Le sens perdu de l'écriture: Exégèse et herméneutique (French Edition) 9782343185323, 2343185328

Ce livre ne procède pas à une condamnation en règle de la méthode historico-critique de l'exégèse moderne. Dans la

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Le sens perdu de l'écriture: Exégèse et herméneutique (French Edition)
 9782343185323, 2343185328

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
L’ÉTAT DE LA QUESTION
HISTOIRE DE JÉSUS OU THÉOLOGIE DU CHRIST

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LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE

Jean Borella

Jean Borella, agrégé de l’Université, docteur ès Lettres, a enseigné la métaphysique et l’histoire de la philosophie ancienne et médiévale à l’université de Nancy II jusqu’en 1995. Son œuvre, dont certains titres ont été traduits en anglais, en italien, en roumain, et bientôt en turc, entend conjuguer le souci de la philosophie avec celui de la foi chrétienne, de sa doctrine comme de ses expressions symboliques. Parmi ses nombreux ouvrages, on peut citer : Le sens du surnaturel ; Amour et Vérité – La voie chrétienne de la charité ; La crise du symbolisme religieux ; Histoire et théorie du symbole ; Penser l’analogie ; Problèmes de gnose ; Aux sources bibliques de la métaphysique ; Ésotérisme guénonien et mystère chrétien et L’intelligence et la foi.

ISBN : 978-2-343-18532-3

16,50 €

LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE Exégèse et herméneutique

LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE

Ce livre ne procède pas à une condamnation en règle de la méthode historico-critique de l’exégèse moderne. Dans la mesure où cette exégèse, fondée sur les travaux des sciences de la culture (archéologie, philologie, codicologie, histoire des textes, etc.), vise à préciser la signification des termes et des énoncés bibliques, elle est aujourd’hui nécessaire et ses acquis sont souvent éclairants. Cette méthode n’est d’ailleurs pas exclusivement moderne. Au début du iiie siècle, Origène, dans les Hexaples, a réalisé une œuvre monumentale en mettant en rapport, sur six colonnes, chacun des mots du texte hébreu de l’Ancien Testament avec six versions grecques différentes. Ce qui est en question dans cet ouvrage, ce sont les conclusions herméneutiques qu’une partie de l’Église – hiérarques et savants – a cru pouvoir tirer de cette exégèse sur le sens de l’Écriture. Ces conclusions sont fondées sur une argumentation « philosophique » d’une extrême faiblesse ; elles conduisent au rejet des certitudes de la foi reçues depuis deux mille ans, comme on pourra le constater en prenant connaissance des exemples et analyses qu’on va lire. Et le peuple chrétien, soumis aux autorités, ignore tout de ces bouleversements ou préfère n’en rien savoir.

Jean Borella

Jean Borella

Collection Théôria

LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE EXÉGÈSE ET HERMÉNEUTIQUE

Jean BORELLA Borella JEAN

LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE EXÉGÈSE ET HERMÉNEUTIQUE

Collection Théôria ___________________________

© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-18532-3 EAN : 9782343185323

COLLECTION THÉÔRIA DIRIGÉE PAR PIERRE-MARIE SIGAUD AVEC LA COLLABORATION DE BRUNO BÉRARD OUVRAGES PARUS

:

Jean BORELLA, Problèmes de gnose, 2007 Wolfgang S MITH, Sagesse de la cosmologie ancienne – Les cosmologies traditionnelles face à la science contemporaine, 2008 Françoise BONARDEL, Bouddhisme et philosophie – En quête d’une sagesse commune, 2008 Jean BORELLA, La crise du symbolisme religieux, 2008 Jean BIÈS, Vie spirituelle et modernité, 2008 David LUCAS, Crise des valeurs éducatives et postmodernité, 2009 Kostas MAVRAKIS, De quoi Badiou est-il le nom ? Pour en finir avec le (XXe) siècle, 2009 Reza S HAH-K AZEMI, Shankara, Ibn ‘Arabî et Maître Eckhart – La voie de la Transcendance, 2010 Marco PALLIS, La Voie et la Montagne – Quête spirituelle et bouddhisme tibétain, 2010 Jean HANI, La royauté sacrée – Du pharaon au roi très chrétien, 2010 Frithjof S CHUON, Avoir un centre, 2010 Patrick R INGGENBERG, Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, 2010 Kenryo K ANAMATSU, Le Naturel – Un classique du bouddhisme Shin, 2011 Frithjof S CHUON, Les Stations de la Sagesse, 2011 Jean BORELLA, Amour et Vérité – La voie chrétienne de la charité, 2011 Patrick R INGGENBERG, Les théories de l’art dans la pensée traditionnelle ‒ Guénon, Coomaraswamy, Schuon, Burckhardt, 2011 Jean HANI, La Divine Liturgie, 2011 Swami Śri KARAPATRA, La lampe de la Connaissance non-duelle, suivi de La crème de la Libération, attribué à Swami T ANDAVARYA, suivis d'un inédit, La Connaissance du soi et le chercheur occidental de Frithjof S CHUON, 2011 Paul BALLANFAT, Messianisme et sainteté – Les poèmes du mystique ottoman Niyâzî Mısrî, (1618-1694), 2012 Frithjof S CHUON, Forme et substance dans les religions, 2012 Jean BORELLA, Penser l’analogie, 2012 Jean BORELLA, Le sens du surnaturel, 2012 Paul BALLANFAT, Unité et spiritualité – Le courant Melamî-Hamzevî dans l’Empire ottoman, 2013 Michel D’URANCE & Guillaume DE T ANOÜARN, Dieu ou l’éthique ‒ Dialogue sur l’essentiel, 2013

LE ŚRIMAD BHĀGAVATAM – LA SAGESSE DE DIEU, résumé et traduit du sanskrit par Swāmi Prabhavānanda, traduit de l’anglais par Ghislain Chetan, 2013 Frithjof S CHUON, De l’unité transcendante des religions, 2014 Gilbert D URAND, La foi du cordonnier, 2014 Robert BOLTON, Les âges de l’humanité ‒ Essai sur l’histoire du monde et la fin des temps, traduit de l’anglais par Jean-Claude Perret, 2014 Mahmut EROL K ILIÇ, Le soufi et la poésie ‒ Poétique de la poésie soufie ottomane, traduit du turc par Paul Ballanfat, 2015 John PARASKEVOPOULOS, L’appel de l’Infini ‒ La voie du bouddhisme Shin, traduit de l’anglais par Ghislain Chetan, préface de Patrick Laude, 2015 Jean BORELLA, Aux sources bibliques de la métaphysique, 2015 Frithjof SCHUON, Christianisme/Islam ‒ Visions d’œcuménisme ésotérique, 2015 Frithjof SCHUON, De tout Cœur et en l’Esprit – Choix de lettres d’un Maître spirituel, traduit de l’allemand par Ghislain Chetan, 2015 Jean BORELLA, Lumières de la théologie mystique, 2015 Jean BORELLA, Histoire et théorie du symbole, 2015 Patrick LAUDE, Apocalypse des religions – Pathologies et dévoilements de la conscience religieuse contemporaine, 2016 Jean BORELLA, Marxisme et sens chrétien de l’histoire, 2016 Hari Prasad SHASTRI, Échos spirituels du Japon – L’esprit et les formes du Japon traditionnel, traduit de l’anglais par Patrick Laude, 2016 Frithjof SCHUON, Regards sur les mondes anciens, 2016 Victoria CIRLOT, Hildegarde de Bingen et la tradition visionnaire de l’Occident, traduit de l’espagnol par Sébastien Galland et Juan Lorente, 2016 John PARASKEVOPOULOS, Le parfum de la Lumière – Une Anthologie de la sagesse bouddhiste, traduit de l’anglais par Ghislain Chetan, 2017 Jean BORELLA, Ésotérisme guénonien et Mystère chrétien, 2017 Frithjof SCHUON, L’Œil du Cœur, 2017 Luc-Olivier D’ALGANGE, Le déchiffrement du monde – La gnose poétique d’Ernst Jünger, 2017 Louis SAINT-MARTIN, Sagesse de l’astrologie traditionnelle – Essai sur la nature et les fondements de l’astrologie, 2018 Jean BORELLA, Sur les chemins de l’Esprit – Itinéraire d’un philosophe chrétien, 2018 Jean BORELLA, L’intelligence et la foi, 2018 Jean-Pierre LAURANT, Guénon au combat – Des réseaux en mal d’institutions, 2019 Jacques VIRET, Le retour d’Orphée – L’harmonie dans la musique, le cosmos et l’homme, 2019

REMERCIEMENTS L’auteur et l’éditeur tiennent à remercier Madame MariePaule Vilettes d’avoir bien voulu effectuer bénévolement la saisie informatique du manuscrit de ce livre.

INTRODUCTION

À l’exception du sixième, les cinq premiers chapitres de ce livre ont paru, de juillet 1984 à septembre 1985, dans La Pensée Catholique (n° 211, 212, 213, 215, 218). Ils sont consacrés à l’examen critique des principes qui, durant le XXème siècle, ont inspiré une bonne partie de l’exégèse chrétienne, catholique ou protestante. Ces principes relèvent de ce qu’on nomme généralement l’herméneutique, ou science de l’interprétation de tout discours humain, l’exégèse désignant plus proprement l’application de ces principes généraux à l’explication de tel ou tel texte en particulier. Si la pratique de l’exégèse scripturaire suppose un savoir – en histoire, en langues anciennes, en textologie, en codicologie, etc. – que nous sommes loin de posséder, il n’en va pas de même en herméneutique, laquelle, en tant que science générale de l’interprétation, relève au premier chef de la philosophie, et donc appartient de droit aux philosophes. L’herméneutique sacrée n’y fait pas exception, puisque les textes bibliques euxmêmes, sous l’autorité de Dieu révélant, ont été écrits par des hommes, et, sous l’orient de la foi, sont entendus par des hommes. C’est ce que nous voudrions brièvement rappeler1.  1

NOTE : nous ne saurions évidemment contester la légitimité de l’exégèse moderne, pour autant qu’elle permet de préciser la signification littérale des termes du texte scripturaire à l’aide des sciences de la culture et de la replacer dans son contexte. D’autre part, suivant l’usage de la langue courante, nous n’observons pas toujours la distinction opérée par la linguistique entre « sens » et « signification ».

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L’herméneutique et la philosophie ont partie liée depuis longtemps. Aristote est le premier philosophe à avoir consacré un traité aux problèmes de l’interprétation. Son Peri herméneias (De interpretatione), le plus bref de ses ouvrages (9 pages dans l’édition Bekker, 1832), compte tenu de sa difficulté, a suscité au cours des siècles d’innombrables commentaires. Le sens à donner à son titre – qui n’est peut-être pas d’Aristote – n’est pas aisé à déterminer. Hermeneia, en grec classique signifie « interprétation » – d’un texte, d’un discours, d’un oracle, etc. ; mais il signifie aussi « expression langagière », « élocution », voire « manière de dire » d’un auteur. C’est principalement en ce sens qu’il est pris par Aristote dans ce traité qui est consacré à l’étude des termes des « propositions déclaratives », c’est-à-dire des propositions qui ont l’intention de dire le vrai, quelles que soient par ailleurs leur vérité ou leur fausseté. Il ne s’agit donc pas d’étudier les problèmes que pose le rapport d’un discours à sa signification – sens actuel d’herméneutique –, mais de considérer les termes du discours comme étant eux-mêmes des hermeneiai, des expressions ou traductions langagières des « affections de l’âme », c’est-à-dire des diverses réactions du psychisme aux « affects »du réel. Cependant, ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle que la philosophie européenne, à la suite des ébranlements culturels qu’a provoqués l’apparition des doctrines de Kant, de Hegel, de Fichte et de Schelling, que la problématique générale de l’herméneutique a été reprise et développée, devenant le lieu déterminé des questions les plus importantes de la philosophie. Ce fut l’œuvre inaugurale du néokantien Dilthey qui distingue ce qu’il appelle les « sciences de l’esprit » des « sciences de la nature », non seulement en fonction de leur objet, mais surtout à cause de la différence des démarches cognitives que chacune requiert : dans les sciences de la nature, il s’agit 12

d’« expliquer », dans les sciences de l’esprit de « comprendre » – erklären et verstehen. À la suite de quoi, dans la perspective phénoménologique ouverte par Husserl, Heidegger a pu faire de l’herméneutique une dimension fondamentale de l’acte d’exister. Ces remarques suffisent à justifier le droit que peut avoir un philosophe à intervenir dans les débats que suscite le problème herméneutique en général. Mais, quand il s’agit de ce qu’on nomme l’herméneutique sacrée dans les manuels de théologie – ce qui est précisément le cas de la présente étude – en va-t-il de même ? Cette étude ne requiert-elle pas des compétences scientifiques absolument indispensables, étrangères à la philosophie ? Cela est vrai, et nous n’avons aucune intention de rejeter les acquis de la science exégétique, pour autant qu’ils sont certains. Mais l’Écriture sainte n’appartient pas tout entière aux seuls spécialistes. Elle est le bien de tout chrétien, fût-il philosophe. Et ce n’est pas seulement son texte qui est donné aux chrétiens, depuis deux mille ans, avec une parfaite fidélité, c’est aussi son sens général normatif. Non pas que l’Église ait tout dit de ce que l’on peut dire du texte : la foi de l’Église que déclare le Credo n’épuise pas le texte scripturaire, et ne le rend pas inutile, elle s’en nourrit, et le « scribe » catholique a toujours la possibilité d’en tirer du « neuf » (Mt, XIII, 52). Mais, quant à la doctrine de foi, elle a été enseignée par la parole du Christ « de vive voix ». Elle précède donc sa mise par écrit et c’est elle qui donne le sens : nous pouvons seulement l’approfondir. Preuve en est l’existence des épîtres de S. Paul, qui sont toutes antérieures au texte évangélique et font pourtant état de cette connaissance reçue du Christ ou des Apôtres, sauf là où S. Paul précise lui-même qu’il parle en son propre nom – par exemple : 1 Co, VII, 12. Telle est la vérité.

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Ce n’est pas tout. Les spécialistes dont nous parlons ont écrit des livres, non seulement des ouvrages de haute technicité pour exposer, à d’autres spécialistes, les résultats de leurs recherches, mais aussi des ouvrages de – relative – vulgarisation afin de faire connaître ces résultats à tout lecteur non spécialiste désireux d’en être informé. Lorsque ces résultats mettent en cause certaines données traditionnellement reçues de la foi catholique, leur retirant leurs fondements scripturaires, sous prétexte d’une lecture nouvelle, plus intelligente, plus rigoureuse, plus scientifique des textes fondateurs, tout chrétien, fût-il philosophe, est en droit d’intervenir et d’argumenter son refus. Car, ne l’oublions pas, ce ne sont pas uniquement quelques données de fait, quelques réalités historiques de la geste évangélique qui sont rejetées, sous prétexte que leur formulation textuelle a été mal comprise. C’est le sens même de la foi catholique traditionnelle qui est atteint et récusé. Non qu’on lui oppose d’autres faits historiques dûment établis, mais parce qu’on lui fait prendre conscience que les énoncés où la foi se proclame n’ont pas la signification qu’elle leur attribue naïvement. En d’autres termes, la foi traditionnelle ne sait pas ce qu’elle dit. Ainsi futil répondu à une personne qui s’insurgeait contre la négation de la montée du Christ au ciel : « on dit bien “monter sur ses grands chevaux” ou “monter une mayonnaise” ! » Un tel argument relève directement de la philosophie herméneutique, puisque, si maladroit soit-il, il concerne l’acte propre du comprendre et donc les sciences de l’esprit. D’une certaine manière, les analyses qui vont suivre appartiennent à l’histoire de l’exégèse du XXème siècle. Cette époque est-elle dépassée ? Ce qui n’est plus de mise aujourd’hui – pour combien de temps ? – c’est un ton d’assurance – attention ! vous allez voir ce que vous allez voir ! – qui 14

prophétisait l’effondrement complet de l’ancienne lecture de la Bible. Des réactions très fermes de savants reconnus – le cardinal Ratzinger, le R. P. Ignace de la Potterie, s.j., etc. – se sont exprimées. Et surtout, les résultats attendus ne se sont pas produits. La méthode historico-critique, de son propre aveu, a échoué à rendre raison de la composition du texte sacré : une certaine lassitude se manifeste aujourd’hui. Mais, si beaucoup des hypothèses échafaudées depuis le XVIIIème siècle pour expliquer la composition de l’Ancien comme du Nouveau Testament se sont révélées finalement décevantes2, il n’en va pas de même pour ce qui est du sens des textes scripturaires, c’est-à-dire, au fond, pour ce qui concerne la foi chrétienne. Qu’on n’arrive pas à rendre compte de manière satisfaisante des problèmes que pose, dans le livre de la Genèse, la juxtaposition du « document yahviste » au « document élohiste », ou celui des interférences de Marc, de Matthieu et de Luc dans les Évangiles synoptiques, est évidemment d’une grande importance, mais ne met en question la foi chrétienne que de façon très indirecte, ou même marginale. Il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’herméneutique religieuse, c’est-à-dire de la « vraie » signification des énoncés scripturaires. À cet égard nous ne croyons pas que les choses aient beaucoup changé depuis un siècle dans l’Église catholique. En cinquante ans d’assistance à la messe dominicale, nous n’avons jamais entendu d’homélies nous parler de la réalité historique de l’ascension du Christ, de l’assomption corporelle de Marie ou du changement d’état que représente la perte du Paradis terrestre. On continue assurément à les énoncer formellement, mais en ignorant prudemment le scandale cosmologique qu’impliquent ces énoncés. Leur vérité spirituelle n’est pas mise en  2

Les chapitres I et II de la Genèse.

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doute, tout au contraire elle est soulignée et suraccentuée, mais elle est privée de ses racines charnelles à la réalité desquelles la science nous interdit de croire, sauf à être taxé de fidéisme ou de littéralisme. Les études qu’on va lire n’ont d’autre but que de nous faire prendre conscience de cette schizoïdie où se tient aujourd’hui la foi chrétienne. Qu’on ne s’y trompe pas. Ce qui est en jeu, ici, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, c’est la réalité de l’incarnation du Verbe dans la chair du fils de Marie. Nancy, le 15 juin 2015

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   ,W/dZ/ L’ÉTAT DE LA QUESTION

Au regard de la foi catholique, cent cinquante ans d’exégèse historico-critique ont transformé l’Écriture sainte en un champ de ruines. Tel est le constat auquel nul ne peut se soustraire. Les conséquences en sont d’ailleurs irrécusables. Sans doute verra-t-on, dans un tel jugement, une inacceptable généralisation qui fait bon marché de milliers de travaux hautement scientifiques, dont l’acquis ne saurait être négatif, et nous comprenons fort bien que ceux qui ont accompli un si prodigieux labeur ne puissent y acquiescer. Au demeurant, il est hors de doute qu’en effet beaucoup de difficultés scripturaires de détail ont été résolues par l’exégèse moderne, satisfaisant ainsi aux légitimes requêtes d’une raison de plus en plus exigeante. Et cependant, si l’on pose la question majeure : de cette « redécouverte » de l’Écriture, en est-il résulté un plus grand bien pour l’Église ? Le niveau général de la foi s’est-il élevé au-dessus du niveau des siècles passés, qui tous ont ignoré une telle exégèse ? Comment répondre autrement que par la négative ? On objectera, évidemment, qu’il est abusif d’en rendre responsable la seule exégèse, que les savants font seulement leur travail et que, du reste, l’Église elle-même leur a confié cette tâche, grâce, en particulier, à l’encyclique de Pie XII, Divino afflante Spiritu, qui a, dit-on, « libéré » définitivement les études exégétiques. On ajoutera qu’il est vain de vouloir 17

s’opposer au mouvement général de la culture, particulièrement dans le domaine des sciences historiques et textologiques, lesquelles ont accompli, depuis la fin du XVIIème siècle, des progrès si importants et si continus que le Magistère romain lui-même a bien été contraint d’en prendre acte et de les entériner. C’est, en fin de compte, un regard entièrement nouveau sur l’Écriture qui apparaît ainsi, et qui ne peut pas ne pas bouleverser, de proche en proche, le rapport que le peuple chrétien tout entier entretient avec elle.

1. Le témoignage de « Pierres vivantes » Ouvrons maintenant Pierres vivantes, « recueil catholique de documents privilégiés de la foi » – comme l’explique le soustitre – à partir duquel doivent s’élaborer les diverses catéchèses appliquées aux besoins de chaque auditoire. Pierres vivantes se présente sous la forme d’un grand album cartonné de 126 pages, remarquablement illustré, pourvu de schémas très clairs et d’exposés d’une lecture aisée et attrayante – typographiquement une réussite. Le cardinal Etchegaray l’a orné d’une déclaration enthousiaste : « Voici un coffret qui contient des pierres parmi les plus précieuses pour notre foi catholique ». L’édition est indiquée sans date : « Catéchèse 80 ». Ce recueil, « promis à un grand avenir » lorsque nous rédigions ce chapitre, n’a plus cours depuis longtemps. C’est un document historique, révélateur de la foi épiscopale à cette époque. L’importance de cet ouvrage tient essentiellement à ce qu’il est lui-même un « document sociologique » – et c’est ainsi que l’histoire le retiendra : en lui s’exprime la consécration officielle des résultats généraux de l’exégèse historico-critique et leur prise en compte au niveau le plus élémentaire de la « pastorale catéchétique » – ce qui, à notre connaissance, ne s’était encore jamais produit. Les « évêques de France », se comportant 18

d’ailleurs comme de nouveaux évangélistes3, ne se contentent pas d’accorder leur approbation à des travaux érudits, mais, considérant les conclusions de ces travaux comme définitivement acquises, ils estiment venu le moment de procéder aux bouleversements radicaux qui s’imposent dans l’enseignement commun de la foi catholique. Ces bouleversements concernent la présentation et le contenu. De même que l’exégèse a « montré » que nos Évangiles avaient été construits, en fonction d’intentions « théologiques » particulières – celles de la communauté primitive –, à partir d’éléments de multiple provenance, et dont certains remontent peut-être à JésusChrist, « éléments de tradition » diversement arrangés, de même nos évêques déconstruisent entièrement l’Ancien et le Nouveau Testament, et ordonnent les pierres ainsi obtenues selon un nouvel arrangement conforme aux conclusions de l’Histoire rédactionnelle, afin de rendre perceptible cette histoire rédactionnelle elle-même. Ainsi on ne commencera pas par le commencement : la création du monde, la naissance de Jésus, mais par l’évocation des communautés – juives et chrétiennes – qui, « se souvenant », ont procédé à la rédaction – plus ou moins mythique – de leurs origines. On introduit une distance historique à l’intérieur même du donné scripturaire, qui, évidemment, s’en éloigne d’autant et devient même tout à fait inaccessible. Comme si un poète ou romancier rompait l’ordre propre de son œuvre, qui seul lui confère son intelligibilité, pour nous la présenter selon l’ordre de la rédaction, afin que nous n’ignorions rien des circonstances de celle-ci – ce  3

À moins qu’ils n’invitent eux-mêmes chaque catéchiste à devenir à son tour un évangéliste, c’est-à-dire à construire son propre évangile, selon sa propre « théologie », avec ces « pierres » documentaires. Ce que nous disons là et les réflexions qui suivent ne font qu’exprimer la signification objective de l’entreprise épiscopale.

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que les exégètes appellent Formgeschichte, histoire de la formation des Évangiles4. Ce serait évidemment absurde ! En l’occurrence, c’est également criminel. Car non seulement on sépare irrémédiablement le lecteur ou l’auditeur de la parole vivante qu’on prétend lui annoncer – et nous pourrions à cet égard montrer qu’il s’agit d’une véritable destruction du sens de la Tradition5 –, mais encore on rend par là son contenu inévitablement douteux. Ainsi les évêques déclarent, à propos de l’Ascension : « Il est écrit, dans le livre des Actes : les Apôtres  4

La Formgeschichtliche Methode désigne une méthode de critique exégétique des textes évangéliques par le repérage et l’étude historique des formes littéraires typiques sous lesquelles se sont présentés les différents micro-éléments dont la réunion a constitué nos Évangiles actuels : proverbes, récits populaires de miracles, apophtegmes, etc. Ces petites unités sont apparues dans les communautés chrétiennes sous l’effet du « mythe du Christ » élaboré par S. Paul, et des pratiques culturelles de la primitive Église. Elles ont fabriqué un « Jésus de la foi » qui n’a à peu près aucun rapport avec le « Jésus de l’histoire ». Leur étude critique permet de situer chacune de ces unités dans son milieu d’origine (Sitz im Leben). Cette méthode, issue des travaux de Hermann Gunkel, fut mise au point par Martin Dibelius, puis par Rudolf Bultmann, vers 1920. Trente ans plus tard, les disciples de Dibelius et de Bultmann s’efforcèrent de rétablir une certaine continuité entre le Jésus de l’histoire et celui des unités textuelles, en même temps qu’ils insistaient sur le rôle de quelques autorités théologiques dans la constitution progressive des Évangiles : c’est l’école de la Redaktionsgeschichtliche Methode ou « Méthode de l’histoire rédactionnelle » des Évangiles, à laquelle se réfèrent X. Léon-Dufour ou P. Grelot. 5 L’activation de la conscience historicisante creuse irrémédiablement l’écart temporel qui nous sépare du donné de la tradition, et donc la détruit en s’interposant toujours entre lui et sa réception présente. Cette activation qu’on nous présente comme un devoir intellectuel – « il faut avoir une conscience historique » – apparaît essentiellement au XIXème siècle : siècle de l’histoire, parce que siècle de la rupture révolutionnaire. Nous en recueillons les fruits. Ce thème est repris et développé dans Marxisme et sens chrétien de l’histoire, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2016.

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ont vu Jésus monter au ciel. Monter au ciel est une image pour dire qu’il est Seigneur de l’univers, au-dessus de tout » (pp. 32–33). Cette déclaration constitue une sorte d’hérésie, car, s’il est vrai que l’Ascension comporte aussi un enseignement symbolique sur la transcendance du Christ glorieux, elle est d’abord un fait réel, qui a été vu et attesté par les Apôtres et les disciples, et sans lequel le symbole lui-même n’existerait pas6. Cela est de foi, cru par toute l’Église depuis toujours et partout. Mais les évêques français ne le croient pas. Qu’un épiscopat tout entier ait pu renier sa foi et sa fonction, au risque de sa damnation, sur un point dogmatique aussi fondamental, a quelque chose d’inconcevable, et fait toucher du doigt l’extraordinaire puissance de l’exégèse régnante, elle-même soumise au scientisme athée : tout plutôt que de passer pour un imbécile ou un niais au regard du terrorisme (pseudo-)scientifique des modes exégétiques. Sociologiquement, le modernisme implicite du catholicisme libéral actuel ne pouvait rêver d’un plus éclatant témoignage. Il prouve que des ministres d’autorité, toujours enclins à la prudence dans leurs prises de position – à cet égard l’épiscopat n’a pas changé – ne perçoivent plus ce qu’a  6

Rappelons que dans ce recueil documentaire de la foi catholique, l’Incarnation, la Rédemption, la Trinité sont mentionnées une fois, en passant, mais jamais ni définies, ni expliquées. De même pour la divinité du Christ, fondement premier du christianisme, qui est d’ailleurs donnée comme une opinion des chrétiens : « Les premiers chrétiens voient en Jésus ressuscité le “Seigneur”, c’est-à-dire celui qui a la même autorité que Yahvé Dieu. Il règne sur tout l’univers. Il est Dieu » (p. 59). La négation de l’Ascension est assez générale. Dans La mission de l’Immaculée, bulletin consacré à S. Maximilien Kolbe, n°64, mai 1984, on lit, sous la plume de Alex Pronzato : « l’élévation au ciel n’est autre que l’entrée dans le monde de Dieu : à ne pas prendre à la lettre » (nous soulignons). En réalité, la situation actuelle de l’Église au regard de la foi dogmatique est tout simplement terrifiante.

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de « révolutionnaire », de dogmatiquement inacceptable, la négation de l’Ascension. Cette banalisation de l’hérésie est sans doute le symptôme le plus grave et le moins contestable de la crise de l’Église.

2. Le contre-témoignage de la foi catholique Pierres vivantes représente un point d’aboutissement : l’officialisation tacite des thèses modernistes. Il est douteux, cependant, que les usagers de ce recueil documentaire s’en aperçoivent, ou même qu’on puisse leur en montrer le caractère évident. La religion populaire n’a de contact réel avec l’Église que par le culte et la morale. Ni la théologie, ni l’exégèse ne peuvent l’intéresser. À cet égard, l’instrument majeur de l’autodestruction du catholicisme, c’est la pastorale liturgique ; c’est par elle, par les rites de la messe et la pratique sacramentelle – baptême, mariage, pénitence, etc. –, que le peuple fait son éducation religieuse. Mais il n’en va pas de même pour le clergé et le laïcat cultivé. Il est vrai que la théologie leur demeure en général tout aussi étrangère à cause de sa difficulté spéculative intrinsèque ; elle ne les atteint qu’indirectement et à la faveur de quelque thèse scandaleuse grossièrement exposée, en sorte que les subtilités des théologiens post-kantiens ou heideggériens leur échappent et ne sauraient beaucoup les troubler7. Le cas de l’exégèse est tout à fait différent. Sans doute est-elle également une affaire de spécialistes ; ici, toutefois, la difficulté n’est plus spéculative : elle est extrinsèque et relève seulement de l’érudition – connais 7

Ainsi l’œuvre d’un Karl Rahner, le théologien qui a le plus puissamment orienté le Concile et voulu entraîner l’Église vers le protestantisme, demeure inconnue du grand public, et la mort de son auteur (avril 1984) est passée inaperçue.

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sance des langues bibliques et des méthodes de l’histoire des textes. Il est donc beaucoup plus aisé d’en vulgariser assez fidèlement les résultats et de donner à comprendre le processus par lequel ils ont été obtenus. On ne saurait semblablement, en théologie, expliquer comment, par exemple, les Personnes divines sont regardées comme des relations subsistantes ; encore moins pourrait-on rendre compte en peu de mots des conditions que le kantisme ou le heideggerisme croient devoir imposer à la connaissance théologique. Par ailleurs, tout ce qui touche à l’Écriture sainte revêt nécessairement une importance à laquelle ne peut prétendre l’interprétation spéculative du dogme : si le dogme comme objet de foi prime évidemment l’Écriture, le texte scripturaire, lui, prime le texte théologique. L’autorité et l’inerrance appartiennent à l’Évangile, non à S. Augustin ou à S. Thomas. Enfin cette importance naturelle bénéficie en outre des encouragements de la hiérarchie ecclésiastique : depuis près d’un siècle, clercs et laïcs sont fortement pressés de retourner à la Bible, comme à la source fondamentale, comme au lieu même où Dieu peut être rencontré. Mais cette consigne ne fait elle-même que répondre à l’expérience immémoriale des chrétiens. Depuis vingt siècles, en effet, dans le silence de la retraite ou dans la gloire du Sacrifice liturgique, l’Église nous transmet cette Parole unique, avec l’attentive vénération et le recueillement dont l’ont accompagnée des centaines et des centaines de générations catholiques, cette Parole qui a déposé en nous sa forme et son ordre, cette Parole qui nous a informés et ordonnés, qui nous a fondés et redressés, approfondis et libérés, et constitués dans l’Esprit, cette Parole que nous portons depuis deux mille ans et qui nous porte pour l’éternité, sur laquelle nous faisons fond et appuyons notre vie, cette Table ferme et immuable, plus inébranlable que les colonnes du 23

monde et les Puissances des Cieux. Et, miracle plus étonnant encore – car après tout, on pourrait ne voir là que le fruit d’une habitude –, voilà soudain que de cette Parole si souvent entendue surgit pourtant un visage, voilà que quelque chose arrive, les mots jamais usés se changent en voix et en présence actuelle. Allons ! Qui de nous, écoutant debout le prêtre proclamant liturgiquement l’Évangile, n’a point été surpris par l’irrécusable réalité d’une présence, d’une personne reconnaissable entre toutes, ô si vraiment reconnaissable et tant aimée, qui est là, et qui nous parle ? Comment douter un seul instant de l’unité vivante de ce discours, de son parfait accord à celui qui l’a prononcé pour toujours et qui est la Parole éternelle frappant aujourd’hui à la porte de notre cœur ? C’est pourtant ce qu’on veut que nous fassions. Ce que l’exégèse historico-critique a ruiné, c’est la confiance absolue que nous pouvions avoir dans cette Parole. Cela, au moins, est un fait. Et cela est impardonnable, car il y va du péché contre l’Esprit : l’Esprit est souffle et vie, souffle qui soulève les lettres de la Parole et leur donne la vie, les transformant en voix et révélant en un éclair Celui même qui nous parle. L’Esprit est lien et liant des paroles les unes aux autres, et des paroles à la bouche divine qui les profère comme à l’oreille de ceux qui l’écoutent. Mais l’exégèse historico-critique sépare, divise, tranche, analyse, pulvérise et nie. Elle isole chaque segment du texte sacré en lui-même, elle l’enferme dans le filet de ses catégories réductrices et le suspecte ; elle refuse de le croire sur parole et de le prendre pour ce qu’il se donne. Tel est l’acte instaurateur d’une telle critique, celui d’une excommunication, c’est-à-dire d’une rupture de la communion préalable dans laquelle seule peut s’accomplir l’ouverture réciproque de la Parole et de l’écoute. C’est de là qu’il faut partir si l’on veut apprécier l’entreprise, de cette expérience douloureuse où se 24

déchire le tissu originel qui nous unissait au texte sacré. C’est elle qu’il faut méditer, expérience d’une perte, d’une amputation : on nous a dérobé le Christ. Nous devinions son visage derrière chacun de ses enseignements, nous croyions percevoir le son de sa voix et cette intonation simple et majestueuse, foudroyante même, mais aussi immémoriale et tendre, la voix d’un Dieu, enfin ! Et voilà qu’il n’y a plus rien, plus personne, une définitive absence, le grand désert de l’amour et de la grâce où moutonnent l’entassement des livres et des livres, l’enchevêtrement des hypothèses et des proliférations déductives, indéfiniment, jusqu’à l’horizon fermé. Comment accueillir dans la foi une proclamation qui se présente comme la parole de Jésus-Christ, tout en sachant par ailleurs qu’aucun de ces « dires » n’est authentique, et qu’ils sont toujours, comme le déclare X. Léon-Dufour8, le produit d’une construction interprétative de la communauté chrétienne ? Nous savons bien que toutes sortes de solutions ont été proposées – ou parfois imposées comme de prétendues évidences – pour répondre au divorce du « Jésus de l’histoire » et du « Jésus de la foi » : tantôt on cherche à modifier la notion même de vérité historique sous prétexte que les Anciens n’en auraient pas eu la même conception – dite scientifique – que nous, et qu’il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner si l’on rencontrait tant de productions imaginaires dans les Évangiles ; tantôt on modifie la notion de la foi, laquelle devrait renoncer à tout contenu représentatif – historique ou doctrinal – pour accéder à sa propre essence : en soi, et selon Bultmann que nous résumons ici, la personne de Jésus, ses actes et ses paroles n’auraient rien à voir avec la foi authentique qui serait seulement, pour l’homme, conscience d’être interpellé  8

Revue thomiste, décembre 1972, p. 624 (à propos de la Résurrection).

