L'Algérie sous le régime de Vichy 2738110576, 9782738110572

?Le 25 juin 1940, l'armistice signé par la France avec l'Allemagne et l'Italie entre en vigueur. À Alger,

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L'Algérie sous le régime de Vichy
 2738110576, 9782738110572

Table of contents :
Avant-propos
Prologue
Chapitre I : Algérie 1940 : tentative d'état des lieux
Première partie : Vichy en Algérie Du triomphe de l'ordre nouveau à la crise latente de l'année 1942
Chapitre II : l'Ère abrial : les fondements d'un régime autoritaire
Chapitre III : L’Algérie de weygand : le triomphe du vichysme colonial
Chapitre IV : La crise latente de l année 1942 : la révolution nationale entre essoufflement et radicalisation
Deuxième partie : L'Algérie sous Vichy. L'enracinement social du régime
Chapitre V : De la Légion française des combattants aux partis
nationaux : les formes de l'engagement collectif
Chapitre VI : Les nuances de l'accommodement
Chapitre VII : En marge de la révolution nationale : les degrés de l'exclusion
Épilogue
Chapitre VIII : La fin de l’algérie vichyste : du débarquement Anglo-Saxon à la constitution du CFLN
Conclusion
Sources et bibliographie
Présentation sommaire des sources
Bibliographie indicative
Index des principaux noms propres cités dans le texte

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L'ALGÉRIE SOUS LE RÉGIME DE VICHY

JACQUES CANTIER

L’ALGÉRIE SOUS LE RÉGIME DE VICHY

Ouvrage proposé par Nicolas Offenstadt

© É ditions Odile J acob, mars 2002 IS, rue Soufflot, 75005 Paris ISBN : 2-7381-1057-6

www.odilejacob.fr

Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5. 2° et 3° a. d'une part, que les « copies ou reproductions strictem ent réservées à l'usage privé du copiste et non des­ tinées à une utilisation collective » et. d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration. « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou avants cause est illicite » (ait. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. Î35-1 et suivants du Code die la propriété intellectuelle.

AVANT-PROPOS

Le 25 juin 1940, jour d'entrée en vigueur des armistices signés avec l'Allemagne et l'Italie, a été proclamé jour de deuil national par le gouvernement de Bordeaux. À Alger, une cérémonie au monument aux m orts est suivie d'un défilé des anciens com battants en pré­ sence des autorités civiles, militaires et religieuses. Mobilisé dans l’état-m ajor du général Noguès, commandant en chef en Afrique du Nord, l'orientaliste Jacques Berque restera marqué par cette journée. « Tout respirait un horrible contraste entre les gloires du jeune été, les lignes victorieuses du paysage et l'effondrement de notre orgueil. Les magasins avaient baissé leurs rideaux. De rares passants cour­ baient l'échine », note-t-il dans ses Mémoires des deux rives \ Au len­ demain de ces cérémonies, l’effervescence patriotique suscitée dans les semaines précédentes par l’annonce des revers métropolitains retombe. Les appels à la continuation des combats dans l'Empire relayés un temps par les autorités locales n'ont plus lieu d'être, la poursuite de la lutte devient désormais une aventure individuelle. Lors d'une messe de requiem célébrée à la cathédrale d'Alger en hom­ mage aux victimes de la guerre, l'archevêque Mgr Leynaud appelle à un relèvement de la France « dans la soumission à ceux qui ont la redoutable charge de son gouvernement ». Quelques jours plus tard, la vague d’anglophobie provoquée par le bombardement de l'escadre de Mers-El-Kébir accélère le mouvement de ralliement. Dès lors, le 1 1. Jacques Berque, Mémoire des deux rives, Paris, Seuil, 1989, p. 92.

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régime de Vichy, né du vote du 10 juillet 1940, peut étendre son m ail­ lage en Algérie. La Révolution nationale, révolution culturelle et poli­ tique affichant son am bition de promouvoir un « homme nouveau » et de lutter contre « l'anti-France », s'y épanouit rapidement et reste à l'ordre du jour jusqu'au débarquement anglo-saxon de novembre 1942. Elle ne disparaît ensuite que progressivement, l'une des mesures les plus symboliques adoptées par Vichy, l'abrogation du décret Crémieux, restant en vigueur jusqu'en octobre 1943. Cette période, au cours de laquelle l'Algérie a vécu sous la tutelle du régime de Vichy, reste mal connue. Encadrée par des événements militaires de grande am pleur - défaite de 1940 et débat sur la possi­ bilité d’un repli dans l'Empire, retour de l'Afrique du Nord dans la guerre au lendemain de l'opération Torch en 1942 -, elle ne constitue pas pour autant une simple parenthèse. Son étude présente un double intérêt. En se penchant sur les prolongements de la Révolution natio­ nale outre-mer, on pourra apporter quelques éléments éclairant sous un jour nouveau le débat sur la nature et les pratiques du régime de Vichy. En envisageant ensuite pour elle-même une Algérie jusque-là surtout considérée comme un enjeu sur l'échiquier du conflit mon­ dial, on pourra mettre en lumière une étape souvent occultée de l'évo­ lution d'une société coloniale confrontée depuis les années 1930 à une montée des difficultés internes. Le travail proposé ici, version remaniée et concentrée d'une thèse de doctorat soutenue en 1999, est le résultat d'une recherche de plu­ sieurs années menée auprès des principaux dépôts d'archives fiançais : Archives nationales, centre des Archives de l'outre-mer à Aix-en-Provence, Archives militaires à Vincennes2... Complémen­ taires, parfois contradictoires, les documents conservés dans ces dif­ férents centres reflètent le point de vue des institutions civiles et mili­ taires - gouvernement général, Délégation du gouvernement en Afrique française, XIXe corps d'arm ée... - exerçant leur autorité sur le territoire algérien. Quelques individualités se dégagent au sein de ces différentes structures. À la tête du Centre d'information et d'études de la préfecture d'Alger, le capitaine Schoen, arabisant passé par l'école des affaires indigènes marocaines, apparaît ainsi comme un observateur particulièrem ent perspicace des réalités locales3. Depuis 2. Jacques Cantier, L'Algérie sous le régime de Vichy - De la fin de la I ir Répu­ blique aux lendemains du débarquement allié : le temps de la Révolution nationale, thèse de doctorat de l’université de Toulouse, 1999. Pour retrouver la totalité de l’appareil scientifique qui a été notablement allégé, se reporter à ce travail disponible en microfiches dans les bibliothèques universitaires. 3. Créés en 1935 au moment où s'affirme la conscience d’un malaise algérien, les

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son bureau de la Direction des affaires musulmanes au gouverne­ ment général, Augustin Berque, au soir d'une longue carrière, excelle lui aussi à distinguer au-delà du tremblement de la conjoncture les mouvements de fond de la société algérienne. Quelques fonds privés et de nombreux témoignages oraux sont venus compléter cette enquête. Les longues conversations avec José Aboulker, acteur et aujourd'hui historien du coup du 8 novembre 1942, ont été notam­ ment l'occasion d'échanges fructueux. Le croisement et la critique de ces sources multiples ont ainsi permis de renouveler une histoire longtemps tributaire des seuls écrits postjustificatifs des protagonistes ou des chroniques écrites à chaud au lendemain de la guerre. Deux axes complémentaires ont été retenus ici pour tenter d'ordonner et de donner sens à ces matériaux. 11 est d'abord apparu indispensable de rendre sa véritable épaisseur chronologique à une période trop sou­ vent ramenée à une unité de temps faussement homogène. Il s'agit ici de déjouer les pièges auxquels s’expose l’historien « avançant à l'aveu­ glette sur un terrain non événementialisé au préalable », comme le notait fort justement dans un article im portant Daniel Rivet4. H était également indispensable de restituer au sujet une dimension sociale trop souvent occultée. De Marcel Aboulker, favorable à la Résistance, à Pierre Ordioni, proche des milieux vichystes, les chroniqueurs qui ont évoqué cette période ont souvent privilégié, en s'appuyant sur leur propre expérience, la vie algéroise et ont concentré leur attention sur un périmètre délimité par les salons de l’hôtel Aletti, les couloirs du gouvernement général et les jardins du Palais d'É té5... Il fallait tenter d'aller au-delà pour distinguer, derrière Alger, l'Algérie, et les diffé­ rentes forces sociales à l'œuvre dans la colonie. Le plan retenu ici s’efforce de répondre à cette double préoccupation. Après un rapide prologue rappelant la part des héritages, une première partie privi­ légiant les impulsions du pouvoir politique proposera une centres d'information et d'études constituent des postes d'observation privilégiés. Leur organisation est calquée sur l’armature administrative de l'Algérie : un CIE cen­ tral est en place au gouvernement général relayé par trois antennes départementales au niveau des préfectures. Il s’agit de structures légères dirigées par un officier en situation de détachement secondé par un administrateur des services civils. Progres­ sivement s’est constitué un réseau de correspondants européens et musulmans - bénévoles ou rétribués - qui contribue au rayonnement de l’institution. Leur rôle semble s’être affirmé pendant la période de guerre comme l’indique l’évolution du budget du CIE d’Alger : 50000 frimes pour l’année 1941, 128000 pour l’année 1942, 135 000 pour 1943. 4. Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous - Histoire d’un éloignement », in Ving­ tième Siècle - Revue d’histoire, n° 33, janvier 1992. 5. Marcel Aboulker, Alger et ses complots, Paris, La Nuit et le Jour, 1947 ; Pierre Ordioni, Tout commence à Alger, Paris, Stock, 1972.

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périodisation fine de l’époque de la Révolution nationale en Algérie. Une deuxième partie, centrée sur les réactions de la société civile, dressera une typologie des attitudes observables au cours des vingthuit mois du régime d'armistice. Il n’est pas possible de term iner cet avant-propos sans évoquer les enjeux de mémoire d’un sujet situé à la croisée de deux cham ps historiographiques sensibles. Il y a déjà plusieurs années quH enry Rousso a mis en évidence l'existence en France d’un syndrome de Vichy caractérisé par le passage d'une phase de refoulement à une phase de réactivation obsessionnelle du souvenir de cette période6. Les récents débats suscités par la redécouverte de la torture pen­ dant la guerre d'Algérie annoncent peut-être un phénomène compa­ rable vis-à-vis du passé colonial. Or histoire et mémoire entretien­ nent, on le sait, des rapports complexes. Si l'une et l'autre s'efforcent d'établir un lien avec le passé, la mémoire, basée sur l’affectivité et l’émotion, liée souvent au sentiment d’appartenance à une commu­ nauté et répondant à une volonté de légitimation, s'accommode m al du sens de la nuance et de la prise de distance qu'implique l’exer­ cice de l'histoire. Les groupes sociaux comme les individus privilé­ gient dans la réalité complexe et multiple d'une époque les aspects qui les ont touchés au plus près et qui s'intégrent le mieux dans l'image qu'ils se font de leur propre histoire. Les différentes popula­ tions de l’Algérie coloniale ont ainsi construit leur mémoire de la période 1939-1945. Prompts à dénoncer la malveillance à leur égard d'une « histoire officielle » dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, les Français d'Algérie ont recomposé leur passé en fonction du dénouement douloureux de 1962. Dans cette optique, ils retiendront de la période de guerre le souvenir de leur participation massive à la libération d'une métropole rapidement oublieuse des sacrifices consentis. Du côté des Algériens, le souvenir de la participation aux combats lui aussi valorisé symbolise l'injustice du système colonial : après avoir bloqué toute réforme substantielle à l'égard de ses sujets, la France leur demande de verser leur sang pour sa défense... La misère profonde de cette période dont on trouve l'écho dans les rom ans de Mohamed Dib et de Mouloud Mammeri, la montée des tensions entre les communautés, s'intégrent dans la vision d'une nation algérienne se révélant à elle-même au travers des épreuves. Les souvenirs de l'exclusion et de l'hum iliation identitaire liés à l’abroga­ tion du décret Crémieux sont par ailleurs au cœur de la mémoire des 6. Henri Rousso, le Syndrome de Vicky, Paris, Seuil, 1985 ; La Hantise du passé, Paris, Textuel, 1998.

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populations juives d'Algérie. L’endurance aux persécutions et la parti­ cipation à la Résistance locale présentées d'abord comme un signe d’attachement à une France idéale trahie par Vichy semblent désormais perçues comme une manifestation d’une communauté de destin avec le judaïsme européen exposé à la même époque à la Shoah. La tâche de l’historien des temps présents, tenu selon Paul Ricœur à un exercice d'équité « à l'égard des revendications concur­ rentes des mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres », n’est pas aisée7. Sans doute peut-il espérer, comme le notait dans une communication récente Guy Pervillé, contribuer par son travail d'« expertise » à préparer le rapprochement des mémoires conflictuelles. Ne se voulant en tout cas ni avocat ni procureur, se méfiant de la suffisance des jugements a posteriori comme de la complaisance des lectures partisanes, l'auteur de ce travail s’est efforcé de présenter honnêtement les résultats d'une recherche nourrie par la volonté de comprendre. Au lecteur de dire s'il y est parvenu.

7. Paul Ricœur, « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », confé­ rence à la Sorbonne, 13 juin 2000, cité par Guy Pervillé dans « L’histoire peut-elle réconcilier les mémoires antagonistes de la guerre d’Algérie ? », La Guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises, Paris, SFHOM, 2000.

Prologue

C hapitre p rem ier

ALGÉRIE 1940 : TENTATIVE D'ÉTAT DES LIEUX

Enseignant à Alger à la fin des années 1920, Fernand Braudel s'est lié avec un certain nombre d'historiens locaux dont il a continué plus tard à suivre les travaux. En décembre 1947, il rend compte ainsi dans les Annales d'un ouvrage rédigé par Gabriel Esquer, archiviste au Gouvernement général, auteur d’une chronique évoquant la période de Vichy en Algérie et l'histoire de la Résistance locale. Tout en rendant hommage au travail de son aîné, Braudel en suggère dis­ crètement les limites. « Ce dont je suis sûr, écrit-il, c'est que ce livre restera une source de cette histoire encore brûlante - un classique [...] Raison de plus pour souhaiter que ce moment passionnant de l’histoire, dans ses futurs tirages, soit mieux encore qu'il n'y appa­ raît dans la première mise au point encadré dans la vaste histoire de l’Afrique du Nord, lente, complexe, originale sous les vastes cou­ rants de la vie du monde, qui l’encadrent sans toujours la déterminer. Savoir ce qu’était l’Afrique du Nord avant 1940 puis de 1940 à 1942, et au-delà de 1942, quelle est la pente sur laquelle glisse son destin, voilà qui n'est pas une tâche aisée » L’historien du temps long invite ici l’historien du temps présent à élargir son point de vue et à prendre du champ. De même que l’interprétation d’un paysage passe par une réflexion sur les structures géologiques qui ont contribué à sa genèse, le décryptage de l’événement suppose une mise en perspective des1 1. Compte rendu de l’ouvrage de Gabriel Esquer, 8 novembre 1942, jour premier de la libération (Alger, Chariot, 1946), dans Annales, oct-déc. 1947, p. 500-502.

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structures préexistantes. Ainsi, afin de confronter les lignes de fond de l'évolution de la société coloniale aux réorientations conjonctu­ relles liées à l'irruption de la guerre puis au changement de régim e, il est apparu nécessaire d'ouvrir cette étude par le rappel de quelques données essentielles.

Une Algérie modelée par le colonisateur : l’empreinte d ’un siècle de présence française Né en 1920 à Rovigo dans la plaine de la Mitidja, l’écrivain Jean Pélégri raconte dans un livre de souvenirs comment, enfant, il avait été surpris de constater qu’à l'heure de la prière les ouvriers musulmans du domaine de son père se prosternaient sans ten ir compte de l'axe de la route sur laquelle ils cheminaient ou des rangées de la vigne dans laquelle ils travaillaient. L’image est évoca­ trice. Le parcellaire géométrique symbolise ici le triomphe visible de la colonisation, l'orientation de la prière révèle la persistance d'une Algérie musulmane fidèle à sa propre perception de l'espace e t tournée vers un autre centre2. Ce conflit des symboles est égale­ ment perçu par Mohamed Dib, un des prem iers écrivains algériens de langue française, dans son roman L'Incendie. « Plus en arrière, au moins presque à la limite visible des blés étendus : la ferme du colon Marcous, vieille maison bâtie par son grand-père, avec sa façade uni­ forme, son auvent, ses meurtrières, sa couleur rose passé d’ancienne poterie, ses tuiles recouvertes d'une couche de mousse grise. Tout cela avait l'air d'être le vrai visage de l’Algérie mais n'était que simple sur­ face ; ce visage lui avait été façonné par la colonisation - et l'Algérie a un millier d’autres visages », écrit-il3. C’est sans doute dans cette confrontation de deux peuples, portés par deux visions du monde et cherchant dans la terre une légitimité que se trouve l'essence de la société coloniale. UNE SOCIÉTÉ PLURIETHNIQUE : LE FACE-À-FACE COLONIAL

Connue dans ses grandes lignes, l'histoire des Français d'Algérie gagnerait à être précisée par une série de monographies qui permet­ traient, en m ettant en évidence nuances sociales et régionales, de dépasser les images stéréotypées oscillant entre la légende noire issue des généralisations anticolonialistes et la légende dorée produite par 2. Jean Pélégri, Ma Mère l'Algérie, Arles, Actes Sud, 1990. 3. Mohamed Dib, L'Incendie, Paris, Seuil, 1954, p. 74.

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la mémoire communautaire. Le peuplement européen de l'Algérie s'est fait par vagues successives venues de métropole mais aussi des différents pays du pourtour méditerranéen : Espagnols fixés en Oranie, Italiens dans le Constantinois, Maltais... L'envoi de colons légitime en effet la conquête en même temps qu'elle permet de l'enra­ ciner « par le fer et par la charrue », selon la formule de Bugeaud. À partir des années 1860, le solde naturel l'emporte sur le solde migratoire. La loi de 1889 naturalisant les fils d’étrangers nés en France métropolitaine ou en Algérie va permettre de renforcer l'unité de cette communauté en formation. Elle comptera lors du dernier recensement de l’avant-guerre, en 1936, 946000 membres installés sans esprit de retour dans un pays qu'ils considèrent depuis long­ temps comme leur terre natale4. L'action d'uniformisation culturelle menée par l'école, le service militaire, le rôle fédérateur de la religion catholique, les mariages entre membres des différentes commu­ nautés européennes ont favorisé l'amalgame au sein du creuset français. Le sentiment de supériorité par rapport aux populations indigènes, le fameux « esprit colon » évoqué dans un rapport célèbre de Jules Ferry en 1891, a sans doute contribué également à cette fusion. Évoquant dans ses Mémoires barbares son enfance dans la Mitidja, Jules Roy se souvient ainsi des fermes convictions de son milieu d’origine. « Il semblait admis comme une loi naturelle que les Arabes étaient des serviteurs, les Français des maîtres et que tout était bien ainsi parce que les Français appartenaient à une race entre­ prenante mais généreuse et que les Arabes dépendaient toujours de quelqu'un », écrit-il5. Parler d'« esprit colon » ne doit pas faire oublier les hiérarchies internes très fortes qui structurent la société euro­ péenne. Au sommet, on trouve bien sûr les « seigneurs de la coloni­ sation », enrichis par la vigne, comme les Borgeaud ou les Froger, ou par le blé, comme Jacques Duroux ou Gratien Faure. À côté de ce petit groupe s'est constituée une grande bourgeoisie d’affaires 4. Pour l’histoire du peuplement européen, se reporter à l’ouvrage de CharlesRobert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, tome II : 1871-1954, Paris, PUF, 1970, ou à celui de Xavier Yacono, Histoire de l’Algérie de la fin de la Régence turque à l’insurrection de 1954, Versaille, L'Atlanthrope, 1993. Pour un portrait de cette communauté, on peut citer l’essai sévère mais pénétrant de Pierre Nora, Les Français d'Algérie, Paris, Julliard, 1961. Joëlle Hureau, dans son ouvrage intitulé La Mémoire des pieds-noirs, Paris, Olivier Orban, 1987, explore surtout l'imaginaire collectif. Pierre Manoni, dans Les Français d'Algérie - Vie, mœurs, mentalité, Paris, L’Har­ mattan, 1993, soucieux de réhabiliter une communauté qu’il juge maltraitée par les historiens, oppose souvent à la « légende noire » la » légende dorée ». Même travers dans l'ouvrage par ailleurs intéressant de Jeanine Verdès-Leroux, Les Français d ’Algérie de 1830 à nos jours, Paris, Fayard, 2001. 5. Jules Roy, Mémoires barbares, Paris, Albin Michel, 1989, p. 40.

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impliquée dans le secteur industriel, bancaire et commercial, à l'image de la famille Robert d'Orléansville passée de la minoterie à la banque à la fin du xdc siècle. Fonction publique coloniale et pro­ fessions libérales, moyens et petits colons constituent les niveaux intermédiaires de cette société pyramidale dont la base est consti­ tuée par la masse des « petits Blancs » vivant dans des conditions parfois difficiles dans les quartiers populaires des villes, «entre misère et soleil », dira Albert Camus. De son côté, spoliée d'une partie de ses terres, affectée par la détribalisation qui a brisé les solidarités traditionnelles au profit d'un nouveau découpage adm inistratif, traumatisée par le passage sous l’autorité d'un colonisateur étranger à l’Islam, l’Algérie musulmane a douloureusement vécu la conquête. Le sénatus-consulte de 1865 consacre sa sujétion. Ce texte fondateur instaure une dualité juridique entre les Français, d’origine ou naturalisés, qui bénéficient du statut de citoyens, et les indigènes musulmans cantonnés dans le statut de sujets français6. La participation des sujets à la vie politique se limite ainsi aux élections, locales, dans le cadre de collèges électoraux res­ treints. Leurs élus détiennent moins du tiers des sièges au sein des différentes assemblées algériennes. Le sénatus-consulte prévoyait certes une procédure d'accès à la citoyenneté pour les sujets acceptant de renoncer à leur statut personnel coranique pour être régis par le droit civil français. Mal vue par la communauté musulmane qui l’assi­ mile à une forme d'apostasie, cette démarche individuelle n'eut guère de succès : seuls 2468 Algériens en auraient bénéficié entre 1865 et 1937. Dans le même temps, la société indigène a connu d'importantes restructurations internes. Les élites traditionnelles, et en particulier la noblesse d’épée qui dominait autrefois les tribus, ont été fortement affectées par la conquête. La société rurale est désormais dominée par une poignée de gros propriétaires - vingt-cinq mille possèdent plus de 100 hectares en 1940 - parmi lesquels se retrouvent les héritiers des anciennes grandes familles ralliées et des hommes neufs sou­ vent passés par l'adm inistration caïdale. Au-dessous de cette élite rela­ tivement étroite, la masse des ruraux a vu sa situation se détériorer depuis le début du XXe siècle. Le refoulement vers les terrains moins fertiles de l'intérieur, la reprise d'une vigoureuse croissance démogra­ phique génératrice dans certaines régions comme la Kabylie de sur­ peuplement et les ravages de l'usure contribuent à une paupérisation 6. La référence principale pour ces questions reste bien sûr l'imposante thèse de Charles-Robert Ageron : Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris, 1968, 2 volumes.

