L'ECOUTE (French Edition)
 2738494404, 9782738494405

Table of contents :
L'écoute
Techniques d'écoute
Interlude
Structures d'écoute
Sujets d'écoute
Coda
Table

Citation preview

L'écoute textes réunis par Peter Szendy

Ircam. 1, place Igor-Stravinsky 75004 Paris

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE

L'Harmattan

Ine

55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADAH2Y lK9

Directeur de la publication Laurent Bayle Directeurs de collection Laurent Bayle Éric De Visscher Peter Szendy Secrétariat de rédaction Claire Marquet Maquette et mise en pages Véronique Verdier Couverture Michal Batory

(Ç)L'Harmattan, ISBN:

Ircam-Centre

2-7384-9440-4

Pompidou,

et 2-84426-005-5

2000

Ouverture

La fabrique de l'oreille moderne De Wagner à Schoenberg et au-delà Peter Szendy

J'aimerais, pour ouvrir les actes de ce qui fut aussi un merveilleux moment d'écoute"', retracer à grands traits la facture de l'oreille que nous prêtons à une certaine musique occi-

dentale dite « sérieuse ". Une histoire, donc, ou mieux: une sorte d'organologie de l'écoute modern(ist)e, c'est-à-dire strncturelle, comme l'aura nommée Adorno 1. Et ceci au moment où cette écoute, face au développement inédit de nos prothèses auditives (les phonographies analogiques puis * L'écoute fut d'abord un colloque organisé à l'Ircam en avril 1999. À dire vrai, le présent recueil en est un reflet à la fois amputé (il manque des contributions, certains intervenants n'étant pas en mesure de les fournir) et amplifié (par les traductions des textes de Salvatore Scianino et Helmut Lachenmann). La structure du colloque n'a pas non plus été retenue à la lettre Oes séances s'intitulaient respectivement: Instruments et techniques auditives (1) j Une écoute sans" sujet JI? j Vers une histoire de l'écoute,. Instruments et techniques auditives (2) ,.Être. tout ouïe Il ,. Codas). On trouvera dans certaines notes de bas de page des textes qui suivent

à la fois l'écho de débats

Ifhors micro Itou a

teriori et les raisons qui m'ont conduit à repenser la structure de ces 1. Theodor W. Adorno, tions Contrechamps, 1994.

Introduction

9

à la sociologie

pos-

Ilactes....

de la mustque,

édi-

L'ÉCOUTE

numériques), est peut-être en passe d'être débordée de toutes parts. L'un des débats, lisible en filigrane entre les textes des interventions à ce colloque, revient en effet à se demander: l'écoute est-elle inscrite dans les œuvres musicales, prescrite par elles? Les uns - Helmut Lachenmann, François Nicolas, mais aussi François Regnault pour ce qui touche à l'écoute d'un poème - tiendront en quelque sorte que l'écoute est déjà à l'œuvre dans l'œuvre; tandis que les autres - Michel Chion ou, plus radicalement, John Oswald - tiendront qu'elle est

autonome, qu'elle se pratique avec et à partir de nos instruments d'écoute, qui sont autant de moyens pour articuler ou scander un flux sonore. Arbitrairement? C'est toute la question, sans doute. Laquelle est effleurée, de manière peut-être plus marginale mais tout aussi éclairante, par Christian Marclay (qui pratique en musicien-plasticien l'art du DJ) et par Salvatore Sciarrino (qui, dans Efebo con radio, recompose à l'orchestre ses écoutes radiophoniques d'enfant). Cette question de l'écoute structurelle conduit indirectement au deuxième enjeu de ce colloque: qui est celui qui écoute? Est-il assujetti à quelque chose (par exemple une œuvre), est-il un sujet-à-l'écoute (de lui-même ou des autres) ? Et si oui, comment est-il sujet de ou à cette activité étrangement passive qui l'affecte? Les textes de Marie-Louise Mallet, Serge Margel et Jean-Luc Nancy se mesurent, chaque fois différemment, à cet enjeu, à travers des corpus plus philosophiques (Saint Augustin, Nietzsche.. .). Il Y va, ni plus ni moins, d'une pensée de l'écoute pour aujourd'hui. .:.

Je tenterai donc, en guise d'introduction à ces questions qui tramèrent nos échanges, de rassembler quelques éléments pour une histoire de l'écoute modern(ist)e en musique. Ou,

10

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

plus exactement, de donner à lire l'émergence de l'idéal d'écoute structurelle. Une histoire de l'écoute, est-ce possible? Peut-on esquisser l'histoire d'une ccpratique )t aussi discrète, intime, privée Cà

supposer que l'écoute soit même une teactivité» comme une autre) ?

Si Adorno a pu écrire que, cc dans de nombreux secteurs de la sociologie

matérielle,

nous manquons

de données

de

recherche comparables et fiables pour le passé 2 », que dire de l'écoute? Quelles pourraient être ici les traces cc fiables )I d'attitudes d'écoute effectives? L'œuvre, les œuvres: tel semble être pour Adorno le seul pôle objectif auquel raccrocher une sociologie historique de l'écoute musicale, qui menace sinon de se perdre dans l'insaisissable et infinie variété des réactions individuelles subjectives. Et, face à cette unique

possibilité

-

objective

partir des

œuvres -, Adorno renvoie dos à dos les méthodes apparemenregistrant ment les plus scientifiques (l' expérimentation les effets littéralement physiologiques et mesurables qu'une ou, musique exerce It, comme ccl'accélération du pouls cc

cc

cc

cc

cc

N

aujourd'hui, l'activité neuronale visualisée par l'imagerie cérébrale) et les méthodes plus couramment" sociologiques ccfondées sur tela verbalisation du vécu musical (p. 103). Car les premières, outre qu'elles ne concernent que notre présent (qui mesurera jamais les réactions physiologiques d'un auditeur des siècles passés ?), ne peuvent saisir ccl'expérience esthétique d'une œuvre d'art en tant que telle )1(elle est, on le concédera volontiers, d'un autre ordre que la réponse à des 2. Ibid., p. 7. 3. On ne peut s'empêcher de penser au film de Mauricio Kagel, Ludulig va1l (j'y reviendrai plus loin pour d'autres raisons), ct notalnment à cette magistrale scène de nwsure des réactions physiologiques d'un pianiste en action, où le réalisateur mélange avec une ironic féroce les catégories bio(psycho~)chimiques - pouls, nervosité, paralysie... - et les catégories musicologiques ou esthétiques - musique d'église, expressivité, affects, cohérence stylistique... -, toutes faisant l'objet, pêle-mêle, de courbes du même type.

11

L'ÉCOUTE

stimuli) ; tandis que, dans le cas des secondes, « l'expression verbale est déjà préfiltrée et sa valeur pour la connaissance des réactions primaires demeure doublement douteuse» (ibid.) : elle ne nous dit rien sur l'écoute elle-même. C'est pourquoi, conclut Adorno, si tant est que l'on puisse

«saisir une attitude» (attitude d'écoute), il faut partir de cc la constitution spécifique de l'objet », à savoir 1'(1!uvre (ibid.). Celle-ci est première en droit. Je parlerai donc aussi, d'une certaine manière, des œuvres. Mais, plutôt que des œuvres elles-mêmes, de leurs déformations ou dérangements. C'est-à-dire de leurs transcriptions, (ré)orchestrations ou arrangements écrits et signés. Mon hypothèse ici, c'est que l'histoire

de l'arrangement

-

du fait qu'un

arrangeur est un auditeur qui signe et écrit son écoute - ouvre bel et bien la possibilité d'une histoire de l'écoute en

musique 4.

Ludwig van (1)

: la surdité

Mais d'abord, partons, au risque (j'espère provisoire) de n'y plus rien entendre, d'un grand moment de surdité dans l'histoire de la musique occidentale dite « savante ». Dès 1830, les difficultés de l'écriture beethovénienne firent en effet l'objet d'interprétations concurrentes qui tournaient toutes autour de sa légendaire maladie. Dans sa Biographie universelle des musiciens, parue en 1837, François-Joseph Fétis attribuait ainsi à l'affaiblissement de la mémoire des sons» certains traits, problématiques à ses yeux, des dernières œuvres de Beethoven: cc

4. En cela, cette introduction dialogue souterrainement avec un recueil publié dans cette même collection : A'7angel1~ents-dérangel1retlts. La transcription musicale aujou,,'d'buf, textes réunis par Peter Szendy, Ircam-VHarmattan, 2000.

12

LA FABRIQUE DE L'OREILLE MODERNE

CILes redites des mêmes pensées furent poussées jusqu'à l'excès;

le développement

quelquefois

jusqu'à

du sujet qu'il avait choisi alla

la divagation;

la pensée

mélodique

devint moins nette à mesure qu'elle était plus rêveuse;

monie fut empreinte de plus de dureté... La surdité est ici, essentiellement,

l'har-

S It

du côté de certaines

valeurs (ou .contre-valeurs) comme la répétition (les cc redites n) et la distraction (ou cc divagation n). De même, Adolf Bernhard Marx, dans son ouvrage de 1859 sur Beethoven 6, met au compte des nerfs auditifs malades n (kranken Horneroen) les te

quarante-sept répétitions du même motif dans le deuxième mouvement du quatuor en fa majeur op. 135 (mesures 142 à 189) : cette image sonore (Tonbild), écrit-il, se serait nichée, cc

cc

Il

bourdonnante, dans l'esprit n du Maître (in1-Geistesausend eingenistet) du fait de la défaillance de son organe. La surdité et ses bourdonnements sont l'excuse toute trouvée pour l'inadmissible: une certaine mécanicité qui risque de laisser piétiner l'écoute dans le sur-place. Pour d'autres critiques, toutefois, la surdité du génie est indissociable de son originalité. Elle en est même la condition : c'est elle qui fonde le génie dans sa clairvoyance intérieure, dans sa clairaudience. Sourd, le génie est d'autant plus transparent à lui-même qu'il se ferme aux bruits du monde. Dès 1827, Ludwig Rellstab écrit ainsi, dans la Berliner allgemeine musikalische Zeitung : cc

Ce qui peut nous paraître étrange, sombre et brouillé

[dans les op. 127, 130 et 132] a sa clarté et sa nécessité dans l'âme du créateur, et c'est là que nous devons chercher notre 5. Cité par K. M. Knittel, ccWagner, Deafness, and the Reception of Beethoven's Late Style., Journal of tbe Alnerican Musicological Society, vol. 51, n° 1, 1998, p. 53. 6. Ludulig van Beetboven, Leben und Scbaffen, paru à Berlin en deux volumes; cité par Knittel, ibid., p. 52.

13

L'ÉCOUTE

enseignement.

Celui qui est capable de se projeter en pensée

dans l'âme de cet homme qui, depuis quatorze

années de

souffrances, se tient solitaire dans le monde de la vie et de la joie; celui qui peut s'itllaginer dépourvu du sens qui fait jaillir pour nous le plus pur et le plus noble plaisir de l'esprit, [. ..) celui-là souhaitera aussi, même pour un Beethoven, que la mémoire de l'oreille faiblisse et que les vives couleurs des sons pâlissent de plus en plus 7. »

On pourrait citer nombre d'autres recensions des œuvres de Beethoven allant dans ce sens. Mais il revient incontestablement à Wagner d'avoir élevé la surdité' du génie au rang d'un principe divinatoire. La lecture wagnérienne de Beethoven est d'autant plus singulière, toutefois, qu'elle se fait aussi l'écho d'une surdité versée au compte des imperfections de l'œuvre, qui dès lors (nous le verrons) demandent à être corrigées. C'est-à-dire a n-angées. La manière dont Wagner tourne et retourne l'oreille de Beethoven, tous les tours ou tropes qu'il lui fait subir nous retiendrons longuement: nous y verrons se dessiner un double visage de l'écoute, les deux côtés d'un tympan qui vibre et tremble entre la clairaudience et le dérangement. L'exclamation de Wagner, dans son Beethoven écrit en 1870 pour célébrer le centenaire de la naissance du Maître 8, cette exclamation est célèbre: te

Un musicien privé de l'ouïe (etn gehorloser Mustker) !-

Peut-on imaginer un peintre devenu connaissons

le voyant devenu

aveugle?

Mais nous

aveugle. Tirésias, à qui le

monde de Papparence s'est fermé, et qui perçoit dès lors avec son œil intérieur le fondement de toute apparence,

-

c'est à

7. Cité par Knittel, ibid., p. 54 (ma traduction). 8. Je cite, en la modifiant parfois, la traduction de Jean Bayer, dans l'édition bilingue du Beethoven de Wagner publiée chez Aubier en 1948.

14

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

lui que ressemble maintenant le musicien devenu sourd, qui, n'étant plus dérangé par les bruits de la vie, n'écoute plus rien que les harmonies de son monde intérieur (etnzig noch den Hartnonien seines Inneren lauscht). "(p. 143)

Par ces lignes et quelques autres, Wagner aura puissamment contribué à asseoir l'interprétation de la surdité en termes visionnaires. La clairaudience de Beethoven devenu sourd permet certes toujours d'expliquer l'incompréhension Que pouvait que sa musique suscite; ainsi Wagner écrit-il: encore apercevoir de lui l'œil des hommes du monde qui le rencontraient? Certainement que méprises... (p. 147). Mais cc

"

surtout, elle fait de sa musique - notamment des « symphonies en la majeur et en fa majeur n, mais plus généralement de toutes les œuvres du Maître qui [...J proviennent de cette époque divine de sa surdité complète n (p. 145) -l'instrument K

qui libérerait l'auditeur (H6rer) de toute cc faute ,.(Schuld, que l'on pourrait aussi traduire, selon que l'on choisit le lexique commercial, juridique ou religieux, par «dette.., «créance)), cctort.,

teculpabilité»

ccces œuvres

ou 4C péché n). ccAinsi », ajoute

miraculeuses

prêchent

le repentir

Wagner,

et la pénitence

dans le sens le plus profond d'une révélation divine CJ. » L'auditeur wagnérien du génie sourd serait pour ainsi dire structurellement en tort, coupable et endetté auprès de ses œuvres. Qui pourtant, dans leur totale transparence à ellesmêmes, gardant et enregistrant sans bruit de fond aucun l'idée clairvoyante du divin devin, lui promettraient, à lui l'auditeur du monde de l'apparence, une sorte de rédemption. Mais à quel prix ? Il semble que la surdité, selon Wagner, soit l'exact revers de cet avers qu'est l'écoute totale, totalement soumise à la loi structurelle, ou plutôt organique, de l'œuvre. Écouter de travers 9. Ibid. : So predigen diese wutlderoollen sten Sintle einer gottlicben Offenbarung.

15

Werke Reue und Bufle int tief-

L'ÉCOUTE

devient ici, sinon impossible, du moins impardonnable en droit. Or, puisque le signe d'équivalence que Wagner trace implicitement entre surdité et écoute totale est réversible, on est en droit de se demander, à notre tour, si ladite écoute totale n'est pas précisément une forme de surdité de la part de l'auditeur. Écouter sans divagation aucune, sans se laisser jamais distraire par -les bruits de la vie », est-ce encore écouter? L'écoute ne doit-elle pas accueillir en son sein quelques jlottemen,ts ? Une écoute responsable (qui puisse répondre d'elle-même comme de l'œuvre, plutôt que simplement répondre à une loi magistrale), une telle écoute ne doit-elle pas être toujours flottante? Si je convoque ici cette expression d'ttécoute flottante », c'est bien sûr en songeant à la célèbre formule de Freud, formule qui dit peut-être au fond ceci: le sens d'un discours n'est pas un donné à déchiffrer, mais doit être construit conjointement par celui qui l'énonce et celui qui l'écoute. Il ne va évidemment pas de soi que cette écoute psychanalytique puisse se traduire dans le lexique et la pratique de l'écoute musicale. Notons simplement, en laissant le parallèle ouvert, que Wagner, en bon lecteur de Schopenhauer, ancre aussi sa pensée de l'écoute dans une théorie du rêve, mais d'un rêve qui, contrairement à celui dont parlera Freud, reste essentiellement le fruit d'une conscience transparente à elle-même. Wagner, en ~ffet, cite volontiers - dans son Beethoven comme dans ses autres écrits - Le Monde comme volonté et représentation de Scho1=>enhauer.Mais, lorsqu'il parle du rêve, il semble qu'il s'appuie sur un autre texte, recueilli dans les Parerga et paralipomena du philosophe (1851), où celui-ci nomme un certain « organe du rêve 10 n. Ayant établi, avec ou

d'après Schopenhauer, que cc la conception musicale [...] ne peut avoir son origine que dans cette face de la conscience [...] tournée vers l'intérieur Il (p. 85), Wagner propose de 10. Wagner ne donne toutefois dans son Beetbovetl aucune autre référence que celle du Monde cornlne volotlté. . .

16

LA FABRIQUE

cccontinuer fonde

..

voyance

dans

cette

DE L'OREILLE

voie"

MODERNE

en écoutant

«l'hypothèse

pro-

du philosophe concernant le phénomène de la clair(Hellsehen), ainsi que sa théorie du rêve" (ibid.). cc

cc

..

C'est en effet lorsque

ccla conscience

tournée

vers l'intérieur

parvient à une véritable clairvoyance (Hellsichtigkeit) 'I que «jaillit le son)l (p. 85-87). Cette clairvoyance intérieure de la conscience est le fait, dit Wagner, d'une «fonction du cerveau [...] que Schopenhauer appelle l'organe du rêve» (p. 87). Et dès lors, ccle monde des sons ['..J se comporte à l'égard du monde de la lumière [i. e. des apparences] comme le rêve par rapport à l'état de veille» (ibid.). Même si, suivant toujours Schopenhauer, Wagner introduit un niveau intermédiaire (celui du «rêve allégorique)l déjà imagé - p. 103) entre la conscience et le monde intime des sons, le rapport de celuici à celle-là reste essentiellement transparent à l'écoute intestine: trans- ou extra-lucide. Ainsi étayée sur un échafaudage de fondements philosophiques ad hoc, la clairaudience de la surdité beethovénienne paraît promise à un bel avenir. En 1885, Theodor Helm, commentant un passage particulièrement dissonant du troisième mouvement du quatuor en la mineur op. 132 (mesures 185 et suivantes), souligne la grandiose insouciance du Maître à le

l'égard des duretés harmoniques, emporté qu'il est par le courant mélodique de ses idées ». Dans la lignée de Wagner, il affirme et confirme l'interprétation de la surdité comme écoute superlative: «Beethoven sourd, écrit-il, entendait mieux avec son imagination (mit der Phantasie feiner borte) qu'il ne l'avait jamais fait aux temps depuis longtemps révolus de sa pleine 1]

santé physique derniers fession

quatuors

12.

"

Et là encore, cette surdité lui fait dire des

qu'ils sont ccmarqués

la plus intime de Beethoven

du sceau de l'autocon(zu innerlichst

Selbstbe-

Il. Theodor Helm, Beetbovens Streicbquartette : Versucb einer tecbl'liscben Analyse, Leipzig, E. W. Fritzsch, 1885, p. 275 (cité par Knittel, op. cft., p.69). 12. Ibid., p. 166-167 (cité par Knittel, p. 69).

17

L'ÉCOUTE

kenntnissen stempelt), sans égards pour les applaudissements ou désapprobations du public »,qu'ils sont ccécrits par le Maître pour lui-même par pure nécessité de cœur (aus Herzens-

bedürfnis)

13».

Dès lors que les œuvres sont sourdes au public,

celui-ci ne peut que s'accorder à leur loi, à leur lettre magistrale. Elle est à prendre ou à laisser, telle quelle, sans négociations ou arrangements possibles. Edward Dannreuther, qui fut le traducteur anglais du Beethoven de Wagner, publia en 1876, dans le Macmillan:S Magazine, un article dans lequel il décrivait le dernier Beethoven comme touchant au domaine du visionnaire et du prophète 14 ». Si l'imagerie chrétienne est encore plus insistante chez Oannreuther que chez Wagner (Beethoven devient un cc

saint », il ccdélivre un message d'amour religieux et de résignation 15 »), on trouve aussi chez lui un lien explicite (plus cc

explicite que chez Wagner, en tout cas) entre clairaudience et organicisme. C'est-à-dire que la transparence intérieure du génie sourd s'articule clairement avec un régime d'écoute présupposant que l'auditeur s'identifie avec le créateur pour suivre pas à pas la genèse de l'œuvre; Beethoven, écrit ainsi Dannreuther, CI

choisit souvent d'assembler son matériau pour ainsi dire

en présence de l'auditeur (the listener). Il donne d'abord une partie de sa pensée

-

un motif rythmique, par exemple, un

point singulier, quelques choses semblables;

accords,

des silences

ou autres

puis il les étend peu à peu, il les renforce

et les impose (enforces) jusqu'à ce que se détache du mouvement dans son ensemble une idée du tout que l'auditeur (the hearer) peut voir comme une plante couronnée de sa fleur 13. 14. mfllan's 15.

- une

plante dont toute la croissance, depuis le premier

Ibid., p. 165 (cité par Knittel, p. 69). Edward Dannreuther, CIBeethoven and His Works: A Study., Magazine, n° 34, juillet 1876 (cité par Knittel, p. 71). Ibid. (cité par Knittel, p. 71).

18

Mac-

LA FABRIQUE

germe regard

jusqu'à 16.

DE L'OREILLE

MODERNE

la gloire finale, se révèle d'un

coup

au

It

On ne saurait mieux résumer l'étroite connivence entre le lexique de la loi qui s'impose à l'auditeur (on dit en anglais: to enforce the law), celui de l'organicisme et de sa téléologie (l'œuvre est une plante destinée à fleurir devant nous), et enfin, de manière plus discrète mais tout aussi puissante, celui de la clairaudience (de l'auditeur cette fois, qui, de simple listener qu'il était, se verra transfiguré en hearer, en entendant ..). te

Telle fut donc la fortune de la lecture de Beethoven par Wagner. Pourtant, celui-ci, trois ans à peine après son Beethoven, devait revenir sur ses positions. Ce retournement, que nous allons suivre, se formule dans un texte publié en 1873 dans le Musikalische Wochenblatt et intitulé Pour l'exécution de la IXeSymphonie de Beethoven 17 M. On y tombe sur cette phrase, tellement improbable, en apparence, pour celui Il est inconqui vient de lire le Beethoven paru peu avant: testable que, chez Beethoven devenu sourd, l'image sonore de l'orchestre s'estompait au point qu'il ne percevait plus avec (p. 26) Wagnetteté les rapports dynamiques de l'orchestre... cc

te

It

ner écrit ceci après avoir dirigé la Neuvième au vieux théâtre de Bayreuth, le 22 mai 1872, à l'occasion de la pose de la première pierre de son Bayreuth à lui, le Festspielhaus : Lors d'une exécution récente, que je dirigeais, de cette œuvre musicale merveilleuse, j'ai conçu quelques doutes qui, parce qu'ils concernent la précision que je crois indispensable à son exécution, m'ont si fort préoccupé, que j'ai réfléchi par la suite aux moyens de parer aux inconvénients que j'avais reconnus. »(p. 22). C'est donc Wagner qui, dans les œuvres du génie clairvoyant, va introduire des variantes, des amélioracc

cc

cc

16. Ibid. (cité par Knittel, p. 72). 17. Je citerai la traduction française de J. -G. Prodhomme, rééditée dans le onzième tome des Œuvres et' prose de Richard Wagller, Éditions d'aujourd'hui, 1976, p. 21 sq.

19

L'ÉCOUTE

tions - des repentirs, dirait-on si ces corrections étaient de la main du Maître lui-même. Wagner, autrement dit, se transforme ici en arrangeur; et pour justifier ses retouches, il inverse la valeur de la surdité qu'il avait glorifiée dans les termes que l'on sait, il en fait un dérangement. Passons rapidement sur les modifications que Wagner met sur le compte de l'évolution de la facture instrumentale: les cors et les trompettes, notamment, étaient devenus chromatiques depuis le temps de Beethoven, et l'on ne verra peut-être nulle atteinte au génie dans des remaniements qui se bornent à faire profiter les œuvres des progrès organologiques récents. Comme ces instruments, avant l'invention des pistons, ne pouvaient pas jouer de manière fiable certaines notes, les partitions de Beethoven comprennent en effet des passages où leurs parties sont lacunaires. Wagner cite ainsi la fanfare terrifiante des instruments à vent qui ouvre le dernier mouvement de la Neuvième : te

It

Pœsto

.IJ Beethoven,

Neuvt~me

Symphonte,

mesures

1 à 5 (tuttf).

Or il se trouve que, pour les raisons de facture instrumentale évoquées à l'instant, Beethoven confie aux trompettes la partie suivante

dans cette"

fanfare It 18 :

P&88to

.IT Neuvt~me

Symphonte,

mesures

1 à 5 (trompettes).

18. Je transpose en ut toutes les parties, de même que pour les exemples suivants, y compris ceux de Wagner.

20

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

Les trompettes, donc, participent au tutti de manière fragmentaire ; et elles créent de ce fait un rythme différent de celui des autres parties, un rythme qui, selon Wagner, attire l'attention et brise la continuité mélodique de l'ensemble: «L'inconvénient provenait [...] de l'intelVention partielle des trompettes [...J : ces instruments éclatants, contre lesquels les bois ne peuvent se comporter que comme une indication, interrompent [je souligne] la participation de ceux-ci à la

marche de la mélodie... .. (p. 35). Lorsque Wagner se transforme en arrangeur, il s'agit donc simplement pour lui de remédier à un morcellement mélodique qui, dit-il, n'était nullement dans l'intention du maître (ibid.). Sa solution, imprimée en toutes notes te

te

Neuvième

Sympbonle,

-, sa solution la marche

mesures

consistait

des bois

d'un

1 à 5 : les trompettes

donc à bout

te

de Wagner.

faire exécuter

à l'autre

avec

à ne pas en rester à une instrumentation

aux trompettes

eux It ; c'est-à-dire

liée à l'imperfection te

des trompettes naturelles laquelle interdit à Beethoven de s'exprimer conformément à ses intentions (ibid.). Les It,

te

It

retouches de Wagner paraissent minimes, il opère plus en orchestrateur qu'en arrangeur. Mieux: il pallie, en bon orchestrateur, les défauts traditionnellement associés à l'arrangement comme tel, à savoir le morcellement mélodique. Il retouche, par sa technique d'orchestration, des faiblesses dont Beethoven aurait été contraint de s'arranger. Mais Wagner est aussi allé plus loin. Comme il l'écrit luimême:

21

L'ÉCOUTE

«Là où il était plus difficile [...J de trouver une solution [pour] la restttutto tn tntegrum de la pensée du maître, c'est dans les passages où il semble possible de libérer l'intention mélodique de Beethoven de son obscurité et de son inintelligibilité, non en renforçant ou en complétant

l'instrumenta-

tion, mais en intervenant réellement dans [... J la conduite des parties. (p. 36). It

Wagner annonce donc qu'il ne se contentera pas de combler des vides, des lacunes, mais qu'il réécrira cette fois des profils mélodiques entiers, pour mieux dégager l'idée de sa malencontreuse réalisation initiale. Pour mieux restituer, comme il dit, une pensée fragmentaire à l'i1ztégrité ou à la totalité qu'elle laisse transparaître. Wagner discute longuement et en détail les retouches qu'il a apportées à un certain passage espressivo du premier mouvement de la Neuvième (mesures 138-142). L'instrument qui est en cause, cette fois, c'est la flûte, qui n'a pas subi, comme les cuivres, de modifications drastiques dans sa facture. Ou plutôt, au-delà de la flûte, c'est l'oreille virtuelle de l'auditeur qui demande réécriture : car c'est peut-être, malgré les apparences, cette oreille qui change de facture, plus radicalement encore que certains instrnments. Et les arrangements divers, ceux de Wagner comme les autres, n'y sont pas pour rien dans cette évolution ou révolution de l'organologie auditit!e. Mais voyons de plus près ce que Wagner fait à Beethoven, la chirurgie auriculaire qu'il opère sur cette partie de son corpus que constitue ledit passage espressivo. «La flûte It,écrit Wagner, I(attire l'oreille, et celle-ci en cherche la mélodie, cette partie étant la plus aiguë parmi tous les instruments de l'orchestre It

(p. 38) ; dès lors, cc si la phrase ne s'exprime pas nettement dans les notes de la flûte et leur suite, l'oreille est nécessairement induite en erreur.. - ce que notre maître semble, avec les années, avoir tout à fait négligé. (ibid.). Beethoven, dans les I(

22

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

années de sa surdité, avait donc peut-être des idées mélodiques plus clairvoyantes que tout autre, mais il aurait oublié de les transmettre de manière suffisamment intelligible aux oreilles de ses auditeurs. Si bien qu'il reviendrait à Wagner de combler cet abîme entre l'. organe du rêve» du sourd et les cchommes du monde» empêtrés dans les apparences; il lui reviendrait d'aider ces derniers à franchir l'abyssale distance qui aura certes

rendu possible l'idée visionnaire (en la déliant des ccbruits du monde It), mais qui en aura interdit la figuration réaliste. Dont acte, car en voici un exemple exemplaire. Dans l'espressivo du premier mouvement de la Neuvième, Beethoven «confie la mélodie au hautbois [...] et il ajoute au-dessus [...] la flûte, lui faisant jouer les notes aiguës [.. J, afin de lui confier le thème à l'octave" ; si bien que «l'attention que devrait attirer l'instrument plus grave est distraite (p. 38, je souligne). tt

Voici le passage en question, dans la version de Beethoven:

,---------......

