Le Sénégal sous le second Empire : naissance d’un empire colonial (1850-1871)

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Le Sénégal sous le second Empire : naissance d’un empire colonial (1850-1871)

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Ouvrage publié avec le concours du Centre national des lettres

Photo de couverture : Marabout mandingue à l’heure de la prière (à l’arrière-pian, le fort de Lampsar) Document extrait de David Boilat, Esquisses sénégalaises

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE Naissance d’un empire colonial ( 1850- 1871)

Éditions KARTHALA _

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Cet ouvrage est publié avec le concours du ministère français de la Coopération et du Déve­ loppement et du Centre national de la recherche scientifique.

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Introduction

Ce livre est le condensé d’une thèse de doctorat d ’État soutenue en 1980. On l’a dépouillé de la majeure partie des textes et justifica­ tions qu’impose le genre» en s’efforçant de ne nuire ni à la solidité ni à la cohérence du contenu» et de lui donner un tour plus accessi­ ble aux lecteurs non spécialistes. Le titre lui-même a été modifié. « La formation territoriale de la colonie du Sénégal sous le second Empire » est devenue : Le Sénégal sous le second Empire. A l’époque» un autre chercheur» dont les travaux n’ont abouti qu’en octobre 1987» se spéris!isr.ît pétude économique de la même période. Nous avons J ;■ o xupé l’espace politique et militaire» apparemment disponible» ;-.aay .outefois négliger l’évolution sociale et économique» l’une et faru'i. étant étroitement liés. Surtout dans une première partie, nous cou.:- mmes attaché à décrire les pays de la Sénégambie au moment ,:ù ■*■/:bute le premier élan colonial français contemporain» soit 50. Puis nous avons montré les dimensions» les hésitations» avancées et reculs de cette entreprise que symbolise sans la recouvrir cnu de ment le nom de Faidherbe. Ainsi se justifie notre sous-titre : « Naissance d’un empire colonial ». N-..u remerciements vont à nos directeurs de travaux» MM. Gabriel Del: br- et Jacques Fiérain» à Mlle Denise Bouche, aux conservateurs en chef des Archives d’outre-mer» Mlle Marie-Antoinette Ménier et M. J can-François Maurel, et à tout leur personnel ; à nos informa­ ie n t africains» notamment M. Gumar Bâ, de PLF.A.N., aux archi­ viste-; Je l’Armée et de la Marine à Vincennes, aux cadres de la mai­ son Maurel et Prom à Bordeaux et au prince Murat-ChasseloupLaubai, qui nous ont autorisé à consulter leurs archives privées. Ce üvre doit aussi beaucoup aux précieux travaux bibliographiques et à l’arriKalc sollicitude de Mme Paule Brasseur. Norm reconnaissance s’adresse également au commandement du Prytanet. militaire national de La Flèche» et tout particulièrement au regrette coionh Bonhomme» ainsi qu’à son personnel technique. Ils ont perms.-; et réalisé la première mouture de ce travail en 1980. Je n-aurai garde d’oublier mes habiles secrétaires, Mme Rouleau ei ma 1smme, qui, elle, fut bien plus que cela et à laquelle ce livre

LA SÉNÉGAMBÏE D’APRÈS BEAUPRÉ

PREMIÈRE PARTIE

La Sénégambie et le Sénégal vers 1850

Mote liminaire : O rthographe des n om s propres africains

Pour la transcription dans le texte comme dans l’index des noms propres africains, nous avons hésité à utiliser l’orthographe réformée, car il nous est apparu qu’il n ’y en avait pas une, mais plusieurs en usage ! Le présent travail est surtout fondé sur des documents d’archives et des imprimés français des XIXe et XXe siècles. Il s’adresse à un public habitué à l’orthographe usuelle qu’ont popularisée les manuels et que perpétuent, par exemple, les cartes topographiques modernes établies par F LG. N. Aussi, avec l’approbation de notre premier directeur de recher­ ches, est-ce cette orthographe que nous avons utilisée, préférant Mâsina à Maasiina, Sédhiou à Seju ou Ceju, tyeddo à ceddo, Kayor à Kadyior, et n’hésitant pas à utiliser la marque du pluriel. Dans les documents que nous citons, l’orthographe du scripteur a été naturellement conservée. Nous acceptons humblement à l’avance les reproches que l’on pour­ rait faire à ce choix, qui, à nos yeux, a le mérite d’une certaine clarté ■pour le lecteur non africaniste.

CHAPITRE I

Le cadre physique et ses incertitudes

L La notion de Sénégal Dans ses limites actuelles, la république du Sénégal est l’héritière directe de la colonie du Sénégal, définie par le décret du 18 octo­ bre 1904 ; sa superficie est de 197 000 km*2. Entièrement située à l’ouest du 12e degré de longitude ouest, elle constitue le territoire africain le plus occidental, atteignant 17° 32’ de longitude ouest du méridien international dans la presqu’île du CapVert, au phare des Almadies. Saillant nettement dans l’Atlantique entre le 16e et le 12e degré de latitude nord, frappé par l’alizé du nord-est huit mois sur douze, ce pays était voué, semble-t-il, aux découvertes précoces des Européens et des peuples de race blanche installés sur les bords de la Méditerranée. S’il subsiste un doute favorable quant au périple de Néchao (vers 600 avant J.-C.), l’expédition phénicienne ordonnée par ce pharaon n’eut pas de suites (1). Pour le fameux voyage dit de Hannon, les travaux de M. R. Mauny semblent l’avoir relégué au rang des légen­ des, au moins en ce qui concerne l’arrivée des Carthaginois sur les côtes occidentales de l’Afrique noire (2). Ce sont donc les Portugais qui, vers le milieu du X V e siècle, ont, les premiers, pris connaissance du fleuve nommé par eux Zenaga, Canaga ou Sénéga, et du promontoire baptisé Cabo Verde par Dinis Dias en 1444. L’essentiel de leurs découvertes jusqu’en 1510 a été col­ lationné par le géographe luso-morave Valentim Fernandes dans sa description de la côte d’Afrique de Ceuta au Sénégal, puis de la côte (!) Hérodote, la L ’enquête d ’Hérodote d ’Halicarnasse (trad. H. Berguin), Paris, Gar­ nier Frères, 1939 (t. I, p. 302). (2) R. Mauny, Les siècles obscurs de l ’Afrioue noire. Paris. Favard. 1971 fnn. 95-101V

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occidentale d’Afrique du Sénégal au cap de Monte, et des archipels (3), On y retrouve, presque mot pour mot, les observations les plus impor­ tantes des premières relations de voyageurs ; la concordance avec le récit du principal d’entre eux, le seigneur vénitien Ca’da Môsto (4), est évidente. Mais Valentim Fernandes semble avoir bénéficié d’une plus grande variété d’informations, indirectes il est vrai. On y voit les Portugais fort préoccupés des routes fluviales et ter­ restres pouvant mener à ce royaume de Mali ou de Melli si riche en or, et d’en connaître les caractères physiques, les habitants et l’orga­ nisation politique. « L’infant leur avait dit que, vingt lieues au-delà des arbres décou­ verts par Dinis Dias, ils trouveraient un grand fleuve, car il l’avait appris des Azénègues prisonniers, lequel fleuve s’appelle Canaga (5). »

Le nom qui apparaît dans l’histoire est donc bien lié à ce groupe de tribus berbères des Sanhadja, chassés progressivement du Ma­ ghreb par leurs rivaux zénètes et par les Arabes ; ils avaient atteint le littoral atlantique vers 1220 et ils étaient en contact tantôt pacifi­ que, tantôt belliqueux avec les Portugais, depuis le début du X V e siè­ cle. Au moment où Lanzarote, puis Ca’da Môsto reconnaissaient l’embouchure du fleuve qu’ils nomment la rivière des Azénègues — Rio Canaga —, les Sanhadja achevaient de refouler sur la rive gau­ che la majeure partie des populations nigritiques (Wolofs, Toucouleurs, Sarrakolés) installées dans le sud du Sahara occidental (6). Le fleuve apparaît donc aux Portugais comme un sorte de frontière naturelle : « Le premier fleuve des Noirs sépare les Azénègues avec leur désert, leur terre stérile, aride et sèche, de la terre fertile qui appartient aux Noirs (7). »

(3) Valentim Fernandes, Description de la côte occidentale d ’Afrique, du Sénégal au cap de Monte, îles du Cap-Vert, SSo Tomé et Ano Bom, édition critique du Centro de Estudos de Guiné Portuguesa, par Th. Monod, A. Texeira da Mota et R. Mauny, Bissau, 1951, 224 p. Cartes. Illustrations. (4) Au service du roi du Portugal, Alvise Ca’da Môsto visita la côte de 1455 à 1457 : Relation de voyage à la côte occidentale d ’Afrique , Paris, Éd. Ch. Scheffer, 1895. (5) Valentim Fernandes, op. cit . , p. 45. (6) G. Désiré-Vuillemin, Contribution à l ’histoire de la Mauritanie, Dakar, Clairafrique. 1962, 412 p. Cartes. Index. (P. 52). (7) Valentim Fernandes, op. cit.

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"1:Mée reprise par Ca’da Môsto, qui, « du grand fleuve appelé Sénéga », passe à la description des États et des peuples riverains : « Le premier royaume des Nègres est le Sénéga situé sur la rivière du même nom, et ses peuples se nomment Jalofs. [...] Le royaume des Jaiofs ou du Sénéga (8) a pour bornes à l’est le pays de Tukhuîor, au sud ie royaume de Gambia, l’Océan à Fouest et la rivière au ,u; nord. « Au sud se trouve ie pays de Budomel (9), qui est éloigné d’environ cinquante milles. Ce nom de Budomel est le titre du prince, !:J

mais on s’en sert pour désigner la contrée. (10) »

On peut noter déjà que le damel du Kayor, qui donne son titre comme nom à sa principauté, se montre un vassal bien puissant pour le roi de Sénéga (le bomba Dyolof), dont la souveraineté s’étend jusqu’au royaume de Gambia (Gambie). Au sud du cap Vert, Ca’da Môsto rencontre aussi « au-delà du petit golfe [...J deux nations de Nègres, l’une nommée les Barbassins (11), l’autre les Serrères, qui Etant aucune dépendance du Sénéga (12) ». Le son de cloche de Valen­ tim Fernandes est un peu différent, car il met l’accent sur Funité de civilisation, maintenue malgré tout par les bourba Dyolof : « Le royaum e de Gylofa s’étend de cette rivière Canaga, et arrive jusqu’à la rivière de Gambie quoi qu’il y ait là d’autres peuples comme les Barbacifs et les Tueuroes, etc. Cependant, tous sont Gyloffes. (13) »

Le mot de Sénéga, ou de Canaga (Sénégal), recouvre donc dès les premières découvertes les deux concepts concrets auxquels J’his­ toire contemporaine nous a habitués à l’identifier : — le « premier fleuve des Noirs », premier cours d’eau régulier de la côte atlantique au sud du Sahara ; — un État dominant son embouchure et ses rives méridionales, assez étendu et puissant pour rayonner loin à l’est, au pays des Tucu(8) Nom attribué par l’auteur, mais nullement en usage à l’époque. Il s’agit de l’Empire dyolof, dont le déclin n ’allait pas tarder, comme le montre, un peu plus loin, la remarque ■sur le Kayor. (9) Bour damel. Titre du souverain du Kayor, alors vassal du bourba Dyolof. (10) Ca’da Môsto, cité et traduit par C.A. Walckenaer. in Histoire générale des voya­ ges, Paris, Lefèvre (t. I, pp. 317 et 322). (11) Idem, p. 343. Il s’agit du Sine, dont le souverain a le titre sérère de mad, traduit en wolof par bour (roi). Bour Sine = Barbessin. (12) Ca’da Môsto, op. cit. , p. 343. (13) Valentim Fernandes, op. cit. , p. 7.

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roes — les Toucouleurs —, et au sud, au Kayor, au Sine, au Saloum. Une certaine parenté culturelle existe dont nous imaginons mal sur quoi elle pouvait reposer, si ce n’est sur l’autorité du « roi de Sénéga », le bourba Dyolof, puisque Sérères et Toucouleurs ne par­ lent pas wolof, et que le Tekrour était alors sous la suzeraineté du royaume de Diara, dans Factuel Sahel malien. Les premiers navigateurs européens, dont on sait avec quel souci intéressé ils étaient invités à recueillir toutes les informations, ont donc été frappés par l’existence de traits communs, du Sénégal à la Gam­ bie, mais ils n’en ont pas moins souligné les divisions ethniques et politiques du pays qu’ils venaient de reconnaître — et de nommer. Le sens du mot Sénégal, que nous voyons fixé sous cette forme à partir du X V e siècle, restera complexe jusqu’à Fère contemporaine : fleuve, région géographique, entité politique qui les domine, au moins partiellement... Il n ’est pas exagéré de dire que d’importants événe­ ments découleront de ces ambiguïtés sémantiques, dont les cartes poli­ tiques portent aujourd’hui les traces indélébiles. L’idée qui se fera jour peu à peu chez les colonisateurs français du X IX e siècle sera en effet de donner au Sénégal une signification géographique de plus en plus étendue, et de lui imposer de l’extérieur une armature de plus en plus solide (et structurée). On verra même avancer, et cela dès 1856, une théorie des frontières naturelles du Sénégal, assortie de l’idée de nation sénégalaise (14). La science contemporaine a appris à se méfier du déterminisme, et notamment de celui qui consiste à chercher dans la géographie physique l’explication des évolutions humaines. L’un des exemples les plus souvent cités, jadis pour s’en pénétrer, aujourd’hui pour en con­ tredire les conclusions, est celui du « pré carré français », œuvre si rationnelle de la nature que l’homme n’a pu faire autrement que de s’y conformer... Y a-t-il un pré carré sénégalais ?

2. La géologie, le relief et le modelé Dans le socle africain précambrien qui s’étend au sud du Sahara, le Sénégal et le sud-ouest de la Mauritanie font exception. Une vaste subsidence postérieure à Fère primaire y a déterminé la formation d’un bassin sédimentaire, du secondaire au quaternaire. Plus près de nous, des dépôts alluviaux, parfois remaniés en dunes, Font recouvert en (14) Article de Jules Duval, Journal des débats, 7 décembre 1856.

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partie. Quelques accidents volcaniques s’y sont manifestés comme dans la presqu’île du Cap-Vert et au Sénégal oriental. Au sud et à l’est, dans le triangle Bakel-Satadougou-Véiingara, le vieux socle antéprimaire de roches dures, éruptives et volcaniques réapparaît. Là se trouve le point culminant du Sénégal moderne, à 581 m, sur un premier gradin du Fouta Dyalon, table plus que som­ met, à la frontière guinéenne (15). Au pied de cette falaise, la zone préprimaire que parcourent la Falémé, la haute Gambie, la Koulountou et, au nord, le Sénégal entre Aroundou et Bakel forme à peine le huitième du territoire sénégalais. C’est la région la plus excentrique et la moins accessible. La savane arborée et la forêt sèche la recou­ vrent, et l’on a pu y tracer largement les limites du parc national du Niokolo-Koba sans avoir à déranger plus de quelques dizaines d’habitants. Les sept huitièmes restants du Sénégal sont souvent qualifiés de plaine, même par des auteurs récents (16). Il faut être plus précis et parler surtout de bas plateaux sédimentaires, d’où ne sont pas exclues quelques collines et de modestes cuestas comme dans la région de Thiès (altitude maximale 140 m). On réservera le nom de plaine à la zone alluviale du bas Sénégal (Wâlo) et aux régions mal exondées qui vont du Sine à la Casamance, et que découpent les lacis inextrica­ bles des boions, rias frangées de mangrove. C’est là qu’on faisait com­ mencer jadis les « Rivières du Sud ». Mais, sauf peut-être au sud-est, rien dans le relief et le modelé de forme vraiment obstacle, encore moins frontière « naturelle » ; il n’y a pas non plus de massif qui puisse ici jouer le rôle dévolu en Guinée au Fouta Dyalon. On objectera alors la zone de démarcation que constituerait le « seuil » Sénégal-Niger. C’est oublier que la véri­ table ligne de partage des eaux entre les deux fleuves passe tout près du Niger ; son point extrême est sur le plateau de Kati, près du vil­ lage de Sikoro, par 12° 41’ de latitude nord, et 9° 6’ de longitude ouest, à 10 km à peine de Bamako ; et c’est à Kati même, à 14 km de la capitale du Mali, que la voie ferrée et la piste Dakar-Niger attei­ gnent leur cote la plus élevée : 450 m. On est ici à 600 km de la frontière orientale du Sénégal actuel (17). Pendant la période de péné­ tration, l’administration coloniale a mis vingt années avant de perce­ voir qu’au-delà de Bafoulabé commençait quand même un pays dif(15) Carte A.-O.F. au 1/200 (XX) (Feuille N D 28 - VI ; Kédougou), service géographi­ que de l ’A.-O .F., 1958. (16) R. Van Chi, Histoire de l ’Afrique à i ’usage du Sénégal, Paris, Hachette, 1968 (p. 17, col. 1, et carte p. 28). (17) Carte de VA.-O.F. au 1/200 (XX), 1956 (Feuille ND 29 - IV : Bamako-Ouest).

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férent, qu’il convenait de distinguer officiellement. L’hésitation devant l’appellation à choisir : Haut-Fleuve, Soudan, Haut-Sénégai-et-Niger, Sénégambie-et-Niger, les changements périodiques des limites admi­ nistratives et des chefs-lieux, Saint-Louis, Bakel, Kayes, Bamako, témoignent jusqu’en 1904 de ces incertitudes. Le climat et la végéta­ tion naturelle contribuaient aussi à les entretenir.

3. Le climat et la végétation naturelle Si l’on se réfère à la plupart des auteurs, la correspondance des nuances climatiques avec la latitude n’est nulle part au monde plus évidente et plus régulière que dans l’Ouest africain, entre le tropique et le 8e degré de latitude nord. Bien sûr, le passage d’une zone à l’autre n ’est pas brutal, sauf lorsque le relief s’accentue, comme au Fouta Dyalon ou dans la dorsale guinéenne. Ensuite, la continentalité massive réduit très vite les influences océaniques. Si bien qu’un découpage politique qui voudrait se plier aux divisions climatiques devrait tracer des frontières correspondant aux valeurs moyennes de la pluviosité, du nord au sud. Constatation déjà ancienne et qui devait déterminer un vocabulaire climatique universellement accepté : celui des manuels simplificateurs, avec la zone sud-saharienne, la frange sahélienne, les climats tropicaux à plus ou moins longue saison sèche et le climat de mousson guinéen. Or la réalité se plie mal à cette uniformisation fondée sur les lati­ tudes, dont les spécialistes de la géographie tropicale ne se déclarent pas entièrement satisfaits. Pour le territoire sénégalais actuel, ils pro­ posent d’introduire une subdivision fondée sur l’influence sensible, parfois plus avant dans les terres qu’on ne le pense, du « gradient atlantique (18) », responsable des nuances sous-régionales jusque dans le Baol. Au sud de la Gambie, c’est la mousson d’été guinéenne qui, dans ses ultimes projections, vient renforcer les précipitations nor­ males d’hivernage et accroître les indices pluviométriques de la haute Casamance et de la haute Gambie. Cela aboutit à une répartition zonale faisant intervenir d’abord les latitudes, mais aussi les longitudes. Le touriste qui empruntera Pitinéraire routier Rosso-Ziguinchor, traversant le pays du nord au sud à proximité de l’Océan, rencon­ trera en moins d’une journée d’automobile cinq ou six zones diffé(18) P. Moral : « Le climat du Sénégal », in Revue de géographie de l ’Afrique occi­ dentale ; n ° s 1, 2, 1965 (pp. 50 à 70) ; n° 3, 1966 (pp. 3-35 ; croquis n° 8 , p. 26).

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rentes de végétation naturelle : la steppe à mimosées, la brousse à «baobabs, la savane arborée, la forêt sèche. En passant près de Dakar, il aura noté dans les dépressions humides, les niayes du cap Vert, Ja>:présence d’une végétation relicte : palmiers à huile, ficus. Il retrou­ ver# les mêmes espèces 300 km plus au sud, en basse Casamance, avec quelques vestiges de forêt de pluie et une puissante mangrove. Il se persuadera aisément que le milieu naturel n’est pas propice à une précoce unité des hommes et des institutions. Le pasteur peul du Ferlo semble vivre aux antipodes du riziculteur floup d’Elinkin ou de Diembering, en Casamance... On voit ainsi se dégager peu à peu une réalité assez différente de celle que croit avoir perçue le voya­ geur qui se réveille à Kidira dans son wagon-lit du Dakar-Niger où il s’est assoupi après Thiès. Il fait toujours très chaud, et le paysage naturel n’a que très peu changé ; il ne s’accidentera vraiment qu’une fois franchies la Falémé et la frontière malienne. Quant à la chaleur, s’atténuera-t-elle jamais ? C’est en effet un des premiers constats du nouveau résident s’il n’a pas la chance d’être installé à proximité de l’Océan, quelque part entre Saint-Louis et Rufisque : la proverbiale chaleur sénégalaise, cela existe ! Pourtant, il finira par se persuader que cette chaleur n’a rien d’uniforme, ni dans l’espace, ni dans le temps. Avant les trombes d’eau de l’été, il verra le thermomètre grimper allègrement au-dessus de 45 °C en avril-mai, mais, en même temps, les arbres fleuriront, .et il faudra bien croire à un printemps. La période de posthivernage lui apparaîtra comme une sorte d’automne ; enfin, janvier et février, voire mars, lui apporteront le réconfort de nuits fraîches qui se pro­ longeront jusqu’au mois de mai sur le littoral, à Dakar. Il ne s’éton­ nera plus des bonnets de laine et des passe-montagnes dont se coif,feht les passagers des cars rapides et les dockers du port par les matins 4’« hiver » ; il ne sourira pas quand il entendra les bonnes gens se plaindre du froid et ne sera pas surpris par les quintes de toux des enfants mal couverts dans les cases de paille. Il notera la rosée abon­ dante qui ruisselle des surfaces lisses, témoignage du degré hygromé­ trique élevé, alors qu’à l’intérieur des terres l’alizé continental chaud et sec, l’harmattan, déshydrate les organismes et creuse l’écorce des arbres. .... Variations de température, précocité et longueur de la saison des pluies, hauteurs moyennes de précipitations allant du simple au quin­ tuple (19), autant de facteurs dont les combinaisons multiples inter­ viennent, à défaut du relief trop modeste, pour constituer de petites régions naturelles aux types de temps saisonnier assez complexes. (19) P odor : 316 mm ; Oussouye : 1 787 mm.

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4. L’hydrographie

On est amené alors à se demander si ce n’étaient pas les premiers voyageurs européens qui étaient dans le vrai, en ayant l’intuition de l’importance des fleuves comme facteur d’une certaine unité. Rappelons d’abord qu’ils s’étaient fourvoyés dans un schéma hydrographique absolument erroné : le Sénégal, la Gambie et même le rio Grande, à peine reconnus, furent regardés comme des bras et des embouchures du « Nil des Noirs », le Niger, qui était lui-même vu comme la branche occidentale du Nil. L’extrémité de l’Afrique occidentale devenait ainsi une sorte de plaine deltaïque comparable à la basse Égypte, mais beaucoup plus vaste. La crue d’été de tous ces cours d’eau accentuait encore l’assimilation, dans un raisonne­ ment par analogie. Il faudra attendre la première exploration de Mungo Park (1795-1797) pour que le contraire soit démontré. Cons­ tatant le 20 juillet 1796 que le Niger coulait vers l’est, l’explorateur écossais mettait fin à une légende géographique qui avait trop duré, et qui gardait encore des partisans en Europe jusqu’à son retour, et m êm e après. Les explorations suivantes démontrèrent à l’évidence que les fleu­ ves africains devaient être considérés comme indépendants les uns des autres. Gaspard Mollien (20), en découvrant — ou en croyant dé­ couvrir — dans le Fouta Dyalon les sources voisines, mais distinc­ tes, de la Coumba (rio Grande), de la Gambie et de la Falémé (12 avril 1818), et, un peu plus loin, celle du Sénégaî-B afïng, le 26 avril, détruisait définitivement la tenace croyance au delta évoquée plus haut. Peu importe, au fond, qu’il se soit trompé dans la déter­ mination des sources du Sénégal et de la Falémé (21). Comme on l’a pratiquement cru sur parole, on est persuadé, dès la publication de son récit de voyage, que les fleuves ne sortent pas d’un tronc com­ mun, encore moins du Niger, et que le seul tributaire du Sénégal est la Falémé. Après avoir lu Mollien, le docte Malte-Brun écrit : « Le Sénégal ne perd pas précisément par ces découvertes son importance comme dépôt des marchandises françaises et comme colo­ nie propre à plusieurs genres de cultures ; mais, comme point de départ pour aller dans le Soudan, il offrira désormais un moindre intérêt (22). » (20) L ’Afrique occidentale en 1818 vue par un explorateur français : Gaspard-Théodore Mollien, présentation d’Hubert Deschamps, Paris, Calmann-Lévy, 300 p. Illustrations. Cartes. (21) Idem, pp. 27 et 28. (22) Malte-Brun, in Journal des débats, 20 février 1820.

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Par Sénégal, le géographe entend bien sûr Saint-Louis et le Wâlo, où le gouverneur Schmaltz a commencé des expériences agri­ coles. Mais il suggère aussi que, la notion de réseau fluvial unique ayant disparu, et chaque cours d’eau étant maintenant reconnu indé­ pendant de ses voisins, la cohérence du pays est remise en question. La notion de Sénégambie, dont le terme même est apparu dans la seconde moitié du xviip siècle, devient beaucoup plus ambiguë, chacun des deux fleuves importants pouvant prétendre à être l’artère vitale d’une partie de l’ensemble, mais d’une partie seulement. Le Sénégal Le Sénégal n’était alors bien reconnu que jusqu’aux rapides du Félou, en amont de Kayes, soit sur un peu plus de la moitié de son cours, celle qui est navigable en hautes eaux par les bateaux euro­ péens (915 km sur 1 790 km). C’était évidemment déjà tout à fait considérable ; aucun fleuve d’Afrique de l’Ouest n’offrait à l’époque dè telles possibilités, et peu ont alimenté aussi durablement tant d’illu­ sions ; au point qu’en 1879 on placera la tête de ligne du chemin de fer soudanais non sur l’Océan mais au Félou..., condamnant ainsi lé futur trafic de Saint-Louis à Bamako à être interrompu huit mois par an pendant le maigre du fleuve (décrue à partir d’octobre, étiage en mai-juin). Curieux trait d’union, qui ne joue son rôle qu’à peine un tiers de l’année ! Voilà pour le sens ouest-est. Et dans la direc­ tion perpendiculaire nord-sud ? Au nord du pays, le cours du Sénégal est souvent perçu comme une frontière, et nous aurons maintes fois l’occasion d’y revenir. Au XIXe siècle, on parlera encore de rive des Maures et de rive des Nègres, et Faidherbe officialisera la chose par le traité imposé en 1858 à l’émir des Trarzas, Mohamed el Habib (23). Il faut attendre la fin du xixe siècle pour que le « Val sénéga­ lais » soit perçu comme une « marche » par le grand géographe Eli­ sée Reclus : « Au sud du Sahara, les frontières naturelles du Soudan sont tra­ cées non par une ligne précise, mais par une zone de faible largeur qui borde la rive septentrionale du Sénégal, puis celle du Djoliba ou Niger jusqu’en aval de Tombouctou. Là se fait la transition du climat des sécheresses à celui des pluies, et à ces contrastes en correspondent d ’autres dans l’aspect du sol, de (23) Voir plus loin, pp. 335 sq.

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE la flore et de la faune, habitants. (24) »

Porigine, les m œ urs et les institutions des

La frontière réelle, si frontière il y a, n’est pas au milieu du fleuve, comme l’y ont fixée les traités. L’ampleur des crues et de la plaine alluviale la reporte dans le cours moyen, à plusieurs kilomètres du lit mineur, au revers des bourrelets alluviaux laissés par les crues majeures et qu’on appelle le diéri. En aval de Dagana, le pseudo­ delta intérieur est beaucoup plus large encore et le royaume noir du Wâîo, qui s’y était constitué après la décadence de l’Empire dyolof au X V Ie siècle, débordait d’une soixantaine de kilomètres au nord et au sud. Sa capitale resta N’Dyurbeî, sur la rive droite du Sénégal, jusqu’au début du xvm« siècle, où la pression maure et la forma­ tion de l’émirat du Trarza obligea à la déplacer à N’Der, près du lac de Guiers. Cela a toujours été : et l’on a vanté avec beaucoup d’emphase le « Nil des Noirs », qui devait forcément engendrer une nouvelle Egypte. Il n ’en fut rien, et le fleuve n’a même pas joué le rôle de vecteur d’une unité nationale, si ce n’est par son nom et à l’époque contemporaine. Les ethnies s’y succèdent d’aval en amont : Wolofs, Toucouleurs, Sarrakolés, Khassonkés, Mandingues. Des Peuls un peu partout, et des Maures sur la rive droite, celle qui est considérée comme essen­ tiellement mauritanienne : seule une fausse logique occidentale, qui ne coïncide que rarement ici avec les réalités physiques et humaines, a imposé aux Noirs de cette rive une nationalité qui n’est pas pro­ fondément ressentie comme naturelle et souhaitable. De part et d’autre du lit mineur, le terroir est divisé en zones bien définies, dont chacune porte un nom précis, et dont la largeur dépend de l’étalement des crues. D’amont en aval, chaque zone est, après la crue, vouée aux cultures qui se succèdent ainsi sur le diéri, le oualo, le fondé, le falo. Seul le ferlo, trop sec, est généralement abandonné aux pasteurs peuls. Le fleuve lui-même, réduit à son lit mineur au moins sept mois par an, et les mares qui subsistent dans le oualo fournissent l’eau et le poisson. Pêche, cueillette, travaux et récoltes s’étagent ainsi dans l’espace et se répartissent dans le temps (25). On comprend alors que (24) Elisée Reclus, Géographie universelle, Paris, 1887 (t. XII : L’Afrique occidentale », P- 165).

(25) Boutillier, Cantrelle, Causse, Laurent et N ’Doye, La vallée moyenne du Sénégal, Paris, P .U.F,, 1962, j 70 p. 111. et cartes h. t, (calendrier des cultures du mil et du sorgho, P- 67).

LE CADRE PHYSIQUE ET SES INCERTITUDES

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lés groupes ethniques se soient organisés pour contrôler sur une rive toutes les zones successives de production annuelle. Il en est résulté un découpage politique perpendiculaire au fleuve. Aux époques de puissance et de pression démographique maximales, certaines ethnies ont pu déborder sur la rive opposée : cas de l’ancien royaume du WÜ0, des Toucouleurs du Toro et du Lao, des Sarrakolés du Guidimakha, Les plus favorisées de ces communautés organisées sont celles du moyen fleuve sur la rive gauche, de Podor à Dembakané : largeur maximale du lit majeur, longs marigots quasi parallèles au fleuve et doublant presque la capacité du « Val sénégalais », pluies devenant plus abondantes d’ouest en est ; de plus, en saison sèche, les eaux cessent d’être saumâtres en amont de Podor. C’est le cœur du pays toucouleur, le Fouta central et oriental, où les densités rurales atteignent 50 habitants au km2. Les Toucouleurs sont des cultivateurs très laborieux, et deux récoltes par an font que l’on y mange à sa faim à condition de n’être pas trop nombreux. Mais, en dépit d ’une communauté ethnique, linguistique et religieuse fortement ressentie, le peuple toucouleur n’a pas pu dépasser les limites d’une confédération de sept petits États féodaux. Sa volonté de puis­ sance, entretenue par une forte natalité, ne s’est pas traduite par un processus d’unification ou de conquête des régions voisines, mais par dès migrations de caractère religieux, militaire, et aujourd’hui éco­ nomique. Sur les bords du « Nil des Noirs », les almamis toucou­ leurs n’ont pas pu jouer le rôle des pharaons thinites ou des rois capétiens. En aval, de Dagana à la langue de Barbarie, le pseudo-delta qui constituait la majeure partie du royaume du Wâlo a subi la proxi­ mité de l’Océan plus qu’il n ’en a profité. La vaste plaine alluviale, imprégnée de sel par les courants de marée et les infiltrations, est bien peu fertile. Les divagations des bras du fleuve, les modifications incessantes de son embouchure, la barre enfin, qui a coupé court à toute velléité wolof d’aventure maritime mais n’a pas empêché l’intru­ sion des Européens, sont autant de données peu propices à renforcer une entité politique et à lui insuffler une volonté d’expansion. La Gambie A considérer la carte, on peut alors penser que, puisque le Séné­ gal ne saurait jouer un rôle vraiment unificateur, la Gambie l’a recueilli ou aurait pu le faire, comme en témoigne l’expression « Sénégambie ».

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

Mais ce fleuve deux fois plus court que le Sénégal, beaucoup plus rapide, aux rives longtemps réputées très insalubres, n’est vraiment navigable qu’à partir de Yarboutenda, à son entrée dans Factuel État de Gambie, Ajoutons-y les luttes qui ont opposé pendant plusieurs siècles sur ses rives les envahisseurs mandingues aux populations plus anciennes. Encore au X IX e siècle, les textes anglais et français souli­ gnent l’âpreté des guerres entre païens et musulmans, et les pertur­ bations économiques qui en résultent. Joignons à cela la traite négrière, plus active ici que dans le Sénégal, et les rivalités franco-anglaises. Remarquons en outre que la Gambie est à la limite septentrionale de la zone subguinéenne et constitue elle aussi une « marche ». Beau­ coup de villages riverains, considérés comme mandingues, sont d ’ori­ gine dyola (26). La Casamance Au sud de l’estuaire de la Gambie, les populations de riziculteurs dyolas et floups exploitent des îles qu’entoure un lacis de bras de mer peu profonds. La marée basse découvre des vasières où les palé­ tuviers retiennent toute une vie amphibie et constituent un obstacle à l’abri duquel les villages sont restés le plus souvent « indépendants » des voisins. Tout au plus ont-ils formé de minuscules confédérations le long d’un même bras de mer, La Casamance est née, dans les plateaux du Fouladou, de la réu­ nion de plusieurs ruisseaux intermittents en amont de Kolda. A environ 300 km de l’Océan, la rivière devient permanente, sans doute grâce au drainage de la nappe phréatique. A Sédhiou, 140 km en aval, com­ mence l’estuaire ou plutôt la vaste ria, navigable pour les goélettes et les bateaux à vapeur de faible tonnage : la marée se fait déjà sen­ tir. La Casamance débouche dans l’Atlantique par une large ouver­ ture au bord sud de laquelle l’îlot bas et vaseux de Carabane sera un des premiers établissements français. Iles et bancs de sable se dépla­ cent souvent. Les Portugais qui s’y installèrent malgré tout dès le X V e siècle constatèrent assez vite que cette voie, royalement ouverte à qui vient de l’Océan, s’achève en impasse. L’extrême variété des populations noires, maintenues dans l’anar­ chie villageoise par le compartimentage naturel, la pénétration tar­ dive de l’islam, l’hostilité entre Peuls et Mandingues dans la haute Casamance, entre musulmans et animistes en aval, les rivalités nées (26) Dyola : ethnie de Casamance (basse Casamance), qu’il ne faut pas confondre avec

dyula ou « dioulas », commerçants ambulants d ’origine généralement mandingue.

l e c a d r e p h y s iq u e e t s e s

INCERTITUDES

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de la traite négrière : autant de d onnées excluant la possibilité d un État organisé le lon g de ce fleu ve qui n ’en est pas un. _ Sénégal Gam bie, Casamance, trois voies d ’eau apparemment riches de nrom esses et d on t aucune n e présente, à l’analyse, les conditions

recuises pour une organisation hum aine étendue à tout son bassin, encore m oins à l’ensem ble sénégam bien. Pas plus que le relief ou le climat, l ’hydrographie ne propose une base possible d ’unité politique. V oyon s ce q u ’o ffren t les h om m es.

CHAPITRE II

Les populations de Sénégambie

l,JLa mise en place des ethnies Lorsque les Portugais abordent vers 1450 les estuaires africains et commencent à remonter les fleuves, ils rencontrent des populations organisées en « nations » — nous dirions aujourd’hui en ethnies assez distinctes — et, le plus souvent, formant des royaumes, qui sont des États d’importance et d’organisation disparates. Résumant les données des premiers découvreurs, Valentim Fernan­ des nous en fournit la description détaillée (1506-1510). Nous pour­ rons la comparer plus loin avec les renseignements recueillis par les géographes de la première moitié du xix* siècle. Du cap Blanc au cap Roxo, Fernandes nous montre une mosaïque de peuples. Les peuples côtiers D’abord les Maures azénègues. Descendants plus ou moins métis­ sés des Sanhadjas, ils ont atteint la rive nord du Sénégal, qui, nous l’avons dit, fait figure de frontière raciale entre les « basanés tirant sur le blanc, petits et secs », et les gens « complètement noirs et de haute taille » (1). Puis les Wolofs : « Les W olof du royaume de Giloffa occupent la rive méridionale. Seigneur de 8 000 chevaliers, le roi et tous ses nobles et seigneurs de la province de Giloffa sont mahométans et ont des bischerijs (2) blancs



(1) Valentim Fernandes, trad, rit., pp. 6 et 7. (2) Bischerijs ou bicherin : de l’arabe al mubecherin, « le prosélyte »... Nous dirions : missionnaire in mrtifmc a.. ~i — :—

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

qui sont prêtres et prédicateurs de Mahomet et savent lire et écrire. [•••] La plus grande partie de la population est idolâtre. (3) »

#

Valentim Fernandes décrit ensuite les griots, pris par lui pour des juifs par suite d’une confusion de vocabulaire, et montre l’organisa­ tion de la captivité de case (4). Il existe aussi des tribus côtières spé­ cialisées dans la pêche en mer, en pirogue, avec des filets, des lignes et des harpons. On ne peut s’empêcher de songer aux Lébous, cette population wolophone toujours présente sur la côte, du sud de SaintLouis à M’Bour ; la pêche en mer y reste l’activité essentielle des hom­ mes (5). En remontant le fleuve, la nation des « Tucurooes » est une énorme « multitude ». Pour quiconque arrive du bas Sénégal, dunaire, marécageux et pauvre, et à plus forte raison pour les voyageurs trans­ sahariens, le pays toucouleur paraît très peuplé, et l’on a souvent ten­ dance à en exagérer la densité. L’activité de ce peuple frappe les visi­ teurs : agriculture, élevage, artisanat : « Ici pousse le coton et les fem­ mes filent et font des tissus (6). » « Les Séréos et les Barbacijs qu’on rencontre du cap Vert à la rivière de Gambia » sont connus très tôt aussi, grâce aux « riviè­ res » — qui sont des rias — que les caravelles portugaises ont cons­ ciencieusement remontées l’une après l’autre. « L’une s’appelle Joala dans leur langage et le nôtre. [...] La seconde s’appelle rivière des Barbacijs, qui s’élargit à l’intérieur et forme deux bras. Le bras qui va vers le nord s’appelle Broçalo ; l’autre qui va vers le sud s’appelle le Borjoniq. (7) » « Les Barbacijs sont très noirs et suivent la secte de Mahomet (8). »

Si l’on excepte cette dernière remarque, que l’auteur lui-même a contredite par avance en présentant les Séréos et les Barbacijs comme de grands idolâtres (9), nous constatons que les indications fournies (3) Valentim Fernandes, op. cit., pp. 8 et 9. (4) Valentim Fernandes, op. cit., pp. 9 et 10. (5) Valentim Fernandes, op. cit., pp. 9 et 10. (6) Valentim Fernandes, op. cit., p. 21. (7) Valentim Fernandes, op. cit., p. 30. Joala = Joal. Broçalo = pays du roi de Saloum (« bro, bor » - bout, « roi »). Le Borjoniq, identifié au bras sud du Saloum, dont une partie porte le nom de Guionic, est donc aussi un « royaume », une zone indépendante de ses voisines. (8) V. Fernandes, op. cit., p. 29. Confusion due à la présence de marabouts auprès des princes du Sine. (9) V. Fernandes, op. cit., p. 27. Barbacijs - Barbessin = bour Sine = donc sujets de celui-ci. Ce sont des Sérères.

LES POPULATIONS DE SÉNÉGAMBIE

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sur l ’em placem ent des ethnies sont encore tout à fait acceptables pour le m ilieu du XIXe siècle.

Il s’y ajoutera quelques éléments plus modernes, dans la topony­ mie notamment, et des précisions dues principalement aux explora­ tions terrestres du x v i i p siècle et du XIXe siècle commençant. Les ignorances et les erreurs vont diminuant d’une publication à l’autre ; dans l’ensemble, tout confirme les remarquables observations des écri­ vains de la découverte. Nous avons examiné ainsi trois éditions successives d’un ouvrage renommé : la Géographie universelle de Malte-Brun : celles de 1816, de 1843 et de 1862. Dans ces trois volumes, on peut retrouver les ethnies citées par Ca’da Môsto, Duarte Pacheco Pereira, Valentim Fernandes et, pour autant qu’on puisse en juger, leurs implantations ont fort peu changé depuis la fin du XVe siècle. « Toute la population indigène de la Sénégambie se partage en trois

grands groupes d’États, comprenant les trois principales nations : les Ghiolofs ou lolofs ; les Peuls ou Poules ou Foulahs, ou bien encore Félans ; et les Mandings, Mandingo ou Mandingues. Les États Ghio­ lofs [sont] au nombre de cinq. »

Et l’auteur (ici M. d’Avezac) énumère les royaumes de Ouâlo ou Flouai, de Dacar, de Kayor, de Yolof, de Baol et de Syn..., ce qui fait six (10). Ainsi les différentes révolutions qui, à l’intérieur, ont morcelé les ethnies en petits États n’ont pas beaucoup modifié leur situation en quatre siècles ; il en va de même dans les pays voisins de la Gambie. Là dominent les mandingues païens ou musulmans ; là aussi les divi­ sions se sont aggravées. La rivière de Gambra, ou de Gambia, est donnée par les Portugais comme placée entièrement sous l’auto­ rité du Mandi Mansa qui vit, nous dit-on, à 700 lieues dans l’inté­ rieur (11). Au sud du San Pedro (Allahein River des cartes modernes) com­ mence le bassin de la Casamance. Valentim Fernandes y place les Balangas (Balantes), les Falupes (Floups) et les Mandingas, ceux-ci gouvernés par le Casa Mansa. En 1849, le Français E. BertrandBocandé (12), établi en Casamance et Guinée portugaise depuis (10) Malte-Brun, édition de 1843, pp. 610-613. (11) Valentim Fernandes, op. cit., p. 37. Mansa = roi. (12) J. Bertrand-Bocandé, G. Debien, Y.-J. Saint-Martin : « E. Bertrand-Bocandé

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

1835 (13), décrit une situation bien plus complexe, qui aurait dû frap­ per les premiers visiteurs européens si elle avait existé au X V e siècle. Il ne cite pas moins de huit « royaumes » au sud de la Gambie : Cabou, Télébou, Pakao, Brassou, Féridou, Fogni, Combo et Songrougrou, qui, comme ceux de Barra, Badiboo, Woulli, Yani, sont les miettes de l’éclatement de l’Empire mandingue ; et, sur les rives de la Casamance, qu’il connaît comme sa poche, il recense Diolas, Floups, Bagnouns, Papels, Mandjagos, dont les subdivisions sont nom­ breuses : « Rien n ’est plus diversifié que l’état moral et physique de ce coin d’Afrique. Les peuples nombreux rapprochés dans cet espace sont extrê­ mement différents les uns des autres de langage, de coutumes, de cons­ titution politique et aussi de constitution physique et de race. (14) »

On ne retire pas une impression différente des relations concer­ nant les peuples repérés ou rencontrés plus à l’intérieur du continent africain. On les énumère d’ailleurs sans donner trop de détails, et pour cause : à l’exception de ceux du haut Sénégal, accessibles par le fleuve, et tôt reconnus par les lançados portugais (15) partis à la recherche de l’or du Bambouk, les autres ne sont connus que par ouï-dire ; ou bien l’on a vu des captifs appartenant à ces ethnies éloi­ gnées. La connaissance n’a pas encore été acquise sur le terrain ; et les progrès réalisés entre 1500 et 1850 seront, en Afrique de l’Ouest, assez modestes pour qu’on ait l’impression que les découvreurs por­ tugais connaissaient déjà l’essentiel. Ce qui est faux au-delà des limites actuelles du Sénégal, mais vrai en deçà.

Les Mandingues A l’intérieur, les plus souvent cités par les écrivains de la décou­ verte restent cependant les Mandingues, ou Malinkés. Leur avancée dans tout le secteur compris entre le haut Niger et la côte atlantique a connu poussées et accalmies. La fin du XVe siècle et le milieu du X IX e siècle se placent dans le premier cas. Le phénomène a sans doute eu des causes démographiques. Mais des pressions politiques intervien(13) E. Bertrand-Bocandé : « Notes sur la Guinée Portugaise, ou Sénégambie méridio­ nale », Bull. Soc. Géog . , mai et juin 1849, passim. (14) Malte-Brun, édition de 1864 (E. Cortambert), p. 158. (15) Lançados : Aventuriers lancés en enfants perdus bien au-delà des explorations offi­ cielles.

LES POPULATIONS DE SÉN ÉG A M BÏE

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pent également : développement de Phégémonie songhaï au xve siècle, menace des grands empires peuls du Soudan central au XIXe siècle. Les Mandingues éprouvaient aussi un sentiment de supériorité ethni­ que, économique, et parfois religieuse, sur les peuples paléo-nigritiques du littoral. Au XVe siècle, si l’empire du Mali s’effritait et payait tri­ but aux askia (16), il gardait son prestige historique, et cette fierté aurait pu être un ciment pour l’ethnie mandingue, comme une ébau­ che de sentiment national. Mais, développé au moment où sa base politique se rétrécit, il est plus un regret qu’un programme. D’ail­ leurs, un élément essentiel de cohésion va s’estompant ; par suite du déclin du pouvoir central, qui l’avait soutenue comme culte officiel, la religion musulmane est de moins en moins observée. Du temps du mansa Moussa (1312-1327), Ibn Batouta, passant au cœur du pays mandingue, était frappé par sa ferveur et le zèle avec lequel on inculquait le Coran aux enfants (17). Un peu plus tard, le dernier grand empereur du Mali, le mansa Souleiman (1341-1360), faisait édifier près de Kangaba une case votive pour célébrer son retour des lieux saints (1352). Les griots royaux qui s’y réunissaient la trans­ formèrent plus tard en temple fétichiste, n’ayant guère retenu des ori­ gines de la dynastie des Keita que les légendes animistes développées autour du héros fondateur, Soundiata (18). Quant au peuple mandingue, toujours mobile, mais morcelé, sa piété n’avait que rarement survécu à ses villes, ruinées au point que remplacement de la capitale du Mali médiéval reste aujourd’hui incer­ tain. Il était redevenu essentiellement paysan, et sa communion plus étroite avec la nature lui avait rendu nécessaire l’animisme originel. Revenu à ses fétiches (19), il ne les abandonnera progressivement que sous la contrainte de réformateurs guerriers, appartenant généralement à d’autres peuples. C’est El Hadj Omar qui, vers 1840, restituera au culte islamique la case profanée par les idoles. Depuis lors, la domination ethnique des Mandingues s’est affir­ mée en Sénégambie entre environ 13° 20’ et 12° de latitude nord, du Bafing à F Atlantique. Peut-être étaient-ils mieux placés que d’autres peuples pour y organiser une entité politique durable, mais ils se sont v u préférer, p a r les colonisateurs français du XIXe et du XXe siècle, les Wolofs plus anciennement acculturés à partir de Saint-Louis. Aujourd’hui encore, la compétition se poursuit, notamment pour le contrôle de nouvelles zones arachidières en Casamance. Et l’on a pu (16) Askia : titre des empereurs songhaï. (17) Ibn Batouta, Voyages (trad. Deframerey et Sanguinetti), Paris, Leroux, 1922 (t. IV). (18) V. Monteil, L ’islam noir, Éditions du Seuil, Paris, 1964 (p. 64). (19) J.-C. Froelich, Les musulmans d ’Afrique noire, Éditions de FOrante, Paris, 1962 iW

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voir dans la formation et la rupture de l’éphémère fédération du Mali (1959-1960) un épisode moderne de cette volonté d’hégémonie qui n’arrive pas à se concrétiser durablement. La marqueterie ethnique sénégambienne nous est donc attestée dès le X V e siècle ; elle ne s’est modifiée depuis qu’en se compliquant ; le terme même de royaume de Canaga ou de Sénéga ne sera plus usité après la dislocation de l’Empire dyolof, auquel l’appliquaient Ca’da Môsto et ses contemporains. De toute façon, ils ne l’étendaient, on l’a vu, qu’à une fraction du territoire sénégalais actuel. Cette unité que les peuples les plus vigoureux, Wolofs, Toucouleurs, Mandingues, n’ont pu réaliser, d’autres causes que les facteurs ethniques ne pouvaient-elles y mener ? On songe à l’influence des grands empires, aux organisations sociales et économiques durables, aux routes commerciales, à la religion musulmane enfin. Ne pouvaientelles faire, dans ce milieu naturel assez peu compartimenté, ce que l’unanimité chrétienne, l’unité de civilisation agromercantile et la téna­ cité des rois capétiens ont réalisé dans la France médiévale ?

2. Ghana, Mali, Songhaï Les grands empires, d’abord. Sans retracer leur histoire, il s’agit de voir quelles ont été leurs dimensions successives, leurs aires d’influence, et de quel poids ils ont pesé dans les régions proches de l’Atlantique. Ghana On est très mal renseigné sur Ghana, au point qu’on a pu douter de son existence ! Disons simplement que ses coordonnées chronolo­ giques et géographiques restent assez imprécises. Du VIIIe au X Ie siè­ cle au moins, il a constitué un empire puissant qui a frappé d’admi­ ration des chroniqueurs arabes dont l’information restait indirecte. L’existence des villes prospères décrites par Al Fazari, AI Kwarizmi, Ibn Abd al Hawqal dès le IXe siècle, et surtout Al Bacri au X Ie siè­ cle, se confirme à mesure qu’avancent les fouilles de Tegdaoust, dans le Rkhiz. L’identité de ce site avec la ville frontière d’Aoudaghost, principal emporium de Ghana, semble probable, sinon certaine (20). 1?

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Koumbi-Saleh, étudiée depuis 1914 par Bonnel de Mézières, a sans doute été l’opulente Ghana. Archéologues, historiens et traditions sont maintenant à peu près d’accord là-dessus (21). Animiste, puis superficiellement islamisé, cet empire était fondé sur les cultures d’hivernage et sur le commerce transsaharien, où l’or jouait le principal rôle. Mais il semble n ’avoir guère débordé sur la Sénégambie. Mali L’empire du — ou de — Mali est mieux connu. Si nous savons qu’il atteignit le littoral atlantique entre le Sénégal et la Casamance, les premiers navigateurs portugais ne nous entretiennent, à vrai dire, qùe de ses vassaux, qui paraissent bien jouir d’une large autonomie : le Bâti Mansa n’hésite pas à conclure un traité d’amitié et de com­ merce. Souverain féodal, et lui-même tributaire, l’empereur du Mali n’ëxerce plus guère d’autorité ; ses vassaux se battent entre eux. Ainsi les Portugais ne peuvent-ils arriver jusqu’au Casa Mansa : ce « roi » de la Casamance guerroie contre les princes voisins. Songhaï Accélérant dans la première moitié du X V e siècle la décadence du Mali, l’Empire songhaï le refoule sur le haut Niger et, sous le règne de Sonni Ali, atteint une extension considérable. Il lui faut cepen­ dant attendre le règne d’un usurpateur, Vaskia Mohamed (1493-1529) pour arriver jusqu’à l’Atlantique. Il semble bien que les souverains du Dyolof, du Tekrour et de ce qui restait du Mali se soient conten­ tés de lui faire allégeance, et de lui verser quelques tributs souvent remis en question. Les faits d’insubordination n ’étaient qu’épisodi­ quement châtiés, et Vaskia ne se dérangeait pas pour cela, commet­ tant ce soin aux expéditions punitives des peuples plus fidèles, allé­ chés par le butin. La domination songhaï, élément de prospérité dans la boucle du Niger, se traduisait loin de Gao par des flux et des reflux sanglants, générateurs de ruine et d’anarchie (22). Aussi l’écroulement (21) R. Mauny, in H. Deschamps, Histoire générale de l ’Afrique noire, t. I, 2e partie, chap. 2, pp. 187-191. (22) R. Mauny, Tableau géographique de l ’Ouest africain au Moyen Age, I.F .A .N ., fiïifcftr icmi

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définitif de la puissance songhaï a-t-il été précédé de sécessions mar­ ginales, et celles-ci sont précoces dans l’Ouest. On n’est pas sûr que le Dyolof ait jamais payé tribut à Gao. A la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, en tout cas, il se conduit comme un État par­ faitement indépendant, dont le potentiel militaire semble redoutable aux Portugais : 8 000 cavaliers, ce qui paraît exagéré. Le Fouta sénégalais, ou Tekrour, où se mêlent Peuls et Toucouleurs, ces derniers musulmans, les autres surtout païens, est vassal du royaume de Dyara, où les Dyawaras du Sahel sont directement vassaux des Songhaï (23). Les Peuls du Tekrour, sous la direction de Tayenda, cherchent à secouer leur joug. Avec l’aide directe de Gao, les Dyawaras battent et tuent Tayenda en 1512. Son fils Koli Tenguela se réfugie dans le Fouta Dyalon, rétablit ses forces et prend bientôt une éclatante revanche. Il crée au Fouta Toro la dynastie des DeniankoBé, dont les siîatigui régneront jusqu’en 1776. Il étend le domaine des Haal poularen (24) au détriment du Dyolof et des Man­ dingues du Boundou et du Bambouk. Au XVIIe siècle, les Français célébreront la puissance et le faste des Sidatiques peuls (25). Attaqué au sud par les Mossis du Yatenga, mis en échec par les Peuls du Mâsina, menacé même par une brève renaissance de Mali, l’Empire songhaï a aussi beaucoup perdu de son importance écono­ mique : en s’établissant sur la côte de Guinée, les Portugais, de Bis­ sau à La Mina (1482), court-circuitent les routes transsahariennes de l’or et des esclaves. Mais le coup de grâce sera donné en 1591 par les mercenaires marocains du pacha Djouder, favori du sultan, venus par le Sahara : au Soudan occidental, le temps des grandes hégémo­ nies est clos pour au moins deux siècles. Le principal résultat de l’action des askia est négatif, et leur quasi-disparition en 1591 peut être ici comparée à la chute de l’empire romain d’Occident pour l’Europe du Ve siècle. Il n’y a plus de grande puissance ; l’Afrique soudanaise de l’Atlantique au Tchad — où seul le Bornou s’agrandit — s’émiette politiquement, s’appauvrit et, dans bien des secteurs, retourne à l’animisme. Il est significatif qu’au Fouta Toro les Toucouleurs, fiers de leur appartenance ancienne à l’islam, aient (23) Dyara ou Diara : localité du Kingui (Sahel malien), capitale du royaume des Dya­ waras, auquel El Hadj Omar mit fin en 1856. Voir Georges Boyer, Un peuple de l ’Ouest africain, les Dyawara. Contribution à l ’histoire des Songhay, Dakar, 1953, 259 p. (24) Haal poularen : ceux qui parlent poular, langue commune aux Peuls et aux Tou­ couleurs. (25) Siîatigui, ou satigui, déformé en Saltigui, Siriatigui, Sidatique, Cheyratick. Titre de caractère plus guerrier que royal porté par les souverains peuls du Fouta Toro. Sou­ vent accolé à sa traduction arabe d ’émir dans les récits des voyageurs (La Courbe, Lemaire, Brüe...).

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pu supporter jusqu'en 1776 le joug des siîatigui païens. Les grands besoins et les concurrences de la traite négrière attisent les rivalités et multiplient les divisions politiques que les genres de vie ne contri­ buent pas à atténuer sérieusement.

3. Les genres de vie L'économie rurale de subsistance dominait ; elle impliquait cepen­ dant des échanges interethniques, car la plupart des peuples avaient été amenés à choisir entre l'élevage nomade — bovins, ovins, cha­ meaux, ânes — et l’agriculture sédentaire. Seuls les Sérères du Sine et du Saloum pratiquent une économie mixte, faisant des rotations de cultures sur les terres préalablement fumées par leurs bovins. Les riverains du Sénégal, Wolofs et surtout Toucouleurs, bénéficient de deux récoltes annuelles et abandonnent l’arrière-pays, non sans chi­ canes, aux Peuls transhumants. Les Maures, éleveurs, qu’ils soient marabouts ou guerriers, utilisent leurs esclaves ou serfs noirs à la pêche côtière, à la cueillette de la gomme ou aux cultures de décrue. Auprès de chaque ethnie, des groupes d’artisans formant des castes mépri­ sées, mais souvent redoutées pour leurs « pouvoirs magiques » for­ gent, tissent, travaillent le bois ou l’argile à poterie (26). La Casamance et les Rivières du Sud offraient un tableau un peu différent. Les Peuls y étaient moins nombreux ; les populations paléonigriques refoulées par les Mandingues entre les plateaux et le litto­ ral s’étaient adaptées aux terres saumâtres et aux marigots poisson­ neux, les bôions, de cette zone amphibie. Défrichant une partie de la mangrove, respectant en les sacralisant les zones de forêt de pluie, ils cultivaient le riz, engrangé dans les cases à étage de leurs villages fortifiés. Facteur de considération sociale et monnaie d’échange, le riz anime le commerce de leurs pirogues. Armées en guerre, celles-ci sont aussi instruments de rapt et de piraterie. Animistes, Floups, Dic­ tas, Bagnouns, Balantes, un tant soit peu cannibales, ne font pas bon ménage avec les Mandingues islamisés cultivateurs de mil, de maïs et de riz. On retrouvera à peu près le même schéma dans les Riviè­ res du Sud (27). Enfin, divers groupes littoraux se consacrent en grande partie à l’exploitation de la mer. Ce sont principalement les Lébous, dont les (26) P. Pélissier, Les paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Sénégal à la Casa­ mance, Saint-Yrieix, 1966. (27) Bertrand-Bocandé, Notes sur la Guinée méridionale, op. cii., passim.

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villages se répartissent de Saint-Louis à M’Bour. Ceux du Cap-Vert, les plus nombreux et les mieux organisés, expriment leur particula­ risme vis-à-vis des autres Wolofs et se constituent à la fin du X V IIIe siècle en un petit État indépendant (28), opposé à toute reconquête par le dam e! du Kay or. Plus au sud, dans les îles du Saloum, nous avons déjà cité les Sérères niominka. Les uns et les autres, habiles piroguiers, sont pêcheurs, et un peu contrebandiers à partir du moment où des établissements européens organisent un commerce d’objets fabriqués avec les peuples de Sénégambie. Au X IX e siècle, ils seront les principaux intermédiaires du commerce, licite ou clandestin, des armes à feu. Leurs ressources sont tirées de la mer, de l’agriculture et, pour les Lébous, d’un peu d’élevage. L’apport du poisson, frais ou séché, autoconsommé ou commercialisé, leur procure à la fois un régime alimentaire assez équilibré et des échanges fructueux, mais de portée et de volume limités. Les genres de vie, à part de rares exceptions portant sur des échan­ ges restreints de marchandises, sont donc fondés sur une économie de subsistance généralement figée jusqu’à l’introduction du commerce de l’arachide, à partir de 1840. Il en découle une structure sociale qui, avec quelques correctifs locaux, présente partout les mêmes carac­ tères.

4.

L’organisation sociale

C’est une organisation quasi pyramidale, rappelant la féodalité médiévale européenne, sans lui ressembler tout à fait. Au sommet, les souverains ; la monarchie est en effet l’état normal des systèmes politiques africains (29). Il y a cependant des exceptions, à vrai dire plus formelles que profondes. Les aimantés toucouleurs en sont le meil­ leur exemple ; mais, dépourvus de pouvoir pratique, ils dépendent des chefs religieux et militaires des sept pays du Fouta Toro. La préten­ due « République lébou » du Cap-Vert a un roi, dépositaire du pou­ voir charismatique fondé sur la tradition animiste, mais dont le pou­ voir politique est très restreint.

(28) G. Baiandier et P. Mercier, « Les pêcheurs lébou », Études sénégalaises, n° 3, I.F .A .N ., Saint-Louis, 1952. (29) Sénéké Mody Cissoko, « Traits fondamentaux des sociétés du Soudan occidental du xvii' au début du XIX' siècle », Bulletin I.F.A.N., B.T. XX XI, 1-1969 (p. 27).

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Les princes et les nobles La superposition, comme au Sine et au Saloum, de plusieurs vagues d’occupants a créé aussi des enchevêtrements de droits fonciers où il est souvent difficile de démêler les attributions des uns et des autres. Les maîtres de la terre, les lamanes, sont les descendants des pre­ miers défricheurs libres du sol (les socés au Sine). Ils ont pu délé­ guer ou abandonner une partie de leurs droits au profit des Sérères de la seconde vague (vers le X IIe siècle). L’intrusion, au X IV e siècle, de l’aristocratie guerrière des gel wars a rendu la situation foncière encore beaucoup plus complexe, avec les fiefs qu’il a bien fallu leur consentir. On comprend alors que le rôle des griots ne se limite pas à la récapitulation des hauts faits de telle ou telle famille, mais aussi à la connaissance des droits qu’elles ont pu acquérir ; et leur mis­ sion d’intermédiaires matrimoniaux n’est pas purement diplomatique ; dépositaires des archives orales des clans, il leur arrive d’en être en quelque sorte les « notaires » au sens étymologique et pratique du terme. Dans le cas des royaumes wolofs, on trouve d’abord une hiérar­ chie nobiliaire fondée sur la naissance, avec interférence des tradi­ tions patriarcales islamiques, prônées par les marabouts (30), et du matriarcat négro-africain. Le sang paternel anoblit comme le ventre maternel. Au sommet, les « grands », issus de familles royales des deux côtés : ce sont les garmi. Princes du sang, ils se voient confier des provinces, des commandements. Viennent ensuite, descendants de mères royales, les tagne ; puis les descendants de couples nobles, les kangam ; enfin les tare, fils de nobles et de captives, à peine consi­ dérés (31). Les hommes libres Les hommes libres sont eux aussi, en principe, de sang noble. Mais leurs origines ont perdu leur éclat, car ils appartiennent souvent à une vague antérieure d’occupants. Eux aussi se subdivisent en plu­ sieurs catégories. Eux aussi sont des dom i bour (fils de rois) ; mais on les connaît plutôt sous l’appellation de badolo, à laquelle s’atta­ che un mépris condescendant, si bien qu’on pourrait la traduire par « vilain ». Libres, ils n’ont de la liberté que l’inconvénient économi(30) Abdoulaye Bara Diop, « Parenté et famille wolof en milieu rural », Bulletin

LF.A.N., B.T. XXXII, î-1970, pp. 220-221. (31) Sénéké Modv Cissoko. on. cit. . d . 15.

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que de pourvoir à leur subsistance et à celle des aristocrates guer­ riers. Ils ont le droit de posséder des captifs, mais bien des captifs ont eux-mêmes ce droit et sont plus riches et plus puissants qu’eux. Les guerres, quand elles ne les réduisent pas en esclavage, les con­ damnent souvent à la mendicité vagabonde. Il est significatif que Lat Dyor, converti à l’islam et induit par Mabâ à faire preuve d’humi­ lité, ait choisi provisoirement la condition de badolo mendiant plu­ tôt que celle d’esclave : le simple homme libre pouvait être plus démuni et plus pitoyable que le moins bien traité des captifs — sauf chez les Maures. Beaucoup choisissaient alors un statut intermédiaire en entrant dans la clientèle d’un noble puissant. A la longue, ils se confondaient avec ses captifs de case. Sans doute n’y trouvaient-ils pas que des désavantages. Les esclaves L’esclavage constitue l’institution de base de la pyramide. L’exploi­ tation du sol, la garde du troupeau quand il n’est pas confié aux Peuls, les tâches domestiques de la résidence des grands et les opéra­ tions militaires normales reposent sur les différentes catégories de cap­ tifs : captifs de terre, captifs de case, captifs de la Couronne — les tyeddos des royaumes wolofs. Il est difficile de savoir, même approximativement, quelle pou­ vait être la proportion des esclaves par rapport à la population totale ; et cela pour plusieurs raisons, parmi lesquelles l’absence de statisti­ ques n’est pas la principale. En effet, cela varie selon les ethnies, les lieux et les époques. Mungo Park l’estime à 75 % en 1797. Il semble raisonnable de retenir qu’au moins la moitié de la population des pays principalement mandingues et bambaras qu’il a traversés était de con­ dition servile. Se penchant sur l’origine de cette condition chez les gens qu’il a rencontrés, il énumère cinq causes : la capture en temps de guerre non suivie de rachat, la naissance servile, la famine, l’insol­ vabilité, la condamnation à être vendu à la suite d’un délit (32). Le captif de terre est, comme son nom l’indique, employé aux champs. Il peut être revendu. Ce n’est en principe pas le cas du captif de case, qui, né dans la maison de son maître, est certainement moins mal­ heureux. Son statut évolue souvent vers une sorte de clientèle ; mais il n’a pas le droit d’en sortir, sauf par rachat. Dans beaucoup de sociétés esclavagistes, le travail de la terre et les tâches domestiques paraissent une déchéance pour l’homme vrai(32) Mungo Park. Travels, éd. 1960. on. cit.. r». 222

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ment libre. Des esclaves libérés n’auraient-ils pas, de ce fait, réclamé des captifs aux autorités françaises (33) ? Il faut donc se procurer des outils humains prolongés par l’outil manuel, rarement très élaboré ; on aura beau s’extasier sur le caractère fonctionnel de tel ou tel type de daba ou d’iler (34), cela ne vaut pas le plus élémentaire des araires ; pourtant, l’esclave a souvent moins de valeur que l’instru­ ment qu’il manie, parce que plus facile à remplacer. Le captif s’achète et se vend aux colporteurs dyulas, principale­ ment mandingues. Mais la Sénégambie dispose d’assez peu de den­ rées d’échange, et la monnaie n’existe que sous la forme de substi­ tuts encombrants : barres et tiges de fer, anneaux de cuivre, pièces de tissu (les « guinées »), barres de sel, feuilles de tabac en botte pro­ venant d’Amérique, cauris, noix de cola... Dans la première moitié du XIXe siècle, l’interdiction officielle de la traite et la surveillance exercée sur les côtes par les croisières anti-esclavagistes modifient les habitudes commerciales : l’esclave devient difficilement exportable outre-A tlantique (35). Mais les besoins du commerce licite en produits tropicaux, principalement oléagineux, entraînent en Sénégambie le développement de la culture arachidière. Cela maintient une forte demande du marché intérieur en esclaves cultivateurs et porteurs. De leur côté, les Maures sillonnent la rive sud du fleuve en razziant la main-d’œuvre nécessaire à la cueillette de la gomme et à l’extraction du sel : les captifs des Maures sont si mal traités et si mal nourris (36) qu’ils doivent être rapidement renouvelés. Il n’est pas jusqu’au recru­ tement par les Français des soldats des compagnies indigènes qui ne se fasse par achat d’esclaves dont le service militaire de quatorze ans paiera la liberté... s’ils survivent jusqu’à son terme. A l’absence de la charrue s’ajoute la non-utilisation de la roue aussi bien comme moyen de transport que comme instrument de transformation des pro­ duits. Même les norias créées par Richard au jardin d’essai qui porte depuis son nom — Richard-Toll — n’ont pas fait école en dépit des illusions que l’inventeur nourrissait à ce sujet (37). Tout concourt à perpétuer l’esclavage : pilage des céréales, cor(33) A .R .S., K 25. Rapport manuscrit de G. Deherme, p. 183. (34) Daba : houe à manche recourbé, dont l’usage oblige à rester penché sur le sol. Utilisée dans les terrains lourds. lier ; lame métallique mince en forme de croissant, fixée à l’extrémité d’un long man* che. S’emploie dans les sols légers (wolofs surtout). (35) Selon les évaluations du Foreign Office, le Brésil aurait reçu de 1817 à 1843 517 000 esclaves, sur lesquels 800 seulement venaient de Sénégambie. Chiffre cité par H. Deschamps, Histoire de la traite des Noirs, op. cit, p. 203. (36) R. Caillé, Voyage, op. cit., pp. 59, 151, etc. (37) G. Hardy, La mise en valeur du Sénégal de 1817 à 1854, Paris, Larose, 1921

fn 1

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vées d’eau, pour lesquelles les peuples cultivateurs n ’utilisent pas les animaux, qu’ils ne possèdent pas ou qu’ils ne gardent pas chez eux. Les chevaux, chers (38) et fragiles, ne se trouvent guère plus bas que le 14e degré de latitude nord ; on les réserve pour la parade et pour la guerre, et encore : la cavalerie se raréfie. Avec 100 spahis, l’esca­ dron du Sénégal, créé en 1844, se taillera vite la réputation d’une force redoutable ! Les progrès de la mouche tsé-tsé déciment le cheptel bovin jusqu’aux environs du cap Vert ; le nelawane (maladie du som­ meil) est endémique, aujourd’hui encore, de Rufisque à Joal. Au sud du fleuve, les bœufs porteurs des Sarrakolés et des Maures suppor­ tent mal l’humidité de Phiveraage ; pour les chameaux, c’est encore pire. En dehors des régions disposant d’une artère navigable, il n’existe que de sentiers étroits ; la plupart sont impraticables en période d’hivernage et plusieurs semaines après, tant que les marigots n ’ont pas cessé de couler dans les profonds ravins déjà bien malaisés à fran­ chir en saison sèche (39). Seuls peuvent passer les animaux de bât et les piétons. Mage, qui avait emporté une charrette pour son voyage à Ségou, l’abandonna près de Bafoulabé. Elle était destinée à véhi­ culer une chaloupe : les hommes de l’escorte étaient las de les porter à bras l’une et l’autre (40). A l’esclave de terre s’ajoute donc l’esclave porteur ; si le volume des échanges augmente, le nombre des esclaves devra nécessairement s’accroître. Les rapts d’esclaves continuent de plus belle. On les fait, bien sûr, chez le voisin : cela multiplie les petites guerres locales, dont le principal objectif, avoué ou non, est le butin humain. C’est ainsi que se défera la confédération du Khasso, organisée par Faidherbe : son chef, Sambala, mène d’incessantes campagnes esclavagistes con­ tre ses alliés et vassaux officiels (41). Motif de ruines et de vendet­ tas, la persistance de l’esclavage intérieur est un facteur de division et un frein à tout progrès. Les puissances européennes ont pu inter­ dire la traite atlantique : le seul avantage en est sans doute que, dans cette partie bien surveillée du continent, la grande majorité des cap­ tifs faits au Soudan occidental reste en Afrique.

(38) A .R .S., 2 B 73, folio 17. En 1874, à Ségou, un beau cheval valait 10 captifs, ou de 300 000 à 500 000 cauris. C’était déjà sa valeur au xv* siècle selon Ca’da Môsto : un cheval harnaché s’échangeait au Dyolof contre 9 à 14 Nègres (Walckenaer, op. cit., p. 339). (39) A .R .S., IG 32, pièces 1 et 2. Correspondance de Mage, 1860 : description des pis­ tes du haut Sénégal de Médine à Gouïna. (40) E. Mage, Voyage dans le Soudan occidental, Paris, Hachette, 1868 (p. 85) (rééd. Karthala, 1980).

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Les castes spécialisées Il reste à évoquer le sort des gens de caste, artisans, griots, musiciens — pêcheurs et piroguiers du fleuve peuvent s’y rattacher. Ils accomplissent de père en fils (de mère en fille pour les potiè­ res) les travaux de fabrication d’objets et d’outils ; forgerons-bijoutiers, tisserands, menuisiers, potières, ils vivent de leur travail ; les pêcheurs commercialisent leur poisson, mais doivent en général mettre gratui­ tement leurs pirogues au service des chefs. L’absence de véritable éco­ nomie monétaire, les redevances payées aux nobles et aux marabouts, l’endogamie forcée, le métier héréditaire et le dédain qui s’attache à leur origine ne sont pas les seuls obstacles à ce qu’à la longue ils constituent une petite bourgeoisie, à l’instar de ce qui s’est passé dans F Occident médiéval ou dans le monde arabe. Ils sont souvent exclus de la connaissance islamique ; on les redoute, surtout les forgerons, hommes du feu en liaison supposée avec les génies infernaux ; on les méprise et on les tient à l’écart, mais on les garde en tutelle. Le carac­ tère rudimentaire de leurs instruments et la routine de leurs techni­ ques ne le u r permettent pas d’accumuler des réserves échangeables suffisantes pour une progression économique et sociale que le mor­ cellement politique freinerait de toute façon. Seul ou presque, El Hadj Omar comprendra l’importance de l’artisan technicien et donnera des responsabilités à des hommes de caste, formés à la fois par leurs pères et par l’apprentissage de certaines méthodes européennes. Un Samba N’Diaye, par exemple, a su jouer un rôle durable, et pas seulement sur le plan de son métier de charpentier-maçon (42). Enfermés dans une société traditionaliste où le paysan libre ou esclave était perpé­ tuellement courbé sur sa te rre et restait fidèle à ses fétiches, tandis que les pieux musulmans attachaient peu de prix au progrès autre que spirituel, les artisans n’ont pas pu, malgré leur répartition à tra­ vers tout le pays et leur sentiment d’une certaine solidarité, dévelop­ per une conscience de classe et constituer l ’élém en t positif d’une dia­ lectique de progrès. Les griots, qu’aujourd’hui encore on inhume parfois à part des autres villageois (43), ont pu former dans certaines circonstances des sortes de guildes : ainsi pour les griots royaux des Keita. Mais, archives (42) Voir à ce sujet les témoignages de Mohamadou Aliou Tyam in L a v ie d ’El Hadj Omar, traduite du poular et annotée par H. Gaden, Paris, Institut d ’ethnologie, 1935 ; d’E. Mage (op. cit.) ; de P . Soieiilet et G. Grenier, Voyage à Ségou, 1878-J879, Paris, Challamel, 1887. (43) Les gouvernements et les dirigeants islamiques modernes ont beaucoup de mai à proscrire la pratique qui consiste à déposer la dépouille mortelle des griots dans le tronc d e s h a r v h a h s é l n io n é s d e s v il la g e s .

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vivantes des familles princières dont ils magnifient les hauts faits et voilent les échecs, ils ont surtout contribué à en perpétuer les com­ plexes de supériorité, les mépris, les haines, les vendettas. Leur sen­ timent national, quand il existe, s’attache aux dynasties du passé plus qu’au présent ; et, de leurs traditions jalousement conservées, ils n’ont pas su faire un tremplin pour l’avenir. Bien que de condition servile, on peut assimiler aux gens de caste les guerriers professionnels, les tyeddos. On a déjà vu un ordre mili­ taire réussir à imposer un ordre étendu : ainsi des tion dion du Fouta Toro, et plus encore des guerriers songhaïs. Au X IX e siècle, l’Afri­ que bantou offrait l’exemple de Chaka et de ses Zoulous. La vérité oblige à dire que les guerriers wolofs ou sérères faisaient surtout figure de soudards peu efficaces, dont la fidélité était proportionnelle aux pillages possibles et permis par leurs princes, et aux quantités d’alcool disponibles. Plus redoutés peut-être de ceux-là même qu’ils auraient dû protéger que de leurs propres ennemis, ils étaient responsables, au Kayor, de la quasi-sécession du N’Diambour. Dans cette province septentrionale confinant au Wâlo, un certain nombre de badolo avaient cherché refuge dans les villages de culture organisés par des marabouts musulmans portant le titre de sérigne. Ces villages se défen­ daient efficacement contre les tyeddos ; de 1856 à 1858, le N’Diam­ bour ira jusqu’à se soulever contre le damel ; la rébellion, mal sou­ tenue par Faidherbe, qui avait El Hadj Omar sur les bras, échouera. Ainsi les exactions des tyeddos donnaient-elles prétexte à des inter­ ventions françaises, en aggravant les contradictions internes des États et en troublant le commerce. Dans ce monde d’insécurité qu’était devenu, depuis la chute de l’empire mandingue, le Soudan occiden­ tal (44), les castes militaires attisaient les divisions politiques en pre­ nant parti dans les querelles de succession ; et leurs interventions, se traduisant toujours par de nouveaux rapts et des ruines, renforçaient les contraintes sociales et l’impuissance économique. Le code d’hon­ neur des tyeddos, parfois comparé à celui des chevaliers du Moyen Age, se préoccupait beaucoup moins de protéger la veuve que de réduire les orphelins en esclavage. C’est l’honneur de certains prédi­ cateurs musulmans d’avoir tenté d’y mettre un frein : Mabâ Dyakou, par exemple, s’y employa, sans grand succès, entre 1860 et 1867. Cette situation de crise (45) n ’est pas particulière à la Sénégambie, mais elle peut être ici plus difficile à surmonter que dans le reste du Soudan, car le pays se trouve à l’écart des grands axes de circu­ lation de l’Afrique de l’Ouest. (44) Sénéké Mody Cissoko, op. cit . , p. 17.