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accélérée. Cette situation explique le développement de l’exode rural : entre 1926 et 1936, le nombre d’Algériens musulmans vivant en ville passe de 355 000 à 708 000. On assiste dès lors à la naissance d'un prolétariat urbain lié au travail des ports ou aux industries de trans­ formation locales. Le monde du tertiaire, des traminots aux ser­ veurs de café, s’étoffe lui aussi. Le déclin de l'artisanat et du négoce traditionnels entraîne enfin une recomposition du patriciat urbain avec l'émergence d’une nouvelle bourgeoisie occidentalisée - dix mille familles peut-être en 1940 - où se côtoient diplômés de l'ensei­ gnement français, petits fonctionnaires, membres des professions libérales et quelques rares industriels7. Si la colonisation a refusé la citoyenneté aux indigènes musulmans, elle l'a accordée de façon collective aux populations juives autochtones par le décret Crémieux d'octobre 1870, aboutisse­ ment d'un processus de colonisation du judaïsme algérien mené conjointement par le Consistoire central des Israélites de France et le gouvernement métropolitain. Les populations juives vont connaître une rapide croissance démographique, passant de trente-cinq mille individus en 1870 à cent dix mille en 1931, et sans rompre avec leurs traditions démontrer de grandes capacités d'assim ilation8. Cette francisation progressive par la scolarisation, la conscription et la par­ ticipation à la vie civique ne va pas sans susciter des réactions. La crise antijuive des années 1898-1902 manifeste ainsi le refus d'une partie des Européens de voir une population d’origine indigène s’inté­ grer à la minorité dominante et contribue sans doute, par la désigna­ tion d'un adversaire commun, à renforcer la cohésion de ce groupe aux origines multiples. Moins virulent par la suite, cet antisémi­ tisme subsiste à l’état latent notamment en Oranie où il constitue dès les années 1920 le fonds de commerce des unions latines du docteur Molle, avant de resurgir au grand jour avec la crise des années 1930 9. DES ÉQUILIBRES COLONIAUX FRAGILISÉS

Le triomphe de la colonisation a débouché sur une transforma­ tion profonde du pays, inspirée par un modèle de développement étranger aux traditions locales. Au temps de l’espace intériorisé 7. Sur les évolutions de la société musulmane, voir notamment l’ouvrage d’André Noushi, L'Algérie amère, 1914-1994, Paris, Éditions de la MSH, 1995. 8. Voir l'ouvrage classique d’André Chouraqui, Les Juifs d ’Afrique du Nord, Paris, PUF, 1952, et celui plus récent de Joëlle Allouche-Bénayoun et Doris Bensimond, Juifs d'Algérie hier et aujourd’h ui - Mémoire et identité, Toulouse, Privat, 1986. 9. Jean-Louis Planche, « Un pogrom juif contre les chrétiens - Oran mai 1925 », in Les Temps modernes, juin 1994.

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succède alors, pour reprendre les formules du géographe Marc Côte, celui de l'espace retourné10. La greffe coloniale remplace en effet l'ancienne économie autarcique par une économie d'échange tournée vers l'extérieur. La croissance des villes littorales et des ports, l’étoffement du réseau de transports et l'essor des cultures spéculatives constituent les manifestations les plus visibles de cette nouvelle logique économique. L’explosion du vignoble qui passe de 15 000 hec­ tares en 1878 à 373 000 en 1934 devient l'un des symboles de l'Algérie française, tandis que la plaine de la Mitidja au sud d'Alger, avec ses villages de colonisation à angles droits, son parcellaire géométrique e t ses terres drainées et irriguées, illustre l'avènement d'un nouveau pay­ sage agricole11. Les difficultés économiques qui ont suivi la Pre­ mière Guerre mondiale ont toutefois souligné les limites de la pros­ périté algérienne12. La récolte catastrophique de 1920 due à la sécheresse a fait réapparaître le spectre de la famine auprès des popu­ lations musulmanes. Au sein même de l'élément européen, on assiste à une nouvelle concentration de la propriété foncière au profit de la grande colonisation. Ainsi, alors que l'image idéale de la présence française en Algérie reste celle du petit colon entreprenant, les progrès d'une agriculture modernisée, de type capitaliste, entraînent un départ vers la ville de petits colons ruinés. Une enquête effec­ tuée en 1927 à la demande du gouverneur Maurice Viollette établit que dans le département d’Alger, sur 8000 familles établies par la colonisation officielle, seules 1 200 se sont m aintenues13. En 1930, l'Algérie ne compte plus que 26 000 propriétaires européens, 20 % d'entre eux contrôlant alors plus de 74 % des terres. Cette évolution s’accélère avec la crise économique mondiale qui se traduit de 1930 à 1936 par une baisse constante du cours des produits agricoles tou­ chant particulièrement les céréales et la viticulture. L'agriculture européenne moderne, spéculative et dépendante des marchés exté­ rieurs, souffre de surproduction alors que l’agriculture indigène ne

10. Marc Côte, L'Algérie de l’espace retourné, Paris, Flammarion, 1988. Il convient de souligner l’apport de l’école française de géographie à la connaissance de l’Algérie : Jean Despois, Jean Dresh, Marcel Lamaude ou Robert Capot-Rey ont id précédé Marc Côte. 11. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, avec 2,7 millions d’hectares, les Européens se sont approprié plus du quart de la surface agricole. La moitié leur a été fournie dans le cadré de la colonisation officielle sous forme de concessions, le reste provient de transactions réalisées dans le cadre de la colonisation privée. 12. Bonne analyse des questions économiques dans l’ouvrage de Daniel Lefeuvre, Chère Algérie 1930-1962, Paris, SFHOM, 1997. 13. Maurice Viollette, L’Algérie vivra-t-elle ?, Paris, Librairie Félix Alcan, 1931.

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peut subvenir aux besoins d’une population musulmane en pleine expansion. L'inégal dynamisme démographique des deux populations commence d'ailleurs à être perçu à cette époque comme un danger pour l'avenir de l'Algérie française. La population européenne, dont la démographie tend à se rapprocher de celle de la métropole, passe de 791 000 en 1921 à 946 000 en 1936, soit une croissance annuelle de 11,8 %o. La population musulmane amplifie dans la même période sa dom ination numérique en passant de 4 933 186 à 6 211 144 individus, soit une vigoureuse croissance annuelle de l’ordre de 15,3 %o, malgré une m ortalité infantile restée très élevée. La répartition géogra­ phique de cette population souligne l'inégale emprise de la colonisa­ tion française sur le territoire algérien. Le déséquilibre entre popula­ tion musulmane et population européenne, visible dans les départem ents d'Oran et d'Alger, l'est de façon encore plus manifeste dans celui de Constantine où l'on compte, en 1936, 231 000 Euro­ péens pour 2 515 000 M usulm ans14. L’insularisation croissante de la population européenne explique sans doute les blocages de la société coloniale, toute réforme libéralisant le système réveillant chez les colons la crainte d'une submersion. Cette croissance démographique, saluée comme une réussite de l'encadrement sanitaire français, contribue de plus à une surcharge du monde ru ra l15. Pour desserrer cette pression sur les terres, on assiste au développement de l'émigra­ tion vers la métropole et à une généralisation de l'exode rural. Amorcée par l'État au cours de la Première Guerre mondiale, l’émi­ gration algérienne se poursuit avec les années difficiles de 1919 à 1924 et ne tarit plus. Benjamin Stora, l'historien de cette émigra­ tion, souligne les attraits d'une métropole perçue comme le pays des hauts salaires et des libertés16. Ce n’est pas un hasard si la branche la plus radicale du nationalisme algérien se développe par la suite dans les milieux de l'immigration parisienne, éduqués par le mili­ tantism e syndical ou politique. L'exode rural est une autre soupape de sécurité à la pression démographique. Bon nombre de fellahs ruinés vont prendre le chemin des villes. Le surpeuplement des vieux quartiers musulmans, comme celui de la Casbah à Alger, entraîne l'apparition dans les banlieues des premiers bidonvilles. La croissance 14. Louis Chevalier, « Le problème démographique nord-africain », in Travaux et Documents de VlNED, cahier n° 6, Paris, PUF, 1947. 15. Dans le Tell, la densité de la population rapportée à la superficie de sol arable est de 74,67 au km2 ; cette densité dépasse 150 au km2 dans certains arrondis­ sements kabyles comme celui de Tizi-Ouzou. 16. Benjamin Stora, Ils venaient d ’Algérie, Paris, La Découverte, 1992.

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démographique révèle enfin les limites de la politique scolaire fran­ çaise. Sur près d'un million d'enfants musulmans, 69 256 sont scola­ risés en 1930. L'augmentation des effectifs scolarisés, de l'ordre de 5 130 élèves par an entre 1931 et 1939, était loin de répondre aux besoins réels d'une population qui, après avoir boudé l'enseignement français, réclam ait désormais son développement.

Une Algérie marquée par les affrontements politiques des années 1930 : la révélation du n malaise local En 1930, la France célèbre en grande pompe le centenaire de sa présence en Algérie. La propagande officielle célèbre à grands ren ­ forts de statistiques les réalisations du « miracle français » et prédit à l'Algérie l'avenir paisible d'une province désormais intégrée dans l'ensemble national. Dès 1931, Maurice Viollette, ancien gouverneur général, publie pourtant un ouvrage au titre prémonitoire, L'Algérie vivra-t-elle?, dans lequel il pointe un certain nombre de déséqui­ libres que la crise des années 1930 va contribuer à exacerber. La prise de conscience croissante de ces problèmes explique que la vie poli­ tique algérienne, encore très provinciale et dominée par les luttes de notables au début des années 1930, connaisse ensuite un certain nombre de transform ations importantes. LES CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA VIE POLITIQUE LOCALE : LES FORCES EN PRÉSENCE

Jusqu’à l'époque du Centenaire, la vie politique se caractérise d'abord par le cloisonnement qui résulte de la séparation du corps électoral en deux collèges distincts : le collège européen et le collège musulman. En apparence, la vie politique européenne est un simple prolongement de celle de la métropole. Le débat droite gauche struc­ ture là aussi les affrontements partisans. Sous la double étiquette de la Fédération républicaine et de l'Alliance démocratique, les forces de droite se sont regroupées dans une Union républicaine démocratique et sociale (URDS). Ce comité de notables, surtout implanté dans le départem ent d’Alger sous l’impulsion de Raimond Laquière, conseiller général et maire de Saint-Eugène, remporte ses plus beaux succès lors des législatives de 1928. Après l’échec du gouvernement Doumergue et de sa tentative de réforme de l'État, cette droite « classique » durcit sa critique du régime parlementaire. Son discours se rapproche alors de celui de la petite Ligue d’action française. Créée après la Grande

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Guerre par Paul Sicard, dirigeant de la puissante société Bastos et président de la chambre d'agriculture d'Oranie, celle-ci dispose de sections à Oran, Mostaganem et Blida. L'accueil chaleureux réservé à Maurras lors de ses tournées de 1933 et de 1938, s'il témoigne de la curiosité suscitée par le mouvement auprès de certains milieux colons, ne doit pas amener à surestimer son influence17. C'est long­ temps du côté de la gauche modérée que s'est situé le centre de gra­ vité de la vie politique locale dans la mouvance d'un radicalisme attaché comme en métropole au souvenir des combats pour la Répu­ blique, à la défense des valeurs laïques mais favorable, sous couvert d’assimilation, au maintien du statu quo colonial. Guère plus auda­ cieuse, la fédération algérienne de la SFTO, affaiblie par la scission de Tours, se réorganise lentement dans l'entre-deux-guerres. Recru­ tant surtout parmi les enseignants, les fonctionnaires, les cheminots et les dockers, elle compte près de quinze cents militants à la veille du Front populaire. Son orientation réformiste, conjuguée avec une tac­ tique de bloc des gauches, cantonne longtemps la SFIO dans le rôle de force d'appoint pour le Parti radical. Seul parti ouvertement anti­ colonialiste, le parti communiste apparaît, avec moins de deux cents militants, singulièrement isolé au début des années 1930. La ligne dure imposée par la IIIe Internationale a entraîné le départ d'un certain nombre de « petits Blancs » qui avaient adhéré dans la foulée du congrès de Tours et l'effort de recrutement en milieu indigène n'a pas encore porté ses fruits. Au-delà des étiquettes partisanes, la vie politique européenne reste au début des années 1930 avant tout une affaire de notables. Certaines pratiques, sans doute connues en métropole, prennent un singulier relief dans un climat colonial. Moins qu’à leur engagement, la longévité d’un certain nombre d'élus tient à la solidité des liens de clientélisme qu’ils ont su établir dans leur circonscription. Durant l’entre-deux-guerres, le sénateur d'Alger Jacques Duroux apparaît comme l’une des figures les plus accomplies de ces féodaux de la politique. La réussite spectaculaire de ce fils de simple soldat de l'armée d'Afrique en fait l'archétype même du colon entreprenant. En 1914, il possède déjà la plus importante des minoteries d'Algérie, une usine de produits chimiques et plus de mille hectares de terre. La guerre finit d'asseoir sa fortune et consacre son entrée en politique. Conseiller municipal de Maison-Carrée en 1912, puis conseiller général d'Hussein Dey sur des listes de droite modérée, il se rapproche des radicaux pour se faire élire sénateur d'Alger le 17. Thérèse Charles-Vallin, Les Droites en Algérie, 1934-J 939, thèse d’histoire, Université Paris-VII, 1975.

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9 janvier 1921. Puissant patron de presse, il possède L'Algérie, journal de centre droit, et L'Écho d'Alger, de centre gauche, et donne son appui à de nombreux élus, court-circuitant ainsi la Fédération radi­ cale qui ne joue plus qu'un rôle assez effacé après 1919,8. En marge de la vie politique européenne, la vie politique indi­ gène s'est développée progressivement dans l'espace réduit défini par le colonisateur. La loi Jonnart de 1919, imposée par le gouvernem ent Clemenceau pour récompenser le loyalisme des populations m usul­ manes, a élargi quelque peu cet espace en créant un statut de citoyen indigène. Ce texte, qui déchaîna la fureur des colons contre « Jonnart l'Arabe», créait un collège électoral indigène de 421 000 m em bres, sélectionnés par leurs diplômes ou leurs états de service, appelé à p ar­ ticiper aux élections locales mais restant séparé du collège français. Jusqu'aux années 1920, les élus musulmans se recrutent essentielle­ ment parmi les notables issus de grandes familles, les com m erçants aisés ou les membres de professions libérales. Toutefois, l'élargisse­ ment du corps électoral entraîne une évolution : les électeurs se déta­ chent progressivement des notables auxquels ils vont préférer les intellectuels et rejettent les candidats de l'adm inistration au profit de m ilitants plus indépendants. Relégués au début de la période à un rôle de figuration, les élus prennent part ensuite de façon plus active aux discussions d'ordre technique ou politique. Pour donner plus de poids à leur action, ils se réunissent au début des années 1930 en fédérations départementales. La plus dynamique est celle de Constan­ tine, animée par le docteur Bendjelloul et son brillant lieutenant Ferhat Abbas, ancien président de l'Association des étudiants musulmans d'Algérie, pharmacien et conseiller général de Sétif. En 1930, celui-ci a publié un essai, Le Jeune Algérien, dans lequel, pre­ nant au mot la France républicaine héritière des principes de 1789, il souhaite l'évolution « de la colonie vers la province » et se prononce pour une authentique politique d'assimilation. Les élus ne sont pas toutefois les seuls représentants de l'Algérie musulmane : d'autres mouvements investissent progressivement l'espace public. L'un des plus importants est l'Association des oulémas réformistes fondée en 1931 par le cheikh Ben Badis. Ce mouvement veut épurer l'islam en le débarrassant des scories que constituent les superstitions locales, le culte des saints et la puissance des marabouts81 18. Parcours - L’Algérie, les hommes et l’histoire, n° 9. 2* semestre 1988, numéro spécial sur les parlementaires d’Algérie sous la IIP République. Voir aussi Jacques Cantier, « Les gouverneurs Viollette et Bordes et la politique algérienne de la France à la fin des années vingt », in Revue française d ’histoire d ’outre-mer, tome 84, n° 314, 1997.

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inféodés aux Français. Luttant pour un retour aux sources de l’islam les oulémas sont pourtant favorables à une ouverture à un progrès bien compris qui seul perm ettra la Nadha, la «Renaissance» du m onde arabo-islamique. S'il dénonce volontiers l'humiliation colo­ niale, le mouvement affirme se cantonner dans le domaine culturel. Le slogan de Ben Badis est pourtant porteur de potentialités nationa­ listes : «L'Arabe est ma langue, l'Algérie est mon pays, l’islam est m a religion. » L'Étoile nord-africaine, créée en 1926 dans le milieu de l'immigration algérienne de Paris, franchit le pas en réclamant de son côté ouvertement l'indépendance de l'Algérie. Dès 1927, Messali H adj, un autodidacte originaire de Tlemcen vivant en France depuis 1918, devient le leader du m ouvem ent19. Le gouvernement général n'ignore pas les mouvements qui anim ent la population musulmane. La répression se renforce tout au long des années 1930 : la « circu­ laire Michel » de 1933 puis le décret Régnier de 1935 augm entent les pouvoirs de l’adm inistration dans sa lutte contre les oulémas et les nationalistes20. Dans le même temps, la vie politique des Européens et celle des Musulmans, parallèles plus qu’antagonistes jusque-là, entrent en confrontation. LE FRONT POPULAIRE EN ALGÉRIE : LA MONTÉE DES PASSIONS POLITIQUES

L’Algérie n'est pas restée à l'écart des turbulences qui affectent à partir du milieu des années 1930 la métropole. L’effondrement des prix du vin et des céréales, les deux piliers de l'économie locale, lié aux effets de la crise mondiale, s'accélère durant l'été 1934. En 1935, un Front paysan inspiré des Chemises vertes de Dorgères se déve­ loppe, notamment en Oranie. C'est toutefois le mouvement Croixde-Feu qui semble tirer le principal bénéfice de ce contexte troublé. En juin 1935, une visite de La Rocque est l'occasion d'un immense rassemblement dans la plaine d'Oued-Smar, au sud d'Alger, où se dresse pour quelques jours une véritable ville Croix-de-Feu. Devant plus de dix mille sympathisants, le colonel de La Rocque prononce un discours musclé sur le thème de la réforme de l'État et semble envi­ sager une prochaine prise du pouvoir. « Je viens vous tenir le lan­ gage de la décision, d'une décision offensive qui, dans une période que l’histoire trouvera très courte, conduira à la France française », 19. Voir notamment Mahfoud Kaddache, Question nationale et politique algé­ rienne 1919-1954, 5 volumes, Alger, SNED, 1980. 20. Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 420-431.

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déclare-t-il. Après le défilé des différentes formations Croix-de-Feu, vingt-huit avions survolent la plaine d'Oued-Smar. Cette m anifesta­ tion entraîne une grande émotion à gauche. La Lutte sociale, jo u rn a l local du parti communiste, dénonce la montée du fascisme en A lgérie. Léon Blum lui-même s'en inquiète dans un éditorial du Populaire : « La forme de la parade, les discours des chefs locaux, celui du g ra n d chef, le survol d'avions, tout crie l'organisation m ilitaire21. » In v ité à Alger par la section locale du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, André Malraux, arpentant la scène d'un petit ciném a de Belcourt, en bras de chemise et cigarette aux lèvres, développe quelques jours plus tard une fiévreuse «réponse au colonel La Rocque22 ». Ces événements accélèrent le rapprochem ent des fo rm a­ tions de gauche, jusqu'alors entravé par les objectifs anti-im péria­ listes d'un parti communiste préoccupé d’« arabiser» son appareil. Une logique de Front populaire s'affirme à l'approche des législatives entre le PC et la SFIO, le Parti radical restant divisé23. Les deux p rin ­ cipales centrales syndicales, CGT et CGTU, rejoignent le m ouvem ent et préparent leur fusion, apportant le soutien de nombreux Algériens musulmans que la crise économique a poussés à la syndicalisation et qui attendent du Front populaire un assouplissement du régim e colonial. Les élections législatives, qui se déroulent dans un clim at surchauffé, débouchent sur un résultat mitigé. Si le Front populaire peut s’enorgueillir d’avoir fait élire pour la première fois deux députés socialistes en Algérie, seuls trois députés sur dix se réclament locale­ ment de la coalition de gauche24. La victoire remportée au niveau national occulte sans doute dans un prem ier temps le rapport de force défavorable en Algérie. Les 21. Cité par Thérèse Charles-Vallin dans Les Droites en Algérie, op. cit., p. 94. 22. Hébert Lottman, Albert Camus, Paris, Seuil, 1978. 23. Jean-Louis Planche, Antifascisme et anticolonialisme à Alger à l'époque du Front populaire et du Congrès musulman, thèse de 3e cycle, Université de Paris-VU, 1980. 24. À Constantine, ce sont trois candidats investis par les Croix-de-Feu qui l'emportent : Joseph Serda, représentant de la grande colonisation et du mouvement coopératif bônois, Émile Morinaud, vieux routier de la politique algérienne, et Sta­ nislas Devaud, agrégé de philosophie et principale figure des Croix-de-Feu en Algérie. À Alger, Marcel Régis, SFIO, est élu ainsi que Fiori et Guastavino, deux radicaux modérés, le premier s’étant rallié au Front populaire, le second s’étant contenté de se déclarer antifasciste ; le quatrième député algérois, André Mallarmé, avocat et pro­ fesseur à la faculté de droit, a rompu depuis plusieurs années avec le « clan Duroux », et a reçu le soutien des Croix-de-Feu. A Oran, René Enjalbert et Paul Saurin, deux figures de notables traditionnels, appartenant à la droite libérale mais qui n’ont pas hésité à soutenir le front paysan en 1935, l’emportent facilement. Dans la troisième circonscription, un combat triangulaire entre Marcel Gatuing, Croix-de-Feu, Gabriel Lambert, maire d’Oran, et Marius Dubois, SFIO, permet au candidat socialiste de l’emporter.

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partisans du Front populaire fêtent donc leur victoire : le 14 juin 1936, des dizaines de milliers de sympathisants défilent dans les prin­ cipales villes, et des comités de soutien se constituent au niveau local. Avec un certain décalage par rapport à la métropole, grèves et occu­ pations d'usines se multiplient dans la deuxième quinzaine de juin à Philippeville, Constantine, Alger, Oran, pour exiger l’application à l’Algérie du contenu des accords de Matignon et des principales lois sociales prévues en métropole. Chose nouvelle, les campagnes sont gagnées par le mouvement. Enfin se réunit à Alger un Congrès musulman, regroupant les principaux leaders de la Fédération des élus, des oulémas réformistes et de l’ENA, et perçu par certains comme le premier pas vers la constitution d'un parti musulman unifié. Le soutien apporté au gouvernement Blum indique l’alliance entre la gauche réformiste française et les différents représentants des Algériens musulmans. Le congrès rédige à l'unanimité une charte revendicative s'inscrivant dans la tradition égalitaire et assimilation­ niste développée par le courant Jeune Algérien et intégrant les reven­ dications des oulémas au sujet de la liberté du culte musulman. En réclamant le droit de vote dans le maintien du statut personnel et en insistant sur la défense de la langue arabe, le texte contient un aspect de défense identitaire qui colore ainsi la revendication d’assimilation d'une nuance plus nationaliste. La riposte des formations conserva­ trices ne tarde pas à venir. L'artisan du rassemblement des droites est l’abbé Lambert, prêtre défroqué que ses dons de sourcier ont fait élire à la mairie d’Oran en 1934. En mai-juin 1936, il fonde un Rassem­ blement national d’action sociale (RNAS) qui prouve son influence le 14 juillet par une série de manifestations hostiles au Front populaire organisées dans les principales villes du pays25. Toutes les conditions d'un affrontement entre adversaires et partisans du Front populaire sont dès lors réunies. Les passions vont se cristalliser autour du projet Blum-Viollette déposé en décembre 1936 devant l’Assemblée natio­ nale. Ce texte propose l’accession à la citoyenneté dans le maintien du statut musulman d'une partie de l’élite indigène. Vingt-cinq mille Algériens musulmans, anciens militaires, diplômés ou élus, étaient concernés par ce projet, jugé trop timoré par Messali mais soutenu par les autres formations du Congrès musulman. Le texte est bien sûr condamné par le Rassemblement de l'abbé Lambert tandis que la Fédération des maires d'Algérie fait peser la menace d'une démission collective. C'est dans ce contexte tendu qu'une nouvelle formation fait 25. Francis Koemer, « L’extrême droite en Oranie 1936-1940 », in Revue d ’his­ toire moderne et contemporaine, oct.-déc. 1973.

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son entrée dans le jeu politique local : le Parti populaire français, créé en juin 1936 lors du rendez-vous de Saint-Denis par Jacques Doriot, ancien espoir du PCF entraîné depuis son exclusion du parti en 1934 dans une dérive fasciste. Le PPF prend pied en Algérie dès l'automne 1936. Il tient son premier congrès à Alger en janvier 1937 et se situe dès lors à la tête du combat contre le Front populaire. La guerre d'Espagne, suivie de très près notamment en Oranie, contribue à m aintenir dans les esprits un climat de guerre civile larvée. Aux efforts des partisans du Front populaire pour acheminer vers la République espagnole armes et volontaires, s’oppose la croi­ sade profranquiste de l’extrême droite. Gabriel Lambert, maire d’Oran, et Lucien Bellat, maire de Sidi-Bel-Abbès, font le voyage en Espagne pour saluer le Caudillo et n’hésitent pas à prendre la parole à Radio-Séville. Face à cette situation, le gouvernement français tem­ porise. Malgré les recommandations d’une commission d’enquête par­ lementaire qui concluait au début de l'été 1937 à la nécessité de réformes, le projet Blum-Viollette n'arrivera jamais à l’Assemblée. Il est définitivement abandonné avec la constitution du gouvernement Daladier qui sonne le glas en mai 1938 du Front populaire. LES RECOMPOSITIONS DE L’AVANT-GUERRE : VERS UN NOUVEAU PAYSAGE POLITIQUE

Quelques semaines avant la constitution du gouvernement Dala­ dier, un rapport du Haut Comité méditerranéen, organisme changé de centraliser les renseignements utiles à la politique nord-africaine de la France, analysait les évolutions politiques survenues en quelques mois en Algérie. Il constatait ainsi un glissement à droite de la popu­ lation européenne et signalait que les campagnes menées par les partis de gauche en faveur du projet Blum-Viollette « ont incontesta­ blement détaché du Front populaire un nombre im portant d'élec­ teurs qui aux élections législatives de 1936 n'avaient pas hésité à donner leurs suffrages aux candidats de gauche contre les candidats m odérés26 ». Ce glissement perceptible lors des élections aux conseils généraux en octobre 1937 s'est accentué lors du renouvellement par­ tiel des Délégations financières des 6 et 13 février 1938. Ces consul­ tations autrefois réservées à des compétitions de notables se placent cette fois sur un plan nettement politique, et marquent un recul des 26. CAOM, 8H62 : rapport du Haut Comité méditerranéen sur la situation en Algérie au 1CT février 1938. Créé en 1935, ce Haut Comité avait été réactivé au moment du Front populaire et placé sous la direction de l’historien Charles-André Julien.