~

""--,

El upl88liw._~ -.::.

--=--

-

--'

''-

y

Neuvtème

Symphonte,

premier

mouvement,

mesures

138-143.

Wagner, donc, va s'attacher à remédier à cet effet nocif à cet inconvénient [...] si scabreux (p. 39). Notons que la néglite

tt,

I)

cc

gence du génie beethovénien, si elle n'est pas attribuable ici à une contrainte de facture instrumentale, porte sur un point tout à fait semblable à celui des trompettes du dernier mouvement: à savoir la rupture, l'interruption, la dis-traction d'un trait mélodique qui aurait dû être continu, mais qui se voit morcelé par l'intelVention fragmentaire d'un instrument (la flûte) accaparant

23

L'ÉCOUTE

l'attention. teQui oserait prétendre, demande en effet Wagner, avoir entendu ce passage [...] avec la conscience par:faite de

son contenu mélodique?

»

(p. 40, je souligne). Mais Beethoven

ne fait pas que démembrer ou disloquer la phrase mélodique par les intermittences de la flûte; aux mesures 142-143 (voir page précédente, les notes encerclées), il propose, simultanément, deux lignes, deux profils mélodiques concurrents: sur la dernière double croche de la mesure 142, est-ce le do de la flûte ou le sol du hautbois qu'il faut entendre? Autrement dit, le bon profil mélodique est-il celui-ci -

- ou celui-ci:

Faut-il d'ailleurs choisir, faut-il réduire l'incertitude, faut-il arrêter ce qui reste indécis, dans ce passage? C'est en tout cas ce que croit devoir faire Wagner, pour qui toutes les ambiguïtés doivent être levées. Son geste, face à ce dilemme mélodique, est on ne peut plus improbable. Il a en effet recours, pour décider de la vérité mélodique, à un arrangeur. Un autre que lui-même, encore un arrangeur de plus, depuis l'arrangement duquel l'intention beethovénienne pourra être rendue à elle-même dans toute sa transparente vérité. Étonnant Wagner qui, comme malgré lui et sans y prendre garde, se met à multiplier les intermédiaires, comme si l'originelle vérité d'une idée musicale n'était surtout pas à chercher dans l'original, comme si elle ne pouvait venir que d'un médium encore plus lucide que le divin devin lui-même! Wagner écrit en effet:

24

LA FABRIQUE

.Avec l'intelligence

DE L'OREILLE

MODERNE

géniale qui le caractérisait, ce fut Liszt

qui, dans son merveilleux arrangement

pour piano de la IXc:

Symphonie, fit ressortir [l']importance mélodique [de ce passage], en négligeant l'intervention, très gênante ici, de la flûte, au moment où elle prenait la suite du thème du hautbois dans les octaves aiguës [...] ; ainsi, l'intention première du maître était préservée contre toute interprétation inexacte.

. (p.

40)

Et avant tout, serait-on tenté d'ajouter, contre elle-même. L'arrangement pour piano de Liszt, tel que Wagner le cite en toutes notes, donne en effet le profil mélodique suivant: (....-------

""

p espœssivc Neuvième

Symphonie,

mesures

142-143 : arrangement

de Liszt.

Pourtant, Wagner ne suivra pas Liszt jusqu'au bout. Il le suivra même à peine, timidement, pour se contenter de renforcer et de souligner le profil mélodique général sans toucher à l'ambiguïté do vs. sol. Wagner propose en effet. de conserver la partie de flûte dans ses traits principaux (p. 41), en changeant simplement d'octave le premier si bémol de la mesure 143, afin d'obtenir le profil descendant suivant: It

Neuvième

Symphonie,

mesures

142-143 : la flûte de Wagner.

25

L'ÉCOUTE

On voit que, entre le sol du hautbois et le do de la flûte, rien n'a été gagné en termes de clarification mélodique; Wagner a tout au plus évité le saut de septième (si bémol-la bémol) à la flûte, il a tout au plus nivelé ou écrêté un peu la doublure aiguë du hautbois, sans rien décider sur le fond du problème. S'il le crédite si volontiers pour avoir restitué cc l'indu génie, pourquoi Wagner n'adopte-t-il tention première pas la solution de Liszt? Faisons l'hypothèse que, contrairement à ce qu'il semblait annoncer dans les lignes citées prétt

cédemment

(cc

libérer l'intention mélodique de Beethoven de

son obscurité [...] en intervenant réellement dans L..] la p. 36), Wagner aura hésité et finaleconduite des parties ment renoncé à changer une note (le do ou le sol) autrement qu'en la substituant par son homonyme à l'octave (comme pour le si bémol de la flûte, mesure 143). Wagner, tout en reconnaissant la force de vérité de l'arrangement chez les autres, s'interdit d'en faire usage pour lui-même. En arrangeant Beethoven (mais à peine, mais si peu), Wagner, malgré ou au-delà de son apparent retournement sur la question de la surdité et de la clairaudience, contribue néanmoins à recomposer l'écoute (à fabriquer une nouvelle oreille, en bon luthier de l'audition qu'il est), c'est-à-dire à asseoir et établir un régime d'écoute sous lequel l'idée mélodique ne souffre plus de discontinuité. Wagner affirme ainsi qu'ccil est nécessaire, dans toute communication musicale importante, que la mélodie, quoiqu'elle ne nous soit parvenue que par fragments infimes, nous captive avec continuité n (p. 46, je souligne). Aussi tous les instruments sont-ils convoqués, sans reste, pour dessiner à l'oreille une mélodie continue: pour lui imposer, sans distraction possible, l'écoute totale d'une pensée compositionnelle en:fin rendue à ellemême, intégralement. Au-delà des oppositions de surface entre les deux Wagner (celui du Beethoven et celui qui dirige la Neuvième), c'est le second qui contribue pratiquement à at,

26

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

parachever l'œuvre théorique du premier. Au passage, entre les deux, se sera toutefois glissée, comme en sous-main ou en contrebande, la figure de l'arrangeur. Mais c'est pour mieux se faire oublier, pour mieux effacer, dans l'expérience retrouvée de l'œuvre in integrum, la force critique de l'arrangement; sa force configurante et reconfigurante, aussi, quant à l'écoute.

Schoenberg:

«

tout entendre»

Il revient à Schoenberg, à ce grand organiciste de l'œuvre musicale, d'avoir exemplairement configuré (après Wagner et quelques autres) ce régime de l'écoute totale en celui d'une écoute structurelle. Nous lirons ce qu'il dit et pense de l'oreille, de notre organe. Comment il entendait que nous écoutions, nous auditeurs de sa musique ou de celle des autres. Mais nous lirons aussi la façon dont il a contribué à la constmire, à la fabriquer, cette oreille moderne qu'il nous a léguée ou greffée. À nous, c'est-à-dire aussi à la plupart des musiciens qui se sont réclamés de lui: à commencer par Stockhausen ou Boulez. Car Schoenberg a lui aussi signé de grandes écoutes des musiciens qui l'auront précédé: Bach et Brahms, notamment. Il a signé ses écoutes de leurs œuvres, en bon arrangeur qu'il fut aussi. Et il a contribué ainsi à la fabrique, à la facture des nôtres. En nous faisant écouter ses écoutes, il a écrit les nôtres. Schoenberg, au-delà même de ce qu'il a pu en dire et en penser, fut un facteur d'écoute. À la fois un passeur et un constructeur. Un fabricant d'organes accordés à ces organismes musicaux que sont, selon lui, les œuvres. Et c'est pourquoi, en interrogeant ce régime de l'écoute qu'il aura exemplairement configuré, nous serons amenés à pratiquer une véritable organologie de l'écoute.

27

L'ÉCOUTE

Schoenberg s'est rarement exprimé sur la transcription ou l'arrangement en général. On trouve pourtant, çà et là, quelques prises de position qui doivent nous retenir. La première est une lettre que Schoenberg adresse au chef d'or-

chestre Fritz Stiedry, en 1930 19. Le compositeur y justifie son instrumentation d'un prélude de choral de Bach (Schmücke dich, 0 liebe Seele) en ces termes:

. Bach a lui-même ments des œuvres

fait des instrumentations, des autres:

Vivaldi!

l'orgue de Bach, nous le savons à peine!

des arrange-

['..J Ce qu'était

Quant à la manière

dont il était utilisé, nous n'en savons absolument Notre "exigence sonore" ("Klangbedürfnts") coloration

rien!

('..J

ne vise pas la

"de bon goût" ("geschmacktge"

Farbigkett) ; les

couleurs ont bien plutôt comme objectif d'expliciter le déroulement des voix, ce qui est très important dans le tissu contrapuntique

! L'orgue de Bach pouvait-il le faire?

savons rien. Mais les organistes d'aujourd'hui

Nous n'en

en sont inca-

pables : cela, je le sais (et c'est un de mes points de départ). [...J Nous avons besoin de transparence

(Durchsichtigkett)

pour pouvoir voir à tra vers (durchschauen).

Tout ceci est

impossible sans phrasé. ['..J ,Je crois qu'ainsi, le droit à la transcription devient ici un devoir. Cordiales salutations, votre Arnold Schonberg

It

Il s'agit donc bien, pour Schoenberg, non seulement de faire valoir son droit (Recht) à l'arrangement (puisque Bach lui-même en a fait, pourquoi pas les autres ?), mais de faire de ce droit une sorte d'obligation morale (Pflicht). Le droit devient devoir. Et ce qui impose ou c01nmande de transcrire, 19. Elle est citée in extenso dans Josef Rufer, Das Werk Arnold Scb6nbergs, Barenreiter, 1959, p. 78-79. J'en ai donné une traduction française dans An-angements-dérangements, op. cft.

28

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

c'est l'audibilité totale que l'œuvre de Bach réclame, exige. C'est cette sorte de trans-audibilité qui a ici force de loi. Tel est aussi l'argument avancé par Schoenberg lorsqu'il explique à un critique de San Francisco, du nom d'Alfred Frankenstein, les raisons qui l'ont conduit à orchestrer le Quatuor avec piano en sol mineur de Brahms 20 :

.Cher Monsieur

Frankenstein,

Voici quelques remarques sur Je Brahms. Mes raisons: 1° J'aime la pièce. 2° Elle est rarement jouée. 3° Elle est toujours très mal jouée, car plus le pianiste est bon, plus il joue fort, si bien que l'on n'entend rien des cordes. Je voulais donc tout entendre, et j'y suis parvenu. (I wanted once to hear everything, and thts I açbteved.)

II

Il s'agissait donc, là aussi, de réécrire, d'instrumenter pour tout entendre. Non pas pour adapter ou négocier, mais bien pour rendre l'œuvre absolument transparente à l'écoute. Et l'écoute dont il s'agit ici n'est pas celle d'un auditeur donné, ou d'une catégorie d'auditeurs dont il faudrait tenir compte; c'est plutôt l'écoute structurelle au sens d'Adorno - ou peutêtre même, au-delà d'Adorno, une écoute sans auditeur dans

laquelle l'œuvre s'écoute 21. Car Schoenberg, on le sait, n'avait que faire des égards te

dus à l'auditeur

».

En témoigne sa réponse, souvent citée, au

20. Lettre 118 (l'original est en anglais, Los Angeles, le 18 mars 1939), dans Arnold Schoenberg, Con-espondance, 1910-1951, traduit de l'allemand et de l'anglais par Dennis Collins, Éditions Jean-Claude Lattès, 1983, p. 210. Schoenberg avait orchestré le Quatuor avec piatlO en 1937 ; la première audition de cette orchestration fut donnée le 7 mai 1938 sous la direction d'Otto Klemperer. 21. François Nicolas, auteur d'un remarquable ouvrage intitulé La Singularité Schoenberg (Ircam-L'Harmattan, 1997), serait en ce sens le plus fidèle héritier d'une écoute schocmbergufenne : voir ici même son intervention, . Quand l'œuvre écoute la musique..

29

L'ÉCOUTE

chef d'orchestre et compositeur Alexander Zemlinsky, concer-

nant les « coupures « que celui-ci avait suggérées dans Pelléas et Mélisande pour un concert à Prague

22

:

. Cher Alex, Il me faut prendre une grande feuille pour répondre cette "tentative de coupure" (Strichattentat) Avant tout:

j'ai toujours sur les coupures

nion qu'autrefois.

à

[...]. la même opi-

Je suis contre l'ablation des amygdales,

bien que je sache qu'on peut tant bien que mal continuer à vivre sans bras, jambes, nez, yeux, langue, oreilles, etc. Je pense que cette possibilité de survie n'est pas en toutes circonstances

suffisamment

importante

pour qu'on doive rien

changer au programme du créateur qui, lors de la grande distribution, nous a donné tant de bras, jambes, oreilles et autres organes. Je pense aussi qu'une œuvre ne doit pas impérativement vivre, c'est-à-dire être exécutée, si pour cela elle doit perdre des parties, fussent -elles détestables ou défectueuses, avec lesquelles elle est née. La deuxième

question préliminaire

est celle des égards

dus à l'auditeur (Rackstcht auf den Harer). J'en ai aussi peu pour lui qu'il en a pour moi. Je sais seulement qu'il existe et que, dans la mesure où il n'est pas "indispensable" pour des raisons acoustiques (car une salle vide ne sonne pas bien), il me dérange (mtch st(11). En tout cas l'auditeur pour lequel mon œuvre ou une partie d'elle ne paraît pas indispensable peut profiter de sa situation avantageuse et se dispenser de moi tout à fait.

It

Au-delà du ton provocateur, on entend s'articuler ici au plus serré une conception organiciste de l'œuvre (l'ccablation

22. Lettre 29 (l'original est en allemand, Vienne, le 23 mars 1918), dans Arnoid Schoenberg, Correspotzdance, ibid., p. 48-49 (traduction légèrement modifiée).

30

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

des amygdales»...) et un régime de l'écoute dont la visée ultime, idéale, serait l'absorption ou la résorption de l'auditeur dans 1'œuvre. Un auditeur un tant soit peu distrait, inattentif, qui sauterait en rêvant quelques plages, un tel auditeur pourrait tomber tel un membre mort. Inutile. N'apportant rien au grand corpus de l'œuvre. L'organicisme, dans la tournure radicale que lui confère Schoenberg, forme le socle de la construction d'un régime moderniste de l'écoute. Il n'admet plus aucun arrangement de ou avec l'œuvre, surtout pas des coupures. Ou plutôt, il n'admet plus qu'une unique fonction de l'arrangement: sa fonction d'organologie auditive, la seule qui puisse encore le justifier, c'est-à-dire le rendre nécessaire. Il n'y a plus d'arrangement qu'à la mesure de ce devoir: tout entendre. Schoenberg disait: «Puisque la musique est néanmoins (en premier lieu) destinée à l'écoute (et seulement en second lieu à la lecture) ; et puisque, par son tempo, elle détermine le cours des idées et des problèmes de telle manière qu'un séjour prolongé auprès d'une idée incomprise devient impossible (alors que le lecteur d'un roman, le spectateur d'un tableau ou d'une sculpture, par exemple, peuvent le faire) ; ainsi donc, chaque idée doit être présentée de façon que la capacité de compréhension de l'auditeur soit à même de suivre

2.i.

»

23. Arnold Schoenberg, The Musical Idea and the Logic, Technique, and Art of Its Presentation, édition bilingue (allemand et anglais), Columbia University Press, 1995, p. 132 : «Da die Musik doch (in erster Linie) zum Haretl bestilnn1,f 1st(und erst in 2. Litlie zum Lesen) utld durch ihr Ten~po den Ablauf der Gedanken und Problen'le so festsetzt, dass eftl littlgeres Verweilen bef efnem unverstandetletl Gedanken unnloglich wird (wie es zB der Leser eitles Romans, der Beschauer eines Bi/des oder einer Skulptur tun kantl) so muss jeder Gedanke so dargeste/lt uJerden, dass der Auffassungsvermogen des Zuhorers zufolge'tl ilnstand ist. .

31

L'ÉCOUTE

Cette apparente prise en compte de l'auditeur dans la facture de l'œuvre masque en réalité une hiérarchie inversée. Ce n'est pas tant rœuvre, en effet, qui tient compte de l'auditeur ; c'est plutôt l'auditeur qui est essentiellement construit, configuré par l'œuvre, et de manière contraignante. L'auditeur est, structurellement, inclus ou inscrit dans rœuvre, son écoute y est écrite d'avance. Car de cette apparente évidence qui veut qu'un auditeur soit assujetti au tempo (lequel détermine un temps d'écoute), Schoenberg tirait avant tout, dans ce même texte, un certain nombre de lois pour la composition des idées musicales; en voici quelques-unes, prélevées tels des échantillons dans une liste comprenant au total vingtdeux entrées: "VI. [...] On pourra conduil~e [je souligne} un auditeur entraîné plus rapidement, et vers des considérations plus vastes, plus étendues, qu'un auditeur non entraîné. C'est ainsi qu'on obtient, sur la base des lois de la compréhensibiHté,

la

différence entre musique populaire et n'lusique d'ari. . . XIV. Souvent,

lors d'un

développement

pl us rapide,

remonter en arrière vers des figures apparues plus tôt constitue un moyen efficace pour aider la compréhenstbtlité ligne encore].

[je sou-

XV. Des figures largement variées peuvent souvent être pour ainsi dire légitimées après coup [je souligne toujours] par une récursion, éventuellement de départ

24.

-

1nédiate, vers des figures

It

24. Ibid., p. 134-136 : trVI. f...iMan uJirdeinengeübtenZuborerrascber und zu bretteren uJeiteren Ueber/egutlgenfübren konnen, ais einen ungeübten. So erbalt n'tan auf Grund der Gesetze der Fass/icbkeit den Utzterscbied zurlscben popuHirer utld Kunst-Musik... xw. Haufig urird bei rascber Entwicklung ein Zurückgreifen auf früberaufget,-etetze Gestaltel" ein wirksanres Mittel der Fasslicbkeit nacbzubelfen, bi/den. XV: Weftgebetzd var/erte Gestalten konnen oft nacbtraglicb - dUTcb Rückfübrung, evetltue/l durcb mittelbare, auf Ausgangsgestalten - sozusagen legitimiert werdetl. " 32

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

Conduire l'auditeur, l'aider efficacement à comprendre (lui faire comprendre), voire légitimer à ses oreilles le déploiement d'un discours musical qui prend en charge ses propres prémisses: derrière ce souci rhétorique apparemment banal et partagé

se dessine

un autre souci

-

celui de lég~férer sur

l'écoute depuis l'écriture de l'œuvre. Si un tel souci est sans doute constitutif de toute œuvre musicale (dans la mesure où elle s'adresse à un auditeur idéal), il prend ici une tournure totalisante et structurelle qui signe la singularité du modernisme de Schoenberg et de ses héritiers. Car s'il y a bien, pour Schoenberg, un art de l'écoute, cet art se pratique, il se travaille avant tout depuis la composition. Schoenberg, dans L'entraînement de l'oreille par la composition 25, parlait des cours d'ccappréciation

de la musique

États-Unis (ce qu'on appelle généralement cale », en France) en ces termes:

. "Appréciation vent à l'étudiant

la

..

Il

aux

culture musi-

de la musique" : ce cours ne donne souguère plus que le parfum (Duft) d'une

œuvre, cette émanation narcotique de la musique qui captive les sens sans impliquer l'intellect. Personne ne se satisferait, en écoutant de la musique de variétés (Unterbaltungsmusik), d'une telle impression. Il n'y a aucun doute sur le moment où un homme commence à prendre plaisir à un tube ou à une danse. Cela se produit quand il se met à le chanter ou à le siffler - autrement dit, quand il est capable de s'en souvenir. Si l'on applique ce critère à la musique sérieuse, il devient clair que l'on ne prend plaisir qu'à son parfum, tant que l'on ne peut la retenir (es sei denn, 1}~ankonne sie sich 1ne1'"ken). Se souvenir (erlnnern) est le premier pas vers la compréhension. [...] Composer entraîne l'oreille à la reconnaissance (Erkennen) de ce que l'on devrait garder en mémoire [je sou25. Je retraduis de l'allemand, car la traduction française de Christiane de Lisle (Le Style et l'idée, Buchet/Chastel, 1977) est pleine de contresens.

33

L'ÉCOUTE

ligne], et aide de cette manière à la compréhension

des idées

musicales. Schoenberg dit en somme qu'il faut savoir écrire pour écouter; non pas seulement au sens de la musique savante (de la musique «écrite It - la preuve: il parle bien de l'amateur de variétés), mais au sens d'une mémoire reproductive active. Une mémoire qui sait ce qu'elle doit retenir, sur la base de critères internes, pour ainsi dire grammaticaux. Et le lexique de Schoenberg oscille, passe sans cesse de l'assistance (l'. aide It) à la contrainte contractuelle (ce que l'on « devrait It...).

Dès lors, pour Schoenberg, il faut savoir écouter en sachant écrire, mais sans réécrire. Sans couper, revenir en arrière ou mettre en boucle, car c'est l'œuvre elle-même, avec ses propres lois de composition, qui se charge d'assister l'écoute de ses retours et récursions sur ses propres phases de développement. Cet art de l'écoute, ainsi configuré de l'intérieur de la composition, est ce dont hérite toute une tradition de la modernité en musique. Massivement: de Schoenberg à Stockhausen et au-delà, en passant par Webern, Boulez et tant d'autres 26. Il faudrait bien sûr différencier au sein de cette chaîne de noms propres ainsi accolés. Et je tente de le faire ailleurs, à d'autres rythmes. Mais au regard des enjeux que nous essayons de dégager ici, quant à l'émergence d'un nouveau régime de l'écoute, ces différences deviennent secondaires. Schoenberg disait encore 27 :

. Comprendre

repose sur le fait de retenir (Merken, que

l'on pourrait aussi traduire par "remarquer"). 26. cf notamment Pierre Boulez, la/otIs (pour une décennie), Bourgois, 1989, sur le détournement à des fins contposftiotltwlles des catégories acoustiques de . signal-,d'. enveloppe., etc. 27. The Musica/ Idea..., p. 130.

34

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

Et retenir (1nerken) repose sur la capacité à conserver une impression et l'amener à la conscience, arbitrairement ou non (willkürlich ode,. unwillkürltch). Pour cette dernière

phrase,

It

sur son manuscrit

28,Schoenberg

avait d'abord écrit: «volontairement ou involontairement (willentlich oderunwillentlich) ; mais ces deux mots sont rayés et remplacés par: «arbitrairement ou non M.Or rappeler une impression musicale arbitrairement ou volontairement, ce n'est pas égal. Dans cette question de traduction (qui est donc d'abord une traduction ou réécriture de Schoenberg par luimême), dans ce détail, qu'il ne s'agit ni de forcer ni de négliger, se joue quelque chose d'important. Dans ce qui semble n'être qu'une rature, qu'un repentir dans le texte du discours schoenberguien sur l'écoute, on peut aussi entendre - arbitrairement ou non - sa difficulté à maintenir un certain régime d'écoute, coûte que coûte. Car qu'est-ce qu'amener une impression musicale à la conscience arbitrairement plutôt que volontairement ? N'est-ce pas mettre en œuvre des critères extérieurs à l'œuvre? N'est-ce pas opérer sur la mémoire de l'œuvre par des mécanismes ou des forces qui ne lui appart~nnent pas en propre? M

Je me demande ce que Schoenberg a bien pu penser de la défense et illustration de sa musique par Berg, publiée en 1924 sous ce titre merveilleusement naïf: Pourquoi la

musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre 29 ? Car si Berg écarte d'emblée toute référence aux te intentions mises par Schoenberg philosophiques,

dans ses œuvres»

littéraires

(aux teconsidérations

ou autres It), s'il veut s'en tenir dans

sa réponse au mode d'expression strictement compositionnel», c'est-à-dire aux notes et à la structure, il se livre néanmoins, pour montrer et justifier la richesse complexe du Quate

28. Reproduit dans The Musical Idea..., ibid. 29. Alban Berg, Écrits, Christian Bourgois, 1985.

35

L'ÉCOUTE

tuor à cordes en ré mineur de son maître, à ce qu'il appelle lui-même un ccsacrilège N.Après avoir recensé des difficultés en tous genres dans la compréhension auditive des dix pre-

mières mesures de ce quatuor (la cc construction asymétrique des thèmes », leur très rapide évolution It, etc.), rise en effet un travail de réécriture réductrice: te

4(

Berg

s'auto-

Combien l'audition eût été plus facile, si tout ce qui fait

ici figure de difficulté avait été exclu, si le début du quatuor

- que voici!

)'on me pardonne ce sacrilège

- avait

pris la forme que

It

Suit une partition qui est une véritable adaptation de l'original que Berg avait reproduit quelques pages auparavant: l'asymétrie des phrases du début, de deux mesures et demie, est désormais ramenée à une carrure régulière de deux mesures capable de satisfaire l'auditeur le plus obtus ; la cc

N

vitesse du développement thématique - notamment ces doubles croches du point culminant de la mélodie.., à la mesure 9, ccsur lesquelles l'auditeur [...] pourrait trébucher.. est réduite de moitié, au profit d'un. mouvement par croches It qualifié de cclent à souhait N... Et, sans les écrire en toutes notes, Berg imagine encore d'autres procédés, comme .la reprise textuelle.. de ces mesures ccau ton principal.., afin d'enfoncer le clou pour le cas où le thème, malgré ces muti-

.

cc

lations, pourrait encore courir quelque danger de n'être pas compris Quelle différence avec le texte de Schoenberg f It, s'exclame It.

cc

Berg. Certes. Mais précisément: comment mesurer cette différence, comment l'éprouver si l'on interdit d'avance l'opération dérangeante à laquelle Berg s'est malgré tout livré? Si on l'investit d'avance dans l'œuvre seule, en lui en donnant l'exclusivité? Il Y a bien de l'ironie dans le jeu auquel se livre Berg. Néanmoins, au passage, en s'autorisant de cette ironie même, Berg aura fait

36

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

l'épreuve, il aura mis à l'épreuve la singularité-Schoenberg. Il l'aura pesée et soupesée, il en aura mesuré la démesure. Et lorsque, plus loin dans le même essai, Berg récidive, lorsqu'il donne le squelette harmonique de ce début du qua" tuor sous la forme d'une « séquence sévère, semblable à un choral ", je ne peux m'empêcher de rêver qu'il fait là ce que nous pourrions et devrions faire aujourd'hui, avec nos instruments d'écoute, avec nos loupes auditives qui nous permettent de réentendre la même chose plus lentement. Car, ainsi ralenti en un "vaste adagio M,le rapide quatuor est soumis à une sorte de radiographie de son ossature: l'organisme, le corpus est examiné, il est détaillé par la réécriture analytique de Berg, sorte de phono-graphie avant la lettre. Berg attribue à la paresse de la conscience auditive le fait qu'elle est devenue incapable «d'enregistrer [je souligne] une bonne cinquantaine d'accords en quelques secondes M. Or, s'il est bien vrai que ladite conscience s'avère souvent défectueuse en tant qu'appareil enregistreur, j'y vois quant à moi notre chance: la chance de nos prothèses, précisément; la chance que nos instruments d'auditeurs puissent, à la faveur de notre lenteur, nous permettre une sorte d'auscultation des œuvres, dans un tempo certes un peu grave ou pesant, mais d'autant plus pensant 30. Le mot italien pour l'écoute, le beau It

Il

It

«

mot d'ascolto, me semble garder encore aujourd'hui chose de cette chance ou de cette promesse.

Stockhausen:

« l'art

M

quelque

d'écouter»

Pour bien entendre certaines figures ou idées musicales, il ne faut pas seulement s'accorder au flux qui les fait surgir, il 30. Je ne peux que renvoyer ici aux merveilleuses pages de Jean-Luc Nancy, dans Le Poids d'une pensée, Griffon 'd'Argile et Presses universitaires de Grenoble, 1991.