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5. Les voies naturelles de communication et les échanges Le Sénégal ne saurait être comparé au Niger, qui a vu se consti­ tuer de grands empires le long d’une route fluviale active. Les pistes transsahariennes qui aboutissent à ses rives sont secondaires ; même le commerce de la gomme, qui va décliner après 1850, ne se fait pas entièrement par le fleuve ; une partie de la cueillette s’écoule, au nord de Nouakchott, vers la rade foraine de Portendik, dont le trafic est monopole britannique jusqu’en 1857. En se rétablissant à Saint-Louis en 1816, en prenant possession de Dagana et en construisant Bakel (1818), les Français ont exprimé leur intention d’être les maîtres du fleuve. Ils ne le sont d’ailleurs que de ses eaux ; depuis 1819, ils les font patrouiller par des vapeurs armés ; et encore ne peuvent-ils le faire toute l’année que jusqu’à Podor, et quatre mois seulement jusqu’au Félou. Tant bien que mal, ils contrôlent quand même le trafic. En quoi consiste-t-il, en dehors de la gomme traitée aux escales ? Il n ’y a pratiquement plus d’escla­ ves qui transitent par le bas fleuve pour être vendus aux négriers euro­ péens. En dehors des gommes traitées à des escales fixes, un peu d’or, de moins en moins d’ivoire — l’ïle à Morphil (46) ne mérite plus guère son nom — et de quelques centaines de boisseaux d’arachide du haut pays après 1840, l’essentiel des marchandises est fourni par le mil acheté en pays toucouleur pour le ravitaillement de Saint-Louis. C’est tout au plus un commerce régional. Les berges du fleuve ne sont pas placées sous une autorité unique : Maures trarzas, braknas, ida ou aïch, Sarrakolés, Bambaras sur la rive droite, Woîofs du Wâîo, Toucouleurs répartis en sept provinces dont chacune veille jalouse­ ment sur ses droits et ses taxes, Sarrakolés du Goye et du Gadiaga, Khassonkés de Médine et au-delà sur la rive gauche. Les Français jouent de leurs rivalités et de leurs convoitises, à propos des fameu­ ses coutumes, droits de passage et de commerce dont l’assiette est perpétuellement remise en question. Le fleuve est comme divisé en tronçons fiscaux de régimes différents. Ainsi, le morcellement des eth­ nies, en multipliant les petits calculs et les intérêts médiocres, aggrave l’insuffisance commerciale du fleuve et risque de permettre à un pou­ voir extérieur d’y accomplir l’œuvre unificatrice que les riverains ne peuvent plus réaliser. Les grandes voies de la circulation terrestre soudanaise laissent aussi, plus que par le passé, la Sénégambie à l’écart. Après le déclin de l’Empire mandingue, l’émiettement en toutes petites unités politi146) Morohil (ou morfil) : ivoire de traite.

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ques de la région comprise entre la haute Gambie et le Niger, les guerres incessantes menées entre dynasties bambaras rivales, les incur­ sions des Maures et des Peuls, ont considérablement stérilisé les pis­ tes commerciales menant à P estuaire gambien. Sur celui-ci, d’ailleurs, l’interdiction de la traite négrière a provoqué une crise que le com­ merce licite de l’arachide tardera à pallier. Les rivalités franco-anglaises sont vives. Une bonne partie du trafic est maintenant détournée par les estuaires guinéens (rio Cassini, rio Pongo, rio Nunez, Mellacorée...), où aucune autorité européenne fixe ne s’exerce encore ; la traite négrière clandestine, qui y reste active, entraîne, les esclaves étant aussi porteurs, tout un mouvement de marchandises. Par les cols du Fouta Dyalon, il se relie aux actives cités du Soudan intérieur, relais de com­ merce transafricain du golfe de Guinée au Maghreb : Djenné, Kano, Sokoto. Là, il y a des villes. En dehors des modestes cités européen­ nes de Saint-Louis, Gorée et Bathurst, la Sénégambie, court-circuitée, n’en a plus. Enfin, les moyens de transport terrestre : chameaux, ânes, bœufs porteurs, chevaux de guerre, sont en la possession de peuples : Ovu­ las dans le Sud, Peuls et Toucouleurs dans le Centre, Maures dans le Nord — où l’islam est généralement répandu. On doit alors se demander si la religion musulmane ne peut pas fournir ce ferment de cohésion qui manque aux sociétés civiles.

CHAPITRE III

Les religions et le rôle de l’islam avant 1850

1. Les lenteurs de la pénétration musulmane Les forces spirituelles en présence Dans un article récent, un distingué arabisant sénégalais écrivait ces lignes, qui suggèrent maintes réflexions : « L’histoire du Sénégal commence sans doute avec l’existence du royaume de Tekrûr, dont le premier souverain est Waar Diaabé, mort en 1040 (après J.-C.). C ’est à partir de là que les événements pren­ nent leur cours, que l’homme sénégalais se définit progressivement tout au long des siècles sans jamais se séparer de l’islam, dont on peut dire qu’il est aussi une religion traditionnelle pour ce pays. Par la suite, l’histoire de l’islam au Sénégal se confond avec celle du Sénégal lui-même. (1) »

Comme tout serait simple si le schéma qu’inspirent à l’auteur sa foi musulmane et son attachement profond à la culture arabe se véri­ fiait entièrement, et pouvait ainsi fournir un fil directeur à une his­ toire qui ne sera celle du Sénégal qu’à l’époque contemporaine ! Aussi bien le passage continue-t-il ainsi : « Tout au long de ces dix siècles, l’islam doit affronter sur le plan politique deux autres courants : le courant traditionnel et le courant colonisateur ; les trois conflueront vers la fin du siècle dernier pour aboutir dans les esprits et les faits au triomphe de la religion de Maho­ met avec un Sénégal dont le pourcentage de musulmans est aujourd’hui évalué à 90 % de la population (2). » (1) Araar Samb, « L’Islam et l’histoire du Sénégal », B J.F.A .N ., B. XXXIII, p. 463. (2) Amar Samb, op. cit . , pp. 463 et 464.

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Le propos se complique et s’éclaire à la fois : l’islam, « présent d ’un bout à l’autre de l’histoire (3) » de l’extrême Ouest africain, en Qst par excellence le fédérateur. A tout le moins cette idée justifie'11e notre intention de rechercher si la religion musulmane a pu jouer einement, avant 1850, ce rôle de catalyseur social et politique, et a quel résultat elle était parvenue avant que s’ébauche la colonie du Sénégal sous l’autorité française. Toute question de foi mise à part, on conviendra que les grandes religions révélées condensent et subliment les cultes particuliers des forces naturelles et surnaturelles, en la personne et la volonté d’un Être suprême omnipotent et omniscient. Les forces ainsi subordon­ nées, plus ou moins travesties en anges, démons, génies, et même saints, ne sont plus que des agents directs de la divinité, et n’exis­ tent que par elle. Quant à l’être humain, il est nommément et per­ sonnellement distingué, responsable et récompensé selon ses mérites individuels. L’animisme, au contraire, place généralement l’Être suprême si haut et si loin de la nature et des hommes que ceux-ci s’adressent aux indispensables intermédiaires, soit pour obtenir leur protection, soit pour éviter leur colère : « Les Sérères, nous dit le père Gravrand, n ’ont, comme tous les Négro-Africains, qu’une religion, le monothéisme. Animisme et féti­ chisme ne sont pas des religions, ce sont des dégradations du senti­ ment religieux primitif, qui se ramenait au culte de l’Être su­ prême. (4) »

Il semblerait que la tâche des prédicateurs musulmans soit sim­ plifiée par ce monothéisme primordial. Une fois touchée par l’islam, une région d’Afrique noire devrait rapidement s’y convertir, quitte à conserver dans une zone magique tolérée ou clandestine la vénéra­ tion des génies intercesseurs et la crainte révérencielle des forces hos­ tiles. Or ces processus d’assimilation ont été très lents en Sénégambie, malgré la présence précoce de populations musulmanes. Celles-ci sont attestées dès le X Ie siècle après J.-C. El Bekri nous les signale dans sa Description de 1’Afrique septentrionale (1067) : « Le pays offre une suite ininterrompue de lieux habités jusqu’à l’Océan. Vers le sud-ouest se trouve la ville de Tekrour, située sur le Nil et habitée par des Nègres qui naguère étaient païens et adoraient les idoles. Ouardjabi, fils de Rabîs, qui devint leur souverain, embrassa3 (3) Note de M. Samb (p. 462) : « Il faut préciser qu’il s’agit de l’histoire au sens res-

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l’islamisme ; il mourut en 432 de l ’hégire (1040-1041 de l’ère chré­ tienne). Aujourd’hui, les habitants de Tekrour professent l’islamisme. De Tekrour on se rend à Silla, ville bâtie comme la précédente sur les bords du Nil. Ses habitants sont de la religion musulmane, à laquelle ils se laissèrent convertir par Ouardjabi, que Dieu lui fasse miséricorde. (5) »

Par la suite, le terme de Tekrour désignera toutes les régions isla­ misées du Soudan, du Bornou au Fouta Toro ; mais il semble bien ici, étant donné le caractère précis de la position géographique, qu’il faille l’identifier au cours moyen du Sénégal (le « Nil des Noirs ») ; la ville et le royaume de Silla, plus à l’est, devant correspondre à la région du Gadiaga, où dominent les Sarrakolés. Le fleuve s’y rétré­ cit, ce qui expliquerait cette indication d’une ville bâtie sur les deux rives, qu’on n’a pas pu de nos jours situer exactement. Les Sarrako­ lés de cette région se convertirent aussi, peu après les Toucouleurs. Ceux-ci tirent une grande fierté de leur antériorité dans l’islam, sans pour autant qu’il soit possible d ’identifier les partisans d’Ouardjabi aux ancêtres directs des Foutankés (6). Antérieure à la prédication des Almoravides (7), dont Lebbi, fils d’Ouardjabi, fut un allié efficace, l’islamisation des Noirs riverains du Sénégal résistera aux vicissitu­ des politiques. Ici, la religion musulmane a certainement été le fer­ ment d’union de ce qui va devenir progressivement le peuple toucouleur. Ce dernier se distinguera des ethnies voisines par sa foi, d’où il tire le sentiment d’une supériorité qui ne se veut pas seulement spi­ rituelle. Mais, dès le X IIIe siècle, les captifs (païens) de la couronne man­ dingue vont dominer le pays. Ces tion dion, qui ont laissé un mau­ vais souvenir, inaugurent une ère d’effacement pour l’islam toucouleur. Celui-ci devra en effet supporter pendant cinq siècles l’autorité de souverains en majorité païens. Le pouvoir des tion dion se dis­ soudra en quelques principautés peules au X V e siècle ; parmi cellesci, le Toro (capitale Guédé) prendra une certaine notoriété. Elle lui vaudra désormais d’être considéré comme le noyau du pays des Haal (5) E3 Bekri, Description de l ’Afrique septentrionale (traduction De Slane), réédition 1965, Paris, A. Maisonneuve (p. 324). (6) Foutanké (originaire du Fouta, pays poulophone) a pris le sens plus précis de Toucouleur installé sur les bords du Sénégal moyen, ou en provenant directement. (7) Les Almoravides — de l ’arabe al rabtîn, « ceux qui habitent dans un ribât », cou­ vent militaire fortifié — sont des Berbères sahariens du groupe sanhadja, et de la tribu des Lemtouna, convertis au xi« siècle à l ’islam malékite, dont ils ont conservé plutôt la rigueur que l’orthodoxie. Ils y ont peu à peu introduit en effet des rites et cultes inspirés de l ’animisme berbère (fontaines, arbres sacrés, saints, baraka). En cela, ils préparèrent ■ ; ------:— à Pintégration syncrétique des Noirs.

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sédentaires, ce que l’on désignera jusqu’à nos jours comme le Fouta Tor g, le pays des Toucouleurs. Il y a eu très certainement un flux isla m iq u e au XVIIe siècle. Il est à mettre au crédit des marabouts maures et m aghréb ins, dont divers documents montrent l’influence, inquiétante pour les missionnaires chrétiens, dès la fin du X V Ie siècle (8). Il est fort possible que, s’y associant, des marabouts poulophones — perds ou toucouleurs — aient alors favorisé une extension du pouvoir d es Saltigui, en profitant de l’éclatement du Dyolof. Boubacar Barry (9) a fort bien montré la genèse de cette poussée des tribus maraboutiques maures d’origine berbère, et leurs différends avec les tribus hassanes d’origine arabe. La traite des gommes et des esclaves attisait leurs discordes. Celles-ci n’ont pas tardé à déborder au sud du fleuve Sénégal sur les États woiofs et le Fouta Toro. Entre 1600 et 1613, les musulmans revenus à l’orthodoxie ou fraîchement convertis, les toubenan, sont nombreux et agissants. Mais l’opposi­ tion s’organise, et c’est la guerre des marabouts (1673-1677), où les souverains traditionalistes : brak du Wâlo, b o m b a Dyolof, damel du Kayor et même saltigui du Fouta Toro en viennent à s’unir pour chas­ ser les prédicateurs musulmans. Non seulement ces derniers portent atteinte à l’autorité des souverains, mais ils prétendent condamner la vente des esclaves aux infidèles. Perturbateurs d’un fructueux trafic, ils ont aussi contre eux les dirigeants des comptoirs européens. Celui de Saint-Louis, M. de Muchins, va jusqu’à intervenir directement en 1674 (10), car il les soupçonne de vouloir monopoliser la gomme. Tous ces intérêts coalisés eurent raison de cette renaissance musul­ mane, à vrai dire fragmentaire et peu organisée. Elle paraît bien avoir été fondée, en Sénégambie, sur un islam de Cour et ne pas avoir atteint une profondeur populaire susceptible de la maintenir si les prin­ ces l’abandonnaient. Ce fut le reflux, auquel n’échappa pas le Fouta Toro, ce qui laisse penser que les musulmans, même avec l’appui des Maures, n’y étaient pas si nombreux et ne détenaient pas les leviers de commande. Ces événements furent donc suivis d’une violente réac­ tion anti-islamique. Ceux des marabouts qui ne purent s’enfuir furent massacrés ou vendus aux négriers français. La religion musulmane est donc, au Fouta Toro, région où elle a le plus d’adeptes, perpétuellement controversée et souvent persécu­ tée jusqu’à la révolution toroBé de 1776. Il est difficile d’admettre p o u la r e n

(8) G. Thilmans et N. I. de Moraes, op. cit . , p. 48, n. 153. (9) Boubacar Barry, Le royaume du Waalo. Le Sénégal avant la conquête, Paris, Mas­ pero, 1972 (pp. 133 et 159) (rééd. Karthala, 1985).

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que celle-ci, où les pieux Toucouleurs, derrière Suleyman Bal, puis Abdul Kader Torodo, battirent le saltigui Sula Babu, le tuèrent, et chassèrent les DeniankoBé, fut simplement provoquée par un certain laxisme des souverains peuls. Il est encore plus contraire à la vérité historique d’accepter l’idée que « toutes les dynasties qui y ont régné, depuis les Peuls diawoBé de 934 à 1534, jusqu’aux almamis de 1776 à 1881, en passant par les saltigui de 1534 à 1776, ont fait de l’islam une religion d’État et de leur pays un État théocratique (11) ». Ce qui est plus important, semble-t-il, c’est la présence, attestée par tous les voyageurs, par les traditions historiques et par les Archives du Sénégal (12), de marabouts-secrétaires et faiseurs d’amulettes auprès des souverains des dynasties sénégambiennes (13). Chargés des rela­ tions extérieures, possédant l’écriture arabe et des connaissances en droit et jurisprudence coraniques, ils ont parfois élargi leur rôle à celui de convertisseurs. Mais ils étaient jalousés des captifs de la Cou­ ronne, les tyeddos, qui craignaient les contraintes d’une morale plus exigeante et d’une sobriété contrôlée. Souvent, l’entourage du souve­ rain, peu soucieux de les voir prendre une trop forte influence, s’arran­ geait pour se débarrasser des marabouts gênants. Malgré ces vicissitudes, ils ont pu, collectivement, jouer un rôle d’acculturation islamique et créer un sentiment de solidarité musul­ mane auprès des adeptes des différentes régions. Composant avec les rois, ils ont lentement fait, de l’islam qu’ils propageaient tant bien que mal, un syncrétisme des croyances orthodoxes et des traditions animistes les plus conciliables avec le Coran. Us ont ainsi préparé l’islam sénégalais actuel, auquel 90 % de la population se rallie. Mais les rivalités entre souverains, les querelles dynastiques, les résistances des tyeddos et des grands dignitaires et les intrigues des dirigeants européens de la colonie ne leur ont pas permis d’être, au nom de la religion, les fédérateurs attendus. Il serait même possible de démon­ trer que, dans certaines circonstances, ils ont affaibli la capacité de résistance des royaumes traditionnels : le cas des sérignes du N’Diambour a déjà été évoqué à ce sujet.

(11) Araar Samb, op. cit. , p. 467. (12) Celles-ci conservent de nombreuses lettres en arabe — ou en poular avec caractè­ res arabes — écrites par ces marabouts pour le compte des souverains. /i->\ A----- ™ r-U n

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2. La situation religieuse vers 1850 La persistance du paganisme De la Petite Côte à la Casamance, le sud de la Sénégambie reste à cette époque en grande majorité animiste, et l’est encore demeuré longtemps après. La situation dans cette région n’avait guère évolué depuis les voyages de découverte des Portugais au X V e siècle. Les populations animistes restaient toujours en contact, souvent hostile, avec les Wolofs dans le Nord, les Peuls et les Mandingues dans l’Est. Les Sérères, divisés en deux groupes principaux (Sérères nonesndiéghem et Sérères sine-saloum) se sont, nous dira plus tard PinetLaprade, fort peu laissé entraîner vers l’islam. Les Sérères nones sont les moins touchés par la prédication musulmane des marabouts venus du Dyolof ou du Fouta, les Sérères sine le sont davantage, mais beau­ coup moins, par exemple, que les habitants du Baol voisin (14). La présence de marabouts-secrétaires auprès du mad Sine, à sa résidence de Diakhao, n’a pas abouti à la conversion du mad (ou hour Sine) Ama Diouf Faye (1825-1853), mais à l’intégration du pro­ phète Mohamed dans le lot de ses génies protecteûrs. Il est tout prêt aussi à y admettre Issa (Jésus), la Vierge et les saints dont les mis­ sionnaires spiritains établis à Joal en 1849 possèdent les images dans leur chapelle. Il demande d’ailleurs aux pères Gallais et Arragon de venir s’installer à sa cour pour devenir ses « marabouts blancs (15) ». Par la suite, il se montrera beaucoup moins conciliant, craignant que l’installation des missionnaires n’entraîne l’implantation de garnisons françaises. A plusieurs reprises, les pères durent demander hâtivement une protection militaire à Gorée (16). Il est vraisemblable que l’influence des marabouts musulmans auprès du souverain sérère avait joué contre ceux qui n’avaient pas voulu devenir ses secrétaires, four­ nisseurs de nouvelles amulettes î Au Saloum, où le bour Saîoum réside à Kahone, d ’assez nom­ breux Wolofs, des Peuls, des Toucouleurs et des Mandingues bigar­ rent une population en partie musulmane. Le bour et ses gelwars res­ tent cependant très attachés aux traditions animistes, pratiquent la polygamie étendue et abusent des boissons alcoolisées. (14) Papiers Ballot, n° 19, Pinet-Laprade, « Notice sur les Sérères », manuscrit origi­ nal signé, 43 p. 1 carte. (15) M . A. Klein, Imperialism in Senegal. Sine-Saloum, 1847-1914, Stanford University Press, California, 1958, 285 p. in-8 ° (pp. 49-51). (16) R.P. M. Briauli, La reprise des missions d ’A frique au x ix e siècle, Paris, Imprimerie

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Enfin, certains habitants de Joal ont conservé, depuis les prédi­ cations portugaises du X V e et du X V Ie siècle, une vague teinture de chrétienté, érigent des croix sur leurs cases et portent des prénoms chrétiens. Signes extérieurs qui, avec la consommation immodérée de l’alcool et l’élevage des porcs, semblent leur tenir lieu de dogme et de profession de foi. On retrouvera le même phénomène chez les « Portugais » de basse Casamance, dont Hecquard nous dit qu’ils n’ont plus de clergé sur place (17). Il est peu nécessaire de s’étendre sur la situation religieuse en Casa­ mance. L’animisme, avec un culte particulier pour chaque village, ou presque, y règne pratiquement sans partage jusqu’aux abords de Sédhiou. La haute Casamance est plus divisée : l’influence des almamis peuls du Fouta Dyalon s’y fait sentir. La région est très agitée. Entre Casamance, Gambie et Falémé, c’est la même situation : poussée des Peuls, qui, du Fouladou au Bademba, refoulent les animistes bassaris et tendankés ; actions plus limitées des prédicateurs toucouleurs, mandingues ou sarrakolés dans la zone de la haute Falémé, où sub­ sistent des noyaux durs de fétichistes. Mais l’animisme ne se maintient pas que dans les régions préfo­ restières du Sud. Il reste encore très vivace au cœur de la Sénégambie, dans les pays wolofs, malgré la présence de marabouts dans toutes les cours princières, et les villages de culture organisés par les sérignes. En 1849, le bomba Dyolof, aux prises avec des rebelles musul­ mans, fait demander au gouverneur du Sénégal « des fusils, de la poudre, des balles, [...] du vin muscat et des liqueurs (18) ». Les darnels du Kayor, les teignes (teeny) du Baol, sont eux aussi attachés aux vieilles coutumes et aux facilités qu’elles autorisent. L’isla­ misation des Wolofs du Kayor, comme l’a fort bien démontré V. Monteil, est loin d’être achevée. Il en va de même de ceux du Wâlo ; Dagana, par exemple, est divisée en deux villages, le Dagana des musulmans, qui fait acte d’allégeance spirituelle à Falmami du Fouta, et le Dagana des tyeddos, administré par un gouverneur (kangam) nommé par le brak. Selon la chronique d’Amadou Wade, les choses restèrent en cet état de 1790 à l’arrivée de Faidherbe (1854) (19). Les Lébous, dont les villages, une vingtaine environ, se répartis­ sent sur la côte, de la baie de Yof au cap Rouge, avec comme point central N’Dakarou (Dakar), sont d’origines ethniques variées, et wolo(17) H. Hecquard, Voyage sur la côte et dans l ’intérieur de l ’Afrique occidentale, Paris, De Bénard et C!e, 1853, 410 pages. Cartes (p. 110). (18) A .R .S ., 13 G 253, pièces 17 et 18. (19) Amadou Wade, « Chronique du Wâlo sénégalais (1186-1855) », traduite du wolof par Bassirou Cissé, publiée et commentée par V. Monteil, in Esquisses sénégalaises, I.F.A.N., FinVar 1066, 747. n. fnn. 63-641.

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phones plus que wolofs. Leur vie de pêcheurs piroguiers a développé chez eux un particularisme favorisé par leur situation péninsulaire, et une spiritualité liée aux forces de l’Océan. Vers 1850, l’animisme et l’islam s’y combinent en un syncrétisme fort imprégné du culte des génies, des arbres et des poissons fétiches, avec des cérémonies magi­ ques dans les enclos sacrés. Les femmes sont — encore aujourd’hui — les gardiennes et les prêtresses de ces traditions. Les pères de la Congrégation du Saint-Esprit, qui savaient bien qu’en milieu musulman orthodoxe leurs chances d’évangélisation étaient nulles, ne s’y sont pas trompés et ont installé leur première mission sénégambienne à Dakar en 1845. Ils n’eurent pas grand mal à écarter quelques objections dictées au « roi » de Dakar par son marabout musulman, et entretinrent vite d’excellents rapports avec les Lébous (20). Trois ans plus tard, ils pouvaient fournir un bilan honorable de baptêmes et de communions, qu’ils n’eussent pas obtenu d’un pays profondément islamisé (21).

Les progrès de l ’islam en Sénégambie : le rôle de la Qadriya Est-ce à dire qu’il n’y avait rien de changé depuis que la guerre des marabouts avait stoppé l’élan islamique ? Au contraire, de très importantes transformations avaient eu lieu ; elles avaient eu pour point de départ, en Sénégambie, la révolution torodo du Fouta Toro (1776), elle-même précédée de l’islamisation du Fouta Dyalon par les Peuls, dans la première moitié du XVIIIe siècle. Au Fouta Dyalon, à partir de 1725, les Peuls installés là depuis le XVe siècle, lettrés, actifs, pieux, et dotés de qualités guerrières par leur genre de vie nomade, en eurent assez d’être les bergers subalter­ nes de roitelets animistes. Ils secouèrent leur joug et devinrent les maî­ tres des Dyalonkés, réduits à l’esclavage ou au servage. Vers 1750, sous la rude poigne d’Alfa Bâ Karamoko, une fédération de neuf provinces s’organisait, dominée par une puissante oligarchie musul­ mane. A leur exemple, les musulmans du Fouta Toro, à partir de 1776, secouaient le joug des païens et donnaient, en Sénégambie, le signal d’une nouvelle expansion islamique, En deux siècles (1776-1980), elle devait aboutir à un triomphe presque total.

(20) J. Charpy (documents recueillis et publiés par), La fondation de Dakar, Paris, Larose, 1958, 596 p. (n° 16, p. 36 : Lettre du P. Arragon au P.. Libermann, 27 septembre 1845). a

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Ce souffle nouveau de l’islam noir, c’est aux confréries musul­ manes qu’il faut l’attribuer, et cela le rattache — tout en le singularisant — au grand mouvement de rénovation musulmane qui avait commencé au Moyen-Orient et gagnait l’Afrique de l’Est, l’Égypte et le Soudan nilotique avant d’atteindre le Soudan occiden­ tal. Cet ensemble d’événements aussi importants pour toute cette région du globe que la conquête coloniale et le partage impérialiste avait été préparé par la propagation, en Afrique de l’Ouest, de la confré­ rie Qadriya. Prédicateurs maghrébins et maures en avaient été les prin­ cipaux agents. Le qadrisme tirait ses principes des tendances ascéti­ ques et mystiques groupées, dans l’islam oriental du Moyen Age, sous l’appelation de soufisme. Un profond souci d’approche de Dieu et de perfection ascétique marque, à travers l’œuvre de celui qu’on con­ sidère comme le père du soufisme : Mohamed al Ghazali (1058-1111), tous ceux qui souhaitent voir l’islam revenir à sa pauvreté primitive pour lui rendre toute son efficacité. Comme dans le soufisme primitif, la confrérie se développe autour d’un chef, l’imam (22) ou le cheikh (23), et se groupe en une col­ lectivité mystique, la zawiya, à laquelle sont imposées des pratiques particulières et précises, comme la récitation codifiée et ordonnée dans ses moindres détails d’une série de prières et d’invocations fixées une fois pour toutes par le fondateur. Leur but est, en mettant le disciple, le taîibé (24), en condition extatique, de créer entre lui et la divinité un lien personnel que favo­ rise l’intercession du cheikh. Les fidèles de celui-ci son souvent per­ suadés qu’il est favorisé de visions et de révélations. Le plus sou­ vent, c’est le prophète Mohamed qui lui est apparu et lui a dicté sa mission et la règle à propager. Le cheikh possède ainsi la bénédic­ tion d ’Allah, la baraka, et il n’est pas rare qu’elle se manifeste, penset-on, par des miracles et d’autres phénomènes supranaturels. Fonds commun à toutes les religions, et qu’on rencontrait déjà dans l’islam almoravîde, imprégné des traditions animistes berbères. Sa déviation (22) Imam : celui qui dirige la prière, donc une autorité spirituelle qui, le Coran étant un code global de vie religieuse, sociale et politique, déborde sur tous les autres plans. D e P arabe al imam sont dérivés tous les termes souvent em ployés ici d ’al mâmi, éliman, lamine. Il semble qu’on puisse également y rattacher le ia am ou lam des P euls, qui donnera le titre de laam diyulbé, « com mandeur des croyants », imam suprême, khalife, titre que prend Ahm ad ou , fils d ’El Hadj Omar. Les Peuls du nord du Cameroun l ’ont déform é en iam ido. (23) Cheikh ou shaykh : chef de village, de faction, chef temporel d ’un groupe. II peut cumuler ses fonctions avec celles d’imâm ; c ’est le cas pour les fondateurs et chefs de confrérie, et de leurs zawiya. (241 Taîibé (de taleb) : disciple, élève, membre actif d ’une zawiya.

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trop fréquente sera la superstition maraboutique, avec son fructueux trafic de porte-bonheur, gris-gris, prières ou versets du Coran écrits d’une encre miraculeuse sur des feuillets portés en scapulaires. Élé­ ments non négligeables, avec la polygamie commune aux uns et aux autres, pour que de musulmans orthodoxes à animistes soudanais s’éla­ bore le syncrétisme évoqué plus haut. La voie Qadriya fut principalement propagée par la tribu berbère arabisée des Kunta. Les Kunta se rattachaient par de flatteuses généa­ logies à des tribus koréichites, donc au Prophète. Cela leur permet­ tait de se qualifier de chorfa (25), et leur baraka héréditaire s’en trou­ vait renforcée. La Qadriya avait un caractère peu démocratique : les descendants du fondateur constituaient une gens dépositaire de son héritage temporel et religieux. Cependant, la famille étendue polygame permettait d’y intégrer les taîibé exceptionnellement doués ; ainsi les zawiya se multiplièrent-elles. Vers 1850, la principale zawiya en con­ tact avec les Français était dirigée par Cheikh Sidia el Kebir ; son influence était grande sur Mohamed el Habib, émir des Trarzas. En Àdrar se développait la prédication de Mohamed Fadel (1780-1869). Il modifia quelque peu les règles de la Qadriya et la rendit encore plus accessible aux Noirs ; il insistait davantage sur les rites et les manifestations collectives et animées de la foi que sur l’extase intime (26). La Qadriya se diffusait généralement par des moyens pacifiques auprès de ceux qui étaient déjà musulmans. Mais, contre les païens irréductibles, ou les croyants tièdes qui pactisaient avec les idoles et les idolâtres, elle n’hésitait pas à décider le jihad, la guerre sainte : ainsi dans les deux Fouta. Cependant, la Sénégambie, habitée dans le Nord et bordée dans le Sud par d’actives et fières communautés islamiques, était déjà bien entamée intérieurement par les prédicateurs musulmans et marabouts de Cour, fussent-ils tant soit peu charlatans. Elle semblait devoir s’offrir à l’islam d’autant plus aisément que celui-ci était pour elle un facteur de progrès. L’exemple des sérignes le prouvait, et Faidherbe l’a explicitement reconnu : « Les musulmans sont sûrs du succès dans un avenir plus ou moins lointain, parce que, pour ces peuples, ils représentent le progrès (27). » (25) Chorfa (sing, chérif) : descendants du prophète Mohamed. (26) G. Désiré-Vuilllemin, Contribution à l ’histoire de la Mauritanie, thèse, Dakar, G airafrique. 412 p. Cartes, (pp, 255-257). (27) Faidherbe, « Notice sur la colonie du Sénégal », Revue coloniale, 1859, t. XXI.

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Certes, la résistance des animistes était forte, mais dispersée. La vaincre était pour les musulmans affaire de patience et de doctrine adaptée. Celle-ci sera bientôt fournie par la confrérie nouvelle de la Tidjaniya, dont nous parlerons plus loin à propos du conflit entre les Français et El Hadj Omar Tall. Mais la religion chrétienne, introduite dès la fin du X V e siècle par les Portugais, ne risquait-elle pas, avec l’appui des puissances colo­ niales, de barrer la route à l’islam ? Ne pouvait-elle pas lui disputer les souverains et les peuples animistes, encore majoritaires à l’épo­ que dans la Sénégambie intérieure ?

3. Le christianisme en Sénégambie vers 1850 Des origines au XIXe siècle Depuis Lanzarote et Dinis Dias, les peuples chrétiens d’Europe méridionale et occidentale fréquentaient assidûment les côtes de Séné­ gambie. La vérité oblige à constater qu’ils n’avaient rien inscrit de bien glorieux au palmarès de l’évangélisation des masses africaines. Plantant leurs padràos (28) sur les promontoires, les Portugais pre­ naient possession des côtes au nom du Christ et du roi. Mais, peu nombreux et assez tôt écartés, d’abord par l’annexion à l’Espagne (1580-1640), puis par les Hollandais, les Anglais et les Français, ils alimentèrent cependant avec persévérance ce qu’on pourrait appeler la première vague missionnaire en ces parages. Leurs résultats les plus spectaculaires furent obtenus plus au sud, dans le golfe de Guinée et surtout au Congo. Mais ils réussirent aussi à créer des paroisses sur la Petite Côte, de Rufisque à Joal, et en Gambie. Après leur évic­ tion politique, ils ne s’en désintéressèrent pas. Faute de pouvoir y entretenir des prêtres à demeure, ils en assurèrent la visite périodi­ que par l’entreprise de capucins venant de l’archipel du Cap-Vert admi­ nistrer baptêmes et mariages, à intervalles espacés et très irréguliers. Ces communautés se maintinrent ainsi sans clergé permanent, comme en témoignent le père Alexis de Saint-Lô en 1636, l’abbé Demanet en 1764, et les missionnaires de la nouvelle Congrégation du SaintEsprit en 1847. (28) Padraos : grandes croix de pierre que les navigateurs emportaient pour les ériger sur les points les plus élevés atteints dans leurs voyages. Elles portaient les armes du roi de Portugal. Il y en avait au cap de Naze, appelé pour cette raison Cabo do Mastos (cap

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Peut-on parler d’une « seconde vague », s’agissant des prêtres et aumôniers français venus avec le personnel des compagnies de com­ merce françaises du XVIIe et du XVIIIe siècle ? Recrutés par elles, ils doivent limiter leur ministère aux comptoirs les plus importants et aux habitants de ceux-ci. Ni le roi de France, ni les compagnies — quoi qu’en dise Labat de la Compagnie des Indes — n’ont le désir de propager la religion chrétienne chez les Africains. Cela irait à l’encontre de la logique et des intérêts de la traite négrière. Les direc­ teurs des établissements faisaient vite comprendre aux prêtres trop zélés qu’on était ici pour acheter des corps et non pour racheter des âmes. Lorsqu’en 1763, pour Gorée, et en 1783, pour Saint-Louis et ses dépendances, le gouvernement royal décida de gérer directement les comptoirs du Sénégal, il prit à son compte le même principe d’admi­ nistration ecclésiastique limitée. Le miracle est qu’avec si peu de zèle les petites paroisses de SaintLouis et de Gorée, loin de s’éteindre, aient prospéré. Elles se main­ tinrent même lorsque l’occupation anglaise, qui, pour Saint-Louis, dura plus de vingt ans (1758-1779), interrompit l’exercice du culte, par l’expulsion en France de tout le personnel blanc de la Compagnie, prêtres compris. Réduite aux seuls mulâtres et Nègres libres, la petite communauté catholique continua à se réunir sous la direction d’un pieux laïc, M. Thévenot. Les Anglais avaient uni Saint-Louis et FortJames de Gambie en une province de Sénégambie (le mot date de cette époque) (29) ; l’attachement des Saint-Louisiens à leur religion dissuada l’autorité britannique de faire venir un pasteur pour les en détourner. L’expérience aidant, l’occupation de Gorée et de SaintLouis, sous l’Empire, ne fut pas davantage exploitée pour la propa­ gation du culte réformé. La chrétienté sénégalaise entre 1816 et 1850 On aurait pu penser que, reprenant possession de la colonie en 1816, le gouvernement du Roi Très-Chrétien, qui méditait de vastes projets de mise en valeur agricole, les assortirait d ’une œuvre mis­ sionnaire d’envergure. La traite transatlantique étant interdite, rien ne s’opposait plus, semble-t-il, à l’évangélisation massive des Noirs. Pourtant, ce n’est pas ainsi qu’il faut interpréter l’arrivée en mars (29) Ordre du Conseil royal du Ier novembre 1765. Public Record Office III C 44. L’acte faisait de Saint-Louis la capitale de cette nouvelle colonie de la Couronne comprenant en outre Podor, Saint-Joseph de Galam et Fort-James en Gambie. Gorée fut restituée à la France en 1763 par le traité de Paris.

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1819 des sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny, ordre fondé par la révé­ rende mère Javouhey. On s’intéressait, en haut lieu, à l’instruction élémentaire, à la formation rapide d’auxiliaires utiles pour la coloni­ sation agraire, et à une certaine promotion pratique et morale des jeunes filles de couleur à Saint-Louis et à Gorée, bien plus qu’à la conversion des Africains. Les vues du gouvernement ne concordaient pas avec les perspec­ tives missionnaires qui animaient Anne-Marie Javouhey : cela limita singulièrement son entreprise, qui visait, elle, à sauver le monde noir par la religion catholique, et non à lui fournir de meilleurs moyens de production et de compréhension des nécessités modernes. Conflit entre la foi et les lumières qui n’aboutit qu’à de médiocres résultats, passant par de mesquines rivalités entre l’« école mutuelle » de Jean Dard et les « petits séminaires de négresses » de l’ordre de Cluny (30). Quant aux jeunes Noirs envoyés en France pour en faire de futurs prêtres et propager la religion au cœur de l’Afrique, la mort, la mala­ die et le découragement ne laissèrent subsister que trois garçons sur les dix-huit qui avaient quitté Saint-Louis. Du moins ces trois-là furentils ordonnés prêtres : David Boilat, Arsène Fridoil, Jean-Baptiste Moussa. Aucun d’eux n’accomplit véritablement une tâche mission­ naire. L’installation des frères de la Communauté de Ploërmel, du père J.-M. de Lamennais, en novembre 1841, ne changea pas grandchose à la situation : leur tâche était strictement enseignante. En 1837, 1 669 chrétiens libres du pays et 957 captifs, à Gorée et Saint-Louis — y compris quelques centaines d’élèves dans les éco­ les congréganistes —, constituaient l’effectif permanent de la chrétienté sénégalaise. Il faut y ajouter les Européens fonctionnaires, militaires et négociants ; rares sont ceux qu’accompagnent leurs familles. Cela fait à peu près un millier de personnes. Comptons également les com­ munautés de tradition catholique de la Petite Côte et de Sénégambie, les mulâtres de Saint-Louis et surtout de Gorée établis à SainteMarie-de-Bathurst, en Casamance et dans les Rivières du Sud. Nous aurons fait bonne mesure en chiffrant à 6 000 ce total disparate. C’est peu face au million de musulmans et d’animistes que compte sans doute à l’époque la Sénégambie. La monarchie de Juillet avait quand même été un peu plus loin que celle de la Restauration, avec le recrutement des frères enseignants de Ploërmel et, surtout, avec l’autorisation donnée au R. P. Libermann de créer une mission destinée aux Noirs sur le littoral sénéga(30) Joseph Gaucher, Les débuts de l ’enseignement en Afrique francophone, pp. 94 et 137. Le Livre Africain, Paris, 1968. Les écoles mutuelles étaient suspectes de matérialisme et. ois encore, on les accusait d ’être une invention protestante.

LE SÉN ÉG A L SO US LE SE C O N D EM PIRE

lais. Certes, là encore, le souci d’« instruction religieuse de la race noire » exprimé par le vice-amiral de Mackau, ministre de la Marine et des Colonies (31), n’était ni spontané, ni désintéressé. Le gouver­ nement du sceptique Louis-Philippe et du protestant Guizot déférait aux vœux de toute une fraction de l’opinion publique française, sen­ sibilisée aux problèmes missionnaires ; la pieuse reine Marie-Amélie s’était déjà intéressée au clergé noir et avait assisté à l’ordination des premiers prêtres sénégalais de langue française en 1841, L’arrivée des pères du Saint-Esprit, les PP. Briot et Arragon, en 1845, à Gorée, fut suivie de l’installation à Dakar d’une mission dirigée par un évêque in partibus, Mgr Truffet. L’érection en vicariat apos­ tolique des Deux-Guinées de l’ensemble des missions spiritaines en Afrique occidentale allait susciter des conflits de juridiction ecclésias­ tique entre réguliers et séculiers, ces derniers relevant du préfet apos­ tolique de la colonie du Sénégal et dépendances. De son côté, l’Admi­ nistration voyait d’un assez mauvais œil le souci d’indépendance des missionnaires, qui ne voulaient pas paraître les agents — ou les complices — du gouvernement colonial (32). A la fin de 1850, les pères du Saint-Esprit exerçaient leur minis­ tère auprès des populations noires de Gorée, Saint-Louis, Dakar et Joal ; une église était en construction à Sainte-Marie-de-Bathurst, où les autorités anglaises avaient appelé les missionnaires ; enfin, en décembre 1850, la mission de Bakel était fondée. Son action infruc­ tueuse en pays musulman et les dommages causés par une crue du Sénégal la firent abandonner en 1854. Ainsi, malgré ces efforts, d’ailleurs très limités géographiquement, la religion catholique en Sénégambie piétine depuis quatre siècles. Nulle part elle n’a essayé de se mesurer vraiment aux propagateurs de l’islam ; et ses tentatives pour les concurrencer auprès des animistes sont encore de bien modeste envergure. Cependant, il ne faudrait pas trop minimiser l’influence de la chrétienté sénégambienne. Celle-ci se groupe essentiellement à Saint-Louis et à Gorée ; sont chrétiens, catho­ liques pour le plus grand nombre, les hauts fonctionnaires, les offi­ ciers, les principaux négociants. La France, où le cléricalisme pro­ gresse après juin 1848, achève la conquête de l’Algérie, que certains ont tendance à présenter comme une croisade des temps modernes. Le thème de la croix opposée au croissant va se développer ici aussi ; il puisera son principal argument dans les propos antichrétiens prêtés à El Hadj Omar, dans l’intention affirmée par l’émir trarza (31) A .R .S., 1 B 38, pièces 249 et 252. Ministre M. et C. à gouverneur du Sénégal, 1 37 1 8 4 3 .

LES RELIGIONS ET LE RÔLE DE L’ISLAM AVANT 1850

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Mohamed eî Habib d’aller faire son salam dans l’église de Saint-Louis... A une tolérance religieuse plusieurs fois séculaire, le réveil islamique, considéré à tort ou à raison comme menaçant, fait succéder un certain fanatisme catholique dont on trouvera plusieurs exemples. L’achèvement de la mosquée de Saint-Louis en 1847, le projet de tribunal musulman mis à l’étude par le gouverneur Bouët-Willaumez (1843), la première tournée de propagande d’El Hadj Omar (1846-1847) et l’accueil chaleureux qui lui est fait par les musulmans de Saint-Louis, autant d’aliments à une intolérance catholique qui n’est que l’expression d’une peur. Peur éprouvée par cette petite commu­ nauté qui est minoritaire non seulement dans le pays, mais aussi dans sa ville de Saint-Louis. Peur qui s’exprime par des voix autorisées, comme celle du président de la cour impériale, Frédéric Carrère. En 1855, il résume son opinion dans les termes suivants : « Il faut dès à présent, à mon avis, ouvrir les yeux et les oreilles, surveiller cet esprit musulman qui nous envahit, depuis surtout la réa­ lisation de cette malheureuse idée qui a fait bâtir une mosquée à Saint-Louis. « Pourquoi le dissimuler ? Depuis que le mahométisme a reçu cette consécration officielle, il grandit à vue d’œil ; sa prépondérance, en se consolidant, trace une ligne de démarcation entre les deux races ; les mulâtres, chrétiens comme nous, aujourd’hui privés de toute leur fortune, et par conséquent, vu leur ignorance, de toute influence, ne servent plus de barrière entre les Blancs et les Noirs ; ceux-ci se can­ tonnent dans leur mosquée et acceptent aveuglément les inspirations de leurs fanatiques marabouts. (33) » Et Carrère de réclamer la fermeture de la mosquée de Saint-Louis... Les mêmes idées seront reprises par Carrère et Paul Holle — le futur défenseur de Médine — dans leur commun ouvrage : De la Sénégambie française, paru à la fin de 1855 (34). A leurs yeux, l’islam est l’obstacle majeur à une entente entre Blancs et Noirs, et à l’exten­ sion de la « civilisation » dans la Sénégambie ; n’est-ce pas justement parce qu’ils ressentent la religion musulmane comme le facteur poten­ tiel numéro un d’unité, mais d’une unité qui risque de se faire sans eux, sinon contre eux ? Pourtant, nous l’avons vu, les populations ne sont pas unanimes sur le plan religieux ; et que dire du morcelle­ ment politique, encore aggravé par la présence de possessions euro­ péennes dispersées et souvent rivales ? (33) A .N .S.O .-M ., Sénégal II 7. Chemise Carrère. Lettre de Carrère à M. Blanquet du Chayla, 18.3.1855. (34) Frédéric Carrère et Paul Holle, De la Sénégambie française, Paris, Firmin Didot

CHAPITRE IV

Les divisions politiques de la Sénégambie vers 1850 : les États indigènes

1. La Sénégambie Le mot et la chose Ce terme a, sembie-t-il, été forgé par les Anglais, pour distinguer, en 1765 (1), la colonie de la Couronne constituée des comptoirs ex­ français de Saint-Louis, Podor, Saint-Joseph de Galam et Albréda, réunis à celui de Fort-James, construit par les Britanniques en 1664. Si la colonie, sous cette appellation, ne dura que treize ans, SaintLouis et ses dépendances ayant été repris par les Français en 1778, le mot eut la vie beaucoup plus longue. Nous l’employons souvent d’ailleurs sans nous être demandé exac­ tement à quels territoires il s’applique. La réponse n ’est pas chose aisée. En effet, il semblerait logique de l’étendre, ou de le limiter, aux bassins versants de ses deux fleuves éponymes. En 1765, il n’en pouvait être question, alors qu’on débattait sur l’identité du Séné­ gal, du Niger, de la Gambie, voire du Nil. Plus tard, grâce à Mungo Park et Molîien, ce sera possible, et nous voyons en effet sur certai­ nes cartes délimiter la Sénégambie par des lignes de partage des eaux (réelles ou supposées) entre les deux fleuves occidentaux et le Niger. On laisse tomber dans l’oubli l’ancienne dénomination de Guinée supé­ rieure au profit de la nouvelle ; mais on a généralement tendance à y inclure les estuaires guinéens.1 (1) M. L. Jore est sur ce point d’accord avec M. J. D. Hargreaves, West Africa, the _ tti------- 1.

L ï-all

NF(3W IVr^A V.

1967.

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

Voici ce qu’écrit par exemple J.-J. Huot, auteur de la cinquième édition de la Géographie universelle de Malte-Brun (1843) : « Tout le monde sait que cette contrée doit son nom à ses deux principaux fleuves : le Sénégal et la Gambie ; qu’elle a environ 300 lieues de longueur de l’est à l’ouest, et 200 lieues de largeur du nord au sud, et que sa superficie est de 54 000 lieues carrées (2). » Comme il s’agit de lieues de France de 25 au degré de latitude, soit 4,444 km, nous aurions ainsi un territoire sénégambien de 1 350 km d’ouest en est et de 900 km du nord au sud ; avec une superficie d’environ 1 000 000 de km234. On y engloberait donc la totalité du Sénégal, de la Gambie et de la Guinée-Bissau d’aujourd’hui, et des parties de la Guinée, du Mali, de la Mauritanie et de la Sierra Leone. Géographiquement, l’appellation fait l’objet d ’une extension abu­ sive, qui n’est pas, chez les Français en particulier, toujours exempte d’intention politique. La carte de Beaupré, que nous reproduisons p. 6, date, pour l’impression, de 1840 ; elle a donc été publiée bien avant que Faidherbe et Pinet-Laprade ne débarquent à Saint-Louis (3). Or elle porte déjà, liséré de vert, de Portendik au rio Pongo et du cap Vert au Fouta Dyalon, le périmètre des ambitions des gouver­ neurs du Sénégal sous le second Empire : c’est, avant la lettre, la carte des appétits de Faidherbe, ou, selon l’expression de Schnapper, celle de l’impérialisme sénégalais (4). Elle s’associe aux textes évoqués et à un certain nombre d ’autres, rédigés dans le même esprit, pour nous fixer les limites géographiques de cette étude ; on se permettra d’insister davantage sur les États africains qui se trouvent aujourd’hui dans les limites de la république du Sénégal ; mais on ne négligera pas totalement les autres. Les divisions politiques de la Sénégambie : carte politique Il est toujours risqué de vouloir fixer sur une carte historique les frontières d’États dont les définitions territoriales étaient des plus (2) H uot, in Malte-Brun, op. cit., 5e édition, 1843, t. V ., p. 608, col. 2. (3) A. Beaupré, géographe, Carte de l ’Afrique, en 8 couleurs, 0,88 x 0,64. Format inté­ rieur : 0,70 x 0,50. Échelle de 1 cm pour 50 lieues. Chez Dubreuil, Paris, 1840. (4) En 1849, E. Bertrand-Bocandé publie ses Notes sur la Guinée ou Sénégambie méri­ dionale, op. cit. En 1855, F. Carrère et P. Holle font paraître un livre sur la colonie fran­ çaise du Sénégal et dépendances. II s’intitule : De la Sénégambie française, op. cit.. E. Cortambert emploie en 1866 l ’expression « Sénégambie anglaise », ou « Établissement anglais HIp la Spnpcramhip » pt Vn'pn pn+pnrlis les nrmnsf à fa « Slénécramhie française ».

LES DIVISIONS POLITIQUES DE LA SÉNÉGAMBIE VERS 1850

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vagues ; mis à part quelques points de repère précis — comme le fameux tamarinier de Bounoum (5) —, on avait affaire à des « mar­ ches », des zones tampons souvent remises en question. Nous avons suivi dans toute la mesure du possible les indications fournies par les traditions recueillies et publiées depuis un peu plus d’un siècle. Il est parfois malaisé, non seulement de délimiter les territoires, mais aussi de déterminer leur système de gouvernement. En 1818, Gaspard Mollien croit pouvoir déclarer que les « États mahométans [...J sont fédératifs », tandis que « les peuples païens gémissent sous la tyran­ nie la plus atroce » (6). En revanche, Sénéké Mody Cissoko, histo­ rien contemporain, nous affirme que « la monarchie est le régime poli­ tique du Soudan occidental des XV IIe et xviii*siècles (7) ». L’analyse de chacun d’eux est à prendre en considération. Dans les pays islami­ sés, le Coran apporte un cadre juridique, voire institutionnel, qui limite le pouvoir monarchique et protège l’individu. Ailleurs, les systèmes politiques reposent sur les traditions conservées par les griots royaux, mais surtout sur les rapports de forces entre souverains et compéti­ teurs d ’une part, entre le roi et ses vassaux d’autre part. Nous serons donc amené à considérer deux grands types d’orga­ nisation dans les États de l’Ouest africain, vers 1850 : les monarchies et les confédérations. Mais il faudra aussi faire une place, quoique plus modeste, à ce qu'on appellera faute de mieux les cités-États de certaines ethnies, en basse Casamance principalement. Les émirats maures proches du Sénégal seront évoqués avec les confédérations musulmanes. Essai de statistique et commentaire Évaluer la population des différents États de Sénégambie vers 1850 semble une gageure quand on sait qu’aujourd’hui encore le recense­ ment officiel du Sénégal repose sur des approximations ou des extra­ polations de sondages partiels. Nous avons recherché les indications chiffrées fournies par les voya­ geurs de l’époque et reprises dans différents ouvrages du X IX e siè­ cle. Les renseignements sont très incomplets : pour certains États, on aura des chiffres globaux, les effectifs de l’armée, voire la popula(5) Grand arbre où se rejoignent les limites du Wàlo, du Kayor et du Dyolof. (6) H. Deschamps, L ’Afrique occidentale en 1818 vue par un explorateur français, op. cit., p. 65. (7) S. M. Cissoko, « Traits fondamentaux des sociétés du Soudan occidental du xvii* au début du xix* siècle », art. cité, p. 27. L’analyse reste correcte pour la première moi­ tié du xix« siècle.

LA SÉNÉGAMBIE

Etats

WALQ

Population totale 11 900 10 MO il 022

180 000 KAYOR

100 000

BAOL

7

DYOLOF

?

RÉPUBLIQUE LÉBOU DE DAKAR FOUTA TORO BOUNDQU KHASSO BAMBOUK SINE et SÉRÈRES (Nones, Dioba, N’Dieghem) SALOUM

ÉTATS DE GAMBIE (Badiboo, Barra, Oulli, etc.) PEUPLES DE CASAMANCE FOUT A DYALGN (et dépendances)

10 MO 2 (XX) 000 ! 200 000 ? 180 000 (e) 80 Û0Q

60 000 300 000

Sources utilisées

Faidherbe 1860 Azan 1863 (a) Recensement de 1877 (b) Golberry (Malte-Brun 1816) d’Avezac (Malte-Brun 1843)

6 000

Mollien 1818 Mollien - Boiiat (c) Mollien (d) Malte-Brun 1843 Mungo Park Mollien 4 000 Malte-Brun 1843

idem Golberry Villeneuve (Malte-Brun 1816, 1843)

?

idem + Mungo Park

60 000

Malte-Brun 1816

500 000 (e)

Nombre de guerriers disponibles

Mollien

16 000

(a) Âzan (Cap. Henri), « Notice sur le Oualo », Revue m ai et col., nov. 1863 (pp. 395-422), déc. 1863

POPULATIONS VERS 1850

Localités citées comme importantes

Population

N ’Tiago M ’Bilor N’Der

800 800 (Azan) 800

Statistiques fournies par Elisée Reclus G.U., t. X II, p. 166 Estimations de 1879-1880 (à titre comparatif) Population de la Sénégambie Sénégal français au nord de la G am bie........................................ Trarzas ........................................ B raknas........................................ D ouaiches....................................

Lambaye W arkhor

Bouîebané Fatteconda

1 800 (Mollien) 3 000

Farabana Diakhao Joal Kahone

Medina Barracounda

Labé Timbo

40 000 300 000

Soudan français en amont de Médine (Bayol)..........................

40 000

Khasso-Bambouk....................... Djallondougou............................

6 000 5 000

185 (XX)

Autres M aures............................ Kaarta-Guidimakha.....................

Fouta-Djailon (N oirot).............. Fouta et Guoye (Jacquemart). Sedo Cane!

190 160

600 000 184 420 280 000

Possessions anglaises de Gambie

14 500

États indépendants de Gambie

200 000

Bassin de la Casamance..........

60 cm

Guinée portugaise......................

150 000

Rivières du S ud..........................

000 000

Ensemble.................................. ...

3 244 080

5 000 15 (XX)

9 Û0Û

(c) Boiiat (abbé Pierre-David), Esquisses sénégalaises, Paris, Bertrand, 1853 (495 p. + atlas 32 p. et 24 pl.) (rééd. Karthala, 1984). (d) Très exagéré, d’après Mollien lui-même. to's "Crr

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

tion de quelques localités. Ailleurs, rien, ou des estimations partiel­ les, dont on peut parfois essayer de déduire celles qui manquent. Par exemple, Golberry annonce 180 000 habitants pour le Kayor, et précise que le damel peut réunir 6 000 soldats. En admettant la même proportion d ’hommes disponibles pour la guerre, le Khasso, qui en aurait 4 000, compterait 120 000 habitants, le Fouta Dyalon, avec 16 000 cavaliers armés, au moins 480 000, mais, comme on ne prend ici en compte que les cavaliers, il serait raisonnable de dou­ bler au moins le chiffre de 480 000 habitants (8) ! Le caractère pour le moins aventureux de pareils calculs ne nous échappe pas. On parvient cependant à des résultats plausibles — si on les compare aux chiffres fournis ultérieurement et dont on peut se demander si les mêmes méthodes n’ont pas présidé à leurs recher­ ches... Il y a aussi le risque certain de voir les auteurs successifs, ni mieux ni plus mal informés, reprendre (en le modifiant un peu) le chiffre donné par un prédécesseur... Une seule conclusion reste permise à l’examen du tableau précé­ dent. Les royaumes et confédérations de Sénégambie étaient très peu peuplés. La confédération du Fouta Dyalon faisait figure de grande puissance avec peut-être 700 000 à 1 000 000 d’habitants. Le Fouta Toro, avec 200 ÛQ0 habitants, était redouté pour ses armées nombreu­ ses ; et si le Saloum avait vraiment 300 000 habitants, on comprend que les Anglais de Gambie et les Français de Corée aient cherché son alliance et l’aient longtemps ménagé (9). On saisit mieux aussi les causes des succès souvent faciles des Européens : ils n’ont jamais trouvé devant eux que de petits États, rarement coalisés et souvent divisés intérieurement. Les guerres et les razzias affaiblissaient encore ces pays et diminuaient leur population (10).

(S) Les « Notes de G. Vieillard », commentées par V. Monteil dans « Contribution à la sociologie des Peuls », Bulletin I.F.A.N., B. XXV, 3-4, juillet-octobre 1963, évaluent à un million la population peule de Guinée vers 1938 (pp. 351-352). (9) Malte-Brun, éditions de 1816 (t. XIII, p. 288) et de 1843 (t. V, p. 616, col. 2). (10) Pour la Sénégambie au sens large définie plus haut, nous avancerions, vers 1850, le chiffre de 2 000 000 à 2 500 000 habitants, au total. Ce serait assez proche des données fournies par Élisée Reclus. En effet, de 1850 à 1880, guerres et épidémies ont été nom­ breuses, et la population, décimée en outre par la traite intérieure, n’a guère dû augmen­ ter. Des témoignages comme celui de Mage (1863-1866) tendraient même à accréditer l ’idée

LES DIVISIONS POLITIQUES DE LA SÉNÉGAMBIE VERS 1850

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2, Les monarchies Dans la zone qui nous intéresse» les États typiquement monarchi­ ques sont : — les royaumes wolofs du Wâlo et du Kayor» ceux du Dyolof et du Baoi, les deux derniers subissant F influence de leurs voisins non wolofs ; — les États sérères du Sine et du Saloum ; — l’émirat du Boundou, dominé par une dynastie toucouleur, et les États mandingues et sarrakolés du haut Sénégal ; — les petits royaumes de Gambie et de Casamance ; — ceux des Rivières du Sud. Les royaumes

w o lo fs

;'Ce sont les plus importants. Ils ont un certain nombre de tradi­ tions communes, aussi bien dans l’exercice du gouvernement que dans les rites qui les rattachent au fondateur de l’empire NN’Dyadyan N’Dyay, F ancêtre mythique, était sorti miraculeusemenflles eaux du Sénégal, mais il descendait d’un guerrier almoravide, Abu Bakr ben Omar. Ainsi, dès le commencement, se trouvent liées les pratiques animistes et la religion musulmane. Les deux cultes coexistent, en paix le plus souvent ; cependant, il ne faut pas que l’un remporte trop nettement sur F autre : l’équilibre dont ïe roi est garant serait rompu, fl doit à son rôle de médiateur de le rétablir par la force si c’est nécessaire. C’est donc une fonction d’arbitre suprême que doit exercer cha­ que souverain woîof ; brak du Wâlo, dameî du Kayor, teeny (tègne) du Baol, ou bomba Dyolof. Il peut être amené à trancher brutale­ ment, mais» le plus souvent» il n ’en a nul désir» car son entourage est divisé entre les deux appartenances. Personne sacrée, le roi rend la justice suprême, mais la fonction judiciaire habituelle est aux mains des chefs immédiats : « Le chef de la lignée, le maître de la terre et des eaux, le chef d’une minorité ethnique, d’un ordre ou d’une caste, sont autant de juges spécialisés dans les domaines où Fon ne conteste pas leur compétence (11). »

(II) Pathé Diagne, P o u v o ir p o litiq u e traditionn el en A friq u e occiden tale, Présence AfriiQ/rr

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66

LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

/Ajoutons que la prédication maraboutique avait de longue date introduit des principes de droit musulman dans les successions et les mariages, ce qui limitait l’exercice d’une justice sans contrôle rendue par le souverain ou ses vassaux^]Nulle part cette garantie n’était mieux assurée que dans les villages concédés aux sérignes. Leur opposition aux actes arbitraires du roi et de ses tyeddos fut à l’origine d’une profonde mutation qui affaiblit le pouvoir des souverains en attirant à l’islam tous ceux qui voulaient vivre en paix et jouir d’un statut juridique régulier. Sur le pian fiscal, le souverain prélève un tribut, par l’intermé­ diaire des grands dignitaires, des gouvernements de province, des ardo (chefs de fraction) peuls et des sérignes. Il dépend donc de son bon vouloir, ou d’un rapport de forces qui lui soit favorable, que les gre­ niers et les coffres royaux se remplissent. Au Wâlo, par exemple, les grands dignitaires et kangâm (gouverneurs de province) doivent apporter tous les ans, en personne, ce qu’on nomme d’un terme élo­ quent la part de pillage, le moyal du brak : un tiers du butin et des tributs perçus. Ceux qui, à l’occasion du Gamu (12) annuel, se déro­ bent à cette obligation qui comporte leur présence effective encou­ rent des peines sévères. Encore faut-il pouvoir les leur appliquer ! Les revenus certains du souverain sont donc essentiellement les produits de l’exploitation, par ses esclaves de terre, de son domaine propre et de la province qu’il s’est réservée, parfois celle qui lui était attri­ buée avant son avènement, C’est seulement là qu’il est vraiment le maître. Le souverain était enfin chef de guerre. Comme il arrivait dans l’Europe féodale, c’est surtout alors qu’il s’affirmait chef suprême. Mais si sa présence et sa participation active au combat étaient requi­ ses, il ne lui fallait pas moins passer par l’intermédiaire du chef des captifs de la Couronne, le diawrin ou diawdin, pour disposer des tyed­ dos, et par celui des kangam ou des garmi (13) pour faire agir les contingents levés par ceux-ci. Dans l’exercice de leurs fonctions politiques, les souverains wolofs n’étaient pas davantage les maîtres absolus. Leur désignation ne dépendait qu’incomplètement du droit héré­ ditaire. Tout d ’abord, plusieurs lignages royaux étaient en compéti­ tion : au Wâlo, les trois familles meen : Loggar, Dyoos et Teedyekk ; au Kayor, les Fal Madior, les Fal Tié Yacine, les Fal Tié N’Diela, auxquels l’avènement de Lat Dyor en 1862 ajoutera celle des (12) G am u : fête généralement célébrée à l'occasion de l’anniversaire de la naissance

LES DIVISIONS POLITIQUES DE LA SÉNÉGAMBIE VERS 1850

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Dyop, par son père, alors que sa mère est une Tié Yacine. On s’expli­ que qu’il n’ait pas été difficile à Faidherbe, par exemple, de trouver des prétendants au trône présentant toutes garanties d’ascendance royale. Ensuite, il fallait qu’un collège des hauts dignitaires — eux-mêmes inéligibles — se mît d’accord sur un candidat, ou acceptât le choix que le précédent souverain pouvait avoir fait de son héritier présomp­ tif. Au Wâlo, ce rôle était dévolu aux trois grands électeurs qui for­ maient le Seb ak baor (14) ; ils étaient descendants du premier « maître de la terre », le lamane Dyaw, plus ou moins légendaire. Au Kayor, on retrouve aussi une assemblée d’électeurs, le Wa reou, comprenant le d ia w rin M’Boul, « maire du palais » et chef de la province de M’Boul, capitale de l’État. Trois représentants de la population libre, parmi les­ quels le lamane Diamatil, personnifiant l’ancien lamane Kay or, chef du pays avant l’institution des darnels ; il s’y ajoutait deux représen­ tants du culte islamique, Veliman (imam) de M’Bal et le sérigne de Cobe, et le chef des captifs de la Couronne. Au Dyolof, même structure : quatre maisons royales, sept grands dignitaires libres au collège électoral, qui consulte aussi les représen­ tants des captifs de la Couronne et les ardo peuls. Principale nuance, il n’y a pas dTmâm au conseil et les cérémonies d’intronisation sont purement païennes, avec le bain rituel : le Dyolof résistera longtemps à l’islamisation (15). Le Baol calquera son organisation politique sur celle du Kayor ; il arrivera d’ailleurs à plusieurs reprises que le dame! soit aussi teeny du Baol. Les royaumes étaient divisés en un certain nombre de grands com­ mandements territoriaux, souvent qualifiés, en français, de « provin­ ces ». Oumar N’Diaye Leyti risque le mot « comtés », qui paraît rame­ ner en effet ces subdivisions à une juste appréciation de leur superfi­ cie et de leur population (16). On voit que le pouvoir des rois était loin d’être absolu. Dans la pratique, il résidait dans la capacité du souverain à imposer sa volonté par la crainte qu’inspiraient ses tyeddos et par son prestige person­ nel. Celui-ci ne pouvait être acquis que par des faits d’armes ; il se conservait par la distribution de cadeaux... pris souvent sur ses pro­ pres sujets. Plus qu’à des monarchies absolues, c’est à des oligar­ chies de caractère féodal que vont se heurter les ambitions françaises (14) Boubacar Barry, op. cit . , pp. 95 et suivantes. (15) V. Monteil, « Le D yolof », in Esquisses sénégalaises, op. cit., p. 103. (16) Oumar N ’Diaye Leyty, in Bull. I .F .A .N ., B. XXVIII, n° 3-4, 1966 : « le D joloff e t s e s R n u r h a s ». n n . 966-971.

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sur les pays woîofs. La situation était telle que ces ambitions ne ren­ contreront pas que des opposants résolus. Les États sérères (Sine et Saloum) Les populations sérères sont groupées depuis le X IIe siècle au sud des pays wolofs, dans les régions drainées par les vallées et le delta commun du Sine et du Saloum et de leurs affluents. Il existe un con­ traste très net entre les groupes sérères marginaux du nord-ouest et du sud-ouest du pays, et le Sine central. Les Niominkas, dans le SudOuest, jouent de leur situation insulaire. Les groupes marginaux du Nord, dans un pays accidenté et, au milieu du X IX e siècle, encore très boisé, forment des confédérations villageoises assez lâches, sou­ vent accusées de brigandage et d’agitation anarchique par les souve­ rains du Kayor et du Baol, dont elles gênent le commerce avec la Petite Côte, et, pour les mêmes raisons, mal vues des autorités fran­ çaises de Gorée. N’Doute, None, Diobass, N’Dieghem, tous ces pays sérères de part et d ’autre de la Tanma et aux confins du Baol four­ niront de multiples prétextes d’intervention aux gouverneurs. Le Sine est le noyau dur du peuple sérère. Plus au sud, le Saloum subit davantage les influences des peuples voisins ; des groupes man­ dingues, toucouleurs, wolofs, peuls, sont installés sur son sol en vil­ lages distincts. Ces deux royaumes sont organisés à peu près sur le mode des États wolofs et leur ont même emprunté une partie de la titulature officielle : ainsi, le roi, ou mad, est-il plus généralement appelé bour, dénomination qui s’applique aussi aux « petits mad », chefs de provinces ou de localités importantes. Résultat de la pres­ sion successive d’au moins trois groupes principaux : Socé, Sérère, Gelwar, ces États portent la marque de leurs traditions superposées, et du contact prolongé avec les Wolofs. La différence essentielle réside dans le peu d’influence de l’islam auprès des Sérères. Malgré la présence précoce — dès le X V e ou X V Ie siècle — de Toucouleurs et de Mandingues, l’islam n’a pas gagné de nombreux adeptes. Les villages toucouleurs, autour de leurs mosquées, forment des corps étrangers à Tâme sérère. Les marabouts de Cour, utiles aux souverains, n ’ont eu qu’un dérisoire rayonnement religieux, et c’est en pays sérère que l’on trouve l’exemple d’une véritable guerre de religion « à l’européenne ». Pas le jihad classique, où les soldats de l’islam balaient rapidement leurs adversaires et les forcent à la sou­ mission. Id, de 1860 à 1867, la tenace et victorieuse résistance du Sine tiendra en échec les talibés de Yaïmami Mabâ, soutenus pourtant -'~l ^

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D la direction des Colonies, p. 6, pièce citée.

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mandant particulier de Gorée, leur correspondant et chef adminis­ tratif direct, et du commandant de la station (ou division) navale, dont les petits navires les protègent et assurent leurs liaisons. a) Albréda Le comptoir a repris de F importance avec les progrès rapides du commerce arachidier en rivière de Gambie, Son trafic et sa popula­ tion augmentent : aussi les Anglais, inquiets, viennent-ils d’imposer une délimitation arbitraire, réduisant à l’extrême la superficie. Autre symptôme d’intérêt accru : la demande du vicaire apostolique des Deux-Guinées établi à Dakar, Bessieux, d ’occuper l’ancienne résidence ; les missionnaires utilisent les matériaux qui s’y trouvent accumulés pour y construire un établissement : mission, chapelle, école, hospice. En Casamance seuls sont effectivement occupés Carabane et Sédhiou. b) Carabane Depuis son rachat, le 22 janvier 1836, aux gens de Cagnut, cette dépendance a un résident français. A vrai dire, il ne s’agit pas d’un fonctionnaire, mais d’un personnage privé jouissant d’une délégation limitée d’autorité, au nom du gouverneur et du commandant parti­ culier de Gorée. Ce résident envoie périodiquement des rapports et arbore le drapeau français devant sa demeure. Il assure les relations avec les chefs diolas et fîoups du voisinage. Mais ce caractère offi­ ciel ne lui interdit aucunement de se livrer au commerce ; et le statut imprécis du résident laisse la porte ouverte à toutes les interpréta­ tions (50). Dès 1834 s’étaient installés sur l’île deux mulâtres goréens, les frères Jean et François Baudin. En 1836, Jean Baudin, qui avait incité le commandant Malavois à faire l’acquisition pour la France de la pointe orientale de l’île, fut nommé résident (51), aux appoin­ tements de 1 000 F par an. Par 12° 32 de latitude nord et 17° de longitude ouest, Carabane est, à l’entrée de la Casamance, une terre basse, sablonneuse, bor­ dée de vasières. Elle n’a guère plus de 2 m d’élévation. En saison de pluies, elle est partiellement inondée au sud, et le risque de sub­ mersion totale n ’est pas exclu certaines années. Une grève vaseuse se (50) Papiers Ballot, n° 48, janvier 1836. Notes de M. M. Baudin au commandant par­ ticulier de Gorée, précisant sur sa demande les origines et caractéristiques de Carabane. rsîVT p Hm* e t la fo n c tio n ■■existaient déià oour Albréda, où les appointements étaient

l a c o l o n ie d u

Sé n é g a l e t d é p e n d a n c e s v e r s i850

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découvre à marée basse, rendant l’accès difficile aux embarcations à quille, mais facilitant la construction d’appontements. Les parties les moins basses restent forestières et abritent un bois sacré dépen­ dant de Cagnut. En 1850, le gouverneur Baudin se montre intéressé par Carabane : « L’année dernière, ayant eu l’occasion de changer le résident, j’ai porté mon attention sur ce point et j ’ai reconnu qu’il pouvait être très utile, un jour, pour la population de Gorée qui pourrait y trouver les terres à cultiver... Sa position est favorable à l’entrée de la Casamance si l’on avait un jour ou l’autre des projets sur cette rivière, si bien placée pour Gorée dont elle peut être le grenier d’abondance. »

Vue d’avenir raisonnable, étant donné le surpeuplement de Gorée et l’absence d’habitat indigène permanent au moment de la prise de possession de Carabane. Malavois avait suggéré d’y placer une garnison d’une vingtaine de soldats noirs ; ses successeurs ne crurent pas devoir le faire. On ne souhaitait pas inquiéter les chefs indigènes et, par des mesures trop autoritaires, les rejeter dans les bras des Portugais ou des Anglais. Et pourtant Carabane est une possession, pour avoir été acquise en toute propriété, sans coutumes annuelles, contre dix livres de pou­ dre, trois aunes d’écarlate, un fusil de munition, deux sabres et quel­ ques verroteries (52). Est-ce la modicité du prix qui incite les gou­ verneurs à abandonner l’île à l’initiative privée ? En 1847, Jean Baudin se livre à un acte de traite aggravé de pira­ terie. Son cotre, le Gascon, attaque le cutter anglais le Bec pour y reprendre deux « captifs déserteurs » de Gorée. La plainte du gou­ verneur de Gambie provoque une enquête et la destitution du « ré­ sident » par son homonyme, le gouverneur Baudin. La succession est peu enviée. Enfin, en 1849, le Nantais E. Bertrand-Bocandé accepte la fonction aux mêmes conditions que son prédécesseur. De 1849 à 1864, il va jouer à Carabane et dans toute la rivière un rôle qui sera examiné plus loin en détail. c) Sédhiou Ce comptoir est la principale possession française en Casamance, ce qu’il n’est devenu vraiment (et juridiquement) que lors de la con­ clusion des traités cédant théoriquement le Boudhié à la France (traité du 26 mai 1849 modifié par celui du 4 février 1850). P o riîf» r«

Rallot. pièce 4 9 .

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LE SÉN ÉG A L SO US LE SE C O N D EM PIR E

« Le gouvernement a fait construire à Sédhiou un poste fortifié con­ sistant en un carré de 50 m de côté, bastionné aux angles et crénelé au pourtour avec un canon à chaque bastion. Les murailles sont en pierre. Elles renferment une caserne, un logement pour le comman­ dant et les traitants, et des magasins pour les marchandises. Le poste est commandé par un capitaine ayant sous ses ordres une trentaine de soldats noirs et onze agents divers. Le personnel occasionne une dépense annuelle, y compris les vivres et les frais d’hôpital, de 20 à 22 000 F. (53) » Le poste, situé dans un bas-fond humide, est très insalubre ; les marchandises comme les hommes s’y conservent mal. Les traitants mulâtres ou wolofs qui vont troquer les arachides, le riz, les peaux, la cire et un peu d’ivoire dans les villages balantes ou mandingues sont souvent attaqués et pillés. Enfin, la concurrence des Portugais et des Anglais s’exerce sans obstacle en face même du fort. La direc­ tion des Colonies s’interroge sur l’opportunité de maintenir une gar­ nison dans cette résidence calamiteuse. Malgré son impression peu favorable, Hecquard croit à l’avenir de Sédhiou ; « Notre établissement est placé au milieu d’un riche et beau pays, où nos marchandises sont préférées aux marchandises anglai­ ses. Il faut donc espérer qu’un jour viendra où notre commerce prendra dans la Cazamance une grande extension. Là plus que par­ tout ailleurs, les négociants laissent perdre une quantité de produits précieux tels que le ricin [...], le sésame [...], le caoutchouc, que personne n’utilise (54), enfin les bois de construction et d’ébénisterie si beaux, si abondants, et [...] placés au bord d’une rivière navigable. (55) » Pour le moment, Sédhiou, dont la concession totale s’étend sur 8 ha, groupe 128 habitants civils, familles comprises, et une trentaine de militaires. En principe, son influence politique devrait s’exercer sur le territoire protégé du Pakao, et sa domination effective sur le Boudhié, théoriquement français ! On voit mal comment il pourrait assurer l’une et l’autre et y affirmer un rôle économique qu’on avait espéré étendre jusqu’au Fouta Dyalon...