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par une voix sans message et sans visage, et qui se réduit à sa propre manifestation ; tantôt, enfin, on entend montrer que le passage du premier « Jésus » au second s’est effectué sous le contrôle du Magistère apostolique, de telle sorte que, en interprétant les données de fait, il les a, bien sûr, complètement transformées, mais afin de mieux mettre en lumière le contenu véritable de l’enseignement du Christ, solution « moyenne », qui semble vouloir satisfaire tout le monde, et même les croyants traditionnels, mais qui, nous voudrions le montrer, est sans doute encore plus inacceptable. Toutes les autres théories se ramènent peu ou prou à l’une ou l’autre de ces solutions, à moins qu’elles ne les combinent – c’est le cas le plus fréquent – selon des schémas variés. Cependant, quel que soit le prestige de ceux qui les proposent, la vigueur et l’ingéniosité qu’ils déploient pour nous convaincre de leur justesse, ces théories se heurtent en nous à un sens invincible de ce qu’est le vrai, à savoir : la conformité de la pensée à ce qui est. On peut bien nous raconter tout ce qu’on voudra, et se livrer aux plus habiles contorsions mentales, capables certes de nous ébranler un moment, ce « lavage de cerveau » – auquel furent soumis bien des prêtres, au cours d’innombrables sessions de recyclage biblique – n’est pas durablement efficace. Irrésistiblement, et comme malgré nous, nous nous trouvons ramenés au point de départ : nous ne pouvons pas avoir confiance dans les Évangiles. Et c’est précisément pour cette raisonlà qu’une multitude de clercs et de laïcs, après avoir pris connaissance de cette exégèse, ont tout simplement perdu la foi, à moins qu’ils ne se soient réfugiés dans une sorte d’agnosticisme théologique, de « scotomisation » doctrinale : n’y pensons plus et faisons comme si.

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3. On ne peut juger l’arbre qu’à ses fruits Assurément, les maîtres de la critique, qu’ils soient protestants ou catholiques, et dans la mesure même où ils le sont, ont toujours refusé d’admettre leur responsabilité en ce domaine – à moins qu’ils ne voient en tout cela que revendications sentimentales et fuite devant la rigueur de la science –, alors qu’il s’agit des conditions objectives de toute herméneutique véritable. Ils en écartent l’imputation, souvent avec dédain, comme venant d’ignorants ou de malveillants, et rétorquent qu’au contraire ils nous obligent à une purification approfondissante de notre foi. Aveuglés par leur orgueil de spécialistes, orgueil qui s’étale en chacune de leurs pages, il ne leur vient pas à l’esprit que peut-être les résistances ou les colères qu’ils rencontrent ici ou là trahissent une douleur et même un désespoir, le désespoir de l’homme qui ne parvient pas à-croire-et-à-ne-pas-croire qu’une parole est vraie. Car la situation d’eux à nous est bien différente : nous, nous pouvons seulement leur faire confiance, incapables que nous sommes de juger scientifiquement de la valeur de leurs travaux et c’est pourquoi nous ne saurions en appeler qu’à la raison naturelle ; eux n’ont pas le temps d’y songer, étant tout occupés de leurs multiples recherches, ou encore de se lire les uns les autres afin de se réfuter. Et même, ils peuvent bien s’étonner en euxmêmes et s’admirer un peu de ne pas avoir encore perdu la foi, eux les audacieux, les combattants de l’extrême front qui sépare la croyance de l’incroyance. Ainsi voit-on parfois des hommes côtoyer le vice impunément, l’observant avec une curiosité détachée : c’est pourquoi l’arbre sera jugé à ses fruits. Et c’est pourquoi les ignorants ont aussi le droit de parler, car ce sont eux qui mangent ces fruits. Faudrait-il donc être

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jardinier, botaniste, agronome, pour avoir le droit de dire : ce fruit est bon, celui-ci est mauvais ?

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 ,W/dZ// HISTOIRE DE JÉSUS OU THÉOLOGIE DU CHRIST

1. La thèse de P. Grelot Comme l’indiquait la conclusion du chapitre précédent, ce n’est pas au nom d’une compétence quelconque que nous osons élever la voix dans le redoutable débat exégétique. Des lectures, même nombreuses, ne sauraient remplacer un savoir que nous n’avons pas. Au reste le philosophe n’est spécialiste de rien – du moins à notre avis –, ayant choisi, une fois pour toutes, non de tout ignorer, mais de se rendre toujours disponible pour accorder à la raison sa chance, ce qui n’est pas un mince travail9. Or, la publication d’un ouvrage de Pierre Grelot, intitulé Évangile et tradition apostolique – Réflexions sur  9

C’est en ce sens que Paul Toinet écrit excellemment, à propos de l’exégèse : « Pourtant il me faut déjouer le danger d’une certaine forme assez fréquente d’intimidation. Elle tend à refouler chacun dans le périmètre inviolable de sa “spécialité”, alors que les questions les plus essentielles pour la foi commune supposent l’engagement d’une réflexion unifiée, synthétique, dont les approches interdisciplinaires n’offrent pas toujours l’équivalent ». Et plus loin, il conclut : « Comment la foi des non-spécialistes ne serait-elle pas gravement mise à mal par l’action corrosive des sous-produits vendus comme probabilités ou certitudes scientifiques ? », Pour une théologie de l’exégèse, FAC, 1983, pp. 28-29. Qu’on nous fasse l’honneur de croire, et qu’il soit bien entendu que, dans les remarques critiques qui suivent nous n’avons jamais songé à mettre en cause la légitime compétence de l’hébraïsant et de l’araméisant.

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un certain « Christ hébreu »10, nous paraît appeler un certain nombre de remarques, illustrant, sur un exemple particulier, ce que nous avons exposé précédemment sur la nouvelle exégèse en général. Ce livre est une critique, on pourrait même dire un réquisitoire en règle, et d’une rare violence, contre le dernier ouvrage de Claude Tresmontant, Le Christ hébreu – La langue et l’âge des Évangiles11, ainsi que contre le petit livre de synthèse de l’abbé Jean Carmignac, La naissance des Évangiles synoptiques12. Notre propos n’est nullement de prendre parti sur la question de savoir si les Évangiles ont d’abord été rédigés en hébreu ou en araméen, avant d’être transcrits en grec. Sur cette question, comme sur les questions de datation et d’attribution, nous nous en tenons fermement et simplement à ce que la Tradition nous enseigne, accueillant favorablement les hypothèses exégétiques qui s’accordent avec elle, réputant comme fausses toutes celles qui la contredisent. Aucun argument ne peut valoir là contre, parce que jamais on n’expliquera pourquoi les Anciens – principalement Papias, Justin, Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, Eusèbe de Césarée enfin, qui les résume tous – auraient pu vouloir nous tromper, ou se seraient tous trompés13. Nous ne disons pas qu’il n’y a ni  10

Cerf, 1984, 197 pages. ŒIL, 1983, 320 pages. 12 ŒIL, 1984, 103 pages. 13 On trouvera tous les textes, avec leurs références et les problèmes qu’ils posent, dans l’ouvrage de Mgr Bruno de Solages, Critique des Évangiles et méthode historique. L’exégèse selon Bultmann, Privat, Toulouse, 1972, pp. 51-73. Ce travail, dont toutes les conclusions ne sont pas également convaincantes, montre, par une application rigoureuse du calcul des probabilités, l’extraordinaire fragilité scientifique des hypothèses de Bultmann, de Boismard, de Léon-Dufour, dans leur explication du « problème des synoptiques ». 11

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difficulté ni divergence concernant le canon des livres néotestamentaires, mais qu’elles sont reconnues et assumées à la fin du IVème siècle et que le Concile de Trente ne fera qu’entériner une pratique scripturaire douze fois centenaire. Cela devrait suffire pour quiconque reconnaît la vérité ecclésiale du Saint-Esprit, laquelle est aussi une donnée parfaitement objective14. Par ailleurs, et d’un point de vue purement scientifique, comme il n’y a aucune donnée positive nouvelle sur la question depuis mille huit cents ans – sinon, indirectement, Qumrân –, nous ne voyons pas comment quelques érudits modernes pourraient en savoir beaucoup plus, là-dessus, que cinq siècles de pensée chrétienne qu’illustrèrent des savants aussi considérable qu’Origène, ou des sémitisants aussi accomplis que S. Jérôme15. Laissant donc de côté l’objet particulier du débat, nous voudrions souligner quelques points plus généraux qui nous paraissent difficilement acceptables. La thèse centrale du livre de Pierre Grelot est que, s’il y a bien une histoire rédactionnelle des Évangiles, de telle sorte qu’est fort grande la distance du « Jésus de l’histoire » au  14

Les dictionnaires (Dictionnaire de la Bible et Supplément, Dictionnaire de Théologie catholique, Dictionnaire apologétique de la Foi Catholique, Encyclopédie du Catholicisme, etc.) contiennent tous des dissertations érudites sur la question du canon des Écritures. 15 On oublie souvent de remarquer que la version de S. Jérôme fut faite sur le texte, en grande partie hébreu, de la synagogue de Bethléem, texte que S. Jérôme recopia de sa main, et qui avait été fixé, quant à l’essentiel, vers 445 av. J.-C. à l’époque d’Esdras et de Néhémie. Les manuscrits hébreux que nous possédons ne remontent pas au-delà de Charlemagne. Au demeurant, les divergences entre les versions sont nombreuses, mais insignifiantes. Selon l’abbé Carmignac, les manuscrits qumrâniens donnent parfois raison à la version alexandrine sur le texte massorétique. Cf. la Note sur le canon des écritures, p. 131.

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« Jésus néo-testamentaire », cette transformation, néanmoins, s’est effectuée sous la direction du Magistère de l’Église, qu’il désigne globalement du terme de « Tradition apostolique »16. Il adhère, somme toute, à la troisième solution que nous avons évoquée dans notre précédent chapitre. Cette référence à la Tradition apostolique ne peut que recueillir l’approbation de tout esprit catholique, et nous ne pourrions que nous en réjouir, si l’usage auquel Grelot soumet cette notion n’en pervertissait profondément la signification.

2. Herméneutique et exégèse chez Bultmann Notons tout d’abord que l’auteur procède à une insoutenable minimisation des ravages qu’ont engendrés les théories bultmaniennes, théories qu’il récuse d’ailleurs partiellement17. Que Bultmann n’ait pas été le seul, rien de plus vrai ;  16

Comme nous le verrons, on ne nous dit pas clairement si, par « Tradition apostolique », il faut entendre la transmission de la foi par les Apôtres, laquelle, en tant qu’acte de transmission, se termine avec eux, ou bien son contenu objectif, lequel est évidemment « perpétuel ». Pour la même raison, le Magistère ecclésial ne s’identifie à la Tradition apostolique que durant la période où il fut exercé par les Apôtres. Sinon, il doit en être distingué en tant que le collège apostolique seul a reçu directement le dépôt de la foi et donc était en mesure de le constituer. Le Magistère ecclésial post-apostolique peut seulement le transmettre avec certitude, ou, éventuellement, préciser ce qui, en lui, s’y trouvait à l’état implicite. 17 Redressons une erreur ( ?) de Grelot qui semble dater de 1968 la première traduction française d’un livre de Bultmann (son Jésus) : « En France on se préoccupait assez peu de tout cela » (p. 18). Or, le public français avait déjà pu lire Le christianisme primitif, chez Payot, en 1950, et surtout, chez Aubier, en 1955, L’interprétation du Nouveau Testament, recueil de divers articles fournissant un exposé très suffisant des doctrines bultmaniennes, dont la traductrice nous dit (p. 5) qu’elles « soulèvent des discussions passionnées et sans fin » ! Enfin, en 1956, le P. René Marlé publiait, chez Aubier également, une grande étude sur Bultmann et l’inter-

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et qui le prétend ? Mais qu’il ait été le plus célèbre, le plus génial exégète du XXème siècle, fût-ce au prix d’une certaine déformation de sa pensée, c’est ce qu’on ne peut raisonnablement nier. Or cet exégète déclarait, vers 1960, que la démythologisation du Nouveau Testament « absorberait les tâches théologiques du XXème siècle »18. Il avait donc quelque conscience de son importance. L’œuvre bultmanienne présente deux aspects qu’il convient de distinguer, bien qu’ils ne soient pas sans rapport l’un avec l’autre : l’aspect exégétique et l’aspect herméneutique. Ce qui nous donne occasion de préciser quelque peu le vocabulaire. Chez les auteurs catholiques, l’herméneutique19 désigne les règles générales qui président à l’interprétation de l’Écriture sainte ; l’exégèse désigne l’application de ces règles à un texte particulier. Mais, sous l’influence du protestantisme, le premier de ces termes a pris une signification moins technique et plus philosophique. C’est Schleiermacher, pasteur et philosophe allemand de la fin du XVIIIème siècle, qui fit remarquer que le problème de l’interprétation de la Bible n’était qu’un cas particulier du problème général : qu’est-ce que comprendre un texte ? Ce qui conduisait à élaborer une théorie générale de  prétation du Nouveau Testament. Ce qui n’est pas mal pour un auteur dont on se préoccupait peu. 18 Citation de mémoire. 19 « Herméneutique » (cf. Hermès = Mercure) vient du grec hermèneuein, qui signifie : interpréter, traduire. Il se trouve chez Platon (Politique, 260 d) sous la forme d’un adjectif substantivé : hè hermèneutiké, « l’(art) herméneutique ». Les Septante l’emploient également. Les Actes (XIV, 11-2) désignent S. Paul comme « Hermès ». Cependant, au sens proprement technique de science de l’interprétation des Écritures, son emploi est tardif et d’origine protestante (1654). « Exégèse » (exègèsis) dérive de exègèsomai : expliquer, interpréter. En S. Jean, le « Fils unique » est l’« exégète » (exègèsato = « a expliqué ») du Père invisible (I, 18).

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l’herméneutique. Puis les Allemands Dilthey, vers 1900, et Gadamer, vers 1960, parallèlement au Français Paul Ricœur, pour ne citer que les plus grands noms20, posèrent le problème dans toute sa généralité : l’herméneutique désigne alors la relation de compréhension qui s’établit entre nous et toute œuvre culturelle, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle est en effet porteuse d’un sens, d’une parole que nous devons nous approprier, et donc « traduire » selon nos catégories. Certes, les messages parfaitement clairs n’ont pas besoin d’être interprétés, ou plutôt ils s’interprètent eux-mêmes parce que leur langage est univoque ; ainsi : 2 +2 = 4. Mais aussi, ils ne nous « disent » rien, et ne concernent pas notre vie profonde. Au contraire, la culture, dans son ensemble, se propose de nous révéler le sens des choses et de nous-mêmes. Mais ce sens n’est jamais formulable en clair et de façon univoque. Il doit être déchiffré par chacun, à ses risques et périls ; et c’est seulement dans ce déchiffrement et par lui que ce sens prend vie et pénètre

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Dans son histoire des Sciences humaines et la pensée occidentale (Payot), G. Gusdorf a consacré un volume aux Origines de l’herméneutique (1988, 428 pages) : étude d’une vaste érudition, assez foisonnante et quelque peu expéditive. De Franz Mussner, le Cerf a publié en 1972 la traduction de son Histoire de l’herméneutique de Schleiermacher à nos jours, parue dans la collection Histoire des dogmes, tome I, fascicule 3, 108 pages. Se lit, chez Aubier, en deux tomes, la traduction, due à M. Remy, de certains textes de Wilhelm Dilthey sous le titre Le monde de l’esprit (1947, 421 et 322 pages) ; la fameuse conférence (1900) sur l’Origine et le développement de l’herméneutique se trouve dans le tome I, pp. 319–340. Dans Le conflit des herméneutiques (Seuil, 1969, 506 pages) Paul Ricœur a rassemblé des études pénétrantes sur les débats actuels que suscitent en particulier Husserl, Freud, Heidegger, Bultmann. Le Seuil a également publié en 1976 une traduction partielle du livre décisif de H. G. Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (350pages).

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notre propre existence21. La question herméneutique est donc celle où l’intelligence du sens – car la compréhension humaine passe nécessairement par l’intelligence22 – doit devenir vie et existence. Et l’on doit reconnaître qu’il s’agit bien d’un problème essentiel. Chez Bultmann, l’herméneutique relève directement de la philosophie. Elle a cessé de présider à l’exercice de l’exégèse, et se présente plutôt comme une conséquence de celle-ci. L’exégèse critique, en effet, se veut libre de toute préoccupation autre que scientifique. Or, elle conduit à une atomisation de l’Écriture et à une connaissance de son histoire qui la transforme en une mosaïque d’unités formelles radicalement étrangères à nos propres catégories mentales, et qui donc, pour nous, ne signifient plus rien. Qu’en est-il alors de la foi du croyant ? Que peut-il croire encore de ce qui s’annonce comme la Parole de Dieu ? C’est à cette question qu’entend répondre l’herméneutique bultmanienne, laquelle, loin d’ignorer l’exigence de la foi, mais en un sens purement luthérien, naît précisément de la volonté de continuer à croire : comment sauver la foi lorsqu’il ne nous est plus possible, à cause du changement total de mentalité, de comprendre tel quel le langage dans lequel elle s’énonce ? – à moins d’une scission, interne au croyant, qui adhère, d’une part, à une conception scientifique du réel, et, d’autre part, à des représentations  21

Ajoutons – mais nous y reviendrons – que nous ne sommes pas seuls devant les œuvres culturelles, bien que certains philosophes de l’herméneutique aient eu tendance à n’envisager que le rapport individuel à la culture : c’est en particulier le cas de Bultmann. Cette grave erreur ampute l’expérience herméneutique d’une dimension essentielle que Gadamer a vigoureusement mise en évidence, et selon laquelle les œuvres culturelles sont toujours reçues dans une tradition. Dans le christianisme, il s’agit de l’Église elle-même. 22 Sinon le sens perdrait toute objectivité.

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religieuses mythologiques – du type : « Dieu descend » ou « Dieu monte ». Quelle est alors la sincérité d’une telle foi ? Cette herméneutique, effort quasi désespéré pour sauver le « croyant », comportera deux aspects : l’un négatif, la démythisation ; l’autre positif, l’herméneutique existentiale (Heidegger). D’une part, il faut dégager, dans l’Écriture, le fondamental ou kérygme, de son revêtement mythologique – mystères, miracles, Résurrection, etc. D’autre part, on s’aidera de la description de l’existence humaine que nous livre Heidegger. Seule, elle nous permet d’entrer dans l’intelligence de la Parole, parce que cette Parole du Tout-Autre, qui retentit sous les mots attribués à Jésus, ne nous délivre aucun message conceptuellement formulable, mais nous renvoie simplement à la contingence et à la liberté de notre existence actuelle. Dieu étant l’Étranger par excellence, Celui qui déroute nos manières d’exister, sa manifestation en Jésus nous renvoie brutalement à nous-mêmes, nous apprenant que nous sommes seuls responsables de notre être. Comme un cri inconnu poussé dans la nuit, qui nous réveille et nous fait prendre soudain conscience de l’immensité de l’espace qui nous entoure et où devra se déployer notre vie. Comme on le voit, la conception bultmanienne met en œuvre une double compétence, celle du savant exégète et celle du profond philosophe, cautionnant l’une par l’autre et renforçant ainsi leur prestige. D’où son immense pouvoir. Elle conduit d’ailleurs non seulement à radicaliser l’opposition du Jésus de l’histoire à celui des Évangiles, mais encore à dégager de celui-ci le Jésus kérygmatique qui seul peut avoir un sens pour l’homme moderne. Autrement dit, le Jésus de la foi se dédouble à son tour en un « Jésus des Évangiles » – Fils de Dieu, Dieu lui-même, messie, faiseur de miracles, ressuscité, bref, un personnage légendaire, un mythe –

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et un « Jésus bultmanien », ou « Jésus de la pure foi existentielle », sans visage et sans doctrine. Cette conception est évidemment inacceptable pour un catholique – a priori et sans qu’il soit besoin d’aucun examen. Elle nous paraît cependant moins pernicieuse que celle dont le P. Grelot nous entretient dans son ouvrage. Ce qui s’exprime en elle, en effet, c’est encore une certaine exigence de vérité, et d’une vérité entendue en son sens plus direct, celui de la conformité de la pensée – ou de la parole – au réel. Si Bultmann rejette le « Jésus des Évangiles », c’est parce que la vérité des faits allégués lui paraît impossible. Force lui est donc d’y voir une simple production de l’imaginaire collectif, et de chercher sa vérité kérygmatique ailleurs, en l’occurrence dans un fidéisme existentiel. Tout autre est la solution du P. Grelot.

3. Histoire rédactionnelle ou rédaction de l’histoire ? La thèse qui nous est proposée dans Évangile et Tradition apostolique23, sur un ton souvent comminatoire, s’articule autour de deux thèmes, l’un historique, l’autre théologicophilosophique : la notion de tradition et celle de vérité. À vrai dire, ce qu’on entend ici par Tradition apostolique n’est pas bien clair, et l’expression même est trompeuse, sans doute à dessein. Sa fonction, en tout cas, est simple : elle assure la continuité entre le Jésus de l’histoire et le Jésus des « livrets » évangéliques, comme dit toujours Grelot. Cette tradition est pour lui l’un des éléments essentiels de notre connaissance du « vrai Jésus ». Elle est confiée à des « ministères responsables, mis en place par les apôtres ou les envoyés d’apôtres et chargés de transmettre un “dépôt” sur lequel ils doivent veiller » (p. 20). C’est pourquoi le P. Grelot rejette avec violence la thèse  23

Dans les citations de cet ouvrage, les italiques sont toujours de l’auteur.

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de Tresmontant ou de Carmignac, parce qu’elles rendraient inutile, à son avis, le ministère de la Tradition : si les paroles et la geste du Christ ont été consignées immédiatement par écrit, fût-ce partiellement, à quoi bon des gardiens du dépôt ? Soulignons, en passant, le caractère sophistique de cette démonstration : ce qui était moyen pour une solution joue le rôle d’un critère décisif de jugement, et permet ainsi d’éliminer toute autre hypothèse. Ce qui est à prouver devient ce qui prouve – sophisme moliéresque : le malade n’a pas le droit de guérir sans l’aide de son médecin. À lire ces textes, et beaucoup d’autres, on pourrait croire que Grelot nous dit simplement ceci : il y a eu le Christ, ses paroles et ses actes ; puis les Apôtres qui l’ont vu, entendu, et qui ont formulé le dépôt de la foi, définitivement constitué à la mort du dernier d’entre eux ; puis les ministres de la Tradition apostolique qui ont transmis ce dépôt, et veillé en particulier à la rigoureuse conformité de sa mise par écrit. Ainsi nous pourrions avoir toute confiance dans l’identité de l’événement et de sa rédaction. Eh bien, pas du tout ! Certes, le P. Grelot multiplie les déclarations en faveur de la Tradition des Apôtres comme « règle de foi » et demeure, dit-il, un « irénéen impénitent »24 (p. 83). Qui songe à l’en blâmer ? Il peut ainsi se démarquer avantageusement d’un certain fondamentalisme « luthérien », celui de la Scriptura sola, et damer le pion, sur leur propre terrain, à ces conservateurs obtus qu’il ne cesse d’accabler de ses sarcasmes et de son mépris. Mais c’est pour nous présenter une construction mentale qui subvertit les lois les plus fondamentales de la  24

C'est-à-dire un disciple de S. Irénée de Lyon qui, au IIème siècle, est l’un des plus fermes soutiens de l’existence d’un « Évangile tétramorphe », d’un « Évangile aux quatre formes ».

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raison et identifie tout simplement la vérité et le mensonge. Bref, c’est philosophiquement une imposture. Le rôle de ce ministère de la Tradition – que Grelot qualifie constamment de « fidèle », sans doute par antiphrase – n’est pas, en effet, celui de gardien d’un dépôt immuable – s’il l’était, l’historicité des Évangiles cesserait d’être problématique et beaucoup d’exégètes perdraient leur emploi. C’est celui de garant formel de son authenticité, quelles que soient par ailleurs les transformations qu’on lui fait subir. Telle est la solution, génialement simple, que le P. Grelot nous propose, solution qui résout toutes les difficultés et répond à toutes les objections : que l’autorité magistérielle baptise vérité le mensonge et continuité le changement, au nom du Saint-Esprit – promis par le Christ ! – et le tour est joué ; qu’importe le contenu puisque nous avons l’étiquette ! L’enseignement que nous lisons dans les Évangiles est garanti par l’Église, foi de Grelot ; cela devrait suffire à faire taire tous les conservateurs. S’ils exigent en plus la fixité des énoncés et leur conformité à l’événement fondateur, c’est que, d’une part, ils ont peur de ce qu’est une tradition réellement vivante, et que, d’autre part, ils sont prisonniers d’une conception « éculée » de la vérité historique. Considérons le premier de ces points. D’abord, il convient de substituer à la conception d’une tradition purement « réceptrice » ou « répétitrice », celle d’une tradition « créatrice » (p. 76). Mais créatrice de quoi ? On nous dit bien, à propos du Christ, que « la compréhension de ses paroles, de sa vie, de sa personne, devait s’approfondir au sein de la tradition vivante » (p. 79), ce qui est incontestable – au moins du point de vue de sa formulation explicite, mais non du point de vue de sa réalité intrinsèque : quel exégète pourrait prétendre avoir du Christ une compréhension plus profonde que celle qu’en avait la Sainte Vierge, ou S. Jean, ou S. Pierre, 39

ou S. Paul ? Toutefois cette compréhension présuppose son objet, le donné révélé, qui est fixé à la mort du dernier Apôtre. Tandis que, pour Grelot, cette compréhension est elle-même constituante de la révélation des Évangiles. « L’expérience faite en Église […] a passé dans la prédication de l’Évangile et dans les livrets qui fixent cet Évangile, non seulement comme une description de l’Originaire à l’état brut, mais comme une compréhension progressivement explicitée de sa Vérité profonde qui n’est pas seulement d’ordre historique, au sens empirique et plat de ce terme » (p. 80)25. Encore cette thèse serait-elle admissible à condition que l’on distingue bien ce qui, dans les textes, appartient à l’éclairage et au commentaire théologique – inspirés – de ce qui est relation des événements et des paroles du Seigneur. Ce n’est pas le cas chez Grelot. « La répétition pure et simple des paroles de Jésus […] et la description tout extérieure de ses faits et gestes » n’auraient pas suffi à communiquer la foi (p. 84). Il fallait une « interprétation qui projetait sur elles un éclairage rétrospectif » (ibidem) – ce qui pourrait à l’extrême rigueur s’entendre de façon orthodoxe, si nous ne lisions un peu plus loin que cette Tradition, dans laquelle nous percevons « l’écho indirect de la vie ecclésiale que la compréhension de Jésus, Messie et Fils de Dieu, a nourrie », n’était « dans son développement littéraire, créatrice de textes et d’expressions vraies de la foi » (p. 85). Autrement dit, ce n’est plus le contenu qui est vrai ou faux et garanti par le Magistère, mais la forme ; non la foi, mais l’expression de la foi.  25

Notons dès à présent – nous y reviendrons – combien ces propositions trahissent un idéalisme inconscient et un mépris agressif du réel. La matérialité des faits est toujours qualifiée de « platitude », alors qu’elle est, surtout quand il s’agit de faits sacrés, fondement inépuisable de beauté et de lumière.