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radicaux face aux candidats de droite qui emportent 15 des 24 sièges renouvelés. Le patron de la gauche modérée du département d'Alger fait les frais de cette recomposition. Après vingt ans de domination s u r la vie politique locale, Jacques Duroux est battu aux cantonales d e 1937 et perd son poste de sénateur en octobre 1938 au profit d'André Mallarmé, soutenu par un PSF qui fait ainsi de plus en plus figure d'arbitre du jeu politique algérien. Suivant la tactique adoptée en métropole par le colonel de La Rocque, le Parti social français - nouvelle mouture du mouvement des Croix-de-Feu dissous avec les ligues en 1936 - quitte alors le RNAS de l'abbé Lambert afin d’élargir son audience auprès de l'électorat modéré et d'apparaître comme une alternative à la domination radicale. Le PPF investit l'espace libéré p a r cette stratégie de recentrage. L’influence de ces formations va audelà de leur poids électoral : leurs idées progressent par contagion dans les milieux traditionnellement plus modérés des notables locaux. Lors du renouvellement de 1938, les professions de foi des délégués financiers sortants autrefois « progressistes » ou « sociaux » attestent du pouvoir de polarisation du discours de l’extrême droite : travail, famille, patrie, maintien de la prépondérance française en Algérie sont désormais les valeurs les plus revendiquées. Les réflexes d'exclu­ sion et la recherche de boucs émissaires attestent l'existence de ces « dérives vers l’irrationnel » qui contribuent au climat de confusion, mis en évidence par Pierre Laborie pour la France m étropolitaine27. Les leaders de l'extrême droite dénoncent ainsi l’incapacité des Juifs à pratiquer une assimilation loyale et réclament l’abrogation du décret Crémieux, contribuant à la renaissance d’un antisémitisme toujours latent. L’anticommunisme devient également un thème fédérateur pour les forces conservatrices. Il s'agit là d'une vieille passion algé­ rienne : c'est à Constantine en 1926 que le m inistre de l'Intérieur Albert Sarraut avait poussé son cri célèbre : « Le communisme, voilà l’ennemi ! » Cette thématique, qui avait perdu de sa vigueur pendant la traversée du désert du communisme algérien de 1927 à 1935, revient au prem ier plan dans le contexte du Front populaire28. Les grèves des années 1936-1938 doublent cet anticommunisme colonial d’un anticommunisme social. Le corps enseignant et en particulier les 27. Pierre Laborie, L'Opinion publique sous Vichy, Paris, Seuil, 1988, p. 122 et suiv. 28. Jean-Louis Planche, Antifascisme et anticolonialisme, op. cit. En octobre 1935, La Dépêche algérienne publie une note (interne) rédigée par le nouveau délégué du PCF en Algérie affirmant que « la nation française n’est pas la nation du peuple de l’Algérie ». Cette « circulaire Barthel » constitue pour les droites algériennes la preuve de la volonté communiste de subversion de l’ordre colonial.

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instituteurs sont accusés de contribuer à « l’ensemencement des idées communistes». La rum eur selon laquelle on apprend L’Internatio­ nale dans les écoles réapparaît à plusieurs reprises et amène même le rectorat à effectuer plusieurs enquêtes. Cette « droitisation » de la vie politique s’accompagne, au temps du gouvernement Daladier, d'une dislocation de la coalition de Front populaire. La défaite du séna­ teur Duroux est un sévère avertissement pour la gauche radicale, qui avait pourtant combattu le projet Blum-Viollette. Si certains radi­ caux, derrière l’architecte Lombardi, restent fidèles à la stratégie du Front populaire, la majorité prend ses distances avec les alliés de la veille. Le parti socialiste, divisé sur la question du pacifisme, tend à se replier sur ses luttes internes et voit décliner son activité mili­ tante. Le parti communiste, désormais isolé, s'efforce par contre avec obstination de m aintenir l’activité des comités de Front populaire. Les formations musulmanes tirent elles aussi les conclusions de l'échec du projet Blum-Viollette. Ce sont bien sûr les partisans déterminés de l’assimilation comme Ferhat Abbas qui sont les plus affectés. Les oulémas réformistes, qui ne s’étaient ralliés que de façon tactique au projet, évoluent vers une opposition plus radicale. Messali Hadj comprend que dans ce climat de déception un mouvement dévelop­ pant un projet clair et résolu est en mesure d’entraîner une opinion musulmane désorientée. Après la dissolution de l’ENA en janvier 1937, il constitue dès le mois d'avril le Parti du peuple algérien. Son arrestation en septembre 1937 ne parvient pas à briser l'essor d'un mouvement qui mène campagne pour l'élection au suffrage uni­ versel d'un parlement algérien. Lors d'une élection cantonale à Alger en avril 1939, un militant PPA inconnu, Mohamed Douar, s'impose à la surprise générale face à plusieurs notables installés en s'appuyant sur le slogan : « Voter pour Douar, c’est voter pour M essali29. » Ces recompositions sont également visibles face aux questions internationales qui divisent à gauche comme à droite. La majorité des radicaux, fidèle à sa ligne pacifiste, soutient ainsi la politique d'apai­ sement. « Les hommes d’État réunis à Munich viennent de rem porter une très grande victoire et cette victoire s'appelle la paix », titre avec enthousiasme le journal du sénateur Duroux, L ’Algérie, au lendemain de Munich. Les fédérations socialistes d’Algérie partagent les hésita­ tions métropolitaines dans le débat qui oppose Léon Blum, partisan d'une politique de fermeté face à l’Allemagne, et Paul Faure, héritier de la tradition pacifiste. En mai 1939, lors d'une réunion des respon­ sables SFIO à Alger, les deux positions s'affrontent, la motion Paul 29. Mahfoud Kaddache, Question nationale et politique algérienne, op. cit.

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Faure obtenant treize voix et la motion Blum neuf. Le parti commu­ niste, rallié par antifascisme à la défense nationale, est par contre vio­ lemment antimunichois. À droite également, la question de la guerre et de la paix divise. La Dépêche algérienne, grand organe conserva­ teur du département d'Alger, continue à préconiser une position de fermeté face à l'Allemagne : «Que défendons-nous à Prague? Les Tchèques ? Non, notre Empire ! » Le journal se montre donc très réservé sur la conférence de Munich. Une partie de la droite algé­ rienne se démarque toutefois de cette attitude de fermeté et a déjà évolué vers un néo-pacifisme par sympathie pour les régimes autori­ taires ou par suite d'une évaluation pessimiste du rapport de force international. Cette évolution touche certains notables libéraux comme le député d'Oran Paul Saurin, proche de Pierre-Étienne Flandin, et qui accepte une des vice-présidences de l'Alliance démo­ cratique après Munich, lorsque les bellicistes menés par Paul Reynaud décident de quitter le parti. Justifié par un souci de pragma­ tisme par les libéraux, le néo-pacifisme prend un ton plus passionnel du côté des membres de l'extrême droite algérienne qui n'hésitent pas à puiser une partie de leur inspiration sociale dans le corpora­ tisme mussolinien, ont pris parti pour l'insurrection franquiste et lais­ sent percer leur admiration pour l'Allemagne nazie. Les échos de ces débats se retrouvent au sein des formations musulmanes. Ferhat Abbas, tout en restant fidèle à la ligne loyaliste qu'avait adoptée en 1914 les Jeunes Algériens, laisse percer son amertume en constatant que l’amélioration du statut de ses coreligionnaires risque d'être ren­ voyée à un hypothétique après-guerre. Devant la commission du suf­ frage universel du Sénat, il déclare : « N’attendez pas le déclenche­ ment d’une guerre, que votre recul à Munich rend inévitable, pour dire à vos "sujets" : Venez m ourir pour une République qui vous frappe d’ostracisme, pour des libertés dont vous ne bénéficiez pas, pour un bien-être qui vous est refusé, pour une instruction qui n’est dispensée qu’à 10 % d'entre vous30. » Plus radicale encore est l’ana­ lyse de la situation faite par un PPA qui refuse de faire la diffé­ rence entre fascisme et impérialisme français et adoptera une attitude favorable à Munich en assimilant les Sudètes à une minorité coloniale ayant fait le choix du rattachem ent à l’Allemagne par usage de son autodétermination. Le 150e anniversaire de la Révolution française est célébré le 14 juillet 1939 dans une certaine indifférence. Des militants du PPA 30. Benjamin Store et Zakya Daoud, Ferhat Abbas une utopie algérienne, Paris, Denoël, 1995, p. 97.

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venus défiler sous leur propre bannière à Alger sont refoulés sans ménagement par les forces de l'ordre. Ils auront beau jeu d'opposer la France révolutionnaire de 1789 à celle répressive de 1939. Cette commémoration atone révèle sans doute le trouble d'une opinion publique profondément divisée par les luttes politiques des années précédentes. Il est donc possible de pointer dès les années 1930 un certain nombre de dérives qui semblent préparer le terrain du nou­ veau régime. On se gardera pour autant de parler d’une Algérie « pré­ destinée » à la Révolution nationale31. Il est en effet difficile de savoir comment, sans le traum atism e imprévisible de la défaite, se seraient finalement cristallisées les virtualités ainsi mises au jour.

Une Algérie confrontée à l'effondrement de 1940 : l'impact de la défaite L’année 1939 a été vécue en métropole comme en Algérie dans une ambiance de veillée d’armes. L'entrée en guerre le 3 septem bre ne surprend donc pas l'opinion publique. À Alger, Albert Cam us s'étonne même que la nouvelle ne bouleverse pas davantage sa ville. « La guerre a éclaté. Où est la guerre ? En dehors des nouvelles qu'il faut croire et des affiches qu'il faut lire, où trouver les signes de l’absurde événement? Elle n’est pas dans le ciel bleu, sur la m er bleue, dans ces crissements des cigales, dans les cyprès et les collines. Ce n’est pas ce jeune bondissement de lumière dans les rues d’Alger. On veut y croire. On cherche son visage et elle se refuse à nous », note-t-il dans ses carnets32. L’union sacrée prend en 1939 une form e plus atone qu'en 1914. Les grandes villes d'Algérie ne connaissent p as les manifestations de patriotism e ni les scènes de fraternisation en tre les différentes populations que l'on avait pu observer au début d e la Grande Guerre. Du côté européen, le consentement à la guerre relève plus de la conscience d’un devoir rendu inévitable par les p ro ­ vocations allemandes que d'un sentim ent d'enthousiasme cocardier. Du côté musulman, le loyalisme l'emporte. Les journaux locaux dif­ fusent largement les prises de position des notables traditionnels et des élus musulmans. Ferhat Abbas annonce ainsi qu'il cesse « toute activité politique pour se consacrer tout entier au salut de la nation

31. La formule est de Gabriel Esquer dans son 8 Novembre 1942, op. cil., et sera reprise par plusieurs auteurs. 32. Albert Camus, Carnets I, mai J935~février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 165.

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dont dépend notre avenir ». Les réactions de mécontentement restent ponctuelles et sous contrôle. En quelques semaines, l’Algérie s'installe donc dans la Drôle de guerre. LES EFFETS DE L’ÉTAT DE GUERRE : EFFORT MILITAIRE ET RENFORCEMENT DE LA TUTELLE COLONIALE

En 1939, avec 215 000 hommes mobilisés, 123000 Musulmans et 92 000 Européens, l’Algérie joue une fois encore son rôle de base arrière de la métropole en guerre, pour reprendre la formule de Chris­ tine Lévisse-Touzé33. Une partie de ces troupes est mise à la dispo­ sition du général Noguès qui cumule les fonctions de Résident général au Maroc et de commandant en chef du Théâtre d’opéra­ tions en Afrique française. Noguès doit se tenir prêt à faire face à une agression qui pourrait venir à l'est de la Tripolitaine italienne, ou à l’ouest du Maroc espagnol. La mobilisation doit également per­ mettre de compléter les effectifs métropolitains. Du 1er septembre 1939 au 1er juin 1940, l'Afrique du Nord a envoyé en France l'équiva­ lent de douze divisions, soit 2 575 officiers, 9 730 sous-officiers et 157 000 hommes de troupe. À la signature de l'armistice, 5 400 auront trouvé la mort et 67400 s'apprêteront à rejoindre les camps de prisonniers... La déclaration de guerre contribue à apporter une légitimité nou­ velle à la défense de l’ordre public colonial. L'État de siège est pro­ clamé le 1er septembre 1939 - il ne sera levé qu'en décembre 1945. La plupart des formations politiques ont choisi d'elles-mêmes d’adopter un profil bas. Les mouvements contestataires sont réduits au silence. Le Parti du peuple algérien, payant le prix de son refus de rejoindre 1'« union sacrée », est le premier touché par l’accentuation de la répression. Le 26 septembre, le mouvement est dissous, Messali Hadj et quarante et un de ses dirigeants sont arrêtés. Frère ennemi du PPA, le Parti communiste algérien se trouve lui aussi en position dif­ ficile. Les responsables locaux, déstabilisés par la révision de la ligne du parti au lendemain du pacte germano-soviétique, s'abstiennent de prendre une position officielle. Seuls quelques responsables tentent, 33. En Algérie, la conscription, obligatoire depuis 1876 pour les citoyens français, a été introduite dès 1912, sous la forme du tirage au sort, auprès des Musulmans. Christine Lévisse-Touzé, L’Afrique du Nord : recours ou secours ? Sep­ tembre 1939-juitt 1943, thèse pour le doctorat d’État, Paris-I, Sorbonne, 1991. Cet ouvrage fondamental a fait l'objet d'une édition sous le même titre, Paris, Albin Michel, 1998. On consultera également avec profit la thèse de Belkacem Récham, Les Musulmans algériens dans l'armée française (1919-1945), Paris, L’Harmattan, 1996 sur le volet plus spécifiquement algérien des questions militaires.

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durant l'automne 1939, de jeter les bases d’une organisation clandes­ tine et de faire circuler quelques numéros ronéotypés de La Lutte sociale. La défection du secrétaire général Benali Boukort est un coup dur pour le mouvement. À partir du mois de janvier 1940, la lutte anticommuniste prend une tournure plus systématique : plusieurs élus sont déchus de leur m andat et internés. Cette répression s’ins­ crit dans une vague d’anticommunisme à laquelle n’échappent pas les anciens alliés du Front populaire. Le 2 mars 1940, le député SFIO d’Alger, Marcel Régis, prononce ainsi un violent réquisitoire contre le parti communiste, qui « préparait sa trahison bien avant l’avènem ent du gouvernement de M. Léon B lum 34 ». Ces tensions se répercutent au sein du monde syndical où la fusion entre la CGT, socialisante, et la CGTU, proche du parti communiste, n'avait jam ais été digérée. Les ex-confédérés mis en m inorité au lendemain de la réunification obtiennent leur revanche à l’automne 1939 en excluant des bureaux des trois unions départementales les ex-unitaires accusés de collusion avec le parti communiste. Cette réorganisation « sur des bases apoli­ tiques » se poursuit ensuite au niveau de chaque branche profession­ nelle. Le 1er mai 1940 sera célébré de façon très discrète. À Alger cent quatre-vingts personnes se réunissent à la Bourse du travail où le secrétaire général par intérim de l’UD invite les participants à « observer, dans la dignité et la discipline exemplaires, les directives de la CGT qui se résument dans la belle devise : Ordre et Travail35 ». L'état de guerre entraîne également la renaissance d’« Anastasie » : le 27 août 1939, la censure de la presse et de la radio est établie par décret. Un service de contrôle de l'information, installé à Alger à l'état-m ajor de la XIXe région militaire, centralise ainsi les consignes provenant des autorités métropolitaines et du service de presse d u gouvernement général. Un grand nombre de publications m usul­ manes décident alors de cesser de paraître plutôt que de se plier à cette tutelle tatillonne. La revue mensuelle Al Shihab {Le Météore) e t l'hebdomadaire Al Basaïr {Clairvoyance), fleurons de la presse réfor­ miste en langue arabe, disparaissent alors. Confronté à la hausse des coûts d’impression et de distribution et à la baisse du nombre de lecteurs, Alger républicain est lui aussi en difficultés. Expérience ori­ ginale de « journalism e coopératif » s’appuyant sur un actionnariat populaire, ce quotidien lancé le 6 octobre 1938 s’était efforcé de faire survivre l’esprit du Front populaire. Pascal Pia et Albert Camus, les deux seuls rédacteurs non mobilisés en 1939, tentent d'y concilier 34. CAOM, Préfecture d’Alger, K 75. 35. Idem.

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l'héritage de l’antifascisme et celui du pacifisme et multiplient les pro­ vocations à l'égard de la censure. Le journal est suspendu par arrêté du gouvernement général le 8 janvier 194036. Les grands quotidiens semblent mieux prendre leur parti de l’uniformisation de l’informa­ tion. François Beuscher, éditorialiste de L ’Écho d ’Alger, dans une chronique du 16 septembre 1939 intitulée «Deux époques, deux méthodes », estime d’ailleurs que la situation de 1939 ne saurait être comparée à celle de la Première Guerre mondiale. « Le bourrage de crânes est bien mort », écrit-il. Le même journal pourtant, dans un article du 5 mai 1940, reproche au gouvernement français de mener une politique de l'information moins transparente que celle de son homologue britannique. L'article signale que la BBC a donné de larges échos à un discours de Chamberlain à la Chambre des communes faisant le point sur les opérations en Norvège, alors que les autorités françaises restent silencieuses. La place prise par la radiodiffusion rend ainsi plus difficile le contrôle des informations. Dans le département d'Alger, deux mille six cents appareils de radio ont été déclarés au début de 1940. Plusieurs stations étrangères sont reçues en Afrique du Nord : Radio-Bari, Radio-Melilla et Radio-Stutt­ gart émettent des programmes en langue arabe qui ne se privent pas de dénoncer le « colonisateur français ». Craignant l'impact de ces propagandes, les autorités françaises suivent attentivement les mouvements de l'opinion publique. La mise en sommeil de la vie publique consécutive à la guerre ne donne pour­ tant guère de relief à leurs observations. Le rapport rédigé par le commissaire de police de Sétif en décembre 1939 donne un peu la tonalité de ce que l’on peut lire tout au long de cette période : « Les querelles de clochers, les passions politiques qui ont agité les popu­ lations de Sétif semblent avoir fait place depuis le début des hosti­ lités, comme dans toutes les villes d’Algérie, à l'union de tous les Français devant le péril extérieur [...] Les membres de l’ancien PPA et du parti des oulémas étroitement surveillés n'ont donné lieu pen­ dant le mois de décembre à aucune remarque défavorable37. » Dans ce contexte, la chronique de l’opinion publique tend à se confondre sous la plume des différents observateurs avec l'évaluation du moral de l’armée et de l'arrière. L'administrateur de la commune mixte de La Séfia souligne les relations entre ces deux secteurs distincts mais communicants. « À l’occasion du paiement des allocations dans les 36. « Fragments d’un combat (1938-1940) - Alger républicain, Le Soir républi­ cain », in Cahiers Albert Camus, n° 3, 1978. 37. CAOM, GGA, 9H27. t

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douars, nous avons pu causer soit avec des parents de soldats, soit avec eux-mêmes, soit avec des notables. Tous sont persuadés que, jusqu’à ce jour, il n’existe pas de guerre proprem ent dite parce qu’on ne voit pas de blessés et qu’on n’entend pas parler de morts comme en 1914-1918. On dit aussi que la France a beaucoup de soldats et qu’elle n’a pas besoin des Algériens. Le va-et-vient des permission­ naires entretient cet esprit de sécurité qui règne partout », note-t-il dans un rapport du 25 novembre 194038. Ce sentiment de sécurité prévaut jusqu'au mois de mai 1940 lorsque la débâcle inattendue des armées métropolitaines puis l'entrée en guerre de l'Italie rappro­ chent brusquement le conflit du théâtre d’opérations de l'Afrique fran­ çaise du Nord. Paul Reynaud affirme en effet dans ses mémoires avoir envisagé l'éventualité d'un repli sur l'Empire dès le 16 mai 1940. Le 29 mai, il demande au général en chef Maxime Weygand d'étudier les possibilités de procéder à la levée de deux classes supplémentaires de com battants pour les envoyer en Afrique du Nord. Sur les hauteurs d'Alger dans son état-m ajor du lycée Ben-Aknoun, le général Noguès s’interroge sur l'attitude à adopter. « Si nous ne défendons pas l'AFN, nous aurons du mal à garder une autorité réelle sur ce que nous lais­ seront nos adversaires au règlement de comptes final, car on ne gou­ verne pas dans le mépris général», écrit-il le 18 juin au gouverne­ ment de Bordeaux39. Le gouverneur général Jacques Le Beau partage ce point de vue. Dans ses télégrammes, il signale la volonté de pour­ suivre la lutte exprimée par les nombreuses personnalités locales. L'entrée en vigueur des armistices brise ce mouvement : prêts à assum er la responsabilité d'un prolongement des combats à la demande du gouvernement, les responsables locaux n'envisagent pas l'aventure de la dissidence. Noguès fait d’ailleurs censurer l’appel du 18 juin du général de Gaulle qu’il juge inconvenant. Le fait que les deux armistices ne mentionnent pas de cession de territoires dans l'Empire - Hitler, voulant éviter tout risque de dissidence, a modéré ici les am bitions de son allié italien - a visiblement contribué à apaiser les cas de conscience des responsables politiques et m ilitaires à Alger40.

38. CAOM, Préfecture de Constantine, B3-143. 39. André Truchet, L’Armistice de 1940 et l'Afrique du Nord, Paris, PUF, 1955. 40. On a beaucoup discuté au lendemain de la guerre sur les chances d’une poursuite de la lutte dans l'Empire. André Truchet, au terme d'un inventaire des moyens, disponibles estimait en 1955 que l’Afrique du Nord avait les capacités de résister à l'Allemagne jusqu'à ce que l’Angleterre et les États-Unis lui viennent en aide. Christine Levisse-Touzé estime au contraire que, faute d'avoir été sérieusement envisagé avant guerre, le découplage entre la métropole et l'Afrique du Nord était

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S’il n’est pas dans notre propos de développer ici les enjeux stra­ tégiques du débat sur la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, il convient par contre de s’interroger sur l'impact des événements de juin 1940 sur les populations locales. Des réactions de l'opinion publique algérienne face à la défaite, on a souvent retenu l'image d'un brutal retournement d'une population déterminée à poursuivre la lutte et qui bascule soudain dans le culte maréchaliste. Les difficultés pour expliquer ce revirement rapide proviennent semble-t-il d'un pro­ blème d'échelle et de perspective. Problème d'échelle : les documents officiels et les témoignages accordent une attention toute particulière à Alger, ville bruissante de rumeurs où ont afflué les principales per­ sonnalités que compte la colonie et où les passions qui agitent le pays sont poussées à leur point d’incandescence. Il faut alors se garder de l'effet grossissant que peut entraîner une telle focalisation. Problème de perspective ensuite : les fiévreuses journées de juin 1940 consti­ tuent le point culminant d'une crise de l’opinion publique qui trouve sa source en amont dans les semaines qui précèdent et dont les effets se poursuivent en aval tout au long de l'été 1940. Plusieurs phases doivent donc être distinguées dans les réactions de l’opinion algé­ rienne face à la défaite française. Jusqu’au début du mois de juin, l’Algérie préservée du conflit vit dans un calme provincial qui ne lui permet pas d'imaginer que la métropole est au bord de la débâcle. Le président des Délégations financières, lors d'une réunion tenue le 28 mai, reconnaissait que « longtemps l'on n'avait pas eu ici la nette impression d’un pays en guerre». L'évolution de l'opinion algé­ rienne ne peut s'expliquer sans la prise en compte de ce décalage ini­ tial qui l'amène dès lors à réagir à contretemps par rapport à la situa­ tion métropolitaine. Privée d'information directe par son éloignement du conflit, n’ayant pas connu le spectacle des réfugiés qui dans de nombreuses régions françaises précède et annonce l'exode, l'Algérie est totalement tributaire d'une presse soumise au régime de la cen­ sure qui minimise tout au long du mois de mai la gravité de la situa­ tion militaire. Ce décalage lié au filtrage de l'information est encore accentué pour les populations qui n'ont pas accès à la presse. Ainsi dans le roman de Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, le narrateur mobilisé à Miliana se souvient : « Nous n’avions ni le loisir ni le goût voué à l’échec. André Truchet, L’Armistice de 1940, op. et/., el Christine LévisseTouzé, L’Afrique du Nord, op. cit.