(53) A .N .S.O .-M ., XIII 2 b. Annexe (17 p.) à la notice présentée par la direction des Colonies pour l’information de la Commission des comptoirs. 14.2.1851. (54) Sans doute la gomme élastique fournie par des lianes du type Landolphia,

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Le Bas de la Côte C’est ainsi que l’on dénomme, au-delà des Rivières du Sud, où, en 1850, la France n’a aucune position officielle, les établissements de Grand-Bassam, d ’Assinie et du Gabon. Depuis 1845, le contrôle des Rivières du Sud et du Bas de la Côte est placé sous l’autorité effective du commandant de la division navale des côtes occidentales d’Afrique, qui est devenu inspecteur général des comptoirs. Ce sta­ tut, réglé deux ans après la fondation des comptoirs, laisse au gou­ verneur du Sénégal, administrateur éminent de ces établissements, le soin de pourvoir aux garnisons et à leur entretien — y compris celui des forts —, et de correspondre avec leurs commandants. Mais les liaisons périodiques, sinon régulières, et les missions d’intervention ressortissent bien davantage au chef de la division navale. Jusqu’à la séparation de Saint-Louis et de Gorée en deux colonies distinctes, par le décret du 1er novembre 1854, ce système ambigu n’ira pas sans de fâcheuses conséquences : tout d ’abord, la relative désaffection des Sénégalais — et même des Goréens — à l’égard des comptoirs, où leur commerce n’a que peu d’intérêts et pas du tout de représentants ; ensuite, l’habitude de se décharger sur la Marine des problèmes à résoudre sur place, et même des consignes à formuler. On déplore à Saint-Louis l’insalubrité des postes et les lourdes per­ tes qu’elle entraîne ; on s’irrite d’avoir à prélever les relèves indis­ pensables sur les maigres effectifs des compagnies indigènes et des cadres européens ; on juge sans indulgence les dépenses ainsi impo­ sées à un budget déjà déséquilibré. Ici, l’Administration sénégalaise se montre mal informée et con­ firme involontairement ce qu’écrira un peu plus tard le capitaine de vaisseau Pénaud, commandant de la division navale : « Le gouverneur du Sénégal n’apprend que ce qu’on veut bien lui écrire sur les comptoirs (56). »

Sur place, à Grand-Bassam, en août 1850, Pénaud a jugé la situa­ tion économique favorable, mais la situation militaire très dangereuse : bâtiments et bastions du poste sont rongés par la mer, les canons sont inutilisables. « Le fort est à la merci de vingt hommes le sur­ prenant la nuit. » La tribu côtière et courtière des Jack-Jack, qui con­ trôle la lagune Ébrié, pourrait bien un jour être tentée de le faire. Au Gabon, un peu plus tard, Pénaud trouve la petite colonie des Noirs libérés toujours en place sur le site de Libreville, où elle se (56} A .N .S .O .- M .. A fr iq u e , I 8 b . P é n a u d à m in istre. G o r é e , 2 2 .2 .1 8 5 1 .

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livre à quelques cultures (57). Pas question d’abandon, même si le maire, un jeune Noir, fait preuve de plus de suffisance que de dyna­ misme et d’efficacité, aux dires du capitaine de vaisseau. Quant au poste, sa petite garnison de sept Européens, vingt et un soldats noirs et six piroguiers krous est peu combative, mais personne ne la menace. Elle travaille assez activement à aménager son nouveau poste, trans­ féré depuis septembre 1849 sur un plateau plus salubre que l’empla­ cement choisi en 1843. Peut-on demander davantage à cette poignée d’hommes qui a vu se succéder à sa tête treize officiers en sept ans (58) ? Le Gabon est peu profitable à l’économie française. Du 1er jan­ vier au 19 septembre 1850, il a reçu vingt-neuf navires : vingt et un anglais, trois américains, un portugais et seulement quatre français. Les chiffres fournis ailleurs semblent indiquer une stagnation écono­ mique générale et une baisse continue, d’année en année, pour le com­ merce français : « Ce n’est pas une colonie {...], ce n’est pas un établissement com­ mercial. [...] Une position navale à peu près sans but et un minuscule centre administratif, qui n’administre guère que ses propres agents. Un fleuron de la couronne [...] peu brillant, mais peu coûteux, flatteur pour l’orgueil national vis-à-vis des Anglais, et qui sert de prétexte aux randonnées des officiers de la Royale. (59) »

Si nous considérons l’ensemble de ces comptoirs : Assinie, Gabon et Grand-Bassam, les statistiques du ministère de la Marine et des Colonies font état des résultats suivants pour le commerce français ou étranger soumis aux taxes françaises : Importations Exportations TOTAL

I 878 021 1 127 207 3 005 228 (exercice 1849)

(57) Il s’agit des survivants de la cargaison humaine du négrier l ’Ilizia, saisi en 1846 par le vapeur militaire français l ’Australie. Conduits à Gorée, ils y furent gardés « libres » jusqu’en 1849. Le 10.8.1849, Bouët-Willaumez, commandant de la division navale avant Pénaud, les a installés sur le plateau derrière le futur poste ; ils ont désigné leur maire, et on a pourvu tant bien que mal à leurs plus urgents besoins. Des 272 Noirs délivrés, 52 seulement sont parvenus au Gabon. Les autres sont morts ou sont restés à Gorée. (58) A .N .S.O .-M ., Pénaud à ministre. Gorée, 22.2.1851. (59) H. Deschamps, « Quinze ans de Gabon », in R.F.H.O.-M., 1965, n° 186,

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Ce qui représente près du cinquième du commerce total du Séné­ gal et dépendances, estimé selon la même source à 15 719 082 F en 1849 (60). Les comptoirs du Sud n ’apparaissent pas si négligeables. Mais, si la balance est favorable aux importations, donc au commerce euro­ péen, la part des bateaux et des marchandises français est minori­ taire, surtout au Gabon, et le principal produit d’exportation, l’huile de palme, n’intéresse que médiocrement Marseille, pas du tout Bor­ deaux, et encore moins Gorée et Saint-Louis. Les deux ports sénéga­ lais sont pratiquement absents du trafic commercial des golfes de Gui­ née et du Bénin. On excuse alors les gouverneurs, dans leur lointain Saint-Louis, de ne pas manifester une sollicitude exagérée à ces comp­ toirs dignes en tout point de cette appellation de « Bas de la Côte » qui, se voulant vaguement géographique, résonne en fait très péjora­ tivement (61). Occasion de dépenses jugées inutiles, de placements à fonds perdus pour l’Administration, sinon pour d’éventuels négociants, ces comptoirs sont les plus délaissés d ’une colonie-cendrillon. Certes, l’histoire récente a réfuté ce pessimisme. Ces embryons mal­ aimés sont le point de départ de deux colonies, puis de deux États aujourd’hui réputés riches : Côte d’ivoire et Gabon. Mais qui, dès 1850, pouvait le prévoir ou même le prédire ? Saint-Louis, en novem­ bre 1854, éprouvera quelque chagrin à larguer Gorée lorsque la déci­ sion du gouvernement de Napoléon III tranchera les amarres. Mais il verra disparaître sans regret les comptoirs, qui lui échapperont alors définitivement. Nous n’y reviendrons pas non plus : leur situation et leur vocation n ’avaient que fort peu de liens avec une Sénégambie déjà tellement disparate. A cette colonie éparpillée, à ces efforts qui se diluent des sables du Sahara à la forêt équatoriale, l’organisation administrative offret-elle, vers 1850, les moyens qu’une main ferme pourrait diriger vers plus de cohésion et d’efficacité ?

(60) Chasseloup-Laubat, Notice sur les colonies françaises, op. cit . , tableau statistique

pp. 32 et 33. (61) On se rappellera à ce sujet que tous les départements français qualifiés par la Cons­ tituante de « Bas » ou d’« Inférieure » ont tenu à changer d ’épithète depuis... 1945, sauf

CHAPITRE VIII

L’organisation de la colonie vers 1850

1. L ’Administration Le régime colonial a) La direction des Colonies C’est la Restauration, et plus précisément le gouvernement de Char­ les X et de Villèle, qu’il faut créditer des principales mesures, dont l’application au Sénégal ne se fera que progressivement et surtout à partir de 1840. Ces mesures, échelonnées de 1823 à 1826, créent un véritable régime colonial, applicable d ’abord à Bourbon (30 septem­ bre 1827), à la Guyane (20 juillet 1828), aux Antilles (24 septembre 1828). Il faudra attendre le 7 septembre 1840 pour qu’une applica­ tion partielle en soit consentie au Sénégal. Le ministère de la Marine et des Colonies reste bien sûr la clef de voûte, avec la direction des Colonies, qui, à la différence des ter­ ritoires qu’elle administre, possède un personnel d’une grande stabi­ lité. De 1826 à 1842, le directeur Filleau Saint-Hilaire, ancien subor­ donné du baron Portai, présida à l’application du nouveau statut colo­ nial, avec pour sous-directeur, de 1830 à 1844, Gerbidon, qui fut gou­ verneur du Sénégal par intérim en 1827, en remplacement de Roger. De 1848 à 1858, le directeur des Colonies est Henri-Joseph Mestro. Entré au commissariat de la marine en 1825, il a servi au Sénégal, à la Guadeloupe et en Guyane. Depuis 1830, il est à la direction des Colonies ; sous-directeur en 1844, poste auquel il remplace Gerbidon, il a une longue expérience de la chose administrative. Il est lié au négoce bordelais et ami personnel d’Hilaire Maurel, dont la maison de commerce, Maurel et Prom, est devenue l’une des plus importan­ tes, et sans doute la plus entreprenante du Sénégal et de Bordeaux.

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pour avoir le temps d’imprimer vraiment leur marque personnelle au département de la Marine et des Colonies, c’est Mestro qui, jusqu’à l’arrivée de J.-Th. Ducos, au lendemain du Deux Décembre, mènera la barque coloniale au milieu des sautes de vent de la politique métro­ politaine et des écueils de l’abolition. Lucide, énergique, mais sensi­ ble aux pressions amicales des milieux d ’affaires, appréciant les hom­ mes d ’action mais ne leur laissant quand même pas la bride sur le cou, Mestro est au centre de tous les grands débats qui s’instaurent à cette époque à propos du régime politique, social ou économique des colonies françaises. Le directeur des Colonies joue en fait le rôle d’un sous-secrétaire d’État non politicien. C’est à son bureau que parviennent les rap­ ports des gouverneurs, officiellement et dans tous les cas adressés au ministre, qui ne voit généralement que les plus importants et les plus litigieux. Il ne faut pas oublier non plus que les colonies — et encore pas toutes, puisque PAlgérie n’est pas de ce ressort — sont gérées par la Marine ; elles ne constituent que la cinquième direction du minis­ tère. Bien plus souvent source d’ennuis et de soucis que de satisfac­ tions, elles introduisent dans un service figé par une tradition et une discipline toutes militaires la regrettable fantaisie des intérêts civils. Il n’est pas possible de faire marcher une colonie comme un vais­ seau de haut bord, la disparate des équipages y rend la discipline malaisée et limite le respect hiérarchique aux seuls fonctionnaires — et encore... Dans le budget général, les crédits alloués au ministère vont d’abord aux escadres et aux amiraux. Les colonies passent loin derrière et seront les victimes désignées des consignes périodiques de restrictions budgétaires. Sur le plan matériel, signalons que, des deux côtés — direction et territoires —, le personnel est réduit et les moyens de communica­ tion rares et lents. Un échange de correspondance avec le Sénégal demandera au moins un mois par vapeur, davantage par voilier. Ainsi, la révolution des 23 et 24 février 1848 ne fut connue qu’au début d’avril et la république proclamée à Saint-Louis le 13 du même mois (1). Désigné le 17 mars 1848 pour le commandement de la divi­ sion des C.O.A. (2), le gouverneur Baudin ne transmet ses pouvoirs au commissaire de la République (intérimaire) Bertin-Duchâteau que le 1er mai (3). (1) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 33 c, passage cité. (2) On nous permettra d’user désormais de cette abréviation pour désigner la division

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Cela n’est pas sans conséquence. Alors que la France commence à connaître des liaisons ferroviaires et des communications télégra­ phiques, la colonie, même avec les vapeurs, guère plus rapides sur les longues distances que les voiliers, vit toujours au rythme du XVIIIe siècle. Il reste donc nécessaire que son gouvernement et son Adminis­ tration soient pourvus d’une autorité de décision suffisante ; encore faut-il que le pouvoir ainsi délégué ne soit pas trop discrétionnaire et que les responsabilités soient convenablement distribuées. C’est à ces conditions que souhaitait satisfaire l’ordonnance royale du 7 septembre 1840, dont la plupart des dispositions essentielles seront conservées par les régimes ultérieurs. b) L’ordonnance royale du 7 septembre 1840 Le titre premier de l’ordonnance de 1840 expose les parties essen­ tielles du système : « Art. 1er — . Le commandement et la haute adm inistration de la colonie du Sénégal et de ses dépendances sont confiés à un gouver­ neur résidant à Saint-Louis. « Art. 2 — . Un commissaire de la marine et le chef du service judi­ ciaire dirigent, sous les ordres du gouverneur, les différentes parties du service. « Art. 3 — . Un inspecteur colonial veille à la régularité du service administratif et requiert, à cet effet, l ’exécution des lois, ordonnances et règlements. « Art. 4 — . Un conseil d’administration, placé près du gouverneur, éclaire ses décisions et statue, en certains cas, comme conseil du con­ tentieux administratif. « Art. 5 —. Un conseil général séant à Saint-Louis et un conseil d’arrondissement séant à Gorée donnent annuellement leur avis sur les affaires qui leur sont communiquées et font connaître les besoins et les vœux de la colonie. (4) »

On a pu interpréter diversement ces dispositions générales : « Le gouverneur devenait en quelque sorte un chef d’État consti­ tutionnel, couvert par la fiction de l’irresponsabilité. Trois chefs d’administration, l’ordonnateur, le directeur de l’Intérieur (5) et le chef45 (4) Ordonnance royale concernant le gouvernement du Sénégal et dépendances, Paris, Imprimerie Royale, 1840, 42 p., et B. A . Sénégal, t. I, pp. 559 à 590, 7.9.1840. (5) L’ordonnance du 7.9.1840 ne prévoyait pas cette fonction, créée seulement en 1869, mais on peut ici, sans fausser l’esprit de la citation, remplacer « directeur de l’Intérieur »

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du service judiciaire dirigeaient toutes les parties du service et jouaient à l’égard du gouverneur le rôle de ministres. (6) » Par décision inattendue, mais qui s’explique sans doute par le désir d’abolir toute référence au suffrage censitaire, le gouvernement pro­ visoire de la deuxième République avait supprimé le conseil général, dont les dix membres étaient élus sur une liste de quarante à soixante notables saint-louisiens. Cette assemblée n’était que très insuffisam­ ment remplacée, après 1848, par la désignation au suffrage universel masculin d’un représentant (député) du Sénégal aux Assemblées cons­ tituante et législative du nouveau régime. Le conseil d ’arrondissement de Gorée, bien que rien ne fût sti­ pulé à son sujet, était implicitement englobé dans la suppression des conseils généraux des colonies. La fonction de délégué de la colonie à Paris disparaissait par la même occasion (7). Ainsi, paradoxalement, la République confondait à nouveau l’exécutif et le législatif aux mains d’un fonctionnaire d’autorité dont l’appellation éphémère de « com­ missaire de la République » fut vite abandonnée pour revenir au clas­ sique « gouverneur ». On imagine aisément que l’Empire autoritaire s’accommodera fort bien, ici, du lit fait par le régime démocratique qui l’a précédé. Il se contentera de supprimer la fonction de député du Sénégal et de ne pas rétablir les conseils électifs. Ainsi, dès la deuxième Républi­ que, le système institué par la monarchie libérale est-il faussé au point de concentrer les pouvoirs véritables aux mains des fonctionnaires d’autorité, sous la tutelle d’un ministère et d’une direction des Colo­ nies souvent condamnés à approuver ce qu’ils n’avaient pu empêcher, faute d’avoir été prévenus à temps. \ Les autorités de la colonie

)

a) Le gouverneur Nommé par le ministre pour une durée indéterminée, il est le chef de la colonie. L’article 2 de l’ordonnance lui confère « la direction supérieure de l’administration de la marine, de la guerre, des finances et des67 (6) S o u ch a l {in ten dan t gén éra l), « L e com m issariat d e la m arin e au x c o lo n ie s » , in R evu e h isto riq u e d e l ’arm ée, P a r is, 1968, n ° 1, p . 6 8 . (7 ) D écrets d u G .P .R .F . d e s 5 m ars, 2 7 a v ril e t 4 m ai 1848. L e d ern ier su p p rim a it les c o n s e ils g é n éra u x d e s c o lo n ie s . C elu i d u 2 7 avril fu t p r o m u lg u é a u S én ég a l le 2 6 .6 .1 8 4 8

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différentes branches de l’administration intérieure » ; les articles 13 à 22 précisent les limites de ces pouvoirs (approbation ministérielle) et divers points particuliers : l’instruction publique, où l’ouverture d’écoles est soumise à son autorisation (article 24) : les cultes, où il doit veiller à l’application pure et simple du Concordat. Si rien n’est encore prévu pour la surveillance d’une presse alors inexistante, l’article 32 lui confère les pouvoirs de haute police et lui concède des droits littéralement régaliens, dont l’exercice se perpétuera jusqu’à la fin du régime colonial (mises en résidence surveillée, expulsions). En matière législative, il promulgue et fait enregistrer, sur ordre du gouvernement, les lois applicables à la colonie, et rend les arrêtés d’application, ainsi que ceux de police et d’administration locales réser­ vées à sa compétence. Il prépare en conseil d’administration les pro­ jets qu’il désire soumettre au ministre, ce qui réserve pratiquement au gouverneur l’initiative des lois comme leur application (chapitre VI, articles 50 à 52). Si l’on ajoute qu’il peut suspendre et assigner à résidence à Saint-Louis ou à Gorée les fonctionnaires de son res­ sort, avec quelque ménagement pour les chefs de service, qu’il doit dans ce cas laisser libres d’aller s’expliquer en France (art. 57 et 58), on constate qu’il exerce un pouvoir exécutif étendu, que renforcent encore ses prérogatives militaires et diplomatiques. Commandant supérieur et inspecteur général des troupes, de tous bâtiments, armes, forts, navires de l’État affectés à la colonie, mili­ ces locales, avec toute la rigueur des règlements militaires (titre II, chap. II, art. 6 à 9), il est aussi responsable des relations extérieures : « Article 49 « Par. I — Le gouverneur communique en ce qui concerne le Sénégal avec les gouverneurs des possessions étrangères en Afrique et avec les chefs des différentes tribus ou peuplades de l’intérieur. « Par. 2 — Il fait avec ces derniers tous traités de paix ou de com­ merce à la charge de les soumettre à notre approbation. « Par. 3 — Il règle en conseil les coutumes et présents à accorder aux chefs de tribus et peuplades avec lesquelles le Sénégal est en relations. » Ainsi reposent sur lui les modalités pratiques et même les initiati­ ves ayant trait au maintien et à l’extension des territoires dominés ou protégés par la France en Afrique de l’Ouest. Seuls peuvent le retenir, outre les considérations de prudence, les dispositions budgé­ taires et le souci de l’approbation ministérielle a posteriori. Pour toutes ces raisons, il sera nécessaire au gouverneur de s’appuyer sur les chefs de service de la colonie, d’en faire des collaborateurs confiants et non des critiques grincheux prompts à dénoncer en haut lieu abus et

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Les trois hauts fonctionnaires prévus par l’ordonnance de 1840 sont : l’ordonnateur, l’inspecteur (ou contrôleur) colonial, le chef du service judiciaire. Il s’y ajoutera, à partir de 1846, le directeur des Affaires extérieures, et, en 1869, le directeur de l’Intérieur. Gorée et ses dépendances sont dirigées, sous le contrôle du gouverneur, par un commandant particulier ; enfin, en liaison avec le gouvernement de la colonie, mais ne dépendant pas de lui, il existe un commande­ ment de la division navale des C.O.A., dont l’activité n ’est pas uni­ quement maritime. b) L’ordonnateur Deuxième personnage de la colonie, faisant de droit l’intérim du gouverneur, c’est un commissaire de la marine ayant rang d’officier supérieur. Depuis 1848, le corps unique du commissariat de la marine comprend, à côté de la section purement maritime, une section colo­ niale spécialisée. On peut y voir l’ébauche d’une première adminis­ tration spécifique en même temps que l’héritage de l’intendance colo­ niale de la monarchie d’Ancien Régime (8). Le cas n’est pas excep­ tionnel d’un ordonnateur devenant gouverneur ou commandant titulaire. Ses fonctions sont définies comme suit à l’article 66 : « Un commissaire de la marine est chargé, sous les ordres du gou­ verneur, de l’administration de la marine, de la guerre, de l’intérieur et du trésor, de la direction supérieure des travaux du service inté­ rieur, et de la comptabilité générale pour tous les services (9). »

Le personnel sous ses ordres (10) est qualifié, mais peu nombreux ; la maladie, les épidémies souvent fatales, entraînent des changements trop rapides dans un cadre qui devrait au contraire incarner la stabi­ lité... Souvent, les subalternes se trouvent par la force des choses placés à des fonctions de responsabilité auxquelles ils sont encore peu pré­ parés. Tous les rapports insistent sur l’insuffisance chronique des effec­ tifs et réclament le remplacement rapide des rapatriés ou des morts. c) Le contrôleur colonial « Deuxième personnage de l’administration », comme le soulignent volontiers ceux qui occupent la fonction, il est chargé d’une mission8910 (8) S o u c h a l, « L e co m m issa r ia t d e la m arin e » , art. c it ., p. 6 9 . (9) O r d o n n a n c e royale, titre III, chap. 1, i re se c tio n , art. 66, p .

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(10) C o m m issa ires (o ffic ie r s supérieurs), co m m issaires a d jo in ts, a id e s-co m m issa ires ( o f f i­ ciers subalternes), co m m is de la m arine (aspirants), écrivains d e m arin e (officiers m ariniers).

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délicate : la surveillance des différentes opérations engageant des dépen­ ses. L’ordonnance de 1840 lui confère le titre d’inspecteur colonial ; il sera vite abandonné, pour éviter la confusion avec les inspecteurs extraordinaires, officiers généraux en tournée. d) Le chef du service judiciaire Président de la cour d’appel et de la cour d’assises de Saint-Louis, il est le seul chef de service dont l’indépendance soit véritablement établie à l’égard du gouverneur, et même du ministre. Ses attribu­ tions et les limites de son ressort sont précisées par les ordonnances d’application du 17 mars 1844 et du 4 décembre 1847. Elles ne seront pas modifiées sous l’Empire (11). Le chef du service judiciaire est inamovible. Il est assisté de deux conseillers. Un procureur général et son substitut pour Saint-Louis, un juge, un procureur pour Gorée, complètent la magistrature tant assise que debout. La cour d’assises s’adjoint quatre notables dési­ gnés, remplissant les fonctions d’assesseurs et faisant figure de jury. Des tribunaux de première instance fonctionnent à Gorée et à SaintLouis ; leur juridiction est correctionnelle et de simple police. Enfin, l’un des conseillers à la cour devient juge de paix en cas de besoin. Quelques auxiliaires de justice : greffiers, huissiers, commissaire-priseur, sont en fonctions à Saint-Louis et à Gorée. Il est fortement question d’instituer pour les affaires civiles inté­ ressant les habitants de religion islamique un tribunal musulman qui siégerait à Saint-Louis. Ce projet, dû à Bouët, se heurte depuis 1843 à de vives oppositions, qu’incarne notamment le président Carrère, juge à Saint-Louis depuis 1840, et chef du service judiciaire de 1848 à 1866 (12). Ce tribunal verra cependant le jour en 1857 (13). e) Le directeur des Affaires extérieures Cette fonction n’était pas prévue par l’ordonnance de 1840. C’est Bouët qui l’a proposée, suscitant ainsi les instructions ministérielles du 21 novembre 1845. (11) A .N .S .O .- M ., S é n é g a l, V III II a. O r d o n n a n c e r o y a le du 2 7 .3 .1 8 4 4 ; S én ég a l V III 14 a. O r d o n n a n c e ro y a le d u 4 .1 2 .1 8 4 7 . (12) L a lo n g u e durée des services au S én ég a l du président F rédéric-Jean Carrère, sa par­ ticipation à nom b re d e con seils d ’ad m in istration , ses relations avec les n otab les saint-louisiens et son ex p érien ce très co n se rv a tr ic e en fo n t u n p e r so n n a g e p eu c o m m o d e , p rom p t à inter­ venir a u m inistère o u d an s la presse m étr o p o lita in e (par p ersonn e in terp osée). S on in flu en ce s ’exercera ju s q u ’e n 1870, a v a n ta g e d u ju g e in a m o v ib le sur le fo n c tio n n a ir e civil o u m ili­ taire tr o p so u v e n t m u té . (13) Sur les o rig in es d u trib un al m u su lm a n , v o ir le m ém o ire d e m aîtrise d e M m e D a g et,

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Placé sous l’autorité directe et exclusive du gouverneur, « qui propose sa désignation à l’agrément du ministre, le directeur des Affaires extérieures est chargé de l’examen de toutes les propositions et réclamations des diverses peuplades de l’intérieur, du relèvement des exactions commises contre les habitants du Sénégal : en un mot, tout ce qui serait susceptible d’amener la paix ou la guerre serait de son ressort. C’est à lui particulièrement qu’il appartiendra de veiller au paie­ ment des coutumes, à la délivrance des vivres fournis en nature aux chefs, aux envoyés et aux otages des mêmes peuplades ; enfin, il aura sous ses ordres immédiats les commandants particuliers des escales ou des postes du fleuve, lesquels correspondront avec lui pour tout ce qui touchera à la politique. (14) » Dans ce qui précède, on voit que le directeur des Affaires exté­ rieures devenait le ministre des Affaires étrangères africaines du gou­ verneur de la colonie, mais lui restait étroitement subordonné. N’oublions pas que l’« extérieur », ici, c’est non seulement, comme le texte le prévoit, le fleuve Sénégal, mais toute la Sénégambie et le Bas de la Côte. Tâche écrasante, où même un homme jeune ne peut que parer au plus pressé, et au plus près. Outre les chefs indigènes, le directeur des Affaires extérieures doit souvent convaincre son gou­ verneur du bien-fondé des instructions qu’il suggère et sollicite. Il doit entretenir sur des maigres subsides un réseau d ’informateurs et des interprètes (15). Son autorité dans sa fonction est limitée : non seu­ lement les instructions de 1845 le placent sous la surveillance directe et exclusive du gouverneur, mais celui-ci a parfaitement le droit, en l’absence de tout texte contraire, de changer de directeur des Affai­ res extérieures. La fonction, confiée à des jeunes officiers bien en main, pourra être, pour ceux qui se montreront aussi dociles que com­ pétents, une bonne occasion d’avancer rapidement. Le meilleur exemple est fourni par Flize, sous-lieutenant en 1854, chef de bataillon en 1865, après avoir rempli pendant cette période les fonctions de secrétaire du gouvernement, puis de directeur des Affaires extérieures (18551866) (16). (14) A .N .S .O .- M ., S é n é g a l, V II 10 c. M in istre à g o u v ern eu r, 2 L 1 1 .1 8 4 5 . (1 5 ) L a d é c is io n m in isté rielle c ité e p lu s h au t o rg a n isa it ain si le service : un d irecteu r (c h e f d e b a ta illo n C a ille ), un d irecteu r-a d jo in t (lie u ten a n t d e v a issea u R ev er d it), un écri­ vain d e la m arine, un interprète un iqu e, le seul indigène du service budgétairem ent a p p oin té : c ’éta it très in su ffis a n t et o b lig e a it le d irecteu r d e s A ffa ir e s extérieu res en em b a u c h e r d ’a u tr es, sur le s créd its d e fo n c tio n n e m e n t du se rvice. (1 6 ) A r c h iv e s d e l ’A r m é e . V in c e n n e s. T r o u p e s d e la M arin e, o ffic ie r s . D o ssie r s p e r so n -

à

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Les services administratifs et ie conseil d*administration a) Les services administratifs Le détail administratif, pour employer l’expression reçue à l’épo­ que, est calqué sur celui de la métropole. Il en résulte une inflation des titres en contraste avec la maigreur des effectifs réels. L’assimi­ lation est bien plus théorique qu’effective. Comme dans un départe­ ment français, il existe au Sénégal diverses directions et services tech­ niques : direction des Ponts et Chaussées, service des Ports, Inscrip­ tion maritime, Trésor, bureau de l’Enregistrement et des Domaines, Police urbaine, Douanes, service des Cultes, Instruction publique, Poste. Mais si l’on va plus loin que les en-têtes des documents officiels émanant de ces différents services, on constate bien des insuffisan­ ces, plus ou moins palliées par des cumuls de fonctions ou le recours à divers auxiliaires. Ainsi le service de l’Enregistrement et des Domaines est-il assuré par les magistrats du siège ; le commissaire-priseur fait fonction de notaire ; les douaniers professionnels n ’existent pas et les contrôles sont faits par des soldats de la garnison détachés à cet effet (17). L’enseignement public, entièrement confié aux congréganistes, n’a plus que des écoles primaires depuis la fermeture du collège de Saint-Louis en 1848 ; le préfet apostolique n’a sous sa juridiction que deux parois­ ses et tente d’en créer une troisième à Bakel. Le service des Postes comprend deux bureaux fort mal reliés entre eux : Saint-Louis et Corée, et, faute de ligne régulière avec la France, le courrier doit passer par les îles du Cap-Vert ou Sierra Leone pour emprunter les packet-boats britanniques. Enfin, la présence d’un commissaire de police à Corée inspirerait sans doute une crainte salutaire aux malan­ drins s’il avait plus de deux agents (indigènes comme lui) sous ses ordres. Au moins à Saint-Louis sont-ils neuf (18) en 1843, six en 1849. On complétera ce rapide tableau en montrant que le service le plus étoffé est celui qui veille à la santé publique. Il donne l’impression de gérer les maladies plus que de les guérir. On est pour longtemps encore dans l’ignorance totale de l’origine des fièvres variées qui frap­ pent la garnison et la population, avec des recrudescences saisonniè­ res, en hivernage notamment. On sait reconnaître, mais on attribue aux « miasmes pestilentiels », les diverses maladies épidémiques devant (17) L a p lu p a rt d e ces ren seig n em en ts so n t p u isés d a n s les rap p orts d e fin d ’a n n é e d es con trô leu rs c o lo n ia u x p o u r 1848 et 1850. A .N .S .O .- M ., S é n é g a l, X I X 7 a et X I X 3 c . H81 J o in v ille , o p . c it . , p . 2 1 5 .

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lesquelles le service de santé se trouve aussi désarmé que les mires du Moyen Age. La mauvaise hygiène alimentaire est générale ; l’hygiène corporelle et celle des bâtiments publics ou privés ne sont guère meilleures. L’eau de boisson, enfin, est responsable de nom­ breuses dysenteries et typhoïdes ; et les hôpitaux de Saint-Louis et Gorée laissent beaucoup à désirer, malgré les travaux entrepris depuis que le prince de Joinville a dénoncé leur aspect sordide, tout en cons­ tatant « qu’ils sont tenus à la perfection grâce aux médecins de la marine et aussi aux admirables sœurs de charité (19) ». Entièrement recrutés dans les corps spécialisés de la Marine, les officiers de santé sont, budgétairement, au nombre de vingt : un médecin-major, chef de service, ayant sous sa direction trois phar­ maciens et seize médecins ou chirurgiens de marine (20), dont deux embarqués et quatre dans les principaux ports. Souvent inférieur d’un tiers, voire davantage (21), cet effectif ne permet pas d’attribuer un chirurgien de marine à chaque garnison, et impose aux valides, en période d ’épidémie, une tâche écrasante. Les religieuses, infirmières soignantes, sont assistées par des infir­ miers et garçons de salle appartenant aux équipages de la station locale de la Marine. On avait même pris l’habitude, pour pouvoir les for­ mer, d ’utiliser des esclaves rachetés jeunes et engagés pour quatorze ans... La fin de cette pratique tarit le recrutement et laisse les hôpi­ taux bien démunis, d’autant plus qu’il est impossible de « songer à employer des Européens qui, eux-mêmes, en tombant malades, vien­ draient créer de nouveaux et plus sérieux embarras », tandis que les Noirs, surtout à Gorée, « ont une vive répugnance pour cette sorte d ’emploi » (22). Dans tous ces services, il y a chez la plupart des fonctionnaires une volonté certaine de bien faire son métier à la place où l’on se trouve. Mais les circonstances font que beaucoup ne travaillent pas à leur vraie place ! L’incessant mouvement des malades, des gens par­ tant en convalescence ou en congé, la forte mortalité, les délais mis (1 9 ) L es ch iru rgien s de m a rin e so n t des o ffic ie r s d e sa n té fo r m é s d an s les é c o le s d e sa n té d e la M arin e. Ils n ’on t p as suivi l ’en se ign e m en t d es facu ltés d e m éd ecin e c iv iles, seul h a b ilité à co n d u ire à l ’o b te n tio n d u grad e d e d octeu r en m éd ecin e. L e s m é d ecin s d e m arin e l ’o n t o b te n u so u v en t a p rès p lu sieu rs a n n ées d ’exerc ic e c o m m e ch iru rgien s d e m a rin e, en pren an t leurs inscriptions et sou ten an t u n e thèse d e facu lté. L e titre de chirurgien n e sign ifie rien d ’au tre q u e l ’o b te n tio n d ’u n d ip lô m e « au rabais » d ’o ffic ie r d e sa n té . Il n e c o n sa c r e d o n c a u cu n e a p titu d e p ro p rem en t ch iru rgicale. (20) A .N .S .O .- M ., Sén ég a l, X I X 7 c. R ap p ort d u con trôleu r co lo n ia l pour l ’an n ée 1850, p iè c e citée. (2 1 ) A .N .S .O .- M ., S é n é g a l, X I X 7 a . R ap p o rt du co n tr ô le u r c o lo n ia l p o u r 1848, p ièce c itée. fTTS À W ç O -TM

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par la métropole à combler les vides dont elle-même n’est informée que tardivement, tout cela convie à confier les postes vacants à des intérimaires. On espère que leur compétence se forgera sur le tas. Il n’en résulte pas que des erreurs et des maladresses, et tel remplaçant fait regretter le retour du remplacé ! Mais, dans la plupart des cas, le résultat est le renforcement de la « lettre administrative », refuge des timorés, échappatoire commode à des responsabilités nouvelles. Et cela se présente à tous les échelons, si bien qu’à certaines pério­ des d’épidémie il devient difficile de trouver un emploi important occupé par son titulaire, gouverneur compris. Comme la peste, alors, on fuit l’initiative. Cependant, ce formalisme administratif a du bon, et le chercheur sera le dernier à s’en plaindre. A fréquenter les papiers rédigés par ces hommes dont beaucoup sont morts à la tâche, et qui maniaient parfois aussi bien l’épée que le porte-plume, on ne peut s’empêcher de songer à leurs conditions de travail. Rapports des postes ou des services, cahiers d’ordres et registres de correspondance tenus en trois, quatre, voire six exemplaires, plans dressés par les officiers et gardes du génie à l’encre de Chine et au lavis avec autant de soin et de clarté que s’ils eussent été dessinés sous le ciel clément d’une province française (23), comptes rendus de campagne ou d’explora­ tion, tout cela témoigne en leur faveur. Et si l’on entre dans le détail, on constate que les états sont dressés et collationnés avec rigueur ; on est un peu confondu, aussi, par la régularité de l’écriture, qui rend ces textes plus faciles à lire que nos modernes circulaires ronéotypées. Netteté de l’exposition, paragraphe par paragraphe, correction de l’orthographe et du style, clarté sou­ vent élégante de la pensée... Qu’on mette en face de cela la chaleur, les fièvres, l’humidité et les moustiques de l’hivernage, la longue séche­ resse, la soif qu’apaise mal une eau qu’on ne sait pas bien rafraî­ chir, la sueur qui fait glisser le porte-plume et tache le papier, l’encre trop fluide ou trop sèche, le papier moite ou cassant. Si jamais sol­ des coloniales ont été méritées, ce sont bien celles-là. En associant à ces tâches les mulâtres et les Noirs de Saint-Louis et de Gorée, l’autorité coloniale initie aux techniques administratives européennes un nombre croissant d’Africains. Elle met en place la silhouette encore squelettique d’une organisation moderne dont elle ne sera pas la seule bénéficiaire. Elle crée des habitudes, impose des règles de gestion qui sont loin d’avoir disparu aujourd’hui. Et si elle a fondé la durable opposition de la palabre africaine et de la pape­ rasse en quadruple expédition, les exemples sont nombreux où cette (23) Voir à ce sujet les documents graphiques conservés au Dépôt des fortifications des i W S O -M . Paris.

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apparente antinomie se muera en une fructueuse synthèse. La for­ mation de la colonie du Sénégal et, par-delà, celle de la république actuelle du Sénégal, ces fonctionnaires scrupuleux y ont eu aussi leur part. b) Le conseil d’administration de la colonie Institué en remplacement du conseil privé, conjointement avec le conseil général, par l’ordonnance de 1840, il reste, après les réfor­ mes de 1848, le seul organisme consultatif du Sénégal. Il se réunit au moins une fois par mois. La prédominance de l’Administration y est la règle : les quatre membres de droit sont le gouverneur, président ; l’ordonnateur, viceprésident ; le chef du service judiciaire et l’inspecteur (ou contrôleur) colonial. Il comprend deux membres ordinaires désignés pour deux ans par le gouverneur parmi les habitants ; deux suppléants leur sont adjoints. Il est recommandé de les choisir sur la liste des notables qui, avant 1848, concouraient à l’élection du conseil général — donc saint-louisiens — et « autant que possible, moitié parmi les Européens, moitié parmi les indigènes (24) ». Le maire de Saint-Louis doit être appelé à y siéger comme membre titulaire (25). Il est précisé que l’avis du conseil, sauf en matière de contentieux, n’oblige pas le gouver­ neur, « qui demeure seul arbitre (comme seul responsable) de la déci­ sion à prendre (26) ». On peut donc penser — et ce sera souvent le cas — que le con­ seil d’administration deviendra une chambre de réflexion. Le gouver­ nement en sollicitera l’avis motivé, surtout s’il est certain qu’il sera conforme à la décision qu’il a déjà résolu de prendre, mais qu’il veut faire passer aux yeux du ministre comme l’expression d’une volonté générale. Chaque mois, l’ordre du jour du conseil est établi et pré­ senté par l’ordonnateur ; le gouverneur y fait inscrire les questions qu’il souhaite voir débattre. En outre, la convocation du conseil en séance extraordinaire est à sa discrétion. Statutairement, enfin, le con­ seil vote le budget de la colonie sur présentation de celui-ci par l’ordonnateur.

(24) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 22 b. Ministre à gouverneur, 18.9.1840. (25) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 49. Ministre à gouverneur, 10.12.1847 (26) A.N.S.O .-M .- Sénéiïa! T 77 h Minîctr»» à (ïAm/prnpn r 112 O 19 A f \

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L'administration particulière de Gorée et dépendances L’ordonnance organique de 1840 ne faisait nulle part état de l’existence — pourtant effective depuis 1826 — d’un commandant par­ ticulier à Gorée. La fonction, généralement confiée à un officier de marine, était née comme une conséquence de l’éloignement, et aussi du statut douanier particulier. Il semble que la prévision d ’une pro­ chaine séparation en deux colonies distinctes ait dissuadé la direction des Colonies de redéfinir le rôle d’un administrateur destiné à s’effacer avant peu. Le projet de séparation, mis en forme en 1846 (27) sous le minis­ tère de l’amiral de Mackau, ne sera entériné que le 21 septembre 1848. Il fait du commandant particulier de Gorée une sorte de vicegouverneur dans les limites de sa circonscription. Les chefs de ser­ vice de Saint-Louis doivent le tenir informé ; il administre les postes de la Casamance et les comptoirs du Bas de la Côte, non sans con­ flits de compétence avec la Marine. Mais Gorée a plus d’affinités avec ses dépendances qu’avec SaintLouis et le Sénégal. Ce dernier est déjà en proie aux crises modernes de matières premières et de débouchés quand, dans les comptoirs du Sud, on en est encore à chercher le substitut licite du « bois d ’ébène », dont le commerce n’est pas encore éteint, surtout dans les Rivières, où la troque est ouverte à tous les pavillons. Une séparation totale d’avec Saint-Louis est souhaitée par beaucoup. Le nouveau régime est un pas vers celle-ci et vers l’appropriation des estuaires guinéens, avec l’excuse de la lutte antinégrière...

2. Les forces armées Placées sous l’autorité directe du gouverneur, garnison et flottille du Sénégal dépendent du ministère de la Marine (et des Colonies). C’est lui qui solde les dépenses d’armement et de personnel, la colo­ nie ayant à sa charge — en principe — les frais d’entretien des bâti­ ments militaires et de fonctionnement local. Sous l’ancre de marine qui timbre tous les collets et boutons d’uni­ forme, il existe cependant une distinction nette entre terriens et marins. Les troupes terrestres ressortissent certes à la Marine, mais leurs offi(27) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 2 a. Rapport au roi du V.-A. ministre, Saint-Cloud, 'i

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ciers ont été pour la plupart formés dans les écoles de la Guerre, Saint-Cyr et Polytechnique. Pour ceux qui sont sortis du rang, il est rare qu’ils n’aient pas appartenu à l’armée de terre en France ou en Algérie. Le ministre de la Guerre détache auprès de son collègue de la Marine et des Colonies le personnel nécessaire, et même parfois des unités entières : éléments du génie, escadron de spahis, qui, à l’ori­ gine, était un détachement du 2e spahis algériens et y restera en prin­ cipe rattaché pour ordre. Pour les vrais marins, point de double appartenance, mais les con­ tacts avec la terre sont beaucoup plus fréquents qu’en métropole : transport des unités terrestres, opérations amphibies, compagnies de débarquement formées à partir des équipages des navires et combat­ tant sur terre à côté des fantassins, états-majors mixtes, commande­ ments d’expéditions continentales souvent assurés par des marins. Pres­ que tous les gouverneurs qui ont marqué la période de 1817 à 1854 par des expéditions de guerre et ont tenu à les conduire en personne ont été des marins. D’ailleurs, la situation côtière ou fluviale de la plupart des postes de la colonie, le « maigre archipel » de Georges Hardy, justifiait ici plus encore qu’aux Antilles ou en Guyane la direc­ tion d’un officier de vaisseau.

La flottille du Sénégal Est -ce à dire qu’ils disposaient de moyens navals considérables ? Non, et ce sera une revendication constante des plus actifs d’entre eux que l’augmentation du nombre et de la puissance des bâtiments de la flottille locale. Or, de 1848 à 1850, celle-ci s’est amoindrie. Elle ne compte plus que trois avisos à vapeur : le Liamone, le Basilic, le Guet N ’Dar, un brick à voiles et deux goélettes, quelques cotres et des chalands fluviaux de remorque. Seuls les officiers et médecins étaient européens. Hommes et bâtiments étaient souvent indisponi­ bles, maladies pour les uns, entretien difficile pour les autres.

La garnison de la colonie La composition et les effectifs des troupes à terre avaient été fixés au temps de Bouët, et, en 1850, les états n ’avaient subi d’autres révi­ sions que celles imposées par le temps, les maladies, les nonr p m n la r 'p r r t p n t c

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Sur le papier, donc, la garnison se répartit ainsi : / — lln^J^iaUlon _d ’infanterie delmarine) : 19 officiers, 40 sous; officiers, 10 tambours, ÏG enfants de troupe, 60 caporaux, 89 volti\ geurs et 356 fusiliers. De recrutement européen — et de qualification ] morale des plus médiocres —, cette unité, en 1851, ne comptait plus / que 400 disponibles, dont 358 à Saint-Louis, 35 à Gorée et quelquesA uns, sous-officiers et officiers surtout, dans les postes. ^JJnejcom pagnie d ’artillerie de marine): 4 officiers, 8 sousf officiers, 92 brigadiers et ïïümmes de troupe, assortie d’un détache­ ment d’ouvriers d’artillerie comprenant 1 officier, 1 sous-officier et 29 hommes. En 1851, ils ne sont plus qu’une trentaine à Saint-Louis, 8 à Gorée (pour une soixantaine de canons !), 1 ou 2 par poste du fleuve ou du Bas de la Côte. Le train d’artillerie, éprouvé en 1849 par l’expédition de Fanaye, n’a plus que 2 chameaux et quelques mulets. On a dit ailleurs le délabrement des forts. Bakel, selon le capi­ taine du génie Parent, menace ruine, et les remparts se fissureraient irrémédiablement si tous les canons tiraient en même temps. Qu’on se rassure, il n’en saurait être question, car il n’y aurait personne pour servir les pièces !

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JJn escadron de spahisjjdont l’ordre de bataille de 96 cavaliers impliquè^üïTëfï^CtîîTHar^el 20 hommes — Français, Algériens, Séné­ galais —, avec 6 officiers et 8 sous-officiers, commandés par 2 offi­ ciers. Bien que les autorités rendent hommage à la qualité de ce corps, qui s’est distingué à Fanaye, « la meilleure force dont dispose le gou­ verneur au moins comme force morale vis-à-vis des populations (28) », on peut douter de l’efficacité d’une poignée de cavaliers face aux cen­ taines, voire aux milliers d’adversaires qu’elle peut avoir à affronter. :énie\ n’est plus représenté, dans l’ensemble du territoire où il a charge des forts et des bâtiments, que par un personnel d’offi­ ciers et gardes du génie ne dépassant pas 5 hommes dans les meil­ leures périodes sanitaires (29). Ajoutons que ces gradés, souvent très compétents, doivent aussi prêter main-forte à la direction des Ponts et Chaussées. Fort heureusement, il n’y a pas de ponts. Les chaus­ sées sont réduites à celles de Saint-Louis et de Gorée, et les charrois pratiquement inconnus. Pour des opérations militaires offensives, il faudrait disposer d’une petite unité tactique pouvant faire quelques (28) A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 3 c. Propositions de la Commission des comptoirs, juin 1851. Garnison du Sénégal, pp. 56-69, d’où sont tirés tous les détails de situation ci-dessus. 1291 A .R .S.. I B 4L pièce 145, citée.

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I opérations de siège. Force sera de la demander à la métropole en vue I de l’expédition de Podor en 1854. J

— La solution à la crise d’effectifs de la garnison pourrait être le renforcement de la compagnie indigène d ’infanterie, qui devrait compter 300 hommes encadrés par 3 officiers et 8 sous-officiers euro­ péens (30). Le système de recrutement établi par l’arrêté du gouver­ neur pris en 1836 pour la constitution de cette compagnie (31) n ’a j pas été modifié : Art.5 —. La compagnie d’indigènes se recrutera comme suit : « 1 — par les recrues de l’intérieur nement et qui devront servir pendant « 2 — par des enrôlés volontaires ; pour sept ans ; leur âge sera compris

rançonnés (sic) par le gouver­ quatorze ans ; la durée de l’engagement sera entre 18 et 25 ans. »

La taille requise, d ’abord fixée à 1,55 m, fut abaissée à 1,50 m, ce qui, quand on connaît la stature généralement élevée des Souda­ nais, est déjà une indication précieuse quant aux difficultés de recru­ tement ! On peut se demander si l’on ne trouvait pas plus expédient d ’enrôler ou d ’acheter des gamins. Le Sénégal devait, outre les garnisons du Bas de la Côte, fournir les soldats noirs de la compagnie de Cayenne. Or l’abolition de l’escla­ vage a rendu quasi impossible le recrutement à Saint-Louis et à Gorée. Seul le haut fleuve est encore capable de fournir quelques élé­ ments (32). On avait un moment mis un frein aux rachats — loin­ tain contrecoup des illusions humanitaires du printemps 1848... Dès la fin de cette année, le contrôleur colonial préconise le retour au système antérieur, assorti d’engagements de sept et deux ans pour les hommes libres (33). On a aussi envisagé d’instituer la conscription à Saint-Louis et Gorée, puisque les habitants en sont devenus citoyens. L’idée paraît aussitôt inacceptable à une population déjà aux prises avec les difficultés de l’émancipation ! Force est donc de revenir aux rachats. L’avenir militaire de la colonie est cependant, pour les esprits clair­ voyants, étroitement lié à une politique cohérente et plus juste de recrutement indigène. Bouët-Willaumez, Baudin, Bertin-Duchâteau sont dans l’ensemble d ’accord : il faut des Sénégalais pour garder le Séné(30) (31) (32) 031

A .R .S., I B 41, pièce 145, citée. Sénégal, XVI 3 b. Arrêté du 18 juillet 1836 modifiant celui du 21 mars 1836. On recherchait surtout les Bambaras, dont beaucoup n’étaient pas musulmans. Â.M .S.O.-M .. Sénéeal. XIX 7 a. Contrôleur colonial à ministre, ianvier 1849.

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gai. Leur statut peut être particulier, mais soldes et uniformes doi­ vent être semblables à ceux des Européens. Ce souci de dignité — plus que d’égalité ou d’assimilation — animera longtemps les meil­ leurs des officiers et des administrateurs, ceux qui savent prêter l’oreille aux aspirations de leurs soldats. — Il existe enfin, sur le papier, une force supplétive, analogue à la garde nationale française : la milice. 4 compagnies à Saint-Louis, 2 à Gorée. Composées d’habitants encadrés par des notables blancs ou mulâtres, ces unités sont complètement désorganisées par les remous de l’abolition de l’esclavage. La garnison au complet — milice exclue — s’élèverait à 1 157 offi­ ciers, sous-officiers et hommes, représentant 422 305 journées de rationnaires, dont 46 922 à l’hôpital. C’est dire que 11 % de l’effec­ tif total est indisponible, en moyenne, chaque jour. En 1850-1851, compte tenu des données qui précèdent, on aligne péniblement 650 hommes des troupes régulières et moins de 200 soldats de la compa­ gnie indigène. Le gouverneur Baudin s’alarme et souligne que la colo­ nie est indéfendable en cas de conflit européen, et menacée face aux Maures et aux Toucouleurs. Une bonne part des responsabilités de la défense maritime n’incom­ bait cependant pas au gouverneur : le commandant de la division navale l’en déchargeait. La division navale des côtes occidentales d ’Afrique a) Les origines A la suite de la convention franco-anglaise du 29 mai 1845 (34), la Grande-Bretagne et la France s’étaient engagées à renforcer la croi­ sière antiesclavagiste que chacune des deux nations entretenait depuis 1832 sur les côtes occidentales d’Afrique, et lui avaient donné des nouvelles règles de fonctionnement. Même si celles-ci avaient été remi­ ses en question assez vite de part et d’autre, la répression de la traite avait enregistré quelques progrès, surtout au nord de l’équateur. Une délicate répartition des responsabilités entre le gouverneur et le commandant de la division navale les opposait souvent à propos des comptoirs du Sud, notamment du Gabon (35). L’affaire se régla (34) A .A .E ., MD, Afrique 22. (35) G. Hardy caractérise cette situation en disant qu’« en somme il y avait deux gou­ verneurs français sur la côte occidentale d ’Afrique : un gouverneur du Sénégal et un gou­ verneur des comptoirs du Sud ». La mise en valeur..., op. cit., p. 313.

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

à peu près entre 1848 et 1850 en raison de l’amitié qui unissait le gouverneur Baudin et le commandant Bouët-Willaumez. Ce dernier laissera cependant entendre à son successeur, le capitaine de vaisseau Pénaud, que les choses seraient beaucoup plus simples si Gorée et tout le Sud formaient une colonie distincte (36). On la placerait uni­ quement sous les ordres du chef de la division navale. Solution qui prévaudra de 1855 à 1859. La division navale souffre de bien des maux que l’on peut clas­ ser en trois catégories : insuffisances techniques, multiplicité et com­ plexité des tâches, responsabilités mal définies. b) Bâtiments et bases Les insuffisances techniques résident d’abord dans le trop petit nombre et la vétusté des bâtiments. La convention de 1845 en avait prévu 24, dont 15 toujours à la mer... Leur nombre est réduit en 1850 à 12, et encore ! Quatre bateaux sont relativement modernes par leur propulsion mixte : la frégate à vapeur l ’Eldorado, généralement basée à Gorée, les avisos à vapeur le Caïman et i ’Achéron (golfe du Bénin, Biafra), la corvette à vapeur l ’Espadon (police côtière au sud de l’équateur). Tout le reste est composé de voiliers : la frégate la Pénélope (Atlantique Sud), la goélette la Recherche (idem), les bricks le Pourvoyeur (de Gorée à Sierra Leone), le Rusé et l ’Argus (Guinée et Bénin), et quelques bâtiments de servitude : la gabare la Prévoyante, le ponton l ’Utile, dépôt de charbon annexe et prison flottante à Gorée, la corvette déclassée l ’Adour — mêmes fonctions au Gabon —, enfin le brick-citerne l ’Adélie à Gorée, malencontreusement échoué et perdu sur la plage de Hann-Dakar en 1850. Les bases navales sont des plus modestes. Le débarcadère de Gorée est exigu, celui du Gabon n’est pas achevé en 1850. Ailleurs, il faut se contenter de mouiller au large de la barre. Aussi les marins guignent-ils l’anse de Dakar au moins autant que les terriens, et sont-ils à l’affût de tout ce qui ressemble à une échancrure abordable sur ce littoral inhospitalier. Les plus mauvais atterrages sont ceux de la Côte de l’Or. Cependant, en 1849, le Guet N ’Dar, commandé par le frère cadet de Bouët-Willaumez, Auguste Bouët, a pu franchir la passe de Grand-Bassam, pénétrer dans la lagune Ébrié et remonter l’un des cours d’eau tributaires. Des instructions de pilotage ont été rédigées. Un vaste espace intérieur calme et navigable s’offre ainsi aux petits bâtiments de l’État et des maisons de commerce. Il ne paraît (36) A .N .S.O .-M ., Afrique, I 8 a. Division navale des C .O .A .. Saint-Louis IR s issn

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pas que la direction des Colonies ait attaché à Touverture de la future « Côte d’ivoire » toute l’importance méritée... Avec les bateaux à vapeur, dont le nombre croît lentement dans la flotte française, il devient nécessaire d’aménager des dépôts de char­ bon. Gorée, si exiguë, et le lointain Gabon ne suffisent pas. Il a fallu s’entendre avec les gouvernements étrangers, et la division navale peut remplir ses soutes à Freetown, britannique, à Axim, alors possession hollandaise, à Porto Prahia, dans l’archipel du Cap-Vert, à Principe, l’une et l’autre possessions portugaises, à Ténériffe et à Fernando Poo, espagnoles. Sans appui sérieux à Saint-Louis, car seuls les petits bâti­ ments peuvent aisément franchir la barre du Sénégal, les activités de la division navale sont, au contraire, tributaires des bonnes relations de la France avec ses principaux rivaux sur la côte africaine (37). C’est plus contraignant encore que l’utilisation des paquebots anglais pour l’acheminement du courrier officiel de la colonie. Cependant, la petite escadre s’acquitte même de tâches « coloniales » importantes, telles que la création, l’entretien et le développement de Libreville et du Gabon.

3. Les problèmes budgétaires et économiques Le budget Le budget de la Marine et des Colonies de la République française se répartissait en deux chapitres : le Service marine, qui se taillait natu­ rellement la part du lion, et le Service colonial, réduit à moins du cin­ quième du total. Le tableau de la p. 150 permettra de comparer les chiffres de l’un et de l’autre en 1848 et en 1851. On constatera une diminution consi­ dérable, de l’ordre de 30 %, du budget total du département. Les évé­ nements politiques et la crise économique avaient entraîné ces retran­ chements, inopportuns au moment où la flotte abordait le difficile pas­ sage de la voile à la vapeur, tandis que la libération des esclaves était venue aggraver la situation déjà critique des vieilles colonies. Le budget général prenait à sa charge la solde de base des troupes européennes ou assimilées (infanterie et artillerie de marine, génie, spa­ his), ainsi que les soldes et l’entretien des forces navales. (37) Les renseignements purement techniques contenus dans le rapport de Bouët font mieux comprendre la nécessité de la politique des « points d’appui » navals que le second Empire va pratiquer bien avant que la doctrine en soit publiquement énoncée par Iules

BUDGET DU MINISTÈRE ET SUBVENTIONS COLONIALES ANNÉES 1848 ET 1851 (a)

Budget total du ministère de la Marine et Colonies (francs)

ANNÉES BUDGÉTAIRES

1848 1851 DIFFÉRENCE

% en + ou en -

Part du Service colonial (direction des Colonies et Territoires)

Subvention au Sénégal (Gorée compris)

Subvention aux comptoirs du Bas de la Côte

151 862 215 107 124 005

22 779 540 18 049 500

509 400 435 000

173 000 178 000

- 44 738 210

- 4 730 040

- 74 400

+ 5000

- 29,5 %

- 20,7 %

- 14,6 %

+ 2,89 %

(a) Ministère de la Marine et des Colonies : Budget et dépenses de l ’exercice 1851, Paris, Imprimerie Nationale, 1850, 217 p. (p. 6).

BUDGET DU SÉNÉGAL ET DÉPENDANCES EXERCICE 1851 (a)

I. DÉPENSES PRÉVUES 1) SERVICE GÉNÉRAL

a) Flottille (solde et combustibles) b) Services militaires : Personnel...................................... Matériel........................................

Saint-Louis 220 600

Gorée

Total 220 600

863 100 50 000

163 310 40 000

1 026 410 90 {XX)

405 000 302 000

135 0(K) 50 000

892 000

1 840 700

388 310

2 229 010

2) SERVICE INTÉRIEUR

a) Personnel...................................... b) Matériel........................................ TOTAL GÉNÉRAL - DÉPENSES

IL RECETTES 1) RECETTES LOCALES

a) Contributions directes (prévisions de l’ordonnateur)............ b) Contributions indirectes, amendes, service postal.. c) Prélèvement sur la caisse de réserve de la colonie d) Remises, intérêts, recettes différées des exercices (antérieurs)

108 163 147 37

2) SUBVENTION DE L ’ÉTAT

435 (XX) 892 000

TOTAL DES RECETTES DU SERVICE INTÉRIEUR

390 (XX) 700 910

L’ORGANISATION D E L A COLONIE VERS 1850

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Ainsi le budget intérieur de la colonie est-il équilibré... sur le papier, et à coups de recettes extraordinaires, dont un prélèvement sur la caisse de réserve, qui est loin d’être inépuisable, et quelques artifices d’écriture en d). Il ne s’agit d’ailleurs que de prévisions. En 1849, le gouverneur Baudin a été contraint de solliciter d’urgence une subvention complémentaire de 300 000 F (38). Il y aurait beaucoup à méditer sur ces modestes budgets : ils dénoncent les effets fâcheux d’une politique de comptoirs et de points d’appui où les contribuables métropolitains financent presque entiè­ rement une organisation politique et militaire au service des intérêts du commerce privé (39). Ce système a eu, on le sait, la vie dure et il a conservé jusqu’à nos jours d’assez beaux restes. Le marasme économique La place du Sénégal et de ses dépendances dans le commerce colo­ nial français n’est guère brillante, comme le démontrent les tableaux officiels du commerce général de la France (40), dont voici un extrait comparatif pour 1850 : Importations MARTINIQUE GUADELOUPE RÉUNION GUYANE SÉNÉGAL ET DÉPENDANCES ÉTABLISSEMENTS DE L’INDE

Exportations 760 549 774 328

- 5 579 916 - 4 287 376 + 673 410 - 1 044 637

8 611 384

5 315 542

- 3 295 842

2 287 591

6 437 074

+ 4 149 483

18 14 18 2

367 292 247 561

676 925 364 965

12 787 10 005 18 920 1 517

Balance commerciale

Proportionnellement à son territoire exigu et à sa faible popula­ tion, le Sénégal accuse sans conteste le déficit le plus considérable pour 1850. Certes, son commerce total, comme le montrent d’autres éléments du même tableau non détaillés ici, n’a baissé que d’un tiers, (38) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 35 a. Baudin à ministre, 12.9.1849. Baudin, par la même occasion, demande — on n’est jamais trop prudent — 100 000 F de plus pour la subven­ tion prévue au titre de 1850. (39) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 35 a. Baudin à ministre, 14.9.1851 (note de Mestro). (40) Chasseloup-Laubat, Notice, op. cit. Résumé comparatif en valeurs actuelles des imoortations et exDortations des colonies françaises de 1847 à 1860, tableau double, pp. 32

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

alors que celui des Antilles diminuait de moitié de 1847 à 1850. Mais la crise économique antillaise a pour principale cause Y absentéisme, ou la fuite vers les mornes, des Noirs libérés en 1848. La production de canne à sucre pourra donc reprendre dès que les ouvriers agrico­ les comprendront qu’ils peuvent revenir aux plantations sans risquer de nouvelles chaînes, et quand arriveront les premiers coolies chinois et indiens. La reprise s’amorcera dès 1851, et, en 1854, la Martini­ que aura, la première, retrouvé son volume commercial global de 1847 (41). Au Sénégal, l’esclavage aboli n’a pas changé grand-chose. Les cau­ ses de la crise sont avant tout extérieures, et l’effondrement du prix de la gomme en Europe n ’est pas un facteur sur lequel les gouver­ neurs ou le ministre puissent vraiment influer... Cette crise ne frappe pas également toutes les catégories de commerçants sénégalais. Les gens de Gorée et des dépendances sont beaucoup moins affectés que les Saint-Louisiens. Ces derniers, traitants noirs ou mulâtres, peuvent difficilement faire admettre à leurs fournisseurs maures la loi de l’offre et de la demande fondée sur le cours mondial d’un produit de cueillette locale. Face à la concurrence de leurs pairs et malgré les arrêtés du gouverneur, ils s’imaginent encore que rafler le plus possible de gommes à n’importe quel prix est une méthode qui finira par redevenir payante, alors qu’elle les conduit à la ruine par gloriole autant que par néces­ sité. Les plus lucides ont compris qu’il ne sert à rien, à la longue, de céder à l’avidité hargneuse des Maures ; certes, ils souhaitent con­ tinuer leur négoce, seule activité à laquelle ils se croient aptes. Mais beaucoup espèrent que leurs enfants, instruits à l’européenne, se case­ ront dans les emplois subalternes de l’administration coloniale ou des maisons de commerce métropolitaines représentées au Sénégal. Comme le collège secondaire de Saint-Louis vient de fermer ses portes, les demandes de bourse dans les lycées français restent la seule ressource. Les sollicitations se font nombreuses et permettent au gouverneur, principal dispensateur de ces bienfaits, de discrètes mais efficaces pres­ sions. Faidherbe saura tirer le meilleur parti de cette situation pour le recrutement de jeunes fonctionnaires et d’officiers mulâtres ou noirs. Sa popularité n’y perdra pas non plus. Pour les traitants, tout irait mieux si la liberté totale du commerce était accordée, mais aux seuls « habitans », et si les « coutumes » pou­ vaient être supprimées ; mais le remède ne serait que partiel : il ne (41) Chasseloup-Laubat. Dans son numéro 322 du 18 novembre 1854, p. 1274, le Moni­ teur universel évalue à 24'-500. le nombre des Chinois émigrés en 1850 et 1851 et signale

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L’ORGANISATION DE LA COLONIE VERS 1850

résoudrait nullement le problème de la concurrence des résines artifi­ cielles et de la gomme du Kordofan égyptien. Une bonne solution résidant dans la commercialisation d’un pro­ duit de remplacement, l’arachide semblait s’offrir à point nommé pour guérir le Sénégal de ses maux. Cultivées exclusivement par les indi­ gènes dans des territoires non français, les « pistaches de terre » ont fait une entrée très remarquée sur le marché européen des oléagineux. Mais Papprovisionnement est lié aux conditions météorologiques beau­ coup plus que pour la gomme — et aussi au maintien des bonnes relations avec les souverains du Kayor, du Baol, du Saloum, du Sine et du haut Sénégal. Or le damel, principal fournisseur de Saint-Louis, par Gandiole, et de Gorée, par Rufisque, n’est pas précisément bien disposé, et la campagne 1850-1851 va s’en ressentir singulièrement, comme le montre le tableau suivant : EXPORTATIONS D ’ARACHIDES DU SÉNÉGAL ET DÉPENDANCES (EN TONNES)

1847 1848 1849 1850 1851

Saint-Louis (a)

Gorée (b)

Gambie (b)

Sierra Leone (b)

1 134,678 1 992,938 3 175,315 2 600,272 1 258,233

562,5 1 181,2 430,9

8 637

148,6

Consommation française en 1849 : 14 502 tonnes (b). Taux d’évaluation du service officiel des douanes : 300 F la tonne rendue en France en 1848 ; 250 F en 1849. ( a ) A .R .S ., 2 B 31, folios 79 et 80. Gouverneur Protêt à ministre, 21.8.1852. N e fournit de chiffres, au kilo près, que pour Saint-Louis. (b) Chiffres cités par Y. Péhaut, L ’arachide au Sénégal entre 1850 et 1870, op. cil,, pp. 313-318. ïl ne donne pas les tonnages au-delà de 1849.

Ainsi la majeure partie des arachides reçues en France provientelle en droiture de Gambie ; elle échappe donc aux statistiques de l’ordonnateur, tout en alimentant quand même les caisses des cour­ tiers sénégalais installés en territoire britannique, et des fondés de pou­ voir locaux des maisons de commerce bordelaises et marseillaises. Mais, pour les Saint-Louisiens, ce qui compte surtout, c’est l’arachide dite « Kayor » ou « Galam ». Pour assurer un courant régulier, la paix française doit régner dans le Fleuve et s’imposer au besoin par la force. Gandiole, principal centre de transactions avec 2 400 t (42)

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

de graines traitées en 1849, doit être étroitement contrôlé. Ainsi sont déjà marqués les buts des actions militaires, inévitables si la diplo­ matie de la direction des Affaires étrangères s’avère inopérante : le Kayor, les émirats maures, les Toucouleurs à mettre à la raison. Autre sujet d’inquiétude, l’écart qui se creuse d’année en année entre le commerce de la colonie et celui qui s’effectue en dehors d’elle et de ses dépendances, à la côte occidentale d’Afrique, dans les zones ouvertes librement à tous les pavillons. Là, les exportations l’empor­ tent de beaucoup sur les importations. Un certain nombre de Goréens sont attirés par les perspectives qu’offrent ces régions, et quelques Européens y ont aussi créé des factoreries et acquis des concessions, comme Bertrand-Bocandé à l’île de Piscis ; en 1848-1849, les Belges se sont intéressés de très près au Rio Nunez. En 1848, le capitaine Van Haverbecke, commandant la goélette de guerre la Louise-Marie, de la marine royale belge, estimait à 46 850 000 F le commerce total des divers secteurs de Sénégambie et des Rivières du Sud, de Saint-Louis à Sherbro. Là-dessus, il comp­ tait que la part du Sénégal, Corée et Casamance comprises, n ’attei­ gnait pas tout à fait 14 600 000 F. Le Rio Nunez et le Rio Pongo, qui trafiquent principalement avec la France, auraient, selon lui, atteint environ 4 500 000 F, la Mellacorée, proche de Sierra Leone, 1 500 000 F, la Gambie 10 000 000 de F, Sierra Leone autant (43). Ainsi la colonie du Sénégal est-elle en concurrence avec de multi­ ples voisins, où le commerce français se montre paradoxalement plus dynamique. Le moment n ’est pas loin où l’on envisagera sérieuse­ ment, à Saint-Louis, de s’assurer le contrôle politique des Rivières du Sud, en attendant de poser la question de la Gambie î Un pas significatif est fait dès 1850, lorsque, sur la requête du gouverneur Baudin, un tarif douanier particulier est accordé aux cafés en prove­ nance du Rio Nunez ; le Rio Pongo bénéficiera en 1851 de la même mesure, accordant pour ce produit, à ces deux « rivières » indépen­ dantes, le régime douanier préférentiel du Sénégal. Mais il faudrait des mesures de bien plus grande envergure pour sortir du marasme. La colonie a un déficit économique plus considérable encore que le déficit budgétaire : G. Hardy appelait cela la « faillite du comptoir sénégalais (44) ». On serait tenté de parler de déconfiture pour une colonie où ni l’Administration, ni les particuliers ne font leurs frais ! Qu’un gouverneur pour qui sa nomination au Sénégal n ’est pas un simple intermède dans une carrière de marin ou de soldat veuille (43) R. Massinon, U entreprise du Rio Nunez,.académie royale des Sciences d ’outre-mer, Bruxelles, n° 111, 1965 (p. 348, n. 13).

L’ORGANISATION DE LA COLONIE VERS 1850

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créer des ressources substantielles propres à la colonie, il aura le choix entre deux solutions, dont le succès apparaît assez improbable : — Stimuler le commerce en incitant les indigènes à cueillir et cul­ tiver davantage de produits d’échange. Il est peu probable que les « habitans » noirs, mulâtres ou européens reprennent le chemin des plantations abandonnées sous la Restauration. C’est donc sur les popu­ lations indépendantes voisines des comptoirs français qu’il faudra compter. Assurer leur sécurité sera une condition primordiale. Si le volume des affaires augmente, celui des taxes douanières et des impôts sur la propriété bâtie et commerciale s’accroîtra aussi, et on pourra même envisager de les renforcer ; mais le risque sera grand, en cette période de libre-échange, de se mettre à dos le commerce local et le négoce métropolitain. — Trouver une ressource miracle, dont l’exploitation fournira un produit net et immédiat. Cette ressource existe, c’est l’or du Bambouk, tant de fois espéré, escompté, exploré... Il reste à l’exploiter convenablement, Raffenel a dit que c’était possible (45). Cela attire­ rait hommes et capitaux. Les deux font actuellement défaut : com­ ment seraient-ils tentés par un pays sans routes, sans pistes carrossa­ bles et sans traction hippomobile ? Quelques vapeurs, des voiliers, des pirogues sur des fleuves exsangues huit mois sur douze : ni télé­ graphe, ni voie ferrée. Ce n’est pas un pays neuf, c’est un pays brut ! Il n’y a même pas de banque ; la Banque du Sénégal, organisme con­ trôlé par l’État, ne sera créée qu’en 1853 (46). Les transactions commerciales sont entravées par l’insuffisance, la variété et l’encombrement des signes monétaires. Les monnaies sont multiples : pièces d’or et d’argent françaises et anglaises, voire por­ tugaises, billon français et colonial. Mais les monnaies de métal pré­ cieux se retrouvent surtout sur la parure et dans la chevelure des fem­ mes, ou dans l’arrière-forge des bijoutiers indigènes : thésaurisation sans profit et sclérosante. Manilles (petits bracelets de cuivre), barres de fer, cauris — à 8 pour 1 centime —, barres de sel de Mauritanie ou de Gandiole, et surtout « guinées », dont les variétés et les tru­ quages multiplient les risques de fraude, sont les signes monétaires

(45) A .N .S.O .-M ., Sénégal, III c. Rapport de Raffenel et Huard-Bessinière, décembre 1843 : « Voyage aux mines d’or du Bambouk ». (46) Décret impérial du 21 décembre 1853. Les autres vieilles colonies en étaient dotées a

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

de substitution (47). La caisse de réserve d’un poste du fleuve, comme celui de Bakel, consiste essentiellement en son entrepôt de guinées : produit encombrant, de conservation difficile avec l’humidité, les insec­ tes et les rongeurs. Il y a encore une autre monnaie qui a le mérite de se transporter toute seule, et même de se multiplier, dans de bonnes conditions d ’entretien : c’est le captif, l’esclave, dont l’usage et le trafic sont formellement interdits aux sujets français, ce qui commence à faire le vide autour de Saint-Louis, dans les villages de cultures créés par Bouët. Les billets de banque, avec cours légal et forcé — mais très mai accueillis — n ’apparaîtront qu’après la création de la Banque. En tiennent lieu, entre commerçants, fonctionnaires et Administra­ tion, les traites et les billets à ordre, souvent tirés sur des banques de la métropole (48). Les Postes, dans l’enfance, sont représentées par les deux bureaux de Gorée et de Saint-Louis, qui échangent un courrier hebdomadaire par porteurs chameliers. Trajet aller et retour : sept jours au mini­ mum. Le trafic postal est réduit et sa sécurité précaire (49).

4. L’aggravation de la situation politique Les années 1849 et 1850 n’ont pas été favorables au maintien de bonnes relations entre les autorités françaises et leurs voisins africains, principalement dans la région du fleuve et au Kayor. Une part de responsabilité semble bien incomber au gouverneur Auguste Baudin, et à son directeur des Affaires étrangères, le lieutenant de vaisseau Reverdit, partisans de la manière forte. Baudin remplace Reverdit, en 1850, par l’enseigne de vaisseau Duprat, que Protêt maintiendra en fonctions à son arrivée en 1850. (47) Le prix de revient de la « guinée » arrivée au Sénégal dépend des cours mondiaux des cotonnades, et de sa provenance. Le ministre du Commerce et de l ’Industrie a imposé des normes de poids minimal : 2,300 kg par pièce de 16,50 m minimum (ordonnance royale du 16 mai 1843, enregistrée au Sénégal : A .R .S., I B 37, pièce 137) — mais applicables seulement à la traite.* des gommes... Sa valeur d’échange en poids de gomme est fixée cha­ que année par arrêté du gouverneur. C’est dire qu’il n’est guère possible d’en fournir l ’équi­ valent en francs... . (48) Sur ces questions, voir particulièrement la thèse de droit de Sy Yoro-Bocar « Les institutions monétaires et financières en Afrique occidentale francophone », 1963, 332 p. multigr., A .N .S.O .-M ., p. O.L 4° 254. (49) B .A .S., 1847-1848. Arrêté du 20 décembre 1847. En 1849, le produit de la poste

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Les analyses de situation que Duprat rédige alors à l’intention de son nouveau patron sont précieuses, car elles sont mesurées et objecti­ ves. Elles constatent l’échec de Baudin. Cet officier de vaisseau éner­ gique, mais impulsif et versatile, s’est brouillé en 1849 et 1850 avec à peu près tout le monde. N’ayant guère les moyens d’une politique active qui n’obtenait de Paris qu’un intérêt et une approbation miti­ gés, il a lancé plusieurs opérations contre Fanaye au Dimar, contre Land au Kaméra, contre les Maures même, sans les atteindre, au Wâlo. En juillet 1849, l’affaire de Fanaye est un succès tactique, mais ses conséquences diplomatiques sont désastreuses, comme le reconnaissent les rapports de Baudin lui-même : « Avant peu, nous aurons la guerre avec tout le Fouta (50). » Beau résultat, et qui ne sera pas le seul ! Un peu plus loin, Bau­ din envisage de nouvelles difficultés avec l’émir des Trarzas, Moha­ med el Habib, qui, « fort de notre guerre avec le Fouta, croira pou­ voir, malgré nos conventions, recommencer à agir contre nous... ». Ce qui attire cette remarque marginale de Mestro : « Voilà où conduit un premier recours à la force, quand il n’est pas suivi d ’un résultat décisif : on entre dans le système guerroyant (51). »

Ce « système guerroyant » n’a pas tardé à se propager. Duprat, dans son rapport de situation générale de novembre 1850, montre que le gouverneur Baudin s’est immiscé maladroitement dans une querelle de succession des Braknas. Il finira par se brouiller avec les princi­ paux émirs maures, dont le puissant Mohamed el Habib, qui envoie ses guerriers trarzas razzier les environs de Saint-Louis et menace d’empêcher la traite de la gomme. Il contrôle le Wâlo et pille Mérinaghen par vassaux interposés. Mohamed el Habib s’affirme dès lors comme l’arbitre de la situation sur les deux rives du bas Sénégal. Par­ tout, on signale pillages et exactions. Au Kayor, où le dame! a inter­ dit la circulation des traitants sénégalais, ceux qui s’y risquent encore sont razziés et capturés : le darnel veut en effet que tout le trafic arachidier se fasse à Gandiole et a découplé sa meute de tyeddos sur les contrevenants. Sur la Petite Côte, les entrepôts goréens de M’Bour et de Warang ont été dévastés par les guerriers du roi du Kayor aidés par des gens du Sine. Une douzaine de sujets français ont été emmenés en esclavage. 1

(50) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 35 a. Baudin à ministre, 12.9.1849. ............... ~ 1 T ° K” rnitroe. de la lettre citée, écriture de Mestro.