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Au demeurant, si nous avions encore quelques doutes sur la puissance créatrice dont Grelot crédite la Tradition apostolique, il nous suffirait, pour les dissiper, de le suivre dans l’application qu’il fait de ses principes à différents passages de l’Évangile. Nous n’en retiendrons qu’un seul, mais dont la conclusion, à elle seule, vaut pour tout le reste de l’ouvrage. Il s’agit des prophéties du Christ concernant sa propre mort, la destruction du Temple, la ruine de Jérusalem et la fin des temps. Grelot commence par rejeter dédaigneusement la notion de « prophétie-prédiction », laquelle « relève de l’apologétique la plus éculée » (p.93)26. Il faut être le dernier des imbéciles ou des ignorants pour croire qu’une prophétie annonce un événement futur. C’est même là un critère herméneutique : dès lors qu’il y a prophétie, il n’y a pas annonce du futur. Ainsi le « troisième jour » du signe de Jonas27 et de la Résurrection « n’est pas une donnée chronologique, mais une expression symbolique » (p. 93). Passons sur « l’école de Matthieu » qui, « pleinement fidèle à ses origines » (p. 114), rajoute cependant toutes sortes d’éléments aux paraboles du Christ, et arrivons à S. Luc. Dans cette analyse, le but de Grelot est de combattre l’argument de Robinson : constatant que les textes qui annoncent la destruction du Temple ne mentionnent jamais la réalisation de cet événement majeur, le célèbre exégète anglican en conclut logiquement qu’ils ont été rédigés avant celui-ci, donc avant 70. Conclusion irrecevable, décrète Grelot, qui étudie longuement les versets où S. Luc (XIX, 41-44) nous montre le Christ pleurant sur la ruine prochaine de la Ville sainte : discussion fort complexe, dont certains éléments paraissent d’ailleurs plausibles, mais dont il ressort qu’en somme tout  26

De même, p. 116, « l’argument prophétique sous sa forme la plus éculée ». Dont Tresmontant donne une interprétation, à notre avis, insoutenable ; cf. Le Christ hébreu, ŒIL, pp. 56 sq. 27

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serait exégétiquement plus simple si la « prophétie » ne s’était pas accomplie. Toutefois, puisque l’événement a eu lieu, quoique la prédiction, dans sa précision, demeure impossible, il faut bien supposer que les éléments prédictifs ont été introduits après-coup « par petites touches », comme une « allusion discrète […] à l’investissement de Jérusalem par les armées romaines » (p. 119). Ce qui nous conduit à l’effarante conclusion : « Luc a donc transformé tout le tableau en fonction de la ruine de Jérusalem, à laquelle il fait des allusions transparentes. Son idée est claire : loin de trafiquer les paroles de Jésus, il n’en modifie la littéralité plus ancienne que pour laisser entendre qu’elles sont accomplies au même titre que les Écritures. Il ne se comporte pas en banal enregistreur des paroles textuelles de Jésus ; mais il les montre résonnant dans le temps de l’Église comme un vrai théologien de l’histoire, etc., etc. » (p. 121). Voilà ce que Grelot entend par la « fidélité » de la Tradition apostolique. Enregistrer les paroles du Christ – du Christ ! – est banal et plat. Mais les modifier et les transformer, c’est faire œuvre d’authentique gardien du dépôt révélé. De qui se moque-t-on ? Et peut-on pousser plus loin l’impudence ? Qu’on nous comprenne bien. Nous ne nions pas que les Évangiles comportent un éclairage théologique sur les événements de la vie du Christ et sur ses paroles : c’est une évidence. Nous ne nions pas non plus, d’un point de vue strictement profane – mais ce point de vue est lui-même une erreur et présuppose impossiblement une séparation absolue entre les ordres naturel et surnaturel – qu’on puisse envisager une déformation involontaire du donné originel. Enfin nous ne refusons pas le rôle de la Tradition et du Magistère dans la formation des textes évangéliques : c’est un truisme. Mais nous nions qu’on puisse admettre rationnellement que ce qui, 42

dans les textes, se présente comme paroles ou gestes du Christ, soit le produit d’une élaboration herméneutique, même bien intentionnée. C’est contraire à tout ce que nous savons par ailleurs du respect religieux de l’homme traditionnel en général et du Juif en particulier pour la Parole révélée. Les trois quarts des hypothèses exégétiques modernes sont non seulement hérétiques, mais encore et tout simplement absurdes et invraisemblables. Au demeurant, c’est l’ensemble de la thèse proposée qui recèle un insoutenable paradoxe. Elle fait appel en effet à la fidélité d’une Tradition apostolique et à son « développement homogène » – Newman avec nous ! – pour justifier, formellement, ce qu’on appelle l’histoire rédactionnelle, qui reçoit ainsi la bénédiction du Saint-Esprit. Mais on oublie de dire que cette même et hypothétique histoire nie explicitement ce que cette même et véridique Tradition nous enseigne sur le Nouveau Testament. Rien ne fera mieux saisir la contradiction flagrante de cette construction exégétique, que le cas de la prophétieprédiction. On nous apprend d’abord à ne pas confondre niaisement prophétie et prédiction (p. 104). Donc Jésus ne prédit rien, les annonces eschatologiques ressortissent à un genre littéraire bien connu et il n’y a pas lieu de chercher à savoir (« apologétique absurde ») si elles se sont réalisées. Après quoi on nous explique (pp. 116-121) que Matthieu et Luc ont introduit des « retouches discrètes » (p. 116) dans les paroles du Christ afin de les « actualiser », c’est-à-dire de montrer leur accomplissement (ibid.). Autrement dit, Matthieu et Luc partagent également la conception « éculée et étriquée » de la prophétie-prédiction ! Et avec eux la Tradition apostolique ! La vraie thèse du P. Grelot est la suivante : la Tradition apostolique confond prophétie et prédiction – au moins sous un certain rapport –, mais il ne faut pas en tenir compte, parce 43

qu’il s’agit d’un fait culturel contingent, relevant d’une mentalité dépassée ; bref cette Tradition ne sait pas exactement ce qu’elle dit. Il est douteux que le P. Grelot ait pleinement conscience de cette contradiction majeure qui, du simple point de vue philosophique où nous nous plaçons, vicie radicalement les solutions qu’il prétend nous apporter. De même ne semble-til pas se rendre compte exactement de la substitution qu’il opère d’une historicité à une autre. À plusieurs reprises, en effet, (p. 132, par ex.), il reproche à ses adversaires d’avoir peur de l’histoire et du caractère historique des Évangiles. Or, ce qu’il veut dire, ou ce qu’il devrait dire, c’est que la thèse conservatrice, en affirmant l’historicité des récits néo-testamentaires – l’identité des deux « Jésus » – réduit au minimum l’histoire rédactionnelle du texte, tandis que lui-même, en accentuant au maximum l’historicité de cette rédaction, nie qu’il soit tout simplement possible que ces textes aient une quelconque valeur historique. Nous touchons ici au second point majeur de la thèse, celui qui concerne la notion même de vérité et d’histoire. Nous nous efforcerons d’être bref, suffisamment clair cependant pour montrer quelle est la véritable conception qui sous-tend tout cela.

4. Historicité et historialité À vrai dire le P. Grelot ne refuse pas absolument toute valeur historique aux textes. Nous sommes même heureux d’apprendre, à propos de Jean, qu’on ne saurait affirmer « qu’il n’y a dans le livret évangélique aucun souvenir historique réel ; mais le drame présent de l’Église, et notamment des judéochrétiens, est lu en filigrane à travers le drame passé vécu par

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Jésus, car l’Évangile actualise ce passé pour montrer le sillage du dessein de Dieu dans l’histoire humaine » (p. 123). Cependant, c’est là plutôt une clause de style : l’essentiel de l’ouvrage vise au contraire à opérer une mutation de la notion de vérité, mutation qui seule nous permettra de ne pas « fausser » radicalement ce que l’Évangile se propose de nous dire. Car, pour Grelot, la chose est claire et maintes fois affirmée ; ceux qui s’en tiennent à la définition de la vérité historique comme conformité littérale à la matérialité des faits pervertissent complètement la signification des livrets évangéliques. On nous rappelle d’abord (p. 35) « un sain principe de philosophie scolastique » : la vérité d’un jugement dépend du point de vue sous lequel l’« objet matériel » de ce jugement est envisagé. Appliqué aux textes des Évangiles, ce principe signifie que leur contenu pourra être dit « vrai », même s’il n’énonce rien de réel, dans la mesure où ces textes ne se proposent justement rien de tel. Ce principe est simple et incontestable : la vérité d’une parabole n’est pas du même ordre que la vérité d’un récit historique. Toutefois la difficulté commence quand il s’agit de savoir quelle est précisément l’intention du texte, c’est-à-dire quel est son « genre littéraire ». Car les textes sacrés ne portent généralement pas d’étiquette nous permettant de les identifier. Ainsi, nous dit-on, quand S. Marc raconte que le Seigneur « s’est assis à la droite de Dieu », c’est évidemment une expression symbolique ; pourquoi n’en irait-il pas de même pour les mots qui précèdent : « il fut élevé au ciel »28 ? La question des « genres littéraires » (au pluriel) est en réalité un trompe-l’œil. Si on lit les ouvrages des critiques, on s’aperçoit en effet qu’il n’y a véritablement que deux catégories : les textes  28

Pour notre part, nous voyons une différence essentielle entre ces deux « événements » : l’un était visible, l’autre non. Cela suffit.

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historiques, d’une part, et puis tous les autres, qu’ils soient poétiques, allégoriques, homilétiques, légendaires, proverbiaux, liturgiques, etc., que l’on distingue à peine entre eux, mais dont on retient un seul caractère : leur non-historicité. Autrement dit, le concept de genre littéraire, dont on fait la condition sine qua non de l’interprétation correcte des textes, n’a ici d’autre intérêt – on pourra le vérifier – que de rendre nonpertinente leur signification historique29. Et comme la détermination de ces genres ne repose le plus souvent sur aucun critère objectif – et pour cause –, c’est l’idée que l’on se fait du « cosmologiquement possible » et du « psychologiquement probable » qui préside à leur identification. Au premier cas ressortit la négation de tous les faits surnaturels ; au second la négation du caractère historique d’un grand nombre de faits naturels qui ne sont rien d’autre que « présentation littéraire », et arrangement du récit. En fin de compte, c’est l’idéologie scientiste – fort vieillie – du rationalisme triomphant qui fait fonction de norme et de critère. Derrière l’immense travail destructeur de l’exégèse historico-critique, c’est le nanisme philosophique de M. Homais ou de Jacques Monod. Les exégètes devraient pourtant savoir que la question cosmologico-philosophique est absolument inéluctable : ils ne se la posent jamais30.

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Nous ne mettons nullement en cause la pertinence du concept de genre littéraire, lequel répond à une évidence, mais seulement l’usage qu’on en fait, et qui est non seulement destructeur de la foi, mais encore extraordinairement arbitraire. C’est pourquoi le Concile Vatican II, qui fait droit à cette notion, soumet cet usage à l’autorité de l’Église (Dei Verbum, 12). 30 Nous avons traité de cette question dans La crise du symbolisme religieux, rééd. coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2008, 381 p.

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Ce qu’ils nous proposent c’est de distinguer, selon le titre du dernier chapitre de Grelot : vérité de l’Évangile et vérité historique. La « vérité de l’Évangile » est tout entière dans l’intention théologique du rédacteur ; elle comporte une « historialité » (p. 156) – l’écrivain voulant montrer la geste divine dans l’histoire humaine – qui doit être soigneusement distinguée de l’historicité : « La vérité des récits ainsi axés sur les actes de Dieu dans l’histoire humaine ne se confond donc absolument pas avec l’exactitude des détails englobés dans leur évocation concrète » (p. 143). C’est là toute la thèse de Grelot, qu’il répète inlassablement. Et il continue par une affirmation bien étonnante et sur laquelle nous allons revenir dans un instant : « Elle y est même [cette vérité] passablement indifférente, dans la mesure où ces détails n’ont pas une fonction de traces de Dieu dans l’histoire humaine » (ibid.). Cette distinction de l’historialité et de l’historicité conduit évidemment à rejeter la notion d’inerrance, « trop négative et très ambiguë » (p. 145), au profit de celle de « vérité évangélique », c’est-à-dire au profit des interprétations divergentes et changeantes des exégètes, qui seuls ont le pouvoir de nous la révéler. On voit le progrès31 : à la positivité d’un sens littéral parfaitement constatable, on substitue un sens intentionnel généralement hypothétique et toujours construit selon des présupposés modernes, même si on les attribue aux Anciens. Ce n’est pas à dire que soit disqualifié tout sens autre que littéral. Bien au contraire, nous adhérons pleinement à la  31

L’auteur soutient (p. 145) que cette substitution a été entérinée par le Concile Vatican II (Constitution Dei Verbum). Cependant cette constitution rappelle (C. 1) la définition de Vatican I nous assurant que, par l’Écriture, les choses surnaturelles « peuvent être connues de tous, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d’erreur », et l’exprime pour son propre compte au C. 3.

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doctrine traditionnelle des sens multiples de l’Écriture. Mais, avec S. Thomas d’Aquin et Dante, nous croyons que l’herméneutique symbolique et spirituelle n’est légitime que sur la base du sens littéral « comme étant celui en la sentence duquel les autres sont enclos, et sans lequel il serait impossible et irrationnel de s’élever vers les autres »32. Il est vrai qu’on nous oppose l’élucidation théologique du message du Christ, l’élucidation qui est l’œuvre du ministère de la Tradition sous la mouvance du Saint-Esprit, et dont l’importance est évidemment très supérieure à celle de faits, en eux-mêmes insignifiants. « Les artisans de ce développement doctrinal ne furent pas seulement les théologiens des Épîtres, des Actes, de l’Apocalypse, mais aussi les évangélistes euxmêmes. […] ils ont repris les matériaux reçus d’une tradition fidèle pour leur conférer un ordre significatif et leur donner une forme littéraire finale. Négliger ce travail positif au nom de je ne sais quel attachement à l’Originaire, c’est voiler l’action de l’Esprit-Saint lui-même dans le service de la parole qu’ont effectué ces détenteurs de ministères responsables, etc. » (pp. 141– 42). En somme, Grelot joue la troisième Personne de la Trinité contre la deuxième : ce qu’a dit et fait, réellement, le Fils incarné, est beaucoup moins intéressant que les modifications ou les inventions que le divin Pneuma a suggérées aux « fidèles » ministres. Cet Esprit-Saint qu’on invoquait autrefois pour garantir le sens historique des Écritures, et qui sert maintenant à justifier l’opération exactement contraire, ne conduit pas seulement, comme le dit benoîtement Grelot, à  32

Dante, Le Banquet, II, 1, 8. (Œuvres, Pléiade, p. 315 ; de même Somme théologique, I, q. 1, a. 10). Nous avons abordé cette question, en particulier chez Jean Scot, dans Le mystère du signe, réédité à L’Harmattan, coll. Théôria, sous le titre Histoire et théorie du symbole, Paris, 2015, 280 p.

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modifier significativement l’ordre des matériaux reçus, il conduit aussi à changer ces matériaux eux-mêmes : ainsi des Évangiles de l’enfance dont l’historicité est presque entièrement niée (pp. 149–160), et qui constituent plutôt « une catéchèse en forme de récit » (p. 159)33. Consolons-nous cependant, car ces récits « nous fournissent des renseignements exceptionnels – et vrais – sur la christologie de Matthieu et de Luc » (p. 163). Nous voici bien avancés. Nous demandions notre route ; un indigène nous répond. Et l’on nous avertit que, si les indications fournies ne sont peut-être pas – platement – exactes, en tout cas l’accent du terroir, lui, est authentique ! Mais il est temps, maintenant, d’en venir enfin aux contradictions des thèses ici soutenues et aux conséquences hérétiques qu’elles entraînent. Quant aux contradictions, elles nous paraissent bien visibles dans le texte cité plus haut, et selon lequel la vérité évangélique serait indifférente aux détails historiques dans la mesure où ils n’ont pas une fonction de « traces de Dieu » dans l’histoire humaine. Nous retrouvons d’ailleurs ici la même incohérence que nous avons déjà observée à propos de la Tradition. Admettons en effet que Grelot ait raison et que l’historialité des Évangiles, c’est-à-dire la présentation de la révélation du Christ sous la forme d’une « histoire », ne doive pas être confondue avec leur historicité. On tombe alors dans un inextricable entrelacs de questions conduisant à autant d’impossibilités. Il faudra tout d’abord distinguer : ou bien les détails historiques n’ont pas fonction de traces de Dieu pour le rédacteur, ou bien ils ne l’ont pas en soi.  33

Généalogies de Jésus « symboliques », pas de mages, pas de massacre des innocents, pas de fuite en Égypte, etc.

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Considérons le premier cas. Si, pour les évangélistes, les faits historiques ayant effectivement constitué la vie du Christ sont indifférents à la « vérité » théologique que le temps a permis progressivement de découvrir et que les rédacteurs avaient pour mission d’exprimer, on comprend qu’ils n’en aient pas tenu compte. Mais on ne comprend plus qu’ils leur aient substitué d’autres faits, plus significatifs, ou même qu’ils en aient inventé tout simplement une bonne partie. Ils auraient dû se contenter de confectionner des recueils de paroles, comme il en existe d’ailleurs, tel l’« Évangile » selon Thomas. Si ces rédacteurs, et donc la Tradition apostolique les mandatant, ont au contraire inséré ces paroles dans des cadres événementiels très précis, c’est justement parce que, pour eux, il est inconcevable que la geste christique, c’est-àdire la vie humaine de Dieu, ne soit pas porteuse, en tous ses détails, d’un enseignement et d’une vérité. Mais alors, s’ils ont dû procéder eux-mêmes à cette « mise en scène » – eux ou les « communautés primitives » ou la Tradition apostolique et post-apostolique –, c’est que la vie historique du Christ ne pouvait, par elle-même, faire « fonction de traces de Dieu », et dans ce cas, en vertu des structures mentales de ces premiers chrétiens, cette vie ne pouvait non plus être celle d’un être surnaturel et divin, et donc le Christ ne pouvait, à leurs yeux, être Dieu, et donc ils n’avaient aucune raison d’en parler. En d’autres termes, on ne peut pas énoncer d’un seul souffle que les événements sont indifférents à la vérité religieuse, et, en même temps, les réduire dans les Évangiles au rôle d’une simple affabulation, théologique. Voilà ce que nous enseigne la logique. Ou l’événement Jésus-Christ s’est présenté d’emblée comme prodigieux, tel qu’on pouvait lire en lui, par la grâce de la foi, d’inépuisables significations, et l’on comprend alors qu’on nous en ait transmis le souvenir – avec quelques 50

divergences inévitables et vivifiantes –, ou bien le christianisme et les Évangiles sont un effet sans cause.

5. Un docétisme foncier34 Mais cela nous conduit au second cas, et à la mise au jour d’une vérité rarement aperçue : le docétisme foncier qui préside inconsciemment à toute cette conception, et qui n’est qu’une autre manière de nier l’Incarnation et finalement Dieu Luimême. Ce docétisme, au demeurant, n’est pas le fait des seuls exégètes. Il est constitutif de toute la pensée moderne et les thèses de Grelot ne visent qu’à en tirer les conséquences relativement à l’historicité des Écritures. Nous ne pouvons qu’effleurer un tel sujet35. Remarquons d’abord que l’auteur ne refuse pas toute historicité aux Évangiles (p.160), bien qu’il ne nous dise pas quels sont les événements qu’on peut tenir pour effectifs, et que tous ceux dont il traite soient le produit d’une intention théologique36. Mais il semble bien que sa pensée fonctionne selon un régime dichotomique : ou l’historicité non-signifiante, ou l’historialité théologique. Parlant de Luc et des « témoins oculaires » (autoptaï) dont il se réclame  34

« Docétisme » vient du grec dokein, « paraître ». Il désigne une hérésie christologique des premiers siècles qui soutient que le Christ, de nature divine, n’était homme qu’en apparence. Le concile de Chalcédoine, en 451, a déclaré dogmatiquement que le Christ était « vrai Dieu et vrai homme : deux natures en une seule Personne ou Hypostase », ce que la théologie désigne du nom d’unité hypostatique. 35 Que nous avons amplement traité dans La crise du symbolisme religieux, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2008. 36 Au reste, cette historicité concédée pourrait bien, dans la pensée de l’auteur, ne concerner que la valeur documentaire des écrits néo-testamentaires.

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(I, 2 – 3), il explique : son œuvre « ne concerne pas seulement les faits et gestes de Jésus vus de l’extérieur, au plan empirique, mais, à travers une certaine évocation de ce déroulement empirique, le dévoilement du sens des événements advenus […]. Tel est l’objet du témoignage. L’importance des détails empiriquement constatés se relativise, quand on se place à ce point de vue : tout dépend de leur relation plus ou moins étroite au mystère qu’il faut déceler sous leur trame » (p. 144). Ailleurs, (p.149), il oppose « la surface narrative » du récit à sa « fonction théologique ». Nous retrouvons ainsi le texte dont nous étions parti : « la vérité des récits […] axés sur les “actes de Dieu” dans l’histoire humaine ne se confond absolument pas avec l’exactitude des détails englobés dans leur évocation concrète ». En résumé, dans la mesure où prédomine l’intention théologique, les Évangiles ne sauraient avoir de valeur historique. Et Grelot de se référer non seulement aux historiens anciens qui inventent les discours des grands acteurs de l’histoire, mais encore à Aron ou à Marrou qui l’ont libéré des « impasses de l’apologétique » (p. 146). Or, en tout cela, il présuppose que l’histoire de Jésus-Christ fut une histoire ordinaire, parfaitement semblable à celle de tous les autres hommes, et non une histoire sainte. C’est même là un thème constant des néo-exégètes-et-théologiens. Croire à l’humanité du Christ, pour ces nouveaux chrétiens, c’est la réduire intégralement à ses modes de manifestation les plus communs – et même les plus insignifiants –, et rejeter avec mépris et irritation, comme des superstitions grossières, anti-chrétiennes, anti-scientifiques, anti-démocratiques, tous les signes miraculeux dont elle s’est accompagnée. Or tout chrétien est au moins tenu de croire que le Christ est né d’une Vierge et qu’Il est ressuscité des morts : ces deux événements appartiennent-ils à l’ordre naturel ou surnaturel ? Et puisqu’ils encadrent toute 52

l’existence de Jésus-Christ, comment nier que celle-ci, bien que pleinement naturelle, ne relève également de l’ordre surnaturel. Assurément, le Christ est vrai homme, quant à la nature37. Mais Il n’est certainement pas un homme ordinaire, quant aux modes de manifestation, ce qui ne saurait évidemment contredire en rien la réalité parfaitement physique de son incarnation humaine, tout au contraire38. Nous avons déjà plus d’une fois fait remarquer que, Marie ayant permis au Verbe d’habiter parmi nous en lui donnant un corps, c’est Elle qui définit normativement les conditions premières de sa manifestation terrestre. Or quelle est la qualité spécifiquement mariale de ce « conditionnement », sinon sa transparence, sa pureté, sa conformité parfaite au « contenu » qu’il est chargé de manifester ? Marie est celle en qui l’extérieur est entièrement soumis à l’intérieur, celle en qui l’apparence formelle est servante immaculée de l’essence foncière qu’elle doit rendre visible. C’est pourquoi Elle a été choisie comme réceptacle du don par Dieu du Christ au monde. Il s’ensuit que l’Incarnation de Jésus comporte aussi un caractère marial : son humanité est pure et immaculée et servante de la divinité qu’elle rend présente parmi nous. Tout  37

Il est de bon ton, aujourd’hui, de considérer la notion de nature dépourvue de sens et « dépassée ». Aussi se condamne-t-on à ne voir partout que des modes : un homme n’est rien d’autre que la série entière de ses manifestations, dit à peu près l’athée Sartre, professant ainsi un « docétisme philosophique ». 38 Commentant la formule de S. Thomas (III, q. XIX, a. 1) sur l’unité de l’être complet et personnel du Christ, Dom Diepen écrit (La théologie de l’Emmanuel, 1960, p. 154) : « exister comme le Fils naturel de Dieu parmi nous, exister selon sa mesure propre qui l’élève au-dessus de toute la création jusque dans les bornes étroites de l’existence humaine. Cet être unique du Christ est l’être éternel, […] en tant qu’il se prolonge dans un effet créé, son reflet et sa projection dans le temps ».

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en elle est signe, lumière, intelligence, enseignement. Sans doute la nature divine est-elle infiniment plus que la nature humaine, et celle-ci ne peut-elle pas ne pas voiler celle-là à certains égards. Mais enfin, contrairement à ce que proclamait naguère un « théologien » passablement oublié, Dieu n’est pas « mort en Jésus-Christ », mais Dieu s’est incarné en Jésus, Dieu s’est rendu visible et tangible en Jésus-Christ, et c’est ce que nous enseigne S. Jean. Ce ne sont point seulement ses paroles qui illuminent, mais aussi tous ses actes et tous les événements et circonstances de sa vie, à travers l’espace, le temps, les formes et les qualités : tout en Lui est plein de sens, de « gloire et de vérité », même et y compris sa terrible passion et sa mort sur la croix. On s’étonnera peut-être que nous parlions de docétisme pour une christologie qui prétend s’enfoncer au plus épais de la matière, alors que les docètes réduisaient l’humanité du Christ à une apparence, un « fantôme ». Et pourtant la raison qui joue dans l’un et l’autre cas est la même. Si le gnosticisme dotait le Christ d’un corps apparent, c’est bien parce que la matière, le terrestre, lui semblait, par ses limites et imperfections, incompatibles avec un être divin. Si maintenant on refuse à ce terrestre, à cette matière, la capacité effective d’être réellement signe du divin dans ses manifestations historiques les plus concrètes, n’est-ce pas, fondamentalement, au nom d’un mépris identique du corporel et de l’humain ? Mépris inavoué, peut-être ignoré, et qui se travestit en revendication agressive du réel concret et du simplement humain ; mais mépris tout de même, puisque l’ordre de la nature est destitué de sa dignité de signe du Transcendant et d’image de Dieu. Sinon, comment pourrait-on séparer si radicalement la vérité théologique et la vérité historique ? N’est-ce pas séparer le Verbe, premier et unique Théo-Logos, de Jésus, l’homme de 54

chair et de sang ? Pourquoi l’homme, et l’homme par excellence, l’homme véritable, le nouvel Adam, n’aurait-il pas, dans son existence historique la capacité d’être, glorieusement et véritablement, la sainte icône de Dieu, Lui qui a dit : « Qui m’a vu a vu le Père » ? * *

*

Il ne s’agit donc nullement de nier l’approfondissement par la Tradition apostolique, sous la guidée du Saint-Esprit, de la révélation de Jésus-Christ, mais de se replacer en esprit dans l’éblouissement de la manifestation salvatrice du Verbe éternel, cet éblouissement même dont témoigne le Magnificat et que raconte la « Bonne Nouvelle ». On comprend alors qu’aucune création rédactionnelle n’avait besoin d’en modifier le cadre et les circonstances afin de les accorder dignement à leur signification théologique, hypothèse inutile et absurde, et qui trahit une effarante ignorance des réalités spirituelles. Toutefois, pour entrer dans cette intelligence, il faut avoir gardé le « sens du surnaturel », autrement dit, la foi catholique.

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LA VÉRITÉ DE LA FOI

1. Présentation catéchétique et vérité molle Le livre du P. Grelot que nous avons analysé dans le précédent chapitre fournit un exemple frappant de la stratégie actuelle des exégètes modernistes : d’une part, l’autorité scientifique dont ils jouissent leur permet de ruiner toute confiance – naïve – en la vérité historique des Évangiles ; d’autre part, ils récupèrent à leur profit les thèmes traditionnels des conservateurs, puisque, si création il y a d’un « Jésus » néo-testamentaire, elle est l’œuvre d’une Tradition magistérielle, instituée à cet effet. En cette création, nous dit-on, s’exprime une autre « vérité » qui n’en requiert pas moins notre fidélité et notre assentiment. Bref les adversaires de la nouvelle exégèse sont définitivement anéantis : tant sur le plan scientifique, où leur incompétence notoire les condamne au silence, que sur celui de la foi, où se révèle l’inconséquence de ces traditionalistes oublieux de la Tradition. Leur défaite est totale. Elle le serait du moins si la stratégie adoptée ne se heurtait en nous au verdict du bon sens : comment est-il possible que des témoins nous affirment sur le Christ tant de choses qui n’ont jamais eu lieu – il ne s’agit que de « présentations catéchétiques » – et que cependant ils soient prêts à mourir pour ces affirmations ? Il est facile d’invoquer la mentalité symboliste, mais, sauf démence caractérisée ou crédule sottise, aucun 57

homme d’aucun temps n’a jamais confondu l’état de rêve et l’état de veille. La thèse moderniste ne nous laisse en effet d’autre choix que celui-là : ou les évangélistes – et la Tradition apostolique – étaient des hallucinés, ou ils étaient des imbéciles – la thèse du mensonge étant abandonnée au dernier carré des presbytérophages voltairiens. Et qu’on ne vienne pas ici nous opposer les prétendues découvertes de l’ethnologie contemporaine sur la « pensée sauvage » ou celles de la psychologie des profondeurs – alors que la seule profondeur est celle de l’Esprit et que ladite psychologie ne remue que les régions de l’âme les plus superficielles. En tous ces domaines, les charlatans ne sont généralement pas ceux qu’on croit. C’est pourtant ce qu’il y a dans la tête de nos illustres docteurs ès sciences sacrées. Eux, les purs produits de la modernité scientifique la plus pointue, n’éprouvent aucune difficulté à pénétrer dans l’esprit d’un Palestinien du Ier siècle, à le doter d’un « imaginaire » incompréhensiblement indifférent à la distinction du mythique et de l’historique. Ces Apôtres « imaginaires », ces porteurs de la foi à qui Dieu lui-même a confié le dépôt de sa vérité, que Dieu a choisis entre tous, ne sauraient avoir le discernement d’un professeur d’exégèse, d’un expert du Concile, ou même celui des plus modestes penseurs contemporains. Ainsi les écrivains inspirés, chargés par le Magistère de collationner les livrets évangéliques, inventent des histoires extraordinaires d’Anges, de Mages, d’innocents massacrés, de prédictions, de miracles, de résurrection, d’élévation dans le ciel, etc., à ce point absorbés dans leur tâche pédagogique – la catéchèse ! – qu’ils oublient de nous en avertir. Le Christ, d’ordinaire, nous annonce qu’il va parler en paraboles. Les Évangélistes, non. Pour eux, ces distinctions sont inessentielles. Que le Christ soit monté au ciel ou non, que Hérode ait fait ou non massacrer les nouveau-nés, tout cela, en 58

somme, aux yeux des Apôtres, était assez secondaire. Et il faut être bien ignorant de la mentalité des Anciens pour leur poser des questions qui n’ont de sens que pour nous ; et non seulement ignorant, mais encore méprisant à l’égard d’une Tradition et d’une catéchèse dont il faut comprendre la « pointe » : hors de la pointe, pas d’exégèse. On nous objectera, nous le savons, que c’est nous qui attribuons à cette catéchèse une intention d’historicité, laquelle serait étrangère aux rédacteurs des Évangiles. Mais c’est évidemment insoutenable : les Évangiles racontent des événements. Au reste, il faut choisir : ou bien l’Évangile est une vaste parabole ; et ses rédacteurs n’ont eu, en toute conscience, aucune intention historique – mais alors ils sont aussi tout à fait capables de discerner le mythique de l’historique ; ou bien non. Cette deuxième hypothèse étant la seule possible – les Évangiles ont manifestement l’intention de nous raconter une histoire, ce qu’admettent d’ailleurs les modernistes –, de deux choses l’une : ou bien cette historicité est réelle – c’est la doctrine de toute l’Église depuis les origines ; ou bien elle n’est qu’apparente –, c’est la thèse, entre autres, du P. Grelot. Dès lors, si l’on ne veut pas accuser les auteurs sacrés de supercherie, il faut supposer qu’ils n’ont pas conscience de fabuler quand ils affabulent – souci réputé moderne ! – la « vérité théologique » – ou catéchétique – de leurs affabulations légitimant à leurs yeux le mode mythique de présentation et lui communiquant en quelque sorte sa propre réalité. En fait, cette hypothèse exprime seulement l’idée « mythique » que se font les exégètes modernes de ce que doit être la mentalité d’un Palestinien du Ier ou du IIème siècle et ne résiste pas à un examen critique un peu sérieux – allons-nous ressusciter la catégorie de la mentalité primitive et prélogique, chère à LévyBruhl, et l’appliquer à S. Luc et à S. Jean ? À moins, bien sûr, 59

de supposer une longue période de latence entre le « Jésus » de l’histoire et celui du Nouveau Testament, durant laquelle les traditions se sont estompées au point qu’il a bien fallu les « inventer » lorsqu’on a voulu mettre les choses par écrit et qu’est apparu ce vide. C’est, psychologiquement et logiquement, la seule hypothèse présentant un faible degré de vraisemblance. Mais alors il faut renoncer à soutenir la fiction d’une Tradition apostolique : c’est au contraire d’une absence de Tradition qu’il faudrait parler et toute la construction, destinée à rassurer le public catholique, s’écroule. L’absurdité, l’impossibilité d’une telle explication est donc patente. Pourtant cela ne trouble pas nos exégètes. Ce qui les dérangerait, c'est que cette merveilleuse affabulation réponde à la réalité. Ils préfèrent s’engager dans la voie la plus tortueuse, forcer la rectitude naturelle de l’esprit, rompre avec l’évidence, plutôt que de renoncer à ce matérialisme ou à ce positivisme « en béton armé » qui, depuis deux cents ans, tient lieu d’intelligence à l’homme moderne. Et le plus grave est qu’en s’y engageant, ils y ont aussi engagé une grande partie des clercs et des laïcs. Depuis longtemps, ce sont eux qui font la loi aussi bien dans les sessions de recyclage biblique que dans la quasitotalité des séminaires, procédant à ce qu’il faut bien appeler un « lavage de cerveau ». Car il ne faut pas s’y méprendre : le terrible n’est pas seulement d’enseigner la non-historicité de l’Évangile, mais c’est aussi, grâce au concept magique de « présentation catéchétique », d’effacer la frontière qui sépare le vrai du faux, l’effectif de la mise en scène, le réel de l’imaginaire. On déforme ainsi les esprits en profondeur, les habituant à la pensée confuse et à la vérité molle. Qu’on y prenne garde : cette œuvre est satanique, bien qu’assurément exégètes et hiérarques n’en aient aucune conscience. Le Diable est le père du mensonge. La conception d’une vérité théologique réputée 60

indépendante de « l’historialité » de sa présentation affabulatrice, laquelle se donne cependant pour historique, cette conception est en réalité … « inconcevable ». En forçant l’esprit à y adhérer, on brise les fondements mêmes de la pensée humaine, on corrompt l’intelligence à sa racine, on la rend peu à peu insensible à la conscience dirimante de la contradiction, à cette blessure inguérissable de l’être et du néant, d’où jaillit le sang même de la vérité. Les agents d’une telle corruption anesthésiante, qu’ils le veuillent ou non, se sont enrôlés dans la vaste armée de l’Ombre qui prépare la présente humanité à l’adoration du Prince de ce monde. Redisons-le : au-delà de toutes les dégradations morales, de toutes les déviations sociales et culturelles, le pire est d’aveugler en nous l’instinct fondamental du vrai, c’est-à-dire le sens de l’être, c’est-à-dire le discernement naturel du réel et de l’illusoire. Toute la civilisation humaine est suspendue à sa lumière. Par elle nous sommes ouverts à la transcendance de la Norme divine. Elle est le « mémorial » de l’Être divin inscrit dans la substance de l’esprit.