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de lire les journaux et ce fut des civils que nous apprîmes les étapes de l'avance allemande. Nous adm irions l'efficacité de la ligne Maginot quand elle était déjà tournée, nous nous révoltions avec notre infor­ m ateur de la félonie des Belges quand les Allemands étaient en France et plaignions Amiens au moment où déjà Paris capitu­ la it41. » Lorsque filtrent les premières inform ations révélant l'am pleur des revers métropolitains, ce n'est pas le défaitisme qui s'impose m ais un regain de ferveur patriotique. Le 28 mai, plus de quarante mille personnes assistent à Alger à la procession du Saint Sacre­ ment en présence de l'archevêque Mgr Leynaud qui prie Notre Dame d'Afrique de donner la victoire à la France. Dans la première quin­ zaine de juin, des cérémonies religieuses sont ainsi organisées dans les églises et les mosquées de toutes les villes d’Algérie. Notables, élus européens ou musulmans, responsables des mouvements d'anciens com battants renouvellent alors des déclarations de loyalisme pro­ noncées lors de la déclaration de guerre. À la phase de la prise de conscience succède une phase de crise qui culmine entre le 17 et le 25 juin 1940. L'opinion, désorientée, oscille entre deux champs d'attraction opposés. Le 17 juin, le prem ier discours du maréchal Pétain suscite l'incompréhension. Au réfec­ toire de l'état-m ajor de Ben Aknoun, certains officiers ne veulent pas croire que ce soit le vainqueur de Verdun qui prône ainsi l’arrêt des combats. Le discours du 20 juin annonçant l'envoi de plénipoten­ tiaires pour négocier l'armistice et présentant la défaite comme le résultat de l'infériorité numérique française et des ravages de l'esprit de jouissance ne dissipe pas le malaise. Dans son télégramme du 21 juin, Noguès indique ainsi : « Je n’ai pu m aintenir qu'à grandpeine, derrière le gouvernement, la population française des trois pays surexcitée et la population indigène qui réagit à son tour. Le dis­ cours du Maréchal, hier, portant sur une population ardente, qui n'a pas encore été directement atteinte, et qui n'admet pas de ne pas se défendre jusqu’au bout, a été mal interprété et a augmenté l'efferves­ cence42... » Toutefois, au lendemain de ce discours s'affirme un cou­ rant favorable au chef du gouvernement. Le 21 juin, Mgr Leynaud appelle les habitants d'Algérie à s’en rem ettre « pour l'avenir à ceux à qui la Providence a confié le pouvoir de diriger les destinées de la patrie en danger ». Le même jour, le cheikh El Okbi, figure impor­ tante du mouvement des oulémas, qui s'était prononcé dans un télé­ gramme du 19 juin pour la lutte à outrance, décide finalement de se 41. Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, Paris, Plon, 1952, rééd. Folio, p. 53. 42. André Truchet, L'Armistice de 1940, op. cit., p. 93.

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rallier, quels qu'ils soient, aux ordres du maréchal Pétain. Dans son prêche hebdomadaire au Cercle du progrès, il demande aux Musulmans « de garder leur calme en ces heures tragiques, d'éviter toute discussion ou commentaire mutile, de ne répandre aucune nou­ velle douteuse et de faire confiance aux dirigeants de la N ation43 ». Dans la presse, La Dépêche algérienne et L'Écho d ’Oran, organes des milieux conservateurs, sont parm i les premiers à prôner le rallie­ m ent au maréchal Pétain. La figure du Maréchal perm et de reléguer au deuxième plan le débat sur l'armistice. Le devoir de résistance à l'ennemi est subordonné à celui d'obéissance à « l'homme providen­ tiel » qui seul possède tous les éléments d'appréciation de la situation. La journée de deuil national du 25 juin 1940 clôt la phase la plus aiguë de la crise traversée par l'opinion. La volonté de poursuivre la lutte devient une affaire individuelle. Certains tenteront l'aventure en essayant de rejoindre G ibraltar; ils sont désormais isolés dans une population rassurée sur les conditions de l'arm istice et ignorant dans sa vaste majorité l'appel à la résistance lancé à Londres par le général de Gaulle. Émile Bordères, président des Délégations financières qui fit partie des jusqu'au-boutistes avant de se rallier au maréchal Pétain, justifie son évolution par le réalisme hérité des pionniers de l'Algérie française. Là où Bordères voit une saine manifestation de pragmatisme, l'écrivain Max-Pol Fouchet distinguera une forme d'égoïsm e44. Moins sévère, le résistant Mario Faivre explique l'atti­ tude de ses com patriotes d'Algérie par leur manque de m aturité poli­ tique et par la pente naturelle qui ramène au lendemain d'une crise aux préoccupations de la vie quotidienne. « Mes camarades ne se sen­ taient plus concernés, ils me disaient en riant : "Tu viens à Franco Plage, on va étendre notre linge sur la ligne Siegfried" », écrit-il45. Dans cette épreuve, l'attitude des populations musulmanes n'a pas justifié les craintes inspirées par le souvenir de la révolte de la Kabylie qui avait suivi la défaite de 1871. Jacques Berque estime même qu'elles prirent leur part au sentim ent de deuil national. « Ce peuple était trop chevaleresque pour nous poignarder dans le dos. Pour extraordinaire que cela pût paraître, il nous faisait encore crédit dans la débâcle. Jam ais plus je ne me conduirais de la même façon à l'égard de ceux qu'on appelait toujours les indigènes, beau nom que nous n’avions pas su leur em prunter », note-t-il dans ses Mémoires des

43. CAOM, GGA, 11H58. 44. Max-Pol Fouchet, Un jour, je m ’en souviens... Mémoire pariée, Paris, Mercure de France, 1968. 45. Mario Faivre, Nous avons tué Dation, Paris, La Table ronde, 1978, p. 24.

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deux rives46. Sans contredire cette vision d'ensemble, sans doute faut-il apporter quelques précisions. H faut ainsi rappeler que les nationalistes les plus virulents ont alors déjà fait l'objet d'une sévère répression, ce qui n'empêche pas l'augm entation sensible au cours du mois de juin des propos antifrançais : cinquante-cinq cas enregistrés dans le départem ent d'Alger, ayant donné lieu à quarante arresta­ tions, soit le double du mois précédent. Le chef du CIE de la préfec­ ture d'Alger, le capitaine Schoen, observateur averti, distingue der­ rière le sentiment dominant de loyalisme l'existence d'un courant antifrançais qui représenterait entre 5 et 20 % de l’opinion m usul­ mane à Alger47. Dans le reste du pays, les attitudes varient en fonc­ tion de la situation politique héritée de l'avant-guerre. Médéa et Aumale, deux petites villes de l'intérieur d'importance comparable, réagissent ainsi de façon différente. À Médéa, où l’im plantation réfor­ miste et nationaliste était assez forte, les rapports de la Drôle de guerre avaient signalé le moral médiocre de la population. Une note du 30 juin signale qu’une partie de la population musulmane, notam ­ ment l'élément koulougli, espère une occupation allemande. Aumale, qui a vécu paisiblement la Drôle de guerre, semble épaignée par ces sentiments antifrançais. Les cérémonies du deuil national y associent les deux populations48. Ainsi, si le réflexe loyaliste semble dom inant en juin 1940, les réactions des populations musulmanes ne sont pour­ tant pas uniformes et relèvent d'une palette variée de sentiments, le degré de politisation, l'héritage des luttes de l'entre-deux-guerres, la sensibilité aux influences extérieures s'avérant ici décisives. La parti­ cipation même aux cérémonies du deuil national n’est pas allée sans ambiguïté et Schoen se demande dans son rapport mensuel si elles ont été bien comprises. « Il semble qu'en certains points elles aient été interprétées comme une sorte de démission, de constat de faillite, voire comme un adieu de la France à ses sujets », écrit-il. On trouve sans doute dans cette interprétation la source de certaines attitudes observées par la suite durant l’été 1940 au cours duquel le trouble de l’opinion publique ne retombe que progressivement. Le bulletin du CIE de Constantine pour le mois de juillet semble résum er la situation générale lorsqu’il constate qu'en surface le calme n'a pas cessé de régner alors que de gros remous continuent d'agiter en profondeur l'opinion publique. Dans les milieux militaires, l’émo­ tion suscitée par l’armistice persiste dans les premiers jours du mois 46. Jacques Berque, Mémoires des deux rives, op. cit., p. 92. 47. CAOM. GGA. 1IH58. 48. CAOM, GGA. 9H28.

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de juillet. L'attaque anglaise sur la base navale de Mers-El-Kébir et la m ort de mille sept cents m arins clôturent pour beaucoup la phase des cas de conscience. Le journal du capitaine d'aviation Jules Roy est à cet égard explicite. Le 3 juillet 1940, il déplore la facilité avec laquelle ses camarades et lui ont accepté la défaite : « Tout doucement nous allons à l'asservissement, parce que nul d’entre nous n'a le courage de tout risquer pour rallier les forces demeurées ici, vider l’Afrique des m alpropres qui vont régner au cri vite appris de “Vive Pétain". » Deux jours après, il effectue un virage radical. « Aujourd'hui entre Pétain et Churchill mon choix est fait », note-t-il le 5 juillet 194049. L'incom­ préhension et la colère l’emportent également auprès des populations européennes désemparées par le nouveau cours de la guerre mon­ diale. Au début du mois d’août 1940, un rapport du CIE signale que l’opinion publique se trouve à Alger dans un état de fermentation rappelant les journées qui avaient suivi l’annonce de l'armistice. Ce clim at d’incertitude est propice à la circulation de rum eurs plus ou moins fantaisistes dont on trouve l’écho en plusieurs points du terri­ toire. À Alger, certains partisans du PPA estiment que les revers subis p ar la France sont le gage d’une prochaine libération du peuple algé­ rien. Un plébiscite pourrait être organisé sous l’égide de l'Allemagne et le leader panarabiste Chekib Arslan se voir confier l'adm inistration de l'Afrique du Nord. Le survol d'Alger par des avions allemands se déplaçant à basse altitude, l'équipée bruyante de légionnaires alle­ mands rassemblés à Koléa avant d’être rapatriés sont ainsi à l'ori­ gine de bruits annonçant l'arrivée imminente de troupes d’occupa­ tion. Dans certaines régions, des phénomènes de « défaitisme monétaire » sont observés par les autorités françaises. L'annonce que les billets français n’ont plus de valeur et qu’ils vont être remplacés par des billets allemands entraîne dans la région de Bougie des achats massifs de cheptel à des prix élevés, des transactions importantes sur l'or, les bijoux et le blé en O ranie50. L'absence de concrétisation de ces rum eurs finit par apaiser le trouble des esprits à la fin de l’été. La perception des impôts pour l’année 1940 commencée au mois d’août s’effectue ainsi dans de bonnes conditions, révélant que l'on ne sau­ rait parler d’une crise d'autorité généralisée. Entre-temps, le nouveau régime n'est pas resté inerte et s'est employé à reprendre en main la situation locale.

49. Jules Roy, Les Années déchirement, 1925-1965, Paris, Albin Michel, 1996; Jacques Cantier, Jules Roy - L'honneur d’un rebelle, Toulouse, Privat, 2001. 50. CAOM, GGA, 9H53, 11H58, 4CAB4 : préfecture de Constantine, B3 143.

PREM IÈRE PARTIE

Vichy en Algérie Du triomphe de Tordre nouveau à la crise latente de Tannée 1942

En signant les deux armistices, le gouvernement de Bordeaux cherche à retirer la France et son Empire d'un conflit dont l’issue lui paraît entendue. En appelant dès le 25 juin 1940 les Français à un redressement intellectuel et moral, le maréchal Pétain indique claire­ ment ses ambitions : « un ordre nouveau commence ». Il ne s'agit pas pour lui d'expédier les affaires courantes en attendant la paix mais bien de mettre en chantier sans tarder une régénération en profon­ deur du pays. Ainsi émergera une nouvelle France qui, par la rup­ ture avec ses traditions démocratiques et par un rapprochement avec le vainqueur, sera en mesure de trouver sa place dans une Europe sous domination allemande. Prolongement de la métropole, l’Algérie a vocation à participer à cet effort de régénération. Plusieurs équipes vont se succéder à sa tête au cours de la période et œuvrer à y implanter l'ordre nouveau.

C hapitre II

l/È R E ABRIAL : LES FONDEMENTS D’UN RÉGIME AUTORITAIRE

Le 1er août 1940, un nouveau gouverneur général, l'am iral Abrial, débarque en Algérie. Suivant la tradition, il est accueilli sous les voûtes de l'am irauté par le maire d'Alger, le très conservateur Albin Rozis, qui rappelle qu’en 1871, dans la période de troubles qui avait suivi la défaite, c’est à un m arin, l'am iral de Geydon, qu'avaient déjà été confiées les destinées de la colonie. Quelques jours plus tard, Abrial raccompagne son prédécesseur, Jacques Le Beau, jusqu’à l'em barcadère : des successions furent plus heurtées sous la HT République... Malgré ce respect des formes, le rappel de Le Beau « atteint par la limite d'âge » ne trompe personne. Le remplacement de ce républicain bon teint, franc-maçon notoire, par un m arin sans expérience politique, catholique pratiquant, annonce un nouveau style de gouvernement dont les orientations ne tardent pas à se dévoiler.

Les premiers pas du nouveau régime Au lendemain de la défaite, le ton de la presse locale témoigne d'un incontestable changement de climat. La Dépêche algérienne appelle ainsi au « grand nettoyage ». L’Écho d ’Alger, qui condamnait encore le 30 juin les «Tartuffe de la défaite», doit rapidement s'aligner. Dénonciation des agents de la décadence française, recherche des responsables de la défaite, nostalgie d'une France

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rurale respectueuse des traditions, volonté d'expiation : les thèmes de la rhétorique pétainiste prennent rapidement leur essor et avant même le vote du 10 juillet 1940 la IIIe République fiait figure d'« ancien régime ». LA FIN DE LA HT RÉPUBLIQUE

La volonté de changer le mode de gouvernement en France est apparue à Bordeaux au lendemain de la signature de l'armistice. On passe ensuite rapidement de l'idée d'une large délégation de pouvoirs au maréchal Pétain au projet d'instauration d'un « régime nouveau, audacieux, autoritaire, social, national » présenté par Laval aux parle­ mentaires réunis dans le grand casino de Vichy le 8 juillet 1940. Le caractère tardif de la convocation de l'Assemblée nationale explique sans doute la faible participation - quatre députés sur neuf, un séna­ teur sur trois - de la représentation algérienne au vote du 10 juillet. Malgré leur nombre réduit, les parlementaires présents à Vichy repré­ sentent les grandes familles politiques implantées en Algérie. Dépas­ sant les clivages qui les opposaient jusque-là, ils votent unanime­ ment le texte mis au point par Laval et accordent « tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l'effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l'État français ». On ne s'étonnera pas du vote du sénateur Mallarmé, professeur à la faculté de droit d'Alger, secrétaire d’État à deux reprises dans l’entre-deux-guerres. Siégeant à la gauche radicale, Mallarmé s’est rapproché tout au long des années 1930 des positions du PSF, dont l’appui lui a permis de triom­ pher en 1938 du sénateur Duroux. Le vote du député Paul Saurin, représentant des milieux de la grande colonisation, illustre comme celui du sénateur Mallarmé la dérive autoritaire d’une partie des élites républicaines. Agrégé de philosophie égaré en politique, Stanislas Devaud, principale figure du PSF dans le Constantinois, apporte lui aussi son soutien au nouveau régime. Plus surprenant est le vote de Marcel Régis. Ce contrôleur des contributions directes et du cadastre fut le premier député socialiste du département d’Alger. Défenseur du projet Blum-Viollette, il avait dénoncé à la Chambre le 30 juin 1936 les agissements des Croix-de-Feu qui excitent les populations européennes et musulmanes contre la population israélite d'Afrique du Nord. Son évolution semble celle de l'aile « paul-fauriste » de la SFIO qui par pacifisme et anticommunisme se rallie au nouveau régime. À Vichy le 5 juillet, il répond à son collègue Louis Noguères, député SFIO des Pyrénées-Orientales qui lui demande des nouvelles

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de Blum : « Quand ce Juif sera à la morgue, il aura trouvé la place qui lui convient '. » Signe de la confusion qui peut alors régner dans les esprits, deux hommes de tradition et de sensibilité politiques aussi éloignées que Régis et Saurin ont signé au début du mois de juillet la déclaration Bergery demandant l'intégration de la France « dans un nouvel ordre européen autoritaire, national et social ». On trouve dans la signature de ce texte favorable à la collaboration franco-alle­ mande l'aboutissement du pacifisme du notable flandiniste et du socialiste paul-fauriste1 2... VERS UNE REPRISE EN MAIN DE L’ALGÉRIE : LA RELÈVE DES HOMMES

Le vote du 10 juillet et les actes constitutionnels du 11 ayant réa­ lisé une véritable « révolution par le haut » au sommet de l'État, le nouveau régime va s'efforcer dans les semaines qui suivent d'accroître son emprise sur l'ensemble de l'appareil administratif. La figure et le rôle du premier gouverneur général nommé par Vichy restent mal connus. Pour donner une plus juste mesure de son action, il convient de présenter l'homme et son parcours. Le 21 juillet, La Dépêche algé­ rienne se plaît à souligner que l'amiral Abrial appartient à une des «vieilles familles françaises qui ont servi la Patrie pendant des siècles ». Une brochure publiée en février 1941 par un érudit local du Tarn, département dont est originaire la famille Abrial, souligne également cette tradition de service de l'État. Le ralliement à la Répu­ blique de cette famille de notables semble toutefois conditionnel : le père de l’amiral, haut fonctionnaire dans le Service de l’enregistre­ ment, choisit ainsi de démissionner après la loi de séparation de l’Église et de l’État pour ne pas avoir à procéder à l’inventaire des sanctuaires catholiques. Il fut récompensé de cette fidélité à sa foi par le titre de comte romain. Les trois fils de ce haut fonctionnaire embrassèrent une carrière militaire. Jean Abrial intègre l'école navale à l’âge de seize ans en 1895, tandis que ses deux frères deviennent officiers de cavalerie. Proche de l'amiral Durand-Viel, « patron » de la marine française jusqu'en 1936, Abrial occupe de 1934 à 1936 les fonctions de sous-chef d'état-major général. Il prend en octobre 1936 le commandement en chef de l’escadre de Méditerranée qu'il conserve 1. Louis Noguères, Vichy 1940, Paris, Fayard, 2000. Voir également d’Olivier Wievorka, Les orphelins de la République, Paris, Seuil, 2001. Sur la représentation algérienne, se reporter au numéro spécial de Parcours - L’Algérie, les hommes et l’his­ toire n° 9, 2* semestre 1988. 2. Jacques de Launay, dans Le Dossier de Vichy, Paris, Julliard, 1967, donne le texte de cette motion et fa liste des dix-sept auteurs et des cinquante cosignataires. Paul Saurin appartient au premier groupe, R égis au deuxième.

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jusqu’au début de 1939. Avec la guerre, il est appelé à Dunkerque au commandement des forces maritimes du Nord. C’est à ce poste qu’il va acquérir son titre de gloire en dirigeant l’évacuation vers l’Angleterre de trois cent trente-cinq mille soldats français ou anglais de l'armée des Flandres, encerclés dans la ville par les Panzerdivi­ sionen. Par son calme, l'attitude d’Abrial tranche alors sur celle d'un haut commandement déliquescent. La vedette de l’amiral est la der­ nière à quitter Dunkerque dans la nuit du 4 juin alors que les Alle­ mands pénètrent dans la ville. De retour en France, Abrial rejoint Cherbourg où il est fait prisonnier le 19 juin. Interné avec une cen­ taine d’officiers généraux français à la citadelle de Koenigstein, il est libéré à la demande de Vichy pour rejoindre le poste de gouverneur général de l'Algérie3. Jusqu’en 1940, la carrière d'Abrial est donc celle d’un marin exemplaire ne faisant pas mystère de ses convictions religieuses, se tenant à l'écart de la politique mais auquel la République n'a pas ménagé les honneurs. Après 1940, son évolution semble refléter celle d'une partie de l'armée, héritière d’une tradition catholique et conser­ vatrice, prédisposée à accueillir favorablement un régime transpo­ sant dans le domaine politique la conception strictement militaire de l'autorité et de la hiérarchie et s'appuyant, selon Abrial, sur «les forces spirituelles les plus hautes, seules capables de reconstruire la France en lui rendant son véritable visage». L’anglophobie latente de la marine française, réveillée chez Abrial par les tensions avec le commandement britannique lors de l’évacuation de Dunkerque et exacerbée par l’affaire de Mers-El-Kébir, constitue visiblement l’une des clefs de son attitude. L’obéissance sans faille aux ordres du maré­ chal Pétain lui sert dès lors de ligne de conduite jusqu’à la fin de la guerre : en novembre 1942, alors que la zone libre vient d’être occupée il acceptera ainsi les fonctions de secrétaire d’État à la M arine4. Était-il préparé à occuper un poste aussi complexe que celui de gouverneur général de l'Algérie? Contrairement à Darlan, son cadet de deux ans que ses longs séjours Rue Royale avaient fait sur­ nommer « l’amiral qui n'a pas connu la m er », Abrial avait préféré les 3. Fernand Bousquet, Regards sur trois soldats, Bibliothèque de la Revue du Tarn, 1941. Archives nationales 3W31 et 44 : sténographie du procès Abrial devant la Haute Cour de justice ; dossier d'instruction. Nous avons pu consulter également un texte dactylographié rédigé par le colonel Raymond Abrial, fils de l’amiral, intégrant des souvenirs rédigés par son père, des coupures de presse et des extraits de corres­ pondance. 4. H conserve ce poste jusqu’en mars 1943. Arrêté à la Libération, il est condamné par la Haute Cour à dix ans de travaux forcés et à l'indignité nationale à vie. Libéré en 1947, il meurt à Réalmont dans le Tarn le 17 décembre 1962.

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commandements aux passages dans les cabinets ministériels. Les postes techniques occupés à l’état-major n’ont pu lui apporter la culture politique et administrative nécessaire à la gestion d’un terri­ toire de plusieurs millions d'habitants. La réserve et la froideur qui avaient fiait sa réputation dans la marine ne le prédisposent pas à un contact facile avec les foules algériennes, ni avec la classe politique et administrative locale. Charles-André Julien estimera qu'il ne « connaissait rien aux affaires et était le jouet d’un entourage aussi médiocre que sectaire5 ». Il est vrai que la composition de son équipe révèle le souci de s'entourer de ses proches plus que de s'ouvrir sur les réalités locales. Son cabinet, composé de marins, est dirigé par son gendre. Au secrétariat général du gouvernement général, poste clef de l’adm inistration locale réservé généralement à un fonctionnaire chevronné, ancien préfet ou conseiller d'État, il nomme l'attaché d’ambassade Jean Ans, probablement recommandé par Marcel Peyrouton6. Affichant une volonté de rationalisation, la nouvelle équipe procède à une refonte de l'organigramme du gouvernement général organisé autour de dix directions. Certains hauts fonctionnaires trop marqués par leur appartenance à la franc-maçonnerie comme le directeur de la Sûreté algérienne sont écartés. D’autres sont promus. Augustin Berque est ainsi nommé à la tête de la nouvelle sous-direc­ tion des Affaires musulmanes en remplacement de Louis Milliot. Le choix est en l'occurrence judicieux. Autodidacte aux curiosités mul­ tiples, formé à l’école de l’adm inistration locale avant d'être appelé en 1919 au gouvernement général, Berque est sans doute un des observateurs les plus fins des transformations de la société algé­ rienne. Homme de culture, il est l'auteur de plusieurs essais péné­ trants sur l’évolution de l’Islam ou sur le patrimoine artistique de l’Algérie et dispose de nombreux contacts auprès des élites euro­ péennes et musulmanes. Fonctionnaire, il reste toutefois solidaire de l'ordre colonial. En 1934-1935, lorsque commencent à apparaître les premiers signes d'un malaise algérien, il propose un programme poli­ tique s'appuyant sur le triptyque rétablissement de l’autorité, restau­ ration de la confiance, mise en œuvre de réformes progressives. Ce républicain de plus en plus pessimiste a-t-il cru en 1940 qu'un régime autoritaire allait perm ettre de s'attaquer aux problèmes de fond de l’Algérie ? Il ne semble pas toutefois se faire d’illusions sur la marge

5. Charles-André Julien, L'Afrique du Nord en marche, Paris, Julliard, 1953. 6. Âgé de 44 ans, Jean Aris, directeur des services financiers de l’Algérie de 1928 à 1936, a ensuite occupé les fonctions d'attaché d'ambassade à Berlin et à Buenos Aires aux côtés de Peyrouton. La Dépêche algérienne, 28 août 1940.