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son, qui avait tenté la liaison oued Noun-Tombouctou. Cet épisode, apparemment sans résultat ni lendemain, puisque Bouët conclut un traité qui ne put être appliqué, marque quand même un premier souci de lier le commerce sénégambien à celui du Sahara occidental. En 1841 et 1842, Bouët commande la station navale des C.O.A. ; ce qui lui vaut d’être nommé, d’abord à titre provisoire le 6 septem­ bre 1842, gouverneur du Sénégal. Il le restera jusqu’en mai 1844 (1). Ses précédents séjours lui ont beaucoup appris, et cela explique qu’en si peu de temps il ait pu embrasser tant de sujets divers et élaborer une nouvelle politique coloniale. Restant en apparence fidèle à la con­ signe « le commerce avant tout », il pense déjà en termes d’influence diplomatique, de contrôle militaire, d’expansion territoriale, et même de colonisation agricole. b) Son programme Son programme, qu’il n’a pas eu le temps d’appliquer jusqu’au bout, a été développé dans un ensemble de lettres rédigées à l’inten­ tion du ministre et du directeur des Colonies (2), mais surtout desti­ nées à fournir les instructions qu’on lui donnerait à lui-même s’il repar­ tait au Sénégal. Ses successeurs se les verront proposer comme le modèle à suivre (3). Seuls Protêt (1850-1854) et Faidherbe (1854-1861) bénéficieront de la durée nécessaire pour leur application. L’essentiel de ces recommandations est récapitulé dans la dépê­ che du 6 novembre 1844, à propos de la création de la direction des Affaires extérieures de la colonie. Quoique ce texte n’ait rien d’iné­ dit (4), il est indispensable d’en citer ici un long extrait, tant fut grande l’influence de ce programme sur la formation territoriale du Sénégal à partir de 1854. Appelé à d’autres fonctions, Bouët ne reviendra pas comme gouverneur à Saint-Louis, mais les circonstances feront de cet exposé une sorte de testament politique dont l’influence sera consi­ dérable. « [...] Peut-être, à cette occasion, Votre Excellence jugera-t-eîle aussi nécessaire de tracer la ligne de politique que doivent suivre les gou(1) Michèle Daget, « La carrière africaine de Bouët-Willaumez (1836-1860) », op. cït. On suivra dans cet ouvrage la carrière de ce grand marin, artisan de la pénétration en Afrique de l’Ouest, puis de la modernisation de la flotte sous le second Empire. Il fut le conseiller écouté des ministres Ducos, Hamelin et Chasseloup-Laubat. Sénateur en 1866, il reprend du service actif en 1870 et meurt en 1871, désespéré par la défaite. (2) L’amiral de Mackau et Henri Galos, député de la Gironde. (3) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 10 c. Ministre à gouverneur Ollivier, 21.11.1845.

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verneurs à l’avenir, dans le double but de notre commerce et de notre influence civilisatrice tout à la fois. « Il faut l’avouer, à de rares exceptions près, la politique qui a prévalu au Sénégal, depuis la reprise de possession et surtout depuis l’abandon des projets de colonisation, semble avoir eu en vue les inté­ rêts commerciaux du moment plutôt que ceux de l’avenir, plutôt que les progrès de la civilisation africaine. « A nos portes, pour ainsi dire, on pille, on rançonne les peuples nos alliés, et les traités eux-mêmes semblent consacrer ces déprédations. « D’un côté, aucune augmentation de territoire n’est venue permet­ tre à la France d’exercer une influence gouvernementale directe sur ces populations africaines groupées autour de son chef-lieu. Il en est résulté que ces malheureux gémissent sous le joug de leurs barbares gouver­ nements, chez lesquels le mot puissance est absolument synonyme du droit de pillage. « C’est ainsi que le Cayor, le Wallo et le Yoloff, qui devraient être les greniers du Sénégal, ne deviendront jamais des contrées florissantes, tant que la tyrannie des chefs et des grands ne laissera aux sujets aucune garantie, aucune sécurité pour leurs biens et leurs personnes.,. « Voici les principales conditions du plan que je me suis tracé, et les résultats généraux que je crois utile de réaliser moi-même, ou de préparer pour mes successeurs : « — ne tolérer aucune bande de Maures en expédition de pillage sur la rive gauche ; « — placer tôt ou tard le Wallo sous notre souveraineté directe et le diviser en quatre cantons dont les chefs-lieux seraient Dagana, Richard-Toll, Mérinaghen, Lampsar, gouvernés directement par nos agents ; à ces cantons relier Gandiole et les salines, jusques et y com­ pris Dakar-bango et les fours à chaux ; « — faire alors de ce royaume l’asile de tous les sujets maltraités par leurs chefs et y encourager l’agriculture et l’élève des bestiaux ; « — travailler au démembrement du Fouta qui devient inquiétant par son esprit de domination, par le fanatisme de sa population et par l’étendue de son territoire ; ne lui laisser commettre aucun acte de violence sans le châtier vigoureusement ; « — réduire progressivement et supprimer le plus tôt possible les coutumes de l’État, tant aux Maures qu’aux chefs noirs ; « — proportionner la quotité des coutumes du commerce à la traite effectuée et non au tonnage des embarcations, « Je n’ai pas dissimulé que, pour réaliser ce programme, il faut s’attendre à des résistances de la part d’intérêts qu’il doit troubler, et que l’emploi de la force sera parfois nécessaire ; mais il ne faut pas s’exagérer cette objection ; les moyens d’action dont le gouver­ neur disposera lui permettront de prendre, dès le début, une attitude très forte, et il aura toujours, d’ailleurs, un auxiliaire puissant dans 1-

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« Dans tous les cas, il est essentiel de ne pas perdre de vue que les complications momentanées qui pourraient surgir n’auraient jamais aucun effet extérieur susceptible de réagir sur la politique de la France, puisque le Sénégal, et tous les pays qu’il traverse, sont sous notre domi­ nation exclusive : la seule escale de Portendick pourrait offrir aux tri­ bus maures un moyen de retarder l’effet de nos combinaisons. 11 serait donc doublement désirable, dans le système indiqué, de parvenir à obte­ nir de l’Angleterre l’abandon du droit de trafic que les traités lui recon­ naissent sur ce point, abandon qui serait échangé contre notre chétif comptoir d’Albréda, cette source continuelle de réclamations britanniques. « Quoi que Votre Excellence décide, la conduite et les actes du gou­ verneur ne pourront que gagner beaucoup à être dirigés d’après des vues bien connues et bien arrêtées. Si les intérêts d’avenir et d’huma­ nité semblent mériter d’y jouer un rôle dont on s’est trop peu préoc­ cupé jusqu’ici, l’œuvre devra être poursuivie sans bruit, sans éclat, mais avec ténacité. (5) » c) L’œuvre du gouverneur Bouët (1843-1844) Pareille détermination au service d’un programme aussi hardi était chose inusitée sous la plume d’un gouverneur du Sénégal. Il était encore moins courant qu’un simple capitaine de corvette entreprît de faire la leçon aux ministres passés et futurs par le canal du ministre en place. Celui-ci, le vice-amiral de Mackau, ne paraît pas s’en être formalisé, au contraire, puisqu’il jugea les idées de Bouët dignes d’être transmises comme des instructions officielles... Il est vrai que Bouët savait ce dont il parlait, et avait, en une période très courte, com­ mencé à prouver la valeur de son programme en l’appliquant. Ce fai­ sant, il avait posé bien plus que les jalons de la politique suivie dix ans plus tard. Il n’avait pas eu la peine de se mettre au courant, et on peut penser qu’il était parti de France, à la fin de 1842, sachant déjà très bien ce qu’il comptait faire, conserver, ou changer. Pour la sécurité du commerce fluvial, il conçut une action amphibie : un renfort en vapeurs, et la création d’une unité de cavalerie. Vingt-six spahis recru­ tés en Algérie en 1843 deviendront le noyau de l’escadron de spahis du Sénégal, appelé à jouer un rôle militaire considérable. Dès le mois d’avril 1843, appliquant la méthode des colonnes légères de Bugeaud, qu’il venait de voir à l’œuvre, Bouët lance une colonne interarmes de cent cinquante-cinq hommes à travers le Kayor et le Wâlo : 400 km en trois semaines sans tirer un coup de fusil. Même opération en juillet chez les Trarzas, et en 1844 chez les Braknas. Entre-temps était menée A N S O . M

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en juillet-août 1843 P offensive éclair contre Cascas, au Fouta : plus de mille combattants français dans cette opération amphibie. Les Afri­ cains surent désormais que leurs adversaires n’étaient plus confinés dans leurs forts ou sur leurs avisos. Mais l’hostilité devint générale et partagée : les Toucouleurs, « ennemis héréditaires » des Français, assumèrent la réciprocité de cet héritage. Il ne faudrait pas voir en Bouët qu’une sorte de corsaire prompt à l’abordage. Il a voulu aussi soulager les habitants de Saint-Louis aux prises avec de graves difficultés économiques. La gomme restait pour eux l’alpha et l’oméga. Mais la crise pointait déjà à l’horizon avec ses menaces de troubles sociaux, voire raciaux. Pour maintenir dans la fidélité les traitants musulmans et leur clientèle, il fit cons­ truire une mosquée à Saint-Louis (1844-1846), et leur promit un tri­ bunal musulman qui appliquerait le droit coranique en matière civile. Ce tribunal ne verra le jour qu’en 1855. Plus encore que les fluctuations européennes du cours de la gomme, ce qui tuait le commerce sénégalais, c’était les coutumes exi­ gées par les Maures et les surenchères qu’elles provoquaient. Toute réforme de détail se révéla inopérante. Bouët chercha alors des pro­ duits de substitution : l’arachide et l’élevage laitier furent encoura­ gés dans la zone protégée de Lampsar, Guémoye, Thiong, le jardi­ nage et l’arboriculture à Sor. En 1848, l’abolition de l’esclavage com­ promettra gravement ces entreprises. L’activité de Bouët au Sénégal fut donc considérable, malgré sa courte durée : quinze mois, de février 1843 à mai 1844, dont une tour­ née de trois mois pour l’établissement de nouveaux comptoirs (6). En quittant la colonie, il laissait une situation améliorée, mais qui ne lui permettait pas de reprendre à son compte, malgré la rapidité de son intervention, le veni, vidi, vici de César. Il avait donné l’essen­ tiel de son temps et de ses efforts au Sénégal proprement dit ; pas­ sablement négligé — chose étonnante pour un marin ! — Gorée et ses dépendances les plus proches, mais étendu démesurément les limites de son ressort jusqu’au sud de l’équateur ; il avait enfin perçu l’appel du Niger, du Soudan et peut-être même du Tchad, si l’on peut voir dans les idées de Raffenel un écho des siennes. Il avait aussi beaucoup insisté sur la nécessité de changer la nature de la présence coloniale française en Afrique de l’Ouest. Non sans guelque contradiction avec ce qu’il réalisa vraiment, il préconisait de6 (6) G r a n d -B a ssa m , d o n t la p rise d e p o s s e s s io n éta it d u e au lieu te n a n t d e v aisseau P h i­ lip p e de K erh a llet, a v a it é té fin a le m e n t su b stitu é à G a r r o w a y , r eco n n u en 1839 par B o u ë t. On d o n n a a u x n o u veau x com p toirs les n o m s de F o rt-N em ou rs (G rand-B assam ), F ort-Join ville

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passer des comptoirs à la colonie territoriale, avec pour première étape l’acquisition du Wâlo et de Gandiole, et de ne plus placer en pre­ mière urgence les préoccupations commerciales, mais les « progrès de la civilisation africaine (7) ». D’ailleurs, le Sénégal n ’était pas seul en cause ; il s’agissait, audelà des îlots sablonneux de son embouchure, de l’avenir de tout un continent. Vers le Soudan, le Tchad et le Nil ? a) Explorations et convoitises européennes Les voyageurs de toute nationalité qui, depuis Mungo Park, avaient tenté de reconnaître l’intérieur de l’Afrique soudanaise étaient parve­ nus au milieu du XIXe siècle à en élucider les principales inconnues. On pouvait désormais en avoir en Europe une image cartographique à peu près satisfaisante, même s’il restait de nombreux détails à décou­ vrir. Cependant, malgré les succès remarquables de Park et de Caillié, l’exploration du Soudan occidental avançait moins vite que celle du Soudan central et nilotique. C’est que l’expédition de Bonaparte en Égypte, les rivalités des grandes puissances en Méditerranée, les péripéties de la question d’Orient et le romantisme littéraire et artistique s’étaient conjugués pour attirer les regards de l’Europe vers le Proche-Orient. Le Sou­ dan oriental islamisé en apparaissait comme le prolongement natu­ rel, et cela jusqu’aux Empires peuls de Sokoto et du Mâsina. On voyait se préciser la cartographie du Niger, et les ressources que les régions riveraines de celui-ci seraient en mesure de fournir donnaient lieu à toutes sortes d’espoirs d’ailleurs fort exagérés. Le Tchad fai­ sait figure, à tort, de mer intérieure entourée de pays riches d’où par­ taient de nombreuses caravanes à destination de Tripoli, du Caire ou de Suez. Dans la perspective d’un effondrement prochain de l’Empire otto­ man, la France et l’Angleterre s’intéressaient au Maghreb ; de l’oued Noun au cap Bon* l’influence française l’emportait ; la Tunisie sem­ blait devoir un jour ou l’autre s’y abandonner. Le Royaume-Uni venait de créer des consulats au Fezzan, à Mourzouk en 1842, à Ghadamès en 1848, pour contrôler la grande voie caravanière de Tripoli à la boucle du Niger. Sous le pavillon humanitaire de l’Anti-Slavery Society, brandi pair James Richardson, allaient bientôt s’enrôler les

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Allemands Barth et Overweg. Barth, de 1850 à 1855, fera faire un bond énorme aux connaissances européennes sur l’Afrique soudanaise. Il ne faudra pas longtemps avant que se dessine un axe nord-sud Tripoli-Sokoto-Lagos, où la cuvette émaillée de Birmingham et les cotonnades de Manchester entameront leur lutte victorieuse contre la calebasse et le pagne de fabrication locale. De 1823 à 1831, Denham, Clapperton et Lander ont préparé les voies. Malgré sa présence en Algérie et ses interventions navales au Maroc, la France restait dans la réserve prudente que lui dictait son échec égyptien de 1840. Peu soucieux de susciter de nouvelles tensions et de réveiller encore le chauvinisme des Français, le gouvernement de Louis-Philippe mettait un frein aux ambitions de sa politique orien­ tale. Il lui suffisait de continuer la difficile conquête de l’Algérie. A partir de 1840, il s’était engagé dans une politique d’occupation éten­ due qui l’amena à occuper Biskra et à pousser, sans y rester, jusqu’à Laghouat en 1844. Ainsi les confins septentrionaux du Sahara furent-ils atteints avant même la reddition d’Abd el Kader (1847). A Bou Saada, conquise en 1849, le capitaine du génie Faidherbe va édifier en 1850 un des maillons du nouveau limes. Il faudra cependant attendre le début du second Empire pour que, première des oasis au sud de l’Atlas saharien, Laghouat soit occupée ; Touggourt suivra en 1854. Mais le gouverneur voyait plus loin. Chargé par le ministère de décider du sort de la Compagnie de Galam, dont le privilège était parvenu à expiration, il en profita pour susciter une étude approfon­ die des possibilités du haut fleuve. Une commission ad hoc fut nom­ mée, où il tint à associer des mulâtres saint-louisiens aux officiers français. Sous la présidence du pharmacien de marine Huart-Bessinière, assisté de l’enseigne de vaisseau Jamin et du commis de marine Anne Raffenel, un habitant notable, Potin-Patterson, et trois jeunes gens mulâtres, élèves du collège fondé par Bouët, représentaient activement la population du chef-lieu dans cette entreprise. Jamin fit le premier levé hydrographique de la Falémé, Huart et Raffenel examinèrent les placers aurifères de Kéniéba. Leur rapport était très favorable : « Les habitants de tous les villages [de la Falémé] s’occupent exclu­ sivement de l’extraction de l’or. Un comptoir placé dans cette posi­ tion et ayant un gérant intelligent et instruit qui pourrait guider les indigènes, qui sont doux et bons, et perfectionner leurs procédés, aurait de grandes chances de prospérité. Qui nous empêcherait d’ailleurs d’éta­ blir sur les lieux des ateliers, de nous occuper nous-mêmes de ce tra­ vail, d’abord en petit, puis, si les profits étaient notables, d’augmen­ ter cette exploitation ? (8) »

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Le principal résultat de cette enquête fut la décision de prolonger de quatre ans la vie de la Compagnie, en lui imposant une participa­ tion de 50 % dans les frais d’établissement de nouveaux postes : Sénoudébou sur la Falémé, Makhana ou Médine sur le Sénégal (9), et dans l’achèvement de Mérinaghen. Autre conséquence : la bonne conduite des élèves du collège, Edmond Lejuge, Honoré Lamotte et Fernand Girardot, incita Bouët à les envoyer achever leurs études en France, à l’école des mines de Chalon-sur-Saône (10). Plus tard, Girar­ dot, devenu conducteur des Ponts et Chaussées, sera chef de poste à Sénoudébou. La fondation des comptoirs du golfe de Guinée aurait dû logi­ quement profiter au commerce de Gorée. Il n’en fut rien, et le désir de Bouët de voir s’y instaurer le monopole du pavillon — ce qui aurait forcément favorisé les Goréens — fut battu en brèche par le com­ merce marseillais et le seul négociant français important du Bas de la Côte : Victor Régis, soucieux de garder la totale liberté de tran­ saction en usage (11). Mais, bien avant que les jalons soient posés, des voix se sont éle­ vées préconisant une liaison Algérie-Sénégal à travers le Sahara. On prête déjà cette pensée au général Clauzel, venant remplacer en 1830 Bourmont destitué. Après avoir fait la fine bouche sur l’héritage algé­ rien légué par Charles X, la monarchie de Juillet s’était mise en appé­ tit. En 1845, le vice-amiral de Mackau, sans doute sur le conseil de Bouët, adresse au gouverneur du Sénégal Ollivier un exemplaire de l’ouvrage du colonel — futur général — Daumas (12), Le Sahara algé­ rien, avec prière de s’informer sur les relations transsahariennes signa­ lées par l’auteur. b) La seconde exploration de Raffenel (1846-1848) En fait, Bouët n’avait pas attendu cette publication pour conce­ voir une telle liaison et en tirer la vision d’une action de grande enver­ gure. Au moment même où il rédigeait le plan d’établissement des futurs comptoirs du Bas de la Côte (1842), il demandait qu’on atta(9) L a co n stru ctio n en fu t d ifférée , et o n s e con ten ta d ’u n c o m p to ir flo tta n t à M a k h an a. R a ffe n e l, Voyage dans l ’A friq u e occidentale (1843-1844), P a r is, A rth u s B ertrand, 184 6 , 5 1 2 p . (p p . 1 e t 2 ).

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( 11) A .R .S ., I B 3 8 , p iè c e s 91 et 9 2 . M in istre à g o u v e r n e u r , 1 9 .4 .1 8 4 3 . (M e lc h io r E u g è n e ), lie u te n a n t en 1831, c o lo n e l en 1845. A u te u r d e p lu ­ sieu rs o u v r a g e s, d o n t L e Sahara algérien (1 8 4 4 ), o ù il sig n a la it l ’ex iste n c e d ’u n tr a fic cara­ vanier a c tif entre le S o u d a n occid en tal e t l’A lgérie. T ichitt et In Salah étaient d o n n ées c o m m e le s p r in cip a les o a sis d e tra n sit. D a u m a s (1 8 0 3 -1 8 7 1 ) d e v in t e n 1852 d irecteu r d es A ffa ir e s

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quât « à la fois l’Afrique par l’ouest et par le nord, par le flanc et par la tête (13) ». Et c’est lui qui « découvrit » Anne Raffenel. Écho des pensées de son chef, Raffenel souligne en 1844, au retour de sa première exploration, l’importance du Sénégal comme posses­ sion continentale. Persuadé de « la nécessité de chercher dans la Nigritie, et non dans la Mauritanie, le développement de nos rapports com­ merciaux », il oppose « les colonies continentales, susceptibles d’immen­ ses développements, aux colonies insulaires, condamnées à un opi­ niâtre statu quo ». Il condamne comme nuisible pour le Sénégal le caractère exclusif de la gomme, et le monopole des Maures, qui fausse tous les rap­ ports avec eux. Pour y remédier, « il faut porter ses regards vers le haut pays », et rejeter ce qui reste l’opinion de beaucoup de personnes : « “ Le Sénégal n’est qu’un comptoir ; ce n’est pas, ce ne pourra jamais être une colonie.” « — Qu’on me permette [commente-t-il] de repousser comme un jugement trop hâtivement rendu cette condamnation rigoureuse. » Et, dans la suite de ce rapport, Raffenel (14) récapitule les anciens établissements français en haute Sénégambie : Fort-Saint-J oseph à Dramamé, Fort-Saint-Charles à Makhana, comptoir de Médine, actif jusqu’en 1841. Il montre qu’il est facile de s’entendre avec les Sarrakolés du pays de Galam, où l’influence commerciale française est gmnde. Le Boundou est en passe de devenir un allié, Raffenel y a gagné de vitesse les Anglais de Gambie. Le Khasso, divisé et perdu par les guerres dynastiques, serait rétabli par la présence à Médine d’un comptoir français. Plus loin, le Kaarta, où dominent les Bambaras, serait plus difficile à « soumettre » (sic). Ainsi jusqu’au Ségou — peut-être au-delà : « Si l’on conçoit un large et vaste plan d’occupation, le seul, je le crois sincèrement, qui puisse être fait dans le haut Sénégal, il faut sortir entièrement de l’ornière habituelle des demi-mesures et du tâton­ nement. Je ne veux pas dire qu’il faille couvrir instantanément l’Afri­ que d’une forêt de blockhaus et de comptoirs, mais je voudrais que le premier de ces établissements à élever fût comme le premier terme (13) A .N .S .O .- M ., S é n é g a l, IV 2 9 . B o u ë t a u m in istr e, 1 5 .2 .1 8 4 2 . (14) R a ffe n e l (A n n e -J e a n -B a p tiste ) (V e r sa ille s, 1809-ia R é u n io n , 1 8 5 8 ). É criv a in , c o m ­ m is, p u is so u s-c o m m issa ir e d e m arin e d e 1825 à sa m o r t. A u S én é g a l en 1842, y a c co m p lit u n e ex p lo r a tio n au B o u n d o u et au B a m b o u k (a o û t 1 843-m ars 1844). R en tré en F ra n ce, y p u b lie s o n V oyage dans l ’A friq u e occiden tale (1 8 4 6 ). S a se c o n d e ex p lo r a tio n (1 8 4 6 -1 8 4 7 ) éch o u e au K aarta. E n 1856, il est n o m m é c o m m a n d a n t d e S a in te-M a rie-d e-M a d a g a sca r.

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d’un grand système d’occupation indéfinie, d’une immense progression dont le dernier pourrait bien être un jour les belles et riantes vallées de l’Atlas. « L’Afrique de l’Occident et l’Afrique du Nord, où flottent les dra­ peaux de France, doivent un jour se lier l’une à l’autre et se donner un mutuel appui pour répandre à travers ces mêmes contrées les bien­ faits d’une civilisation plus douce. (15) »

Ainsi, dans le même texte sont étroitement associées deux direc­ tions d’expansion qui resteront marquées pendant plus d’un demi-siècle dans le programme colonial français ayant d ’être réellement et tota­ lement parcourues : la liaison transsaharienne Algérie-Sénégal ou vice versa, en gros orientée nord-sud ; la pénétration d ’ouest en est de la zone soudanaise : Lamy et Marchand, Kousseri et Fachoda sont en germe dans les pensées de ce visionnaire. Le plus important, c’est qu’à l’époque on ait pris au sérieux les idées de Raffenel, au point de lui confier en 1846 une ahurissante mission d’exploration dont la réussite aurait acquis à son auteur la réputation d ’un Barth, d’un Livingstone ou d ’un Stanley avant la lettre. Disons tout de suite que l’affaire échoua assez piteusement. Mais son élaboration est quand même significative d ’une stratégie africaine globale dont le ministère s’avise vers 1845 comme d’une sorte de com­ pensation aux échecs de sa politique méditerranéenne et égyptienne. Des instructions officielles furent établies par la Société de géogra­ phie, en un long mémoire de quatorze pages, dû à la collaboration de MM. d’Avezac, Daussy, Noël des Vergers, Jomard — qui semble y avoir pris la plus grande part — et du baron Roger, alors délégué du Sénégal à Paris. « Le projet de M. Raffenel embrasse un espace d’environ 50° de longitude, à partir de l’anden fort Saint-Joseph ou de Galam. Cet espace se divise en deux grandes parties, l’une de Galam au lac central de l ’Afrique septentrionale. L’autre du lac au Nil blanc supérieur. (16) »

On reste confondu à la lecture des instructions rédigées par ces honorables voyageurs retraités, qui, depuis longtemps, ont troqué la (15) « Rapport adressé le 17 mare 1844 au gouverneur du Sénégal par M. Raffenel, mem­ bre de la commission d ’exploration », in Revue coloniale, t . IY, septembre-décembre 1844 (pp. 136-218). (16) A.N.S.O .-M ., Sénégal, III 7. Chemise Raffenel. Mémoire 14 pages 32 x 24, Société de géographie, 27.2.1846. Jomard avait été de l’expédition d ’Égypte, et membre de l’Ins-

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boussole pour le porte-plume. Ils considéraient comme tout naturel et tout simple le fait d’atteindre le Niger : « Il n’existe pas de très grandes difficultés pour accomplir ce tra­ jet. Ayant parcouru le Bambouck ; connaissant le Fouladou ; fami­ lier, comme il paraît l’être, avec les Mandingues, les Foulahs, les Bambaras du Kaarta et ceux de Ségo, M. Raffenel doit pouvoir assez faci­ lement gagner l ’un des trois ou quatre points du Dhioliba [NigerJ que nous venons d’indiquer [Djenné, Ségo ou Yamina]. D ’ailleurs, le seuil qui sépare son bassin de celui de la Sénégambie est peu élevé... (17) »

Ce n’était que la première étape sur les six prévues, groupées en deux parties : première partie : • du Bâfing au Dhioliba ; • du Dhioliba (c’est-à-dire de Djenné, Ségo ou Bammakou) au Kouâra (branche orientale de la boucle du Niger) ; • du Kouâra au Bornou et au lac Tchad ; seconde partie : • du lac Tchad au Dao-Ouaday ; • du Dao-Ouaday aux limites du Dârfour ou du Dâr-Fetit ; • du Dârfour au Kordofan, et du Kordofan au Bahr el Abyod, ou Nil blanc (non pas les sources, mais le cours le plus occidental du fleuve). Une liste impressionnante de questions générales suivait douze pages d’instructions particulières à chacune des six étapes. On ne semblait pas moins attendre du simple commis de marine qu’une véritable ency­ clopédie géographique, géologique, minière, ethnologique et botani­ que de l’Afrique soudanaise, un tableau des réalités et des perspecti­ ves économiques, une étude des ressources humaines et animales... Passons. Raffenel, il est vrai, n’était pas seul. Des mulâtres et Noirs saintîouisiens l’accompagnaient, dont Léopold Panet, qui sera son fidèle secrétaire et prendra à son contact le goût des explorations. Leur expé­ rience réelle, en admettant qu’ils en eussent, et celle de Raffenel luimême, s’arrêtaient pratiquement au Félou, qu’aucun n’avait dépassé. On voit que la Société de géographie nourrissait quelques illusions, et que l’on ne pouvait espérer que de pareilles recommandations fus­ sent suivies à la lettre et entièrement satisfaites. Pourtant, ce n’était pas un projet en l’air ou une gageure sans importance dans l’esprit

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des autorités. Le seul énoncé des crédits de l’expédition démontre Je contraire. Jamais, à cette époque, explorateur soudanais ne fut mieux pourvu (18). Raffenel déclare avoir choisi pour son escorte et sa pacotille un mezzo termine entre la méthode de Caillié et celle de Mungo Park : « Je n’aurai point la besace de Caillié et son déguisement fâcheux. Je n ’aurai pas non plus le bagage formidable et les allures victorieu­ ses de Mungo Park (19). »

Il n ’empêche que la liste de ce qu’il emporte est impressionnante... Il suscitera de telles convoitises qu’il n’ira pas loin. Mais pourquoi donc risquer des sommes considérables, en un temps où la pingrerie administrative est élevée en France à la hauteur d’une institution, si ce n’est que l’on médite, sans trop le proclamer, une expansion fran­ çaise entre Sénégal et Nil ? Raffenel écrira dans son second livre — ce qui semble bien être la clef de toute son aventure — la phrase significative que voici : « La France maîtresse de tout le commerce du Sénégal, mettant la main sur le Niger, et par le Niger dominant le Soudan ! Des stea­ mers français naviguant sur le Tchad ! Il y a de quoi tenter l’ambi­ tion d’un grand peuple, et lui faire dépenser des millions ! (20) »

Ainsi l’exploration de Raffenel était-elle destinée à couper l’herbe sous le pied du concurrent britannique et à marquer du sceau fran­ çais une ligne pénétrante ouest-est ; la colonie du Sénégal devait en devenir la base et la principale bénéficiaire : de là l’importante sub­ vention consentie sur son budget à l’entreprenant voyageur. On espérait bien le voir déboucher — au bout de combien de temps ? — sur la mer Rouge ou l’océan Indien. Le ministre ne pritil pas la peine de lui recommander, en supplément, « d’examiner la question des ressources que les populations des pays riverains du littoral [oriental] pourraient offrir pour le recrutement de travailleurs libres à destination de nos colonies, et principalement de Bourbon. Je vous signale cette question comme méritant votre atten­ tion particulière, et je vous invite à observer avec soin l’influence (18) A .N .S.O .-M ., Sénégal, III 7. Chemise Raffenel. Ministre à Raffenel, 21.4.1846. Au total, près de 40 000 F, principalement en marchandises. (19) A .R .S., 1 G 18, pièce 3. Raffenel au ministre, Bakel, 20.12.1846. (20) Raffenel. Nouveau voyage dans le pays des Nègres, suivi d ’études sur la colonie du Sénégal et de documents historiques, géographiques et scientifiques, 2 volumes, Paris,

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qu’exerce sur toutes les populations que vous visiterez le commerce de traite qui se fait encore avec une partie des côtes orientales et occi­ dentales du continent africain.,. (21) »

Raffenel et ses compagnons quittèrent Saint-Louis le 3 décem­ bre 1846. Le recrutement des ânes du convoi les retint à Bakel jusqu’au 6 février 1847. Ils n’allèrent pas plus loin que « Salla, le dernier village du Kaarta, à quatre jours de marche de Ségou », selon Raffenel, beaucoup plus en réalité : le roi bambara du Kaarta, rival du roi bambara de Ségou, ordonnait à l’expédition de rebrousser che­ min. Il la retint pendant quatre mois près de sa nouvelle capitale, Koghé (22), et l’autorisa à regagner le Sénégal après l’avoir complè­ tement dépouillée de ses marchandises. Ainsi ne furent d’aucun secours à l’explorateur les recommanda­ tions officielles dont il s’était muni à l’intention du bey turc de Tri­ poli et de Sa Hautesse le vice-roi d’Égypte, pas plus que les lettres de change sur les consuls britanniques du Fezzan, qu’il comptait pou­ voir tirer une fois arrivé au Bornou (23)... c) Autres directions d’expansion : du Bas de la Côte vers le Tchad Logiquement, comme le pensaient Bouët et Raffenel, Saint-Louis et le fleuve Sénégal seraient la base et la voie privilégiée de pénétra­ tion. Mais d’autres points de départ ont pu être envisagés. Ainsi, dès 1844, Adolphe Le Cour-Grandmaison, capitaine marchand, arma­ teur et négociant nantais, proposait-il de partir du Gabon pour péné­ trer au cœur du continent africain (24). En 1848, il précisait ses objectifs : « Il faut que le Niger soit français, et dès lors nous devons pous­ ser avec persévérance nos explorations jusqu’au lac de Tchadda [Tchad] ; c’est alors seulement que nous aurons acquis un vaste mar­ ché dont la conquête commencée par la guerre d’Algérie s’achèvera pacifiquement par le commerce (25). »

Algérie, Tchad, Niger, Gabon : en mai 1848, tout y est ! L’idée d’un impérialisme politique et économique français convergeant du (21) A .N .S.O .-M ., Sénégal, III 7. Ministre à Raffenel, 21.4.1846. (22) Koghé : dans l’actuel Mali, à l’ouest de Nioro du Sahel. (23) A .R .S., 1 G 18, pièce 3. Raffenel au ministre, 20.12.1846. (24) A. Le Cour-Grandmaison (1801-1851), Projet d ’un établissement à créer au Gabon..., Nantes, Busseuil, 1844. (25) A. Le Cour-Grandmaison, Rapport sur la colonisation du Gabon et de l ’Afrique

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nord» de F ouest et du sud vers le Tchad sera périodiquement rappe­ lée à une administration longtemps sceptique et hésitante. Elle se réa­ lisera en 1900, à Kousseri, par la jonction des missions Émile Gen­ til, Foureau-Lamy, Joalland-Meynier. Le Cour, dont la plantation au Gabon même avait fait faillite, croyait-il vraiment à ses rêves ? Faidherbe les caressera quelque temps... d) Du Fouta Dyalon au moyen Niger Bouët et Baudin voyaient un peu moins loin ; mais le Niger leur paraissait pouvoir être atteint par d’autres voies que le Sénégal. Ainsi provoquèrent-ils les deux tentatives du sous-lieutenant de spahis Hecquard vers Ségou et Tombouctou, en partant des Rivières du Sud. Hecquard fit une première tentative par Grand-Bassam en novem­ bre 1850 ; l’hostilité de la nature et des hommes l’empêcha d ’aller très loin ; Un second essai, en partant de Sédhiou, l’amena au cœur du Fouta Dyalon, à Timbo. L ’almami lui fit bon accueil, mais Hec­ quard ne put passer dans le bassin du Niger et dut se contenter de regagner Bakel par la Falémé et Sénoudébou. Il ne manqua pas d’insis­ ter dans son livre (26) sur la richesse et la position clé d’un Fouta Dyalon amical. Les Rivières du Sud Le Fouta Dyalon peut en effet être atteint aussi bien, sinon mieux, par les estuaires guinéens que par le haut Sénégal. Et les Rivières du Sud, encore pour la plupart sans possesseur européen, assurent déjà un important commerce : bois, café, cire, peaux, riz, huile de palme, et maintenant arachides, animent un trafic maritime international auquel se mêlent encore des relents de traite négrière. De grandes exploitations indigènes avec main-d’œuvre servile s’y développent : « On ne saurait croire le résultat immense obtenu par le commerce, surtout ici où le trafic pour l’importation des esclaves se faisait sur une si grande échelle. Les populations du Rio Géba, du Pongo, du Nunez qui ne vivaient autrefois que par la traite de leurs captifs ne veulent plus aujourd’hui s’en défaire à cause du bénéfice qu’ils en reti­ rent en leur faisant cultiver la terre... (27) » (26) H. Hecquard, Voyage sur la côte et dans l ’Afrique occidentale , Paris, De Bénard

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L’auteur de ces lignes, le capitaine de corvette Ducrest de Villeneuve, indique l’intérêt que présente pour le commerce la presqu’île de Timbo, d’où il est possible de concurrencer les Anglais des îles de Loos et même de Sierra Leone. L’affaire n’en est que plus ten­ tante : pas un officier, pas un matelot français ne saurait résister au plaisir de jouer un mauvais tour aux Anglais ; et Ducrest de Villeneuve, après avoir constaté que les îles de Loos ne sont plus occu­ pées par les Britanniques, a conclu un traité avec Aly Koury, roi de la presqu’île de Timbo (Konakry). « Le droit de résidence sur le terrain de cette presqu’île sera tou­ jours exclusif pour la nation française. Le roi de Timbo s’engage à chasser de son territoire les étrangers qui voudraient s’y éta­ blir. (28) »

La convention ne sera pas ratifiée ; et Ducrest de Villeneuve, qui n’a décidément pas de chance dans sa diplomatie, devra se résigner un peu plus tard à ne pas voir suivie d’effet une convention sembla­ ble qu’il a passée au Rio Nunez et qui cède à la France le plateau de Boké (21 février 1848)... Le Rio Nunez, cependant, attire depuis longtemps l’attention du commerce sénégalais et métropolitain. En 1846, le conseil d’adminis­ tration de Gorée et la chambre de commerce de Bordeaux, en 1848 le député de Loire-Inférieure Lefort-Gensolly (29), demandent la créa­ tion d’« un établissement du Rio Nunez sous la souveraineté absolue de la France ». Il y a eu ainsi entre 1845 et 1848 une action menée par les offi­ ciers de la division navale. Elle n’a pas seulement pour objet, comme on l’a dit souvent, de faire obstacle, par des traités ou des interven­ tions plus directes, aux survivances de la traite négrière, A la faveur de la convention franco-anglaise du 29 mai 1845, assurant « la police du pavillon national par le pavillon national (30) », l’influence fran­ çaise s’est affirmée dans cette direction par de véritables prises de positions politiques et territoriales. La deuxième République a blo­ qué cette progression dans les estuaires guinéens, que le gouverne­ ment de Louis-Philippe n’avait pas vue d’un bon œil. Il faudra, après cela, attendre longtemps pour que les protestations des officiers de

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marine, vigoureusement exprimées par un Kerhallet en 1850, soient suivies d’une action décisive : « Les rivières de la Sénégambie, Cacheo, Geba, Rio Grande, Compony, Rio Nunez, Rio Pungo, Sangareah, Maneah, Tannaney, Morebiah, Forecareah, Manna, Mellacorée, les Searcies, au nord de Sierra Leone, tout comme les îles de Loos, Tumbo, Matacong, Jellaboï, Bana­ nas, Plantains et Sherborough, à peine connues en France, sont cou­ vertes de cultures, et nos bâtiments sont presque les seuls à exploiter leurs produits. Seulement, nous comprenons difficilement que la France, qui a tant d’intérêt à soutenir, à protéger ce mouvement si utile à son commerce, s’en préoccupe si peu que nos navires ne traitent qu’avec des maisons anglaises, qu’avec des factoreries que protège le pavillon de cette nation. La France a grand intérêt à faire cesser cet état de choses et à lutter avec les influences et les autorités anglaises... (31) »

Haut fleuve, Soudan, Fouta Dyalon, Niger, Tchad et, pourquoi pas, Nil pour l’intérieur du continent... Rivières du Sud, Côte de l’Or et Gabon, et aussi côte du Zaïre et de l’Angola (32) pour le littoral atlantique. Madagascar, Comores, mais aussi Érythrée, Éthiopie (33) pour l’océan Indien et la mer Rouge... Foisonnement d’idées, de pro­ positions, prurit de pavillons tricolores à planter un peu n’importe où par les marins de la guerre ou du commerce, ardents à devancer les Anglais et à dénoncer leurs sombres desseins : on est un peu pris de vertige, surtout quand on sait ce qu’était vraiment, vers 1850, le Sénégal. On comprend alors que les responsables des Colonies, de la Marine et du Commerce de la France aient éprouvé le besoin de faire le point ; comme en Algérie après 1830, se posent dans les mêmes ter­ mes, mais sur un champ beaucoup plus vaste, les questions : aban­ don ? occupation restreinte ? occupation étendue ? Une commission va être chargée d’établir le bilan, et de proposer un programme d’ave­ nir, dans lequel le rôle du Sénégal et de ses dépendances, quel que soit le choix, sera déterminant.

(31) A .R .S., 7 G 1, pièce 5. Rapport du capitaine de frégate de Kerhallet, comman­ dant la corvette la Prudente, au commandant de la division navale des C .O .A ., BouëtWillaumez, Corée, avril 1850. (32) A .N .S.O .-M ., Afrique, II 2. Projets d’établissement à Àmbriz et Cabinda de Vic­ tor et François Régis... En 1843, Mestro a demandé qu’une étude soit faite sur les possi­ bilités commerciales au sud du Congo. (33) A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII C. Rapport de la Commission des comptoirs, 3e par­ tie, pp. 142-171, où il est question d’établissements possibles en face d’Aden, et de la défense

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2. La Commission des comptoirs (1850-1851) Comptoirs ou colonie ? Ainsi, trente-trois ans après la reprise de possession par la France, ce que l’on appelait le Sénégal se cherche encore des limites et des objectifs. L’incertitude du vocabulaire est plus flagrante depuis que les dépendances ont essaimé au-delà des bornes communément fixées à la Sénégambie. La définition même des positions françaises sur la côte atlantique du continent africain hésite entre deux termes — et c’est au fond tout un programme que de choisir l’un des deux : comp­ toirs ou colonie ? C’est bien plus qu’une divergence de vocabulaire ! Aux yeux des Européens du XIXe siècle, une colonie se peuple d’immigrés, blancs si possible, de couleur si le climat ne permet pas aux premiers de s’installer durablement pour faire souche. Une colo­ nie se plante, se cultive, s’affirme par la mise en valeur du sol, comme ont appris à en faire leur activité essentielle ces descendants de pay­ sans, souvent paysans eux-mêmes, que sont les Européens en quête d’un établissement durable outre-mer. Si on ne plante pas — et, au Sénégal, la Restauration n’est pas parvenue à planter —, si on ne fait pas cultiver par des Noirs quelque végétal que l’Europe ne peut faire prospérer, si l’élevage apparaît impossible, alors, il ne reste que la ressource du commerce... Mais ce n ’est plus, étymologiquement, à une colonie que l’on a affaire : c’est à un comptoir, ou à une série de comptoirs. La colonie peut être une affaire d’État, et de ce fait émarger à son budget le temps nécessaire à l’acclimatation physique et agricole des nouveaux colons, des nouveaux « citoyens », dira-t-on depuis 1848. Le comptoir est affaire privée : affaire d’individus, ou de compagnie de commerce, qui doivent s’estimer bienheureux qu’on leur accorde la protection des navires de guerre et des garnisons payées sur les fonds publics, et ne pas se plaindre s’ils ne font pas, malgré cette assistance, d’aussi bonnes affaires qu’ils l’espéraient. Passe encore pour ceux de ces comptoirs qui sont devenus des points d’appui navals ou qui peuvent en jouer le rôle un jour. Mais ceux dont la vocation est purement mercantile ne doivent faire l’objet que de dépenses rapide­ ment productives ; en période de crise économique étendue, cela sou­ lage généralement l’opinion parlementaire de découvrir quelques bouts de chandelle à moucher. Une nation ne peut sans déchoir abandon­ ner une colonie ; elle peut fermer des comptoirs acculés à la faillite. La commission du Budget de l’Assemblée nationale législative posa

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même la suppression d’un des deux comptoirs de la Côte d’Or (ou Côte d’ivoire) : Grand-Bassam et Assinie semblaient trop proches l’un de l’autre pour ne pas se faire concurrence. Elle demanda aussi que soit examinée sérieusement la situation des autres : Albréda et Sédhiou étaient plus particulièrement visés, le Gabon et Gorée moins mena­ cés, car la Marine pouvait aisément démontrer leur caractère de points d ’appui navals indispensables. Comme il arrive souvent en pareil cas, le ministre mis sur la sellette provoqua la constitution d’une com­ mission spécialisée à laquelle on demanderait d’émettre des avis motivés sur l’avenir des possessions françaises à la côte d’Afrique. Cela per­ mettrait, en mettant à la cape devant la tempête parlementaire, d’atten­ dre qu’elle s’apaise. L’arrêté signé par le ministre de la Marine et des Colonies, le 8 août 1850, sous le timbre de la direction des Colo­ nies, bureau du Régime politique et du Commerce, fixe à la com­ mission qu’il institue une tâche à la fois étendue et restreinte : « Examiner les intérêts du commerce français sur les côtes occi­ dentales et orientales d’Afrique, et, par suite, la situation des posses­ sions françaises dans ces mers, le degré d’importance et d’intérêt qu’elles présentent et les développements dont elles sont susceptibles (34). »

L’étude détaillée des travaux et des conclusions de la Commis­ sion des comptoirs nous entraînerait ici dans de trop longs dévelop­ pements (35). Qu’il suffise de montrer que sa composition ne lais­ sera présager aucune volonté d’abandon. L’Assemblée législative y délègue des parlementaires de Bordeaux, de Marseille et de Rouen, sous la présidence de Benoist d’Azy, de la Nièvre, département indus­ triel. Ils côtoient des négociants engagés dans le commerce du Bas de la Côte, comme Le Cour, de Nantes, ou Victor Régis, de Mar­ seille. Des officiers de marine, des gouverneurs anciens ou actuels du Sénégal : Bouët-Willaumez, Baudin, Protêt, des capitaines marchands et des explorateurs sont appelés à fournir leur témoignage. Tous sont disposés à suivre dans ses conclusions l’habile Joseph Mestro, com­ missaire général de la marine, directeur des Colonies, le véritable deus ex machina de la Commission, inamovible sous huit ministres successifs. Or Mestro très lié au grand commerce bordelais — ne veut rien céder. La Commission, une fois établie la bonace parlementaire, (34) A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 2 a. Arrêté du ministre de la Marine et des Colonies. (35) Nous renvoyons les lecteurs à Louis Capperon, in Tropiques, n° 403, février 1958 (pp. 12-19), et Yves-J. Saint-Martin, in La formation territoriale de la colonie du Séné­ gal... 1850-1871, op. cit., dd. 284-300.

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cingle à pleines voiles vers les projets d’accroissements futurs, sans rien lâcher de ce qui existait déjà. Plus question d’économies, on enga­ gerait des dépenses supplémentaires, on explorerait des voies nouvel­ les, on ne laisserait pas les Anglais agir sans concurrence autour du continent noir ! Les conclusions, sous forme de recommandations, furent consi­ gnées dans un rapport de deux cent vingt-quatre pages (36). Elles peu­ vent se classer en deux rubriques principales : — commerce et économie ; — système administratif, politique et militaire. Pour le Sénégal proprement dit, le souci principal est de préser­ ver le commerce de la gomme, en imposant la liberté totale des tran­ sactions et la régularisation, sinon la fin du système des coutumes. Le trafic avec le haut fleuve devra être libéré lui aussi de tout mono­ pole et de toute entrave extérieure. Bakel en sera plus que jamais le pivot. Tout cela implique le renforcement de la garnison, de la flottille et des postes. Enfin et surtout, la réoccupation permanente du site de Podor, qui, puissamment fortifié, assurera le contrôle des pays toucouleurs. On conservera sur le fleuve le monopole du pavil­ lon. Pour Corée et les établissements du Sud, on appliquera un système complet de liberté commerciale et de franchise douanière, seul compatible avec leur situation de comptoirs et d’entrepôts. Il appa­ raît donc que Saint-Louis doit être traité en colonie, Gorée et ses dépendances en comptoirs. Il serait donc illogique de les maintenir sous la même autorité administrative. La Commission préconise la séparation rapide en deux entités : Le Sénégal et dépendances, de Saint-Louis au haut fleuve, avec un gouverneur ; Gorée et dépendan­ ces, du cap Vert (où l’on pourrait s’établir à Dakar) au Gabon, sous le commandement du chef de la division navale des côtes occidenta­ les d’Afrique. Ces projets ne sont porteurs d ’aucune économie : au contraire, on prévoit 574 (XX) F de dépenses supplémentaires pour la seule réoc­ cupation de Podor. Ailleurs, aucune évacuation compensatoire : on conserve tout et on renforce les moyens. On montre sa force et, s’il le faut, on s’en sert ! Mais la Sénégambie française est coupée en deux.

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DEUXIÈME PARTIE

Le premier élan, programmes et obstacles (1850-1854)

CHAPITRE X

Prélude à l’expansion (1850-1853)

1. Le gouvernement de Protêt Auguste-Léopold Protêt (1808-1862) Jusqu’en 1960, la principale place de Dakar s’appelait place Pro­ têt. En lui donnant, ce qui est normal, le nom de place de l’Indé­ pendance, le Sénégal d’aujourd’hui, qui n’a pas voulu oublier Faidherbe, s’est montré moins équitable envers son prédécesseur. Car si quelqu’un s’est évertué et battu avec l’énergie du désespoir pour conserver à la poussière de comptoirs qu’il dirigeait un statut et une administration uniques, c’est bien Auguste-Léopold Protêt, gouver­ neur du Sénégal, en fonctions d’octobre 1850 à décembre 1854. Il naquit à Saint-Servan, le 20 avril 1808, d’un père négociant. Malgré la réputation de libéral (1) de son père, il fut admis à quinze ans au collège royal de la Marine d ’Angoulême. Il y fut le condisci­ ple de Bouët-Willaumez. Sa carrière navale est marquée par de nombreuses campagnes et croisières : à la côte occidentale d’Afrique en 1835, au Mexique (prise de la Veracruz) en 1838, où il seconde le prince de Joinville ; il est ensuite à Bourbon en 1841 ; aide de camp de l’amiral de Hell, il assure des travaux hydrographiques et la prise de possession de Mayotte (1841-1843) (2). Il épouse en 1845 Marianne Bellier de Montrose, fille (1) Archives de la Marine, n° 2055. Dossier Protêt. Une lettre du ministre de l’Inté­ rieur, Corbières, au ministre de la Marine, Clermont-Tonnerre, soulève le cas du jeune Â. Protêt, « qui prétend avoir été admis au nombre des candidats et se trouve être le fils d’un libéral » dont on redoute l’influence au moment des prochaines élections (Paris, 7 février 1824). /n\

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

Les méthodes administratives Les services civils L’aurait-on vraiment voulu, que l’on n’aurait pas pu développer une administration plus étendue et plus étoffée dans une colonie où les dépenses militaires augmentaient plus vite que les crédits de fonc­ tionnement (32). Le nombre des fonctionnaires civils européens pré­ vus au budget comme susceptibles d’être hospitalisés dans les cham­ bres d’officier ne dépasse 40 que dans les dernières années de la période ; les employés modestes, tant européens qu’indigènes, sont en moyenne 10 à Saint-Louis, une vingtaine à Bakel et dans les postes du fleuve, une cinquantaine à Corée et en Casamance dans les années qui suivent la réunion des deux colonies (1860-1861). En 1868, on notera une augmentation qui mérite un commentaire spécial de l’ordonnateur : 11 employés nouveaux émargent au budget ! Il y a au total moins de 200 agents civils, du plus important fonctionnaire (le président de la cour impériale) au plus modeste agent de police. Si l’on examine maintenant le nombre d ’administrateurs civils en fonction dans les postes, nous constatons qu’en 1855 ils étaient 3 : Bocandé à Carabane, Paul Holle à Bakel, Girardot à Sénoudébou, pour un total de 8 postes, Corée et Saint-Louis exceptés. En 1869, qu’on peut considérer comme l’année de plus grande extension de la colonie, il y a 3 commandants civils sur 24 postes : Martin à Dagana, Bicaise au Rio Pongo, Jauréguiberry (33) à Carabane (34). On voit que l’on avait encore renforcé le rôle administratif des militaires, dont l’entretien était beaucoup moins coûteux pour la colonie et la doci­ lité certainement plus complète. II était d’autre part très difficile de trouver des candidats civils de valeur à des fonctions que l’insalu­ brité rendait dangereuses et le traitement peu attirantes (35). Le budget Les gouverneurs n’ont cessé de solliciter des crédits supplémen­ taires pour les besoins civils de la colonie. Les subventions, qui avaient3245 (3 2 ) A n n u aire du Sénégal, 1869, « S a in t-L o u is » , Im p rim erie du g o u v e r n e m e n t, p p . 68 et 69. (33) N e v e u d e l ’a n cien g o u v ern eu r, et p la cé par lui à ces fo n c tio n s. (34) A n n u aire du Sénégal, 1869, loc. ch. (35) L a co lo n ie rém unérait entièrem ent les civils, et n e payait q u ’u n su p p lém en t d e so ld e a u x m ilita ires. E n 1856, P a u l H o lle , m u té d e B a k el à M éd in e, to u c h a it 4 0 0 0 F par a n ; G ira rd o t, à S é n o u d é b o u , 2 0 0 0 F . O n les laissa it faire du c o m m e r c e p o u r leu r c o m p te , c ’était bien la m o in d re d es c h o se s. L ’en n u i, c ’est q u e les o ffic ie r s qui leur su cc éd èren t, m alg ré so ld e c o lo n ia le et tra item en t d e ta b le , se crurent trop so u v e n t a u to r isés à en fa ire

MOYENS ET MÉTHODES DE L’EXPANSION TERRITORIALE

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paru devoir suivre une courbe ascendante, diminuèrent à partir de 1867, alors qu’avec la création des postes des Rivières du Sud les res­ ponsabilités s’étendaient. Dès 1855, Faidherbe se plaignait, sans rencontrer une bien grande compréhension : « On ne donne au Sénégal que des budgets comparables à ceux des autres colonies. Il me semble qu’il ne devrait pas en être ainsi. Les autres colonies sont des colonies faites qui ont dit leur dernier mot et où il n ’y a en quelque sorte que des dépenses d’entretien. « Le Sénégal est une colonie à faire, tout y est à créer, et ce sont des millions qu’on devrait y dépenser en travaux de toute nature, si l’on n ’y était pas restreint par le manque de bras et de matériaux. Les Ponts et Chaussées dépenseraient facilement, en travaux d’une uti­ lité incontestable et immédiate, le triple de ce qu’on leur accorde. (36) » Les difficultés financières ne pouvaient être palliées, si Paris fai­ sait la sourde oreille, que par une augmentation des ressources loca­ les. Celles-ci, s’élevaient en 1856 à 265 016 F — y compris le pro­ duit des razzias —, et dans le même exercice, l’excédent de dépenses locales était de 10 791,68 F. On comprend que, pour échapper à ces comptes doublement misérables, Faidherbe — que le libre-échange offi­ ciel empêchait de prélever des droits sur un volume commercial qu’il espérait accroître — ait placé des espoirs dans l’or fabuleux du Bambouk. En cette même année 1856, il consacre un mémoire et destine une reconnaissance fluviale aux gisements aurifères de Kéniéba. Mais, comme le démontrent les courbes et tableaux ci-contre, la part des crédits civils, à peu près représentés par les chapitres « Dépen­ ses des services civils et subvention métropolitaine », n’a cessé de décroître dans le budget général de la colonie. De 36,11 % en 1856, elle est tombée à 20,84 % en 1870. Les dépenses militaires, elles, n’ont pratiquement pas cessé d ’augmenter jusqu’en 1866, et suivent à peu près l’évolution des effectifs de la garnison. Le Sénégal apparaît comme la colonie-cendrillon, alors que des perspectives nouvelles sem­ blent s’offrir ailleurs : en Algérie, en Cochinchine, voire en NouvelleCalédonie, et qu’il faut soutenir le difficile relèvement des Antilles. Les premières réformes administratives Malgré la gêne qui en découle pour les services civils, Faidherbe cherche à doter la colonie d’un système administratif cohérent. L’annexion du Wâlo le conduit à organiser en 1856 deux arrondisa

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sements, où il distingue des « villes » : Saint-Louis, Bakel, et même Podor, ayant chacune leur « banlieue » à statut spécial. Les chefs des villages de ces banlieues, nommés par l’autorité française, « n’agis­ sent que sur ses instructions ». Comme tous les autres chefs indigè­ nes, ils se paient directement sur leurs administrés. Ils ne coûtent à la colonie que quelques cadeaux et un burnous de commandement. Délimitées selon des critères simples et purement militaires, ces ban­ lieues comprennent les villages qui, se trouvant sous le canon des pos­ tes ou des tours de guet récemment édifiées, ne peuvent que se sou­ mettre étroitement aux Français ! Chaque arrondissement est divisé, ou pourra l’être, en cercles com­ mandés par un chef indigène nommé, qui désigne lui-même les chefs de village de sa circonscription. On serait tenté de trouver ici, aux appel­ lations près, la division administrative française classique depuis le Con­ sulat. La colonie équivaut au département ; elle a deux arrondissements, dont les cercles sont les cantons, et les villages les communes. Sur tout cela flotte le pavillon français, qui doit en principe annoncer que la loi française s’y applique. Le texte récapitule une par une les localités, regroupées en ban­ lieues, cercles et arrondissements. On constate que Faidherbe, sans nullement le dissimuler au ministre, y englobe déjà plusieurs villages appartenant au Kayor. Mais il ne fait pas que révéler des visées expan­ sionnistes, d’ailleurs modestes. Il montre surtout les limites que la prudence impose à la politique libérale d’assimilation, et qu’elle lui imposera bien d’avantage lorsque le territoire nominalement français s’étendra. Faute d ’administrateurs, de gendarmes — n’y en a-t-il pas en 1858 neuf en tout, dont un enfant de troupe ! —, de juges, et surtout de crédits pour indemniser les possesseurs d’esclaves, comment généraliser des mesures d’abolition qui provoqueraient le bouleversement fondamental de la société ? Il faudra l’avènement de la république des républicains en 1879 pour que l’on s’avise à Paris de certaines contradictions, et le radicalisme militant d’après 1900 pour que l’on tente courageusement, mais péniblement, d’y remédier. En proposant en 1856 la doctrine qui — sans qu’on ose l’avouer en métropole — sera celle d’un demi-siècle d’expansion coloniale, et qui limite le rôle de l’administration à un contrôle souvent illusoire, Faidherbe a rendu certainement plus facile la soumission des Afri­ cains à l’ordre économique imposé par la France. Il a aussi fourni le prétexte durable d’une sous-administration lacunaire et de toutes les économies budgétaires immédiates que cela permet. Il a ainsi con­ tribué à laisser les sociétés africaines se figer dans leurs structures

MOYENS ET MÉTHODES DE L’EXPANSION TERRITORIALE

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A partir du moment où F on décide de modifier le moins possible l’ordre social existant, et de se contenter, même dans les pays nomi­ nalement annexés, d’une souveraineté extérieure ; lorsqu’on renonce, au moins provisoirement, à y percevoir ces impôts directs qui sont en tout lieu et en tout temps la marque primordiale du droit réga­ lien (37), on peut envisager, même avec de faibles forces et de petits moyens, l’expansion d’une puissance peu gênante pour les futurs assu­ jettis. Cette expansion, ne regardant que comme objectif très loin­ tain et secondaire le progrès des sociétés indigènes, devra être peu coûteuse. C’est une nécessité, car les dépenses engagées ne seront pas compensées par l’impôt ; consenties par l’État et la colonie, elles béné­ ficieront essentiellement au commerce privé. Au début de la période, celui-ci, qui a déjà triomphé en installant Faidherbe, entend bien per­ cevoir d’autres dividendes — ceux que Faction du gouverneur per­ mettra d’obtenir par l’extension des zones de culture et d’échange, et par la renonciation forcée des Maures et des Toucouleurs aux anciennes coutumes. On pourra aussi se donner les gants d’une cer­ taine politique humanitaire : en défendant les Noirs du Wâlo, du Dimar et du Kayor contre les rapts esclavagistes des Trarzas ou des Braknas, on maintient dans les terroirs de la rive gauche la maind’œuvre indispensable — d’ailleurs principalement servile. Et, en fer­ mant les yeux, comme ce sera longtemps le cas, sur les razzias de nos alliés du haut fleuve, Boubakar Saada et Sambala, on les laisse se procurer à bon compte, ailleurs que dans notre zone d’influence économique, les travailleurs nécessaires à une production accrue. Les maisons de commerce représentées à Bakel et à Médine doivent en bénéficier, les huileries bordelaises et marseillaises aussi. De 1854 à 1859, Faidherbe ne peut agir que sur les eaux et les rives du fleuve, Corée et ses dépendances ayant été enlevées à son autorité. Son activité politique et ses opérations militaires lui seront imposées par les pulsations saisonnières du Sénégal. De juillet à novembre, la crue permet les expéditions en amont de Podor, à Bakel et au-delà. De décembre à juin, c’est le bas fleuve, le Wâlo et les Maures qu’il faudra contrôler ou combattre. L’hypothèque maure levée, le Fouta intimidé, voire morcelé, alors seulement s’ouvriraient les pistes du Soudan. Les « Colonnes d’Hercule » franchies et le Niger atteint, le rêve de Raffenel de voir le pavillon tricolore flotter aux brises chaudes du Tchad deviendrait vite une réalité. L’action du37

(37) Lorsqu’en 1862 Jauréguiberry voudra faire payer l ’impôt de capitation aux pro­ vinces annexées du Fouta, il provoquera une insurrection dont la répression sera difficile

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gouverneur et de ses hommes, en ces premières années, semblait donc smon toute simple, du moins toute tracée ; dominer la rive gau­ che, de Gandiole à Médine, et y libérer le commerce de toute en­ trave. Mais c’était compter sans El Hadj Omar Tall.

CHAPITRE XV

El Hadj Omar Tall, des origines à 1855

1, Les origines L’arrivée sur le devant de la scène en Sénégambie d’un person­ nage hors série allait bouleverser les plans français et remuer pro­ fondément les peuples et les royaumes du Soudan occidental. Cela nous oblige à ouvrir ici une large parenthèse pour présenter l’homme, sa doctrine et les débuts de son action. Nous n’avons pas cru pou­ voir nous en dispenser, même en renvoyant le lecteur à la bibliogra­ phie qui figure dans cet ouvrage. Omar Saï'dou Tall était un Toucouleur du Toro. La date de sa naissance est controversée. Selon les renseignements recueillis par Mage, il serait mort à soixante-neuf ans, le 12 février 1864. Mage, supposant que cet âge a été compté en années musulmanes, le ramène à soixante-sept ans selon le calendrier occidental : cela fait naître El Hadj Omar en 1797. Mais Gaden fait remarquer que les Toucouleurs, gens du fleuve, dont les crues annuelles rythment les travaux agrico­ les et la vie, comptent les années par saisons des pluies. L’usage d’un calendrier solaire, et non lunaire, n ’entraînerait donc aucune correc­ tion à faire subir au chiffre avancé par l’explorateur français, informé par la famille même d’Omar. Tyam donne à son héros l’âge de soixante-dix ans en 1864. Cela ferait naître Omar en 1794 ou 1795. Le père du futur conquérant était un marabout renommé de Halwar ou d’Aloar, village des environs de Guédé, entre le lit principal du Sénégal et son bras méridional, le marigot de Doué. Saïdou Ousman Tall eut dix enfants, quatre garçons et six filles, de son épouse, la sokhna (1) Adama, que, malgré ses nombreuses maternités, Tyam

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n hésite pas à comparer à ia vierge Meryem (Marie) et qu’il pare de toutes les vertus : « Possédant les pleines lumières de la religion au-dedans et audehors, elle est un onguent au musc dont le parfum ne se dissipe pas (2). »

Saïdou Tall, très pieux, poussa le soin de ses méditations mystiques jusqu’à se faire construire sa mosquée personnelle pour ne pas être troublé dans ses prières. Peut-être faut-il voir là, déjà, un souci d indépendance vis-à-vis de la confrérie alors dominante de la Qadriya, dont les adeptes voulurent d’ailleurs contraindre Saïdou à détruire son oratoire particulier. L’arbitrage suprême de Valmami Yüsufu rendit justice à Saïdou, et, selon la tradition qui veut que les grands des­ tins soient pressentis dès l’enfance, le chef religieux du Fouta prédit au jeune Omar, qui accompagnait son père, l’avenir le plus brillant : « Regardez bien cet enfant, car il vous commandera un jour. » Nourri des préceptes de la religion islamique, et ayant de ce fait appris sérieusement l’arabe, Omar alla compléter sa formation théologique auprès de la tribu maure des Ida ou Ali, dans laquelle avait déjà pénétré la confrérie Tidjaniya. Mais c’est au Fouta Dyalon, par le marabout peul Abd el Kerim ben Ahmed Naguel, qu’il fut initié à la voie tidjane.

2. Le pèlerinage mm

C est également avec Abd el Kerim qu’Omar voulut entreprendre le pèlerinage de La Mecque. Selon une tradition familiale, il avait alors^ vingt-cinq ans, ce qui permettrait d’avancer, pour l’année de départ, 1819-1820 ou 1821-1822, selon la date de naissance adop­ tée. ^Âbd el Kerim n ’ayant pu partir aussitôt, Omar l’attendit au Marina, puis reçut la nouvelle de sa mort et se remit en route. Il avait reçu au Mâsina une hospitalité généreuse. A Hamdallahi, Cheikhou Ahmadou voulut un jour lui faire bénir ses enfants et petitsenfants. Quand vint le tour d'Ahmadou Ahmadou, ce dernier se mit à crier et refusa d’approcher. Son grand-père lui dit : « Déjà, tu as

(2) M .A. Tyam, L a vie d ’E l H a d j O m a r (récit d ’un com pagnon d’El H adj O m ar), tra duite du pouiar par H . G aden. Paris. Î935. 209 n verspfs lS-ïfi-17-lQ

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peur de lui ? », et il ajouta en s’adressant à Omar : « Je te recom­ mande mon petit-fils. » Omar répondit : « J ’accepte à condition qu’il reste digne de ta recommandation (3). » Ahmadou Ahmadou, quoi­ que musulman, devait être battu et tué par El Hadj Omar, qui s’empara de son royaume. Puis, selon la même source, le pèlerin toucouleur poursuivit son chemin vers l’est. Il s’arrêta à Sokoto, où il fut bien reçu par Yémir Mohammadou Bello, et il épousa deux femmes du pays, qui l’accom­ pagnèrent à La Mecque. L’une d’elles fut la mère d’Ahmadou, lequel naquit à Sokoto en 1833, au retour du pèlerinage. Fils aîné d’Omar, il devint son successeur en 1864 et mourut en 1897, près de Sokoto, où il fuyait l’avance française. Dès son arrivée au pays de Sokoto, Omar s’était prévalu de sa lointaine parenté avec Mohammadou Bello ; il put renforcer celle-ci par son mariage avec Maryem, fille du sultan : en quittant le pays haoussa, Omar était un personnage. Enrichi par les dons de son beaupère, il était accompagné de quelques fidèles et d’une suite respecta­ ble de membres de sa famille et de serviteurs. On ne saurait donc l’imaginer arrivant aux Lieux saints perdu parmi la foule, ni s’éton­ ner qu’il ait é té distingué, parmi tous les pèlerins, à la fois par un cheikh tidjane et par les docteurs d’Al Ahzar, au Caire (4). Il atteignit la mer Rouge, nous dit Tyam, par le pays touareg, le Fezzan et l’Égypte, affrontant la traversée du Sahara par la route normale du Tchad à la Tripolitaine. Son voyage se fit sans incidents graves et il parvint à La Mecque, sans doute en 1827. Il visita plu­ sieurs fois les Lieux saints (5). C’est à Médine, dans le jardin qui abrite le tombeau du fondateur de l’islam, que Mohamadou eî Ghâli, inspiré en songe par Cheikh Tidjani, lui conféra le titre de moqqadem (délégué) de l’ordre tidjane, avec le khalifat (commande­ ment suprême) pour les pays noirs. En outre, Omar aurait reçu, comme les principaux dignitaires de la confrérie, une formule spé­ ciale d’intronisation, une istikhara (6), destinée à le tirer d ’embarras dans les circonstances délicates. A cette formule secrète, la voix popu­ laire attribuait de miraculeux pouvoirs, et cela renforça singulièrement345

(3) Tradition transmise par El Hadj Seydou Nourou Tall, petit-fils d’Omar. Fonds Gaden, I.F.A.N. (Dakar), Fouta-Toro A, cahier n° 17, feuillet 1. Sur Cheik hou Ahmadou, sa pré­ diction et son royaume, voir S. Daget et A . Hampaté Bâ, L ’empire peu1 du Masirta. (4) Tyam, op. cit . , versets 74-80. (5) El Hadj Seydou Nourou Tall, tradition citée, feuillet 2. tôt Istikhara : formule spéciale de prière surérogatoire réservée aux grands initiés.

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le prestige d’El Hadj Omar* Puis Mohamadou el Ghâli lui fixa sa mission : « Va balayer les pays ! Toutes tes affaires, dans ce monde et dans l’autre, sont dans tes mains là, dans tes mains, tant que tu ne seras pas mêlé aux rois de ce monde et à leurs compagnons. (7) »

Cette solennelle désignation mettait fin au long séjour d’Omar dans les Lieux saints. Il alla donc en Égypte retrouver les siens. Au Caire, sa réputation l’avait précédé. Mais les cheikhs d’Al Ahzar étaient scep­ tiques : un Noir pouvait-il en savoir autant qu’eux ? Ils le convoquè­ rent pour l’interroger et sonder ses connaissances théologiques. La tradition rapporte qu’Omar répondit brillamment, triompha de tous les pièges et cloua la parole à ses contradicteurs, qui s’inclinèrent devant sa science inspirée et sa mémoire sans défaut : il était non seulement capable de réciter entièrement le Coran, mais aussi de dire combien de fois chaque lettre y était représentée ; et il accomplissait le même tour de force pour le Jawâhir al m a’ânr, le livre sacré de la confrérie tidjane. Ce genre de performances nous paraît assez peu concluant, mais à l’époque il soulevait l’admiration ! Et, selon une Vie anonyme d’El Hadj Omar (8), Dieu aurait puni les interlocuteurs sceptiques du cheikh en les rendant provisoirement muets. Les légen­ des dorées de toutes les religions sont pleines de semblables prodi­ ges. Après de tels miracles, Omar, ayant regroupé toute sa suite, pou­ vait dignement quitter l’Égypte. A la place du petit marabout foutanké qui s’était mis en route du lointain Occident de l’Afrique pour se rendre à La Mecque, reve­ nait au Soudan un homme mûr et grave, instruit par ses lectures, ses conversations et ses nombreux voyages. Si la science de Dieu avait été sa principale préoccupation, on peut penser qu’il avait aussi gardé les yeux ouverts sur le monde profane. Et ses séjours en Égypte l’avaient certainement conduit à apprécier la poigne rude, mais effi­ cace d’un Méhémet Ali, qui, avec un état-major de conseillers tech­ niques étrangers, surtout français, unifiait, modernisait et agrandis­ sait son pays. Ces Français, El Hadj Omar devait plus tard les retrou­ ver à l’autre bout de l’Afrique, au Sénégal. Et son premier geste à leur égard serait de leur demander appui pour soumettre le Fouta, (7) Tyam, op. cit. , versets 70-72. On serait tenté de croire que Tyam, en mettant ces paroles dans la bouche de Mohamadou el Ghâli, souligne implicitement que la bénédic­ tion divine n’a fait défaut à El Hadj Omar que lorsqu’il s’est « mêlé aux rois », en ten­ tant d’arracher Tombouctou et le Mâsina à leurs souverains musulmans. fSl'i ??An/lc RrAï/ai.

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en échange de quoi il s’engageait à leur faciliter le commerce du fleuve (1847). En 1854 encore, il fera au gouverneur Protêt des pro­ positions d’alliance. Enfin, nous le verrons toute sa vie soucieux d’évi­ ter un heurt direct avec eux, recommandant pareille prudence à son fils Ahmadou, qui suivra fidèlement le conseil paternel. De ses voyages, il a rapporté d’autres leçons. L’idée d ’organisa­ tion de ses futures conquêtes lui a sans doute été inspirée par le Hedjaz, où il a vu les villes saintes et les pistes protégées et surveillées par les garnisons des forteresses égyptiennes. Dans l’empire peul du Mâsina comme dans celui de Sokoto, il a pu mesurer la puissance d’une organisation politique fondée sur une foi orthodoxe et fervente, et s’appuyant sur les petites gens sans distinction d’ethnie ou de caste. Face aux dynastes musulmans trop souvent corrompus par des prati­ ques animistes, les cheikhs réformateurs comme Cheikhou Ahmadou au Mâsina (9), Ousman d’an Fodio à Sokoto, et lui-même peut-être au Fouta Toro, avaient une guerre sainte, un jihad, à mener (10), plus nécessaire encore que la conversion des simples païens. Enfin, l’appartenance au peuple élu du Tekrour occidental et ses liens de parenté anciens et nouveaux avec le fils d’Ousman d’an Fodio, Mohammadou Bello, consacraient une sorte de légitimité que ce der­ nier ne manqua pas de lui reconnaître. Le devoir de répandre la vraie foi, privilège des deux Tekrours, en était la contrepartie. Son séjour de plusieurs années au Tekrour oriental (11) fut l’occa­ sion d’y recruter des adeptes et d’acquérir d’assez nombreux esclaves haoussas, dont certains auront toute sa confiance et seront plus tard investis par lui de hautes charges militaires et administratives. Il par­ ticipa avec Bello et son successeur Atiq (Attikou) à diverses expédi­ tions guerrières. L’histoire du Sokoto rapporte qu’il y accomplit des miracles. Il sauva de la soif une expédition menée contre le Gober en faisant revenir par ses prières l’eau dans un puits sec ; il fit pleu­ voir sur une ville assiégée par les « infidèles », sans qu’une seule goutte d’eau se perdît à l’extérieur des murailles... Enfin, on était assuré qu’il recevait la visite nocturne de Cheikh Tidjani et du prophète Mohamed lui-même.

(9) La Dîna, l’État théocratique de Cheikhou Ahmadou, rigoureux réformateur islami­ que, était sans doute, par ses exigences pieuses, adaptée au tempérament des paysans sou­ danais. Omar s’en inspira, en relâchant sa sévérité. (10) Ousman d ’an Fodio, Wathigat Ahî al Sudan, paragraphe 14 : « C ’est un devoir de conscience [...] de faire la guerre aux rois qui ont apostasié l’islam, à ceux mêlant les observances de l ’islam aux pratiques du paganisme ; c’est un devoir de conscience de les chasser du pouvoir. » (111 l e Tekrnnr oriental est le pays de Sokoto ; le Tekrour occidental, le Fouta Toro.