2. Les fondements subjectifs de la critique interne Il faut donc rejeter tranquillement l’hypothèse d’une « tradition créatrice » qui substituerait l’historialité à l’historicité sous des prétextes catéchétiques. Cette hypothèse offense directement le bon sens et n’a pu être admise qu’au prix d’une profonde altération des exigences de la raison, pour ne rien dire de celles de la foi. Mais pouvons-nous aussi tranquillement rejeter les conclusions scientifiques de l’exégèse ? Notre incompétence peut-elle aller contre tant de savoir ? C’est précisément la thèse que nous voudrions maintenant soutenir.

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On sait bien, et chacun va répétant, que l’argument d’autorité est le pire de tous, et que la droite intelligence ne doit son assentiment qu’aux faits établis ou à la nécessité rationnelle. Cela est certain. Encore faut-il cependant que nous soyons en mesure de nous informer des faits et que nous puissions suivre le raisonnement. Or nous ne pouvons tout savoir ni tout comprendre. C’est pourquoi nous sommes bien obligés de faire confiance : de l’électronicien au médecin, du mathématicien au physicien ou à l’économiste, nous ne cessons de céder à l’argument d’autorité, dans l’incapacité de vérifier ou de discuter. Dans l’ordre de la connaissance, l’autorité sociale repose sur la réputation, laquelle est généralement signalée par une appellation plus ou moins contrôlée : un diplôme, ou un titre – étant entendu qu’il n’y a pas de garantie absolue. L’autorité la plus prestigieuse, depuis deux cents ans, est celle de la science. Par un véritable dressage collectif, nous sommes tous conditionnés à voir dans la science – et donc dans les savants – le lieu définitif de la vérité : la vérité, c’est la science. Nous y avons quelque excuse, étant donné les réussites de la technique moderne : après tout, « ça marche », donc c’est vrai. En réalité, cette science se réduit essentiellement à la physique, à la chimie, et, dans une moindre mesure, à la biologie. Mais les autres disciplines bénéficient du même prestige dès lors qu’elles peuvent se parer du nom de sciences. Ainsi en va-t-il de l’exégèse. Nous sommes donc portés, tous ignorants que nous sommes, à supposer que les conclusions auxquelles les spécialistes sont parvenus reposent sur des données solides, des découvertes scientifiquement fondées, auxquelles leurs vastes et profondes connaissances leur ont permis d’accéder. C’est dans cet esprit que, naguère, nous abordâmes la lecture de leurs ouvrages, anxieux d’entrer en possession des 62

arguments et des faits qui étayaient leurs audacieuses affirmations. Nous croira-t-on si nous avouons qu’à cette attente succéda la plus intense stupéfaction : d’arguments et de faits, point ; mais des hypothèses elles-mêmes fonction d’un point de vue exclusivement agnostique sur l’Écriture. La fréquentation des sciences physiques nous avait habitué à une tout autre rigueur. On aura de la peine à nous croire. Comment admettre que des gens qui écrivent de si gros livres, qui ont lu tant de textes, qui savent tant de langues – hébreu, araméen, grec, copte, syriaque, etc. – et qui, par ailleurs, sont catholiques – et souvent prêtres –, comment admettre que leur critique, leurs contestations, leurs négations ne reposent jamais que sur leur propre estimation ? On imagine qu’ils ont bien dû découvrir quelque papyrus qui remet tout en question, quelques données positives. Eh bien, non ! Mais c’est aussi qu’on se croit autorisé, dès lors qu’il s’agit de sciences humaines, à ériger en règles méthodologiques les critères subjectifs de la compréhension – tendance puissante dans la pensée allemande, comme le prouve déjà l’exemple du kantisme, pour les sciences de la nature. C’est pourquoi il ne sera pas inutile de rappeler brièvement ce que sont les deux méthodes principales de la critique textuelle – on voudra bien excuser le caractère succinct de ce rappel. Il y a d’abord la critique externe : elle cherche à authentiquer un texte en le mettant en relation avec des critères extérieurs au texte, historiques ou géographiques. Si un texte évangélique nous parle d’un fait historique ou géographique postérieur à la date à laquelle le texte prétend lui-même avoir été écrit, par exemple s’il parle de la bataille d’Austerlitz ou de la ville de Paris, ce texte est évidemment un faux. Au contraire, si aucun fait historique ou géographique ne contredit le 63

contenu du texte, alors rien non plus ne s’oppose à ce qu’on en admette l’authenticité – à condition évidemment que l’Église nous le propose comme tel. À la critique externe, il faut également rattacher la science qui cherche à établir le texte. Elle compare les différents manuscrits que nous avons du texte, cherche à les dater, détermine les meilleures leçons, réfléchit sur les contradictions, repère des filiations entre manuscrits, les range par familles, etc. Le trait fondamental de cette critique est le suivant : elle ne publie un résultat que si elle peut raisonnablement l’appuyer sur une donnée positive, sur un fait. Il y a d’autre part la critique interne, laquelle, depuis cent ans, a pris une extension démesurée. Cette critique cherche à éclairer le texte par lui-même, jugeant qu’en fin de compte le texte constitue la seule donnée positive irrécusable. Nous ne pouvons songer ici à donner une idée complète des méthodes de la critique interne, d’autant plus que le structuralisme linguistique est venu lui apporter des développements considérables. Disons simplement que la critique interne prend en considération, par exemple, le « genre littéraire » auquel le texte lui paraît appartenir, genre littéraire qui, une fois défini – selon l’idée que s’en fait le critique –, commande le degré d’authenticité qu’on peut accorder à son contenu : ainsi, on estime que le livre de Jonas appartient au genre littéraire de la fiction, et donc qu’il ne faut pas lui accorder d’historicité ; que l’Évangile de l’enfance, en S. Luc, appartient au type traditionnel de récit légendaire qui entourait, autrefois, la naissance des héros et des personnages extraordinaires ; que le discours eschatologique en S. Matthieu porte lui aussi toutes les marques d’un genre littéraire très courant à cette époque ; que telle ou telle parole du Christ est visiblement un proverbe très répandu dans les milieux palestiniens, et donc que le 64

Christ n’a jamais dit cela ; que les récits de la Résurrection appartiennent au genre littéraire des théophanies, et donc… ; que le récit d’une ascension est exigé par la mentalité des Anciens pour clore dignement le passage sur terre d’un homme merveilleux, et donc… Outre le genre littéraire, la critique interne examine le style, le vocabulaire, la syntaxe, la répétition des mêmes formules, les contradictions du récit – ce que l’on estime être une contradiction, etc. On le voit, le champ de la critique interne est indéfini : tout élément – et même tout non-élément – du texte peut être pris en considération et fournir des arguments à une hypothèse, et ces éléments sont en nombre rigoureusement illimité – l’utilisation d’un ordinateur permet de tirer du texte d’innombrables données statistiques. Notre intention n’est nullement de contester la positivité de toutes ces données, mais de rappeler deux évidences qui en limitent singulièrement la valeur. La première est que, étant donné précisément leur indéfinité, les éléments du texte pris en considération ne s’imposent jamais d’eux-mêmes à l’attention du critique : c’est donc nécessairement lui qui érige tels de ces éléments en données positives, et il le fait inévitablement en fonction d’une idée préconçue concernant la nature du texte ; le questionnement précède toujours la réponse, et lui-même n’est qu’une réponse espérée mise en question. Situation qui est celle de tout le savoir humain. Il faudrait au moins le reconnaître. Deuxièmement, une fois les éléments prélevés, reste à interpréter, à expliciter leur signification. Or, par définition, cette signification ne peut que leur être attribuée par l’exégète puisque, précisément, ces éléments n’ont de valeur qu’au titre de leur caractère involontaire ou même inconscient. Tournures de style, vocabulaire, syntaxe, arrangements, compilations, déplacements, silences, incohérences, etc., par eux le 65

texte se trahit et trahit son origine, sa nature, son intention réelle, et donc la valeur qu’il faut lui accorder. Il en résulte que la détermination du « genre littéraire » d’un texte – et par texte il faut entendre tout ensemble de mots, n’en comptât-il que deux ou trois – est nécessairement subjective. Et comme, ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre précédent, il n’y a en réalité que deux genres littéraires, l’historique et le nonhistorique, tout dépend, en dernière analyse, de ce que le critique estime lui-même historiquement ou physiquement possible ou impossible. Toutes les constructions exégétiques, parfois d’une extraordinaire complexité – qu’on songe à la question synoptique – et qui entassent hypothèses sur hypothèses, reposent au fond sur ce seul fondement. Aux yeux du profane religieux, une telle science paraît chrétiennement sacrilège – quelle audace de traiter ainsi la Parole de Dieu !39 – et épistémologiquement fragile. Comment les exégètes peuvent-ils ne pas s’en rendre compte ? Quant au premier point, il relève de cette apostasie généralisée depuis un demi-siècle qui a substitué la foi moderniste à la foi catholique. Pour le deuxième, nous pensons qu’il ressortit à la loi du renforcement récurrent des hypothèses superposées. Dans un petit livre très clair, déjà mentionné, Critique des Évangiles et méthode historique40, Mgr Bruno de Solages a montré, avec toute la clarté désirable et toutes les références  39

C’est d’ailleurs pourquoi il faut, estime-t-on, se débarrasser de cette notion. « L’Écriture n’est pas la parole de Dieu […]. Je me suis élevé contre cette magie dont on entoure l’Écriture comme contenant la parole divine ». H. Renckens, Bible et catéchèse, dans Les catholiques hollandais, DDB, 1969, p. 29. Ce Renckens était pour lors professeur de théologie à l’École des Hautes Études Théologiques d’Amsterdam. L’intérêt des « Hollandais », c’est qu’ils jouaient cartes sur tables. L’intelligentsia cléricale française larvata prodit… 40 Éd. Privat, Toulouse, 1972, pp. 18-19, p. 59.

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souhaitables, comment, chez Boismard, chez Léon-Dufour, chez Bultmann, leur maître à tous, on rencontre ainsi une première hypothèse – par exemple, pour des raisons assez contestables, on suppose que le Christ n’a pas pu prononcer telle parole – qui sert de fondement à une deuxième, qui ellemême en étaie une troisième, et ainsi de suite : on arrive parfois au cinquième ou sixième niveau. Eh, bien ! à ce niveau terminal, la première hypothèse est devenue une certitude acquise, et dès lors sera traitée comme telle. À force de s’appuyer sur elle, l’exégète éprouve le sentiment qu’elle est tout à fait solide. Et d’autres viendront qui prendront pour vérité les conclusions du précédent exégète, alors qu’il ne s’agit que d’hypothèses à la 5ème et 6ème puissance, autant dire des erreurs ou des faussetés ! Et c’est ainsi que s’édifie la « science exégétique ».

3. Nécessité philosophique de la Tradition On connaît le principe luthérien de l’Écriture qui est à elle-même sa première interprète, son propre commentaire. D’une certaine manière, la critique interne n’est qu’une application de ce principe, mais en un sens que Luther aurait sans doute refusé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les promoteurs de cette méthode furent des luthériens, et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Mais il nous semble justement que cette application et les résultats auxquels elle aboutit prouvent avec éclat la fausseté de ce principe. Encore une fois, ce n’est pas par antiluthérianisme systématique ou par souci apologétique, que nous tirons cette conclusion, mais parce qu’il s’agit de la pure et simple vérité, et qu’il n’y a même que fort peu de vérités qui soient aussi assurées que celle-là. Quand donc l’Église catholique affirme la primordialité de fait de la Tradition sur l’Écriture, ce n’est pas non plus par « clérica-

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lisme », ou pour toute autre raison inavouée, mais parce qu’elle ne peut faire autrement : aucun texte au monde ne vient à nous de lui-même – les textes ne s’écrivent pas tout seuls –, mais porté par une tradition, quelle qu’elle soit, qui nous donne ce texte à lire et par laquelle d’abord ce texte est lu. Que la méthode soit externe, interne subjective ou interne objective, il faut constater qu’aucune critique ne peut fonder la garantie d’un texte, car aucun texte ne fonde par lui-même sa propre garantie. Qu’on le sache ou non, il faut faire un acte de foi dans l’autorité qui nous le livre, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’Église. L’Écriture est donnée par l’Église et lue dans l’Église, et si ce n’est pas l’Église catholique – ou orthodoxe ou luthérienne –, ce sera une autre institution, historique, sociale, sectaire, comme on voudra. Et cela est vrai non seulement de tous les textes – même de la simple lecture d’une gazette –, mais aussi de toutes les œuvres culturelles de la civilisation humaine, sacrées ou profanes. N’est libre de cette condition que l’intelligence elle-même, et seulement dans l’essence spontanée et intrinsèque de son acte d’intellection – car nul ne peut intelliger à ma place –, non dans ses modalités particulières, dans son « savoir-lire » – car nous devons apprendre à lire. Toujours, avant l’Écriture, il y a la parole, et avant la parole, Celui qui parle et qui est la Parole par excellence. Ainsi quand l’Église dit la Parole de Dieu, c’est la voix du Christ que j’entends, et il n’y a pour moi aucun autre moyen – ordinaire – de l’entendre. Il est donc vain de vouloir attendre du texte la vérité sur le texte, quel que soit l’examen auquel on le soumet : sa vérité ne peut lui advenir que de l’extérieur, d’une source extratextuelle. Ce n’est pas l’Écriture qui peut s’interpréter ellemême : c’est l’Esprit qui est Vie. Non scriptura sua interpres ipsius, sed Spiritus vivificans. Aucun texte ne délivre sa ou ses 68

significations – c’est-à-dire ne devient vie pour l’homme qui ne peut se nourrir que de ce qui fait sens – par lui-même. Il ne rayonne sémantiquement, il n’irradie du sens, que sous une certaine lumière, laquelle ne peut être transmise, en dernière analyse, que de bouche à oreille, par le souffle d’une parole vivante. Et si cette lumière herméneutique est perdue, si la Tradition est interrompue, le texte – ou toute autre œuvre culturelle – nous est à tout jamais fermé, inintelligible. La critique interne voudrait tirer du texte lui-même un enseignement méta-textuel qui fonderait sa vérité sur des éléments objectifs, puisque donnés et non voulus, permettant ainsi d’échapper à l’arbitraire d’une tradition herméneutique. Espoir chimérique. Aucune méthode scientifique ne peut faire l’économie de l’extra-textualité herméneutique, et donc de la foi au support institutionnel qui nous la communique. L’on objectera peut-être qu’il y a un hiatus entre l’Écriture et cette herméneutique, que l’Église fait dire au texte bien plus qu’il n’affirme et des choses différentes. Mais, justement, loin d’être une faiblesse, c’est là la marque de toute véritable interprétation. Si cette marque venait à manquer, c’est alors qu’il conviendrait de suspecter une lecture qui prétendrait tout tirer du texte. Car de deux choses l’une : ou bien le texte est parfaitement explicite – c’est le cas du langage mathématique, au moins en principe – et alors il exclut toute interprétation ; ou bien non, et alors l’herméneutique indispensable tire bien quelque chose hors du texte, mais c’est à l’aide d’un principe extérieur au texte, à l’aide d’une pré-compréhension, d’un présavoir, de ce que le texte renferme. Et cela se vérifie pour tout texte. Que si l’on nous demande quelle est donc l’institution porteuse de l’herméneutique d’un texte racinien ou cornélien, nous répondrons que c’est la communauté culturelle française, et l’École au premier chef. Ainsi ni la Trinité, ni l’Union 69

hypostatique, ni l’Assomption ou l’Immaculée Conception ne sont, expressément, dans l’Écriture. Mais elles n’ont pas à s’y trouver de cette manière : la dogmatique n’est pas une pure déduction de l’Écriture. Le hiatus nécessaire qu’il y a entre les deux est nécessairement comblé par la foi seule, la foi réelle et vivante, et c’est le seul et unique moyen pour que l’Écriture elle-même devienne parole et vie. Une Écriture sans hiatus herméneutique ne peut être qu’une Écriture morte. Si notre religion se déduisait, par pure continuité, de la seule Écriture, elle n’aurait pas plus de réalité et de vie que n’en a l’aiguille d’une montre par rapport au mécanisme qui la meut. La lettre tue et l’esprit vivifie. Ces lois sont aussi certaines et rigoureuses que des règles mathématiques. Hélas, toute la catéchèse moderne est établie sur l’ignorance, ou – pire – le rejet de ces lois fondamentales : elle ne saurait conduire qu’à une religion morte. Mais alors, dira-t-on, à quoi bon l’Écriture, si la Tradition – c’est-à-dire le Saint-Esprit, et finalement l’Église – est première et indispensable ? Nous répondrons qu’il en va comme de la lumière et des objets qu’elle éclaire : sans elle, ils demeurent cachés et invisibles, mais c’est eux et non elle qu’il faut regarder. La Tradition est primordiale dans l’ordre de la connaissance, mais l’Écriture est première dans l’ordre de l’être : ce que nous avons à connaître, c’est l’Écriture ; ce par quoi nous connaissons, c’est la Tradition. L’Écriture est comme un trésor dont la Tradition seule nous donne la clef : trésor infini, mais qui ne délivre son inépuisable intelligibilité que sous l’action illuminatrice de la Tradition herméneutique. C’est pourquoi nous avons parlé d’une irradiation sémantique de la Parole divine.

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4. Une théologie de l’herméneutique Notre analyse philosophique de la Tradition nous conduit ainsi à une théologie de l’Écriture et de l’herméneutique dont l’absence grève à jamais la légitimité de l’École historico-critique. Comment une entreprise dépourvue de ses fondements sacrés pourrait-elle porter des fruits spirituellement sains ? D’elle nous dirions volontiers que sa pratique n’engendre pas un habitus de foi ; et si elle ne l’engendre pas, c’est qu’elle en est dépourvue. On sait qu’une activité quelconque, en plus du but qu’elle vise, produit un effet secondaire et distinct, révélateur de son intention profonde, de l’esprit qui l’anime. Ainsi la marche nous conduit au lieu fixé, mais, de surcroît, nous procure la santé ; ainsi, en traduisant une version latine, l’écolier accède-t-il au sens d’un texte, mais, en même temps, il développe et cultive son esprit. L’exégèse, quelle qu’elle soit, est ordonnée à la lecture de l’Écriture sacrée : c’est son but premier. De l’énormité des efforts déployés depuis si longtemps par de si nombreux et si savants exégètes on serait au moins en droit d’attendre qu’il résultât un esprit de foi. Après tant et tant de recherches et d’hypothèses, après ces montagnes d’érudition à travers lesquelles on se fraie un difficile chemin, il devrait bien rester dans l’âme, même si l’on a beaucoup oublié, un parfum de foi et de piété, le souvenir, peut-être confus, d’un immense amour de Jésus-Christ. Hélas, cette exégèse ne respire le plus souvent que la science la plus technique dans ses procédés et la plus incertaine dans ses principes et ses conclusions. Toutefois, prenons garde ! Si nous voulons retrouver cet habitus de foi, ce n’est pas non plus à l’exégèse d’hier qu’il faut revenir. Quel affligeant spectacle offrent souvent les com-

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mentaires de nos bibles catholiques, quelle platitude ! Certes, la foi la plus orthodoxe y était scrupuleusement respectée, mais trop souvent – pas toujours – comme une étrangère dans sa propre maison, et aussi parce que le Magistère veillait. On voyait ainsi des savants considérables, par ailleurs prêtres pieux et fidèles, scruter le texte avec autant d’indifférence qu’un agnostique, et sans jamais se demander ce que tout cela pouvait avoir à faire avec la vie de leur âme. La foi était bien là, mais à côté de l’Écriture, parallèle à l’Écriture, sans rapport réel avec elle. On n’épargnait au lecteur aucune dissertation historique ou géographique sur les faits, les lieux, les coutumes, la valeur des monnaies, la forme des objets, etc. On a sans doute considéré trop à la légère le sens anagogique et les autres sens spirituels de l’Écriture comme accommodatices, en somme, comme des « extra » facultatifs ! Non, si nous voulons retrouver les principes authentiques de l’herméneutique sacrée, il nous faut remonter beaucoup plus haut, à la source même de toute vérité et de toute lumière, c’est-à-dire au mystère trinitaire. Les rapports qu’entretiennent Écriture et herméneutique découlent en effet de ceux que soutiennent le Fils et l’Esprit et les prolongent, d’une certaine manière, sur leur propre plan. Dans son « autorévélation » éternelle – déploiement infini du mystère de l’Essence divine – le Père profère son Verbe « d’un seul Souffle », dans l’unité de son divin Pneuma. Réciproquement, le FilsParole, comme un écho renvoyé à son origine, se tourne vers son Père et se rapporte à Lui dans l’unité de ce même Souffle. Pareillement, ici-bas, le Père révèle sa Parole – manifestation scripturale du Verbe – par l’opération du Saint-Esprit œuvrant dans les prophètes et les écrivains sacrés – analogie de l’Incarnation et de la Révélation, et donc fondement du titre de Marie comme Mère des prophètes. Réciproquement, sous le 72

Souffle divin de la sainte herméneutique, les paroles de l’Écriture vibrent et chantent selon une échelle harmonique qui conduit notre intelligence jusqu’au Père. Nous entrons ainsi en possession de deux principes, l’un qui gouverne la manifestation du Verbe-Écriture, l’autre son interprétation. Quant au premier, il signifie que la formation de la révélation scripturaire, ce que l’exégèse appelle son histoire rédactionnelle, doit être conçue sur le modèle de la génération du Verbe in divinis. Or, le Verbe, Image et Connaissance du Père, est le lieu des possibles, l’Archétype des archétypes, le Modèle des modèles, le premier-né de toutes les créatures, c’est-à-dire la synthèse éternelle de tous les modes éternels selon lesquels l’Essence divine se laisse participer par toutes les créatures, la Forme unique dans laquelle Dieu projette les formes incréées de toute chose. Ainsi en va-t-il de l’Écriture, et particulièrement de l’Évangile. Elle est le lieu des parolesarchétypes, des verbes-modèles, qui sont autant de modes immuables selon lesquels Dieu a bien voulu nous laisser participer à la connaissance infinie qu’Il a de lui-même. Car la Sagesse éternelle, notre Christ, ouvrant la bouche, a dit : « le Ciel et la Terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Ce serait une grave erreur de considérer cette doctrine comme une métaphore. Il faut au contraire y voir l’expression la plus directe et la plus rigoureuse de la vérité. S’imagine-t-on que le Christ bavardait comme tout un chacun, parlait pour ne rien dire ou donner son opinion ? Nous l’affirmons : quiconque refuse la doctrine des paroles-archétypes, jamais n’entrera dans l’intelligence des Écritures. Assurément, la forme langagière dont ces paroles sont revêtues peut varier et varie nécessairement. C’est pourquoi il n’y a pas et il ne peut y avoir de langue immuable de la Révélation chrétienne. Mais ces 73

variations – celles des Évangiles et celles des traductions – n’en rendent que plus sensible la structure immuable, le patron divin qui, en transcendance, les constitue et les soutient dans la mémoire des hommes41. L’Histoire et l’étude du texte confirment ce qu’enseigne la théologie. Nous rappellerons d’abord les études du P. Marcel Jousse, qu’il a développées dans une série d’ouvrages42 sans doute bizarrement écrits, contestables à certains égards, mais dont la thèse générale emporte la conviction. Elles mettent en évidence, l’existence, dans la tradition orale palestinienne, d’un style « formulaire » très typé, d’une force prodigieuse, à la fois simple et relativement complexe, lié à la dynamique de la parole articulée et « gesticulée », qui fait de cette parole une nourriture – c’est la manducation de la parole – et un mémorial. Mais nous voudrions aussi souligner les principes qu’expose B. Gerhardsson – exégète protestant – dans un ouvrage traduit aux éditions du Cerf, intitulé Préhistoire des Évangiles43. Le  41

Le christianisme n’est pas une religion du Livre. Le Verbe s’est fait Chair et non pas Livre. L’absence d’une langue sacrée y est rigoureusement nécessaire. Elle seule témoigne de la transcendance du Verbe divin relativement à tout langage humain. 42 L’anthropologie du geste, 1974, et La manducation de la parole, 1975, chez Gallimard. Casterman a publié en 1965 l’indispensable Marcel Jousse, Introduction à sa vie et à son œuvre, de Gabrielle Baron. Yves Beaupérin, continuateur de l’œuvre de Jousse, a consacré à sa doctrine de lumineux exposés, dont Rabbi Iéshoua de Nazareth – Une pédagogie globale (éd. Désiris, 2000), et Anthropologie du geste symbolique, L’Harmattan, 2002, que nous avons préfacé. 43 Collection « Lire la Bible » n° 48. Birger Gerhardsson résume les thèses de l’École d’Uppsala, particulièrement celles du professeur Riesenfeld, dont il est le disciple. Les travaux de Jousse et de Gerhardsson rendent évidente la possibilité de l’improvisation spontanée d’un psaume tel que le Magnificat par Marie. Ce que nie évidemment la profonde inintelligence d’une exégèse savante.

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moins qu’on puisse dire – en laissant de côté certains points que nous ne saurions accepter – est que ce livre contredit – il date de 1977 – une grande partie des thèses de Grelot – qui, sauf erreur, ne le cite pas. La thèse de l’auteur est fondée sur une connaissance approfondie du mode de transmission de l’enseignement rabbinique et sur les techniques de mémorisation, lesquelles d’ailleurs n’excluaient pas le recours à la mise par écrit. L’importance de la conservation par écrit des Paroles du Christ est telle, aux yeux de certains, « qu’ils vont même à nier que la tradition ait jamais existé sous forme de tradition purement orale »44. Quoi qu’il en soit, il faut tenir pour établi – ce que prouve l’étude de S. Paul45 – qu’il y a, dès les origines, une tradition normative garantie par le Magistère ; que cette tradition, contrairement à ce que disent les modernistes, fait « très clairement la distinction entre ce qui a été dit “par le Seigneur” et ce qui a été dit “dans le Seigneur”46, c’est-à-dire ce qui est conforme à l’enseignement du Christ, sans reproduire littéralement ses paroles ; que donc les paroles rapportées comme littérales n’ont pas leur Sitz im Leben dans la parénèse catéchétique de la communauté primitive, contrairement à ce  44

Earl E. Ellis, New Directions in Form Criticism (1975), cité par Gerhardsson, p. 31. On le voit, la thèse soutenue par Tresmontant n’est pas une thèse isolée. 45 S. Paul n’est pas l’inventeur du christianisme, contrairement à ce qu’affirme une grande partie de l’exégèse non catholique et non chrétienne. La grande différence de « climat spirituel » que présentent ses épîtres comparées à celui des évangiles synoptiques – auxquels d’ailleurs les épîtres sont chronologiquement antérieurs – prouve au contraire qu’il avait été instruit par les Apôtres de la doctrine théologique intégrale que le Christ leur avait enseignée de vive voix sur le sens de son incarnation rédemptrice et que résume le Credo. C’est la seule hypothèse rationnelle. 46 1 Co. VII, 11.

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qu’on enseigne quasi officiellement dans beaucoup de séminaires ; enfin et surtout que Jésus-Christ est un « maschaliste », c’est-à-dire un « proverbiste », l’un de ces moschelîm qui donnent leur enseignement sous forme de sentences bien frappées et pittoresques, ou encore de paraboles – traduction grecque de l’hébreu mâschâl. De tout cela il résulte que Jésus voulait expressément non seulement « dire quelque chose », mais encore communiquer de manière véritablement rituelle des « paroles-objets » que l’auditeur devait à son tour recevoir et conserver. « Le but, dit Gerhardsson, n’est pas en effet d’enseigner et d’expliquer d’une manière très générale, mais de donner aux auditeurs des “paroles” déterminées, pour qu’ils puissent y réfléchir et en discuter […]. Ils reçoivent quelque chose, de la manière dont on reçoit un objet curieux, que l’on devra examiner pour en découvrir la nature et la raison d’être » (p. 93). Ces paroles-objets, ou mieux, ces paroles-rites, Jésus voulait les inculquer (p.96) : « il faisait apprendre ses textes par ses auditeurs ». Il est invraisemblable de supposer que ces paroles-rites, ces paroles-mémorial, n’aient pas été mises par écrit du vivant même du Christ. Toutefois, le Verbe ne s’est pas fait seulement parole humaine : Il s’est fait chair. Ce sont donc aussi toutes les actions et tous les gestes du Christ qui sont des rites et fondent une tradition (p. 98). Ces traditions constituent le tissu narratif dans lequel sont insérées les paroles. Loin d’être des explications tardives et « symboliques » issues d’une vision très élaborée du Christ « postpascal », elles transmettent fidèlement le savoir des témoins oculaires. L’opposition d’un « Jésus prépascal » – sorte de prophète hébreu – et du Christ postpascal – divinisé par la communauté primitive – est récusée parce qu’insoutenable, de même que l’intention exclusivement « théologique » ou « catéchétique » du Magistère apostolique 76

dont le souci premier est, au contraire, que les fidèles possèdent la tradition exacte des « paroles » et des « faits et gestes » sacrés (p. 105). Quant au second point, celui qui concerne l’herméneutique, il faut revenir, à l’exemple de S. Thomas d’Aquin, à l’exégèse des Pères et à la doctrine des quatre sens de l’Écriture – ce que les thomistes eux-mêmes ont le plus souvent oublié. Pourtant le Docteur commun n’a pas hésité à compiler dans sa Catena aurea, sa Chaîne d’or, l’essentiel des interprétations des Grecs et des Latins sur les Quatre Évangiles, sous la forme d’un commentaire continu de tous les versets. Travail immense et dont il n’existe aucun équivalent dans une langue moderne ! Il n’a pas non plus hésité à rappeler dans sa Somme théologique (I, q. 1, a. 10) la doctrine traditionnelle des quatre sens : distinction du sens littéral et du sens spirituel qui, luimême, comporte trois modes selon que l’ancienne loi préfigure la nouvelle (s. allégorique) ; la nouvelle loi explicite ce que nous devons faire ici-bas (s. moral) ou signifie mystiquement les réalités spirituelles, que nous devons connaître dans le Ciel (s. anagogique). Le Cardinal de Lubac a montré dans sa monumentale histoire de l’exégèse médiévale47 non seulement que cette doctrine était admise par tous depuis les origines, mais encore qu’elle avait fécondé une multitude d’œuvres admirables. Il faut s’enfoncer dans cet océan retrouvé de l’intelligence médiévale de l’Écriture : ce ne sont pas dix ou cent, ce sont des milliers d’auteurs qui, dans une prodigieuse diversité symphonique, déploient les trésors inépuisables de l’Écriture. Auxquels textes il faudrait joindre non seulement l’architecture et la peinture sacrées, l’art des vitraux, mais aussi le chant, les  47

Exégèse médiévale : Les quatre sens de l’Écriture, Aubier, « Théologie » ; T. 1, vol. 1 et 2, 1959, 722 p. ; T. 2, vol. 1, 1961, 562 p. ; vol. 2, 1964, 566 p.

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hymnaires et la liturgie. Il faut s’y enfoncer, parce que rien ne peut en donner une idée suffisante, sinon le contact direct avec cet esprit herméneutique aux milliers de voix en lesquelles résonne un même chant à la gloire de la Parole divine. Cela a existé. Pendant près de quinze siècles, l’immense foule chrétienne, des prestigieux docteurs aux humbles fidèles, s’est nourrie d’une Écriture vivante, insatiablement, dans une inlassable admiration, un émerveillement toujours renouvelé, une jubilation permanente de l’intelligence et de la foi, harpe aux innombrables cordes vibrant sous les doigts de l’Esprit.