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de manœuvre dont il va disposer et note dans son journal à la date du 16 octobre 1940 : « Je reçois mission de diriger la politique indi­ gène de ce pays. Lourde mission : disette, désordre des esprits, sen­ sation collective de défaite. Méthode provisoire : conserver en adap­ tant. Faire du rase-m ottes7. » Le changement de régime s'accompagne également d'un vaste mouvement préfectoral : sur 94 préfets en poste en 1940, 26 sont mis à la retraite, 29 révoqués et 37 déplacés8. L'Algérie ne reste pas à l'écart. Seul le département d'Oran conserve son préfet Louis Boujard, exemple assez rare de longévité dans une période dominée par l'instabilité. Homme prudent et mesuré, Boujard suivit politiquement au Front populaire qui l'avait nommé dans ce département sensible en juillet 1937 et traverse toute la période vichyste9. C'est un colo­ nial, ancien résident général au Tonkin, Pierre Pagès, qui accède à la préfecture d'Alger. Ce Catalan ombrageux, remarqué au début des années 1930 par Paul Reynaud, avait mis fin en 1939 à une bril­ lante carrière indochinoise à la suite d'une altercation avec Georges Mandel, ministre des Colonies. À la fin de l'été 1940, il est contacté par Henri Du Moulin de Labarthète, directeur de cabinet du maréchal Pétain avec qui il entretient des relations amicales depuis leur pas­ sage commun dans l'équipe Reynaud. Il accepte alors de rejoindre la préfecture d'Alger où il impose le style paternaliste et autoritaire cher aux coloniaux10. Le nouveau préfet de Constantine, Max Bonnafous, présente un profil atypique dans le poste. Cet agrégé de philosophie avait adhéré dans sa jeunesse aux Étudiants socialistes révolution­ naires et à la cinquième section socialiste de Paris animée par Marcel Déat. Maître de conférences de sociologie politique à la faculté de lettres de Bordeaux en 1930, il devient l'ami d'Adrien Marquet qu'il suit en 1933 au Parti socialiste de France. Il dirige son cabinet en 1934 lorsque Marquet devient ministre du Travail dans le gouverne­ ment Doumergue. Professeur à l'École nationale de la France d'outre-mer jusqu'en 1940, il reprend après sa démobilisation le poste 7. Augustin Berque, Écrits sur l’Algérie, Aix-en-Provence, Édisud, 1986, recueil regroupant des extraits des principaux essais d’Augustin Berque et quelques frag­ ments de son journal. Jacques Berque évoque la figure de son père dans la préface, Jean-Claude Vatin re-situe le personnage dans une excellente postface. 8. Sonia Mazey, Vincent Wright, « Les préfets >, in Vichy et les Français, sous la direction de J.-P. Azéma et F. Bédarida, Paris, Fayard, 1992. 9. René Bargeton, Dictionnaire biographique des préfets (septembre 1870mai 1982), Paris, Archives nationales, 1994. 10. Archives privées consultées à Saint-Nazaire (Pyrénées-Orientales) grâce à l'autorisation de M. Claude Pagès. Voir aussi les souvenirs de Pierre Ordioni, Tout commence à Alger, Paris, Stock, 1972, directeur de cabinet du préfet Pagès à partir de novembre 1940.

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de chef de cabinet d'Adrien Marquet devenu ministre de l’Intérieur du maréchal Pétain. Lorsque Marquet perd son ministère en septembre 1940, Bonnafous accepte la préfecture de Constantine. L'évolution de Bonnafous a donc suivi celle de son aîné Marcel Déat : même formation intellectuelle, même recherche de solutions politiques nouvelles combinant « ordre, autorité et nation », pour reprendre le sous-titre du manifeste du néo-socialisme publié en 1933. Reprochant à Blum de se retrancher dans l'attitude confortable du « clerc qui ne trahit point », Bonnafous accusait les socialistes de refuser les responsabi­ lités au nom d’un attachement périmé aux libertés publiques. L'ins­ tauration du nouveau régime lui donne l'occasion de «servir» attendue depuis 1933. À Constantine, il s'attache aux aspects les plus techniques de sa mission et acquiert une réputation d'efficacité qui lui vaut une promotion à la préfecture régionale de Marseille puis au ministère de Ravitaillem entM. Dans sa circulaire du 15 octobre 1940 le ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton, indique nettement aux préfets leur rôle nouveau de guides de l'opinion publique : « Vous êtes les propagandistes de la vérité, de l’espoir, de l’action libéra­ trice, les défenseurs de la France meurtrie par vingt ans d’erreurs et de folie. » Pierre Pagès, qui semble bien avoir intégré cette nouvelle mission, s’adresse sur un ton semblable à ses subordonnés et n’hésite pas à l'occasion à leur reprocher leur attentisme. « Si je rends juste­ ment hommage à la manière dont vous enregistrez les réactions de vos collectivités locales, je n'ai pourtant pas le sentiment que vous mettez tout en œuvre pour redresser ces mouvements et les orienter comme il conviendrait. [...] Aussi, j'aim erais que, précédant les évé­ nements, vous précédiez aussi au lieu de les suivre les hommes dont vous avez la charge », écrit-il ainsi dans un courrier d'octobre 1941 aux adm inistrateurs de communes m ixtes1 12. Pour compléter cette présentation du renouvellement des élites administratives de l'Algérie, il faut signaler le remplacement du rec­ teur Martino, ancien doyen de la faculté de lettres d’Alger, par Georges Hardy, figure bien connue des milieux coloniaux. Élève de l’École normale supérieure - promotion 1905 -, cet agrégé d'histoire et de géographie a été appelé, après une belle guerre de 14, auprès de Lyautey comme directeur général de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités au Maroc. Directeur de l'école coloniale 11. Benoît Yvert, Dictionnaire des ministres, Paris, Perrin, 1990. Archives natio­ nales : 3W75, Haute Cour de justice. Sur les idées politiques de Bonnafous, voir sa préface à l’ouvrage de B. Montagnon, Adrien Marquet, Marcel Déat, Néo-socialisme ? Ordre, autorité et nation, Paris, Grasset, 1933. 12. Archives privées Pagès.

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en 1926, il rédige de nombreux ouvrages, mieux accueillis par le public que par l'université. En 1939, Albert Demangeon s'amuse ainsi de sa prétention d'avoir créé une nouvelle discipline, la géographie psychologique, dont le champ recouvre en réalité celui de la géogra­ phie humaine et de l'ethnologie. « Ces deux sciences jugeront fort inu­ tile de se déplacer avec armes et bagages pour se transporter à l'inté­ rieur d'une science mal définie et qui avoue se considérer comme un couronnement : un peu à la manière d'une mousse à la surface d'un lait en ébullition », note-t-il dans un compte rendu caustique13. Nommé une première fois recteur de l'académie d'Alger en 1934, Hardy est muté à Lille en 1937. De retour en Algérie à l'automne 1940, il va se révéler un ardent partisan du nouveau régime, acceptant le poste de délégué à la propagande au sein de la Légion des combat­ tants, menant une sévère épuration de son adm inistration et mettant en œuvre de façon radicale les mesures d'exclusion antisémites dans le domaine scolaire. Ce sont sans doute les possibilités offertes à la haute fonction publique par un régime autoritaire qui expliquent le ralliement de ce « libéral » issu des élites de la IIIe République. Lan­ çant en 1941 un plan d'extension de l'enseignement indigène dans le cadre de structures allégées - ses adversaires parleront d'« école gourbi » -, il rend ainsi hommage à l'amiral Abrial qui permet l'abou­ tissement d'un projet conçu depuis 1908 mais jamais mis en œuvre du fait de la faiblesse des pouvoirs publicsl4. Le dernier élément de cette reconstitution d'un réseau adm inistratif soumis au nouveau régime est la création en septembre 1940 de la Délégation générale du gou­ vernement en Afrique française, organisme de coordination à voca­ tion économique, militaire et politique confié au général Weygand. Ainsi au début de l'automne 1940, Vichy est parvenu à placer aux principaux postes de commande des hommes imprégnés de l'esprit nouveau. Ces hommes, d'origines assez diverses d'un point de vue politique et professionnel, ont parfois été contraints à des adapta­ tions surprenantes : on trouve ainsi des marins au gouvernement général, un universitaire dans la préfectorale et des coloniaux loin de leur territoire d'attache. Ce ne sont pas pour autant des « hommes nouveaux » : ils appartiennent tous en effet à des titres divers aux élites de la IIIe République, même s'ils ont pris leurs distances avec un régime jugé responsable de la défaite. Comme le note Philippe Burrin,

13. Albert Demangeon, « La géographie psychologique », in Les Annales de géo­ graphie, n° 278-279, avril-septembre 1940. 14. CAOM, GGA, 5CAB9 : cabinet du gouverneur Abrial, questions scolaires : centres ruraux d’6 ’

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davantage que le triomphe de Maurras, Vichy révèle la métamorphose autoritaire d’une partie des élites françaises1S.61

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Marqué par une relève des équipes administratives, l'été et l’automne 1940 voient également la mise en application des conven­ tions d'armistice qui, si elles ne portent pas atteinte à l'intégrité terri­ toriale de l'Empire français, impliquent un certain nombre de consé­ quences au niveau local. L'article 3 de la convention avec l’Italie prévoyait ainsi une démilitarisation sévère de l'Afrique du Nord, seul un effectif de trente mille hommes étant maintenu pour assurer le maintien de l'ordre. Après les événements de Mers-El-Kébir, ces clauses vont être assouplies. Les effectifs autorisés en Afrique du Nord sont portés à cent vingt mille hommes et le gouvernement de Vichy obtient de conserver une partie de ces forces navales et aériennes pour se défendre contre les anglo-gaullistes. Ce sont les Ita­ liens qui veilleront à l’application de ces conditions : tout au long de l'été 1940 se mettent en place une série d'organismes de contrôle chargés de représenter en Algérie, en Tunisie et au Maroc la commis­ sion d’armistice de T urin,6. D'autres clauses ont une incidence plus directe sur la vie quotidienne en Algérie. Les conventions d'armistice suspendaient jusqu'à nouvel ordre le trafic maritime français, cou­ pant ainsi l'Empire de la métropole. Le trafic ne sera rétabli que par­ tiellement et sous conditions par des vainqueurs qui entendent bien capter à leur profit une partie du commerce colonial. La nécessité de gérer la pénurie entraîne un accroissement des pouvoirs du gouver­ nement général et l'évolution vers une économie dirigée. La dépen­ dance de l'Algérie à l'égard de la métropole entraîne ainsi dès la fin de l'été 1940 la mise en place d’un système de rationnement pour le sucre, le savon, l'huile comestible, le café, le thé, le lait, la viande et les carburants.

15. Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, Paris, Seuil, 1994. 16. Romain H. Rainera retrace de façon détaillée ces questions dans La Commission d ’armistice avec la France - Les rapports entre la France de Vichy et l'Italie de Mussolini (10 juin 1940-8 septembre 1943), Paris, Service historique de l'armée de Terre, 1995.

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La Révolution nationale et ses relais en Algérie À l'automne 1940, le nouveau régime, opérationnel en m étro­ pole comme en Algérie, peut dévoiler son grand dessein. Celui-ci se définit autour de deux axes majeurs. En matière de politique exté­ rieure, Vichy espère obtenir de l'Allemagne une paix favorable en se libérant « de ses amitiés et de ses inimitiés dites traditionnelles » afin de s'engager dans la collaboration avec « un vainqueur qui saurait dom iner sa victoire ». En matière de politique intérieure, il s'agit d'œuvrer à l'instauration d'un régime « hiérarchique et social ». Dans son discours fondateur du 9 octobre 1940, le chef de l’État annonce ainsi solennellement l'heure de la Révolution nationale, prononçant pour la première fois une formule utilisée depuis plusieurs semaines par ses partisans et qui devient dès lors la référence obligée du dis­ cours officiel pour désigner l'ordre nouveaul7. L'ambition est immense : il s'agit d’impulser une véritable révolution culturelle. Elle ne restera pas platonique : initiatives et institutions se m ultiplient dans les premiers mois d’un nouveau régime pour lui donner une réalité. UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE POLITIQUE

Em pruntant aux différentes traditions de la droite française - héritage contre-révolutionnaire, élitisme orléaniste, culte du chef bonapartiste - aux courants non conformistes des années 1930, voire au catholicisme social, la doctrine de la Révolution nationale constitue selon l'expression d'Henri Rousso «une tentative de syn­ thèse pragmatique de plusieurs courants de pensée18 ». Ce sont les idées du chef de l'État français qui constituent le noyau dur de cet ensemble disparate. Le conservatisme naturel de ce vieux soldat a été renforcé dans les années d’avant-guerre par le jugement sévère qu'il porte sur la dérive du régime parlementaire. La défaite ajoute à ce système de valeurs le culte doloriste de rachat par l'expiation. L'édi­ fice doctrinal ainsi élaboré se définit plus nettement par la violence de ses rejets que par la cohérence de son projet de reconstruction.

17. Voir l'édition critique des discours établie par Jean-Claude Barbas : Philippe Pétain. Discours aux Français, Paris, Albin Michel, 1989. 18. Henri Rousso, «Qu’est-ce que la Révolution nationale?», in L'Histoire, n° 129, 1990. Voir aussi Jean-Marie Guillon, « La philosophie politique de la Révo­ lution nationale », in Vichy et les Français, op. cit., p. 173.

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Plus encore qu'une revanche sur 1936, la Révolution nationale constitue un rejet global de la synthèse réalisée par la IIIe République entre le libéralisme et la démocratie. Retrouvant le ton des penseurs contre-révolutionnaires, Pétain entend donc rompre avec « l'abs­ traite liberté et l'atomisation du pays légal » qui caractérisent selon lui la démocratie libérale. Aux valeurs abstraites de la IIIe Répu­ blique, Vichy, se piquant de « retour au réel », oppose sa nouvelle devise empruntée au PSF « Travail, Famille, Patrie », qui symbolise l'effacement de l’individu devant les communautés naturelles chères aux traditionalistes. À cette vision de la société correspond une nou­ velle conception du pouvoir : l'autorité qui vient désormais d'en haut est confiée par le chef aux élites qui ont su se révéler dans les diffé­ rents secteurs de la vie nationale. Ce corps de doctrine forgé à Vichy en fonction des préoccupations métropolitaines de l'entourage du chef de l’État français était-il transposable en Algérie ? La question ne semble pas avoir inquiété les autorités gouvernementales ou locales : l’idéologie de la Révolution nationale a bien été diffusée « en temps réel » de part et d’autre de la Méditerranée. Les discours du maréchal Pétain retransm is par la radio sont commentés avec la même fer­ veur qu'en métropole par la presse locale. La grande tournée d'ins­ pection entreprise dès son arrivée en Afrique française par le général Weygand contribue à populariser les grands thèmes de la Révolu­ tion nationale. D'autres missi dominici du nouveau régime feront eux aussi le voyage en Algérie. Au printemps 1941, le philosophe René Gillouin et l'écrivain Henri Massis, qui ont prêté l’un et l’autre leur plume au Maréchal, prononcent une série de conférences à Alger19. La Révolution nationale inspire également un certain nombre d’intel­ lectuels locaux. Pierre Mesnard, professeur à la faculté d'Alger, accepte ainsi la vice-présidence de la commission de propagande de la Légion française des combattants. Ce philosophe spiritualiste, adm irateur de Saint Jean de la Croix et de Bergson, voit dans la per­ sonne de Pétain une manifestation de la providence divine. « Nous reprenons enfin grâce à lui l'habitude de donner un visage humain à l'idée de Patrie et de nous retrouver frères au service d'un même père», déclare-t-il dans l'une de ses causeries20. L'anniversaire du 19. Sur ces deux maîtres à penser du régime, voir Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996. 20. Les Informations algériennes, publication du gouvernement général, ont reproduit trois conférences de Pierre Mesnard entre avril et juin 1941. Voir le portrait dressé par l’un de ses anciens étudiants, le journaliste Jean Daniel, dans La Déchirure, Paris, Grasset, 1990, p. 61 : « Il détestait l’Allemagne et la République, Hitler et Laval. Mais il pensait que Pétain justifiait le providentialisme en philosophie : le Maréchal envoyé par la Providence parcourait les étapes de la chute et de la rédemption. »

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centenaire de l'arrivée de Bugeaud à Alger, en février 1941, permet de trouver dans l’histoire locale un grand précurseur de la Révolution nationale. De nombreux articles soulignent alors la parenté spirituelle entre Bugeaud et Pétain, deux maréchaux adeptes du retour à la terre et du parler vrai ! Si l’idéologie de la Révolution nationale arrive à susciter ainsi des échos en Algérie c'est sans doute que le terrain avait été préparé par les luttes politiques de l'avant-guerre. Comme nous l’avons vu plus haut, la thématique du redressement national et de la restauration de l’autorité avait progressé dans le sillage des mouve­ ments d'extrême droite et imprégné le discours d'une bonne partie de la classe politique locale. Il existe de plus des affinités évidentes entre le message élitiste, hiérarchique et autoritaire véhiculé par la Révolu­ tion nationale et les structures mêmes de la société coloniale. Le rejet de « l'idée fausse de l'égalité naturelle des hommes » vient conforter au niveau des principes l'ordre colonial. Lorsque le maréchal Pétain déclare : « Il ne suffira plus de compter les voix ; il faudra peser leur valeur pour déterm iner leur part de responsabilité dans la commu­ nauté », il résume de façon abrupte l'argumentaire sur lequel repose la bonne conscience de l'élite coloniale21. Ce groupe, dans lequel milieux économiques et classe politique sont intimement liés, invoque en effet traditionnellement l'œuvre accomplie au service de la mise en valeur du pays pour justifier la légitimité de sa domination. Les partisans d'une défense sans concession de la domination française, qui ont combattu quelques années plus tôt le projet Blum-Viollette, se retrouvent donc sur le thème de la restauration de l’autorité de l’État et du respect des hiérarchies naturelles, ainsi que sur celui du retour au réel qui signifie pour eux l’abandon de « l’idéalisme » irritant des Français de métropole. Ce n'est sans doute pas un hasard si la période de Vichy voit la résurgence d’un discours colon qui ne prend plus la peine de se dissimuler. On découvre donc, en se plaçant au niveau de l’analyse du discours, l'existence de rencontres possibles entre l’idéo­ logie de la Révolution nationale et celle sécrétée par les défenseurs de la société coloniale. Reste à voir comment le régime va s'efforcer d’exploiter ces convergences pour passer du soutien de minorités acquises à un encadrement du plus grand nombre.

21. Philippe Pétain, Discours aux Français, op. cit., p. 89 et 149.

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UN PUISSANT RELAIS : LA LÉGION FRANÇAISE DES COMBATTANTS EN ALGÉRIE

« Meilleurs fils de France, aristocrates du courage, les anciens combattants doivent former le faisceau de leurs volontés. Ils doivent partout et jusque dans chaque village constituer des groupes décidés à faire respecter et exécuter les sages conseils de leur chef de Verdun et de 18. » Cet extrait de l’exposé des motifs de la loi du 29 août 1940 créant la Légion française des combattants résume l’esprit de la nou­ velle institution. Instrum ent de diffusion de la doctrine de la Révolu­ tion nationale et d’encadrement de la société, la Légion française des combattants ne saurait être considérée comme un simple prolonge­ ment du mouvement ancien combattant de l’entre-deux-guerres. En France métropolitaine au début des années 1930 plus de trois mil­ lions d’anciens combattants sont membres d’une association. Parmi celles-ci, les deux plus importantes sont l’Union fédérale, d’obé­ dience radicale, présidée par l’instituteur Henri Pichot, et l’Union nationale des combattants, d’orientation plus conservatrice, dirigée par le député de Paris Jean Goy. Elles ont progressivement fédéré un grand nombre d’associations locales ou spécialisées22. En Algérie, la situation paraît plus complexe qu’en métropole. À la fin des années 1930, si le sous-préfet Kerdavid est présenté par la presse comme le représentant des « soixante-dix-huit mille anciens combat­ tants d’Afrique du Nord», la réalité du mouvement combattant semble plutôt résider derrière cette façade unitaire dans son émiette­ ment. Un recensement effectué dans le département d’Oran en 1934-1935 dénombre ainsi quarante-cinq associations d’anciens combattants très inégalement implantées géographiquement : la plu­ part n’ont constitué qu’une section départementale à Oran. Ce frac­ tionnement est encore renforcé par le clivage colonial que la frater­ nité du combat ne semble pas avoir permis de surmonter. En règle générale, les anciens combattants musulmans se sont donc regroupés dans des associations spécifiques23. L’idée d’un regroupement des divers mouvements remonte à la déclaration de guerre de 1939. Henri Pichot, président honoraire de l’Union fédérale, relance le processus au lendemain de l'armistice. Son action est remarquée par le député d’extrême droite Xavier 22. Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, 3 volumes, Paris, Presses de la FNSP, 1977. 23. Ahmed Morsley Benyelles, La Formation d'un fascisme dépendant en Algérie (1934-1939), thèse de doctorat, Alger, 1994, p. 83.

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Vallat, qui vient d'être nommé secrétaire d'État aux Anciens Combat­ tants. Vallat, comme de nombreux responsables vichystes, estime que le régime a besoin d'un relais auprès de l’opinion, mais ne veut pas du parti unique défendu par Marcel Déat, transfuge du parti socialiste converti au fascisme. Conçue comme un contre-feu au parti unique, la Légion française des combattants hérite dès lors de certaines attri­ butions du parti mort-né. Dès son origine, la nouvelle institution se distingue donc des traditionnelles associations d'anciens combattants non seulement par son caractère unique mais par la mission civique qui lui est attribuée. Les statuts rédigés par Xavier Vallat et son chef de cabinet François Valentin, futur directeur général du mouve­ ment, contribuent à la mise en place d'une structure pyramidale avec une autorité descendant du sommet à la base24. La création d’un échelon nord-africain chargé de coordonner l’action des légions tuni­ siennes, marocaines et algériennes constitue une innovation notable. La différence de statut entre l’Algérie et les deux protectorats avaient jusque-là interdit leur regroupement au sein d'un organisme officiel. Le général Noguès ne manque pas de faire valoir le mécontentement manifesté par le sultan « qui craint toujours que la notion d'empire ne se substitue pour le Maroc à la notion de protectorat ». Dans la hiérarchie légionnaire, l'échelon algérien est ensuite constitué d'un comité provincial, supervisant l'action des trois unions départemen­ tales d'Alger, Oran et Constantine. Pour encadrer le mouvement nais­ sant, le régime va puiser dans le vivier des militaires en retraite. Cer­ tains, récemment touchés par l'abaissement de la limite d'âge, trouvent dans la Légion l'occasion de poursuivre une activité dans un milieu qui leur reste familier. C'est le cas du général François qui commandait jusqu'en 1940 les forces françaises au Maroc et qui prend la tête de l’échelon nord-africain de la LFC. Le général Paquin préside la LFC en Algérie où il avait exercé divers commandements2S. Tandis qu'achèvent de se mettre en place les instances dirigeantes du nouveau mouvement, le recrutement de la base connaît un essor important. Le 23 octobre 1940, lors d'un message radiodiffusé expo­ sant les grandes lignes de l'organisation légionnaire en Afrique du Nord, le général François affirme ainsi que les adhésions se multi­ plient. En juin 1941, la Légion française des combattants, avec 107000 membres - 64000 Européens et 43 000 Musulmans -, est

24. Se reporter à l’étude fondamentale de Jean-Paul Cointet, La Légion française des combattants, 1940-1944 - La tentation du fascisme, Paris, Albin Michel, 1995, ver­ sion condensée d’une imposante thèse d’État. 25. CAOM, GGA, 5CAB27 : LFC.