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A travers l’Afrique soudanaise et le Proche-Orient, longuement visités, El Hadj Omar avait eu des exemples variés de la renaissance du monde musulman depuis la fin du XVIIIe siècle. L’usurpation mili­ taire de Méhémet Ali comme la prédication religieuse et l’appel à la guerre sainte de Cheikhou Ahmadou et d ’Ousman Dan Fodio abou­ tissaient finalement au même résultat : la création d’une dynastie. Elle s’esquissait au Caire avec Ibrahim Pacha ; elle avait succédé aux fon­ dateurs dans les royaumes peul et haoussa. Malgré les recommanda­ tions de Mohamed el Ghâli, Omar s’était « mêlé aux rois ». Il est difficile dès lors — comme a cru pouvoir le faire M. Dumont — de le qualifier d’« anti-sultan » et de voir toute son œuvre à travers cette définition restrictive (12). A guerroyer aux côtés de Mohamadou Bello contre les infidèles ou les relaps, il avait bien certainement compris que l’étendard du Prophète ne serait rien sans le sabre de la con­ quête et l’autorité politique qui conserve et consolide. Il dut compa­ rer la puissance de ses hôtes et la faiblesse des aîmamîs de son Fouta natal, élus et déposés au caprice des grands chefs, faute de disposer du pouvoir politique et du droit successoral. Peut-être serait-il resté au pays haoussa s’il n’avait eu la surprise d ’y voir arriver son pro­ pre frère, Alfa Ahmadou, qui put utilement le renseigner sur ce qui se passait là-bas. Les bords du fleuve venaient d’être troublés par l’apparition de « faux » prophètes (sont faux les prophètes qui n’ont pas réussi !), et par la guerre de la gomme opposant les Maures aux Français. Omar dut penser que les temps étaient mûrs, et les esprits troublés, prêts à entendre sa prédication. Mais il ne se pressa guère. C’est seulement en 1837 ou en 1838, de toute façon après la mort de Bello, que le cheikh quitta le Sokoto, avec force présents, captifs et butin de guerre. Tout cela fit sur la route bien des envieux, au Mâsina et à Ségou. Il y déjoua plusieurs machinations visant sa per­ sonne et ses biens. A Kangaba, le cheikh toucouleur put séjourner trois mois, paisi­ blement, dans la petite ville des bords du Niger. Il y avait le choix entre deux directions : remonter vers le Sénégal et rentrer au Fouta Toro, ou poursuivre vers le sud-est, en direction du Fouta Dyalon. On peut penser que la halte à Kangaba fut mise à profit pour se renseigner sur l’opportunité de l’un ou l’autre choix. Les émirats toucouleurs du Sénégal étaient troublés et en état de guerre larvée avec les Français. El Hadj Omar renonça à y paraître. Il se dirigea vers Kankan, où l’importante famille des Kaba adopta le wird tidjane. Puis il gagna les hauts plateaux du Fouta Dyalon. A Koumbia, il se fit concéder par Yalmami Omar le village de Dyégounko, dans le Kolen,1 11

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à deux jours de marche de Timbo. « Alors le cheikh sut qu’il avait atteint un endroit où s’arrêter pour combiner ses projets (13). »

3. Les bases de l’islam tidjane dans le Fouta Dyalon : Dyégounko et Dinguiray Dyégounko devint, sinon la première, du moins la plus impor­ tante zawîya tidjane en Afrique de l’Ouest. El Hadj Omar s’y ins­ talla, déjà auréolé d’un grand prestige, en 1840 et 1841. Selon Mage, qui, rappelons-le, recueillit son récit de la bouche même des compa­ gnons du prophète, il y combina la prédication religieuse et un fruc­ tueux enrichissement. Les disciples arrivaient assez nombreux, pas assez toutefois à son gré. Omar les endoctrinait, mais les utilisait aussi à de fructueuses opérations commerciales dans les comptoirs européens de la côte, Sierra Leone, Rio Pongo, Rio Nunez, où il se procurait des armes et de la poudre en échange d’or, d’esclaves et d’objets de piété, amulettes, chapelets rapportés des Lieux saints ou sanctifiés par sa bénédiction, et dont les musulmans sont friands. Il chercha aussi, mais sans grand succès, à jouer un rôle d ’arbitre dans l’incessant con­ flit qui opposait les deux dynasties peules du Fouta Dyalon, les Alfaya et les Soriya. Sa médiation fut rejetée par Yalmami Omar (Soriya) (14). Malgré sa réputation de sainteté, El Hadj Omar n’était encore ni assez influent, ni assez puissant pour interrompre une vendetta familiale aussi solidement établie. Le séjour à Dyégounko fut également mis à profit d’une autre manière, plus conforme à la vocation spirituelle du personnage. C’est là, semble-t-il, vers 1844-1845, qu’il rédigea en arabe son livre doc­ trinal : A t Rimah Les lances). Cet ouvrage est encore aujourd’hui aux mains de tous les talibés tidjanes instruits ; on a pu y voir le principal ouvrage mystique de l’Afrique noire musulmane. Le cheikh y énonce une série d’idées fondamentales, qu’il prouve ensuite par de nombreuses citations tirées de divers auteurs, dont l’inspiration générale procède du soufisme. La voie tidjane y est définie comme la meilleure — mais non la seule — pour atteindre à une connais­ sance approfondie de Dieu, et le tidjane doit se garder d’en suivre134

(13) Tyam, op. cit., verset 129. (14) Manuscrit peu/ du fonds Vieillard, traduction Barry, I.F .A .N . (Dakar), Fonds des -----------------------------C/mUo n iralo n

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une autre. Le disciple, ou talibé, ne peut atteindre à cette illumina­ tion divine que par l’intermédiaire d’un guide : « Tout sage qui désire se délivrer tôt ou tard de ses mauvais pen­ chants doit se faire guider par un cheikh, directeur spirituel très ins­ truit, ayant une profonde connaissance de ses défauts et de leurs remè­ des. Il se fera diriger par lui et se pliera à ses ordres avec une par­ faite obéissance. (15) » « Le disciple doit être à la disposition de son cheikh que le cadavre est à la disposition du laveur (16). »

au même titre

Comme tous les fondateurs de confrérie et d’ordre, Omar recom­ mande à ses disciples la réflexion spirituelle, au cours d’une retraite prolongée et guidée, une sorte de noviciat, 11 prône l’ascétisme inté­ rieur, celui qui consiste moins « dans le fait de renoncer au monde, que de s’en vider le cœur (17) »... Mais l’ascèse ne signifie pas pau­ vreté et indifférence absolue au monde, « car celui qui n ’a pas de revenus se fait entretenir par les autres, ressemble aux femmes et n’a aucun titre à la virilité (18). » Lui-même saura s’appliquer cette formule, accumulant de gran­ des richesses, mais les utilisant pour le but sacré qu’il s’est fixé, et non pour la satisfaction de ses appétits personnels. L’essentiel est la connaissance de Dieu. Pour parvenir à cette gnose, le tidjane doit aussi se plier aux préceptes coraniques et au wird particulier de la secte. Les prières, leur rythme, leur répétition, le costume et les atti­ tudes du corps pendant leur récitation sont strictement codifiés (19). Par de nombreux exemples tirés de divers ouvrages d’inspiration soufite, Omar démontre que la répétition assidue de certaines formules pieuses peut amener le fidèle à voir, en songe ou à l’état de veille, le fondateur de la confrérie, ou même le Prophète. Pratiques et cer­ titudes communes à tous les mysticismes, mais qui devaient rendre un son assez nouveau en Afrique noire ; et Omar insiste sur le fait que iui-même et certains des siens ont été favorisés de semblables visions, que beaucoup ont rêvé qu’ils le voyaient en compagnie de Cheikh Tidjani et du Prophète, preuves évidentes du caractère divin de sa mission (20). Il insiste également sur la différence fondamen-156789* (15) A r Rimah, trad. Puech, chap. 10. (16) Idem, chap. 17. (17) Idem, chap. 5. (18) Idem, chap. 5. (19) Le livre de J.-C. Froelich, Les musulmans d ’Afrique noire (Éditions de l’Orante, Paris, 1962), donne en annexe le détail de ces pratiques, pp. 335-344. O 0 \

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taie qui existe entre le khalife de la confrérie, successeur du fonda­ teur, et les simples moqqadem, ou délégués, auxquels ne sont trans­ mis qu’une partie des pouvoirs (21). Ne disposant pas d’imprimerie, El Hadj Omar employa certainement ses talibés les plus instruits à copier A r Rimah en d ’assez nombreux exemplaires, car il en distri­ bua aux principaux notables du Fouta sénégalais lors de son passage en 1846-1847. La tournée de propagande qu’El Hadj Omar entreprit à la fin de 1845 semble coïncider avec l’achèvement d’Ar Rimah et le désir de répandre personnellement les préceptes d’une doctrine désormais mûrie et bien mise au point. Dyégounko ne recevait plus assez de nouveaux talibés ; les almamis du Fouta Dyalon commençaient à s’inquiéter de la présence de ce personnage qui faisait profession de mépriser les rois, mais tentait de s’immiscer dans leurs affaires. Omar fut natu­ rellement attiré dans la direction de son pays natal, le Fouta Toro, où le calme semblait revenu après les guerres contre les Bambaras et l’expédition française de Cascas. Il décida d’y aller recruter de nou­ veaux adeptes, et certainement aussi d’y tâter le terrain pour y insti­ tuer son pouvoir. Il se mit en route à la saison sèche à la fin de 1845 ou au tout début de 1846. « Il marcha vers le Kayor, vers le Dyelîis et vers notre Wàlo, celui des Brak ; étant entré dans le Toro, à Halwar il fut de nouveau mis pied à terre. L’aller et retour du pèlerinage du cheikh, le compte en est de vingt années complètes. (22) »

Ainsi le chroniqueur toucouleur résume-t-il la première partie de ce long voyage qui ramenait Omar Saïdou Tall dans son pays après vingt années (et sans doute davantage). Les pertes durent être sévè­ res, à travers des pays beaucoup plus boisés qu’aujourd’hui, d’abord montagneux, puis dans une basse région coupée de nombreuses rivières jusqu’au-delà du Saloum. On montre encore près de Nioro-du-Rip, aux confins du Sénégal et de la Gambie, la case où El Hadj Omar passa la nuit et que la ferveur des Toucouleur s a conservée pieusement. Par le Baol et le Kayor, encore en grande partie animistes, Omar atteignit les rives du Sénégal. Selon un document français tardif, il serait venu à Saint-Louis, au milieu de l’enthousiasme de la popula­ tion (23). Bien que ce renseignement n’ait pu être confirmé (24), il2134 (21) (22) (23) (24)

Idem, chap. 29. Tyam, op. cit., versets 132-134. Archives du Sénégal, 1 G 63. Note sur El Hadj Omar, 1878. Il n’y a rien à ce sujet dans les textes français de l’époque. Mais mon précieux X/l rvumor Râ m’a garanti l’authenticité de cette tradition ; El Hadj Omar

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n’a rien que de plausible. Sa présence dans la capitale de la colonie ou ses abords immédiats ne paraît pas avoir préoccupé sérieusement les autorités françaises. La première tournée de prédication d’Omar fut en effet fort paisible, et le personnage semblait certainement plus rassurant que son inquiétant précurseur Mohamadou Omar. Le cheikh tidjane s’employa d’ailleurs habilement à tranquilliser les Français. En 1846, il eut au village de Donnaÿ, près de Podor, un entretien cordial avec le commandant Caille, alors directeur du service des Affai­ res extérieures du Sénégal. L’impression fut bonne. En même temps, il intensifiait sa propagande auprès de ses com­ patriotes. Il serait facile de rappeler ici, et on n’a pas manqué de le faire, un proverbe connu. Si la visite du nouveau prophète dans son pays natal ne se traduisit pas par un échec total, Omar dut se contenter d ’un demi-succès. Il s’était fait précéder d’un de ses « clients », le dyawando Osman Samba Dyéwo, qui annonça sa venue aux notables du pays toucouleur. Ceux-ci ne furent que médiocre­ ment séduits par la perspective d’abandonner leurs terres pour aller se faire endoctriner à Dyégounko et courir l’aventure Dieu sait où. Cependant, El Hadj Seydou Nourou Tall cite parmi les nouveaux taîibés quelques grands personnages, des nobles instruits, alfa et tyerno, comme Alfa Oumar Tyerno Baïla, qui sera le meilleur lieutenant du cheikh, Alfa Oumar Tyerno Mollé, du Bosséa, Alfa Abbas, du Bosséa, Tyerno Ahmadou Dieylia, du N’Guénar. Le fait même qu’on ait retenu précisément les noms de ces premiers ralliés, dont il fit ses moqqadem, montre qu’ils n’étaient pas très nombreux. Comme c’était à prévoir, les jeunes gens, que le système patriarcal écartait des hau­ tes fonctions et laissait sous la dépendance matérielle de leurs aînés, répondirent plus nombreux à son appel. Un peu déçu, Omar reprit le chemin de Dyégounko par le haut fleuve. Près de Bakel, il eut au début d’août 1847 une importante entrevue avec le gouverneur du Sénégal, Bourdon de Gramont, alors en tournée d’inspection. La scène nous est rapportée par Paul Holle, qui en fut le témoin, et prête à Omar les paroles que voici : « Je suis Fami des Blancs, je veux la paix, je déteste l’injustice. Quand un chrétien a payé la coutume, il doit pouvoir commercer en toute sécurité. Lorsque je serai aimami du Fouta, vous devriez me cons­ truire un fort, je disciplinerais le pays, et des relations complètement amicales s’établiraient entre vous et moi.

profita de son passage à Saint-Louis pour consacrer l’emplacement d’une mosquée qui existe tOUÎOUrS. E t les tr a ita n ts lui o f f r ir e n t u n » n rn m o n , . ^ .

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« On lui fit quelques vagues promesses, ajoute Paul Holle ; on ne le redoutait pas ; on le laissa regagner le Boundou et le Fouta-Dyallon. (25) »

Puis, par le Boundou, où il reçut assez bon accueil de l’émir, le Niokolo et la haute Gambie, il regagna Dyégounko. Sa troupe s’était étof­ fée, sa prédication, selon Tyam, n’avait pas été vaine : « Un groupe sortit du pays, pour s’attacher à notre cheikh, des gens qui ont renoncé à mère et père, qui ont choisi d’aller vers le paradis... » Mais les résultats étaient médiocres, autre trait de ressemblance avec le prophète Mohamed ! Pour Omar, Dyégounko avait été La Mecque : il y avait commencé sa prédication. Mais la trop grande proximité de Timbo était gênante ; Yalmami Omar le voyait d’un mauvais œil et menaçait de lui susciter des difficultés. Le choix s’imposait donc d’une autre localité qui serait la « Médine » où il préparerait sa prédication et la guerre sainte à laquelle il songeait de plus en plus sérieusement. Il négocia auprès du roi de Tamba, Yimba Sakho, l’achat du village de Dinguiray, et, pour en être le maître incontesté, le paya en or. Le village se développa : Toucouleurs, Peuls, Dyalonkés fraîchement convertis s’y assemblèrent, attirés par la réputa­ tion de sainteté et de générosité du cheikh tidjane. De plus, dans cette Afrique de l’Ouest où régnaient l’esclavage et le servage, toute nouvelle autorité politique voyait venir à elle nombre de captifs en rupture de ban ; la population de Dinguiray atteignit assez vite huit à dix mille person­ nes. Omar put ainsi disposer d’une abondante main-d’œuvre pour don­ ner à la ville les deux monuments indispensables à sa sécurité et à sa piété : un immense tata et une grande mosquée. Composée de plusieurs quar­ tiers, Dinguiray s’étendait au milieu d’un cirque de hauteurs ; une muraille continue, antérieure à l’arrivée d ’Omar, l’entourait, mais s’avérait peu défendable. Au centre de l’agglomération, le cheikh fit édifier une nouvelle et puissante forteresse comportant trois encein­ tes concentriques flanquées de tours (26). Quant à la mosquée, elle empruntait son style aux cases peules du Fouta Dyalon, rondes avec un toit de paille conique et envelop­ pant. Mais, par ses proportions — son toit avait seize mètres de haut et quarante mètres de diamètre à la base —, elle inspirait l’admira­ tion. Elle est restée, de nos jours, à peu près dans l’état de sa cons­ truction, et constitue un des hauts lieux de l’islam tidjane. L’importance de ces constructions montrait bien l’intention du fon­ dateur de faire de Dinguiray une place imprenable et un grand cen­ tre religieux. Son rayonnement s’accrut ; de nouveaux adeptes affluè-256 (25) Carrère et Hoîle, De la Sénégambie française, Paris, Didot, 1855, p. 195. (26) Lieutenant Bouchez, « Historique de Dinguiray », dans Bulletin du Comité de l ’Afri-

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rent. Omar eut quelque difficulté à maintenir la bonne entente entre les nouveaux convertis et ses plus anciens compagnons. Il chercha alors à accroître la proportion de Toucouleurs parmi ses talibés en con­ fiant à Alfa Oumar Baïla une nouvelle campagne de recrutement au Fouta Toro, qui fut assez fructueuse. Avec les premiers renforts, il put s’emparer des royaumes païens voisins de Tamba et de Ménien. Il disposait désormais d’une « fenêtre » sur le Bafing, branche occi­ dentale du Sénégal, et d’un accès aux mines d’or du Bouré. Ses vic­ toires, ses générosités, sa munificence, répandaient son nom dans tout le haut fleuve (1852). Le 23 avril 1853, le commandant du fort fran­ çais de Bakel, Rey, écrivait au gouverneur Protêt : « Vous savez, Monsieur îe Gouverneur, que ce chef marabout a quitté le Fouta-Dyallon pour mettre à exécution son projet de con­ quête au nom du Koran. Il suit les bords du Sénégal. Dans sa route, il a opéré l’importante prise du village de Tamba. Cette conquête lui a fait un nom immense remplissant toutes les bouches du haut pays. Ses envoyés sont répandus partout, prêchant en sa faveur. Une masse considérable de population, emportant ses effets et ses armes, se dirige sur le Tamba. Chaque village fournit un contingent qui deviendra con­ sidérable. Il est partout considéré comme un Messie musulman. Il est probable qu’avant deux ans, il sera maître des rives du Sénégal. Ses envoyés prêchent beaucoup en faveur des Blancs. Alhadji, en grand politique, cherchera sans doute à s’appuyer sur nous. Il a besoin d’armes et de munitions ; il cherche à s’approcher autant que possi­ ble de nos comptoirs. (27) »

C’était voir juste et clair ; les événements allaient confirmer en grande partie les prévisions de Rey.

4. Les débuts de la « guerre sainte » et les premiers heurts avec les Français En juin 1854, l’armée d’Omar — environ dix mille combattants — s’ébranla vers le nord le long du Bafing, précédée de gens char­ gés d’acheter des armes et de la poudre à Bakel, et de recruter des adeptes au Fouta. Sur son passage, l’armée prenait d’assaut les vil­ lages qui tentaient de se défendre, tuant les hommes, capturant les27 (2 7 ) Archives du Sénégal, 13 G 166. Rapport mensuel du commandant de B a k e l. a v ril

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femmes et les enfants et raflant les approvisionnements. Politique de terreur qui entraîna la soumission sans combat de chefs influents comme Sambala à Médine. Dans ce village, les traitants saint-louisiens durent lui céder la totalité de leurs stocks d’armes. Omar fit même demander à Protêt de lui vendre fusils et canons : son but n’était pas les positions françaises, mais les royaumes païens de la rive droite du fleuve. Protêt répondit aimablement, mais décréta l’embargo sur les armes et les munitions. Omar, furieux, se saisit de tout ce qu’il put encore prendre à Médine et ailleurs, et s’empara de Makhana, ville amie des Français. La population mâle en fut massacrée et les cadavres jetés au fleuve allèrent s’échouer dans l’anse de Bakel. Dans ce fort, Protêt, accouru d’urgence avec Faidherbe, prit des mesures de défense efficaces (septembre-novembre Î854). El Hadj Omar n’atta­ qua point Bakel, mais il se vengea par une déclaration de guerre sainte désormais étendue aux Français et à tous leurs amis. Argument de propagande qui pouvait avoir des répercussions jusqu’à Saint-Louis (janvier 1855). Certains, et non des moindres, comme le président Carrère, en prirent argument pour demander que, du côté français et chrétien, on considérât la lutte contre le prophète toucouleur comme une néces­ saire croisade anti-islamique. Hostile à ces outrances, Faidherbe en tira cependant un certain parti. La « lutte de la croix contre le crois­ sant » recueillait un écho favorable dans l’Empire autoritaire, pro­ catholique et défenseur des Lieux saints de Palestine... Un peu plus tard, Mohamed el Habib, émir des Trarzas, jurait qu’il viendrait faire son salam dans l’église de Saint-Louis ! Tout cela permit au nouveau gouverneur d’obtenir renforts et cré­ dits, non pas tant pour défendre des intérêts mercantiles et abolir les coutumes que pour mener victorieusement la lutte de la civilisation chrétienne contre la barbarie de l’islam noir. Il n’en croyait pas un mot, bien sûr, et se gardait de formuler cet argument sur place. « Nous ne devons pas perdre de vue que nous ne sommes pas ici pour faire des guerres de religion », recommandera-t-il en 1856 au commandant Morel, chargé de son intérim. D’ailleurs, El Hadj Omar n’insista pas ; il passa le fleuve et se dirigea vers le royaume bam­ bara du Kaarta. La menace restait néanmoins suspendue.

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TROISIÈME PARTIE

Vers la Sénégambie française ? (1854-1863)

DYOtOF

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Limite des États vers 1860 AncienterritoireduWÂLO

N’der Chef-lieude cantondu WÂLO français N'diagne Postemilitairefrançais

CHAPITRE XVI

La guerre des coutumes et F annexion du Wâlo

1. La guerre des coutumes La stratégie de Faidherbe On peut se demander ce qu'il serait advenu de la colonie fran­ çaise du Sénégal si, au printemps de 1855, Eï Hadj Omar s'était dirigé vers le Fouta Toro et le bas fleuve. Il aurait pris à revers un Fai­ dherbe tout occupé à détruire l'hégémonie maure dans le Wâlo et à imposer l’abandon des fameuses « coutumes ». Mais le khalife toucouleur semblait considérer que sa mission ne l’appelait pas à l’aval du fleuve, où les musulmans dominaient, mais en amont de Bafcel et sur la rive droite, contre les païens bambaras du Kaarta, em émis quasi héréditaires des Foutankés sous la dynastie des Massassis. La ville fortifiée de Nioro (1) en était le centre politique, au cœur de ce Kaarta qui donne souvent son nom à la région tout entière : pro­ vinces du Diafounou, du Kingui, du Diombokho, du Bakhounou et du Kaarta-Bine. C’est vers Nioro que se dirigea le cheikh toucouleur, après avoir « confisqué » les armes et les munitions des traitants séné­ galais du haut fleuve. Il s’empara du tata le 11 avril 1855 et le fit sérieusement renforcer. Ainsi avait-il résolument tourné le dos aux rives du fleuve, pour s’enfoncer dans un pays où les populations se partageaient en eth­ nies rivales. Au-delà, une autre dynastie bambara et païenne était éta­ blie sur les bords du Niger : les Diara, qui régnaient à Ségou. Ainsi, les pays peuplés de kâfir (2) sur lesquels Omar devait passer le1 (1) Actuellement N io r o du Sahel, rép u b liq u e d u M ali. (2) K àfir : p a ïe n s, a n im istes — d ’o ù le m o t « c a fre » .

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

coup de balai purificateur de l’islam n’étaient pas près de manquer à son zèle. Et ce fut la chance de Faidherbe et des Français. Le gou­ verneur devait profiter du répit précaire que lui offrait l’éloignement d’Omar pour rendre inhospitalière, invivable, et pour tout dire infruc­ tueuse aux razzias maures, la zone d’approvisionnement des Trarzas en mil, bovins et captifs. Dès le mois de février 1855, il va générali­ ser au Wâlo la pratique de la terre brûlée. Il frappera de terreur les populations noires, ou ce qu’il en restera dans ce malheureux pays. Nombre de Wâlo-Wâlos, en effet, iront se réfugier dans les États voisins, où ils répandront leur haine, mais surtout leur peur. Le Kayor, le Dyolof et même le Fouta seront incités à se tenir tranquilles, et, à Saint-Louis, les hésitants pourront mesurer les risques terribles qu’une désertion leur ferait courir. De la barre du fleuve à Podor, dix avisos et canonnières assureront la police, feront respecter la liberté des transactions de la gomme, et « puniront » les villages hostiles ou simplement indécis. Les Maures trarzas et braknas se verront inter­ dire tout franchissement en armes, et ceux qu’on prendra sur la rive gauche seront immédiatement fusillés.

Les buts de la guerre Pouvait-il du moins espérer que les chefs du Wâlo se plieraient à ses vues ? Il semble avoir cru un moment se rallier la reine mère N’Daté Yalla, dont le fils, Sidia Diop, né en 1848, était considéré par sa double appartenance aux lignages princiers du pays comme le futur brak légitime (3). Il avait pour compétiteur son cousin Ely Ndyômbott, fils de Mohamed el Habib et de la célèbre reine « Guimbotte ». Ely, à demi maure, n’était pas accepté par tous les dignitai­ res ; ils croyaient bien qu’il n’aurait été que le prête-nom de son père, Yémir des Trarzas. Pour les Français, son accession au trône de N’Der eût été inacceptable (4). Il paraissait donc de l’intérêt de N’Daté Yalla de se rapprocher des Français. Mais, conseillée par son mari, le maa Roso (5) Tâsé, un énergique intrigant originaire du Kayor, elle cher-345 (3) Rappelons que brak est le titre royal du Wâlo. Le dernier brak, M’Bo-MbodyMaalik (1840-1855), était un fantoche aux mains de N ’Daté Yalla et de son mari. La reine mère ou la sœur maternelle du brak, portent en pays w olof le titre de linguer (francisé en « linguère »). (4) N ’Der, à proximité du lac de Guiers ou Panier-Foul, était la capitale royale, indé­ fendable aussi bien contre les Maures que contre les Français... (5) Maa Roso : « chef de la province de Rosso », une des dignités importantes du Wâlo.

LA GUERRE DES COUTUMES ET L’ANNEXION DU WALO

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chait P impossible équilibre entre les appétits maures et les ambitions françaises. Celles-ci s’appuyaient juridiquement sur le traité d’alliance — et de protectorat à peine déguisé — du 8 mai 1819. L’article 2 donnait à la France le droit de se faire céder « en toute propriété et pour toujours les îles et toutes les autres positions de terre ferme du Royaume du Waalo pour la formation de tous établissements de cul­ ture », tandis que l’article 3 avait concédé le terrain du fort de Dagana, et la faculté d’établir des postes moins considérables par­ tout où cela serait jugé nécessaire. De là à considérer le Wâlo comme une possession française, il n’y avait qu’un pas, déjà franchi en 1844 par la pensée de Bouët-Willaumez : « Placer tôt ou tard le Wâlo sous notre autorité directe et le divi­ ser en quatre cantons dont les chefs-lieux seraient Dagana, RichardToîl. Mérinaghen, Lampsar, gouvernés par nos agents (6). »

Puisque Faidherbe avait été nommé pour appliquer ce programme, il ne pouvait avoir de doute sur l’approbation ministérielle. De plus, en écartant les Trarzas au profit des Français, il se présenterait comme le champion de l’ordre et le protecteur des Noirs, trop souvent ran­ çonnés et razziés par les Maures. Il ferait cesser, en même temps que les coutumes de la gomme, les tributs versés aux émirs par le Dyolof et le Wâlo. Il pourrait aussi mieux contrôler les relations de SaintLouis et du N’Diambour ; dans cette province septentrionale du Kayor, à laquelle on pouvait accéder par le lac de Guiers, des sérignes (7) exerçaient leur autorité spirituelle et temporelle sur des villages d’agri­ culteurs musulmans, producteurs de mil et d’arachides, autour de Niomré, Coki et Louga. Ils craignaient les incursions armées des Mau­ res, et surtout les pillages des tyeddos du damel du Kayor. Ils four­ nissaient en « pistaches de terre (8) » les traitants saint-louisiens, et leur intérêt semblait commander une sécession d’avec le Kayor. La présence permanente de la France au Wâlo ne pourrait que les encourager dans ce dessein. De même faciliterait-elle les relations ter­ restres avec le Fouta occidental, où le Dimar et surtout le Toro pour­ raient se dégager de l’emprise des almamis ; le Dyolof, qui n’avait (6) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 10 c. Gouverneur Bouët-Willaumez à ministre, Paris, 6.11.1844. (7) Sérigne ou mieux serinnyi : chef religieux musulman qui exerce aussi une autorité politique sur ses fidèles. Faidherbe déclare les sérignes du N ’Diambour très bien disposés pour les Français (A.N .S.O .-M ., I 41 b, Faidherbe à ministre, 3.4.1855). Wnm frm iim m pnf donné aux arachides à l’époque.

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pas de fenêtre sur le fleuve, serait plus aisément atteint par les cara­ vanes du commerce. Le ravitaillement de Saint-Louis ne serait plus uniquement tributaire des troupeaux maures et du mil toucouleur. Enfin, le damel du Kay or, trop souvent désagréable envers les auto­ rités et les négociants français, sentirait passer le vent du boulet. On voit, par l’énoncé de ces multiples objectifs, que le but offi­ ciel de la guerre — la suppression des fameuses « coutumes » de la gomme et leur remplacement par un autre système encore à imagi­ ner — était loin d’être le seul. On peut même se demander, à la lueur des événements que nous allons relater, s’il n’a pas rapidement cédé le pas, dans l’esprit de Faidherbe et des Bordelais qui le soutenaient, à un impérialisme de conquête politique et militaire, d’application plus coûteuse, plus longue, mais plus « pratique ». Les opérations militaires en 1855 Le long récit de la guerre, dû à la plume de Faidherbe, se trouve dans les Annales sénégalaises (9). Il l’a repris dans Le Sénégal, la France dans l ’Afrique occidentale (10). Boubakar Barry, dans Le royaume du Waalo (11), en donne un tableau peu différent pour les événements. Les opérations militaires et les actions de représailles sont étroite­ ment liées, et l’énumération en devient vite fastidieuse. Les bases extrê­ mes sont Saint-Louis et Podor. De là, les mouvements des petites colonnes françaises s’appuient sur les postes du fleuve accessibles en toute saison par bateau : Lampsar, Richard-Toil, Dagana, et sur Mérinaghen, près du lac de Guiers, que peuvent atteindre aux hautes eaux de petits avisos remontant la Taouey depuis Richard-Toll. A l’image de Boüet, lui-même inspiré par l’exemple de Bugeaud, Faidherbe n’hésitera pas à lancer des colonnes terrestres opérant rapidement et loin de leurs bases ; mais il ne négligera jamais l’appui naval, et la flottille renforcée dont il dispose sera mise à aussi rude épreuve que les fantassins ou les spahis. Cependant, la faiblesse essentielle rési­ dera toujours dans la médiocrité du train des équipages, dont l’absence totale de routes n’encourage guère l’amélioration ! Au début de 1855, la reine du Wâlo, N’Daté Yalla, avait eu l’impru­ dence de réclamer au gouverneur la restitution des petites îles fluvia-*1 (9) Anonyme (général Faidherbe), Annales sénégalaises de 1854 à 1855, suivies des traités passés avec les indigènes, Paris, Maisonneuve frères et Ch. Leclerc, 1885, 484 p., 1 carte h.t. (cf. chapitre 1er, pp. 1-Î00). (10) Op. cit., pp. 121-157. (11) Op. cit.. on. 297-115

LA GUERRE DES COUTUMES ET L’ANNEXION DU WALO

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les proches de Saint-Louis, y compris celle de Sor. Faidherbe y vit une ingérence de Mohamed el Habib, émir des Trarzas. Il fit razzier une petite tribu trarza, les Azounas, qui campait sur la rive gauche, près de Saint-Louis. Les « volontaires » ramenèrent femmes et enfants — à vendre comme captifs —, et troupeaux. Mais les guerriers s’étaient échappés jusqu’à N’Der, capitale du Wâlo. Contre cette localité fut donc dirigée une expédition rendue encore plus urgente par l’embuscade de M’Bilor, dans laquelle furent surpris les spahis. Le 25 février, après le combat victorieux de Dioubouldou, N’Der fut prise, incendiée, avec vingt-cinq autres villages « rebelles », et pillée. La reine avait cependant pu se réfugier à N’Guick, au Kayor. Son fils Sidia fut emporté par un de ses mentors au camp de son cousin et compétiteur Ely. Il ne regagnera le Wâlo qu’en 1859. Une seconde colonne, du 14 au 22 mars 1855, dispersa les der­ niers guerriers du Wâlo à Diagan, et détruisit dix autres villages. Il ne restait plus un hameau intact dans tout le Wâlo, à part ceux du Djoos, qui, bordant le fleuve, s’étaient rendus sans coup férir aux avisos. Faidherbe put croire le Wâlo définitivement soumis, et il s’employa à faire revenir avant les pluies tous les paysans en fuite, pour ensemencer les terres. Croyant sans doute avoir intimidé Mohamed el Habib par sa cam­ pagne éclair au Wâlo, Faidherbe lui fit connaître à la fin de mars 1855 les conditions auxquelles la paix récemment rompue pourrait se rétablir : « — Respect des termes du traité du 30 août 1835, conclu avec le gouverneur Pujol : renonciation de Mohamed el Habib à toute pré­ tention sur la couronne du Wâlo ; et de l’article 6 du traité du 7 juin 1821 (commandant Le Coupé) par lequel les princes trarzas s’enga­ gent à ne faire aucune incursion dans le Wâlo, à n’y commettre ni dégâts, ni pillages, ni vexations, considérant désormais cette contrée comme une dépendance du Sénégal... « [...] Les Français ne peuvent pas souffrir que tu étendes indéfi­ niment ton pouvoir sur les pays qui les entourent. »

Selon Faidherbe, Mohamed el Habib aurait répondu par un défi, priant le gouverneur de lui désigner un endroit où les deux armées s’affronteraient : « Si tu me bats, tu me dicteras tes conditions ; si je te bats, ce sera à moi de te dicter les miennes. » Il va sans dire que Faidherbe n’entendait nullement se conformer aux conditions de Mohamed el Habib, pas plus qu’il n’avait l’intention de lui fixer rendez-vous pour une bataille rangée !

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LE SÉN ÉG A L SO US LE SE C O N D EM PIR E

« Il échangerait avec nous quelques coups de fusil sans résultat, et ce serait du temps perdu pour nous. « Je vais au contraire avec mes bâtiments tomber à Fimproviste sur la rive droite pour lui faire un grand tort matériel, le harceler, disséminer ses forces, après quoi je ferai une nouvelle course dans le Wàlo pour achever d’en chasser les Maures [d’Ely]. Je vais aussi blo­ quer le fleuve de Saint-Louis à Gaé, c ’est ce qui fera le plus de mal aux Maures. »

Avec 1 500 hommes, Faidherbe débarqua en effet sur la rive droite (15 août 1855), razzia quelques petits camps maures, mais de Moha­ med el Habib, point ; il était passé sur la rive gauche et menaçait Saint-Louis par Sor. Le 21 avril, il se présenta devant la tour de Leybar, défendue par les 14 hommes du sergent Brunier et son obusier. L’assaillant dut renoncer à s’en emparer. Le haut fait fut copieuse­ ment publié en France grâce à Faidherbe, correspondant occasionnel de Villustration, et ses rapports officiels parus dans le Moniteur. L'émir réussit à regagner le Trarza, laissant son fils Ely entretenir la guérilla au Wâlo. Faidherbe rentra à Saint-Louis en triomphateur, avec un solide butin, puis repartit chasser Ely de la rive gauche. « Voilà donc nos ennemis Maures ou Noirs définitivement chassés du W âlo. Quarante villages (12) de ce pays ont été brûlés. D ’après ce que nous avons vu, ce pays peut renfermer au plus 30 000 âmes. On pourrait dire que nous ressemblons à Fours de la fable qui, pour délivrer son maître d ’une mouche, F assomme avec un pavé. « Mais tout le mal que nous avons fait au W âlo n’est que momentané ; la construction de ce pays n’ayant aucune valeur, tout pourrait être réparé en un mois. « Tous les villages des bords du fleuve sont maintenant habités et soumis. Ils s’entourent de tatas et sont en hostilité ouverte avec les Trarzas. Nous les protégeons par des stationnaires, mais des tours seraient utiles. »

Les conséquences de la campagne de 1855 au Walo Quelques jours plus tard, le 14 juillet 1855, le gouverneur s’embar­ quait pour Bakel sur le Serpent. La campagne de 1855 au Wâlo était close. Le pays était ruiné, le commerce moribond, la popula­ tion en fuite. Déjà affectés en 1854 par une mauvaise récolte de mil,12 (12) Si l’on considère une moyenne de quatre cents habitants par village comme plau­ sible, c’étaient au moins les trois cinquièmes de la population du Wâlo qui avaient été

LA GUERRE DES COUTUMES ET L’ANNEXION DU WALO

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dont les rares réserves de semences avaient péri dans les greniers incen­ diés ; razziés par les laptots plus durement encore que par les Trarzas ; réfugiés au N’Diambour, entraînés de force sur la rive droite ou capturés par les Saint-Louisiens, les malheureux habitants du Wâlo, ballottés d’un camp à l’autre, étaient bien incapables, même revenus dans leurs villages sous la férule française, de subvenir à leurs besoins, et à plus forte raison de produire de l’arachide pour le com­ merce î Surtout, rien n’était réglé. La guerre continuerait à la pro­ chaine saison sèche. La suppression unilatérale des coutumes, un moment acceptée par le roi des Braknas, Mohamed Sidi, était repous­ sée par lui. Malgré lettres et cadeaux, Faidherbe n’arrivait pas à le convaincre de ses bonnes intentions. A Saint-Louis, cela avait de fâcheuses répercussions : le mécon­ tentement des commerçants allait croissant ; la position du gouver­ neur, si forte quelques mois plus tôt, était battue en brèche au point que les Maurel et les Calvé durent se jeter à la rescousse (13). Le 17 avril 1855, la mort subite de Jean-Théodore Ducos, remplacé par l’amiral Hamelin, n’arrangeait pas les choses, même si Mestro, ins­ pirateur de la politique coloniale du défunt ministre, restait en faveur auprès du nouveau, et faisait publier un rapport optimiste dans le Moniteur : « L’état des affaires au Sénégal semble donc réaliser déjà les pro­ messes du programme politique et commercial dont l’accomplissement a été tracé en 1854 par les instructions du gouvernement après mani­ festation des vœux et besoins de la colonie. »

Le rétablissement de la traite du mil par le lam Toro assurait le ravitaillement de Saint-Louis, ce qui satisfaisait la population et les traitants « marigotiers ». Le pont et la tour de Leybar, si opportu­ nément défendus par Brunier et ses hommes, voyaient passer de gran­ des quantités d’arachides du Kayor depuis que Mohamed el Habib s’était retiré sur la rive droite (14). La guerre avec les Braknas aurait cependant pour conséquence d’interrompre la traite des gommes à Podor. 1855 serait donc, en dépit des prémices, une mauvaise année, à moins que la situation compromise dans le bas du fleuve ne fût compensée par des succès diplomatiques et commerciaux à Galam.13*

(13) A .N .S.O .-M . Sénégal, I 41 d. Lettre personnelle de M. Calvé à Mestro, 16.7.1855 : « Faidherbe est l’homme de la situation. Je répète toujours que le moment est très oppor­ tun pour faire une guerre utile aux Trarzas. » 18Q s juillet 1855. o. 750, col. 4.

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

Le gouverneur y partait, bien persuadé que, pour se faire respecter, il ne fallait pas hésiter à employer « la force et la peur ». La prolongation de la guerre (1856-1858) La force et la peur allaient également, et dans les deux camps, présider à la suite des événements du Wâlo jusqu’en 1858. « Pendant plus de trois ans [écrit en 1863 le capitaine Azan], Phis­ toire du Wâlo ne consiste plus guère qu’en une série d ’engagements, de faits d ’armes, à la suite desquels des troupeaux sont pris et repris, des captifs enlevés de part et d ’autre, des villages wolofs pillés sur la rive gauche, des camps maures enlevés sur la rive droite ; pendant tout ce temps, des bâtiments de guerre ne cessent de croiser entre les deux rives, et tout commerce avec les Maures du bas du fleuve, c ’est-à-dire entre Saint-Louis et P odor, se trouve anéanti (15). »

Coups de main, razzias, villages pillés et brûlés, on a l’impres­ sion que le conflit pourrait durer cent ans ; d’autant que le blocus imposé aux Maures est perméable par Portendik et Gorée, tandis que des tribus maraboutiques continuent de vendre la gomme aux Fran­ çais à Podor. Plus tard, les Maures ida ou aïeh les imiteront. Les dissensions régnent des deux côtés. La prolongation imprévue du con­ flit rend inconfortable la position de Faidherbe, et son départ en congé en 1856 aurait pu être définitif s’il n’avait profité de son séjour en France pour raffermir sa situation personnelle en jouant la carte des mines d’or du Bambouk. Les moyens militaires s’étaient très tôt révélés non pas insuffisants, mais inadéquats ; les Maures étaient insaisissables ; et les tyeddos du Wâlo, leurs alliés, s’aguerrissaient à leur contact, retrouvant ainsi un certain prestige. Il pouvait être utile de leur opposer d’autres Wolofs, chefs et guerriers. L’exemple de l’Algérie s’imposait ici, à Faidherbe comme à l’amiral Hamelin, et dictait le plan d’une organisation ter­ ritoriale dont la base était l’annexion pure et simple du Wâlo à la France, décrétée à la fin de 1855. Mais, à l’expérience, cela ne suffi­ sait pas ; au contraire, les Maures et leurs partisans wolofs y avaient trouvé un plus puissant motif de haine et de hargne. Celles-ci seraient rendues inopérantes si leur ravitaillement en armes et en munitions était réellement tari. Pour cela, il fallait que Gorée et ses dépendan­ ces se vissent interdire fermement tout commerce avec eux. L’honnê-15 (15) Capitaine H. Azan. « Notice sur le Oualr» fRénéoalt »

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teté foncière du capitaine de vaisseau Protêt — arrivé à Gorée en avril 1856 — et la prise de possession de Dakar et du Cap-Vert en mai 1857 y pourvurent heureusement. L’autre point de ravitaillement des Maures en poudre, balles et fusils, était la rade foraine de Portendik, ouverte sous certaines con­ ditions restrictives, mais incontrôlables par les Français, au commerce anglais. Faidherbe avait suggéré d’en faire le blocus. Le ministre ne tenait pas à cette solution brutale qui risquait de faire échouer les délicates négociations en cours avec le cabinet britannique, et sur les­ quelles nous reviendrons plus loin (elles se terminèrent le 7 mars 1857, par une convention où la France cédait Albréda en échange des droits britanniques à Portendik). Ces deux événements de Portendik et de Dakar, presque simulta­ nés, ne firent sentir leur effet que six mois plus tard, les opérations du bas fleuve s’interrompant à la fin du mois de juin avec les pre­ mières pluies et le flot de crue. Mais il ne fait pas de doute que leur influence fut déterminante sur l’ouverture par les chefs maures de négociations de paix à la fin de 1857.

2. Les conséquences politiques, administratives et territoriales de la guerre des coutumes L ’annexion du Walo Parce que Faidherbe a provoqué la guerre des coutumes en fonc­ tion des instructions qu’il a reçues et dans la logique des événements antérieurs ; parce qu’il l’a menée avec obstination contre les Maures et que, pour chasser ceux-ci du Wâlo, il a fallu le conquérir et le détruire ; parce qu’il a apposé sa signature, au nom de l’empereur des Français et de son ministre, au bas des arrêtés d’annexion, d’orga­ nisation et de nomination de chefs au Wâlo ; parce qu’enfin il a négocié et signé les traités avec les rois maures, Louis Faidherbe est encore aujourd’hui considéré comme l’initiateur de toute cette politi­ que et de toutes ces mesures. Les « Faidherbe fait ceci..., Faidherbe décide cela... », viennent naturellement sous la plume des historiens et sous la nôtre aussi. Cependant, à y bien regarder, le gouverneur n’a été à cette période que l’exécutant d’une politique dictée à Paris, même si le ministère, compte tenu de l’éloignement, lui faisait largement confiance pour

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et de compromettre gravement la position française en Afrique de l’Ouest, le ministère ne pouvait pas adopter d’autre ligne de conduite que celle du maintien et de l’organisation de la conquête. 11 y était poussé encore une fois par le commerce bordelais, dont les Maurel et les Calvé restaient les porte-parole. Dans un mémoire, destiné au conseil d’administration de la colonie, débattant des taxes douaniè­ res à imposer ou à supprimer sur la gomme et autres marchandises, Marc Maurel, qui sait bien que les comptes rendus des séances du conseil sont communiqués à Paris, insère un couplet impérialiste qui pousse sans fard à une politique d’annexion : « Tout le monde sent bien en effet que le rôle de la France dans l’Afrique centrale aussi bien que dans l’Afrique algérienne doit être de porter la civilisation là où ne régnent encore que l’ignorance et la barbarie [on croirait lire Raffenel} ; or, pour nous faire accepter, nous devons dominer dans la plénitude d’une autorité souveraine (16), et pour cela il faut nous affranchir non seulement de toute redevance, mais encore imposer un léger tribut à toute peuplade qui jouira des bénéfices de notre puissante tutelle (17). »

Un peu plus tard, la maison Maurel faisait placer sous les yeux de Mestro un rapport de mer du commandant du navire le Mixte, le capitaine Pontac — armateurs J. Maurel et H. Prom —, parti de Saint-Louis le 14 août 1855, arrivé à Bordeaux le 5 octobre, et mettant en relief les résultats obtenus par Faidherbe : « Les habitants, étonnés des résultats matériels et moraux qu’obte­ nait M. le gouverneur du Sénégal sur les peuplades hostiles du fleuve [...], se font une idée plus grande et plus exacte de la grandeur et de la puissance de la France [...]. Malgré les hostilités, les expéditions de marchandises dans le fleuve se continuent grâce à la bienveillante et intelligente protection du gouvernement ; et il y a lieu de voir que les temps de crise traversés d’une manière supportable touchent à leur fin. »

Enfin, pour montrer que les récriminations contre l’état de guerre et la conduite brutale des opérations n’émanaient que d’une mino­ rité négligeable, les milieux saint-louisiens qui soutenaient le gouver­ neur organisèrent une manifestation spectaculaire en sa faveur. Un banquet lui fut offert à l’occasion de l’anniversaire de sa nomina-167 (16) Souligné par nous.

(17) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 26 bis. Compte rendu du conseil d ’administration du

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tion. Cette brillante réunion du 11 novembre 1855 rassembla, semblet-il, l’élite militaire, administrative et commerçante de Saint-Louis : cent cinquante personnes, auxquelles le gouverneur affirma que son but était « une paix durable, honorable et productive, et qu’il ne faisait la guerre que pour l’obtenir ». « Cette fête, qui a été très brillante, prouvera aux populations voi­ sines, Maures ou Noirs, que nous sommes tous d’accord pour persis­ ter dans l’œuvre heureusement commencée (18). »

UIllustration relata l’événement, en l’accompagnant d’une gra­ vure en pleine page (19). Mais tout cela n’était plus nécessaire à la date même où c’était entrepris. En effet, le ministre, l’amiral Hamelin, était sur le point d ’adresser à Faidherbe des recommandations et des instructions visant à l’organisation et à l’annexion du Wâlo. Ces recommandations, souvent déguisées en simples suggestions, sont contenues dans une longue lettre où l’on doit peut-être voir l’inspi­ ration de Bouët-Willaumez. Le ministre, ou plus vraisemblablement Mestro, y recommande à Faidherbe de compléter l’administration mili­ taire française des pays conquis par une pyramide de chefs et de grou­ pes indigènes, à l’image de ce qui se fait en Algérie ; on appliquerait textuellement le plan de Bouët-Willaumez sur l’annexion et la divi­ sion administrative du Wâlo (novembre 1844), dont nous avons cité un passage dans le présent chapitre. Le ministre ajoutait que « cette idée de constitution à donner au Wâlo [...] reposait sur la nécessité de donner de plus profondes assises à l’assiette de notre auto­ rité au Sénégal et d’attirer autour de nos postes les populations flot­ tantes qu’aucun lien direct ne rattache assez intimement à nous. » Il envisageait comme premier résultat l’établissement de la sécu­ rité et la fin des pillages autour de Saint-Louis, puis l’influence fran­ çaise et le calme g a g n a n t de proche en proche « au milieu d’un sol réellement occupé par nos adhérents, [...] sur Podor, Bakel, Sénoudébou, pour s’étendre enfin jusqu’à Médine et aux cataractes du Félou ».18* (18) Banquet offert par le Commerce à Monsieur le Gouverneur du Sénégal, le 11 novem­ bre 1855, Saint-Louis, le 15 novembre 1855. Imprimé à Saint-Louis, 4 p. sur 2 colonnes, format 34 x 22,5 cm.

Of» T ’Illustration. année 1856, D. 65.

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Tout en montrant l’importance de renseignements exacts sur les hommes et les choses du pays, il lui paraissait nécessaire « que nous recherchions avec soin les moyens d ’attirer à nous, de nous assimiler les peuplades indigènes, et de les diriger par des chefs dévoués à nos intérêts et placés sous notre m ain, afin d’avoir en eux, en temps de guerre, des auxiliaires et des soldats ; en temps de paix, une réserve toujours prête et des travailleurs pouvant se livrer, avec sécurité, à des opérations qui augmenteraient la prospérité com m erciale du pays. »

Le 30 décembre 1855, Faidherbe pouvait répondre à l’amiral : « La question du Oualo est déjà presque résolue dans le sens que vous indiquiez d ’après M. Bouët-W illaumez. «[...] Voyant qu’il n ’y avait pas de ménagement à garder envers les anciennes autorités du Oualo, puisqu’elles se considéraient toujours com m e sujets de M oham ed el Habib ; voyant d ’autre part que tous les pauvres diables, cultivateurs, pasteurs, pêcheurs, désiraient rentrer à quelque condition que ce fût, je viens de déclarer le Oualo français, le gouverneur seul chef suprême de ce pays que commanderont les qua­ tre chefs indigènes nommés par la France. Immédiatement, Fara Penda m ’a demandé des drapeaux tricolores, et ses villages ont doublé par la rentrée de tous les pauvres diables. « Vous voyez donc, Monsieur le M inistre, que l’organisation que vous indiquiez pour le O ualo, d ’après M. Bouët-W illaum ez, est une œuvre à m oitié faite et qui s ’achèvera probablement sous peu. « Le paragraphe suivant de votre dépêche dit de faire du Oualo ainsi constitué le refuge de toutes les populations voisines qui m an­ quent de sécurité. J ’ai déjà reçu d ’un chef du Cayor la dem ande de venir s ’établir dans le Oualo avec un grand nombre de fam illes ,* je me suis empressé de la leur accorder, mais il n ’est pas encore venu : les Noirs changent du jour au lendem ain... (20) »

A la date du 1er janvier 1856, le Wâlo devenait officiellement territoire français. Le gouverneur avait pris cette décision sous l’effet de la nécessité ; beaucoup de problèmes allaient en effet être soule­ vés par cette annexion pure et simple, à laquelle un système plus souple de protectorat aurait été préférable. Il y avait en effet à tenir compte, même dans ce pays ruiné (et l’avenir allait démontrer que ce n’était20 (20) A .N .S .O .- M ., 1 41 b . F aid h erb e à m inistre, 3 0 d écem b re 1855. D a n s la m ê m e le tre, le g o u v ern eu r a n n o n ça it l ’a n n e x io n d u v illage d e D a g a n a c o n tig u au fo r t fra n ça is et qui p a y a it tribut au F o u ta , a u W â lo et au x T rarzas. E n m arne d e c e tte a n n o n c e

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pas un facteur négligeable), du sentiment dynastique des hommes libres du Wâlo. Pour la grande majorité d’entre eux, et non seulement pour les grands électeurs, la reine mère N’Daté Yalla et, l’inconsis­ tant brak Mo Mbody Maalik restaient les véritables dépositaires de la souveraineté avant que l’enfant Sidia Diop fût en âge de devenir le roi incontesté d’un Wâlo qui mettait déjà beaucoup d’espoirs en lui (21). Faidherbe pouvait craindre que ce qui s’était passé avec Ndyombott et N’Daté Yalla ne se renouvelle avec Sidia, déjà au pouvoir des Maures, et soumis à l’influence d’Ely. Aussi, en attendant de pou­ voir mettre la main sur le jeune prince — ce sera chose faite en 1858 —, pensa-t-il que la meilleure solution était celle que préconisait bru­ talement le ministère, beaucoup moins bien informé cependant : se proclamer lui-même chef suprême du royaume conquis et dépeuplé par ses armes. Il se dira d’ailleurs à plusieurs reprises, devant les nota­ bles indigènes, brak du Wâlo ! Bien sûr, il ne va pas officiellement prendre ce titre, mais en assumer, au nom de l’empereur, la charge et les fonctions. Il vide ainsi de son contenu la querelle entre les trois lignages royaux, et peut utiliser ceux de leurs membres qui veulent bien se soumettre à l’autorité française. Cependant, l’essence même du pouvoir n’est plus féodale, mais autoritaire — comme l’Empire français lui-même. Donnée tardivement, la loi fondamentale dite « Constitution du Oualo » énoncera en effet, dans son article pre­ mier, que : « Les habitants du O ualo, définitivem ent et pour toujours annexé aux possessions de la France au Sénégal, sont sujets de l’empereur des Français. Ils ont pour chef, au Sénégal, son représentant le gouver­ neur. « U n officier, délégué par celui-ci et résidant à T aouey, surveille directement le O ualo. (22) »

Dès 1855, le principe fut admis d’une division du Wâlo en can­ tons, reprenant ainsi, non seulement les projets de Bouët-Willaumez en 1844, mais l’arrêté de 1824 du baron Roger, qui organisait en qua­ tre cantons les établissements français formés dans le pays Wâlo.

(21) V oir à ce su jet Y.J. S a in t-M a rtin , « L é o n D io p S id ia , une assim ila tio n m an q u ée » ,

in Perspectives (Mélanges Deschamps), op. tit. (22) D a té e du 1er ja n v ie r 1860, la lo i fo n d a m e n ta le d u W àlo fu t p u b liée en fran çais •

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LES QUATRE CANTONS DU WALO S E L O N L ’A R R Ê T É D E 1824

NOM DU CANTON

Khouma N ’Diangué F o ss

Ross

P O S T E F R A N Ç A IS

Dagana Richard-Toll Mérinaghen Lampsar

CHEF DE CANTON

Fara Penda (Loggar) Diadié Coumba (Dyoos) B in ie r (a) N ’Diak Aram (Loggar) Fara Combodje (Dyoos)

(a) B inier : dignitaire traditionnel du royau m e du W S lo . P ar extraordinaire, le bin ier N ’D iak A r a m éta it b ien d isp o sé à l ’égard des F ra n ça is. A u ssi le co n se r v a it-o n à la tê te d u c a n to n

de Foss.

Dans l’ensemble, Faidherbe avait essayé de concilier l’intérêt fran­ çais et les traditions féodales du Wâlo. Il entendait bien cependant ne pas s’en laisser imposer par ces dernières, et considérait que le droit de nomination s’assortissait de celui de révocation à l’encontre des chefs de cantons indociles, ou incompétents. Une chose était éta­ blie : la souveraineté absolue de la France sur le Wâlo. Cela faisait de ce territoire la première possession française de terre ferme et d’une étendue notable en Afrique de l’Ouest (environ 10 000 km2). Le Séné­ gal français sortait enfin des îles sablonneuses, rocheuses et inferti­ les où il s’était cantonné jusqu’alors, pour déborder largement sur un secteur continental, à vrai dire bien pauvre et qui ne devait guère justifier par la suite les espoirs de mise en valeur qu’on persistait à mettre en lui. La colonie n’était plus une poussière de comptoirs. Avec l’autorité territoriale naissaient de nouvelles formes de responsabilité ; il fallait imaginer une administration, créer des règlements, songer au statut des personnes et des biens. La nomination de chefs indigè­ nes, sous le contrôle des officiers commandants de poste, était une mesure dictée par les circonstances et dont les modalités d ’applica­ tion échappaient encore au gouverneur lui-même (23). Ce qu’il fal­ lait avant tout, c’était persuader les Trarzas et leurs chefs du carac­ tère irréversible de la décision (24) ! Tout aurait pu basculer avant l’hivernage de 1857. Sur le plan militaire d’abord : la tentative de Mohamed eî Habib contre la tour234 (23) A .R .S ., 13 G 100. Instructions autographes du gouverneur au lieutenant de N égron i, a p p e lé à p ren d re le c o m m a n d e m e n t d u p o ste d e D a g a n a (et à d iriger le W â lo ), 2 5 .1 2 .1 8 5 5 : « L ’a c tio n d es c o m m a n d a n ts de p o ste sur les cercles a n n e x é s n ’a p a s e n co re été d é fin ie . » (24) Idem : « T o u t T rarza p ris le s arm es à la m a in sur la rive g a u c h e est fu s illé . » C e qui éq u iv a la it, au cu n M a u re lib re n e se d ép laçan t san s armpc à ■»” — '

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LA GUERRE DES COUTUMES ET L’ANNEXION DU WALO

de N’Der (25 mai 1857) ; les risques d’une opération combinée des Maures prenant Saint-Louis en tenaille en juillet 1857, alors que le gouverneur et le gros de ses forces venait de partir pour Médine ; les échecs essuyés par les partisans des Français dans la zone du lac Kayar ; tout cela montrait que le mordant de l’adversaire n’était qu’à peine émoussé. Sur le plan politique, la population saint-louisienne restait très divi­ sée. Les difficultés et la longueur d’une guerre économique lassaient surtout les moyens et petits traitants ; tandis que les négociants euro­ péens, étayés par de solides maisons de commerce métropolitaines, continuaient pour la plupart à soutenir le gouverneur. Le 4 juin 1857, un certain nombre d’habitants, surtout blancs, adressent au gouver­ neur une pétition de soutien, destinée visiblement à être mise sous les yeux du ministre et de la direction des Colonies — dans la cor­ respondance de laquelle elle se trouve d’ailleurs ! Faisant l’apologie de Faidherbe et de son œuvre, ils souhaitent qu’on ne renouvelle pas l’erreur de 1835, où Quemel fut rappelé alors que le succès était en vue, et déclarent que la lutte entreprise doit être poursuivie avec vigueur. « Il s’agit d ’une question de vie ou de mort pour la colonie. Il s’agit de savoir si le Sénégal appartiendra à la France ou à une peu­ plade maure (25). »

Mais à ce soutien inconditionnel s’opposaient les réticences de ceux qui avaient refusé de signer cette pétition (26), mulâtres et Noirs saint-louisiens. Cependant, les succès remportés sur El Hadj Omar à Médine, et savamment montés en épingle par le gouverneur, à l’intention de la fronde saint-louisienne comme de l’impatience ministérielle ; et plus encore le renforcement du blocus par la fermeture de Corée et de Portendik allaient précipiter les événements après l’hivernage. Fai­ dherbe avait aussi compris et fait comprendre aux jusqu’au-boutistes qu’il faudrait quand même faire des concessions aux Maures sur le problème des « coutumes ».25*

(25) A .N .S .O .- M -, S én ég a l, I 43 c, 4 .6 .1 8 5 7 . L a p é titio n p orte les signatures d e 32 per- . so n n es et m a iso n s d e co m m erce. C ito n s : P r o v o st, R o g er, A . T eisseire, A . G u ich er, H éricé fils , M arc M a u rel, A . M erle, H . M a rtin , J . D o m e c q , B î. D u m o n t, D e sc e m e t (ces dern iers, m ulâtres) ; les m a iso n s G ra n g e et C ie , M a u rel et H u b ert P r o m , B arazer et R o g e r , e tc . t

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Les préliminaires de la paix Certes, il soutenait encore devant le conseil du 17 février 1857 l’abolition de certaines d ’entre elles. Mais déjà dans cette même séance, le président Carrère, qui n’avait été suivi ni par le gouverneur, ni par la majorité du conseil, avait suggéré de distinguer deux espèces de « coutumes » : les tributs, à supprimer ; les droits des peuples rive­ rains sur le commerce qui les traverse : locations de terrain, droits d’entrée, de sortie ou d’ancrage, à prendre en considération. Il est des moments où le pouvoir qui s’est interdit de reculer doit quand même savoir faire marche arrière... Le 24 mai, après avoir fait état de la lassitude qui s’empare de la colonie, Faidherbe pense qu’il serait sage de proposer quelques concessions à Mohamed el Habib : le droit de sortie d’une pièce par mille livres de gomme traitées à Dagana ou à Saint-Louis. « La France fermera les yeux sur les exactions des Maures au Diambour, au Cayor, au Dyolof, à condition qu’ils évitent le W âlo, défi­ nitivement français. On pourrait s’emparer du Toubé (27) et du Gandiole une fois la paix rétablie avec les Trarzas. »

L’objectif suivant est nettement désigné : c’est le Kayor, dont l’ara­ chide paraît d’ores et déjà plus riche d’espérances pour les négociants que la gomme en déclin... L’arachide, mais celle du haut fleuve cette fois, n’est pas étran­ gère à la conclusion de la première convention passée avec un émirat maure, celui des Ida ou Aïchs, dont le chef, Bakar, va devenir dès lors l’encombrant et ombrageux protecteur du commerce de Médine, Bakel et Matam pendant la saison sèche. Cette convention purement commerciale fut rédigée au conditionnel parce que, conclue d’abord avec le seul Bakar, elle était « prévue pour s’appliquer aux cheikhs des nations brakna et trarza ». Elle accordait la perception d’un droit de 3 % ad valorem sur les gommes apportées aux postes français. Ce droit est levé par le chef de poste français pour le compte des émirs et cheikhs maures, auxquels il est réservé par ses soins. La valeur tiendrait compte de la qualité présumée des gommes et de l’éloigne­ ment des escales par rapport à Saint-Louis (28). Selon Faidherbe, Bakar aurait promis verbalement de chercher à décider les émirs des278 (27) Une partie du Toubé, avec l’île de Sor, était déjà occupée et annexée à la ban­ lieue de Saint-Louis depuis 1856. Le Toubé et le Gandiole étaient, nous le rappelons, des dépendances du Kayor... (28) « Convention avec le roi des Douaïchs », 1er novembre 1857, citée dans les Anna­ les sénégalaises, op, cit., pp. 395 et 396.

LA GUERRE DES COUTUMES ET L’ANNEXION DU WALO

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Trarzas et des Braknas à accepter ces mêmes conditions. Dès le 24 décembre 1857, deux intermédiaires se présentaient à Saint-Louis pour entamer les discussions préliminaires. Les hostilités continuèrent cepen­ dant jusqu’en mai 1858, mais ralenties par des disputes armées du côté trarza. Le traité du 31 mai 1858 et ses implications (29) « Louis Faidherbe, lieutenant-colonel du génie, gouverneur du Séné­ gal et dépendances pour Sa Majesté l’empereur des Français, et Mohamed el Habib, roi des Trarzas, Pour mettre fin à la guerre qui dure depuis trois ans entre les Fran­ çais et les Trarzas, ont conclu le traité de paix suivant : « A r t i c l e p r e m i e r . — Le roi des Trarzas reconnaît en son nom et au nom de ses successeurs que les territoires du Wàlo, de Gaé, de Bokol, du Toubé, de Diaiakhar, de Gandiole, de Thionq, de Djiaos, de N ’Diago appartiennent à la France et que tous ceux qui les habi­ tent ou les habiteront plus tard sont soumis au gouvernement fran­ çais et par suite ne peuvent être astreints à aucune espèce de redevan­ ces ni de dépendance quelconque envers d’autres chefs que ceux que leur donnera le gouvernement du Sénégal.

« A r t ic l e 2. — Le roi des Trarzas reconnaît en son nom et au nom de ses successeurs que le gouverneur du Sénégal est le protecteur des États Wolofs du Dimar, du Dyolof, du N ’Diambour et du Cayor. Comme quelques-uns de ces États sont tributaires des Trarzas, c’est par l’intermédiaire du gouverneur que les tributs seront perçus et livrés au roi des Trarzas, et c’est par lui que seront levées les difficultés qui pourraient s’élever entre le roi des Trarzas et les États. En conséquence, aucun Maure armé ne traversera le fleuve pour aller dans ces pays, sans le consentement préalable du gouverneur. »

Les articles 3 à 8 traitent des relations réciproques, de l’interdic­ tion des pillages, et répètent ce que l’on peut appeler la « clause du Maure armé », auquel il est interdit, sauf permission spéciale, de cir­ culer sur la rive gauche du fleuve. Mais surtout ils fixent, dans l’arti­ cle 5, le nouveau régime de la traite des gommes. On est parti en guerre, du côté français, pour supprimer les fameuses « coutumes » et imposer la liberté totale du commerce sur les deux rives du fleuve. La solution n’est guère conforme aux intentions : « A r t ic l e 5. — Comme le commerce d’un pays doit rapporter des revenus au gouvernement, il est juste que le roi des Trarzas tire un /AO \

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Le ministère témoigna son approbation pleine et entière dans une dépêche du 9 août 1858. Il eut par la même occasion à approuver la paix avec les Braknas, conclue le 10 juin 1858 dans des conditions un peu différentes, puisque deux prétendants se disputaient le pou­ voir ; mais Mohamed Sidi et Sidi Ely avaient accepté chacun de leur côté les conditions de Faidherbe. Le 15 décembre 1858, d’ailleurs, toute ambiguïté cessa grâce à l’assassinat de notre ancien adversaire, Mohamed Sidi, par notre fidèle allié, Sidi Ely... Les discordes intestines des Braknas ont retardé la conclusion du traité, signé le 10 juin 1858, mais rendu les discussions moins âpres. Le roi (émir) des Braknas s’engage à cesser et interdire à ses tribus tout pillage sur la rive gauche. Il reconnaît le gouverneur du Sénégai comme protecteur. Le commerce des gommes se fera exclusivement à Podor et à Saldé, où l’on achève le poste, à l’extrémité est de l’île à Morphil. Les autorités françaises percevront les droits de sortie pour le compte de l’émir. Le commerce des autres produits sera libre partout : satisfaction donnée aux huiliers et aux marigotiers. Les Français auront le droit de couper du bois de chauffe et se réservent les rôniers (31).30 (30) A .N .S.O .-M -, I 43 a . F aid h erb e à m in istre , 14 juin 1858. j .. Avr.c a n n a k cénépafaises. ov. cit., pp. 402 et 403.

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LE SÉN ÉG A L SO US LE SEC O N D EMPIRE

™ ° d 3 ’• m0mS ambigu 9ue le Précédent, quoique établi sur les memes prmc.pes, met fin à la guerre des « coutumes » en les officialisant. Faidherbe n’a pas le choix. El Hadj Omar a quiné é ta b H u Foum ^ Koundian et pénétré au Boundou. Il s’rat établi au Fouta oriental, et on s’interroge sur ses intentions.

CHAPITRE XVII

Les Français maîtres du fleuve (1855-1860)

1. La reprise en main du haut Sénégal (1855-1856)

L fannexion de Bakel

Le développement, mené jusqu’à son terme de juin 1858, de la guerre des coutumes avec les Maures nous a fait laisser de côté depuis le début de 1855 les affaires du haut fleuve. On avait espéré à Paris et à Saint-Louis que la réoccupation de Podor en 1854 calmerait l’hos­ tilité endémique des pays toucouleurs. Mais, si le Fouta était dans l’ensemble resté dans une expectative que, bien plus que la crainte des Français, lui dictaient ses divisions, c’est au-delà de Bakel que soufflait la tempête. El Hadj Omar Tall et ses iaiibés exerçaient le contrôle des petits États sarrakolés, khassonkés et malinkés qui avaient été, depuis la Compagnie de Galam, la zone extrême d’expansion com­ merciale des traitants saint-Iouisiens : Gadiaga, Guidimakha, Kamera, Logo, Khasso, Natiaga, trop faibles pour résister à la poussée tidjane et impressionnés par la tactique de terreur (1) du cheikh, s’étaient soumis, et leurs notables convertis à l’islam sous la menace du sabre. Le Boundou et le Bambouk, divisés, résistaient peu efficacement. Le Goye, lui-même, semblait devoir basculer dans le camp d’Omar, fai­ sant ainsi de Bakel une position assiégée coupée de ses bases et de(I)

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tout renfort pendant les sept mois de maigre du Sénégal. Serait-il pos­ sible, dans ces conditions, d’appliquer le programme de Bouët, repris par Ducos et Faidherbe ? Il n’était plus tant question de faire fran­ chir pacifiquement les « Colonnes d’Hercule » du Soudan à des con­ vois de marchandises que d’en dégager de loin les accès, à près de deux cents kilomètres... en aval ! L’embargo sur les armes, décidé par Protêt et maintenu par Fai­ dherbe, avait entraîné la saisie de celles-ci et d’autres marchandises par le cheikh toucouleur et ses lieutenants. Ceux-ci comprenaient dif­ ficilement les Français, ces « marchands », qui se refusaient à ven­ dre l’une de leurs marchandises les plus demandées ! Certes, les tidjanes pouvaient toujours s’en procurer par la Gambie ou même par la Sierra Leone. Ils ne s’en faisaient pas faute, et l’on soupçonnait El Hadj Omar d’avoir partie liée avec les Anglais. « Cet homme qui cherche avec tant d’acharnement à anéantir notre commerce dans le haut pays et à lui enlever tout espoir de développe­ ment vers le centre de l’Afrique ne serait-il pas l’agent de quelque puis­ sance rivale ? [...] « Aujourd’hui tout est remis en jeu, la race toucouleur, prenant le rôle d’agresseur contre la race bambara et contre nous, nous a blo­ qués dans nos postes, a pillé nos comptoirs, tué nos gens et menacé même nos établissements fortifiés. (2) »

Pendant tout le printemps de 1855, en effet, des incidents avaient suivi la fameuse lettre d’Omar, sans que l’on puisse affirmer que ce dernier en était l’instigateur direct. Certains accrochages pouvaient même passer pour des ripostes à des expéditions de la garnison de Bakel, que la fièvre obsidionale énervait visiblement. Se croyant menacé, le lieutenant Bargone fit bombarder le village même de Bakel (15 avril 1855). Ses successeurs allèrent « punir » quelques localités voisines avec l’aval de Faidherbe (3), et Tuabou, capitale du Goye, ne fut pas épargnée. Son vieux tunka (roi) faillit périr dans l’incendie. En réalité, le gouverneur, encore mal dégagé de ses souvenirs d’Algérie et des méthodes qu’il y avait vu pratiquer, menait, ici comme au Wâlo, une campagne d’intimidation. Celle-ci était d’autant moins gênante que, de toute façon, cet été-là, la traite de Galam était très gravement compromise par les incidents du printemps. Les villages détruits — principalement sarrakolés — se rétabliraient vite ; et ces commerçants-nés auraient enfin compris de quel côté se trouvait la23 (2) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 41 b. Faidherbe à ministre, 11.4.1855. (3) Faidherbe, Le Sénégal..., op. cit . , p. 168 ; Tuabou fut brûlé le 29 juillet, Kunghel t» o m at Manapl attanué le 12 août.

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force avec laquelle ils devaient composer, malgré leurs sympathies musulmanes pour El Hadj Omar. Les autres ethnies du haut fleuve, dont l’adhésion à l’islam tidjane dissimulait mal l’animisme ances­ tral, basculeraient du côté du plus fort. Le 9 août 1855, alors que flambait le gros village de Kunghel, à dix kilomètres au sud-est, le directeur des Affaires indigènes, Flize, laissé à Bakel avec des pou­ voirs étendus après le départ de Faidherbe, prononçait l’annexion du village de Bakel à la colonie française du Sénégal : « Bakel, le 9 août 1855 « Les habitants du village de Bakel s ’étant rangés sous les ordres d’Allaghi, notre ennemi, et nous ayant forcés de les chasser en détrui­ sant leur village, le gouverneur a décidé qu’à partir de cette époque toutes les populations vivant à portée de canon du fort de Bakel (4) seraient françaises, ne reconnaîtraient d’autre maître que le gouver­ neur et que leur territoire serait notre propriété. « Les habitants du nouveau village français seront tenus de four­ nir un contingent armé à chaque sortie de la garnison ; [...] dans ce cas, les prises qui seront faites par eux, soit en prisonniers, soit en bestiaux, ou toute autre chose, leur seront également acquises (5). « Un pavillon national sera placé devant la case du chef pour assu­ rer son autorité en même temps qu’indiquer à tous que Bakel est un village français et que l’attaquer ou nuire à ses habitants, c’est se décla­ rer nos ennemis. »

Ainsi s’opérait d’un trait de plume l’annexion d’un territoire hos­ tile, tandis que continuaient les sorties punitives dans les environs. Épuisé, le Goye demandait grâce ; de petits États voisins se divisaient, comme le Khasso et le Boundou, entre partisans et adversaires de la soumission aux Français. Et le gouverneur s’accordait ce satisfecit : « Pour me résumer, Monsieur le Ministre, je trouve la situation excellente ; persistons pendant un an et nous aurons obtenu des résul­ tats qu’on ne pouvait espérer. »

Et il ajoutait, montrant El Hadj Omar arrêté au Kaarta par la résistance bambara : « L ’occasion est unique pour occuper Médine. De vingt ans nous pouvons n’en pas trouver une pareille. [...] Médine établie cette année,45 (4) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 41 b. Faidherbe à ministre, 16.8.1855. (5) Ce qui contredisait absolument la fameuse théorie du « sol libérateur », et aussi les instructions formelles données par le baron Roger en 1822 au premier commandant de Bakel, le lieutenant de vaisseau Hesse : « Du moment que tes captifs seront tombés entre les mains d’un sujet du roi de France, ils seront libres. » (A .R S 8 R P? fr.Hr, ai t ini'» v

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je suis sûr que l’année prochaine on pourrait occuper Gouïna, et, si l’on voulait, Farabana [au Bambouk], pour se mettre à même d’exploi­ ter par une compagnie les mines d’or du Bambouk, question sur laquelle vous avez appelé notre attention. »

Le nouveau ministre, l’amiral Hamelin, n’avait pas forcément les mêmes projets que son défunt prédécesseur. Il se contenta de noter en marge, assez sèchement : « C’est à étudier ; je me méfie énormé­ ment de cet entrain, ainsi dirigé. » Mais aucun contrordre — qui fût d’ailleurs arrivé trop tard ! — ne vint entraver la grande affaire de cette fin d’hivernage 1855 : la construction du fort de Médine. Les Français à Médine (septembre-octobre 1855) Nous avons remarqué que le projet d’implantation d’un fort à Médine était ancien, et bien antérieur à la poussée tidjane. Celle-ci procurait cependant à Faidherbe le prétexte d ’une action immédiate pour contrecarrer les projets d’El Hadj Omar : « J’ai cru que notre cause était perdue si nous ne cherchions pas à arrêter court les progrès du prophète, et si nous attendions qu’il fût maître du haut du fleuve pour lui résister dans le bas. C’est pourquoi je me suis transporté avec tout ce que j ’ai pu réunir de forces à Médine, dans le Khasso, à 250 lieues de Saint-Louis. L’état du bas du fleuve, terrifié par notre campagne de printemps, rendait mon absence possible. (6) »

Faidherbe aurait pu ajouter que la terreur répandue par les des­ tructions opérées dans le haut du fleuve depuis le mois de juillet faci­ litait singulièrement l’opération. Cependant, il ne laissait rien au hasard, et c’est une force expéditionnaire d’une importance sans pré­ cédent dans le haut Sénégal qu’il avait rassemblée. Six avisos, deux bateaux-écuries, des chalands et navires de commerce, transportèrent de Saint-Louis à Médine, sur près de 1 000 kilomètres, plus de 1 200 hommes, deux blockhaus et force matériaux et vivres. On ne pou­ vait prendre trop de précautions avec El Hadj Omar : « Ce nègre fanatique qui est allé puiser à La Mecque sa haine con­ tre les chrétiens paraît être un homme d’une haute intelligence et d ’une rare énergie (7). » (6) A.N .S.O .-M ., Sénégal, I 41 b. Faidherbe à ministre, au camp de Médine, 1,10.1855 (souligné par nous).