5. Que faut-il dire aux enfants du catéchisme ? Tout cela est bel et bon, nous objectera-t-on. Mais c’est du passé. Nul n’y peut rien. Quelques intellectuels peuvent avoir accès à ces époques disparues, à travers des livres difficiles. La plupart des chrétiens n’en ont ni le temps ni les moyens. Pourtant, il faut continuer à transmettre la foi, il faut faire le catéchisme à des enfants gavés de télévision et fascinés par les prouesses de la technique et de la science. Nécessairement, l’Écriture ne peut plus jouer le rôle qu’elle jouait autrefois pour des hommes ignorants qui n’avaient d’autre explication du monde que celle des Livres saints. Comment croire – et faire croire – que l’univers a été fait en six jours ? Comment croire et faire croire à la réalité d’Adam et d’Ève, à un jardin de délices, à un arbre de la connaissance du bien et de mal ? Ce n’est plus possible, et vous-mêmes en seriez incapable. Or, précisément, l’exégèse moderne vient nous aider à présenter les choses autrement. D’une part, la théorie des genres littéraires nous permet de comprendre que ces récits sont symboliques. Ce sont des « poèmes », dit-on, et chacun sait qu’un poème est vrai, mais pas à la manière d’un texte

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scientifique ou historique : ainsi que le déclare un catéchisme très « conservateur », publié dans une excellente et réputée maison d’édition : « La première page de la Bible est un poème religieux48 […] la seule chose à en retenir est que Dieu est le créateur de tout et que son œuvre est bonne ». D’autre part, l’histoire rédactionnelle nous apprend que ce texte est un assemblage tardif de traditions très disparates. Comme le dit un autre catéchisme, également très bien-pensant : « Ce sont des récits qu’on se transmet en famille, de génération en génération ». Ou encore : « Pendant les longues veillées du désert, les Hébreux s’interrogent : si Dieu nous aime, pourquoi le mal, la souffrance, la mort ? » à quoi est censé répondre le récit du péché originel. Qu’on veuille bien nous croire si nous disons qu’il n’y a pas, en effet, à nos yeux, de question plus difficile à affronter, aujourd’hui, que celle-là, toute simple, toute élémentaire : que faut-il dire aux enfants du catéchisme, des six jours de la création et du péché originel ? Mais nous sommes également certain que les réponses qu’on y apporte ne sont pas les bonnes. Quel respect un enfant de dix ans peut-il garder pour un texte de rencontre, incertain dans son origine, d’une poésie peu perceptible et dont il ne faut garder qu’une idée, d’ailleurs énonçable en peu de mots ? Aucun. Un tel remède ressemble fort au pavé de l’ours : on aurait voulu dénigrer l’Écriture qu’on ne pouvait mieux s’y prendre. Car voici l’inévitable  48

Nous avons-nous-même intitulé poème notre traduction du texte hébreu de Genèse 1-3, non au sens d’une création littéraire, mais au sens où le poème est la seule façon de transmettre un savoir qui porte sur des réalités métempiriques, c’est-à-dire inaccessible à toute connaissance sensible (Le poème de la Création – Traduction de la Genèse 1-3, Ad Solem, 2002). Nous marquons ainsi la différence qu’il y a entre la « Genèse » et un traité didactique.

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conséquence : si c’est cela le récit de la Genèse, il ne mérite, en effet, aucun respect ; un sourire de pitié ou d’attendrissement pour sa naïveté et sa fraîcheur, peut-être, mais non la seule vénération et l’amour que l’on doit à la Parole divine, dont le Christ nous dit pourtant que « pas un iota ne passera! »49. Nous voilà donc dans une impasse. Ce défi peut-il être relevé, ou faut-il désespérer ? Ce que nous allons dire maintenant paraîtra bien difficile. Beaucoup refuseront sans doute de nous suivre. Notre seule excuse est qu’en cinquante ans de méditations nous n’avons pas trouvé d’autre solution. Et tout d’abord, il faut bien se persuader que, pour un monde intégralement athée comme le nôtre – exemplaire unique dans l’histoire humaine –, aucune vérité religieuse n’est acceptable, et, qu’au contraire, elles sont toutes scandaleuses, absurdes, irrecevables. N’oublions jamais la sentence freudienne ; « la religion est une névrose collective » ; en bref : tout croyant est un fou. Qu’on ne s’y trompe pas : à bien des égards, il était plus facile d’annoncer l’Évangile à Rome, au IIème siècle, que de faire le catéchisme à Paris au XXIème siècle. Ensuite il faut se convaincre en profondeur d’une certitude – et c’est l’un des obstacles les plus difficiles à surmonter : le discours scientifique ne nous apprend rigoureusement rien sur l’origine du monde, sur celle de la matière, de la vie, ou de l’homme, sinon justement qu’ils ont eu une origine – cf. la notion récente d’« âge de l’univers ». Ne croyons pas un mot de ce que nous pouvons entendre, voir ou lire dans les journaux. D’une part, la vraie science est très difficile à acquérir : ce n’est pas en une heure d’émission télévisée que nous pouvons nous en informer. D’autre part, cette science, concernant les origines, ne peut élaborer que des hypothèses – Big Bang,  49

Mt., V, 18.

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évolutionnisme, etc. –, et des hypothèses dépourvues de toute représentation réaliste, c’est-à-dire qui ne permettent aucunement de savoir comment les choses ont pu « se passer ». Aucun savant au monde n’est capable de rendre compte de l’apparition de la moindre parcelle de matière. Le scandale, c’est qu’on affirme partout le contraire et que nos enfants croient, dur comme fer, que l’homme est un singe évolué. En outre, et contre la quasi-totalité des exégètes chrétiens, il faut maintenir et réaffirmer l’authenticité mosaïque du Pentateuque, c’est-à-dire de la Torah, que les évangélistes appellent la Loi. D’abord parce que le Christ authentique formellement cette tradition, ce qui, à nos yeux, et concernant une question aussi importante, est décisif ; il ne suffit pas, pour minimiser ce témoignage, de nous dire que Jésus « se conforme à l’usage », ce qui implique une vertigineuse ignorance du mystère de l’Homme-Dieu. Ensuite, parce qu’aucun argument ne s’oppose décisivement à cette authenticité, étant admis que Moïse a procédé à la fixation de la Révélation scripturaire, en vertu du mandat divin dont il était revêtu, et sous la guidée du Saint-Esprit, c’est-à-dire qu’il a effectué, pour la Genèse, un travail de réadaptation sur ce qui restait alors des traditions antérieures, peut-être de provenances diverses, conservant ce qui était bon, le disposant selon l’ordre voulu par Dieu, y enfermant les données d’une science admirable et infinie et, pour les autres livres, procédant luimême à leur rédaction ou la confiant éventuellement à quelques scribes travaillant sous son mandat. En troisième lieu, parce qu’il est indispensable de garantir la sainteté et la véridicité du texte par celles de son auteur providentiel, si l’on veut qu’il échappe au dépeçage d’une critique aventureuse et frivole.

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Enfin, et surtout, il faut comprendre que l’irruption salvatrice de la Révélation dans notre monde n’a pas pour fin de la conformer aux limites de notre compréhension, mais de nous convertir tout entiers à la gloire du Ciel. Toutefois, prenons garde : la finalité essentiellement anagogique ou transformatrice de l’Écriture n’implique nullement l’usage d’un langage exclusivement « performatif » ou parénétique et dépourvu de tout contenu « informatif ». Car l’homme auquel il s’adresse n’est pas seulement volonté et amour, il est aussi intelligence. Il ne s’agit pas seulement de donner une impulsion ou de provoquer une attitude, mais aussi de communiquer un savoir, une connaissance qui, par la seule force de la réalité qu’elle nous présente, attire notre âme hors de tout paysage terrestre. Maintenant, qu’est-ce que comprendre un texte ? C’est savoir de quoi il parle. Si donc le texte de la Genèse nous parle d’un homme et d’une femme, d’un arbre et d’un serpent, comme tous ceux que nous connaissons, quel serait son intérêt, et comment prétendre qu’en ces paroles serait enclos le salut du genre humain ? Si le texte nous racontait un événement comme tous ceux dont nous faisons l’expérience – quoiqu’un peu surprenant –, alors l’Histoire sainte en son entier tomberait dans l’anecdote et l’insignifiance. Il n’en va pas de l’origine de l’histoire comme il en va de son centre. Le Christ vient dans la plénitude des siècles, Il entre Lui-même au plus intime de l’espace-temps pour le racheter et le sauver en l’entraînant dans sa gloire, et c’est en Lui seulement que ce monde et ses conditions d’existence accèdent à une parfaite réalité, alors que, par eux-mêmes, ils ne sont qu’émiettement, dispersion, limitation. Ce ne sont donc pas eux qui peuvent assurer la réalité des événements primordiaux dont nous parle la Genèse. Autant nous devons maintenir l’historicité des Évangiles, sous peine de nier 82

l’Incarnation, – et cela vaut pour l’histoire du peuple de Dieu depuis ses origines –, autant il nous faut comprendre qu’une historicité réduite à ses déterminations spatio-temporelles, à la factualité d’une pure contingence, contrairement à ce qu’imagine le matérialisme scientiste, n’offre aucune garantie de réalité. Aussi l’acte de la création comme l’événement du péché originel ne peuvent absolument pas s’être accomplis selon les conditions de l’expérience ordinaire ; ce qui ne signifie pourtant pas qu’ils ne se soient pas accomplis réellement. Tout au contraire : s’ils n’avaient pas eu lieu, le monde n’existerait pas et nous ne serions pas ce que nous sommes. Mais ils se sont déroulés selon d’autres modalités d’existence et dans un autre monde – celui d’avant la chute – dont nous n’avons gardé à peu près aucun souvenir – quoiqu’il soit toujours là, d’une certaine manière, sans que nous puissions y avoir ordinairement accès50. Assurément, il nous en est parlé avec les mots du langage d’ici-bas et selon les représentations de l’existence ordinaire : il n’y a aucun autre moyen de nous en parler. Mais ces mots ne sont pas mensongers, ces représentations ne sont pas fausses : elles sont même d’une rigoureuse exactitude cosmologique. Non pas, comme on le dit trop facilement, à la manière d’une création poétique, ce qui signifierait approximation, fantaisie, gratuité des images, etc. Non ; et nous répudions cette conception d’une vérité molle. La Sainte Écriture est un diamant pur, indestructible, porteur d’une insondable science ; tout en elle est nécessaire. À nous d’entrer dans le texte, à nous de le recevoir et de le pénétrer. Renversons l’orientation habituelle de notre esprit qui interprète toujours la signification d’un langage par  50

Nous avons développé ce point dans Aux sources bibliques de la métaphysique, coll. Théôria, L’Harmattan, 2015.

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référence à la réalité dont nous faisons l’expérience, et comprenons enfin ce secret : c’est le texte sacré qui interprète le monde, qui le transforme, le redresse et l’élève vers son Principe divin. L’Écriture est plus lourde que l’univers entier de notre existence. Elle en a déchiré le voile, une fois pour toutes, comme une invitation à traverser les apparences, un mémorial de l’au-delà. Aucun arbre du monde n’est aussi vrai et aussi réel que l’Arbre de la connaissance du bien-et-du-mal, sinon l’Arbre de la Croix ; aucun événement n’est plus présent à chaque instant de notre vie que celui de la manducation du fruit défendu, sinon l’événement de notre Rédemption. Nous voudrions sans doute que ce texte ne nous dérange pas, qu’il demeure bien tranquille, sur la table où nous le lisons, afin que nous puissions en prendre paisiblement connaissance, sans heurt, sans arrachement, et nous passons notre temps à en effacer le scandale. Mais cette parole est du feu. Par sa seule présence, depuis des millénaires, elle défie notre existence et la bouleverse jusque dans son enracinement cosmique, et nous invite à la suivre. Ayons donc foi dans la Parole de Dieu. Agressivement ou honteusement, il nous semble que la catéchèse actuelle trahit une peur fondamentale de cette Parole, comme si elle n’était pas par elle-même assez claire, assez droite, assez puissante, et qu’on risquait, à la présenter telle quelle dans sa nue réalité, de compromettre irrémédiablement notre religion. C’est pourtant Dieu qui en est l’Auteur premier et l’origine, et Il sait ce qu’Il dit. Ce dont nous parle le texte sacré, ce sont des actes et des événements archétypes, principiels. Transmettons-les comme ils nous sont donnés. Inscrits dans la mémoire substantielle de notre être, ce sont eux qui nous sauveront. Ils sont vrais en soi, d’une vérité immuable, et nul, au monde, ne peut dire mieux ce qu’ils ont à nous dire. Laissons de côté les questions 84

inintelligentes des athées et des cuistres, et donnons à nos enfants, dans leur teneur littérale, l’inestimable trésor de ces paroles de vie, de ces images éternelles. Quand viendra sur nous l’ombre de la mort, sont-ce des représentations scientifiques qui rafraîchiront notre angoisse ? Montera alors à notre cœur le souvenir oublié d’un merveilleux Jardin où Dieu nous appelle dans la brise du soir.

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    ,W/dZ/s FONCTION PROPHÉTIQUE ET FONCTION SACRAMENTALE DE L’ÉCRITURE

« Voici comment tu dois comprendre les Écritures : comme le corps unique et parfait du Verbe ». Origène, Jérémie, fragmt. P. G., t. XIII, 544 C

Toute culture vivante, fondée sur une Écriture sacrée, est une perpétuelle relecture, dans laquelle le présent n’est déchiffrable – lisible – qu’à la lumière du texte archétypal où le sens est dit, inépuisablement et définitivement – l’un des sens de religio en latin est d’ailleurs celui de « relecture ». Ainsi, ce n’est pas seulement la Bible qui est lue par le peuple juif ou chrétien, c’est aussi, et peut-être surtout, l’histoire des juifs et des chrétiens qui est lue par la Bible, ou, si l’on préfère une formule moins abrupte, qui est déchiffrée à travers l’Écriture et grâce à elle. C’est de l’Écriture sainte que cette histoire, en chacun de ses événements majeurs, reçoit son sens et sa vérité. Le rapport d’un peuple ou d’un monde religieux au Livre qui le fonde – ce que l’on nomme la Tradition – n’est donc pas à sens unique. Sans doute le Nouveau Testament est-il ouvert aux yeux des fidèles, proclamé à leurs oreilles, afin qu’ils en prennent la plus attentive connaissance. Mais l’acte de lecture ne se termine pas au texte, n’en déplaise à trop d’exégètes pour qui la lettre devient pratiquement une fin en soi, sans nier qu’il 87

faille d’abord s’enquérir de ce qui est écrit. Pas davantage nous ne croyons qu’il s’achève avec la mission évangélique, n’en déplaise à trop de pastoralistes pour qui la seule diffusion du message absorbe toute la vie religieuse, et bien qu’il faille aussi et nécessairement communiquer la Bonne Nouvelle51. En vérité, le Livre lu devient à son tour l’interprète de l’histoire humaine : de lui émane une lumière dont la fonction est d’éclairer la vie réelle des croyants et de révéler la signification des temps, à défaut de quoi cette signification demeure indéchiffrable, ou, pis encore, altérée et déformée dans sa vérité profonde. Le Livre sacré est médiateur entre Dieu qui s’y révèle et les hommes ; il est aussi médiateur entre les hommes et leur histoire qui s’y annonce prophétiquement et en reçoit son sens le plus authentique. De même que, selon Aristote et S. Thomas, l’âme informe le corps, de même l’Écriture « informe » le corps historique de l’Église, dans sa vie passée et présente ; elle l’ordonne, le structure, l’actualise, si bien que, de l’une à l’autre, il se fait une union que nous pourrions dire substantielle ou ontologique.

1. Les trois coordonnées du réel et les trois phases de l’Histoire sainte La condition première pour que soit possible une telle « information », c’est que l’Écriture elle-même soit envisagée comme événement premier, archétypique, fondateur, dont la réalité inaugurale et instauratrice ne saurait être mise en question. De tout événement, quel que soit son ordre, on peut dire en général son lieu, son temps et sa nature – ou forme, ou quiddité : il est « ici », « maintenant », « ainsi ». Ces trois  51

C’est au fond le principe de l’exégèse du protestant Karl Barth : la proclamation comme critère herméneutique.

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déterminations, selon le monde de l’expérience commune, permettent de « repérer » sa réalité52 : ce à quoi nous ne pouvons appliquer ces trois déterminations ne nous semble pas appartenir au réel, lequel ne saurait se situer qu’au foyer de leur convergence. Toutefois, en fonction des points de vue, nous pouvons être amenés à privilégier une seule de ces déterminations – sans nier explicitement les deux autres. Ainsi le physicien souvent, et les matérialistes presque toujours, ne conçoivent le réel que sous la catégorie de l’espace ou du lieu : existe ce qui est « là ». Ils ont tendance à négliger les temps et les natures. Au contraire, les historiens, et les hommes, quand ils pensent à la vie humaine – la leur, celle des autres – la perçoivent plutôt comme une réalité temporelle, un devenir, oubliant sa dimension spatiale et souvent aussi, mais plus difficilement, sa nature. Toutefois, la troisième détermination, qui est pourtant « essentielle », puisque la nature c’est l’essence, semble ne pas jouir du même privilège. Considérer dans un événement sa forme – son sens –, en négligeant son encadrement spatio-temporel, passe aisément pour un péché d’idéalisme, et équivaut à nier sa réalité. Nul ne reproche aux matérialistes, ou éventuellement aux physiciens, de manquer de réalisme, bien qu’en fait la physique du mécanicisme classique, qui réduit tous les corps à des configurations géométriques stables, soit tout simplement fausse, la consistance et la solidité des corps étant de nature énergétique. De même, nul ne met en cause le réalisme des historiens ou celui du sens commun, quand la mémoire – scientifique ou poétique – réduit les corps vivants à la série temporelle de leurs actes – res gestae, les choses accomplies. Il ne devrait donc pas non plus y  52

D’autres déterminations interviennent que nous pouvons laisser de côté – par ex. la forme, la vie, la quantité.

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avoir de suspicion idéaliste à l’égard d’une lecture de l’Écriture qui privilégie la détermination quidditative ou « sémantique » d’un événement sacré. Mais, ici, trois ordres distincts d’événements sont à envisager, selon les trois phases essentielles de l’Histoire sainte53. Des origines à la chute d’Adam, nous parlerons d’une phase métahistorique ; de la chute à la Tour de Babel, d’une phase parahistorique ; enfin, à partir d’Abraham, d’une phase historique. Dans la première phase, nous ne saurions repérer les événements parfaitement réels qui s’y accomplissent à l’aide de leurs coordonnées spatio-temporelles, puisque cellesci n’existent pas encore en tant que telles. Certes, la création de l’univers et de l’homme dans son état paradisiaque se déroule bien selon certaines conditions d’existence, qui, de la manière la plus générale, peuvent être conçues comme des relations de coexistence et de succession. Mais ces relations ne revêtent la forme de l’espace et du temps proprement dits qu’à partir de l’exil édénique. C’est pourquoi on ne peut les imaginer : il faut les désigner symboliquement, à l’aide de la correspondance analogique que les relations de coexistence et de succession entretiennent avec l’espace et le temps de notre expérience. Ce qui n’implique nullement que les événements ainsi désignés soient eux-mêmes de purs symboles, de simples images poétiques, comme on dit aujourd’hui. La réalité du désigné ne dépend pas de son mode de désignation. Dans la phase parahistorique, nous nous trouvons bien en présence de notre monde spatio-temporel. Mais la configuration de cet espace et les rythmes de cette durée sont différents de ceux que  53

Ces analyses concernant les âges de l’Histoire sainte ont été développées et précisées dans Marxisme et sens chrétien de l’histoire et, à propos de la condition paradisiaque, dans Aux sources bibliques de la métaphysique, coll. Théôria, L’Harmattan, 2016 et 2015.

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nous connaissons, de telle sorte que le récit des événements qui s’y sont déroulés, à s’en tenir à leur seule détermination de temps et de lieu, ne peut être que synthétique et indicatif.

2. Repérage sémantique des événements sacrés Il ne reste donc aucun autre moyen de « repérer » expressément cette réalité et d’en atteindre quelque chose que sa détermination quidditative ou sémantique. Et cela est normal. Si, en effet, nous représentons les coordonnées spatiotemporelles par deux axes orthogonaux définissant un plan horizontal – l’axe spatial par une droite frontale et l’axe temporel par une droite de bout54 –, l’axe de la quiddité sera représenté par une droite verticale, perpendiculaire au plan de l’espace-temps. Cette représentation montre bien que ce que nous saisissons de la détermination sémantique, dans le plan spatio-temporel, c’est un point, la trace de la verticale, mais que, en soi, cette détermination traverse d’autres plans d’existence sur lesquels on peut également le rencontrer. Précisons que l’axe sémantique, là où il rencontre l’axe spatial, détermine la forme corporelle, et là où il rencontre l’axe temporel détermine la vie : l’enveloppe corporelle, c’est la quiddité dans l’espace, l’individualité vivante, c’est la quiddité dans le temps55.  54

L’espace correspond le plus directement à la largeur, donc à ce qui est « à droite et à gauche » – l’orientation droite/gauche n’étant d’ailleurs pas signifiable par un système de signes purement abstraits, mais seulement par rapport au corps humain ; le temps correspond plus directement à la longueur : il est « devant » nous et « derrière » nous. Cf. Amour et Vérité, pp. 204-209. 55 Dans notre schéma, ces deux points n’en font qu’un, ce qui entraîne que rien n’est absolument dépourvu de « vie », rien n’est radicalement inerte. L’inerte absolu est une limite asymptotique – la physique nucléaire parle de la « durée de vie » d’une particule et révèle la consistance énergétique

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Retenons en tout cas que, en elle-même, la détermination sémantique « échappe » aux limitations de la condition spatiotemporelle et, par conséquent, continue de dénoter une réalité, alors même que les deux autres déterminations ne peuvent plus s’appliquer telles quelles. À vrai dire, ce cas, loin d’être exceptionnel et de nous obliger à un difficile effort de conception, est au contraire l’objet d’une expérience assez commune. Constamment, en effet, nous expérimentons des réalités qui ne sont pas entièrement situables dans l’espacetemps, et qui, cependant, ne laissent pas d’être pour nous indubitablement existantes : un amour – conjugal, filial ou autre – existe en nous, oriente notre vie et l’accompagne, transcende l’écoulement des jours, demeurant identique à luimême dans son être spécifique malgré ses variations et ses approfondissements, sans que nous nous interrogions sur le mode d’existence de cette réalité – laquelle ne se réduit pourtant pas à une simple modification de l’âme, ce qui  de la matière. Mais, évidemment, il y a une sorte de polarité antinomique entre la forme pure qui se réalise dans la géométrie du cristal, et la vie pure qui se réalise dans la mélodie psychique. De la spatialité minérale à la temporalité de l’âme, la nature offre tous les degrés intermédiaires, ce qui n’exclut nullement des discontinuités relativement absolues entre l’humain, l’animal, le végétal et le minéral, car seul, le plus peut le moins : selon l’ordre naturel, l’échelle des êtres se descend – un corps sans âme retourne à l’état minéral –, elle ne s’ascende pas – jamais une molécule n’accédera à l’état végétal, un végétal à l’état animal, un animal à l’état humain ; l’évolutionnisme est une impossibilité physique et métaphysique. Sans doute l’apparition du végétal peut-elle être conditionnée par un certain arrangement de l’état minéral, et ainsi de suite, mais cela ne saurait signifier que cet arrangement produit ou engendre le végétal – et ainsi de suite –, lequel constitue une organisation d’une complexité qualitativement incommensurable à celle du minéral. Ces discontinuités ne peuvent être comblées que « par en haut », c’est-à-dire par un acte créateur divin, à chaque fois nécessaire.

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constituerait un idéalisme « affectif » aussi peu satisfaisant que l’idéalisme cognitif. De même, quelle est donc l’identité spatiotemporelle de la France, d’une entreprise industrielle, de la Révolution – dite « française » –, de l’Empire romain, de l’Académie française ? Nous en parlons pourtant comme de réalités capables d’agir et de pâtir, qui ont eu certes des effets repérables dans l’espace-temps, mais qu’on ne saurait identifier à ces traces et qui continuent d’agir alors même qu’elles ont historiquement disparu. Le mode sous lequel nous pouvons atteindre les réalités métahistoriques ou parahistoriques de l’Écriture est donc principalement relatif à leur détermination sémantique. Ce qui implique qu’elles sont vues surtout comme des « significations »56. Quant aux réalités historiques, dont le conditionnement spatio-temporel est celui de notre monde actuel, dont nous pouvons nous représenter la situation, elles ne laissent pas, elles aussi, de nous importer en fonction de leur quiddité plus que de la contingence de leur manifestation spatiotemporelle. Assurément, en histoire sacrée, tout est sacré, particulièrement les lieux et les temps, et tout a un sens. Mais il faut bien hiérarchiser, puisque nous ne pouvons prendre tout en compte sans nous perdre dans une analyse indéfinie. Au reste, les circonstances elles-mêmes, la plupart du temps, n’ont d’intérêt que par leur signification symbolique. C’est pourquoi les diverses catégories du récit biblique que nous avons distinguées nous offrent semblablement toutes trois les événements rapportés selon principalement leur détermination sémantique. Et c'est pourquoi aussi ces récits et ces  56

Répétons que nous ne les réduisons nullement à n’être que des significations ; mais leur être substantiel ne pouvant être atteint en luimême, il vient à notre connaissance essentiellement au moyen de sa modalité sémantique.

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événements n’ont pas seulement à être étudiés et scrutés objectivement en eux-mêmes et pour eux-mêmes, dans leur littéralité, mais peuvent et doivent surtout servir de clefs spirituelles pour accomplir et pour déchiffrer l’histoire tout entière et la vie présente du peuple de Dieu. Dans la mesure même où ils se donnent à nous comme des « sens », ils nous enjoignent d’user d’eux comme de « formes opératives », ayant puissance d’informer l’existence des enfants d’Abraham, donc de lui conférer la forme sainte à laquelle l’a vouée la grâce du Seigneur, en même temps qu’elle en déchiffre le destin.

3. La fonction sacramentale de l’Écriture Remarquons que nous avons affaire ici à deux fonctions distinctes, bien qu’inséparables en réalité : fonction herméneutique de déchiffrement qui consiste à lire l’histoire de l’Église – mais aussi celle de chacun de ses membres – à la lumière des événements-archétypes que nous rapporte l’Écriture ; et fonction d’information existentielle qui consiste à vivre tous les moments de notre existence dans la lumière fondatrice de ces mêmes événements. La première fonction, nous la nommerons prophétique, la seconde, nous la nommerons sacramentale. La fonction prophétique de l’Écriture ne signifie pas fondamentalement l’annonce par la Bible du déroulement futur de l’histoire, et que nous ayons à rechercher à quelle période s’applique telle prédiction. Nous n’écartons cependant pas un tel déchiffrement, car il est trop évident que les Saints Livres renferment en effet des annonces de ce genre et que des signes nous y sont donnés. Mais nous ne savons ni le jour ni l’heure et pouvons seulement nous tenir en éveil. Au reste, si là était ce que nous avons en vue quant à la fonction

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prophétique, nous ne parlerions pas d’événements-archétypes. Les événements eux-mêmes, peuvent avoir un caractère annonciateur, mais leur importance la plus décisive est ailleurs. S’ils sont prophétiques, c’est qu’ils constituent, comme tels, des messages divins, des révélations définitives, c’est qu’ils sont les « oracles du Seigneur », ses porte-parole, qu’en eux réside l’idée que Dieu « se fait » de l’existence humaine et grâce à laquelle seulement elle est compréhensible selon sa vérité. Autrement dit, dans ces événements-archétypes, s’annoncent et s’expriment les sens fondamentaux de toute vie humaine, individuelle ou collective, et de tout destin historique. Mais la fonction sacramentale nous met sur la voie d’un aspect plus profond encore des événements-archétypes, ce qui, pensons-nous, achèvera de faire comprendre ce que nous entendons par là. Qu’on ne s’étonne pas d’ailleurs que nous parlions ici de fonction sacramentale ; ce n’est point abus de langage ni métaphore, mais tradition ecclésiale. Avant que ne soit précisé définitivement – vers 1148 avec Pierre Lombard – le septénaire sacramentel, de nombreux Pères de l’Église et des Docteurs illustres ont compté l’Écriture au rang des « sacrements ». Le terme avait alors une extension beaucoup plus grande et une précision moindre que celles qu’il connaît à partir du XIIème siècle. Il servait, en effet, à traduire le grec mysterion57. C’est ainsi que S. Augustin parle des « divinorum sacramentorum libri »58, c’est-à-dire des « livres des divins sacrements » (= mystères), par quoi il faut entendre les enseignements de l’Écriture cachés aux incroyants. Mais, du fait que le grec mysterion, et plus souvent son pluriel mysteria, désignait aussi  57

Que la Vulgate rend aussi par mysterium. De utilitate credendi, c. XVII, n. 35. Même formule chez S. Jérôme qui parle des « sacrements des Écritures », In Is., I. VI, P. L., XXIV, 207 c. 58

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l’action sacrée et rituelle59, sa traduction latine par sacramentum bénéficie de la même richesse sémantique. Le sacrement ce n’est pas seulement le mystère de la naissance, de la mort ou de la résurrection du Christ, c’est aussi le rite qui nous communique la grâce de son incarnation rédemptrice. « Il y a mystère, dit saint Jean Chrysostome, quand nous considérons des choses autres que celles que nous voyons […]. Autre est ici le jugement du fidèle, autre celui de l’infidèle. Moi, j’entends que le Christ a été crucifié et aussitôt j’admire son amour pour les hommes ; l’infidèle l’entend aussi et estime que ce fut folie […]. L’infidèle connaissant le baptême, pense que ce n’est que de l’eau, moi, ne considérant pas simplement ce que je vois, je contemple la purification de l’âme effectuée par l’EspritSaint »60. Texte significatif : l’Écriture proclamée et entendue n’est pas moins « mysterium » que le baptême administré. Qu’on n’y voie pas une confusion doctrinale entre les sacrements proprement dits, producteurs ex opere operato de la grâce du salut, et les sacramentaux, ou rites d’accompagnement des sacrements, dont la grâce agit non seulement « par la vertu propre de l’œuvre opérée », mais aussi « par la vertu de l’opérant » – ministre du rite et sujet du rite. Au contraire, il n’y a jamais eu le moindre doute à cet égard dans toute la Tradition ecclésiastique ; c’est le baptême qui confère à l’être humain la grâce salvatrice du sang du Christ, ce n’est pas la lecture de la Bible ou la récitation du Credo. Mais l’emploi des termes sacramentum et mysterium contribue fortement à main 59

À cause de son emploi technique dans le vocabulaire des cultes mystériques de la Grèce. Sur ce point voir, de dom Odon Casel, Le mystère du culte dans le christianisme, Cerf, 1983, et notre étude, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, L’Âge d’Homme, 1997 ; rééd. coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2017. 60 In Iam epist. Ad Cor., hom. I, n. 7, P. G. t. LXI, 55.

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tenir l’Écriture sainte dans l’ordre sacral, dont, pensons-nous, elle ne devrait pas être séparée ; sinon elle devient un texte comme un autre. C’est pourquoi la proclamation rituelle de la Parole de Dieu, au cours de la liturgie sacrificielle, est nécessaire : non seulement pour instruire les fidèles, mais aussi pour qu’ils sachent et comprennent qu’il s’agit d’un acte sacré et non d’une lecture profane. C’est le lieu propre de la vraie lectio divina. Rien d’étonnant, donc, si, au IXème siècle, un Paschase Radbert, célèbre défenseur de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie, « compte comme sacrements : le baptême, la confirmation, l’eucharistie ; ensuite l’Incarnation, le serment, toute l’œuvre rédemptrice et enfin la Sainte Écriture »61.

4. Mystère et archétype Signification rituelle et signification scripturaire sont donc inséparables. « Entre l’une et l’autre, écrit le cardinal de Lubac62, les interférences sont d’autant plus nombreuses et les relations d’autant plus profondes que les deux Testamenta sont unanimement considérés dans la tradition comme le lieu d’opération de tous les sacramenta, le lieu de recel de tous les mysteria : “duo sponsi ubera, ex quibus lac surgitur omnium sacramentorum” »63. C’est seulement dans cette lumière du mysterium que les réalités dont parle l’Écriture révèlent leur nature d’événements-archétypes. Ici aussi, d’ailleurs, la Tradition vient confirmer les conclusions de la réflexion philosophique. Mysterium, en effet, dès les premiers âges de la pensée  61

Mgr Bartmann, Précis de théologie dogmatique, t. II, p. 232 ; « serment » parce que tel est le sens premier de sacramentum en latin. 62 Corpus mysticum, 2ème éd., Aubier, 1949, p. 57. 63 Guillaume de Saint-Thierry, Expositio altera in Cantica ; P. L. t. CLXXX, 488c : « les deux seins de l’époux d’où coule le lait de tous les sacrements ».