37

L'ÉCOUTE

faut aussi les en détacher, les isoler, les répéter (en chantant ou en sifflant). Arbitrairement ou non. Et sans doute toujours à contretemps. Il faut même, parfois, les reproduire à tenvers. C'est ce qu'explique Karlheinz Stockhausen dans un essai intitulé Die

Kunst, zu horen

(cc

l'art d'écouter..) - essai qui fut d'abord une

conférence guidant les auditeurs à travers l'écoute de ln Freundschajt, pour clarinette (1980). Parlant de ces motifs ou de ces thèmes musicaux que l'on présente sous forme de palindrome mélodique (ils sont lus à rebours, de la dernière note à la première), Stockhausen déclare: ccUn art de l'écoute est nécessaire pour que l'on reconnaisse ce genre de chose. On peut entendre n'importe quel signal dans la vie quotidienne, le retourner dans sa tête et le chanter à rebours (rückwdrts) 31. .. Et ici, dans sa conférence, Stockhausen chantait en effet un motif de tierce mineure, qu'il redonnait aussitôt à l'envers:

. Ce n'est

pas facile - poursuivait-il;

ce "retournement"

G,Umdrehen l', on doit s'y exercer. Enfants, nous nous amusions à dire des mots et des phrases entières à l'envers. Quand j'étudiais à l'école supérieure de musique, c'était une sorte de jeu que de siffler une mélodie, puis de la siffler tout de suite à l'envers. Peu d'entre nous en étaient capables.

.

Stockhausen attend donc de l'auditeur-artiste, de celui qui pratique l'art d'écouter à un haut niveau, qu'il puisse, familier qu'il est de ce genre de verlan musical, reconnaître le lien grammatical unissant un motif et son palindrome. Qu'il puisse en somme extraire n'importe quelle partie d'un flux (n'importe quel signal M, comme il dit), l'isoler pour le retourner, cc

,

à contre-courant. Qu'il puisse, par l'exercice de sa mémoire active et déformante,

réécrire à rebours tout ce qu'il entend,

31. Karlheinz Stockhausen, . Die Kunst, zu horen ., MusikJheo,ie, 2, 1987, Laaber-Verlag,

p. 212.

38

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

faisant jouer sa compréhension analytique de la structure des segments. Mais on le voit, cette faculté de l'auditeur, aussi importante soit-elle, reste essentiellement dérivée au regard de la facture de l'œuvre. C'est celle-ci qui dicte (au sens aussi de la dictée musicale) les déformations actives d'une mémoire auditive qu'elle appelle ou prescrit. Et qui, plutôt que de répondre de l'œuvre, lui répond. Cette réponse - cette réponse - est le fondement modern(ist)e de l'écoute structurelie.

Plus loin, dans cette même conférence sur l'art d'écoute

ter », Stockhausen explique ainsi: "Dans toutes mes œuvres, on retrouve toujours des moments dans lesquels je retiens le flux structurel, des moments où je place un élément - un son, un accord, une couleur, un mode de jeu, etc. - sous la loupe, où je l'ouvre, je l'éclaire, j'écoute son intérieur (sein Inneres

ausb6re) 32. Celui qui dit cc je .1,. j'écoute It, c'est l'auteur. Car It

ici aussi, et peut-être plus encore que chez Schoenberg, c'est l'œuvre elle-même qui, dans ces moments de microscopie auditive ou d'auscultation interne, compose sa propre écoute, jusque dans les moindres détails. Il appartient essentiellement à la musique d'art (Kunstmusik)

.

qu'il se produise dans une œuvre plus que l'on ne peut en percevoir consciemment dans le moment de l'écoute .., dit encore

Stockhausen 33. Autrement dit, une œuvre musicale serait essentiellement, structurellement en excès sur son écoute, si celle-ci est comprise comme asservie à un flux (comme étant toujours dans le moment de l'écoute It). cc De plus », poursuit Stockhausen, te

«la plupart des auditeurs n'ont pas appris de concepts (Begriffe, qui dit aussi en allemand la saisie, le greifen) pour les intervalles entre les hauteurs (Tonh6hen, les notes) et pour les différences des durées (Zeitdauern). 32. Ibid., p. 220 ; je souligne. 33. Ibid., p. 207 ; je souligne.

39

Ils n'ont tout simple-

L'ÉCOUTE

ment pas de mots pour cela, et donc [je souligne] aucune possibilité de perception

consciente

des mélodies, rythmes,

courbes dynamiques, séries de timbres ou figures spatiales.

It

Ainsi, c'est parce qu'ils n'ont pas de concepts ou de mots que donc, par conséquent, les auditeurs ne peuvent vouloir

entendre ce qu'ils ont à entendre

34.

Or, tout ce lexique requis

pour bien entendre, pour bien segmenter ou ralentir le flux sonore, n'est pas musical de part en part. Il est même largement extra musical - les courbes et autres figures spatiales parlant d'elles-mêmes quant à leur origine g'taphique. cc

cc

If

It

Autrement dit, Stockhausen semble affirmer que, pour saisir. quelque chose dans le flux - pour l'isoler -, il faut nommer; et nommer avec des noms qui sont d'emblée une traduction de la musique dans une langue qui lui est étrangère. Qui n'a peut-être de prise sur elle qu'à la mesure de son extériorité. Écouter, écouter activement, ce serait, à suivre Stockhausen au-delà même de ce qu'il paraît vouloir dire, faire èn quelque sorte l'épreuve de la justesse, c'est-à-dire de l'arbitraire des mots qui hantent l'écoute la plus attentionnée. De plus, je me demande comment, tout occupés que nous sommes à trouver des mots et à siffler en verlan dans notre for intérieur, nous pourrions être tout ouïe. Tout ouïe tout le temps. L'histoire de l'écoute structurelle depuis Schoenberg (si histoire il y a) semble dicter ici, dans son exigence même de précision, les gestes qui la débordent. Et l'on pourrait montrer que, avec nos instruments d'écoute actuels, qui s'inventent au moment même où Stockhausen écrit ces lignes, les mots acquièrent une force de discrétisation sans précédent à l'égard 34. Quelques pages plus loin (p. 209), Stockhausen écrit aussi: allez maintenant entendre quelques concepts ligne), que vous ne connaissez pas comme musique

(die Sie nicbt obne uJeiteres in Verbindung

n~it Musik

40

Vous

kennerz), mais (Formel)

qui me sont très importants... Il s'agit des Ilconcepts «de formule et - héritage schoenberguien oblige - de men'lbre (Glied). .. Il

Il

(eirzige Begriffe boren, je souétant immédiatement liés à la

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

du flux musica135. L'indexation de la musique, sa segmentation et son accès par mots clefs, est-ce une chance ou une malchance de l'écoute à l'ère de ses instruments numériques? Écoutons ce qu'en dit Stockhausen, indirectement. C'est aussitôt après le passage que nous venons de lire, en effet, qu'intervient un paragraphe «historique» dans la conférence :

35. Quelques indices, ici, d'une teHe discrétisation de la musique par son indexation numérisée. À la Bibliothèque nationale de France, depuis 1995, un groupe de réflexion s'est penché sur l'écoute itlteractive (cf Philippe Aigrain et Philippe tepain, - Le

groupe Écoute interactive de la musique de la Bibliothèque nationale de France., dans les Cahiers du GREYC, n° 4). Ce groupe partait du constat suivant : Pour le texte, des siècles d'invention dans l'édition, la typographie, la reliure, la critique et l'enseignement nous ont donné nombre d'outils intellectuels tels l'appareil critique, la table des matières et les index, le commentaire, les notes, la citation, le résumé. [...] L'analyse du contenu et l'interaction multimédia ouvrent aujourd'hui les mêmes possibilités pour l'audiovisuel. . (Philippe

.

Aigrain

et Philippe

Lepain,

. Computer-Assisted

Perception

", sur le site

Internet

de l'Institut

de recherche en informatique de Toulouse, 1995). Maisc'est dans le cadre des travaux de normalisation du codage des documents audiovisuels menés par le groupe MPEG (Moving Picture Experts Group, rattaché à l'Organisation internationale de normalisation ISO) que, depuis 1996, les questions de . description des contenus multimédias sont en train de prendre te

forme (Cf Jean-François Allouis, teMPEG-7 et la révolution numérique de l'audiovisuel., dans Culture & recherche, n° 66, 1998). MPEG-7, selon un document récent publié par l'ISO (MPEG-7 Requfrel11ents, février 1998), est né d'une volonté

de soumettre le matériau audiovisuel. aux mêmes techniques de recherche et te

d'identification

que celles qui existent aujourd'hui pour le texte (n'laking audiovfsuallnaterlal liassearchable as text is today". Pour la lT1usique, il s'agit par exemple d'inclure dans les documents sonores eux-mêmes des données identificatoires (mélodie, timbre, structure temporelle, mais aussi auteur, sociétés de gestion des droits, etc.). ./Jnsi, on pourrait Mjouer quelques notes sur un clavier et recevoir en retour une liste des œuvres musicales contenant (ou s'approchant de) la mélodie requise.. Les applications musicales prévues par le groupe d'experts sont diverses: commerciales (le karaoké et les ventes de disques en ligne) ; bibliothéconomiques au sens large (- l'identifiC'dtion de scènes filmées par des événements auditifs remarquables., voire une - intermodalité Mpermettant d'utiliser Mdes descriptions visuelles pour retrouver des données audio et vice versa.,

comme. un extrait de la voix de Pavarotti cc appelant - des vidéo-clips dans lesquels Pavarotti chante ou est pré.sent ) ; ou encore professionnelles (M Un sound

designer

la source

peut

du son,

spécifier

pour

un type

sélectionner

des

d'effet

sonore,

variations

41

par exemple, sur ce son Il).

en nommant

L'ÉCOUTE

. Il Y a eu des époques dans lesquelles l'exercice de l'art d'écouter était réservé à certains hommes qui seuls pouvaient s'y entraîner avec constance, car ils étaient les seuls à avoir accès aux exécutions musicales. Mais aujourd'hui - Dieu soit loué - il en va autrement.

Chacun, s'il veut, peut aller au

concert, écouter la radio, il peut s'acheter ou emprunter

de

bons disques L..] ; il peut se munir d'un casque et écouter la musique sans limites et aussi souvent qu'il le souhaite fusque dans ses détails les plus fins (je souligne). C'est pourquoi on devrait en fait admettre d'écouter se développe de plus en plus.

que l'art

It

Les possibilités techniques, historiques, contribuent donc au développement de l'art de l'écoute. Mais aussi - ce que Stockhausen

ne dit pas

-

à sa mutation.

Stockhausen

ne le dit

pas (ou du moins pas ainsi), car, encore une fois, il semble que pour lui, comme pour Schoenberg, ce soit l'œuvre qui prenne en charge les techniques ou, comme on dit, les stratégies d'écoute. L'œuvre - ou le commentaire actif qu'en donne Comme exemple de la son auteur dans cette conférence-ci: manière dont on peut exercer (üben) l'art d'écouter, je vais maintenant expliquer en détail (in Einzelheiten) ma composition ln Freundschaft ", déclare Stockhausen (p. 208). Il Y a donc, à l'évidence, un art de l'écoute, corrélatif de cc

l'art de la composition; mais comme la composition, cet art de l'écoute a une histoire, autrement dit: il est sujet à des mutations plus ou moins fondatrices ou inaugurales.

Ludwig van (2) : les prothèses La plasticité de l'écoute

-

de l'authenticité

son historicité, ses déformations

et conformations enregistrant toutes sortes de mutations -, Mauricio Kagel l'a exemplairement donnée à entendre.

42

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

C'est en effet la réception de Beethoven, de son génie et de sa clairaudiel'lce, que Mauricio Kagel aura mise en scène comme personne dans Ludwig van, un film tourné en 1969 et diffusé pour la première fois en juin 1970, alors que les festivités de l'uannée Beethoven Itbattaient leur plein pour le bicentenaire de sa naissance. Cent ans après le Beethoven de Wagner, voici donc, dans la consécution séculaire des anniversaires, le Ludwig van de Kagel. Après un bref prologue, la caméra s'identifie avec le point de vue de Beethoven lui-même qui revient à Bonn, sa ville natale. Après avoir débarqué du train, il traverse la ville, croise les regards étonnés des passants, découvre les monuments qui lui sont consacrés et se retrouve, devant des vitrines de disquaires, nez à nez avec son nom sur les enregistrements de ses œuvres. Lorsqu'il entre dans un magasin de disques et voit les clients en train d'écouter ses chefs-d'œuvre au casque avant de se décider à les acheter, nous, spectateurs-auditeurs, écoutons la musique depuis un double point d'écoute: elle résonne, atténuée et distanciée, comme à travers un casque, mais aussi comme elle résonnait aux oreilles du dernier Beethoven, atteint d'une surdité croissante. Le film, qui fait de nous des clairvoyants (en nous assignant par l'œil de la caméra au point de vue du Maître .lui-même »), fait aussi de nous, corrélativement, des malentendants. Et bien au-delà de ce qui pourrait sembler un simple clin d'œil, un simple «truc It astucieux de réalisateur, Kagel fait de cette mise en scène de l'écoute un fil conducteur permettant d'en explorer la plasticité. Car par-delà son «sujet It le plus évident (même s'il reste te

It,

toujours caché derrière la caméra), à savoir Beethoven

cc

lui-

même N, le film de Kagel est aussi une série de variations sur les matières plastiques en tous genres. À la séquence des disquaires succède une séquence filmée dans des usines de pressage où les supports de la musique, depuis les bandes magnétiques jusqu'aux vinyles, sont passés en revue par la caméra:

43

L'ÉCOUTE

on voit leurs déformations, les impressions ou empreintes qu'ils reçoivent, leur moulage avant qu'ils soient lavés, plongés dans des bains... Mais c'est aussi toute l'imagerie beethovénienne qui fait l'objet d'un travail plastique dans Ludwig van. Pour le décor imaginaire des différentes pièces de la « maisonBeethoven» (Beethovenhaus) de Bonn, que le Maître visite sous la conduite d'un teguide », Kagel a fait appel à des plasticiens. Dans la baignoire de la salle de bains, conçue par Dieter Rot, des tetêtes de Beethoven It,faites de graisse et de glaçure, flottent, déformées jusqu'à être méconnaissables. Dans la cuisine, conçue par Joseph Beuys (que l'on voit apparaître à la fenêtre portant un masque de Napoléon), on découvre toutes sortes d'ustensiles dont certains (des entonnoirs) évoquent les cornets acoustiques et autres prothèses de l'écoute qui forment un des motifs récurrents du film. C'est également un masque qui métamorphose le pianiste Klaus Lindemann en Linda Klaudius-Mann, sorte de spectre mort-vivant sans âge pour une soirée-récital où il (elle) interprète la sonate Waldstein. Cette plasticité généralisée qui affecte les corps, les objets, les visages ou les supports est magistralement déployée dans les déformations indissociablement visuelles et sonores que Cette met en scène la séquence de la chambre de musique Musikzimmer, conçue cette fois par Kagel lui-même, est une œuvre plastique à part entière: tout le mobilier, tous les objets (dont certains, comme le vieux téléphone It, d'un anate

It.

te

chronisme délibéré) sont recouverts de morceaux de partitions de Beethoven, en un gigantesque collage visuel et musical qui, pour l'œil du spectateur, ne laisse subsister aucun de angle droit 36.L'effacement des contours et l'aplatissement te

Jt

la perspective

-

résultat

du travail plastique

supports écrits d'avant l'enregistrement tement, leur pendant musical.

36. Mauricio Kagel, cité par Werner Klüppelholz, 1970-1980, DuMont, 1981, p. 12.

44

de Kagel sur les

- ont aussi, immédia-

dans Mau,;cfo Kagel

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

Car si toute la bande-son du film (n')est (qu')un vaste arrangement de fragments beethovéniens (on entend au début le scherzo de la Neuvième résonner à la guitare électrique alors que la caméra croise un musicien de rue.. .), dans la séquence de la Musikzimmer, cette bande-son prend un sens singulier: à mesure que la caméra balaie les fragments de partitions qui couvrent les murs et les meubles, l'œil du spectateur établit (reconstruit) des degrés de corrélation variables entre telle notation entrevue et telle bribe d'un thème connu. La séquence est interrompue par un bref passage de la caméra dans le cagibi (Rumpelkammer) conçu par Robert Filliou : le guide ouvre la porte, et ce sont des partitions en tous genres qui s'écroulent, avec les noms de Liszt, Bartok ou Schoenberg. Le guide les ramasse avec peine: l'histoire de la musique pèse... Mais si le film Ludwig van nous fait surtout voir la muséification (la plastification) du génie musical depuis le point de vue de Beethoven-le-revenant, Ludwig van, l'œuvre musicale tirée du film éponyme et sous-titrée Hommage de Beethoven.., nous fait entendre encore plus clairement (si l'on peut dire) sa musique depuis son point d'écoute. C'est-à-dire depuis sa légendaire (quasi-)surdité. La partition de l'œuvre est faite de gros plans sur les murs et les objets de la Musikzimmer. Comme l'explique Kagel: p

I(

I(

J

. Le

point de départ

genstdnd/tchung)

d'une

(Verge-

des collages musicaux était une séquence

[du film] dans laquelle la caméra Beethoven-spectateur avec une

telle objectivation

extrême

-

tenant Heu des yeux de

- feuillette la chambre lenteur.

Le montage

[de musique] muet

de cette

séquence a été projeté à un ensemble de seize musiciens qui avaient pour tâche d'interpréter la partition "cinétique" 37. Mauricio Kagel, préface à la partition Klüppelholz, op. cft., p. 18 (ma traduction).

45

de Ludwig

37. ..

van, cité par Werner

L'ÉCOUTE

À dessein, en laissant la caméra (ccBeethoven») feuilleter ainsi la Musikzimmer, Kagel joue des flous, de l'absence de netteté, de la mauvaise mise au point ou de la surexposition. Le mode d'emploi» pour Ludwig van... offre en effet deux te

possibilités

au choix ..

:

a) plus le modèle [toe. les fragments de partitions collés

sur les murs et les meubles] est illisible (clarté croissante des valeurs de gris), plus les déformations du timbre instrumental habituel sont extrêmes

- autrement

dit: la sonorité ordinaire

de l'instrument doit être plus ou moins modifiée à chaque fois que la partition est floue; b) plus l'image est nette, plus les déformations

du timbre instrumental

habituel

sont extrêmes

-

autrement dit: la sonorité ordinaire n'est atteinte que lors du plus grand flou 38. It

Comme HIe rappelle lui-même, avant Ludwig van. .., Kagel avait plusieurs fois mis en scène la partition en tant qu'objet

visuel destiné au déchiffrage et à la cc lecture à vue

»,

comme

on dit. Dans Diaphonie, le chef d'orchestre était ainsi chargé de la projection, du rythme des diapositives, voire de leur éventuelle déformation par le (dé)réglage de l'objectif et la sélection de fragments d'images par l'utilisation de caches Et dans Antitbese (1962, pour timbres électroniques et sons du public), Kagel avait également mis en abîme la situation de l'auditeur lui-même. Ce que donnait à entendre cette œuvre, c'était en effet le public sur la bande [qui] applaudit et rejette, te

JI.

te

siffle, excité, et commente à haute voix : Le véritable audiJI

te

teur de cette œuvre [était] déjà largement représenté par le faux 39. Une seconde version d'Antitbese mettait en scène un acteur perdu dans une collection d'appareils électro-acousIt

te

38. Ibid., p. 19. 39. Cité par Dieter Schnebel, dans Mauricio Kagel. Musik Theater Film, DuMont, 1970, p. 105 (ma traduction).

46

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

tiques de toutes sortes et d'époques différentes [...] ayant servi à la transmission du son, depuis le début du siècle jusqu'à

aujourd'hui

40

,t. Parmi les vieux tourne-disques, les gramo-

phones, les magnétophones, les bandes magnétiques et les câbles, les amplificateurs, les écrans de télévision abîmés, «certains des vieux haut-parleurs exposés (éventuellement des postes de radio aussi) doivent être également employés

pour la diffusion de la bande

It,

indiquait Kagel. Avant de pré-

ciser qu'« il faut s'accommoder des éventuelles distorsions et autres déformations sonores., car tec'est ainsi, par la somme des défauts techniques, que l'on arrive à une sonorité "historique" 41 ... Si Kagel s'était donc attaché, dans ces œuvres, à jouer des supports de la musique pour mieux se jouer de l'écoute, si les prothèses de l'écoute que sont les appareils d'enregistrement en tous genres (y compris la partition) se voyaient réinventées dans leur fonction productive (et non seulement re-productive), il revient à Ludwig van... d'avoir lié ces questionnements de la pratique musicale aux motifs de l'atTangement et de la désappropriation d'un héritage musical comme seules formes possibles de son appropriation authentique. Car la relecture beethovénienne de Kagel est bien placée sous le signe de l'authenticité. Elle tire même toute sa force toutes les critique de son caractère éminemment paradoxal: apportées aux œuvres de Beethoven, déclare retouches te

It

Kagel, doivent être éliminées)t ; avant d'ajouter: te

cc

L'idéal serait dtinterpréter

Beethoven comme il l'enten-

dait, c'est-à-dire "mal". C'est ce que rai essayé de composer dans mon film Ludwig van. L'idée de base était de réorchestrer sa musique de façon que certaines régions sonores et certaines fréquences qu'un sourd perçoit à peine ou encore de 40. Ibid., p. 106. 41. Ibid., p. 106.

47

L'ÉCOUTE

manière déformée soient conséquemment

traitées. Les défor-

mations de timbres nous ont permis encore constater clairement, lors des enregistrements, s'agit là d'une musique

véritablement

une fois de à quel point il

grandiose.

Tous les

musiciens participants et moi-même étions continuellement émus

42,

It

Kagel - comble du paradoxe - place donc ses déformate

tions »sous le signe d'une authenticité encore plus authentique que celle d'un Harnoncourt: il ne s'agit plus seulement de jouer Beethoven tel qu'il avait pu être joué de son temps (avec des instruments d'époque et selon les conventions d'interprétation d'alors), mais de le jouer tel qu'il s'entendait. Seulement voilà: Beethoven était mal-entendant. Et dès lors, c'est cette sorte d'authenticité rebouclée sur elle-même et prise à la lettre qui terestitue» la musique de Beethoven à une forme de crudité, comme dit Kagel, qu'elle avait perdue: teVoyez-vous, déclare-t-il encore, une thèse pour Ludwig van, c'était de faire de la musique à partir de cette idée: comment

Beethoven

avait écouté sa musique

les dix der-

nières années de sa vie, c'est-à-dire mal. Il n'écoutait pas très bien les aigus... Il n'écoutait pas très bien les basses... Et à la fin, il n'écoutait presque rien! Quand on pense que la /Xe Symphonie

a été donnée avec deux répétitions,

alors vous

pouvez avoir une idée de la qualité de ces exécutions...

Et si

vous les comparez avec Karajan, par exemple, c'est très clair que l'exécution

de la /Xe Symphonie

avec deux répétitions

n'était pas bonne... Mais c'était plus fort, parce que la musique devient ainsi une chose d'une crudité exceptionnelle. 43

It

.

42. Ludwig van., dans Mauricio Kagel, Taln-tan~, Bourgois, p. 207-208. 43. . Beethoven., ibid., p. 214.

48

1983,

LA FABRIQUE

DE L'OREILLE

MODERNE

Kagel, on le voit, aura retourné l'authenticité contre ellemême; il en aura fait un facteur de déformation sans précédent, tout en la mettant en scène comme telle. Avec lui, l'authenticité (la surdité comme écoute fidèle et totale) est devenue une .force critique où l'appropriation de l'arrangeur débouche sur la désappropriation la plus dérangeante. Peut-être avons-nous dès lors, avec Kagel, mis un pied hors d'un certain régime d'écoute, à la faveur de ce que Marcel Duchamp appellerait un «ironisme d'affirmation M...

Techniques d'écoute

Comment tourner autour d'un objet sonore Michel Chion

Lorsque j'étais enfant, j'ai passé de nombreuses vacances dans la même vallée alpine, près de la chaîne du Mont-Blanc. Nous étions environnés de cimes et, peu à peu, j'étais fier d'apprendre, avec les adultes, à désigner les points culminants que nous voyions en levant la tête et auxquels l'homme avait donné un nom: ce qu'on voit là, c'est l'aiguille Verte; juste à côté, c'est l'aiguille du Dru... Et cette petite montagne de 2000 mètres en face du chalet, c'est l'aiguillette des Posettes. Pourtant, pas une de ces « trois aiguilles quand on voyait les trois d'un même point déterminé, n'avait la même forme.. . L'aiguille Verte, justement, qui dépasse les 4000 mètres et fait partie de la chaîne du Mont-Blanc, est visible sous différents angles dans la vallée de Chamonix, mais aussi, dans l'échancrure d'un col, depuis une autre vallée, plus retirée et petite, celle où nous passions nos vacances, la vallée de Vallorcine. It,

L'ÉCOUTE

Or, pour des raisons de perspective, ce même objet géologique en trois dimensions qu'est l'aiguille Verte prend des aspects extrêmement différents et à peine reconnaissables. Depuis Argentière, c'est une sorte de pyramide complexe à plusieurs marches; depuis les Praz-de-Chamonix, c'est bien une aiguille pointue et vertigineuse. Vue de Vallorcine en revanche, du balcon de notre chalet, elle avait l'aspect rassurant d'un dôme moelleux, presque comme le haut d'une boule de glace émergeant du cornet. Enfin, au cours de ces vacances, je faisais de l'alpinisme et les formes de l'aiguille Verte - ce «même objet géologique stable en trois dimensions" - ne cessaient de changer selon que l'on montait, s'éloignait, etc. L'objet aiguille Verte était ainsi défini par ses différents aperçus perceptifs, assez difficile à totaliser mentalement. Plus tard, j'ai vu une carte en relief du massif du MontBlanc, vendue dans une boutique, et j'ai reconnu l'aiguille Verte. C'était autre chose. Plus tard, encore, je l'ai survolée en avion (les vols qui vont vers l'Italie passent souvent près d'elle). Et là, c'était encore autre chose, bien que ce fût en principe la chose en soi. Les montagnes sont donc des objets bien spéciaux dont nous sommes conscients que ce n'est, après tout, que l'homme qui les isole en objets de leur ensemble géologique. Physiquement parlant, un pic de la chaîne du Mont-Blanc n'a pas d'existence, et le fait de présenter un point culminant par rapport à son plus proche environnement ne signifie rien de spécial, en tout cas n'en fait pas une leunité" en soi l'isolant du reste. Je voudrais simplement commencer par dire que les sons appartenant à une chaîne d'événements sonores ont parfois tendance à être de tels objets, qui ne sont ainsi que parce qu'ils se présentent sous une certaine face à la perception humaine.

54

COMMENT TOURNER AUTOUR D'UN OBJET SONORE

Le son, ce que nous appelons sonore, nous pose souvent,

un son, dans la chaîne

pour sa délimitation,

blèmes que pose la description

d'une montagne.

les pro-

En quoi un

son peut-il être délimité et décrit comme objet? Et peut-on le faire tourner sous plusieurs angles pour mieux le découvrir? À la fin de mon essai sur Le son l, je pose pour finir cette idée que le son n'est un objet que dans certaines

conditions.

C'est un objet qui se constitue culturellement par un acte d'attention et de nomination. .. Mais, à vrai dire, l'idée d'appliquer au son le substantif objet vient d'un homme, d'un théoricien te

tt

dont l'importance sur ce sujet est malheureusement encore généralement occultée: Pierre Schaeffer. Rien de plus banalisé aujourd'hui chez les musiciens, francophones en tout cas, que l'emploi de l'expression objet sonore, expression inventée par Pierre Schaeffer et Abraham Moles dans les années cinquante et soixante, et fondée sur le plan théorique par Pierre Schaeffer dans le Traité des objets musicaux 2. Cet emploi fréquent laisse croire qu'elle a été comprise, acceptée et assimilée. C'est une illusion.

J'ai résumé ainsi, dans mon Guide des objets sonores, ce concept: cc

On appelle objet sonore tout phénomène

et événement

sonore perçu comme un ensemble, comme un tout cohérent, et entendu

dans une écoute réduite qui le vise pour lui-

même, indépendamment fication

de ses provenances

ou de sa signi-

3. »

L'objet sonore, précise Schaeffer, n'est ni le corps sonore source du son, ni le signal ou le phénomène

physique

ébranle l'air; ni un symbole noté sur une partition; 1. Nathan, 1998. 2. Éditions du Seuil, 1966 (réédition 3. Guide des objets sonores. Pierre Buchet-Chastel(INA, 1983, p. 34.

ss

1977). Schaeffer

et la recherche

qui

ni un état

,nusfcale,

"

L'ÉCOUTE

d'ccâme» subjectif variant au gré des écoutes et des écoutants ; ni enfin un fragment d'enregistrement ou de support (de mémoire d'ordinateur ou de bande magnétique) ; en effet, ce même fragment, lu à des vitesses différentes par des appareils différents ou dans un sens différent (à l'endroit ou à l'envers), fera entendre des objets sonores complètement différents. .. Comment isoler un objet sonore? C'est là que Schaeffer n'élude aucunement le problème et concède qu'il n'y a pas d'autre règle que relative au contexte. Après Schaeffer, j'ai continué son travail, d'une manière indépendante et en cherchant quelles contradictions il rencontre et assume à la fois, ce qui n'est pas à mettre à son débit, mais au contraire à son crédit.