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Il fallait surtout contrôler désormais la rive gauche du fleuve jusqu’au Félou, et y assurer pour 1855-1856 une traite moins désas­ treuse que la précédente. Les cours de Farachide étaient au plus haut à Bordeaux (8), et les caravanes de gommes des Maures ida ou aïch et mechdouf étaient attendues elles aussi impatiemment pour com­ penser l’interruption des transactions sur le bas fleuve. Aussi bien Faction du gouverneur était-elle soutenue là par les principaux négo­ ciants, avec plus d’unanimité que pour les affaires du Wàlo et des Maures trarzas. La facilité avec laquelle Faidherbe imposa la cession de Médine à la France par le roi du Khasso, Sambaia, parut à tous de bon augure (9). Contrairement à ce qui s’était passé pour le Wàlo, les Français trouvaient ici un interlocuteur autorisé, et, semble-t-il, bien disposé à leur égard. On a sans doute exagéré l’influence favorable des liens familiaux de Sambaia avec l’explorateur français Duranton. Qu’il fût le beau-frère de cet aventurier défunt, désavoué de son vivant par les autorités de Saint-Louis, avait sans doute beaucoup moins de poids dans son assentiment aux volontés du gouverneur que le déploie­ ment des forces qui accompagnaient ce dernier. Le Khasso était d’autre part divisé par des querelles dynastiques et ethniques qui s’étalent ravi­ vées dans le sillage d’El Hadj Omar. Cependant, les accords imposés à Sambaia tinrent davantage de l’arrangement amiable que de l’ultimatum. Faidherbe, au grand éton­ nement de son interlocuteur, prit l’initiative de lui payer 5 000 F le terrain sur lequel allait s’édifier le fort, et d’assortir cette indemnité d’une redevance annuelle de 1 200 F (10). On voit une fois de plus que le principe de l’abolition des « coutumes » souffrait des excep­ tions ! C’est qu’il ne fallait pas effaroucher Sambaia, dont les ambi­ tions de reconstituer le grand royaume du Khasso de son arrière-grandpère Demba Sega cadraient parfaitement avec les projets français de pénétration au Soudan occidental, du Guidimakha au Félou, sur les deux rives du fleuve. Le 24 septembre, le gouverneur prenait un arrêté par lequel les populations qui viendraient s’établir sous les postes français autres que Saint-Louis auraient le droit de conserver leurs captifs, les Euro(8) lis dépassaient 45 F le quintal. Ce cours ne sera jamais plus atteint pendant la période 1855-1870, où le prix moyen s’établira à 38,70 F {Séverine de Luze, « La maison Maurel et From », mémoire de D .E .S ., Bordeaux, 1965, multig., 66 p., p. 38). (9) Récit dans Faidherbe, Le Sénégal..., op. cit . , p. 172, et les Annales sénégalaises, op. cit., pp. 114 et 115. (10) Les chiffres donnés en francs correspondent en principe aux valeurs citées plus loin en guinées (pièces de tissu de coton). Si la concordance est imparfaite, c’est que la euinée était une mnnnaif' Ac

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péens et Saint-Louisiens ayant la faculté d’en louer à leurs proprié­ taires. Ainsi était dissipée l’inquiétude des nouveaux sujets ou proté­ gés français. Le 29 du même mois, Sambaia apposait sa marque au bas de l’acte de vente de Médine ; soit (article 1er) un terrain for­ mant un losange de 225 mètres de côté (5,0625 hectares), et une bande de terrain de 40 hectares le long de la rive gauche du fleuve. Les 86 cases édifiées là-dessus seraient déplacées dans les trois mois con­ tre une indemnité d’une demi-pièce de guinée — environ 8 F — par case. Les articles suivants stipulaient le prix de vente : 300 guinées et une rente annuelle de 100 guinées (11). Enfin, le 30 septembre, était signé le traité de paix, de commerce et d’alliance avec tous les chefs du Khasso. Ses deux premiers arti­ cles sont restés célèbres et devaient figurer en tête de nombreux autres actes imposés aux États riverains : « A r t ic l e p r e m ie r . — Les Français sont les maîtres du fleuve, ainsi que des terrains où ils ont des établissements.

« A rticle deuxièm e . — Ils sont libres de créer des établissements nouveaux partout où ils le voudront, en indemnisant les propriétaires du terrain occupé. (12) »

Cela répliquait directement à la formule prêtée par Faidherbe à El Hadj Omar : « Les Blancs ne sont que des marchands : qu’ils apportent des mar­ chandises dans leurs bateaux ; qu’ils me paient un fort tribut lorsque je serai maître des Noirs, et je vivrai en paix avec eux. Mais je ne veux pas qu’ils forment des établissements à terre, ni qu’ils envoient des bateaux de guerre dans le fleuve. (13) »

Un autre article de ce traité mérite une attention toute particu­ lière : l’article 9, qui énonçait la reconstitution de la confédération du Khasso sous la présidence de Sambaia. Un délai de deux semai­ nes avait été nécessaire pour convaincre les chefs Niamodi, du Logo, Semounou, du Natiaga, et plusieurs autres, de venir faire la paix avec Sambaia et le reconnaître comme leur suzerain. Ce serait désormais leur intermédiaire obligé auprès des Français. Ceux-ci, pour le moment, n’avaient pu obtenir l’adhésion des petits États de la rive droite du haut Sénégal, encore sous le contrôle des1 (11) A .R.S. Acte de vente de Médine, 29.9,1855. Les signataires français étaient Fai­ dherbe, Flize, le capitaine Bonnet et Paul Holle, nommé commandant du nouveau poste.

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lieutenants d’Omar. Faidherbe avait dû se contenter d’assurer la domi­ nation théorique de la France sur la rive gauche, de Médine à l’extré­ mité orientale du Natiaga. Il pensait que ce petit royaume s’étendait jusqu’à la jonction du Bakhoy — qui commande en amont le seuil mandingue vers le Niger — et du Bafing, ou Sénégal supérieur, qui descend du Fout a Dyalon. Ce confluent — hafoulabé, en malinké — appartenait en fait au Bambouk ; il sera l’objectif suivant dans la marche au Niger, mais la France ne l’occupera qu’en 1879. Dès 1861, cependant, il figurera dans les Annuaires du Sénégal comme îa borne orientale du pré carré sénégambien (14). En même temps, Faidherbe avait mis au point les principes d’adap­ tation du droit français aux conditions locales, en ce qui concernait le statut des personnes. Aucun chef africain de l’époque n’aurait accepté la domination qui lui eût retiré la propriété de ses esclaves et le droit d’en acquérir d’autres. Seuls les citoyens français — euro­ péens ou saint-louisiens — subiraient cette interdiction, d’ailleurs facile à tourner. Le principal bénéficiaire de ces dispositions — il y en eut bien d’autres ! — fut le complaisant Sambala. Avant de quitter le haut fleuve, le gouverneur pouvait se targuer de recueillir les premiers fruits de sa politique à la fois ferme et... compréhensive. Un envoyé du Bambouk vint offrir l’alliance des Malinkés de ce pays, qu’El Hadj Omar avait parcouru et rançonné quelques mois plus tôt. Puis ce fut le tour du fils de Vaimami du Boundou, Boubakar Saada, qui devint l’allié des Français, grâce auxquels il put succéder à son père, et régner jusqu’en 1885 sur son royaume « protégé ». C’était une autre voie de pénétration vers le Fouta Dyalon dont l’accès s’offrait aux Français : Boundou et Bambouk contrôlaient en effet le cours, qui allait s’avérer partiellement navigable, de la rivière Falémé. Dès son retour à Saint-Louis, Faidherbe va élaborer des plans pour tirer parti de ce nouvel avantage. Le 18 octobre, il écrit à Paris qu’il faut étudier sérieusement la question des mines du Bambouk. Il va s’y employer sans tarder. Mais la décrue du fleuve rend pour le moment toute opération impossible dans le haut pays. D’ailleurs, constate-t-il, toute son infanterie est malade.

2. Les nouvelles orientations de la politique française Faidherbe regagna Saint-Louis du 5 au 10 octobre 1855, en fai­ sant passer ses petits avisos par les différents bras du moyen fleuve14 (14) Y.-J. Saint-Martin, L ’Emnire.

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que le faible tirant d’eau du Serpent ou du Basilic permettait de par­ courir, intimidant ainsi les gros villages du pays toucouleur qui s’ali­ gnent le long du marigot de Doué. Le trajet s’effectua sans incident grave ; cependant, quelques coups de fusil et des cris injurieux saluè­ rent le passage du Serpent. L’état de santé des équipages et des troupes rendait la riposte délicate, sinon impossible : « J’ai cru [écrit Faidherbe arrivé à Saint-Louis] que le moment n’était pas propice pour avoir une explication avec le Fouta. Jusqu’à présent, il ne commet aucun acte d’hostilité contre les embarcations du commerce. (15) »

Faidherbe n ’était pas disposé à se montrer tendre avec un Fouta à peu près tranquille ; que fut-ce lorsqu’il apprit que des embarca­ tions du commerce y avaient été attaquées, et que le Serpent, envoyé à la rescousse, avait encore une fois suscité les insultes des riverains ! On était très chatouilleux à l’époque sur l’honneur du pavillon : « J’ai donné ordre à tous les vapeurs de faire le plus de mal pos­ sible au Fouta. Il faut traiter impitoyablement ce pays, pour forcer les quelques gens paisibles qui s’y trouvent à se mettre en colère con­ tre les bandits qui rendent impossibles la paix et le commerce entre eux et nous. »

Remisant son projet de traité aux archives de la direction des Affai­ res extérieures, le gouverneur proposa au ministre un plan de sur­ veillance du Fouta Toro, où les futurs postes de Matam et de Saldé pourraient encourager les tendances à la dissociation du pays toucou­ leur en plusieurs provinces indépendantes, processus qui semblait s’amorcer déjà au Dimar et au Toro, de part et d’autre de Podor. Pour commencer, il annexa unilatéralement une zone d’une ving­ taine de kilomètres carrés autour de Podor, et, débordant sur la rive droite du Sénégal, il y établit le camp fortifié de Koundi, en prin­ cipe pour tenir en respect les Braknas. Relié à Podor par une route de quatre kilomètres (le premier tronçon routier construit au Fouta), ce poste muni d ’artillerie croiserait ses feux avec ceux de Podor. On verrouillait ainsi le passage du cours inférieur au cours moyen du fleuve (16). Cela permit aussi à Faidherbe, conscient du mécontente­ ment des traitants, qui subissaient depuis quinze mois l’embargo com­ mercial, de rétablir le commerce des gommes à Podor. Les Braknas,15 (15) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 41 b. Gouverneur à ministre, 18.10.1855. rmt A N S O -M. Sénéeal. T 43 b. Mémoire sur la colonie du Sénégal, adressé par Fai-

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bien que théoriquement ennemis, et les pusillanimes Saint-Louisiens reprendraient volontiers le chemin d’une escale solidement contrôlée, et cela donnerait à réfléchir aux Trarzas comme aux Toucouleurs. Enfin, il coupait l’herbe sous le pied des « conservateurs », qui, de Saint-Louis, écrivaient à Paris pour critiquer son bellicisme stérile et coûteux, et rencontraient des oreilles favorables au ministère. Le gou­ verneur comprit que, pendant la saison des pluies de 1856, où les Maures et leurs troupeaux migraient vers le nord, sa présence serait beaucoup moins nécessaire à Saint-Louis qu’à Paris. Il sollicita donc le congé auquel quatre ans de séjour ininterrompu en Afrique lui don­ naient droit.

3. Le projet de colonie (1856)

Avant de quitter Saint-Louis et de passer provisoirement ses pou­ voirs au chef de bataillon Morel, Faidherbe tint à faire pour son suc­ cesseur intérimaire et pour le ministre le bilan de l’action entreprise depuis la réoccupation de Podor. Mais, au ministre, il soumit aussi un plan d’organisation territoriale de la colonie, le premier de toute une série où lui-même, puis Jauréguiberry et Pinet-Laprade tenteraient de donner une certaine cohésion aux territoires et enclaves dispara­ tes d’une Sénégambie en gestation. Ce projet d’organisation — qui sera d’ailleurs approuvé dès sa lecture par le ministre — est un docu­ ment d’une extrême importance. Il montre la volonté de ne plus reve­ nir aux comptoirs, et de considérer l’ensemble des possessions fran­ çaises présentes et futures comme un tout organisé : « Aujourd’hui, nous nous sommes emparés par force de tous les villages sous nos postes et, de plus, de tout le Oualo ; vous avez . approuvé ces mesures. Je pense que pour le moment : 1° nous devrions nous en tenir à ces territoires, 2° les villages sous nos postes doivent être directement sous l’autorité du commandant du poste. « Le Oualo doit être commandé par quatre chefs de cercle indigè­ nes, nommés par nous et agissant sous la direction d’un officier choisi exprès pour cette position par le gouverneur et résidant à Richard-Toil, ou plutôt à Floissac quand Richard-Toil sera tout à fait tombé ; les chefs de cercle nommeront eux-mêmes les chefs particuliers de leurs villages, mais avec l’approbation du gouverneur. « Il me semble que la colonie devrait être divisée en deux arron­ dissements, trois si Gorée lui A--------

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avis. Car il y a de graves inconvénients à la séparation de Corée et de Saint-Louis. L’antagonisme s ’est montré de suite. [...] « Mais prenons les choses comme elles sont : nous aurons l’arron­ dissement de Saint-Louis et celui de Bakel, qui doit avoir un com­ mandant particulier, puisqu’il est séparé de l’autre pendant 7 mois de l’année et que son importance augmente d’une manière remarquable. »

Suit l’énumération des villes (Saint-Louis et P odor), de leurs ban­ lieues, des postes français et cercles du Walo annexé (Lampsar, Mérinaghen, Richard-Toil, Dagana), et des villages, dont six appartien­ nent encore au Kayor. L’ensemble constitue l’arrondissement de SaintLouis. Le second arrondissement comprend la ville de Bakel et trois postes : Médine, Sénoudébou et Matam (à construire). Faidherbe évalue à 55 000 personnes la population soumise à la France et conclut : « On ne pourra plus appeler le Sénégal un comptoir. Ce sera bel et bien une colonie. [...] Une des questions les plus difficiles, ce sera de décider les juridictions auxquelles seront soumises les différentes par­ ties de ce territoire. »

Ici, le gouverneur fait état des distinctions en usage en Algérie — territoires civils, territoires militaires — et dans l’Inde anglaise — étroit ressort de la justice métropolitaine, vaste étendue de la législa­ tion de la compagnie, dont les tribunaux appliquent les lois indigè­ nes, c’est-à-dire les « codes musulmans et hindous » —, et il conclut : « Je pense qu’au Sénégal il faudra aussi reconnaître plusieurs caté­ gories. « Pour les questions commerciales, tout le territoire, sans excep­ tion, serait soumis aux tribunaux et aux lois français. « Pour le reste, si l ’on pouvait distinguer les gens en Français et indigènes comme en Algérie, cette division en permettrait une dans les juridictions. Mais cette division est impossible à faire au Sénégal. La confusion y est complète (17). « Ce qu’il y a de certain, c’est que les commandants de l’arron­ dissement de Bakel doivent être considérés comme étant perpétuelle­ ment en état de siège et avoir tous les pouvoirs que donne cet état (18).178 (17) Du fait de l’existence de nombreux mulâtres chrétiens ou musulmans ayant — à Saint-Louis et à Gorée — la citoyenneté française ou la revendiquant. (18) On ne badinait pas avec l ’état de siège dans le régime issu du Deux Décembre. Le commandant de Bakel serait donc, pendant les sept mois d’isolement de son arrondis­ sement, investi de pouvoirs absolument discrétionnaires sur la personne et les biens de ses

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« Les cercles du Ouaio ne doivent pas être soumis à une autre jus­ tice que celle de leurs chefs de cercle surveillés par un officier ad hoc. « La banlieue de Saint-Louis et même les musulmans de nos villes et des villages sous nos postes doivent être jugés pour ce qui concerne les mariages et les héritages suivant leur code et non suivant le nôtre. « Le décret d’abolition de l’esclavage n’a été promulgué et n’est en vigueur qu’à Saint-Louis et dans ses faubourgs. « Les autres centres de population n’ayant été annexés que posté­ rieurement, les habitans y ont conservé leurs captifs. (19) »

Si Faidherbe, avant de quitter le Sénégal, pouvait craindre d’y être remplacé, tout ce que cette ébauche d’organisation comportait de pro­ jections dans l’avenir et de flou dans les dispositions juridiques devait dissuader le ministre d’en confier l’accomplissement à quelque nou­ veau venu. Il était également hors de question d’en rejeter l’applica­ tion, sauf retouches de détail. Une fois la guerre terminée avec les Maures, et si l’éloignement d’El Hadj Omar se prolongeait, le schéma proposé par Faidherbe conviendrait parfaitement à l’expansion modérée qu’on envisageait. Le respect du statut indigène, c’est-à-dire des pro­ priétaires d’esclaves et de leurs coutumes juridiques, satisferait l’amiral Hamelin. N’avait-il pas suggéré une organisation à l’algérienne, qui n’était concevable que pour le territoire étendu ? Faidherbe semble donc avoir fait ici d’une pierre deux coups : il assurait sa place et faisait prévaloir ses visées territoriales. II y avait encore un autre motif de le maintenir à la tête de la colonie : n’affirmait-il pas que tout était aplani, dans le haut pays, sur le chemin des mines d’or du Bambouk ? Son départ en congé en France ne témoignait-il pas du retour au calme dans le futur « second arrondissement » — et bientôt dans le premier ? Faidherbe quitta Saint-Louis en juin 1856 à bord du Podor, qui devait le conduire aux îles du Cap-Vert, pour y prendre le steamer anglais faisant le service régulier de la côte occidentale d’Afrique. Les comptoirs français étaient encore chose trop négligeable pour qu’une ligne française les reliât à la métropole ! Mais le Podor, fatigué par les dures missions accomplies récemment, dut faire demi-tour, et le gouverneur attendit plusieurs semaines à Corée le packet-boat suivant. Ce délai fut mis à profit pour rédiger mémoires, lettres et articles destinés à justifier auprès du ministère et de l’opinion l’œuvre et les projets que Faidherbe savait menacés (20). A peine arrivé en France,1920 (19) A.N .S.O .-M ., Sénégal, I 41 b. Faidherbe à ministre, Saint-Louis, 8.6.1856, n° 246. Ébauche d’un projet d’organisation du pays ; note marginale de la main du ministre : « Plan fort bien conçu et digne d’être appliqué. » (20) Divers mémoires et articles dont il sera question plus loin, pour le ministre, la Revue maritime et coloniale et la Rt*vi>f= rf*** ------- ’ - ■

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comme s’il avait réfléchi sur le ton peu convaincant de ses bulletins de victoire, Faidherbe remettait au ministre un mémoire où il insis­ tait à plusieurs reprises sur le fait que : « La stabilité du haut personnel administratif est un des plus grands bienfaits dont le gouvernement impérial ait doté la France ; [de même] notre colonie du Sénégal a surtout besoin d’une direction constante, unique et éclairée, que le nouvel état des choses en France lui assure désormais. [...] « Il serait très mauvais pour le pays de remettre ses destinées aux mains d’un homme qui ne le connût pas ; il faut au gouverneur sta­ ble un personnel stable, formé sur place et assuré d’un avancement satisfaisant. »

Certes, le Sénégal coûtait encore plus cher au budget de l’État qu’il ne rapportait au commerce français, mais c’était une erreur que de le comparer en cela aux colonies des Antilles : « Ce qui distingue essentiellement la colonie du Sénégal des autres, ce qui lui donne un avantage considérable sur toutes les autres (sans peut-être même en excepter l’Algérie), ce qui par conséquent doit lui valoir tout l’intérêt, toute la sollicitude du ministère de la Marine, c’est l’accroissement indéfini et probable dont elle est susceptible. « Le commerce du Soudan, c’est-à-dire d’un immense pays très peu­ plé, est la récompense promise à nos efforts. « Enfin, cette même colonie renferme les plus riches mines d’or du monde, qu’on n ’a pas encore exploitées. Le moment est venu de commencer l ’exploitation des mines d’or de Kéniéba. (21) »

La conclusion devait s’imposer au ministre et à ses collaborateurs : conserver Faidherbe au Sénégal, lui fournir les moyens de continuer et d’amplifier son œuvre d’expansion commerciale et de domination politique ; surtout, ne pas lui fermer par de mesquines restrictions budgétaires les portes prêtes à s’ouvrir de la Californie africaine. Nous ne sommes pas précisément renseignés sur les audiences que Faidherbe obtint à Paris, ni sur les appuis qui, à ce tournant de sa carrière sénégalaise, l’aidèrent à convaincre les bureaux et à écarter les malveillants. Parti de Corée en juillet 1856, en préparant dans l’inquiétude ses plaidoyers au sort incertain, il revint dans la colonie en novembre, assuré de son maintien pour deux ans, et confirmé dans21 rédigea aussi son « Mémoire sur les mines d’or du Bambouk », 12 juillet 1856 (cf. chapi­ tre XVIII). (21) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 41 b. Mémoire sur la colonie du Sénégal, Faidherbe à

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son action et sa politique. Une promotion en témoignait (22). En son absence, Morel avait été un honnête gestionnaire, et n’était allé nulle part au-delà de ses consignes, appliquées avec fermeté dans le fleuve. Faidherbe recueillit à son arrivée en novembre 1856 le récit de Flize, que Morel, comme il en avait reçu l’ordre, avait envoyé en mission diplomatique auprès des Mandingues du Bambouk. La remontée de la Falémé en aviso au-delà de Sénoudébou avait fait une forte impres­ sion. Du coup, Boubakar Saada avait accepté de déplacer sa capi­ tale de Boulébané à Sénoudébou, où le mulâtre Girardot, conduc­ teur du génie, commanderait le poste et consacrerait la saison sèche à faire sauter des bancs de roche gênants pour la navigation. Morel annonçait « vingt-cinq lieues de rivière de plus à partir de l’an prochain, ce qui permettra à nos vapeurs de se montrer dans tout le Boundou, au cœur du Bambouk et jusqu’aux frontières du Fouta Djallon ».

Le chef de la petite « république de Farabana », Bougoul, avait très bien accueilli Flize ; le directeur des Affaires extérieures l’avait complimenté de son récent succès sur les partisans d’El Hadj Omar. En chassant les tidjanes de Kéniéba, Bougoul ne mettait-il pas les pla­ cers de cet Eldorado à la disposition de la France ? Mieux, il sollici­ tait celle-ci de construire un poste au cours du prochain hivernage, pour le garantir du retour offensif des guerriers toucouleurs. Si l’on ajoute que, dans le même rapport, Morel mettait en vedette les exploits des volontaires saint-1 oui siens contre les Maures (23), on comprend que l’un des premiers soucis de Faidherbe, à son retour, ait été de proposer pour l’avancement cet intérimaire qui avait si bien appliqué ses consignes, servi sa politique et soutenu ses délicates démarches parisiennes (24). Nous avons dit plus haut quelles réser­ ves pouvait susciter cet optimisme de commande. 1857 allait mon-234

(22) Il fut nommé lieutenant-colonel le 8 octobre 1856, après deux ans et trois mois dans le grade de chef de bataillon (durée minimale, deux ans, d’après la loi de 1832). (23) A.N.S.O.-M ., Sénégal, I 42 b. Morel à ministre, 15,10.1856. Au total, pour 5 volon­ taires tués et 2 blessés, les Maures trarzas auraient perdu « 47 hommes, plus 17 guerriers faits prisonniers et passés par les armes, 130 captifs, 183 chameaux, 104 ânes, 500 chèvres et moutons ». Les consignes de sécurité étaient, on le voit, appliquées sans défaillance. (24) A .A .T ., Vincennes, dossier Morel, troupes de la Marine, officiers, n° 186. Notes de fin d’année du gouverneur : « Je dois vous rendre le meilleur témoignage en faveur du commandant Morel pour la manière dont il a dirigé le pays en mon absence » (30 décem­ bre 1856). Proposé pour le grade de lieutenant-colonel : avec l’approbation de Mestro, il l’obtiendra dix mois nlns tarrï n j- ’ •

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trer la précarité des gains obtenus dans le haut fleuve dès lors qu’une force organisée y contrecarrait les projets et y contestait les acquisi­ tions territoriales des Français.

4. Le retour d’El Hadj Omar (1857-1858) Les menaces sur le haut fleuve A la fin de 1856, aucun événement majeur ne s’était donc pro­ duit dans le haut fleuve ; mais les incidents entre partisans et adver­ saires déclarés d’El Hadj Omar — au premier rang de ces derniers, on comptait les Français — y avaient entretenu une agitation quasi permanente. L’état de guerre subsitait, sous une forme larvée, entre Bakel et Médine. Le Gaîibi, embossé devant Makhana, n ’avait pu qu’empêcher ce village de subir le sort de Lanel et d’Ambidédi, retom­ bés aux mains des tidjanes. Des émigrants du Fouta Toro se rendant au Kaarta passaient souvent en vue de Bakel, dont les canons lâchaient volontiers quelques salves sur les caravanes qui s’aventuraient à por­ tée ; l’activité des agents recruteurs du cheikh redoublait au Damga. Malgré son désir plusieurs fois exprimé, le gouverneur n’avait pas encore pu entreprendre la construction du fortin de Matam, qui aurait pu exercer une certaine influence pendant la saison sèche sur cette province orientale du pays toucouleur. A Médine même, autour de Sambala, la propagande tidjane ne rencontrait pas que des gens hos­ tiles ; un certain nombre de Khassonkés passaient sur la rive droite ; au printemps de 1857, le frère de Sambala, Kartoum, les y re­ joindrait et se retrancherait à Khaoulou. On se rassurait cependant à Saint-Louis en pensant qu’Omar restait engagé loin des rives du Sénégal. La conquête du Kaarta et la dissidence opiniâtre des Dyawaras avaient usé les forces d’El Hadj Omar. Il comprit qu’une pause était nécessaire, et que ses récentes conquêtes devaient être plus solidement organisées. Il en divisa l’étendue en plusieurs gouvernements, con­ fiés à des serviteurs fidèles. Au centre du Kaarta, le puissant tata de Nioro du Sahel, où s’accumulaient les réserves de toutes sortes, était placé sous le commandement du meilleur lieutenant du cheikh, Alfa Oumar Baïla.

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« Il installa tous ces gens pour garder les frontières, puis se diri­ gea vers ceux du Fouta, pour les faire partir de là vers le Kaarta (25). »

Omar avait en effet besoin de renforts, d’armes, de munitions. Il devait donc se rapprocher du haut Sénégal, zone de convergence de tous les trafics en provenance du bas fleuve, de la Gambie, et de Sierra Leone. En établissant ou en renforçant son autorité dans le haut fleuve, il assurait ses relations avec Dinguiraye, où étaient demeurés une partie de sa famille et de ses talibés, et avec les mines d’or du Bouré et du Ménien. Il avait assurément conçu le projet de faire émigrer en masse ses compatriotes vers ses nouvelles conquêtes, pour consolider celles-ci, équilibrer leur composition ethnique et main­ tenir les autres peuples dans l’obéissance et la foi. Peut-être voulaitil aussi donner à sa nation une chance d’échapper à l’emprise gran­ dissante des Français sur les pays du fleuve. Ce qui est certain, c’est qu’il a multiplié persuasion et contrainte pour provoquer ces départs. Ce comportement est peu conciliable avec le projet qu’on lui a prêté de rejeter les Français à la mer en profitant de leurs interminables démêlés avec les Maures. C’est l’idée que ses adversaires de l’épo­ que (26) et ses thuriféraires d’aujourd’hui (27) ont contribué à accré­ diter. Faidherbe aussi semble l’avoir cru, et d’autant plus volontiers que cela servait sa politique, et ses intérêts personnels. Le siège et la délivrance de Médine (avril-juillet 1857) Le 14 avril 1857, les forces du cheikh, ayant franchi le fleuve, s’emparaient de Sabouciré, le chef-lieu du petit État du Logo, dont le chef, l’énergique Niamodi, abandonné par une partie de ses guer­ riers, alla se réfugier à Médine. Son voisin et rival, Sémounou, roi du Natiaga, dut lui aussi prendre la fuite, mais en direction du Bambouk. Des alliés des Français dans le haut fleuve il restait encore Boubakar Saada, qui, à Sénoudébou, n’avait pas la partie belle contre ses compétiteurs, et Sambala, à Médine. Les conquêtes coloniales et les aventures extérieures de la France au X IX e siècle ont fait fleurir nombre d’anecdotes glorieuses suffisam­ ment simples et simplifiées pour être transcrites en images d’Épinal.2567 (25) Tarikh anonyme d ’El Hadj Omar, manuscrit du Fonds Brévié, II, cahier n° 10, p. 90 (I.F .A .N ., Dakar). (26) Carrère et HoIIe, De la Sénégambie française, op. rit. , pp. 195 et 196. (27) Amar Samb, « Sur El Hadj Omar », in Bulletin de l ’I.F.A.N.. t Y Y Y t> fi °

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Mazagran et Sidi-Brahim, en Algérie, avaient en quelque sorte inau­ guré la série. Le second Empire y ajouta Malakoff, Camerone et Médine. Napoléon III n’a sans doute jamais songé à anoblir Faidherbe, trop petit personnage et suspect de républicanisme selon la tradition des « armes savantes ». Mais l’eût-il fait que c’est assuré­ ment le titre de « comte de Médine » qui lui fût venu à l’esprit, comme il conféra Malakoff à Pélissier ou Palikao à CousinMontauban. Faidherbe sut en effet exploiter pour sa propre renom­ mée un événement certes glorieux pour ses armes, mais somme toute mineur. Surtout, il lui donna une signification profonde : celle d ’un choc décisif entre la barbarie fanatique du « prophète » noir, et la civilisation occidentale, chrétienne et moderne, s’avançant en Afrique pour le plus grand bien de ses populations. « Vive Jésus ! Vive l’Empe­ reur ! Vaincre ou mourir pour Dieu et son Empereur 1 », avait fait écrire Paul Holle sur la porte du fort assiégé de Médine. Faidherbe n’eut garde d’oublier ce détail, qui faisait de la petite forteresse du Khasso l’extrême bastion de la catholicité — alors bien en cour aux Tuileries... Et Sambala se trouva par la même occasion embarqué, sans le savoir, avec les soldats du Christ, sous les plis du drapeau tricolore... Or, il semble bien (et là-dessus les traditions des Toucouleurs con­ cordent) qu’Omar n ’ait pas voulu attaquer Médine, sachant que cela lui vaudrait l’inimitié durable des Français, et que sa tournée de pro­ pagande au Fouta en serait rendue beaucoup plus difficile. Il venait d’organiser le Kaarta ; c’est là qu’il voulait asseoir sa puissance, et son retour vers l’ouest était principalement destiné à lui fournir non seulement des renforts, mais surtout des immigrants, par familles, par villages entiers si possible ; cohortes lentes et vulnérables que l’hosti­ lité des colonnes et des canonnières françaises risquait de détruire ou de disperser lamentablement. Cependant, il devait compter avec les contingents les plus turbulents de son armée. A ceux qui le pressaient d’agir contre les Français, il expliqua que, ceux-ci vivant du com­ merce, il suffirait de couper les pistes pour les contraindre à renon­ cer à leurs positions du haut fleuve : « Non ! Ceux-là d’entre vous qui ont la tête dure, dit le cheikh, vous ne vaincrez pas ! Ce qui est leur guerre, c ’est de saisir toutes les routes, afin que personne n ’arrive jusqu’à eux [les Français] pour faire du commerce. (28) »28 (28) Tyam, op. ch,, versets 602 et 603. A propos de Faffaire de Médine, soulignons que Tyam n’est pas le seul à rapporter cette attitude hostile d ’El Hadj Omar à une action

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Malgré les répugnances d’Omar, le fort de Médine fut attaqué le 20 avril 1857. Dans Médine, le commandant du fort, Paul Holle, accueillit les gens du Khasso et du Logo qui n’acceptaient pas la domination toucouleur. Cela donnait d’importants renforts à sa petite garnison de 63 artilleurs, tirailleurs et laptots, mais aussi lui imposait de nom­ breuses bouches à nourrir. Médine réussit tant bien que mal à tenir jusqu’à ce que la montée des eaux du fleuve, précoce cette année-là, permît à la flottille française de la secourir. L’arrivée de Faidherbe, brûlant les étapes, brisa l’obstination de l’adversaire, qui reflua en désordre (18 juillet 1857) (29). Pendant ces quatre mois, Omar était resté à Sabouciré sans pren­ dre de part directe à la lutte. Le siège levé, son action se limita alors à lancer à la rencontre des Français sa cavalerie d’élite pour proté­ ger la retraite des assiégeants, qui purent se regrouper autour de Sabouciré, tandis que Faidherbe dispersait un important convoi du Fouta et refoulait la cavalerie du cheikh, envoyée à sa rencontre. Ce combat eut lieu à Goundiourou, entre Médine et Sabouciré, le 23 juil­ let 1857. La disproportion des forces, soulignée par le gouverneur, explique que l’adversaire n’ait pu être poursuivi. Faidherbe, changeant d’objectif, entreprit alors de punir les chefs ralliés à Omar. Sa première cible fut un cousin de Boubakar Saada, Malik, retranché dans le tata de Som-Som. Celui-ci tomba — Vive l’Empereur ! — le 15 août 1857, jour de la Saint-Napoléon. Ce fut ensuite le tour d’un compétiteur de Sambala, son frère Kartoum. Débusqué de sa forteresse de Khana Makhounou, sur la rive droite, il abandonna un copieux butin, dont 800 captifs. Tous les roitelets fidèles à la France, de Bakel à Bafoulabé, purent regagner leurs pénates : le protectorat français se révé­ lait efficace et payant ! A la fin de l’hivernage, tâchant d’intimider le Fouta au passage, Faidherbe put voguer en triomphateur vers SaintLouis... avec beaucoup moins d’hommes qu’il n’en était parti. Il restait à terminer par un compromis la guerre des coutumes et à espérer qu’El Hadj Omar se tiendrait tranquille. p. 362). Mage avait avant lui recueilli la même version à Ségou (Mage, Voyage au Soudan occidental, p. 247). On la retrouve dans le « Tarikh anonyme » du Fonds Brévié de l’LF.Â.N. (Dakar) (manuscrit inédit, cahier 10, p. 65). Elle a également été retenue par El Hadj Seydou Nourou Tall, petit-fils d’Omar (Fonds Gaden, Fouta Toro, A , cahier 17, feuillet 8, I.F .A .N ., Dakar, inédit). Enfin, la suite des opérations d ’El Hadj Omar au Boundou et au Fouta Toro ainsi que le traité conclu avec son assentiment en 1860 montrent bien que son action n’était pas dirigée principalement contre les Français. (29) A.N.S.O .-M -, Sénégal, I 43 a. Faidherbe à ministre, Médine, 19.7.1857. Lettre du gouverneur rédigée « à chaud » relatant la courte campagne oui a abouti la v«ii» 4 >•»

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La faim et le découragement gagnaient les Toucouleurs ; des déser­ tions avaient lieu quotidiennement. Les pluies d’hivernage compli­ quaient encore la situation, tandis que les Français naviguaient en maî­ tres sur le fleuve et pouvaient rapidement y déplacer leurs troupes. Ce fut une période très critique pour El Hadj Omar. Il fit faire retraite aux siens vers le Bambouk et le Bafing, jusqu’à Koundian. Le mil manquait. Certains prêchaient la révolte. L’élan mystique était tombé. On doutait de sa parole, de sa mission divine. La reprise en main fut difficile : « Il prêcha à la colonne. Il jura le plus dur serment que son expé­ dition fut une chose décidée par le Maître des Trônes sur les Sept Cieux et sur les Sept Terres, et que cette décision ne peut être détruite par les agissements des infidèles, des hypocrites, des libertins et autres impies qui se trouvent parmi les musulmans, jusqu’au moment où paraîtra Vimam suprême, Mohamed el Mahdi. (30) »

A Koundian même, il eut à faire face à de nouvelles manifesta­ tions d’indiscipline lorsqu’il entreprit de transformer ce petit village dominant une boucle du Bafing en une solide forteresse. Il dut prê­ cher d’exemple, et porter lui-même une pierre jusqu’aux fondations pour que les taîibés se décident à participer à la construction du tata, preuve que beaucoup de captifs avaient profité de l’échec devant Médine pour s’échapper. Samba N’Diaye, un maçon sarrakolé qui avait vécu de nombreuses années à Saint-Louis, dirigea la construc­ tion, qui, selon Mage, prit cinq mois et dix jours. Pendant ce temps, de Dinguiraye parvenaient or, vivres et armes de traite ; des déta­ chements de taîibés rançonnaient les pays voisins. Au Birgo, Alfa Ousman édifiait la place forte de Mourgoula, tandis qu’Omar parache­ vait les défenses de Koundian. Mage, qui les visita six ans plus tard, fut impressionné par les courtines flanquées de hautes tours. Réduits défensifs, centres administratifs, ces tatas, imprenables sans artille­ rie, étaient aussi des pôles de diffusion de l’islam tidjane. L’échec de Médine a été sublimé en une œuvre de domination durable des voies de passage qui s’offraient naturellement aux Blancs : seuil du Kaarta et du Bélédougou (Nioro), seuil mandingue (Mourgoula), cours supérieur du Bafing vers le Fouta Dyalon (Koundian). El Hadj Omar poursuivait son dessein de « saisir toutes les routes », pour les fermer aux Français ». Il faudra vingt ans à ceux-ci pour déboucher au-delà de Médine et du Félou vers le Djoliba et vers le Fouta Dya­ lon. El Hadj Omar bâtissait, récoltait, razziait, et se procurait des

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armes en Sierra Leone. Mais les hommes, guerriers ou colons tidjanes, commençaient à manquer. Il fallait reprendre le chemin du Fouta Toro pour réussir, en 1858, la campagne de recrutement que la résistance de Médine avait en grande partie fait échouer en 1857.

La seconde tournée d ’El Hadj Omar au Fouta Toro (1858-1859) La crise de confiance des talibés envers leur cheikh ne dura guère. Les travaux, les razzias de mil et de bœufs, et les expéditions facile­ ment victorieuses sur de petits cantons mal défendus, rendirent con­ fiance et cohésion aux troupes. Au début de 1858, les approvision­ nements étant reconstitués grâce à la nouvelle récolte, les gués rede­ venus praticables et les pistes sèches, Omar donna le signal pour une nouvelle aventure vers le Fouta Toro. Il s’était fait précéder d’émis­ saires chargés de prêcher l’émigration vers le Kaarta et de prendre contact avec Yaîmami et les chefs. Il passa d’abord par le Boundou, où l’agitation régnait. L ’émir Boubakar Saada invoquait la protection française : un lieutenant d’Omar, Ousman Diadhié, soulevait les villages du Ferlo. Pour met­ tre à la raison le village de N’Dioum, rallié à Ousman Diadhié, Bou­ bakar Saada sollicita l’aide du capitaine Cornu, commandant le fort de Bakel. L’officier français accepta d’accompagner Yémir du Boun­ dou avec quelques hommes et deux obusiers de montagne. Malgré le bombardement, le village de N’Dioum résista. Une sortie des assié­ gés mit en fuite les gens du Boundou, et les deux obusiers furent aban­ donnés (31). Ousman Diadhié les récupéra et les remit à El Hadj Omar à son passage à Boulébané en avril 1858. L’armée toucouleur possé­ dait désormais son artillerie, deux pièces légères faciles à transpor­ ter, et quelques munitions, obus, boîtes à mitraille et boulets. Sa pré­ sence, sans être décisive, sera lourde de conséquences pour la con­ quête future des pays bambaras. Samba N’Diaye et une équipe de forgerons furent chargés de l’entretien et de la réparation de ces engins. Malgré ce renfort inattendu, Omar évita soigneusement les postes français de Sénoudébou et de Médine. Il fit émigrer le plus possible de gens du Boundou. Les uns partirent de bon gré. Pour forcer les autres, on dut brûler leurs cases et piller leurs greniers. Il pénétra ensuite au Damga. Sans doute n’avait-il pas l’intention de rester au31

(3 1 ) Y .-J . S a in t-M a rtin , « L ’artillerie d ’E l H a d j O m a r et d ’A h m a d o u » , in Bulletin d e n ° 3-4 1QAS SAO-^Tn

l ’I .F .A .N .. t. X X V I L série R

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Fouta et de chasser les Français. Son argument auprès des popula­ tions rétives au départ était : « Votre pays va devenir celui des Blancs. Échappez à leur domi­ nation en émigrant au Kaarta (32). »

El Hadj Omar continua sa marche vers l’ouest. Il s’installa à Oréfondé, au Bosséa, sans trop se préoccuper de la présence des Fran­ çais sur ses arrières. Il y resta de juillet à décembre 1858, recevant de nombreuses délégations ; à toutes il disait la même chose : « Sortez, ce pays a cessé d’être le vôtre. C’est le pays de l’Euro­ péen, l’existence avec lui ne sera jamais bonne. « Mais tous n’étaient pas d’accord ; il leur arrivait de répondre, comme le firent les gens de Dialmath, qu’ils ne le suivraient pas : « Votre pays va devenir le pays des Blancs ! — Oui, mais nous préférons notre pays à ceux que nos pères n ’ont pas vus. (33) »

Seuls ou presque, des personnages importants du Bosséa se lais­ sèrent entraîner par la parole inspirée du cheikh. Mais le peuple ne suivit guère. Au Lao, mêmes difficultés. Malgré l’emploi des mêmes arguments : « Les Blancs vous prendront tout ! », le Toro lui-même, le pays natal du prophète, regimba. Le Moniteur du Sénégal affirme que, dans sa rage, Omar alla jusqu’à incendier Halwar (janvier 1859). En février 1859, il s’arrêta à N’Dioum, à l’est de Guédé. Il n’alla pas plus loin ; à la fin du mois, il se décida à repartir vers Test. Au passage, ses guerriers ne purent s’emparer, à Matam, de la nou­ velle tour, fortifiée en 1857 et défendue par Paul Holle. Elle proté­ geait beaucoup de gens réfractaires à l’émigration au Kaarta. Deux assauts infructueux (13-16 avril 1859) démontrèrent aux talibés qu’il n’y avait rien de bon à espérer d’un choc avec les Français. Derrière la retraite du prophète, dont l’armée ressemblait de plus en plus à une cohue, le gouverneur du Sénégal rétablissait la domi­ nation française, et, dans bien des cas, il fut accueilli avec soulage­ ment par ceux qui n’avaient qu’un désir : rester chez eux. L’invinci­ bilité des Français, « maîtres du fleuve », s’était affirmée. Ni El Hadj Omar ni son fils Ahmadou ne la remettraient jamais en doute. Omar Tall ne reverrait jamais plus son pays natal. Cependant, la tournée du cheikh n’avait pas eu que des effets néga­ tifs. Bon nombre de nouvelles recrues, le plus souvent avec femmes,32 (32) Tyam, op. cit. , verset 646.

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enfants, captifs et troupeaux, avaient été dirigées vers l’ancien royaume des Massassis. Lorsque Omar entreprendra à partir de 1860 la con­ quête du royaume de Ségou, puis du Masina, il disposera d’effec­ tifs plus nombreux, pourra organiser plusieurs colonnes et laisser der­ rière lui d’importantes garnisons. Surtout, comme cela se produit sou­ vent, le souvenir des populations — et notamment de celles restées au Fouta — se cristallisera non pas sur les brutalités et les exactions, mais sur le prestigieux spectacle du Commandeur des Croyants, pré­ cédé de ses étendards, entouré de ses griots, suivi de son escorte de taîibés fidèles, au premier rang desquels on pouvait reconnaître les chefs de quelques familles et des guerriers de grand renom. Lorsque, plus tard, la domination française paraîtra trop lourde, les exigences des Blancs insupportables ou contraires aux traditions, beaucoup pen­ seront à ce Kaarta où ils pourraient rejoindre le « prophète » ou son fils, pour y vivre selon leurs coutumes et leurs goûts. Volontaire, cette fois, quoique d’un débit variable selon les circonstances, ce courant ne tarira jamais jusqu’à la chute de l’Empire toucouleur. Le reflux vers l ’est et le « traité de paix » de i860 L’affaire de Guémou (octobre 1859) La retraite d’El Hadj Omar passa pour une grande victoire fran­ çaise. Faidherbe avait tendance à exagérer la puissance et à dénatu­ rer les intentions de son adversaire et se posait en sauveur de la civi­ lisation et de la présence française sur ce morceau d’Afrique : « Aussi bien le temps du fanatisme, des illusions est passé. Nous ne sommes plus en 1854, où quelques indigènes même de cette ville pouvaient penser que l’imposteur El Hadj avait dans sa poche les clefs de Saint-Louis et qu’il jetterait tous les toubabs (Blancs) à la mer ! »,

déclarait le gouverneur dans son discours de distribution des prix du 14 juillet 1860. En fait, Saint-Louis n’avait nullement été menacée par Omar, et les Maures trarzas, en 1855, s’étaient montrés beau­ coup plus dangereux pour la capitale. Mais, pour l’opinion publique, la retraite des Toucouleurs ne devait-elle pas prendre le pas sur la prise de la smala d’Abd el Kader ? El Hadj Omar et les siens s’étaient lentement retirés du Fouta et du Boundou, et, passés sur la rive droite du fleuve, en amont de Bakel, y avaient installé des positions défensives, dont certaines très fortes, à Guémou, Khaoulou et Tambacara. Avec le gros de sa rv n r\ û

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gui, afin d’y installer une partie des nouveaux immigrants. Mais l’arri­ vée de ceux-ci déplaisait fort aux Dyawaras, qui étaient à nouveau en dissidence. Le cheikh toucouleur dut se désintéresser des problè­ mes du fleuve pour marcher contre la coalition dyawara-bambara qui venait de se reformer. Rude campagne, terminée victorieusement par le siège de Marcoïa, au Béloudougou. La ville fut prise le 20 novem­ bre 1859 grâce aux obusiers manœuvrés par Samba N’Diaye. Désormais, le cheikh était engagé à fond dans la direction du Niger, et avait déclaré qu’il ne ferait plus la guerre aux Français à moins d’être attaqué par eux. Il n’avait même pas opéré de retour offensif lorsque, franchissant le fleuve aux environs d’Arondou, les Français s’étaient emparés, le 25 octobre 1859, du tata de Guémou, courageusement défendu par Ciré Adama, un neveu d’Omar, âgé d’environ vingt-deux ans. La prise de Guémou était méditée depuis plus d’un an. Dans ce village, en effet, s’étaient puissamment retran­ chés des Sarrakolés et des Toucouleurs qui avaient fui la rive gau­ che. Il y avait là des anciens de Médine, de Goundiourou et de Som Som Tata. La population s’élevait à près de cinq mille personnes. Des positions avancées, avec des tranchées, une longue muraille et un réduit central à trois enceintes, offraient aux défenseurs aguerris et déterminés la probabilité d’une résistance victorieuse. La présence à leur tête d’un neveu maternel — presque un fils — du prophète galvanisait les tidjanes. A une demi-jour née de marche du confluent du Sénégal et de la Falémé, ce repaire gênait considérablement l’arrivée des gommes à Bakel, où la traite avait baissé des trois quarts. Il mena­ çait la sécurité du haut fleuve et des exploitations aurifères du Bambouk. Dès 1858, Faidherbe souhaitait s’en emparer ; mais de la sim­ ple opération de police, il comptait bien faire un préalable politique : « Si Al Hadji retourne dans le Kaarta, avec une partie des popu­ lations du Fouta, sans attaquer les États wolofs, il faut le laisser par­ tir, faire également l’expédition de Guémou, et ensuite lui offrir la paix ou la guerre comme roi du Kaarta. S’il parvient à entraîner le Fouta et envahit les États wolofs, il faut le combattre avec tous nos moyens. (34) »

La colonne française était commandée par le chef de bataillon Faron, qui avait sous ses ordres, outre son bataillon de tirailleurs séné­ galais au complet (490 hommes), 250 hommes d’infanterie de marine européenne, 44 artilleurs, 30 spahis à pied, et 262 marins des com-34 (34) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 45 a. Mémoire (entièrement autographe) de Faidherbe au

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pagnies de débarquement des avisos, commandés par ie lieutenant de vaisseau Th. Aube, futur beau-frère et neveu par alliance de Faidherbe, plus tard amiral et ministre de la Marine. Aube nous a laissé un récit circonstancié du combat, dont il prit la direction après que quatre blessures eurent contraint Faron à Lui passer le commandement. 400 volontaires du Boundou, sous les ordres de leur émir, Boubakar Saada, se tenaient aux côtés des troupes régulières. Débarquée de six avisos la veille au soir pour une marche d’approche à la fraîche, la colonne prit un itinéraire préalablement reconnu, mais très boueux. L’atta­ que commença vers 8 h du matin. A 10 h 30, il faisait déjà 45 °C. Malgré la mise en batterie de quatre obusiers et de plusieurs cheva­ lets lance-fusées, 1e village résista plus de six heures ; les munitions d’artillerie étant épuisées, ce fut un assaut à l’arme blanche qui eut finalement raison du réduit central. Ciré Adama et ses derniers com­ pagnons — une quarantaine — furent passés au fil de la baïonnette. Faidherbe estima les pertes des Toucouleurs à 250 tués. Beaucoup de talibés purent s’enfuir et se réfugier au village de Malga. On fit 1 500 prisonniers : « L’unique route qui conduit au fleuve était en ce moment encom­ brée par une multitude d’hommes, de femmes et d ’enfants garrottés, qui, les larmes aux yeux, poussés par leurs maîtres, jetaient un der­ nier regard sur leur patrie. C’étaient les restes de la population de Guémou, les survivants de la lutte, devenus par les lois de la guerre et de la barbarie africaine les esclaves de nos auxiliaires du Boundou et du Gadiaga. On devine combien un tel spectacle nous était odieux et avec quelle joie je me retrouvai à bord de 1*Étoile, au milieu de mes officiers et de mes amis... (35) »

Les pertes françaises furent sévères. Faidherbe recensa 39 tués, dont un officier, et 97 blessés ; Aube, 67 tués, dont plusieurs officiers, 180 blessés et plusieurs morts d’insolation, dont 4 spahis vétérans d’Algérie. « Tel est le dernier et brillant fait d’armes de cette guerre défen­ sive que nous soutenons contre Al Hadji, cette homme dangereux qui s’est proposé pour but de nous expulser du Sénégal — but dont heu­ reusement il s’éloigne de jour en jour —, par suite des idées qu’il a été puiser à La Mecque, ce centre de résistance à la diffusion des lumiè-35

(35) Th. Aube, Entre deux campagnes, Paris, Berger-Levrault, 1881, VII + 315 p (DD. 51-74).

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res et de la civilisation dans le monde, que les puissances européennes

laissent trop longtemps subsister (36). » La négociation avec Tyerno Moussa (1859-1860) Les conditions d’une négociation avec El Hadj Omar étaient réu­ nies : l’élimination des bastions toucouleurs proches du fleuve ; la las­ situde générale des populations, affaiblies par la famine et les épidé­ mies, et diminuées par les rapts et l’émigration ; le désir des com­ merçants de reprendre les transactions trop longtemps interrompues ; les avertissements venus de Paris, ou transmis par les Maurel ; l’immi­ nence d’une crise grave au Kayor : autant de facteurs qui poussaient les deux camps à négocier, mais avec circonspection. Aussi l’occa­ sion première vint-elle non des chefs, mais des lieutenants : Tyerno Moussa, le gouverneur de Koniakari pour le compte d’El Hadj Omar, et Cornu, le commandant de Bakel. Dès l’été 1859, Tyerno Moussa avait fait les premières avances. On les ignora d’abord : il fallait liqui­ der Guémou. Tyerno les renouvela en mai 1860. Elles furent cette fois bien reçues, car on savait El Hadj Omar aux prises avec les Bambaras de Ségou sur le Niger, et hors d’état de se retourner contre le haut Sénégal (37). A trois reprises, Tyerno Moussa insistait sur le fait qu’il était bien délégué par son cheikh pour « arranger les affaires ». Il avait choisi comme ambassadeur un notable de Lanel, Tambo Bakhiri, qui con­ naissait bien Saint-Louis et les Français (38). Le commandant Cornu commença par conclure avec lui une convention locale sur la liberté du commerce et de la circulation des personnes et des biens (39). Fai­ dherbe, informé qu’on pouvait espérer davantage, se rendit en août à Bakel et à Médine : il eut plusieurs entretiens avec Tambo Bakhiri et consulta Sambala et Niamodi (40). Tyerno Moussa, à Koniakari — une journée de cheval de Médine —, était quotidiennement tenu3678940 (36) A .R .S., 1 D 41, pièce 1 bis. Faidherbe à ministre, 13.11.1859 (c’est nous qui soulignons). (37) A .R .S., 13 G 167, pièce 98. Commandant de Bakel à gouverneur, 25.12.1859 ; A .R .S., 15 G 62, pièce 2. Lettre parvenue à Saint-Louis, via Bakel, le 23.6.1860. Texte arabe, traduction d ’époque et lettre explicative du chef de poste de Médine au gouverneur. (38) Tambo Bakhiri, de Lanel, est un personnage important. Rallié au prophète, il s’est installé à Koniakari. Plus tard, Ahmadou, fils aîné d’Omar, en fera l’un de ses princi­ paux conseillers. Il ira à Saint-Louis en 1874 négocier un important traité avec le gouver­ neur Valière. (39) A .R .S., 15 G I, pièce 6. Cornu à gouverneur, 20.7.1860. (40) A .R .S., 3 E 29. Compte rendu du gouverneur devant le conseil d ’administration

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au courant des pourparlers pour lesquels il avait, disait-il, le blancseing d’El Hadj Omar. Faidherbe eut plus de peine à convaincre ses propres alliés. Mais il passa outre à leurs réticences. Le 18 août 1860, le texte proposé par lui était approuvé par Tyerno Moussa (41). Le « traité de Médine » (août 1860) Du traité ainsi conclu, il ne reste aucun original authentique. Le texte dont nous disposons n’est qu’un premier jet, volontairement dépouillé de ce qui accompagne tout acte diplomatique en règle : préambule, titulatures, énoncé des principes, etc. Souvent reproduit sous cette forme sommaire, ce texte, entièrement transcrit de la main de Faidherbe, se trouve dans un dossier des Archives du Sénégal (42). C’est donc là ce qu’on peut considérer comme l’original. Le gouver­ neur se réservait de lui donner une forme plus solennelle pour le sou­ mettre à la ratification d’El Hadj Omar lui-même. En attendant, il fallait considérer cet acte comme « note verbale », admise par les deux parties, appliquée ipso facto, et base d’un accord futur plus général. Plus tard, le gouverneur Brière de l’Isle, que ce traité gênait dans ses projets d’expansion, ira jusqu’à écrire, d’un crayon rageur : « Ce traité n’existe pas ! » Il n’en constituera pas moins le point de départ d’une période d e trente années de paix ininterrompue entre les deux camps. Il est donc utile de le reproduire ici : « Traité de paix avec El Hadj Omar, août 1860 « 1) La frontière entre les États d’El Hadj Omar et les pays sous la protection de la France est le Bafing depuis Bafoulabé jusqu’à Médine. Nos pays sont : Natiaga, Logo, Médine, Niagala, Farabana, Kamanan, Konkodougou, Dentila, Diabola, tout le cours de la Falémé, Guidimakha, Kaméra, Guoy, Boundou, etc. « 2) Les pays d’El Hadj Omar sont : Dimbokho, Kaarta, la partie du Khasso sur la rive droite du Bafîng, Bakhounou, Fouladougou, Bélédougou, et tout ce qu’il pourra prendre de ce côté.

« 3) Al Hadj ne bâtira pas de tata et n’établira pas de guerriers dans le pays de Khaoulou ni de Kanamakhounou. « 4) Al Hadj rendra les marchandises qu’il a prises à Médine. [Note de Faidherbe : impossible dans l’exécution.]412 (41) A.R.S., 15 G 62, pièce 8, transmise après traduction par le commandant de Médine ; date de la traduction : 10 septembre 1860. (42) A.R.S., 13 G 1, pièce 8, sans date ni signature, mais de l’écriture de Faidherbe. Se trouve aussi dans Annales sAnéoainieee

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« 5) Tout pillage, toute expédition de guerre cessera d’un côté comme de l’autre. Les sujets de l’un des pays n’iront pas en armes dans l’autre pays. « 6) Le commerce se fera librement entre les deux pays. Nous ven­ drons à Al Hadji tout ce qu’il nous demandera. « 7) Chaque pays gardera ses sujets et ses captifs, comme il l’enten­ dra. On ne rendra ni sujets, ni captifs qui se sauveraient d’un pays dans l’autre. Cette condition est nécessaire parce que, sans cela, on passerait tout le temps à se disputer des fugitifs. »

Le plus important était l’accord de délimitation. A l’exception du Guidimakha, principalement peuplé de Sarrakolés, la frontière entre les pays protégés par la France et ceux protégés par El Hadj Omar était fixée au Sénégal et au Bafing, selon la règle : rive gauche aux Français, rive droite aux Toucouleurs. L’influence française pourrait s’étendre jusqu’à Bafoulabé, au confluent du Bafing et du Bakhoy, où aucun sujet de Napoléon Ï1I ne s’était aventuré jusqu’alors. Quant à El Hadj Omar, on lui reconnaissait à l’avance la possession de tout ce qu’il pourrait conquérir à l’est du Sénégal et du Bakhoy. En fait, il s’agissait d’un traité de partage colonial avant la lettre : deux impé­ rialismes délimitaient leurs zones d’influence sur des populations sou­ mises ou encore à soumettre, mais dont l’avis comptait fort peu ! Les cas particuliers, ceux du Guidimakha et des pays du Khasso sur la rive droite (Khaoulou et Kanamakhounou), expriment le « droit fondé sur la force » déjà invoqué par Faidherbe en 1855, et créent des zones tampons démilitarisées. A El Hadj Omar, jusque-là considéré comme un chef religieux, on reconnaissait un pouvoir politique et territorial effectif. L’Empire toucouîeur devenait un état officiellement reconnu, avec lequel la France ébauchait même un traité de libre-échange, comme, la même année, elle en concluait un avec le Royaume-Uni ! En effet, les autres clauses affirmaient la liberté du commerce ; les Français s’engageant à vendre au cheikh toucouîeur tout ce dont il aurait besoin, cela impli­ quait la fourniture d’armes et de munitions, nécessaires à la pour­ suite du jihad et au maintien de l’ordre dans les provinces conqui­ ses. Il fallait que Faidherbe fût bien assuré contre un retour offensif d’Omar pour consentir à cela, qui apportait pleine satisfaction aux traitants saint-louisiens et écartait la concurrence anglaise. Bakel et Médine surent en profiter : des documents commerciaux montrent que, par la suite, il s’y traitera de 1 500 à 1 800 fusils par an, avec les munitions correspondantes. L’arsenal fourni par les Français servira

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Il restait cependant à faire ratifier le traité par El Hadj Omar. Celui-ci guerroyait alors au nord-ouest de Ségou. Il avait été con­ venu avec Tyerno Moussa que des officiers français munis de saufconduits parviendraient jusqu’à lui et mèneraient directement les ulti­ mes pourparlers. Tyerno Moussa avait déjà donné les ordres et fait préparer les gîtes d’étape. Mais la confiance n’était pas totale du côté des Français. Au conseil d’administration de la colonie, où Faidherbe rendit compte, le 21 août 1860, de ses pourparlers de Médine, il y eut des objections, des réticences (43). Le gouverneur jugea plus sage de surseoir à l’envoi de deux officiers. Omar pouvait être battu, la résistance des Bambaras de Ségou, alliés aux Peuls du Mâsina, étant acharnée. Quelle aurait été alors la position des plénipotentiaires fran­ çais ? L’idée sera réalisée seulement en 1863, par l’envoi de la mis­ sion Mage et Quintin à Ségou. Mais, de part et d’autre, les objectifs principaux étaient atteints. Omar pouvait conquérir les pays du Niger sans craindre d’opérations hostiles sur ses arrières ; et les Français restaient les « maîtres du fleuve », de sa police et de son commerce, de l’embouchure à Médine. Bien plus, ils pourraient désormais régler les problèmes territoriaux et politiques du Sénégal sans redouter l’ingérence directe du cheikh toucouleur, engagé dans la conquête d’un empire nigérien. La paix ainsi rétablie, quoique non ratifiée, devait, nous l’avons dit, durer trente ans. La vérité oblige à constater que, des deux par­ ties contractantes, c’est le pouvoir toucouleur qui se montrera le plus respectueux de l’accord conclu.

5. La question du Fouta Toro La situation intérieure du Fouta Toro L’intervention d’El Hadj Omar dans le haut fleuve en 1854 n’avait eu que peu de résonances au Fouta Toro, son pays natal. Selon les statistiques forcément très incomplètes des commandants de Bakel, estimant à vue d’œil les émigrants toucouleurs allant rejoindre le cheikh, quelques milliers seulement de Foutankés auraient répondu en 1854 à l’appel de ses « sergents recruteurs ». Collationnés par Robinson, les rapports français réduisent en effet cette émigration à assez peu de choses (44).43* (43) A.R.S., 3 E 29, folios 1-5, 21.8.1860. (d Æ \

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Il n’en alla pas de même à partir de 1858, lorsqu’El Hadj Omar, sortant de sa nouvelle forteresse de Koundian, entreprit de venir luimême au Fouta Toro, où il n’avait pas paru depuis plus de dix ans (1847) ; il comptait certainement sur son prestige personnel pour entraî­ ner vers l’est tous ceux qui étaient restés insensibles à l’appel de ses messagers. C’est alors plusieurs dizaines de milliers de gens, 40 000 selon Mage, rapportant l’observation de Paul Holle à Matam (45), qui se mirent en marche vers le Kaarta ou le Kingui ; volontaires ou contraints par l’interdiction de semer dans les terres wâlo (46), et par la destruction des réserves de grain — aussi bien sur l’ordre d’Omar que par les canons des avisos. Cette migration massive, ce fergo Umar, comme on l’appelle encore au Fouta, fut un « grand trek » de la misère et de la faim, beaucoup plus que de l’enthou­ siasme et de l’espoir. Il constitue encore aujourd’hui un repère dans la tradition historique du peuple toucouleur, comme, en Europe, après 1918, l’avant-guerre et l’après-guerre. Le mouvement, nous l’avons dit, se heurta à la mauvaise volonté et souvent à l’opposition de nombreux chefs. Ceux-ci parvinrent à le limiter à environ un cinquième de la population — évaluée à l’épo­ que à 250 000 ou 300 000 habitants. Mais beaucoup de jeunes gens partaient ; quand des notables se décidaient à leur tour, ils entraî­ naient leur famille, leurs clients, leurs captifs ; les terres restaient en friche et revenaient rapidement à la brousse, pâturées par les trou­ peaux peuls. La richesse agricole du pays s’épuisait ; et sa capacité de résistance aux entreprises françaises s’émoussait. Faidherbe sut habi­ lement user de ces diverses circonstances ; bien conseillé par Flize et sans doute aussi par Bou el Mogdad et Alioun Sali, il sut se mon­ trer à la fois ferme et compréhensif à l’égard des notables que la puissance d’Omar non seulement gênait, mais risquait de ruiner : la terre ne vaut rien si les hommes s’en vont ! Mais, parmi les tidjanes eux-mêmes, Omar n’avait pas que des partisans. Le chef religieux et politique du village de Mahdiyou, ouro Mahdiyou en poular, était un ancien condisciple du cheikh, et avait comme lui adhéré à la Tidjaniya. Mais de s’être fait passer sans grand succès pour le mahdi — ce qu’Omar n ’avait jamais prétendu être — avait placé cet Hamât Bâ dans une position très particulière vis-àvis du khalife tidjane, plus tardivement engagé dans la carrière pro­ phétique ! La jalousie d’Hamât Bâ le conduira de la contestation de la mission divine d’Omar à la collusion avec les Français, dont il se456 (45) E. Mage, Voyage dans le Soudan occidental..., op. cit., p. 160. (46) Terres wâlo (ou waalo) : celles qui sont recouvertes par le flot de crue et sur lesnixUlac- r.r% f ait loc c^maitW n nartir rlP dprpmhrp nfllir r écolier au orintemos.

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fera volontiers l’informateur (47). Contre El Hadj Omar s’élevaient aussi les préjugés de naissance des membres des hauts lignages : ceux où l’on choisissait les almamis, les Wan, les Ly, les Bâ, les Sy — et ceux qui fournissaient les grands électeurs, souvent notables reli­ gieux (el imâne) en même temps que chefs féodaux. Ces dissensions, la politique d’intimidation ou de terreur des Fran­ çais et les échecs essuyés par les guerriers d’Omar, expliquent que le gouverneur ait pu imposer sa volonté dans les régions excentriques, et qu’au Fouta central même il n’ait pas trouvé que des adversaires déterminés. Le démantèlement de la confédération du Fouta L’accumulation de malentendus, d’exigences coutumières et de coups de force réciproques avait depuis une soixante d’années placé Toucouleurs et Français dans une situation d’hostilité quasi perma­ nente. Faidherbe avait tout naturellement adopté — même s’il la nuança par la suite — l’opinion générale selon laquelle les relations avec les gens du Fouta Toro ne pouvaient être fondées que sur l’inti­ midation et les représailles. Mais, au-delà de ces positions négatives, il avait trouvé aussi l’indication d’une politique de division de la con­ fédération toucouleur. Il fallait procéder par étapes, en détachant successivement de la confédération les provinces les plus éloignées du centre, ou celles où les Français exerçaient quelque influence et avaient fait reconnaître quelques droits. On mena simultanément diverses actions et intrigues, dont certaines étaient déjà en cours. Elles permettraient, en ces temps où les plébiscites étaient à la mode, d’affirmer que la volonté popu­ laire s’était prononcée, comme ce fut le cas pour les villages de Gaé et Bokol, détachés du Dimar : ils s’étaient « donnés » à la France (28 janvier 1858). Le Dimar tout entier suivit. Durement étrillé en 1854, surveillé étroitement par Dagana, Podor et les avisos, il se vit imposer, cinq mois plus tard, un traité de protectorat comprenant la liberté commerciale et de circulation réciproque, sous le contrôle du chef de poste de Dagana. Le Dimar se séparait totalement du Fouta et se qualifiait d’« État indépendant (48) ». Son annexion à la colo­ nie du Sénégal sera prononcée en 1860 î Le Toro, que liait déjà à478 (47) Â.R.S., 13 G 136, pièces 21-28. Eîimane Mahdiyou à Flize et au gouverneur. Diver­ ses lettres en arabe avec traduction de l’interprète du poste de Podor ne laissent aucun doute à ce sujet (décembre 1858). /O /t / t ' t C ’l (48) Traité du 18 ïuin 1858. article f, (Ann^i^c cA-nAnaii;?**

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la France un traité de cosouveraineté signé en 1830, suivit quelques mois après. Lui aussi se déclarait État indépendant sous protection française. Le traité du 10 avril 1859 concédait à la France le droit d’édifier une tour fortin (à Aéré) et fut approuvé pleinement par le ministère, qui en revendiquait la responsabilité : « Cette convention entre complètement dans la ligne politique par vous suivie dès le début, sous l’inspiration de mon département, pour la pacification complète et durable des tribus des bords du fleuve, en les isolant les unes des autres et en les amenant successivement à con­ tracter alliance avec nous (49)... »

Le Damga, à l’autre extrémité du Fouta, ne devait pas tarder à subir le même sort, le 10 septembre 1850 (50). Amputé de trois provinces, affaibli par l’émigration, ruiné par la guerre et les passages d’El Hadj Omar, le Fouta central ne pouvait guère s’opposer aux intentions du gouverneur. Étroitement délimité de Boki à Gaoul, il est traité en État quasi indépendant. Les Français y auront pourtant le droit de cons­ truire des forts. Tous les droits de passage et « coutumes » sont abro­ gés. La vieille querelle génératrice de tant de violences réciproques est, sur le papier, définitivement éteinte (51). Il ne restait, dans le cas du Fouta central, qu’à se débarrasser habilement de Valmami Musta­ pha Bâ, trop peu coopératif, pour le remplacer par le malléable mais retors Mohâmadou Biran Wan. A peine ce dernier eût-il coiffé le tur­ ban blanc qu’il fit connaître à Faidherbe son adhésion à la nouvelle organisation du pays. Les forts de Matam, construit avant le démem­ brement du Fouta, et de Saîdé, achevé au début de 1860, concrétisent, malgré la faiblesse de leurs garnisons, ce que les Saint-Louisiens consi­ dèrent comme la grande œuvre de cette période : la mise en tutelle du Fouta et la suppression de tous les tributs et obstacles sur la route du Galam. La grande traite est libre : ni El Hadj Omar, ni les almamis, ni les grands du Fouta ne peuvent s’y opposer. Avec leurs avisos, leurs forts, leurs canons, leurs spahis, et depuis peu leurs tirailleurs, les Français sont maîtres du fleuve. Ils en domi­ nent la rive gauche, de la barre à Bafoulabé. Le territoire français ne comprend plus seulement le Wâlo, mais les protectorats du Dimar, du Toro, du Damga, bientôt annexés. A l’impérialisme séné­ galais l’appétit venait en mangeant. Dès 1855, Faidherbe s’était préoc­ cupé de découvrir sur place les ressources nécessaires : l’or du Bambouk devait y pourvoir.4950 (49) A.N.S.O.-M ,, Sénégal, I 46 b. Ministre (Chasseloup-Laubat) à gouverneur, 26.7.1859 (souligné par nous). (50) A .R .S., 13 G 5, p. 119. ■rn a _____

CHAPITRE XVIII

Les plus riches mines d’or du monde...