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chrétienne, renvoie à typos (= « type », que le latin rend par figura, mais dans le sens de « figure exemplaire »). Le mot se recommandait d’une autorité prestigieuse, puisque S. Paul l’avait employé à plusieurs reprises pour caractériser la nature des événements et des êtres de l’Ancien Testament relativement au Nouveau, fondant ainsi l’herméneutique chrétienne, et définissant la relation prophétique qui unit le premier au second64. Au reste, le sens originel de typos est celui de « marque » ou « empreinte » (cf. typographie). Et les événements et faits sacrés sont bien les marques et empreintes que l’Action révélatrice de Dieu a laissées dans l’histoire des hommes. Or, de même que du sceau du Roi, nous voyons la forme imprimée dans la cire, non le sceau lui-même, ainsi, de cette Action divine nous connaissons la figure, l’empreinte sensible, mais non la réalité profonde et spirituelle, qui ne peut cependant être repérée qu’à l’aide de son typos65. C’est pourquoi, S. Justin, unissant mysterion et typos, enseigne que « le mystère de l’agneau que Dieu a ordonné d’immoler comme pâque était type du Christ »66. Inversement, ce que la Tradition appellera sens typique, il le nomme « mystère » : ainsi de l’annonce par Isaïe de la naissance virginale du Christ67.  64

Adam est le typos du Christ (Rom., V, 14). La réalité signifiée par le typos sera donc l’antitypos : ainsi le baptême est l’« antitype » de ce « type » qu’est l’arche de Noé (I Pet., III, 21). Mais antitypos se prend aussi au sens de « figure » et non de réalité (Heb., IX, 24). 65 La distinction d’une forme sensible et d’un contenu théologal s’exprime à l’aide du couple sacramentum-mysterium, là où ces termes ne sont pas synonymes : « sacramentum et mysterium diffèrent en cela que le sacramentum est un signe signifiant quelque chose de visible, alors que le mysterium est quelque chose de caché signifié par ce visible » (Alger, De sacramentis, P. L. t. CLXXX, 753). 66 Dialogue avec Tryphon, XL, éd. Archambault, 1909, p. 179. 67 Ibidem, LXVIII, 6, p. 329.

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5. Écriture et prière Quand nous parlons d’une fonction sacramentale de l’Écriture, nous demeurons dans la grande Tradition de l’Église, et n’abusons point du langage. Au reste, nous l’avons dit, le terme « sacramental » est à prendre ici lato sensu et non au sens précis de rite de bénédiction ou d’exorcisme ; ce sens large nous paraît fondé dans la mesure où la liste des sacramentaux ne saurait être close. À cet égard, le cas de l’Écriture est analogue à celui de la prière. Toute prière n’est pas un rite, puisqu’elle peut revêtir l’aspect d’une demande personnelle formulée librement, ou bien dépasser toute forme et tout langage. Mais elle devient un rite lorsqu’elle consiste en un acte, et que cet acte est accompli conformément à une règle, un canon, une formule intrinsèquement sacrés, c’est-à-dire d’institution divine – directe ou indirecte. La vertu de la prière rituelle – prière contemplative, d’adoration, d’intercession, privée ou publique – ne dépend pas seulement de l’intention de celui qui prie, mais de la sacralité de la forme dans laquelle cette intention se réalise. Venant de Dieu, cette forme communique réellement une vertu divine de transformation spirituelle, à condition, bien sûr, que le sujet humain soit intérieurement disposé à recevoir cette grâce. Alors s’établit dans l’âme un habitus sur-naturel, par lequel elle est rendue de plus en plus « capable » de sa destinée divine, tandis qu’à défaut de cette disposition intérieure, signe de notre irréductible liberté, la forme sacrée ne peut pas délivrer la vertu qui est en elle et qui est sa raison d’être. On peut alors répéter les formules les plus saintes, réciter le Pater, invoquer le Nom de Jésus, on ne prie pas, on prononce « en vain le Nom du

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Seigneur »68. Car Jésus a dit : « ce n’est pas celui qui dit “Seigneur ! Seigneur !” qui entrera dans le Royaume des Cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les Cieux »69. Et le Maître précise qu’il ne suffit pas d’invoquer le Nom de Jésus et, par son pouvoir, de faire des prodiges – prophétiser, chasser les démons –, car à ceux-là, au jour du jugement, Jésus leur dira : « jamais je ne vous ai connus ». Terribles paroles ! L’invocation sanctifiante du Nom exige, primordialement, l’orientation intérieure de notre volonté : vouloir ce que veut le Père. Et que veut-Il dans les Cieux ? Que peut-Il vouloir, sinon engendrer le Fils, puisqu’Il n’est rien d’autre que cette relation d’engendrement ? Telle est la  68

Souvenons-nous qu’il s’agit du deuxième commandement, qui précède donc tous les autres, sauf la reconnaissance et l’adoration du seul Dieu. Ce commandement ne saurait donc concerner seulement les « jurons », et l’usage profane du Nom divin. Ou plutôt l’interdiction de cet usage profane est elle-même le signe d’une réalité beaucoup plus élevée, celle-là même que désigne le deuxième verset du Pater : sanctificetur nomen tuum. Sanctifier le Nom – comme on sanctifie le dimanche –, c’est, très exactement, rendre ce Nom « saint ». Et comme il l’est déjà en lui-même, cela veut dire le « rendre saint » en nous et pour nous. Autrement dit, l’acte du Nom – qui est son énonciation effective – doit être un acte sanctifiant et non une simple prononciation. Et cet acte sera sanctifiant dans la mesure où la forme du Nom – sa structure langagière, évidemment, mais aussi sa signification essentielle, car le Nom doit être dans le cœur et non seulement sur les lèvres – informera vraiment l’âme de celui qui le profère, donc dans la mesure où cette âme, comme une matière docile, laissera l’Esprit-Saint opérer en elle l’œuvre du Nom, comme Marie, au jour de l’annonciation laissa le divin Pneuma opérer l’incarnation. Car il est écrit : « nul ne peut dire “Jésus” si ce n’est par l’Esprit ». Et dès lors que le Nom de Jésus est comme la synthèse de toute l’œuvre rédemptrice – Jésus signifie « Dieu sauve » –, la sanctification du Nom est le modèle, le prototype de toute l’œuvre de la grâce, principalement sous sa forme cultuelle et scripturaire, comme « information » sacralisante de l’âme chrétienne. 69 Mt., VII, 21.

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volonté de Marie : fiat mihi secundum Verbum tuum. « Selon ton Verbe » : que ce qui est opéré en moi, soit conforme à la Forme des formes, à l’Archétype des archétypes, au Verbe éternel que Tu engendres dans l’unité de l’Esprit opérant. Et aussi : « qu’il me soit fait selon Ta révélation », selon cette Parole de Dieu qu’est l’Écriture. Sans ce « fiat mihi » marial, pas de vraie compréhension de la Parole, pas d’exégèse ni d’herméneutique ; seulement du bavardage, un prodigieux bavardage peut-être, un bavardage pourvu de toutes les garanties scientifiques, mais, nous le déclarons solennellement, vent et poursuite de vent. À ceux-là, aux bavards de l’exégèse – nous-même à l’occasion –, redoutons que le Seigneur ne déclare, le jour du jugement : « jamais je ne vous ai connus ». Car Dieu ne peut connaître et reconnaître que Lui-même, c’est-à-dire ceux qui portent Sa forme, qui se sont laissé informer selon Sa parole, ceux qui s’en sont revêtus, ceux qui ne l’ont pas étouffée en eux-mêmes, mais se sont livrés à son opération rédemptrice. Car cette Parole est opérative, et n’est qu’une seule et même opération, celle de l’unique Verbe et Rédempteur : « Parole unique formée de multiples sentences, dont chacune est une part du même tout, du même Logos »70. C’est seulement par là que la doctrine des événements-archétypes prend toute sa signification, celle que nous annoncions tout à l’heure. Et en effet, si l’Écriture est le Corps du Christ, le Verbe « fait » Livre, il en résulte qu’elle participe aussi à son opération rédemptrice, qu’ainsi les événements sacrés qu’elle relate sont, dans la réalité de l’acte accompli, des modes de participation à l’œuvre du salut, modes selon lesquels cette œuvre, non seulement se fait connaître, mais aussi, par cette connaissance  70

Origène, Commentaire de saint Jean, I, 24.

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même, se rend efficace et réalise, d’une certaine manière, ce qu’elle signifie. Car ces événements sont des événements de la grâce, et c’est cela que nous voudrions rappeler pour terminer.

6. De la nature métaphysique des actes humains et humano-divins Nous avons précédemment parlé d’événements-archétypes. Or, qu’y a-t-il d’archétypique dans un événement, c’està-dire dans l’effectuation d’un acte ou d’une série d’actes ? Sont-ce les conditions extérieures de son effectuation ? Comme nous l’avons dit, ces conditions, en ce qui concerne la phase métahistorique de la Révélation, nous sont, pour ainsi dire, inaccessibles en elles-mêmes et ne peuvent être connues que par analogie. Pour la phase parahistorique, bien qu’elle se déroule dans un cadre spatio-temporel, nous avons cependant affaire à des modalités disparues des conditions terrestres d’existence – configuration géographique différente et durée plus lente. Mais la réalité intrinsèque d’un acte – unité d’une intention et d’une exécution – ne relève pas de son conditionnement existentiel. Elle est d’un autre ordre, celui de l’agir, lequel se distingue aussi bien de l’ordre des choses sensibles – un arbre, une montagne, l’eau, etc. – que de l’ordre des intelligibles. Quel est donc le mode de réalité d’un acte ? Nous dirons qu’il consiste dans l’actualisation volontaire d’un possible, c’est-à-dire qu’il fait descendre l’intelligible dans l’existence – à quelque niveau que se situe cette existence – et l’y rend présent. Avant que l’acte n’ait été accompli, on ne peut savoir si le possible – en soi – est possible relativement à tel conditionnement existentiel71. L’acte toujours risqué, en  71

Il faut distinguer le possible intrinsèque – la non-contradiction – et le possible extrinsèque – la compatibilité de tel possible avec telles conditions

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est la seule preuve. Mais, inversement, un acte accompli n’est jamais l’actualisation définitive et totale du possible, et cela, en vertu de la discontinuité qu’il y a entre l’ordre principiel des possibles en soi, ou possibles absolus, et l’ordre relatif, changeant, de leur réalisation : un possible en soi est universel, un acte est singulier. Il y a cependant quelque chose de définitif dans l’ordre de l’agir, c’est l’acte inaugural. C’est lui qui ouvre une voie, qui fraie le passage à la descente du possible dans l’ordre de l’existence. Ouvrant cet ordre à la réalisation du possible, il le modifie, le transforme, de telle sorte que le milieu humain va « appeler », « exiger », si l’on ose dire, la répétition de cette réalisation72. Ce qui a été fait se fera. Chacun de nos actes est ainsi responsable d’une génération d’actes analogues. C’est pourquoi nous devons agir selon les voies de la Tradition, parce qu’elles ont été tracées suivant la volonté de Dieu, et donc suivant l’ordre et la nature des choses, tandis qu’un acte radicalement nouveau, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles, en ouvrant une nouvelle possibilité dans le tissu du réel, y précipite peu ou prou tous ceux qui viendront après lui, risquant d’accroître le désordre du monde. Nos actes ne sont pas innocents, ni sans efficacité. Ils ne s’évanouissent pas avec le temps comme le sillage du navire  de réalisation. Par exemple, la ligne droite est intrinsèquement possible, mais dans un univers courbe, elle est – extrinsèquement – impossible. 72 Nous nous guidons ici sur le modèle du « frayage des voies nerveuses » dans le néocortex. On sait que les interconnexions des cellules corticales ne sont données que partiellement à la naissance. Ce sont les expériences vécues par le sujet et les réponses élaborées qui contribuent à l’établissement et au développement des réseaux neuronaux. Chaque primoexpérience et chaque primo-acte laissent ainsi une trace indélébile, ouvrant un nouveau chemin dans le tissu cérébral potentiel. Au reste, le monde humain ou milieu culturel, est un véritable « cerveau » social, dont le cerveau individuel est évidemment inséparable.

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sur l’océan, mais ils modifient durablement et objectivement le continuum psycho-physique dans lequel nous vivons73. C’est en ce sens que les événements de l’Histoire sainte sont des événements-archétypes. Ils sont tous constitués par des actes inauguraux qui ouvrent donc des possibilités ultérieures de réalisations négatives ou positives : possibilités de perte – le péché originel et toutes ses conséquences ; possibilités de salut – l’œuvre rédemptrice du Christ et la grâce des sacrements qui ne sont eux-mêmes, dans leur principe, que des actes-archétypes du Christ, des modes ex opere operato de passage et d’effusion de la grâce de Dieu. Nous pourrions d’ailleurs distinguer différentes sortes d’inauguralité en fonction des diverses phases de l’Histoire sainte : un acte, en effet, peut être inaugural pour toute la création ; ou pour la seule création humaine ; ou pour un seul peuple74; à l’intérieur de ces phases il faudrait aussi considérer des degrés relatifs de primordialité, car l’histoire n’est pas une accumulation quantitative d’événements semblables, mais une série hiérarchique.

Conclusion : le Christ, unité de l’alpha et de l’oméga On voit alors qu’avec le Christ, l’histoire elle-même, sans cesser d’être histoire, rejoint la réalité métahistorique des origines. Car les événements-archétypes de la geste christique valent pour la création qui gémit tout entière dans l’attente de la parousie, c’est-à-dire de la « présence » universelle du Fils de l’Homme ; et la Bonne Nouvelle ne doit-elle pas être prêchée  73

Ces remarques ne sont pas sans rapport avec la loi de l’entropie croissante ; cf. Amour et Vérité, pp. 3-38. 74 En fait il y a quelque chose de premier dans tout acte : et parce qu’il participe de la primordialité de l’acte qu’il répète – nous avons tous péché en Adam –, et parce qu’il n’en est jamais seulement la répétition, à cause de la différence qualitative de tous les moments de l’Histoire et du temps.

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à toute créature ? Ici le monde bascule, ici l’Histoire se retourne, ici le temps s’enroule de nouveau à l’Arbre de la Croix, Arbre de vie et torche de lumière d’où jaillissent les rayons de la gloire vivifiante ; ici chaque lettre du Saint Livre reçoit l’étincelle du feu de l’Esprit et toute l’Écriture s’enflamme, Buisson ardent de la Révélation, qui brûle sans se consumer dans les siècles des siècles.

        

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    ,W/dZs  PAROLE SACRÉE ET DISCOURS HUMAIN

1. Fidéisme ou concordisme ? Ce que nous avons exposé dans les précédents chapitres n’avait qu’un but : montrer que les catégories mentales dont nous usons plus ou moins inconsciemment dans notre lecture de l’Écriture, ne sont pas toujours adéquates à leur objet. C’est dans notre rapport à l’Écriture que se situe la difficulté majeure à laquelle se heurte la foi chrétienne aujourd’hui, difficulté qui est à la source de la crise moderniste et que le bultmanisme à radicalisée ; c’est dire l’importance que nous lui accordons. Or, l’une des causes de cette difficulté tient au fait que nous concevons spontanément la langue de l’Écriture comme s’il s’agissait d’un langage simplement humain et qui ne serait divin, éventuellement, que par son contenu, et non par son mode d’expression ; c’est même l’un des principes de base de l’exégèse contemporaine : tout est humain, dans la Bible, hormis peut-être son objet. Ce principe, destructeur de toute intelligence de l’Écriture, doit être rejeté. On peut certes tenter d’échapper à ce problème en se retranchant derrière un fidéisme bien intentionné, ou essayer d’un concordisme toujours à refaire. Si décriées que soient ces deux attitudes, elles recèlent pourtant une part de vérité. Au fidéisme nous accordons que, de toute manière, nous ne pouvons nous tromper en adhérant à la vérité de la lettre, 107

puisqu’il s’agit de la parole de Dieu, et que l’Église nous en garantit l’inerrance ; mais il faudra convenir que le contenu de ce à quoi nous croyons demeure alors en partie incompréhensible. Au concordisme, nous concéderons qu’il est légitime, non de vouloir adapter l’immuable et omnisciente Parole divine au savoir changeant et plein d’erreur de la science, mais de chercher et de trouver une confirmation de certaines vérités scientifiques dans certaines données de l’Écriture : car, à l’évidence et contrairement à ce que prétend la quasi-totalité des modernes, les premiers chapitres de la Genèse ont bien pour objet de retracer la création et la formation de l’univers, ils ont donc une portée « scientifique » rigoureuse, et jamais nous n’accepterons d’y voir une construction purement imaginaire, destinée à combler poétiquement un besoin de causalité auquel l’humanité ne saurait encore apporter de réponse rationnelle. Certes, la forme dont se revêt cette cosmogénèse n’est pas celle des mathématiques, forme d’après laquelle, maintenant, nous identifions toute connaissance authentiquement scientifique, c’est-à-dire toute connaissance nous communiquant une information objective sur le monde. Mais il devrait être évident que les mathématiques au sens ordinaire du terme ne peuvent avoir de prise que sur l’aspect quantitatif ou mesurable du réel et que tout le reste leur échappe nécessairement. Or tout n’est pas quantité dans le réel. Sans doute les nombres peuvent-ils aussi exprimer autre chose – ainsi les idées de proportion ou d’analogie –, comme le prouve l’exemple du pythagorisme. Il est clair toutefois que la science moderne est très éloignée de cette arithmétique qualitative ou de cette géométrie symbolique. Quoi qu’il en soit, il faut admettre qu’il y a une autre manière de parler de l’univers et des êtres animés ou inanimés qu’il renferme, et pas seulement 108

pour les évoquer poétiquement, mais pour nous informer à leur sujet. Il existe en particulier un mode synthétique et analogique d’expression, tout à fait inévitable dès lors qu’il s’agit de retracer la formation du monde dans son ensemble et ses grandes articulations. C’est ce que prouve et prouvera de plus en plus le récent développement de la cosmologie scientifique, dont la préoccupation avait disparu de la science classique75. Voilà un fait dont les exégètes chrétiens, plus matérialistes et scientistes que les savants eux-mêmes, devraient bien tenir compte. Le temps vient – et sans doute est-il déjà venu – où les physiciens eux-mêmes se tourneront vers les textes sacrés pour y chercher d’adéquates formulations de leurs théories. Ce jour-là, nos herméneutes modernistes – et leurs disciples épiscopaux76– auront bonne mine !… Tout montre que nous allons vers des bouleversements considérables du paysage culturel. Les intellectuels ecclésiastiques seront les derniers à s’en apercevoir, hélas ! Oui, hélas, car ce retour de la science la plus récente vers les antiques cosmogénèses ne peut s’opérer sans de nouvelles et graves confusions, non moins destructrices de la foi. Cependant nous n’en sommes pas encore tout à fait là. Ou plutôt ce « retour » aux sources traditionnelles du savoir n’efface nullement les traces profondes que le matérialisme scientiste, depuis trois siècles, a laissées dans la mentalité occidentale. À  75

Voir notre Physique et Métaphysique, collection « Métaphysique au quotidien », L’Harmattan, 2018, en collaboration avec Wolfgang Smith, et aussi, de Wolfgang Smith, Sagesse de la cosmologie ancienne, coll. Théôria, L’Harmattan, 2008. Il faut savoir que le cosmos galiléen, aujourd’hui abandonné par les physiciens, est un contenant vide, un espace homogène et neutre, qui n’a aucun rapport avec les événements purement mécanicistes qui s’y déroulent. C’est une science sans dimension véritablement cosmologique. 76 Cf. Pierres vivantes.

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vrai dire, lorsque le philosophe entreprend de mettre les choses à leur place, ce matérialisme apparaît très exactement pour ce qu’il est, c’est-à-dire une pure et simple superstition idéologique77. Et quand on considère l’ampleur de sa diffusion, on ne peut s’empêcher d’y voir une véritable suggestion satanique. Mais, pour la quasi-totalité de nos contemporains, il représente au contraire une certitude universellement partagée, au regard de laquelle les vérités religieuses révèlent nécessairement leur extrême fragilité, pour ne pas dire leur inexistence. Voilà quelle est la conviction, spontanée ou réfléchie, de la plupart des exégètes. Et s’ils gardent la foi, c’est au prix d’une « décosmologisation » radicale du donné révélé, décosmologisation dont la philosophie kantienne posa d’abord les principes, reléguant la foi dans la seule subjectivité humaine. Dès lors, tout ce qui dans l’Écriture sainte relève de la cosmologie, c’est-à-dire tout ce qui parle du monde, de sa formation et de l’action divine qui s’y manifeste, ordinairement ou extraordinairement, tout cela passe au registre de la mythologie, avec toutes les conséquences qui en découlent. Sans doute Dieu demeure-t-il l’auteur de toute chose ; mais cette vérité n’est admise qu’au titre de principe général et abstrait : affirmation purement théorique et sans portée cosmologique précise. Dieu a créé le monde, et tout ce qu’il contient, mais une explication scientifique digne de ce nom se doit de l’ignorer. Ce qui équivaut à dire : c’est vrai, mais c’est faux. Car si Dieu a créé, il continue de créer à chaque instant et aucune explication scientifique n’est possible si l’on refuse de tenir compte de cette action créatrice et de ses modalités. Et en effet, même si on limite cette action créatrice  77

Ce qui ne signifie pas que la matière n’existe pas, mais que l’existence matérielle – ou plutôt « corporelle », selon la terminologie de la philosophie grecque – n’est qu’un mode d’existence – le premier dont nous ayons une connaissance directement objective.

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au don de l’être, comme certains y inclinent aujourd’hui, s’imaginant par là être fidèles à S. Thomas – alors que Dieu donne non seulement l’existence, mais aussi l’essence78 et crée chaque chose « selon son espèce » (Gn. 1) – encore doit-on admettre que cette action, pour se manifester et se développer, met en œuvre des causes secondes qui sont nécessairement d’un ordre supérieur au plan d’existence qu’elles régissent. En clair, les anges accomplissent une tâche cosmologique précise et indispensable dans la formation et le fonctionnement du monde corporel. Telle est la doctrine constante des théologiens chrétiens, d’Origène, de S. Augustin, de S. Thomas ou de S. Bonaventure : pas de physique générale possible sans angélologie. Être matérialiste, ce n’est pas seulement nier Dieu créateur, c’est aussi nier l’existence de causes secondes non corporelles agissant au sein même des réalités physiques et les régissant. Combien de penseurs chrétiens, même « traditionnels », ne sont, à cet égard, que de purs et simples matérialistes – et parfois s’en vantent…

2. Idéalisme = matérialisme Telles sont quelques-unes des notions philosophiques strictement requises pour la réception des vérités contenues dans la révélation biblique. Seule leur méditation approfondie peut opérer la réforme intellectuelle qu’exige aujourd’hui, après trois siècles de déformation scientiste, la compréhension de l’Écriture. Il en est encore une cependant, que nous avons déjà esquissée dans les chapitres précédents, mais sur laquelle nous voulons revenir, tant elle nous semble importante. Moder 78

Laquelle dérive, en dernière analyse, d’un archétype divin, c’est-à-dire d’un mode éternel et incréé de participation à l’Essence de Dieu : cf. S. Thomas, Somme théologique, I, q. 44, a. 3.

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nistes mythologisants ou fidéistes littéralistes – parfois fondamentalistes – se rencontrent « paradoxalement » sur un point : l’historicité (= la réalité) de ce qui est raconté est assurée si et seulement si les événements tels que le texte les énonce ne peuvent se produire qu’en conformité aux lois de notre monde. En vertu de cet axiome, chaque fois que le texte énonce une succession d’événements sortant de l’ordinaire, c’est-à-dire étrangère à la réalité objective dont nous faisons l’expérience commune, pour les uns il ne s’agit pas d’histoire, mais d’une catéchèse fabulatrice dont la vérité est, au fond, de nature morale, pour les autres la réalité objective que désigne le récit ne peut être sauvegardée que si l’on maintient son sens le plus immédiat, fût-ce au prix d’un « forçage » physique. Dans l’un et l’autre cas, on identifie réalité – historicité – et effectivité spatio-temporelle soit pour la nier – les modernistes –, soit pour l’affirmer – les littéralistes –, les premiers ruinant la foi – quoi qu’ils prétendent –, les seconds offensant la raison. Or, cet axiome repose lui-même sur un autre, plus radical, et qui est le suivant : l’existence d’un être nous est entièrement donnée – ou est entièrement réalisée – par sa présence physique. Être réel, c’est « être là ». On s’accroche à cette idée comme le noyé à sa bouée, avec une sorte de désespoir inconscient, et non sans le souci polémique de triompher d’un idéalisme redouté et toujours menaçant. On semble vouloir se justifier aux yeux des scientistes, comme si la foi religieuse devait nous exposer fatalement au risque de l’idéalisme : « ce n’est pas parce que nous croyons à l’Invisible que nous ne croyons pas au visible, nous y croyons autant et plus que vous ». Ce qui est exact, dans la mesure où seule la croyance à l’Invisible peut fonder la croyance au visible et lui donner un sens. Le matérialisme n’est rien d’autre qu’un idéalisme de la matière, de même que l’idéalisme conduit nécessairement au maté112

rialisme. Rien de plus faux, à cet égard, que la thèse marxiste selon laquelle les philosophies se répartiraient en deux groupes : idéalistes et matérialistes. En réalité, et l’histoire le montre irréfutablement, idéalisme et matérialisme sont inséparables et se conditionnent réciproquement. Une conception idéaliste de la connaissance et de l’âme, comme déjà celle de Descartes, implique une conception matérialiste de la réalité corporelle. Descartes, en physique, est ultra-matérialiste : les corps – même les corps vivants – ne sont qu’« étendue et mouvement », et donc leur science ne relève que de la géométrie et de la mécanique79. Mais, inversement, le matérialisme est un idéalisme, puisque la matière – au sens de la physique classique – n’est qu’une idée : jamais, en effet, nous n’en faisons l’expérience sensible80. Ce qu’il faut dire, c’est que l’idéalisme est le commencement de la décadence intellectuelle et qu’il conduit au matérialisme qui en est le terme81. Il ne saurait donc être question de mettre en doute la réalité du monde corporel, mais seulement de comprendre qu’elle n’est pas le seul mode de réalité et donc que ce n’est pas  79

Dans son livre Le hasard et la nécessité, le biologiste athée Monod se déclare expressément cartésien. 80 Très logiquement, chez Descartes, la nature de la substance « étendue » n’est connue que par son idée. 81 Ainsi Hegel conduit à Marx. Le matérialisme, cependant, est encore de l’intelligence – ce que prouve la science moderne – même s’il s’agit de sa limite inférieure. Les doctrines qui lui succèdent – et parfois le rejettent au nom du psychique – sont infra-intellectuelles et ne proposent au fond qu’une immersion dans les « ténèbres extérieures », tant il est vrai que le corps, stable et limité, sauve l’âme de sa dispersion dans l’indéfini en la fixant. Ce que nous disons ici du cartésianisme ne le considère que sous sa forme communément reçue, toute réserve étant faite sur sa signification profonde. Voir en particulier, Jacques Chevalier, Histoire de la Pensée, Flammarion, t. II, 1961, pp. 146-148.

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en elle que nous trouverons un refuge contre le risque de l’idéalisme. Les anges ne sont pas des ectoplasmes flottant dans un nébuleux fantomatique, ce sont des êtres parfaitement consistants et réels, éventuellement doués d’une terrible puissance. Leur succession hiérarchique s’étend du monde humain au Trône divin, définissant autant de degrés d’être et de perfection. C’est pourquoi l’interprétation symbolique de certains textes scripturaires n’équivaut nullement à nier la réalité des événements qu’ils relatent, mais simplement à la référer à une réalité d’un ordre différent, étant entendu que cette réalité, de toute manière, ne peut être exprimée qu’en référence à notre expérience commune, et donc dans le langage du monde sensible.

3. Pensée humaine et « pensée » divine Cependant, on se demandera peut-être pourquoi l’Écriture ne s’exprime pas, comme la philosophie, en termes abstraits, lesquels dépassent incontestablement les catégories du sensible. Répondre à cette question exigerait tout un traité. Nous nous contenterons de quelques remarques. Il faut essentiellement comprendre que le but de la Parole divine ne saurait être de penser à notre place, mais principalement de nous ouvrir l’intelligence, ce qui ne peut se faire qu’en lui présentant un objet. La pensée, philosophique ou autre, est le mode spécifiquement humain82 selon lequel l’homme s’exprime à lui-même ce qu’il comprend de ce qu’il connaît. La pensée est donc, par nature réflexive – ou seconde – et indirecte – ou médiate : elle vient après la prise de conscience de l’objet, et utilise des signes mentaux – les concepts – pour se signifier, se dire à elle-même. Intermédiaire entre le pur sensible  82

On ne parle de pensée divine que par analogie.

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corporel et le pur intelligible incorporel – auquel elle n’a pas directement accès, sinon par reflet –, elle est le lieu humain où l’un dialogue avec l’autre. Elle est ce dialogue incessant, toujours recommencé, jamais satisfait, qui ne s’arrêtera qu’avec nous-même83. Elle est donc aussi toujours provisoire ou approximative, et limitée. Comprendre, pour la pensée, c’est toujours comprendre « d’une certaine manière » (quodammodo), sous un certain point de vue, et donc aussi, se tromper84. En Dieu seul, l’essence de la chose et la connaissance qu’Il en a ne font rigoureusement qu’un. Si donc l’Écriture s’exprimait abstraitement – c’est d’ailleurs parfois le cas –, elle ne nous communiquerait que des pensées, des « manières humaines » de voir les choses, mais non les choses elles-mêmes, et donc ne nous informerait pas. Une philosophie n’a de sens que parce que le philosophe et son lecteur se réfèrent tous deux à une expérience commune : ils savent, l’un et l’autre, de quoi il est question. Tout au long du discours et de sa réception, un même monde de réalités physiques et humaines est silencieusement présent. Il n’est pas nécessaire de le montrer : tout homme peut le voir, ou sinon il faut écrire un roman, une pièce de théâtre, un poème, non un traité de philosophie. Il est alors intéressant, éventuellement nécessaire, de dire ce qu’il est possible d’en penser, c’està-dire de proposer au lecteur des modes de compréhension de ce donné, ou des repères conceptuels qui permettront d’éla 83

Mais ce dialogue peut aussi s’interrompre dans la contemplation esthétique, métaphysique, mystique, jusqu’à l’extase (excessus mentis), ou, inversement, lorsque l’urgence de la situation nous requiert immédiatement (décision rapide, acte réflexe), parfois brutalement, jusqu’à l’évanouissement. Chacune de ces interruptions est une « petite mort ». 84 N’oublions pas que « penser » et « peser » ont la même étymologie : penser, c’est toujours « peser le pour et le contre ».

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borer une telle compréhension. On peut même, c’est le cas du discours scientifique, proposer, non des modes de compréhension, mais des modes de savoir de ce donné, par prélèvement de certains de ses éléments et leur intégration dans une relation mathématique. En revanche, lorsque l’objet dont il est question n’est pas donné dans le monde de l’expérience commune et ne peut pas l’être – à cause de sa nature –, on ne saurait en dire quelque chose qu’on ne l’ait d’abord fait connaître, en quelque manière, par mode de signe, puisque le propre d’un signe, c’est d’être présent pour un absent85. Et ce signe ne peut être qu’un signe symbolique, c’est-à-dire concret, et non un signe abstrait comme le concept. Ce cas se rencontre déjà dans certains discours philosophiques : ainsi le symbole de la Caverne chez Platon. C’est aussi celui des premiers chapitres de la Bible, avec une différence cependant : le symbole de la Caverne est une « allégorie » philosophique, destinée à illustrer une pensée préalable sur la condition humaine ; le symbolisme de la Genèse est un récit sacré destiné à faire connaître ce qui fut à l’origine du monde et de l’homme et non à exprimer une pensée préalable – fûtce celle de Dieu – sur ces origines. La raison en est que Dieu ne pense pas quelque chose du monde – « mes pensées ne sont pas vos pensées »86 –, Dieu « pense » le monde et l’homme, et, s’il veut, ils sont. Le récit biblique, direct, simple, immédiat, exprime au mieux cette sorte d’« instantanéité ontologique » qui est la marque transcendante du divin. Le récit nous parle de choses et non d’idées, car la cosmogénèse et l’anthropogénèse ne sont pas des idées ou des théories, mais des réalités,  85

C’est ce que nous avons appelé, dans Théorie et histoire du symbole (coll. Théôria, L’Harmattan, 2015) la fonction de « présentification » – le terme de « représentation » étant ambigu. 86 Sinon, encore une fois, de manière analogique.

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et il en parle à l’aide des seules choses réelles dont nous ayons une connaissance directe, simple, immédiate. Le Moyen-Âge compare souvent le Livre de l’Écriture et celui de la nature, comparaison qui joue dans les deux sens : le Livre de l’Écriture est un autre Livre de la nature, mais d’une nature surnaturelle, qui participe de l’« ainsité » même qu’on trouve dans les choses87.

4. Analyse humaine et synthèse créatrice Deux choses sont impossibles : que le récit biblique exprime les réflexions que le monde et l’homme suggèrent à Dieu – nous venons de le montrer – et que le récit biblique nous fasse assister directement à la création de l’univers et de l’homme, comme nous assistons à la projection d’un film. Cela est tout à fait impossible pour cette raison, à la fois logique et ontologique, que le créé ne peut pas voir sa propre création, puisqu’il faudrait alors qu’il existe avant d’exister. Connaître l’origine créatrice du monde, dans toute sa vérité, c’est en être soi-même le créateur. De même les parents seuls connaissent la réalité de la naissance de leur enfant. Mais aucun homme n’est la source de sa propre existence et ne peut se donner l’être. Il y a certes, dans l’homme, quelque chose qui dépasse l’univers entier : nous avons l’idée de Dieu, de l’Être absolu et infini, et du monde relatif et fini. Mais l’acte primordial par lequel le second tire son origine du Premier  87

On excusera ce rude néologisme qui voudrait désigner une notion importante : le fait que les choses sont « ainsi » avec une sorte de tranquillité absolue. C’est pourquoi, comme nous l’avons déjà dit, nous avons intitulé notre traduction de Genèse 1-3 (éd. Ad Solem, Genève, 2002) Le poème de la Création, non pour nier sa vérité objective et cosmologique, mais pour la situer dans son ordre théologique et métaphysique.

