Les Américains de Paris [Reprint 2019 ed.]
 9783110812848, 9789027975065

Table of contents :
Table des matières
Préface
Introduction
I. LE CHOIX DE LA MINORITÉ
II. DESCRIPTION GÉNÉRALE DE LA POPULATION AMÉRICAINE DE PARIS
PARTIE TECHNIQUE
I. POPULATION
II. INTERVIEWS. QUESTIONNAIRES. AUTOBIOGRAPHIES DU FUTUR
III. ÉCHANTILLON DE LA PHASE. QUESTIONNAIRE
IV. DIFFICULTÉS RENCONTRÉES
CHAPITRE I : La vie quotidienne
I. LA VIE ÉCONOMIQUE
II.LA VIE SOCIALE
III. CONCLUSION
CHAPITRE II : La famille
I. IMAGE DU FUTUR POUR LES ENFANTS
II. RELATIONS PARENTS-ENFANTS
III. IMAGE DU COUPLE
IV. IMAGE DE LA MÈRE
CHAPITRE III : Image du mode de vie français et image du mode de vie américain
I. MODE DE VIE FRANÇAIS
II. MODE DE VIE AMÉRICAIN
III. CONCLUSION
Conclusion générale
I. ASSURANCE NATURELLE
II. IMAGE DE LEUR PAYS
III. ATTITUDE DES FRANÇAIS ENVERS LES AMÉRICAINS
IV. CONSÉQUENCES CHEZ L'AMÉRICAIN DE L'ATTITUDE DES FRANÇAIS
Annexes
I . RÉSULTATS STATISTIQUES
II. PYRAMIDE D'AGE DES RÉSIDENTS ÉTRANGERS A PARIS
Bibliographie

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LES AMERICAINS DE PARIS

Publications du Conseil International des Sciences Sociales 17

MOUTON PARIS - LA HAYE MCMLXXV

SOLANGE PETIT

Les Américains de Paris PREFACE DE JEAN

MOUTON PARIS - LA HAYE MCMLXXV

STOETZEL

© 1975 Mouton & Co. et Conseil International des Sciences Sociales ISBN 2-7193-0435-2 Printed in France

A mon grand-père

Table des matières

PREFACE

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INTRODUCTION

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I. Le choix de la minorité II. Description générale de la population américaine de Paris 1. Les Américains sont-ils des étrangers comme les autres ? 2. Les Américains sont-ils des immigrants ? 3. La minorité américaine est-elle une minorité ethnique au sens propre du terme ? 4. La population américaine de Paris

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PARTIE TECHNIQUE

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I. II. III. IV.

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Population Interviews. Questionnaires. Autobiographies du futur Echantillons de la phase. Questionnaire Difficultés rencontrées

CHAPITRE I : La vie quotidienne

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I. La vie économique 1. Les banques 2. Les achats 3. Les habitudes alimentaires II. La vie sociale 1. La presse 2. Associations et clubs 3. Les amis III. Conclusion

35 35 43 48 55 55 60 63 68

CHAPITRE II : La famille

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I. Image du futur pour les enfants Autobiographies du futur II. Relations parents-enfants

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III. Image du couple IV. Image de la mère V. Conclusion CHAPITRE III : Image du mode de vie français et image du mode de vie américain

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I. Mode de vie français 1. L'hédonisme 2. La sensibilité esthétique, la culture personnelle, le raffinement 3. Les relations personnelles et la liberté individuelle 4. Egoïsme 5. Critiques du système : manque d'organisation 6. L'esprit « étriqué » II. Mode de vie américain 1. Le confort matériel 2. Dynamisme et changements 3. Caractère américain et enthousiasme 4. Le matérialisme 5. L'ennui. La banalité 6. Le caractère américain et l'excès III. Conclusion

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CONCLUSION GENERALE

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I. II. III. IV.

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Assurance naturelle Image de leur pays Attitude des Français envers les Américains Conséquences chez l'Américain de l'attitude des Français

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ANNEXES

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I. Résultats statistiques 1. Banque 2. Achats 3. Presse 4. Le couple 5. Les amis II. Pyramide d'âge des résidents étrangers à Paris

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BIBLIOGRAPHIE

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Préface

A la page 55 de ce livre le lecteur va découvrir une comparaison, non dépourvue d'humour, de l'ordonnance des dîners chez les Français et les Américains. Le repas américain est vite consommé, le plaisir est recherché au moment du coktail, dans la conversation et la sociabilité. Pour le Français, le moment important est le repas lui-même, les pieds sous la table, devant les plats et les vins bien choisis. Si l'annonce que Madame est servie se fait attendre, le Français s'impatiente. Un livre est comme un dîner français. La préface qui fait trop attendre, est indiscrète, surtout si le repas, je veux dire le livre, doit être bon. Or c'est le cas de celui-ci. Qu'il soit permis, cependant, de présenter aux lecteurs leur hôtesse. Ethnologue dans le Pacifique, diplômée de langues océaniennes (houaïlou), mais philosophe d'origine, A f e Solange Petit-Skinner est actuellement professeur à l'Université du Guam et à l'Université d'Etat de San Francisco. Elle vient de terminer un livre sur les enfants du Pacifique. Il va paraître en anglais sous le titre Children of the Pacific Islands. Dix ans de voyages, d'expériences et de travail seront contenus dans ce livre. Plus récemment, M°" Petit s'était attachée à l'étude des médications indigènes. Elle paraît avoir trouvé un filon avec le thème des love potions, ces philtres d'amour sur lesquels on est si mal renseigné. Dans les Mariannes, les Carolines, Nauru, les Fidji, elle réunit en ce moment une précieuse documentation. Tout récemment, elle a réussi à amener à son domicile de San Francisco, une célèbre sorcière des Fidji, marchande de paniers. Le mari de Solange Petit-Skinner, le gouverneur Carlton Skinner, lui aussi sort de l'ordinaire. Son nom est porté par la place principale d'Agana, la capitale de Guam, hommage au reconstructeur de cette possession des Etats-Unis après l'occupation japonaise. Il avait précédemment commandé en second les troupes américaines au Groenland pendant la guerre. Il fut Senior Commissioner of the South Pacific for the United States. Il dirige une compagnie aérienne indépendante dans

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Préface

le Pacifique. Il représente, à San Francisco, la petite république de Nauru, dont on finira bien par parler. Il fallait bien que Carlton Skinner et Solange Petit se rencontrassent. Mais on aimera savoir comment cette Française s'est finalement fixée à Guam et à San Francisco. L'itinéraire scientifique de M*°e Petit-Skinner mérite en effet l'attention. Sortant à peine de l'enfance, la jeune Solange va séjourner à Madagascar. C'est le début de sa biographie intellectuelle et professionnelle. Là, en effet, elle s'initie, pendant plusieurs années, à l'expérience de la vie en commun avec des peuples de culture différente. Elle commence à tourner ses regards vers le monde malais et le Pacifique. Mais il faut rentrer en France, se faire recevoir au baccalauréat et à la licence à la Sorbonne. La matière choisie est la philosophie. Pour continuer dans cette voie, un certificat d'études supérieures de la faculté des sciences est nécessaire. Tout naturellement elle opte pour ethnologie-sciences. Elle décide alors de compléter sa formation en préparant, entre autres certificats (neuf en tout), un certificat de psychologie sociale. Elle fait à l'IFOP une période d'initiation à l'enquête par sondage, y rédige des rapports vivants et pleins de sève, est recrutée par le Dr Jean Sutter dans l'équipe d'ethnologie française qui travaille en Bretagne, dans le cadre de la grande enquête multidisciplinaire dirigée, pour la Délégation générale à la Recherche scientifique et technique, par le Dr Robert Gessain, directeur du Musée de l'Homme. Le programme se termine en 1963. C'est à ce moment qu'elle entreprend, sans aucune aide ni conseil, les recherches pour sa thèse de doctorat, qui aboutira au présent livre. C'est au Congrès international d'ethnologie que Solange Petit a rencontré Margaret Mead, de qui elle a reçu des encouragements exceptionnels. La Commission du Pacifique Sud l'envoie en mission. Elle visite Tahiti, les Samoa, les Fidji, les Salomon, la Nouvelle-Guinée, les Tonga, les Gilbert. La documentation qu'elle commence à réunir, servira pour l'ouvrage actuellement sous presse, Children of the Pacific Islands. Elle rencontre à San Francisco Carlton Skinner. Il l'épouse, l'emmène à Guam, et avec lui à travers toute la Micronésie. C'est là qu'elle vient de découvrir la possibilité d'attaquer l'étude des love potions. La vie intense et laborieuse de l'ethnologue continue, de Palau aux îles Fidji. Il faut maintenant avec notre livre rentrer en France, ou plutôt en venir à une autre colonie, la colonie américaine de Paris. Car il s'agit bien d'une colonie, au sens primitif et propre du terme — auquel il

Préface

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faudra bien revenir, en se débarrassant de ces déviations idéologiques qui corrompent tant de mots du vocabulaire contemporain. Colonie, c'est-à-dire installation, pour y travailler, dans un pays étranger. Ce qui pose tout à la fois un problème de culture, un problème de minorité, et un problème de rapports entre la culture de la majorité et celle de la minorité. Les études de ce type foisonnent dans la littérature scientifique comme dans la littérature essayiste. Celle-ci se distingue des autres, par son point d'application exceptionnel, et même singulier. Il ne s'agit ni d'une minorité sous-développée, ni d'une minorité dominante, mais d'une minorité sur-développée sans effet de dominance. Car les minorités sont généralement, ou receveuses de la culture du peuple où elles sont placées, quand elles ont un statut inférieur ; ou donneuses quand leur statut est supérieur. L'originalité du cas étudié, c'est qu'on est en présence d'une culture non dominante et même volontiers receveuse, dans une minorité reconnue cependant de statut supérieur. Mais ces Américains de Paris, qui ne refusent pas leur acculturation, qui l'accepteraient même dans quelque mesure, s'acculturent-ils effectivement ? Tel est le vrai problème que pose le livre, où l'analyse se déroule en trois moments. Si l'on considère successivement les comportements de la vie quotidienne, les modèles des conduites familiales, la perception de ce qu'est le mode de vie français et du mode de vie américain, on constate que les rapports de culture aboutissent à une acculturation superficielle et illusoire, entraînant des conflits, révèlent des incompatibilités insurmontables. Car si, chez les Américains de Paris, le désir d'adopter les comportements quotidiens ne dépasse guère l'imitation du geste, sans aller jusqu'à l'esprit, dans le domaine familial l'acculturation ne peut être illusoire : elle se produit ou ne se produit pas, mais dans tous les cas elle entraîne des conflits. Ainsi les Américaines de Paris se font-elles volontiers confectionner leurs robes par les petites couturières. Ainsi arrive-t-il à des Américains d'acheter la voiture d'occasion, parce que « c'est français ». Les uns et les autres boiront peut-être du vin à table. Mais le fait qu'ils continuent d'y apporter leur verre de whisky préprandial inachevé, montre bien que ce comportement, comme les précédents, reste plutôt de la nature du geste. Dans la vie quotidienne, l'acculturation prend la forme d'une accommodation, ce n'est jamais une assimilation. Dans la vie familiale, l'accommodation même est beaucoup plus difficile. Ici, les systèmes des valeurs sont en conflit. La mère américaine

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Préface

n'a pas un rôle moins important que la française. Mais la première est plus proche de ses enfants, plus libre avec eux. La seconde est plus fidèle aux normes, et pense plus à en imposer le respect. Dans le couple, il n'est pas absolument certain que l'autorité soit masculine en France, féminine chez les Américains. Les informations apportées par l'enquête de M°" Petit-Skinner sont complexes, et ses analyses nuancées. Il n'en reste pas moins, apparemment, que dans les couples mixtes, les femmes américaines rencontrent plus de difficultés avec leurs époux français, que les maris américains dans la combinaison inverse. Que dire enfin de la situation au sein de leur famille des enfants américains élevés en France ? Plus rapidement et plus complètement acculturés, ils deviennent un foyer de tensions et de conflits. Le troisième moment de l'étude n'est pas le moins intéressant, ni le moins fécond pour une théorie générale des processus mis en jeu dans les rapports de culture. Vivant à l'étranger un migrant, même temporaire, perçoit d'une certaine manière la culture de ses hôtes, et réfléchit à sa propre culture. Peu importe que ces deux images concordent ou non avec la vision vraie que prendrait, à supposer que cela fût possible, un ethnologue totalement objectif et désintéressé. Il n'est pas absolument sûr que les Français soient des jouisseurs et des raffinés, ni qu'ils soient des égoïstes inorganisés et souvent mesquins. Il n'est pas certain davantage que la société américaine soit toujours dynamique et enthousiaste, ni qu'en même temps la vie y soit ennuyeuse, banale, dépourvue de fantaisie. Ces généralités empruntent beaucoup aux clichés et à des clichés peut-être dépassés. Il n'empêche qu'elles aident à comprendre comment les Américains, hôtes de la France, rationalisent leur sentiment d'incontestable supériorité. Ce statut supérieur, l'auteur nous le fait bien remarquer, n'est pas un statut de classe, mais un statut d'ethnie, de citoyenneté. Tout se passe comme si la hiérarchie de classe à l'intérieur d'une nation, a sa correspondance quand les nations, ou leurs nationaux, entrent en contact les uns avec les autres. Le fait d'appartenir à un pays communément ressenti comme supérieur paraît conférer à l'individu le même statut à l'étranger, que chez lui son appartenance à une classe dirigeante. Et un statut national supérieur produit autant d'obstacles à l'acculturation, quoique par d'autres voies, qu'un statut inférieur. C'est la réponse à la question initialement posée. De place en place, instruit par une documentation abondante et qui ne reste jamais sans signification, entraîné par le mouvement général

Préface

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d'un texte qui mène irrésistiblement aux conclusions, le lecteur saura savourer les analyses et les remarques pénétrantes qui parsèment le texte. Il ne laissera pas échapper les bons passages sur la psychologie sociale des repas et le moment de la conversation (p. 55), sur la lecture de la presse (p. 57), sur le « goût pour le monumental » [qu'il eût peut-être fallu appeler démesure] (p. 87), sur le sentiment du ferment intellectuel et sur le plaisir des yeux, mieux exprimé en anglais par visual delight (p. 107), sur la pertinente distinction entre la liberté institutionalisée propre à la culture américaine et la liberté par rapport aux institutions, plus caractéristiques du système français (p. 111). Mais c'est maintenant au lecteur de choisir. Lecteur, bon appétit.

JEAN STOETZEL.

Introduction

I.

LE CHOIX DE LA MINORITÉ

Cette recherche se distingue des autres études sur les minorités en ce qu'il ne s'agit ici ni d'une minorité sous-développée, ni d'une minorité dominante, mais d'une minorité sur-développée et de son degré d'acculturation. Le choix de cette recherche s'est porté sur la population américaine de Paris, en raison de la particularité de cette minorité par rapport aux autres minorités de migrants. Nous verrons plus loin en quoi elle diffère des autres migrants, mais nous pouvons dès maintenant définir d'une façon générale cette particularité. Elle consiste en une supériorité, souvent économique, mais plus généralement de statut ; cette supériorité de statut a un caractère très particulier sur lequel nous reviendrons. Quel que soit son caractère, c'est ce statut supérieur qui rend cette population intéressante, surtout quant à ses contacts avec le milieu français. Il y eut, en effet, de nombreuses études faites sur des minorités sousdéveloppées, mais il y en a eu très rarement de faites sur des minorités sur-développées, d'où le choix, et, nous pensons et espérons, l'intérêt de cette recherche. De plus, lorsqu'une recherche a été effectuée sur une minorité sur-développée, il s'agit alors de minorité « dominante », c'est-à-dire de minorité ayant un pouvoir quelconque sur le reste de la population dans laquelle elle s'insère. Dès lors, les contacts culturels s'effectuent différemment, car dans ce cas, la minorité est celle qui apporte une culture et non celle qui la reçoit. La culture « donneuse » est celle de la minorité dans le cas des minorités dominantes de type colonial par exemple, alors que, habituellement, les minorités sont les cultures « receveuses ». Aussi, nous considérerons la population américaine de Paris comme une minorité sur-développée, plutôt que comme une minorité dominante, même si elle bénéficie d'un statut supérieur et même si elle est parfois un pôle d'attraction.

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Les Américains de Paris

Nous nous sommes attaché à donner une image de cette population, en étudiant spécialement certains comportements et certaines attitudes, et en insistant surtout sur les contacts de culture qui s'opéraient entre cette population américaine de Paris et le milieu français et les changements culturels qui en résultaient pour la population américaine. Nous avons étudié tout particulièrement l'image des deux cultures que s'en fait cette minorité de façon à éclairer le domaine des résistances à l'acculturation, ainsi que le type d'acculturation qui se produisait. Nous utilisons souvent le terme d'intégration, mais il ne correspond pas du tout à ce qu'on appelle une « intégration sociologique » pour reprendre l'expression de R. Bastide lorsqu'il fait la distinction entre l'acculturation, comme processus culturel, et l'intégration, comme processus sociologique. Dans le cadre de cette recherche, il s'agit d'acculturation. En effet, comme le précise R. Bastide, « on peut très bien imaginer une intégration de groupes de cultures différentes en un seul tout, politiquement et économiquement intégré, sans que ces groupes aient à perdre leurs cultures natives ou à les changer ». Lorsque nous parlons d'intégration des Américains de Paris, nous ne cherchons pas à savoir s'ils constituent avec les Français, un groupe parfaitement ou imparfaitement intégré, nous cherchons plutôt et uniquement à savoir s'ils sont acculturés au groupe français et dans quelle mesure. Il ne s'agit pas non plus de l'intégration culturelle au sens où l'entend Linton, soit que l'intégration culturelle peut être mesurée en déterminant le rapport des alternatives aux universaux et aux spécialités. Plus la proportion des alternatives est basse, plus élevé est le degré d'intégration culturelle. En fait, il s'agit dans le cadre de cette recherche non pas d'intégration mais d'acculturation, et cela au sens que lui donne Klineberg : « acculturation, c'est-à-dire adoption par un groupe des modèles les plus répandus dans le pays où il a immigré », et encore davantage au sens classique de la célèbre définition du Mémorandum de Redfield, Linton et Herskovits : « L'acculturation est l'ensemble des phénomènes qui résultent des contacts continus et réels entre groupes d'individus de culture différente avec les changements subséquents dans les types culturels (patterns) de l'un ou l'autre groupe. » Nous nous intéresserons ici, essentiellement aux changements survenus dans la minorité américaine. Une autre particularité de cette minorité, outre le fait qu'il s'agisse d'une minorité sur-développée, est son manque d'homogénéité. Nous verrons en effet que, pour une population relativement réduite numéri-

Introduction

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quement, les sous-groupes sont variés et les critères qui les distinguent ne se recoupent pas. C'est-à-dire que, par exemple, les sous-groupes professionnels, tels que les hommes d'affaires et les intellectuels-artistes ne recoupent pas les sous-groupes constitués par la date d'arrivée en France. Il y a, à la fois, des intellectuels installés ici depuis cinquante ans et des intellectuels plus « temporaires » qui ne viennent à Paris que pour un an ou trois. Mais ces « temporaires » ne sont pas seulement des intellectuels, ce sont également des hommes d'affaires, que leur société envoie en France, à Paris, pour une durée limitée, et qui n'envisagent pas de rester davantage. Cependant si l'on considère le sous-groupe des hommes d'affaires, on en rencontre un bon nombre qui vit ici depuis deux générations. Il y a enfin les Américains noirs et les Américains blancs qui font tous deux partie de la minorité américaine de Paris. Le groupe, dont les membres ont le plus de contact entre eux, est celui qui vit à Paris depuis plus de vingt ans. Les membres des autres groupes ont très peu de relations entre eux et s'ignorent le plus souvent parce qu'ils le choisissent et non parce que c'est impossible. Cette minorité peu homogène et finalement dispersée a en fait un seul caractère en commun, c'est d'être américain. La question fondamentale que nous nous sommes posée était de savoir comment l'acculturation de cette minorité s'était effectuée et où se situaient les résistances. Il se pouvait que la longueur du séjour en France, la profession, ou un autre facteur aient une influence sur leur acculturation. Nous avons pu noter que la cohésion de ce groupe résidait dans la nationalité et était plus importante que nous l'avions jugé au début de la recherche. Leur appartenance au même pays, même avec des idéologies différentes, les rendait solidaires, car elle aplanissait les autres différences raciales, sociales ou autres. Nous rejoignons maintenant l'idée de statut dont nous avons parlé plus haut. Cette minorité bénéficie d'un statut supérieur, mais ce statut n'est pas un statut de classe sociale, c'est leur pays qui leur donne un statut supérieur. Le fait d'appartenir à un pays, qui joue un rôle de leader, même s'il n'est pas le seul leader sur le plan international, et s'il partage ce rôle avec d'autres, confère un statut supérieur qui peut entraver ou retarder l'acculturation. Le rôle du statut social dans l'acculturation a déjà été noté à propos d'une étude sur les Chinois de San Francisco et les Chinois d'Hawaï, faite par un professeur de l'Université d'Hawaï et rapportée par Klineberg. Les Chinois de Californie ont beaucoup plus de réserve que ceux d'Hawaï, ces derniers ont une « américanisation » ou « acculturation » beaucoup plus rapide et efficace qu'en Californie, dit-on, et 2

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Les Américains de Paris

ce professeur Adams explique cette différence comme étant due au statut social plus satisfaisant des Chinois d'Hawaï. Nous citons cet exemple pour montrer comment le statut social joue un rôle important dans l'acculturation, et cet exemple décrit un statut « satisfaisant ». Dans le cas de la minorité américaine de Paris, il s'agit d'un statut supérieur et non pas satisfaisant. Si « la transmission du fort au faible n'est pas générale » comme le dit R. Bastide, car il y a toujours une interaction, nous ne saurions trop insister ici sur le fait que le fort n'est pas la population numériquement supérieure, soit le groupe français, qui est cependant la culture « donneuse ». Nous pensons que les résistances, et par là, les limites de l'acculturation de la population américaine de Paris, viennent du fait que cette population a un statut supérieur et est en même temps la culture « receveuse » ; c'est l'imbrication de ces deux phénomènes qui entrave l'acculturation. Habituellement, les études sur l'acculturation ont le plus souvent décrit des minorités sous-développées qui, en fait, recevaient la culture de la population dominante, comme, par exemple, la minorité nordafricaine en France. Elles se sont aussi intéressées à des minorités dominantes, donc de statut supérieur, comme par exemple les minorités françaises d'Afrique qui agissaient comme des cultures donneuses. C'est le caractère particulier de la minorité américaine de Paris qui a suscité l'intérêt et aussi les difficultés de cette recherche.

II.

DESCRIPTION GÉNÉRALE DE LA POPULATION AMÉRICAINE DE PARIS

Une étude sur l'intégration de la population américaine au milieu français pourrait se rapprocher d'une étude sur l'intégration d'une minorité, ou d'une étude sur les étrangers ou encore, d'une étude sur les immigrants. Aussi, peut-on se poser les questions suivantes : — Les Américains sont-ils des étrangers comme les autres ? — Les Américains sont-ils exactement des immigrants ? — Les Américains constituent-ils une minorité au sens propre du terme ? 1. Les Américains sont-ils des étrangers comme les autres ? Certes, si les Américains sont des étrangers par rapport aux Français, très souvent on ne les trouve pas inclus dans cette vaste catégorie intitulée « les étrangers ». Pour s'en rendre compte il suffit de parcourir

Introduction

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la littérature consacrée aux étrangers. Plus près de nous, prenons par exemple le livre Immigrants et étrangers de Stoetzel et Girard, et nous verrons qu'il traite essentiellement des problèmes de main-d'œuvre étrangère qui ne concernent pas les Américains. Il suffit de consulter les titres d'articles dans le numéro de la revue Esprit1 consacré aux « Etrangers en France », pour voir que les Américains n'y figurent point. Les titres en question vont de « Les immigrants », « Les immigrants portugais, espagnols, noirs », « Les migrations de main-d'œuvre », jusqu'à « Réfugiés et apatrides », « L'exil ». Si l'on considère la répartition des étrangers par nationalité, au recensement de 1962, on constate la présence de 89 600 Américains et Canadiens et 72 900 Africains (le plus grand nombre d'étrangers en France étant représenté par les autres pays d'Europe). Et pourtant on peut trouver beaucoup plus d'études concernant les Africains à Paris que d'études concernant les Américains à Paris. Si ceci ne peut s'expliquer par une importance numérique trop faible, c'est sans doute que l'explication est ailleurs. Peut-être, pourrait-on dire que, si les Américains sont des étrangers au sens propre du terme, ils s'en distinguent toutefois parce qu'ils ne posent pas de problème grave au gouvernement français, ils ne sont source, ni de difficultés ni de troubles, et parce qu'ils n'ont pas euxmêmes des problèmes difficiles ou délicats à résoudre ; ce peut être aussi parce qu'ils ne constituent pas un groupe suffisamment homogène pour être immédiatement situé dans la population totale, ou encore qu'ils constituent un groupe privilégié auquel on ne touche pas, en parole ou en acte. Tout se passe comme s'ils étaient là pour nous protéger ou nous aider plus que pour profiter de nous, et même s'ils irritent, il semble que l'on puisse les tolérer dans la mesure où l'on pense pouvoir tirer quelque avantage de leur présence. La présence des Américains en France a créé des débouchés pour une certaine main-d'œuvre alors que la présence d'autres étrangers apporte, au contraire, une main-d'œuvre sans débouchés. On ne peut cependant nier qu'ils ont quelques caractéristiques, même minimes, qui les apparentent au groupement général des étrangers. Ils sont perçus comme tels car ils ne parlent pas la même langue et ont des 1. «Les étrangers en France», 1966, 4, numéro spécial.

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Les Américains de Paris

habitudes différentes de celles des Français. Il est probable qu'en parlant d'un Américain nommé Mr. John Moore, les gens de son quartier à Paris diront plus volontiers l'Américain que Mr. Moore, mais cette attitude sera peut-être beaucoup plus fréquente vis-à-vis d'un Espagnol ou d'un Algérien dont on parlera en disant « c'est l'Espagnol » ou « c'est l'Arabe » ou c'est Mohamed, même s'il s'appelle Moktar, façon plus familière encore de se référer à lui en tant qu'Arabe. S'ils sont perçus comme étrangers de la part des Français, c'est toujours avec une connotation différente. En effet, il n'est pas rare d'entendre : « les Américains, il paraît qu'ils font comme ça », et cette nouvelle a valeur d'enseignement ou de prophétie. Si l'on entend dire : « les Arabes mangent comme ça », c'est toujours avec un étonnement, nuancé de dédain, on ne cherchera pas à les imiter. En un sens, on pourrait dire que beaucoup de Français de la rue, du quartier, pensent qu'ils peuvent avoir quelque chose à apprendre des Américains, jamais, et à tort, d'un Africain. En conclusion, on pourrait dire que le terme « étranger », quand on en parle et quand on les étudie, regroupe ceux qui posent un problème pour eux-mêmes ou qui en poseront un, à court terme ou à long terme, à la société française. Les étrangers, c'est la population-problème. Les Américains, sont bien sûr des étrangers, mais à statut différent et presque spécial. Ils n'ont pas un statut d'étranger « sous-développé » mais « surdéveloppé ». 2. Les Américains sont-ils des immigrants ? Ici, la distinction est encore plus nette, car un immigrant est plus qu'un étranger. On peut être étranger sans être immigrant, on est fatalement étranger si l'on est immigrant. Pour les services officiels, il y a l'immigrant et le touriste qui doit changer son visa de touriste s'il s'installe définitivement. Tout d'abord, qui sont ces étrangers qui immigrent ? Les courants d'immigrations consistent de plus en plus en des échanges de population, entre pays sous-développés et pays développés, dit-on, aussi la France, étant une nation prospère et en expansion économique, ceux qui y immigrent sont perçus comme venant de pays sous-développés donc avec une teinte d'infériorité. Il devient difficile de situer les Américains parmi les immigrants. S'ils ne sont pas perçus comme des immigrants, eux-mêmes se refusent cette étiquette. Témoin cette interviewée, depuis trente ans à Paris, qui disait : « Je voudrais éliminer des mots comme

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émigré ou expatriate » ; ou une autre : « Je ne me suis jamais sentie en exil ou émigrée » ; ou encore : « Il y a une différence entre venir vivre dans un pays et s'expatrier ou émigrer ». Les Américains ne se veulent pas émigrants. Ce peut être pour diverses raisons : d'une part, pour eux Américains, population d'émigrés, au début de « colonisés », le terme même est dépourvu de tout prestige ; d'autre part, ils ne veulent, et ne le peuvent, être assimilés aux autres immigrants qui viennent en France, tous un peu forcés. L'Américain vient parce que tel est son bon plaisir. C'est sans doute ce que voulait exprimer une autre interviewée, de longue date à Paris, « je vois la situation de l'Américain à Paris comme une volontaire immigration », à quoi une autre répondait, « ce n'est pas une émigration mais une migration, car comme les oiseaux, tous nous retournons ». Toute émigration en fait est volontaire car décidée par l'émigrant, mais il se trouve le plus souvent dans une situation qui force sa décision et sa volonté. L'Américain se trouve rarement dans une situation qui l'oblige ou le force. Il choisit de venir plus qu'il n'y est contraint. L'Américain qui s'installe à Paris est, en général, venu en France « pour voir », cela pour un an ou deux. Il pourrait aisément repartir chez lui comme il pourrait aussi rester ici s'il s'y plaisait, et il conserve cette option. Il a en fait une liberté de choix et d'action, que n'ont pas les autres immigrants, puisque rien ne le contraint à venir ou à rester. Nous étudierons justement le cas où il reste, et de quelle façon il reste, cela, en étudiant son intégration. Mais il importait de faire saisir dès maintenant la différence entre immigrants et Américains. En conclusion, on pourrait dire de l'Américain que c'est davantage un touriste de longue durée ou permanent, plutôt qu'un immigrant. Etrangers sans l'être, immigrants sans titre, les Américains sont-ils enfin une minorité ou sont-ils juste un groupe dispersé et non constitué en communauté ? 3. La minorité américaine est-elle une minorité ethnique au sens propre du terme ? Pour une certaine commodité, nous conserverons un instant le terme minorité en parlant des Américains de Paris. Minorité de par leur nombre, les Américains se distinguent pourtant des autres minorités ethniques de Paris. Leur différence avec les autres minorités réside surtout

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Les Américains de Paris

dans l'écart qu'elle soutient avec la population dans laquelle elle s'insère, l'écart jouant ici en faveur de la minorité américaine. En effet, d'une façon générale, une minorité ethnique est défavorisée par rapport à la population où elle vit, soit économiquement, soit professionnellement, soit encore sur d'autres plans. Ses problèmes d'intégration seront commandés par ceux-là. La minorité américaine n'apparaît pas défavorisée ni sous-développée, ni frappée de xénophobie ou racisme. Elle diffère totalement d'une minorité africaine ou portugaise. Tout d'abord ce n'est pas une minorité de couleur, comparable aux Indiens, Africains, Asiatiques venant vivre dans les pays européens. Même s'il y a des noirs parmi les Américains de Paris, ils n'en représentent pas un fort pourcentage et ils sont Américains avant d'être noirs. On ne peut en aucun cas parler de la population américaine comme d'une minorité de couleur, c'est en fait une minorité européenne qu'il faut comparer avec les autres, espagnole, portugaise, russe. Ils n'auront donc pas à combattre les préjugés racistes à leur égard et ne peuvent s'en sentir victimes. Ce n'est pas une minorité « réfugiée ». Même si certains Américains de Paris ont quitté leur pays parce qu'ils n'approuvent par leur système politique, il n'y a jamais un rejet total, soit de leur part, soit de la part de leur gouvernement ; c'est-à-dire que leur gouvernement ne les force pas à quitter leur pays et n'y plus revenir, et eux-mêmes s'ils partent, cela n'a rien d'un exil, et ils peuvent revenir chez eux quand ils le désirent. Là encore, ils ne se trouvent pas dans une situation défavorisée même s'ils la choisissent et, critiquant leur politique, ils ont la liberté de le faire ouvertement. Il s'agit davantage d'une situation déplaisante pour eux qu'intenable comme celle du réfugié. Ils ne se trouvent pas dans cette situation psychologiquement défavorisée, où l'on reste attaché à son pays d'origine mais où l'on ne peut vivre son idéologie politique. Il reste toujours à l'Américain, en désaccord avec son système, une certaine liberté et il n'est jamais ni exilé, ni réfugié. Ce n'est pas une minorité économiquement défavorisée qui vient à Paris pour améliorer son niveau de vie et gagner davantage. Des raisons économiques peuvent entrer en jeu dans le phénomène de leur venue ou de leur installation à Paris, mais ce ne sont jamais celles d'un Portugais ou d'un Algérien, par exemple. Ils ne quittent pas leur pays parce qu'ils n'ont plus rien à perdre, et leur arrivée à Paris ne représente pas pour eux une promotion sociale ou un espoir de promotion sociale.

Introduction

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Enfin, ils ne connaissent jamais les problèmes cruciaux de toute cette masse de « travailleurs étrangers » qui doivent dès leur arrivée, à la fois « trouver une place » et un gîte, avec des moyens matériels minimes et des qualifications professionnelles le plus souvent inexistantes. Je sais avoir été critiquée de ne pas avoir étudié surtout l'Américain pauvre de Paris et je l'ai été davantage en répondant que j'avais du mal à le trouver. J'ai finalement rencontré quelques Américains pauvres, mais ils ne s'apparentaient jamais à cette classe des « Ben quelque chose ». Il s'agissait de jeunes, marginaux à Paris comme ils l'étaient à New York, c'est-à-dire artistes ratés ou en espoir d'artistes, vivant de peu et habitant à la façon « d'étudiants fauchés » qui n'a rien à voir avec la pauvreté d'un bidonville. D'une part, ils ont la possibilité de retrouver d'autres Américains moins pauvres, ce qu'un Nord-Africain ou Portugais a du mal à trouver. D'autre part, chez certains, il y avait davantage un choix de la pauvreté, qu'une pauvreté subie. Enfin, ils sont en général jeunes, sans grande charge de famille. Et surtout, ils peuvent rentrer chez eux où ils parviendront toujours à gagner quelque peu, même en étant marginal, ce que ne peut pas faire un Portugais même s'il a un métier. Il se peut qu'il y ait un groupe d'Américains vivant la vie dure, mais si l'on regarde les statistiques, ils ne peuvent être nombreux et la description d'une population ne peut tenir compte de tous les cas particuliers. Parmi les problèmes cruciaux que rencontre habituellement toute minorité ethnique venant vivre et travailler à Paris, on peut citer : l'arrivée à Paris, le logement, le travail. L'arrivée à Paris. L'obtention de la carte de séjour et du permis de travail suit les mêmes règles pour les Américains que pour les autres, mais on peut dire que la tâche pour l'obtenir est facilitée dans le cas du premier et de toute façon, n'a pas la même résonance pour un Américain et un Espagnol. Les minorités ethniques renferment souvent un grand nombre d'analphabètes, ce qui ne simplifie pas la paperasserie française et sa quantité de formulaires à remplir. De plus, parlant rarement le français, elles doivent faire face aux problèmes de la langue et, là, on pourrait penser

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Les Américains de Paris

que toutes les minorités sont dans la même situation ; cependant, il y a une différence, car si personne ne parle arabe ou portugais, on trouve souvent quelqu'un qui parle américain ou qui essaie, ne serait-ce que pour se valoriser. Certaines langues, « cela fait chic » de les parler, d'autres pas. Le logement et l'accueil. Les problèmes commencent ici habituellement pour les minorités ethniques de Paris, comme de toute grande ville en général. Personne ne les accueille à l'arrivée et ils débutent souvent par de mauvaises expériences où l'on cherche à les escroquer. Ceci pourrait être le caractère commun entre Américains, Portugais, Nord-Africains ou autres ; mais ce gangstérisme dont tout étranger est victime, est différent d'une part, lorsqu'on peut le supporter financièrement parlant, sans rouler à la catastrophe, et d'autre part, lorsqu'on se fait bafouer en plus de voler. C'est là que l'on peut parler de l'accueil proprement dit. tout autochtone est victime d'un préjugé, le préjugé contre « qui, parce qu'il est plein de fric, s'imagine qu'il va faire diamétralement opposé au préjugé contre Mohamed qui voleur ou sent mauvais ».

Si à Paris, l'Américain la loi » est « est sale,

Enfin, les Américains qui arrivent à Paris sont soit logés par leur administration, soit par leur firme ; sinon la difficulté du logement s'évanouit avec un compte en banque suffisamment garni. Au même moment, les autres minorités ethniques connaissent les baraques ou les caves des quartiers sordides, expérience inconnue de la minorité américaine. Le travail. Là encore, la minorité américaine se différencie des autres minorités. L'Américain arrive ici le plus souvent avec un travail qui l'attend tandis que l'autre attend un travail. Les premiers ont un travail et un certain prestige, les autres n'ont ni prestige, ni gros salaire, ou ni travail du tout. On offre, en effet, à ces minorités, le travail que personne ne veut mais ils l'acceptent car les salaires sont supérieurs à ceux qu'ils pourraient avoir chez eux. De plus, en général ces minorités veulent gagner le plus d'argent possible, dans n'importe quelles conditions ; l'Américain n'a pas les mêmes motivations ni la même attitude. Tout au plus vient-il ici pour dépenser moins.