J'ai reposé notamment la question ccnaïve»

: comment

'observer un objet sonore? En l'entendant plus d'une fois, puisqu'il se déroule dans le temps et ne tient pas en plac~ ; le temps lui servant d'espace pour occuper et dessiner une certaine forme. Et comment l'entendre plus d'une fois, sinon en le tenant sous forme enregistrée - je préfère quant à moi dire te

sous forme fixée» ? Cela veut-il dire qu'un son, que j'entends

une fois parce qu'il se produit une fois unique, n'est pas un objet sonore? Il me semble que si. Simplement, c'est un objet qu'on n'aura pas la possibilité de réentendre. Les poètes font allusion à ces sons qui se produisent une fois et laissent une trace en nous, mais sur lesquels nous ne pouvons pas revenir pour les étudier, les considérer. Je cite certains d'entre eux dans Le son: Manchmal schreckt ein Vogel und zieht [. ..J weithin das schrf:ftliche Bild seirles vereinsamten Schrein, écrit Rilke C«parfois, un oiseau s'effraie et lance l'image scripturale de son cri esseulé 18). Le cri fugitif de l'oiseau a laissé une trace assez précise, même si celle-ci devient un souvenir et si, parfois, ce cri ne se reproduit jamais vraiment le même, parce qu'il a parcouru l'es-

S6

COMMENT

TOURNER AUTOUR D'UN OBJET SONORE

pace et le temps d'une certaine façon, lié au vol de l'oiseau, aux lieux qu'il a survolés. Mais que se passe-t-illorsqu'on écoute plusieurs fois une trace fixée, une phonographie de quoi que ce soit - y com-

pris un moment de cc son dans un ensemble réalisé entièrement en studio par synthèse sonore ? Il

It

fi

Et, d'abord, comment découper l'objet sonore dans une chaîne, un amoncellement ou une suite de sons? C'est là que se posent des problèmes, que Schaeffer a été un des seuls à commencer d'affronter - notamment celui de la durée. Schaeffer a classé les sons selon la plus ou moins grande possibilité qu'ils donnent d'être «globalisés par la perception» : il y a les sons trop longs qui excèdent ce qu'il appelle

la «durée optimale d'audition des objets (Traité des objets N

musicaux, p. 435). Voici un extrait de ma Tentation de Saint Antoine (début de la Terre). Cette longue période rythmique d'un son suraigu et finement grésillant, et qui reprend en boucle, avec diverses variations, est-ce un objet? Il semble que non. En effet, si je perçois que ce phénomène a une unité et une courbe~ un début et une fin, des contours temporels - il semble que sa durée soit déjà trop longue pour être totalisée; il nous faut suivre le cours du son comme un paysage vu d'un train en mouvement. Deuxième extrait du même disque: les trois premières secondes de La Ronde. Le phénomène est complexe; il est assez court pour être globalisé par l'oreille, on entend qu'il s'y passe beaucoup de choses, mais dans un temps diablement bref! Même en le réécoutant dix fois, il me semble qu'on n'en ciémêle pas mieux les constituants. Me voici face à deux problèmes pour étudier et décrire ces deux phén0mènes : dans le premier cas, j'aimerais pouvoir prendre du recul, l'avoir plus court pour qu'il rentre dans ce que j'appelle la fenêtre mentale de totalisation temporelle cc

Il

un peu comme un tableau ou un bâtiment,

57

ou même un

L'ÉCOUTE

arbre, dont je m'éloigne pour en inscrire la composition générale dans mon champ visuel. Dans le second cas, j'aimerais pouvoir le grossir, l'étirer, lui

appliquer une loupe temporelle te

H.

En allemand, justement, il est arrivé que, dans les années vingt, et peut-être encore aujourd'hui, on appelle Zeitlupe le ralenti cinématographique; et à la fin des années vingt, avec l'avènement du son optique, on a rêvé, comme Jean Epstein, de pouvoir étudier le son dans le détail, en pénétrer la matière, maîtriser la connaissance du son par le ralenti. Seulement, le problème, c'était que l'accélération ou, au contraire, le ralentissement par les procédés dits aujourd'hui analogiques transportaient le son dans le suraigu ou le surgrave, donc l'altéraient. . Dès les années soixante, un ingénieux appareil à base de têtes tournantes, inventé par Springer sous le nom de Zeitregler ou régulateur temporel», se faisait fort de débrayer le changement te

de durée et la variation de hauteur, en prenant le son par échantillons. C'était le même principe qu'aujourd'hui, avec certains traitements dits numériques. Je vous avoue que je n'ai jamais vu ou entendu fonctionner cet appareil, dont j'ai vu des photos et dont j'ai lu la description chez Schaeffer (Traité, p. 425) ; mais j'imagine qu'il fonctionnait sur des sons relativement stables. Dans les années soixante-dix) les harmonizers analogiques se présentaient comme des appareils magiques, susceptibles de transposer un son en hauteur sans altérer sa durée ni sa forme temporelle - mais tout le monde remarquait qu'on n'entendait pas tele même son », simplement plus grave et plus aigu. Le changement de texture sonore (ne disons pas «timbre", notion que Schaeffer a réfutée, dès les années soixante, bien avant certains chercheurs qui s'attribuent ses réflexions et ses découvertes) était radical. Enfin, à partir des années quatre-vingt, les procédés dits numériques se sont faits fort de «geler »»,d'« étirer »8et de

58

COMMENT TOURNER AUTOUR D'UN OBJET SONORE

cccontracter» le son. Parallèlement,

ils comportent

des écrans

sur lesquels on a l'impression que l'on peut effectuer des zoomi'ngs avant sur un objet pour démêler les constituants d'un phénomène sonore rapide (deuxième exemple entendu) ; ou des zoomings arrière pour totaliser les événements prolongés (premier exemple). Le problème pourrait sembler résolu, il ne l'est absolument pas. D'abord, la maîtrise graphique tt n'est qu'une illusion: ce qu'on voit sur l'écran, c'est tout ce qu'on veut, comportant plus ou moins de points de rencontre et d'analogies avec ce qu'on entend, mais ce n'est pas le son. Pour revenir à notre comparaison géologique du début, toU} le monde a vu sur un écran, selon l'échelle temporelle qu'on applique pour ccvisualiser N prétendument le son, un I(pic» vertigineux de variation d'intensité devenir un angle cc

obtus extrêmement ouvert et progressif... pour le même.. échantillon. D'autre part - indépendamment de cet autre phénomène lié à l'échantillonnage et au traitement, et qui est l'incorporation au son d'un bruit d'échantillonnage le colorant, un peu comme le mélange de fibres végétales et de fibres synthécc

tiques crée des textures

nouvelles

-

l'étirement

ou la contrac-

tion d'un. son» en modifient l'identité, l'aspect. C'est là qu'on s'est aperçu, ou plutôt qu'on aurait dû s'apercevoir, que l'identité d'un objet, sa matière, sa texture, sa forme, sont indissolublement liées à la durée qu'il occupe, au niveau tant de la microstructure que de la macrostructure. Bref, comme je le dis dans mon essai, il n'y a pas de recul temporel sur le son et il n'y a pas non plus de loupes temcc

N

porelles sur le son 4. Ce qui crée une frustration énorme car les machines, d'un côté, et les transcriptions graphiques diverses, de l'autre, nous ont donné l'illusion que nous pouvions arracher le son au fil du temps. Non, nous ne le pou4. Le Son, op. cit.. p. 169 et p. 242.

S9

L'ÉCOUTE

vons pas, car le son, en changeant de durée, ne change pas seulement de durée: il change de forme et de texture. La dernière façon d'étudier le son reste la réécoute littérale. Mais l'écoute littérale répétée d'un même son crée des effets spécifiques de sidération, d'envoûtement, de tétanisation. Il y a, notamment, ce phénomène apparemment paradoxal qui est que la réécoute n'incite pas plus en soi à mieux faire attention à un son, au contraire. D'abord, elle est bien plus souvent ré-audition que réécoute. Réécoute voudrait dire que notre attention est toujours en éveil. Ré-audition, que quelque chose s'imprime par couches successives dans notre mémoire, mais quelque chose dont nous ne savons que faire. Souvent, plus nous réentendons, moins nous écoutons, puisque nous pré-entendons les grandes lignes de ce qui va se passer, sans pour autant pouvoir mieux le décrire. Mais aussi, la ressemblance de l'objet sonore avec luimême, chaque fois que nous le réentendons, n'est pas du même ordre que la ressemblance d'un objet visuel avec luimême. L'objet visuel, nous ne le voyons jamais d'un seul côté et à une seule distance, ni sous un même éclairage. Sa constance est affirmée paradoxalement par la variété des aspects sous lequel nous le voyons. D'autre part, le fait que nous maîtrisions le temps de consultation de l'objet visuel fixe, que nous puissions nous arrêter sur lui, permet l'observation. L'objet sonore, nous devons subir son temps 5. En revanche, on peut imaginer des te

angles d'écoute atqui ne toucheraient pas à son temps (une

des dimensions importantes qu'il possède et qui est déterminante pour lui donner à la fois ses proportions et sa texture). Pour réentendre un objet sonore fixé et nous assurer que c'est le même., que devons-nous garder de fixe dans les te

conditions varier?

où nous l'écoutons

5. Le Son, op. clt., p. 313 et sq.

60

et que pouvons-nous

faire

COMMENT TOURNER AUTOUR D'UN OBJET SONORE

Je me suis posé cette question et j'ai élaboré la notion de forme-angle, à savoir une variante dans un son, créée par des moyens sin1ples (filtrages, ajout ou non d'une réverbération le précédant ou le suivant, tramage fin, etc.) et choisissant fermement ce sur quoi elle choisit de ne pas intervenir (le temps par exemple), cette série de variantes légères devant aider,

.au

fil des réauditions

It,

à construire l'identité d'un objet

sonore en permettant de tourner autour, sans attenter à ce qui fait ses proportions 6. J'ai, d'autre part, créé des modèles d'expérimentation dans l'observation, où je fais décrire à des participants des sons qu'on leur a d'abord demandé de produire et de fixer, puis qu'il leur faut observer et nommer devant les autres participants: le va-et-vient entre écoute et nomination, en groupe,

produit des effets tout à fait intéressants 7. J'ai livré ces deux directions de travail élaborées au cours

de ma recherche personnelle

(.free-lance

It)

dans un livre

public, que j'ai abondamment cité au cours de cette intervention, mais je dois ajouter que si ces deux phases de l'exercice : apprenons à tourner autour d'un objet sonore ", sont menées sans la présence d'un maître correctement formé, elles ne signifient rien. Ici, se pose, et durement, la question de la formation et de la transmission. Ce qui, par ailleurs, permettrait aussi d'étendre les observations d'objets sonores, ce serait de renoncer à les rentabiliser immédiatement sur le plan esthétique. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas, dans un même centre de recherches, pratiquer parallèlement des exercices d'écoute sans visée

.

6. Concept original psopbos (système déposé), décrit et résumé p. 314-315 du Son. 7. Ibid., p. 94-99. J'ai eu l'occasion de l'expérimenter là où on m'a invité pour enseigner: ENM de Chalons (Christine Groult), département audiovisuel (DAVI) de l'Ecole cantonale d'art de Lausanne, studio Musiques et Recherches d'Ohain (Annette Van de Gorne), ainsi que dans plusieurs stages professionnels courts...

61

L'ÉCOUTE

esthétique et composer - sans chercher absolument à ce que l'acquis de l'un soit immédiatement rentabilisable dans l'autre... Il est évident pour moi, comme cela l'était pour Schaeffer, que ce doivent être les mêmes personnes, ,au moins en partie, qui participent à l'un et à l'autre; la séparation a priori entre ceux qui techerchent.. et ceux qui tecréent» est imbécile et funeste. En même temps, symétriquement, il y a une assimilation entre ccchercher» et tecréer» qui est idiote et qui a brouillé complètement la question de la recherche musi-

cale. À mon avis, il faut que ce soit autant que possible les -

mêmes personnes (quelle que soit la spécialisation, inévitable, à laquelle chacun se destine ensuite), mais qui se mettent dans des postures et des tâches clairement différenciées les unes des autres. Des techercheurs» qui s'essaient à la compo-

sition (et parfois y montrent du talent), des qui jouent le jeu (passionnant)

lecompositeurs.

d'une contrainte d'observation

et de recherche. En même temps, le refus net du tout est te

dans tout» et la nette délimitation des deux activités, chacune à son tour. Bref, le contraire de ce qui prévaut actuellement et de ce à quoi l'on encourage tous ceux qui arrivent...

62

Listening John Oswald Propos recueillis par Norman Igma précédés d'une introduction aux Ilpillages sonores.,

par Peter Szendy

Rendre ses écoutes notoires, les faire accéder à un statut public de quasi-œuvres, c'est ce que tente un auditeur singulier, du nom de John Oswald. Ce compositeur canadien a

récemment connu une certaine célébrité par ses pillages sonores 11(plunderphonics, selon le terme anglais qu'il a luiIf

même forgé). L'entretien que nous publions étant consacré à des réalisations d'un autre type, il a semblé utile de lefa ire précéder d'une brève introduction, situant ces travaux dans la lignée desdits it pillagesM.(P. Sz.) + teJ'ai Oswald

commencé 1. Magnifique

en

tant

qu'auditeur",

évidence

raconte

que tout un chacun

John aimerait

1. Cité (de même que tous les propos d'Oswald qui suivent) par David Gans, The Man Who Stole Michael Jackson's Face., dans Wired, février 1995. 01

63

L'ÉCOUTE

contresigner, reprendre à son compte... Mais précisément, s'il peut l'énoncer aussi tranquillement, c'est que cet auditeur-là n'a pas commencé par écouter pour ensuite faire autre chose (compositeur, interprète, critique.. .). C'est en tant qu'auditeur qu'il continue à pratiquer la musique. Et à signer. Oswald est donc un artiste de l'écoute. Non pas d'une écoute compétente, tesavante., décryptant les œuvres pour ce qu'elles sont censées donner à entendre. Non, son art de l'écoute s'est constitué et développé à partir de ses insuffisances mêmes. Oswald déclare en effet: te

Mais comme la plupart des gamins, mon attention était

courte. Je ne pouvais pas comprendre musique classique: développement

les structures de la

dans la forme sonate, l'exposition et le

se déploient sur plusieurs minutes;

arrivait la réexposition (recapitulation),

quand

j'avais déjà capitulé. Il

Sur fond de ce défaut d'attention, Oswald a donc développé des techniques d'écoute qu'il qualifie d'. actives.. : (( Je jouais (played) des 33 tours de musique classique à 78 tours, et ['..J la structure m'apparaissait nettement (would come into focus) dans une sorte de version auditive de la vision panoramique (ove1View). ['..J Et bien souvent, je m'apercevais que je préférais écouter des pièces musicales à des vitesses autres que celle à laquelle elles étaient destinées à être jouées.

Il

Par le moyen de la technologie de l'enregistrement, Oswald l'auditeur s'attaque donc au tempo, c'est-à-dire à cet aspect de l'œuvre musicale classique que, comme l'affirmait notamment Stravinsky, le phonogramme semble éminemment destiné à conselVer. Mais ce qu'Oswald veut conserver, quant à lui, c'est de plus en plus ce qu'il nomme ses C(écoutes manipulatives It,

complexes.

64

LISTENING

En 1989, Oswald réunit ainsi quelques-unes de ses manipulations d'auditeur actif sur un disque compact intitulé Plunderphonic. Le disque est distribué gratuitement, avec un avertissement sur la notion de shareright : Chacun peut partager ce matériau avec quiconque tant que ce partage ne fait pas l'objet d'un profit financier direct. Sur la pochette (composée cc

..

elle aussi par l'teauteur ..), la tête et le blouson de cuir de Michael Jackson sont greffés sur un corps nu de jeune fille. Le résultat est un procès. Oswald, qui sera contraint de détruire tous les exemplaires en sa possession ainsi que la matrice 2, fait remarquer, avec une ironie amère, que c'est précisément Michael Jackson qui pourrait bien être l'auteur du plus grand, du plus long plagiat de l'histoire de la pop music. Sur l'album Dangerous, la chanson intitulée Will You Be There commence par un échantillon de l'enregistrement de la Neuvième de Beethoven par le Cleveland Orchestra en 1961. L'échantillon dure plus d'une minute et, comme le souligne Oswald, Beethoven cc

et son parolier, Schiller, ne sont pas mentionnés Dans ses pillages

sonores

d'au(di)teur,

".

Oswald

se sert lui

aussi d'objets connus. Il dit ainsi « éviter délibérément nombre de musiques expérimentales et ésotériques car - et dans certains cas c'est dommage - elles ne répondent pas au critère

général de reconnaissance

N. Un plunderphone,

en effet, c'est

ccune citation audio reconnaissable

". Tel fragment du disque interdit emprunte par exemple son matériau musical à un tube de Michael Jackson, Bad. Il suit ccle format d'un jeu vidéo : «À mesure qu'il progresse, les N

niveaux de complexité et d'abstraction s'accroissent." Une autre séquence est baptisée Greatest Bits; et dans ce hi/parade numérique compressé, on voit défiler une foule de guest stars, parmi lesquels James Brown, dans son célèbre Sex 2. La revue canadienne MusicuJOrks, qui a publié plusieurs entretiens et articles de ou sur Oswald, a accompagné son n° 47 d'une cassette (analogique, donc) présentant neuf exemples de pillages sonores tirés de ce disque aujourd'hui introuvable.

65

L'ÉCOUTE

Machine (sans doute l'un des phonogrammes les plus échantillonnés qui soient). Le procès intenté à Oswald pour ces pillages sonores, s'il aura rendu ses productions difficilement accessibles, fera connaître son nom et, indirectement, lui vaudra des commandes. Après Elektra (à l'occasion du quarantième anniversaire d'Elektra Records, Oswald s'était vu sollicité pour piller en toute légalité contractuelle, les plus grands sucte

It,

cès de la maison, et pour en faire un album qui, au bout du compte, ne sera pas publié. H), c'est le compositeur John Zorn qui demande une œuvre à Oswald pour son label baptisé Avant. Ce sera, en 1993, le disque compact intitulé Plexure : leJ'ai décidé,

explique

Oswald,

que

fallais

essayer

d'in-

clure tous les noms de la pop music sur un même disque

-

une tentative folle, mais j'ai réussi à collecter environ cinq mille pièces d'à peu près mille groupes ou interprètes.

It

Les crédits de l'album, sans doute par souci d'économie, mais aussi pour le plaisir de la greffe, sont des noms-valises Jr. It ou u Bing Stingspreen ", Musicomme Sinead O'Connick calement parlant, l'accelerando progressif qui traverse le te

disque permet à Oswald d'explorer ce qu'il appelle u le seuil de reconnaissance le

It

(the threshold

o.f recognizability)

:

Quand a-t-on affaire à un pillage sonore légal (a perlnis-

sible plunderphone)

ou à une syllabe de musique que l'on

peut reconnaître? Je me souviens avoir entendu ces concours à la radio dans lesquels une douzaine de fragments de chansons étaient joués à la suite en l'espace de quelques secondes, le but étant de les identifier. "Dans l'ordre, s'il vous plaît !" Et soudain,

voici une

demi-douzaine

d'auditeurs

avec

les

réponses correctes, [...] Ces concours sont incroyables. Il suf-

66

LISTENING

fit d'un petit indice. C'est le son de telle batterie et la manière

dont elle est enregistrée qui fait la différence...

If

Ainsi œuvre John Oswald, auditeur de son état. .:. Listening

Norman Igma: Vous avez mentionné une de vos compositions, de 1976, intitulée Listening écouter N).Puisque tel est aussi le sujet de notre entretien, peut-être pourriez-vous en dire quelques mots. .. (t(

John Oswald: Liste1'zing fait partie d'un ensemble de compositions qui, à l'époque, tendaient à brouiller les catégories de musique et de danse. Ces pièces ont souvent été qualifiées de théâtrales, mais elles n'ont rien d'un faire-semblant (et je crois que .faire-semblant, c'est le domaine du théâtre)... Peut-être pourrait-on

les nommer performances?

A-t-on besoin encore d'une catégorie? Quoi qu'il en soit, Listening exige un interprète soliste qui soit aveugle (soit en fermant volontairement les yeux, soit de manière permanente). Celui-ci arrive d'une manière ou d'une autre dans la salle de concerts et prend place en face dè l'auditoire. Puis, il se consacre exclusivement à écouter, d'une manière qui devient peu à peu apparente à l'obselVateur attentif. Cette écoute visible consiste en partie à pointer avec ses oreilles; ou parfois, perpendiculairement à cette première attitude, à pointer avec le visage. Pointer du visage est plus spécifiquement réservé aux sons intentionnels qui viennent de l'auditoire. Lequel peut réagir collectivement de manière très différente à

67

L'ÉCOUTE

cette pièce. Tel auditoire deviendra plus calme à mesure qu'il remarquera que l'interprète réagit aux sons qu'il produit. Les toux et les mouvements habituels peuvent être exacerbés par une performance comme celle-ci, où presque rien ne semble se passer, pour la vue ou l'ouïe. Un autre type d'auditoire remarquera qu'il peut rendre l'interprète plus actif en faisant plus de bruit. L'enjeu, pour l'interprète, c'est de faire en sorte que l'auditoire écoute, plutôt que de participer activement d'une manière ou d'une autre. Quand on a atteint un état d'écoute mutuelle, la performance peut prendre fin. Un auditoire agité peut involontairement obtenir une performance très longue. Comme'nt la pièce se finit-elle, exactement? L'interprète se déplace de manière assez directe vers un interrupteur et éteint la lumière. Dans la dernière fraction de seconde qui précède l'obscurité, il ouvre les yeux. Est-ce que vous avez jamais utilisé Listening comme prélude à l'un de vos happenings intitulés Pitch? Non, mais je suppose que ce serait assez réussi. La série des Pitch, commencée également en 1976, est un ensemble de performances et de situations conçues pour l'obscurité totale. Puisqu'elles sont le plus souvent organisées de manière à conduire l'auditoire dans un endroit absolument sans lumière (voire de manière à le faire aussi sortir sans qu'il ait rien vu), Listening pourrait être utilisé comme prologue dans un foyer, ou dans des lieux où le passage du public vers l'obscurité serait impossible. L'absence totale d'information visuelle, dans Pitch, est une condition que, avec mes collaborateurs Marvin Green puis Emile Morin, nous considérons comme primordiale. Il s'agit de musique pure, au sens du sens sonique.

68

LISTENING

Il est intéressant que vous en parliez en ces termes, car nombre de vos récents happeni1'lgs (events) intitulés Pitch ne comportaient aucune sonorité ajoutée. Dans ce cas, mon attitude, c'est:

dans l'oreille du spectateur

»'. Dans

ccla musique se passe

une situation comme celle

de Pitch/Pivot 3, tout dépend du spectateur. Dès qu'il a suffisamment pénétré à l'intérieur du dispositif, il n'entendra que les sons qu'il produira lui-même. Peut-être pourriez-vous

décrire Pitch/Pivot plus en détail?

Au risque d'en gâcher l'expérience pour celui qui n'y a jamais pénétré, je dirai que c'est une petite construction close en forme de conque. Un système de feux rouges régule l'admission d'une seule personne à la fois. À l'intérieur, l'obscurité est totale; et si j'insiste sur le fait d'être en dessous du seuil de perception comme sur une condition absolument nécessaire, c'est parce que, bien souvent, on décrit comme parfaitement obscures des situations qui sont en fait pleines d'activités lumineuses de faible niveau. Donc, dans Pitch/Pivot, il fait absolument sombre, et à mesure que l'on progresse doux.

à l'intérieur, tout devient plus calme et plus

Plus doux au sens d'un volume plus faible ? Le volume se réduit au sens spatial; mais vous parliez du volume sonore? Oui.

3. Dont la création a eu lieu à Québec, au Canada, en 1991.

69

L'ÉCOUTE

Cela dépend de celui qui est à l'intérieur. Le centre du Pivot est un endroit parfait pour crier si vous en avez envie, sans dysfonctionnements sociaux. Dans la première version de Pitch/Pivot, il y avait beaucoup de variations de la surface sur laquelle on marchait. Ce qui créait un environnement sonore constamment changeant. Oui, mais la fonction première de cette variation du sol était de suivre le passage général du dur au doux. Je crois qu'il y avait trop d'intérêt porté au sol et que cette variété pouvait distraire. On passait peu à peu du béton au sable, à du gravier de plus en plus grossier, à des pierres, puis à du bois d'abord solide et ensuite de moins en moins dense. Depuis la première réalisation de ce projet, nous avons cherché des gradations toujours plus subtiles de la surface. Quelle est votre expérience de happenings semblables montés par d'autres? J'ai entendu parler de travaux récents à Montréal et à Paris, mais je ne les ai pas expérimentés. Au sujet des réalisations de Montréal, j'ai entendu des critiques portant sur les fuites de lumière. Pitch a été comparé aux installations de James Turrell, à faible niveau lumineux (par exemple ses Pleiades Ij). Mais il s'agit là essentiellement d'expériences d'art visuel. L'insistance est sur la vision, même si elle est à peine au-dessus du seuil de visibilité. Pitch travaille en deçà de ce seuil, ce qui ouvre un tout autre univers.

4. Une installation Unis.

de 1983 à la Mattress

70

Factory

de Pittsburgh,

aux États-

LISTENING

Il Y eut également des concerts Pitch incluant la présentation de diverses musiques par d'autres n1usiciens, d'autres compositeurs et d'autres procédés. J'ai organisé des concerts là où j'ai eu la possibilité d'appliquer les principes de Pitch. La musique, si elle est jouée, est soit mémorisée, soit improvisée par les interprètes. Bien qu'il soit possible d'imaginer des dispositifs où les musiciens peuvent voir (des partitions, des instruments, etc.) alors que l'auditoire est aveugle, nous les avons évités; car je préfère que tout le monde soit dans une même situation aveugle, ce qui contribue de manière tangible à susciter une atmosphère sociale particulière, tout en créant un défi pour certains musiciens. Il y eut des participations électro-acousmatiques ou servo-mécaniques (contrôlées depuis un poste éloigné). La seule règle était: pas de lumière! Quel rapport entre ce travail et vos enregistrements? Un enregistrement audio peut être entièrement vécu par les seules oreilles, qu'il s'agisse d'un disque compact, d'un vinyle, d'une

bande

ou d'une

œuvre

radiophonique

-

ce qui

est très différent d'un film, d'une vidéo, d'une pièce de théâtre ou d'un concert. Il y a bien sûr ces exceptions où le créateur souhaite que l'auditeur regarde l'art du packaging, qu'il lise la notice ou les paroles chantées pendant qu'il écoute; mais, quant à moi, je ne songe à aucune composante visuelle lorsque je conçois ces pièces, y compris les plunderphonics. Pourtant, vous êtes l'auteur du design des pochettes de vos disques. Vous n'êtes donc pas indifférent à cette question. Chacun pourra regarder ces pochettes en écoutant la musique, ou regarder n'importe quoi d'autre, ou fermer les

71

L'ÉCOUTE

yeux: je ne prétendrai pas légiférer ici. Le même principe vaut pour les habitudes d'écoute. La plupart de mes enregistrements sont assez robustes pour rester présents dans les diverses situations de playback que les auditeurs expérimentent, y compris l'écoute partielle d'une pièce, l'écoute à faible ou fort niveau sonore, l'écoute en voiture, etc. Les auditeurs écoutent comme ils le souhaitent... Cela me rappelle vos commentaires, au sujet de vos Mon système d'écoute comporte une méthodes de travail: table de mixage au lieu d'un amplificateur, une platine à la vitesse infiniment variable, des filtres, la possibilité de lire à l'envers, ainsi qu'une paire d'oreilles5. JI It

Je suis un peu mal à l'aise avec cette affirmation, au-delà même de sa prétention. En fait. mon système d'écoute» mieux: mon système de travail d'écoute - réunit ce que j'ai sous la main, ou ce que nécessite tel projet en particulier, tant pour les sources que pour les outils de réalisation. Cet équicc

pement

change

avec chaque

projet. J'aimerais

que ce soit peut-être une attitude triviale

-

insister

-

bien

sur cette éthique qui

m'est propre, et qui m'amène à toujours utiliser tout ce que j'ai et tout ce que je sais pour une création. Travailler au sein d'un style

-

d'une catégorie

-

ou rechercher

un objectif par trop évi-

dent m'apparaît comme limité. Le poète américain Charles OIson parlait très éloquemment à ce sujet (je cite de mémoire) de composition par champ M. Ce qui m'amène à une autre Si la créativité est un champ, alors le copyright est citation: cc

cc

la barrière 6.» J'aime communiquer ma manière d'écouter en me référant directement à ce que j'écoute dans le processus même qui me conduit à créer quelque chose de nouveau. 5. John Oswald, . Audio Piracy as a Compositional Prerogative., dans MustcuJOrks, n° 34, 1986. 6. John Oswald, . Creatigality., dans Keyboard Magazltle, mars 1988.