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recèle un mystère impénétrable au regard de la créature. Et cette vérité vaut également pour toutes les théories scientifiques qui prétendent nous expliquer « comment l’univers s’est formé », et qui toutes présupposent déjà l’espace, le temps et la matière, c’est-à-dire l’univers déjà existant88. La Parole divine, œuvre de l’Esprit-Saint, ne l’oublions pas, proposée et garantie par l’Église, ne peut donc que « raconter une histoire primordiale », qui nous donne à voir, autant que cela est possible pour notre entendement, le mystère de nos origines. Qui nous le donne à voir, non selon le détail analytique de son exécution ou selon son mode d’opération, lequel d’ailleurs ne fait qu’un avec l’être des choses qu’il produit, mais synthétiquement, selon ses actes et éléments principiels et leurs articulations essentielles. Et qui nous le donne à voir à l’aide des « analogies constitutives » qui rattachent les réalités sensibles et historiques de notre monde à leurs racines archétypiques et fondent leur capacité à les exprimer, c’est-à-dire à les présentifier. Car il n’y a aucune autre possibilité pour nous les donner à voir, étant donné ce que nous sommes, ce qu’est le mystère de la création, et, si l’on ose dire, ce qu’est Dieu Lui-même. Cependant, le mode synthétique du récit de la création n’est pas seulement lié à notre condition d’être créé, condition qui nous interdit, ici-bas, de percer le secret de nos origines, et il n’implique nullement une infériorité relativement au discours analytique de la science ; tout au contraire, lui seul peut nous aider, dans une certaine mesure, à entrer dans l’intelligence de ce mystère. Le point de vue analytique, qui décompose, divise, segmente, afin d’élaborer une théorie  88

Ce mystère n’est impénétrable, dans sa racine, que pour l’intelligence créée dans sa condition présente, mais Dieu peut en accorder une certaine connaissance aux intelligences béatifiées.

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explicative, correspond à une nécessité exclusivement humaine de compréhension. Les éléments résultant du découpage explicatif n’ont d’autre réalité que celle de l’opération cognitive qui les isole. Et certes, ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas le réel comme tel. Une comparaison, d’ailleurs banale, fera comprendre de quoi il s’agit. Quand une caméra enregistre un mouvement, elle ne peut le faire qu’en décomposant les diverses phases de ce mouvement et en les fixant sur la pellicule. Le degré de cette décomposition en phases instantanées est fonction des caractéristiques optiques et mécaniques de la caméra. C’est elle qui sélectionne ces diverses phases : plus la caméra est perfectionnée, plus le nombre de ces phases est élevé. Ces phases ont-elles une réalité objective ? Oui et non. La caméra n’invente rien, elle se contente d’enregistrer ce qu’elle photographie. En ce sens, les phases sélectionnées existent objectivement. Mais, d’autre part, le mouvement n’est pas réellement composé d’une succession de phases additionnées. Celles-ci ne sont que des « vues », ou plutôt des « prises de vue », de la caméra. Dans sa réalité propre, le mouvement est un, simple, continu. La « matière » ou le contenu de chaque photographie est un donné du réel lui-même, mais le découpage ou la « forme » en instantanés isolés et discontinus est l’œuvre de la caméra. Ainsi de l’esprit humain. Maintenant, réfléchissons à ceci : que voulons-nous dire en affirmant que le mouvement est continu, sinon que le nombre des phases dont, pour la caméra, il est constitué est véritablement infini, ou plus précisément indéfini ? En d’autres termes, on ne saurait les enregistrer toutes, quel que soit le degré de perfection de la caméra : leur nombre sera toujours supérieur à celui que pourrait photographier quelque appareil que ce soit. Il faudrait une puissance également infinie pour 119

(re)produire un mouvement réellement continu89. Ce « dépassement » permanent et a priori de toute prise de vue par le mouvement effectivement accompli est celui-là même de l’objet réel par rapport à l’esprit humain qui en prend connaissance. On voit bien qu’il présuppose, comme nous le disions, une sorte de puissance infinie, dans la réalisation même du fini, car un mouvement, en soi, est fini : il a un commencement et une fin – pas de perpetuum mobile. Une puissance, ou un tel effet, n’appartient qu’à l’Être infiniment infini, c’est-àdire à Dieu. L’être créé est fini dans sa nature, mais l’opération par laquelle il est créé et maintenu dans l’être, participe de l’infinité de son Auteur. Dieu crée « infiniment » des choses finies. Infiniment, non seulement parce que seul un pouvoir infini peut combler la « distance » qui sépare le néant de l’être, mais aussi parce que l’essence que Dieu confère à l’être créé, en tant qu’elle est une ressemblance, selon un mode déterminé, de l’Essence divine, recèle, dans sa perfection archétypale, une sorte d’infinité : non point l’infinité infinie ou en soi de l’Absolu divin, mais l’infinité pour nous – ou relative – de tout ce qui est sans avoir été « fait », c’est-à-dire, pour toute chose, de sa forme première. Telle rose, tel homme, tel aigle, ont bien été faits, ce sont des êtres devenus. Mais la rose, l’homme, l’aigle, dans leur Idée divine – leur essence première et éternelle –, sont des « achèvements a priori », des perfections éternellement accomplies, des synthèses paradigmatiques et rectrices de tous les êtres de même espèce90.  89

Il y a d’ailleurs un mouvement réellement continu, celui de la caméra elle-même, ou de l’appareil de projection. 90 « Les Idées des créatures, dit S. Thomas, ne différant point en Dieu de l’Essence infinie, elles sont cette Essence même » (Somme théologique, I, q.18, a. 4). On a prétendu que la conception de la création que nous avons exposée dans Amour et Vérité était au fond panthéiste, comme le prouve-

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Il apparaît donc que ce qui est indéfinité inépuisable, du point de vue de l’analyse, est en soi perfection « de toute éternité », pure synthèse précessive. C’est pourquoi il convient éminemment au récit de l’action créatrice de Dieu, d’user d’un mode synthétique d’expression, et, par conséquent, d’un langage symbolique. Comprendre l’Écriture exige au fond trois sortes de conditions dont les deux premières sont bien connues, mais la troisième singulièrement ignorée. Il faut d’abord une condition religieuse, ou mieux, théologale : est requise la foi en Dieu et l’accueil de l’Écriture garantie par l’Église comme celui de sa Parole omnisciente et vivifiante – ou salvatrice. Sont requises ensuite des conditions scientifiques qui relèvent de l’exégèse : connaissance des langues anciennes, des genres littéraires, des  raient certaines de nos formules où nous parlons, métaphoriquement ! de la main de Dieu « qui s’est posée » sur chaque créature, ou du « geste de Dieu devenu chair » (p. 20). Et l’on nous oppose la fresque de MichelAnge dans laquelle le doigt de Dieu et celui d’Adam ne se touchent pas. Outre que ces critiques se gardent bien de citer les chapitres où nous avons explicitement traité de cette question (ch. XVII, XVIII, XIX), nous rappellerons simplement ce texte de S. Thomas : « Dieu est dans tous les êtres, non comme une part de leur essence, ou comme un attribut, mais comme l’agent est présent à ce en quoi il agit. Il est nécessaire en effet que tout agent soit conjoint [conjugi] à ce en quoi il agit immédiatement, et qu’il le touche par sa vertu [contingere] » (I, q. 8, a. 1). Quant à la signification de la distance que Michel-Ange introduit entre le doigt de Dieu et celui d’Adam, nous serions volontiers porté – mais nous avouons notre incompétence – à y voir l’affirmation prométhéenne – et digne du paganisme de la Renaissance – de l’autonomie de l’être humain par rapport à Dieu. Au demeurant, l’iconographie médiévale, d’une tout autre valeur théologique et spirituelle que celle du XVIème siècle, nous offre d’innombrables exemples où Dieu créant pose sa main sur Adam. Rappelons enfin que la main symbolise la vertu, c’est-à-dire la puissance, et que parler du geste de Dieu « devenu » chair signifie simplement l’immédiateté – la nonmédiateté – de l’opération créatrice : elle s’effectue sans médiation.

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données historiques et géographiques, de la critique des textes, etc. Sont requises enfin des conditions philosophiques, qui relèvent de l’herméneutique : la compréhension des modes d’expression de la Parole divine exige, de notre part, une emendatio intellectus, une « réforme de l’entendement », c’està-dire une conversion de l’intelligence qui nous accorde à l’esprit de l’Écriture. Cependant il ne s’agit pas d’adopter momentanément une manière de voir « archaïque » ou « primitive » – nous ferions alors de l’ethnologie –, mais de reconnaître en quoi ces catégories mentales sont tout simplement vraies, ce qui est la seule façon dont l’intelligence peut les faire siennes.

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    ,W/dZs/ SYMBOLISME ET EXÉGÈSE

Le père Vincent Mora est un bénédictin, docteur en théologie et professeur d’exégèse néo-testamentaire. Après un ouvrage sur Le signe de Jonas (en 1983) et un commentaire de Mt. XXVII, 25 : Le refus d’Israël (1986), il a publié également un travail global assez important sur la symbolique de quelques éléments de la nature en S. Matthieu91. Cette étude porte sur le symbolisme de la montagne (Livre Ier), celui de la mer et du désert (Livre II), celui des animaux (Livre III), et celui de quelques signes cosmiques : l’étoile des Mages, le séisme du Vendredi-Saint, les signes de la parousie (Livre IV). Les livres I et II sont les plus étendus, les livres III et IV sont beaucoup plus brefs, et, pensons-nous, d’un intérêt moindre. La raison en est simple : avec le bestiaire et le « météoraire », nous avons affaire à la symbolique universelle que l’auteur connaît peu, ou plutôt pour laquelle il n’éprouve guère d’inclination – le seul ouvrage cité à ce sujet est le Traité d’histoire des religions de Mircea Eliade –, tandis que le traitement matthéen du symbolisme de la montagne et de la mer nous  91

Vincent Mora, La symbolique de la création dans l’Évangile de Matthieu, Cerf, coll. « Lectio Divina », 144, 1991, 236 pages. Voir, en particulier, notre étude : Symbolisme et réalité, 2ème partie du Sens du surnaturel, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2012.

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renvoie à la Bible et à l’histoire d’Israël, que le P. Mora connaît admirablement. Il repère ainsi, dans l’Évangile de S. Matthieu, sept montagnes différentes, dont certaines correspondent à des données géographiques précises – ainsi du mont des Oliviers, ou du Golgotha –, mais dont d’autres demeurent anonymes dans le texte évangélique lui-même – « une haute montagne », « une très haute montagne ». De ces sept montagnes, la première est celle de la tentation au désert, la dernière est celle de l’envoi final des Apôtres dans le monde entier ; entre ces deux montagnes, le Golgotha, où le Christ triomphe définitivement du Tentateur et où prend naissance la mission universelle de l’Église. La montagne apparaît ainsi comme le lieu par excellence de la révélation divine et de sa manifestation. Le P. Mora montre par exemple, au cours d’analyses qui emportent la conviction, tout ce qui rapproche et tout ce qui sépare la montagne du « sermon des béatitudes » de celle sur laquelle Moïse reçut les Tables de la Loi. C’est qu’en effet l’enseignement sur les béatitudes constitue la charte de la nouvelle Loi, et donc que le Christ y a pris la place de Moïse. Et cependant, dans cette révélation, l’attitude du Christ est bien différente de celle de Moïse : il ne reçoit rien, il ne se présente nullement comme un prophète, un « Oracle de Yahvé », mais il parle de lui-même. Sa parole même est la Loi divine, parce qu’il est luimême Dieu révélant. En définitive, Jésus-Christ est lui-même la montagne de la révélation. Le livre se termine sur un schéma synthétique où les sept montagnes – dont l’une, le mont des Oliviers, compte pour trois – sont mises en correspondances, et qui dessine en quelque sorte la « montagne des montagnes ». La finale de la page 123 est d’une réelle grandeur. En opposition à la montagne, la mer – essentiellement la « mer de Tibériade », dite aussi « lac de Guennésareth » ou 124

« mer de Galilée » (22 km de long sur 13 km de large) – symbolise le « chemin des nations », le monde païen, la terre entière à évangéliser, et donc l’universalité du message christique, ce qui est aussi la signification du signe de Jonas (par ex., p. 151). En relation avec ce thème, la barque prise dans la tempête a directement la signification de l’Ecclesia dont le seul appui est dans le Christ. Mais, lorsque la traversée périlleuse sera achevée, « de mer, il n’y aura plus »92. « Il n’y aura plus, écrit le P. Mora, que la grande et haute montagne de la nouvelle Jérusalem93 où se célébreront éternellement les noces de l’Église et de l’Agneau94 » (p. 173). Quant au désert, qui est une sorte de mer terrestre, il est le lieu du peuple de Dieu, le symbole de l’histoire d’Israël « à laquelle, en Jésus, les païens doivent participer » (p. 178). Le désert est donc le lieu médiateur entre la montagne verticale et transcendante et la mer horizontale, symbole de l’universalité du message christique. Il s’agit, on le voit, d’un ouvrage éclairant et original. Trop peu d’études exégétiques se consacrent aujourd’hui à l’étude du symbolisme dans les écrits néo-testamentaires. Nous devons cependant exprimer d’importantes réserves, avec d’autant plus de regrets que ce livre contient des pages inspirées où l’on perçoit un souffle vraiment contemplatif. Le premier point concerne la doctrine du symbolisme mise en œuvre dans ce volume. Cette doctrine, à vrai dire, est assez vague. L’auteur expose bien les règles de son interprétation dans trois pages préliminaires intitulées : « Discours de la méthode ». Mais en réalité, il s’en tient à quelques généralités, et nulle part, ni là, ni dans le reste de l’ouvrage, il  92

Ap. XXI, 1. Ibidem. 94 Ap. XXI, 9 ; Mt. XXII, 1 – 14. 93

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ne nous dit ce qu’est un symbole. Or ce point est fondamental et commande toute entreprise herméneutique. Croire que l’on peut se dispenser d’une philosophie du symbole est une illusion dangereuse. Si nous avons écrit Le mystère du signe95, ce n’est certes pas pour ajouter un livre à un autre, mais parce que cela nous a paru rigoureusement indispensable, quelles que soient par ailleurs les imperfections du résultat. La seule référence à Mircea Eliade est insuffisante, et d’ailleurs plutôt formelle et de convenance, car elle est sans incidence réelle sur l’interprétation du P. Mora. Redisons à ce sujet que nous ne pensons pas qu’on puisse se dispenser, en ce domaine surtout, de l’étude des travaux de René Guénon, particulièrement de Symboles de la Science sacrée96, que les théologiens, comme les exégètes, devront bien, un jour ou l’autre, accepter de prendre au sérieux. Ainsi, le P. Mora nous dit moins ce qu’est le symbolisme de la montagne ou de la mer, ou de l’étoile, ou du coq, qu’il ne nous expose le rôle que l’Évangile matthéen leur fait jouer dans sa manière de nous présenter le message du Christ. Nous ne récusons pas cette méthode, mais nous pensons qu’elle aurait dû très utilement se combiner avec la prise en compte de la signification intrinsèque des symboles, selon la doctrine du symbolisme universel. Faute de quoi la signification de certaines données matthéennes demeure fort mal élucidée. Le P. Mora se demande, par exemple, ce que signifie la mention de Moïse et d’Élie lors de la Transfiguration (p. 64-65), mais sans parvenir à répondre clairement à cette « énigme ». Or, il est évident que Moïse et Élie représentent ici respectivement l’exotérisme et l’ésotérisme, ou, si l’on répugne à user de ces catégories, la Loi et l’Esprit, ou encore la  95

Réédité sous le titre Histoire et théorie du symbole, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2015. 96 Coll. « Tradition », nrf, Gallimard, Paris, 1962.

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voie des commandements et de la volonté d’une part, celle de la purification et de la connaissance intérieure et mystique d’autre part, le Christ unifiant et transcendant l’une et l’autre. L’Évangile de S. Matthieu lui-même pouvait fournir les éléments de cette exégèse97. Il y a plus grave, et sur ce second point nous devons parler non de réserves, mais de désaccord. Sans doute pénétronsnous ici dans un domaine hors de notre compétence : nous ne sommes aucunement un exégète. Toutefois nous croyons qu’il suffit d’être chrétien pour rejeter l’exégèse qu’invoque le P. Mora, et qui se réclame des travaux des PP. X. Léon-Dufour, M. E. Boismard ou P. Grelot98. La présence de cette exégèse destructrice et globalement moderniste – bien que ses tenants semblent n’en avoir aucune conscience – est d’autant plus regrettable que l’auteur aurait pu s’en passer. Mais, il est vrai, en modifiant toute la perspective de son étude. Car enfin, il faut bien se poser la question : cet usage d’éléments symboliques en Matthieu correspond-il ou non à la réalité objective, à la vérité objective ? Autrement dit, lorsque l’Évangile de S. Matthieu nous apprend que tel enseignement du Christ a été donné sur une montagne, ou dans une barque sur la mer, ou  97

Une remarque analogue vaut pour le refus d’accorder une signification symbolique aux poissons de la multiplication des pains (p. 187). Jean Scot, dans son Commentaire de l’Évangile de Jean, y voit le symbole des deux Testaments. 98 Il y a cependant des différences entre ces trois exégètes. Boismard a pris des positions extrêmes relatives à la divinité de Jésus qui l’ont conduit hors de la foi catholique, dans laquelle Grelot entend demeurer au prix de quelques acrobaties herméneutiques (voir le chapitre II). Léon-Dufour, entre autres ouvrages très « orientés », a composé un Dictionnaire du Nouveau Testament, Seuil, 1978, d’une neutralité herméneutique résolue. Il a aussi dirigé la rédaction d’un remarquable Vocabulaire de théologie biblique, 2ème éd., 1978, 1404 p.

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que tel événement a eu lieu sur une montagne – la Transfiguration –, ou qu’une étoile a conduit des mages, ou que l’ânesse et son ânon ont servi de monture au Christ, etc., s’agitil d’une mise en scène allégorique à finalité théologique, d’une « catéchèse symbolique », ou de la relation objective de ce qui s’est réellement passé ? La réponse du P. Mora à cette question demeure ambiguë. Page 114, il nous dit qu’il « n’est pas question de trancher dans un sens ou dans l’autre ». Page 147, à la note 3, il veut éviter « l’irritante question de l’historicité des récits que nous analysons ». Sa thèse est, au fond, que l’Évangile n’est pas un journal relatant des faits divers, du genre : « Miracle à Tibériade : un homme commande à la tempête ! », et donc que l’essentiel est l’enseignement symbolique qui nous est donné. Bien entendu « ce récit n’est pas d’ordre mythique, Jésus appartient à l’histoire » (ibid.) ; ce qui signifie qu’il a bien existé, mais que les Évangiles, fruits tardifs d’une longue élaboration théologique de la « tradition », n’ont pas pour fin de nous mettre en présence de son historicité, sauf par exception : ainsi la mention des « saintes femmes » au tombeau vide a-t-elle toute chance d’être vraie, étant donné l’antiféminisme général de cette époque (p. 213). En fait, cette ambiguïté est donc plus apparente que réelle et l’auteur parle explicitement de « l’irréalisme du récit » qui « appelle donc une explication symbolique »99. Deux sortes de raisons nous obligent à rejeter une telle perspective : théologiques et métaphysiques les premières, d’épistémologie exégétique les secondes. Théologiquement, poser l’alternative : réalisme ou symbolisme de la « geste christique », c’est nier l’incarnation du Verbe divin en Jésus 99

P. 76, à propos du désert, en Mt., XV, 33.

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Christ, et par conséquent, détruire le fondement de la foi chrétienne. C’est d’ailleurs ce qui se passe effectivement, et les cas sont nombreux de séminaristes à qui l’exégèse moderniste à fait perdre la foi. Si le Verbe s’est fait chair, cela signifie que tout ce qui ressortit à la chair du Verbe – donc tous les événements et toutes les circonstances de sa vie terrestre – est par soi-même une manifestation du Verbe, un enseignement sacré et sacramentel : symbolique parce que réel, et réel parce que symbolique. Nous n’avons pas affaire à une histoire ordinaire, mais à une histoire sainte, où tout est archétypique en tant même qu’historique, où tout est surnaturel, du commencement à la fin. Il serait temps que théologiens et exégètes cessent de courber peureusement l’échine devant les diktats d’un rationalisme scientiste et matérialiste à bout de souffle. Ce qui est cosmologiquement possible et impossible ne saurait être enfermé dans les limites de la mentalité la plus bornée et la plus obscurantiste que le monde ait connu. Le P. Mora note très justement, au début de son livre, que l’univers biblique est plus vaste que le monde de la science. Il faut en tirer les conséquences cosmologiques, et ne pas se contenter à ce sujet, d’une caractérisation lexicale. Sans doute rétorquera-t-on qu’il est sans aucune importance de savoir si le Christ a, ou non, marché sur les eaux, si des mages sont, ou non, venus de l’Orient, guidés par une étoile, pour l’adorer. Disant cela – et c’est le discours officiel de l’exégèse actuelle – on est persuadé d’avoir dépassé le dilemme réalité/ symbole, et d’être parvenu à une vraie intelligence du texte ; on pense, en tout cas, se comporter plus intelligemment que les fondamentalistes bornés ou les traditionalistes attardés, dont la foi est si fragile qu’elle craint de se perdre en perdant sa base historique. Une telle position, qui, répétons-le, est partagée par la quasi-totalité des exégètes, même les plus « pieux », conduit 129

directement au docétisme et à la négation de l’incarnation. Nous l’avons montré dans La crise du symbolisme religieux100, particulièrement dans la dernière partie de l’ouvrage consacrée à l’« herméneutique principielle ». Mais, évidemment, cette thèse philosophique sur la symbolicité du Nouveau Testament s’accompagne d’une thèse exégétique sur l’histoire de la formation de son texte. Vous auriez raison, me répondra-t-on, si Matthieu, par exemple, avait vraiment voulu nous relater des événements. Mais ce n’est pas le cas. Assurément, pour le comprendre et l’admettre, il faut procéder à une étude attentive du texte, à partir des Synoptiques. La comparaison des passages parallèles permet de dégager des sources communes, d’autres divergentes, de suivre une histoire rédactionnelle extrêmement complexe, d’identifier des strates plus primitives, d’autres plus récentes, et donc de voir comment l’auteur du premier Évangile qui, évidemment, n’est pas S. Matthieu l’Apôtre – on parlera de l’« École matthéenne » – ou peut-être même les auteurs ont arrangé les traditions en leur possession et y ont ajouté. Ce qui suppose une constitution tardive du texte de notre Évangile. Par là on met en évidence le génie dramatique de l’auteur inconnu qu’on nomme encore Matthieu par commodité. Ce « génie littéraire » (p. 211) lui a permis de construire « un extraordinaire scénario » (p. 212) pour raconter la visite des saintes femmes au tombeau vide : « le film matthéen est impressionnant ». Nous avons affaire à un « scénario eschatologique (qui) exprime plastiquement la théologie de la résurrection » (p. 212). Bref, « S. Matthieu » est le Cecil B. de Mille du Nouveau Testament.

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Réédit. revue et mise à jour, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2008.

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Que les traditionalistes ne s’étonnent pas de ces remaniements, ils sont précisément l’œuvre de la tradition : les nier, c’est nier la tradition : telle est la thèse, on l’a vu, du P. Grelot – que le P. Mora accepte – et qui consiste à faire signifier au mot tradition le contraire de son sens véritable. On part donc du texte actuel – et pour cause, c’est le seul existant ! – et, par comparaison avec les Synoptiques, on en dégage un texte supposé primitif101, ce qui met en évidence les éléments ajoutés du scénario matthéen – par exemple, l’introduction des trois témoins humains de la Transfiguration. Sur la base de cette mise en scène, on peut alors saisir les intentions théologiques de « Matthieu », ce qui peut fournir d’ailleurs des indications pour d’autres déductions, et ainsi de suite. Une question : y at-il en tout cela la moindre preuve positive, le plus petit bout de manuscrit qui indiquerait, directement ou non, que les choses se sont passées comme cela ? Non, absolument aucun. Mais nous sommes devant ce que nous avons appelé la loi du renforcement récurrent de l’entassement des hypothèses : quand on arrive au cinquième ou sixième niveau d’hypothèses, le premier niveau, magiquement, se transforme en certitude. Si répandu que soit ce travers, il n’en constitue pas moins une erreur méthodologique, qu’une saine critique épistémologique se doit de dénoncer. Une méthode exégétique qui consiste à retirer d’un texte donné un certain nombre d’éléments pour démontrer qu’il s’agit d’ajouts postérieurs au texte ainsi restitué et supposé plus ancien, échappe évidemment à  101

Le P. Mora parle ainsi (p. 47, par ex.) de « vieilles traditions », pour désigner des éléments d’une histoire rédactionnelle qui n’excède pas une cinquantaine d’années (p. 12). Cette impropriété de langage est très révélatrice. Ce texte, source des Synoptiques, est appelé aujourd’hui « source Q » (de Quelle, « source » en allemand). Cf. la « Note sur le canon des Écritures », p. 135. De cette source Q, il n’existe aucune trace écrite.

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toute falsification, et, par conséquent, ne saurait être qualifiée de scientifique. Seule en effet une théorie falsifiable – c’est-àdire suffisamment précise pour qu’on puisse en montrer éventuellement la fausseté – ressortit à la démarche scientifique, ainsi que l’a établi Karl Popper. C’est pourquoi, du reste, il refuse de considérer le principe darwinien de la survivance des plus aptes comme scientifique, puisque, en effet l’aptitude à vivre n’a pas d’autre sens que la vie elle-même, et qu’il s’agit donc d’une pure tautologie : par définition, qui vit est apte à vivre, et la sélection naturelle ne saurait sélectionner entre des êtres inaptes et des êtres aptes à la vie, puisque les premiers n’existent tout simplement pas. Cette théorie est donc toujours « vérifiée », mais elle n’explique rien. On voit le rapport avec l’exégèse moderniste, car les théories évolutionnistes, elles aussi, bien que purement hypothétiques, ont servi de base à des constructions vertigineuses, et, par là-même, se sont transformées en certitudes102. Nous ne nions pas, pour autant, les difficultés du texte évangélique, ni la légitimité des questions qu’il nous pose. Nous ne refusons pas de considérer la part d’interprétation théologique dans la relation que l’écrivain sacré donne de la geste christique. Nous le refusons d’autant moins qu’il s’agit d’un truisme. Aucun discours humain n’est purement descriptif, purement dénotatif, purement objectal ; il est au contraire toujours interprétatif : parler, c’est dire, plus que les choses elles-mêmes, le sens des choses103. Plus radicalement encore, nous observerons que, s’il en est ainsi, c’est parce qu’il n’existe  102

Elles ont aussi servi à justifier l’entreprise satanique de l’antisémitisme nazi. L’essence du racisme hitlérien est de nature biologique et pseudoscientifique. 103 Cf. Histoire et théorie du symbole, coll. Théôria, L’Harmattan, 2015, pp. 169 sq.

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pas non plus d’objet pur, de pure réalité objectale d’un être ou d’un événement ou d’un acte. Qu’est-ce que la Transfiguration ? La Résurrection ? La méthode moderniste présuppose, dans toutes ses démarches et ses conclusions, un domaine de la pure réalité matérielle, un domaine des faits purs, de l’historicité absolue, que le regard scientifique de l’homme moderne aurait su discerner – s’il avait été là –, et un domaine de la textualité sacrée, où règnent les mises en scène interprétatives de rédacteurs dont le regard préscientifique confond instinctivement l’histoire et le symbole. Mais ce n’est pas vrai. Le rédacteur évangélique ne confond rien. Il est parfaitement en mesure de distinguer une parabole d’un événement historique. En revanche, ce qu’il ne saurait séparer, c’est la matérialité d’un fait et son sens spirituel ; non qu’il obéisse alors aux habitudes de sa mentalité plus ou moins archaïque, mais tout simplement parce qu’ils sont ontologiquement inséparables, et qu’en dehors de son sens spirituel, le fait n’aurait même pas de réalité physique ou historique. L’herméneutique matthéenne ne se surajoute donc pas à la réalité des événements. Elle la constitue. Et elle la constitue sous la garantie du Saint-Esprit, auteur principal de l’Écriture. Sans cette garantie transcendante, et donc sans la foi explicite dans cette garantie, la lecture de l’Évangile n’a pas plus d’intérêt que celle d’un roman. Car, évidemment, la dimension sémantique de toute réalité historique ne se révèle pas à l’esprit de l’homme comme se révèle son apparence physique à nos yeux. Cette dimension se révèle à qui la comprend, et nulle compréhension ne va de soi. Elle suppose une coopération : la compréhension est l’acte commun de l’herméneute et du sens. Elle implique donc un risque, et même la possibilité d’une indéfinité d’erreurs. Le sens est en suspens dans les choses, à nous de l’accomplir, en le déterminant, au risque de notre vie spirituelle. Et telle est la raison 133

d’être du texte sacré, médiateur sémantique entre la réalité mystérieuse de la geste christique et nous-mêmes. Et c’est pourquoi seul le Saint-Esprit pouvait écrire ce texte. Il pouvait et déterminer infailliblement le sens de cet événement qui s’est passé chez nous il y a deux mille ans et le laisser ouvert à la multiplicité des communions intelligibles. Car c’est l’Esprit qui témoigne de Jésus104. Matthieu, Marc, Luc, Jean lui-même ne sont que les instruments de celui « qui parle par les prophètes ». C’est à Lui qu’ils obéissent, non aux suggestions inconscientes de leur culture pré-scientifique. S’imaginer qu’une exégèse, pour être scientifique, doit d’abord faire abstraction de son auteur divin, c’est éteindre la lumière pour mieux étudier les couleurs. Le Saint-Esprit non plus ne se rajoute pas à la textualité de l’Écriture, comme si on pouvait la considérer en elle-même dans sa pure littéralité : Lui aussi, Lui surtout, Il la constitue dans son être même. Tel est le principe premier de toute exégèse vraiment scientifique. 20-24 septembre 1974 – 25 janvier 2019.

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Joa., XV, 26.

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NOTE SUR LE CANON DES ÉCRITURES, LES APOCRYPHES ET L’ÉVANGILE SELON THOMAS

1. Élaboration du canon du Nouveau Testament La parole de Jésus fut confiée à la mémoire de ses auditeurs pour être transmise. Cette transmission, d’abord orale, n’exclut pas l’éventualité de mises par écrit de son vivant ou de peu postérieures à sa mort. Ainsi, en 1972, le Père José O’Callaghan, professeur à l’Institut biblique de Rome, pensa pouvoir reconnaître dans le fragment 7Q5 des manuscrits trouvés à Qumrân un passage de l’Évangile de Marc (VI, 53), datant d’environ l’an 50, ce qui prouverait que cet Évangile existait déjà vingt ans après la mort du Christ. Cette « découverte », à laquelle presque personne ne croit plus, a suscité des débats qui durent encore, car le fragment 7Q5 pose un problème non encore résolu. Quoi qu’il en soit de ces premières mises par écrit dont il ne reste rien, il est à peu près certain que le texte de nos Évangiles est postérieur à l’œuvre de S. Paul, mort sans doute en 67, puisqu’on n’en trouve pas trace dans ses épîtres – sauf peut-être un fragment de S. Luc (X, 7) que Paul aurait cité en 1 Timothée, V, 18. Ayant été le compagnon de S. Luc, il a peut-être eu connaissance de son Évangile avant qu’il ne soit publié. C’est donc durant le dernier tiers du premier siècle que se sont constitués les Évangiles canoniques.