Introduction

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Que l'on considère ces trois étapes de l'arrivée et l'on comprendra que le départ d'une nouvelle vie n'est pas comparable entre les Américains et les autres minorités ethniques. Par ailleurs, pour comprendre comment la minorité américaine se distingue des autres minorités, il suffit de lire toute la littérature consacrée aux minorités, où il n'est question que de Juifs, Portugais, noirs, catholiques..., tous ceux qui ont été persécutés pour des raisons religieuses ou politiques, qui font partie de groupes de couleur ou de groupes économiquement faibles. Le terme de minorité implique une idée de nombre inférieur à la population autochtone mais en fait, certaines minorités sont majoritaires numériquement parlant, comme, par exemple, les Indiens de Fiji dans le Pacifique, qui représentent 55 % de la population totale alors que les Fijiens n'en représentent que 45 %. Le mot minorité peut donc revêtir un sens différent ; on pourrait dire qu'elle représente tous ceux qui sont défavorisés par rapport à la communauté qui les reçoit. Toutes les minorités sont victimes de préjugés, rejetées en un sens, exploitées d'une façon ou d'une autre, et les Américains ne font sans doute pas exception mais ils se distinguent par une supériorité, celle d'être supérieurs, celle qui est liée au mirage qui ne les quitte jamais, celui d'appartenir à une nation riche, puissante, sur-développée. C'est en ce sens qu'il devient délicat de parler des Américains de Paris comme d'une minorité, et c'est pourquoi nous avons préféré le terme de population américaine à celui de minorité américaine. 4. La population américaine de Paris Pouvant difficilement être rangée parmi les étrangers, les immigrants, ou les minorités, cette population constitue-t-elle un groupe dispersé ou cohérent ? Nous allons la décrire brièvement. Que ce soit en fonction de leur date d'arrivée en France, de leur désir d'intégrer le milieu français ou d'assimiler la culture française, que ce soit enfin en fonction du groupe socio-professionnel auquel ils appartiennent, les Américains de Paris ne se présentent pas comme un groupe homogène. En effet, on pourrait distinguer trois groupes d'Américains assez distincts les uns des autres par leur profession.

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Les Américains de Paris

Les fonctionnaires. Ceux de l'Unesco, internationalisés en un sens, et ceux de l'ambassade, régis eux aussi par un système spécial, vivent dans le monde clos de leur travail avec peu de contacts extérieurs à ce mondelà. Ils ne sont à Paris que pour une durée limitée et, même avec une certaine curiosité pour tout ce qui est français, n'ont ni le désir ni le temps de s'intégrer réellement. Les professions libérales et les industriels. Ils sont de deux sortes : ceux qui sont envoyés des Etats-Unis par une société, compagnie, banque américaine et qui ne viennent à Paris que pour deux ans environ, se retrouvant dans la situation temporaire des fonctionnaires ; ceux qui sont installés à Paris depuis longtemps et définitivement, qui ne pensent pas un instant à quitter Paris et se sentent parfaitement intégrés. Ils se rapprocheraient davantage du groupe des intellectuels. Ce groupe des professions libérales et des industriels constitue donc un groupe qui est lui-même non homogène. Les intellectuels et les artistes. Ils s'apparentent en grande partie au sous-groupe des industriels et professions libérales installés définitivement à Paris. En effet la plus grande partie de ce groupe est arrivée à Paris entre les deux guerres. A la différence des autres groupes, celui-ci assimile assez facilement les nouveaux arrivés de même activité. En considérant maintenant la date d'arrivée à Paris de la population américaine, on constate qu'elle ne représente pas non plus un groupe homogène, l'éventail d'ancienneté à Paris est, en effet, très large. Un seul sous-groupe, relativement unifié, est celui des Américains arrivés à Paris entre les deux guerres, certains avant. Il représente quatre cents personnes environ et se compose d'une partie d'intellectuels et d'une, plus diversifiée, appartenant le plus souvent à l'aristocratie des Etats-Unis et qui venait vivre en France tout en gardant leurs intérêts financiers aux Etats-Unis. C'est le seul groupe à l'intérieur duquel existe un réseau de communications. Même si la population américaine de Paris ne constitue pas un groupe homogène, elle appartient cependant à une même culture, différente de la culture locale, et c'est là que réside l'essentiel de sa cohésion. Nous verrons comment l'appartenance à cette culture commande les phénomènes d'intégration. Car, même si elle constitue un groupe non défavorisé, sinon favorisé, la population américaine se heurte elle aussi, tout comme les autres minorités, à des problèmes d'intégration, mais ses problèmes seront d'un autre ordre et c'est ce que nous nous proposons d'étudier ici.

Partie technique

Nous expliquerons ici comment nous avons procédé pour collecter notre matériel, pour l'analyser et l'exploiter, à quelles personnes nous nous sommes adressés et comment nous les avons sélectionnées, enfin nous effectuerons une brève description de notre « terrain » de recherche.

I.

POPULATION

La population américaine de Paris et de la région parisienne représentait en 1966 un total de 35 000 personnes environ. Nous avons pensé au début de l'étude à étudier ce groupe dans son complet, c'est-à-dire inclure la région parisienne et ne pas nous limiter à Paris du fait que beaucoup d'Américains ont l'habitude de vivre en dehors d'une grande ville, dans une maison individuelle. Cependant, au cours de notre étude, nous avons remarqué qu'un important nombre d'Américains de la région parisienne appartenait aux militaires du SHAPE à Saint-Germain-en-Laye. Ce groupe, important numériquement, pourrait faire l'objet d'une étude spéciale à lui seul, mais, inclus dans la population américaine de Paris pouvait fausser nos résultats. En effet, leur situation de militaires était source de difficultés. Elle rend déjà difficile toute intégration à un autre groupe, dans le pays d'origine, où les militaires vivent dans des « Fort », lieux isolés des autres communautés et sortes de villages artificiels, spécialement créés pour l'armée, qui coupent totalement leurs ressortissants du reste de la population. En France, ces difficultés ne pourraient qu'être accrues. Enfin, la position spéciale occupée par l'armée américaine dans la défense de l'Europe, n'inclinait pas à l'intégration. Ce groupe que nous avons également étudié en partie, mais dont les résultats ne sont pas inclus dans cette étude, vit complètement en vase clos. Ils ne désirent nullement s'intégrer et ne le font pas, ignorent tout de Paris et y vivent comme ils vivaient à Formose ou en Alaska, ou encore à la façon dont certains coloniaux vivaient en Afrique.

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Les Américains de Paris

Ils ont leurs magasins, où ils s'approvisionnent absolument en tout, leur cité où ils ne vivent qu'entre eux, même si certains, dans un grand effort d'évasion, louent des logements à l'extérieur de Saint-Germain-enLaye. Ils ne parlent qu'américain et ne fréquentent que des Américains du SHAPE, et « prennent leur mal en patience », lorsqu'ils ne peuvent retrouver complètement le mode de vie qui leur est propre et le seul qu'ils aient jamais connu au cours de leurs pérégrinations. Ils ne souffrent nullement de leur non-intégration dont ils sont conscients. Ils parlent ironiquement d'eux-mêmes comme du « ghetto américain », mais là est toute la différence entre eux et d'autres groupes d'étrangers à Paris, ils peuvent s'amuser d'être un ghetto, les Juifs ou les Portugais ont moins de chances d'en rire, car ghetto n'a pas le même sens et n'est pas perçu de la même façon dans un cas et dans l'autre. Ces Américains du SHAPE auraient pu constituer, dans le cadre de notre recherche, un groupe témoin, le groupe des Américains non intégrés, mais ils représentaient comme nous l'avons dit une catégorie trop spéciale d'Américains, de par leur profession, pour être un utile point de comparaison. Aussi avons-nous décidé de réduire notre étude, géographiquement parlant, et de ne considérer que les Américains résidant à Paris même. Peu après, le SHAPE se déplaçait en Allemagne et cette « population-problème » quittait donc Saint-Germain-en-Laye, mais il était trop tard pour changer à nouveau notre aire géographique de recherche et nous avons maintenu notre choix sur Paris à proprement parler. La population américaine de Paris comprend, en 1966, 8 142 personnes, dont 4 255 hommes et 3 887 femmes. Ces chiffres nous ont été fournis par l'Institut National d'Etudes Démographiques de Paris et se trouvent dans l'annuaire statistique de Paris. L'INSEE, Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques, ne pouvait nous donner que les chiffres des recensements de 1962, le recensement suivant n'ayant lieu qu'en 1968, il nous a paru préférable d'avoir les chiffres pour 1966. Les renseignements de la préfecture de Police, à ce sujet, recoupent exactement ceux de l'INED. Leur répartition par lieu de domicile, qui peut être significative, donne les chiffres suivants. On a en effet pour une population de 7 890 personnes en 1968 (n'existe pas pour 1962) : 16e arrondissement T arrondissement

1 850 1 040

Partie technique

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Leur répartition professionnelle n'est pas établie par qualification professionnelle, mais par secteur d'activité. Elle ne pouvait nous être fournie que par le ministère du Travail, place Fontenoy, Service des migrations et mouvements de population. Elle ne concerne donc que les Américains qui sont venus à Paris et en banlieue en 1966, soit 523 personnes (411 à Paris seulement). Nous précisons tout de suite qu'il est extrêmement difficile d'obtenir des informations statistiques sur cette population américaine de Paris, soit parce que « leur nombre est trop faible » (Service des migrations), soit parce que 1'« on a peu de chose sur eux car ils ne posent pas de problèmes » (INED). Cette répartition professionnelle peut permettre néanmoins de les situer, en partie ; elle est la suivante, pour les plus importants : Entreprises commerciales 147 Banque 91 Professions libérales 88 Industries transformation métaux (industrie auto, aviation, etc.) 66 Industries chimiques et caoutchouc 48 Transports 20 460 Les autres se répartissent dans tout l'éventail des professions avec des chiffres minimes, ce qui donne un total de 523 pour Paris et la banlieue. Les chiffres varient peu d'une année à l'autre, de même que leur nombre de migrations qui est de 500 personnes par an, environ, pour la France. Si nous considérons quelques chiffres, nous avons : 1965 526 personnes 410 à Paris, 1966 523 personnes 411 à Paris, Notons également que leur migration représente seulement : 0,39 % des migrations totales en 1965, 0,36 % des migrations totales en 1966. Leur répartition par âge et sexe est la suivante (pour 1968 car elle n'existe pas pour 1962 ; voir pyramide d'âge en annexe, p. 146). Selon les données de l'INSEE, on trouve en examinant la pyramide des âges que les personnes de 20 à 25 ans sont évidemment les plus nombreuses surtout parmi les femmes, ce qui s'explique par le grand nombre d'étudiants. Ensuite, de 25 à 50 ans, la proportion de femmes diminue, mais celle des hommes reste importante et stable numériquement. Elle est plus faible ensuite pour les classes d'âge situées au-dessus de 50 ans.

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Les Américains de Paris

6e arrondissement 850 e 8 arrondissement 720 14e arrondissement 700 On note tout de suite que le 16e et le 7e sont leurs deux quartiers de prédilection. Les autres arrondissements se partagent le reste de la population, avec le 3e et le 13e arrondissements qui représentent un nombre extrêmement faible.

II.

INTERVIEWS. QUESTIONNAIRES. AUTOBIOGRAPHIES DU FUTUR

Au cours de la première partie de l'étude qui était la phase d'observation et d'entretiens libres, nous avons personnellement effectué trente interviews en profondeur. Parmi les personnes que nous avons interviewées, la moitié se composait d'Américains anciennement établis en France, et l'autre moitié d'Américains arrivés depuis deux ou trois ans seulement. Par ailleurs, ces personnes se répartissaient de façon sensiblement égale entre les industriels et les professions libérales d'une part, et les intellectuels, artistes et écrivains, d'autre part. Ces interviews ont été analysées selon les méthodes classiques d'analyse de contenu, c'est-à-dire par une analyse thématique (recueil de thèmes, ordre et fréquence d'apparition des thèmes). Au cours de la deuxième partie de l'étude, nous avons procédé à la passation d'un questionnaire. Nous avons choisi deux cents personnes à qui nous avons soumis ce questionnaire, et certaines de ces deux cents personnes ont été vues plusieurs fois. Nous expliquons, plus loin, dans le paragraphe « échantillon » comment se répartissent ces deux cents personnes et pourquoi nous les avons choisies ainsi. Le questionnaire contient soixante-cinq questions, il est divisé en trois parties, plus la partie signalétique. Le but étant d'étudier la participation à la vie collective française, la première partie du questionnaire est consacrée à la vie économique, et recouvre les achats, la lecture de la presse, les associations dont on fait partie et les banques où l'on dépose l'argent. Ces quatre secteurs nous permettaient de constater si les Américains gardaient un contact permanent avec leur pays d'origine, voire même des liens économiques profonds.

Partie technique

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La seconde partie du questionnaire est consacrée à la participation à la vie quotidienne et recouvre les habitudes alimentaires, les loisirs, les voyages et la façon de voyager, la connaissance de la France et des autres pays européens. A ce sujet, nous avons posé ici une question particulière pour tenter de déterminer si leur choix de la France était un choix qu'ils feraient à nouveau actuellement, ou bien si un autre pays européen les attirait davantage. La troisième partie du questionnaire est consacrée à la participation à la vie familiale, et étudie les relations familiales, les relations parentsenfants et l'éducation des enfants, le modèle du couple et les relations d'amitié. A propos des relations d'amitié, nous avons distingué les relations plus superficielles, comme celles de travail par exemple, soit les personnes qu'ils côtoyaient le plus fréquemment, et les relations d'amitié à proprement parler. Nous voulions déterminer, ou tenter de déterminer si leurs amis étaient français ou américains, ou étrangers d'un autre pays européen, ou même s'ils avaient tout simplement des amis à Paris, ce qui n'était pas certain. A propos de la famille, nous avions insisté particulièrement sur le problème du couple car nous pensions que certains modèles culturels pourraient être plus difficiles à modifier et de ce fait restent inchangés. Il en est de même pour la position de la mère dans la famille qui nous a paru revêtir une importance particulière, du fait de la prépondérance du rôle de la mère dans la famille américaine. Enfin une quatrième partie, uniquement à questions ouvertes, est destinée à étudier la perception de la comparaison du mode de vie français et du mode de vie américain. Ces questions sont souvent le point de départ d'un nouvel entretien, parfois assez riche, toujours très intéressant. Les questions sont soit des questions ouvertes, soit des questions oui/ non, soit des questions à choix multiples. Les questionnaires ont été passés en français ou en anglais, selon le vœu de l'enquêté. La troisième partie de cette étude est consacrée au recueil d'autobiographes de l'avenir, dans deux écoles de filles américaines, l'une à Paris, l'autre aux Etats-Unis. Dans les deux écoles, les fillettes étaient âgées de 14 ans environ, et appartenaient au grade 8 dans le système américain, ce qui correspond à la classe de quatrième dans le système français (quarante et une élèves à Paris et trente-six aux Etats-Unis).

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Les Américains de Parts

Le niveau socio-économique des familles était sensiblement le même, pour les fillettes des deux établissements. Nous leur avions demandé d'imaginer leur avenir dans vingt ans, et le futur du monde dans vingt ans.

III.

ÉCHANTILLON DE LA PHASE. QUESTIONNAIRE

Notre échantillon n'est pas un échantillon au hasard. Il regroupe deux cents personnes. Elles ont été choisies en fonction de leur date d'arrivée à Paris, de leur profession, de leur âge, de leur sexe et de leur lieu de domicile. Ces deux cents Américains interviewés ont tous plus d'une année de séjour à Paris, car nous voulions éviter le touriste qui peut passer jusqu'à six mois et plus à Paris, s'il en a les moyens. La répartition de notre échantillon (200 Américains) par âge et sexe est le suivant : Moins de 25 ans 26 à 50 ans Plus de 50 ans

18 137 45 200

Femmes Hommes

200 134 66

Nous avons donc un tiers de femmes et deux tiers d'hommes dans notre échantillon. Leur lieu de résidence est généralement les 16e, 7e, 6 e , 5 e et le Marais. La répartition par date d'arrivée à Paris est la suivante. Ces deux cents Américains ont tous plus d'un an de séjour. Pensant que l'ancienneté à Paris pourrait avoir un rôle sur leur intégration, nous nous sommes efforcés d'interviewer des Américains récemment arrivés, des Américains déjà installés et enfin des Américains complètement enracinés en France. Nous avons ainsi déterminé trois groupes, en fonction de la durée de séjour qu'ils avaient déjà effectué à Paris.

Partie technique

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Cette répartition par date d'arrivée à Paris s'effectue de la façon suivante : Moins de 5 ans 5 à 15 ans Plus de 15 ans

70 105 25 200

Parmi les autres questions signalétiques, nous avons demandé l'appartenance à la religion, au pays d'Europe et à l'état des Etats-Unis : ceci pour aider une classification entre les catholiques et protestants ; nous pensions que peut-être l'appartenance religieuse catholique serait un facteur d'intégration en pays catholique. Les Juifs également pourraient s'intégrer davantage ici, car ils ont été, comme les catholiques, rejetés aux Etats-Unis et ils auraient sans doute plus de facilités à s'intégrer en France. Nous avions également noté, non sous forme de question, mais cela était porté par l'enquêtrice, sur la question, à savoir si l'interviewé était de couleur, noir ou non. Nous avons noté aussi le pays d'Europe, car au cas où l'interviewé serait d'origine française, nous pensions que cette origine pourrait l'aider à une intégration plus complète et nous voulions tenter de déterminer si ces racines françaises avaient une influence quelconque. Enfin l'état des Etats-Unis était mentionné, pour tenter de faire apparaître la différence à l'intérieur des Etats-Unis. La nationalité du conjoint, pouvait nous permettre de distinguer entre les Américains mariés à des Français, les Américains mariés à des Européens, et les Américains mariés à des Américains. Deux questions se sont avérées inutiles, pour la constitution d'un sous-groupe : — d'une part, celle portant sur le niveau d'études, la grande majorité avait fait des études supérieures ; — et celle, d'autre part, sur la venue en France volontaire ou décidée par la société ou l'administration. En fait tous étaient volontaires car si, par exemple, un poste était offert en France, ceux qui désiraient y venir posaient leur candidature. Personne, parmi nos interviewés, n'a été envoyé en France sans le vouloir, à l'exception sans doute des militaires, mais qui n'entrent pas dans le cadre de l'étude. 3

34 IV.

Les Américains de Paris DIFFICULTÉS RENCONTRÉES

Les Américains eux-mêmes ont un abord facile en général ; soit qu'ils aient l'habitude de l'interview et du questionnaire, soit par un manque de méfiance naturel, ils acceptent aisément l'interview et répondent assez ouvertement (on enregistre peu de refus que ce soit à l'interview ou à certaines questions précises). Mais le problème est de les atteindre. Ils représentent, en effet, une population extrêmement protégée. Lorsqu'on demande une information, dans un service officiel, sur les étrangers on ne rencontre pas une énorme résistance ; mais en spécifiant les Américains, ce sont des « Ah ! les Américains, je ne sais pas... », ou « Ah oui, mais les Américains, je ne sais pas si je peux vous les donner, ça change tout », enfin « Qu'est-ce que vous leur voulez aux Américains ? », d'un ton agressif. Le fait qu'ils soient entourés d'un réel barrage protecteur, peut en partie expliquer leur bonhomie souriante lorsqu'on arrive à eux. Parce que le filtrage a déjà été fait, ils sont sécurisés, sans doute aussi sont-ils sécurisés de par leur situation, souvent privilégiée. Il faut également noter que, outre cette non-résistance à l'interview, ils offrent une curiosité aimable, trouvent amusant et intéressant qu'on les étudie.

CHAPITRE I

La vie quotidienne

Dans ce chapitre sur la vie quotidienne 1 , nous nous sommes attachés à la description de certains comportements et attitudes des Américains de Paris, ayant trait à la vie économique et sociale, du fait que nous étudions le degré d'intégration des Américains de Paris au milieu français, intégration au sens durkheimien du terme, c'est-à-dire au sens de participation à la vie collective française. Dans une première partie, nous décrirons les comportements et attitudes des Américains à Paris, quant à leur banque, leurs achats, et enfin, leurs habitudes alimentaires. Dans une seconde partie, nous décrirons leurs comportements et attitudes quant à l'information, soit les quotidiens et hebdomadaires qu'ils lisent, les clubs et associations, et enfin, leurs relations d'amitié. Tout au cours de cette description, nous verrons si leurs comportements coïncident avec les comportements des Français, en quoi ils diffèrent et restent américains.

I.

LA VIE ÉCONOMIQUE

1. Les banques Les banques nous ont paru un sujet intéressant à observer car, dans le cas d'une minorité sur-développée comme le sont les Américains de Paris, il est important de savoir où ils déposent leur argent ainsi que ce qu'ils en font et comment ils l'utilisent, ce que nous verrons plus loin. 1. Ce chapitre a été rédigé à l'aide des entretiens non directifs, des questionnaires ainsi qu'à l'aide de l'observation participante.

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Les Américains de Paris

En ce qui concerne le premier aspect de leur comportement en cette matière, on constate que la majorité des Américains que nous avons interviewés déposent leur argent dans une banque américaine. Si certains d'entre eux utilisent, parfois, une banque française, on remarque cette fois, qu'ils ont alors leur argent dans deux banques, l'une française et l'autre américaine. Il y a donc un attachement très marqué à la banque américaine. Il se pourrait que ce soit en général les nouveaux arrivés à Paris qui continuent à déposer leur argent dans une banque américaine parce que ces banques leur sont plus familières, et qu'ils y sont accoutumés. Il devient alors plus simple de garder leurs fonds dans une banque connue d'eux-mêmes et de conserver leur énergie pour résoudre des problèmes d'un autre ordre qui ne manquent pas de surgir lorsqu'on arrive dans un pays étranger pour s'y installer. Aussi, nous avons pensé qu'il serait profitable de voir si l'ancienneté à Paris avait une influence sur le choix de la banque. Mais il ressort que, contrairement à nos suppositions, la date d'arrivée à Paris ne joue aucun rôle sur le fait de déposer son argent dans une banque française ou dans une banque américaine. Ce phénomène est important car les raisons qui lient les Américains à une banque américaine ne peuvent être exactement les mêmes pour les nouveaux arrivés et ceux qui sont ici depuis longtemps ; et si certaines motivations sont identiques, elles sont intéressantes à découvrir. D'autre part, si le comportement de ceux qui sont arrivés récemment apparaît plus compréhensible, en revanche celui des autres surprend davantage. En ce qui concerne les premiers, le fait d'être lié à une banque américaine peut être expliqué de façon relativement simple. Ce peut être, soit un manque d'information concernant le fonctionnement des banques françaises et une connaissance plus grande des avantages et des inconvénients offerts par les banques américaines. Le choix de la banque américaine serait alors motivé par des raisons pratiques. Ce peut être encore la familiarité d'une situation qui entraîne une certaine résistance à l'inconnu et le choix serait davantage motivé par des raisons psychologiques. Les deux modes d'explication de ce comportement résideraient alors dans une attitude conservatrice qui ne voit pas de raison valable ni urgente à modifier un comportement. En ce qui concerne les Américains installés à Paris depuis longtemps, toutes ces explications deviennent vaines. En effet, le manque d'information ou la crainte de l'inconnu sont des raisons qui n'en sont plus et

La vie quotidienne

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ces explications s'évanouissent face à vingt ou trente ans de séjour à Paris. Considérons maintenant les raisons possibles pour lesquelles ces Américains ne s'adressent pas davantage aux banques françaises et les raisons de leur attachement tenace à la banque américaine. Il se peut qu'une première explication soit celle de la confiance plus grande qu'inspire la banque américaine, confiance qui persiste et ne s'affaiblit pas au cours des années. Cette confiance est due à l'importance même de la banque. La Bank of America, par exemple, est actuellement reconnue comme la plus grande banque du monde. Ainsi ce qui serait national pour eux deviendrait mondial pour les autres. Cette image d'importance et de puissance « reconnue » de la banque américaine est un facteur sécurisant. D'autre part, l'image même des Etats-Unis confère une importance à l'image de la banque américaine. C'est à la fois le rôle des Etats-Unis dans le monde et leur situation dans le domaine financier qui ont une influence sur l'image de la banque. Leur prestige, leur économie prospère qui, sinon en expansion, n'en est pas à son déclin, leur rôle mondial dans le domaine financier, ne peuvent être que rassurants. Et la solidité du pays ne peut qu'être profitable à la banque de ce pays. Certes, le terme de solidité ne signifie pas que les Américains perçoivent leur pays comme à l'abri des crises économiques ou financières, mais ils pensent fermement qu'une crise de ce genre aux Etats-Unis aurait fatalement des répercussions dans le monde entier, donc que l'on n'est pas plus à l'abri dans un autre pays que dans le sien. De plus, ils ont la conviction profonde que les Etats-Unis seraient les premiers à sortir d'une crise qui, si elle se produisait, affecterait le monde entier. Ils ont une confiance absolue en leurs qualités de vitalité et d'énergie, capables de mobiliser des forces considérables et de surmonter les pires difficultés. De plus, toujours en ce qui concerne le rôle mondial des Etats-Unis dans le domaine financier, leur monnaie a longtemps été une monnaie forte, solide, internationale. On pourrait même dire que la dévaluation du dollar les a peut-être gênés, leur a sans doute occasionné des difficultés, mais n'a pas ébranlé leur foi en la puissance des Etats-Unis. Remarquons ici une attitude très répandue chez les Américains à Paris et qui touche tous les domaines, ils peuvent critiquer leur pays de façon virulente, le condamner sans réserve quant à sa politique par exemple, mais ils ne le considèrent jamais comme un pays fini. La guerre du Vietnam fait honte à certains, la dévaluation du dollar est une triste

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aventure pour d'autres, mais elles n'annoncent jamais le déclin ou la fin de leur pays. Aussi la dévaluation du dollar ne leur a pas fait perdre confiance en leur monnaie. Et, avant cette dévaluation du dollar, leur monnaie a toujours eu une place de choix sur le plan international, elle a longtemps eu un rôle exclusif et une importance capitale, étant synonyme de richesse et de puissance. En résumé, l'image de leur pays comme puissance économique et financière et l'image de leur monnaie comme monnaie internationale sont certainement des facteurs jouant un rôle important dans la confiance en la banque américaine et dans l'attachement dont elle fait l'objet. Un autre ordre de facteurs, cette fois plus matériels, voire financiers à proprement parler, n'est pas sans importance. Il est fort possible, en effet, que certains Américains gardent un compte dans une banque américaine, pour une question de commodité financière. Par exemple, il est probable que des Américains vivant ici aient des investissements aux Etats-Unis qui leur rapporteraient des revenus ; et ils dépenseraient ces revenus en France, du moins en partie. Notons tout de suite que ces sujets étaient très délicats à aborder, et que, même si les Américains « cachent », selon leur expression, moins que les Français, et parlent plus librement et plus ouvertement de tout sans dissimuler, que ce soit au sujet de leur déclaration d'impôts, de leur salaire, des questions sexuelles, nous avons répugné parfois à montrer une trop grande indiscrétion dans le domaine des revenus, notamment au sujet de l'origine de leurs revenus. Ce qui nous permet de supposer que ce sont parfois des investissements américains aux Etats-Unis qui alimentent les comptes en banque à Paris, sont les faits suivants. Tout d'abord, le fait qu'un nombre relativement important d'Américains de Paris possèdent une grosse fortune aux Etats-Unis et vivent ouvertement en France avec des revenus américains. Nous pensons à certains, vivant au Meurisse à Paris depuis trente ans, et se partageant entre Paris et Monte-Carlo. On songe malgré soi aux héros de Fitzgerald avant la Seconde Guerre mondiale, qui vivaient exactement ce genre de vie, avec sans doute le même arrangement financier. Même si ce type d'Américain se fait de plus en plus rare, il continue cependant à exister. Et s'ils sont en quelque sorte les vestiges d'un monde terminé ou en voie de disparition, ils n'en font pas moins partie de la minorité américaine actuelle de Paris. Ensuite, la présence même d'un certain stéréotype d'idéal de vie. On entend en effet souvent les Américains à Paris s'exprimer de cette façon

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lorsqu'ils décrivent un type de vie enviable : « Vivre en France avec des revenus en dollars. » Ils soulignent en effet souvent la « misère » des salaires français, dont ils bénéficient cependant lorsqu'ils « emploient une main-d'œuvre locale » mais dont ils s'affligent en considérant leurs collègues français. Cette affliction explique sans doute l'insistance sur le revenu en dollars et non en francs. La vie en France est de beaucoup plus agréable que la vie aux Etats-Unis, en revanche les revenus français, et il faut peut-être comprendre ici salaires, ne supportent pas la comparaison avec les revenus américains. La vie idéale ne peut donc se combiner avec un revenu français. L'avantage du « revenu en dollars » peut en effet s'expliquer au niveau du salaire. Les salaires américains sont largement supérieurs aux salaires français à niveau égal. C'est d'ailleurs pour cette raison que le gouvernement ou les sociétés américaines évitent de faire venir en France le personnel américain dont ils peuvent trouver l'équivalent sur place (ils ont cette fois l'attitude qu'ont les Français avec les Algériens lorsqu'ils les paient moins cher, mais la situation est différente en ce sens que c'est la minorité qui est ici dominante). Ainsi lorsqu'un employé américain vit en France en ayant son salaire américain, il est certes avantagé par rapport à son collègue français. Aussi l'expression « revenu en dollars » du stéréotype signifierait plutôt revenu évalué en dollars, lorsqu'il s'agit de salaire. Le problème des salaires ne concerne pas la banque américaine car ils ne sont pas payés en dollars et rien n'empêche les Américains de Paris de les faire verser dans une banque française. Notons pour terminer qu'il ne faut pas réduire au salaire le sens de « revenu en dollars » qui peut aussi signifier un revenu au sens propre du terme impliquant alors une fortune aux Etats-Unis. Ce qui équivaudrait à dire que, si l'on possède une fortune, il est plus agréable de la dépenser en France. Nous allons analyser ce problème de revenus américains puisqu'il intéresse spécialement la banque américaine. A partir du moment où les Américains ont à Paris des revenus provenant d'investissements aux Etats-Unis, le fait d'avoir un compte dans une banque américaine s'explique davantage. Et il est presque évident qu'un bon nombre d'Américains vivant ici, même s'ils ont un salaire ou des honoraires, ont quelque fortune ou quelques « biens » aux EtatsUnis ; il se pourrait même que ce soit la partie réellement importante de leurs ressources. Ainsi ces investissements aux Etats-Unis rapportent des dollars qui reviennent en France pour être dépensés.

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Nous assistons là à une situation diamétralement opposée à celle des Portugais ou Algériens en France ; en effet, ceux-ci ont leurs ressources en France sous forme de salaire, et ils l'envoient dans leur pays d'origine dans sa presque totalité. Les Américains, au contraire, vivent en France avec des revenus français, certes, mais également américains. Donc ils n'expédient pas d'argent chez eux, en revanche ils en font venir. C'est peut-être ce qui distingue une minorité sous-développée d'une minorité sur-développée. Ainsi, même s'ils ne sont pas exactement « les riches Américains », les Américains de Paris ont sans doute des revenus qui proviennent d'investissements aux Etats-Unis, revenus dont ils profitent ici, d'où la nécessité d'une banque américaine. On peut se demander alors, pourquoi conservent-ils ces investissements aux Etats-Unis, surtout lorsqu'ils sont nés à Paris ou y vivent depuis cinquante ans, et pourquoi ne les convertissent-ils pas en investissements en France. Sans entrer dans une longue description des avantages et des inconvénients des placements en France, et du profit que représentent des investissements dans tel pays plutôt que dans tel autre, il faut noter immédiatement l'importance des facteurs psychologiques sur lesquels nous reviendrons plus loin. Ainsi ce qui nous incite à croire que les Américains de Paris ont des investissements aux Etats-Unis, c'est la présence de riches Américains vivant de cette façon d'une part, l'existence du stéréotype « revenu en dollars » d'autre part, mais aussi le grand nombre des Américains résidant à Paris depuis longtemps, qui sont venus ici, ou dont les parents sont venus ici, pour des raisons économiques. Ces raisons étaient non pas de gagner plus, comme dans le cas des minorités sous-développées, mais de dépenser moins. Il se peut que ces Américains, sans posséder de grandes fortunes, aient pris cependant l'habitude de vivre avec de l'argent se trouvant aux Etats-Unis, et même si les revenus sont moins importants, la situation change peu fondamentalement et cela expliquerait en partie pourquoi les Américains anciennement à Paris ont eux aussi un compte dans une banque américaine. Revenons plus précisément à l'attachement à une banque américaine, qui est le problème qui nous intéresse ici. Une autre explication dite de commodité financière résiderait dans le fait qu'il y a une plus grande facilité de mouvements de capitaux lorsque ceux-ci sont déposés dans une banque américaine. Cette facilité de mouvement expliquerait aussi leur résistance à convertir leurs investissements aux Etats-Unis en investissements en France.

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Il y a cependant toute une série de facteurs d'ordre psychologique qui expliqueraient également cet attachement à la banque américaine. Tout se passe comme si, malgré toutes leurs affirmations très rationnelles et très techniques, les Américains ici ne voulaient pas se fermer les portes de leur pays. Sans doute, savent-ils qu'ils ne retourneront jamais vivre là-bas à nouveau, sans doute n'en ont-ils pas le désir, mais ils veulent en garder la possibilité. Nous pouvons rappeler ici la phrase de Janet Flanner qui ne nous en voudra pas de la citer : « Nous ne sommes pas des émigrants mais des migrants. » En effet, toute la différence avec un certain nombre d'étrangers vivant ici, réside dans cette situation d'émigré. Ils veulent garder le sentiment d'un retour possible, peut-être ne peuvent-ils vivre à Paris qu'à cette condition. Cette idée du retour possible est liée, semble-t-il, aux Etats-Unis perçus comme un refuge. S'il y avait une crise quelconque, les Américains de Paris veulent avoir la possibilité de rentrer chez eux. Ils peuvent préférer vivre en France, y trouver la vie plus agréable, cela n'exclut pas qu'en cas de désastre mondial, ils souhaiteraient retourner dans leur pays qui reste malgré tout « leur pays » , même s'ils paraissent parfois l'oublier quelque peu. Ce thème du refuge contient deux idées que nous voudrions expliciter. Tout d'abord, en cas de crise disons-nous, les Américains préféreraient retourner chez eux ; en cela, ils rejoignent la plupart des individus qui, lorsqu'ils se trouvent hors de leur pays d'origine et qu'une crise éclate, rentrent chez eux, comme l'on rentre dans sa famille en cas de danger. L'autre idée est que les Américains sont confusément persuadés qu'en cas de conflit mondial ou même de désastre mondial, c'est aux EtatsUnis que l'on trouvera la solution. Les Américains ont souvent un sentiment qu'ils ont une mission à remplir à l'égard du monde. Ils ont davantage qu'un rôle à jouer, ils doivent presque, dans une certaine mesure, sauver l'humanité (cette caractéristique nationale a été suffisamment étudiée pour ne pas nous y attacher). C'est leur pays qui trouvera la solution car, malgré toutes ses erreurs, ce n'est pas un pays fini, c'est un pays encore plein de promesses. Ce thème de la promesse est rencontré abondamment dans toute la littérature américaine. Aussi leur pays perçu comme refuge possible, fait qu'ils ont une résistance plus ou moins grande à couper les liens qui les attachent aux Etats-Unis, et la banque en fait partie. Il est évident que plus ils garderont des racines dans leur pays d'origine, plus ils connaîtront de difficultés à prendre racine dans un autre.

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Mais peut-être souhaitent-ils davantage, au fond d'eux-mêmes, se transformer au contact de la culture française qu'opérer un changement radical et s'« enraciner » en France. Comme nous le verrons dans le dernier chapitre, s'ils aiment et apprécient le mode de vie français, ils déplorent férocement le système français et sa défectueuse organisation, aussi sans essayer de l'améliorer, peut-être ne peuvent-ils s'imaginer prendre place dans ce système. Nous allons considérer maintenant leur attitude à propos de leur monnaie proprement dite, soit les dollars. Nous avons demandé à nos interviewés de nous dire s'ils avaient toujours des dollars sur eux. Il ressort qu'un nombre important d'interviewés nous a répondu par l'affirmative. Ainsi l'attitude à l'égard des « dollars sur moi » rejoint l'attitude à l'égard de la banque. Mais si nous avons pu trouver certaines raisons pratiques et objectivement valables à avoir un compte dans une banque américaine, cela devient plus difficile en ce qui concerne les dollars. Pour tenter de faire apparaître cependant des raisons objectives à ce comportement, nous avons essayé de voir si les Américains qui avaient toujours des dollars sur eux faisaient de fréquents voyages aux Etats-Unis. Or, il apparaît que ce sont ceux qui voyagent le moins entre les Etats-Unis et la France qui ont le plus souvent des dollars sur eux. Ce ne peut donc être dans un but d'utilité pratique. A la différence de la banque, le dollar ferait plutôt fonction de symbole. Leur comportement au sujet des dollars que l'on a toujours sur soi, les surprend eux-mêmes, ils cherchent parfois à se l'expliquer. En nous faisant part de leur attitude, ils manifestent toujours un sentiment quelconque, l'excuse, la surprise... Ils sont déjà très émotionnels au niveau de l'expression verbale de leur comportement, il se peut que le comportement soit lui aussi très émotionnel. Si l'on considère les commentaires qui accompagnent leurs réponses, on trouve en effet : « Tiens, oui, j'en ai en fait » (la surprise), « Ce n'est pas une habitude, mais il m'en reste du dernier voyage » (l'excuse, le phénomène accidentel), « J'en ai toujours deux sur moi, comme ça » (le besoin de se justifier). Certains même affirment avec quelque agressivité, comme s'ils étaient furieux de l'avouer : « Oui, je préfère », sans plus de détails pour nous expliquer pourquoi ils préfèrent avoir des dollars sur eux, qui ne leur servent peut-être à rien.

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S'ils cherchent à analyser ce phénomène, ils restent en absence totale d'explication. Le fait de ne pouvoir trouver une explication rationnelle à ce phénomène n'exclut pas une explication d'un autre ordre. Comme nous l'avons dit, ce dollar agirait comme un symbole. Il serait le symbole de la solidité, de la puissance financière, de la richesse matérielle. Tout se passe donc comme si l'on gardait des dollars sur soi pour se protéger en quelque sorte des ennuis financiers, de façon magique, pour se sécuriser. Mais le dollar n'est peut-être pas seulement un symbole dans ce domaine ; le dollar est bien une monnaie, par là il a un rôle, une fonction, mais le dollar est aussi une monnaie américaine et il symbolise surtout les Etats-Unis. Le dollar agirait comme le ticket de métro que gardait le Parisien lorsqu'il partait faire son service militaire en Afrique, considérée à une époque comme une terre lointaine. Le ticket de métro symbolisait Paris comme le dollar symbolise les Etats-Unis. C'est peut-être non pas pour ne pas couper des liens avec leur pays d'origine que les Américains conservent des dollars sur eux, mais pour sentir les Etats-Unis plus proches. Leur attitude est assez ambiguë à propos de leur appartenance à leur pays d'origine. A la fois, ils ne veulent pas se sentir très différents des Français et à la fois ils aiment assez se sentir Américains. On pourrait dire qu'ils n'aiment peut-être pas que les autres voient qu'ils sont Américains, car ils préfèrent être indifférenciés, mais ils aiment sentir qu'ils sont Américains, cela les rassure. Le dollar agissant comme la photo d'un être lointain et qui est cependant cher, pourrait expliquer le fait que ce sont les Américains qui ne vont pas souvent aux Etats-Unis qui gardent le plus souvent des dollars sur eux. Ils se sentent davantage coupés de leur pays, par l'absence de voyages fréquents, aussi compensent-ils cette séparation par le « dollar/ photo » qu'ils gardent dans leur poche plus souvent que chez eux.

2. Les achats Nous demandant si les Américains de Paris ne restaient pas liés aux produits américains, comme ils restent attachés à la banque américaine par exemple, nous avons observé leurs comportements et leurs attitudes en matière d'achat. Les achats auxquels nous nous sommes intéressés sont les suivants : les appareils ménagers, la voiture, les vêtements, les achats immobiliers

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enfin, pour déceler une installation plus définitive, un enracinement plus profond. Il ressort de façon très nette qu'ils n'accordent aucune attention aux appareils ménagers, contrairement à ce que nous pouvions croire. Ils les achètent en France parce que c'est « plus commode » et se désintéressent totalement de la marque et du pays d'origine. Ce manque d'intérêt pour ce type de produit en a cependant un, si on y réfléchit. Les études de marché ont expliqué que, lorsque la marque d'un produit perd de son importance comme lorsque l'on ne recherche plus un prix élevé comme signe de qualité supérieure à laquelle on est attaché, c'est un indice que le produit perd de son prestige et de sa rareté. Ceci apparaît lorsqu'il y a une abondance de ces produits, de ces biens de consommation, soit, une vulgarisation, qui entraîne une indifférenciation des produits et, par là, une indifférence du consommateur. Les Américains sont sans doute plus familiarisés que nous avec l'abondance des appareils ménagers, ce qui explique leur détachement à cet égard, aussi ne peuvent-ils être liés à une marque américaine puisqu'ils ne sont liés à aucune marque. Remarquons qu'il y a eu une évolution rapide dans l'attitude des Français qui, eux aussi, négligent de plus en plus la marque et pour qui ces appareils n'ont désormais plus d'autre intérêt que leur rôle strictement utilitaire. Ils ne nécessitent pas d'attention et on ne les achète plus en fonction de la marque mais en fonction de la commodité d'achat. Ce changement dans les habitudes d'achat était malgré tout très récent en France au moment où nous avons effectué cette recherche. Finalement, on pourrait dire que les Américains ont dans ce cas présent une attitude américaine non pas en fonction de leur attachement à une marque américaine, mais en raison de leur attitude de consommateur américain. En ce qui concerne la voiture, leur comportement est plus complexe car il ne correspond ni à une attitude américaine ni à une attitude française à proprement parler. En effet, la voiture comme la maison, sont souvent pour les Américains aux Etats-Unis, un signe extérieur de prestige, toutes deux étant synonymes du statut social. C'est un phénomène nouveau et qui n'apparaît que chez les jeunes, que de voir la voiture perdre son symbole de standing, et c'est souvent une attitude volontiers oppositionniste qui fait rechercher la vieille voiture peu importante. Ici, les Américains, en très grande proportion, soit achètent une voiture d'occasion, soit n'achètent pas de voiture du tout, ce qui pourrait surprendre. L'abandon de la voiture américaine ou d'une voiture de même type, c'est-à-dire

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importante, peut s'expliquer par des considérations pratiques, comme par exemple, le prix élevé de l'essence en France ou la difficulté de circuler ainsi que l'impossibilité de stationner. Mais supprimer complètement la voiture ou n'utiliser qu'une voiture d'occasion, voire même « une troisième main », comme ils le disent, est un phénomène qui mérite attention. Ils achètent une voiture d'occasion parce qu'ils pensent que c'est une attitude française, et l'on entend souvent : « Je fais comme les Français, je suis pour la voiture d'occasion, je ne m'en occupe pas, c'est plus simple et je trouve ça formidable. » Il y a, certes, une découverte de la voiture d'occasion et de son stéréotype d'absence de complications, c'est-à-dire qu'on n'est pas obligé de penser à la revendre ou à l'échanger à telle date limite, on le fait seulement lorsqu'elle s'arrête de fonctionner. Mais cette découverte en matière de voiture ne vient pas seulement de la découverte de l'attitude de certains Français qui préfèrent la voiture d'occasion ; elle vient également de la constatation que la voiture-standing n'est pas une image universellement répandue en France, même si elle existe chez certains. On entend en effet : « En France, vous pouvez avoir une très haute position et rouler en 2 CV, ce n'est pas possible aux Etats-Unis. » C'est cette attitude de grande liberté à l'égard du statut social qu'ils envient et tentent d'adopter. Ce serait donc davantage une attitude française générale qu'ils adoptent plutôt qu'une attitude à l'égard de la voiture, lorsqu'ils pensent agir comme des Français. Parfois, disions-nous, ils n'ont pas de voiture du tout, car « ce que j'aime à Paris, c'est qu'on peut marcher, on n'a pas besoin de voiture ». Là encore, ils n'empruntent pas exactement une attitude française, mais c'est une de leurs découvertes du mode de vie français qui conditionnent cette attitude. En effet, ils découvrent en France la promenade, le fait de marcher sans but, pour rien, de flâner, ce qui n'existe pas aux Etats-Unis. Si la promenade n'est pas une habitude répandue parmi les Américains, c'est en grande partie parce qu'elle est impossible dans un grand nombre de leurs villes. En découvrant les charmes de la promenade, ils découvrent également la possibilité de marcher en ville, même avec un but. Ce n'est pas exactement là une attitude parisienne. Le Parisien aime flâner, mais sans but. et il préfère se déplacer en voiture s'il a un but précis. S'il ne le fait pas, c'est en raison des difficultés de stationnement, non pas par goût. Toutefois, cette possibilité de marcher en ville fait découvrir aux Américains un nouvel aspect de la voiture, sa non-nécessité.

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Là encore, ils interprètent plus qu'ils n'adoptent une attitude française, et leur propre attitude est malgré tout conditionnée par un aspect du mode de vie français. En résumé, la disparition de la « voiture-standing » et de la « voiture nécessaire » sont deux aspects nouveaux qui modifient attitude et comportement des Américains de Paris en ce qui concerne la voiture. On ne peut pas prétendre qu'ils rejoignent ici le comportement habituel des Français, mais ils ont incontestablement modifié le leur de façon fondamentale. Et, non seulement ils ne sont pas liés à une marque américaine quant à leur voiture, mais ils n'ont plus sur ce point une attitude typiquement américaine. Considérons maintenant leur comportement d'achats au sujet de leurs vêtements. Il ressort immédiatement que les Américains de Paris que nous avons interviewés ont un comportement différent quant aux achats vestimentaires masculins et aux achats vestimentaires féminins. On constate que les hommes ont une tendance très nette à acheter leurs vêtements à Londres, et il n'y a pas de différence sensible entre les nouveaux arrivants et ceux qui sont à Paris depuis longtemps. On pourrait associer ce comportement d'achat à celui d'un petit nombre, minime, de Parisiens qui préfèrent le « chic anglais », que ce soit pour les tissus ou pour la coupe, et qui font, aussitôt qu'ils le peuvent, leurs achats vestimentaires pour hommes à Londres. Cependant la majorité des Français s'habillent en France, généralement. Ce stéréotype du « chic anglais » recouvre peut-être une réalité, en ce sens qu'il se peut que les vêtements masculins anglais aient objectivement une élégance particulière, recherchée par certains. Mais il est possible qu'étant hors de son propre pays, on ne fasse pas une très grande différence entre le fait d'acheter des vêtements dans le pays où l'on vit ou dans un pays très proche ; autrement dit, le fait de faire ses achats vestimentaires à Londres peut paraître moins surprenant de la part d'un Américain que de la part d'un Français. Quoi qu'il en soit, il n'en reste pas moins évident que, sans être liés à une marque américaine en matière vestimentaire, les Américains n'adoptent cependant pas à Paris un comportement français pour ce type d'achats. Les femmes, en revanche, s'habillent en France. Là encore, on pourrait penser que le stéréotype en faveur de l'élégance féminine française a une influence sur le comportement d'achats des Américains à Paris. Le fait qu'une partie importante de la clientèle des grands couturiers

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parisiens soit américaine, même si elle représente une certaine classe sociale, peut influencer le comportement général des Américains sur ce point et favoriser des achats français quant aux vêtements féminins. Si elles achètent leurs vêtements dans des boutiques parisiennes, les femmes les font également confectionner par une couturière, cela dans une large proportion et certainement en plus grand nombre que les Françaises. Ce mythe de la « petite couturière » est encore très vivace et les femmes américaines s'adressent à elle pour deux raisons. D'une part, elles pensent adopter une habitude française et supposent que s'adresser à une couturière est « ce qui se fait en France ». D'autre part, elles aiment un travail « personnalisé » qui n'est pas standardisé, en ce domaine comme en beaucoup d'autres. « La couturière fait exactement ce que vous voulez et le fait spécialement pour vous, uniquement pour vous », et c'est ce travail tout personnel qui les attire le plus. Il faut remarquer que, lorsque les Françaises s'adressent à une couturière, c'est souvent pour que celle-ci exécute un modèle précis et personnel, mais c'est souvent aussi pour transformer et renouveler d'anciennes robes. Ainsi le fait d'aller chez une couturière ne signifie pas pour une femme américaine qu'elle a adopté une habitude française, car elle n'en adopte souvent que la forme, que son aspect extérieur. Si nous nous sommes intéressés à l'acquisition d'un bien immobilier à Paris ou en France, c'est parce que nous supposions qu'elle serait une preuve d'enracinement plus marqué. On constate que les Américains qui acquièrent un appartement ou une maison à Paris ou hors de Paris, sont extrêmement rares, même s'ils vivent à Paris depuis plus de quinze ans ou s'ils y sont nés. Or, c'est une attitude américaine que d'être généralement propriétaire de sa maison. Aussi pourrait-on en conclure qu'une installation définitive n'équivaut pas à un enracinement, les liens avec le pays où ils vivent ne semblant pas se concrétiser à ce point. Par ailleurs, dans les cas rares où ils possèdent un bien immobilier en France, ce n'est jamais un appartement à Paris, mais une maison à la campagne. Là, on pourrait se demander si la préférence accordée à une maison de campagne n'est pas une survivance d'une attitude américaine qui consiste à acquérir une maison et non un appartement lorsqu'on devient propriétaire. En revanche, les Français, eux, achètent plus volontiers un appartement, c'est de toute façon leur premier achat en matière immobilière. Ils ne se rendent acquéreurs d'une maison de campagne qu'une fois propriétaires de leur appartement.

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Ainsi l'attitude des Américains de Paris nous renseignerait non seulement sur leur situation de non enracinés, du moins apparemment, mais encore sur la persistance, même ténue, d'une attitude américaine en matière de biens immobiliers.

3. Les habitudes alimentaires Les habitudes alimentaires des Américains à Paris nous ont paru un comportement intéressant à étudier, non seulement pour voir si les habitudes alimentaires traditionnelles se modifiaient et de quelle façon, mais encore pour déceler la présence de certains stéréotypes, ou même de mythes, concernant la cuisine française. Nous avons pu constater tout d'abord deux sortes de modifications dans les habitudes alimentaires américaines : — le rythme des repas et leur importance ; — la composition des repas et la façon d'accommoder les mets. Aux Etats-Unis les repas suivent un ordre rigoureux. Le petit déjeuner, vers 7 ou 8 heures le matin, est non seulement très copieux mais très élaboré et très complet. Vers midi, le repas est alors léger car il n'y a pas de nécessité à avoir un repas copieux, le petit déjeuner n'étant pas encore très éloigné dans le temps. La différence entre ces deux repas ne réside pas tant dans leur importance que dans le fait que l'un, à midi, est froid, d'une préparation simple, il n'est pas « cuisiné », alors que l'autre est chaud, élaboré et, au contraire, « cuisiné ». Ensuite, du fait même de la légèreté de ce « lunch », les Américains ne peuvent attendre 8 heures du soir pour songer au dîner, qui est d'ailleurs le repas principal de la journée. L'heure du dîner est inébranlable, quelle que soit la région ou la classe sociale, quel que soit l'âge des individus. Il arrive souvent que des malentendus surviennent entre Américains et Français lorsque ceux-là, nouvellement arrivés à Paris, encore peu au courant des coutumes françaises en matière de repas et ne soupçonnant même pas que l'heure du dîner puisse être différente, invitent des Français à 8 heures du soir. C'est pour les Américains un après-dîner, alors que les Français croient naïvement être invités à dîner. Inversement, pour les Américains, attendre 8 ou même 9 heures du soir pour passer à table est un supplice auquel ils ont du mal à se faire, à leur arrivée à Paris. Vers 9 ou 10 heures du soir, il arrive que les Américains aient un petit « snack » qui consiste en une pâtisserie ou une glace, le plus souvent un mets sucré.

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L'horaire des repas, assez rigide aux Etats-Unis, comme en France, est un aspect des habitudes alimentaires qui se modifiera avant tout autre. Certains Américains conservent plus longtemps que d'autres ce rythme des repas, et parviennent à l'ajuster cahin-caha au rythme des journées françaises, qui diffère également du rythme des journées américaines, que ce soit pour les horaires de travail ou que ce soit pour les horaires des magasins. Comment s'effectue cette modification du rythme des repas ? La première modification touche le dîner qui est retardé. Les maris américains rentrent parfois, pas tous, aux mêmes heures que les maris français, et il devient difficile de maintenir le dîner à 6 heures. Le second changement concerne le repas de midi qui devient plus important, cela surtout pour les hommes, qui ne peuvent patienter jusqu'à 8 heures avec un simple sandwich. De plus un bon nombre d'industriels ont fréquemment des repas d'affaires à midi, qui sont alors des repas français traditionnels, assez copieux. Ainsi on constate que le dîner se modifie quant à son horaire et son importance reste la même, tandis que le repas de midi garde le même horaire, mais change quant à l'importance. Le repas qui est le dernier à se modifier est le petit déjeuner. On le quitte à regret, et même chez les Américains installés à Paris depuis longtemps et qui l'ont totalement abandonné pour la plupart, on le retrouve parfois le dimanche, tout chargé d'émotion. C'est en quelque sorte leur « madeleine de Proust ». Le petit déjeuner américain s'efface en effet peu à peu car il devient inutile avec un repas de midi très important. En fait, en France, la journée se balance autour de deux repas, midi et soir (8 h), aux Etats-Unis la journée se balance autour de deux repas également, petit déjeuner et soir (6 h). Nous voulons insister sur le fait que les rythmes des repas se modifient en fonction des rythmes de vie différents. Ce changement dans les habitudes alimentaires s'impose avec contrainte, il ne peut pas ne pas se produire et ne pas se produire rapidement. C'est sans doute pour cela que les Américains ici ont pour leur petit déjeuner une charge affective toute spéciale. Du fait même que les rythmes des repas changent, leur importance nutritive se modifie elle aussi. C'est parce que le dîner est retardé que le repas de midi devient plus important. C'est du fait que le dîner a lieu tard, que le petit déjeuner n'a plus à être aussi copieux, surtout avec un repas de midi important. Ces rythmes imposés par un nouveau mode 4

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de vie et de nouveaux horaires, déterminent une composition nouvelle des repas pour conserver un équilibre alimentaire. Si ces modifications des habitudes alimentaires restent à un niveau un peu mécanique, les changements dans la composition sont à un niveau plus profond. Le changement le plus spectaculaire dans l'ordre de la composition a trait au déjeuner de midi. En effet, les hommes surtout, passent rapidement du sandwich au repas traditionnel français, comme nous l'avons vu. Quant aux femmes, le changement s'opère avec moins de netteté, certaines adoptent les coutumes françaises, d'autres restent fidèles au sandwich (le sandwich français étant très différent du sandwich américain). Mais elles rejoignent un grand nombre de femmes françaises qui, par souci d'économie ou de régime amaigrissant, déjeunent très brièvement à midi. A midi, les Américains ont vraiment conscience de « manger français » comme ils disent ; il faut se garder d'y voir un total changement d'habitudes, précurseur d'une acculturation, car il faut garder à l'esprit que cette transformation dans les habitudes est surtout imposée de dehors. L'autre changement spectaculaire est la modification du petit déjeuner dans sa composition. Traditionnellement les Américains prennent toujours des œufs, soit au jambon, plus traditionnellement au bacon, un jus de fruit, du café en quantité massive, avec des toasts beurrés, et parfois même des fruits frais. Ce véritable repas est fort éloigné du « café au lait et tartines ». Remarquons la façon de beurrer les toasts avec du beurre qui doit fondre sur le toast ou même que l'on étend déjà fondu, aux Etats-Unis, et la tartine beurrée française. Nous donnons ce détail à titre d'exemple, car c'est un détail que l'on ne peut recueillir que par une observation directe, une réponse verbale ne peut le mentionner, quel que soit le questionnaire, même s'il a une haute valeur technique. Le petit déjeuner américain s'efface peu à peu, pour se réduire à une simple tasse de café chez un grand nombre d'Américains que nous avons rencontrés. Le dîner, assez proche dans sa composition du dîner français, puisqu'il comporte viande, légumes et dessert, se modifie peu. Le changement porte sur un grand nombre de détails qui lui donnent un « caractère américain » ou un « caractère français ». Ce sont ces détails que nous considérerons maintenant. Avant d'aborder les différences culinaires proprement dites et de considérer si elles persistent ou s'estompent, nous voudrions mention-

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ner toute une série de détails qui donnent à un repas un caractère différent selon les cultures. Tout d'abord, la composition du repas peut être identique, mais l'ordre des plats différent, ce qui peut créer un confusion. Par exemple, aux Etats-Unis, la soupe est servie après les hors-d'œuvre, cela est l'exemple d'un dîner de réception. La salade est souvent servie avant le plat principal, si elle n'est pas servie en même temps dans une assiette séparée. Le fromage enfin, est servi après le dessert. On le mange en buvant le café, ce qui semble un crime pour les Français. De plus, les Américains mettent fréquemment trois morceaux de fromage sur un même « craker » ou biscuit salé, car ils ne mangent pas le fromage avec le pain. Comme on le voit dans cet exemple, les Américains peuvent très bien « manger du fromage » et rester liés à leur propre culture, même si ces fromages sont typiquement français. Le fait d'exclure le pain et le vin de la consommation du fromage, de les mélanger dans la même bouchée, « ce qui tue le goût » disent les Français horrifiés, transforme radicalement une habitude alimentaire française. En ce qui concerne le pain, habitude alimentaire très française, les Américains le mangent en général avec du beurre tout au long du repas, ou après, et cela devient alors une habitude culinaire américaine (ou anglaise). Le pain n'a d'ailleurs pas le même rôle dans le repas français et dans le repas américain. Car le plus souvent les Américains ne mangent pas de pain avec chaque mets, ce n'est pas traditionnel chez eux. Et ils le remplacent en fait, par des pommes de terre ou du riz, ce qu'ils appellent du « starch ». En France, ils mangent du pain, empruntant donc une habitude française, mais ils le mangent à la manière américaine. En ce qui concerne le vin, les Américains à Paris en boivent en général fréquemment, et c'est là un changement de comportement qui transforme leurs habitudes au sujet de la boisson en général. Traditionnellement, les Américains boivent un, deux ou trois whiskies avant le repas, même s'ils n'ont pas d'invités, alors qu'en France la coutume de l'apéritif est réservée à des situations non quotidiennes, puis ils passent à table où il y a simplement de l'eau glacée ; notons rapidement l'importance des glaçons aux Etats-Unis. On peut finir son whisky durant le dîner, mais on en ressert rarement un autre. Certains Américains de Paris conservent cette coutume. Ceux qui boivent du vin à table, ont des difficultés à abandonner leurs verres avant le dîner et ils associent alors les deux coutumes.

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Si nous mentionnons ces détails au sujet des repas, c'est pour insister sur les illusions possibles quant à une intégration ou une acculturation. Certains Américains croient adopter des habitudes culinaires françaises, croient avoir déjà changé, et en fait ils restent très proches de leur propre culture. Il faut noter que le fait de manger du fromage aux Etats-Unis occasionne une dépense plus importante qu'en France, aussi n'en mange-t-on pas quotidiennement. Inconsciemment ils sont souvent persuadés d'avoir adopté une habitude française, tandis qu'ils ne font que retrouver une des leurs qu'ils avaient peut-être oubliée. Dans leur désir fou de s'intégrer au milieu français et d'être familiarisés avec nos habitudes, surtout les habitudes alimentaires, ils se rendent victimes d'illusions spécialement sur ce point. Témoin cet Américain de Paris qui nous disait : « Je ne suis pas ce genre d'Américain qui, dès qu'il arrive à Paris, se croit obligé de manger du fromage. » Considérons maintenant les pratiques culinaires proprement dites. Nous verrons comment le danger d'illusion, ici aussi, est toujours présent. Chez les Américains, il y a à la fois « la culture du bouilli » et la « culture du grillé » pour reprendre une distinction classique. La viande est grillée, le barbecue est national, et les légumes sont toujours bouillis. En France, en revanche, les légumes sont souvent sautés, habitude culinaire pratiquement ignorée aux Etats-Unis, et la viande est souvent grillée. Il devient alors difficile de savoir s'ils adoptent des recettes françaises en mangeant un steak grillé, qui est très « parisien », puisque c'est une des bases de la nourriture américaine, c'est presque leur plat national. Les ragoûts français, si célèbres, ne se mangent presque plus en France, sinon dans les campagnes ou dans certains restaurants à quatre étoiles. Le changement des habitudes culinaires françaises, la quasidisparition des plats nationaux français et du régionalisme font que nous sommes plus proches de certaines habitudes alimentaires américaines de nos jours que nous ne l'étions par le passé. Nous assistons de plus en plus à une internationalisation des coutumes alimentaires, aussi les différences peuvent se percevoir davantage dans les détails. Un gigot, par exemple, est « piqué » d'ail en France, alors qu'aux Etats-Unis on le mange avec une « mint sauce », mais les deux sont rôtis. C'est dans le détail que les deux habitudes culinaires diffèrent. Il faut d'ailleurs remarquer ici que c'est une caractéristique américaine que d'avoir une série de « condiments », que l'on rajoute à chaque plat. Ces condiments regroupent une gamme incroyable de sauces, de pickles, etc. La différence entre les deux cultures est ici fondamen-

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taie, les Français préparent leurs sauces eux-mêmes, les Américains les achètent en petits flacons. De plus, les Français cuisent le plus souvent le mets qu'ils veulent assaisonner dans la sauce, alors que les Américains ajoutent la sauce dans leur assiette comme si cela était de la moutarde par exemple. Il semblerait que ce niveau de pratiques alimentaires soit resté sans changement, intouché, car sans doute les Américains ne sont-ils pas conscients de la différence des pratiques culinaires à ce niveau précisément. C'est pour cette raison vraisemblablement que les Américains à Paris qui recueillent et exécutent ensuite un grand nombre de recettes françaises, ne « cuisinent pas français ». En effet, une certaine saveur y est souvent absente sans qu'ils le remarquent ou puissent se l'expliquer. Nous pourrions citer comme exemple une paëlla, faite par des Américains de Paris qui nous avaient invités. Tout d'abord, notons rapidement que cette internationalisation dont nous avons parlé, fait que la paëlla est devenue aussi française qu'une blanquette de veau, et encore, mange-t-on plus fréquemment de la paëlla à Paris que de la blanquette. Cette paëlla avait perdu tout caractère, elle était devenue un mélange de riz cuit à l'eau, de crevettes et de légumes tous bouillis, comme le sont habituellement les légumes aux Etats-Unis, les légumes n'étaient d'ailleurs pas les légumes habituels de la paëlla et les tomates étaient notamment inexistantes. On pourra riposter en disant qu'il existe partout de mauvais cuisiniers, mais cet exemple est cependant révélateur de la différence entre le « bouilli » et le « sauté » par exemple, parmi d'autres différences culinaires. Cet exemple est d'ailleurs banal et nous en avons bien d'autres. Il y avait incontestablement un effort d'acculturation si l'on peut dire, mais à cause du détail et de la forme, on retrouve la culture du pays d'origine et non la culture dont on voulait adopter un aspect. Un autre exemple de cet attachement à la culture américaine en matière de pratiques culinaires, malgré les tentatives pour y échapper, est le mélange du sel et du sucre. C'est en quelque sorte une des bases des pratiques alimentaires américaines que de mêler le sucre et le sel dans la cuisine. Par exemple, on mange les côtelettes de mouton avec des tranches d'ananas frais, on ajoute de la compote de pommes à la viande quelle qu'elle soit, ou de la gelée. On mélange aussi des fruits frais à la salade verte. Mais les Américains sont eux-mêmes peu conscients de ce phénomène, et si on le leur fait remarquer, pour leur demander leur avis, ils nous rappellent que nous mangeons de la compote de pommes avec la viande. Ce qui

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est peu fréquent en France où cela ne se fait qu'avec du porc. Ils ajoutent encore que nous mélangeons, nous aussi, les fruits et la salade verte, ce qui est assez rare et ce sont en général des pommes. Leur refus d'admettre ce particularisme culinaire vient de ce qu'ils n'en sont pas conscients. Cependant ils sont conscients de respecter une habitude culinaire américaine lorsque ce mélange de sel et de sucre apparaît à l'occasion d'un plat national comme, par exemple, la dinde du Thanks Giving Day qui est toujours accompagnée de gelée de groseilles. Mais s'ils ajoutent une gelée quelconque à un morceau de poulet ou de jambon, ils ne pensent pas conserver une coutume américaine, et ils vous diront avec fermeté qu'ils « mangent uniquement français ». En conclusion, ils souhaitent et pensent avoir acquis des habitudes alimentaires françaises, mais il y a toujours une part d'illusion dans ce domaine. Il semblerait que les habitudes les plus ténues et les plus délicates soient celles qui sont le plus difficiles à saisir et adopter, et la bonne volonté ne peut être d'un grand secours ici. Ils peuvent rejoindre les Français au niveau du steak-frites, mais un fourmillement de détails révèlent toujours que l'habitude alimentaire n'est pas totalement intégrée. Pour terminer ce chapitre sur les habitudes alimentaires, nous voudrions mentionner quelques habitudes qui se situent plutôt au niveau des gestes du repas. Les dîners diffèrent souvent quant à leur forme aux Etats-Unis et en France. Les Américains affectionnent beaucoup le dîner-buffet où tous les invités vont se servir eux-mêmes et mangent en tenant leur assiette sur leurs genoux. C'est une habitude encore très fréquente chez les Américains de Paris, ce qui peut surprendre car les Français y sont en général assez hostiles. L'habitude du dîner-assis reste très répandue en France et ne semble pas avoir influencé grandement les Américains qui vivent à Paris. La différence ne se situe pas essentiellement au niveau de la « position », soit à table, soit avec son assiette sur les genoux, mais le fait de tout mettre dans la même assiette est un facteur considérable de différence culturelle. En effet le Français ne redoute pas tant la situation inconfortable que le fait que les différentes saveurs se mélangent et les goûts peuvent se heurter lorsque les mets se rencontrent tous dans la même assiette. Il y a très peu de Français qui parviennent à s'habituer à cette coutume, paraît-il, mais il y a en revanche très peu d'Américains, même complètement installés à Paris, qui semblent gênés par cette même coutume. La vitesse même du repas américain surprend les Français. Même s'il s'agit d'un dîner élégant et formel, la rapidité avec laquelle est mené le

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repas est assez inhabituelle en France. Si nous examinons ce fait avec insistance, nous remarquons que pour les Américains les « temps de conversation » se situent avant le repas avec les cocktails, et après le repas avec le café, et non tout au long du repas comme en France. Le repas lui-même est extrêmement bref, on ne s'y attarde pas, on est là pour se nourrir et non pour converser ou pour savourer un plaisir. Nous pensons à cet Américain qui nous disait : « Je ne comprenais pas au début où j'étais à Paris que les Français se réunissaient seulement pour manger, pour avoir du plaisir ensemble, c'est tout. » Aussi, au cours d'un repas américain, il y a une économie de mots, une économie de gestes, il n'y a pas de temps perdu. Les Américains de Paris que nous avons rencontrés n'ont pas totalement adopté le rythme français, c'est-àdire sa lenteur, ils conservent cette séparation entre la conversation avant et après le repas, et le repas lui-même. On pourrait se demander alors si ce ne sont pas les aspects qui suscitent le moins l'attention qui se modifient le plus difficilement. Les Américains de Paris sont surtout attentifs aux recettes de cuisine en matière d'habitudes alimentaires et, malgré quelques illusions, ils peuvent finir par adopter plus ou moins certaines pratiques culinaires françaises, mais les mille petits détails de la cuisine française, tout comme les détails concernant davantage la forme que le contenu de certaines habitudes alimentaires, tout comme enfin les gestes du repas lui-même, ne parviennent pas à capter leur attention et restent ainsi ignorés. De ce fait, sans même qu'ils en soient avertis, bon nombre de leurs habitudes demeurent inchangées.

II.

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1. La presse La population américaine de Paris reste très liée à la presse américaine, que ce soit dans la lecture des quotidiens ou dans celles des hebdomadaires. Le fait d'être ou de rester très lié à la presse américaine n'exclut pas toujours, cependant, la lecture de la presse française. Parmi les personnes que nous avons interviewées, nous constatons, en effet, que la moitié environ lit à la fois les quotidiens français et les quotidiens américains et qu'il en est de même pour les hebdomadaires.

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Quant à la moitié des personnes ne lisant que l'une ou l'autre presse, la proportion qui lit uniquement la presse américaine est beaucoup plus importante que celle qui ne lit que la presse française. Nous avions remarqué, au cours de nos observations, qu'un bon nombre d'Américains, à Paris depuis longtemps, certains ici depuis cinquante ans, continuaient à lire régulièrement quotidiens et hebdomadaires américains. Aussi nous avons tenté de voir si l'ancienneté à Paris avait une influence sur la lecture de la presse en général. Il apparaît tout d'abord une différence entre quotidiens et hebdomadaires, nous les considérerons donc successivement. L'ancienneté à Paris a en effet une influence sur la lecture des quotidiens. Les nouveaux arrivés, soit ceux qui sont à Paris depuis moins de cinq ans, lisent en général uniquement les quotidiens américains, à l'exclusion de tout autre. En revanche, lorsque leur ancienneté à Paris dépasse cinq ans, ils lisent à la fois la presse française et la presse américaine en matière de quotidien. Ceci peut s'expliquer aisément par le fait que plus la séparation avec le pays d'origine devient importante dans le temps, plus les liens avec ce pays s'atténuent, moins ils sont exclusifs. Mais la distinction qui s'opère selon l'ancienneté à Paris, se fait davantage en fonction d'une attraction pour la presse française qu'en fonction d'un détachement envers la presse américaine. En effet, qu'il s'agisse d'Américains arrivés récemment à Paris (leur arrivée datant toujours de plus d'un an, puisque c'était une des limites que nous nous étions imposée dans le choix de nos interviewés) ou qu'il s'agisse d'Américains complètement ou définitivement installés à Paris, on ne constate qu'un faible abandon de la lecture de la presse américaine. Nous reviendrons plus loin sur cet attachement des Américains à leur presse nationale. Par ailleurs, la comparaison entre l'ancienneté à Paris et la lecture des quotidiens fait apparaître un autre phénomène intéressant, qui concerne cette fois la presse française. En effet, ceux, peu nombreux, qui ne lisent que les quotidiens français, se situent aux deux pôles de l'ancienneté à Paris, soit à la fois parmi les nouveaux arrivés et parmi ceux qui sont établis ici depuis plus de quinze ans. Comme on le constate, ce groupe de faible importance a cependant une façon de se distribuer qui est intéressante. Le fait de se consacrer uniquement à la presse française dans la lecture des quotidiens pourrait révéler, quant au groupe de ceux qui sont plus anciennement établis à Paris, une

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intégration déjà accentuée. Quant au groupe des nouveaux arrivés, le même phénomène pourrait révéler un certain désir de s'intégrer à la communauté du pays où ils viennent vivre, d'où un certain enthousiasme à partager les intérêts de cette communauté et à se plonger rapidement dans tous les détails qui en font sa vie. En résumé, nous pouvons dire en ce qui concerne les quotidiens, que les Américains de Paris auraient une tendance assez nette à lire la presse française et la presse américaine à la fois, à l'exception des nouveaux arrivés qui auraient une attitude plus tranchée et plus partagée en ce sens qu'ils lisent soit exclusivement la presse américaine, et cela dans une forte proportion, ce qui indiquerait un attachement plus fort à leur pays d'origine sans doute en fonction de la langue, soit la presse française ce qui révélerait alors un effort d'intégration. La lecture des hebdomadaires se présente de façon différente. La plupart des Américains de Paris, et cela dans une large proportion, lit à la fois les hebdomadaires français et les hebdomadaires américains. Et ici, l'ancienneté à Paris semble être sans influence. Ils ne semblent ni liés, ni attirés, de façon exclusive par l'un ou l'autre. Ceci pourrait se comprendre de plusieurs façons. Tout d'abord quant aux nouveaux arrivés, moins fermement attachés à la lecture des hebdomadaires américains qu'à celle des quotidiens, il se peut que l'hebdomadaire français soit d'une lecture plus facile qu'un quotidien pour un étranger qui ne posséderait pas la langue française de façon courante. La présence d'images notamment pourrait être d'un grand secours pour la compréhension du texte. De plus la présentation des articles est faite de façon plus attrayante. D'autre part, le type même d'informations que l'on trouve dans un hebdomadaire diffère du type d'informations fournies par un quotidien et également la forme donnée à ces informations établit une autre distinction, l'hebdomadaire offrant davantage de commentaires, le quotidien offrant surtout une série d'informations, précises. Ainsi, si le choix de l'hebdomadaire apparaît plus neutre, ce peut être en raison de la nature et de la forme des informations recherchées ; étant plus générales, ou même moins nationales, il devient indifférent de les rechercher dans la presse américaine ou dans la presse française. En conséquence l'attachement à la lecture exclusive de la presse américaine devient moindre en ce qui concerne les hebdomadaires que les quotidiens. Il reste enfin à signaler une légère confusion qui peut s'établir au sujet de l'hebdomadaire. Il y a en effet l'hebdomadaire et la revue, le pre-

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mier étant plus spécialisé en politique, la seconde étant plus générale, ou spécialisée dans d'autres sujets que la politique, tous deux paraissant chaque semaine. Parmi les hebdomadaires que lisent les Américains de Paris que nous avons interviewés, les plus cités sont Paris-Match, l'Express, parfois l'Observateur, que nous rangerons tous dans le groupe des hebdomadaires à proprement parler. Sont également cités Jours de France et Elle qui seraient davantage des revues ou magazines. Les hebdomadaires américains le plus fréquemment cités sont : Time et Newsweek. Parmi les quotidiens américains, c'est le New York Herald Tribune qui est toujours cité et qui est d'ailleurs le seul à être vendu en France. Les quotidiens français les plus fréquemment cités sont le Monde, le Figaro, on note aussi quelquefois mais rarement, l'Aurore. Il est assez évident que le choix même de ces quotidiens et hebdomadaires est révélateur d'une certaine classe sociale à laquelle appartiennent en majorité les Américains de Paris. Si le choix du journal est d'une grande importance en ce qui concerne l'information, le choix des articles, lus dans ces journaux, n'est pas d'une importance moindre \ Le type d'article unanimement lu est la politique internationale. Ensuite la vie américaine et la vie littéraire et artistique sont les deux sujets qui suscitent le plus d'intérêt. Les dessins humoristiques font aussi l'objet d'une attention non négligeable. Notons enfin la quasi-indifférence dont fait l'objet la politique française. L'intérêt pour les dessins humoristiques est sans doute une caractéristique américaine. Ils sont en effet beaucoup plus populaires aux EtatsUnis qu'en France. Il se pourrait qu'ils soient une des causes, même minimes, de l'attachement des Américains de Paris à la presse américaine. Le fait que les articles sur la vie américaine soient spécialement recherchés révèle encore une certaine ténacité des liens avec le pays d'origine, et explique aussi, en partie, que ces Américains lisent en général les deux presses, américaine et française. L'attraction unanime exercée par les articles ayant trait à la politique internationale, peut être d'une part une motivation à lire les deux presses. Il est en effet possible que, pour avoir un jugement objectif sur les événements internationaux, cette double information soit utile ou considérée comme nécessaire. D'autre part il se peut que l'importance accordée à ce type d'ar-

1. Nous avons proposé à nos interviewés le choix d'articles suivant : financier, économique, politique internationale, politique intérieure française, politique extérieure française, vie américaine, vie sportive, vie littéraire et artistique, faits divers, dessins humoristiques.

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ticles soit provoquée par la place qu'occupent les Etats-Unis, surtout pour les Américains, sur la scène internationale. Nous avons tenté de voir si l'ancienneté à Paris avait une influence sur le choix des articles. Il ressort que, si la politique internationale est d'un intérêt identique pour les Américains nouvellement arrivés, ou installés à Paris depuis longtemps, soit plus jde quinze ans, une différence se dessine parmi ces derniers. D'une part, la vie américaine semble perdre de son importance et les articles qui y ont trait sont beaucoup moins recherchés par ce groupe d'Américains ; d'autre part, un nouvel intérêt apparaît, celui suscité par la politique française. C'est le seul groupe d'Américains qui y prête attention. Ainsi l'indifférence à l'égard de la politique française s'estompe à mesure que le séjour en France se prolonge. L'ancienneté à Paris sans affaiblir les liens avec le pays d'origine, renforce l'intérêt envers le pays où l'on est établi. Cependant, cette persistance de l'attachement à la presse américaine, quelle que soit la durée du séjour à Paris, mérite quelque attention, il apparaît surprenant mais explicable. Pourquoi les Américains à Paris, même s'ils sont ici depuis cinquante ans, continuent-ils à lire régulièrement la presse américaine ? Il se peut tout d'abord que, comme tout étranger, ils aient le désir de lire la presse de leur pays dans le but d'être informés « de l'intérieur », et non seulement d'être informés « sur leur pays ». Ces informations ont alors un caractère plus familier dans la presse nationale que dans une presse étrangère. On retrouvera certainement cette attitude chez un grand nombre d'étrangers quel que soit leur pays d'origine. Cependant, à Paris, il est certain que la presse américaine est une des plus accessibles, des plus faciles à se procurer, on ne peut en dire autant de toutes les presses étrangères. Par ailleurs, le fait d'être loin, un peu « coupé » des Etats-Unis, peut renforcer le besoin d'être « au courant », de savoir ce qui s'y passe. Cette sensation de devenir un étranger pour son propre pays, peut aiguiser le besoin de maintenir les attaches déjà existantes, même si elles sont un peu impersonnelles, avec son pays d'origine. Ce qui expliquerait l'intérêt porté aux articles sur la vie américaine, par un grand nombre d'Américains interviewés ; car, même si cet intérêt décroît en fonction du temps, il persiste. Par ailleurs, même si les Américains qui sont à Paris depuis plus de quinze ans se désintéressent légèrement de ce type d'articles sur la vie américaine, ils persévèrent dans la lecture de la presse américaine.

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Enfin, le comportement de ces Américains est malgré tout moins surprenant que celui de certains Français qui lisent, eux aussi, la presse américaine et la presse française. Il s'agit en général de cadres supérieurs de l'industrie, ou d'hommes politiques, qui pensent trouver dans l'une, des informations qui font défaut à l'autre. Pour se faire une idée plus juste de certains problèmes, il est bon, dit-on, d'avoir ces deux sources d'information, et les Américains se comporteraient comme ces Français-là. Leur motivation pourrait être partiellement un souci d'objectivité, de précision qui ne peut s'opérer que par un recoupement des informations ou des témoignages, et non pas uniquement un désir profond et confus de ne pas briser les attaches et de maintenir les liens avec leur propre pays.

2. Associations et clubs Du fait même qu'il est reconnu que c'est une caractéristique américaine que de se grouper en associations ou en clubs, nous avons observé tout particulièrement le comportement des Américains de Paris que nous avons interviewés, dans l'appartenance à ce genre de groupements. Nous allons distinguer pour plus de commodité les associations et les clubs. Les associations sont prises ici au sens d'association professionnelle. Un faible nombre seulement des personnes que nous avons interviewées est affilié à une association professionnelle. Les femmes y seraient affiliées en plus grande proportion que celle des hommes. D'autre part, parmi le faible groupe de personnes affiliées à une association professionnelle, une forte proportion, que ce soit hommes ou femmes, est ou reste affiliée à une association professionnelle aux Etats-Unis. On peut y voir là un autre élément indiquant une persistance des liens, voulus ou nécessaires, avec le pays d'origine. Comme pour la presse, il se peut qu'inconsciemment ils ne veuillent pas rompre des attaches, insignifiantes en apparence, avec leur propre pays. En résumé, d'une part le fait d'être affilié à des associations professionnelles des Etats-Unis indiquerait un renforcement de l'appartenance nationale, d'autre part, la faiblesse de cette affiliation, puisqu'elle ne concerne qu'une proportion minime, révélerait qu'un certain type de comportement s'atténue. Les clubs n'ont pas auprès des Américains de Paris la popularité dont ils bénéficient aux Etats-Unis. L'ancienneté à Paris a une influence sur ce comportement. En effet, nous avons pu constater que les person-

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nés récemment arrivées à Paris avaient une tendance plus forte à appartenir à un club que celles qui sont ici depuis longtemps. Par exemple, le club de la rue Marbeuf, comportant également un restaurant et une piste de danse, qui est d'ambiance typiquement américaine, que ce soit par le type de vêtements ou le comportement des habitués, est fréquenté par un grand nombre de nouveaux arrivés et ne l'est pas par ceux qui sont à Paris depuis longtemps. Mais ces derniers ne fréquentent pas davantage d'autres clubs et ne sont affiliés à aucun. Les femmes appartiennent plus volontiers à des clubs, mais leur proportion reste très faible. Elle ne paraît non négligeable que si on la compare à la proportion des femmes françaises affiliées à un club. De plus, à leur sujet, il y a peut-être une légère ambiguïté au sujet de l'influence exercée par l'ancienneté à Paris. En effet, il existe à Paris un club réservé aux femmes américaines mariées à des Français ; ce club regroupe environ quatre cents femmes. Or, certaines de ces femmes sont à Paris depuis trente ans, et dans ce cas, l'ancienneté à Paris n'affaiblit pas l'appartenance à un club, celle-ci étant déterminée par la situation conjugale. Excepté ce cas particulier, on peut dire que l'ancienneté à Paris est en raison inverse de l'affiliation aux clubs. Mais le phénomène important, sur lequel nous insistons, est essentiellement la faiblesse de cette appartenance. Il convient de remarquer encore que le club pour hommes seulement, tel qu'on le trouve aux Etats-Unis, est pratiquement inexistant en France, de même que les clubs féminins sont infiniment moins nombreux en France qu'aux Etats-Unis. Aussi la non-appartenance aux clubs est alors liée, en partie du moins, à la non-existence de ceux-ci. Il n'en reste pas moins que ce phénomène qui nous intéresse ici, soit la faiblesse de l'affiliation aux clubs, même s'il est sous la semi-dépendance de facteurs pratiques, est révélateur de changement de mode de vie et de changement de comportement. Considérons enfin les clubs et associations sportives. Là encore nous avons observé une faible appartenance à ce genre de groupements, ce qui pourrait surprendre si l'on songe à l'importance des activités sportives aux Etats-Unis. Mais le fait de ne pas appartenir à un club sportif ne signifie pas obligatoirement un déclin ou une non-pratique des sports. Le changement intervient au niveau du mode de la pratique des sports. Il se peut que, comme les Français, les Américains de Paris rencontrent un aussi grand nombre de difficultés en ce qui concerne les clubs sportifs, soit pour s'y inscrire, soit pour s'y rendre, faute de temps disponible, ou à cause d'une distance trop grande avec le lieu de tra-

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vail ou le domicile. Il arrive alors que les conditions d'existence, donnant aux Américains de Paris le même cadre de vie qu'aux Français, ne les contraignent à adopter une attitude et un comportement plus adaptés à ce cadre. Il se produit alors un changement dans la façon de pratiquer un sport et non dans la pratique elle-même. Aussi, les Américains à Paris, comme les Français, font-ils du sport hors des clubs, et en fontils essentiellement pendant les week-ends et les vacances. On retrouve cette caractéristique du mode de vie français qui consiste à faire pendant les vacances tout ce qu'on ne peut faire pendant l'année ; on fait donc du ski pendant les vacances et les week-ends d'hiver et de la natation ou de la voile pendant les vacances d'été. Pour revenir aux clubs sportifs, il est certain que la nature même de certains sports fait qu'ils ne peuvent être pratiqués que hors de Paris, comme le ski, la voile et autres sports nautiques, et qu'ils ne nécessitent pas d'inscription à un club. Il en est de même pour d'autres sports comme la bicyclette ou même la marche, qui, aux Etats-Unis, s'exercent souvent par l'intermédiaire d'un club. D'une façon générale, on peut dire que tous les sports, même le tennis, l'équitation et autre, du fait qu'ils sont pratiqués hors de Paris et de préférence pendant les vacances et les week-ends, ne nécessitent souvent pas l'inscription à un club. Cette façon de situer différemment les activités sportives dans le temps montre une modification du comportement des Américains de Paris, mais ce serait, en partie, le changement des conditions de vie qui provoque le changement d'attitude et de comportement. Il serait intéressant de tenter de déterminer les activités sportives qu'ils exercent, par l'intermédiaire d'un club ou non. Nous avons pu observer que le polo, le golf et le tennis sont les sports qui ont leur préférence et qu'ils pratiquent en s'inscrivant à un club. Le ski, la voile sont les sports qu'ils affectionnent également mais qui ne nécessitent pas cette inscription. Le polo et le golf réclament une inscription à un club pour avoir la possibilité de les pratiquer. Aussi, dans ce cas, l'appartenance à un club n'est pas obligatoirement signe d'un esprit grégaire. Mais ce peut être le signe de l'appartenance à une classe sociale tout comme était significatif le choix de certains quotidiens ou de certains hebdomadaires. En effet, pourquoi les Portugais à Paris ne jouent pas au polo ? L'origine socio-économique de ces deux catégories d'étrangers est totalement différente, mais nous avons suffisamment insisté dans notre introduction, sur cette position privilégiée occupée par les Américains

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de Paris pour ne pas y revenir davantage. Cependant, nous avons ici, encore une fois, la confirmation que c'est l'establishment qui constitue surtout la minorité américaine de Paris.

3. Les amis Il a paru intéressant d'examiner les contacts qu'avait la population américaine de Paris avec les Français ainsi que les relations interpersonnelles qu'ils établissaient avec eux, et de déterminer dans quelle mesure et de quelle façon ces Américains pénétraient le milieu français. Aussi avons-nous observé et analysé les relations d'amitié de ces Américains de Paris. Le problème de l'amitié est un problème complexe et ambigu. Il faut, en premier lieu, distinguer entre les amis et les « relations », soit entre deux types de relations interpersonnelles, l'une généralement superficielle, l'autre plus profonde. Ensuite, la définition même de l'amitié est délicate et difficile à préciser, car elle varie à la fois entre individus, témoin cette réflexion d'un de nos interviewés : « Comment pouvezvous parler de cinq meilleurs amis, personne ne peut avoir cinq amis, c'est impossible, cela n'existe pas », l'amitié même lui paraissait une notion totalement imaginaire, et elle varie aussi entre les cultures. Aussi c'est souvent lorsque l'on paraît être d'accord sur la nature de l'amitié, sa valeur et ses limites, que l'on diverge le plus. C'est à propos du problème de l'amitié enfin, qu'apparaissent tous les dangers de l'illusion. On croit ne pas avoir d'amis et l'on s'aperçoit qu'on en a, on croit avoir des amis et ils vous échappent. Lorsqu'on s'imagine avoir un ami, il arrive souvent que l'on fasse une projection, c'est parce qu'on le considère comme tel qu'on pense être considéré de la même façon, mais « on n'est jamais le meilleur ami de son meilleur ami ». Malgré toutes ces difficultés, nous allons décrire les relations d'amitié des Américains de Paris que nous avons observés. La description sera faite, d'une part grâce à l'analyse de ce que nous ont déclaré nos interviewés, non seulement sur leurs propres amis, mais sur les difficultés, ou l'absence de difficultés, à avoir des amis français ; et d'autre part, grâce à la synthèse de ce que nous avons observé nous-mêmes, au cours des dîners et parties, et tout au long de nos rencontres avec nos informateurs. Ce sera l'ensemble de ces informations qui nous permettra de conclure sur les amis des Américains de Paris.

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Considérons tout d'abord les personnes qu'ils côtoient le plus souvent, pour des raisons professionnelles ou autres. Nous avions demandé à nos interviewés si la majorité des personnes qu'ils voyaient le plus fréquemment était américaine ou autre, et il apparaît que cette majorité de personnes est le plus souvent américaine. Il est vrai que les Américains de Paris côtoient surtout, du fait de leur travail, d'autres Américains, et que cela peut conditionner des relations d'amitié. En effet, les fonctionnaires de l'ambassade ou d'autres services américains et les professeurs enseignant dans les écoles américaines, par exemple, sont continuellement, et presque exclusivement, en contact avec d'autres Américains. Les industriels des grandes firmes américaines de Paris, les avocats, qui ont essentiellement des clients américains, le plus souvent des sociétés, puisqu'elles suivent le droit américain, enfin les personnes qui travaillent dans des banques ou des journaux américains, sont eux aussi sans cesse, et surtout, en contact avec d'autres Américains. Seuls les artistes, comme les peintres et les écrivains, se trouvaient davantage en contact avec des personnes de nationalités plus variées. Mais cette diversité, si elle réduit le nombre de personnes de nationalité américaine, n'augmente pas celui des personnes de nationalité française ; il se trouve en effet dans cet entourage, un grand nombre d'étrangers de toute nationalité. De plus, ces artistes américains se connaissent pratiquement tous et forment un groupe qui, sans être clos, est très lié, d'où une fréquentation importante d'Américains. Cette analyse des personnes le plus souvent côtoyées aidera à expliquer un aspect des relations d'amitié, celui de la nationalité des amis, et à éclairer les difficultés à nouer des relations d'amitié avec les Français. Considérons maintenant les amis proprement dits. Nous avions demandé aux personnes interviewées de nous donner la nationalité de leurs cinq meilleurs amis. Il apparaît que, pour une très grande proportion des Américains que nous avons rencontrés, la majorité de leurs amis est de nationalité américaine, ce qui indiquerait une faible pénétration du milieu français. Ceci peut s'expliquer en partie par l'origine des personnes qu'ils côtoient de façon continue, et aussi par les différences culturelles. Nous reviendrons plus loin sur cette explication. Par ailleurs, si leurs amis, ou du moins les cinq meilleurs amis qu'ils mentionnent, ne sont pas tous de nationalité américaine, les autres sont souvent des étrangers, ce qui n'accentue pas la pénétration

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du milieu français. Comme il arrive souvent, les étrangers, s'ils ne se lient pas d'amitié avec leurs compatriotes, se lient plus facilement avec d'autres étrangers qu'avec les membres de la communauté dans laquelle ils vivent. Leur situation extérieure à la culture locale les rapproche et les lie, en créant une certaine ressemblance qui dissimule des différences ou des divergences parfois importantes. Ainsi, si la plus grande partie de ce groupe d'Américains a des amis américains, il faudrait dégager l'attitude qui accompagne ce comportement. Ils ne semblent pas satisfaits car ils désirent tous fortement avoir des amis français, et ils ressentent souvent cette situation comme un échec qu'ils tentent d'ailleurs d'analyser. Essayons d'en clarifier les raisons. Tout d'abord, il est difficile de se faire des amis à Paris, que l'on soit étranger ou non, un Français rencontre les mêmes difficultés. De plus, le fait de côtoyer peu de Français réduit les opportunités d'amitiés françaises, enfin le fait d'être enfermés dans un monde à part les sépare profondément de la communauté française. Le monde de leur travail est souvent étanche au monde français dans ce sens que leurs intérêts non seulement divergent, mais parfois même s'opposent. Par exemple, un directeur de société américaine à Paris nous disait à propos de l'amitié : « Je suis directeur de cette affaire mais il y a aussi un directeur français, et je sais qu'il ne faut pas que je sois ami avec lui, on me l'a dit, et avec les autres personnes de la société, c'est pareil, peut-être que je vais rester tout seul. » Ce directeur avait vraisemblablement des difficultés à rencontrer des Français, et de plus, il ne pouvait pas se lier d'amitié avec ceux qu'il rencontrait dans son travail, ceci pour des raisons professionnelles ; sans exagérer l'importance de ce facteur, il convient pourtant de le souligner. Enfin, l'image que les Américains ont des Français explique la difficulté qui nous intéresse ici. S'il est difficile de pénétrer le milieu français, c'est parce que le Français est peu ouvert et même méfiant. Comme toute perception, celle-ci ne recouvre qu'une partie de la réalité. Il se peut que les Français n'encouragent guère une amitié avec un étranger ou un Américain, mais ce n'est assurément pas la seule attitude des Français qui est la cause de ces difficultés. Celles-ci se situeraient à un autre niveau et viendraient de ce que Américains et Français ne donnent pas le même sens à l'amitié, et ne lui accordent pas la même place. Aussi les deux groupes ne parlent-ils pas de la même chose lorsqu'ils parlent de l'amitié. Considérons ici les Américains qui ont, ou prétendent avoir, une majorité d'amis français. 5

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On serait tenté de croire que ce sont les Américains qui sont à Paris depuis plus de quinze ans. Or, si l'on tente de voir, d'après les interviews, l'influence de l'ancienneté à Paris sur ce type de relations, on constate que ce sont, à la fois, les Américains qui sont à Paris depuis plus de quinze ans et ceux qui y sont depuis moins de cinq ans, qui affirment avoir une majorité d'amis français. Le phénomène est possible et explicable quant à ceux qui sont ici depuis longtemps ; cette affirmation peut recouvrir une réalité. Cependant nos observations personnelles, sans contredire ces affirmations de façon définitive, ne viennent pas les confirmer. En effet, au cours de certaines soirées où nous étions invitées, comme au cours de dîners intimes entre amis, nous avons constaté la plupart du temps que les personnes présentes étaient toujours américaines. Le nombre des Français était minime. A titre d'exemple, nous nous souvenons avoir dénombré les Français au cours d'une soirée de deux cents personnes chez des Américains à Paris depuis cinquante ans, et nous n'étions que cinq. Il se peut que les véritables amis ne soient pas ceux que l'on retrouve à des soirées ou à des dîners, et que les affirmations dont nous parlions aient une part de vérité. Il est préférable cependant de les rectifier quelque peu, car une part d'illusion peut entraîner une exagération des faits. Quant aux nouveaux arrivés, selon nos observations encore, ils sont victimes d'une illusion d'amitié, certaine, et qui oriente leurs réponses. Elle réside, en deux points ; il y a une illusion sur le terme même d'amitié et une illusion qui consiste à prendre son désir pour une réalité. L'illusion qui consiste à prendre son désir pour la réalité s'explique d'une part parce que les « Américains veulent être aimés », comme le dit M. Lerner qui y voit une caractéristique nationale, d'autre part parce qu'ils aiment peu être distinctifs, à la différence des Français, comme le dit L .Wylie, qui y voit une autre caractéristique nationale. Ce besoin éperdu d'être aimé et, en fait, d'être accepté, se lie à un désir sauvage d'intégration, pour ne pas être distinct des autres, pour ne pas s'en différencier, pour se fondre totalement dans le groupe où l'on vit. Ce désir d'intégration s'est d'ailleurs manifesté tout au cours de l'étude où un grand nombre de personnes que nous allions interviewer nous accueillaient par ces mots : « Interviewez-moi, je suis totalement intégré », et cela parfois, sans une connaissance de la langue française. Ce besoin de ne pas se distinguer des autres pourrait encore s'illustrer par l'exemple suivant : dans son grand désir d'être parfaitement intégré au milieu français, un Américain, installé à Paris depuis vingt ans, nous disait avec un fort accent : « Vous voyez, je n'ai plus l'air américain, tout le monde

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me le dit, on me prend pour un Français. » Le désir d'une intégration parfaite pour ne pas se différencier, lié au désir d'être aimé, explique cette illusion au sujet des relations d'amitié. Le second aspect de cette illusion qui est la confusion du terme même d'amitié, s'explique par des différences psychologiques d'ordre individuel (« qui peut être sûr d'avoir un ami ? », nous dit un interviewé) ainsi que par des différences de systèmes de valeurs entre les cultures ; le sens même de l'amitié varie d'une culture à l'autre, et non seulement d'un individu à l'autre. En ce qui concerne le groupe d'Américains ayant une majorité d'amis français, nous avons tenté de voir si l'activité professionnelle avait une influence sur les amitiés avec les Français. Il ressort alors que les fonctionnaires seraient ceux qui ont le moins d'amis français, et les artistes et écrivains seraient ceux qui en auraient le plus. Le caractère temporaire du séjour à Paris des fonctionnaires, et l'environnement exclusivement américain dans lequel ils vivent, expliquent facilement leur attitude. Les artistes et les écrivains sont davantage en contact avec des Français que les Américains des autres activités professionnelles, mais, surtout, ce sont ceux qui viennent à Paris pour des raisons plus profondes qu'une vie agréable ou pittoresque ; ils viennent ici parce qu'ils choisissent de nouvelles valeurs et certaines valeurs françaises leur conviennent davantage. Aussi sont-ils plus aptes à pénétrer le milieu français, à y avoir des amis, et sans doute à s'intégrer car ils adoptent davantage les traits culturels français, et sont plus proches de la culture française. Les différences culturelles sont alors moins sensibles aux artistes et écrivains américains et certaines s'estompent, ce qui facilite leurs relations avec les Français d'une façon générale, et ce qui leur permet d'atteindre un registre plus profond dans ces relations. En conclusion, les relations d'amitié entre Français et Américains peuvent être gênées ou facilitées par des différences culturelles de deux ordres. Ce peut être soit des différences se situant au niveau individuel, ou plus exactement au niveau des caractéristiques de la personnalité de base. Ces différences seraient alors plus psychologiques et provoquées soit par la méfiance d'un Français récalcitrant par exemple, soit par la trop grande familiarité d'un Américain sans-gêne. Les relations d'amitié seront entravées car le Français sera gêné par le sans-gêne américain et il en oubliera sa générosité, la méfiance du Français gênera l'Américain qui en oubliera sa discrétion.

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Ce peut être aussi des différences se situant au niveau du modèle culturel de la relation personnelle. Ces relations entre individus obéissent à tout un ensemble de règles informelles qui varient d'une culture à l'autre, et le modèle même des relations d'amitié a un caractère différent en Afrique et en Europe par exemple. (On peut également trouver des différences d'ordre culturel entre les amitiés dans des grandes villes et les amitiés dans des villages, ou encore dans des quartiers résidentiels et dans des quartiers populaires où ces relations d'amitié s'identifient aux relations familiales.) L'Américain à Paris a conscience de ces différences ou les perçoit confusément, car il s'exprime parfois ainsi : « Si on arrive à avoir des amis en France, c'est plus profond. » Tout se passe comme s'il jugeait les relations interpersonnelles en France, d'une qualité supérieure. Aussi, l'on comprend que ce soit un facteur supplémentaire qui l'incite à avoir des amis à Paris, des amis français. Cependant, même s'ils veulent adopter un certain mode de communication interindividuelle, différent du leur, les Américains ont du mal à réagir comme des Français, la relation est choisie mais non « sentie ». L'interaction des deux modèles est alors une source de différends et de conflits. Vouloir avoir des amis français, non pas pour « connaître » des Français de façon sans doute superficielle, mais pour la nature même des relations d'amitié, et y rencontrer tant de difficultés, sans parvenir à se les expliquer, est le problème d'un grand nombre d'Américains de Paris \ Ils essaient alors de comprendre cet échec, à travers les différences psychologiques individuelles. Or, c'est dans les différences mêmes des systèmes de valeurs qu'il faut chercher une explication, car il est difficile de changer un trait culturel sans modifier l'ensemble de la culture.

III.

CONCLUSION

C'est au niveau de la vie quotidienne que réside toute l'ambiguïté de leur participation à la vie française et de leur intégration. Le désir d'intégrer le milieu français et de s'intégrer à la culture française, n'équivaut pas à une intégration, même si le désir de ressem1. Quelques résultats statistiques se trouvent en annexe.

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blance est déjà ressemblance. On pourrait dire que les Américains de Paris ont parfois tous les gestes des Français sans qu'il y ait dans ces gestes la tonalité affective de ceux des Français, que ce soit dans les habitudes alimentaires, les modes d'achats, ou autres comportements. On pense ici à l'expression du poète : « Ils ont tous les gestes de l'amour sans que l'amour ait subsisté », ils ont tous les gestes des Français sans avoir pénétré la culture française. Comme le dit R. Linton à piopos de l'acculturation, « un individu peut sans doute apprendre à agir et même à penser en fonction de la nouvelle culture, mais ce qu'il ne peut apprendre, c'est à sentir selon elle (to feel in these terms) ». Cependant même si leurs nouveaux comportements restent à la superficie de leur personnalité, sans la modifier profondément, il n'en reste pas moins certain qu'il s'effectue chez eux une participation à la vie quotidienne française, et qu'ils modifient leurs anciens comportements. Le fait qu'ils considèrent certains traits culturels français comme exotiques et le fait qu'ils « goûtent » la culture française plus souvent qu'ils ne cherchent à l'adopter, introduit une large part d'illusion dans leur participation et la modification ou le changement de leurs comportements.

CHAPITRE II

La famille

Dans le chapitre sur la famille 1, nous consacrerons le premier point aux images du futur que se font les enfants américains à Paris et aux EtatsUnis, et nous considérerons les souhaits des parents au sujet des études de leurs enfants afin de voir, là encore, la force des liens avec le pays d'origine. Un décalage entre les deux niveaux, soit un changement des valeurs au niveau des enfants coexistant avec un attachement au pays d'origine au niveau des parents, est sans doute une source de difficultés pour la famille américaine vivant à Paris. Nous décrirons ensuite les images du couple et de la mère dans les deux cultures pour voir si elles diffèrent ou se rapprochent et la part de stéréotype qu'elles contiennent.

I.

IMAGE DU FUTUR POUR LES ENFANTS

Au cours de la phase d'observation, nous avions remarqué une différence de comportement parmi les enfants américains de Paris ; notamment, ceux qui étaient nés à Paris ou qui étaient à Paris depuis longtemps, par exemple, « avaient l'air plus français » que les autres, sans que cette distinction se retrouve chez leurs parents. Il est certes difficile de préciser à quoi l'on se réfère lorsque l'on trouve qu'une personne « a l'air américain » ou « n'a pas l'air fran1. Ce chapitre a été rédigé à l'aide des autobiographies de l'avenir effectuées dans les deux écoles de Paris et San Francisco, ainsi qu'à l'aide des entretiens non directifs et des questionnaires.

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çais ». Il y a, en effet, un danger à accorder trop de crédit aux impressions, mais nous tenterons cependant de les clarifier. Nous avons observé, tout au long de cette étude, les enfants de certains de nos informateurs, informateurs au sens ethnologique du terme, c'est-à-dire ceux qui nous informaient non seulement sur eux-mêmes, mais sur la communauté à laquelle ils appartenaient. De plus, ils nous informaient à la fois par ce qu'ils disaient explicitement et par ce que nous observions quant à eux. Aussi, par un contact fréquent avec leurs enfants, nous avions pu les observer dans différentes situations et nous avions noté toute une série de comportements et de gestes qui diffèrent de ceux d'autres enfants américains également observés. Nous pouvions remarquer des différences, par exemple à la sortie de l'école, dans la façon dont on accueille ou rencontre ses parents, dont on quitte ses petits camarades. Au cours des jeux dans les jardins de Paris, la façon de discuter les règles du jeu ou d'attribuer les rôles ensuite, la manière d'exprimer la joie ou le mécontentement, enfin le mode même des disputes, auraient davantage apparenté ces enfants américains à des enfants français. Chez eux, également, une certaine manière d'être avec les gens ou avec les objets, la façon de se tenir à table et de manger, voire même d'utiliser le frigidaire, faisaient apparaître des différences qui n'étaient pas qu'individuelles. Donnons quelques précisions. Les enfants américains ignorent davantage leurs parents, s'ils les rencontrent à la sortie des classes, c'est simplement le « Hi » sans plus d'exubérance, c'est tout juste s'ils les remarquent. Les enfants français ont des réactions plus manifestes qui peuvent être de satisfaction (comme l'annonce d'une bonne note) ou de revendication quelconque. D'autre part, quittant leurs camarades, les uns seront assez brefs, du style « Bye Jenny », les autres, au contraire, auront une série de recommandations importantes ou de mises au point à faire. En ce qui concerne les jeux, les petits Français « discutaillent » davantage, ils n'en finissent pas, souvent, de mettre au point les règles du jeu pour les adapter à la situation présente, ou de décider qui sera celui qui « colle » ou celui qui envoie le ballon ; il y a toujours un cas particulier à résoudre. La décision finale prend parfois tant de temps qu'il n'est pas rare d'entendre les parents leur crier de « faire vite s'ils veulent jouer avant la nuit ». Les petits Américains semblent plus prompts à décider et une fois la décision prise, on remet moins en

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question le règlement ou les ordres du leader. Les disputes, enfin, seraient plus « verbales » chez les enfants français, plus violentes chez les enfants américains. Dans leur foyer maintenant, les petits Français « demandent la permission » plus souvent que les petits Américains, et s'ils ne le font pas, ils pensent qu'ils devraient peut-être le faire, ce qui conditionne malgré tout une attitude différente. L'enfant américain parle davantage d'égal à égal avec les adultes. Nous avons cité le frigidaire, comme symbole, car c'est vraiment le domaine de l'enfant américain qui s'y sert de tout à toute heure, avec tous ses petits copains. A table, enfin, l'enfant français obéit à un grand nombre de règles ou le devrait, alors que l'enfant américain se sert, laisse dans son assiette, et utilise ses doigts avec beaucoup plus de facilité. Enfin, cette manière d'être avec le monde, cette façon d'être plus soigneux avec les objets et de ne pas se mêler de tout dans les conversations des adultes, est différente dans les deux catégories d'enfants. Et même s'il y a une évolution dans l'éducation des enfants en France, dans le sens d'une plus grande tolérance, le poids des traditions ne s'efface pas si aisément ni si rapidement, sans qu'il n'y laisse quelques traces. Les règles ne sont plus observées comme par le passé, mais même abolies, elle restent dans une sorte de pénombre et conditionnent une certaine attitude. C'est sans doute surtout au niveau de ces attitudes que nous avons rapproché ces enfants américains des enfants français. Que ce soit dans la façon dont on s'assied, dont on croise les jambes, que ce soit dans la manière de s'adresser à un adulte, que ce soit au niveau des gestes que l'on a pour saisir un objet ou pour s'exprimer d'une façon quelconque, il y a toute une série d'expressions non verbales qui font que certains enfants, peut-être, ont l'air plus américains que d'autres. Ces observations et ces réflexions, jointes à l'idée déjà énoncée que, dans une famille, ce sont les enfants qui s'acculturent les premiers, nous ont poussée à croire que cet « air français » de certains enfants américains était davantage qu'une impression, et que, sans doute, ces enfants, bien que vivant dans un milieu américain, se modifiaient plus rapidement ou davantage au contact de la culture française que ne le faisaient les adultes. Aussi avons-nous été conduite à penser qu'une comparaison d'enfants américains en France et d'enfants américains aux EtatsUnis pouvait se révéler utile. Nous avons donc demandé à deux groupes d'enfants, situés dans ces deux pays, de rédiger leur autobiographie du futur. Il ressort de ces

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deux séries de devoirs, des différences assez marquantes et assez intéressantes, que nous nous proposons d'exposer ici. Ce sont, en effet, les résultats de cette étude et de cette analyse que nous reproduisons ici.

Autobiographies du futur Ces autobiographies du futur ont donc été rédigées par deux groupes d'enfants américains, l'un en France, à Paris, et l'autre aux Etats-Unis, à San Francisco (Californie). Le groupe d'enfants des Etats-Unis, se composait de trente-six élèves d'une école catholique. Il s'agissait de fillettes de 14 à 15 ans, de la classe de quatrième. Le groupe d'enfants de Paris, se composait de quarante et une élèves d'une école catholique également. Il s'agissait de fillettes de 14 à 15 ans, de la classe de quatrième. Les deux établissements scolaires ont été choisis de façon à obtenir une certaine homogénéité quant à l'origine socio-économique des enfants. L'état d'origine n'était pas obligatoirement la Californie pour les élèves des Etats-Unis. Pour les deux groupes d'enfants, le pays d'origine était les Etats-Unis, mais ils pouvaient être originaires d'états différents, à l'intérieur des Etats-Unis. Les différents thèmes de ces autobiographies du futur, portaient sur le métier, le mariage et les enfants, le lieu où l'on aimerait vivre et la condition générale du monde dans vingt ans. Nous pouvons déjà effectuer une séparation entre les thèmes, qui recoupe la séparation entre ressemblances et différences. En effet, c'est sur le thème de la condition du monde dans vingt ans que les groupes d'autobiographies se rapprochent et se ressemblent. Les deux groupes de sujets ont une façon voisine, sans être identique, de prévoir le monde futur et de réagir à cette vision. En revanche, ils diffèrent totalement quant aux thèmes de la vie personnelle. Le mariage, le métier, la vie personnelle enfin sont imaginés de façon très distincte. C'est dans ces domaines que les différences apparaissent avec une netteté évidente, que les aspirations divergent, que les attitudes à l'égard de la vie s'opposent. Nous examinerons en premier lieu les ressemblances qui existent entre ces deux groupes d'autobiographies avant de considérer en quoi ils diffèrent.

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La façon dont ces fillettes envisagent le monde dans vingt ans est très proche, en France et aux Etats-Unis. C'est une vision qui n'est ni franchement pessimiste, ni franchement optimiste, ou bien encore, une vision du futur qui est d'un optimisme très particulier. En effet, il se résume en ceci : le monde ne pourra guère aller plus mal car il va déjà si mal, donc il ira certainement mieux. Si l'attitude est quelque peu négative, elle comporte malgré tout un espoir, un certain refus de désastre, puisque même les malheurs ont une fin. Les thèmes sur la condition du monde dans vingt ans, qui sont communs aux autobiographies des Etats-Unis et de France, sont ceux de la guerre, la surpopulation, la pollution. La guerre est un thème qui est fréquemment soulevé mais qui n'est jamais développé de façon détaillée. On pense qu'il y aura toujours des guerres et que c'est terrible, que dans vingt ans les hommes continueront à s'entretuer de façon aussi déraisonnable, et on ne voit pas très bien comment ce fléau pourra être stoppé. Il y a une sorte de résignation à la guerre, et c'est pourquoi on ne s'y attarde pas. La guerre a, pour elles, un caractère de fatalité ; on vit avec la guerre comme on vit avec la pluie, ou la maladie ou la mort. Il y a toujours une guerre quelque part sur la planète. C'est une chose qui existe et qui persiste, sur laquelle on n'a pas prise. Les deux groupes d'enfants affirment avec tristesse « dans vingt ans il y aura toujours des guerres », et c'est ici la quasi-fatalité de la guerre qui est évoquée, ou « peut-être pourra-t-on arrêter les guerres », mais on ne voit pas très bien comment, aussi on en reste à la supposition vague. Fatalité ou ignorance ne permettent pas qu'on insiste davantage. On note toujours l'emploi du pluriel pour parler de la guerre. Cette pluralité des guerres les rend-elle plus effroyables ? Elles sont en outre lointaines, pour les habitants des Etats-Unis ; elles ne se passent pas sur le sol national, cependant tout le monde en parle. Cette distance et cette proximité à la fois peuvent rendre ce cauchemar plus trouble. Ecartelées entre la résignation et l'épouvante, semble-t-il, les fillettes des Etats-Unis et de France s'arrêtent moins sur cet aspect du futur que sur d'autres. La surpopulation est un des thèmes favoris de la vision du futur. « Il y aura trop de monde partout » est le leitmotiv qui revient dans toutes les autobiographies. Mais, à ce sujet, on pense qu'une solution pourra être trouvée, on pense même être sur le chemin de la solution avec la pilule.

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Certaines fillettes exposent en détail comment la pilule réglera les problèmes sexuels et ceux de la surpopulation : « Avec la pilule, on n'aura plus de problème de surpopulation et on n'aura plus de problème de sexe, on aura ça au moins une fois par jour. » Ainsi la surpopulation ne peut poser des problèmes indéfiniment. Si l'on ne pense pas à la pilule pour solutionner ce genre de difficutés, on suppose qu'un autre remède, encore inconnu, s'en chargera : « On découvrira des méthodes efficaces ( e f f e c t i v e methods will be found). » On retrouve ici cette confiance faite au progrès, à l'homme, au monde, qui conditionne cette attitude de défense, somme toute assez saine, et qui consiste à croire que même le malheur a des limites. On remarquera une attitude semblable au sujet de la pollution, il y a une foi en la solution, tandis que la guerre laissait beaucoup plus perplexe. La pollution est, comme la surpopulation, un danger inévitable, mais qui trouvera nécessairement une solution dans le futur, et alors le monde sera merveilleux. Dans ce domaine, les fillettes des Etats-Unis et de France pensent que le pire n'est pas atteint. Les problèmes de pollution vont empirer, c'est certain, mais d'ici vingt ans on aura trouvé un remède à ces maux. Le recyclage joue ici le rôle que jouait la pilule pour la surpopulation, il est une promesse de solution : « Ce sera terrible car cela va seulement empirer mais il y aura certainement un contrôle, un recyclage ou quelque chose comme cela. » D'une part, ces fillettes pensent que la pollution est causée par le progrès technique, Mais d'autre part, elles jugent que le progrès technique ne peut aller dans un seul sens, et de ce fait, il apportera nécessairement des avantages qui contrebalanceront les inconvénients. Ici, on remarque une légère différence entre les deux groupes de sujets. Aux Etats-Unis, les fillettes, tout en croyant aussi fermement que les autres en la vertu du progrès, pensent néanmoins qu'une solution ne peut être trouvée que s'il y a une action de la population. Il faut agir et agir maintenant, soit « and we should act and act NOW », ce « maintenant » en lettres majuscules en démontre l'urgence. En France, elles pensent que le progrès, par son simple mouvement, apportera les remèdes aux désastres qu'il occasionne. Ainsi ces trois thèmes de pessimisme ne ferment l'espoir. L'avenir sera difficile, certes, mais c'est un où la difficulté n'exclut pas le possible. L'une d'elles citement : « This world has great opportunities but

pas les portes de avenir « ouvert » le dit assez expliit will take a lot

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to achieve them. » De plus, l'amélioration du monde est une certitude, même si cette amélioration prend des chemins sinueux et pénibles. Le monde doit être meilleur, « the world has to be better, because of the way it is now ». On trouve, du reste, dans les deux groupes d'autobiographies des thèmes d'optimisme net et franc qui, lorsqu'ils restent généraux, font encore partie des ressemblances. Il est intéressant de remarquer que, lorsqu'elles envisagent le monde futur sous un aspect optimiste, il s'agit toujours d'un monde totalement nouveau ou transformé, qui n'a plus qu'une vague ressemblance avec le monde actuel : « le monde sera neuf et beau », ou : « le monde sera complètement transformé et je me dirai que j'ai bien de la chance de vivre à ce moment-là ». Le monde futur changera ainsi de cours, il ne sera pas du tout une prolongation de celui-ci, et on ne retrouvera rien, aucun vestige du monde actuel dans ce monde nouveau. Une fillette des Etats-Unis envisage même un changement si fondamental qu'elle s'exprime ainsi : « On rencontrera les hommes des autres planètes, des hommes verts, oranges, pourpres, fantastiques. » Il semble que, confusément, elles supposent que ce monde méconnaissable, ce monde qui naîtra, presque pour elles, elles le devront au progrès, ce progrès qui est leur grand magicien. Aussi le monde futur sera merveilleux grâce aux nouvelles découvertes scientifiques, « de nouvelles découvertes vont être faites pour notre plaisir (for our enjoyment) ». On peut remarquer que, aux Etats-Unis ou à Paris, il y a une confiance absolue dans le progrès, les découvertes, on ne rencontre jamais de crainte à ce sujet, les deux ne pouvant être que bénéfiques. Certains thèmes d'optimisme n'ont jamais été évoqués dans les autobiographies de Paris. Ce sont : la mécanisation et les transports interspatiaux. Les transports interspatiaux sont un thème qui n'a pas été soulevé dans toutes les autobiographies comme l'ont été les thèmes de pollution, de surpopulation et la guerre. Cependant, ils ont eu une fréquence non négligeable. Dans vingt ans, pensent les fillettes des Etats-Unis, on voyagera très vite et partout, même dans l'espace. Ces voyages fabuleux seront source de joies nouvelles, jusque-là inconnues. On pourrait se demander si cet intérêt pour les voyages interspatiaux n'est pas lié au fait que, aux Etats-Unis, toute découverte et toute expérience spatiale réussie est en quelque sorte une victoire nationale, et de ce fait revêt une importance particulière.