1. Les précurseurs Les projets caressés par Faidherbe et son entourage d'officiers et de commerçants visaient donc à faire des comptoirs français du Séné­ gal cette colonie de la Sénégambie dont certains croyaient entrevoir dès 1856 les frontières naturelles. Sur le bord interne de celles-ci, à Test, mais éloignées du chef-lieu et n’ayant encore fait l’objet que d’explorations sans profit, les régions aurifères du Bambouk semblaient détenir dans leurs alluvions fluviatiles et leurs filons quartzeux la solu­ tion de tous les problèmes en suspens, le nerf de toute guerre, le pain nourricier de toutes les entreprises agricoles, la justification de tous les sacrifices en hommes et en argent déjà consentis. Depuis bientôt quatre siècles, la renommée ne faisait-elle pas de ce pays réputé rude, mais hospitalier aux Blancs, un véritable eldo­ rado, l’héritier des fabuleuses richesses de Ghana et de Mali ? La légende, la tradition orale, l’histoire écrite et les récits des voyageurs se confondaient et s’étayaient dans une surenchère de mirages aux­ quels les récentes découvertes de Californie et d’Australie conféraient une nouvelle crédibilité : « De temps immémorial, on a tiré de très grandes quantités d’or de l ’Afrique. Les parties de ce continent les plus riches en or sont les pays montagneux du haut Niger (Bouré), du haut Sénégal et de la Falémé ; et principalement le Bambouk. « Le Bambouk est un angle formé par le haut Sénégal et par la Falémé ; nous embrassons cet angle par nos établissements : Bakel au sommet, Médine sur le haut Sénégal, et Sénou-débou sur la Falémé. (1) »1 (1) A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 55 a. Mémoire sur les m in es d ’or du Bambouk, sur " ------ i.«. ovn!™t,>r nar Je t-hfif d e b a ta illo n Faidherbe, gouver-

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

Ii ne fallut que le temps d’une traversée pour que les « parties du continent africain les plus riches en or » devinssent « les plus riches mines d’or du monde (2) ». Les explorations antérieures et les étu­ des passées justifiaient-elles ce rang, et cette promotion ? Le temps des compagnies Dans la seconde moitié du XVe siècle, les Portugais avaient remonté le Sénégal jusqu’au Félou et exploré la Falémé. Ils avaient même reconnu et, semble-t-il, exploité les sables aurifères du Sanou Kholé (3), mot-à-mot la « rivière de l’or » en bambara. Il était dési­ gné par les Portugais du nom de Ryo d ’Ouro, sans que l’on puisse savoir laquelle des deux appellations est la traduction de l’autre. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les compagnies françaises du Séné­ gal prirent le relais des Portugais, tôt disparus du haut fleuve. A la fin du XVIIe siècle, La Courbe, en 1690, et André Brüe, en 1698, font le voyage de Galam. Brüe pousse jusqu’à Dramané et choisit l’empla­ cement du fort qu’il fera construire en 1701 : Saint-Joseph-de-Galam. En cette même année, le frère Apollinaire, chirurgien de la Compa­ gnie, a remonté la Falémé jusqu’à Kénioura. En 1710, La Courbe a connaissance de la richesse en or de Tambaoura. En 1714, Brüe fait édifier le fort Saint-Pierre-de-Kénioura, qui figure déjà sur la carte de Compagnon. On y traite de l’or et des esclaves contre des guinées et des barres de sel (4). De 1714 à 1716, Compagnon, maître maçon et entrepreneur de bâtiment à Paris, séjourne dix-huit mois à Galam et au Bambouk (5). En 1723, deux agents de la Compa­ gnie, Charpentier et Levens, fondent les comptoirs de Farbana et de Samarina sur la Falémé. En 1730, Pelays, « habile artiste de la Mon­ naie de Paris », exploite près de Natakong un gisement qui, à l’en croire, fournit de 1 à 3 gros d’or par livre de terre (6) ! Mais Pelays fut assassiné, et personne ne put vérifier ses dires...*23456 neur du Sénégal et dépendances (ms., 28 p. 30 x 22 cm, 2 cartes ; Corée, le 12 juillet 1856). Faidherbe est alors en instance de départ en congé. (2) A.N.S.O.-M ., Sénégal, I 43 b. Mémoire sur la colonie du Sénégal, Faidherbe à minis­ tre, Paris, 5.8.1856. (3) Sanou : or. Kholé : ruisseau de la plaine. Voir la carte de Compagnon, publiée en 1730, et probablement levée en 1716, A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 54. (4)P. Cultru, Histoire du Sénégal du xv* siècle à 1870, Paris, Larose, 1910 (pp. 79-116). (5) P. Cultru, op. cit., pp. 167-172. Les voyages de Compagnon sont cités par Durand, dont le « Rapport sur tes établissements de Galam » (1802) a été collationné par Victor Ballot, dans ses « papiers » (A .N ., Mi 185-1). (6) P. Cultru, op. cit. , pp. 209 et 210. Un gros d ’or équivalant à 3,8 g, la teneur aurait été proprement fabuleuse * de- s a à 1-~

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M. André Delcourt a mis en relief les tentatives du directeur de la Compagnie du Sénégal, Pierre David. Ce fondateur du premier fort français de Podor (1744) ne pouvait pas manquer d’être attiré par le Bambouk. Son Journal, désormais publié in extenso, témoigne d’une étude menée sur place avec sérieux, mais de façon un peu rapide. David a visité Natakong sur la Falémé, et Farabana sur le Sanou Kholé (7). Sur Farabana, il note ceci : « Là, en prenant de la terre mêlée de roches qu’on ne fit que trem­ per et remuer un instant dans une gamelle, en jetant ensuite par incli­ nation l’eau, la terre et les roches de la gamelle, il restoit au fond une quantité prodigieuse de paillettes et de grains d’or fort pur. J’en ramassay dans la même gamelle plusieurs morceaux qui pouvoient peser 4 à 5 grains. Je ne crois pas qu’on puisse trouver rien de si riche ni de si aisé à travailler que cette mine. »

Le manuscrit original de Pierre David n’est connu que depuis les travaux de M. Delcourt. Mais des extraits en avaient été faits, dès 1745, probablement pour attirer l’attention, et peut-être l’intérêt per­ sonnel du contrôleur général des finances Philibert Orry. Selon M. Delcourt, la disgrâce d’Orry aurait entraîné l’échec de projets de mise en valeur déjà assez avancés. Pierre David lui-même fut muté à l’île de France. Mais l’or de la Falémé et du Bambouk continua d’exciter les imaginations, à Saint-Louis et en France. En 1802, J.B.L. Durand, qui a fait un voyage à Galam en sa qualité de directeur (lui aussi !) de la Compagnie brièvement reconstituée, rappelle, après l’éclipse de la Révolution française, qu’un trésor dort sous les tropiques, à la dis­ position de la France. Et avec cette richesse, quelles tâches exaltan­ tes attendent les Français ! « Nous sommes désirés dans ces contrées, et serons reçus à bras ouverts. Là nous commercerons paisiblement avec les habitans du pays, et nous ferons sur eux des bénéfices immenses, nous fondrons (sic) des colonies puissantes et dont les forces réunies nous rendront à tout jamais paisibles possesseurs de cette partie de l’Afrique. Nous chan­ gerons les mœurs des habitans ; nous les civiliserons, et nous en ferons des hommes, et des hommes heureux. [...] « C’est ainsi que nous nous rendrions maîtres des mines d ’or et de tout le commerce, c’est ainsi que nous arriverions à Tombut (Tom­ bouctou], plus loin encore, et que nous parviendrions à réaliser le grand voyage de l’intérieur dont j ’ai donné l’idée. » (71 Pierre David. Journal d ’un vovaee fait au Bambouc. oublié et annoté t>ar André

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

Beau programme d’impérialisme économique avant la lettre, que Bouët et Faidherbe ne manquèrent pas de méditer. L’un et l’autre ne sentaient-ils pas qu’ils répondaient à cette définition du maître d’œuvre idéal, tel que Durand le voyait ? « Mais, je le répète, le succès de cette entreprise dépend de l’homme qui en sera chargé, de son intelligence, de sa prudence, de sa fermeté. C ’est l’ouvrage d’une volonté unique, d ’un accord parfait du temps et de la persévérance. (8) »

Mirages et explorations après 1817 La reprise de possession de la colonie du Sénégal par la France a suscité toutes sortes de projets et de tentatives de mise en valeur ; la thèse fondamentale de Georges Hardy en a décrit les péripéties et dressé le bilan il y a plus d’un demi-siècle. L’or a tenu sa place aussi bien dans les suggestions émanant de particuliers que dans les ins­ tructions officielles, suivies d’études sur le terrain. Un volumineux dossier des Archives nationales renferme les lettres adressées aux minis­ tres de la Marine et des Colonies ou du Commerce, et parfois même tout bonnement au souverain (9). Elles rappellent à ces hauts person­ nages que la solution aux difficultés des budgets ministériels ou natio­ nal est enfouie dans les sables ou dans les collines de Galam et du Bambouk. Le marquis d’Aubusson de la Feuillade se manifeste dès 1817 par un mémoire qui, selon l’administration, ne contient rien qu’on ne con­ naisse déjà. Nullement rebuté, le marquis reviendra à la charge à plu­ sieurs reprises, et, en 1833, adressera encore au roi des Français un mémoire soulignant que les progrès récents des navires et des machi­ nes à vapeur rendaient des plus faciles l’exploitation des mines du Bambouk, « connues depuis longtemps pour les plus riches du monde ». Il chiffre, il est vrai, à quatre ou cinq millions, somme considérable pour le lieu et l’époque, les frais de premier établissement, vapeurs et engins miniers compris. Mais après, quel pactole ! Nouveau refus... D’autres se mettent quand même sur les rangs. En 1853 et 1854, le Britannique Parrish réussit même à se faire écouter de Napoléon III, qui le reçoit sur la demande de Ducos. L’audience n’eut pas de suite ; (8) J.B.L. Durand, Voyage au Sénégal..., Paris, Agasse, 1802, 2 volumes. (9) Les lettres et mémoires de tous ces explorateurs en chambre sont dans A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 54, Il semble bien que Faidherbe ait lu au moins le mémoire du marquis d’Aubusson. dont il a rpnric ta fnmn„l«» -, ™: J»— *

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cela valait sans doute mieux, car Parrish semble bien avoir confondu le Bambouk et les hypothétiques montagnes de Kong... De son côté, l’administration n’était pas restée inactive. En 1817, à peine rescapé de la Méduse, le colonel Schmaltz, premier comman­ dant pour le roi des établissements du Sénégal, a envoyé une mis­ sion commerciale et d’exploration à Galam. Les ingénieurs Brédif et Chastellus ont mission d’aller visiter les mines du Bambouk, « dont l’exploration, déclare la direction des Colonies, entre pour beaucoup dans le but de leur voyage ». Brédif et Chastellus mourront sans avoir vu le Bambouk... Leur successeur, Grandin, ira jusqu’au-delà de Bakel, mais ne rapportera aucun échantillon aurifère. Lui aussi mourra au Sénégal, en 1821. En 1818, Gaspard Mollien obtint du gouverneur de Fleuriau une mission qui le conduira au Fouta Dyalon, aux sources du Sénégal et de la Gambie. Ses instructions lui prescrivaient de passer par le Bambouk, de chercher à en visiter les mines et à en apprécier la richesse. Les guerres tribales qui sévissaient alors dans le haut Séné­ gal l’empêchèrent, à l’en croire, de remplir cette partie de sa mis­ sion. On joue de malchance, mais on persévère. En 1822, le baron Roger n’omet pas le Bambouk dans son plan de développement économique et commercial ; il souhaite que, du poste nouvellement fondé à Bakel, on stimule, en attendant l’exploi­ tation directe, le commerce de l’or avec les indigènes. En 1826, il croit enfin avoir trouvé l’homme de la situation, et recommande au ministre le « voyageur » Duranton, qui vient de faire un séjour d’un an au Khasso, où il a épousé une fille du roi. Les liens de famille de Duranton avec la dynastie khassonké ont été évoqués plus haut. Bien que Roger éprouve quelque prévention à l’égard d’un homme qui « s’est laissé arrêter dans l’exécution de ses projets par les séduc­ tions d’une Négresse », il va le recruter pour une nouvelle expédi­ tion. Duranton sera accompagné du « mineur » (ancien élève de l’École des mines) Félix Tourette. Ce dernier visitera les mines, mais les affaires de Duranton et les intrigues de son beau-père, le roi du Khasso, retarderont et gêneront les recherches. Cependant, le mineur a remonté la Falémé jusqu’à Sansandig et Toumboura en juillet 1829. Il a vu le lavage des sables aurifères. S’il n’est pas allé très loin dans le Bambouk proprement dit, il revient à Saint-Louis — malade bon à rapatrier — avec la confirmation de l’abondance du métal précieux : « Il serait difficile d’énumérer le nombre de gîtes contenant de l’or, car le pays n’est qu’une terre aurifère qui donne toujours un peu d’or au lavage ; on cite cependant les mines de Natakon, de Nemeyla, de

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Nambia, de Sadiola — il a vu cette dernière. Mais il est à présumer que les gîtes très riches sont encore inconnus. (10) »

Toutes ces dépenses et ces fatigues ne donnèrent finalement aucun résultat pratique. On ne sait même pas si les échantillons aurifères recueillis par Tourette arrivèrent à Paris aux fins d’une analyse dont on ne retrouve pas la trace. On persista donc à se contenter des médiocres quantités de pou­ dre d’or négociées auprès des indigènes par les sous-traitants de la Compagnie de Galam. Le privilège de celle-ci prenait fin en 1842. Le gouverneur Bouët, laissé libre d’en déterminer le mode de succes­ sion, envisageait de proroger le privilège pour quatre ans, sous plu­ sieurs conditions, dont la création de deux postes dans le haut fleuve, l’un près du Félou, l’autre sur la Falémé. Pour choisir l’emplacement de ce dernier, une commission d’exploration fut constituée. Nous savons que ses travaux et son voyage aboutirent à l’achat du terrain et à la construction du poste de Sénoudébou, tout près de l’emplace­ ment de Kénioura, où s’était élevé cent trente ans plus tôt le fort Saint-Pierre. Lors de son second voyage, Raffenel est retourné à Sénoudébou, et a revu les mines d’or de la Falémé et du Bambouk. Son rapport, qui sera publié en 1847, reprend à peu près les conclusions de la com­ mission de 1843 sur la possibilité d’améliorer le rendement des mines d’or (11). Ces deux rapports de 1843 et de 1847 et l’avis circonstan­ cié de Bouët seront retenus par la Commission des comptoirs, qui recommandera que Sénoudébou, réparé et renforcé, soit la base des explorations à reprendre vers les placers du Bambouk. De Raffenel à Faidherbe, il n’y a plus qu’un maillon à citer dans cette chaîne plusieurs fois séculaire d’explorateurs et de faiseurs de projets : c’est Pierre Louis Rey, dont nous avons développé Faction et les voyages dans le haut Sénégal. Le sérieux de ses observations, ramenant les choses à ce qui semblait alors une juste proportion (12),*1 (10) A .R .S., 1 G 12, et A .N .S.O .-M ., Sénégal, III 4. Voyage dans le Boundou et le Bambouk, par le sieur Tourette, mineur (19 pages, ms. adressé au ministre de la Marine et des Colonies), 24.12.1829. (11) A .R .S., 1 G 18. Huart-Bessinière, « Voyage aux mines du Bambouk », novembre et décembre 1843. (Voir aussi à ce sujet A .N .S.O .-M ., Sénégal III 7. Raffenel, rapport manuscrit, 1847.) L’ennui est que Raffenel n’a pu remettre la main sur ses échantillons d’or, de quartz et de terres aurifères, ce qui ne fait qu’entretenir une polémique déjà ancienne sur les véritables teneurs en or de ces gisements (Lettre de Raffenel, Saint-Louis, 15.5.1848, dans A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 54)... (12) Une teneur de 2 kg d’or par tonne, par exemple (A .N .S.O .-M ., Sénégal, XIII 4, Rey à Protêt, p. cit., 15.10.1852)... C ’est tout bonnement énorme. Mais on était disposé à tout croire, alors aue la Californie et l’Australie fournissaient tant de si crosses nénîtes i

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contribua sans doute plus que les descriptions enthousiastes de ses devanciers à la décision de Faidherbe et du ministère, une fois Médine occupée, d’entreprendre enfin l’exploitation systématique de ce qui avait été tant de fois exploré.

2. Prélude à l’installation Pendant les hautes eaux de 1855, Faidherbe avait rétabli l’auto­ rité et le prestige français dans le haut fleuve, et le triangle BakelSénoudébou-Médine lui paraissait suffisamment solide pour protéger des expéditions au Bambouk. Il l’écrivait au ministre dès son retour à Saint-Louis en octobre : « C’est [...] d’après l’expérience que j’ai acquise dans l’expédition de Médine et d’après la connaissance que j ’y ai prise des affaires du haut pays que je vous déclare que l’occupation du Bambouk et l’exploi­ tation directe des mines de ce pays, par nous, est chose non seule­ ment possible, mais même facile quand vous jugerez à propos de nous l’ordonner. « Après la campagne du printemps vers le mois de mai ou juin, si vous vouliez m’autoriser à aller passer quelques mois en France, la question du Bambouk pourrait alors être décidée. » L’autorisation de principe lui fut exprimée par la dépêche minis­ térielle du 22 janvier 1856. Il ressort donc de cet échange de docu­ ments que l’initiative de rouvrir la question du Bambouk revient à Faidherbe. La conviction du gouverneur, exprimée dans l’avant-propos de son mémoire, était bien établie sur deux points essentiels : la richesse des filons aurifères, attestée par les renseignements antérieurs ; la possi­ bilité de commencer sans tarder leur exploitation. Il ne serait pas plus difficile de creuser à Kéniéba que de bâtir à Médine ; les hautes eaux de la Falémé permettraient aux avisos de débarquer à pied d’œuvre hommes et matériel (13) ; la saison sèche qui suivrait serait consa­ crée à la construction du camp et aux premiers forages de galeries. Les risques d’épidémie seraient alors beaucoup moins considérables qu’en saison des pluies ; du moins le gouverneur s’en flattait-il. Il13 (13) Faidherbe voulait encore croire que le Sénoukholé pourrait être remonté par de moyennes embarcations jusqu’à Farabana. En septembre 1857, Brossard de Corbigny démontro

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restait à s’assurer des bonnes dispositions des chefs malinkés et à pour­ suivre la pacification et l’unification du Boundou. Morel et ses adjoints, Flize surtout, en furent chargés pendant le séjour de Faidherbe en France. Le directeur des Affaires extérieures avait, nous l’avons vu, parfaitement rempli sa mission politique ; mais il conve­ nait lui-même n’avoir pas eu le temps de vérifier la richesse des placers : « J’ai reconnu le pays un peu tôt, à la hâte, pour y faire des obser­ vations bien sérieuses sur la nature du sol et ses produits, et j’ai dû me borner à recueillir avec soin tous les renseignements que j ’ai pu me procurer à ce sujet ainsi que relativement aux différentes mines d’or du Bambouk. D’après tout ce qui m’a été dit, celles de Kéniéba sont très riches. On m’a cité deux villages au moins dont les habi­ tants viennent tous les ans travailler à ces mines et en retirer à l’aide des moyens imparfaits que vous connaissez une quantité d’or assez considérable. « Il serait difficile de trouver des circonstances plus favorables pour aller nous installer dans ce riche pays. (14) » Une fois de plus, on allait engager une opération coûteuse en hom­ mes et en argent sur des données anciennes non vérifiées. Il faut bien rappeler qu’aucune analyse sérieuse n’avait été faite, et que la teneur en métal précieux restait aussi hypothétique qu’au XVIIe siècle... Le climat, réputé salubre en saison sèche, allait-il lui aussi tenir ses pro­ messes ? Les seules certitudes étaient politiques : les partenaires indi­ gènes de la France admettaient sa prépondérance et attendaient beau­ coup de sa présence pour les protéger d’un retour victorieux d’El Hadj Omar. L’occasion ne se représenterait peut-être plus de « saisir ce pays riche en mil et en mais, où des plaines immenses couvertes de ces deux céréales s’étendent à perte de vue sur les deux rives de la Falémé (15) ». On voit bien que Flize et son supérieur Morel sont saisis par une sorte de fièvre qu’il leur sera facile de faire partager à Faidherbe, déjà plus qu’à moitié convaincu : il faut s’emparer du Bambouk et du Boundou ; l’or n’est peut-être ici qu’un prétexte à cet impérialisme (16) à l’état pur qui saisissait déjà les émissaires de Josué devant le pays de Canaan ! A la fin de l’automne de 1856, on ne doutait plus, à Saint-Louis comme à Paris, de l’organisation de la première expédition minière pour l’hivernage de 1857.1456 (14) A .N .S.O .-M ., Sénégal, IV 56 b. Flize, directeur des Affaires extérieures, au gou­ verneur (Faidherbe), 1.12.1856. Rapport de voyage au Bambouk et au Gadiaga. (15) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 42 b. Gouverneur p.i. Morel à ministre, 15.10.1856. (16) On n’aime pas beaucoup ce terme, dont l’abus est si fréquent. Mais ici, il semble bien que ce soit le seul qui convienne !

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Le retour d’El Hadj Omar dans le haut Sénégal au printemps de 1857 devait pratiquement retarder d’un an tous les projets faits à pro­ pos du Bambouk. Lors de son séjour en France, Faidherbe s’était contenté d’en faire triompher le principe, remettant à plus tard les propositions techniques et budgétaires détaillées — sans doute parce qu’il voulait auparavant juger sur place et entendre Flize et Morel. La lutte contre les Maures, le siège de Médine et les opérations qui suivirent sa délivrance, requirent toute son activité en 1857. Ce n’est qu’à partir du mois de septembre qu’il put se remettre à penser sérieu­ sement à Kéniéba. De Paris, Mestro le relançait. Sur les bases esquissées par Fai­ dherbe en 1856, il envoyait à ce dernier un « État des constructions et dépenses prévues pour Kéniéba en 1858 ». On prévoyait une dépense de 264 920 F, dont une subvention ministérielle de 100 000 F. Aucun renfort militaire ne semblait utile, les meilleures relations régnant avec les indigènes. « Ainsi, tout en nous entourant des moyens d’action propres à nous faire respecter, et à créer de solides assises, un nouveau centre d’influence française dans le bassin de la Falémé, c’est cependant une entreprise entiè­ rement pacifique que nous allons fonder à Kéniéba (17). » A cela, Faidherbe ne put répondre que trois mois plus tard. Ayant repoussé El Hadj Omar, il n’hésitait pas à affirmer que rien n’était changé dans les dispositions des chefs comme dans les projets anté­ rieurs ; qu’il était désormais pleinement confiant dans la victoire défi­ nitive sur El Hadj Omar, et qu’il n’y avait aucune raison pour changer le siège de l’exploitation projetée (18). Brossard de Corbigny venait en effet de reconnaître le cours moyen de la Falémé ; les exploits anté­ rieurs de Flize étaient dépassés. A bord du Grand-Bassam, qu’escor­ tait le Serpent, l’énergique lieutenant de vaisseau avait remonté la rivière, chassé les Tidjanes de N’Dangan, et s’était emparé, en amont, du tata de Sansandig, qui, selon lui, avait été édifié par Duranton (19). Cette exploration de la Falémé démontrait sa navigabilité en hautes eaux, de la mi-juillet à la mi-septembre, jusqu’à 60 milles en amont de Sénoudébou. Un nouveau poste pouvait être établi à l’emplace­ ment choisi jadis par Duranton ; mais N’Dangan, plus proche de1789 (17) A .N .S.O .-M ., D .F.C ., Sénégal 726, carton 86. Directeur des Colonies à gouver­ neur Faidherbe, Paris, 26.6.1857. (18) A .R .S., 2 B 32, folios 42 et 43. Faidherbe à ministre, Saint-Louis, 17.9.1857. (19) 11 ne faut pas confondre ce Sansandig sur la Falémé avec Sansanding au Mali (moyen Niger).

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Kéniéba, était un meilleur débarcadère (20). Le rapport de Brossard aurait quand même dû faire réfléchir. Ainsi, quand on voudrait enfin s’installer à Kéniéba, ne disposerait-on que de deux mois par an sur la Falémé ; et les gens laissés sur place en septembre ne pourraient être ravitaillés ou relevés que dix mois plus tard. Une avarie surve­ nant à une machine, et nécessitant une pièce de rechange à faire venir de France, ne pourrait être réparée qu’un an, et, plus vraisemblable­ ment, deux ans après ! On avait laissé passer Phivernage de 1857 sans commencer la pros­ pection ; celui de 1858 serait le bon ! Le budget local de la colonie pour l’exercice de 1858, approuvé en conseil d’administration lors de la séance du 7 novembre 1857, prévoyait à la charge de la colonie une dépense de personnel de 30 000 F pour la solde, de 11 999,04 F pour les vivres, et de 4 000 F pour le matériel de premier établisse­ ment (21). Ces quelque 46 (XX) F représentaient la moitié des contri­ butions directes prévues en recette pour la colonie, et 6,5 % du bud­ get total, subvention métropolitaine comprise. Il est vrai que le même document inscrivait en recette la rubrique : « Produit des mines d’or de Kéniéba, pendant les derniers six mois de l’année (évaluation) : 40 000 francs. » Pour diriger l’entreprise, le ministre de la Guerre mit à la dispo­ sition de son collègue de la Marine et des Colonies le capitaine du génie Alfred Maritz, alors en garnison à Strasbourg, sa ville natale. Maritz n’était pas encore embarqué pour Saint-Louis que déjà la presse annonçait sa désignation et développait les perspectives qu’elle ouvrait à la colonie comme à la métropole. Dans le très raisonnable Journal des débats, Jules Duval rappelait en deux longues colonnes les carac­ téristiques du Bambouk et les tentatives d’exploitation faites depuis le XVe siècle ; puis il décrivait les explorations de Rey et de Flize, et signalait que le comptoir de Bakel avait acheté en 1857 pour 60 000 F d’or. Enfin, il modérait un peu les espoirs de certains : ce ne serait ni l’Australie, ni la Californie, « dussent-elles être dépas­ sées pour la richesse de leurs gisements » : le climat était trop dur pour que des multitudes d’Européens puissent travailler au Bambouk : « Avec les Noirs pour seuls ouvriers, tout ira plus lentement, le travail et la civilisation. Néanmoins tout avancera, car la race noire est comme les autres susceptible de progrès, mais à son pas et à sa manière. »201 (20) A .N .S.O .-M ., Sénégal, III 8, chemise Brossard de Corbigny. (21) Mestro avait écrit que le matériel pouvait être très simple s’il ne s’agissait que de sables aurifères. Les naturels du pays devaient en posséder : on pourrait toujours faire sur place pelles et tamis...

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Et, semblant déjà prévoir un rendement aurifère modeste, le jour­ naliste, sans doute inspiré par Faidherbe, montrait qu’il y avait bien autre chose à espérer que de l’or : « L’histoire contemporaine du Sénégal, autrefois un des foyers de la traite des Nègres, aujourd’hui pays de liberté, d’activité et de com­ merce licite, témoigne avec éclat de l’harmonie du progrès matériel avec le progrès moral et social. Sur une profondeur de plus de deux cents lieues dans l’intérieur des terres, l’horrible coutume du massacre des prisonniers a disparu, parce qu’ils sont utiles pour la récolte de la gomme et de l’arachide. C’est ainsi que le commerce et l’agriculture y préparent l’avènement de la civilisation et du christianisme. Nous ne doutons pas que l’exploitation intelligente et loyale des mines d’or du Bambouk, en ouvrant des voies nouvelles à l’industrie des Noirs, ne confirme l’autorité de cette expérience, dont les conclusions peu­ vent s’étendre à l’Afrique entière. (22) »

Ainsi Fauteur, économiste renommé et spécialiste des questions coloniales, épouse-t-il discrètement mais sans ambiguïté la thèse d’une expansion territoriale justifiée non seulement par les intérêts écono­ miques, mais surtout par le progrès de la civilisation, l’avènement du christianisme et la suppression de l’esclavage. Et cela partout où s’éta­ blira la domination de la France ! N’est-il donc pas souhaitable que celle-ci s’étende le plus loin possible à l’intérieur du continent ? Et ne faut-il pas louer la sagesse du ministre qui, « pour assurer aux premiers actes d’une politique et d’une attitude nou­ velles le caractère de loyauté qui manque trop souvent aux spécula­ tions privées, a voulu inaugurer lui-même une exploitation modèle pour le compte de l’État » ?

Alors que les ruées vers F ouest et vers For en Amérique du Nord entraînent mille brutalités dont les Peaux-Rouges sont les principales victimes ; tandis qu’aux Indes les exactions d’une compagnie privilé­ giée, toute-puissante, provoquent une flambée de révoltes et de mas­ sacres, la prudence du gouvernement de l’empereur ne laisse à aucune initiative particulière le soin de mettre en valeur les placers du Bam­ bouk. La civilisation invoquée par Jules Duval et Faidherbe ne pourra qu’y gagner.2

(22) Jules Duval, in Journal du Havre, n° 4770, du 21 janvier 1858, reproduisant un article du Journal des débats.

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acquis et les illusions perdues

Les annexions d ’août 1858 Le capitaine Maritz (23), nommé directeur de l’établissement minier à créer, n’arriva à Saint-Louis, venant de France, que le 11 juin 1858, Il était trop tôt encore pour naviguer sur le haut fleuve. L’expédi­ tion se mit en route le 4 juillet ; elle devait rétablir la situation trou­ blée par le passage d’Omar, relever et ravitailler Bakel et Médine, et s’occuper de Kéniéba. Faidherbe en avait pris personnellement le commandement. Après avoir forcé le barrage de Garli, le gouverneur tint à se rendre lui-même au Bambouk. Il arriva le 29 juillet à Kéniéba, non sans peine, la Falémé n’étant pas encore redevenue navigable jusqu’à Sénoudébou pour les avisos. Le gouverneur se contenta de faire creuser quelques trous, presque aussitôt abandonnés, et de recueil­ lir quelques échantillons de terre aurifère ; il veilla aussi à l’érection des blockhaus préfabriqués et au choix de l’emplacement du fortrésidence de Kéniéba. Puis il repartit vers Sénoudébou et Bakel, lais­ sant à Maritz la direction effective des travaux. Persuadé que l’autorité française devait s’appuyer sur la posses­ sion juridiquement établie de territoires d’exploitation et d’accès, Fai­ dherbe se préoccupe surtout de faire accepter aux chefs et souverains de la région des traités de cession qui représenteront par la suite le plus clair du bénéfice — si c’en est un — tiré de l’entreprise de Kéniéba. C’est tout d’abord le traité qu’au moment de quitter le Bambouk le gouverneur a aisément imposé à Bougoul, que la perspective d’un abandon aux vengeances des Tidjanes rend encore plus docile (18 août 1858). Le considérant comme « descendant des anciens rois du Bam­ bouk quand ce pays ne formait qu’un seul État », et en droit de traiter au nom de tous les autres chefs, le gouverneur lui fait signer un traité23 (23)

A,A., Vincennes, dossier 4043 G B 2, Maritz, Né à Strasbourg le 14 octobre 1821,

fils d’un entrepreneur de fonderie de la. ville, Alfred, Jules Maritz est entré à Polytechni­ que 39e sur 210 en 1840, l’année de sortie de Faidherbe. Après l ’école d ’application de Metz (1842), où il contracte lui aussi beaucoup de dettes, il sert en Algérie. Désigné d’office pour le Sénégal en décembre 1857, il y restera jusqu’en 1866, avec un séjour d’un an en France, en 1862-1863, pour échapper à la vindicte que lui voue à tort ou à raison le gou­ verneur Jauréguiberry. Son avancement est normal, sans plus ; bien que Faidherbe le pro­ pose à plusieurs reprises, il ne passe lieutenant-colonel qu’en 1865. Sa carrière ultérieure ne le ramènera plus au Sénégal. En 1870, il commande le génie dans Strasbourg assiégée ; son action y soulève diverses critiques. Colonel en 1873, il est général de brigade en 1876, et commandant supérieur du génie en Algérie. Il prendra sa retraite en 1886 avec les trois étoiles de contrôleur général de première classe de l’armée.

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de paix (il n’y avait pas de guerre entre le Bambouk et la France !). Il impose le droit exclusif d’établissement pour les Français, mineurs, cultivateurs, éleveurs, commerçants, et place le Bambouk sous la pro­ tection des forts français (24). A ce traité, il faut joindre le texte d’une convention portant les deux dates des 15 et 18 août, conclue entre Bougoul, Boubakar Saada et le gouverneur ; elle délimite les terri­ toires du Boundou et du Bambouk, mettant ainsi fin à une longue querelle ; et elle stipule que, si l’extraction de l’or reste libre dans la région, tout l’or obtenu dans un rayon de cinq lieues sera obliga­ toirement, et pendant deux ans, vendu au gouvernement français « afin qu’il puisse se rendre compte de la richesse des mines d’or du mont Cotily ». Le prix fixé est d’une pièce de guinée pour deux gros d’or. En tenant compte d’une certaine dépréciation de l’or en Europe depuis 1849, le gros d’or (3,82 g) était alors évalué à 12,50 F. C’était aussi la valeur moyenne (en Afrique) de la pièce de guinée. La différence entre sa valeur réelle en Europe et son estimation en Afrique cou­ vrant à peu près les frais de transport d’une balle de guinée, le béné­ fice que l’État s’assurait ainsi était de 100 %. Si le gisement s’avé­ rait vraiment productif, la solution la plus avantageuse serait d’en laisser l’exploitation aux seuls indigènes î Le protectorat de la France s’étendait donc sur le Bambouk. Il fallait en contrôler les accès. Le cours de la Faiémé, de N’Dangan à Aroundou, en était le plus commode. Boubakar Saada, créature des Français — « notre almami du Boundou », écrivaient les offi­ ciers dans leurs rapports —, n’était pas plus en mesure que Bougoul de discuter leurs exigences. Faidherbe les lui imposa aussitôt î Bou­ bakar cédait à la France en toute propriété le cours de la Falomé, les villages de Sénoudébou et N’Dangan, des terrains pour tracer des routes vers Bakel et Kéniéba, et leur donnait le droit d’établir un autre poste dans la haute Faiémé (en direction de la Gambie et du Fouta Dyalon). Le Boundou n’était certes pas officiellement annexé, ni même transformé en un protectorat formel. Mais les Français obtenaient le droit d’y agir à leur guise et devenaient maîtres de la Faiémé, com­ plément de la maîtrise du fleuve Sénégal que Faidherbe parachevait à l’époque. En échange, Boubakar Saada se voyait confirmé dans sa îégimité héréditaire à la tête du royaume, en dépit des rivalités dynas-24 (24) A .R .S., 13 G 5, pièce 185. Convention spéciale à Kéniéba, conclue entre le gou­ verneur Faidherbe, Bougoul, chef de Farabana et Niagala, et Boubakar Saada, almami du Boundou, 15-18 août 1858, et pièce 188, n.d. Le mont Cotily est une hauteur située à environ 2 km au N-E du village de Kéniéba ; le sol en pente assure un meilleur écoule­ ment des eaux et facilite le creusement et l’entretien des puits et galeries. Le site était bien c o n n u et avait été sérieusement exploité depuis plusieurs siècles par les indigènes.

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tiques de la famille des Sissibé (article 5 du traité, lui aussi du 18 août 1858) (25). Il restait à entrer en possession du confluent de la Falémé et du Sénégal. Le gouverneur fit d’une pierre deux coups, et en profita pour abaisser encore, s’il était possible, la dynastie régnant sur le Goye. Les complicités volontaires ou forcées de certains villages de ce pays avec El Hadj Omar servirent de prétexte à l’annexion d’à peu près la moitié de la façade fluviale du Goye, de Bakeî à Aroudou (35 km). « Le tonka (roi) du Guoy, reconnaissant qu’en dehors de l’alliance française il n ’y a pour lui et les siens que ruine et misère, demande la paix au gouverneur du Sénégal. « Il cède à la France, en toute propriété et sans aucune condition, tout le territoire compris entre Bakel inclusivement et la Falémé. « Le gouverneur le reconnaît comme roi de la partie du Guoy com­ prise entre Bakel exclusivement et le Fouta, et lui accorde sa protec­ tion. (26) »

La protection accordée au dérisoire monarque de Tuabou, la pro­ priété définitive et totale de Bakel confirmant les annexions de 1855, la suppression implicite — « sans aucune condition » — des redevances et des « coutumes » complétaient la mainmise de la France sur le haut fleuve. Les « Colonnes d’Hercule du Soudan » étaient entre ses mains ; le projet de Kéniéba avait permis d’y parvenir, et de s’avancer en outre sur cette voie d’accès au Fouta Dyalon qu’est la Falémé. Tout se tient dans cette politique d’expansion dont Faidherbe s’est fait le champion. Et on pourrait même se demander si l’or du Barnbouk n’avait pas été qu’un prétexte. Il semble quand même que non. Les illusions perdues : Léchée de l ’exploitation aurifère (1858-1861) Dans la perspective de la formation territoriale de la colonie, le résultat des travaux entrepris à Kéniéba ne justifie pas un copieux développement ; il convient cependant d’en exposer brièvement les vicissitudes et la conclusion, qui ne furent pas sans conséquences sur la politique générale de la France en Afrique de l’Ouest. On dispose sur ces difficiles débuts et sur leur suite, non moins décevante, de plusieurs rapports du capitaine Maritz. Un bon tableau rétrospectif est fourni par le rapport du 20 octobre 1859.256 (25) Annaies sénégalaises, pp. 441 et 442, et A .R .S ., 13 G 5, pièce 187, même date. (26) Annales sénégalaises, p. 442, et A.R-S n n ~

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Nous avons déjà cité le chiffre de 470 soldats et travailleurs ache­ minés pendant l’été de 1859 à N’Dangan et Kéniéba. Parmi eux, 10 sapeurs du génie semblent seuls vraiment qualifiés. On peut y ajou­ ter, pour les travaux de construction extérieure, les 70 « ouvriers d’art », maçons, charpentiers, menuisiers noirs de Saint-Louis. Mais la décrue de la Falémé et les premières fièvres obligeront à ramener sur le bas fleuve les deux tiers du personnel. Après quoi il restera 150 hommes, dont 50 officiers, employés ou soldats blancs, 26 ouvriers d’art, 74 employés noirs ou manœuvres. Le personnel disponible à la mine sera, avec l’appoint d’une vingtaine de Noirs recrutés sur place — non sans mal — de 120 ouvriers et manœuvres et 10 sapeurs du génie. Mais la plus grande difficulté vient des transports : des 40 mulets amenés en juillet 1858, un seul a survécu ! On les a rempla­ cés par 3 voitures à bœufs, des ânes et des bœufs porteurs. Malgré cela, il a été possible de renforcer le blockhaus de N’Dangan par une petite redoute ; des magasins en matériaux légers ont été construits, et les approvisionnements mis à l’abri en attendant leur transfert de N’Dangan à Kéniéba. A Kéniéba, il a d’abord fallu s’installer, construire un système défensif, malgré la paix presque rétablie, amorcer des pistes. Le creu­ sement des galeries ne commence qu’en janvier 1859, avec un per­ sonnel réduit, fatigué, et sans machines : on ne pouvait les comman­ der avant de connaître exactement la stratification du terrain. Faute d’étude géologique préalable, on a mis la charrue avant les bœufs. Légèretés, négligences, hâte intempestive : Maritz, nouvellement arrivé, supporte les conséquences d’un demi-siècle d ’illusions et des impa­ tiences de son chef, qui ira jusqu’à l’accuser de ne pas faire son devoir (27). Il a pourtant essayé tous les procédés de fortune, allant jusqu’à faire piler les cailloux aurifères dans des mortiers, comme du couscous ! Mais le quartz a usé les pilons de bois et les muscles des robustes matrones malinkés. De l’or, il y en avait quand même : Maritz estime la teneur à 4,5 g par tonne, ce qui est tout à fait rentable. A la fin de la saison d’exploitation, le bilan est cependant des plus maigres : lavage à la manière indigène, 149 grammes, valeur en France 443,90 F ; achat d’or aux orpailleurs indépendants, 3,785 kg, payés 2 627,30 F, mais valant en France 12 221,50 F. Bénéfice net local : 10 038,10 F. « Il n’y a pas besoin pour cela d’un établissement coûtant 190 000 F par an ! », notera le directeur des Colonies en marge du rapport de Maritz. Encore était-il loin du compte et oubliait-il les pertes humaines !

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Dans son projet de campagne 1860-1861, Faidherbe, en l’attente de machines commandées en France, a inscrit : « des recherches sérieu­ ses sur les gisements aurifères du Bambouk, chose par laquelle tout nous montre aujourd’hui que nous aurions dû commencer... » Auto­ critique tardive au moment de battre en retraite ! Le seul ministre à s’être un moment intéressé à la « Californie sénégalaise » avait été le prince Jérôme Napoléon. Embarqué par son cousin dans les affai­ res italiennes, il avait laissé le ministère à Chasseloup-Laubat, beau­ coup moins convaincu et qu’aucune promesse n’engageait. Le bilan de la campagne 1860-1961 fut encore plus décevant, malgré le rem­ placement de Maritz par un ingénieur des mines, Braconnier, qui mourut là-bas sans qu’on sût si ce fut des fièvres ou de l’excès d’alcool, comme l’avance Faidherbe dans son « oraison funèbre » du 17 août 1860 î Le successeur de Braconnier, Baur, un ancien notaire, malgré sa bonne volonté, ne fut guère qu’un syndic de faillite. 11 comprit très vite que le projet était moribond et s’employa à rapatrier hommes et matériel, tout en explorant le Bambouk. Constatant que les laveu­ ses d’or obtenaient chacune de 2 à 6 g par jour, il estima que la meil­ leure façon d’exploiter cette richesse était de le leur acheter, tout sim­ plement, comme on l’avait toujours fait ! Le bénéfice était alors de 300 % î C’est ce qui lui permit d’expédier en 1861 les trois derniers lingots des « mines d’or les plus riches du monde » ; au total, 1977 g. Ajoutés au produit des campagnes antérieures, cela donne un peu moins de 6 kg de métal précieux, pour une valeur (européenne) d’un peu moins de 19 000 F. Quant aux machines, arrivées trop tard, après le départ de Fai­ dherbe, Jauréguiberry, son successeur, débarquant au Sénégal, s’indi­ gnera de les voir se détériorer sur les quais. Mais il n’éprouvera nulle envie de les envoyer au Bambouk pour un nouvel essai. Kéniéba et N’Dangan furent évacués, et Maritz, consulté, proposa même de res­ tituer Sénoudébou à Boubakar Saada. Faidherbe, lui, était parti pour deux ans conquérir ses étoiles en Algérie. 11 semble qu’on ne lui en voulait pas. C’est qu’auparavant, revenu de son mirage d’eldorado, il avait inauguré une politique qui devait se révéler bien plus fruc­ tueuse : le contrôle du Kayor et des pays de l’arachide.

CHAPITRE XIX

La colonie « endormie » : Gorée et dépendances (1855-1859)

1. Une colonie endormie ? Alors que, de Saint-Louis, Faidherbe préside aux destinées d’un Sénégal artificiellement limité au fleuve et à ses rives, le dessein de Gorée, qui n’est rien par elle-même, devrait être de renforcer et de multiplier ses propres dépendances. La zone d’influence qui lui est départie par le décret de séparation (1) commence à la baie d’Yof... et s’étend jusqu’au-delà du Gabon, puisque la France émet des pré­ tentions sur Ambriz. Mais l’espace économique réel de Gorée va de la presqu’île du Cap-Vert aux abords de la Sierra Leone. Un îlot de 17 hectares a hérité, au partage de novembre 1854, les ambitions et le destin sénégambiens que le Sénégal s’est vu retirer. Pour nombre d’historiens, selon le préjugé qui veut que rien dans ces parages n’ait pu se faire sans Faidherbe, les administrateurs de Gorée n’eurent pas conscience de ce rôle et s’endormirent pour qua­ tre ans à l’ombre du Castel. On reste encore sur le jugement, qui se veut définitif, d’André Villard : « Le bilan de Gorée et dépendances serait presque nul si, dans le but immédiat de dégager le ravitaillement de Gorée des entraves qu’y mettaient les Lébous, on n’avait fondé, le 23 mai 1857, le poste de Dakar. »

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et, plus loin : « Kobès et Pinet-Laprade, seuls parmi les contemporains, assignè­ rent à Dakar des destins africains et mondiaux. (2) »

Nous verrons plus loin que tout cela est injuste et faux. Certes, les moyens étaient modestes, et les hommes d’action rares ; tous n’étaient pas convaincus qu’on ne se maintient bien qu’en progres­ sant. Mais, derrière les marins et les militaires, il y avait les Goréens civils, traitants, patrons de brick ou capitaines de goélette ; les arma­ teurs et les négociants de la métropole, et les capitaines des gros vais­ seaux marchands les poussaient vers l’amont des estuaires et des « marigots », dans les Rivières du Sud, où le troc restait libre, comme dans celles où la France jouissait d’un monopole de droit ou de fait. L’île de Gorée elle-même était comme un bateau à l’ancre dans sa rade, si commode et pourtant si décriée. Si les maisons et les cours n’y hébergeaient plus, Dieu merci, que des hommes libres, on y rece­ vait toujours les cargaisons d’arachides, de peaux séchées et de gom­ mes que les Maures chameliers apportaient à Rufisque, M’Bao ou Hann. Encore fallait-il que personne, souverain indigène ou puissance étrangère, ne vînt brouiller un réseau d’échanges si mal protégé que les navires échoués entre Yof et le cap Manuel échappaient rarement au pillage des villageois du littoral, et si fragile qu’un caprice du dameî réclamant des « coutumes » supplémentaires ou fermant les pistes avec ses iyeddos suffisait à interrompre les transactions. Aussi Gorée ne pouvait-elle pas se désintéresser de la Grande Terre, et d’abord de celle de celle que l’on aperçoit par temps clair du som­ met de ses falaises de basalte : cap Vert et Petite Côte, ce demi-cercle harmonieux de promontoires et de plages qui se développe, sur près de quarante lieues, des Mamelles de Ouakam à la pointe de Sangomar. Certains, et pas seulement des fonctionnaires, se souvenaient des vieux traités, parfois évoqués, jamais invoqués, qui faisaient de ce littoral un territoire français, donc une dépendance de Gorée. Mais il y avait aussi les bateaux qui revenaient du Saloum avec du bétail, et surtout de Gambie avec des « pistaches » ; Albréda n’y avait plus guère d ’importance, mais le port de Sainte-Marie-de-Bathurst était le rendez-vous des navires arachidiers français. Les Rivières du Sud entraient aussi dans le trafic des oléagineux en dépit des entraves de la distance, de la « sauvagerie » et de la concurrence licite ou inter­ lope. Il y avait la Casamance, où tout aurait été si simple si l’on (2) A. Villard, H isto ire d u Sénégal, op . c it ., p. 112. Le on , qui semble délibérément ignorer Protêt* a été smilinné

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avait éliminé les Portugais ; les estuaires guinéens, où tout semblait à saisir au plus audacieux ou au plus offrant ; le Pongo, où les Amé­ ricains continuaient en toute impunité à faire la traite des Nègres et contrariaient les chances des commerçants en marchandises honnêtes ; le Nunez, dont le café entrait déjà en France, sans acquitter de droits ; la Mellacorée, où les chefs faisaient mettre en culture par leurs esclaves de vastes lougans gagnés sur la savane, et hésitaient entre Sierra Leone toute proche et Gorée déjà lointaine. Au-delà de Freetown, la côte, jadis explorée par Bouët et ses officiers, restait ouverte à tous les pavillons. Mais il était peu dans le caractère des marins français du XIXe siècle de s’y résigner à l’inaction face aux convoitises de l’Anglais.

2. Gorée et le Cap-Vert : la prise de possession de Dakar

L’administration de cette colonie éparpillée est dirigée par le com­ mandant de la division navale des côtes occidentales d’Afrique, com­ mandant supérieur de Gorée et dépendances depuis le décret du 1er no­ vembre 1854, le capitaine de vaisseau Jérôme-Félix de Monléon (3). Il est secondé dans chaque comptoir principal et à Gorée par un « commandant particulier », qui peut correspondre avec le ministre en l’absence du commandant supérieur. Les instructions ministérielles insistent davantage sur le rôle naval et sur la charge d’inspecteur général des comptoirs que sur les res­ ponsabilités territoriales du commandant supérieur. Rien ne l’oblige à résider durablement au chef-lieu : le commandant particulier veille au grain ! Ainsi, à peine arrivé à Gorée en avril 1856, Protêt entrepritil une tournée d’inspection de six mois. On comprend que les habi­ tants de Gorée aient pu douter de l’intérêt que leur portaient les res­ ponsables successifs de la colonie... Et pourtant, cet intérêt, aux manifestations épisodiques, était réel. Monléon et Protêt ont mis en œuvre une seule et même politique de soutien aux objectifs du commerce, et ils ont voulu lui assurer cet espace continental qui lui manquait en prenant possession effective de la presqu’île du Cap-Vert. La maladie a empêché Monléon de cueil-3 (3) A . Marine, Vincennes, CCI Marine, 1792. Monléon (de), Jérôme-Félix, 22 mai 1798, Menton - 17 septembre 1856, Menton. Carrière régulière et sans éclat, capitaine de vais­ seau de première classe en 1855. En février 1854, remplace Baudin à la tête de la division navale des C.O .A . Résigne ses fonctions le 23 mars 1856 pour raison de santé, et meurt

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lir les fruits de ses projets ; c’est son successeur qui en bénéficiera ; mais il faut rendre enfin justice à celui qui, en 1856, pouvait écrire ces phrases prophétiques : « Dakar, qu’il faudrait nommer la “ ville de la rénovation” , doit devenir un jour, par sa position militaire et maritime, la meilleure sans contredit de toute la côte par la facilité de sa rade sûre et d’une défense assez facile, la capitale, la grande ville commerciale et le siège du gou­ vernement général de tous nos établissements de la côte occidentale d’Afrique, y compris le Sénégal même, qui n’est pas, à beaucoup près, dans une position aussi centrale, aussi convenable que Dakar placé sur le bord de la mer, avec une belle plage sans barre et d’un accès facile en tous temps et en toutes saisons, et bien mieux à portée de ces riches et belles rivières où le commerce doit affluer avec le temps. Dakar est en communication facile avec la France, la côte d’Afrique, et le monde entier, et tous ces avantages réunis doivent en faire naturelle­ ment notre principal établissement, notre centre d’opérations militai­ res et maritimes, en un mot la capitale de toutes nos possessions africaines. (4) »

Autour de lui, ses adjoints : le lieutenant de vaisseau de première classe Ropert, commandant particulier de Gorée d’avril 1853 à juin 1856 (5), et le capitaine du génie Pinet-Laprade (6), chef du génie de la colonie depuis le 22 février 1855 : tous deux partagent, quand ils ne les inspirent pas, les idées et les intentions de leur chef. Les crédits alloués à Gorée ne permettent pas des opérations d’envergure ; en outre, obligation est faite à Monléon de prêter mainforte à Faidherbe pour sa campagne du Wâlo. En mars 1855, 260 marins et laptots de la division navale seront ainsi mis à la disposi­ tion du gouverneur du Sénégal. Bénéficiant en 1856 et surtout en 1857 d’un budget un peu moins serré, Protêt réalisera enfin cette prise de possession avec une détermination inattendue de sa part. Le détail des événements dont l’exposé va suivre montrera que les comman­ dants supérieurs de Gorée n’ont montré ni indifférence ni mollesse, et qu’il est peu équitable d’opposer leur prétendue inaction à l’acti­ vité du gouverneur du Sénégal, auquel ils légueront en 1859 ce cadeau de prix qu’est Dakar. (4) A .N .S.O .-M ., Gorée, l i a . Monléon à ministre, 1.2.1856 (dans Sénégal, il entendre bien sûr Saint-Louis et le fleuve). (5) Ropert, Timoléon, Jean-François, né à Pontivy en 1813, mort à Lorient en avec le grade de capitaine de vaisseau E .R ., avait, lui aussi, d é jà servi sur les côtes dentales d’Afrique. Les Rivières du Sud l’attiraient, et il souhaitait en voir évincer les tugais et les Anglais, (6 ) Voir p lu s lo in , ch a n itre X X I la hirurrontiî*» a* r

faut 1872 occi­ Por­

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La communauté lébou du Cap-Vert entretenait avec les Français de Gorée des rapports qui pouvaient passer pour bons, même si les naufrageurs d’Yof ou de Ouakam troublaient parfois les relations amicales. Leurs pillages soulignaient d ’ailleurs la difficulté de dou­ bler le cap Vert et la nécessité d’y construire au moins un phare. En outre, malgré l’Entente cordiale, les militaires souhaitaient renforcer la défense de Gorée par des batteries à terre, et mieux contrôler l’aiguade de Hann, vitale pour les insulaires. En 1853, le capitaine Faidherbe avait conclu que rien n’était pire que le vide existant. Il proposait, plan à l’appui, la construction d’un débarcadère et d ’un fortin dans l’anse de Dakar, près de la mission catholique, et d’un phare fortifié sur la Mamelle occidentale de Ouakam, petit volcan éteint de 102 mètres d’altitude et d’excellente visibilité nautique r « Do­ minant les villages lébous, il nous rendrait maîtres de la presqu’île (7). » La prise de P odor en 1854 et le partage de la colonie en 1855 firent mettre le projet en sommeil, en dépit des rappels de Monléon et des plaintes des armateurs et commerçants. En 1856, Pinet-Laprade relance l’idée dans un rapport destiné au ministre et au conseil d’administration de la colonie, dont Protêt vient de prendre le commandement (8). Il énumère les raisons qui militent pour l’installation à Dakar : espace, défense, commodité, meilleures liaisons avec Saint-Louis. On pourrait même construire un chemin de fer à travers le Kayor. Cela permettrait de mieux le dominer et affranchirait Saint-Louis des caprices de la barre du fleuve. La pré­ sence française mettrait à la raison Lébous et Wolofs, et discipline­ rait les traitants goréens qui commercent sur la terre ferme et y bâtis­ sent sans alignement ! (Pinet-Laprade sera l’auteur du premier plan d’urbanisme de Dakar.) Faidherbe, qui avait été un des premiers à parler de chemin de fer quand les deux colonies n’en faisaient encore qu’une seule (9), et qui, de surcroît, reprochait à Gorée de fermer les yeux sur le trafic d’armes avec les Maures trarzas, crut nécessaire de réfuter certains des arguments de Pinet-Laprade. Le moins qu’on puisse dire est que sa bonne foi n’est pas évidente. L’article qu’il publia en juin 1856 dans le Moniteur du Sénégal, et dont il reprendra les arguments dans sa correspondance officielle l’année suivante, n’ajoute rien à sa gloire. (7) A .N .S.O .-M ., XII 12 d. Capitaine Faidherbe à gouverneur Protêt, 21.4.1853. (8) A .R .S., 13 G 299. Capitaine Pinet-Laprade au commandant supérieur de Gorée, 13.4.1856 (avec croquis). (9) A .N .S.O .-M ., Sénégal, XII 12 d. Faidherbe à gouverneur, Saint-Louis, 15.3.1853, pièce citée. On y relève cette phrase : « Entre Saint-Louis (Sor) et Dakar, les Américains auraient depuis longtemps établi un chemin de fer ; nous n’y avons pas même un courrier

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C’est un assez pauvre exemple de ces rivalités que l’on déplorera tant de fois par la suite dans l’empire colonial français entre deux colo­ nies voisines et jalouses. L’avenir a fait bonne justice de quelques assertions comme celle-ci : « En premier lieu, la rade de Dakar est peu sûre, peu profonde, et les marins, pour y être hors de danger, doivent se tenir à une grande distance de la côte. Les navires de 300 tonnes emploieraient à Dakar au moins trente jours pour débarquer, tandis que dix leur suffisent à Saint-Louis. [...] « Dakar ne peut donc pas selon nous, devenir le port du Sénégal. »

Quant à la barre du fleuve Sénégal en aval de Saint-Louis, Faidherbe reconnaît l’avoir jadis présentée comme redoutable et provo­ quant d’énormes retards. En 1853, des navires de commerce ont attendu cent dix jours avant d’entrer dans le fleuve. Mais, depuis, cela ne s’est pas reproduit, et la moyenne des jours d’attente à l’entrée est tombée à vingt, et à treize pour la sortie (10)... Remarquons que cela doublait pratiquement le temps d’une tra­ versée France-Sénégal et retour, alors que l’entrée en rade de Gorée est libre en permanence : avec un appontement, Dakar n’aurait besoin ni de piroguiers, ni d’allèges. Mais Faidherbe était soucieux de pro­ mouvoir avant tout son chef-lieu et inquiet de ce qui pourrait faire valoir celui de la colonie rivale, dont le commandant supérieur, depuis le mois d’avril 1856, n’était autre que Protêt. Ainsi le gouverneur du Sénégal opposait-il au projet de chemin de fer Sor-Dakar un contreprojet d’une ligne d’une soixantaine de kilomètres, de Sor (Bouëtville) « au centre du Kayor » (en fait, au N’Diambour méridional, qu’il espérait bien rattacher tôt ou tard à Saint-Louis). Pas besoin de locomotives ni de matériel coûteux : « Il ne s’agirait en effet que d’avoir un certain nombre de cha­ riots traînés par des hommes (sic !) ou des animaux de trait (11). »

L ’avis du ministère était différent. L’amiral Hamelin fit compli­ menter Pinet-Laprade pour son rapport, qui fut inséré dans la Revue coloniale, mais à titre de simple « ébauche ». Il invita les autorités des deux colonies à se concerter sur le projet de chemin de fer, signa­ lant sa préférence pour la traction animale, comme cela se faisait pour les omnibus parisiens, mais s’en remettant à une étude détaillée des*1 (10) A .N .S.O .-M ., D .F .C ., Sénégal 688, carton 9. Faidherbe au ministre, 4.3.1857. (11) Moniteur du Sénégal et dépendances, 17 juin 1856, article cité. Les hommes en question n’auraient pu être que des esclaves du damel ou des condamnés.

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coûts d’une opération ferroviaire dont, de toute manière, il n’avait pas les moyens. Le chemin de fer fut enterré, et pour plus de vingt ans î Mais il n’en alla pas de même de l’occupation de Dakar. Il est permis de penser qu’après les échanges aigres-doux entre Pinet-Laprade et Faidherbe et les reproches de ce dernier sur la con­ trebande d’armes Protêt était au comble de l’irritation. Revenant d’une longue tournée dans le Sud, où il n’avait pas caché son intérêt pour Grand-Bassam et le Gabon, il trouvait à Gorée des commerçants fron­ deurs, qui l’accusaient de délaisser le chef-lieu ; et leur chef de file, Henri Yézia, était le fondé de pouvoir de la maison Maurel et P rom, qui soutenait à fond Faidherbe ! Aussi Protêt fut-il sans doute bien aise de damer le pion à celui qui l’avait évincé de Saint-Louis deux ans plus tôt. Certes, il ne faut pas réduire à une simple rancune per­ sonnelle les motifs de la prise de possession. Mais le timide Protêt la décida motu proprio, sans attendre ni même solliciter de façon pré­ cise l’autorisation ministérielle. Craignait-il quelque intrigue de der­ nière minute ? Le 10 janvier 1857, un petit corps expéditionnaire était rassemblé à Gorée. Ses effectifs, qui nous paraissent modestes (12), en faisaient cependant la force d’intervention la plus considérable jamais réunie par la petite colonie. Une frégate et deux avisos la soutenaient. Il s’agissait d’occuper un terrain à Dakar : Protêt en profitait pour impressionner les indigènes ! C’était certainement un déploiement de forces disproportionné au but immédiat : occuper le terrain de 2 300 mètres carrés de l’ancienne habitation Jaubert, dont les héritiers avaient consenti la vente au gouvernement par l’intermédiaire d’un tiers. Il n’y eut aucune opposition armée ; au contraire, les indigènes paru­ rent satisfaits de devenir français (13). Pinet-Laprade entreprit aussi­ tôt de transformer l’habitation Jaubert en poste fortifié. Quant à Pro­ têt, il attendit jusqu’au 20 janvier pour rendre compte au ministre ; sans doute, étonné de l’absence totale de réaction indigène, voulait-il en être bien sûr avant de faire part de son coup d’audace, qu’une telle réussite ferait certainement approuver. Ce qui ne manqua pas (14).1234 (12) A .R .S., 6 B 62. Ordre du chef de division, commandant supérieur de Gorée et dépendances. A bord de la Jeanne-d’Arc, 2 janvier 1857 : 576 fantassins (infanterie de marine et compagnies de débarquement des vaisseaux). 3 obusiers et 50 servants, 6 sapeurs, 50 laptots pour les transports, 3 chirurgiens et 6 infirmiers - plus l ’état-major, aux ordres du capitaine de frégate Le Fraper. (13) Pour tout ce qui concerne cette opération, voir les documents publiés par J. Charpy, op. cit., pp. 121-138. (14) Â .R .S ., 6 B 67. Ministre à commandant supérieur, en réponse à lettre du 20 jan1 QKH

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Sans l’attendre, le 25 mai 1857, jour de la Fête-Dieu, coïncidant cette année-là avec la fin du Ramadan, le commandant supérieur avait solennellement céléb ré l’achèvement du fortin (15). Déjà il ne s’agis­ sait plus des quelque 2 300 mètres carrés de l’habitation Jaubert, mais de la totalité du territoire de Dakar, comme il l’annonçait dans un avis aux habitants et commerçants de Gorée et aux capitaines des navi­ res sur rade (16). Les limites de ce territoire ne devaient être préci­ sées que deux ans plus tard par Pinet-Laprade (17). Mais, dès ce 25 mai 1857, la souveraineté française englobait la presqu’île du CapVert jusqu’aux m urs défensifs élevés à la fin du XVIIIe siècle par les Lébous en révolte contre les darnels. D’un lo p in de 23 ares, on était passé à un territoire de près de 80 kilomètres carrés. Cela avait coûté 3 118,56 F, prix d’achat de l’habitation Jaubert, et quelques cadeaux aux chefs de la communauté lébou. Aucun n e protesta ouvertement ; ils acceptèrent bon gré mal gré de planter des pavillons tricolores devant leurs cases ; et, si on leur défendait de « faire leur sieste à l’ombre du drapeau français », on les consola par le versement d’un traitement mensuel et d’une ration de pain ou de sucre (18). Il ne fut pas question de traités : ceux de 1764, 1765 et 1787 n’avaient-ils pas à jamais fondé la souveraineté de la France sur le Cap-Vert ? Si l’on se place dans l’optique de la réussite coloniale telle qu’on l’appréciait avant 1940, rarement opération aussi payante et aussi riche de conséquences fut menée à bien à si peu de frais. La comparaison avec une autre entreprise pacifique, celle de Kéniéba, est toute en faveur de Monléon et de Protêt. Quant à Faidherbe, il n’admit jamais tout à fait son erreur de jugement sur l’avenir de Dakar. Dans le dernier ouvrage qu’il rédigea, la fondation de Dakar n’est pas rela­ tée, ni même mentionnée. Mais un assez long passage est consacré à réfuter les arguments des promoteurs du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, alors terminé depuis trois ans, et à démontrer que, mal­ gré la voie ferrée, Saint-Louis reste et restera le port de mer le plus actif de la colonie (19)...1567*

(15) L e terrain Jaubert n e fu t d éfin itiv em en t ach eté q u e le 17 ju in p p . 134-136), (1 6 ) A .N .S .O .- M ., G o r é e , I 2 c, 2 5 .5 .1 8 5 7 . (17) A .R .S ., 4 B 2 8 . C o m m a n d a n t particulier d e d e la p resqu71e d u C a p -V ert, 2 3 .4 .1 8 5 9 .

(cf. C harpy, op . cit.,

Gorée à commandant de D a k a r et

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3. La Petite Côte, le Sine et le Salonm

L’action entreprise à Dakar devait naturellement se compléter par des interventions sur cette Petite Côte dont la France revendiquait la souveraineté théorique en vertu des « traités » imposés par Ducasse en 1679 (?). Ceux-ci se renforçaient de celui, nullement hypothétique cette fois, conclu au Saloum en 1785 par Repentigny. Le développe­ ment de l’arachide sur les terres légères du Sine et du Saloum et la relative facilité de pénétration qu’offraient les estuaires ramifiés de ces fleuves fossiles conféraient un intérêt nouveau à ces régions jusquelà négligées. En 1849, le lieutenant de vaisseau Jaffrézic, à bord du Pourvoyeur, avait remonté les estuaires du Sine et du Saloum. Il avait obtenu du bour Sine la cession à la France d’un terrain minuscule (100 toises carrées) à Joal, pour y établir un comptoir, mais pas un fort. Le bour Saloum cédait un semblable mouchoir de poche à Kaolack. Le commerce serait libre pour les traitants goréens en échange d’inévi­ tables « coutumes » ; dans l’immédiat, les commerçants, méfiants, ne s’installèrent pas. Les droits subsistaient néanmoins, ainsi que les deux plus anciens traités. Les missionnaires français ne les avaient pas atten­ dus pour s’installer à Joal en 1848, puis à Ngazobil en 1849 (20). Les bour Sine considéraient les prêtres catholiques comme des sortes de marabouts blancs, pouvant rédiger gratis la correspondance desti­ née aux autorités françaises, et fournir des amulettes tout aussi effi­ caces que celles des marabouts noirs musulmans (21). Aussi les toléraient-ils, sans cependant les protéger des maçonnages des gelwars et des tyeddos. Des incidents se produisaient en effet périodiquement, envenimés par les Luso-Africains. Des traitants français et des traitants anglais furent également rançonnés, ce qui poussa le gouverneur de Gambie à venir en personne à Joal. Il imposa au représentant du bour Sine un traité garantissant les personnes et les biens des sujets britanni-201

(2 0 ) R .P . M a u rice B ria u lt, La reprise des missions d ’Afrique au x ix c siècle ; le véné­ rable père F.M.P, Libermann, P a ris, Im p rim erie d es o r p h e lin s-a p p r en tis d ’A u te u il, 1946, X V I -5 8 0 p . (pp. 3 0 7 -3 2 7 ). (21) M .A . K lein, Islam and Imperialism in Sénégal, op. cit. , p p . 51 et 52. S e lo n le m o t d u R .P . G a lîa is, J o a l c o n stitu a it « c o m m e une so r te d e p etite rép u b liq u e de S ain t-M arin ». La c o m m u n a u té lu so -a fr ic a in e s ’y reco m m a n d a it d ’u n e trad itio n c a th o liq u e o ù les croix au fa îte d es ca ses et la c o n so m m a tio n im m o d érée d ’a lc o o l ten aien t lieu d e d o g m e et de p r o fe ss io n d e fo i.

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ques ; dans son rapport, il constata la précarité de rétablissement mis­ sionnaire français (22). Cette intrusion incita certainement Protêt à une grande fermeté ; mais, sollicité par l’établissement du poste de Dakar, il n’eut pas le loisir d’imposer lui-même la reconnaissance de la souveraineté française sur la Petite Côte. Sur proposition du con­ seil d’administration de Gorée, le blocus fut décrété contre le Sine — et, à son retour de tournée au Gabon, Protêt fit le nécessaire pour le rétablissement des relations normales après dédommagement des traitants. Le royaume du Saloum intéressait sans doute davantage les Fran­ çais. L’estuaire — ou plutôt la ria — du Saloum était navigable en toute saison jusqu’à Kahone. Renouant avec la tradition fondée en 1785 par Repentigny, une canonnière française, î ’Alecton, l’avait remonté en 1853. Son commandant, le lieutenant de vaisseau de Rulhière, avait souligné la commodité du trajet fluvial, une fois passée la barre mouvante de la pointe de Sangomar. Il avait montré l’impor­ tance des échanges entre Gorée — fournisseur de tabac, de tissus, de mercerie et d’alcool « à moitié coupé d’eau (sic) » — et le Saloum, pourvoyeur en mil, arachides et peaux. Mail il avait aussi indiqué que la concurrence anglaise y était vive, par les grandes pirogues venues de Gambie grâce aux marigots intérieurs. Kaolack paraissait de loin la meilleure position, au terminus de la navigation facile, tandis que Kahone, et File voisine de Koyon, ou Kashtiambee, cédée à la France par le traité de 1785, mais jamais occupée, seraient moins accessibles. Le lieutenant de vaisseau rappelait aussi que : « Les Noirs de Gorée, patrons de barque, sous-traitants et autres, qui font le com m erce du Saloum , ont toujours entretenu l’espoir que la France prendrait un jour une position militaire sur cette rivière. »

En février 1857, Protêt, revenant de Gambie, remonta le fleuve jusqu’à Kahone et l’île Couillon, ainsi que l’écrit Mage (23), qui était de la croisière comme enseigne à bord du même Diaîmath. La petite canonnière à fond plat la Bourrasque réussit même à atteindre Tikat, à une quinzaine de milles en amont. Le commandant supérieur de Gorée ne négligeait donc nullement les intérêts français dans les pays sérères. La cession imminente du comptoir d’Albréda aux Anglais — cession à laquelle désormais il se résignait aisément — le poussait23 (22) G ra y , A History o f the G am bia, o p . c it., p. 4 1 3 . (2 3 ) E .A . M a g e : « L e s rivières d e S in e et S a lo u m » , in R evu e m aritim e et coloniale, t. VII, 1863, p p . 6 7 3 -6 7 9 . L’île en q u e stio n est p o rtée sur les cartes m o d e rn es so u s le n om rl’îla nirémont mm-srisf» nrttsncrrsnhirmR rî'lïrs m a r in ...

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chercher des compensations, pour cantonner l’influence de la Grande-Bretagne dans sa rivière de Gambie. Il avait déjà pris pied au Cap-Vert, et c’est une semaine tout juste après la remise d’Albréda au colonel O’Connor (24) qu’il proclama la souveraineté française sur Dakar et la presqu’île, le 25 mai 1857. La coïncidence est trop belle pour être fortuite. Il venait d’affirmer la prééminence du pavillon fran­ çais au Sine et au Saloum ; son successeur cueillerait les fruits de cette politique. Au sud de la Gambie, la Casamance et les estuaires guinéens n’échappèrent pas davantage à l’attention de Protêt. Déjà s’esquis­ sait une manœuvre que développera plus tard Pinet-Laprade et qui visait à marquer si étroitement les Britanniques qu’ils seraient tentés un beau jour, contre compensation, d’abandonner le terrain et de lais­ ser aux Français le champ libre en Sénégambie. à

4. La cession d’Albréda à la Grande-Bretagne Un premier pas va être fait, en 1857, vers une simplification des droits réciproques de la France et de la Grande-Bretagne. Médité de longue date, discuté avec une âpreté qui étonne à notre période de décolonisation étendue, il consistera à échanger le comptoir français d’Albréda, en Gambie, contre les droits d’ancrage des Anglais dans la rade foraine de Portendik, au nord de l’actuelle Nouakchott, en Mauritanie. L’affaire est compliquée, car elle présente deux faces. L’une est, peut-on dire, purement régionale. II s’agit d’éliminer simultanément deux points de friction sans grande importance sur la côte occiden­ tale d’Afrique. L’autre face reflète les grandes préoccupations de la France et de la Grande-Bretagne en ce milieu du X I X e siècle : mise en valeur de certaines colonies, libre-échange, lutte contre la traite, apurement du contentieux colonial entre les deux puissances longtemps hostiles et depuis peu alliées. L’ampleur de la négociation explique ses difficultés et justifie ses lenteurs, même si le résultat a été des plus médiocres. Un demi-siècle avant le grand règlement de 1904, on avait déjà conçu à Paris et à Londres, dans une atmosphère d’Entente cordiale renouvelée par la guerre de Crimée, le désir de régler d’un même para-24 (24) A lo rs gouverneur de G am b ie p ou r S .M . b ritann iq u e. L e p a v illo n fran çais fu t am en é sur A lb r é d a le 19 m a i 1857 en p résen ce de P r o tê t.

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phe toute une série de questions coloniales. Les deux cabinets avaient inscrit au programme des négociations Portendik e t Albréda, mais aussi les droits des pêcheurs français à Terre-Neuve ; les échanges ter­ ritoriaux souhaitables pour faire de Pondichéry u n e « colonie com­ pacte » (25) ; le régime d’exportation, par ce même Pondichéry, des « guinées » et tissus de l’Inde ; le recrutement de coolies indiens pour les îles à sucre françaises ; enfin, le droit pour la France d’acheter des esclaves noirs sur la côte occidentale d’Afrique pour en faire des libérés, engagés à temps — quatorze ans en règle générale —, soit à titre civil pour les plantations antillaises, soit à titre militaire pour les compagnies indigènes du Sénégal et de Guyane. La France était principale demandeuse et avait peu à offrir en échange. D’où l’échec partiel de ces complexes pourparlers (26). La négociation sur Albréda et Portendik avait été esquissée dès 1832 ; chaque rapprochement franco-britannique l’avait remise à l’ordre du jour en 1843, en 1852, en 1854. C’est en 1856 que com­ mencèrent les discussions qui devaient aboutir, dans le cadre général évoqué plus haut, mais qu’il n’y a pas lieu de développer ici en dépit de son importance historique généralement méconnue. Les pourparlers furent menés à Paris entre Mestro, directeur des Colonies, et lord Cowley, ambassadeur britannique, mais surtout à Londres par sir George Clark, premier secrétaire du Board of Con­ trol, et le capitaine de vaisseau Pigeard, délégué du ministre français de la Marine et des Colonies (27). Désigné dès 1852 par Ducos, Pigeard fut confirmé dans sa mission par l’amiral Hamelin. Il sem­ ble avoir fait preuve d’une habile souplesse, et son épouse anglaise lui ménageait d’utiles relations. L’enjeu paraissait beaucoup plus important du côté français que du côté britannique, où les droits sur Portendik étaient rarement utilisés, tandis que l’asphyxie d’Albréda, réduite à d’infimes proportions territoriales, la vouait à une inéluc­ table faillite (28). Pour la France, il convenait d’obtenir à la place de ce comptoir moribond la liberté commerciale à Sainte-Marie-deBathurst, sinon sur toute la Gambie, devenue l’une des principales25678

(25) O n pensait l ’obtenir en cédant M a h é, Y a n a o n et C handernagor en éch an ge d e toutes les en cla v es b rita n n iq u es imbriquées dans le territoire d e P o n d ic h é r y . (26) A .A .E ., P a r is, M ém o ires et d o c u m e n ts , A fr iq u e , 4 6 et 47 ; A .N .S .O .- M ., G én éra ­ lités, 9 0 -8 4 1 , et S é n é g a l, I 19, I 3 7 , IV 1, IV 2 , G o r é e , IV I. V oir aussi A .R .S ., D a k a r, 13 G 2 9 , 1 F 6 , et A r c h iv e s M au rel et P ro m , c o r r e sp o n d a n c e A fr iq u e -F ra n ce, registre 1. (27) P ig e a rd éta it a tta ch é n a v a l l ’a m b a ssa d e d e F ran ce à L o n d res. (28) A .A .E ., M .D . 4 6 , fo lio 139. R ap p ort d e B rossard d e C orb ign y à P ro têt, 2 5 .3 .1 8 5 2 : « Si l ’A n g leterre n ’a g it q u e d a n s le s lim ites d e so n d r o it, la ruine d ’A lb réd a se m b le évi­ d en te et o r o c h a in e . in év ita b le car n o u s n e p o u v o n s pas parer les c o u p s qui l ’a cca b len t. »

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zones de production et de traite de l’arachide (29). C’était beaucoup demander. A Portendik, la guerre des coutumes avait réveillé la menace» au moins théorique, d’une traite anglaise de la gomme en échange des armes et des munitions nécessaires aux Maures pour résister à Faidherbe. Dans une perspective plus pacifique, Jean-Théodore Ducos n’avait-il pas écrit en 1852 : « La suppression de Portendik vaudrait mieux pour le Sénégal qu’un bataillon d’infanterie. C’est une cause occulte mais réelle d’affai­ blissement politique et militaire, c’est une porte toujours ouverte sur un monde où nous devons avoir le monopole commercial. (30) »

Les maisons de commerce intéressées au trafic de l’arachide en Gambie n’étaient pas moins soucieuses. Dès 1853, Marc Maurel écri­ vait au ministre pour lui faire part de ses inquiétudes pour la cam­ pagne 1853-1854, après de nouvelles exigences douanières anglaises : « Il me suffira de dire à Votre Excellence que, si les Anglais con­ tinuent à saisir nos marchandises dès qu’elles sont entre les mains des naturels, et à empêcher ceux-ci de nous apporter leurs produits, il sera préférable de céder Albréda aux Anglais, ne serait-ce qu’en échange de Portendik, car en réalité Albréda n’est plus un comptoir français depuis 1851 (31). »

En 1854, on avait achoppé, comme il fallait s’y attendre, sur la liberté de navigation réciproque dans la Gambie et le Sénégal. En 1856-î 857, le gouvernement britannique et les autorités de SainteMarie-de-Bathurst avaient dû tempérer leurs exigences. En effet, la guerre dite « des marabouts » avait démontré l’insuffisance des moyens militaires britanniques et l’extrême nécessité de bons rapports avec Saint-Louis et Corée ! Bathurst n’avait dû son salut qu’aux renforts français dépêchés de Corée par Monléon et équipés de lance-fusées. Du côté français, on renonça à lier forcément les autres rubriques de la négociation générale à la question particulière de Portendik et d’Albréda, Ainsi, sans renoncer à la perspective d’un accord plus géné­ ral, Pigeard put-il mener à bien la négociation d’échange.29301 (29) L’acte de navigation de 1851 semblait aller dans ce sens ; mais la Grande-Bretagne s’était réservée le droit d’en exclure les puissances qui ne lui accorderaient pas la récipro­ cité. Or le gouvernement français refusait d’ouvrir le Sénégal à la libre navigation en amont de Saint-Louis. (30) A .A .Ë ., M .D. 46, folio 140 verso. Rapport du ministre de la Marine et des Colo­ nies au prince-président, juin 1852. (31) A .N .S.O .-M ., Sénéeal. TV ? A a — ...................

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La convention qui entérinait ce résultat fut signée à Londres le 7 mars 1857 par lord Clarendon, secrétaire d’État au Foreign Office, et le comte Fialin de Persigny, ambassadeur de France à Londres. La ratification réciproque fut datée du 27 mars (32). Les deux pre­ miers articles stipulaient expressément Tabandon des droits de com­ merce anglais à Portendik et aux environs, et la cession d’Albréda par la France. L ’article 3, ayant trait aux droits des commerçants français en Gambie, était plus ambigu. S’il leur accordait « libre accès dans la rivière de Gambie », il précisait que leur droit de résidence se limiterait à Bathurst. Sur le plan territorial, le vieux litige était enfin purgé. C’était la première fois que la France et ia Grande-Bretagne s’accordaient sur un règlement de souveraineté intérieure africaine. L’accord de 1857 marquait, pour la côte occidentale d’Afrique, le début du partage colo­ nial effectif. Jusque-là, on s’était entendu sur des droits de souverai­ neté externe, principalement applicables au commerce, de tel à tel point remarquable du littoral, et avec des exceptions, dont celle de Por­ tendik, qui venait de disparaître. Cette fois, l’acquisition d’Aîbréda par la Grande-Bretagne, sans accord ni consultation d’un souverain indigène, inaugurait une ère où l’on chercherait à se faire reconnaî­ tre par ses voisins européens des droits territoriaux concrètement déli­ mités. L’ère de la traite côtière et de la troque sous voile touchait à sa fin. Elle allait, malgré la vogue du libre-échange, faire place au commerce réglementé par des autorités politiques ayant pavillon sur fleuve — et frontières sur carte. Les dirigeants coloniaux français — et les Anglais à leur suite — commenceraient à rêver de colonies com­ pactes et de pénétration continentale en profondeur pour enclaver dans les leurs les possessions des concurrents. Cela avait déjà débuté au Sine, au Saloum et en Casamance, et ni Protêt, ni Faidherbe, soula­ gés par la cession d’Albréda, n’étaient décidés à se contenter de la maigre compensation obtenue à Portendik.

5. La Casamance En apparence, peu de choses semblent avoir changé dans cet estuaire depuis une vingtaine d’années. La France s’en tient toujours32 (32) A .A .E ., M .D ., Afrique, Sénégal, 47, folios 26-31. Convention entre S.M. l’empe­ reur des Français et S.M. la reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d ’Irlande, Lon-

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à l’occupation militaire de Sédhiou, et à celle, purement civik jusqu’en 1855, de l’île de Carabane. Les seules liaisons sont maritimes ou flu­ viales ; aucune piste terrestre n’est utilisée par le commerce européen ; l’administration n’exerce aucun contrôle en dehors des deux postes et d’une épisodique police fluviale. Les parcelles de territoire cédées à la France par divers traités avec les chefs indigènes ne sont pas occupées et pas même délimitées exactement. Mais la Casamance, pas­ sablement négligée par les autorités, intéresse de plus en plus les négo­ ciants et traitants. De 1850 à 1854, le commerce de l’arachide et d’autres produits s’est développé dans l’estuaire et les marigots affluents. Intéressée au premier chef à ce trafic, la maison Maurel et From souhaite une auto­ rité française plus efficace et plus durable. Aussi, en décembre 1854, Hilaire Maurel tente-t-il de rééditer pour la Casamance l’opération qui vient de réussir au Sénégal avec la nomination de Faidherbe. Il s’agit de substituer à Y administration des militaires, trop souvent mutés, ou victimes des fièvres, un résident civil permanent dont le passé garantit la solidité physique et la capacité politique. Le direc­ teur des Colonies, Mestro, et, à travers lui, le ministre Ducos se voient sollicités de nommer E. Bertrand-Bocandé résident supérieur en Casa­ mance, avec transfert du chef-lieu de Sédhiou — où un sergent suf­ firait — à Carabane, « dont l’essor est principalement dû à Bocandé, et qui, sous son impulsion, doit devenir avant peu le Saint-Louis de la Casamance ». Hilaire Maurel ne tarit pas d’éloges sur son candidat : « Son désintéressement et sa loyauté lui ont acquis une estime que ne peuvent plus lui refuser ceux-là mêmes qui l’ont contesté ; il est choisi pour arbitre dans les différends que les peuplades ont entre elles, et ses décisions sont acceptées. L’établissement anglais de la Gambie a eu plus d’une fois à se louer de son heureuse intervention. »

Que l’on demande donc à « M. Bocandé de faire à Sédhiou et aux environs ce qu’il a fait au bas du fleuve. Établir l ’influence française, la paix et la sécurité pour notre commerce, et les caravanes qui, dans la crainte d’être pillées, se rendent à Bissao et Rio Nounès se rendront à Sédhiou (33) ».

La lettre dictée plus haut reçut une complète approbation. On peut lire au bas de la dernière page cette note au crayon du ministre Ducos : « Je regarde ces vues comme très bonnes et très saines. Il est regrettable de voir le commerce obligé d’en prendre l’initiative.3 (33) A .N .S.O .-M ., Gorée, IV 2 d. Maurel à Mestro, 5.12.1854.

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— Ducos. », tandis que Mestro transmettait à ses subordonnés la lettre de Maurel annotée très favorablement, en laissant la décision à Monléon. Cependant, la politique préconisée par Maurel et Bocandé ne fut pas appliquée. Une première raison, et sans doute la principale, est la mort du ministre Ducos. L’ex-négociant bordelais fut remplacé par l’amiral Hamelin, moins favorable aux civils, et au commerce giron­ din. D’autre part, la situation troublée rendit nécessaire le maintien à Sédhiou d’une autorité militaire, susceptible de conduire des opé­ rations armées. Les affaires sont beaucoup plus complexes que celles du bas du fleuve, et l’agitation va persister de nombreuses années. Malgré leur désir de rester le plus possible à l’écart des conflits eth­ niques et religieux, les commandants de Sédhiou sont obligés d’en tenir compte, et, pour garantir aux traitants la continuité des échan­ ges, de passer avec les chefs indigènes des traités sans cesse remis en question par l’instabilité des chefferies et des tribus. Les manœu­ vres frauduleuses de certains commerçants, employant des mesures et des poids truqués, provoquent des flambées de colère de leurs clients et fournisseurs africains, et, tout en sachant bien que ces derniers n’ont pas tort, les officiers français doivent intervenir pour protéger les trafiquants. Mais le plus préoccupant était alors la poussée mandingue vers l’ouest. Musulmans, groupés en villages dirigés par des almamis, les Mandingues, eux-mêmes chassés de haute Casamance par les progrès des Peuls, avaient soumis les Sarrakolés fétichistes voisins de Sédhiou, beaucoup plus pacifiques. Cultivateurs de mil, de manioc et d’igname plus que de riz, les Mandingues s’étaient mis depuis peu à l’arachide ; comme leurs vassaux sarrakolés, ils la vendaient aux traitants fran­ çais de Sédhiou. Ils plantaient aussi du coton, qu’ils échangeaient con­ tre du sel aux Portugais venus de Ziguinchor en chaloupe. Par les Peuls et les Mandingues — dont un certain nombre se faisaient à la fois prédicateurs et marchands ambulants (dyula) —, l’islam gagnait lentement mais inexorablement du terrain, malgré les divisions entre confréries. La vieille Qadriya avait vu se dresser en face d’elle la dyna­ mique Tidjaniya, et El Hadj Omar avait parcouru la haute Casamance en 1846, lors de son premier retour au Fouta Toro. Sur la rive gauche, cependant, la poussée des Mandingues se heur­ tait à celle des Balantes, population animiste et guerrière installée entre la Casamance et le Rio Cacheu, et qui étendait ses zones de défri­ chement forestier face à Sédhiou. Mais, de plus en plus souvent, les Balantes et les Mandingues s’unissaient contre les Français ; et les gros villages fortifiés de Sandiniéri, Bombadiou, Yatacounda, étaient pour le commandant et les traitants de Sédhiou des partenaires souvent exi-

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géants et toujours incommodes. Le risque était aussi de les voir s’entendre avec des commerçants étrangers, portugais ou anglais, puisqu’une factorerie britannique s’était établie en 1853 à Sandiniéri. En 1855, le capitaine Coulon la juge encore peu importante ; mais, bien dirigée, elle prospérera certainement. « MM. les Anglais ont deux canons en batterie sur la rive ; leur établissement est palissadé et retranché. » Les bateaux venus de Gambie ravitaillent ce comptoir, qui achète aussi du sel aux Portugais. Malgré la prétention française à l’exclusivité commerciale en haute Casamance, ces bateaux, non con­ tents de passer outre, n’envoient même pas leurs papiers de bord au visa du commandant de Sédhiou. Celui-ci, qui ne dispose même pas d’une chaloupe à vapeur, est dans l’incapacité de faire respecter le monopole du pavillon ! Le désir de faire reconnaître par les commerçants étrangers la légi­ timité du contrôle français avait conduit les autorités de Sédhiou, pous­ sées par les maisons de commerce de Gorée, à interdire la remontée du fleuve aux chaloupes portugaises. Les Portugais de Ziguinchor se procuraient du sel dans le marigot de Jagubel, dont le confluent avec la Casamance se trouve presqu’en face de leur préside ; ils considé­ raient de ce fait comme placés sous leur autorité les villages de la tribu des Djiguches s’égrenant le long de ce cours d’eau, saumâtre parce que remonté par la marée. Or le commerce du sel en moyenne et haute Casamance commandait tous les autres : arachides, coton, riz, bœufs, peaux. Les entraves apportées à la remontée des pirogues portugaises se combinèrent au début de 1855 avec les manœuvres de certains traitants de Sédhiou ; leurs pirogues furent pillées, leurs laptots tués ou capturés par les gens de Bombadiou. Monléon, venu à bord du Grand-Bassam, jugea hasardeuses toutes représailles. La ten­ sion ne s’apaisa pas pour si peu ! Monléon avait aussi visité Carabane, et, avant même son retour à Gorée, témoigné son entière satisfaction au résident Bocandé, pour son esprit de conciliation et de prudence, et pour la bonne installa­ tion des établissements commerciaux. Il lui avait laissé une petite gar­ nison — quatre hommes et un caporal î — et lui avait recommandé de s’entendre avec le commandant de Sédhiou avant de passer des traités au nom de la France — c’était un peu le péché mignon de Bocandé ! — avec les chefs des « pays circonvoisins » (34). Depuis quelques années et de sa propre initiative parfois, Bocandé n’avait-iï pas en effet conclu avec les petites cités-États de la basse Casamance six traités d’acquisition de terrains ou de reconnaissance de suzerai-34 (34) Gorée, IV 2 a. Monléon à Bocandé, Carabane, 9.6.1855.

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neté (35) ? Certains de ces actes pouvaient entraîner des complications diplomatiques, notamment avec le Portugal. Les recommandations de Monléon furent respectées, puisque Bocandé refréna dès lors son zèle diplomatique. Mais Bocandé attira surtout l’attention de Monléon sur la nécessité de contrôler toute la Casamance ; il fallait pour cela, pensait-il, obtenir la renonciation de l’Angleterre à toutes ses prétentions, au besoin par la cession pure et simple d’Albréda ; puis acquérir Ziguinchor, soit par un échange, soit par une patiente politique d’asphyxie économique des Portugais ; objectif qui sera maintenu pendant deux décennies î On retrouve l’écho des projets de Bocandé (dont, plus tard, PinetLaprade devait poursuivre obstinément l’application) dans les deux rapports que Monléon adressa au ministre, le 11 juin et le 25 novem­ bre 1855. En Casamance comme à propos de Dakar et du Cap-Vert, ce commandant bien oublié de Gorée et dépendances a vu loin et pra­ tiquement esquissé toute la politique de ses successeurs. Il faut d’abord, selon lui, renforcer Carabane, puis doubler Sédhiou par une tour lui faisant vis-à-vis sur l’autre rive ; enfin, explorer la Casamance en amont, vers le Fouta Dyalon. Après le départ de Monléon, Protêt ne va pas rester totalement indifférent aux affaires de la Casamance : marin lui-même, il est inté­ ressé par cet estuaire navigable, mais comme par une de ces nom­ breuses Rivières du Sud où la troque sous voile reste encore préféra­ ble à la multiplication des établissements commerciaux à terre. Les navires de l’État ne sont-ils pas trop souvent obligés d’intervenir pour protéger les factoreries, ou « venger les injures » qu’elles ont subies ? L’aviso le Dialmath, commandé par le lieutenant de vaisseau Vallon, ira montrer ses couleurs de Carabane à Sandiniéri, comme il l’a fait au Saioum et au Sine. Puis, sous prétexte de réprimer une tentative de traite négrière, il prendra possession au nom de la France de la rivière de Kitafine, ou Rio Cassini. Le traité conclu avec les chefs de cet estuaire le 25 mars 1857 fut approuvé par Protêt, bien qu’il ne l’eût pas prescrit explicitement à son subordonné, mais il ne sou­ leva pas l’enthousiasme à Paris. Dans une note au ministre, Mestro35 (35) A . R.S., 2 D 2. Note sommaire sur les droits que nous avons acquis en Casamance [...], par J. André, chef du bureau des Affaires politiques, Gorée, 11.10.1863. Traités conclus par Bocandé : Acquisition de te r ra in s : 1er juin 1851, Iles Diogué et Bagancassar ; 27 juin 1852 : littoral maritime du cap Roxo et des marigots reliant de ce côté (sud) la basse Casamance à Focéan. b) Droits de suzeraineté de la France sur les territoires de : Cagnut, 25 mars 1851 ; Samatite, 25 mars 1851 ; cap Roxo, 27 juin 1852 ; Kion, 9 juin 1853. a)

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se déclara peu favorable à la prise de possession d’un nouveau terri­ toire qui irait s’ajouter à Grand-Bassam, à Assinie et au Gabon, coû­ teux et sans profit (36). L’acquisition du Rio Cassini ne fut ratifiée que par le décret présidentiel du 20 décembre 1883 (37). Le but de cette ratification tardive était de faire servir la possession — fictive — de cette rivière à J’échange contre Ziguinchor, comme cela fut fina­ lement conclu par la convention franco-portugaise de 1886 (38). Protêt, dont les deux ans réglementaires de commandement sont dépassés depuis mars 1858, sait que son départ est imminent. Il n’en va pas moins agir une dernière fois en Casamance. Des pirogues de guerre venues de la rive droite de l’estuaire ont enlevé trente cultiva­ teurs de Carabane dans les rizières de la pointe Saint-Georges, sur la rive gauche, territoire que Bocandé a fait reconnaître comme fran­ çais en 1851. Contre les présumés coupables, les villages de Karone et de Thiong, le commandant supérieur dirigea lui-même une opéra­ tion de représailles en février 1859. Mais les bâtiments français FArabe et la Stridente faillirent s’échouer dans les marigots des Bliss karones, d’où les villages fortifiés, tapis derrière l’épaisse mangrove, ne purent être canonnés qu’à l’aveuglette ; et la Stridente, endommagée par l’échouage, dut se retirer. Les chefs de Karone et de Thiong se refusèrent à toute négociation, et les actes de piraterie des pirogues de guerre à trente ou cinquante rameurs et guerriers ne furent pas interrompus. Le commandant supérieur dut laisser à Carabane une garnison de cinquante hommes, une chaloupe armée et des canons. Echec final, qui, s’il n’eut aucune conséquence sur la carrière de Pro­ têt, dut confirmer le ministère sur le bien-fondé de son rappel, déjà décidé quand le rapport d’opérations parvint à Paris.

6. Les Rivières du Sud, du Rio Nunez à Sherbro Dans les Rivières du Sud, où aucune autorité européenne ne s’exer­ çait du Rio Geba portugais à la Sierra Leone britannique, on assis­ tait aux derniers soubresauts de la traite négrière clandestine et au développement du commerce licite fondé sur les nouvelles cultures commerciales : l’arachide, mais aussi le café, principalement du Rio3678 (36) A .N .S.O .-M ., Gorée, IV 2 b. Rapport au ministre, 19.6.1857. (37) Du Clercq, Recueil des traités de la France, tome XV, p. 397. (38) Du Clercq, op. cit., tome XVII, pp. 199-202, Article 1er, par. 4 de la convention signée à Paris le 12 mai 1886 entre la France et le Portugal

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Nunez, et parfois l’huile de palme et les palmistes. Le pavillon fran­ çais dominait sur les navires de commerce et aussi sur les factoreries à terre, mais les produits fabriqués et la monnaie britanniques l’empor­ taient dans les échanges. La concurrence était vive et commençait à envenimer certaines rivalités locales, peu encouragées par les gouver­ nements métropolitains, mais attisées sur place par de petits incidents. Si la suppression du droit de visite depuis 1845 avait fait disparaître tout risque de graves frictions franco-anglaises, F animosité avait sur­ vécu à l’alliance contre la Russie comme elle avait jadis résisté à l’Entente cordiale. Le déclin du Portugal favorisait aussi la compéti­ tion pour certaines de ses possessions. Là non plus, Monléon ni Protêt ne faillirent à ce qu’ils considéraient comme leur devoir, compte tenu de la médiocrité de leurs forces navales et de la prudence imposée par le gouvernement. Le principal secteur névralgique était la Mellacorée, proche de la Sierra Leone, où s’exerçait aussi la poussée mandingue sur les popu­ lations animistes. Des commandants d’aviso en rapportèrent en 1854 et 1855 des traités dont le second, avec le chef de Malaguia, était très favorable aux commerçants goréens, incluant même une clause expresse d’exterritorialité (4 avril 1856). On était désormais entré dans F ère des « traité inégaux ». Dans le Rio Nunez, la primauté française semblait établie grâce aux traités de 1845 et 1848. Ce dernier cédait à la France le débar­ cadère et le plateau de Boké. L’occupation militaire n’avait pas suivi. L’aviso l e Crocodile fut envoyé par Protêt en 1854 pour confirmer les prétentions françaises. Autre expédition, plus décevante, en 1859 : l’Arabe, aux ordres du lieutenant de vaisseau Gaude, n’intimida pas suffisamment le roi des Nalous, Youra, négrier impénitent, exporta­ teur de « bois d’ébène » vers Cuba. On s’acheminait vers une occu­ pation militaire du Rio Nunez. Le lieutenant de vaisseau Gaude avait profité de la tournée pour renouveler le traité du 25 mars 1842 avec le roi soussou du Rio Pongo, Manga Kouloum, élevé à Gorée et connu des Français sous le nom de Mathias Kati. Dans cette rivière, où existaient de puissan­ tes factoreries et plantations étrangères, comme celles des Lightbourne, métis américains possédant plus de 4 000 esclaves de plantation, l’ara­ chide et le café avaient pris une grande extension. On supposait, non sans raison, que la traite négrière s’y pratiquait encore. Ici aussi le principe d’exterritorialité était introduit au bénéfice des traitants fran­ çais. Signalons enfin l’intervention de l’aviso le Grondeur, devant l’île KhfM-Hrn an cnH Hc F w t n w n

à la s u ite rhi n illa a e H’ u n e factorerie

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française (juillet 1857), en dépit des droits britanniques sur cette por­ tion du littoral. L’affaire eut un certain écho en Europe (39). La période de commandement de Protêt avait donc été active, du Cap-Vert à la Sierra Leone. La protection française avait été par­ tout accordée aux commerçants et aux capitaines de navires mar­ chands, et les traités anciens avec les chefs indigènes avaient été rem­ placés par de nouvelles conventions plus favorables. Mais Protêt n’avait pas d’instructions pour aller au-delà, c’est-à-dire pour impo­ ser ce que désirait l’impérialisme mercantile sénégalais et goréen : une souveraineté politique entraînant la suppression des « coutumes » et des droits d ’ancrage, et la fin de la concurrence étrangère dans les Rivières du Sud. On se mit donc à souhaiter un nouveau statut de la colonie de Gorée, avec un gouverneur plus complaisant à l’égard des intérêts du commerce, facilement confondus avec ceux de l’Empire français.39

(39) Article dans le Monde illustré, n° 38, 2 janvier 1858, p. 5, avec gravure : « Le Gron­ deur » devant Sherbro.

CHAPITRE XX

Le contrôle des pays de l’arachide (I)

1. La réunification de la Sénégambie française (1858-1861) L ’intervention du commerce Un peu plus d’un an après la séparation des deux colonies, le gou­ verneur du Sénégal se plaignait déjà des maux qu’elle engendrait. Engagé à fond dans la guerre contre les Maures, Faidherbe s’indi­ gnait des ventes d’armes que leur consentaient des maisons de Gorée ; il soulignait aussi les faits de traite qu’on tolérait « du côté de Gorée » — comme s’il n’en tolérait pas du côté de Bakeî —, et prenait argu­ ment de diverses frictions administratives pour affirmer qu’il y avait « de graves inconvénients à la séparation de Gorée et de Saint-Louis. L’antagonisme s’est montré de suite. Chacun de ces deux points a inté­ rêt à brouiller l ’autre avec le Kayor et avec les Maures. La séparation eût dû se faire pour les Comptoirs du Bas de la Côte seulement ».

Et de revendiquer déjà Gorée et ses dépendances jusqu’à la baie de Sierra Leone comme devant constituer le troisième arrondissement de la colonie du Sénégal. L’arrivée de Protêt à la tête de la division navale et de Gorée ne fut pas, on l’imagine, du goût de celui qui l’avait supplanté au Sénégal, non plus que la polémique évoquée plus haut sur les rôles portuaires respectifs de Dakar et de Saint-Louis. Dans l’ordre politique, le décret impérial du 24 juin 1858, créant un ministère de l’Algérie et des Colonies, posait sur la côte occiden­ tale d’Afrique un problème administratif malaisé à résoudre. Gorée et ses dépendances pouvaient-elles rester sous la tutelle de la Marine alors que toutes les autres colonies passaient à un autre département ? Fn hnnne rèvle. cette situation ne pouvait pas se perpétuer. Cepen-

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dant, la Marine étant le seul lien existant entre les différents comp­ toirs et postes du Bas de la Côte, une petite exception serait consen­ tie en les laissant sous l’autorité du chef de la division navale. Le Gabon, en particulier, était une création de la Marine et ne subsis­ tait que par elle ; mais il fallait s’attendre que les officiers de vais­ seau se sentissent frustrés par la perte de Gorée. La pilule serait moins amère si on la faisait avaler par le nouveau commandant naval ; le départ de Protêt, remplacé en février 1859 par le capitaine de vais­ seau Bosse, allait en fournir l’occasion. La versatilité des commerçants et traitants de Gorée offrait un motif supplémentaire. Ceux qui avaient le plus poussé à la roue pour la séparation se plaignaient désormais d’être les mal-aimés d’un com­ mandant supérieur naval trop enclin à cingler vers le sud. (Il ne pou­ vait aller vers le nord, ce n ’était pas son fief !) « Ah, si nous avions un Faidherbe », gémissait-on au pied du Castel. Et d’inonder le minis­ tère de notices et de pétitions, ce mode d’expression bâtard de la volonté bourgeoise en régime autoritaire. Même l’opération de Dakar, pourtant fructueuse, n’eut pas leur pleine approbation. Certes Protêt méritait un hommage à « son zèle, son dévouement, son intelligence administrative (sic) (1) », mais voici le portrait de la nouvelle admi­ nistration telle que la souhaitaient les Goréens : « Active, vigilante, dont l’attention soit fixée d’une manière per­ manente sur la marche des affaires (2), sur les difficultés sans nom­ bre qui peuvent surgir entre notre commerce et les peuplades si diver­ ses avec lesquelles nous sommes en relations, prête à aplanir ou vain­ cre les difficultés ; enfin, une administration capable, par la connais­ sance parfaite qu’elle doit avoir de ce pays, par les explorations qu’elle dirigerait, d’imprimer une impulsion intelligente à toutes nos entreprises. »

Qui ne comprendrait que l’administrateur idéal, celui dont la sil­ houette paraît en filigrane dans ce texte, n’est autre que Faidherbe ? Il vient de faire preuve, au Sénégal voisin, des capacités et des con­ naissances que l’on suggère avoir fait défaut à Protêt. Mais, à Paris, on tergiverse : les problèmes internationaux, notamment la politique italienne, où le prince Jérôme est détourné des questions coloniales par son mariage avec la princesse Clotilde de Savoie, et les change­ ments intervenus au ministère retardent la solution. Derrière les pétitionnaires se profile encore une fois l’ombre impé­ rieuse des « Sénégalais », ces grands commerçants bordelais ayant1 (1) A .N .S.O .-M ., Gorée, III 1 b. Pétition de Gorée, 23.6.1858. (2) Protêt n ’était pas asse7 soupîpmr j

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pignon sur rue à Gorée comme à Saint-Louis. La conclusion de la guerre des coutumes ne les a pas satisfaits. La politique d’expansion dans le haut fleuve a eu leur faveur. Mais leur zone d’action est éten­ due sur les deux colonies, de Saint-Louis aux Rivières du Sud : l’ara­ chide les intéresse plus que tous les autres produits. Maurel et Prom construisent une huilerie à Bordeaux ; et les analyses chimiques vien­ nent de démontrer la supériorité des arachides du Kayor ; la hiérar­ chie des huiles obtenues est la suivante : — Kayor ; — Saloum ; — Galam et Gambie ; — Casamance ; — Rivières du Sud. Les cours, au plus bas en janvier 1858, remontent sensiblement. Pour toutes sortes de raisons, un régime unique devient nécessaire à la régularité des transactions. Faidherbe va bientôt, nul n’en doute, annexer Gandiole et contrôler le nord du Kayor. Au sud, où Dakar et surtout Rufisque sont les principaux points d’arrivée, il faut en faire autant pour le Sine, le Saloum et même le Baol. Une même main doit tenir fermement les deux branches du casse-noix dans lequel on pressera l’arachide sénégambienne, principalement celle du Kayor. L’insistance des pétitionnaires et de leurs représentants à Paris n’eut pas beaucoup de mal à convaincre la direction des Colonies de reti­ rer Gorée et ses dépendances jusqu’à la Sierra Leone à l’autorité du commandant de la division navale. Celui-ci dut se contenter des Comp­ toirs du Sud et du Gabon. Il fut plus difficile et plus long de faire admettre la fusion des deux colonies en une seule, tout le monde ne souhaitant pas que la seconde fût étroitement subordonnée à la pre­ mière. On eut donc, pendant deux ans au moins, un régime intermé­ diaire où Gorée, sous les ordres du gouverneur de Saint-Louis, jouissait d’une certaine autonomie. Mais comme ce gouverneur était encore Faidherbe, on pouvait compter sur son habileté manœuvrière pour réduire progressivement cette autonomie à quelques signes extérieurs tels que le maintien d’un régime douanier particulier et la survie du conseil d’administration de Gorée. Pinet-Laprade restait « comman­ dant particulier ». La fusion administrative fut cependant plus qu’amorcée par deux actes essentiels. Tout d’abord le décret impé­ rial du 26 février 1859 : « A r t ic l e premier . — L’île de Gorée et les établissements fran­ çais situés au nord de Sierra Leone sont placés sous l ’autorité du gou-

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« A r t ic l e 2. — Les établissements français au sud de Sierra Leone continuent d’être placés sous l’autorité du commandant de la division navale des côtes occidentales d’Afrique. « A r t ic l e 3 . — Le décret impérial du 1er novembre 1854 est main­ tenu en tout ce qui n’est pas contraire au présent décret. »

Ensuite, la mise à l’étude de la proposition faite par Faidherbe d’organiser l’ensemble sénégambien en trois arrondissements : — Saint-Louis, du cap Blanc jusqu’à la limite de navigation aux basses eaux du fleuve, le banc de Mafou, en amont de Podor, et de Saint-Louis au cap Vert ; — Bakel : tout le haut fleuve à partir de Mafou ; — Gorée : du cap Vert à la pointe de Sangomar, et ensuite tous les comptoirs de la côte jusqu’à la Sierra Leone (3). Ainsi, assortie d’une unification douanière partielle, la fusion com­ plète pourrait être réalisée au 1er janvier 1860. Mais l’union totale était-elle vraiment souhaitée des négociants — auxquels elle interdi­ rait dorénavant de jouer sur les deux tableaux — et des bureaux ? La petite guerre de l’autonomie goréenne dura jusqu’au départ de Faidherbe, en juin 1861. Son successeur, Jauréguiberry, y mit fin de façon drastique en divisant la colonie en sept arrondissements, SaintLouis, Richard-Toll, Dagana, Podor, Bakel, Gorée, Sédhiou. Deve­ nue simple chef-lieu du sixième arrondissement, du cap Vert au Saloum inclus (4), Gorée perdait aussi son conseil d’administration et son com­ mandant particulier (5). Cette fragmentation en sept arrondissements d’une colonie encore dans l’enfance a souvent été reprochée à Jauréguiberry. On a consi­ déré cette mesure comme aberrante. En réalité, ce huguenot, libéral dans ses opinions, mais autoritaire dans ses actes, a voulu, à l’instar des Constituants français de 1790 créant les départements, briser le cadre provincial de la colonie. Aux deux provinces de la Sénégambie, il a substitué sept arrondissements, pensant ainsi réduire Gorée « à son septième d’influence » (6). Lorsque Faidherbe reviendra, le 15 juillet 1863, il n’aura rien de plus pressé que d’abolir les divisions administratives établies par son (3) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 13 a. Gouverneur à ministre, 13.7.1859. (4) Arrêté du gouverneur du 23 décembre 1861. (5) Arrêté du gouverneur du 14 janvier 1862. (6) A .N .S.O .-M ., Sénégal, VII 13 e, p. est., 14.3.1862. Jauréguiberry à directeur des Colonies : « Si l’on veut que le service marche, que les intérêts mesquins de personnes ou de localité ne soient pas une cause permanente d ’entraves il faut que les dépen­ dances soient de simples arrondissements, relevant d ’une seule autorité, celle du gouver­ neur, éclairée par les chefs de service d e G enirm ie on»'»™

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prédécesseur, et de rétablir les trois arrondissements de 1859. Mais cette fois, grâce à Jauréguiberry, l’autonomie goréenne aura vécu. Il ne sera plus jamais question de deux colonies distinctes, même si, en 1870 et 1871, certains nostalgiques du passé l’ont encore souhaité. L’unité administrative de la Sénégambie, c’est Jauréguiberry qui l’aura faite ; le moins qu’on puisse dire, c’est que sa mémoire en a été bien mal récompensée.

2, L’encerclement du Kayor

La banlieue de Saint-Louis : le Toubé et Gandiole L’idée de s’étendre au Kayor était contemporaine des années 1840 et des progrès considérables de l’huile d’arachide sur le marché inté­ rieur français. La politique des commerçants français au Sénégal avait été de transposer les méthodes de la traite de la gomme au troc des arachides, et d’attiser les convoitises des chefs et l’intérêt des culti­ vateurs encore libres par les objets d’échange et les cadeaux en nature ; mais aussi, quoique timidement, par l’introduction des espèces moné­ taires. De ce fait, et comme il s’agissait d’une culture dont les tra­ vaux s’étalaient sur cinq à six mois, et non plus d’une cueillette sai­ sonnière brute, un minimum de tranquillité publique devenait néces­ saire. Cette tranquillité, aussi indispensable aux agriculteurs eux-mêmes qu’aux transporteurs et aux commerçants, les darnels du Kayor sem­ blaient incapables de l’assurer. Rivalités dynastiques quasi permanentes, ivrognerie chronique des souverains et des princes (7), féodalité remuante7 (7) Oumar Bâ, La pénétration française au Cayor, tome I, première et deuxième par­ tie, 16 décembre 1854-28 mai 1861. Recueil n° 2 de la « Collection des documents inédits pour servir à l’histoire de l’Afrique », 503 p., ill., cartes h.t., doc. h.t., chez l ’auteur, Dakar 1976 (pp. 252-258). Dans un de ses commentaires, O. Bâ laisse entendre que Je dame! Biraïma (Birima Ngone Latyr) (1854-1859) aurait pu être victime d’un empoisonnement « à retardement », un poison subtil étant mêlé à l'alcool que lui offraient périodiquement gouverneur et commerçants. Mais tous les voyageurs depuis La Courbe et Le Maire au x v h * siècle ont décrit les rava­ ges que l’ivrognerie faisait chez les souverains et grands féodaux des pays wolofs non isla­ misés. Le mélange favori de Biraïma, selon Faidherbe, était fait d ’absinthe et d’eau de Cologne. Point n’est besoin de ciguë ou d’arsenic pour achever promptement même un jeune homme d’une vingtaine d’années ! Cependant, il serait vain de nier le calcul politi­ que ou mercantile de ceux qui favorisaient par des cadeaux d’alcool des penchants aussi

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des garmis, pillages des tyeddos, point n ’était besoin des périodiques vols de criquets pèlerins pour expliquer l’irrégularité des récoltes et des livraisons. Dès 1844, Bouët-Willaumez avait appelé l’attention du ministre sur les avantages d’une occupation du Wâio, de Gandiole et des environs immédiats de Saint-Louis. Il regrettait l’absence de contrôle sur ces territoires mal gouvernés. En 1850, Baudin revient à la charge en soulignant que l’arachide, qui a supplanté le mil au Kayor, fait l’objet d’un « immense com­ merce », que le damel a voulu concentrer à Gandiole — non sans difficultés. Il propose de passer « un bon traité avec le Kayor », puis de construire un pont à Leybar pour attirer le commerce des arachi­ des vers Saint-Louis. Cela pourrait devenir un casus belli avec le damel ; mais, signalait-il à Protêt en lui passant ses pouvoirs, « le véritable côté vulnérable du Kayor consiste dans l’enlèvement des salines de Gandiole, qui font le principal revenu du damel ; mais il faudrait un camp bien défendu pour en assurer l’exploitation aux gens de Saint-Louis ». En 1854, Protêt confia à Faidherbe la construction, envisagée de longue date, d’un pont sur le marigot de Khor, à Leybar. C’est donc en qualité de sous-directeur du Génie et des Ponts et Chaussées que le futur gouverneur, par ordre de son prédécesseur, bâtit ce modeste ouvrage dont beaucoup d’historiens lui attribuent l’initiative. A Pro­ têt revient de ce fait la décision du premier empiètement sur le terri­ toire continental du Kayor ; l’année suivante, Faidherbe renforça ce premier tentacule économique en plaçant à Leybar un poste militaire dans une tour fortifiée, et un percepteur wolof chargé de collecter pour le compte du damel les droits de sortie des marchandises. Ceux-ci étant réglés à un taux moins élevé et moins fantaisiste que celui de Gandiole, le trafic se détourna peu à peu de ce dernier village, comme le souligna un peu plus tard Faidherbe lui-même. Mais il restait le revenu des salines. Et il était tentant d’accaparer le sel du Kayor pour l’échanger contre ses arachides (8)... La guerre des coutumes contre les Maures fournit à Faidherbe de bons prétextes pour accentuer la pression sur la partie nord du Kayor, dont la colonie était devenue largement limitrophe par la conquête et l’annexion du Wâio. Il décida l’organisation d’une « banlieue de (8) Carrère et Holle, De la Sénéeamhi& frantic**

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Saint-Louis », qu’il délimita aussitôt, sur le terrain, par l’érection de tours de défense ; le ministre fut mis devant le fait accompli : « Les villages compris dans ce territoire auront des chefs nommés par nous et n’agissant que d’après nos instructions. « Cette banlieue est défendue par une série de tours défensives qui n’exigent que cinq hommes de garnison. « Les noms en rouge sont ceux des villages qui appartiennent au Cayor, quoiqu’ils subissent aujourd’hui complètement notre influence et obéissent à nos ordres. On verra plus tard ce qu’il y aura à faire de ces villages. »

La banlieue de Saint-Louis comprendra entre autres les villages suivants appartenant au Kayor (noms écrits en rouge sur le document original) : « « « « « « « « «

— — — — — — — — —

Leybar, aujourd’hui au Kayor ; Ngalel, aujourd’hui au Kayor ; Maka Toubé, aujourd’hui au Kayor ; Gandon, aujourd’hui au Kayor ; Ngay-Ngay, aujourd’hui au Kayor; Ndiaker, aujourd’hui au Kayor ; Mouit ; « L’ensemble de ces trois villages est ce qu’on Ndiol ; appelle Gandiole et appartient au Kayor. (9) » Ndieben.

Sur la liste figurent également Dialakhar supérieur et Dialakhar inférieur, à la limite du Wâio et du Toubé. Ce petit territoire venait d’être déclaré « province française » et rattaché à la banlieue de SaintLouis moyennant une redevance au damel (14 mai 1856). Par ces déci­ sions unilatérales, la petite province du Toubé, ensemble de presqu’îles et d’îlots séparés par des bras du fleuve et des lagunes, était prati­ quement annexée à la colonie. Faidherbe avait dès 1855 cessé de payer au chef de Sor la redevance annuelle acquittée depuis l’installation des Français à Saint-Louis au xvn* siècle. Pour etayer cette mainmise sur le Toubé, Faidherbe la fera enté­ riner dans l’article premier du traité du 31 mai 1858 avec le roi des Trarzas par lequel celui-ci « reconnaît en son nom et au nom de ses successeurs que les territoi­ res du Wâio, de Gaé, de Bokol, du Toubé, de Dialakhar, de Gan­ diole, de Thionq, de Djiaos, de N ’diago appartiennent à la France ». (9) A.R.S." 2 B, non côté. Gouverneur à ministre, Saint-Louis, 8.6.1856. « Projet d’orga­ nisation de la colonie ». Les tours défensives étaient au nombre de six, dont deux au Kayor,

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Nous avons souligné en temps et lieu que Mohamed el Habib n’avait pas plus que Faidherbe le droit de reconnaître à la France la possession de territoires qui n ’avaient jamais appartenu aux Trarzas, ou été revendiqués par eux. La « banlieue » de Saint-Louis était fondée, et, avant même que la colonie soit réunifiée, le gouverneur avait définitivement mis la main sur Dialakhar, Leybar et Gandiole, par où parvenaient à Saint-Louis les arachides du Kayor septentrio­ nal. Il ne tarda pas, en 1859, à en faire autant pour Ntengue Guedje, plus connu sous le nom de Rufisque, embarcadère de la production du Kayor du Sud vers Corée et l’Europe. Après avoir constitué la banlieue de Saint-Louis, il entendait bien organiser celle de Corée. L’expédition du Sine allait lui en fournir l’occasion.

L ’expédition du Sine (mai 1859) La genèse de l’expédition On a souvent considéré la mainmise française sur le Sine et le Saloum comme la première manifestation d’une orientation « sudiste » de la politique de Faidherbe, sitôt Gorée placée sous son autorité. C’est ici prendre la conséquence pour la cause. L’action entreprise au printemps de 1859 a eu pour principal motif le contrôle des régions arachidières les plus éloignées de Saint-Louis, et la saisie de leurs débouchés maritimes : Rufisque, pour le Kayor méridional ; Bargny et Portudai, pour le Baol ; Joal, pour le Sine. Le contrôle et la régle­ mentation des échanges imposés au Nord, de Gandiole à Leybar, seraient inopérants s’ils n ’étaient assortis de mesures équivalentes au Sud. L’unité de la colonie rendait cela possible, et on peut constater que Faidherbe n ’a pas attendu longtemps pour passer à l’action ; il ne prit même pas le temps de solliciter l’agrément ministériel. C’est que le Kayor risquait de voir s’ouvrir du jour au lendemain une suc­ cession délicate, Biraïma pouvant succomber à la première crise de delirium tremens. Le teeny (ou teigne) du Baol serait alors au pre­ mier rang des prétendants. On le croyait gagné par la propagande tidjane d’El Hadj Omar ; il importait de prendre des gages dans les deux royaumes wolofs avant qu’une unité de commandement, là aussi, leur rendît une meilleure capacité de résistance. Des motifs économiques plus précis semblent devoir être égale­ ment invoqués. Une lettre de Marc Maurel à Pinet-Laprade laisse peu de doute sur l’intervention de la puissante maison bordelaise. On sug­ gère au commandant particulier d’agir au Baol, pour « protéger ce

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pays des tyeddos du Kayor », et d’y faire tracer une piste jalonnée jusqu’à Dakar : « Mon but [conclut Marc Maurel] consiste principalement à atti­ rer votre attention sur une localité que je croîs très importante pour l ’avenir commercial de Gorée et de la presqu’île du Cap-Vert (10). »

Les partisans d’une expansion plus méridionale furent quelque peu déçus. Pinet-Laprade aurait préféré voir le gouverneur agir en Casamance, « où la dernière expédition ne semble pas [commente Faidherbe] avoir beaucoup amélioré notre position. Je lui fis remarquer qu’il y avait beaucoup à faire aux portes mêmes de Gorée et qu’il me paraissait naturel de commencer les opérations en rayonnant du centre vers la périphérie (11) ».

Pour justifier son intervention aux yeux de ses supérieurs, Fai­ dherbe ne manqua pas d’invoquer les « droits historiques » de la France sur la Petite Côte depuis les fameux et introuvables « traités Ducasse » de 1679. Il y ajouta une argumentation sur la reconnais­ sance de ces droits par les traités franco-anglais de 1783 et de 1814, qui remettaient la France en possession du Sénégal et de Gorée dans l’état où ils se trouvaient avant la guerre de Sept Ans, et avant cel­ les de l’Empire. « Nos droits sur cette côte sont donc parfaitement constatés, mais nous étions loin de les faire valoir ; même immédiatement après les traités Ducasse, ils n’avaient jamais été suivis d’un commencement d’occupation sérieuse. »

Dans le rapport motivant son intervention, Faidherbe justifiait Purgence de celle-ci par la dégradation constante des relations avec les chefs indigènes, et le récit de leurs méfaits, vols, pillages, sacrilè­ ges et profanations, actions dues non seulement à des particuliers, mais à des représentants officiels du roi de Sine. Choix habilement présenté en une gradation faite pour exciter la vindicte du gouverne­ ment impérial, protecteur du commerce et des missions, et gardien*1 (10) A .M .P ., registre n° 9, 1858-1860, p. 291. Marc Maurel à Pinet-Laprade, 16.5.1859. (11) A .N .S.O .-M ., Sénégal, 1 46 a. Faidherbe à ministre, rapport sur l’expédition faite dans les oavs de Sine et Saloum, Saint-Louis, 14.6.1859.

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sourcilleux de P honneur national, Et Faidherbe de conclure : « Cet état de choses me fit croire une expédition nécessaire (12), » Les opérations militaires L’expédition se déroula du 6 au 27 mai 1859» en cette fin de sai­ son sèche où, passé Rufisque, et malgré la proximité de P océan, la chaleur devient vite insupportable» tandis que les mares d’eau douce sont à sec et les puits très appauvris. Il n’est guère possible non plus de se nourrir sur le pays» les greniers à mil et à riz étant presque vidés de la récolte de P année précédente. L’affaire se présentait comme une affirmation de souveraineté totale sur Dakar et la presqu’île du Cap-Vert, une tournée d’intimi­ dation militaire et politique dans les royaumes voisins» et l’occasion de régler quelques comptes» si possible sans effusion de sang. La colonne était composée de troupes de la garnison de Saint-Louis — 200 tirailleurs sénégalais» des artilleurs et des marins de FAnacréon. Elle atteignit par mer Corée» où elle s’adjoignit 160 hommes d’infan­ terie de marine et 100 volontaires de Corée, recrutés par PinetLaprade. 225 autres supplétifs furent levés à Dakar ; les circonstan­ ces de leur recrutement laissent planer un doute sur la spontanéité de leur volontariat : « A peine arrivés à Dakar, nous convoquâmes tous les habitants de la presqu’île. Je leur dis qu’ils étaient Français et qu’en cette qua­ lité ils eussent à prendre les armes pour se joindre à nous et partici­ per à l’expédition que nous allions faire chez leurs voisins,,. Cette exi­ gence les étonna bien un peu, mais ils n ’osèrent refuser, et, le lende­ m ain 7 mai, [...] je parcourais la presqu’île dans toute son étendue avec les tirailleurs et les compagnies de débarquement, forçant cha­ que village à nous fournir un contingent de volontaires (sic). Le 7 au soir, je rejoignis la colonne [du commandant Pinet-Laprade] à Tiaroy, avec 225 volontaires. C ’était le nom bre que nous avions désigné, La colonne se m ontait alors à 800 hommes environ, (13) »

Ainsi s’affirmait la réunification de la colonie sous un seul chef, le gouverneur. A la colonne participaient des Blancs, des métis de Gorée et de Saint-Louis» des Noirs du fleuve devenus tirailleurs séné­ galais» et des Lébous du Cap-Vert» proclamés Français et contraints de servir aussitôt leur nouvelle patrie ! Le procédé n’était pas neuf ; la conquête de l’Algérie en avait fourra bien des exemples. Il reste123 (12) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 46 a, idem. (13) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 46 a, p. cit,, 14,6,1859.

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que cette troupe disparate devait assez vite s’affirmer trop nombreuse pour les ressources du pays parcouru. Faidherbe en prit conscience dès son arrivée à Rufisque, où il limita à 25 le nombre de volontai­ res à recruter. Mais, ici encore, leur présence valait surtout par le symbole du protectorat que le gouverneur, comme à Gandiole, insti­ tua aussitôt sur ce territoire appartenant au damel du Kay or. Satis­ faction fut donnée aux vœux des commerçants de Corée, et tous les droits qui frappaient les marchandises furent abolis ; seul subsista un droit de sortie sur les produits du Kayor, droit réduit de moitié pour l’harmoniser avec ceux perçus à Gandiole et à Leybar : autre affir­ mation d’unité. « Ce droit sera perçu par un agent du damel agréé par nous : j ’avais en quelque sorte le consentement du roi du Kayor pour ces réformes. »

D’autres mesures tendent à renforcer le protectorat que désormais la France exerçait sur Rufisque : construction d’un blockhaus « comme réparation de l’assassinat commis le 7 décembre 1858 », autorisation pour les sujets français de construire en maçonnerie leurs établisse­ ments commerciaux, interdiction de vendre des terrains à des étran­ gers, promesse de protéger les Rufisquois contre les tyeddos du damel. Les habitants doivent de leur côté respecter la personne et les biens des Français établis chez eux, mais continuer de payer leurs redevan­ ces au souverain du Kayor : ce n’est pas encore l’annexion totale. Du 10 au 15 mai, la colonne balaie le littoral de Rufisque à Joal, sans rencontrer de résistance. Puis les choses se gâtent brusquement : un accrochage involontaire avec le boumi, successeur désigné du bour Sine, entraîne l’ouverture des hostilités avec ce personnage, et le royaume de Sine est envahi par la colonne française. Le gros de celleci, aux ordres du gouverneur, remonte l’estuaire par Silif et Fatik ; elle perd rapidement contact avec ses bateaux d’escorte, retardés par la marée et l’incertitude d’une navigation qu’aucune carte ne guide. Les vivres sont insuffisants ; l’eau potable, rare. C’est le moment que choisit le bour Sine, à la tête d’une nombreuse cavalerie, pour atta­ quer la colonne — réduite à 50 soldats, 225 tirailleurs et soldats noirs et 325 « volontaires » de Gorée et du Cap-Vert. Les charges des cava­ liers sérères sont repoussées, non sans peine, à quatre reprises ; ceux-ci battent enfin en retraite, laissant plusieurs dizaines de morts et de blessés sur le terrain. Le village de Fatik est brûlé (18 mai 1859). Mais la pénurie d’eau s’aggrave ; les tirailleurs sénégalais s’agitent. Jusqu’au 21, la situation est critique. L’arrivée des bateaux — FAna­ créon, le Podor, la Trombe — la rétablit enfin. Sur le Podor, le gou-

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

vemeur, qu’accompagne Brossard de Corbigny, descend le Sine, puis remonte le Saloum jusqu’à Kaolack. Là, il impose aux rois sérères des « traités » qui font de leurs États des zones étroitement surveil­ lées par l’autorité française, et réservées au commerce français. Seuls les Français auront le droit de s’établir sur la Petite Côte. Ils pourront y bâtir en dur (condition nécessaire à la conservation des arachides). Ils jouiront de l’exterritorialité, et n’acquitteront qu’une taxe de 3 % à l’exportation au bénéfice des souverains locaux. Des fortins seront édifiés à Rufisque (Kayor), Saii-Portudal (Baol), Joal et Sangomar (Sine), et Kaolack (Saloum) : sentinelles et postes de douane pour chacun des Etats sérères. Faidherbe reconnaît ensuite que ces « conventions » ne sont que des conditions imposées unilaté­ ralement, et non discutées avec les parties opposées. Mais qu’im­ porte : « Le droit est de notre côté, la force aussi, et personne ne peut s ’opposer à l’accomplissement de nos projets. « En un mot, la réalisation des traités Ducasse est en très bonne voie. Quelques années de persévérance, et elle sera complète. (14) »

Les conséquences de l’expédition du Sine En engageant sans approbation préalable une opération « toute pacifique » qui avait entraîné une campagne de vingt jours, un furieux combat et des pertes sensibles par maladies ou insolation, Faidherbe encourait les reproches du ministère, et peut-être pis : son rappel. Il avait pour lui d’avoir gagné, et d’avoir du même coup rallié à sa personne et à son autorité le commandant particulier de Gorée. PinetLaprade adressa en effet directement au ministre un court rapport soulignant le plein succès de l’opération et le calme complet qui régnait dans les régions parcourues et soumises : le roi avait envoyé par deux fois son ministre à Gorée pour demander la paix : « Envoie-moi un papier ! Accorde-moi la paix ! Nous avons com­ pris et nous acceptons, O Sultan tout-puissant, O Roi des Rois. Nous implorons le pardon de Dieu et le vôtre. Moi, Boukar Khilas, je me repens sincèrement comme le roi des Trarzas, damel et bour Saloum, et. je m ’abaisse plus qu’eux. (15) »145 (14) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 46 a, pièce citée, et A .M .P ., registre France-Afrique, 1858-1859. Maurel à Bordeaux, à Vézia, fondé de pouvoirs à Gorée, Rufisque, 17.8.1859. (15) A .R .S., 13 G 318. Correspondance du bour Sine et de chefs indigènes, 1859-1877. Lettres en arabe et traductions, pièces 1-3. Bour Sine Coumba Ndoffène, Boukar Khilas, s.d ., reçues à Saint-Louis le 6 juin 1859.

LE CONTRÔLE DES PAYS DE L’ARACHIDE (I)

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De son côté, le bour Saloum acceptait formellement les termes du « traité » imposé par Faidherbe, et qui reproduisait presque mot pour mot les conditions exposées par le gouverneur dans sa lettre au ministre (16). Le nouveau ministre de F Algérie et des Colonies eut-il Fimpresion qu’on avait voulu profiter du changement de titulaire pour lui forcer la main ainsi qu’à ses bureaux ? Toujours est-il qu’il mani­ festa son humeur dans sa réponse. Après avoir approuvé l’expédi­ tion faite par le commandant Faron contre les Maures braknas, comme conforme à l’esprit et à la lettre des instructions de son prédéces­ seur, il disait ne pouvoir « approuver aussi complètement l’expédition par vous dirigée dans les rivières de Sine et de Saloum, et son opportunité laisse des doutes dans mon esprit ».

Le ministre n’a pas manqué de remarquer que l’expédition a été mise en péril un moment, faute de vivres, et craint que les nouveaux postes n’entraînent un trop lourd surcroît de charges, tant militaires que budgétaires, pour une colonie qui vit essentiellement de la sub­ vention métropolitaine allouée chaque année. « Aussi je crois qu’il est utile que vous vous absteniez d’étendre notre domination au-delà du point qu’elle a ou qu’elle aura atteint au moment où vous recevrez la présente dépêche, dont je vous prie de m ’accuser immédiatement réception. »

Pour terminer, le ministre insistait sur l’obligation de rigueur finan­ cière et de prudence politique (17). La semonce était certainement la plus rude que le gouverneur eût jamais reçue depuis son entrée en fonctions cinq ans plus tôt. Elle semblait bien mal augurer des rap­ ports entre Chasseloup-Laubat et Faidherbe. La justification que ce dernier ne manqua pas d’adresser à Paris suffit-elle à aplanir le dif­ férend ? Une cabale s’était émue des initiatives de Faidherbe et récla­ mait son rappel, en prétendant qu’il ne songeait qu’à guerroyer pour gagner des galons et des décorations. Le parti « maure », comme le surnommait l’entourage du gouverneur, relevait la tête. Mais Marc Maurel veillait au grain. L’action menée de Rufisque au Saloum com­ blait les vœux des huiliers bordelais.16*

(16) Ce traité et celui imposé au Sine figurent dans A .R .S., 13 G 4, folio 45, et 13 G 6, folio 5. Ils sont reproduits dans les Annales sénégalaises, pp. 405 et 406. /1

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Informé par ses amis, Faidherbe entreprend de répondre point pour point à la lettre du ministre. Dans un long mémoire, il souligne que l’expédition qu’on lui reproche s’inscrit dans la politique d’ensemble qui lui avait toujours été recommandée pour isoler le Kayor et arrê­ ter l’expansion islamique dans les États wolofs. Il ajoute qu’ayant fait évacuer les tours de guet du Wâio, que la paix avec les Mau­ res rend superflues, il en reportera garnisons et dépenses sur Gorée, qui pourra ainsi entretenir et garnir des quelques soldats nécessaires les blockhaus et petits postes créés de Rufisque à Kaolack. Il joint à sa lettre un état comparatif de la colonie en 1854 et 1859, dont il a ordonné la rédaction au directeur des Affaires indigènes, L. Flize ; et il termine en se plaignant d’avoir été desservi auprès du ministre par certains hauts fonctionnaires du département (chose qu’il n’a pu apprendre que par Marc Maurel) ; il propose de demander son rappel. Cette lettre et le mémoire récapitulatif de Flize lui vaudront deux réponses. L’une, officielle, sur laquelle nous reviendrons à propos des événements du Kayor. L’autre, confidentielle, que nous citons ici, et qui marque, croyons-nous, le début des relations confiantes et ami­ cales entre Chasseloup-Laubat et Faidherbe. Le ministre ne croit pas à la cabale, et n’a pas retenu de propos hostiles au gouverneur : « Quoi qu’il en soit, colonel, soyez bien persuadé que j ’apprécie trop ce que vous avez fait et que j’ai une trop haute estime pour votre caractère pour m ’associer jamais à des sentiments qui ne vous seraient pas favorables. Laissez-moi donc compter sur votre concours dans cette œuvre difficile qu’il nous faut poursuivre au Sénégal. Laissez-moi croire qu’aucun découragement ne s ’emparera de votre esprit, et qu’indépen­ damment de la raison de fortune dont vous m’avez parlé et qui m ’a profondément touché vous aurez bien des motifs pour vouloir mener à bonne fin ce que vous avez si heureusement commencé ; et parmi vos motifs je serais aise de penser que vous comptez sur ma ferme volonté de vous aider autant que cela dépend de moi. »

Le ministre ajoute qu’il a lui aussi fait la comparaison entre 1854 et 1859, et qu’il est frappé des résultats obtenus, mais qu’il doit comp­ ter avec les exigences budgétaires, d ’où sa réaction au sujet de dépenses nouvelles qui ne paraissaient pas suffisamment couvertes par les res­ sources disponibles. Une lettre officielle est adressée à ce sujet, mais le gouverneur est prié de trouver dans cette communication confiden­ tielle « un témoignage tout particulier de satisfaction et des sentiments tout personnels » du ministre, qui a écrit cette lettre de sa main (18).18 (18) A.N. Mi 230. Papiers C h asselo u p -L a u b a t, 1-1859, pp. 60 et 61. Chasseloup-Laubat

à c o lo n e l Faidherbe ? 1 1 i

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En obtenant son quitus pour l'expédition du Sine, Faidherbe rece­ vait aussi l’autorisation formelle d’agir au Kayor (19). Cependant, tout n’est pas apaisé dans les pays sérères. Certes, les souverains n’entravent pas la construction des postes de Joal, Rufisque, Portudal et Kaolack, maïs ce dernier surtout paraît bien isolé, à une trentaine de lieues de la pointe de Sangomar. Pourtant, son site de fond d’estuaire attire les maisons de commerce : en 1862, il y en aura quatre, dont Maurel et From, et seize traitants. En outre, le poste prévu à Fatick n’est pas construit, ce qui est sans doute interprété par le bour Sine comme une preuve de faiblesse : celui-ci recommence ses exactions, troublant la traite des arachides à la fin de 1860. Les commerçants sont déçus. De son côté, le boar Saloum reprend ses échanges de sel et de mil en Gambie contre des armes. Le conseil d’administration de Gorée pousse à une expédition qui ramènerait le calme et rétablirait les « bons » courants commerciaux. On fit d’une pierre deux coups : le corps expéditionnaire envoyé en Casamance pour châtier Sandiniéri revint par le Saloum et occupa sans combat Kaolack (26 février-10 mars 1861). Le bour Samba Laobé signa un nouveau traité, cédant à la France en toute propriété un terrain de 600 mètres de rayon autour du fortin de Kaolack ; il ver­ sait une contribution de guerre de 500 bœufs, et s’engageait à proté­ ger le commerce et la traite des arachides (20). Le bour Sine obtint lui aussi la paix à des conditions semblables (21). Ainsi semblait s’être accomplie sans grave effusion de sang la réalisation des « traités Ducasse ». Mais Faidherbe et Pinet-Laprade n’avaient eu affaire qu’à des souverains affaiblis, dont l’autorité était contestée par la poussée dans leurs États d’un islam tidjane dur et conquérant. Un disciple d’El Hadj Omar, Mabâ Dyakou, allait menacer à la fois les Fran­ çais de la Petite Côte, les Anglais de Gambie et les royaumes sérè­ res. Le territoire, qui venait d’être ouvert à l’autorité et au négoce de la France, n’était pas au bout de ses malheurs. Mais, en ce début d’année 1861, c’est vers le Kayor que se concentraient les activités militaires et les espoirs commerciaux.19

(19) À .N .S.O .-M ., l 46 a. Ministre à gouverneur, « Instructions générales », Paris, 21.11.1859, et, ibidem, lettre du même au même, 21.12.1859. {"HW

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CHAPITRE XXI

Le contrôle des pays de l’arachide (II) : le Kayor

1. L’encerclement du Kayor Envisagée bien avant Faidherbe, l’intervention au Kayor devait nécessairement être retardée par la division de la colonie en 1854. Mais, pendant les cinq années de séparation, l’entreprise n’avait été perdue de vue ni à Corée — avec la fondation du poste de Dakar — ni à Saint-Louis. En intervenant dès janvier 1855 au Wâlo, Fai­ dherbe ne dissociait pas systématiquement les problèmes de ce pays, bientôt « annexé » à la France, de ceux des autres morceaux de l’ancien Empire dyolof (1). Toutes les fois que les guerres contre Omar ou contre les Maures lui en laissèrent le répit, il intervint pour affir­ mer au Kayor une sorte de suzeraineté extérieure du Sénégal et de la France, en attendant de pouvoir y exercer l’autorité intérieure. Il aimait à se dire successeur des braks, et brak du Wâlo lui-même, quand il n’attribuait pas ce titre à S.M. Napoléon III. C’était gravir un premier échelon vers la réunification des pays wolofs sous la pro­ tection de la France et du gouverneur. Faidherbe a caressé l’idée de s’oposer à l’expansion islamique tidjane en refaisant un seul bloc de ces pays encore largement animistes. De là le caractère hésitant et l’attitude déconcertante, tantôt favorable, tantôt hostile, de sa politi­ que à l’égard des communautés musulmanes de Saint-Louis et des pays voisins.1 (1) Jusqu’au xvi- siècle, cet empire « féodal » comprenait le Wàlo, le Dyolof propre­ ment dit, tout le Kayor, Cap-Vert inclus, le Baol, et certaines parties du Sine et du Dimar. Saint-Louis se trouvait sur le territoire du Wâlo, et était devenu, au temps de Faidherbe,

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Les « grandes manœuvres » (N ’Guick, 1856 ; Niomré, 1858) Les postes militaires français de la « banlieue » de Saint-Louis, dont il a été question au chapitre précédent, et ceux du W âlo — Mérinaghen notamment — étaient à double effet. Ils assuraient la protection éloignée ou rapprochée du chef-lieu de la colonie ; ils sur­ veillaient les frontières du Kayor et du Dyolof, de même que, plus loin, Dagana, Richard-Toll et Podor filtraient les communications de ces pays avec le redoutable Fouta Toro. En ce sens, on peut dire que l’encerclement du Kayor était commencé bien avant décembre 1854, Bouët-Willaumez et Baudin, puis Protêt ayant posté les princi­ pales sentinelles ; Faidherbe n’avait fait que doubler les grand-gardes. Malgré ses préventions, le gouverneur ne pouvait pas ignorer l’ordre propice à la culture et au commerce de l’arachide qui se déve­ loppait autour de M’Pal, Louga, N’Guick, Niomré, C ok i, et de leurs sérignes. Leur province du N’Diambour tendait à devenir une petite confédération musulmane autonome ; c’était un danger. Mais elle four­ nissait la plupart des caravanes d’arachides à destination de SaintLouis. Vu dans cette perspective de discipline laborieuse et d’autodé­ fense, l’islam avait du bon. Il devenait utile de gagner les chefs reli­ gieux à la cause française. Dans leur grande majorité, ils apparte­ naient à la Qadriya, et pouvaient constituer un rempart contre la pré­ dication tidjane dans les pays wolofs et sérères. Mais la lutte contre les Maures trarzas, eux-mêmes qadri, et divers liens de famille brouil­ laient ce schéma trop logique. Dès 1855, divers incidents opposent les Français aux chefs du N’Diambour ; Faidherbe leur reproche de donner asile aux Maures qu’il a expulsés du Wâlo, et de laisser impunies les exactions que les Trarzas réfugiés commettent contre des sujets français, à M’Pal, Louga, N’Dia et N’Guick. A la fin de 1856, l’exaspération du gou­ verneur est à son comble. Ely, fils de Mohamed el Habib, a trouvé refuge à N’Guick et, de là, se livre à des pillages. Rentrant de son congé en France, Faidherbe se décide enfin à agir contre le village de N’Guick et son sérigne, coupables d’abriter Ely et sa bande. L’expé­ dition se déroule du 16 au 20 décembre 1856. N’Guick est pillé et incendié. Les « volontaires » de Saint-Louis et du Wato raflent du butin en quantité ; mais Faidherbe affirme avoir empêché la capture (et l’esclavage consécutif) de la population du village (2). Seul le sérigne a été fait prisonnier et emmené à Saint-Louis. Il sera libéré un mois plus tard pour complaire aux autres chefs du N’Diambour qui, devant ( 7 ) id n n o / o f

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le sort réservé à N’Guick, se sont enfin décidés à expulser les Mau­ res (3). Ainsi le gouverneur a-t-il marqué des points dans diverses direc­ tions. Il a chassé, mais sans pouvoir les capturer, Ely et ses guer­ riers. Il a intimidé les divers chefs du N’Diambour ; il a affirmé le « droit de suite » des Français au Kayor, si le dame! ne peut pas ou ne veut pas faire droit à leurs requêtes. Enfin, il a montré que les Français étaient capables d’agir loin dans l’intérieur des terres, sans appui naval, hors de tout cours d’eau navigable : 600 hommes de troupe et 1 200 volontaires ont parcouru près de 150 kilomètres en une semaine et, en dehors de N’Guick, laissé en cendres, traversé musi­ que en tête plusieurs gros villages dont celui de M’Pal, qui en fut quitte pour la peur et le spectacle de cette parade (4). Du coup, lors­ que, le mois suivant, Faidherbe envoie une troupe de volontaires se saisir à M’Pal de quelques dissidents du Wâlo, le sérigne et les « honnêtes gens du village » laissent arrêter leurs hôtes sans interve­ nir (5). Un différend plus grave couve avec Niomré. Ely, réfugié à proximité a confié le jeune Sidia Diop, héritier des braks, au sérigne de Niomré, qui refuse de le rendre à son père, Chakoura, protégé de Faidherbe. Celui-ci envoie pour s’emparer de l’enfant un peloton de spahis commandé par Alioun Sali, qui essuie un échec humiliant. Affront dont le damel du Kayor ne veut pas se mêler, et qui « ne peut demeurer impuni ». Finalement, c’est une très forte colonne de 3 200 hommes — dont 700 du Wâlo amenés et commandés par le lieutenant Flize — qui parcourt le N’Diambour, où l’hostilité est manifeste. La colonne est sans cesse harcelée, et plusieurs villages subissent ses représailles ; l’eau se fait rare au fond des puits, en plein cœur de la saison sèche (4-12 mars 1858). Niomré est pris d’assaut. Les pertes sont lourdes des deux côtés. Six villages, dont Niomré, qui, selon Faidherbe, comp­ tait à lui seul 5 000 habitants, sont pillés et incendiés. Gorgés de butin, les volontaires rentrent directement, qui à Saint-Louis et au Toubé, qui au Wâlo ; le gouverneur, avec une partie des troupes régulières, attend à Niomré la soumission des autres villages, et va faire une démonstration pacifique de sa force au Wâlo, par Mérinaghen et Richard-Toll. Mais le jeune Sidia, entraîné par ses captifs de la Cou­ ronne, lui a encore échappé.345 (3) A .R.S., 3 B 91, folio 29 verso. Gouverneur à sérigne N ’Guick, Saint-Louis, 19.2.1857. (4) Annales sénégalaises, op. cit., p. 192. (5) A.R.S'., 3 B 91, folio 30. Directeur des Affaires indigènes au chef de M ’Pal, SaintLouis. 19.2.1857. GnnvprneJir au rhpf Hp M*T>al pf à fnm! Ipc Un-nnStar ^t..

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L’affaire de Niomré se termine donc sur un demi-échec. Elle a aussi démontré qu’une campagne de quelque durée au Kayor n’est guère possible avec les maigres effectifs d’une garnison qui s’étire désormais de Sénoudébou et Médine à Saint-Louis. Si l’on veut agir durablement au Kayor, il faudra des renforts métropolitains. Faidherbe ne les obtiendra qu’après la fin de la guerre d’Italie. La révolte du N ’Diambour (novembre-décembre 1859) Les chefs religieux de cette province, durement étrillés par Fai­ dherbe à N’Guick et à Niomré, ont, semble-t-il, joué sur deux tableaux : l’affaiblissement du damel et de son autorité ; le soutien promis plus ou moins clairement par le gouverneur et ses envoyés au Kayor au printemps de 1859, le lieutenant de vaisseau Brossard de Corbigny et le capitaine Azan. Tout en restant dans les limites prudentes fixées par ses instruc­ tions (6), le capitaine Azan a rencontré les sérignes de Coki et de Louga, ainsi que le chef réel du Dyolof, Silmakha Dieng, de son vrai nom Tanor Fatim. Les uns et les autres, très satisfaits de la défaite des Maures, entendent profiter de la nouvelle sécurité des communi­ cations avec Saint-Louis pour vendre leurs arachides, sans passer par l’intermédiaire onéreux des alcatis, percepteurs de droits de sortie pour le damel (7). Sans doute Azan et son adjoint le lieutenant Lambert ont-ils paru approuver ce qu’ils ne pouvaient contredire ; et, de l’auto­ défense contre les tyeddos pillards de récoltes que leur recomman­ daient les envoyés du gouverneur, les sérignes et leurs disciples se sontils crus autorisés à passer à la révolte ouverte contre le damel. Action prématurée que Faidherbe ne pouvait pas soutenir sans délai — et qu’il préféra désavouer (novembre 1859). Le gros des forces françaises était encore dans le haut fleuve, autour de Guémou, et avait subi de lourdes pertes du fait des com­ bats et de l’hivernage. Il ne restait pas plus de 150 hommes disponi­ bles autour de Saint-Louis, et une vingtaine à Gorée (8). Privés du soutien français, les gens du N’Diambour, après avoir pillé quelques villages, se trouvèrent face aux guerriers du Kayor, bien678 (6) A .R .S., 3 B 84, folio 6. Instructions du gouverneur (Faidherbe) au capitaine Azan, au sujet d’un voyage qu’il doit faire dans le Kayor et le Djolof, Saint-Louis, 9.4.1859. (7) Moniteur du Sénégal, n° 168, 14 juin 1859, pp. 103-104, « Extrait du rapport à Mon­ sieur le Gouverneur sur un voyage fait dans le Ndiambour et le D jioloff » par MM. Azan, capitaine d ’infanterie de marine, et Lambert, sous-lieütenant aux tirailleurs sénégalais. (8) A.N .S.O .-M ., Sénégal, I 46 a. Faidherbe à ministre, rapport sur les événements survpnnc

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commandés par Makodou Coumba Diouf, père du piteux damel Biraïma. Ce g u e rrie r, réputé pour son énergie et sa b ru ta lité , bat à plate couture les bandes du N’Diambour, envahit leur pays, pille et incendie au moins cinquante de leurs riches villages, emmenant force captifs (9). Les rescapés courent se réfugier sous la protection du dra­ peau français autour de Mérinaghen, et à M’Pal, village du Kayor proche de la frontière du Toubé. Faidherbe s’est expliqué longuement sur sa passivité. D’abord, Makodou et ses tyeddos ont — miracle ! — épargné les biens des sujets français au N’Diambour ; ensuite, le gouverneur avait dissuadé les sérignes de déclencher la révolte, et le chef de celle-ci, Samba Maram Khay, longtemps réfugié à Saint-Louis, ne lui inspirait pas confiance. Enfin, l’intervention militaire eût-elle été possible qu’elle aurait compromis la traite arachidière (10). En réalité, Faidherbe sent bien qu’il aurait fallu venir au secours des sérignes révoltés, ne serait-ce qu’avec les « volontaires » de SaintLouis et du Wâlo. Il a commis une faute lourde de conséquences en n’aidant pas ceux qui auraient pu lui procurer la soumission totale du Kayor. Son excuse est qu’il a cru à la victoire des marabouts du N’Diambour sur les tyeddos de Biraïma. Il se serait alors posé en arbitre tout-puissant pour obtenir du faible damel, non seulement la ligne de c a ra v a n sé ra ils côtiers jusqu’alors refusée, mais un protecto­ rat de la France sur le Kayor. La séparation du N’Diambour, sus­ ceptible d’être plus tard réuni au Wâlo, domaine français, aurait sans doute suivi. L es gens de l’entourage du damel, étant persuadés de la conni­ vence de Faidherbe et des sérignes, feront de la défaite de ces der­ niers un revers subi par la France. Le teigne Makodou, père du damel, ainsi que du bour Sine et du bour Saloum, apparaît désormais comme un héros national wolof, seul capable de tenir tête aux Français (11). Cela lui vaudra avant peu de succéder au Kayor à son fils Biraïma, et d’incarner l’esprit de résistance du peuple wolof. D’autres oppo­ sants à la domination française apparaîtront bientôt ; le prestige d’un Lat Dyor éclipsera bien vite celui de Makodou. Le germe est semé. Les marabouts du N’Diambour eux-mêmes se laisseront plus tard entraîner dans la lutte contre l’autorité étrangère ; et la prédication tidjane, venue du S a lo u m avec Mabâ Dyakou, ou du Fouta Toro*1 (9) A .R .S., 13 G 88, pièce 88. Commandant du poste de Mérinaghen à directeur des Affaires indigènes (Flize), Mérinaghen, 30.12.1859. (10) A .N.S.O .-M ., Sénégal, I 46 a. Rapport de Faidherbe au ministre, op. cit., 6.1.1860. (11) On le surnomme le Lion du Midi, et les griots répandent le récit de ses prouesses.

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avec Ahmadou Shaykou, couvrira cette résistance nationale et popu­ laire du voile pieux de l’islamisme militant. L’affaire du Kayor commence donc par cette erreur d’apprécia­ tion de Faidherbe, qui en entraînera bien d’autres. Continuant à méses­ timer le prestige des darnels, même ivrognes et indignes, et à vouloir les traiter comme les principicules du haut fleuve, il va s’engager dans une série de démonstrations militaires dont aucune ne sera décisive. Elles contribueront peu à sa gloire et beaucoup à ses deux départs de la colonie, en 1861 et 1865. Eux non plus ne résoudront rien, en léguant à des successeurs moins experts ou moins convaincus de la nécessité d’agir un lourd passif politique et militaire. En cette fin d’année 1859, l’encerclement du Kayor n’est qu’ébau­ ché. Les instructions sollicitées pour continuer cette entreprise n’arri­ veront qu’en janvier 1860 — promettant des renforts pour la saison sèche 1860-1861. C’est donc un répit militaire d’un an qui est imposé au gouverneur entre Saint-Louis et le cap Vert. Il va le mettre à profit pour régler les questions du haut fleuve. Il fera aussi une tournée navale en Casamance et dans les Rivières du Sud — tout en prépa­ rant l’intervention au Kayor. Les objectifs français en 1860 C’est bien d’intervention qu’il s’agit désormais. S’il a fallu quel­ ques mois à Chasseloup-Laubat pour y voir clair dans les affaires sénégalaises, ses intentions sont arrêtées à la fin de l’automne de 1859. Après avoir un moment freiné Faidherbe à propos de la colonne du Sine et du Saloum, le ministre s’est décidé pour une politique active : « A ce titre, l ’occupation du Kayor, dont la population est, ditesvous, en partie agricole, me paraît devoir entrer dans notre programme, mais il im porte de ne marcher que très lentement dans cette voie et d’éviter les conflits qui pourraient mettre le pays en com bustion et prê­ ter ainsi de nouveaux auxiliaires aux mécontents des autres États noirs, aux Maures eux-mêmes et enfin à A l Hadji. « Pour l’exécution de ce programme, je compte mettre à votre dis­ position toutes les forces que vous avez demandées. Le budget de 1860 comprendra les fonds nécessaires pour Pes] entretenir tant à Saint-Louis qu ’à Gorée. »

Et le ministre termine sa lettre par une déclaration d’entière con­ fiance à l’égard du gouverneur : « C ’est à vous que le Sénégal doit sa rénovation, c ’est à vous qu’il appartient de l ’élever au rane oui lui est ascionp donc

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ïa puissance m orale et com m erciale de la France. Soyez -assuré que m on appui ne vous fera jamais défaut dans l’accomplissement de cette grande et belie mission. (12) »

Ces résolutions coïncident avec la fin de la guerre d’Italie ; le ministre se sent désormais les mains plus libres pour tracer à Fai­ dherbe une ligne de conduite résolue et précise. Il s’y emploie à la fin de l’année 1859 : « Paris, le 21 décembre 1859 « M onsieur le Gouverneur,

« Vous m'avez demandé de nouveau par lettre du 15 novembre der­ nier des instructions spéciales en ce qui concerne la ligne de conduite à tenir dans les affaires politiques du Kayor (13)... »

Nous nous contenterons de résumer ici la grande lettre adressée par le ministre au gouverneur. Elle montre clairement que, si Fai­ dherbe a pu — au Kayor comme ailleurs — suggérer certaines entre­ prises, les grandes et définitives décisions sont venues de Paris, seul dispensateur possible des crédits et des renforts. Rappelons aussi que la volonté ministérielle coïncide avec les analyses chimiques très favo­ rables à l’arachide du Kayor... Chasseloup-Laubat fixe les grandes lignes d’une action dont le gouverneur n’est plus que l’exécutant. Et il n’est plus question ici de « marcher très lentement ». Faidherbe rece­ vait, en guise d’étrennes, mieux qu’un blanc-seing : une série de direc­ tives sans équivoque ; les rares passages recommandant la prudence étaient contredits par la précision et la netteté des consignes d’action, résumées ci-dessous : — intervenir au Kayor ; — faire élire un nouveau damel favorale aux intérêts français, et, pour y parvenir, allier la persuasion et la corruption des grands élec­ teurs à la menace et à l’intimidation armée ; — dans le cas d’une élection défavorable en dépit de toutes ces pressions, ne pas hésiter à susciter et soutenir un compétiteur ; — enfin, dans toutes les hypothèses, occuper la côte et y prendre les terrains nécessaires à l’érection des fortins du télégraphe. Le gouverneur n’a pas eu connaissance d’un passage raturé où, dans la minute de sa lettre, le ministre envisageait les plus dures repré­ sailles. Mais le ton de fermeté et les félicitations adressées par un123 (12) A .N .S.O .-M ., Sénégal, I 46 a. Chasseloup-Laubat à gouverneur. Paris, 21.11.1859. (13) A .N .S.O .-M ., Sénégal, 1 46 b. Ministre à gouverneur, Paris, 21.12.1859, n° 302, .

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LE SÉNÉGAL SOUS LE SECOND EMPIRE

autre courrier à propos de la prise de Guémou et de ce qui s’y était produit ne laissaient guère de doute ; Paris ne chicanerait pas Faidherbe sur les méthodes employées : « C’est assez vous dire comment sont appréciés [par l’Empereur] les services que vous rendent les troupes placées sous votre habile action. »

Les moyens militaires dont disposait la colonie ne permettaient pas une action immédiate au Kayor. Les pertes subies dans le haut Sénégal avaient rendu impossible le soutien jadis promis aux gens du N’Diambour révoltés contre le damel. Des opérations ne seraient pos­ sibles qu’une fois comblés les vides de la garnison. Les renforts éven­ tuels, en tirailleurs algériens et train des équipages, ne pourraient être à pied d’œuvre qu’à la fin de l’année 1860. Jusque-là, Faidherbe devrait épuiser toutes les ressources de la négociation et de l’intrigue avec les grands du Kayor, et les darnels présent et futur. Mais, con­ trairement à ce que l’on peut lire parfois, la politique qu’il mènera désormais à l’égard du Kayor lui a été prescrite, point par point, et c’est très exactement en respectant l’ordre de ceux-ci dans la lettre de Chasseloup-Laubat qu’il va se consacrer à leur réalisation. La route des « niayes » De quoi s’agissait-il tout d’abord ? En principe, d’obtenir le droit d’édifier trois « caravansérails » qui jalonneraient une piste allant de Gandiole à Rufisque ; ces petits postes seraient très vite transformés en relais du télégraphe électrique, qui fonctionnait déjà de Saint-Louis à Gandiole. L’unité de commandement dans la colonie en serait ren­ forcée, et les opérations militaires mieux et plus vite organisées et synchronisées. Le Kayor serait surveillé de l’ouest comme il l’était déjà du nord et du sud. Situés à proximité du littoral, ici rectiligne et sablonneux, les emplacements choisis devaient permettre de con­ trôler à la fois la circulation qui s’effectuait le long des grèves, sur la laisse de basse mer, et celle qui empruntait la route des niayes. Entre les dunes côtières et celles de l’intérieur s’égrène un chape­ let de dépressions où l’eau s’accumule en saison des pluies, ne s’éva­ porant que très tard en saison sèche. Ce sont les niayes. Quelques nappes pérennes d’eau saumâtre marquent les creux les plus profonds. Tout autour, une galerie forestière de type guinéen s’est maintenue ; il semble qu’elle était plus fournie alors qu’aujourd’hui. Les palmiers à huile, les ficus, les fromagers, les plantations de bananiers leur don­

LE CONTRÔLE DES PAYS DE L’ARACHIDE (II)

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nent un aspect d’oasis qui a déjà frappé les voyageurs à l’époque, alors que le Kayor intérieur, plus sec, était certainement beaucoup moins déboisé qu’à présent (14). Des pistes plus ou moins bien tra­ cées reliaient les villages installés non loin des niayes, dont la sur­ face cultivée de la périphérie vers le centre au rythme de son assè­ chement progressif portait l’espoir de petites récoltes successives. Les paysans, wolofs pour la plupart, trouvaient avantage à se grouper sous la houlette protectrice de sérignes, comme à Potou, Taïba ou M’Boro. Ici aussi, l’islam apparaissait comme une force d’ordre et de travail s’opposant aux pillages des tyeddos du damel. La « route des niayes » — en fait quelque deux cents kilomètres de mauvaises pistes de Saint-Louis au cap Vert — était pour les troupes et les cour­ riers français l’itinéraire le moins malcommode, et le plus sûr. D’autres sentiers reliaient cet axe nord-sud aux grands villages du Kayor cen­ tral et du N’Diambour ; c’était pour ceux-ci les pistes du sel, recueilli dans les salines éparses le long du rivage, celles de Gandiole n’étant que les plus importantes. Il y avait là source d’importants revenus. Les palmiers à huile des niayes fournissaient aussi le vin de palme, apprécié des tyeddos. On comprend mieux alors la résistance tenace aux demandes des Français, dont le damel Biraïma, bien peu volontaire par ailleurs, fit preuve jusqu’à ses derniers jours de règne. Lui-même ou son entou­ rage comprenaient que les caravansérails donneraient au gouverneur le moyen de contrôler les itinéraires côtiers, le trafic du sel et du pois­ son séché, et d’intervenir à l’intérieur du pays en s’appuyant sur une ligne de postes militaires permanents, comme cela se faisait déjà au Wâlo et sur le fleuve. Envoyé en mission d’exploration au Kayor, Brossard de Corbigny, chargé de sonder le damel sur la question des caravansérails, avait essuyé dès le mois d’avril 1859 un refus de prin­ cipe, officialisé par une lettre du damel au gouverneur : la part du damel à son ami, P émir de Ndar