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On imagine parfois que parmi tous les textes « chrétiens » qui circulaient à cette époque, l’Église a choisi autoritairement ceux qui étaient conformes à ses dogmes. La réalité est autre. Les textes écartés durant cette période ne présentaient sans doute pas tous un caractère hérétique, mais n’offraient pas la même qualité d’authenticité que les quatre qui se sont imposés par eux-mêmes à la communauté chrétienne. Nous n’avons nullement l’intention de retracer l’histoire des textes évangéliques que l’érudition moderne n’est pas parvenue à reconstituer de manière satisfaisante. Parmi toutes les hypothèses émises, on tend aujourd’hui à s’accorder sur l’existence probable d’une « Source Q » qui rendrait compte de la parenté des Évangiles de Matthieu, de Marc et Luc, les Synoptiques. Mais on n’en a trouvé aucun document écrit. Ce travail d’élaboration de nos textes évangéliques s’est effectué à l’époque où vivaient encore des témoins de la geste christique, et, en tout cas, des témoins de la tradition apostolique. Il a produit le texte du Nouveau Testament, tel que nous le lisons aujourd’hui – à l’exception de l’épître aux Hébreux et de l’Apocalypse. Il existe donc avant la fin du Ier siècle. En 1740, à Milan, Muratori, un prêtre érudit, a trouvé à la Bibliothèque Ambrosienne un manuscrit latin donnant la liste des livres canoniques, selon le canon romain. Cette liste, appelée désormais le Canon de Muratori, date environ de 180. Le plus ancien papyrus d’Évangile, un fragment de S. Jean, date de 135. Il fut trouvé en Égypte, ce qui atteste sa grande diffusion. Au IVème siècle, les manuscrits grecs et latins du Nouveau Testament se comptent par milliers.

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2. Un seul Évangile à quatre voix La preuve la plus irréfutable de l’attitude de l’Église à l’égard de l’authenticité du canon néo-testamentaire et qui dément les accusations d’impérialisme et d’étroitesse dogmatique, c’est précisément la canonisation de quatre Évangiles, lesquels présentent bien des divergences non réductibles. L’Église n’a pas cherché à unifier ces quatre versions d’une unique « Bonne Nouvelle », ce qui eût été normal de la part d’une autorité intolérante. Ce fut pourtant l’entreprise d’un grand intellectuel chrétien du IIème siècle, d’origine orientale, Tatien. Vers 150160, il compose en grec le Diatessaron (« À travers les Quatre »), un ouvrage où il entremêlait les versets des quatre canoniques de façon à réaliser ce qu’on a pu appeler (G. Bardy) une « harmonie » des Évangiles. Cette « harmonie » jouit d’une grande notoriété dans l’Église syriaque où elle fut même considérée comme texte canonique, du moins pendant un temps. En canonisant les quatre versions (les trois Synoptiques et S. Jean), l’Église, ayant conscience qu’il n’était pas possible rationnellement d’accéder au « texte » même des discours du Christ et du récit purement objectif de ses actions, s’est engagée devant Dieu et devant les hommes. Elle n’a eu qu’une intention : donner à la foi la certitude d’une Écriture à quatre voix, pleinement inspirées, c’est-à-dire l’Évangile unique transcendant toute expression humaine. Ce qui est à croire, c’est l’Évangile unique selon S. Matthieu, selon S. Marc, selon S. Luc, selon S. Jean, ainsi qu’il est annoncé à chaque célébration eucharistique. Le christianisme n’est pas une « religion du Livre », comme on peut le dire du judaïsme et de l’islam. C’est

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pourquoi il ne peut avoir de langue sacrée. La Parole divine ne s’est pas faite Écriture : le Verbe s’est fait chair.

3. L’étonnante proximité chronologique des textes chrétiens et leur non moins étonnante unité Mais, ô paradoxe, les vingt-sept livres où est consignée la geste christique sont aussi ceux qui, de toutes les Écritures anciennes, sacrées ou profanes, ont fait l’objet de la plus exigeante acribie de la part des autorités religieuses. En outre, ce sont également ceux dont le texte reçu est chronologiquement le plus proche de son état originel. Ils sont tous antérieurs à l’an 100, alors que le texte hébreu de l’Ancien Testament n’a été définitivement établi qu’entre le VIème et le Xème siècle de notre ère. Ce fut en particulier l’œuvre de ceux qu’on appelle les Massorètes – d’une racine hébraïque qui signifie transmettre. On sait que l’hébreu n’écrit que les consonnes, si bien qu’un même mot peut être vocalisé de manière diverse avec des sens différents. Les Massorètes, à l’aide d’un système de points voyelles, posés au-dessus ou en dessous des consonnes, fixèrent la prononciation orthodoxe des mots de la Bible. Ils éliminèrent aussi du corpus vétérotestamentaire, les livres que le judaïsme estimait inauthentiques, afin de se démarquer de la Bible chrétienne. Quant au Coran, son texte et la succession des sourates, tels que nous les lisons aujourd’hui, sont l’œuvre des autorités musulmanes et datent vraisemblablement de la fin du IXème siècle, soit trois cents ans après la proclamation mohammadienne. Tels sont les faits pour la littérature sacrée. La littérature profane offre des datations encore plus longues entre la date de la production des œuvres grecques ou latines et les plus anciens manuscrits qui nous les font connaître, il

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faut compter en moyenne un millénaire et demi, voire plus. Cependant on a trouvé en Égypte un fragment du Phédon de Platon datant du IIIème siècle après Jésus-Christ. Du texte hébreu de la Bible massorétique, qui constitue le texte officiel de l’Écriture pour les juifs, le plus ancien manuscrit sur lequel il peut aujourd’hui se lire date du IXème siècle de notre ère. Précisons cependant, à toutes fins utiles, que le rouleau hébreu d’Isaïe, découvert à Qumrân et daté du IIème siècle avant notre ère, ne présente avec le texte reçu que des différences insignifiantes. Contrairement aux préjugés d’une pensée moderne soucieuse d’authenticité chronologique, la fixité d’un texte réellement sacré est scrupuleusement assurée par la fidélité des scribes qui le transmettent. Nous croyons utile néanmoins de faire état de ces données chronologiques pour rétablir notre confiance dans la vérité de la tradition. S’agissant du Nouveau Testament, il faut enfin prendre en compte, du point de vue historico-critique, d’un fait bien remarquable : à travers la multiplicité de ses copies et la diversité de ses traductions (latin, copte, syriaque etc.), le texte maintient son identité. Diffusé d’abord en grec – il en reste 2500 manuscrits – le texte des Évangiles fut aussi, dès le IIème siècle, traduit en latin pour les communautés établies à Rome qui ne lisaient pas toujours le grec. De cette première version latine, dite Vetus Latina, il reste une cinquantaine de manuscrits.

4. La vérité hébraïque de la Vulgate C’est au IVème siècle, de 386 à 406, que S. Jérôme, admiré comme le seul vir trilinguis de son époque pour sa connaissance du latin, du grec et de l’hébreu, entreprit, à la demande

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du pape Damase, une traduction complète de la Bible. Il travailla d’abord sur le texte grec de la Septante, c’est-à-dire sur la version grecque que les juifs d’Alexandrie, au nombre de soixante-dix, avaient réalisée au IIIème siècle avant Jésus-Christ afin de rendre possible la lecture de la Bible pour les juifs d’Égypte qui ne savaient pas lire l’hébreu. Cette traduction vénérée par certains juifs à l’égal, ou peu s’en faut, du texte hébreu, fut aussi reçue par la première génération chrétienne, de langue grecque, comme le texte même de l’Écriture105. Mais soucieux de répondre au vœu du pape Damase, et de donner à lire, à l’encontre du texte grec du canon juif106, les Écritures dans leur veritas hebraïca, il se fonda, pour cela, sur le manuscrit hébreu de la synagogue de Bethléem où il s’était établi avec sa communauté. Ce manuscrit, antérieur à tous ceux que nous possédons, avait été constitué durant la captivité de Babylone – environ 587 à 538 av. J.-C. –, puis fixé au temps d’Esdras et de Néhémie (445 av. J.-C.) et finalement complété au IIème siècle de notre ère. Tôt célèbre, la version de S. Jérôme reçut au Moyen Âge le nom d’editio vulgata (Vulgate). Le concile de Trente la consacra en 1546 comme version officielle de l’Écriture pour les catholiques « en attendant sa correction ». Cette correction fut accomplie à la demande de S. Jean Paul II et publiée le 27 avril 1979. Il faudrait s’en souvenir, aujourd’hui qu’elle est l’objet du discrédit et du dédain.  105

Sous la direction de Cécile Dogniez et de Marguerite Harl, est parue aux éditions du Cerf la traduction française du Pentateuque de la Septante : La Bible d’Alexandrie, LXX, 2001, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible, d’abord publiés séparément, avec une annotation plus abondante et plus érudite. Indispensable. 106 Le canon juif rejette entre autres comme inauthentiques l’Ecclésiastique (ou Siracide), la Sagesse de Salomon, les Maccabées, livres que les catholiques nomment « deutérocanoniques » et les protestants « apocryphes ».

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5. Les canoniques et les apocryphes Avant le IVème siècle, l’Église n’a donc pas procédé officiellement au partage des écrits chrétiens entre canoniques et apocryphes. Plutôt que de dénoncer de faux évangiles, elle a « promu » et garanti l’authenticité des quatre canoniques. Au demeurant, il est évident qu’au IIème siècle, les auteurs de ces quatre écrits n’avaient pas conscience d’appartenir à un corpus canoniquement déclaré : ils donnent seulement leur témoignage. À cette époque, parler de la partition entre canoniques et apocryphes n’est pas pertinent. Il arrive que des textes d’abord considérés comme inspirés, soient ensuite rangés parmi les « apocryphes ». Ainsi de l’épître de Barnabé, apôtre. L’inverse peut se produire également. Ainsi l’Apocalypse de S. Jean, l’épître aux Hébreux n’ont été canonisés qu’après de longs débats. Les écrits apocryphes chrétiens sont très nombreux. L’édition et la traduction qu’en a procurées la Bibliothèque de la Pléiade en 1997 (tome 1) et en 2005 (tome II) compte en tout 3936 pages : publication unique au monde. Ils témoignent de l’extraordinaire fascination qu’a exercée la figure de JésusChrist et son mystère. Ces écrits qui se donnent souvent pour des témoignages, manifestent aussi l’intention de combler les « silences » des canoniques, fût-ce en donnant libre cours à l’imagination de l’écrivain, ou en rapportant des légendes qui avaient cours dans la piété populaire, ou encore des données véridiques que les canoniques n’ont pas jugé utile de retenir. C’est le cas du protévangile de S. Jacques, l’un des plus anciens apocryphes et celui qui a connu la plus grande diffusion, particulièrement dans l’Église d’Orient. Il est surtout consacré à la « Nativité de Marie » – son titre original. En tant que telle, cette Nativité « a eu un impact énorme sur le développement

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de la piété mariale, sur l’iconographie de la Vierge et sur l’élaboration du dogme »107. Elle nous fait connaître les noms d’Anne et Joaquim, les parents de Marie, la grotte de la Nativité de Noël, etc. Mentionnons aussi l’existence d’un Évangile des Hébreux, texte perdu dont il ne reste que des fragments, et dont S. Jérôme faisait grand cas, comme on le voit dans son commentaire de S. Matthieu, XII, 13 (Patrologie latine, tome XXVI, 78).

6. L’Évangile selon Thomas L’apocryphe qui, au XXème siècle, a connu le plus grand « succès » est l’Évangile selon Thomas, qui, à vrai dire, n’est pas un Évangile puisqu’il ne contient que des paroles (logia) du Christ et ne nous dit rien de sa vie et de ses actes. Ce texte, dont on connaissait l’existence depuis toujours, a été traduit et publié en 1959108. Il est certain que cet « évangile » fut utilisé par les gnosticistes pour s’annexer l’enseignement de Jésus. Il est certain également qu’il s’agit d’un recueil très ancien, et contenant certaines paroles d’une authenticité probable. Fautil en conclure que l’enseignement de Jésus s’accordait effectivement à celui du gnosticisme ? Absolument pas. Cet « évangile » est substantiellement chrétien, et ne rend un son gnostique que superficiellement en quelques endroits. Voici ce qu’en dit Jean Doresse, l’un des plus grands spécialistes mondiaux des écrits du gnosticisme : « quant au recueil des “paroles secrètes de Jésus” appelé Évangile selon Thomas, son  107

Albert Frey, Écrits apocryphes chrétiens, Pléiade, t.1, p. 77. L’Évangile selon Thomas, texte copte et traduction de Guillaumont, Puech, etc., P.U.F., 1969. Les textes de Nag Hammadi ont été traduits du copte en français sous la direction de Jean-Pierre Mahé et Paul-Hubert Poirier, Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, 1831 pages.

108

142

contenu, bien que remarquablement propre à inspirer des spéculations gnostiques, n’offre que peu de traces d’un “gnosticisme” authentique »109. « […] Ces logia, malgré quelques détails qui font illusion, peuvent difficilement être considérés comme gnostiques. Comment en douter maintenant que, depuis la découverte du recueil complet, les travaux de H.-Ch. Puech ont permis de reconnaître qu’il s’en trouve d’innombrables citations dans la littérature patristique la plus orthodoxe des premiers siècles »110. * * * Cette note n’a pas la prétention d’offrir un tableau complet de la formation des Écritures chrétiennes. Il s’est agi pour nous seulement de rappeler quelques données généralement admises par la science actuelle. Ces données vont à l’encontre de bien des inexactitudes, souvent intéressées, que véhiculent les « médias » : télévision, magazines, livres, etc. Une conclusion s’en dégage : il n’existe pas dans la littérature universelle, sacrée ou profane, d’œuvre dont le texte soit plus assuré que le Nouveau Testament.

 109

« La gnose », Histoire des religions, Encyclopédie de la Pléiade, t.2, 1972, p. 369. 110 Ibid., p. 416. Même conclusion chez J. M. Servin dans sa Notice de présentation de L’Évangile selon Thomas dans les Écrits gnostiques, p. 304. Doresse fait ici allusion aux recherches de H.-Ch. Puech, publiées dans le tome 2 d’En quête de la Gnose – Sur l’Évangile selon Thomas. Esquisse d’une interprétation systématique. Gallimard, 1978, 320 pages.

143

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION………………………………………..

11

Chapitre I – L’ÉTAT DE LA QUESTION……………..... 1 Le témoignage de « Pierres Vivantes »……………. 2 Le contre-témoignage de la foi catholique………... 3 On ne peut juger l’arbre qu’à ses fruits……………

17 18 22 27

Chapitre II – HISTOIRE DE JÉSUS OU THÉOLOGIE DU CHRIST……………………………………………….

La thèse de P. Grelot…………………………….. Herméneutique et exégèse chez Bultmann……….. Histoire rédactionnelle ou rédaction de l’histoire ? Historicité et historialité………………………… Un docétisme foncier……………………………..

29 29 32 37 44 51

Chapitre III – LA VÉRITÉ DE LA FOI………………….. 1 Présentation catéchétique et vérité molle…………. 2 Les fondements subjectifs de la critique interne….. 3 Nécessité philosophique de la Tradition…………. 4 Une théologie de l’herméneutique………………. 5 Que faut-il dire aux enfants du catéchisme ?...........

57 57 61 67 71 78

1 2 3 4 5

Chapitre IV – FONCTION PROPHÉTIQUE ET FONCTION SACRAMENTALE DE L’ÉCRITURE……..

1 2 3 4 5 6

Les trois coordonnées du réel et les trois phases de l’Histoire sainte…………………………………... Repérage sémantique des événements sacrés……… La fonction sacramentale de l’Écriture…………… Mystère et Archétype…………………………….. Écriture et prière…………………………………. De la nature métaphysique des actes humains et humano-divins……………………………………. Conclusion – Le Christ unité de l’alpha et de l’oméga…………………………………………...

87 88 91 94 97 99 102 104

Chapitre V – PAROLE SACRÉE ET DISCOURS HUMAIN………………………………………………….

Fidéisme ou concordisme ?..................................... Idéalisme = matérialisme………………………… Pensée humaine et « pensée » divine……………… Analyse humaine et synthèse créatrice…………….

107 107 111 114 117

Chapitre VI – SYMBOLISME ET EXÉGÈSE……………

123

1 2 3 4

NOTE SUR LE CANON DES ÉCRITURES, LES APOCRYPHES ET L’ÉVANGILE SELON THOMAS

1 2 3 4 5 6

Élaboration du canon du Nouveau Testament…... Un seul Évangile à quatre voix…………………... L’étonnante proximité chronologique des textes chrétiens et leur non moins étonnant unité……… La vérité hébraïque de la Vulgate………………… Les canoniques et les apocryphes………………… L’Évangile selon Thomas…………………………

135 135 137 138 139 141 142

DU MÊME AUTEUR L’intelligence et la foi, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2018 Sur les chemins de l’esprit : Itinéraire d’un philosophe chrétien, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2018 Marxisme et sens chrétien de l’histoire, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2016 Aux sources bibliques de la métaphysique, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2015 Histoire et théorie du symbole, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2015² Lumières de la théologie mystique, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2015² Le sens du surnaturel suivi de Symbolisme et réalité, 3ème édition revue et mise à jour, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2014 La femme et le sacerdoce, coll. « Métaphysique au quotidien », L’Harmattan, Paris, 2013 Penser l’analogie, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2012² Amour et Vérité : La voie chrétienne de la charité, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2011, 2ème édition revue et mise à jour de La Charité profanée La crise du symbolisme religieux, 2ème édition revue et augmentée, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2008 Un homme et une femme au Paradis – Sept méditations sur le deuxième chapitre de la Genèse, Ad Solem, Genève, 2008 Problèmes de gnose, coll. Théôria, L’Harmattan, Paris, 2007 Le Poème de la Création : Traduction de la Genèse 1-3, Ad Solem, Genève, 2002, épuisé The Secret of the Christian Way: A Contemplative Ascent Through the Writings of Jean Borella, edited and translated by John Champoux with a Foreword by Wolfgang Smith, State University of New York Press, Albany, 2001 EN COLLABORATION AVEC DOM JEAN-ÉRIC STROOBANT DE SAINT-ÉLOY Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Philippiens, suivi du Commentaire de l’Épître aux Colossiens, Cerf, 2014 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Éphésiens, Cerf, 2012 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Galates, traduction et annotation, Cerf, 2007 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la 2ème Épître aux Corinthiens, traduction et annotation, Cerf, 2005

Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la 1ère Épître aux Corinthiens, traduction et annotation, Cerf, 2002 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Romains, traduction et annotation, Cerf, 1999 OUVRAGES COLLECTIFS Métaphysique des contes de fée, Bruno Bérard et Jean Borella, L’Harmattan, 2011 « De la connaissance métaphysique : La métaphysique comme épiphanie de l’Esprit », in Bruno Bérard (éd.), Jean Biès, Jean Borella, François Chenique, Martin Heidegger, Aude de Kerros, Kostas Mavrakis, Pamphile, Alain Santacreu, Wolfgang Smith, Emmanuel Tourpe, Jean-Marc Vivenza, Qu’est-ce que la métaphysique ? L’Harmattan, 2010 « Gnoza cere posibilitati ale intelegentei care nu sint egal prezente la toti oamenii », in Bogdan Mandache, Sensul ascuns : Dialoguri despre esoterism, Editura Cronica, Iasi, 2005 « Réponses sur la Tradition », in Arnaud Guyot-Jeannin, Enquête sur la Tradition, Trédaniel, 1996 « Spre o teorie unitatil relgilor », in Bogdan Mandache, Teofania interiora : Dialoguri cu teologi catolici contemporani, Editoria Presa Buna, Iasi, 1996 « Intelligence spirituelle et Surnaturel » in Éric Vatré, La Droite du Père : Enquête sur la Tradition catholique aujourd’hui, Trédaniel, Paris, 1994 « La crise actuelle de l’Église est antichrétienne », propos recueillis par Yves Chiron, in revue L’Âge d’Or, n° 5, Hiver 1986 PRÉFACES Introduction à l’ésotérisme chrétien, abbé Henri Stéphane, nouvelle édition, Dervy, 2006 Anthropologie du geste symbolique, Yves Beaupérin, L’Harmattan, 2002 Sagesse chrétienne et mystique orientale, François Chenique, Éditions Dervy, 1996 Lumière du Non-dualisme, Georges Vallin, Presses Universitaires de Nancy, 1987 La quête de Raphaël, Patricia Douglas Viscomte, Éditions Fideliter, 1983 POSTFACES « Problématique de l’unité des religions », in Introduction à une métaphysique des mystères chrétiens, Bruno Bérard, L’Harmattan, 2005 « De l’ésotérisme chrétien », in Introduction à l’ésotérisme chrétien, abbé Henri Stéphane, Éditions Dervy, 1983, épuisé

PHILOSOPHIE AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions LA MORT Un mot qui empoisonne la vie Gilbert Andrieu La mort n'est pas ce que l'on croit. Parce que nous raisonnons à partir des morts que nous observons, nous ne pouvons pas la connaître. Nous ne serons jamais immortels. La seule immortalité que nous pouvons prendre en considération est celle des atomes qui se sont associés pour nous faire exister. La raison nous a trompés pour assurer son emprise sur la matière et la mort est devenue un enjeu de pouvoir, politique ou religieux, en nous plongeant dans l'angoisse. Tout effort de fuite vers un monde fantasmatique est totalement inutile. (Coll. Ouverture Philosophique, 216 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-17374-0, EAN EBOOK : 9782140122651

ENTRE NUÉES ET LUMIÈRES Journal, 2016-2018 Jean-Pierre Lefebvre Alors que les nuages s'amoncellent sur l'avenir, la conviction de l'auteur n'a pas changé : l'approfondissement obstiné de la pensée rationnelle est le vecteur unique d'une survie plus heureuse. La forme du journal permet de visiter les penseurs critiques qui parviennent à percer le concert obscurantiste dominant. L'écologie, vitale, ne peut se penser sans remettre en cause une urbanisation inévitable. L'extension des processus démocratiques est la seule façon de briser la logique délétère de l'accumulation et celle de l'État parasitaire. La pensée rationnelle doit s'interroger sur ses racines et dissoudre ce qui entrave son envol pour prolonger l'héritage des Lumières. (394 p., 38,5 euros) ISBN : 978-2-343-15984-3, EAN EBOOK : 9782140122576

LES RACINES PHILOSOPHIQUES ET BIBLIQUES DU CORPS CHEZ SPINOZA Julius Brown Jr Il y a plus de 350 ans, Spinoza stupéfiait l'Europe par sa philosophie de la Nature révolutionnaire. Aujourd'hui, sa conception de l'homme, et du corps en particulier, est encore d'une brûlante actualité. En effet, on assiste à une revalorisation du corps et à la nécessité d'une plus grande symbiose entre l'homme et la Nature. Pour Spinoza, l'âme s'étonne devant la complexité du corps. Qu'est-ce donc qu'un corps ? Qui sait

ce que peut un corps, son corps ? Jusqu'à quel point suis-je mon corps ? Comment peut-on devenir libre et expérimenter le « salut » ? Comment faire corps-société, si chaque corps cherche à augmenter sa propre puissance ? L'auteur cherche ici à connaître les origines de l'anthropologie de Spinoza, ses originalités et ses limites. (Coll. Ouverture Philosophique, 314 p., 32 euros) ISBN : 978-2-343-17610-9, EAN EBOOK : 9782140122507

GÉOCRITIQUE DE NIETZSCHE France, Allemagne, Europe et au-delà Angelika Schober Préface de Bertrand Westphal La géocritique de Nietzsche permet de comprendre sa pensée grâce aux pays, régions et villes du monde qui comptent pour lui. Outre la France, l'Allemagne et l'Europe, son regard englobe des espaces extra-européens : l'Inde, la Chine, l'Islam. L'actualité l'intéresse autant que l'histoire, et parmi les paysages, la Haute Engadine n'enchante pas moins que la Méditerrané et le désert. Nietzsche fait découvrir ces lieux par l'intermédiaire des personnes qui les habitent. Sa démarche révèle des contrastes et se caractérise par le désir de dépasser les frontières pour accéder à l'interculturalité. Ouvrant des horizons nouveaux, elle reflète aussi l'héritage des Lumières et du classicisme allemand. (Coll. Ouverture Philosophique, 180 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-17111-1, EAN EBOOK : 9782140121609

PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME II Visée argumentaire des traités Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Placide Mandona "La pensée de Plotin, telle qu'argumentée par la soeur Gilles Aimée Cisse dans ce deuxième tome, élucide en explicitant l'écho formidable de ce philosophe compliqué, mais toujours compris et aimé tant par les Pères de l'Église que par les théologiens médiévaux. L'auteure nous enracine dans l'extase plotinienne, pur mouvement de l'intelligence malgré sa faible différence à la révélation, acte de Dieu. " (Extrait de la préface de Placide Mandona) (Coll. Harmattan Sénégal, 270 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-17239-2, EAN EBOOK : 9782140122552

PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME I Autour des cinquante-quatre traités Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Placide Mandona Cet ouvrage nous plonge dans une recherche difficile et exigeante de l'histoire de la pensée philosophique ancienne et se donne pour objet l'examen de la philosophie de Plotinus (205-270 apr. J.-C, philosophe gréco-romain de l'Antiquité tardive). Cet examen s'accompagne, eu égard aux différents thèmes développés dans les Ennéades, de l'étude approfondie de tous les cinquante-quatre traités, avec une attention particulière sur des idées qui mettent en évidence l'originalité de la pensée de Plotin, à partir de Platon et d'Aristote : la nature de l'intelligence et l'au-delà de l'intelligence, à savoir l'Un. (Coll. Harmattan Sénégal, 290 p., 24 euros) ISBN : 978-2-343-17238-5, EAN EBOOK : 9782140122378

PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME IV L'interprétation de la philosophie de Plotin Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Sidy Diop «...Les enseignements de Plotin que Soeur Gilles Aimée Cisse nous propose de redécouvrir interpellent nos consciences agitées et anxieuses tout en s'offrant à notre méditation comme une invite salutaire à remettre les boeufs avant la charrue. Ainsi, ils nous permettent de nous remémorer la mythique parabole de l'attelage ailé de Platon où les passions irascibles et concupiscibles représentées par le cheval rétif sont placées sous le joug du cocher symbolisant l'intelligence. Toute autre inversion de ce dispositif risque d'entraîner la dispersion et la chute de l'âme humaine...» (Extrait de la préface de Sidy Diop) (Coll. Harmattan Sénégal, 224 p., 20 euros) ISBN : 978-2-343-17241-5, EAN EBOOK : 9782140122354

PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME III Les fondements de la philosophie de Plotin Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Placide Mandona "Avec ce vre qui explicite les fondements de la pensée de Plotin, la soeur Gilles Aimée Cisse nous montre le chemin sûr d'une compréhension indiscutable, elle approfondit la substance du mariage hypostatique autrement, bref, elle ouvre une nouvelle grille de compréhension plotinienne. Pour parachever Plotin, l'enjeu principal de ce formidable opus est de parfaire le chemin philosophique ancien, aller à l'ultime moment de la pensée et méditer sur le socle de la réalité existentielle dans sa configuration existentiale." (Extrait de la préface de Placide Mandona) (Coll. Harmattan Sénégal, 268 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-17240-8, EAN EBOOK : 9782140122361

DU SENS DE L'HUMANITÉ L'Oedipe-Roi de Sophocle Essai de philosophie et de dialogue entre cultures Dang Truc Nguyen De nos jours, alors que la promotion de l'humanité est saluée comme la valeur essentielle de la philosophie, la tragédie grecque, donc L'OEdipe-Roi de Sophocle, est souvent invoquée comme une source privilégiée. Mais, ne serait-ce pas un déni de vérité ? Le texte et le contexte de cette tragédie ne disent-ils pas explicitement que ce qui intronise ce roi-connaissant suffisant au trône de son père, et ce qui le pousse à nouer une relation incestueuse avec sa mère, est dénoncé comme le crime originel contre l'humanité ? Ainsi, relire L'OEdipe-Roi de l'Ancien Sophocle en pensant le rejet du message de cette tragédie au cours de la tradition de notre culture occidentale, c'est repenser le défi de la pensée tragique dont le message touche à l'essence et à la dignité de tout être humain. (Coll. Ouverture Philosophique, 276 p., 28 euros) ISBN : 978-2-343-16779-4, EAN EBOOK : 9782140122286

LA PENSÉE TRAGIQUE Le Prométhée enchaîné d'Eschyle Essai de philosophie et de dialogue entre cultures Dang Truc Nguyen Plus d'un des penseurs des Temps Modernes tels Goethe, Nietzsche ainsi que leurs héritiers se sont réclamés de l'autorité d'Eschyle, surtout de son oeuvre Le Prométhée enchaîné, pour justifier le bien-fondé de leur pensée. Or, en analysant le texte et le contexte de cette oeuvre emblématique, cet essai démontre que les maîtres du « prométhéisme » des Temps Modernes ont ignoré complètement l'essentiel de son message et que, pis encore, ils l'ont contredit. Ce faisant, il fait découvrir les intuitions fondamentales relatives à une humanité cachée ou transcendante, laquelle se présente comme l'unique message, non seulement du Prométhée enchaîné d'Eschyle mais aussi de la sagesse de l'Antiquité grecque. (Coll. Ouverture Philosophique, 294 p., 30 euros) ISBN : 978-2-343-16778-7, EAN EBOOK : 9782140122293

LE NON-SAVOIR Paradigme de connaissance Marie-Pierre Lassus Le non-savoir n'est pas l'ignorance mais un « dépassement difficile de la connaissance » (Bachelard) selon les poètes qui forgent les mots dont nous vivons. Ils montrent comment se défaire des théories et du savoir, désapprendre et déphilosopher (Bachelard) pour mieux vivre. Fondé sur l'errance comme méthode, le non-savoir est envisagé ici sous ses aspects méthodologique, « poéthique » et politique à l'appui des expériences de recherche-action et de recherche-création de l'auteure dans les prisons. EME éditions (Coll. CREArTe, 18 p., 34,5 euros) ISBN : 978-2-8066-3682-9, EAN EBOOK : 9782806651624

KANT ET LA RÉVOLUTION Légalité et droit de révolution dans la philosophie de Kant Roland Llinares Kant a montré plusieurs fois sa position vis-à-vis des révolutions de son temps et de toute révolution en général. En quoi sa réflexion peut-elle nous éclairer ? La réponse en surprendra plus d'un, d'autant que Kant apparaît d'ordinaire comme un réformateur. Sous quelles conditions un droit de révolution est-il pensable ? L'est-il dans son rapport à la légalité ? Sinon, est-il envisageable en dehors de ce rapport ? Mais alors sur quelle instance rationnelle faut-il le fonder ? Pour Kant, la finalité de l'histoire universelle repose sur un jugement certain, une histoire qui utilise tous les moyens dont elle dispose pour parvenir à une meilleure fin possible, quoique non définitive. Parmi ces moyens, peut-être la révolution ? (Coll. Ouverture Philosophique, 212 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-17218-7, EAN EBOOK : 9782140121807

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LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE

Jean Borella

Jean Borella, agrégé de l’Université, docteur ès Lettres, a enseigné la métaphysique et l’histoire de la philosophie ancienne et médiévale à l’université de Nancy II jusqu’en 1995. Son œuvre, dont certains titres ont été traduits en anglais, en italien, en roumain, et bientôt en turc, entend conjuguer le souci de la philosophie avec celui de la foi chrétienne, de sa doctrine comme de ses expressions symboliques. Parmi ses nombreux ouvrages, on peut citer : Le sens du surnaturel ; Amour et Vérité – La voie chrétienne de la charité ; La crise du symbolisme religieux ; Histoire et théorie du symbole ; Penser l’analogie ; Problèmes de gnose ; Aux sources bibliques de la métaphysique ; Ésotérisme guénonien et mystère chrétien et L’intelligence et la foi.

ISBN : 978-2-343-18532-3

16,50 €

LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE Exégèse et herméneutique

LE SENS PERDU DE L’ÉCRITURE

Ce livre ne procède pas à une condamnation en règle de la méthode historico-critique de l’exégèse moderne. Dans la mesure où cette exégèse, fondée sur les travaux des sciences de la culture (archéologie, philologie, codicologie, histoire des textes, etc.), vise à préciser la signification des termes et des énoncés bibliques, elle est aujourd’hui nécessaire et ses acquis sont souvent éclairants. Cette méthode n’est d’ailleurs pas exclusivement moderne. Au début du iiie siècle, Origène, dans les Hexaples, a réalisé une œuvre monumentale en mettant en rapport, sur six colonnes, chacun des mots du texte hébreu de l’Ancien Testament avec six versions grecques différentes. Ce qui est en question dans cet ouvrage, ce sont les conclusions herméneutiques qu’une partie de l’Église – hiérarques et savants – a cru pouvoir tirer de cette exégèse sur le sens de l’Écriture. Ces conclusions sont fondées sur une argumentation « philosophique » d’une extrême faiblesse ; elles conduisent au rejet des certitudes de la foi reçues depuis deux mille ans, comme on pourra le constater en prenant connaissance des exemples et analyses qu’on va lire. Et le peuple chrétien, soumis aux autorités, ignore tout de ces bouleversements ou préfère n’en rien savoir.

Jean Borella

Jean Borella

Collection Théôria