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devenue en Algérie l'organisation de masse voulue par le régime. Les nombreuses prestations de serment légionnaire qui se sont multi­ pliées depuis le début de l'année sur tous les points du territoire illus­ trent la puissance et l'implantation de la nouvelle institution. UNE JEUNESSE POUR LA RÉVOLUTION NATIONALE

« La jeunesse, exempte des déformations psychologiques de l'avant-guerre, saura recréer une nation neuve. De la formation que nous lui donnerons aujourd'hui dépend, demain, notre avenir. » Cet extrait d'une publication éditée par le gouvernement général de l'Algérie à l'occasion de la Quinzaine impériale de 1941 révèle l'impor­ tance accordée par le régime au contrôle de la jeunesse26. Cet intérêt est sans doute lié aux évolutions de l'entre-deux-guerres, période au cours de laquelle la jeunesse s'affirme progressivement comme une nouvelle réalité sociale27. Le développement du scoutisme laïque ou religieux, l'essor de l'Action catholique et de ses filiales spécialisées, l'apparition des jeunesses des partis politiques témoignent du renou­ vellement des formes d'encadrement de cette classe d'âge. Dans un registre différent, la multiplication des associations sportives, dont le recrutement se fait majoritairement au sein des jeunes générations, procède du même phénomène. L'Algérie n'est pas restée à l'écart de ces évolutions. Le camp international de scoutisme organisé à Alger lors des fêtes du Centenaire a contribué à populariser ce mouve­ ment : onze mille jeunes Européens y ont adhéré en 1940. Les nom­ breuses manifestations sportives de 1930 ont également démontré la mise en place d'un réseau associatif dense et révélé l'engouement dont bénéficie en particulier le football auprès des populations locales. Le contexte colonial modifie toutefois ici les données de la question. Si l'évolution de la jeunesse européenne suit le modèle métropolitain, la prise de conscience de la jeunesse musulmane s'accompagne d'interrogations identitaires et se fait dans le cadre d'organisations spécifiques. Les oulémas réformistes, constatant l'insuffisance de l’enseignement public français et souhaitant défendre une identité arabo-islamique menacée par la colonisation, ont accordé dans les années 1930 une attention particulière à ce sujet. La mise en place d'un système d'enseignement libre, la création de cercles destinés à 26. Algérie 1941, publication du service de presse du gouvernement général de l'Algérie. 27. Antoine Prost, Éducation, société et politiques - Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, i992, souligne bien que la jeunesse appa­ raît moins comme une réalité biologique que comme une réalité sociale : chaque société produit sa ou ses jeunesses.

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accueillir les jeunes et la naissance d'un scoutisme musulman témoi­ gnent de cet intérêt28. La question identitaire se retrouve également, dans des termes différents, dans le domaine sportif. Dès les années 1920, les jeunes musulmans cherchent à former leurs propres clubs plutôt que de s'intégrer dans des équipes à direction euro­ péenne. Cest ainsi que naît en 1921 le célèbre Mouloudia Club algérois, dont l’exemple est suivi à Médéa, à Blida puis dans une quin­ zaine de villes29. Les autorités coloniales, qui ont d'abord vu dans la création de ces clubs un moyen d'assimilation et de développe­ ment des valeurs européennes, s'inquiètent à partir des années 1930 des tensions qui peuvent se greffer sur des compétitions sportives, ter­ rains de rencontres qui ne sont pas toujours amicales. Un règlement - pas toujours appliqué - impose ainsi à toutes les équipes musul­ manes de compter au moins trois joueurs européens pour participer au championnat, afin d'éviter que les matches ne tournent au duel franco-algérien. La volonté du nouveau régime de faire d'une jeunesse rénovée le fer de lance de la Révolution nationale se conjugue donc en Algérie avec celle des autorités coloniales de contrôler une ques­ tion sensible et d'éviter que sous couvert d'activités culturelles éduca­ tives ou sportives la jeunesse musulmane ne soit gagnée par une p ro­ pagande nationaliste. La première tentative de définir une politique cohérente en la matière remonte au Front populaire avec la création d'un secréta­ riat d’État à l’Organisation des loisirs confié à Léo Lagrange. La mise en place d'une réglementation définissant les relations entre l’État et les œuvres pour la jeunesse et de procédures d'autorisation adm inis­ trative auxquelles est subordonné l’octroi de subventions répondait au désir d’offrir un contre-modèle démocratique face aux politiques d'embrigadement menées par les pays totalitaires. Proclamant sa volonté de rupture avec la jeunesse décadente de l'avant-guerre, Vichy 28. Alors que la totalité des jeunes Européens ont accès à l’enseignement pri­ maire, moins de 10 % des jeunes musulmans sont scolarisés. Voir Guy Pervillé, Les Étudiants algériens de l’université française, 1880-1962, Paris, CNRS, 1984, p. 18-30. Sur l’action des oulémas, voir Ali Mérad, Le Réformisme musulman en Algérie, de 1925 à 1940 - Essai d'histoire religieuse et sociale, Paris, La Haye, Mouton et Cie, 1967, p. 342 et suiv. 29. Aucune étude de synthèse n’a été encore consacrée à ces questions. On dis­ pose toutefois des mises au point rapides mais très utiles rédigées pour le catalogue d’une exposition réalisée par le CAOM, L'Empire du sport, sous la direction de Daniel Hick, Centre des Archives d’outre-mer, Aix-en-Provence, mai-juillet 1992. Voir aussi de Youcef Fatès, « Le Mouloudia Club algérois », dans Alger 1860-1939 - Le modèle ambigu du triomphe colonial, Paris, Autrement « Mémoires », n° 55, mars 1999. Le nom du club évoque le Mouloud, la grande fête de l'Islam, les couleurs du club sont le vert, couleur de l’Islam, et le rouge, une des couleurs préférées du Prophète. Tous ces aspects donnent au développement du club une valeur de défense identitaire.

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récuse bien sûr cet héritage. Les partisans les plus durs du régime se m ontrent favorables à un regroupement de la jeunesse au sein d’une organisation unique inspirée par le modèle fasciste. Soucieux de ne pas heurter de front les mouvements existants, et en particulier ceux qui dépendent de l'Église catholique, les traditionalistes de l’entou­ rage du Maréchal préfèrent quant à eux parler de « jeunesse unie ». Il s'agit, tout en respectant le pluralisme des mouvements, de les am ener à s'aligner sur les orientations de la Révolution nationale. Autoritaire mais non totalitaire, la politique de la jeunesse du pre­ m ier Vichy se caractérise dès lors par la mise en place d'une arm ature complexe visant à assurer la cohésion de la jeunesse unie30. Ainsi, un secrétariat général à la Jeunesse est confié à Georges Lamirand, centralien proche du courant chrétien social. Son action est complétée par celle d'un commissariat général à l'Éducation géné­ rale et aux Sports dirigé par le polytechnicien Jean Borotra, le « Basque bondissant », vainqueur en 1927 de la coupe Davis aux côtés des fameux mousquetaires. Enfin, afin d'éviter la démobilisation immédiate des quelque cent mille jeunes hommes incorporés en juin 1940, une loi du 31 juillet institue les « Chantiers de la jeunesse ». Ces formations civiles, qui se substituent au service national, sont placées sous l’autorité d'un commissariat général présidé par le général de La Porte du Theil. Après quelques hésitations, les trois institutions sont rattachées en avril 1941 au ministère de l'Instruction publique alors dirigé par Jérôme Carcopino. Chacune dispose dès la fin de 1940 d'un prolongement en Algérie. « La jeunesse algérienne attend son chef », écrivait le 12 septembre 1940 Roger Frison-Roche dans La Dépêche algérienne : elle va en fait en recevoir trois. Représentant de Georges Lamirand à Alger à la tête du commis­ sariat régional à la jeunesse, le capitaine Raymond Côche correspond au modèle que le régime entend offrir aux jeunes. Ce saint-cyrien de trente-six ans, champion de France de pentathlon, compétiteur aux jeux Olympiques de 1928, connaît l’Algérie où il a servi aux débuts de sa carrière. En 1937, il avait été récompensé par le prix Duveyrier de la Société de géographie française pour une exploration au Hoggar montée avec son ami Roger Frison-Roche31. Arrivé à Alger en 1940, le capitaine Côche est chargé de contrôler les mouvements de jeunesse existant localement et de veiller à ce qu’ils évoluent « dans l'ambiance 30. Voir Wilfred D. Halls, Les Jeunes et la politique de Vichy, Paris, Syros Alter­ native, 1988, et Pierre Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991. 31. Raymond Côche, « Escalades et découvertes au Sahara central », in Géogra­ phie Terre Air Mer, Société de géographie, octobre 1937. Voir aussi Roger FrisonRoche, Le Versant du soleil, Paris, Flammarion, 1981.

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de la Révolution nationale». La pièce essentielle pour obtenir ce résultat est la création d'une école des cadres installée au début du mois de mars 1941 dans le domaine d’El-Riath à Birmandreïss dans la banlieue d'Alger. Ce centre, qui se réclame de l'esprit d'Uriage, accueille pour des sessions de formation des jeunes ou des hommes mûrs s'occupant de l'encadrement des mouvements, afin de créer dans toute l'Algérie « un réseau d'actives sympathies » pour le nou­ veau régime. Un millier de stagiaires auraient été reçus dès le mois de septembre 1941. Les documents produits par ces différents services semblent prouver que Côche a réussi à mettre sur pied une équipe soudée. La personnalité du premier délégué régional à la jeunesse va pourtant être rapidement contestée au gouvernement général. Nommé par Lamirand, mais émargeant au budget de l'Algérie et placé à ce titre sous l'autorité du gouverneur, Côche se trouve de fait dans une situation délicate. Dès le mois d'octobre 1941, un rapport de Charles Ettori, secrétaire général du gouvernement général, lui reproche d'avoir ignoré le lien hiérarchique qui le rattachait aux auto­ rités locales : « Le délégué régional s'est toujours considéré comme le représentant direct à Alger du secrétaire général à la Jeunesse et n'a pas voulu dans ses rapports avec Vichy passer par l'intermédiaire du gouverneur général32. » Ce conflit de préséance doublé de critiques sur les dépenses excessives mises en œuvre par le nouveau commis­ saire débouchera sur le rappel de celui-ci à la fin de 1941. Représentant de Jean Borotra, le lieutenant-colonel Barbe est nommé à la fin d'octobre 1940 à la Direction de l'éducation générale et des sports. L’intitulé de cette structure indique sa double mis­ sion : promouvoir l'éducation générale à l’école et assainir le monde du sport en Algérie. Le premier aspect de cette mission a suscité beaucoup d'interrogations chez les contemporains. Une note rédigée en 1941 par les services du lieutenant-colonel Barbe s'efforce d'en cla­ rifier le contenu : « De quoi s'agit-il ? En premier lieu de ne pas élever les enfants, même au cours des "récréations”, en dehors de l'idée de patrie. Le maître d’éducation générale aura pour mission, parce qu’il sera choisi parmi les meilleurs, de m ontrer aux élèves que la forma­ tion du corps, de l'esprit et du moral n'est qu'une seule préoccupation du maître. Les activités d'éducation générale comprendront : physio­ logie, morphologie, hygiène, éducation physique, gymnastique correc­ tive, initiation sportive, travaux manuels et agricoles, éducation par le lythme, activité de plein air et pratique de la vie des camps, jeux et 32. CAOM, GGA, 5CAB44 : cabinet des gouverneurs Weygand et Châtel, rap­ ports avec les services de la jeunesse.

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secourisme. Élevé au grand air dès son jeune âge, habitué aux intem­ péries, à l’effort, au risque, au danger, l'enfant prendra goût à la nata­ tion, à l'athlétisme. H ne s’habituera pas à aller au café ou au cinéma par désœuvrement. Il connaîtra les joies d'une fatigue saine après un effort progressif, et son moral sera parfait parce que son corps sera sa in 33.43» Les préjugés eugénistes ne sont pas étrangers à cet idéal de régénération : la volonté d'« am éliorer la race » est clairement reven­ diquée. Le manque d’équipements sportifs et de maîtres spécialisés rend toutefois difficile la mise en œuvre de ces nouvelles orientations. Le Centre régional d’éducation générale et des sports de l'Algérie construit à Ben-Aknoun en 1941 s'efforcera d'initier à ces nouvelles méthodes moniteurs et enseignants. La construction de ce centre de form ation était conçue comme la première tranche d'un programme d'équipement de 240 millions répartis sur six années M. L’autre volet de la mission du colonel Barbe consiste à réform er l’organisation sportive de l’Algérie, dans l'esprit de la charte des sports promul­ guée en métropole le 20 décembre 1940. Rejetant les excès du profes­ sionnalisme et refusant implicitement la fonctionnarisation du sport survenue dans les régimes totalitaires, ce texte s’efforce de combiner un contrôle accru de l'État sur les instances sportives et le m aintien d'une laige place à la base aux initiatives privées. Si les règlements d'adm inistration publique devant perm ettre l'application de la charte des sports en Algérie tardent à venir, la grande tournée réalisée par Borotra en Afrique du Nord au printem ps 1941 contribue à la diffu­ sion de cette thématique. Le colonel Van Hecke enfin est nommé à la fin de 1940 à la tête d ’un commissariat régional des Chantiers de la jeunesse dont le siège se trouve à Alger mais dont le domaine s'étend à l'Afrique du Nord. Forte personnalité au parcours aventureux, ce Flamand s’est engagé en 1909 dans la Légion étrangère à la suite d'une fugue. H a servi dans la coloniale au Levant et en Indochine avant de rejoindre le Deuxième Bureau. Dans les années 1930, il dirige ainsi depuis la Bel­ gique un réseau d’espionnage dont les ramifications s'étendent au nord de l’Allemagne. En juin 1940, il dit avoir songé à rejoindre de Gaulle avant d’être découragé par Mers-El-Kébir. Affecté auprès du général de La Porte du Theil durant l'été 1940, il se distingue par son autorité en reprenant en main le groupement des chantiers du

33. Algérie 1941, op. cit. Voir aussi l'ouvrage de référence de Jean-Louis GayLescot, Sports et éducation sous Vichy 1940-1944, Lyon, PUL, 1996. 34. Le centre de Ben-Aknoun avait été conçu sur le modèle de celui réalisé en métropole à Antibes. Voir Jean-Louis Gay-Lescot, Sports et éducation..., op. cit.

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Puy-de-Dôme qui vient de se révolter contre son maintien sous les drapeaux. Ce succès réplique sa nomination en Afrique du Nord. Ayant fixé son état-major dans le domaine de la Robertsau aux abords d'Alger, le nouveau commissaire commence par inspecter et réorga­ niser les trois groupements algériens qui pèchent à ses yeux soit par leur aspect trop militaire, contraire à l'esprit de l'armistice, soit par leur laisser-aller, contraire à l'esprit de la Révolution nationale35. À l'issue de cette inspection, plusieurs cadres sont mis à pied et le groupement de Cherchell jugé trop voyant reçoit l'ordre de se replier vers les hauteurs de Blida. Van Hecke rapporte dans ses mémoires que certains chefs montrèrent leur mécontentement face à cette déci­ sion. « Mal leur en prit. Il s’agissait d’exécuter l'ordre ou de quitter le groupement. Et exactement huit jours après, le groupement s’installa dans les montagnes de Blida », précise-t-il36. Le style Van Hecke, fait d'un mélange d’enthousiasme et d’autoritarisme, peut dès lors s’épa­ nouir dans les chantiers de l’Afrique du Nord.

La mise en œuvre des logiques de Vexclusion « Le propre de l'unité est d'exclure. » La politique de Vichy illustre le bien-fondé de cette maxime de Bossuet. En effet, en rejetant la lutte des classes et le pluralisme politique, le régime exalte le culte de l'unité nationale. Tous pourtant ne sont pas appelés au rassem­ blement : « mauvais Français » et « apatrides » sont immédiatement dénoncés comme les ennemis naturels du régime. Un des penseurs de la Révolution nationale, René Gillouin, s’efforce de démontrer la cohérence d'une telle démarche : parce que «national», le nouvel État « bannit en son sein ou dépouille de toute influence dirigeante les individus et les groupes qui pour des raisons de race ou de convic­ tion ne peuvent ou ne veulent souscrire au prim at de la patrie fran­ çaise : étrangers, Juifs, francs-maçons, communistes, internationa­ listes de toute obédience37 ». Volonté de rassemblement autour de la Révolution nationale et mise en œuvre des logiques de l'exclusion constituent donc les deux volets d’un même diptyque. Loin d'être la

35. AN, AJ 39-68 : Chantiers de jeunesse en Afrique du Nord. 36. Alphonse Van Hecke, Les Chantiers de jeunesse au secours de la France - Sou­ venirs d’un soldat, Paris, Nouvelles éditions latines, 1970. 37. Cité par Henry Rousso dans « Qu'est-ce que la Révolution nationale ? », in L’Histoire, n° 129,1990. GuiUouin développe ce thème lors des conférences qu'il pro­ nonce à Alger au printemps 1941.

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conséquence de pressions extérieures ou d'une radicalisation tardive, l'exclusion est dès les débuts consubstantielle au nouveau régime. LA M ISE AU PAS DE L’ADMINISTRATION : LA LOI DU 17 JUILLET 1940

Dans son discours du 13 août 1940, Pétain prononce un réquisi­ toire sévère contre l'adm inistration française. Le chef de l’État accuse la fonction publique d’avoir contribué par ses erreurs passées à la défaite et de compromettre par sa mauvaise volonté l’effort de redressem ent entrepris par le nouveau régime. « La France nouvelle réclam e des serviteurs animés d’un esprit nouveau, elle les aura», affirm e-t-il38. Dans les faits, la volonté de Vichy de remodeler à sa convenance l'adm inistration française se manifeste dès les premiers jours du régime par les deux lois du 17 juillet 1940. La première de ces lois, concernant l'accès aux emplois dans les adm inistrations publiques, stipule que « nul ne peut être employé dans les adminis­ trations de l'État, les départements, communes et établissements publics s'il ne possède la nationalité française, à titre originaire, comme étant né de père français ». La deuxième loi du 17 juillet pré­ cise que « pendant une période qui prendra fin le 31 octobre 1940 les m agistrats et fonctionnaires et agents civils ou militaires de l’É tat pourront être relevés de leurs fonctions nonobstant toute disposition législative ou réglementation contraire ». Il s'agit donc du type même de la loi d'exception ouvrant la voie à une épuration politique. Les effets réels de cette loi ont longtemps été mal connus. Robert Aron en proposait en 1954 une première évaluation en s’appuyant sur les décrets de révocation publiés en Journal officiel en 1940. fi arrivait au total de 2 282 fonctionnaires « juillétisés ». Ces chiffres firent long­ tem ps autorité39. Il faudra attendre la thèse de Marc-Olivier Baruch su r l'adm inistration en France de 1940 à 1944 pour que le dossier soit repris et clarifié. On découvre alors que la loi du 17 juillet 1940, « outil commode » pour un régime autoritaire, a été appliquée à une échelle plus im portante que ne le laissaient entrevoir les estimations précédentes. Marc-Olivier Baruch publie un tableau récapitulatif établi à la demande du secrétaire général de la vice-présidence du Conseil, Henri Moysset. Ce document révèle qu’au 29 avril 1941 ce sont 7 266 fonctionnaires qui ont été touchés par la seule « juillétisation ». De plus, la note qui accompagne le tableau juge insuffisants ces résultats et m et l’accent sur la nécessité de « parachever l'œuvre de renouvellement qu’a eue en vue la loi du 17 juillet 1940, dans les 38. Philippe Pétain, Discours aux Français, op. cit. 39. Robert Aron, Histoire de Vichy, Paris, Fayard, 1954, p. 231-237.

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administrations et services où cette loi n'a encore reçu qu’un commencement d'application ». Marc-Olivier Baruch estime dès lors que «le relèvement de fonctions finit par constituer l'un des élé­ ments les plus permanents de la politique de la fonction publique sous Vichy », ce qui rend difficile un décompte com plet40. Nous nous sommes heurtés aux mêmes difficultés pour évaluer les effets de la « juillétisation » en Algérie. Les archives se sont révélées très pauvres sur cette question : les adm inistrations locales ont peut-être cherché à ne pas laisser une trace trop visible de leur action dans ce domaine. Quelques documents permettent toutefois d'éclairer le processus d'épuration. Une note du 28 septembre 1940 rédigée par la préfecture de Constantine contient ainsi les proposi­ tions soumises au gouverneur en vue de l'application de la loi du 17 juillet 1940. Il s’agit d'une liste établie par arrondissements après rapport des sous-préfets, le nombre de propositions de révocation variant de dix à vingt personnes par arrondissement. Le préfet jus­ tifie l’esprit dans lequel ont été établies ces propositions de relève­ ment. « Je les ai faites en toute impartialité et objectivité et dans le sentiment profond que ces fonctionnaires se sont par leurs gestes et leurs attitudes, par leur propagande malsaine et par des sentiments nettement affichés, compromis de telle manière qu'il n'est plus pos­ sible de conserver à leur égard la moindre confiance », note-t-il41. Les critères retenus pour l'établissement de ces listes sont évidents : il s’agit de punir la participation active au Front populaire ou l'exercice d'une activité militante au sein d'une formation politique de gauche, d’un syndicat, ou d'une organisation proche du nationalisme algérien. Avant même que la loi n'en fasse une règle, l’appartenance à la francmaçonnerie constitue également un critère aggravant. Une corporation semble avoir été particulièrement visée, celle des enseignants rendus responsables par le chef de l'État fiançais de la décadence morale du pays. L'amiral Abrial, partageant ce point de vue, estime que « le rôle de l'instituteur dans l’œuvre de régénération sociale entreprise est trop im portant à l'heure actuelle pour qu’une surveillance très étroite ne soit exercée sur leur activité extra-sco­ laire, leur attitude politique et leur manière de servir en général42 ». Il reprend ainsi à son compte un des thèmes développés depuis le Front populaire par la droite locale43. L'épuration du corps enseignant. 40. Marc-Olivier Barruch, Servir l’État français - L'administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, p. 121 et suiv. 41. AN, Fla3810 : épuration administrative. 42. AN, 3W44 : dossier d'instruction Haute Cour de justice, amiral Abrial. 43. « fl est désespérant de voir les instituteurs se faire publiquement les défen-

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mise en œuvre avant même la défaite par le décret-loi du 9 avril 1940 perm ettant la révocation des fonctionnaires communistes, s'accélère à l’autom ne 1940. Le 23 novembre 1940, un décret ministériel décide ainsi de relever de leurs fonctions quarante-neuf instituteurs origi­ naires des trois départements d’Algérie. Raoul Borra, secrétaire de la section SFIO de Constantine, et Tahrat Larbi, directeur du journal La Voix des humbles, organe des instituteurs indigènes, membre lui aussi de la SFIO, font partie de cette première charrette. Trois membres du Parti socialiste de France, proches du sénateur-m aire de Philippeville, le radical Paul Cuttoli, sont sanctionnés. Plusieurs sympathisants du parti communiste ayant échappé aux premières vagues de sanctions sont eux aussi frappés44. D'autres suivront. En 1943, une commission d'enquête de l'Éducation nationale estime que les autorités algé­ riennes ont fait sanctionner « plus de deux cent soixante-dix membres de l’enseignement dont cent quatre-vingts pour hostilité au régime de Vichy45». Si la révocation définitive semble n’avoir concerné qu'une quarantaine d'individus, le régime a eu recours par ailleurs à toute une gamme de sanctions interm édiaires : déplacements, rétro­ gradations, mise en disponibilité spéciale, retraite d'office... Ces chiffres amènent à réfuter l'idée d’une épuration purement symbo­ lique : c'est sans doute près de 5 % de la corporation enseignante qui a été inquiété par la loi du 17 juillet 1940. LA LUTTE CONTRE LA FRANC-MAÇONNERIE : DE LA LOI DU 23 AOÛT 1940 À CELLE DU 11 AOÛT 1941

L’antimaçonnisme, vieille passion de la droite cléricale, est un des autres courants alim entant les logiques de l'exclusion. La loi du 13 août 1940 portant dissolution des sociétés secrètes entend porter un coup fatal aux « organisations à caractère occulte » soupçonnées de chercher à compromettre « l'œuvre entreprise en vue du redresse­ m ent national». Un an plus tard, la loi du 11 août 1941 franchit une nouvelle étape en prescrivant la publication au Journal officiel des seurs du drapeau rouge. Ce sont eux qui doivent en grande partie supporter la res­ ponsabilité de ce qui se passe actuellement », déclarait ainsi en 1936 Émile Bordères, m aire de Saint-Cloud et président des Délégations financières. Cité par Jean-Luc Einaudi dans Un rêve algérien - Histoire de Lisette Vincent, une femme d'Algérie, Paris, Édition Dagomo, 1994, p. 104. Voir aussi la thèse d'Abderrahim Sekfali, Le Rôle des instituteurs dans la vie politique et sociale du département de Constantine de 1930 à 1939, thèse de doctorat de 3e cycle, Nice, 1982. Par la mixité ethnique de son recru­ tement, le corps des instituteurs constitue un groupe charnière entre les différentes communautés. 44. AN, Fla3810. 45! AN! Fla3810 et CAOM, GGA, 8CAB60.