72

LISTENING

Le son numérique a-t-il apporté de grands changen1,ents dans votre utilisation des outils d'écoute? Certainement, mais c'est le type de reproductibilité - plus que le qualificatif de numérique lui-même - qui fait la différence. J'avais l'habitude de préparer et de cuisiner les citations sonores que je transférais sur une bande. Chaque génération était d'un cru différent. Avec l'arrivée des techniques d'archivage numériques, j'ai eu soudain à ma disposition un lien infiniment reproductible à l'information originale. Depuis, je fais généralement des clonages de l'original plutôt que des versions. Comme j'ai souvent fait des remake musicaux en réagençant les éléments dans le temps, je peux aussi conserver des moments de l'original à l'identique. J'écoute la musique activement, mais j'aime à penser que ces oreilles que j'utilise sont situées latéralement sur mon crâne. Écouter participe de l'approche latérale que j'adopte face à toute question. J'essaie de trouver d'autres manières de faire les choses. Si je découvre que quelqu'un d'autre a déjà parcouru le même chemin, alors je suis heureux de simplement m'asseoir et d'écouter. Traduit de l'anglais par Peter Szendy

,;'

Ephèbe avec radio (deux fragments.) Salvatore Sciarrino

Tandis que la sculpture assume pleinement la tridimensionnalité du monde visible, la peinture, même dans certains exemples parmi les plus réalistes, reproduit sur deux dimensions ce qui n'y est pas réductible; malgré cela, la peinture est considérée comme plus immédiate que la sculpture; et pourtant, en elles deux, est absent le mouvement que, d'une façon ou d'une autre, un sujet par nature mobile exerce dans la réalité sensible. Peut-être la sculpture nous apparaît-elle

aussi moins vivante que la peinture du fait de la températe

h

ture des matériaux employés: ceux-ci, pour ainsi dire, en congèlent la perception. Au contraire, la musique peut davantage s'approcher des phénomènes de la vie sonore environnante, et, qui plus est, avec des sons à leur tour vivants plutôt qu'avec des matériaux . Les deux textes que nous traduisons sont deux notices du compositeur (respectivement de 1981 et 1988) pour introduire à sa pièce pour voix et orchestre: Efebo con radio (1981). Elles furent toutes deux publiées dans les programmes de l'Orchestre régional de Toscane, en 1989 (N. d. ro.

75

L'ÉCOUTE

divers: il n'y a pas de différence organique entre un son naturel et un son produit par l'homme; à un stade primaire, tous deux se situent sur un même plan perceptif. Dès lors, on peut affirmer que la musique est en mesure non seulement d'imiter, mais aussi de reproduire; et qui sait si son caractère d'immédiateté expressive, son évidence émotive ne viennent pas de là. En tant que langage, la musique tend naturellement à styliser ses éléments qui, sinon, interdiraient toute communication. Mais si, à ce niveau d'analyse, l'on recherchait les différents stylèmes utilisés à diverses époques, si l'on tentait d'établir un dictionnaire ou un lexique de prétendues descriptions, alors, il nous apparaîtrait clairement que, de sa capacité propre à reproduire la réalité sonore, la musique n'a presque jamais tenu compte, du moins explicitement, préférant justement des conventions imitatives, plus ou moins sophistiquées. Ma production récente se déplace bien souvent dans l'espace de pareilles recherches, qui vont de l'imitation à la reproduction hyperréaliste ; évidemment avec la conscience que, dans la sphère esthétique, ces aspects en viennent à constituer comme une forme d'allusionnisme ou d'illusionnisme, selon le degré de réalisme impliqué, et que les problèmes connexes ne peuvent jamais être considérés quantitativement ou mécaniquement, qu'ils sont au contraire d'ordre psychologique. Surtout, il n'est pas possible de détacher ces problèmes de l'examen des associations essentiellement visuelles, c'est-à-dire de ces images que l'écoute de la musique provoque en chacun de nous; celles-ci se forment aussi dans celui qui les écarte, par besoin d'évasion vers la pure rêverie ou vers l'abstraction, selon ce qu'on pourrait définir comme une «déformation professionnelle Itd'auditeur ou de musicien, au sens le plus large du terme. Réalisme et illusionnisme: ce sont deux concepts fondamentaux pour comprendre ce détournement caractéristique de ma musique. Il faut se rendre compte que, sans une ferme

76

EPHÈBE

AVEC

RADIO

possibilité d'imiter la réalité, on ne peut ni la transformer ni la dépasser. L'autre dimension, l'imaginaire, jaillit d'une base fortement réaliste, comme ce fut toujours le cas historiquement. Tout cela est à entendre comme renvoyant, plutôt qu'à une reproduction d'événements sonores singuliers, à leur disposition dans un espace psychologique en un sens plus complexe : car ces véritables associations d'environnements que je tente de caractériser ont plus de force que celles qui sont simplement visuelles. Il est ainsi possible, à travers les divers états émotifs de ces associations, de parcourir toute la courbe des analogies et interférences; voire, par le dérangement réciproque des stimuli et des associations convenues, d'aller jusqu'à la dissociabilité des contextes - avec des résultats surréels et une technique lucide. Efebo con radio s'inscrit dans ce filon de ma poétique, remontant vers des perspectives temporelles passées où varient les âges;

et vers les cauchemars,

les illusions

-

vers le

reflet d'une chose dans une autre. L'idée de dédoublement (se multiplier à l'identique) et celle de conciliation des opposés sont complémentaires, même dans les pratiques artistiques; ce sont deux faces d'un même problème: de fait, je ne peux pas imiter une radio (la dupliquer) sans me dédoubler (faire semblant d'être autre que moi). Ceci n'est clair que pour celui qui a conscience des langages, dans lesquels quelque chose de préexistant se transforme toujours. Depuis quelque temps, en écoutant mes propres compositions, il me semble chaque fois que prennent corps des aspects fondamentaux et caractéristiques de mon enfance. Ce qui est singulier, c'est que, étant encore enfant et commençant à composer, j'ai constamment ressenti l'exigence d'atteindre aux impressions de la prime enfance déjà perdue, tout en étant tourmenté par l'incapacité dans laquelle j'étais de les revivre musicalement. Plus tard, avec un langage formé, ce fut la musique qui m'a reconduit vers ce monde; ce fut l'écoute de mes propres œuvres qui a

77

L'ÉCOUTE

fait réaffleurer ces images, les sensations les plus aiguës et les plus oubliées, finalement soustraites aujourd'hui à la subjectivité pure. Par rapport

à l'idée originelle

d'F:febo con radio

-

un jour-

nal intime -, la dernière scène de Cailles en sarcophage lie aura été déterminante: ce fut la résurgence du souvenir de longs après-midi solitaires passés devant la radio, jouant à changer de programme, écoutant tout à la fois les chansons et les annonces, bref, tout ce qui frappait mon imagination mélancolique, tandis qu'il faisait sombre. Mais la composition, elle, s'est lentement transformée en cauchemar; les transmissions sont excessivement dérangées et, pour finir, toutes les stations émettent le même sigle insensé. Même une vieille radio à lampe peut être prise comme métaphore existentielle du langage. .:.

Changer de programme sur une radio à lampe... Dans le titre, celui qui joue est nommé éphèbe; et ce mot archaïque vient rappeler que, avec le temps, les radios ont perdu leurs lampes. Nous supportons mal celui qui change sans cesse de chaîne sur sa télévision. Et cela nous demande un effort que d'imaginer un enfant précoce qui prendrait plaisir à produire des sons électroniques

-,

il suffisait

de tourner

le bouton

de

la longueur d'onde. . N. d. t. Il s'agit d'un opéra en trois parties, sous-titré. actes pour un musée des obsessions. (écrit en 1979-1980 et créé le 17 octobre 1980 au théâtre de La Fenice à Venise), sur un livret de Giorgio Marini (d'après des textes de Jean Genet, Jacques Lacan, Djuna Barnes, Giorgio Marini, Walter Benjamin, Peter Weiss, Constantin Cavafy, Curzio Malaparte, Gisela von Wysocky, Mariene Dietrich, Charles Higham, Jean Cocteau, Maurice Blanchot, Cecil Beaton, Fleur Jaeggy, Salvatore Sciarrino, Michel Foucault, Louis Aragon, Gershom Scholem, Karen Blixen, Jan Fabre, Salvador Dali, Alban Berg, Franz Wedekind).

78

EPHÈBE AVEC RADIO

Avec la distance du temps, cette œuvre paraît bien plus complexe, par-delà sa démarche captivante. Ce n'est certes pas moi qui nierais l'authentique veine humoristique qui la traverse, ni le parfum d'une époque, du souvenir d'une époque, si intense, si précis. Mais, flottant entre les années quatre-vingt où il a vu le jour et les années cinquante auxquelles il songe, l'Efebo se détache problématiquement de tout ce qu'il pouvait faire alors, et qui ne laissait pas de l'inquiéter. Il fut précédé d'une étude assez systématique sur les chansons 1900, non seulement musicale et formelle, mais avant tout historique. Je ne suis pas un musicien barbare: je suis attiré par les références, les parallélismes, les ascendants cultivés de la musique légère, et non par la musique légère en soi, qui a déjà tant de consommateurs. Je me rendis aussi compte que, n'étant pas connaisseur, j'en avais pourtant absorbé une. telle dose que j'en maîtrisais une quantité insoupçonnée. Quand j'étais enfant, il me semblait que la radio ne transmettait presque que des chansons. L'après-guerre a apporté une vague américaine de musiques dansantes, longtemps retenues au-delà de l'océan. C'étaient des modèles indépassables, les mêmes qui avaient causé des insomnies aux épigones européens, avec un retard d'une décennie. Ils faisaient maintenant leur entrée - les pâles imitations se dissipaient. Une campagne de reconnaissance, donc, à l'intérieur des années cinquante, sorte d'anthropologie badine, faite de mémoire sur les programmes que la radio avait alors réellement diffusés. Elle filtre, cette lentille extraordinaire qu'est le souvenir de l'enfance, elle filtre une patine uniforme: peut-être est-ce ce qui a transformé un projet insolite et intrigant en une composition musicale réussie. Les transmissions sont aujourd'hui d'une qualité incomparable. Nous avons oublié les vieilles ondes moyennes, si faciles à perturber. Pourtant, suivez-moi.

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L'ÉCOUTE

Chaque station est caractérisée par un bruit de fond plus ou moins notable, qui la rend identifiable au milieu des autres quand elle est syntone, même si elle ne transmet rien. Moi qui compose avec des diagrammes, cette fois, je n'ai eu recours à aucun plan sériel, même si, à l'écoute, cela paraît difficile à croire. On peut distinguer à peu près trois niveaux quant à l'intelligibilité des transmissions. Celles qui ne sont pas perturbées, venant des émetteurs voisins et habituels. Puis celles qui, malgré la superposition d'une perturbation, permettent une réception distincte, quoique faible. Enfin, celles dont la déformation est déjà à l'intérieur du signal, indépendamment de la perturbation du bruit de fond qui s'y superpose. Bien entendu, ces trois types d'intelligibilité correspondent à trois types de techniques de composition et d'instrumentation. Du troisième type, le signal le plus heureux est la sonoritémarmelade des mesures 79-83. Un renversement intéressant: les sons qui, dans toutes mes autres compositions, sont la matière précieuse avec laquelle je modèle mon univers, mes sons sont ici humblement réduits à n'être qu'une perturbation des transmissions; ou, le plus souvent, à n'être que le passage grésillant d'une station à une autre, tel le tissu conjonctif sonore de toute la composition. Langues diverses. Paroles banales. Le jeu - nullement infantile - était de rompre la cohérence d'un langage déjà connu pour trouver une nouvelle cohérence de fragments. Et ceux-ci, comme la tête coupée d'Orphée qui chante encore, réclamaient chacun faiblement leur globalité. Le discours est donné par les différents mouvements d'un bouton imaginaire. L'association entre diverses intermittences: une représentation du hasard. Des associations provoquées ou inconscientes pour un goutte-à-goutte du texte. Songez que ceci ne

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EPHÈBE AVEC RADIO

fut pas prémédité, comme c'est l'usage chez nous musiciens, mais bel et bien improvisé au fur et à mesure que la musique venait s'inscrire. Après la prudence des premières pages, l'œuvre fut achevée en moins de quinze jours, directement copiée au net, et sans fatigue. Le printemps était avancé et l'orchestre était là à attendre. Que reste-t-il d'autre à dire? L'irréalité de l'articulation. Ce qui échappe toujours à tout le monde: le retour de certaines séquences de fragments, ainsi que la grande reprise finale, pour ainsi dire embrumée par la résonance des feuilles d'acier. C'est une stylisation: il s'agit de prendre de la distance vis-à-vis d'un illusionnisme qui autrement serait très efficace, et de le rendre à une forme technologiquement plus conforme, celle du montage sonore. Traduit de J'italien par Peter Szendy

Interlude

Le son en images Christian

*

MarcIay

Ma production artistique se situe entre la musique et les arts plastiques. Mon intérêt pour le son et sa relation avec l'image se manifeste de façons multiples. Je parlerai ici plus particulièrement de mon rapport aux disques. Et je tenterai de relier certaines questions concernant l'enregistrement sonore à d'autres, touchant à la reproduction photographique. Questions d'écoute, donc, mais aussi de regard. .:.

L'invention de l'enregistrement a transformé le son en objet. Que ce soit un disque, une bande magnétique, un . Ce texte est la transcription, revue et corrigée par Christian Marclay, de son intervention au colloque. Elle était accompagnée de projections de diapositives, dont nous reproduisons ici une partie (N. d. É). Sur la place du disque dans l'œuvre de Marclay, on pourra lire: Thomas Y. Levin, teIndexica lity Concrète: The Aesthetic Politics of Christian Marclay's Gramophonia ., dans parkett, n056, 1999.

L'ÉCOUTE

disque compact, l'enregistrement a transformé le son - de nature éphémère - en matières tangibles. Et donc en marchandises commerciales. Nombre de mes travaux ont pour propos ces objets tangibles, en contradiction avec la nature transitoire du son. Cette contradiction continue de me fasciner. Essayer de représenter le son - ou plus particulièrement la musique - par une image, c'est toujours une sorte d'échec, parce que le son est immatériel, donc invisible; et parce que cette évocation par la vue exclura toujours l'ouïe. Mais les représentations silencieuses, une sculpture ou une peinture, par exemple, m'intéressent: leur mutisme me semble souvent souligner la nature intangible et éphémère du son. Autrement dit: une image, qui essaye vainement de représenter une présence sonore, devient involontairement la représentation d'une absence (figure 1 : une installation à Genève en 1995, où j'ai remis en scène les objets de la collection du Musée d'art et d'histoire). .:.

La plupart de mes travaux plastiques sont silencieux. Ceci ne vaudrait pas la peine d'être relevé s'il ne s'agissait de sculptures faites à partir d'objets sonores, ou que l'on associe à des sons, comme un disque ou un instrument de musique, mais présentés dans un état silencieux. Si un haut-parleur est muet, ou si un disque est cassé, le silence devient plus frappant, si l'on peut dire. Le son brille par son absence. Le sens de l'ouïe est ainsi mis à l'épreuve et, pour combler ce silence, il doit maintenant faire place à l'imaginaire, à la mémoire. Voici un objet (figure 2) qui date de 1988 et s'intitule Secret. C'est ce qu'on appelle en anglais une mother, la matrice qui sert à fabriquer le moule qui servira ensuite au pressage du disque. J'ai enregistré quelque chose sur ce

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Figure 1. Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York.

Figure 2. Secret (Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

LE SON EN IMAGES

disque métallique et j'en ai fait cinq exemplaires: cinq matrices qui sont cadenassées et qui ont été vendues comme une édition limitée, mais évidemment sans les clefs. Ecouter ce disque ne peut se faire qu'en détruisant la cadenas, donc l'intégrité de l'objet. .:+

Notre société craint le silence, essaye de le noyer dans un brouhaha de mots vides et de musiques d'ascenseur. Le silence a souvent une connotation négative: la peur, la mort. Nous avons peur du silence comme nous avons peur du noir. Mais c'est dans le silence que nous pouvons réfléchir sur le son, prendre une certaine distance par rapport au son. Le silence définit le son, de la même manière que l'espace définit la sculpture ou l'architecture. Le silence est l'espace négatif, le vide autour du son. Voici une bougie en cire d'abeille (figure 3 : Candie, 1988), moulée dans un cornet de vieux gramophone. Allumer la mèche ferait lentement disparaître l'objet. .:.

Afin de contextualiser les travaux dont je parle, j'aimerais rappeler deux moments marquants qui en sont un peu l'origine. Le premier, c'est la découverte de la musique punk en 1977, alors que je débarque à Boston pour continuer mes études d'art commencées à Genève. Le mouvement punk, avec son énergie, son non-conformisme et son volume sonore très élevé, a eu sur moi une influence libératrice. Son côté amateur et improvisé me donna le courage de faire de la musique sans jamais en avoir fait l'étude. À cette époque, dans beaucoup d'écoles d'art américaines, des groupes rock se créaient. Personne n'avait vraiment de formation musicale, on

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Figure 3. Candle

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

LE SON

EN IMAGES

achetait une guitare ou une batterie et l'on se mettait à expérimenter. Mon intérêt pour la musique est né d'une confluence, à la fin des années soixante-dix, entre cette scène punk ou no-wave et la performance d'art. Des groupes comme les Sex Pistols, DNA ou Mars, avaient à mes yeux autant d'importance que des artistes comme Josef Beuys, Vito Acconci, Laurie Anderson ou Dan Graham. Le second événement marquant fut la trouvaille fortuite d'un disque 33 tours dans une rue de Boston, où j'habitais en 1979. Ce microsillon, sur lequel avaient roulé des voitures, était un disque d'enfant, l'histoire du super-héros Batman. Lorsque je jouais ce disque tout rayé sur mon pick-up, il accrochait et produisait à chaque fois des loops surprenants, des boucles sonores enivrantes. J'étais fasciné par ces rythmes imprévus et je me suis mis à les enregistrer sur mon magnétophone à cassettes. J'avais découvert - sans le savoir encore - mon instrument de musique: non pas la guitare (instrument de prédilection du mouvement rock) mais le tourne disque, plutôt associé à l'époque au disco. Je venais d'engager un collègue étudiant pour qu'il joue de la guitare sur des textes que j'avais écrits, ceci en vue d'un petit film, une sorte de comédie musicale. Mon guitariste me suggéra de chanter le texte moi-même. Tout à coup, je me retrouvais chanteur - mauvais chanteur, mais chanteur quand même. .. N'ayant pas de batteur, les boucles que j'avais enregistrées sur cassette devenaient la partie rythmique de notre duo. Nous nous sommes baptisés: The Bachelors, even (cc Les célibataires, même », un petit hommage à Duchamp). Puis, je me suis décidé à utiliser directement les disques sur scène. Un jour me vint l'idée de couper un disque en tranches et de recoller les morceaux dans le désordre. Entre la modification des disques mêmes (sortes de prepared records) et leurs mélanges sur plusieurs tourne-disques (à l'époque, j'en utilisais jusqu'à huit à la fois), les possibilités

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L'ÉCOUTE

étaient infinies. L'histoire de la musique enregistrée était une source inépuisable de sons, disponibles à bon marché aux puces ou à l'Armée du Salut. Les disques que vous voyez (figures 4 et 5, Recycled Records, 1980-1985) sont des collages formés de fragments de disques vinyles de couleurs diverses, coupés et recollés. Il y a là des musiques variées, chacune étant représentée par une tranche de couleur différente, ou par des fragments de picture discs (comme on appelle ces disques publicitaires où des images sont visibles sous une couche transparente de vinyle). Le sillon n'est plus abstrait, chaque fragment sonore a un référent visuel et, avec le picture dise, il est doté d'une référence très directe; il donne à voir Lennon ou Elvis. Le disque, un multiple au départ, devient unique grâce à ces transformations. Chacun de ces disques est une composition singulière, un enregistrement unique. Chaque fois que l'aiguille passe sur une des coupures, d'un fragment à l'autre, le saut est sonore et devient une partie rythmique de la composition. J'ai aussi fait des disques qui étaient impossibles à écouter. Notamment à partir de petits morceaux de vieux 78 tours, sortes de mosaïques. Ou des disques fondus en forme de boule. Donc des enregistrements ne fonctionnant plus pour l'ouïe, mais pour le regard et la mémoire.

.:. L'enregistrement est toujours quelque chose d'un peu macabre. Mais lorsque j'utilise des disques en concert, en les mélangeant sur plusieurs platines, je redonne vie à cette musique embaumée, la musique devient live, comme on dit en anglais, elle est en quelque sorte ressuscitée. Le public peut ainsi voir comment je fabrique cette musique à partir de déchets; la performance est démonstrative. Mes enregistrements sur disques ou CD, en revanche, sont le plus souvent des projets de studio: ils ne documentent pas une

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Figure 4. Recycled

Records

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

Figure 5. Recycled

Records

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

LE SON EN IMAGES

performance, ce sont des travaux de collage que je peux reprendre, le studio étant en lui-même un instrument de musique. Dès 1979, je me suis donc mis à mélanger les disques sur plusieurs platines à la fois. Les disques étaient « préparés.. avec des inscriptions, des indications de vitesse, des pastilles autocollantes pour marquer le début d'un extrait, ou pour forcer l'aiguille à sauter et répéter en boucle la même phrase. J'ai toujours essayé d'utiliser tous les défauts, toutes les fragilités et les faiblesses de l'enregistrement, afin de leur donner une valeur musicale. Au contraire de l'audiophile qui rejette ces défauts, je les écoute. Je laisse le mécanisme s'exprimer: il devient musical. Je construisais donc des compositions, en numérotant les disques et en les ordonnant, afin de pouvoir recréer la pièce en public. La partition était ainsi écrite directement sur le disque. Aujourd'hui" j'improvise exclusivement. Je n'ai jamais utilisé seulement les sons gravés dans les sillons, mais tous les sons qui peuvent naître du détournement du disque et du tourne-disque. Le mauvais fonctionnement et l'abus du mécanisme offrent de riches ressources sonores. Quand la vitesse augmente ou diminue, quand l'aiguille du pick-up saute, l'illusion est brisée, la bulle éclate, on est projeté dans le présent, le leurre du mécanisme est révélé. Ce dysfonctionnement est pour moi une brèche, une libération et une ouverture à la création. Quand j'écoute un vieux disque, j'apprécie le bruit de surface, les rayures occasionnelles, le manque de fréquences basses. J'ai du plaisir à écouter ces imperfections. Elles font partie de la musique: les clics des rayures, les bruits parasites du sillon usé sont des expressions sonores du temps écoulé entre le moment de l'enregistrement et l'écoute présente. Les limitations techniques d'anciens enregistrements ont une valeur esthétique unique, de même qu'avec le procédé noir et blanc du cinéma ou le sépia de la photographie ancienne. .;.

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Figure 6. Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York.

LE SON

EN IMAGES

Lors d'un projet réalisé en 1991 au Japon, j'ai pu travailler avec cent tourne-disques à la fois (figure 6). Des platines Technics MK2, l'instrument préféré des DJ aujourd'hui. C'est comme un piano: les OJ en tournée savent qu'ils retrouveront cet instrument standard d'un lieu à l'autre. (Généralement, je travaille toutefois avec d'autres tourne-disques, qui m'offrent plus de possibilités, parce qu'ils peuvent être détournés plus facilement...) Donc, pour cette spirale faite à partir de cent tourne-disques, j'avais à mes côtés trois autres DJ pour m'assister, chacun de nous étant responsable de vingt-cinq platines. Deux soirs de suite, nous avons mélangé cent disques neufs, des disques fabriqués pour cette occasion spécifique, pour ces deux concerts. Ce disque était donc conçu non pas comme un document, mais comme un outil de travail. Il avait une quarantaine de sillons; c'est-à-dire que chaque face avait une vingtaine de sillons en boucle et quelques extraits de musique. Il y avait également deux trous, dont un décentré, qui permettait de moduler les boucles. + Le premier enregistrement

que j'ai réalisé sur disque date

de 1985 et s'intitule Record Without a Cover (" Disque sans pochette J It).Comme son nom l'indique, ce disque était vendu sans protection: un vinyle nu et fragile. Il n'y a qu'une face sur ce disque, un seul sillon gravé. De l'autre côté, en relief, le titre, les indications des dates et lieux d'enregistrement, ainsi qu'une instruction: do not store in a protective package (ccne pas conserver dans un emballage protecteur »). Lorsqu'on l'achetait dans un magasin, ce disque avait déjà été manipulé par le distributeur, le transporteur, le chef de rayon et le client. Il n'était donc plus neuf. L'enregistrement 1. Record Without a Cover vient d'être réédité par Locus Solus au Japon [email protected]).

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L'ÉCOUTE

de départ, gravé sur le disque, est un collage créé exclusivement à partir de vieux disques. Certains sons résultant de la détérioration du support vinyle, comme les cliquetis des rayures ou l'accroche répétitive d'un sillon défectueux, sont intégrés dans la composition enregistrée. Ainsi lorsqu'on écoute ce disque, il y a une confusion entre ce qui a été enregistré et le résultat des accidents de parcours, des détériorations ultérieures. Les rayures qu'on entend sont-elles enregistrées ou réelles? Is it live or is it Memorex1, comme dit la publicité pour une marque de bandes magnétiques. Le matériau musical et le moyen de diffusion sont ainsi confondus. Et notre écoute habituelle est déstabilisée, l'audiophile est paralysé, le fétichiste est frustré. Ce disque n'est plus un multiple identique, chaque copie ayant des variations, des rayures, des détériorations différentes. Si l'aiguille accroche, le disque peut tout à coup durer très longtemps. En même temps que la musique révèle son support, elle en est aussi étrangement libérée. Record Without a Cover n'est pas un enregistrement d'une musique figée dans le vinyle; ce disque offre une musique vivante qui évolue, jusqu'au jour où peut-être elle disparaîtra complètement.

.:. Voici un autre projet (figure 7 : Footsteps, 1989) où j'ai essayé d'intégrer l'auditeur (le public) dans la création d'un enregistrement. J'ai d'abord enregistré mes bruits de pas (footsteps, en anglais) dans les couloirs vide de l'immeuble où se situait mon atelier, à New York. J'ai ensuite engagé une danseuse de claquettes que j'ai enregistrée et mélangée à mes pas. Après avoir fait presser mille cinq cents disques à une face, je les ai collés au sol de la Shedhalle, une galerie à Zurich. Le public était ensuite invité à marcher dessus; il y était même forcé car l'autre salle d'exposition n'était atteignable qu'en tra-

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Figure 7. Footsteps

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

L'ÉCOUTE

versant ce tapis de disques. Le public ne pouvant pas entendre l'enregistrement, seule l'étiquette avec le titre de l'œuvre pouvait suggérer le contenu. Le disque microsillon qu'on a l'habitude de tenir par les bords, du bout des doigts, en enlevant la poussière avant de le jouer, ce disque avec lequel on a un rapport très délicat, très attentionné, devenait une surface qu'on sentait endommagée à chaque pas. Le son des pas sur ce sol, les frottements et les grincements de ce matériau fragile lorsqu'on le foulait, créaient un rapport très tactile, mais aussi très dérangeant. Un mois plus tard, après la fermeture de l'exposition, les disques ont été décollés, emballés un par un dans une boîte, avec une affiche et des explications, puis mis en vente. L'enregistrement était enfin prêt pour l'écoute. Piétiné, rayé, couvert de poussière, chaque disque devenait un document unique, les détériorations altérant la composition, rajoutant une texture rythmique qui rappelle les bruits de pas et la danseuse de claquettes. Ces bruits aléatoires font de chaque disque un disque unique; endommagé différemment, il produit des compositions différentes. + Record Witbout a Cover et Footsteps forcent l'auditeur à reconsidérer ses rapports avec l'objet disque. La fonction de l'enregistrement est remise en question. Ces travaux furent réalisés à une époque où le disque jouait encore un rôle très important dans nos vies d'auditeurs, de mélomanes, d'amateurs de musique. Le disque était le support familier, le support de tous les jours. Alors qu'aujourd'hui, cet objet a une dimension un peu désuète. Il est vrai que, avec les DJ, le disque vinyle est redevenu à la mode; les maisons de disques en pressent à nouveau, mais c'est un support qui est devenu marginal.

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LE SON EN IMAGES

Avec Echo and Narcissus (1992, figure 8), je me suis intéressé à ce nouveau support qu'est le CD. En particulier à son aspect de miroir. Le miroir est une forme d'enregistrement visuelle qui, dans son rapport à la vanité, rappelle le disque qui permet de se réécouter indéfiniment. Mais le miroir, contrairement à la photographie et au cinéma, est une méthode d'enregistrement transitoire, sa réflexion éphémère est donc très proche du son. Voici une autre pièce où des CD sont collés sur des miroirs (figure 9 : Feedback, 1994). Les miroirs sont mis l'un en face de l'autre, se reflétant à l'infini et créant ainsi une sorte de tunnel virtuel dont on ne peut jamais voir la fin, car la réflexion du spectateur vient toujours boucher cette réflexion infinie. Voici un autre objet, sans titre (Untitled, 1987 ; figure 10). Cette fois, au lieu d'un disque à grand tirage, j'ai voulu réaliser une édition limitée à cinquante exemplaires. J'ai voulu faire un disque qui ait une aparence très précieuse. La pochette est inhabituelle, en faux daim, avec un tamponnage en or et une étiquette dorée. C'est vraiment l'objet fétiche, un objet de collectionneur, un objet qu'on peut seulement admirer et non pas écouter, car il n'y a pas de sillons sur ce disque. Il est absolument vierge. C'est le support, seul, sans enregistrement. Et sans titre. Une marchandise pour fétichistes, un contenant sans contenu. .:.

Quand on écoute un disque, on écoute toujours le passé. Le vinyle a la couleur du deuil, sa matière même est dérivée du pétrole, qui a été formé par des organismes préhistoriques transformés en huiles par leur décomposition et fermentation. Dans ce sillon qu'on écoute, il y a des fragments d'organismes préhistoriques.

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Figure 8. Echo and Narcissus

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

Figure 9. Peedback

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

Figure

10. Untitled

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

LE SON

EN IMAGES

Sur la surface du disque, le sillon phonographique est visible, c'est une gravure, une écriture graphique du son. Cette trace ou empreinte est l'image laissée par le son, il faudra la déchiffrer au moyen d'un tourne-disque. Cette trace est belle à regarder, elle est mystérieuse, expectative, pleine de suggestions et de possibilités. Mais cette image reste impénétrable jusqu'au moment où l'aiguille du pick-up libérera son contenu caché. Voici une photographie: celle du disque de Simon et Garfunkel, The Sound of Silences (figure Il : The Sound qf Silence, 1988). Cette image est le document photographique d'un document phonographique. Une sorte de mise en abîme, la reproduction d'une reproduction. La copie d'une copie. Comme le disque, la photo est plate, impénétrable; mais contrairement au document sonore, la photo n'a pas besoin d'être déchiffrée par une machine. Sa perception est immédiate. Dans La Chambre claire, Barthes parle de la violence de la photo. Non pas parce qu'elle représenterait un sujet violent,

mais parce qu'elle

4(

remplit la vue avec force

n.

La photogra-

phie nous touche d'un coup. On la voit d'abord dans son ensemble avant de pouvoir regarder les détails. Avec le son, la violence est constante, car on ne peut pas fermer les oreilles comme on peut fermer les yeux, ou tourner la tête pour éviter de voir. C'est le temps qui fait la différence entre la photographie et la phonographie. L'enregistrement, une fois sur le pick-up, prend du temps à se dérouler, à se révéler. Le son se révèle dans le temps. Voici une pièce sonore de 1989, Tape Fall (ccChute de bande )1,figure 12). Mes sculptures sont en général silencieuses Càla différence de mes performances). Ici, j'ai d'abord réalisé l'enregistrement d'un écoulement d'eau: non pas un goutte-à-goutte, mais un écoulement très discret, un filet d'eau (trickle, en anglais). Des centaines de bandes ont ainsi été copiées, puis jouées sur le Revox. Pendant l'écoute, la bande magnétique s'écoule lentement, sans être rembobinée. Donc,

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Figure Il. Tbe Sound

of Silence

(Courtesy

of Paula Cooper

Galle~

New York).

Figure

12. Tape Pall (Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

Figure 13. Pbotogram

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

LE SON EN IMAGES

d'une certaine manière, le son qu'on entend tombe et s'accumule sous le magnétophone (la photo montre le résultat d'un mois d'exposition dans une galerie). Et cette forme qui ressemble à une cloche, ou à une accumulation dans un sablier, est vraiment le résultat du temps écoulé.

.:. L'histoire de la phonographie et celle de la photographie ont un développement parallèle, une symétrie (Thomas Edison et Charles Cros, Daguerre et Niepce). Ces deux mots ne diffèrent que d'une consonne; ils sont étymologiquement liés à l'écriture (graphie). C'est Adorno qui compare le disque à

une cc photographie acoustique (Laforme du disque, 1934 2). »t

Moholy-Nagy fut le premier à vouloir transformer le disque pour en faire non pas un instrument de reproduction, mais un instrument de production. Il proposa (dans les années vingt) de graver à la main des sillons ou des marques, directement sur la cire. Sans l'intervention d'un appareil enregistreur. Pour créer ainsi des sons qui n'ont pas une origine acoustique ou naturelle. Le disque, non pas comme enregistrement, mais comme la source du son. (Dans son approche de la photographie, Moholy-Nagy utilisait aussi le photogramme, c'est-à-dire la production d'images en travaillant directement avec la lumière, sans camméra.) Pour Photogram (figure 13), c'est un vieux disque 78 tours que j'ai cassé, posé sur la feuille de papier sensible, puis exposé à la lumière. Cassé, le disque devient inutilisable, mais aussi unique, car chaque disque se cassera différemment. De même, il n'existe qu'une photo unique, l'emplacement des débris sur le papier n'étant jamais le même deux fois de suite. 2. N. d. É. : Voir la traduction française de ce texte par Jean Lauxerois, dans Instruments (Les Cahiers de l'Ircam, n° 8).

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Figure 14.Ampliflcatton

(Courtesy

of Paula Cooper

Gallery, New York).

LE SON EN IMAGES

J'ai aussi fait l'expérience avec des disques en vinyle translucide de couleurs différentes, posés directement sur la feuille de papier sensible, comme des négatifs. L'enregistrement devient le filtre qui crée l'image. .:.

Une photographie de quelqu'un en train de crier, de chanter, de jouer d'un instrument, de taper du marteau, bref, de quelqu'un qui est saisi dans la production sonore: ce genre d'image me fascine. Parce qu'elle souligne le silence de la photographie. Comme si l'on oubliait, dans le clic, que finalement on n'archive rien de l'aspect sonore. Dans Amplification (figure 14), une installation spécifiquement conçue pour l'église baroque de San Stae à Venise, j'ai choisi six photographies. Des clichés d'amateurs trouvés dans des marchés aux puces et dans des échoppes d'occasion; des snapshots sans prétention, en général pris dans un contexte très domestique, montrant des musiciens anonymes saisis, pétrifiés par le silence de la photographie. Des tranches de vie si fines que la dimension temporelle du son ne peut s'y attarder. Avec un procédé d'impression digitale, ces images ont été agrandies à une échelle monumentale (de l'ordre de 6 à 8 mètres de large). Dans cette église très lumineuse, avec des fenêtres de verre clair, sans vitraux, la lumière du soleil varie suivant l'heure de la journée. Or, la matière que j'ai utilisée pour mes agrandissements

-

un tulle, ou voile habituellement

employé

au théâtre - est sen-

sible au changement d'éclairage et rend la lecture de l'image plus ou moins difficile selon la lumière et la position du spectateur. L'agrandissement extrême et la matière du voile redonnent à l'image une fugacité qu'elle avait perdue, donc plus en accord avec la nature éphémère de la musique qu'elle représente. (avril 1999)

Structures d'écoute

L'écoute est désarmée sans l'écoute * Helmut Lachenmann

Parler des possibilités et des difficultés de l'écoute signifierait au fond réfléchir sur ses conditions intrinsèques et extrinsèques, et même sur les conditions de l'être et de la conscience, ce que je ne me sens guère à même de faire. Si j'ai choisi ce sujet en tant que compositeur, c'est pour m'exprimer sur ce fameux clivage qui paraît s'être instauré entre les habitudes d'écoute prédominant dans la vie musicale officielle d'une société qui aime la musique, et les voies empruntées par les compositeurs de ce siècle, depuis Schoenberg et en référence à lui. Il s'agit du clivage entre, d'une part, l'amateur qui aime et pratique la musique pour la force expressive qui s'est conser. . Horen

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Horen.

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Über Môglichkeiten

und Schwierig-

n° 10, juillet 1985, p. 7-16 ; repris dans Helmut Lachenmann, Musikalsexistentiel/eErfabrung. Scbriften 1966-1995, textes réunis par josefHausler, Breitkopf & Hartel, 1996, p. 116-135. La présente traduction avait paru dans le n° 1 de la revue Entretemps (avril 1986), aujourd'hui épuisé; elle a été revue

sur certains

points

(P. Sz.).

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vée dans les œuvres de la tradition, pour l'expérience d'une beauté ancrée dans la tonalité où le sujet se réfléchit et se retrouve magnifié de manière emphatique; et, d'autre part, le compositeur qui obéit à la tradition en la prolongeant, non en conservant ces expériences. Le compositeur néglige le plaisir de la consommation comme service à rendre à un auditeur, puisqu'il s'agit pour lui - obligation là aussi reprise de la tradition - non de «dire» quelque chose, ce qui suppose un langage intact, mais de faire quelque chose; de rendre audible, de rendre possible, de rendre consciente, bref, d'élargir notre expérience d'écoute au lieu de satisfaire une attente auditive. Faire en somme ce qui est exigé de l'esprit humain depuis qu'il est conscient de lui-même: progresser, avancer vers l'inconnu et se connaître soi-même. Ce clivage était inscrit d'avance depuis que, en Europe, la musique s'est échappée de la fonction magique qui s'est maintenue dans d'autres cultures, afin de devenir objet d'attention, de recherche, de développements et par là miroir du perpétuel devenir des possibilités perceptives et sensitives de l'homme. Destinée jadis à conjurer les forces qui encerclaient l'homme, la musique a pris un nouveau départ au cours de l'évolution spirituelle de l'Occident chrétien, changeant et déployant ses moyens, apte enfin, en tant que médium d'un sujet qui se découvrait, à dire « je Elle n'allait guère s'arrêter en chemin, mais pénétrer dans des zones inexplorées du « je ., JI.

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et il est évident que ce cheminement signifiait per-

turber à chaque fois la vision du monde et de l'homme qui prévalait, et que l'on s'employait chaque fois en vain à cimenter de nouveau. On comprend alors qu'il allait se heurter, au plus tard en ce siècle, à une société qui, tout en inscrivant le dogme de la dignité souveraine de l'homme en sa constitution, est prête cependant à la trahir, ne serait-ce que pour son incapacité d'opposer autre chose que le code pénal, la morale, la médecine ou les médias à cette phrase de Büchner:

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f(L'homme est un abîme, on a le vertige à s'y pencher. » Aussi longtemps que nous voyons derrière cette vision uniquement des maladies à combattre ou des déformations qui laissent finalement intacte notre image de l'homme, la pure paresse de notre instinct de conservation nous incite à repousser tout ce qui pourrait la troubler. Il est caractéristique que, en leur propre nom, l'homme trahisse toujours les valeurs qu'il veut conserver ou qu'il revendique. Et au-delà de tous les dangers connus ou ignorés, il s'agit avant tout de refouler cette contradiction-là. La musique, langage intact qui parle de l'homme intact, se trouve être réquisitionnée comme un salon où déambule cet esprit du temps au fond totalement désorienté; comme un beau tapis dont on recouvre ces contradictions, ces plaies, ces superficialités et ces peurs que nous avons nous-mêmes engendrées, et qui nous menacent plus immédiatement que jamais. La société se cramponne ainsi à une conception de la musique déduite d'une tradition dévoyée vers un sens idyllique, et que conforte encore un abus qui se prolonge. Cette situation de peur, de refoulement, d'éloquence qui désespère, est vraie et crédible avant tout au regard de l'incapacité parfaitement ressentie de formuler ces dangers et ces peurs que l'on ne peut sans doute plus maîtriser de manière rationnelle. Il ne suffirait pas, d'ailleurs, de stigmatiser cette stratégie de refoulement comme un effort obstiné pour sauver de belles apparences. En réalité, nous avons tous appris à refouler ce qui désempare en jouant avec lui - nous désamorçons la peur en nous faisant peur nous-mêmes. Le squelette de chaque enfant du tiers monde qui se meurt sur une photo de journal deviendra pour nous, et à notre insu, un objet d'édification qui s'inscrit dans l'économie de nos émotions, la mauvaise conscience et la pitié s'annulant elles-mêmes par l'ersatz qu'en fournit la vertu bourgeoise correspondante, cultivée publiquement.

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De même, le fantôme de la cc nouvelle musique a retrouvé It

sa petite place au sein de la vie culturelle: épouvantail esthétique qui désempare, mais d'office, comme on aime (aire un tour dans un train fantôme; le compositeur comme prophète reconnu, objet de pitié et d'étonnement dans son désert de cacophonies désespérées, vers qui conduisent parfois les excursions de touristes en mal de frustrations, mais qui sert en même temps d'alibi à l'intolérance tolérante. Annexée de cette manière, la musique, l'ancienne ou la nouvelle, se barre elle-même la route. Elle devient ce walkman qui permet d'écouter tout en se bouchant les oreilles. De là ce paradoxe: on peut haïr la musique par amour de la musique. En préparant cette conférence, j'ai remarqué que je reviens apparemment tous les sept ans aux problèmes de l'écoute. Il y a quatorze ans, en 1971, lors d'un congrès sur la théorie à Stuttgart, au temps des révoltes des étudiants, ma thèse était:

L'écoute est désarmée sans la pensée. En 1978, sept ans plus tard, j'ajoutai en m'y référant: cc L'écoute est désarmée

..

It

aussi sans le sentiment» ; et je tentai, en décrivant les conditions de l'écoute, de cerner l'interdépendance du sentiment et de la pensée. Aujourd'hui, sept ans plus tard encore, ma confiance dans le langage est ébranlée - lui aussi se barre sou-

vent lui-même la route - et je me contente de dire: est désarmée - sans l'écoute.

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L'objet immédiat de la musique n'est pas le monde, ou le cours du monde qui irait en empirant, ce qu'il s'agirait de déplorer, de fustiger, ou de prendre comme prétexte à une quelconque réaction affective ou rhétorique: l'objet de la musique est l'écoute, la perception qui se perçoit elle-même. Et c'est justement parce qu'une telle sensibilisation ne saurait réussir sans une réflexion (Auseinandersetzung) technique et composition ne lIe sur ce qu'un matériau musical a de préformé, que la musique, produit de cette réflexion, reproduit la

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réalité à laquelle elle réagit bien plus fidèlement que ne pourrait en augurer une quelconque intention rhétorique. Une telle forme d'écoute perceptive ne se présente guère d'elle-même, elle doit être mise à nu. Mettre à nu signifie déblayer, débarrasser ce qui s'entrepose, mettre en échec et écarter les habitudes d'écoute, les catégories d'écoute qui prédominent à l'intérieur de la société. Finalement, l'écoute est autre chose qu'une attention sensible à la signification; elle veut dire: entendre autrement, découvrir en soi de nouveaux sens, de nouvelles antennes, de nouvelles sensibilités, et, partant, se rendre compte de notre propre faculté de changement pour opposer celle-ci comme une résistance à l'esclavage ainsi rendu conscient. Écouter signifie: se découvrir soi-même de nouveau; se changer. En surmontant ainsi cet esclavage d'une écoute aux chemins préétablis, il ne s'agit donc pas d'une excursion (qui serait une excuse) vers de nouveaux mondes sonores, vers mais de la découverte de des sons te neufs» et I( inconnus», nouveaux sens, d'une nouvelle sensibilité à l'intérieur de nous-mêmes, d'une perception transformée. Celle-ci ne reculera pas devant l'abord de sensations d'écoute inconnues, mais elle vaudra également en ce qu'elle redécouvrira encore une fois comme étant nouveau ce qui était familier, comme un monde qui soudain sonne de manière étrange. Dans une situation où chacun se raccroche instinctivement à ces habitudes de l'esprit qui impliquent le repos, le refuge, la retraite, une telle percée vers une écoute différente peut très bien être ressentie comme douloureuse. Voici le visage de quelqu'un qui nous est proche: la blessure, l'étrangement (Entfremdung) sont peut-être nécessaires, qui nous forceraient à le regarder vraiment plutôt que simplement le voir, afin de saisir la structure concrète de cette physionomie, le paysage de ce visage avec ses niveaux et ses configurations typiques; pour le lire de nouveau et renouve-

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1er en ce processus notre propre rapport à ce visage, à cet homme. Là où la perception pénètre ainsi dans la structure de ce qui est familier, il redevient étranger. En renouvelant radicalement le rapport à ce qui était familier jusque-là, celui qui perçoit se renouvelle lui-même, devient conscient de ce qu'il y a de préformé en lui, de sa capacité de casser ce moule pour devenir à soi-même une aventure riche en possibilités nouvelles et en surprises. L'écoute, alors, signifiera également: découvrir un nouvel espoir dans cette créativité nouvelle. Car l'abîme décrit par Büchner fait pendant au célèbre chant d'espoir d'un autre poète, Paul Gerhard, et les deux visions vont ensemble I. En pratique, pareille écoute implique une concentration de l'esprit, et donc un travail; mais le travail, ici, comme expérience d'une pénétration du monde, comme expérience progressive de soi-même, est l'expérience d'un bonheur. Le mot clef d'une telle écoute est: testructure n. En tant qu'expérience structurelle, l'écoute ne s'oriente pas uniquement de manière positive d'après les caractéristiques (Bescbaffenbeit) de l'objet sonore, mais se précise dans une mise en relation de cet objet avec ce qui l'entoure. La perception du sonore se rétrécit et s'élargit en même temps par les relations qu'elle voit se déployer entre ce qui résonne et son entourage proche ou lointain, dans le temps et l'espace; autrement

dit: l'écoute

-

consciemment

ou inconsciemment

-

perçoit en même temps, outre son objet, des relations: celles dont elle provient, celles où elle s'insère maintenant et qui éclairent de manière nouvelle tout moment sonore d'une œuvre. Quand nous entendons, dans le premier mouvement du quatuor op. 74 (Les Harpes) de Beethoven, le début de l'alle1.

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Je te contemple avec joie

âme une mer profonde,

- Ô que

pour que je puisse

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mon esprit fût un abîme et mon t'embrasser.

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gro) après l'introduction lente) nous reconnaissons une manière familière d'ouvrir une œuvre chez les classiques viennois : un accord initial de mi bémol majeur accentué par des doubles cordes) une figuration en accord brisé qui monte de la tonique à la dominante et des accords répétés dans l'accompagnement (figure 1, A). Mais par la suite, et pour celui qui ne se laisse pas assoupir par les rituels convenus de la forme-sonate, cet accord initial se révélera comme le premier d'une chaîne d'accords parfaits majeurs, qui sont tous accentués par des doubles cordes et qui forment une série ellemême ascendante. Ainsi, la demi-cadence obligée avant le second thème est marquée par un accord de fa majeur, un ton plus haut (figure 1, B). Et le développement commence par un accord de sol majeur (C), tandis que la demi-cadence avant le retour du thème lors de la reprise s'effectue logiquement en si bémol majeur CD). La coda, elle, débute par un accord accentué placé sous un do dans la mélodie (E), mais cette déviation (il s'agit d'une septième diminuée et non d'un accord majeur) ne saurait me troubler: il faut y voir une manière de transcender la chaîne des matériaux ainsi corrélés, avant qu'elle ne se ferme dans l'aigu sur un accord parfait de tonique (F). Les variantes des accords répétés (G) sont également projetées sur le mouvement entier: tout de suite après l'énoncé du thème principal, on les retrouve en croches, en même temps qu'une diminution de la figure des accords brisés, en marches harmoniques (H, I). Dans le cours de l'exposition, nous rencontrons d'autres variantes (K) ; à la mesure 70, c'est une combinaison de la tierce et de la figure de répétition qui se consolident en un motif (L) ; puis, à la fin de l'exposition, ce sont diverses augmentations, en blanches ou en rondes (M). Dans le développement, ce type de répétition se retrouve même en doubles croches (N). Une densification supplémentaire paraît exclue dans ce contexte stylistique particulier. Au

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lieu de cela, le mouvement de doubles croches est soumis à un travail serré de quantification, les accents (~forzando) délimitant des groupes de blanches, les changements de hauteur créant des groupes de noires (0). Cette quantification est poussée plus loin encore lorsque la hauteur change avec chaque croche (P). Enfin, la hauteur change maintenant avec chaque double croche (Q), selon une oscillation d'intervalles de seconde, comme dans les quantifications antérieures. À ce stade, on obtient un objet statique, un scintillement de doubles croches. Là aussi, il paraît difficile d'aller plus loin dans la densification. Pourtant, il devient évident que le scintillement se condense dans la tenue statique - ou plutôt: figée - des tierces qui suivent (R) : c'en est à la fois l'aboutissement et la négation (A ufbebung). Cela continue de scintiller dans le microtemporel, et selon une médiation tout à fait explicite pour la perception: autre exemple de transcendance d'une figure, celle de la répétition, projetée dans la forme globale. Ces deux sonorités, l'accord de septième diminuée et la tenue de tierces, ne sont pas du tout nouvelles; pourtant, l'aspect qu'elles représentent chaque fois dans ce mouvement non seulement leur confère une signification unique, mais elles deviennent aussi des objets perceptifs entièrement neufs; aussi anciennes soient-elles, on les entend d'une façon nouvelle. Les différentes variantes de l'accord brisé (mesure 25, S) opèrent de manière plutôt cachée dans l'exposition (T, U, V) et le développement (W). Mais sous cette tierce qui continue de scintiller dans l'imaginaire, et qui constitue à son tour l'élément d'un immense accord arpégé (X), se rassemblent maintenant ces variantes d'arpèges qui donnent son nom au quatuor (Les Harpes), en valeurs de plus en plus courtes: noires, triolets de noires, croches, triolets de croches. En même temps, le changement plus ou moins libre des attaques, du pizzicato à l'arco staccato, fait presque apparaître le jeu nor-

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mal arco comme une variante dénaturée ou plus rare du pizzicato : pour ainsi dire comme un pizzicato.. mauvais,. ou .. empêché It; il y a là une façon d'éclairer le son comme objet d'une expérience corporelle. Et dans la coda, déclenchée par l'accord de septième diminuée dont j'ai parlé, cette figure de l'accord parfait brisé est entièrement transformée en un motif de doubles croches (Z) dont la forme arpégée se déploie et se transforme finalement en un travail de figuration; lequel, bien que familier par ailleurs, s'offre ici, en tant que résultat d'une pareille transformation, à un mode de perception absolument nouveau. J'ai simplement décrit ici la projection de trois éléments qui se révèlent comme constitutifs de la forme; mais il en ressort déjà comment, en tant qu'états où s'agrègent des catégories sonores plus vastes, de simples maniérismes, ou en tout cas des tournures familières, non seulement deviennent porteurs d'une nouvelle signification, mais offrent aussi de nouvelles possibilités de perception, pourvu que nous soyons en mesure de les écouter plutôt que de simplement les ouïr. Sous cet aspect, les œuvres de la tradition réseIVent encore des secrets inouïs à notre perception. Chacun des trois éléments décrits ici avait sa place propre et projetait ses propres variantes dans la forme globale. En même temps, tous les trois agissent ensemble de manière chaque fois différente. Et je retiens donc cette formule: la structure est un ensemble d'agencements, chaque agencement représentant la projection temporelle d'un aspect sonore; autrement dit: la dispersion des variantes caractéristiques (qui peuvent différer fortement entre elles) d'un caractère sonore. Dans le second exemple, la quatrième des Cinq pièces pour orchestre op. 10 d'Anton Webern, nous ne trouvons apparemment plus que les seuls fragments d'un langage traditionnel (figure 2). Ce champ de ruines se révèle pourtant comme un champ de forces extrêmement différencié. Aux six sons qui

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composent la figure initiale de la mandoline (a) correspond à la fin la mélodie des violons (b), avec ses cinq sons comme dilués rythmiquement, sans assise métrique précise; entre les deux, une figure de quatre notes à la trompette (c), suivie de deux notes au trombone (d). Reste le son de l'alto au début (e), cas extrême d'une mélodie formée par un son unique, dont le lien avec les autres figures est clairement souligné par l'articulation expressive (crescendo-diminuendo). Cet unique son d'alto constitue en même temps le degré zéro quant à l'articulation rythmique interne. Les deux entrées des clarinettes sont à cet égard des variantes plus animées: le son tenu mais dissous en trille (f), précédé par le son répété six fois en syncope (g). Enfin, après ces variantes dans l'échelle des tenues rythmées (l'une frottée, les deux autres soufflées), le son sept fois répété par la mandoline présente, à la fin du mouvement, une combinaison de deux types de régularités: croches et triolets de croches (h). Sans cette médiation de la figure de la mandoline, au rythme déjà un peu moins régulier, il ne serait plus aussi facile de percevoir les autres groupes de sons répétés Cà la caisse claire, à la harpe et au célesta) comme des membres de la même famille. Et cette figure est donc le point de départ d'un autre classement, à rebours en somme: la harpe et ses cinq sons différemment espacés présenteraient alors le degré maximal d'irrégularité Ci), viendrait ensuite la caisse claire avec trois coups irréguliers (k) ; puis on pourrait ajouter sans problème à cette même série le célesta, avec ses deux intervalles de seconde (I) ; voire enfin, à l'autre bout de cette échelle, l'unique accord parfait pincé à la harpe (m), qui semblait pourtant faire face sans médiation aucune à son antipode, à savoir le son de l'alto. Mais ce sont justement ces derniers groupes de sons qui montrent comment des sonorités connues se révèlent autrement à la perception, grâce à un contexte spécifique. Car le

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corps apparemment étranger de la caisse claire (k) n'est pas seulement intégré de façon médiate en tant que figure rythmique : il est aussi lié, en tant qu'il représente le cas extrême du bruit dans ce mouvement, à l'intervalle de seconde que produisent les touches frappées, et non plus percutées, du célesta (1) ; puis aux impulsions dures et étouffées de la harpe jouée en harmoniques (i) ; et enfin à celles, résonantes, de la mandoline pincée selon son mode de jeu normal. Par cette médiation réciproque, dans l'espace le plus réduit, un son instrumental paraît dès lors comme la transformation d'un autre. Aux dures impulsions de la mélodie initiale répond d'abord le son de la trompette, au timbre un peu forcé, puis la douceur de la mélodie du violon à la fin. Le trombone est une trompette altérée; la harpe, une mandoline devenue presque cristalline etc. Tout est à la fois si familier et pourtant nouveau, grâce à ces projections stratifiées, c'est-àdire grâce à la forme. Et pourtant, le tout n'est rien qu'une sérénade dans le clair de lune des harmoniques, avec des sons apportés par le vent depuis l'endroit où sonnent les belles trompettes et répond le trombone qui annonce la mort, jusqu'à ce que le tambour de la caserne donne le signal de la retraite et interrompe l'idylle: l'amant s'enfuit, avec sous le bras sa mandoline qui résonne encore, et la belle lui adresse un signe en forme d'arabesque de violon. L'auditeur n'a pas le temps de se laisser captiver par l'idylle

-

comme ce serait possible chez Mahler, de qui pourraient venir les termes de ma description. Tout cela est comme du Mahler vu à vol d'oiseau, radicalement réduit à de rares signaux, et administré comme un ballon qu'il faut gonfler chez soi; ainsi la musique de Webern a-t-elle peut-être, en tant qu'expérience intérieure, les mêmes dimensions que le monde symphonique de Mahler: attenant à l'infini. Mais ce qui importe, ce n'est guère cette reconstruction

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intellectuelle de l'idylle, mais plutôt le refus, simultané, d'en jouir tranquillement; et surtout, la concentration sur la situation structurelle. Il y a là à la fois la mélancolie, le renoncement, mais aussi la force qui permet une expression nouvelle, dont Webern ne nous prive pas. Cette pièce n'est pas seulement, comme toute œuvre cohérente, une structure sonore close (définition qui inciterait et même condamnerait plutôt à l'établissement d'un protocole intellectuel du perçu) ; je préfère décrire cette expérience globale de l'écoute, de façon peut-être plus pertinente, comme une sonorité structurée (Strukturklang) : nous pressentons l'unité expressive et sonore, et dans cette expérience globale, l'intuition prend une part importante. De même qu'on ne peut isoler ici la perception de la forme de celle d'un caractère sonore général (le sound, comme diraient les musiciens de rock) ; autrement dit: de même qu'il est impossible de séparer construction et expressivité, de même, on ne saurait dans l'écoute distinguer l'intellect de l'intuition: l'un(e) épaule l'autre. Le terme de « sonorité structurée .., que j'oppose ici à « structure sonore.. (Klangstruktur), part d'une conception du son qui - justement en tant qu'ensemble pluridimensionnel d'agencements - ne se communique pas immédiatement par une simple excitation acoustique. Il s'ouvre plutôt peu à peu, dans un processus à plusieurs niveaux et degrés de significations, qui est comme l'exploration tactile (AbtastprozefS) d'une construction défilant avec ses composantes sonores caractéristiques reliées entre elles. L'image la plus utile pour décrire cette manière de percevoir, de vivre la structure, c'est celle de l'arpège: comme le harpiste décomposant successivement un « son.. tQut en s'en représentant l'ensemble, ou glissant de haut en bas sur toutes les cordes (selon un glissando qui est à dire vrai une gamme arpégée) en présentant son instrument en même temps que sa

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sonorité, ainsi une œuvre musicale se transmet-elle à la fois en tant que structure sonore et en tant que sonorité structurée : comme une sorte d'immense arpège sur cet instrumentson-forme imaginaire que construit le compositeur. Chacune des cordes de cette harpe imaginaire serait non seulement choisie, mais conçue par le compositeur comme un objet plus ou moins complexe, à partir de matériaux préexistants. L'ordre même de ces cordes entrerait pour une part essentielle dans la construction. Peut-être que certaines de ces cordes imaginaires sont elles-mêmes des instruments locaux, des sous-groupes instrumentaux, quasiment des faisceaux de cordes. Et les affinités repérables entre ces cordes plus ou moins éloignées les unes des autres ouvrent mille possibilités de construire des ponts entre elles. À travers ce processus d'exploration tactile se communiquent non seulement la structure de l'instrument mais aussi, indirectement, celle du facteur et de l'instrumentiste: celle du compositeur lui-même. Je retiens ainsi ce modèle de la structure comme polyphonie d'agencements, que la perception doit explorer tactilement, et dont il s'agit de faire l'expérience à la fois comme expression et comme idée structurelle-sonore. La structure comme polyphonie d'agencements: à chacun des agencements correspond une échelle sous-jacente (quelle que soit par ailleurs la manière de l'explorer) ; une échelle d'événements qui, tout en différant entre eux, sont reliés par un caractère commun, une idée sonore. Mais cette idée ne se révèle jamais d'emblée dans un événement isolé, de même qu'un individu ne suffit pas à représenter une famille. (Il est possible qu'à un moment il ne représente pas une famille, mais sa nation peut-être, sa race ou son club... C'est peu à peu seulement que son rôle se complète et se précise, ainsi que sa signification.) Une autre image que celle de la harpe ou de la famille pourrait être de bon secours: songeons à un orgue imagi-

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naire, imaginons les familles superposées polyphoniquement comme autant de claviers séparés ayant chacun ses échelles propres. Une telle interaction des claviers peut être montrée dans un extrait de mon concerto pour percussion et orchestre, Air. L'aspect général, l'idée qui est à l'œuvre dans cette partition et qui relie entre eux les différents claviers ., est indiqué par le titre: l'air est une mélodie chantée, un lied; c'est aussi une pièce connue de Bach. Mais c'est également l'air que l'on respire, ce qui est engrangé et consommé par les instruments à vent, et traditionnellement caché à l'auditeur afin d'obtenir un beau son. Dans Air, le rapport habituel entre l'action et le résultat sonore est renversé et en même temps élargi: l'action aboutit certes à une sonorité désignée de façon précise, mais elle ne disparaît pas derrière elle; le résultat pointe plutôt, par sa corporéité particulière, vers l'action qui est à son origine, tandis que celle-ci amène à prendre conscience des conditions mécaniques et énergétiques nécessaires à la production du résultat. Le son d'un violon ne renseigne guère sur sa valeur de consonance ou de dissonance, mais indique ce qui se passe: comment les crins de l'archet sont appuyés, c'est-à-dire tirés sur une corde faite de telle et telle manière, à tel ou tel endroit précis entre la touche et le chevalet. Une écoute semblable est bien sûr empruntée à la vie prosaïque de tous les jours, où l'on frappe un objet pour déduire du son qu'il rend ses caractéristiques matérielles (et non pour jouir de ce son) ; et où le craquement d'un escargot écrasé nous effraie bien plus que le hurlement subit d'un moteur. En me référant aux techniques de la musique concrète ., qui recueille ce genre de bruits quotidiens sur bande et les intègre dans des collages musicaux, et tout en songeant que chez moi ces actions sont instrumentales, j'ai nommé cette musique concrète instrumentale. .. Naturellement, musique: te

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En français dans le texte.

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des techniques de jeu inhabituelles ou radicalement modifiées interviennent souvent. Le jeu normal y figure aussi, comme un cas particulier, mais dans un tout autre contexte que celui d'origine. Dans ce nouveau contexte, le son pur, tel un exilé de la tonalité, a perdu toute préséance esthétique. Air, composé en 1969, du temps de la révolte des étudiants, salué par les uns comme l'exemple du refus esthétique et d'une protestation contre la routine culinaire du beau son d'orchestre, contesté violemment par les autres, mal interprété finalement par tous, était avant tout pour moi une aventure stimulante de l'écoute, avec des relations sonores encore à peine explorées. Aventure d'autant plus excitante qu'elle ne se passait pas dans les marges exotiques des sons électroniques, mais au sein même de l'appareil symphonique traditionnel, pour ainsi dire dans la gueule du loup. Mon diagramme (figure 3) comprend trois lignes, au-dessus desquelles est inscrit un (Zeitnetz), une sorte de bande rythmique réseau temporel

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indiquant l'articulation globale qui résulte des superpositions figurées en dessous, et qui représente en somme le rythme de ccl'arpège. qui parcourt toute cette « harpe. compliquée. Dans la première ligne se superposent les claviers (ou les familles) 1 à 4b, c'est-à-dire: une séquence formée par divers frottements sur des instruments à peaux; une séquence de rythmes plus complexes avec des coups de fouet en l'air, se terminant sur un long ritardando qui mène aux confins de l'inaudible; une troisième séquence, brève, avec une structure rythmique confiée à des gueros sur lesquels on souffle (t) ; et, enfin, une séquence qui va du milieu de cette partie jusqu'à la fin, avec des combinaisons de bruits de souffle aux flûtes et aux cuivres. Les familles superposées de la section suivante (deuxième ligne), numérotées de 5 à 9, s'apparentent par des gestes violents: dans la cinquième famille, l'agencement éclaté des fouets (les mêmes que ceux qui fouettaient l'air auparavant); un groupe de rythmes courts obtenus par un nombre plus ou

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L'ÉCOUTE

veau saisisse l'ensemble, qui crache comme une explosion la seconde moitié (Von der Maas bis an die Men'le/), avec son rythme familier aux habitués des stades de football (figure 6), avant de conduire enfin à la valse. Savoir si tout le monde peut ou non reconnaître l'hymne allemand

m'importe

-

moins

à moi, qui ne veut pas dire, mais

faire - que la manière dont une structure emprunte à une autre son réseau temporel et sonore, s'en remettant à une mélodie profondément ancrée en nous et qui ne recèle guère moins de logique que le principe sériel. Le résultat est aussi complexe que l'est toute autre structure pure: un paysage d'impulsions où l'on peut se perdre, mais où l'on sent que nous porte une loi formelle; cette loi, avec toutes ses failles et ses brisures, est celle de l'hymne, avec lequel s'opère ainsi en nous - inconsciemment peut-être - une nouvelle rencontre. Dans le dernier exemple, la .. Sicilienne» (figure 7), le réseau temporel est de nouveau déterminé par un élément connu: précisément le rythme de cette danse, varié de multiples manières. La description du matériau selon le mode de

production du son est insuffisante, parce que

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ment d'une citation de la musique des bergers de l'Oratorio de

140

L'ÉCOUTE EST DÉSARMÉE

- SANS L'ÉCOUTE

Noël de Bach; il est enfin présent dans le solo du piano étouffé qui domine la quatrième partie (mes. 118 et suivantes). clos .., définis, s'opposent d'abord à des Ces rythmes figures qui le sont moins, réparties sur différents instruments qui se relaient à la façon d'un hoquet; ils s'opposent ensuite à des figures régulières dotées d'une certaine périodicité; te

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et, enfin, à des actions statiques, à des tenuto, pour ainsi dire des pédales provisoires. Dans un second temps (à partir de la mes. 101), le tout se cristallise comme ombre d'une musique connue, celle des bergers, déjà mentionnée. Dans la troisième partie (mes. 110), le matériau se réduit à la sonorité des cordes, si bien que la mise entre parenthèses des modes de jeu soufflés ou frappés rend effective la richesse intérieure du paysage des pizzicati (étouffés, en harmoniques, glissando, en doubles cordes derrière le chevalet, à la manière d'une harpe, etc.). Seuls deux corps étrangers sont restés: le grattement de marimba et la seconde mineure la plus aiguë du piano, étouffée. Celle-ci se retrouve au centre de la quatrième section (mes. 118), la musique s'y réduisant peu à peu, avec un contrepoint intermittent des solistes et du marimba frotté. Dans cette focalisation totale sur le registre le plus haut du piano s'ouvre de nouveau un monde perceptif extrêmement différencié par l'accentuation toujours variée d'une même sonorité, par son étouffement et sa pédalisation simultanés, selon une gradation dans les composer nuances d'échos que l'on ne peut simplement mais qu'il faut mettre à nu en enlevant, en assourdissant tout ce qui s'accumule dessus. Ainsi, ces sections de la Sicilienne présentent en même te

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temps la réduction croissante d'un matériau et l'élargissement progressif d'une perception différenciée. Celui qui, dans un paysage compliqué, fixe un seul arbre, y découvre de nouveau un paysage infini; et s'il se concentre encore sur une seule feuille, d'autres horizons - de la vue et de la pensée -

141

L'ÉCOUTE

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L'ÉCOUTE

s'ouvriront; un angle de vue donné éclairera l'autre d'une lumière nouvelle et mystérieuse. Dans la suite de la pièce (non reproduite ici), la musique ainsi enrouée retrouve une voix joyeuse, se hasarde même à une petite danse; mais le rythme de sicilienne qui l'avait déclenchée se décompose, s'émiette jusqu'à la mesure à

quatre temps du

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Capriccio

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qui enchaîne. La projection

déterminée par la dialectique entre élargissement de l'écoute et réduction du matériau s'y poursuit, à un stade où la surabondance de couleurs produit de nouveau une nuance grise. Possibilités et difficultés de l'écoute - je ne m'en suis pas tenu à mon sujet, certain que mon sujet ne s'en tiendra pas à moi. Il se posera autrement avec chaque nouvelle œuvre, ainsi qu'avec toute œuvre traditionnelle, et nous lancera un défi lors de chaque nouvelle rencontre musicale. Peut-être que ce paradoxe - se libérer en pénétrant dans la gueule du loup, se libérer d'un moi lié, happé par la société - est un problème qui m'est particulier; mais c'est lui, je crois, qui permet de montrer l'interdépendance des difficultés et des possibilités de l'écoute, qui sont aussi celles de la pensée, du sentiment, de la connaissance, de la communication dans tous les domaines. L'une des clefs permettant de pénétrer ce qui est à la fois connu et de nouveau inconnu me semble être cette conception de la structure, que j'ai peut-être esquissée et illustrée de manière un peu partielle: la musique comme ensemble d'agencements, arpège déroulé sur cet instrument imaginaire où la forme et la sonorité se fondent l'un(e) dans l'autre et se déterminent de manière nouvelle. Un paysage que la perception doit explorer tactilement et dans lequel nous reconnaissons les hiérarchies comme pouvant être en même temps niées (aufgehobene), brisées, surmontées; pour nous réconcilier peut-être avec elles à partir d'une liberté nouvellement conquise et sans nous y soumettre à nouveau.

144

L'ÉCOUTE EST DÉSARMÉE

- SANS L'ÉCOUTE

Pour la perception, le moment sonore unique mis à nu par une telle flexion ou rupture structurelle, ce moment demeure une énigme. Il est lui-n1ême une structure, il s'avère composé de structures; il est le produit de toutes les structures qui agissent à l'arrière-plan pour lui donner naissance: en tant qu'élément d'une œuvre, il demeure ambivalent, objet métamorphosé qui renseigne sur les structures d'où il provient. Il y a là autant de réalités auxquelles nous réagissons, inconsciemment ou consciemment, avec nos sensations, lors d'une écoute. Et en ce sens je pense qu~il n'y a pas de musique que l'on ne tecomprenne

tt pas d'emblée.

Ma définition de la beauté comme

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refus de l'habitude

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peut apparaître comme d'autant plus provocante qu'elle ne supprime guère l'idée de beauté d'une manière masochiste, morale ou calviniste; elle l'assume au contraire avec toutes ses vertus de pureté, de transparence, d'intensité, de richesse, d'humanité. Mais elle l'assume justement là où bien des protecteurs autoproclamés de la culture occidentale pensent devoir l'altérer parce que tout cela les importune. Et il s'agit ainsi ni d'une musique qui déplore le cours du monde par quelques grattements, ni d'une musique qui se réfugie dans un exotisme sonore, mais bien d'une musique qui, au fond, rend notre perception sensible, et sensible à ellemême, à sa propre structuration. Elle tente de surcroît de rendre l'esprit qui perçokt sensible à ces structures de la réalité auxquelles la composition réagit. Une musique, partant, qui ose l'aventure de définir encore une fois, et dans les conditions nouvelles d'une absence de langage, l'idée de beauté - avec l'espoir beethovénien que ce qui vient du cœur, le langage fit-il défaut, y retourne. Traduit de l'allemand par Martin Kaltenecker

Quand l'œuvre écoute la musique... (Pour une théorie de l'écoute musicale) François Nicolas

cc

Si la musique ne s)épuise pas dans le substrat

acoustique qui la soutient, mais naît uniquement par une fixation de ce qui est perçu au moyen de catégories,

alors une

modification

du système

catégoriel dans I)écoute influe immédiatement la chose même.

sur

. Carl Dahlhaus

I

Je voudrais dans cette intervention dégager les principaux termes d'une théorie de l'écoute musicale. L'enjeu sera de saisir ce que veut dire une écoute musicale à 1'(2uvre. Théoriser

une telle écoute 2 dont le sujet est l'œuvre plutôt que tel ou tel 1. L1dée de la musique absolue) Contrechamps) 1997. 2. Cette écoute musicale est spécifique par rapport à d'autres d'écoutes) non musicales.

147

types

L'ÉCOUTE

individu, le faire sans renier l'importance d'une écriture également à l'œuvre, est un pas important pour se tenir après le sérialisme, à hauteur de ce que fut sa propre intelligence musicale. Associer écriture et écoute à l'œuvre me semble ainsi la pierre de touche d'une théorie musicale postsérielle, et je voudrais en poser aujourd'hui les jalons.

Perception

et audition...

Commençons par un exemple. Supposons qu'il s'agisse d'écouter le premier Klavierstück de Stockhausen. Je peux percevoir dès les premières mesures des objets

.

musicaux, découpables d'oreille. L'oreille en effet peut discerner des entités, délimiter leurs contours et détacher l'objet ainsi circonscrit de son contexte. Cette activité de l'oreille, je l'appelle perception. On peut alors se demander quel rapport cette perception entretient avec l'écriture, avec les objets que la lecture permet de repérer et d'isoler. D'où ce que l'on nomme dialectique de l'écriture et de la perception 3. o Entendant le premier Klavierstück cette fois dans son intégralité, je peux viser au-delà de cette perception d'objets et d'entités: je peux désirer comprendre la forme de cette pièce. Je peux désirer approcher l'œuvre comme un tout et non plus comme une série de petites perceptions. Ce vocabulaire leibnizien suggère que cette nouvelle activité consiste en une intégration des innombrables perceptions' élémentaires. Cette nouvelle activité de l'oreille, je l'appelle audition.

3. C'est là une vraie dialectique au sens où la perception porte bien sa part de négativité au regard de l'écriture (la perception touche à l'ininscriptible), comme à l'inverse celle-ci au regard de celle-là (l'écriture touche à l'imperceptible). Est-ce une dialectique conjonctive (avec synthèse hégélienne) ou disjonctive (avec paradoxe kirkegaardien), c'est-à-dire comportet-elle ou non un troisième temps de relève? Je laisse ici cette question ouverte.

148

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE lA MUSIQUE...

Il s'agit là d'entendre

l'œuvre d'un bout à l'autre en tentant de

l'intégrer au fil de son déroulement Ij. L'audition ainsi conçue 5 a pour vis-à-vis la partition et non plus strictement l'écriture musicale, de sorte qu'à la dialectique écriture/perception se substitue ici la confrontation partition/audition. Bien. La question que je pose est alors celle-ci: si j'ai fait tout cela, si j'ai perçu et auditionné le premier Klavierstück, l'ai-je pour autant vraiment écouté? Mon hypothèse de travail sera que l'écoute n'est ni la perception ni l'audition. Écouter est une activité singulière qui ne relève pas des opérations précédentes. Les opérations de perception et d'audition ont trois traits communs. D'abord, ce sont des opérations d'objectivation : il s'agit

.

pour l'oreille de se situer face à un matériau sonore en sorte de lui fixer une découpe, de le doter d'une consistance: consistance essentiellement parcellaire dans la perception 6, consistance plus totalisante dans l'audition. 4. Le mot ftltégrer - il y va d'ailleurs de l'intégralité de l'œuvre - renvoie à la catégorie mathématique d'intégration. On peut en effet métaphoriser l'audition en la décrivant comme l'équivalent musical d'une intégrale mathématique, c'est-à-dire comme une manière de sommer tous les éléments musicaux qui se présentent au fil de l'œuvre en sorte d'en produire une fonne. On peut sur cette base distinguer différents types d'audition, selon qu'elle se fait naïvement (la première fois qu'on découvre l'œuvre), de manière plus savante (lors d'une deuxième audition, partition en mains), ou enfin accomplie la troisième fois qu'on l'entend si bien que je soutiendrais volontiers qu'en cette matière la troisième audition est la bonne (voir la bibliographie en annexe) . 5. C'est à peu près l'équivalent de ce qu'Adorno appelle ccécoute structurelie. dans son Introduction à la sociologie de la Inusique (Contrechamps, 1994, p. 10) : celle dont..

l'horizon

est la logique

musicale

concrète

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l'écoute de cc l'auditeur pleinement conscient, auquel en principe rien n'échappe, et qui, en même temps et à chaque instant, se rend à lui-même raison

..

de ce qui est entendu s'agit de donner Gestalt ou desigtl

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149

à une partie

délimitée

du maté-

L'ÉCOUTE

.

Ensuite, ces opérations mettent en jeu de manière cru-

ciale des savoirs: savoir discerner, savoir trier, savoir juger, savoir récollecter, savoir intégrer. Il est clair qu'on n'intègre pas un Klavierstück de Stockhausen comme on le fait pour une sonate de Scarlatti 7. Un savoir est requis pour exercer à bon escient ces activités de sélection. D'où, comme le propose Adorno 8, qu'il y ait sens ici à différencier les auditeurs selon la nature et l'étendue de leurs savoirs 9. Enfin, la perception comme l'audition sont répétables à

.

volonté: il est toujours possible de percevoir et d'auditionner une œuvre (pour peu que l'individu musicien qui agit ici dispose du savoir nécessaire). Ces opérations ne supposent pas de conditions musicales particulières du côté de l'œuvre. Perception et audition ont ainsi en commun de procéder à une objectivation, de requérir des savoirs, et d'être répétables ad libitum..

L'écoute

.

L'écoute ne partage pas ces caractéristiques. En premier lieu l'écoute n'est pas une objectivation. Il y va en effet, et pour filer le vocabulaire philosophique précédent, non d'un objet mais d'un sujet, non de savoirs mais d'une vérité, on pourrait ajouter: non de l'essence objective d'une œuvre mais de son existence subjective. Plus musicalement, on dira: dans l'écoute, il y va d'un rapport d'adhérence à l'œuvre qui brise le face-à-face de l'appréhension savante et 7. D'une part, on ne discerne pas chez Stockhausen un objet, une structure par exemple, comme on identifie un .natif thé.l1atiquc chez Scarlatti; et d'autre part, on n'apprécie pas musicalement de la 'l1ême manière les t .asformations de ces objets chez l'un et chez l'autre. 8. Cf. son Introduction à la sociologie de la musique, op. cit., IlTypes d'attitude musicale -. 9. Et à discerner comme il le fait un auditeur expert d'un auditeur é,notiorzne/, un bon auditeur d'un auditeur consolnlnateu1-...

150

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE LA MUSIQUE...

ohjectivante. Écouter une œuvre, ce n'est pas l'examiner, la soupeser, la juger, l'évaluer. C'est plutôt y adhérer, s'y incorporer, l'assumer et la soutenir le temps de son exposition. Ensuite, l'écoute ne convoque pas, en première ligne du

.

moins, de savoirs particuliers. L'écoute n'est pas subordonnée à l'exercice de savoirs préconstitués. On soutiendra que le corps de qui écoute, s'il doit bien être informé, s'avérera cependant un corps connaisseur de musique plutôt qu'à proprement parler savant. Enfin, l'écoute n'est nullement assurée de pouvoir se

.

répéter. Ce trait absolument essentiel est l'envers d'un atout caractéristique de l'écoute: son existence est subordonnée au fait qu'il se passe quelque chose en cours d'œuvre. Par là, l'écoute s'avère sous condition d'un aléa: cela peut réussir ou cela peut rater. Le moment où quelque chose se passe qui ouvre à l'existence d'une écoute, je l'appelle moment favori 10. Ce moment n'est pas un moment d'objectivation. Il ne consiste pas à percevoir quelque chose de jusque-là inaperçu. Le ce-qui-se-passe ne prend pas dans un tel moment la forme d'un objet: ce n'est pas là en particulier un nouveau thème, un nouvel instrument ou de nouveaux motifs rythmiques Il. La puissance propre d'affirmation d'un moment favori, apte à initier l'écoute, ne se constitue pas dans la figure de l'objet mais sous la modalité d'une puissance, d'une nouvelle capacité de l'œuvre.

10. Moment favori est à entendre com01C ITlOment dc faveur musicalc, moment où la musique devient pour l'œuvre une faveur (soit cc qu'il conviendrait peut-être de nommer plutôt n'IOn'lent-faveur.. .). Il. Même s'il y a apparition de nouveaux objets en un tcl momcnt, ce n'est pas à ce titre qu'un moment est favori.

151

L'ÉCOUTE

Moments

favoris

Pour illustrer cela, donnons moments favoris.

quelques

exemples

de tels

Structures II (Boulez) Commençons

par la fin du second livre de Structures de

Pierre Boulez 12. Ce qui est ici saisissant, c'est l'irruption d'une rage, l'emport d'une énergie brute, la sauvagerie d'un martèlement venant confondre toutes les subtiles distinctions antérieurement disposées 13. Ce qui était jusque-là soigneusement ouvragé, distribué en structures attentivement réparties plonge d'un coup dans l'indistinction d'une colère noire, d'une violente tempête. Ce qui se passe ici est l'apparition à nu d'une faculté de l'œuvre jusque-là inconnue: certes l'aptitude à cette sourde violence pouvait être devinée précédemment dans l'astreinte persévérante des calculs, derrière la contention méticuleuse de l'excès, mais elle n'était pas présentée comme telle. En ce moment où le discours musical bascule dans l'ultra-grave du piano 14,les contraintes antérieures explosent pour exposer crûment ce qui jusque-là œuvrait sourdement.

12. Voir le départ du premier piano (p. 67 ou 70) pour la Deuxièlne pièce. 13. De hauteurs, de registres, de durées, de dynamiques... 14. On l'aura compris: le InOl'nelltfavori est limité au moment mêlnc du plongeon, ce qui le suit - la longue stase colérique dans le bas du clavier n'étant plutôt qu'. un beau passage ., au sens adornien des Schone Stelletl.

152

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE LA MUSIQUE...

La Chute d'Icare Écoutons

(Ferneyhough)

maintenant

la fin de la cadence

de la clarinette

dans La Chute d1care de Ferneyhough 1(, Ce que je trouve ici saisissant est l'émergence d'une petite pulsation, afflfmée d'abord par le piccolo, puis par le violon et une troisième fois par le violoncelle. Ce n'lomentfavori délivre l'existence sans médiation d'un principe brut (la régularité métronomique d'un train d'impulsions) assez inattendu dans ce contexte sériel, principe qui aussitôt interroge son éventuelle influence antérieure. Je ne m'étendrai pas sur les conséquences rétroactives ouvertes par ce moment quant à une compréhension de l'œuvre 17.Il me suffira de noter qu'il présente, là aussi, 15.

une capacité de l'œuvre jusque-là inexposée, en l'occurrence sa capacité de discourir sur fond vacillant d'un temps finement strié. Dans ces deux cas, ce qui apparaît n'est pas tant un nouvel objet 18 qu'une nouvelle capacité de l'œuvre introduisant la question: cette capacité n'était-elle pas là depuis le début de l'œuvre? Cette puissance à l'œuvre n'était-elle pas toujours déjà là ? Le moment favori entrouvre ainsi une distance à l'intérieur et de l'intérieur même de l'œuvre; il apparaît comme une autodistension de l'œuvre, une extension immanente et sui generis, un moment où l'œuvre semble se projeter à côté de son état antérieur. C'est en ce type de moment que naît ce qui mérite à mon

sens de s'appeler écoute. Soit: le moment.favori ouvre un lieu pour l'écoute.

15. Mesures 147 et suivantes. 16. Il faut entendre toute l'œuvre pour aborder cc mOlnent dans son contexte, seul moyen de l'identifier comme 1nolnerztfavori. 17. On se reportera, pour cela, à .. Une écoute à l'œuvre: d'un Inomcnt favori dans La Chute d'Icare It(cf la bibliogrclphie en annexe). 18. Bien sûr, dans La Chute d'Icare, le petit motif régulier constitue un nouvel objet, mais ce n'est pas à ce titre qu'il délimite un InOl1letltfavori.

153

L'ÉCOUTE

Quel est exactement ce lieu et en quoi est-il apte à engendrer une écoute?

Vouloir-dire Une première manière de nommer ce lieu serait d'énoncer que, à partir de ce moment, l'écoute devient attentive à un vouloir-dire de l'œuvre qui n'est plus exactement réductible à son dire antérieur. Paul Claudel indiquait avoir appris de Mallarmé l'attention, devant chaque chose comme devant chaque Qu'est-ce que cela veut dire? 19 .. Il ne poème, à la question: faut pas, je crois, comprendre la distinction d'un vouloir-dire et d'un simple dire comme désignant une intention des choses ou des poèmes, une intention qui n'arriverait pas à se matérialiser et assignerait ainsi le dire de l'œuvre au statut d'expérience ou de tentative inaboutie. Pour Mallarmé, la distinction d'un dire et d'un vouloir-dire ne désigne pas l'échec de l'œuvre à dire vraiment, son incapacité à dire ce qu'elle veut dire. Il faut y entendre tout au contraire une capacité de l'œuvre, une puissance qui tient à l'existence d'une stratégie à l'œuvre, au jeu d'une subjectivation, à la dynamique d'un vouloir et pas seulement d'un être-là. Selon cette distinction, le moment .favori est celui où le vouloir-dire de l'œuvre se sépare de son simple dire, le moment où ce qui apparaît comme compter vraiment est, pardelà le dire de l'œuvre, son vouloir propre. Ou encore, car c'est la même chose, le procès subjectif de l'œuvre s'avère lors cc

19. « Tous ces gens-là [les romanciers naturalistes] après tout qu'est-ce qu'ils font? Des devof1-s de frarzçais... Ils décrivent le Trocadéro, les Halles, le Japon, enfin ce que vous voulez. Ce que l1'loij'apporte dans la littérature, c'est que je ne 1ne place pas devaut un spectacle en essayant de le décrire, mats eu 1ne dtsatzt : Qu'est-ce que cela veut dire? (Mallarmé, selon Claudel, cité par Henri Bauchau, Journal d'Atztigone, Actes Sud, 1999). Il

154

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE LA MUSIQUE...

du n'loment favori ordonné jusque-là inexplicité.

à un principe de subjectivation

Intension Ce qui peut nommer cet écart entre le dire et le vouloirdire, plutôt que le mot français intention, pourrait être alors le néologisme, forgé par le poète anglais Gerard Manley Hopkins, instress, qu'on peut traduire d'un néologisme français équivalent, bâti à partir de l'idée d'une tension intérieure: une intension 20. Cette intension, ou tension intérieure à l'œuvre, tension agissant sur l'œuvre de l'intérieur d'elle-même, cette capacité de l'œuvre d'introjecter la tension qu'elle est, nomme la distance surgie en un moment.favori. L'écoute à partir de là va être l'attention portée à l'existence de cette intension, à cette nouvelle ombre portée du discours, à ce voile du vouloir sur tout dire. L'écoute surgit ici un peu comme un somnambule, se réveillant assis sur un fil, prend brusquement conscience de l'abîme sur lequel il était jusque-là tranquillement installé. Ou encore comme lorsque, au cours d'une conversation, vous réalisez soudainement que l'interlocuteur avec qui vous bavardiez jusque-là d'une oreille distraite vous est familier par quelque trait inattendu, ce qui confère à la suite de ses propos une résonance jusque-là inaperçue. L'écoute est un nouveau crédit porté à l'œuvre; l'écoute est la conviction que l'œuvre a une intension, qu'elle soutient la tension entre un dire et un vouloir-dire, que son dire est animé d'un vouloir-dire. Cette conviction, née du moment favori et génératrice de l'écoute, consonne avec le vieil adage paulinien .fides ex auditu 21 : la conviction provient ce que l'on entend. Soit, pour 20. Il faut entendre ttztension comme l'envers d'une extension. 21. Épître aux ROlnafns, 10, 17

155

L'ÉCOUTE

notre compte musical: écouter, c'est mettre en œuvre la conviction jaillie de ce qui fut entendu dans le moment favori 22.

Double surprise Un point capital est qu'une telle conviction jaillit de l'œuvre par surprise, en fait, selon une double surprise. En premier lieu, l'écoute naît en un moment inattendu. Bien

.

sûr cette écoute est conditionnée par une attention préalable de l'auditeur. Mais cette attention (en vue d'une écoute) n'est pas exactement l'attention de qui perçoit ou auditionne l'œuvre. Ce n'est pas l'attention intégratrice de l'audition. C'est plutôt, pour reprendre un terme freudien, une attention flottante, adéquate au discernement d'un éventuel ccquelque chose se passe It.Attention flottante car trop d'attention au discours interdirait de remarquer la petite différence apparue en sa marge; et trop peu d'attention ferait passer à côté. L'écoute naît donc par surprise. 22. Attention: vouloir n'est pas devoir, et le Inolnen!favori n'est donc pas à proprement parler un moment logique. Il ne s'agit pas, par la résonance globale du ,nome,,! favorl dans l'œuvre, d'entendre là l'idée d'une logique à l'œuvre. Une logique à l'œuvre, c'est autre chose: c'est une norme d'enchaînement, de déduction, d'induction, de conséquence. Une logique musicale, c'est ce qui pointe dans l'être musical un devoir-être, c'est ce qui rehausse dans le dire musical son dcvoir-dire. Et le devoir-dire n'est pas le même qu'un vouloir-dire. Il n'y a d'ailleurs pas, dans l'œuvre musicale, de moment logique à proprement parler, ce qui revient à dire que la logique y est prescrite de l'extérieur de l'œuvre plutôt que du point de son déroulement. Le moment logique d'une œuvre lui vient d'une autre œuvre, en fait d'une situation musicale composée d'autres œuvres, situation dans laquelle l'œuvre se déploie en connaissance de cause. En d'autres termes, l'œuvre ne constitue pas sa logique mais en hérite. Par exemple une œuvre d'obédience sérielle hérite d'un type (sériel) de logique qu'elle assume et à partir duquel elle opère. On peut considérer que la logique est avant tout celle de l'écriture et que son devoir-dire - plus encore son devoir-être - n'intéresse pas directement l'écoute. Si le n'lo'nent favori n'est pas un moment logique, ce n'est d'ailleurs pas non plus à proprement parler un moment de subjectivation, mais plutôt un moment d'apparition comme telle d'une subjectivation toujours déjà là.

156

QUAND L'ŒlNRE

.

ÉCOUTE LA MUSIQUE...

Mais la surprise est double car ce que saisit par inadver-

tance l'attention flottante en fait ne lui était pas destiné: ce que l'écoute surprend dans le m011'lent favori n'était pas adressé à l'auditeur. C'est dire que l'écoute musicale n'est nullement une réception. Elle n'est pas l'attention portée à un message qui vous serait adressé et dont vous auriez à prendre connaissance et à accuser réception. L'écoute consiste plutôt à surprendre l'existence de quelque capacité secrètement à l'œuvre: dans mes exemples, cette rage de Structures Il, ce fond régulièrement strié de La Chute d'Icare... Au total, si l'écoute musicale advient par surprise, c'est qu'elle surprend quelque chose qui s'avère à l'(£uvre. Polonius, dans Ha1nlet, partant se dissimuler pour surveiller les échanges du héros et de sa mère, annonce que surprendre leur discours demande quelque oreille supplémentaire". Pour les représentations qu'en donna Vitez à Chaillot en 1983, Raymond Lepoutre traduisit le verbe anglais overhear par le néologisme surécouter 23. Si l'on entend ici dans le préfixe sur l'idée d'un supplément, d'un en-plus et non pas d'un ordre supérieur ou d'une suréminence, j'appellerai alors surécoute cette attention qui surgit dans le moment favori selon la logique d'une double surprise: surprise passive d'apparaître en un moment imprévu, et surprise active de capter quelque chose d'inattendu. cc

Écoute à l'œuvre Je propose alors de penser le point suivant: ce que surprend la surécoute, c'est l'existence d'une écoute à 1'(£U,vredepuis 23. Mettant dans la bouche de Pierre Vial ces mots: quelque

oreille

de plus que celle d'une

.

mère / Car sa nature

..

Cela demande la rend partiale,

afm de surécouter / Le discours. (Halnlet, Théâtre national de Chaillot, 1983 ; en anglais: 'Tis meet tbat sOlne mOI-e audience tban a n~otbe'; / Since llature ,nakes tbe,n partial, sbould 0 'erbear / Tbe speecb, of vantage) Je dois au petit ouvrage de Rémi Roche intitulé précisément Surécoute (P.U.L., 1990) d'avoir attiré mon attention sur cette traduction.

157

L'ÉCOUTE

longtemps déjà, d'une écoute qui n'est plus le fait d'un auditeur mais directement de l'œuvre. Il s'agit donc là d'immanentiser la catégorie d'écoute, de concevoir l'écoute comn1e une activité de l'œuvre elle-même et non plus des individus qui y font face. Conformément à la thèse que le sujet de la n1usique - le sujet musical -, c'est l'œuvre et non pas les individus musiciens qui la composent, la jouent ou l'écoutent, il faut en venir à penser qu'il y a une écoute supportée par l'œuvre elle-même et non plus par les individus qui l'entendraient ou la percevraient. Autant indiquer, au passage, que je ne me retrouve guère dans le sous-titre malicieusement déposé sur cet après-midi

(une écoute « sa'tlssujet ? *) puisqu'il ne s'agit nullement pour 1#

moi de penser une écoute sans sujet mais bien plutôt une écoute du sujet musical lui-même, c'est-à-dire de l'œuvre. Il est vrai que les guillemets et le point d'interrogation dans le soustitre en question servent d'alibi à l'organisateur du colloque, mon sujet musical étant bien loin du sujet psychologique ordinaire, en l'occurrence de l'individu calé dans son fauteuil. Mais

laissons ce dernier cuver ses impressions n dans le confort de 4(

son siège pour nous attacher à l'œuvre et ce qu'elle écoute. Qu'est donc ce geste d'écoute que surprend favori ?

le moment

J'ai déjà proposé plusieurs manières de le nommer: l'exposition d'une nouvelle capacité, l'excès d'un vouloir-dire sur le dire, l'intension à l'œuvre... Le propre du m011'lentfavori serait alors que l'excès permanent du vouloir-dire sur le dire - excès qui à proprement parler ne se dit pas

-

se donnerait

ici exceptionnellement

dans

la forme d'un dire local. Pour penser ce dire occasionnel du vouloir comme tel, il nous faut introduire dans notre théorie un terme jusque-là

. cf

Cf

Tel était en effet l'intitulé de la première après-midi de ce colloque; Ouverture note 1 (P. Sz.).

.,

158

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE LA MUSIQUE...

absent: il faut penser l'écoute musicale.

le rôle que jouent les corps dans

Les corps Dans le moment favori, les corps jouent un rôle singulier. Sans entrer ici dans le détail d'une théorie des corps en musique, je distinguerai quatre types de corps. 1) Il Y a d'abord le corps physiologique ordinaire, celui que prend en compte la psychoacoustique et qui constitue une sorte de base matérielle pour l'activité musicale. 2) Il Y a ensuite le corps du musicien qui est ce même corps physiologique mais informé par la pratique musicale, rendu apte à jouer d'un instrument et à ressentir des émotions musicales. 3) Il y a alors ce que j'appellerai le corps musicien (en le différenciant du corps du musicien) qui est le véritable support de la musique et qui est composé d'un corps à corps, d'une empoignade entre le corps d'un musicien et le corps d'un instrument. 4) Il Y a enfin ce que j'appelle le corps musical, pour le distinguer du corps musicien précédent, et qui désigne la manière dont l'œuvre traite le corps musicien, c'est-à-dire traite le corps à corps qu'elle met en jeu. À mon sens 24, ce corps musical consiste à neutraliser le corps à corps du musicien et de son instrument, à l'indiffé24. Il y a quatre c'est-à-dire qu'il y a il Y a d'abord cien avorté; il Y a ensuite

. .

.

cien exhibé

manières pour la musique de traiter le corps musicien, quatre types de corps Inusical : le corps musical virtuose, qui repose sur un corps musile corps musical inspiré, qui repose sur un corps Inusi-

;

il Y a également le corps musical exécutant, musicien forclos;

.

et il y a enfin

le corps

musical

interprétant,

qui repose sur un corps qui repose

sur un corps

musicien retiré. Je privilégie, pour ma part, le quatrième comme étant musicalement plus puissant.

159

le

L'ÉCOUTE

rencier pour laisser toute la place à la musique qu'il supporte. Selon cette thèse, l'essence du traitement musical des corps se donne dans la soustraction du corps à corps que la musique cependant requiert, dans l'effacement du corps musicien convoqué par l'œuvre. Ce n'est pas que le corps musical se retirerait pour laisser place à un corps sonore - telle serait la thèse spontanée des musiques électroacoustiques, héritière de la problématique schaefferienne. C'est plutôt que le traitement spécifiquement musical des corps se donne dans leur soustraction plutôt que dans leur exhaussement. Et qui dit soustraction et retrait présuppose une mise en jeu préalable de ces corps: l'œuvre musicale, en ce sens, n'ignore ni ne dédaigne les corps - il ne s'agit nullement de plaider ici pour une nature angélique de l'œuvre musicale - mais elle retire ce qu'elle a avancé, elle plonge dans l'ombre le support de son affirmation, ou, dans un tout autre vocabulaire, elle refoule le geste qui présente

pour mieux exhausser ce qu'il présente 25. Cette mise à distance, j'aimerais la nommer un discorps, avec ce que ce néologisme évoque de discordance et de distance au regard d'un corps.

Adhérence

ou détachement

À bien y regarder, cette indifférenciation des corps qui supportent pourtant la musique n'est qu'une modalité de cette conviction plus générale qu'il est possible de détacher un énoncé de sa position d'énonciation. Une ligne de partage dans les orientations de pensée se joue, je crois, autour de ces points. - Tout énoncé est-il adhérent à ses conditions d'énonciation ? 25. cf la fameuse histoire du doigt désignant la lune...

160

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE lA MUSIQUE...

- Toute proposition conditions d'émergence?

de pensée

est-elle attachée

à ses

- Toute idée musicale est-elle arrimée au corps à corps qui l'a supportée? Ou, à l'inverse: - Est-il possible de détacher un énoncé de son énonciation en sorte de le traiter non plus comme une parole mais comme un énoncé en soi?

- Une œuvre est-elle séparable du site historico-social dans lequel elle a prélevé son matériau en sorte de se constituer en proposition universelle? - Une œuvre musicale peut-elle indifférencier les corps musiciens qu'elle a convoqués en sorte de composer une intension spécifiquement musicale? En ce point, la pensée est aujourd'hui sommée de prendre

parti 26. Ce qui, à propos de l'écoute musicale, se dira" il faut choisir.. : soit on psychologise, sociologise et historicise l'écoute musicale, soit on la pense comme un en-soi et un pour-soi de l'œuvre même. Ce colloque, je crois, devrait parcourir cette ligne de partage.

Écouteur La théorie de l'écoute que j'avance ici soutient que l'œuvre écoute à mesure de sa capacité à tenir à distance les corps musiciens qu'elle convoque. Cette capacité se présente comme telle dans le m01nent favori. D'où que les moments favoris sont moins des moments de plénitude sonore que des moments de soudain retrait du matériau, des moments de vertige où le sol semble brusquement se retirer sous les pas du discours, des moments où le fond sonore que l'on croyait soli26. La décision peut se dire: faut-il toujours (re) contextualiser les œuvres de la pensée ou peut-on (doit-on) aussi les décontextualiser ?

161

L'ÉCOUTE

dement arrimé s'avère d'une totale fragilité, des moments où la continuité sonore, jusque-là peu ou prou garantie, se suspend au bord d'un abîme. En ce moment, l'auditeur qui s'était incorporé à l'œuvre en lui prêtant son corps de musicien, qui vivai~ l'œuvre en éprouvant dans son corps de musicien les gestes même du corps musicien, qui se tenait depuis l'attaque même de l'œuvre sur le qui-vive, cet auditeur est ici renversé, destitué par ce qui prend forme d'un trou plutôt que d'une complétude. L'auditeur trébuche, en son corps même; et c'est là, en ce lieu de discorps, une chance pour lui de se convertir en ce que je proposerai d'appeler un écouteur. Un écouteur, c'est ce qui vient à l'œuvre à partir d'un moment favori. Ce nom d'écouteur épingle un en-soi de l'œuvre, une position d'écoute constituée par l'œuvre et non plus extérieure et préalable. L'œuvre fabrique ses écouteurs. Il m'a toujours semblé qu'un tableau n'existait vraiment c'est-à-dire en soi et non pas pour les regards se portant sur lui - que s'il continuait de soutenir son intensité propre lorsqu'on le tournait vers le mur, lors même qu'aucun regard extérieur ne pouvait plus gager son existence. De même une œuvre musicale me semble exister vraiment quand elle n'est plus dépendante des impressions déposées chez les auditeurs et qu'elle sait constituer ses écouteurs immanents. Libre alors à chacun de rester en dehors de l'œuvre, face à elle pour continuer de la percevoir et de l'auditionner ou, au contraire, de s'y incorporer puis de s'y perdre pour renaître comme écouteur.

Ligne d'écoute Si l'écouteur est créé par l'œuvre à partir du moment favori, que se passe-t-il donc après ce moment?

162

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE lA MUSIQUE...

L'écoute, née en ce n10ment, va tracer ce que j'appellerai une ligne d'écoute. L'écoute apparaît ainsi une activité qui n'est plus de totalisation (comme l'audition) ni d'objectivation (comme la perception) mais d'aimantation et d'intensification.

Dans la distance Pour illustrer ce que j'entends par ligne d'écoute, je vais repartir d'exemples musicaux prélevés dans une de mes œuvres. Procéder ainsi implique un risque: il ne va nullement de soi qu'un compositeur soit le mieux placé pour écouter ses œuvres. Sans doute dispose-t-il d'atouts pour les percevoir et les auditionner, mais il supporte par contre de lourds handicaps pour les écouter: le handicap de la surprise, bien sûr (quand un compositeur est surpris dans une de ses œuvres, c'est le plus souvent une mauvaise surprise: parce que quelque chose n'a pas. marché» comme il l'attendait. ..) ; il est aussi particulièrement difficile à un compositeur de pratiquer à l'égard d'une de ses œuvres cette attention flottante le

rendant disponible à la touche d'un moment favori

27.

Bref, un

compositeur est ici trop directement intéressé pour aborder l'écoute de ses œuvres avec la liberté suffisante 28. Malgré cela, je me livrerai à ce périlleux exercice en sélectionnant une œuvre écrite il y a cinq ans, intitulée Dans la distance. Cette œuvre est partagée nettement en deux blocs, sans cesse coprésents : un ensemble instrumental et vocal, et une partie électroacoustique diffusée par haut-parleurs.

27. Peut-être cela ressemblerait-il à la difficulté qu'aurait un psychanalyste pour écouter d'une oreille flottante les confidences d'un de ses enfants. 28. y a-t-il un type de musicien plus à même d'écouter vraiment? Si ce n'est sûrement pas le compositeur, l'interprète qui la joue est également handicapé pour surécouter : on ne saurait lui demander l'attention flottante requise, si bien que l'interprète s'auditionne plutôt qu'il ne s'écoute ou n'écoute la musique qu'il supporte.

163

L'ÉCOUTE

Je tenais, en composant cette œuvre, à ne pas tomber dans ce poncif des œuvres mixtes que j'appellerai la théorie des deux mondes, soit l'idée que l'œuvre mixte mettrait en rapport deux mondes musicaux distincts: celui des instruments et celui de l'électroacoustique. Je tenais qu'il n'y avait - qu'il n'y a, qu'il ne peut y avoir - qu'un seul monde musical et que la partie électroacoustique ne devait pas être pensée comme un autre monde (doté de son propre principe de complétude) mais plutôt comme constituée d'images musicales du monde unique. Il s'agissait donc pour moi de composer un monde musical suffisamment vaste pour inclure en son sein ses propres images 29. D'où l'idée d'un ordinateur traité comme l'image d'un grand orgue. Les rapports entre partie électroacoustique et partie instrumentale se sont ainsi déployés selon une stratégie assez complexe que je ne saurais ici prés~nter. Le point où je veux en venir est que ce rapport entre images électroacoustiques et musique instrumentale dessine une ligne d'écoute immanente à l'œuvre. Quelques exemples de la ligne de fracture entre les deux parties, quelques moments caractéristiques de cette rive intérieure. Au début de l'œuvre d'abord, où la partie électroacoustique est plus traditionnelle 30 : pages 8 et 9. Ensuite, la partie électroacoustique se constitue par synthèse granulaire en temps réel à partir d'échantillons d'instruments de musique en sorte de générer parfois l'image sonore d'un grand orgue: pages 19 à 21. 29. La thèse axiale est que ce qui sort des haut-parleurs n'est pas à proprement parler de la musique mais plutôt une image de musique, car le hautparleur n'est pas un corps instrumental mais une shnple meJnbrane, et les sons qu'il génère (mais ne rayonne guère) ne procèdent nullement d'un corps à corps. En ce sens les haut-parleurs projettent des images plutôt qu'ils ne rayonnent des corps à corps. 30. Il s'agit ici de plaques dont la vibration, synthétisée par modèles physiques (logiciel Modalys), est fiXée une fois pour toutes sur bande.

164

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE LA MUSIQUE...

Enfin - troisième et dernier exemple - la synthèse granulaire opère également à partir de voix parlées préenregistrées, générant cette fois l'image sonore d'une foule: page 97. Une écoute possible de l'œuvre naît à partir de ce qui pourrait être 31 son m01nent .favori : celui oÙ le piano vient interrompre une partie électroacoustique qui menace de prendre son autonomie en sombrant dans la nostalgie. En composant la partie électroacoustique de cette œuvre, je ressentais en effet au plus intense une menace permanente de l'image musicale: son penchant incoercible à s'étaler, à se complaire narcissiquement dans une durée sans fin, à immerger l'auditeur dans un océan noyant toute idée musicale dans une impression

ductile,

lactile, bref

-

les signifiants

parlent

d'eux-mêmes - dans un placenta fœtal. Qu'il faille trancher dans ce plasma pour que la pensée ne soit pas happée par une léthargie régressive, c'est ce que dit et fait le piano, coupant court et rappelant la loi de récriture. Je vous fais entendre ce moment: pages 46 et 47. En ce moment favori, la surécoute surprend un conflit intérieur à l'œuvre dont l'auditeur n'avait jusque-là guère eu conscience. À partir de lui une ligne d'écoute se dessine, qui épouse l'œuvre selon ce partage des eaux, cette ligne de fracture qui est tantôt lieu de réconciliation, tantôt ligne de front 32. Je vous livre simplement un dernier exemple, lors de la cadence électroacoustique quand l'image du grand orgue

semble reprendre son indépendance musicale

33 :

page 83.

L'écouteur chevauche ainsi cette ligne d'écoute à travers toute l'œuvre, ayant surpris (surécouté) au cours du moment favori un discorps immanent à l'œuvre qui s'avère délimiter une balafre et une entaille. 31. j'emploie le conditionnel car je ne suis pas le mieux placé pour identifier dans cette œuvre.. son. InOn'lentfavo1i. 32. Ces rapports évoluent selon des principes que je n'ai pas ici le loisir de présenter. 33. En vérité un principe immanent d'autolimitation reste ici agissant.

165

L'ÉCOUTE

Il est ainsi loisible d'écouter Dans la distance d'un bout à l'autre selon cette ligne intérieure de partage des eaux, où œuvre cette subjectivation qui refuse aussi bien l'affrontement de deux mondes qu'une confusion non hiérarchisée.

ligne d'écoute... Il est patent qu'une telle ligne reste inobjectivable : c'est un rapport présent et actif dans l'œuvre mais non présenté comme tel, en particulier dans la partition, non présentable d'ailleurs autrement que par le détour du langage. La ligne d'écoute s'avère une appréhension globale de l'œuvre 34, mais qui n'est pas une totalisation. Cette ligne n'est ni spatiale ni objectivable. Cette ligne d'écoute est tissée selon une attention qui n'est pas d'ordre phénoménologique : elle n'est pas un pour-nous mais bien un en-soi de l'œuvre car elle est le principe même par lequel persévère la subjectivation de l'œuvre. Il y a donc au total le jeu de trois aspects: une préécoute, une surécoute et une ligne d'écoute. Il y a d'abord une préécoute qui est d'ordre phénoménal, qui est une écoute pour nous, pour nous auditeurs préconstitués, préexistants à l'œuvre et qui venons à sa rencontre. Cette préécoute accède 35 en un moment de surécoute à une écoute en soi qui trace la ligne d'écoute.

34. Globale puisqu'elle opère de part en part, d'un bout à l'autre, à travers l'œuvre dans toute son étendue. 35. La situation de préécoute peut se retrouver parfois, bien après un montent favori, lorsqu'on a perdu le fil de l'œuvre, lorsqu'on s'est perdu comme écouteur et qu'on se retrouve, à nouveau, simple auditeur de l'œuvre.. .

166

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE lA MUSIQUE...

L'œuvre

écoute

Au terme de ce parcours, on peut alors légitimer ce nom d'écoute apposé sur ce travail de l'œuvre en énonçant sur l'écoute musicale les thèses suivantes, qui ont, peut-être, quelque résonance plus vaste. L'écoute, d'abord, n'est pas écoute de soi. L'œuvre ne

.

.

s'écoute pas. Elle écoute la musique. L'écoute n'est pas plus écoute de l'autre. L'écoute est le travail d'une distance et non pas d'une altérité ou d'une intersubjectivité. Écouter, c'est prêter attention à une intension, c'est suivre dans un dire son vouloir-dire. Cela ne met nullement en jeu une dialectique du même et de l'autre. L'écoute se joue à trois (l'écouteur, l'œuvre et la

.

musique) plutôt qu'à deux. Et cette relation ternaire n'est ni réflexive (ce n'est pas une relation de soi à soi), ni symétrique (il ne s'y agit nullement d'écouter qui vous écoute), ni non plus transitive (il ne s'agit pas d'arriver à écouter ce qu'est en train d'écouter celui que vous écoutez). L'écoute n'est pas une objectivation. Elle n'est pas plus 8

un entendre ou un comprendre 8

36.

L'écoute n'est pas non plus une figure du savoir, et ce

de deux manières:

- Il ne s'agit pas d'abord d'écouter des savoirs. Un savoir ne s'écoute pas. Il se reçoit, il se comprend, il se transmet. Il se communique. Mais l'écoute n'a rien à voir avec la communication, ni avec l'émission, ni avec la réception. ter

- Ensuite il n'y a pas à proprement parler de savoir écou37. Il n'y a qu'un savoir des conditions requises pour

36. En ce sens écouter n'est pas exactement prendre au mot, prendre le mot pour un objet. Cela, c'est peut-être la poésie Ponge, mais son pa11i plis des choses cOlnpte tenu des l1'lotSne proprement parler d'une écoute, ni des choses, ni des mots. 37. Écouter n'est pas exactement une activité qu'on puisse quer.

167

au sens d'un d'un Francis relève pas à savofl. prati-

L'ÉCOUTE

l'écoute (par exemple savoir qu'il faut une attention flottante pour pouvoir espérer arriver à écouter). Car l'écoute est fondamentalement irrépétable, essentiellement non garantie. Écouter, c'est toujours inventer une position immanente. En ce sens l'écoute est constituante d'une position d'écouteur et non pas constituée par un écouteur qui lui préexisterait. L'écoute ne procède pas par vis-à-vis de deux entités préalablement existantes. L'écoute est l'invention d'une distance, la création d'un dépli, la naissance d'un écart, non le produit d'une rencontre. Écouter, c'est écouter des rapports entre des objets plu-

.

tôt que ces objets des rapports non nullement viser à représentation. En ce sens

.

eux-mêmes. De plus écouter, c'est écouter prés~ntés, moins encore représentés, sans combler ce manque de présentation et de écouter n'est pas représenter.

Écouter ne

consiste pas à représenter un rapport qui ne l'aurait pas été. Représenter en musique, c'est l'affaire de l'écriture, plus

généralement de la partition en son amas inconsistant

38

de

lettres et de notations. La partition n'est pas le corps de l'œuvre. C'est tout au plus son programme, sa proposition d'existence. Dans cette proposition, l'écriture musicale proprement dite occupe la place d'un inconscient: l'inconscient musical qui sera à l'œuvre:¥) une fois celle-ci supportée par un corps. Qu'une œuvre pour exister doive être écrite, le sérialisme a porté cette exigence avec sérieux et il n'y a pas lieu, à mon sens, d'y revenir, s'il est vrai que la conception moderne du sujet ne saurait être celle d'une pleine conscience de soi. Il n'y a pas alors lieu de dialectiser écriture et écoute comme le sérialisme le faisait entre écriture et perception. Il 38. Inconsistant car redondant, pléthorique et lacunaire... 39. L'écriture est l'inconscient de J'écoute (inconscient à J'œuvre plutôt qu'à proprement parler de l'œuvre).

168

QUAND L'ŒUVRE ÉCOUTE LA MUSIQUE...

n'y a donc pas lieu, dans ce mouvement de pensée, d'écrire une écoute ou d'écouter une écriture. Les rapports de l'écriture et de l'écoute sont ceux d'un inconscient et d'une subjectivation à l'œuvre. Autant dire qu'ils ne sauraient consister à deux et que les penser requiert la médiation d'autres catégories : celles de corps, de procès subjectif, etc. Écouter est une activité qui aimante une ligne de partage

.

interne à l'œuvre, qui faufile la rive intérieure de l'œuvre d'avec la musique qu'elle veut et qui s'avère toujours plus grande qu'elle. L'œuvre ainsi écoute la musique au fil de l'écouteur, ce stéthoscope qui interroge sans cesse: Est-ce qu'ici ça saigne? Est-ce qu'ici ça cicatrise?

Vérité musicale de l'écoute À tous ces titres, il me semble légitime de nomIner écoute cette attention de l'œuvre à la musique telle qu'elle émerge à partir d'un m01nent favori. L'enjeu de notre préécoute, à nous autres pauvres musiciens, déchets perpétuels des œuvres que nous composons, jouons et entendons, est d'avoir la chance de nous tenir, quelques instants, à hauteur de cette écoute de la musique par l'œuvre. Si cette chance peut s'appeler grâce