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D'autre part, la grande mobilité des Américains vivant aux EtatsUnis, et l'importance des voyages comme source de plaisir et non seulement comme nécessité professionnelle, enfin le fait que les distances, même importantes, sont rarement prises en considération, expliquent sans doute l'attention portée aux transports interspatiaux par les fillettes vivant aux Etats-Unis. Il se peut enfin que ces transports soient perçus comme une nouvelle satisfaction offerte par le progrès technique qui, comme nous l'avons vu, ne peut être que source de joie. La mécanisation, comme simplification de la vie, est un thème qui a apparu très fréquemment dans les autobiographies de l'avenir aux EtatsUnis, et non en France. Cette mécanisation n'est jamais perçue ici, comme un danger d'inhumanisation, comme un sacrifice de valeurs plus importantes, elle n'est certes jamais perçue comme une dévalorisation. Au contraire, grâce à elle, la vie sera totalement simplifiée, « elle sera facile, merveilleuse ». La mécanisation améliorera la vie en général ainsi que la vie domestique de la femme au foyer. D'une façon générale, on espère en effet que le monde futur sera un « monde de presse-boutons », ou encore que « tout marchera par computers à ce moment-là », et on l'envisage avec une grande satisfaction. L'avènement de ce monde qui « sera le monde nouveau de l'électronique » ne représente jamais rien de tragique. D'autre part, la vie domestique sera particulièrement avantagée par cette mécanisation : « on aura des machines pour tout et je n'aurai plus rien à faire » est un thème que l'on retrouve dans bon nombre d'autobiographies. Il y a en outre un aspect magique de cette mécanisation, dont une autobiographie donne un exemple frappant. La fillette se voit, en effet, composant uniquement son menu, et ensuite, les courses, la cuisine et le service se feront de façon automatique, « j'appuierai sur un bouton et la table arrivera servie ». Nous avions parlé précédemment du progrès comme du grand magicien, et nous retrouvons cette idée à propos de la mécanisation, qui n'est qu'une forme du progrès technique. C'est lui qui devait apporter les remèdes et les solutions aux difficultés du monde actuel, sans que ces solutions soient très clairement entrevues ; il était porteur de miracles. De même que la mécanisation résoudra les menus problèmes de la vie quotidienne et la libérera de ses entraves, de façon presque surnaturelle, tant son pouvoir est sans limites.

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Il pourrait paraître surprenant que ce soit aux Etats-Unis justement que les fillettes soient le plus sensibles à cette simplification des besognes ménagères, là où précisément elles sont déjà grandement simplifiées. Une explication pourrait se situer à un autre niveau. C'est, en effet, parce que ces besognes sont déjà simplifiées, que la simplification prend un sens et que l'on peut clairement y penser. Cette libération de besognes asservissantes, ce n'est qu'une fois commencée qu'elle peut se poursuivre. Cette situation n'est pas sans rappeler le problème des femmes et le mouvement féministe. S'il se développe aux Etats-Unis, c'est en partie, parce que les femmes ont déjà beaucoup de pouvoirs, et parce qu'en fait le mouvement y est déjà commencé. On verrait difficilement, à l'heure actuelle, des mouvements de la même ampleur parmi les femmes dans les pays arabes. Un autre élément d'explication pourrait être la conception du rôle de la ménagère (housewife) aux Etats-Unis, qui confère à celle-ci l'importance d'un métier, métier tellement bien défini qu'il peut être refusé ou accepté. C'est sans doute l'importance de ce rôle qui en confère une à la simplification de la vie domestique. En conclusion, la ressemblance fondamentale de ces deux séries d'autobiographies réside bien dans leur vision du monde dans vingt ans, et, malgré les divergences concernant le progrès technique, divergences en ce seul sens que les fillettes des Etats-Unis le mentionnent tandis que celles de Paris l'ignorent, on peut affirmer que le monde futur est imaginé de façon sensiblement identique. Nous examinerons maintenant en quoi les autobiographies du futur des enfants américains des Etats-Unis diffèrent de celles des enfants américains de Paris, et en quoi consistent ces différences. Comme nous l'avons déjà dit précédemment, les différences se situent essentiellement au niveau du futur personnel. L'une des plus marquantes est l'importance du mariage dans ce futur. Les fillettes des Etats-Unis envisagent toutes leur futur sous l'angle du mariage. Elles ne l'imaginent jamais comme centré sur un métier ou sur une carrière, même si elles supposent exercer une profession plus tard. Les termes « toutes » et « jamais » ne sont pas utilisés de façon irréfléchie ici, car les trente-six devoirs de San Francisco définissent le futur à travers le mariage, sans exception. L'avenir n'existe qu'en fonction du mari, et les détails évoqués au sujet du futur époux sont significatifs de son importance.

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En effet, que ce soit sa situation matérielle, que ce soit son apparence physique, ou encore sa relation dans le couple, le futur mari est imaginé avec une précision minutieuse. Tout d'abord, c'est la position même du mari qui est anticipée. On imagine alors, sa situation professionnelle et économique. « J'épouserai un homme politique », ou encore « j'épouserai un leader », se rencontrent tout autant que les prévisions de mariage avec un avocat ou un médecin ou un homme d'affaires. Certaines apportent une grande précision dans ce domaine, et une fillette dira « notre revenu annuel sera de 30 000 dollars par an », ce revenu étant apporté par le mari. Ainsi le choix du mari est le choix du futur. Il est fréquent de lire également « je sais que j'épouserai un second Onassis », ou encore « je me marierai avec un millionnaire », ou même parfois « un billionnaire ». Il est évident que, même si ces souhaits manquent de réalisme, et nous verrons plus loin à quoi correspond ce signe de grandeur, le seul fait de les formuler enserre et résume tout le futur. C'est-à-dire qu'il n'est plus nécessaire d'émettre d'autres vœux une fois que l'on affirme épouser plus tard un second Onassis, le mari et le futur étant alors étroitement imbriqués. Tout se passe comme si leur vie future se fondait totalement non pas dans le mariage mais dans le mari. Nous verrons plus loin comment les fillettes américaines de Paris songent au mariage et comment le fait de supposer une certaine situation professionnelle à leur futur époux ne détermine pas tout leur avenir. Enfin avant d'aborder un autre point, il convient de remarquer la façon dont les fillettes s'expriment dans les autobiographies des EtatsUnis. C'est toujours une affirmation au futur, donc une certitude. En revanche, à Paris, si l'on trouve encore beaucoup d'affirmations, un bon nombre d'entre elles restent au niveau du souhait incertain. Une fois la position du futur mari déterminée, ce sont les détails physiques qui occupent une grande place. Toutes ces fillettes décrivent leur futur époux, depuis la couleur de ses yeux et de ses cheveux, jusqu'à sa taille et sa stature. Ces détails physiques ne sont jamais mentionnés par les fillettes de Paris. Sans doute le mari ne correspond-il pas, dans ce cas, à une image claire et nette, il reste imprécis et même incertain. On peut le constater déjà au niveau du souhait : « Il se peut que j'épouse un chirurgien. » Il semblerait que les fillettes des Etats-Unis aient longuement pensé à un conjoint possible, qu'elles se soient fixées à un choix mental, ce qui leur permet ensuite de décrire avec beaucoup de facilité et de détails celui qu'elles s'assurent d'épouser un jour.

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Après la description de l'apparence physique du futur époux, c'est la relation du couple qui est anticipée. « Il fera tout pour me faire plaisir », ou bien « il ne saura pas quoi faire pour me faire plaisir » reviennent dans presque toutes les autobiographies. En revanche, à Paris, cette relation affective du couple, du moins dans son aspect unilatéral, n'est jamais mentionnée. Il est très apparent qu'aux Etats-Unis, les fillettes insistent surtout sur les attentions que le futur époux aura pour sa femme sans pour autant imaginer la vie conjugale comme un échange d'attentions. La future femme sera adulée et gâtée par son mari : « il me rendra heureuse », ou encore « il est davantage que ce qu'on peut demander (he is more than attyone can ask for). » Si la relation du couple est essentiellement envisagée sous son aspect émotionnel, c'est celle qui est le plus détaillée et le plus fréquemment décrite, elle est parfois envisagée sous l'aspect de l'autorité. « Il sera le chef et je serai soumise », ou encore « je le veux un peu dominateur », lorsque la relation d'autorité est mentionnée, c'est au profit du mari. On ne rencontre jamais de fillette désirant avoir la position autoritaire dans le futur couple. Ce phénomène, bien qu'il n'apparaisse pas dans toutes les autobiographies, est cependant relevé dans un nombre sufisamment important pour ne pas en minimiser l'importance. On ne veut pas que le futur mari soit sans énergie : « j'en ai assez de tous ces milksoap », ou encore « ce que je ne veux pas, c'est qu'il soit mou ». On veut même qu'il soit le leader : « je veux que ce soit lui qui commande » ; il semblerait que le modèle du couple traditionnel en Amérique s'efface et que ce soit le déclin de la domination de la femme. Il se peut également qu'il n'y ait pas d'ère révolue, mais tout simplement la preuve de l'erreur d'un stéréotype. Ce qui nous importe surtout dans le cadre de cette étude, ce sont les distinctions entre les fillettes de Paris et celles des Etats-Unis ; or, comme nous l'avons déjà vu, le problème de la relation du couple n'est jamais abordé à Paris, et ceci peut être dû, en partie, au fait que le futur époux n'ait pas la même place dans leur anticipation du futur. Un autre thème, enfin, que l'on retrouve à propos du mari, comme à propos des autres aspects de la vie future, c'est le thème de l'unique. On voit en effet apparaître un véritable besoin d'avoir pour conjoint l'homme exceptionnel, l'homme unique, l'homme que personne d'autre ne peut avoir : « il sera l'Homme (The Man) », ou « il sera celui dont toutes les filles rêvent », ou même « il sera celui que toutes veulent avoir ». Ce thème de l'homme exceptionnel comme futur époux peut 6

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se rapprocher de cet aspect « hors série » que chaque fillette réclame ici pour son futur, mais il se peut également que l'explication se trouve dans l'importance exagérée que revêt le mariage pour ces fillettes de San Francisco. Cette importance inhabituelle peut-être se remarque par le fait que toutes les fillettes de ce groupe décrivent leur futur mari en insistant toujours sur les trois aspects que nous avons développés. La seule différence entre elles est que certaines insistent davantage sur un aspect que sur un autre. Les fillettes de Paris, lorsqu'elles envisagent leur futur mari, n'insistent jamais sur son côté exceptionnel, décrivent rarement la relation affective de leur couple supposé, et ne centrent jamais leur vie sur lui. Il arrive que certaines oublient de mentionner leur futur conjoint ou même précisent qu'elles souhaitent se marier tard. Nous allons examiner maintenant sur quoi se centre le futur des fillettes américaines de Paris, et de quelle façon elles envisagent leur futur couple. A Paris, le groupe de fillettes étudié décrit leur futur, le plus souvent, sous l'aspect du métier qu'elles exerceront plus tard, et jamais avec la même netteté que les fillettes des Etats-Unis le font à propos du mariage. Certaines, là aussi, envisagent leur futur comme femme mariée, mais le mari n'est pas le centre du futur, le centre est leur vie future étant mariés. Cependant le plus grand nombre d'entre elles construisent leur avenir sur un métier, une profession qu'elles exerceront elles-mêmes. Cette profession est davantage un centre d'intérêt qu'un gagne-pain. Elles précisent, en effet, soit le métier proprement dit, comme « je serai océanographe » ou « je serai professeur de mathématiques », ou encore « je serai infirmière », soit le genre d'activités qu'elles souhaiteraient exercer, comme « je voudrais travailler avec des enfants », ou « je voudrais m'occuper des handicapés », ou encore « je travaillerai dans des organisations étrangères qui me feront voyager ». Ce métier n'est pas une échappatoire à la vie domestique car, le plus souvent, la vie professionnelle et la vie domestique sont évoquées parallèlement. L'une d'elles a imaginé son futur, par exemple, sous la forme d'un de ses journées dans vingt ans. Et l'on pouvait constater aisément à quel point ses deux activités, l'une dans son métier, l'autre à la maison, se combinaient sans s'exclure, comment elle comptait s'occuper à la fois de ses enfants, de son foyer et de son travail. Fréquemment, après avoir imaginé leur vie future à travers le métier qu'elles exerceront plus tard, elles évoquent le métier de leur futur mari, comme complémentaire ; soit qu'elles se voient plus tard médecins ou vétérinaires, et le mari exercera la même profession, tous deux étant

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alors des partenaires ; soit qu'elles s'imaginent infirmières par exemple, et leur mari sera alors médecin. Sans être cette fois-ci partenaires, les deux époux auront des activités qui les feront se rejoindre dans leur travail. Partenaire ou non, le couple constitue une communauté, et cela n'apparaissait pas dans les autobiographies des Etats-Unis. Nous voudrions citer, en remarque, le cas d'une fillette des Etats-Unis qui, après avoir brièvement décrit son futur mari physiquement, a immédiatement parlé de sa profession future, comme médecin, et qui a ajouté à propos du mari, pour le situer sans doute, « mon mari sera l'un des mes patients que j'aimerai tendrement ». Il y avait peut-être le désir de construire une communauté avec son époux, mais il n'était pas question de partenaire professionnellement parlant. Les deux grandes différences, entre ces deux séries d'autobiographies du futur, différences qui apparaissent dès la première lecture et qui se précisent ensuite à l'analyse, sont la nécessité du mariage qui apparaît aux Etats-Unis et non en France, et le mariage considéré comme une union entre deux partenaires en France, qui n'apparaît jamais aux EtatsUnis. Ce deuxième phénomène apparaît avec moins de force que le premier. Une autre différence entre ces deux groupes d'enfants mérite d'être soulignée, même si elle est moins marquée que les deux premières, elle concerne la vie familiale, et c'est l'adoption. Ce thème de l'adoption apparaît à l'intérieur d'un autre thème plus vaste, et ce qui établit au contraire une similitude entre les deux groupes de fillettes c'est le désir d'avoir un grand nombre d'enfants. Aux Etats-Unis comme en France, on souhaite facilement avoir un nombre d'enfants important, mais le thème de l'adoption n'est jamais abordé en France. Dans les autobiographies du futur aux Etats-Unis, l'adoption est souvent envisagée pour aider à atteindre le nombre d'enfants désiré ou pour remédier à une limitation des naissances possible, mais pas uniquement dans ce but. On relève par exemple : « j'aurai dix enfants, quatre à moi, et j'en adopterai six » ; on remarque que les enfants adoptés ou non adoptés sont confondus. En effet, il était possible de s'exprimer de façon : j'aurai quatre enfants et j'en adopterai six. L'adoption n'est pas indispensable au cas où l'on voudrait une famille nombreuse, on peut très bien parler d'en avoir une dizaine sans pour cela avoir recours à l'adoption. « Si on limite les naissances, j'en adopterai », là, comme on le constate la limitation des naissances ne doit pas réduire le nombre des enfants au foyer mais simplement ceux qu'aura la mère.

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Si l'on examine l'adoption aux Etats-Unis, on constate que c'est un phénomène beaucoup plus fréquent et beaucoup plus courant qu'en France. La procédure d'adoption est d'une part beaucoup plus simple aux Etats-Unis, et l'attitude à l'égard de l'adoption diffère entre les deux pays ou les deux cultures. En France c'est très souvent un palliatif, et elle est relevée le plus souvent parmi les couples qui ne peuvent pas avoir d'enfant. L'attitude à l'égard de l'adoption conditionne une attitude à l'égard de l'enfant adopté. Aux Etats-Unis il n'y a aucune différence entre les enfants adoptés ou non, c'est très différent en France. Aussi le fait que l'adoption ne soit jamais mentionnée dans les autobiographies du futur de Paris, alors qu'elle l'est si fréquemment dans les autobiographies du futur aux EtatsUnis, peut faire apparaître un changement d'attitude chez certaines fillettes, changement d'attitude qui serait d'ordre culturel. Il se pourrait en effet que l'attitude des fillettes de Paris se soit inconsciemment modifiée en ce qui concerne l'adoption, ce qui expliquerait qu'elles ne songent même plus à l'envisager. Ainsi, comme on peut le constater, même à l'intérieur de certaines similitudes, on peut relever des dissemblances, quant à l'anticipation du futur et à l'attitude devant la vie. Un autre domaine où les différences entre les deux groupes de fillettes apparaissent de façon très nette, c'est celui de la vie domestique, et en particulier le rôle de la ménagère, ou housewife. Nous utiliserons le terme américain de préférence. Cet aspect de la vie future concrétisé dans le rôle de la housewife, fait souvent l'objet d'un rejet ou d'une attraction aux Etats-Unis alors qu'en France il suscite davantage d'indifférence. En effet les fillettes des Etats-Unis accordent une grande attention à ce rôle et on peut lire : « je ne veux pas être une housewife », ou au contraire « je serai une bonne housewife ». On ne trouve rien de tel dans les autobiographies de Paris. Parmi celles-ci, certaines imaginent leur vie future comme s'occupant de leurs enfants ou de leur foyer, mais cela n'équivaut jamais à un rôle bien défini, obéissant à certaines normes, correspondant presque à un métier. On pourrait dire que, selon les autobiographies des Etats-Unis, le rôle de housewife est un rôle complètement clos qui ne peut en accepter aucun autre. Pour les fillettes de Paris il n'y a pas de choix à effectuer entre un métier et le rôle de housewife, pour les cas, nombreux, où ces fillettes envisagent d'exercer un métier dans leur vie future. Elles semblent admettre, et cela sans amertume, que l'organisation de la vie au foyer

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leur incombe. Elles ne s'imaginent jamais sacrifiant leur vie professionnelle pour leur foyer ou rejetant leur rôle à la maison, en raison de leur vie professionnelle. Elles semblent réaliser un parfait équilibre entre leurs deux vies, ou du moins, entre leurs deux rôles dans la vie. Ce rôle de housewife qui s'apparente davantage au métier, aux Etats-Unis, a une répercussion sur la vie quotidienne et fait apparaître des différences dans la manière de l'envisager en France et aux EtatsUnis. Lorsque les fillettes de Paris imaginent leur vie future, avec ou sans activité professionnelle, et qu'elles se voient chez elles, c'est toujours comme s'occupant de leur foyer et de leurs enfants, sans cristalliser cette activité dans un cadre rigide. En revanche, les fillettes des Etats-Unis lorsqu'elles s'imaginent chez elles, se voient faisant du tennis ou du cheval ou s'occupant des animaux qu'elles veulent toujours avoir en grand nombre. Le rôle de housewife, s'il est rejeté, ne laisse plus une grande place à l'intérêt que peut avoir un foyer. Mais il y a sans doute une explication plus satisfaisante dans celle qui suppose que toute une série d'activités plaisantes et gratuites captent un intérêt qui ne peut se porter sur une profession. Le centre d'intérêt se déplace d'une activité professionnelle sur d'autres types d'activités. Il importe enfin de souligner que le sport et les animaux sont deux thèmes qui ne peuvent être relevés que dans les autobiographies du futur des Etats-Unis, ils sont en effet totalement ignorés en France. Ce qui peut paraître étrange, c'est le fait que ce sont deux groupes de fillettes américaines que nous comparons ici et non pas des fillettes américaines et des fillettes françaises. L'importance enfin du sport et des animaux coïncide avec le désir de vivre à la campagne, l'un commandant partiellement l'autre. Les fillettes de Paris ne peuvent s'imaginer dans un lieu fixe et envisagent souvent une vie de voyages, même si elle apparaît quelque peu en contradiction avec la profession choisie. Les fillettes de San Francisco également s'imaginent allant d'un pays à l'autre, et parcourant le monde, mais elles posent la plupart du temps le problème de la ville ou de la campagne, comme lieu de prédilection, et choisissent la campagne. A Paris, il s'agit peut-être davantage d'une situation contraignante que d'une influence de la culture française. Il devient en effet, de plus en plus difficile en France de choisir de vivre à la campagne. Il n'en reste pas moins très clair que ces deux groupes de fillettes se distinguent non seulement dans la construction de leur avenir, centré sur différents pôles, mais aussi dans les détails de leur vie quotidienne.

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Il y a enfin une attitude générale devant la vie qui est si distincte qu'elle est difficilement comparable. Si le futur des fillettes américaines des Etats-Unis se centre sur le mariage, il ne faut pas affirmer qu'elles ne soulèvent jamais la question d'une activité professionnelle pour elles-mêmes. Dans leur anticipation du futur, le mariage a la première place, la place de choix, mais l'activité professionnelle trouve place elle aussi, même si l'importance est moindre. Là encore une différence intéressante apparaît entre les deux groupes de fillettes. Si un bon nombre d'entre elles imaginent une profession comme médecin, professeur, psychologue ou standardiste, il y a cependant toute une série de thèmes qui se détachent dans les autobiographies des Etats-Unis et que l'on ne retrouve pas dans celles de Paris. Ce sont d'une part tous les thèmes ayant trait aux professions comme artiste, chanteuse ou danseuse, actrice. Et l'on peut lire : « je serai la plus grande artiste du monde », ou encore « je serai la plus célèbre actrice », par exemple. Ainsi d'une part, on note le choix d'une profession qui n'existe qu'en tant qu'elle apporte le succès, et d'autre part le thème de succès, qui se doit d'être triomphal, et qui vient malgré tout se surajouter à ce genre de carrière. On constate ainsi comment une aspiration professionnelle est vécue de façon diamétralement opposée par ces deux groupes de fillettes américaines. Ceci nous conduit au thème de l'unique dont nous avons déjà partiellement parlé, et que nous retrouvons tout au long des autobiographies de San Francisco sans le noter jamais dans celles de Paris. Ce thème de l'exceptionnel est l'un des plus importants qui soient, car c'est sans doute là que résident toutes les différences entre les aspirations de ces deux groupes de fillettes. Le futur « hors série » apparaissait déjà dans le choix du futur mari. Que ce soit le désir d'épouser celui dont toutes rêvent, ou un millionnaire, il y a là surtout le désir de celui qui sort de l'ordinaire, qui dépasse toute attente. Il se pourrait même que le fait de souhaiter un millionnaire comme époux ne soit pas tant la recherche d'une grande aisance matérielle que la recherche d'un destin fabuleux, faisant partie du domaine du rêve. Ce désir d'un futur d'exception se retrouvait également au sujet de la carrière, on ne recherchait pas la carrière habituelle mais celle qui peut promettre la célébrité et le prestige. On retrouve enfin ce même thème dans l'anticipation de la vie future en général. On peut lire en effet : « ma vie sera excitante et différente

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de toutes les autres », ou bien « mon avenir sera exceptionnel », ou encore « ma vie sera un grand succès ». Même en abordant d'autres aspects du futur, cette même attitude apparaît, comme chez cette fillette qui nous dit : « J'habiterai la seule forêt qui soit laissée au monde entier. » Ce futur, de dimension comme de nature, exceptionnel a un aspect grandiose. On le veut tel et non seulement on le souhaite, mais on l'attend, on a même une quasi-certitude de l'obtenir. Cette assurance de soi, du bonheur et d'un futur d'exception qui tiendra ses promesses, ne se retrouve pas dans les autobiographies de Paris qui seraient plus modestes dans leur attente. On peut se demander s'il n'y a pas là ce culte du monumental dont parle M. Lerner, et qui est selon lui une des caractéristiques du caractère national américain. Ainsi ce thème de la démesure qui se trouve uniquement dans les autobiographies des Etats-Unis pourrait suggérer que les enfants de Paris, tout en vivant dans un milieu familial et scolaire américain, ont perdu quelque peu ce culte du monumental parce qu'ils seraient influencés par les valeurs françaises. En conclusion, il est difficile de prétendre que cette comparaison de deux séries d'autobiographies du futur prouve que les enfants américains de Paris sont assez acculturés ou influencés par la culture française. Il faudrait évidemment pouvoir comparer les autobiographies du futur des enfants américains de Paris avec celles d'enfants français. Il reste néanmoins évident que ces deux groupes d'enfants assez similaires, à l'exception du fait que l'un vit à San Francisco et l'autre à Paris, présentent des différences et parfois même des oppositions très nettes quant à leurs aspirations futures. Il est difficile de nier que le contact avec la culture française soit un élément d'explication de ces différences.

II.

RELATIONS PARENTS-ENFANTS

En observant l'attitude des parents américains de Paris en ce qui concerne les études de leurs enfants, on remarque une différence importante entre leur attitude envers l'Université et leur attitude envers l'école secondaire. Là encore, on constate à quel point les liens avec les Etats-Unis restent vivaces, contrairement aux apparences. Tout d'abord, au niveau de l'école primaire, les parents souhaitent en général que leurs enfants aillent dans une école bilingue, pour appren-

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dre à parler les deux langues. Cela, aussi bien dans les ménages mixtes, où les deux conjoints sont français et américain, que dans les ménages où ils ont la même nationalité, c'est-à-dire américaine. Notons qu'un certain nombre de Français désirent également que leurs enfants apprennent à la fois l'anglais et le français. Cette préoccupation s'explique davantage de la part des Américains pour qui la possession des deux langues est plus nécessaire ; l'école bilingue en effet réalise pour eux un enseignement qui permet de conserver l'éducation du pays d'origine en addition à celle du pays où l'on vit, ce qui ne peut donner que plus de facilités. Certains Américains cependant souhaitent que leurs enfants aillent dans une école primaire américaine, surtout dans le cas des parents temporairement à Paris, ou voyageant d'un pays étranger à l'autre. La connaissance du français a un caractère moins urgent et moins indispensable. En résumé l'attitude de ces parents américains à l'égard de l'école primaire ne surprend pas. Mais, au niveau de l'école secondaire, leur attitude est sans doute plus étonnante car ils souhaitent, dans une large proportion, que leurs enfants suivent un enseignement français. La motivation de cette attitude serait la qualité supérieure des études secondaires françaises en comparaison de la qualité des mêmes études aux Etats-Unis. C'est un thème qui revient fréquemment, et l'on entend par exemple : « le niveau est plus élevé ici qu'en Amérique », ou encore « les études sont plus poussées en France au niveau de la high scool »..., « les enfants apprennent plus, ils sont plus cultivés s'ils vont dans une école secondaire française ». Ils pensent d'une façon générale que les enfants ont des connaissances plus étendues, moins spécialisées, ce qui n'est peut-être qu'un stéréotype, et ils pensent en même temps que les enfants travaillent davantage dans une école secondaire française, qu'ils ont plus de travail personnel à faire, et plus à apprendre. C'est pour les mêmes raisons, exprimées différemment d'ailleurs, que certains parents américains que nous avons interviewés et observés préfèrent l'école secondaire, américaine cette fois-ci, pour leurs enfants. C'est en effet le même thème qui est évoqué : « les enfants français savent davantage de choses mais je trouve que c'est trop dur, ils travaillent trop », ou encore « je trouve qu'ils ont trop à apprendre ». Ils pensent, en effet, qu'une accumulation de connaissances peut gêner ou entraver la créativité. Il y a, à la fois, une commisération pour l'élève français qui a trop de travail et l'on ne veut pas que son propre enfant endure un pareil sort, et aussi une crainte que cette vaste culture, que l'on ne cesse

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pourtant d'admirer, n'enlève à l'enfant toute possibilité de création. Et c'est là, pour eux, le plus grand danger de l'école secondaire française. On pourrait dire que l'image de l'école secondaire française reste la même, que l'on soit en sa faveur ou non, c'est l'image d'un enseignement qui permet d'acquérir un grand nombre de connaissances. Et malgré le danger qu'il représente pour certains, cet enseignement a, pour la majorité d'entre eux, un grand prestige. L'attitude à l'égard de l'Université diffère en ce que ce n'est plus la valeur de l'Université française ou de l'Université américaine qui importe. La majeure partie des parents américains de Paris oscillent entre deux positions, soit un choix de l'Université américaine, soit un refus de choisir. En effet, ce n'est pas par indifférence au sujet qu'ils ne sont pas fixés sur l'Université où iront leurs enfants, mais parce qu'ils veulent laisser la décision à leurs enfants. On entend souvent dire « je laisserai mes enfants choisir », il y a donc de la part des parents un refus de choix plus qu'une indifférence. Laisser les enfants libres de choisir leur Université est un phénomène très répandu aux Etats-Unis où les parents visitent avec leurs enfants plusieurs universités et les laissent ensuite décider par eux-mêmes. Ainsi certains parents conserveraient à Paris la même attitude que celle qu'ils auraient eue aux EtatsUnis. L'autre position est le choix d'une université américaine comme nous l'avons mentionné. Ce choix ne s'effectue pas en raison de la valeur de l'enseignement américain mais plutôt parce qu'on veut garder des liens avec son propre pays. On entend dire en effet, « je préfère que mes enfants aillent dans une université américaine car, après tout, ils sont Américains ». Et cela se constate également parmi les Américains qui sont nés à Paris. Ils coupent rarement les attaches qui les relient aux Etats-Unis, ils veulent que leurs enfants aient la possibilité de revenir aux Etats-Unis pour s'y installer et y travailler, d'où la préférence des diplômes universitaires américains qui leur donneront davantage de facilités sur ce point. Cet attachement au pays d'origine explique que l'on puisse souhaiter une éducation française au niveau de l'école secondaire et la refuser au niveau de l'Université, car là, elle est plus déterminante et engage tout l'avenir. Ainsi, s'il est possible que les enfants américains soient plus influencés que leurs parents par la culture française et si les parents, parfois le perçoivent, il est cependant certain qu'ils ne souhaitent pas que leurs enfants s'acculturent ou s'intègrent de façon trop parfaite.

90 III.

Les Américains de Paris IMAGE DU COUPLE

A propos du couple en général, nous avons surtout tenté de dégager l'image du couple français et l'image du couple américain qu'avaient les Américains de Paris. Nous avons insisté plus particulièrement sur le problème de la décision dans le couple, c'est-à-dire que nous avons cherché à savoir qui prenait les décisions dans le couple. Considérons tout d'abord l'image du couple français. La majeure partie des personnes que nous avons interviewées avait une image du couple français comme d'un couple dans lequel les décisions étaient partagées de façon égalitaire ou bien une image où elles étaient prises essentiellement par l'homme. Notons que certains ont hésité à s'engager et ont conservé une attitude réservée du type « je ne connais pas assez de couples français », mais ils représentaient un groupe minime. Cette image du couple composé d'un mari quelque peu autoritaire et d'une femme soumise est sans doute légèrement stéréotypée, mais il se peut que ce stéréotype recouvre une part de réalité. On constate encore que ce sont, pour la plupart, des hommes américains qui ont cette perception, alors que les femmes verraient, en général, une répartition égale des décisions. On pourrait en conclure soit que les stéréotypes sont plus fréquents dans les jugements masculins, notamment dans ce cas présent, soit que les femmes répugnent à se voir avantagées par rapport à leurs consœurs françaises, ou du moins à l'admettre, cela pouvant les mettre en danger. Si l'on examine plus attentivement ce problème de la décision dans l'image du couple français, on s'aperçoit qu'il est assez complexe. En effet, d'une part, un mari quelque peu autoritaire n'entraîne pas nécessairement comme conséquence une épouse soumise, d'autre part, cela ne signifie pas qu'il ait une autorité de fait. En considérant la façon dont les hommes américains perçoivent la femme française, on remarque que son image est ambiguë et que le mari français n'est pas perçu comme un chef absolu, même s'il en a souvent l'apparence, disent-ils. En effet, il n'est pas rare d'entendre des jugements de ce type : « la femme française manipule », et « l'homme français est un dictateur », comme nous le dit un cadre supérieur de l'industrie qui est à Paris depuis douze ans. Ainsi la femme française, sans avoir un rôle apparent dans le couple en ce qui concerne les décisions, en a cependant un qui n'est pas négligeable et qui est peut-être même capital ; le mari français, quant à lui, croit décider et commander beaucoup plus qu'il ne décide et ne commande en fait et son autorité est quelque peu illusoire. La

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perception de cette situation apparente qui ne correspond pas à la situation réelle est exprimée clairement de cette façon : « l'homme français domine en apparence » ; ceci résume pour eux la situation du couple français. Si l'on revient sur cette image de la femme française ou de l'épouse française, on constate une confusion entre les deux notions de rôle et de statut. Selon un grand nombre d'Américains à Paris, le mari français a un statut, et la femme française n'en a pas, mais elle a, en revanche, un rôle important qui apparaît assez rapidement. C'est pourquoi on ne peut s'étonner d'entendre, par exemple, « la femme française commande en fait, mais de façon très subtile », ou encore « la femme française commande mais avec discrétion ». Notons tout de suite que cet aspect « manipulateur » de la femme française suscite chez les Américains de Paris une grande admiration de la part des hommes comme de la part des femmes ; car, si ce sont surtout les hommes américains qui perçoivent les décisions dans des mains masculines, ils perçoivent cependant la femme française comme dominant le couple mais de façon particulièrement habile, et là, ils font écho aux femmes américaines. Celles-ci sont sans doute plus perspicaces lorsqu'elles ont une image plus égalitaire du couple français, mais où les deux partenaires ont une autorité de différente nature, où les décisions sont dans les mains masculines de façon formelle et dans les mains féminines de façon informelle, ou encore, où le mari prend les décisions formelles et la femme les décisions informelles. Elles pensent aussi que le mari prend souvent la décision que sa femme avait prise secrètement avant lui. En effet, les femmes américaines ont la même image que les hommes américains ont de la femme française, et l'on peut relever : « La femme française commande en fait, quand elle voit qu'elle perd son autorité, elle fait du charme, c'est fou ce que les Françaises flirtent avec leur mari, les Américaines ne se comportent pas de la même façon. » C'est cette attitude un peu ambiguë, et à laquelle ils ne sont pas accoutumés, qui fait dire aux hommes américains que la femme française a une position de force, même si son autorité n'est pas aussi réelle qu'on le suppose. Les femmes américaines vont jusqu'à considérer la femme française comme le véritable et le seul leader : « la femme française, c'est elle qui commande, vous n'avez qu'à voir, c'est toujours mama qui est derrière la caisse », nous dit une femme écrivain, à Paris depuis cinquante ans.