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noms des membres des différentes obédiences et en leur interdisant l'exercice de toute fonction publique46. Présente en Algérie depuis les débuts de la conquête, la franc-maçonnerie a connu un essor incon­ testable sous la meRépublique. À la veille de la guerre, elle comptait sans doute près de trois mille membres, européens dans leur écra­ sante m ajorité47. Traditionnellement bien implantée dans le monde politique - à la fin du xdc* siècle, il n'est pas rare que l'ensemble de la représentation parlementaire algérienne en fasse partie - et dans la fonction publique, la franc-maçonnerie locale est loin d'avoir la cohé­ sion que lui prêtent ses adversaires. Partagée entre plusieurs obé­ diences, elle regroupe en effet des « frères » de sensibilités diverses. À plusieurs reprises, certains de ses membres se sont opposés dans les joutes politiques locales et en 1927 les loges algériennes n'ont guère soutenu le gouverneur maçon Viollette dans ses tentatives libérales. Considérée jusqu'en 1940 comme une forme admise de la sociabi­ lité coloniale, la franc-maçonnerie algérienne se trouve exposée après la défaite aux foudres du régime et de ses zélateurs. Dès l'arrivée de l'équipe Abrial, un certain nombre de hauts fonctionnaires connus pour leur appartenance à la maçonnerie comme le directeur des Affaires indigènes, Milliot, ou le directeur de la Sûreté algérienne, Guilhemet, sont écartés. Les ultras de l'antimaçonnisme trouvent cette épuration trop modérée. Le Pionnier, journal local du PPF, demande aux autorités algériennes de prendre des sanctions contre des « francs-maçons notoires » restés à des postes importants et qui sabotent ainsi la Révolution nationale. Organe de délation publique, Le Pionnier ne recule pas devant les accusations nominales. Ainsi le 1er novembre 1940 il dénonce par exemple le commissaire en poste à Mostaganem « marié à une Juive du pays, franc-maçon notoire­ ment connu pour ses idées favorables au Front populaire ». En février 1941, le journal commence «une grande série sur les sociétés secrètes » qui s’appuie sur les thèmes classiques du complot judéomaçonnique. Enfin, à partir de l'été 1941, le journal reproduit les listes de noms de dignitaires publiées par le Journal officiel de l'Algérie, afin de donner un maximum de publicité à ces révélations. La presse n'est d'ailleurs pas le seul moyen de délation dont 46. Dominique Rossignol, Vichy et les francs-maçons - La liquidation des sociétés secrètes, 1940-1944, Paris, Jean-Claude Lattès, 1981. 47. Xavier Yacono dans Un siècle de franc-maçonnerie algérienne (1785-1881), Paris, Maisonneuve et Larose, 1969, dresse un tableau des débuts de la franc-maçon­ nerie en Algérie et précise l'implantation des différentes loges. Pour la période sui­ vante, on trouvera quelques indications chez Daniel Ligou, Dictionnaire de la francmaçonnerie, Paris, PUF, 1987.

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disposent les ennemis de la franc-maçonnerie. Ainsi le 16 novembre 1940, le ministre de l'Intérieur Peyrouton écrit à l'amiral Abrial au sujet d'une lettre qui lui signale les demi-mesures de la lutte antima­ çonnique en Algérie. « C'est dans la police que la maçonnerie a ses meilleures racines. On révoque un douanier, on suspend un employé de gare, mais l'ossature reste; on ne touche pas à cette fameuse Sûreté générale algérienne », s'indigne l'auteur du texte. Darlan, peu après son arrivée au ministère de l'Intérieur, écrit à son tour à Abrial pour lui demander les précisions au sujet des accusations portées contre une quinzaine de responsables de la police. La réponse d'Abrial est embarrassée. Charavin, ancien sous-préfet de Tlemcen, a été nommé directeur de la Sûreté générale parce que le gouver­ neur n'a pu obtenir le détachement d'un fonctionnaire métropolitain plus apte à y introduire l'esprit de la Révolution nationale. Parmi les noms cités par Darlan, certains ont rendu des services, d'autres sont proches de la retraite. « L'épuration de la police ne peut se faire en peu de temps. J'ajoute que dans les dénonciations que je reçois il y a beaucoup de vengeances personnelles », conclut Abrial48. La chasse aux francs-maçons prend toutefois un caractère plus systématique après la loi du 16 août 1941, la pression de la Légion française des com battants contribuant à ce durcissement. Le gouvernement général semble toutefois avoir tenu à conserver la maîtrise du processus de répression antimaçonnique et refusé en la matière la tutelle du Ser­ vice des sociétés secrètes créé par Vichy à l’automne 1940 et confié à l’historien Bernard Faÿ. Ainsi les archives, documents, objets rituels et ouvrages maçonniques saisis en application d’une loi du 23 août 1941 se seront pas acheminés vers la métropole. L'ensemble est confié à la vigilance de Gabriel Esquer, archiviste du gouvernement général et adm inistrateur de la Bibliothèque nationale d’Alger49. Cette ques­ tion va susciter le mécontentement des services de Bernard Faÿ qui s’estiment seuls compétents et décident d'envoyer en juin 1942 à Alger un délégué permanent. Le gouvernement général, qui n’a pas reçu une notification officielle par la voie hiérarchique, décide de l’ignorer. La Légion française des combattants toujours prête à faire du zèle lorsqu'il s'agit de lutter contre « l’anti-France » offre à l'envoyé du 48. CAOM, GGA, 9H21 et AN, 3W44 : Haute Cour de justice, instruction Abrial. 49. CAOM, préfecture d’Alger, 1K79. Gabriel Esquer n'est sans doute pas animé des sentiments d’un Bernard Faÿ. En bon archiviste, il prend toutefois sa tâche au sérieux et précise dans un rapport du 3 septembre 1941 qu’il souhaiterait « s’occuper des archives, livres et objets provenant de groupements communistes dissous ». Après la guerre, un accord sera conclu entre la Bibliothèque nationale et les différentes obé­ diences : les archives antérieures à 1875 seront conservées dans les dépôts publics et les autres restituées aux loges.

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Service des sociétés secrètes de l'accueillir provisoirement dans les locaux du directoire algérien. La question est encore en suspens au moment du débarquement am éricainso.

L’ANTISÉMITISME D’ÉTAT : LES PREMIÈRES MESURES DE L’AUTOMNE 1940

Publiée dès le 8 octobre 1940 au Journal officiel, la loi abrogeant le décret Crémieux est le premier des textes d'inspiration antisémite que le régime rend officiel. La loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs, de portée plus générale, ne sera publiée que dix jours plus tard. Si la responsabilité de la législation antijuive et de son applica­ tion relève du gouvernement français et de ses représentants locaux, 11 semble que le sentiment de répondre à une demande locale ait contribué à renforcer leur bonne conscience et leur ait même sans doute donné l'impression de manœuvrer un des leviers de la « haute politique » algérienne. Ainsi l’amiral Abrial, lorsqu’on lui reproche en Haute Cour de justice d’avoir mis en œuvre avec plus de rigueur que ne l'exigeait la loi l’exclusion des Juifs de la fonction publique, concède bien volontiers qu’il lui a paru « indiqué au point de vue de la politique locale de ne pas être trop restrictif dans l’application de cette lo i5 501 ». L'idée d'une révision du statut des Juifs d'Algérie n'est pas apparue en effet comme un phénomène de génération spon­ tanée. Le thème, tombé en désuétude depuis la ffn de la crise anti­ juive des années 1898-1902, a été récupéré dans les années d'avantguerre par l'extrême droite locale, qui voit dans l’antisémitisme une bannière capable de fédérer par la désignation de boucs émissaires les rancœurs des populations européennes et musulmanes. Le 12 novembre 1938, Doriot lance à Alger le mot d'ordre d'abrogation du décret Crémieux. Le PSF, qui en métropole reste à l’écart de l’agi­ tation antisémite, adopte une attitude plus ambiguë en Algérie : le député Stanislas Devaud dénonce ainsi en décembre 1938 les « ins­ tincts grégaires » et le vote communautaire des populations juives52. À Sidi-Bel-Abbès, le maire, Lucien Bellat, sympathisant du PPF, va 50. Ces péripéties sont relatées dans l’ouvrage de Lucien Sabah, Une police poli­ tique de Vichy : le Service des sociétés secrètes, Paris, Klincksieck, 1997, p. 108-1 io et 442-445. 51. AN, 3W31 : Haute Cour de justice, sténographie du procès Abrial. 52. Michel Abitbol, Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983. Jacques Nobécourt, dans sa remarquable biographie de La Rocque, constate plus qu’il n’explique cette contradiction du PSF. Stanislas Devaud avait épousé la fille d’un magistrat juif de Constantine. Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque (1885-1946) ou les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996.

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plus loin encore dans cette remise en cause de la citoyenneté des Juifs d'Algérie en rayant plusieurs centaines d'entre eux des listes électorales de sa com m une53. Dès l’installation du régime de Vichy, l'abrogation du décret M archandeau dépénalise l'incitation à la haine raciale et permet au PPF de donner libre cours à sa propagande hos­ tile. À la fin du mois d'août, Jean Fossati, délégué de Doriot, par­ court l'Algérie afin de réactiver le PPF. Chacune des étapes de son déplacement coïncide avec l’apparition d'une agitation antisémite. Le point d’orgue du mouvement survient à Alger dans la nuit du 11 au 12 septembre 1940 au cours de laquelle une vingtaine de vitrines de magasins juifs sont détruites. Les autorités locales informées de l'imminence de l'action, n'interviennent qu’a posteriori. Dans un rap­ port au ministère de l'Intérieur, l’amiral Abrial explique : « J’ai convoqué m onsieur Jean Fossati, je lui ai signifié que je ne tolérerais pas le moindre désordre et que les procédés employés par les adhé­ rents du PPF n'étaient pas de nature à faciliter l'œuvre entreprise par le gouvernem ent54. » La mise en garde prend plutôt ici l'aspect d'un appel à la patience : quelques semaines plus tard, en effet, le nouveau régime jette les bases d'un antisémitisme d'État. La loi du 7 octobre 1940 abrogeant le décret Crémieux prive en six articles les Juifs d'Algérie d'une citoyenneté française qui leur avait été accordée soixante-dix ans plus tôt. Elle bafoue ainsi plu­ sieurs principes généraux du droit français : notamment celui de l'im prescriptibilité de la citoyenneté française en l'absence d'une mesure individuelle motivée. La loi définit ensuite le nouveau statut de l'Israélite indigène d'Algérie. L’article 2 indique ainsi que « les droits politiques des Juifs indigènes des départements de l’Algérie sont réglés par les textes qui fixent les droits politiques des indi­ gènes musulmans algériens ». Les articles 4 et 5 donnent la liste des exemptions à la loi qui concernent les anciens com battants titu­ laires de la Légion d'honneur, de la médaille militaire et de la croix de guerre, ainsi que les individus reconnus pour avoir rendu des ser­ vices au pays. Les Juifs sont désormais placés dans une situation d’infériorité légale par rapport aux Musulmans, qui peuvent toujours dem ander à titre individuel la naturalisation. L’argument sera souvent 53. CAOM, GGA, 16H115 : antisémitisme en Algérie. Lucien Bellat a rayé des listes électorales les Juifs de Sidi-Bel-Abbès n étant pas en mesure de présenter la déclaration d’indigénat prouvant que leurs ancêtres avaient bénéficié du décret Cré­ mieux. La cour d’appel d’Alger confirme en 1938 la légalité de la procédure. Il faudra un décret du ministère de l'Intérieur du 6 janvier 1939 pour clarifier la situation et casser les manœuvres de Bellat. Voir Michel Ansky, Les Juifs d'Algérie du décret Cré­ mieux à la Libération, Paris, CDJC, 1950. 54. AN, 3W44 : Haute Cour de justice, instruction Abrial, pièces 237 à 242.

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utilisé par les antisémites locaux dans leur propagande. De plus, l'abrogation du décret Crémieux va se conjuguer pour la commu­ nauté juive d'Algérie avec les effets du statut des Juifs du 3 octobre 1940, publié dans le Journal officiel de l'Algérie du 29 octobre 1940 et appliqué dans toute sa rigueur. L’objet de ce dernier texte est de retrancher de la communauté nationale un groupe humain dont on va réduire les libertés et les droits afin de sanctionner une influence présentée comme néfaste pour la société. L'article premier définit ce groupe : « Est regardé comme Juif, pour l'application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race si son conjoint lui-même est juif. » L'introduction de cette notion de race, étrangère au droit français et résistant à toute définition juridique rigoureuse, va poser un certain nombre de problèmes d'interprétation, que tranchera le statut de juin 1941 en réintroduisant le critère confessionnel. Les articles suivants excluent les Juifs des principales fonctions publiques, de la presse, du cinéma, de la radiodiffusion, du théâtre, et annon­ cent l’adoption prochaine de quotas pour les professions libérales55. Les premiers touchés par l’application du statut sont les membres de la fonction publique algérienne et des corps assimilés : employés des services publics ou concédés, voire employés d'entreprises privées bénéficiant de commandes publiques. Les textes sont appliqués selon une logique maximaliste. Le 14 avril 1941, Abrial justifie ainsi dans une lettre à l'am iral Darlan sa décision de refuser la réintégration d'un certain nombre d’agents des services concédés ou subventionnés, après qu'un arrêt du conseil d'État a précisé que seuls les cadres de ces services étaient soumis au statut d'octobre. « Une telle décision est entièrement justifiée en Algérie, en raison de la proportion plus élevée 55. Yves-Claude Aouate, dans Les Juifs d ’Algérie pendant la Seconde Guerre mon­ diale (1939-1945), thèse, Nice, 1984, propose une analyse très fine des conséquences juridiques de la combinaison de ces deux textes sur le statut des Juifs d'Algérie. Il distingue ainsi quatre catégories : - les citoyens français intégraux : non considérés comme Juifs par le statut des Juifs ou relevé des interdictions prévues par ce statut, et ayant conservé ou recouvré la citoyenneté française, donc non atteints par les effets de l’abrogation du décret Crémieux ; - les citoyens français à capacité limitée : considérés comme Juifs par le statut des Juifs et ayant conservé ou recouvré la citoyenneté française ; - les sujets français de pleine capacité : non considérés comme Juifs par le statut des Juifs en raison d'une ascendance « aryenne » suffisante mais toutefois Juifs indi­ gènes, touchés par l'abrogation du décret Crémieux ; - les sujets français à capacité réduite : considérés comme Juifs par le statut des Juifs et touchés par l'abrogation du décret Crémieux ; ce cas est celui de la grande masse des Juifs d’Algérie. Voir aussi Le Droit antisémite de Vichy, Paris, Le Genre humain, 1986.

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que dans la métropole de la population juive, du nombre relative­ m ent im portant d’agents juifs employés dans toutes les adm inistra­ tions, services publics et entreprises, et de l'attention avec laquelle des milieux algériens et plus spécialement indigènes suivent toutes les mesures de nature à dim inuer l'influence des Juifs », expliquet-il 56. Au bilan, il ressort des statistiques établies par le gouvernement général que plus de 70 % des fonctionnaires juifs ont été exclus de leur emploi dès la fin de l’année 1940 et plus de 80 % à l’automne 1941. Ce sont près de trois mille fonctionnaires juifs qui ont été ainsi privés de leur emploi. Le « rendem ent » de cette épuration adminis­ trative semble donc plus élevé en Algérie qu'en métropole où, pour une population juive trois fois supérieure, deux mille fonctionnaires avaient été exclus à la même d ateS7. Au début de 1941, Vichy procède également à l'exclusion de l’arm ée des officiers et sous-officiers juifs. Officiers et sous-officiers doivent donc rem plir une déclaration sur l'honneur au sujet de leur appartenance à la race juive. Afin d’éviter que l'imprécision de la notion de race ne bénéficie aux intéressés, le général Huntziger, m inistre de la Guerre, recommande dans une note transm ise à la XIXe région m ilitaire une enquête complémentaire en cas de doute. « En présence de Juifs détachés de la pratique de leur religion, des indications utiles pourront être trouvées dans l'aspect de certains noms patronymiques, dans le choix de prénoms figurant sur les actes d'état civil et dans le fait que les ascendants auraient été inhumés dans un cimetière israélite », écrit-il. Le style très adm inistratif de cette note, l'application qu'elle met à rechercher des critères de défi­ nition de l’appartenance à la « race juive », apparaissent tout à fait révélateurs de l'acharnem ent tranquille avec lequel les différents ser­ vices de Vichy ont œuvré à m ettre en pratique l'antisémitisme d’É ta t58... Cet acharnement se retrouve également au niveau des insti­ tutions mises en place par le nouveau régime pour encadrer la société locale. Sous la pression de la base, les anciens com battants juifs vont ainsi se trouver exclus de la Légion française des com battants, contrairem ent à ce que prévoyaient les textes initiauxS9. De la même façon, le colonel Van Hecke refuse d'accueillir dans les chantiers les 56. Centre de documentation juive contemporaine, CCL-XXI-39. 57. Voir Michel Abitbol, les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy, op. cit., et André Chouraqui, les Juifs d ’Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1985. Sur l’application du statut au personnel enseignant, voir le remarquable travail de Claude Singer, Vichy, l'université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992. 58. SHAT, Vincennes, 1P216 : application de la loi du 3 octobre 1941 portant statut des Juifs. 59. De nombreux comptes rendus évoquant les premières réunions de la Légion

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jeunes Juifs dont les familles avaient conservé par dérogation la citoyenneté française. « Les Juifs algériens, comme les Juifs en général, ne gagneront rien aux Chantiers, tandis qu’ils risquent d'y semer les ferments de désagrégation dont l'expérience du passé a révélé la nocivité. Us ne gagneront rien parce que leur nature, essen­ tiellement orgueilleuse, n'admet aucune supériorité et surtout parce qu'ils ne peuvent offrir aucune perméabilité aux conceptions natio­ nales basées sur les vertus purement françaises, sur lesquelles s'appuient la Révolution nationale et l'effort de redressement de la jeunesse [...] Il n'y a qu’un moyen de résoudre la question juive, un moyen radical : éliminer purement et simplement du recrutem ent des chantiers tous les individus de race juive reconnus tels par la loi du 2 juin 1941 », écrit-il dans un rapport du 24 novembre 194160. Ce texte très dur illustre la profondeur de l'imprégnation antisém ite chez les responsables de la Révolution nationale, même chez ceux qui, comme Van Hecke, sont animés d'un patriotism e antiallemand qui les am ènera à rejoindre la Résistance. DE L’EXCLUSION À L'INTERNEMENT : LA MISE EN PLACE DES « CENTRES DE SÉJOUR SURVEILLÉ > EN ALGÉRIE

Les premiers camps d’internement sont apparus en France au printem ps 1939. Leur création, justifiée de façon conjoncturelle par la nécessité de faire face à l'afflux mal maîtrisé de réfugiés espagnols provoqué par la défaite républicaine, s'inscrit aussi dans le contexte de montée de la xénophobie qui a caractérisé les années 193061. Le décret-loi du 12 novembre 1938 préparé par Albert Sarraut, ministre de l'Intérieur du gouvernement Daladier, marque un durcissement de française des combattants confirment que la pression de la base n'a pas été simple­ ment évoquée pour légitimer une décision prise par la hiérarchie. À Oran, le 13 jan­ vier 1941, le général Paquin déclare ainsi lors d'une réunion publique que « tout Juif qui a la carte de combattant a le droit de demander son admission à la Légion. Inclinez-vous devant les lois du Maréchal ». L’hostilité maintenue de la base amène le directoire national à officialiser l’exclusion des Israélites d’Afrique du Nord de la Légion en décembre 1941 (CAOM, GGA, 5CAB27 : préfecture d'Oran, 467). 60. Archives nationales, AJ39-69,. Van Hecke obtient satisfaction. U est décidé au début de 1942 à exclure les Juifs des Chantiers de jeunesse d’Afrique du Nord puis de métropole. 61. Sur la place prise par cette question dans l'historiographie contemporaine de la Deuxième Guerre mondiale, voir la contribution de Denis Peschanski : « Exclusion, persécution, répression », in Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, ou celle de Pierre Laborie : « Vichy et l’exclusion : un miroir impitoyable », in Les Camps du sud-ouest de la France, Toulouse, Privat, 1992. Sur l’histoire des camps d’internement français nous ne pouvons que renvoyer à la remarquable étude d’Anne Grvnberg : Les Camps de la honte - Les internés juifs des camps français, 1939-1944, Paris, La Découverte, 1991.

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la politique française à l'égard des réfugiés étrangers. La possibilité de recourir à l'assignation à résidence est complétée par l’institution de centres d'internement. En métropole, à la fin du printemps 1939, ce sont sans doute plus de trois cent trente mille réfugiés qui se trouvent rassemblés dans des camps improvisés sur les plages du Roussillon, à Agde, Bram, Septfonds puis à Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques. La capitulation de Madrid en mars 1939 entraîne une dernière vague de départs d'Espagne, par voie maritime cette fois et à destination de l'Afrique du Nord62. Une grande part de ces réfugiés espagnols - sept mille d'après une note du 4 juin 1939 du gouverneur général de l’Algérie - est acheminée vers le port d'Oran. Les premiers centres d’hébergement destinés à accueillir les femmes et les enfants sont ouverts à la mi-mars à Oran, dans l’ancienne prison civile, ainsi qu'à Carnot, Orléansville et Molière dans le département d'Alger. Au début du mois d'avril d’autres camps sont ouverts : à Oran, il s'agit du camp provisoire du Ravin-Blanc, installé sur le quai du port, et du centre de l'avenue de Tunis. Au sud du département d'Alger, les camps Suzzoni et Morand sont installés près des villages de Boghar et Boghari au pied du massif de l'Ouarsenis. En métropole, le nombre d'internés espagnols a considérablement diminué du fait des rapatrie­ ments volontaires massifs qui ont lieu rapidement, et de façon moins importante du fait de la réémigration d’un certain nombre de réfugiés vers l'Amérique latine. En Algérie, où le caractère plus politique de l’émigration exclut la possibilité de retour vers l'Espagne franquiste, le gouverneur général propose dès le mois de juin la militarisation des camps et la constitution d'Unités de travailleurs étrangers employés à des travaux de défense nationale. L’état de guerre entraîne en effet une nouvelle extension de la législation sur l'internement. Une circu­ laire du 30 août 1939 prévoit en cas de conflit armé « le rassemble­ ment dans des centres spéciaux de tous les étrangers ressortissant de territoires appartenant à l'ennemi » âgés de dix-sept à soixantecinq ans. Ce processus d'internement, relancé avec sévérité en mai 1940, va toucher dix-huit à vingt mille ressortissants du Reich, réfugiés juifs, m ilitants antihitlériens allemands ou autrichiens, sym­ pathisants pronazis confondus. U aura pour tragique résultat de faci­ liter après l’armistice la livraison au vainqueur d’un certain nombre 62. Dans l’ouvrage Exils et migration - Italiens et Espagnols en France, 1938-1946, Paris, L’Harmattan, 1994, Javier Rubio estime à 15 000 le nombre des réfugiés qui ont pu quitter l'Espagne dans les dernières semaines de la guerre civile à destination de l’Afrique du Nord. Dans une autre contribution du même ouvrage intitulée « Les camps d’internement » (p. 139 à 163), Anne Grynberg et Anne Charadeau parient de 10 à 12 000 personnes.

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d'opposants exilés en France. Par ailleurs, le 18 novembre 1939, un décret-loi transfère à l'adm inistration le pouvoir jusque-là réservé à l’autorité judiciaire de prononcer des mesures d'internem ent immé­ diatem ent exécutoires63. Mise en place sous la pression des événe­ ments et conçue comme provisoire, la politique d'internem ent de la IIP République garde un caractère empirique. Plusieurs lois vont s'efforcer à l'automne 1940 de réglementer et d’uniform iser un sys­ tème appelé désormais à durer. Quatre textes définissent d'abord les priorités du nouveau régime en matière d’internement. La loi du 3 septembre 1940 précise ainsi que jusqu'au terme légal des hostilités « [...] les individus visés à l'article 1 du décret du 18 novembre 1939 pourront, sur décision prise par le préfet, conformément aux instructions du gouvernement, être internés dans un établissement spécialement désigné par arrêté du m inistre secrétaire d'État à l'Intérieur64». La loi du 27 septembre 1940 astreint si nécessaire «les émigrés en surnombre dans l’éco­ nomie française» à rejoindre des Groupements de travailleurs étrangers. Enfin, un texte du 4 octobre 1940 prévoit que « les ressor­ tissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du départem ent de leur résidence ». Pour la première fois, les Juifs sont donc visés en tant que tels dans le cadre d’une politique d'internem ent. Un dernier texte clarifie la répartition des responsa­ bilités entre les autorités de tutelle. La loi du 17 novembre 1940 trans­ fère à l’adm inistration civile, c’est-à-dire au ministère de l’Intérieur et aux préfets, la direction des camps jusque-là confiée au m inistère de la Défense. Ce transfert s’explique par la compression d’effectifs imposée à l'armée d’armistice. Il révèle également que l'internem ent, considéré jusque-là comme une question en rapport avec la défense nationale, devient une affaire de politique intérieure. Des moyens financiers sont débloqués pour étoffer le personnel de surveillance. Les effets de ce durcissement de la législation ne se font pas attendre. Après avoir connu une décrue notoire pendant la Drôle de guerre, due essentiellement au rapatriem ent des réfugiés espagnols, l’effectif des internés augmente de nouveau. Selon Denis Peschanski, on en 63. Au lendemain du pacte germano-soviétique, ce sont évidemment les commu­ nistes qui sont visés par ces dispositions. Enfin, au moment de l’entrée de l’Italie dans la guerre, la circulaire du 30 août 1939 va s’appliquer à près de 5 000 ressortissants italiens du Constantinois qui seront internés quelques semaines dans les camps algé­ riens (Christine Lévisse-Touzé, L'Afrique du Nord - Recours ou secours, thèse d’État, 1990, p. 32). 64. Anne Grvnberg, les Camps de la honte - Les internés juifs des camps français, 1939-1944, op. cil., p. 91.

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com pterait quarante et un mille cinq cents dans la France de Vichy, Algérie et Maroc compris, en juin 1941 65. Les communistes ont payé un lourd tribut : près de cinq mille auraient été arrêtés en métropole avant l'entrée de l'Allemagne en Russie, dont 2 411 dans le seul res­ sort de la préfecture de la Seine. Plusieurs coups de filet affectent également le Parti communiste algérien qui tente de se reconstituer dans la clandestinité. Les Juifs étrangers sont également durement frappés : ils représentent en 1941 75 % des effectifs des cam ps66. Dans ce contexte, l’Algérie va retrouver le rôle de terre de proscription qu’elle avait eu au lendemain des journées de juin 1848 ou du coup cTÉtat du « prince-président ». L’idée d'éloigner les «indésirables» n'est pas nouvelle : au xrc* siècle, une des vertus reconnues à la colonisation était de per­ m ettre de purger la métropole d'une partie de ses populations ins­ tables et marginales et de garantir ainsi l'ordre public. Elle s'inscrit tout à fait dans les logiques de l'exclusion : les immensités algé­ riennes, la rigueur du climat dans les marges subsahariennes du pays vont perm ettre d'isoler des individus que la propagande du régime présente comme fondamentalement nuisibles à la société. Des trans­ ferts ont lieu dès 1940. Dans une dépêche du 8 février 1941, où il fait état des crédits nécessaires à l’entretien de camps qui vont passer à l'adm inistration civile, le gouverneur Abrial précise : « Le maximum de capacité est à peu près atteint à l'heure actuelle par suite de l’appoint résultant des indésirables transférés des camps de la métro­ pole lors de l'avance allemande et de l'arrivée récente de nombreux Polonais et Tchécoslovaques quittant clandestinement la France67. » À partir du mois de décembre 1940, l'envoi de nouveaux contingents d'internés est pourtant envisagé. Le dossier d'instruction du procès en H aute Cour de Marcel Peyrouton permet de reconstituer le pro­ cessus de décision en la matière. L’idée d'un transfert de détenus vers l'Afrique du Nord semble évoquée pour la première fois dans un rap­ port du préfet de Seine-et-Oise constatant que le centre d'internement adm inistratif du sanatorium d'Aincourt, qui renferme 466 détenus, est menacé de saturation, alors «que la répression des menées communistes dans la région parisienne ne paraît nullement devoir se ralentir ». Le préfet propose donc l'envoi d'une partie des détenus en Afrique du Nord, « le camp d’Aincourt ne devenant plus, dès lors,

65. Denis Peschanski, « Exclusion, persécution, répression », loc. cit., p. 214. 66. Anne Grynberg, Les Camps de la honte - Les internés juifs des camps français 1939-1944, op. cit., p. 11. 67. Archives nationales, Haute Cour de justice, 3W312 : dossier Peyrouton.

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qu’un centre de rassemblement destiné à la concentration tem poraire d’un effectif suffisamment im portant pour organiser périodiquement un convoi ». Cette proposition est reprise le 27 novembre 1940 par le préfet Ingrand, délégué du ministre de l'Intérieur dans les terri­ toires occupés. Une note du m inistère de l'Intérieur du 16 janvier 1941 souligne à son tour l'intérêt d'envoyer en Algérie un m illier d’« extrémistes particulièrem ent dangereux » internés en zone occupée et trois mille cinq cents internés en zone libre. Cette note signale qu’Abrial, de passage à Vichy le 6 décembre 1940, a opposé « des raisons majeures contre des transferts de cette nature », mais conclut que la sécurité de la métropole doit l’emporter. Le 28 jan­ vier 1941, Abrial est donc informé que le gouvernement a tranché en conseil des ministres pour le « transfert dans le Sud algérien des m ilitants extrémistes les plus dangereux » et lui demande de « hure procéder sans aucun délai à l'aménagement des centres de séjour sur­ veillé dans les territoires du sud des trois départements algériens. Ces centres devront pouvoir accueillir à des dates échelonnées mais aussi rapprochées que possible cinq mille internés environ, français et étrangers ». Durant le mois de février 1941, l’organisation matérielle de ces transferts fait l'objet de plusieurs discussions qui réunissent à Vichy les représentants des nombreux services concernés : Direction de la sécurité générale, Direction des affaires algériennes, Direction de la police du territoire et des étrangers, ministère de la Production indus­ trielle et du Travail qui exerce la tutelle sur les Groupes de travail­ leurs étrangers, ministère de la Guerre qui doit fournir une escorte, ministère de la Marine, etc. Le général Koeltz, alors directeur des services de l'armistice qui préside une de ces réunions le 18 février, rappelle aux participants le caractère im pératif de l’opération : « Il s'agit d'assurer l'exécution d’une décision gouvernementale présentant un intérêt national ; il faut donc aboutir quelles que soient les diffi­ cultés à surmonter. » Déjà employée dans une réunion précédente par le représentant de la SNCF - « puisqu'il s’agit d'une décision gouver­ nementale, toute satisfaction sera donnée » -, la formule résume sans doute l’état d’esprit d'une grande partie de la fonction publique et de l’armée pendant la période de Vichy. En Algérie, les autorités locales s'efforcent de créer des infrastructures capables d'accueillir les cinq mille hommes annoncés. Cette mise en place se heurte visiblement à d'énormes difficultés matérielles. Le choix de refouler les « indési­ rables » vers les territoires du Sud accentue les problèmes d’inten­ dance. Une nouvelle génération de camps apparaît alors à Djelfa, Mecheria, Bossuet... L’armée, déchargée en principe de la gestion des

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camps, refuse dans un prem ier temps de livrer les équipements néces­ saires et le crédit provisoire de cinq millions de francs débloqué par le m inistère de l'Intérieur s’avère insuffisant pour couvrir les besoins. Malgré l’im préparation manifeste des camps algériens, l'envoi des internés métropolitains s'effectue dès le début du mois de mars. Le 20 février avait été arrêtée la liste d'un contingent de trois cents communistes internés dans les camps de Nexon et de SaintPaul-d’Eyjaux. Escortés par cinquante gendarmes encadrés d'inspec­ teurs des brigades mobiles, ils sont acheminés en train de Limoges à Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, puis regroupés au camp du Barcarès avant d’être embarqués à Port-Vendres. Ce prem ier convoi arrive à Alger le 4 mars. Le 6 mars, 186 internés en provenance du camp de Saint-Sulpice dans le Tarn sont débarqués à leur tour en rade d’Alger. Au 20 juin 1941, ce sont 600 Français qui ont été dirigés vers l’Algérie, ainsi que 300 ressortissants étrangers dont 115 Alle­ mands, 167 Autrichiens et quelques anciens com battants des Bri­ gades internationales68. Le dossier d’instruction du procès Peyrouton ne permet pas de dire si le programme établi initialement a été poursuivi par la suite. Dès la fin du mois de mars, une note du préfet Chavin, directeur de la Sûreté nationale à Vichy, indique tou­ tefois que les autorités allemandes s'opposent désormais au trans­ fert de communistes français de la zone occupée vers la zone libre, et donc l’Afrique du Nord. Chavin recommande donc de regrouper les internés « nationaux » dans le centre de Bossuet et de réserver celui de Djelfa, dont les capacités d’accueil sont plus importantes, pour les étrangers dont le nombre va effectivement continuer à pro­ gresser jusqu'en 1942. Dans le même temps sont constitués des Grou­ pem ents de travailleurs étrangers, affectés notamment à la construc­ tion du chemin de fer Méditerranée-Niger et qui accueillent la plupart des milliers d’Espagnols internés avant la guerre dans les camps M orand et Zuzzoni. Le régime disciplinaire de ces formations les rap­ proche plus de camps d’internem ent que de chantiers de travail.

L'étouffement de la démocratie locale La volonté réformatrice du nouveau régime, manifestée par la boulim ie législative des premiers mois, se traduit par l'ouverture d'un certain nombre de grands chantiers. Un des plus visibles et des plus prom ptem ent menés à leur term e concerne la «réform e des 68. Archives nationales, 3W312.

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institutions ». La politique des conseils nommés alors mise en œuvre procède de la philosophie de la Révolution nationale et de sa méfiance affichée à l'égard d’un suffrage universel qui n’a servi, selon Pétain, qu’à entretenir «certaines apparences trompeuses de la liberté69 ». H s’agit de substituer au caractère aléatoire du vote l’effi­ cacité supposée supérieure d'une nom ination adm inistrative afin d'im poser une gestion rationnelle et dépassionnée des intérêts locaux. Cette politique s'inspire aussi des logiques de l'exclusion en s'effor­ çant d'élim iner les élus trop impliqués dans le Front populaire au profit d'élites dévouées au régime. LE TEMPS DES CONSEILS NOMMÉS : LA M ISE EN PLACE D'ASSEMBLÉES DOMESTIQUÉES

L'Algérie vivait depuis le début du siècle sous le régime des lois fondamentales préparées entre 1898 et 1900 par le gouverneur général Laferrière, juriste de renom. Trois grands principes soustendaient l'ensemble : l’assimilation, l'autonomie, l’assujettissem ent des masses musulmanes. Quelle que soit l'ambiguïté de leur combi­ naison, ces trois principes ont été à l'origine de la politique algérienne de la France, politique jam ais révisée de façon radicale par la suite jusqu’en 1940. L’assimilation, grande am bition de la France colo­ niale, se manifeste par le m aintien d'une continuité juridique entre la métropole et les trois départem ents algériens, par l'envoi de parle­ m entaires vers la capitale, par l'existence de conseils généraux et de municipalités élues. Une dose d’autonomie avait été introduite par la loi de décembre 1900 qui dotait l'Algérie de la personnalité civile, d’un patrim oine propre et d'un budget distinct de celui de l’É tat français. Le principe de l’assujettissement, s'il n'est pas mis en avant par le législateur, est manifeste dans la part réduite réservée aux populations indigènes dans l'ensemble des institutions représenta­ tives70. En 1940, il s'agit moins pour les représentants de Vichy de proposer une nouvelle « Constitution algérienne » que de procéder, comme en métropole, au transfert vers l'adm inistration d'un certain nombre d'attributions jusque-là dévolues à des assemblées élues. Les Délégations financières constituaient la pièce la plus origi­ nale du dispositif mis en place au début du siècle. Assemblée élue au suffrage restreint au nom du principe de la représentation des intérêts 69. Discours du 10 octobre 1940 lu à la radio par Jean-Louis Tixier-Vignancour, chargé de l’information. Philippe Pétain, Discours aux Français, op. cit. 70. Claude Collot, les Institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1961), Paris, Éditions du CNRS, 1987.

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économiques, elle est composée de trois sections - colons, noncolons, indigènes - qui discutent de façon séparée le budget spécial de l'Algérie présenté par le gouverneur général avant de le voter en séance plénière. Une série de glissements dans la pratique des insti­ tutions locales a contribué à accroître le rôle politique d'une assem­ blée aux compétences en principe simplement budgétaires. L'instal­ lation dans le Palais des assemblées algériennes richement décoré de fresques et de mosaïques, l'élection d'un président des Délégations qui personnifie désormais l'institution achèvent de lui donner, dans l'entre-deux-guerres, l'aspect d'un parlement colonial. Saluée par Charles Maurras qui voit dans les trois sections des Délégations la résurrection des États provinciaux de l'ancienne France, cette assem­ blée des prépondérants fut l'objet de critiques. «Cinquante-trois délégués sur soixante-neuf représentent exclusivement ou principale­ ment les intérêts de la propriété agricole. N'avons-nous pas le droit de dire déjà qu’en fait comme en droit la situation actuelle pose avec force devant le Parlement la question de la révision du statut des assemblées algériennes ? », notait en 1931 l'ancien gouverneur Mau­ rice Viollette71. En 1940, ce ne sont pas bien sûr les critiques des libéraux qui expliquent la mise en sommeil des Délégations, mais la volonté de ne pas s'encombrer d'une assemblée délibérante et de ren­ forcer les pouvoirs économiques de l’adm inistration algérienne. Une loi du 9 décembre 1940 suspend les réunions des Délégations et du Conseil supérieur de gouvernement et transfère au gouverneur général les pouvoirs dévolus à ces assemblées. Il sera toutefois assisté dans sa tâche par une commission financière composée de dixhuit membres désignés par arrêté du m inistre de l’Intérieur, réunie sur convocation expresse du gouverneur et consultée sur toutes les questions précédemment soumises aux assemblées algériennes. Cette commission financière réduite à un rôle consultatif n'est plus pré­ sidée par un de ses membres mais par le gouverneur général. Signe des temps, le Palais des assemblées algériennes désormais privé de sa fonction première est attribué, au début de 1941, à l'adm inistration centrale de la Légion française des combattants. Imposée de façon autoritaire, la réforme ménage toutefois un certain nombre d'appa­ rences. La rupture au niveau des attributions est ainsi en partie occultée par la continuité au niveau du personnel. Les 71. Maurice Viollette, L’Algérie vivra-t-elle ?, Paris, Alcan, 1931. Voir aussi la monumentale thèse de droit de Jacques Bouveresse, Les Délégations financières algé­ riennes, Nancy, 1978. Au-delà de l'analyse du fonctionnement d’une institution, ce travail constitue une source incontournable sur le personnel politique de l’Algérie dans la première moitié du xx* siècle.

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dix-huit membres de la commission sont en effet tous d'anciens délégués financiers. Les membres européens de la commission ont sensiblement tous le même profil : notables établis, ils cumulent sans complexe les activités professionnelles et les mandats politiques. Un équilibre a visiblement été recherché entre les vieux conservateurs sans étiquette définie - Bordères, Galle, Delrieu, Lemoine, Macé, Havard, Deshaires - et la génération des années 1930 qui a affiché plus nettement ses sympathies pour les partis « nationaux » - Daruty, Lasserre, Marty. Le Parti radical, qui avait dominé les Délégations durant l'entre-deux-guerres, n'est plus représenté que par Louis Morel et Arsène Weinman. En ce qui concerne les membres « indigènes », les choix du ministre de l'Intérieur ont porté sur les élites les plus traditionnelles de l’Algérie musulmane. Le cheikh Galamallah, Alloua Ben Ali Cherif - tous deux de familles maraboutiques -, Ahmed Bentounès et Maamar Ghorab, peuvent être comptés parmi les « Vieux Turbans » qui ont dominé jusqu’aux années 1920 la vie politique indi­ gène et dont la déférence à l’égard de l’adm inistration fut critiquée par les «Jeunes Algériens». Deux modérés, Aldelkader Saïah, membre d’une prestigieuse famille d’Orléansville, et le docteur Abdenour Tamzali, issu de la bourgeoisie algéroise, représentent l'élément « évolué »12. La séance inaugurale de la nouvelle commission a lieu le 17 décembre 1940. La répartition des rôles apparaît clairement dans la disproportion entre le long exposé technique développé par Abrial et la brève réponse d’Émile Bordères qui exprime la gratitude des membres de la commission qui ont pu formuler « sans hâte et en toute indépendance » leurs observations. Les sessions ultérieures res­ pecteront le même scénario. La refonte des institutions locales ne se limite pas à cette « contraction » des Délégations financières. À l'approche de la session d’automne, une nouvelle loi du 12 octobre 1940 suspend les conseils généraux et transfère leurs pouvoirs au préfet assisté d'une commis­ sion administrative composée de sept à neuf membres nommés par arrêté du ministère de l'Intérieur. La loi indique qu'au moins trois de ces membres doivent être issus du dernier conseil général élu. Comme lors de la réforme des Délégations financières, l’objectif pour­ suivi est double : donner les coudées franches à l'autorité adminis­ trative en supprim ant le contrôle des élus tout en manifestant par la désignation d’un certain nombre de personnalités jugées représenta­ tives l'adhésion des populations à l’ordre nouveau. Le pouvoir local27 72. Se reporter à notre thèse L'Algérie sous le régime de Vichy, Toulouse, 1999, pour une présentation plus exhaustive du profil des membres de la commission.

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n’a pas utilisé la faculté que lui donnait la loi de procéder à un renou­ vellement en profondeur du personnel politique : huit membres seu­ lement des CAD, sur un total de vingt-sept, exercent pour la première fois un mandat politique. Ces « nouveaux venus », malgré leur carac­ tère minoritaire, illustrent les orientations nouvelles souhaitées par le régime. La nomination de deux syndicalistes, Geoffroy Baudy et René Morin, appartenant tous deux à la tendance anticommuniste de la CGT, s’efforce sans doute de manifester l'intérêt de la Révolu­ tion nationale pour le monde du travail et sa volonté d'instaurer une collaboration de classes. Du côté de la représentation musulmane, l’innovation majeure réside dans la nomination d’officiers indigènes en retraite. U s’agit d'honorer des élites totalement dévouées à la cause française et restées à l'écart des luttes politiques de l'avantguerre. Toutefois, ces personnalités sont peu connues du public musulman et, selon le Centre d’information et d'étude du gouverne­ m ent général, elles apparaissent assez peu représentatives des aspira­ tions de leurs coreligionnaires. Mises à part ces quelques nomina­ tions symboliques, le régime s'est appuyé en priorité sur le réseau des notables traditionnels. Dans les départements d'Oran et de Constantine, où la majorité du conseil général était nettem ent à droite, la constitution des CAD apparaît plus comme une contrac­ tion des anciennes assemblées que comme une épuration politique. Dans le département d'Alger, où la domination radicale avait survécu aux progrès des candidats nationaux lors des cantonales de 1937, les autorités locales vont établir un distinguo entre les radicaux de colo­ nisation comme Froger et Borgeaud et les élus plus impliqués dans le Front populaire. La nomination de représentants de l'ancienne m inorité conservatrice, comme Raymond Laquière, permet de déplacer vers la droite le centre de gravité politique de la CAD. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas de la similitude entre le profil des membres de la commission financière et celui des CAD. Treize d'entre eux sont d'ailleurs d'anciens délégués financiers. On retrouve donc ici la prépondérance des intérêts agricoles représentés notamment par Henri Borgeaud, «l'homme de la vigne», propriétaire du célèbre domaine de La Trappe à Staoueli, ou par Gratien Faure, « l’homme du blé ». La plupart des membres musulmans apparaissent eux aussi comme des notables traditionnels, propriétaires fonciers, connus pour leur participation paisible à la vie des différentes assemblées algériennes et dont le rayonnement politique n’excède pas la région d'origine. Mohamed Ben Siam, Cadi Bensaci et Abdelmadjid Ourabah, semblent correspondre à ce profil. La continuité de per­ sonnel entre les conseils généraux et les CAD, légèrement plus forte

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en Algérie qu'en métropole, ne doit toutefois pas faire oublier le chan­ gement de nature entre les deux institutions. Les attributions réduites des CAD et leur mode de désignation les condam nent à être des assemblées domestiquées. Cette absence d'autorité réelle vaut également pour les membres du Conseil national, parlement croupion créé par le nouveau régime au début de 1941 afin de rétablir « le circuit de confiance » avec le pays et préparer la nouvelle Constitution7\ La liste des représentants de l'Algérie est publiée au Journal officiel du 24 janvier 1941. Parmi eux, on compte ainsi Paul Saurin. Âgé de trente-huit ans, docteur en droit, avocat, président d'honneur de l'UNEF, Saurin gère plusieurs domaines à Rivoli, Bordj-Menaiel, Inkerman, et s'occupe également des intérêts algériens de Pierre-Étienne Flandin. C'est un proche du nouveau m inistre des Affaires étrangères qui se voit ainsi récompensé de sa fidélité. Autre figure im portante de la vie politique locale, André Mallarmé, député d'Alger depuis 1924, sénateur depuis 1938, est lui aussi nommé au Conseil national. Le député de Constantine Sta­ nislas Devaud est également appelé à représenter l'Algérie au Conseil national. Seul parlem entaire PSF nommé dans cette assemblée, Devaud apparaît comme un des lieutenants les plus fidèles du colonel de La Rocque et joue de façon régulière le rôle d'émissaire entre les autorités de Vichy et le colonel. Les nom inations au Conseil national consacrent également l'im portance prise par le docteur Émile Bordèies, vice-président depuis décembre 1940 de la commission finan­ cière. Issu d'un milieu modeste - son père était instituteur et secré­ taire de mairie -, Bordères est devenu un des notables les plus influents du départem ent d'Oran. Allié avec les principales familles de colons de la commune de Saint-Cloud dont il est le maire, il exerce sur cette région une domination que ses adversaires qualifient de féo­ dale. Médecin comme lui, son frère René exerçait un m andat de conseiller général et a été reconduit au sein de la CAD. Son autre frère, Albert, devient le chef local de la LFC. Le général François, pré. sident de la Légion française des com battants pour l'Afrique du Nord, complète cette première liste de conseillers nationaux. Le 2 février 1941, Abrial écrit au m inistère de l'Intérieur pour lui faire part de la « très vive déception » des milieux indigènes face à l'absence de repré­ sentants musulmans au Conseil national. « J'estim e qu'il est de sage37

73. Sur cette institution mise en place par Pierre-Étienne Flandin, voir la thèse de Michèle Cointet, Le Conseil national de Vichy - 1940-1944, Paris, Aux amateurs du livre, Klincksieck, 1989. Sur les conseillers nationaux d’Algérie : CAOM, GGA, 8CAB-

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politique de leur témoigner d’une façon éclatante que leur loyalisme est hautem ent apprécié par le gouvernement et que l’ordre nouveau qui exige d’eux plus de sacrifices, en raison des circonstances actuelles, leur apportera comme contrepartie, dans le calme des satis­ factions que le régime précédent, en apparence plus libéral, n’a pu leur accorder malgré une agitation politicienne intense», note-t-il. Weygand appuie cette démarche et souhaite la nomination d'un ancien délégué financier, d'un officier en retraite kabyle et d'un repré­ sentant des grandes familles. Au début de mars 1941, une liste complémentaire de quatre conseillers nationaux musulmans est publiée au Journal officiel. On y retrouve le nom de Benchiha Boucif, déjà membre de la CAD d'Oran. Sa nomination illustre la volonté de Vichy de redorer le blason un peu terni des grandes familles ral­ liées à la cause française. Le choix de Sisbane Chérif constitue une ouverture à l’élément « évolué ». