulement du ressort ou du dynamisme supposé des théorèmes, en l'empêchant de se dérouler à une vitesse infinie, ou instantanément.

Le monde de la raison classique n'a aucune raison, au f(uid, de ne pas rester dans son éternité essentielle. Mais le luonde de la soi-disant raison dialectique pas davantage. 1,11 Phénoménologie de Hegel n'est pas plus vraiment temportille que l'Éthique de Spinoza. On ne voit pas pourquoi elle n ' ( ! S t pas « éternellement instantanée », elle aussi. Le Dieu de Spinoza est-il donc semblable à un professeur lie, mathématiques, qui écrit l'un après l'autre au tableau noir ses théorèmes? Le Dieu de Hegel, de même, le Dieu de l'Histoire, est-il donc semblable à un professeur d'histoire, (|UL écrit et publie ouvrage après ouvrage? [1 est fort probable que le temps du monde physique macroscopique se rattache finalement à quelque chose de jilus élémentaire, qui semble être un cas particulier de ce que li'S microphysiciens appellent les transitions dans lesquelles l(iH particules et antiparticules sont considérées comme syméIriques. Ces transitions sont probablement au fond de tous lim changements macroscopiques, schématisables dans l'es|mce-temps classique ou relativiste, et elles fixent plus ou uioins directement leur tempo. Mais évidemment, ce rattachement n'a rien à voir avec une explication rationnelle du temps. La microphysique montre au contraire, très clairement, que le temps n'intervient dans un calcul rationnel sur des phénomènes macroscopiques que comme une pure donnée — non comprise. Les Il I rnnsitions » ne sont pas plus intelligibles en elles-mêmes i|U(! les liaisons. (Les deux se confondent ailleurs.)

Le paradoxe de Houei Che^. Il semble que la pensée chinoise ait été très frappée par la difliculté ou l'arbitraire de la régulation ralentissant ICH déroulements temporels, ou même par le caractère illusoini de tous les déroulements dans un tempo déterminé. « Je vais aujourd'hui à Yue et pourtant j ' y suis arrivA hier. » (Du moment qu'un processus arrivera à son terme, c'est comme s'il y était déjà arrivé.) « Un être parvient juste à la vie, que déjà il arrive à In mort. » Comme le dit de son côté A. Hitchcock ^ : « Aujourd'hui est demain, puisque hier était aujourd'hui, et que demain sera hier. » Il ne s'agit pas ici de brièveté de la vie, mais plutôt du

Pseudo-détours temporels. .le suis obligé à ce que l'on pourrait appeler un « détour Iditiporel » : Je veux faire un aller et retour par le train, et

1. Liou Kia-Hway, L'esprit synthétique de la Chine, p. 126. 2. Dans Qui a tué Harry?

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CONSCIENCE

I.ES P A R A D O X E S

je dois tenir compte du fait que tel express est supprimé lo dimanche. Le tempo de l'opération réelle — la vitesse du train, les arrêts, etc., — est probablement fixé en dernier ressort par des « transitions quantiques », et il en est do même, quoique d'une tout autre manière, pour l'élaboration psychobiologique de mes plans comme pour les battements de cœur que cette élaboration peut accélérer. Mais le raisonnement que je fais, en lui-même, ainsi que sa valeur logique, n'est pas tributaire du tempo d'actualisation, que je peux symboliser n'importe comment « pour fixer mes idées », Encore moins le commande-t-il. C'est précisément la propriété caractéristique du raisonnement de survoler symboliquement le temps, qui rend vaine toute prétention de se servir de la raison pour comprendre le temps. II faut choisir. Si j'agis, comme individu physico-organique, par exemple si j'absorbe ou émets des photos, si j'observe ou si je façonne, alors je fais le temps, concurremment avec les autres agents ou interagissants. Mais si je raisonne mes actions passées ou futures, si je fais la philosophie de l'Histoire ou de mon histoire, si je fais des plans au moyen de schémas, je ne fais plus le temps, je le calcule symboliquement, j'en extrais ce qui est intemporel. Le « détour temporel » (tout symbolique), par quoi je tiens compte de l'absence de train le dimanche, n'a rien de commun avec le vrai « détour dans le temps » (ou plutôt raccourci dans le temps) que prend un cosmonaute dans une fusée accélérée. D'autres paradoxes, d'un type différent, naissent lorsqu'on veut comprendre les rapports entre les consciences individuelles et l'espace-temps cosmique dans son unité consistante. Les individus, même si en eux-mêmes ils sont des « domaines absolus » se « survolant » eux-mêmes, n'agissent les uns sur les autres que « de proche en proche » : ils se trouvent, se perdent de nouveau. Qu'est-ce qui est le support de ce « de proche en proche »? Qu'est-ce qui maintient une certaine unité dans la multiplicité des consciences comme chaque conscience maintient l'unité de son domaine? Qu'est-ce qui fait l'unité de l'espace-temps, des divers « ici », des divers mouvements relatifs et des divers temps propres?

DE

LA

CONSCIENCE

ET

DU

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Il est difficile d'imaginer cette unité cosmique sans en liiiro une sorte de domaine de conscience analogue encore à lin ciiamp visuel. Le paradoxe théologique de Newton. On comprend la tentation « mythologique » d'invoquer MiKs sorte de Conscience totale sous-jacente. Newton, fort pioche de Malebranche, de Spinoza et surtout d'Henry More, invoquait le Sensorium divin pour fonder l'espace et le liniips. Il croyait l'espace d'une part, le temps d'autre part (ilisolu. La physique contemporaine ayant montré l'erreur K'.icntifique de Newton, on a cru souvent que, par suite, «cm mythe théologique n'avait plus de raison d'être. Mais ii'dst une erreur évidente. Qu'est-ce qui fonde l'unité de l'uspace-temps, et les relations réglées des divers temps propres et des distances spatiales propres? La question, nvcc un autre contenu, est exactement la même que celle il(! Newton, et personne ne l'a encore résolue. La bousculade dans l'autobus et le paradoxe moniste. On pourrait difficilement réfuter le théologien qui dirait : Il Tout mouvement est relatif; le physicien ne peut dire si A se meut vers B, ou si c'est B vers A ; mais la déformation