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Elles pensent aisément que c'est la femme française qui est derrière un bon nombre de décisions que prend le mari, car elle l'influence, témoin cette femme américaine : « C'est le mari qui décide mais la femme française est un chef pour faire faire à son mari exactement ce qu'elle veut sans qu'il s'en aperçoive. » Il y a sans doute une part d'exagération et de mythe dans ce jugement ; il rejoindrait un peu celui de certaines Françaises qui envient, disent-elles, les femmes africaines qui se font parfois battre par leur mari mais que celui-ci couvre parfois de cadeaux. Il y a incontestablement une grande admiration pour cette habileté et cette subtilité de leadership de la femme française. On constate encore que non seulement les Américains, hommes ou femmes, ont perçu un aspect particulier du rôle de la femme française, mais ils ont, tout au moins certains, également perçu son manque de statut. C'est, en effet, un thème qui revient fréquemment, même si l'on ne le retrouve pas aussi souvent que celui de la subtilité. On peut donc entendre : « tout est fait, en France, pour que l'homme commande », nous dit un industriel. Mais cette attitude se rencontre chez les femmes également : « les femmes françaises sont plus compromises que les hommes en France », dit une femme mariée depuis onze ans à Paris. Certains perçoivent donc cette subtilité de la femme française à faire prendre les décisions qu'elle souhaite et qu'il lui est parfois difficile de prendre elle-même, comme provoquée par un système qui lui donne peu de liberté, d'initiative ou même de droits. L'attitude extrême est soit une grande compassion, soit un sentiment de révolte face au sort de la femme française. Ainsi on peut entendre : « la femme française est colonisée, elle n'a que des privilèges-bidons ». En résumé, qu'ils le perçoivent confusément ou consciemment, les Américains ont donc une image de la femme française comme ayant un rôle mais étant dépourvue de statut. Et c'est ce statut, en revanche, dont bénéficie le mari français, qui fait qu'il peut être perçu prenant toutes les décisions et détenant l'autorité dans le couple. Il y a aussi la présence, comme nous l'avons mentionné, de l'image d'un couple français plus égalitaire en cette matière. Cette image leur paraît d'ailleurs être celle du futur. Les différences entre l'homme et la femme, pensent-ils, iront en s'atténuant, spécialement en France où elles étaient plus marquées, et comme gage que cette égalité dans le couple n'est pas un simple souhait mais une réalité en devenir, puisqu'on peut déjà en apercevoir les prémices, on cite l'exemple des jeunes couples français : « Il y a moins de différence entre l'homme et la femme chez les jeunes, ce sont les deux qui commandent, autrefois c'était l'homme

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en France et la femme en Amérique. » Ainsi même si des différences étaient également perçues dans le couple américain, elles étaient d'un autre ordre et ce sont celles que nous préciserons maintenant. Considérons donc maintenant l'image du couple américain. La majeure partie des personnes que nous avons interviewées avait, soit une image d'un couple américain égalitaire, soit, cette fois-ci, une image où les décisions sont prises par la femme dans le couple. Ainsi, à la différence du couple français, lorsqu'un seul décide, ce n'est plus l'homme mais la femme. Il n'y a pas de distinction nette qui s'opère entre les interviews des femmes et des hommes. Ce sont les deux groupes, cette fois-ci, qui ont soit l'image d'un couple à autorité partagée, égalitaire quant à la décision, soit l'image d'un couple où les décisions sont prises par la femme. Cependant les hommes auraient peut-être plus tendance que les femmes à voir le couple américain, avec une dominance féminine. Comme en ce qui concerne l'image du couple français, nous sommes sans doute en présence d'un stéréotype qui recouvre lui aussi, peut-être, une part de réalité. Cette image du couple avec une femme décisive, ou qui prend les décisions, est la plus répandue ; mais chaque sexe la perçoit avec une nuance différente. Les hommes américains perçoivent en général les femmes américaines comme dominatrices et autoritaires, ce qui n'est pas forcément dévalorisant pour eux. Ce thème est l'un de ceux que l'on rencontre le plus fréquemment. « La femme américaine est plus agressive que la femme française », nous dit un avocat qui vit à Paris depuis vingt ans ; ou encore : « la femme américaine est plus dure mais plus directe que la femme française », nous dit cette fois un cadre supérieur de l'industrie. Ainsi la femme américaine serait peut-être moins tendre que la femme française mais elle offre l'avantage d'une attitude plus nette et moins ambiguë. Il n'y a pas ici un reproche de la part de certains hommes américains, car son autorité serait synonyme de fermeté ; une autorité plus « directe » peut paraître « dure » mais le mari ne se sent pas « manipulé ». Certaines femmes américaines ont une image d'elles-mêmes qui se rapproche de celle-ci, lorsqu'elles disent par exemple, « les femmes américaines sont plus outspoken que les françaises ». Mais la plus grande proportion des femmes américaines que nous avons interviewées, ont une attitude très particulière quant à leur rôle en matière de décision, et qui diffère de celle des hommes américains. Certains hommes américains enfin ont l'image d'une femme autoritaire qui oscille entre deux pôles ; soit la dominatrice aveugle, qui veut dominer

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pour dominer et qui ne craint pas de détruire ; « they are really bitches » est une expression qui est apparue dans plusieurs interviews ; soit la femme autoritaire, ou plutôt, la femme qui a de l'autorité, qui prend beaucoup plus d'initiatives, et par là de responsabilités, que la femme française. Lorsque certain cadre ou homme d'affaires nous dit : « la femme américaine est plus active pour décider », ils ne pensent, à aucun moment, à une domination castratrice mais à une efficacité qu'ils apprécient. Cela est d'autant plus évident que dans ce cas précis, cet Américain ajoutait « l'homme s'en fout ». Tout se passe comme si le mari américain trouvait quelque avantage à ce que sa femme se charge d'une partie des décisions, et à ce qu'elle manifeste une certaine activité et autonomie. Il semble que le mari américain préfère avoir son propre domaine de responsabilités et décisions et qu'il ne tire pas de sentiment d'infériorité, lorsque sa femme prend toutes les décisions concernant la famille ou la maison. Les Américains ont souvent l'impression que dans le couple français, le mari n'est pas dupe du fait que sa femme décide en fait, même si les apparences laissent croire que c'est lui, mais ces apparences étant importantes pour son « ego », il s'y attache désespérément. En fait, on pourrait résumer leurs propos en disant que le mari français a simplement une apparence de l'autorité et que le mari américain a une autorité plus réelle alors que sa femme a une autorité plus apparente, ceci à propos de l'image que les Américains se font des deux couples. Et c'est sans doute ce qui pousse certains à dire : « L'homme américain commande différemment. » On retrouverait, à propos du mari américain, la même image que celle que nous avons rencontrée à propos de la femme française « qui commande à sa façon ». Tous deux ont une autorité plus réelle qu'apparente. Les femmes américaines ont une image d'elles-mêmes qui diffère de celle que se font leurs maris ou les hommes américains, en général. Elles ne nient pas cette image d'une certaine femme dominatrice, mais l'explicitent par le fait que la femme américaine « fait tout ». C'est à elle qu'incombe la tâche de résoudre tous les problèmes de la famille et de la maison. Elle prend les décisions et endosse les responsabilités mais elle ne cherche pas à commander ou à dominer. C'est le thème que l'on rencontre le plus souvent à propos de l'image que la femme américaine a d'elle-même. Le second thème que l'on rencontre également, lié au précédent, est celui de la démission de l'homme. Ainsi, une femme américaine vivant à Paris depuis dix-huit ans nous dit : « Ce n'est pas la femme américaine qui commande, c'est plutôt l'homme américain qui a abdiqué, il

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est trop occupé. » Ce ne serait donc pas par choix que la femme américaine décide et dirige, mais elle le fait par nécessité, face à l'abandon de ses responsabilités par l'homme. Les femmes américaines ont donc une image du couple américain avec une démission de l'homme. Comme nous l'avons déjà vu plus haut, l'image du couple américain avec une forte autorité féminine n'est pas une image du couple que l'on rencontre davantage chez les hommes ou chez les femmes, mais de façon à peu près égale dans l'un ou l'autre groupe. Cependant la différence entre les deux groupes réside dans la façon dont ils perçoivent cette position de la femme. Toutefois, que ce soit par suite de la démission de l'homme ou par le fait que la femme prenne toutes les décisions, il n'en reste pas moins évident que cette image du couple américain accorde une grande importance à la femme. Certains, nous l'avons dit, ont une image du couple américain égalitaire quant aux décisions. L'on pense alors que cette distinction d'une femme ou d'un mari prenant les décisions du couple est davantage liée à la classe sociale qu'au pays, dans les classes aisées, ce serait le mari qui commande. Cette attitude n'a pas été très fréquente mais elle est importante puisque les Américains de Paris représentent un groupe assez homogène malgré tout, quant au niveau socio-économique. Il y a une autre attitude à l'égard de cette image du couple américain se partageant équitablement les décisions, c'est une attitude de souhait, d'espoir, cette image étant celle du couple idéal. On ne pense pas que ce couple soit particulièrement répandu mais cependant, si le couple est un « bon couple », il doit obéir à ce modèle. « En Amérique, ce sont les deux qui commandent dans les bons couples », mais il nous faut immédiatement corriger cette attitude à l'égard du couple idéal par la suivante : « C'est l'homme qui commande dans les couples qui marchent bien en Amérique. » Ces deux attitudes peuvent paraître contradictoires, mais elles nous renseignent, du moins négativement, sur le fait que, dans les couples « qui marchent bien », ce n'est jamais la femme qui commande. Cette égalité à l'intérieur du couple est cependant le modèle du couple futur, d'une part c'est le couple idéal, celui qui « marche bien », et d'autre part c'est l'image du couple que forment les jeunes, donc c'est vraiment le couple « en devenir ». Comme on peut le constater, cette image du couple français et celle du couple américain diffèrent, même si on leur devine un futur iden-

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tique. Que la part de stéréotype soit importante dans l'un comme dans l'autre, ne vient pas contredire le fait que ces deux modèles s'opposent presque. On peut donc comprendre qu'il y ait parfois un conflit lorsque ces deux modèles ne parviennent pas à s'ajuster et restent opposés.

IV.

IMAGE DE LA MÈRE

Comme nous l'avons fait à propos du couple, nous avons dégagé l'image de la mère française et l'image de la mère américaine qu'ont les Américains de Paris, en faisant apparaître leur importance réciproque et en les comparant. D'après nos observations et nos interviews, il ressort que le rôle de la mère américaine est plus prédominant que celui de la mère française. Cette importance est assez complexe car elle est liée tout autant à la place de la femme américaine dans la société qu'à celle de la mère dans la famille. Cette prédominance de la mère américaine, tout d'abord, ne peut surprendre, car cela ne vient pas contredire mais au contraire confirmer ce « culte de la mère » qui est une des bases de la culture américaine. D'autre part, le rôle de la mère américaine doit son importance au statut même de la femme américaine. Il n'est pas rare d'entendre au sujet de la mère aux Etats-Unis : « Elle est très importante, car c'est la femme américaine qui décide toujours, et elle décide aussi pour les enfants. » Ainsi le rôle prédominant de la mère est la conséquence directe du statut important de la femme dans la société américaine. La complexité du rôle de la mère ne réside pas tant uniquement dans l'importance respective des deux rôles, celui de la femme et celui de la mère, que dans la quasi-opposition de ces deux rôles ou du moins dans le fait qu'ils ne peuvent coïncider. En effet, le thème le plus fréquemment évoqué au sujet de l'importance de la mère américaine est celui de la non-rigidité de l'éducation. La mère peut avoir une influence capitale sur ses enfants, car l'éducation américaine étant moins contraignante qu'en France, la mère est plus proche de ses enfants, son influence n'est pas limitée à une série de contraintes. C'est donc en fonction d'une grande liberté d'éducation que la mère joue un rôle primordial à l'égard de ses enfants. Cette éducation permissive, pensent-ils, non rigide, abolit les barrières entre les parents et les enfants, et diminue la distance qui sépare

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les générations. D'ailleurs, on entend affirmer souvent, « en Amérique il n'y a pas de barrières parents-enfants », et cela est affirmé avec un sentiment de réussite en matière d'éducation. Leur raisonnement est le suivant : si les parents et les enfants sont plus proches, ils se confient davantage, se livrent plus volontiers, les parents connaissent mieux leurs enfants et ont une possibilité d'action plus grande. Cette possibilité d'action est également renforcée du fait que les contraintes sont moindres, or selon les Américains les contraintes limitent toujours l'action. Mais cette grande liberté de l'éducation, des relations entre adultes et enfants, permet au père, tout comme à la mère, d'avoir un rôle prédominant. Or, on insiste surtout sur le rôle prédominant de la mère. En effet, son rôle est jugé important car « la femme a plus de contrôle d'une façon générale » ; là est toute l'ambiguïté de cette position, et de cette image, mêlant étroitement la liberté d'une part et le contrôle d'autre part. C'est parce que c'est la femme qui décide, c'est la femme qui a le contrôle, que la mère américaine a cette place de choix. Toutefois, son importance ne réduit pas totalement le rôle du père américain, au point de le supprimer. Il semblerait que l'éducation de l'enfant se passe en deux étapes : la première confiée à la mère, la seconde confiée au père. Il y a toujours une séparation des tâches dans la famille américaine, et cette séparation est fréquemment étanche, dans quelque domaine que ce soit. « La femme américaine s'occupe davantage de ses enfants que la mère française, jusqu'à l'école, mais pas après... ensuite c'est le père qui a le rôle le plus important. » Comme nous le verrons par la suite, la mère française au contraire, s'occupe davantage des études de ses enfants, dit-on. Ainsi les rôles de la mère ne se situent pas au même niveau. Cette prédominance de la mère américaine tient essentiellement au fait que la femme américaine est bien plus maîtresse chez elle que la mère française, et cela est lié incontestablement à son statut. En résumé, l'image de la mère américaine est l'image d'une mère prédominante, même s'il ne s'agit que des plus jeunes années de l'enfant, et que ce soit en fonction d'une éducation non rigide, d'une faible distance entre les générations, ou encore en fonction de la position de la femme américaine dans la famille. Parmi les personnes interviewées, certaines et non pas en nombre minime ou négligeable, accordent en revanche, une importance plus grande au rôle de la mère française. C'est le rôle de la mère française que nous allons considérer maintenant. Une série de thèmes ont été évoqués à ce sujet. Tout d'abord, le 7

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thème de la tradition. Cette tradition de la famille en France s'oppose à la liberté de l'éducation aux Etats-Unis. Notons que ce thème ne provoque jamais une prise de position en faveur d'un système ou d'un autre, il reste au niveau de la constatation. Ainsi la mère française serait plus importante pour les enfants que la mère américaine parce que la famille française est plus unie, elle représente une unité plus réelle qu'aux EtatsUnis. Et l'on entend dire : « la famille française est plus unie et plus étendue, c'est ce qui fait que la mère française à un rôle plus important », ou encore, « il y a plus d'esprit de famille en France qu'aux Etats-Unis ». Ce mythe de l'importance de la cellule familiale est assez répandu parmi les Américains de Paris, c'est une de leurs découvertes françaises. Le second thème qui revient avec une importance non moindre, est celui des études. Ce thème est toujours accompagné d'un jugement de valeur, en sa faveur. Le fait que la mère française s'occupe davantage des études de ses enfants est toujours perçu avec admiration et presque avec envie. Par exemple, une femme américaine qui vit à Paris depuis seize ans s'exprime ainsi : « La femme française suit les devoirs de ses enfants, va voir ses professeurs, j'admire beaucoup tout cela. » Le fait que l'on admire la mère française parce qu'elle s'occupe davantage des études de ses enfants fait que l'on pense qu'elle s'en occupe mieux que la mère américaine : « La femme française s'occupe plus et mieux de ses enfants, c'est elle qui les fait travailler. » On ajoute aussi qu'aux Etats-Unis c'est le père qui s'occupe des études des enfants, et la mère américaine n'a pas à s'en occuper, « le père américain s'occupe plus de ses enfants que le père français ». Il faut donc prendre garde, en comparant l'image de la mère américaine et celle de la mère française, de remarquer que leur rôle ne se situe pas au même âge pour leurs enfants, la première s'en occupe surtout pendant leurs premières années, tandis que la seconde s'en occupe davantage pendant leur scolarité. Cette différence dans le temps peut faire naître une certaine confusion dans ces deux images de la mère de famille. Et c'est sans doute pour cette raison que certains de nos interviewés pensent que la mère américaine délaisse franchement ses enfants. « La femme américaine est toujours dehors », ou encore, « c'est tellement important pour la femme américaine de sortir de la maison ». Un autre thème enfin qui revient avec une grande fréquence est celui de la discipline. Les enfants français sont plus obéissants car leur mère leur inculque une discipline permanente depuis leur jeune âge. Là encore, cette image est toujours accompagnée d'un jugement de valeur. Cette

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discipline, que ce soit au niveau des études, du travail scolaire ou des bonnes manières et de la politesse, n'est jamais jugée néfaste. Au contraire, elle soulève une grande admiration. On remarque la contradiction entre cette discipline jugée admirable, et l'attraction exercée par toute éducation permissive. A propos de cette discipline, on peut relever des marques d'admiration telle, « la discipline en France est très admirable », ou encore, « les enfants français sont polis, les enfants anglais sont polis, les enfants américains " are like indians " ». Ce manque total de discipline qui est essentiel dans l'éducation américaine amène parfois un reproche concernant les parents américains, sans distinction du père et de la mère : « En Amérique personne ne s'occupe des enfants, ni l'homme ni la femme. » Cette contradiction apparente entre la liberté de l'éducation d'une part et l'admiration de certaines règles d'autre part, est sans doute causée simplement par le fait, pour les Américains de Paris, que les deux systèmes de valeurs se sont affrontés et ne se sont pas encore complètement ajustés. Malgré la contradiction des parents américains, il reste clair que l'image de la mère française, si elle ne revêt pas l'importance de l'image dont bénéficie la mère américaine, n'est cependant pas une image de mère passive, n'ayant aucun rôle envers ses enfants. La mère américaine a un rôle important parce qu'elle est libre et proche de ses enfants, la mère française, parce qu'elle suit des normes et les fait respecter par ses enfants. On constate que l'image de la mère, comme l'image du couple, est étroitement liée au système de valeurs de la culture américaine ou française. Les valeurs de liberté et de jeunesse sont chères aux Américains, les valeurs de tradition et de discipline envers les plus jeunes, sont celles qui sont chères aux Français. L'on peut comprendre comment le contact de valeurs aussi radicalement différentes peut provoquer des conflits et comment il peut être difficile de modifier des images aussi intimement liées aux modèles culturels.

V.

CONCLUSION

C'est au niveau de la vie familiale que le contact entre les deux cultures peut être générateur de conflits. En effet, c'est dans le domaine de l'éducation des enfants, du rôle de la mère, des relations du couple, que les deux cultures peuvent s'affron-

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ter de façon plus profonde et plus intense. On le remarque facilement dans les couples mixtes par exemple, et il est intéressant de rappeler les difficultés que rencontrent les femmes américaines mariées à des Français, alors que les hommes américains mariés à des Françaises en rencontrent beaucoup moins, cela étant dû sans doute au statut supérieur de la femme américaine, statut supérieur à celui de la femme française. Même dans les couples non mixtes, le contact entre les deux cultures est ressenti au niveau de la vie familiale où les modèles culturels, en se modifiant, créent certains conflits. Quant aux enfants, le fait qu'ils s'acculturent davantage ou plus rapidement que les adultes en général, les sépare de leurs propres parents, et cette situation est source de difficultés et tensions au sein de la même famille.

CHAPITRE III

Image du mode de vie français et image du mode de vie américain

I.

MODE DE VIE FRANÇAIS

C'est à la perception du mode de vie français par les Américains que nous nous sommes attachés \ Nous considérons d'abord l'aspect positif, pour les Américains de Paris, du mode de vie français ou plus exactement, l'aspect qui exerce le plus d'attraction pour eux.

1.

L'hédonisme

Nous reprenons ici l'expression d'un de nos interviewés qui préfère « la société catholique et hédonique à la société protestante, puritaine et ascète 2 ». Si les Américains apprécient, en général, une façon de vivre française, la majorité d'entre eux apprécient surtout l'aspect sensuel de notre mode de vie et l'importance du plaisir. Ce même interviewé donne l'exemple de l'enfant que l'on force à manger, et il note, qu'en Amérique on le force parce que c'est « bon pour lui », et en France, parce que « c'est bon » tout court. Il y voit là que « le fait que cela donne du plaisir est une cause suffisante et moralement justifiable ». Il caractérise assez bien l'attitude générale américaine à Paris, mais si nous la pre-

1. Ce chapitre a été rédigé à l'aide des entretiens libres et des questionnaires, grâce aux quatre questions ouvertes. 2. La question posée était : « Qu'aimez-vous dans le mode de vie français ? »

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nons dans le détail, nous pourrions dire que, pour certains, soit récemment arrivés à Paris, soit plus résistants à une intégration, cette civilisation du plaisir se limite à la « bonne chère » dont ils ont vraisemblablement entendu parler, et il se peut qu'ils ne répètent qu'un stéréotype de la vie française, ou bien qu'ils l'apprécient réellement. Lorsqu'ils disent « ce que j'aime ici, c'est la nourriture », ou « j'adore la cuisine française » en spécifiant, « ma préférence, c'est le vin », ou encore, « ah, les fromages ! », ils restent souvent au niveau superficiel du recensement des plaisirs offerts à Paris. D'autres vont cependant plus loin et insistent davantage sur la façon dont les Français profitent de ces plaisirs et qui les enchante, eux Américains, « le Français est un jouisseur, c'est ce que j'aime », ou, « ils sont terriblement oraux », « il y a en France une sensualité de tous les plaisirs », « la sensualité du Français est à la fois tactile, visuelle, gastronomique », et enfin, « le Français profite réellement de la vie ». Certains, même sur ce point, répètent, ou croient vérifier, un stéréotype, tel « l'estomac en premier, l'amour en second, c'est ça la vie française ». nous dit un cadre supérieur depuis quinze mois à Paris. Ce jugement n'exclut pas ici une pointe d'admiration. Mais il arrive parfois que le même jugement se teinte de reproche moral : « Les Français, pourvu qu'ils mangent bien et qu'ils b..., cela leur suffit. » On retrouve ce stéréotype lorsqu'ils parlent de ce qu'ils appellent notre décadence : « J'aime le côté décadent français... et les femmes françaises. » Le côté décadent signifie pour eux un « côté jouisseur », profitant totalement des plaisirs. Il n'en reste pas moins vrai que l'attraction exercée par ces plaisirs sensuels est la plus importante, que ce soit la cuisine régionale, si variée, la vie nocturne, ou la vie après minuit, pour des personnes habituées chez elles à une vie de nuit beaucoup plus courte. Et surtout, cette façon qu'ont les Français de profiter de tout cela les surprend toujours un peu. Témoin, cette réflexion : « Quand je suis arrivé en France, nous disait un journaliste ici depuis dix ans, et que j'étais invité à dîner, je pensais qu'il y avait forcément un prétexte à ce dîner, comme en Amérique, rencontrer quelqu'un de spécial par exemple, et j'attendais toujours qu'il se passe quelque chose. Et il ne se passait rien. Et puis un jour j'ai compris que les Français se réunissaient sans prétexte, mais seulement pour manger et boire ensemble, pour prendre du plaisir ensemble, cela n'arrive jamais chez nous, mais j'ai trouvé cela formidable. » Après la cuisine et les plaisirs strictement oraux, ce sont les « cafés » avec tout ce qu'ils comportent, qui représentent leur objet de prédilection. « Ce que je préfère ce sont les cafés, les bistrots et les marchés

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ouverts », « la vie à l'extérieur est ce qui m'a le plus frappé en France et la chose à laquelle je tiens le plus » (vie extérieure signifie ici terrasses de cafés). D'ailleurs « le café » est aussi une façon de vivre, qui enchante les Américains ; « après un temps à Paris, nous dit un écrivain, je découvris que je ne me sentais plus coupable de rester assis à une terrasse de café tout un après-midi », et un avocat nous dira également : « Je reconnais un Américain qui n'est pas ici depuis longtemps, car si on lui dit de s'asseoir et de boire un café à la terrasse, après cinq minutes, il veut s'en aller pour faire quelque chose, il ne sait pas quoi, mais il ne peut pas rester ainsi sans rien faire, seulement à parler de n'importe quoi dans un café. » Ainsi le café est le symbole du fait que les Français savent perdre du temps ou prendre leur temps. « Le Français prend le temps de vivre », entend-on souvent comme sa qualité première. « Le temps de vivre » comme ils disent, c'est cet aspect détendu et décontracté qu'ils admirent et qu'ils s'efforcent, souvent avec succès, d'adopter. C'est aussi ce que certains appellent la lenteur de la vie française et qu'ils apprécient. Lorsqu'ils disent que la vie est plus lente en France qu'en Amérique, ils parlent davantage en termes de détente que de lenteur. « Le rythme de la vie française est plus équilibré, il n'y a pas de panique » ; ou encore, « les Français sont toujours pressés mais ils prennent leur temps, d'ailleurs, vous voyez, ils sont toujours en retard ». Ils pensent qu'il y a une nonchalance dans la vie française, et que c'est pour cette raison que nous profitons davantage de la vie. « They enjoy the life », est un des thèmes qui revient le plus fréquemment avec tout ce que cela comporte comme conséquences. Et c'est ainsi qu'avec cette vie détendue et les cafés, ils découvrent aussi « la promenade » qui leur semblait inconnue jusque-là. « Ce qui est formidable et que j'ai découvert à Paris, même si cela existe aussi à Rome, car je l'ai découvert ensuite, c'est la promenade ; les Français se promènent tout le temps, ils connaissent certainement Paris, ce n'est pas pour le découvrir, c'est pour le plaisir de la promenade qu'ils se promènent. » Ce serait en quelque sorte l'absence de buts qui les séduit, que ce soit le dîner sans prétexte ou la promenade sans destination, c'est une certaine gratuité dans le comportement qui les surprend et les attire. Ce temps pour vivre, c'est aussi l'art de la conversation. « Les Français peuvent parler de tout à n'importe qui », disent-ils et cela résume à peu près ce que nous avons trouvé dans la plus grande partie de nos interviews. Certains l'expriment d'une façon différente en disant : « ce

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que j'aime, c'est que les Français ont des idées sur tout », mais c'est surtout le fait de les exprimer sans inhibition aucune, qui les rend admiratifs. Rester des heures à parler, sur n'importe quel sujet, est pour eux vraiment inhabituel. Aussi le remarquent-ils et du fait qu'ils admirent cet aspect de la vie française, ils cherchent à l'imiter. « Ce qui me plaît en France, nous dit une femme-écrivain connue, c'est que je peux parler dans la campagne avec un berger pendant une heure... vous ne trouvez pas cela formidable, extraordinaire ? »... et cette personne réside à Paris depuis cinquante ans, ce qui nous permet de penser qu'il s'agit là d'autre chose que d'une « impression d'arrivée ». Outre le fait de pouvoir alimenter une conversation aussi longtemps avec n'importe qui, ce qui surprend les Américains encore davantage, c'est de prendre du temps pour cela. « J'aime, chez les Français, cette façon de discuter pour tout et de prendre du temps pour cela comme pour le reste », nous dit un industriel pour qui la notion de temps a une valeur particulière. Outre la notion de gratuité que nous retrouvons ici comme valeur et qui leur est étrangère, une notion particulière du temps, le temps que l'on utilise pour rien, le temps gratuit leur est peu familière. Ils découvrent en fait combien la notion du temps en général, diffère dans les deux systèmes de valeurs, français et américain. Ainsi, les cafés et la bonne chère résument pour eux le charme de la vie française, mais bavarder et perdre son temps sont vraiment leurs découvertes parisiennes. En fait, outre l'importance des plaisirs sensuels ou autres, dans le mode de vie français, c'est une attitude générale devant la vie qui séduit les Américains. Il leur semble, à tort ou à raison, que les Français savent toujours tirer parti d'une situation pour la rendre drôle ou plaisante. « Ils s'amusent toujours de tout », nous dira une jeune femme, vivant à Paris depuis dix ans. Un journaliste américain, voulant résumer l'opinion générale au sujet des Français, s'exprime ainsi : « C'est leur gaieté, leur effervescence, leur côté plein de vie, qui attirent le plus les Américains... et c'est ce que nous essayons de faire... » Un views ment mait, de ne

thème que nous avons relevé dans un très grand nombre d'interest justement celui de la gaieté. On entendra encore très fréquemdire : « En France, on ne s'ennuie jamais », comme si cela résuà la fois, toute une ligne de conduite des Français et les raisons plus quitter la France pour aller vivre ailleurs.

Cette façon d'aimer la vie, tout simplement, et de la trouver agréable, surprend un peu les Américains. C'est une attitude qu'ils jugent originale et, aussi admirable, mais difficile à saisir. « C'est cette façon d'apprécier

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la vie, que je trouve absolument remarquable en France, mais qui est aussi tellement difficile si l'on essaye soi-même de le faire, il faut être si attentif... ne pas oublier de faire attention à la vie... », nous dit un cadre supérieur de l'industrie, en nous confiant son admiration et son désarroi. Une attitude aussi délicate de la part des Français va sans doute de pair avec le fait qu'ils ne sont pas perçus comme des bourreaux de travail, avec tout le charme que cela comporte. En considérant quelques interviews qui reprennent ce thème, une jeune femme professeur valorise notre attitude en s'exprimant ainsi : « Les Français ne sont pas des esclaves du travail comme peuvent l'être les Américains, ils ne le sont d'ailleurs pas de leur famille comme peuvent l'être les Américains. » Une autre jeune femme a également la même position, bien que s'exprimant différemment, « c'est dommage que les Français deviennent de plus en plus hard workers ». Enfin, si nous citons les propos d'un homme d'affaires, « il me semble toujours qu'à Paris, je suis en vacances et qu'aux Etats-Unis, je suis au travail, même si je ne fais rien... », nous constatons que cette difficulté d'associer la France et le travail n'est pas une attitude uniquement féminine. Un autre cadre supérieur de l'industrie ira même plus loin, car il affirmera sans gêne aucune, « j'aime bien me détendre avec les Français mais je n'aime pas travailler avec eux ». Sur ce plan du travail, on peut remarquer une légère ambivalence de l'attitude américaine à notre égard. En effet, si les Américains essaient fermement d'adopter notre attitude à l'égard de la vie, il n'est pas certain qu'ils tentent d'adopter notre attitude à l'égard du travail, même s'ils l'envient. Il semblerait qu'ils désapprouvent ce « manque de sérieux » qu'ils perçoivent dans notre comportement professionnel, tout en devinant confusément que ce manque de sérieux est ce qui nous permette d'apprécier tant de petites choses dans la vie, qu'ils laissent justement échapper. Il n'y aurait pas là un « modèle » qu'ils s'efforcent d'adopter comme celui du « bon vivant », ou même du « noceur ». Mais ils se gardent bien d'émettre un jugement de valeur définitif. En effet, même si les Américains, dans bien des cas, n'aiment pas travailler avec les Français parce que leur conception du travail diffère, et que, par exemple, « les Français sont difficiles sur le plan professionnel, car ils sont toujours en retard » comme nous le dit un médecin, les Américains, donc, n'en arrivent jamais à une critique positive et ferme de toute une façon de vivre, n'étant pas certains de bien la comprendre.

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Et, si Certains d'entre eux voient dans cette attitude française une simple conséquence d'une paresse naturelle, d'autres y verraient plutôt un refus de tout prendre au sérieux. De toute façon, « les Français plaisantent tout le temps, j'adore ça », ou encore, « en France, tout reste à un niveau superficiel, il n'y a jamais de drame », et l'on cite souvent à ce sujet le cas des ménages où l'un des conjoints a un amant ou une maîtresse sans que cela fasse des remous considérables dans le couple, « comme cela se produirait en Amérique... ». Nous retrouvons, ici encore, cette attitude générale devant la vie qui surprend tellement les Américains en France, en ce sens que nous ne prenons rien au sérieux, pensent-ils. Nous citerons pour terminer cette phrase d'un de nos interviewés : « Ce qui me plaît en France, c'est cette façon de voir les choses, même sérieuses, avec juste l'importance nécessaire. » Pour conclure ce premier point sur l'hédonisme, nous pourrions dire qu'il n'est pas étonnant que cette « joie de vivre », si française pour les Américains, soit l'objet de tant d'admiration de leur part, et que ce soit un des modèles « valeur-attitude » qu'ils s'efforcent le plus d'intégrer, si l'on songe qu'ils sont issus d'une société où la « recherche du bonheur 1 » est un des principaux buts de la vie. Tout occupés à cette poursuite du bonheur, il est sans doute normal qu'ils s'émerveillent devant une culture qui semble avoir trouvé, du moins en partie, ce qu'ils cherchent.

2. La sensibilité esthétique, la culture personnelle, le raffinement Un autre aspect du mode de vie français qui les attire au moins autant que le précédent, est la « sophistication », comme ils disent, des Français dans leur vie quotidienne. Ils entendent par « sophistiquée », une personne cultivée, qui s'intéresse aux arts et aux lettres et ils utilisent le terme de culture dans ce sens plus étroit. « Ce que j'aime ici, c'est que tous les Français sont sophistiqués », s'émerveille un banquier, ou encore : « La culture est davantage monnaie courante en France, c'est ce que j'apprécie le plus », nous dit une femme écrivain de renom. Cette place de la culture dans la vie de chaque jour n'est pas limitée, selon eux, à une certaine classe sociale. En effet « la culture est toujours présente ici, même chez le Français moyen ».

1. M. LERNER, La civilisation

américaine,

p. 431.

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Cette diffusion de la culture est, pour eux, un phénomène rare et plus français encore qu'européen. Ce n'est pas le seul groupe des intellectuels qui y est sensible, comme on aurait pu le croire, mais l'ensemble des Américains de Paris. De plus, c'est un phénomène totalement inconnu aux Etats-Unis. En effet, « il y a toujours quelque chose d'anticulture chez nous », dit un compositeur en musique, un know-nothing background. Ce n'est pas seulement la culture qui n'est pas valorisée aux Etats-Unis mais également l'intellectuel : « Si on vous demande aux Etats-Unis ce qui vous faites, et si vous dites artiste, vous êtes fichu, c'est contre vous, même si vous faites plein de fric... Les Français ont tous le respect des intellectuels. » Cette vulgarisation de la culture et cette absence de rejet de « l'artiste », qui sont liés, agiraient comme un stimulant esthétique, disent-ils. En outre il y a, et il y a eu surtout, pensent-ils, une stimulation dans ce domaine provoquée par une sorte de ferment intellectuel qui existait à Paris, le ferment des années vingt et un mouvement artistique très vigoureux. (Ce qui a attiré Stravinsky, Picasso et Joyce à Paris.) Et « même si New York a détrôné Paris au point de vue art, puisque les deux derniers mouvements, peinture abstraite et pop'art, sont partis de New York, il reste un attrait à Paris ». « Il y a une conjonction de quelque chose de magnétique au sujet de Paris » ; ceci est exprimé par un grand nombre d'interviewés, même lorsque leurs préoccupations ne sont pas uniquement artistiques. L'autre stimulation esthétique vient de ce visual delight de Paris. Comme le dit Calder, « à Paris la vie est continuellement saisie par la beauté », et ce qu'il aime en France ce sont les murs, à Paris, dans la Loire, partout en France. C'est sans doute pourquoi les Américains que nous avons interviewés disent assez fréquemment qu'ils aiment les villes en France car elles sont « belles » et « habitables ». « Ce que j'aime en France ce sont les villes et la culture », et spécialement Paris « qui est une ville qui est belle et c'est tellement rare de voir une ville belle », ou encore, « vivre en ville est possible à Paris à cause de sa beauté et c'est excitant intellectuellement ». « La beauté est partout, dans les rues tordues de Paris, les bâtiments et même les immeubles, spécialement leurs angles, toujours beaux. » Ils remarquent et ils admirent tout autant la présence de la beauté dans Paris que l'appréciation de la beauté et de l'art par les Français. Citons pour finir, l'exemple de ce sculpteur dont le voisin à la campagne n'était qu'un modeste ouvrier. Le sculpteur, nous disaitil, avait remarqué que cet ouvrier voulait lui demander quelque

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chose et il pensait que c'était un service, peut-être important, à cause de la différence de position sociale. Lorsque pour lui venir en aide, le sculpteur lui demanda comment l'aider, l'ouvrier, timidement, lui demanda quelques roses de son jardin qu'il admirait depuis longtemps. Cet intérêt pour des roses de la part de quelqu'un d'aussi modeste parut au sculpteur le comble du raffinement. L'importance de la sensibilité esthétique chez les Français et la présence de nombreuses créations esthétiques à Paris ou en France, trouve leur prolongement dans le raffinement de la vie quotidienne. Ce que les Américains nomment : la distinction, le bon goût et le sens de la mesure sont les valeurs françaises qui expliquent selon eux que les Français soient cultivés, sophistiqués et raffinés. « On a de très bons professeurs de chant aux Etats-Unis, donc on n'a plus rien à apprendre ici sur ce point, excepté la distinction », nous dit une femme-artiste, depuis vingt ans à Paris. « Il y a en France une très grande élégance de la vie quotidienne, le standing n'est pas important pour les Français, ils peuvent très bien avoir une bonne position et seulement une 2 CV, ce qui est impossible aux Etats-Unis. Mais par contre l'important, c'est cette élégance dans la vie quotidienne dans de très petits détails. » « J'aime ce raffinement de la table en France », dit une jeune femme, pourtant ici depuis trentecinq ans, « ces nappes et ces serviettes toujours jolies ; et il y a beaucoup de choses comme cela dans la vie de tous les jours. Il y a un art, là-dedans, que nous ne connaissons pas ». « Le détail ici, est toujours très bien, prenez le dessin de leurs billets de banque, c'est merveilleux », et maints autres détails sont cités qu'il n'est pas utile de reproduire ici. En résumé, « les Français ont du style », disent-ils, comme ils disent aussi « la femme française a du style (they have style), ce qui paraît indéfinissable pour eux, sinon intraduisible et qui équivaudrait à " a de la classe " » ; ou encore « il y a un culte du savoir-vivre », et enfin « il y a une qualité de la vie en France ». Et c'est cette qualité de la vie qu'ils cherchent à acquérir tout autant que notre joie de vivre. Cette présence de la beauté et de la culture partout, géographiquement parlant et socialement parlant, ainsi que de ce raffinement des manières de vivre, est étroitement liée pour eux à la présence continuelle du passé. S'il est vrai que les Américains vivent dans l'avenir, parfois dans le présent, mais ignorent le passé, il est cependant vérifié qu'ils ont une convoitise pour tout ce qui est séculaire.

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Ils admirent cette portion du temps, soit parce que la possibilité de marcher dans des rues ou dans des sites historiques, les émeut, comme ce diplomate bouleversé de se trouver dans l'atelier où Delacroix était de son vivant, soit parce qu'ils admirent purement et simplement notre histoire. « Ce que j'aime en France, nous dit-on, c'est tout ce qui reste de la Révolution française. » Cette présence continuelle du passé se retrouvera dans le respect des traditions qui est une vertu bien française, pensent-ils. Mais ce respect des traditions peut avoir une double conséquence : un raffinement des manières, ou un formalisme parfois irritant. Leur attitude est ici pleine d'ambiguïté. Ce passé toujours présent est lourd et pose de nombreuses entraves sur notre route mais il donne en même temps une note romantique à la vie. Ce « romantisme français », comme ils l'appellent, est une valeur sur laquelle ils insistent beaucoup car ils en sont frustrés. « Il est difficile de se sentir romantique au sujet de l'Amérique », nous dit un écrivain. Ce côté désuet, voire décadent de notre civilisation, est certes un de ceux qui leur est le plus cher.

3. Les relations personnelles et la liberté

individuelle

Le « côté humain », comme disent nos interviewés, est une autre facette de notre culture qui les attire. « En dépit de la société de consommation, on apprécie les valeurs humaines réelles en France », nous dit-on. Un grand nombre d'interviewés se sont exprimés de façon identique ou voisine, en faveur de ce facteur humain. L'aspect « manque d'organisation » serait le revers de la médaille. Ils pensent, en effet, que le fait d'être moins organisé ou, du moins, d'avoir une organisation moins rigide, développe nos qualités humaines. « Il y a un côté humain en France car tout n'est pas organisé », et d'admirer d'emblée toute notre confusion et notre désordre. « Ce qui est sympathique, c'est ce manque d'organisation ici, tout le monde répond n'importe quoi parce que personne n'est au courant de rien. » Il y a typiquement, ici encore, l'appréciation d'une de ces qualités de pays sous-developpé, pour lequel l'absence de techniques avancées et de matérialisme, ou abondance de biens, va toujours de pair avec une importance des valeurs humaines, puisque ce sont les seules possibles à développer. Quoi qu'il en soit les relations interindividuelles en France

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ont, pour eux, un caractère inhabituel , « le contact avec les gens est plus humain et plus profond », avec tout ce que cela comporte de bon et de mauvais. Par exemple : « Si vous arrivez à avoir des amis, ils sont beaucoup plus sincères ici », ou encore, ils ont davantage de « loyauté », mais on entend aussi : « Les Français, ou bien ils sont très amis ou bien insultants ; il n'y a pas d'intermédiaire. » La perception d'une intensité plus grande des relations personnelles en France est peut-être liée à une communication interindividuelle plus facile et à laquelle ils sont peu accoutumés (voir ce que nous avons dit sur le bavardage). Il n'en reste pas moins que cette profondeur des relations personnelles est perçue comme telle et reste pour eux un attrait important. La vie familiale perçue « plus intime et plus chaude » vient confirmer leur position. Ils pensent de plus que, du fait que tout n'est pas prévu ni standardisé, il y a encore chez nous des solutions qui appartiennent à l'individu et à son originalité. Et c'est pourquoi ils admirent tant notre « individualisme » qui se manifeste de différentes façons, soit par l'indiscipline : « Ce que j'aime ici, c'est le manque de rigidité et l'indiscipline des Français », soit par l'existence d'originaux, même s'ils sont marginaux. « En France, il y a tellement de gens farfelus, de gens pas ordinaires », « ce que j'aime surtout ce sont ces gens rares, pas comme les autres ». Cet individualisme, pensent-ils, même s'il a pour conséquence l'existence de gens un peu bizarres, n'est cependant pas synonyme d'étrangeté, car il existe chez tout Français, même très ordinaire. Laurence Wylie a remarqué dans son étude d'ethnologie en France « que si les Américains aiment passer pour typiques de leur culture, les Français en général aiment faire remarquer ce qui les distingue de leurs compatriotes, affirment toujours qu'ils ne sont nullement des " Français typiques " et nient même, en fait, qu'une telle entité puisse exister ». Cet individualisme excessif aura pour conséquence une exigence de liberté individuelle et un respect de celle d'autrui. « Ce que j'admire, c'est la discrétion des Français, c'est tellement différent aux EtatsUnis où les amis arrivent à l'improviste... le drop in des amis est vraiment quelque chose d'épouvantable là-bas, ici vous êtes tranquilles et indépendants. » Ou encore, « cette réserve des Français est admirable, ils ne s'immiscent jamais dans votre vie ni vos affaires ». Cette discrétion va encore plus loin car « en France, j'apprécie l'absence d'indiscrétion...

Mode de vie français, mode de vie américain

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on ne vous pose pas de question ». En fait, et le mot revient souvent, c'est la privacy, soit la sauvegarde de la vie privée à laquelle on est sensible. « A Paris cette privacy existe même pour les gens très connus. » Le fait « qu'on vous laisse tranquille et qu'on vous fiche la paix » semble être la condition essentielle du bonheur et, par là, une des attitudes les plus recherchées et sur laquelle on s'efforcera de se modeler. Parallèlement à ce respect de la liberté d'autrui, on apprécie tout spécialement la grande liberté dont on peut jouir à Paris. « A Paris on peut tout faire » ou « faire n'importe quoi », est une expression que l'on trouve fréquemment dans les interviews, ou encore avec plus de précision, « je peux vivre ici de la façon que je veux et cela est impossible aux Etats-Unis ». Il peut paraître surprenant que les Américains recherchent aussi nettement une liberté dont ils ne paraissent pas, à première vue, frustrés. Un écrivain, à Paris depuis 1952, nous en donne peut-être l'explication : « C'est ce qui est étrange ; vous pouvez, aux Etats-Unis, faire et dire des choses que vous ne pouvez dire et faire dans aucun des autres pays et cependant vous vous sentez si libre en France, juste au niveau de la vie de tous les jours. » La perception d'une liberté qui est, en France, d'une autre nature établit une distinction entre deux sortes de libertés. Il y a une liberté d'institution qui est celle d'un système et qui a trait aux lois et institutions justement, et une liberté informelle, celle de la vie individuelle qui est essentiellement une absence de pression de la société. Les aspects du mode de vie français que les Américains apprécient le plus ont donc essentiellement un caractère pittoresque ou exotique. Notre joie de vivre et notre manque de sérieux ainsi que notre peu d'ardeur au travail d'une part, notre raffinement légèrement décadent d'autre part, ainsi que nos relations humaines très émotionnelles qui sont le propre des peuples archaïques car, comme dit Freud, « le primitif ne connaît pas de relations affectivement neutres », sont des qualités qui ont plus de charme que de poids. Nous verrons plus tard comment la tonalité de ces appréciations est importante pour situer la population américaine par rapport au milieu français. Nous considérons maintenant ce que les Américains reprochent au mode de vie français et le sens de leurs critiques, ce qui permettra peut-être de situer certaines résistances à leur intégration.

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4. Egoïsme Cet individualisme tant admiré a sa contrepartie dans un égoïsme forcené. Il n'est pas d'interview où il ne soit question de cet égoïsme des Français, de leur singlemindedness. Cette liberté de chacun dont nous parlions au paragraphe précédent n'est qu'une forme de cet égoïsme, en fait « les Français laissent les autres tranquilles parce qu'ils s'en fichent », c'est ce dont sont conscients et ce qu'expriment les interviewés. Tout d'abord cet égoïsme quotidien est perçu sur le plan matériel comme sur le plan humain. Le Français n'est pas généreux, et de ce fait pas accueillant, il est avare et peut aller jusqu'à l'avidité financière, et même, être voleur. Le Français voleur est un jugement qui revient fréquemment et cette attitude est bien perçue comme faisant partie du caractère national ; on ne se plaint pas tant d'être volé que l'on est chagrin parce que le Français est voleur. Il y a une bonhomie dans ce jugement, un peu dans le style « frappe-moi, cela ne me fait pas mal », mêlée d'indulgence ou de résignation, « les Français sont tous un peu voleurs, au fond, c'est normal », si l'on veut aller plus loin, on remarque que l'interviewé se résigne moins : « Oh ! parce que je suis étranger » et, riant, « parce que je suis l'Américain à plumer ». On croit entendre un Français parler d'un Algérien : « On ne les changera pas, ils sont comme ça. » Non seulement cupides, mais peu accueillants, à cause de leur manque de générosité, les Français manquent d'hospitalité. Cette absence d'ouverture à autrui peut même se changer en méfiance et mesquinerie. Ils ont toujours peur d'être dupes ou « ils croient toujours qu'on va profiter d'eux », et comme preuve de cette méfiance, « il faut toujours qu'ils se cachent, comme pour leurs impôts, ils cachent tout ». C'est encore ce manque d'ouverture qui les rend rigides en général, et « parce qu'ils sont logiques ils sont encore plus raides », et surtout conformistes. Ils sont coincés dans leur code de politesse et guindés. C'est ce côté bourgeois, strict, vite choqué, qui déplaît le plus. Nous retrouverons ce travers de l'ouverture d'esprit dans les institutions également. Ce désintéressement pour tout ce qui n'est pas eux, qui rend les Français étriqués, a aussi pour conséquence un chauvinisme et un nationalisme que les Américains ne parviennent pas à comprendre : « Ils ne veulent pas connaître autre chose que leur pays. » Comment les Français peuvent-ils avoir une attitude pareille ?, se demandent les Américains sans pouvoir l'expliquer sinon parce que les Fran-

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çais ont une image très favorable de leur pays. Et c'est là que réside toute la difficulté pour les Américains. Comment pouvons-nous penser, nous Français, que notre pays soit aussi supérieur, lorsque les Américains ont également la même opinion pour leur propre pays ? Certes, nous avons été puissants mais c'est le passé, eux le sont maintenant, et le passé a peu de valeur pour l'Américain qui croit au futur encore plus qu'au présent. Ils donnent un exemple de leur surprise devant cette évidence que le Français a un « ego puissant » selon leur expression ; à un reproche qu'un Américain adressait à un Français, celui-ci répondit : « Oui mais que voulez-vous le Français est comme ça. » L'interlocuteur en est resté tout ébahi. Ce nationalisme, cette valorisation de leur pays ou même des Français, ne les rend pas du tout solidaires de leurs compatriotes comme on pourrait le croire. Les Français sont nationalistes, ils n'ont cependant pas l'esprit civique. Le désintérêt pour tout ce qui n'est pas soi déborde les simples relations interpersonnelles et a une répercussion sur toute la vie sociale. Plus encore qu'un désintérêt, un détachement à l'égard des autres les empêche de participer et de coopérer à la société. « Ce que je reproche aux Français c'est leur manque d'esprit civique, cela me gêne beaucoup » ; ce reproche est apparu à plusieurs reprises. « Ils ne pensent qu'à leur profit personnel, même si cela est contre la société. » Et le côté resquilleur du Français est souvent déploré parce qu'on ne l'approuve pas et, en grande partie, parce qu'on ne peut s'y adapter. On pourrait dire que c'est là un modèle social totalement rejeté. Cette tricherie des Français avec la société fait qu'ils ne respectent pas les lois, « vous n'avez qu'à voir la façon dont les Français parquent leurs voitures, ils se moquent de tout, pourvu que ça les arrange ». Leur manque de ponctualité s'explique pour eux de la même façon que le parking et cette indiscipline qui les rend « difficiles à gouverner » est « agaçante car elle révèle un manque total de participation ». La perception de certaines caractéristiques françaises est légèrement ambiguë, à savoir que le Français ne se soumet pas aux lois de la société, d'où son individualisme, et qu'il est en même temps extrêmement rigide, « il est accroché à ses vieilles habitudes », d'où son conformisme. Ce qui peut paraître une contradiction de jugement n'en est peut-être qu'une au niveau du caractère perçu. Ils perçoivent eux-mêmes cette contradiction qu'ils attribuent à la complication de l'esprit français. Il est un fait cependant que le Français peut séduire, en ce sens que 8

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Les Américains de Paris

« chacun en fait a son idée », et qu'il n'est pas « grégaire », ce qui lui confère une certaine originalité malheureusement superficielle, puisqu'elle dépasse rarement, pensent-ils, le cadre de la conduite personnelle, au point que le système français est profondément conservateur. Mais il est clair aussi que le Français, non seulement irrite, mais choque par son dédain des autres. Les Américains, tout d'abord, ne parviennent pas à comprendre qu'il n'y ait pas réellement en France une opinion publique, ayant une force et une efficacité, mais ils parviennent finalement à expliquer le phénomène même s'ils continuent à le déplorer. Tout en regrettant cette attitude des Français ils conservent envers celle-ci une certaine indulgence amusée, ne serait-ce que parce que le « Français parle beaucoup mais n'agit pas » et « qu'il g... beaucoup mais c'est seulement par jeu », preuve que tout cela n'a pas tellement d'importance. On peut voir ici une attitude presque paternaliste de la part des Américains qui, voyant les faiblesses de notre système, s'en amusent et, par là, en suppriment l'importance donc toute volonté ou espoir de l'améliorer. 5. Critiques du système : manque d'organisation Ce manque d'esprit civique et de coopération avec la société se traduit par désordre, anarchie et absence d'organisation. Le manque d'organisation, dans tous les domaines, s'il a parfois un côté amusant et étonnant, parce « qu'on se demande comment ça peut marcher quand même », est le plus souvent pénible parce qu'il complique la vie. D'une part les choses simples deviennent compliquées, « les petites choses prennent trop de place », à cause de la lenteur des services. Il est vrai que la façon dont fonctionnent nos services publics et administratifs leur paraît aberrante. On perd trop de temps, tous les jours, pour des choses qui n'en valent pas la peine. Mais si l'organisation de notre système paraît défectueuse ou inexistante, ils observent également chez nous une « grande obstination pour les choses inutiles ». Là, toute notre bureaucratie fait figure de folklore. « Le petit fonctionnaire comme vous avez n'existe pas aux Etats-Unis, nous dira un interviewé, c'est quelque chose que j'ai découvert ici. » Si elle a un aspect pittoresque, notre bureaucratie est cependant ressentie de façon pénible et déplaisante. La cause de tout cela, pour eux, réside en ce que notre système est un « vieux système », et c'est pour cela qu'il n'est pas efficace.

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Cet attachement au passé, déjà perçu comme un avantage de la vie française, vue sous l'angle de certaines traditions, est perçu ici comme un facteur de non-développement. « Les Français sont trop liés par les coutumes, ils ne sont pas modernes », est un reproche typique et souvent entendu avec, sous-jacente, la pensée d'une civilisation un peu bloquée. « En France, ça stagne, ça ne bouge pas, voilà ce que je reproche. » Et soulignant l'immobilité de notre système, c'est en fait sa vieillesse, et la vieillesse tout court, qu'ils attaquent. « Ce sont les vieux qui ont l'autorité en France et qui contrôlent tout, il n'y a pas de société de jeunes comme aux Etats-Unis. » Les « anciens » ne sont plus que les « vieux ». Le caractère désuet de certains logements devient tout simplement quelque chose de suranné et d'inconfortable. Le passé-vieillesse vient s'opposer au passé-culture. Il convient en effet de distinguer deux aspects du terme passé, que les Américains utilisent souvent au sujet de notre civilisation, le passéculture qui est valorisant, à la façon dont la tradition du savoir-vivre est un raffinement par exemple, et le passé-vieillesse qui est dévalorisant comme, pour reprendre le même exemple, la tradition du savoirvivre est vieux-jeu.

6. L'esprit « étriqué » Ils pensent facilement qu'il y a chez nous une haine de la nouveauté, pour reprendre leur expression, et ils nous reprochent à la fois notre manque d'audace et de faculté d'innover. Nous redoutons le changement sous toutes ses formes. C'est ce qu'ils veulent dire lorsqu'ils déclarent que le Français ne sort pas de l'ordinaire, ce qui signifie que le Français est esclave de ce qu'il a l'habitude de faire. Et c'est là qu'ils vont jusqu'à nous reprocher un « manque de gangstérisme » parce que nous nous cramponnons un peu à ce que nous connaissons et que nous prenons sans doute peu de risques. Le risque fait partie de la culture américaine au même titre que la tradition fait partie de la nôtre. Et un certain sens de la hiérarchie, comme l'existence des classes sociales en France, est la preuve que rien ne change et rien n'évolue et que nous sommes dans un système archaïque, disent-ils. Il n'en reste pas moins évident que nous sommes un peu un pays dont le développement semble compromis par le fait même de ce poids des « choses anciennes », et que nous sommes vraiment un pays retardataire par la survivance de certaines coutumes ou institutions. Pat

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exemple, « les femmes sont trop opprimées en France », nous dit une femme américaine, car cette situation de la femme en France leur apparaît arriérée. La liste des « manques » qui est à notre passif, ne serait pas complète si nous omettions le manque d'imagination et même le manque de génie. C'est toujours, en fait, le même thème qui est repris : imaginer, pour changer et moderniser, avoir du génie, pour découvrir et innover. Il est évident que la culture américaine a insisté depuis toujours sur les valeurs de création, de découverte et de modernisme, tandis que la nôtre insiste au contraire sur toutes les valeurs traditionnelles ; mais il est tout de même clair que, selon leur perception, notre futur paraît fortement assombri et que l'on peut même se demander s'ils nous en laissent tout simplement un. Pour les Américains, venant d'un pays, sinon neuf, du moins récent, innover est monnaie courante, comme la culture l'est chez nous. Aussi sans aller jusqu'à parler de conflit des valeurs, il faut néanmoins y voir là une opposition de valeurs. Les critiques de la vie en France portent surtout sur la vie sociale et civique. Tout y est « vieillot », rien ne marche correctement, et si les relations avec autrui sont profondes et humaines, elle se détériorent aussitôt que « autrui » cesse d'être un individu pour devenir « les autres », et qu'ils constituent un groupe, ou une société. Ainsi toutes nos qualités « charmantes » ont-elles comme contrepoids des défauts beaucoup plus lourds et gênants qui risquent même d'entraver notre avenir. La France serait la civilisation du plaisir et non pas du progrès.

II.

MODE DE VIE AMÉRICAIN

C'est, cette fois-ci, à la perception du mode de vie américain, par les Américains eux-mêmes, que nous nous sommes attachés. Comme précédemment, nous considérons d'abord l'aspect positif, pour les Américains de Paris, du mode de vie américain, ou plus exactement l'aspect qui leur manque le plus, l'aspect dont ils ont la plus grande nostalgie.

Mode de vie français, mode de vie américain

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1. Le confort matériel C'est à la fois et surtout au confort et à la facilité de la vie américaine que nos interviewés sont sensibles. Tout d'abord ils perçoivent la vie matérielle aux Etats-Unis comme supérieure, du fait même de l'abondance qui y existe, que ce soit au niveau de la possibilité de se procurer à peu près tous les articles voulus, ou que ce soit au niveau du choix et de la variété qui sont offerts. L'installation et l'équipement des logements, enfin, permettent une vie infiniment plus confortable, disent-ils. D'autre part, le fait qu'il « soit plus facile de gagner de l'argent » aux Etats-Unis, et le fait que les « salaires soient plus élevés pour un nombre d'heures de travail moindre », permettent un niveau de vie supérieur. Ainsi d'une part, ce que la société offre sur le plan matériel, et d'autre part la facilité à obtenir ce qui est offert, créent un bien-être supérieur à celui que l'on trouve en France, et une facilité ici inconnue. Mais il y a une autre facilité de la vie quotidienne, celle qu'ils appellent « commodité de la vie courante » et qui consiste en ce que « les choses roulent mieux » \ Contrairement à la France où « les petites choses prennent du temps », aux Etats-Unis, elles peuvent être pratiquement ignorées du fait même qu'elles sont simplifiées et ne réclament aucune attention. Les services publics notamment, par une meilleure organisation aux Etats-Unis, simplifient la vie et ne gaspillent ni le temps ni l'énergie des usagers. Non seulement cette « facilité des services publics » sur laquelle ils insistent beaucoup, mais la facilité à régler tous les problèmes quotidiens, que ce soit dans le domaine des réparations, des cas d'urgence et SOS, ou tout autre problème nécessitant un service, cette facilité donc, contribue à rendre la vie de tous les jours more convenient et c'est un phénomène dont ils ont la nostalgie. Il y a aux Etats-Unis une vie quotidienne facile et une facilité de la vie quotidienne. Le travail professionnel bénéficie, lui aussi, de cette rapidité et efficacité qui rendent la vie aisée. « Il y a en Amérique un côté immédiat de toute action qui me plaît infiniment et qui me manque beaucoup », ou encore, « il y a une rapidité de décision qui est un grand stimulant dans le travail ». En effet, cette organisation, moins lourde que chez

1.

La question posée était : « En quoi le mode de vie américain est-il préfé-

rable au mode de vie français ? »

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Les Américains de Paris

nous, est source d'efficacité car elle permet non seulement d'éviter les pertes de temps, mais elle facilite les décisions et leur exécution. (Rappelons que les Américains préfèrent travailler aux Etats-Unis et vivre en France.) Il y a en outre aux Etats-Unis des « moyens pour réaliser les choses ». Il s'agit à la fois de moyens matériels et de moyens dans la réalisation, car on n'est ni bloqué par une hiérarchie qui rend toute décision compliquée, ni ralenti par une organisation démodée et qui n'est plus adaptée aux situations nouvelles. Cette rapidité stimule, est génératrice de dynamisme, et inversement, ce dynamisme stimule à son tour et provoque une rapidité de pensée et d'action. Il s'ensuit toutes les qualités d'énergie, d'ouverture et de créativité qui sont vraiment les caractéristiques américaines qu'ils admirent le plus et qu'ils regrettent et déplorent de ne pas trouver en France.

2. Dynamisme et changements Selon les Américains de Paris, le dynamisme est une de leurs valeurs les plus importantes, il est le progrès, l'avenir, il est source de changements. Ces changements se situent au niveau de la pensée individuelle qui se régénère, en quelque sorte, sans cesse et au niveau de la société qui, par là, se trouve en développement perpétuel, l'un s'alimentant de l'autre. « L'Américain est moins bloqué dans sa pensée que le Français » car « il a moins de préjugés », et c'est là, pensent-ils, la source de l'esprit créatif américain. Sans changement, une société reste figée et il n'y a pas de développement possible. Le changement est certainement la valeur à laquelle les Américains tiennent le plus et dont ils tirent la plus grande fierté. « C'est le changement perpétuel qui stimule en Amérique », et « ce que j'aime chez vous c'est cette sorte de " Nouvel Age à cause des changements ». On pourrait voir ici une valorisation du changement par opposition au vieillissement, qui les effraie plus que tout et qui provoque cet enthousiasme pour tout ce qui est neuf, moderne et surtout jeune. Comme première conséquence de la valorisation des changements, il y a celle de la valorisation des jeunes. Cette valorisation de la jeunesse est très répandue chez les Américains et c'est pour cela qu'ils soulignent

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souvent l'importance des jeunes en Amérique, comme un phénomène positif et un des attraits de leur civilisation. « En Amérique, les jeunes ont un rôle », et c'est une des bonnes choses de leur système. De plus, ceci est appréciable, car « les jeunes sont toujours prêts au changement ». Ainsi, s'ils ont un rôle, ce ne peut être que celui de transformer donc moderniser soit améliorer, car le changement pour un Américain ne peut être que productif. Tout se passe comme s'ils étaient intimement persuadés que tout changement est en bien, et ne peut jamais régresser. Le changement, c'est vraiment le pas en avant. C'est sans doute pour cette raison que, selon eux, le phénomène hippie a connu un tel développement et une telle popularité. Même si ce changement impliquait un retour à la nature et une imitation de traditions séculaires, inexistantes aux Etats-Unis, il n'a jamais été considéré comme un changement qui signifiait un retour en arrière. Cela se comprend si l'on considère qu'il n'y a jamais de retour en arrière parfait mais toujours une interprétation et une adaptation d'un système passé, et en ce sens, un changement apporte toujours un élément nouveau et fait donc progresser. Une seconde conséquence du changement, comme valeur, c'est qu'il est non seulement source d'énergie et de nouveauté, mais aussi de mobilité. Cette grande mobilité que l'on constate aux Etats-Unis est un phénomène unique, pensent-ils, et a une valeur importante, voire considérable, car c'est une mobilité essentiellement psychologique (nous y reviendrons plus tard), et sociale tout autant que géographique. « Cette grande mobilité géographique et sociale qui fait que l'on a la possibilité de changer de classe sociale ou de pays facilement, est ce que je regrette le plus », nous dit un cadre supérieur pourtant à Paris depuis vingt ans. Cette mobilité des classes sociales est étroitement liée, pensent-ils, à leur système de classes sociales qui a l'avantage d'être fondé sur l'argent alors que le nôtre l'est sur l'origine. « Il est plus facile d'avoir de l'argent qu'une origine », disent-ils, ainsi monter dans l'échelle sociale leur paraît possible aux Etats-Unis et impossible, en revanche, en France. Là encore, ils ne se sentent pas « bloqués », que ce soit dans une certaine classe sociale, sans l'espoir d'en sortir, que ce soit dans un état. On peut, en effet, aux Etats-Unis, facilement partir dans un autre état si l'on a eu des difficultés dans celui où l'on est, ou simplement si l'on a envie de changer. En France, cela est impossible car il faudrait changer de nation et non d'état, et on comprend alors l'attrait exercé par « l'immensité de leur espace », comme ils l'appellent. En effet, cet

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Les Américains de Paris

espace démesuré n'est pas sans répercussion sur une démesure de leur psychologie, disent-ils. Mais avant tout cet espace offre « une grande diversité de pays et de gens et c'est ce qui, d'une part, les rend aptes à changer facilement et à apporter des changements dans leur système, d'autre part, c'est ce qui leur ouvre l'esprit car ils font face à des problèmes nouveaux ». « En Amérique, on est sollicité par des choses extérieures à ses propres problèmes », et cela vous donne de l'intérêt pour ce qui n'est pas vous, ce qui est différent de vous et pour les autres en général. La conséquence en est une non-stagnation, physique et intellectuelle, d'où une faculté d'innover, créer et changer. Une troisième conséquence du changement, comme valeur, sera le modernisme en art et en politique. C'est toujours cette sorte de religion du changement qui leur fait apprécier le modernisme de leur art et de leur politique. Et c'est là un thème qui revient extrêmement souvent. Lorsqu'ils admirent, dans la civilisation française, la présence de l'art sous toutes ses formes et jusque dans la vie quotidienne, que ce soit l'art, au sens propre, ou l'art des bonnes manières, c'est toujours pour eux un art statique, en quelque sorte, par opposition à un art dynamique aux Etats-Unis, en ce sens qu'il est plus moderne, et davantage tourné vers le futur. « L'art est plus libre et plus moderne en Amérique », disent-ils, et ils pensent, en effet, que les expressions esthétiques sont, chez eux, dotées de plus de liberté que dans n'importe quel autre pays, et ainsi de plus de nouveauté. Elles ne sont pas emprisonnées dans des cadres et des normes rigides et c'est pourquoi « la vie artistique y est plus intense », et « elle connaît une vitalité plus grande ». Cette même absence de conservatisme se retrouve dans leur système politique, où la même faculté de changement jointe à une même liberté amènent, là aussi, nouveauté et modernisme, ce qui confère, pensent-ils, à leur système, un caractère d'avant-garde. Nous ne nous attarderons pas à porter un jugement ici, à savoir si ce système est réellement d'avant-garde ou s'il donne des signes de vieillissement, l'important étant qu'eux, Américains, le jugent ainsi. En résumé, l'on pourrait dire que l'on retrouve toujours, dans toutes les interviews, ce thème de grande liberté dans tous les domaines dont ils sont si friands. « Ce qui est bien en Amérique, c'est la total freedom », voulant dire par là, que tout est possible, mais surtout dans le domaine des réalisations, qu'elles soient techniques, artistiques, économiques ou politiques, plus que dans celui de la vie individuelle. C'est toute l'ambiguïté de la civilisation américaine, où le système est libre mais où la

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société fait pression ; d'où l'admiration des Américains de Paris pour « la vie française » sans tabous, mais en revanche, leur attachement profond aux institutions américaines, empreintes de beaucoup plus de liberté, les nôtres leur apparaissant sclérosées. On retrouve ici cette distinction inconsciente chez eux, entre deux types de liberté dont nous avons parlé précédemment, qu'ils n'explicitent pas mais ressentent confusément et avec étrangeté.

3. Caractère américain et

enthousiasme

Même s'il est victime des pressions de la société, l'individu américain reflète la liberté de son système, en ce sens qu'il est apte à changer personnellement. Et cette aptitude au changement, même au niveau individuel, est très chère à la population que nous avons étudiée. Par exemple, un homme d'affaires en Amérique, nous dit-on, peut repartir à zéro si son affaire périclite, et cela avec une très grande facilité. « En France, il se tirera ûn coup de revolver. » Ou, si un Américain perd sa fortune, il trouvera un autre métier et recommencera une nouvelle vie, un Français, pensent-ils, se perdra en lamentations et ne se « réajustera pas ». Un autre exemple qu'ils nous ont cité est le suivant : si un savant s'aperçoit que « son idée n'était pas bonne » comme ils disent, il recommencera sans être embarrassé, en France il se sentira très humilié et cela lui sera plus difficile. Cette aptitude à changer et à recommencer n'est pas une simple qualité du système américain, mais est liée à la vitalité, ou au dynamisme de la personnalité américaine. Les Français attachent beaucoup d'importance au fait de perdre quelque chose, fortune, métier, en Amérique cela ne compte pas. Beaucoup d'Américains ont plusieurs vies en une seule, ils exercent plusieurs métiers et se marient plusieurs fois. Ils ont l'habitude, pensent-ils, des « recommencements », c'est une tradition qui a pris naissance à l'époque des pionniers qui étaient parfois contraints, justement, de refaire leur vie plusieurs fois. Le succès est important en Amérique mais il n'est pas nécessaire d'avoir une continuité dans le succès, dans le sens de la durée ; une suite de succès a même davantage de prix. Une mobilité professionnelle n'a pas le sens d'instabilité professionnelle qu'elle a chez nous, elle n'a pas un caractère péjoratif, elle est courante voire même valorisée. Cette aptitude au changement se manifestera également par une mobilité psychologique de l'individu. Il sera ouvert aux autres, ouvert aux idées

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Les Américains

de Paris

nouvelles et apte à les adopter. Cela pourra se traduire par une stabilité moindre, « l'Américain est moins stable que le Français, même si celui-ci est un agité permanent », nous dira un interviewé, mais la stabilité n'est pas considérée, ici, comme une valeur. Cette ouverture aux autres est un facteur de générosité, avec ce que cela comporte d'indiscrétion et de manque de « privacy ». Elle est également facteur de cette solidarité collective à laquelle ils sont si sensibles. On peut être compétitif avec les autres individus d'un groupe, tout en agissant pour le bien du groupe. « L'Américain pense davantage au bien de la communauté, le Français est un insulaire », et nous avons vu dans la première partie, combien les Américains étaient choqués, en France, de cette prédilection du profit personnel au détriment de la société, du manque d'« esprit civique », comme ils l'appellent. C'est encore cette ouverture d'esprit qui, pensent-ils, ôte à l'Américain tout formalisme avec ce que cela comporte, ici aussi, de sans-gêne. Il est clair que les Américains de Paris ont la nostalgie de ce côté « informai », car c'est un thème qui revient très fréquemment. C'est enfin parce qu'ils sont ouverts qu'ils ont cette faculté incomparable de s'enthousiasmer. En résumé, l'Américain, généreux, informel et enthousiaste, est vraiment celui qu'ils aimeraient retrouver chez le Français. L'enthousiasme est une valeur à laquelle ils restent très attachés. Elle est aussi un signe de jeunesse, « les Américains sont si enthousiastes, si juvéniles », disent-ils en parlant d'eux-mêmes, ou encore « leur enthousiasme juvénile est touchant n'est-ce pas » avec une grande tendresse, à leur propre sujet. Mais une des caractéristiques importantes de l'enthousiasme est le fait de « s'emballer pour quelque chose de nouveau », il est alors générateur de changement, de modernisme, de création. Et c'est par là, qu'il est une valeur importante de la culture américaine. Sans doute, l'Américain peut-il s'enthousiasmer facilement car presque tout est possible à réaliser aux Etats-Unis, mais c'est surtout le caractère de valeur que revêt l'enthousiasme, qui leur donne cette dimension psychologique. En effet, « en Amérique, on valorise celui qui s'enthousiasme, car il croit fermement à l'objet de son enthousiasme, le prend au sérieux et peut même être dramatique à ce sujet ». Il peut paraître surprenant qu'après avoir tellement vanté les charmes d'une vie tout orientée vers le plaisir, les Américains restent attirés par le confort matériel de la vie américaine, ainsi que par son dynamisme et sa course au progrès, qui sont sans doute des stimulants, mais

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qui vont à l'encontre de la perte de temps et des jouissances sensuelles. Il se peut qu'ils restent attachés à toutes ces valeurs car elles sont totalement inexistantes en France, et cette absence même peut créer une nostalgie qui fait croire à un attachement profond. Mais il se peut aussi qu'ils réagissent en citoyens d'un pays leader, et qu'ils soient justement sensibles à ce qui place ou a placé leur pays en tête des autres, soit l'abondance, signe de prospérité économique et le dynamisme, signe de progrès. La présence de ces valeurs peut les rassurer aussi quant à leur futur ; à travers erreurs et difficultés, ils se sentent, grâce à elles, assurés du succès sur le plan national, ce qui les sécurise dans leur situation de transplantés. Considérons maintenant ce que les Américains reprochent à leur propre mode de vie, ce qui expliquera, par un autre biais, l'attrait exercé, pour eux, par la vie en France. 4. Le matérialisme La contrepartie de cette abondance et de ce confort est évidemment le matérialisme. Ce confort est devenu une fin en soi et toutes les critiques du type « les Américains sont trop pratiques » ou « il y a en Amérique une prédilection et une trop grande importance des choses matérielles », ou encore « ce que je critique en Amérique, c'est cette course aux objets », sont relevées dans la presque totalité des interviews. Il se peut qu'ils ressentent réellement cette gêne du matérialisme comme il se peut aussi que certains d'entre eux ne répètent que ce qu'ils entendent dire sur leur propre civilisation. Parmi ces derniers, il se peut que les Américains installés ici depuis cinquante ans ou plus, ne retournent pas suffisamment chez eux pour vérifier ce qu'il y a de vrai et de faux dans tout stéréotype, et ceux qui sont installés ici depuis peu trouvent plus simple de répondre par une réponse toute faite et de ne pas faire usage de leur esprit critique. Finalement ils n'auraient ces idées que par l'existence de certains stéréotypes sur l'Amérique. Cette plainte unanime du matérialisme associée au regret, peut-être illusoire, du confort et d'une abondance de biens matériels, peut en effet prêter à confusion, et révéler soit une contradiction au niveau de ce qui vit l'individu, soit une contradiction dans ce qu'il exprime. Une seconde critique, de même type que la précédente, est celle de l'importance accordée au travail et à la réussite d'une part, à l'argent

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Les Américains de Paris

d'autre part. « Le travail est trop important aux Etats-Unis », ou bien, « c'est trop la course pour le travail, les Américains sont trop orientés vers le rendement et, finalement, ils ne gagnent rien », enfin, « la réussite financière est trop importante ». « L'Américain veut toujours gagner, dans tout ce qu'il fait », « les valeurs américaines sont tordues, par exemple l'argent », « l'argent limite leur vue sur le monde ». La poursuite du succès et celle de l'argent sont souvent confondues, dans ce type de société, où la réussite est le plus souvent matérielle. Aussi la course à la richesse ressemble à cette course aux objets qui peut leur paraître vaine. Mais là encore, il est difficile de discerner si nos interviewés réalisent vraiment le danger de ces poursuites ou s'ils ne font que réciter une idée toute faite, ou enfin s'ils ont simplement une réaction de personne aisée, face à la prospérité. Le retour à un mode de vie plus simple, plus naturel, peut être un mythe, une sorte de retour à l'âge d'or avec tout ce que cela comporte d'illusions. Il se peut qu'ils en rêvent plus qu'ils ne le souhaitent concrètement, mais il n'en reste pas moins que leurs critiques du matérialisme et de la richesse, avec tout ce qu'elles comportent d'ambiguïté, sont exprimées très fréquemment. « La destruction de tout ce qui est humain » est peut-être plus sincèrement éprouvée. « En Amérique les gens sont trop compétitifs et ils n'attendent plus rien l'un de l'autre. » Les relations interpersonnelles souffrent, selon eux, de cette attitude professionnelle et économique et nous avons vu combien ils sont séduits par les relations interpersonnelles en France, beaucoup plus humaines, bien qu'elles « s'américanisent de plus en plus », comme ils disent. En résumé, le problème n'est pas de savoir s'ils ont raison ou tort d'énoncer des idées toutes faites, même s'ils les pensent valables, ou de savoir si c'est nous qui sommes lassés d'entendre toujours le même stéréotype, le problème est ici de savoir ce que révèlent ces critiques sur leur attitude profonde, pour déterminer s'il peut se produire un abandon de certaines valeurs américaines au profit d'autres, ou pour savoir au contraire s'il n'est pas surprenant que cet échange de valeurs ne se produise pas. Le reproche que font ces Américains à leur propre culture ressemble, en un certain sens, à l'attitude de la mariée qui se plaint d'être trop belle. Ces reproches ne s'entachent jamais de sentiment d'infériorité, dû au fait que certaines de leurs valeurs ne sont pas valables ou sont même de fausses valeurs. Au contraire, cette frénésie américaine du travail, si elle est perçue comme néfaste, est également perçue comme un stade avancé de la culture. Ils parviennent au résultat suivant : lors-

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qu'ils commettent des erreurs, c'est parce qu'ils sont à l'avant-garde ; témoin cette réponse : « Nous sommes à un stade supérieur aux Français dans le travail et nous avons une cadence trop forte, voilà ce que je reproche à l'Amérique. » On se sent, certes, beaucoup plus à l'aise, lorsque les critiques que l'on s'adresse, ou que l'on reçoit, sont en quelque sorte synonymes de supériorité, ou d'avance techno-économique. On peut voir ici comment l'attitude profonde, sous-jacente à leurs critiques envers certains aspects du mode de vie américain, n'en implique pas pour autant leur rejet ou leur disparition. 5. L'ennui. La banalité L'ennui est un autre reproche fréquemment adressé au mode de vie américain. « En Amérique, ils suent l'ennui, surtout les gens aisés, car ils comptent trop sur les choses... ils ont perdu la joie de vivre », nous rapporte un écrivain connu. Ceci résume assez bien ce que nous disent la majorité des interviewés. Ainsi, ce sont encore les objets, cette abondance de biens de la société de consommation, qui provoquent une vie terne, sans intérêt et peu excitante. Comme on le voit ici de façon très nette, ce sont vraiment des malheurs de riches. Il doit bien y avoir en Amérique d'autres sources de désespoir que celle d'avoir trop. Cependant cette critique d'un mode de vie qui est l'ennui, et son explication par l'abondance, pourrait être formulées par d'autres personnes, quel que soit leur pays d'origine, mais qui appartiendraient toutes à une certaine classe sociale. Ceci peut nous renseigner soit sur l'origine socio-économique des Américains de Paris que nous connaissons déjà, soit sur une caractéristique américaine, ou encore sur le caractère national américain. Ce rapprochement entre une caractéristique de classe sociale et une caractéristique à l'échelle nationale peut permettre une interprétation plus fine de l'intégration des Américains à Paris, et nous y reviendrons d'ailleurs, de façon très détaillée dans notre conclusion générale. Après tous les propos glorifiant l'imagination des Américains il peut paraître surprenant de relever dans les mêmes interviews des plaintes du « manque d'imagination de la vie quotidienne » en Amérique, et de sa banalité. « Les Américains s'ennuient et sont conscients de s'ennuyer, ils iront jusqu'au bout du monde pour trouver quelque chose de différent. »

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Les Américains de Paris

Ils se plaignent de ce que les contacts soient superficiels, de ce que la télévision remplace la conversation et de ce que tous les modes de vie se ressemblent et soient standardisés. Même le goût, nous dit-on, est souvent « vulgaire » car « il est tout fait ». On se trouve donc face à un monde totalement dépersonnalisé, mécanisé, presque kafkaïen, qui pourrait certes, fournir des explications à l'ennui de la vie quotidienne en Amérique. Cette originalité, source de création dans la vie publique et professionnelle, s'opposant à une banalité aussi plate de la vie quotidienne peut s'expliquer en partie par la séparation, radicale en Amérique, entre la vie du travail et la vie personnelle ou familiale. Ce sont deux mondes qui n'ont rien en commun. Les individus peuvent être plongés toute la journée dans un monde dynamique, où ils doivent soutenir une compétition sévère, et se retrouver le soir, assis devant une télévision, mangeant un dîner surgelé et n'ayant plus rien à dire, ou ne trouvant plus rien à se dire. Cette séparation du monde du travail et du monde familial peut expliquer l'intensité du mode de vie de l'un et la banalité de l'autre. Le fait que les Américains de Paris reprochent aux Américains en général leur manque d'intérêt pour la culture et de n'absorber qu'une « culture prédigérée » pour reprendre leur expression, prouverait assez bien que toutes les forces créatrices et toute l'énergie sont absorbées par l'intensité de la vie du travail et que la vie personnelle et celle des loisirs ne bénéficient que d'une très faible dépense d'énergie ; c'est à ce moment-là que l'on « se met en veilleuse ». « L'économique est plus important que le culturel en Amérique », nous dit un avocat, depuis onze ans à Paris, et ce que tous regrettent vivement.

6. Le caractère américain et l'excès Le dernier ordre de reproches adressé au mode de vie américain a trait, cette fois, à l'individu, à une caractéristique psychologique des Américains. Ce qui est reproché au caractère américain est un autre aspect de cette force qui provoque enthousiasme et dynanisme. Ils ont une énergie qui les rend trop excessifs.

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Ils « overreact to events » et ils sont « hot and cold ail the time ». Ce peut être leur enthousiasme, si facile, qui se déchaîne et qu'on ne canalise pas. Ce côté excessif fait que « l'Américain vit sur les nerfs » ou en état de tension, et le résultat en est ces explosions de violence que tous déplorent. Lorsqu'ils déplorent cette violence, ces crimes dont tout le monde parle, ils ne les déplorent pas en pensant que tout est sans espoir, que leur pays est fini, ils le font avec tristesse, essayant de trouver une explication et une solution, mais avec la certitude qu'il en existe une. L'absence de pessimisme en ce qui concerne leur pays est assez remarquable. Mais cette violence, qui se manifeste de différentes façons, n'est pas exactement un problème psychologique individuel, pensent-ils. Ils sont surtout excessifs lorsqu'ils sont en groupe, lorsqu'ils sont seuls, ils seraient plus indifférents car plus superficiels. Il y a là une ambivalence du caractère américain, à la fois excessif (ce qu'on lui reproche), et superficiel et peu profond (ce qu'on lui reproche encore). Cet aspect excessif du caractère américain, même si on lui reconnaît une valeur de caractère national, ne peut s'expliquer uniquement par des raisons personnelles. Il peut être provoqué également par la coexistence de pressions sociales, et de liberté dans certaines formes du système. Cette forme de liberté fournit les soupapes par où s'échappe cette tension occasionnée par la pression et qui devient violence, ou même brutalité. « Les Américains sont trop influencés par la pression, ils sont toujours en état de crise. » On retrouve encore la distinction entre deux types de liberté qu'ils ne distinguent pas eux-mêmes clairement et qui les met dans une situation conflictuelle. Du fait même de leur solidarité avec le « groupe », ces excès prennent vite une forme collective et une dimension énorme à l'échelle du pays. « Il y a quelque chose d'illimité en Amérique, comme une possibilité de suicide collectif », ou encore « il y a en Amérique comme une névrose collective ». Ainsi, critiquer le matérialisme mais regretter le confort, critiquer un côté excessif mais être sensible à l'existence de stimulations, dénote une certaine ambiguïté et dévoile, sans doute, leurs conflits. En général, les critiques adressées au mode de vie américain sont donc surtout des « défauts de riches », que ce soit l'excès matériel ou l'ennui, comme nous l'avons déjà vu, tandis que les critiques faites au mode de vie français étaient d'un tout autre ordre.

128 III.

Les Américains de Paris CONCLUSION

Les critiques équilibrent les avantages pour les Américains de Paris, dans chaque mode de vie. Pourtant, on pourrait dire qu'ils apprécient davantage les qualités du mode de vie, au niveau de l'individu en France, et au niveau de la société en Amérique. Dans la culture française, la vie individuelle est libre et le système rigide, pensent-ils, et dans la culture américaine, le système est libre mais la vie individuelle rigide. Nous sommes conformistes dans nos idées et non dans nos façons de sentir, en revanche, eux, ont de l'imagination dans leurs idées et pas dans leur vie affective. Sans doute pensent-ils que les deux cultures sont complémentaires, d'où leur désir de s'intégrer au milieu français sans se laisser absorber. Et s'ils adoptent souvent des modèles commodes de notre société sans les intégrer à leur propre système de valeurs, néanmoins « leurs systèmes valeur-attitude les plus anciens s'étiolent, s'obscurcissent, faute de pouvoir se renforcer en s'exprimant constamment dans des comportements explicites » (Linton).

Conclusion générale

Dans le premier chapitre, nous avons vu comment il y a plus souvent imitation que changement profond ; dans le second chapitre, à propos des relations familiales, nous avons pu constater que les nouveaux modèles n'étaient pas à proprement parler acculturés, puisqu'ils ne le sont qu'« autant qu'ils fonctionnent en poussant à des conduites ». Enfin l'image même que les Américains se font des deux cultures pourrait expliquer leurs résistances à l'acculturation. Le fait d'avoir une image de leur pays comme pays fort et d'avenir et le fait de percevoir le nôtre comme décadent, avec tous les stéréotypes que ces deux images comportent, réduit sans doute leur plasticité à se modeler sur une autre culture. Nous allons voir maintenant comment cette image de leur pays, plus que de leur culture, conditionne une attitude qui entravera l'acculturation. « L'image qu'un peuple se fait de lui-même n'est pas moins stéréotypée que celle qu'il se fait des autres, car elle procède des mêmes méthodes irrationnelles et arbitraires... Dans le domaine collectif comme dans le domaine individuel, la connaissance de soi ne diffère pas en nature de la connaissance d'autrui. La seule différence notable est qu'on est plus présent à soi-même, mais la présence n'a jamais été garantie d'objectivité » (J. Stoetzel, Jeunesse sans sabre ni chrysanthème). L'image que les Américains ont d'eux-mêmes, de leur pays et de leur culture, avec tous les stéréotypes qu'elle comporte, ne leur apporte pas moins une certaine assurance et une confiance en eux qui les distingue, avant tout autre caractère, des autres migrants, et leur confère un statut, réel ou vécu, qui pourrait être l'explication ou la cause de ces résistances à une acculturation, à la fois « libre » et voulue. Lorsque R. Bastide, dans sa Sociologie des maladies mentales, explique comment « tout migrant se trouve toujours dans un monde de concurrence où il se sent seul, sans appui pour vaincre », nous voyons 9

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Les Américains de Paris

combien l'Américain à Paris n'est pas un « migrant » dans le sens où le prend R. Bastide. Il possède au contraire une assurance naturelle qui le distingue des autres migrants et que nous allons examiner avec plus de détails.

I.

ASSURANCE NATURELLE

Cette assurance naturelle se constate aussitôt que l'on voit arriver un Américain dans un hôtel ou un service public, par exemple. Tout leur paraît possible et c'est ce qui les fait juger « sans-gêne » et les rend souvent antipathiques. « Ils se croient tout permis » dit-on, et « arrivent toujours en pays conquis », et cette liberté de comportement est souvent perçue par l'autre comme une volonté de domination. Mais, avec la part de malentendu qui existe toujours dans toute communication, l'absence de formalisme d'une certaine relation est perçue avec un jugement de valeur par ceux qui appartiennent à une culture plus traditionaliste. Cette attitude générale, faite d'assurance, qui pousse encore à dire « les Américains ne sont jamais gênés », peut être le résultat d'une éducation sans contraintes ou d'un système de valeurs qui croit en la vertu de la liberté ou, du moins, de l'absence d'entraves. Nous pourrions voir dans cette attitude, une caractéristique nationale américaine, bien que le terme soit d'un usage délicat. Le danger des études de caractère national, souligné par C. LéviStrauss, qui peuvent soit « valider les pires préjugés, soit réifier les plus creuses abstractions », nous rend extrêmement prudente sur ce point. Il n'en reste pas moins vrai que le principe sacro-saint de liberté ou cette « tradition libertaire » qui a dirigé la vie collective américaine, comme l'appelle M. Lerner, a fortement influencé l'attitude et le comportement des Américains. En effet, même s'il se heurte au cours de sa vie à un grand nombre d'intolérances, l'Américain, au cours de son enfance, a une liberté de comportement inhabituelle. Dans sa famille, où les parents n'exercent pratiquement pas d'autorité, l'enfant exige de ses parents plus qu'il ne se soumet à eux, peut leur « répondre » sans que ceux-ci s'en offensent. « L'enfant américain

Conclusion générale

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est beaucoup plus enclin à invoquer ses droits que ses devoirs... Il est convaincu que la famille est faite pour lui et ses parents sont en général les derniers à le détromper » (M. Lerner, Civilisation américaine, p. 353). A l'école, la discipline scolaire disparaît en fonction du principe d'éducation qui doit libérer l'enfant des contraintes afin de ne pas en faire un individu inhibé, mais au contraire totalement épanoui et qui doit développer spontanéité et créativité, même si cela doit être au détriment de l'accumulation des connaissances. L'enfant américain reçoit une éducation qui n'a rien d'un dressage sévère et qui peut contribuer à créer un adulte d'un type différent. Si l'on considère que le rôle joué par l'éducation est d'une importance primordiale dans la formation de la personnalité de base et si l'on pense que « comme nous avons été enfants avant que d'être hommes », on pourra penser qu'il restera toujours un peu de l'enfant braillard qu'il a été dans l'adulte américain. Le rôle de la culture dans la formation de la personnalité de base ne s'arrête pas là et « si l'ensemble de la vie familiale américaine se déroule selon un principe démocratique », il en va de même de la vie sociale. Ce n'est pas tant au système politique ou à l'économie libérale que nous pensons, mais plutôt à la facilité de franchir les barrières sociales, à la liberté d'opinion ou encore au refus de déférence à l'autorité. Aussi, malgré certains interdits, peut-on dire que l'individu a ici une grande liberté de choix. Il ne faudrait pas comprendre ce que nous ne disons pas, soit que l'Américain vit dans une liberté totale. C'est un fait que « ce qu'il faut faire et ne pas faire n'est jamais clairement défini dans la culture américaine », et que cette vaste liberté de choix dissimule un grand nombre de pressions. Du fait même qu'il est libre de choisir, il doit le faire à bon escient et il y a une pression de la société non négligeable sous cette liberté apparente. Il n'en reste pas moins que ce système de valeurs qui est différent dans une autre culture conditionnera un individu différemment. En effet, reprenons un exemple cité par O. Klineberg qui compare les Américains et les Japonais, étudiés par G. Gorer et R. Benedict. Le manque de respect de l'autorité (qui n'est pas réservé aux enfants) chez les uns et l'engrenage d'obligations ou de dettes de l'individu envers ses parents, supérieurs, empereur, etc., chez les autres, produiront des individus à caractère psychologiquement opposés et dont les attitudes et comportements ne peuvent se ressembler. En conclusion, il est fort possible qu'un environnement culturel comme celui-ci (que ce soit dans l'enfance ou dans la vie sociale) puisse permet-

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Les Américains de Paris

tre à l'individu de faire preuve d'une très grande assurance. Sans doute d'ailleurs, l'Américain flotte toujours sur une ambiguïté entre « être à l'aise » et « avoir de l'assurance ». C'est peut-être le premier caractère que nous prenons pour le second.

II.

IMAGE DE LEUR PAYS

Si cette attitude générale des Américains est étroitement liée à leur personnalité de base, l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur pays vient renforcer encore cette attitude et ce puissant « ego ». Cette assurance naturelle a un autre aspect qui n'est pas négligeable, à savoir que non seulement ils n'apparaissent pas gênés, mais en outre ils n'apparaissent jamais humiliés. — Si par exemple, malgré leur abord direct ou peut-être à cause de lui, on ne les accueille pas facilement, cela peut les surprendre, les peiner, « l'Américain aime être aimé », mais cela ne les humilie pas. Dans une situation pareille, ce sont les autres, les Français dans le cas présent, qui ne sont pas accueillants, mais ce ne sont jamais eux, les Américains, qui présentent une lacune quelconque, manque de courtoisie, de compréhension de l'autre, etc. — A fortiori, il ne leur vient jamais à l'esprit qu'ils puissent être inférieurs, même si les vieilles civilisations européennes les traitent parfois avec une certaine condescendance, leur reprochent leur manque de manières, leur accent ou leur anglais peu « oxonien », même si les Anglais sous-titrent en anglais les films américains, ces derniers jugeront les Européens bornés ou traditionalistes, mais ne seront pas humiliés et ne se jugeront pas inférieurs. — Enfin, même s'ils font l'objet d'un certain rejet pour des raisons qui peuvent être politiques ou autres, ils n'éprouvent pas ce rejet comme un jugement d'infériorité à leur égard. (Leur ego puissant n'a pas de complexe d'infériorité.) — Le lot des minorités étant d'être le plus souvent rejetées et exploitées, il n'est pas jusqu'à leur exploitation qu'ils vivent sur un autre registre. « Il me vole parce qu'il croit que je suis un riche Américain », ceci dit même avec agressivité, car l'Américain en question ne l'est pas, ne peut jamais se retrouver dans les jugements d'un Portugais ou d'un

Conclusion générale

133

Algérien, se trouvant dans les mêmes conditions. Rejeté parce qu'on est le plus fort, exploité parce qu'on est le plus riche, a un sens différent d'un simple rejet ou exploitation. Cela peut même aller plus loin et souvent on ne rencontre pas de révolte face à cette exploitation systématique. « C'est normal qu'on me vole parce que je suis étranger. » Il est certain que, cela n'ayant pas de répercussion sur votre vie économique, se faire voler parce qu'on vous croit riche, a un tout autre sens que se îairp voler parce que c'est toujours le pauvre qui trinque. Cela ne peut leur donner un sentiment d'humiliation ou d'infériorité. Comment expliquer cette attitude particulière ? Par l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur pays. N'y a-t-il pas autre chose qu'un caractère national ? N'y a-t-il pas une autre explication que cette personnalité de base ? Si l'Américain a cette assurance que lui donne une éducation permissive et une vie sociale sans cadres rigides et sans entraves, c'est aussi parce qu'il a le sentiment d'appartenir à un grand pays. Si l'on considère notre chapitre précédent, on note que les Américains, même s'ils critiquent certains aspects de la vie américaine, approuvent son confort et sa facilité. Ils sont conscients des avantages de leur société et de leur culture. De plus, même s'ils critiquent son orientation politique, ils n'ignorent pas et ne le peuvent, l'importance politique de leur pays. S'ils continuent à lire la presse américaine et s'ils s'intéressent davantage à la politique internationale qu'à la politique française extérieure ou intérieure, c'est parce que l'importance de leur pays dans la vie politique est certaine et ce n'est de leur part ni un attachement émotionnel aux Etats-Unis, ni un désintérêt des affaires françaises. L'importance politique de leur pays, la place de leur économie dans le monde, l'importance de leurs réalisations scientifiques et enfin leur originalité artistique, donnent une place de choix à leur pays. Cette assurance est liée au fait de cette appartenance. Comme on se sent fort quand on est le plus fort. Ce que nous venons de dire n'est pas du domaine de la réalité perçue par l'observateur, c'est ce que pensent les Américains eux-mêmes. Dans le chapitre précédent, nous avons insisté sur la façon dont ils percevaient la culture française et la leur, pour voir comment s'effectuait le contact des deux cultures pour eux et pour tenter de déterminer comment ils le vivaient, et ce qui pouvait freiner l'adoption de certaines valeurs qui pouvaient rester plaquées. 9

134

Les Américains

de Paris

Nous pouvons considérer ces résultats et les interpréter d'une façon différente en recherchant maintenant ce qu'ils signifient quant à l'image de leur propre pays. Le fait qu'ils apprécient, dans leur pays, l'abondance, le niveau de vie élevé et le confort d'une part, l'efficacité et le dynamisme d'autre part, montre qu'ils considèrent leur pays comme un pays plein de potentialités. Cette grande possibilité de changement, l'importance des jeunes, la création et le modernisme en politique et en art, sont des appréciations portant sur des domaines où leur pays est en tête de file. En fait, confort, efficacité et dynamisme, jeunesse, ne peuvent pas être des qualités de pays décadent. En résumé, on peut préférer une autre culture ou un autre mode de vie, critiquer son pays pour sa politique ou son matérialisme, ce qu'on aime en lui, ce sont justement les facteurs qui en font un pays leader. Ainsi, ils sont conscients de la supériorité de leur pays et c'est ce qui explique cette absence de sentiment d'infériorité qui leur fait vivre leurs problèmes de transplantés, pour ne pas utiliser le mot immigrés, sur un autre mode et qui fait que leur attitude est faite d'une grande confiance en eux. Même si, au départ, leur attitude est ouverte à la culture où ils cherchent à s'intégrer, elle est toujours un peu débonnaire sinon conquérante. Si le Portugais arrive un jour comme un voyageur sans bagages, qui tente de faire oublier son origine sinon son passé, l'Américain lui, tient peu à faire oublier son origine car il n'en a pas honte, en définitive. C'est le problème le plus dramatique qu'ont à vivre bon nombre d'émigrés, celui de faire oublier ce qu'ils sont, cette honte d'être eux-mêmes que la communauté d'accueil crée, et leur insuffle de façon lente ou violente, mais toujours de façon irrémédiable.

III.

ATTITUDE DES FRANÇAIS ENVERS LES AMÉRICAINS

Cette attitude des Français renforce leur sentiment de supériorité, a) L'image que les Français ont des Américains peut nous être précisée par les résultats d'un sondage de l'Institut Français d'Opinion Publique effectué en 1964. On constate que :

Conclusion générale

135

— sur le plan personnel, les Français reprochent aux Américains d'être mal élevés, trop sûrs d'eux et superficiels ; en revanche, ils les trouvent amusants, ayant l'esprit d'entreprise et créateur ; — quant à leur économie : 89 % trouvent le niveau de vie très haut, 90 % jugent le système dynamique, mais 74 % pensent que peu de familles et peu de grandes compagnies dominent les affaires, 69 % craignent que le haut développement technique peut avoir un effet néfaste sur les valeurs culturelles, 61 % jugent que les ouvriers sont comme des machines et que la spécialisation écrase l'individu ; — quant à leur gouvernement : 81 % pensent que le citoyen américain ordinaire a beaucoup plus de chances de s'élever, 71 % estiment qu'il y a une grande liberté de presse et d'expression, 58 % que les élections sont libres, mais 57 % pensent que l'Amérique est une société de classes, 55 % que le niveau culturel est très bas aux Etats-Unis. Ainsi nous remarquons que les pourcentages sont plus élevés au niveau des valorisations qu'à celui des critiques. D'autre part, comme tous les pays étrangers, les Etats-Unis sont victimes de stéréotypes et ceux que l'on rencontre le plus fréquemment pour eux sont : progrès, puissance et richesse. L'Amérique est puissante, l'Américain est riche, s'américaniser signifie se moderniser. En fait, même s'ils sont détestés, il y a souvent une certaine admiration à l'égard des Américains. Comment le Français, si chauvin et souvent imbu de lui-même, peut-il en arriver à admirer un autre pays ? En quoi consiste cette admiration ? — Une distance géographique au départ permet la création de toutes sortes de mythes. Les Etats-Unis peuplés en majorité d'Européens vivent sur un autre continent, au-delà des mers. Cela crée déjà un halo favorable, fait de mystère et peut-être d'illusions. Ce qui est loin, inaccessible, se pare toujours de belles couleurs et confère un caractère prestigieux. De plus, tous les anciens mythes de la Ruée vers l'Or à l'oncle d'Amérique millionnaire et à la star d'Hollywood, donnent une teinte prestigieuse à l'Amérique : « Le mythe doré de l'Amérique a surpassé tous les autres en force et en éclat » (M. Lerner).

136

Bibliographie

Pendant longtemps, peu nombreux étaient les Français qui pouvaient s'y rendre. Le prix du voyage était important et seule une certaine classe socio-économique pouvait l'effectuer. Aussi les informations rapportées étaient peu nombreuses et se répandaient de façon étrange sans pouvoir être vérifiées (voir J. Stoetzel et « La Rumeur »), et créaient de nouveaux mythes concernant le confort domestique, un certain gaspillage, « là-bas, il paraît qu'on ne répare pas, on jette », le statut de la femme, autant de domaines où la France n'était pas à l'avant-garde. Beaucoup de personnes rêvaient sur ces sujets. Il n'y a qu'à voir le film de J. Tati, Jour de fête et l'image de l'Amérique dans certains villages français (voir l'étude sur Plozevet, village breton) pour réaliser l'importance et l'enracinement de ces mythes. On peut dire que la distance géographique se doublait d'une distance psychologique conférant un certain prestige à ce qui est loin. — Avance technique. Au domaine des mythes ou au royaume de l'utopie, se substituait l'attrait d'une réalité : l'avance technique et scientifique de l'Amérique. Le niveau de vie est supérieur au niveau de vie français, et là ce n'est plus une pauvreté d'information, cela se sait, est bien connu. — La maison américaine est équipée de façon plus perfectionnée que la nôtre. Le confort domestique quant à l'équipement et aussi quant à la nouveauté des appareils ménagers fait qu'il n'est pas de ménagère française qui ne rêve des facilités de la vie américaine. — L'Amérique est en outre le royaume des gadgets. Leur avance technique n'est pas seulement domestique mais se retrouve depuis les services aériens jusqu'au perfectionnement d'appareils de chirurgie dentaire ou esthétique par exemple. Le mot « s'américaniser » en était devenu synonyme de progrès. — Avance dans le domaine des arts et des idées. L'Amérique donne souvent des impulsions intellectuelles et artistiques. — Leur avance scientifique, des voyages dans la Lune aux découvertes médicales, a longtemps attiré les savants de toutes les disciplines aux Etats-Unis. — Nombre de leurs spectacles et leur forme nouvelle se sont imposés à l'Europe. — En peinture, l'école de New York a détrôné celle de Paris. — En musique, du jazz au rock, leur influence a été notable.

Conclusion générale

137

Tous ces facteurs ont largement contribué à donner de l'Amérique une image de pays d'avant-garde ou de tête de file qui était plus qu'un mythe car ils recouvraient une réalité. b) Attitude et comportement des Français. Cette image prestigieuse, même si elle n'est pas exempte de critiques, a pour conséquence une imitation de ce qui est américain et une imitation même de ce que l'on ne juge pas admirable. Que ce soit en matière de mode vestimentaire, en allant du style cowboy ou style hippie, d'enseignes commerciales ou de formules publicitaires ou même tout simplement d'attitudes \ Cette imitation, liée à une certaine admiration, est néanmoins génératrice d'irritation, voire même d'hostilité. En effet, l'admiration seule n'entraîne pas obligatoirement l'hostilité, c'est lorsque cette admiration s'actualise et devient imitation que l'on rencontre alors une ambivalence des sentiments. Le modèle est toujours à la fois admiré et haï. Les Américains sont souvent imités, puisqu'il n'est jusqu'à leurs « ennemis qui ne leur paient le tribut de l'imitation » (M. Lerner), et pour cela souvent détestés 2 . On pourrait penser ici au meurtre du père dont on a souvent parlé au sujet de l'Amérique, le père étant l'Europe ; il se pourrait maintenant que le rôle du père soit joué par l'Amérique vis-à-vis de l'Europe. Enfin, il importe de noter que cette hostilité envers les Américains que l'on rencontre souvent dans les reproches d'arrogance qui leur sont adressés « qu'est-ce qu'ils s'imaginent, avec leur argent, etc. » est rarement nuancée de mépris.

1. Il est possible qu'une part de cette imitation soit simplement provoquée par un afflux de produits américains, consommables ou non, dû à leur grande diffusion. Il est toujours difficile de distinguer entre ce qu'on imite parce qu'on le choisit et ce qu'on imite parce qu'on est soumis à une pression de l'offre. Quelles que soient les restrictions au niveau de l'explication, le phénomène de l'imitation ici existe et demeure. 2. Il se peut qu'ils soient détestables objectivement mais il importe de considérer qu'une part au moins de ces sentiments est motivée par l'attrait qu'ils exercent.

138 IV.

Les Américains de Paris CONSÉQUENCES CHEZ L'AMÉRICAIN DE L'ATTITUDE DES FRANÇAIS

Ainsi cette attitude des Français à l'égard des Américains, même si elle est parfois ambivalente, ne peut que renforcer leur assurance naturelle, faisant partie de leur personnalité de base, et la conscience qu'ils ont de faire partie d'un grand pays. « Je suis celui que tu crois que je suis » (Pirandello). Cette attitude des Français, si elle ne renforce pas leur sentiment de supériorité, leur fait, à la limite, prendre conscience d'un écart existant entre les deux civilisations, écart dont ils sont les bénéficiaires. Cet écart rendra toute intégration difficile, même si elle parvenait à se produire. En effet, d'une part, ce fait que les Français les imitent, appelle mal une imitation inverse en retour, d'autre part cet écart qui les rend prestigieux sinon admirables créera une distance entre eux et le milieu dans lequel ils s'insèrent, qui sera difficilement franchissable du fait même de son caractère informel et peu perceptible. Il se produira en quelque sorte la rencontre d'un fort et d'un faible, ce qui est néfaste à toute intégration. On retrouverait ici une situation semblable à la situation coloniale. L'Amérique,

classe sociale dirigeante

Si l'Américain joue, dans une certaine mesure, le rôle de modèle, il aura certaines difficultés à imiter et adopter les valeurs de la culture dans laquelle, justement, il joue le rôle de modèle, même partiellement. Lorsqu'on compare la situation de l'Américain à Paris avec celle des Français en Afrique, pendant l'époque coloniale, on y rencontre certaines ressemblances : le Français en Afrique n'était pas un expatrié car « les étrangers c'étaient les gens du pays ». Le Français, lui, arrivait avec ses coutumes, sa langue, sa mode vestimentaire, ses habitudes culinaires et autres et son système de valeurs. Aussi ne cherchait-il pas à connaître la culture locale, et, s'il le faisait, c'était plus par jeu, par un attrait de l'exotisme que par désir de s'acculturer. La différence entre cette « situation » coloniale et celle des Américains de Paris réside dans le fait qu'il n'y a pas une « acculturation forcée » de la culture locale. Cependant la population coloniale, quoique minoritaire, était la populalation dominante, et cela, non seulement en raison d'un système administratif, mais aussi parce qu'elle venait d'un pays riche et puissant, considéré, à tort ou à raison, en avance culturellement. Nous prenons ici le terme « d'avance culturelle » au sens où l'emploie J. Stoetzel, lors-

Conclusion générale

139

qu'il compare les ruraux et les citadins, en expliquant comment le caractère d'avance culturelle permet de prévoir dans quel sens changeront les ruraux. L'Américain à Paris est dans une situation voisine de la situation coloniale. Il ne s'agit pas d'une minorité dominante mais d'une minorité qui bénéficie d'un statut supérieur. Et ce statut supérieur lui vient de la place occupée par son pays. Pour être plus précis, nous dirons que les Américains ont une attitude voisine de l'attitude coloniale par rapport à la culture locale, sans être dans une situation coloniale à proprement parler. Néanmoins, c'est leur situation dans la culture locale qui conditionne cette attitude. Les différentes études sur l'acculturation se sont attachées soit à un système conceptuel de références, comme aux Etats-Unis, soit aux situations, comme en France, en postulant que « c'est la situation sociologique (esclavagiste, coloniale, etc.) qui détermine la nature des processus de changements culturels ». Dans le cas de la minorité américaine de Paris, c'est leur situation, bénéficiant d'un statut privilégié, qui détermine la nature des processus de changements. Lorsque les Américains cherchent à connaître et à adopter certains comportements français, c'est davantage par jeu ou par plaisir que par admiration, car nous avons plus de charme que de prestige à leurs yeux. On pourrait même dire que dans une certaine mesure les Américains arrivent en France avec leurs habitudes et leurs systèmes de valeurs et attendent, sans doute inconsciemment, que nous adoptions les leurs. C'est en ce sens que l'on pourrait comparer leur situation, à Paris, à une situation de type colonial, les Français jouant le rôle de colonisés ; ou encore, à une situation de classe sociale pilote, les différents pays ayant entre eux un rapport de classes sociales différentes, les Etats-Unis jouant le rôle de classe dirigeante. Ce statut supérieur accordé au pays ne doit pas nous faire négliger le statut de leur classe sociale. Les Américains de Paris ne forment pas un groupe homogène, et il serait difficile de prétendre qu'ils appartiennent à la même classe sociale, cependant on peut dire, qu'économiquement parlant, ils viennent ou appartiennent à des classes aisées. Le phénomène subculturel vient se superposer au phénomène culturel comme la personnalité statutaire se superpose à la personnalité de base. Leur appartenance à une certaine classe sociale ne peut être négligée du fait que, dans tous les phénomènes d'interpénétration de culture, « ce ne sont pas des cultures qui entrent en contact mais des individus ».

140

Les Américains de Paris

« Les sous-cultures de certains groupes à l'intérieur de la culture principale... font que les mineurs français de Dscazeville auront peut-être plus de choses en commun avec un mineur de Pensylvanie qu'avec un bourgeois de Paris », dit L. Wylie. Ainsi un Américain de classe aisée se trouvera mêlé au groupe français de classe aisée et il faut remarquer ici que cette classe s'internationalise davantage que les classes plus prolétaires. Les habitudes alimentaires perdent leur régionalisme beaucoup plus facilement chez les bourgeois que chez les ouvriers. Par exemple, nous expérimentons tous que « ça sent toujours la bonne cuisine chez la concierge et rarement chez les gens chez qui on va dîner ». L'éducation des enfants, un certain mode de vie, certaines habitudes et coutumes s'internationalisent davantage parmi les classes aisées que dans les couches populaires. Même si les ouvriers ont un grand désir de modernisation, par exemple, les bourgeois, ayant les moyens matériels de le faire, se modernisent souvent les premiers. Ce nivellement, auquel on assiste, affecte davantage les classes supérieures, un peu comme si l'argent détruisait l'individualité, dépersonnalisait. On pourrait penser avec Tolstoï que deux riches se ressenblent plus que deux pauvres lorsqu'il dit : « Toutes les familles heureuses se ressemblent mais chaque famille malheureuse souffre à sa façon. » Nous considérons ici davantage une internationalité de situation qu'une internationalité de problèmes. On pourrait conclure que l'appartenance à une classe sociale aisée est un facteur de résistance à l'acculturation, mais cependant ce n'est pas le facteur qui est dominant ici, le statut du pays déborde celui de la classe sociale. Le statut supérieur des Américains de Paris leur est donné par la position qu'occupe leur pays sur le plan international et non par leur classe sociale, même si celle-ci peut avoir une influence dans les processus d'acculturation. C'est en leur citoyenneté que réside leur supériorité. Cette importance du statut supérieur comme résistance à l'acculturation est encore prouvée en quelque sorte par les méthodes de l'anthropologie appliquée. Lorsqu'on recommande, dans une politique de changement alimentaire au Guatemala, de s'appuyer sur la volonté des paysans de monter dans l'échelle sociale, on peut dire qu'on utilise l'image d'un statut supérieur comme moteur de changement. Cette politique est basée sur les principes de la théorie de l'apprentissage en psychologie, et sur le « système de gratification et de punition », l'ascension dans l'échelle sociale étant évidemment utilisée comme une gratification. En effet, on explique

Conclusion générale

141

aux paysans en question que de continuer à manger des haricots rouges, qui définit au Guatemala l'aliment de la classe défavorisée, équivaut à continuer à avoir un statut d'infériorité. Ainsi, aussitôt qu'un groupe prend conscience de la valorisation apportée par un changement, il est préparé à ce changement. Inversement, on pourrait dire qu'un changement qui n'apporte pas de valorisation a peu de chance de se produire. Ce serait une conclusion un peu simpliste. Ce système de changements culturels, ou d'acculturation, ne concerne que les acculturations planifiées, par opposition aux acculturations libres et aux acculturations forcées, de type esclavagiste ou colonial. Si l'on considère l'acculturation au sens que lui donne Herskovits, c'est-à-dire au sens de « réinterprétation » qu'il situe dans « l'intégration de traits culturels nouveaux par ajustement à la culture preneuse », on peut dire que la valorisation aide le changement, mais le changement peut également se produire sans valorisation. Cependant si l'on considère encore l'anthropologie appliquée, on retrouve l'importance du statut. En effet, les spécialistes de l'anthropologie appliquée s'attachent à découvrir, dans toute communauté, les leaders capables de transformer, à partir d'eux, la masse. Comme le dit R. Bastide, « tout le monde est d'accord sur ce principe, mais il n'en est pas de même sur la reconnaissance des vrais leaders ». Il n'en reste pas moins que dans toute acculturation planifiée, on cherche à agir sur les leaders et la culture donneuse ; en envoyant des experts spécialisés, des éducateurs, on ne fait rien d'autre que d'envoyer des leaders qui apporteront les changements. En résumé, nous pouvons dire que les deux principes, celui de la valorisation et celui du leader, insistent sur la notion de statut supérieur dont l'acquisition est une source de changement culturel. Ces deux principes rejoignent celui du statut supérieur dont bénéficient les Américains de Paris. Le fait qu'ils se perçoivent comme appartenant à un pays leader, peut entraver leur acculturation par un processus inverse à celui que nous venons de décrire dans les deux cas d'anthropologie appliquée. Ce statut supérieur, maintenant que nous l'avons défini, explique encore deux aspects de cette acculturation toute particulière des Américains de Paris. D'une part, c'est ce statut dont ils bénéficient, qui explique que le temps joue peu dans leur acculturation. « Le temps de l'acculturation n'est pas le temps chronologique. » Après quatre siècles, l'acculturation

142

Les Américains de Paris

des enfants Sánchez n'est pas achevée, et la visite d'un bateau dans les îles du Pacifique a un effet prolongé sans rapport avec la brièveté et le caractère discontinu de l'exposition. Nous avons vu que la durée de leur séjour à Paris n'a pas une influence capitale dans les processus d'acculturation, car leur ajustement à la culture locale se fait d'une façon toute particulière, sans les heurts qu'elle occasionne dans des minorités sous-développées. D'autre part, leur acculturation, même si elle est de type libre, a un autre caractère particulier, elle est choisie et volontaire et jamais nécessaire. C'est-à-dire que, du fait de leur situation de minorité sur-développée, ou de minorité à statut supérieur, ils veulent souvent s'acculturer eux-même en choisissant les changements culturels qui leur semblent le plus attrayants et sans considérer que toute culture est un tout, un ensemble, où il devient « difficile de changer un élément sans changer l'ensemble ». Ce trait culturel reste alors en « addition » et non en « substitution » ou « remplacement » et comme le dit R. Bastide, « il n'est pas repris, mangé, digéré, et n'a pas de valeur dynamique de transformation profonde des mentalités et des sensibilités ». En quelque sorte, il restera à la périphérie et ne sera pas « réinterprété ». C'est ce qui explique que certains traits culturels qui ont voulu être adoptés, ne le sont pas en fait, et que d'autres se sont intégrés par euxmêmes, en prenant parfois un site vacant, parce qu'ils ont été réinterprétés. Cette attitude d'acculturation planifiée, pour eux-mêmes et par eux-mêmes, est un phénomène très particulier à la situation des Américains à Paris, et les études d'acculturation se sont en général davantage intéressées, en présence de deux cultures à la culture jugée, à tort, inférieure ou retardataire. C'est comme nous l'avons dit ce qui fait l'intérêt de cette recherche et ses difficultés. Outre ce statut de citoyenneté qui rend leur acculturation difficile, le problème de la liberté à deux visages accroît encore leurs difficultés, la liberté d'institutions des Etats-Unis et la liberté de la vie personnelle en France, ne coexistent dans aucune des deux cultures. L'impossibilité de choisir l'une ou l'autre liberté et le désir profond de posséder les deux, est précisément une des sources des difficultés d'acculturation des Américains de Paris.

Annexes

I.

RÉSULTATS STATISTIQUES

1. Banque (question 4) Si l'on considère l'ensemble des réponses aux 200 questionnaires, obtient les résultats suivants : — — — —

banque américaine banque française les deux aucune

96 66 30 8 200

Ce qui nous donne pour l'appartenance à une banque américaine : — banque française seulement — banque américaine — aucune

66 126 8 200

2. Achats (question 18) Si l'on considère l'ensemble des réponses aux 200 questionnaires, obtient les résultats suivants : — petites boutiques 120 35 — grands magasins 41 — les deux 4 — non-réponse 200

144

Les Américains de Paris

3. Presse (question 6) Si l'on considère l'ensemble des réponses aux 200 questionnaires, on obtient les résultats suivants : — quotidien américain 69 43 — quotidien français — les deux 78 — aucun 10 200 Ce qui donne si l'on regroupe tous ceux qui lisent des quotidiens américains : — quotidien français seulement 43 147 — quotidien américain 10 — aucun

— — — —

hebdomadaire américain hebdomadaire français les deux aucun

200 55 40 88 17 200

Ou encore : — hebdomadaire français seulement — hebdomadaire américain — aucun

40 143 17 200

4. Le couple (question 47) Si l'on considère l'ensemble des réponses aux 200 questionnaires, on obtient les résultats suivants, dans le couple américain : — c'est la femme qui commande 75 19 — c'est l'homme qui commande — ce sont les deux 81 — non-réponse 25 200

Annexes dans le couple français (question 46) : — — — —

c'est la femme qui commande c'est l'homme qui commande ce sont les deux non-réponse

26 71 74 29 200

5. Les amis (question 42) Si l'on considère l'ensemble des réponses aux 200 questionnaires, obtient les résultats suivants : — — — —

surtout américains surtout français surtout étrangers non-réponse

108 68 20 4 200

II.

858 -9 808-4 757-9 707-4 656-9 606-4 555-9 505-4 4 --9 45044 4 353-9 303-4 252-9 202-4

PYRAMIDE D'AGE DES RÉSIDENTS ÉTRANGERS A PARIS

Américains

H 1 1

1

1

F

H 1F !

1 1

1. 1 1 1 1

1

1

Allemands

1 1

1

1

[

1

1

1

r

IMPORTANCE DE POPULATION

7800

I

Américains

858 -9 808-4 757-9 707-4 656 -9 606-4 555-9 505-4 454-9 404-4 353-9 303-4 252-9 202-4

7440 Allemands

Britanniques

H

F

1

Britaniques

Canadiens

H

1 1 1

I 5910 |132^

1

!

Canadiens

F

I1 1 I, 1 1 r 111 ,1 r 1 r î 1 1 1 1

1

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« Les étrangers dans la ville », Esprit (numéro spécial), 1966. « Migration et adaptation », Amer. Behavior. Scient. 13 (1), sept./oct. 1969.

ACHEVE SUR

LES

D'IMPRIMER PRESSES

BISCAYE FRERES, 22,

RUE

BORDEAUX

DU

DE

IMPRIMEURS PEUGUE (FRANCE)

2474. N° imprimeur : 1964. Dépôt légal : 2e trimestre 1975.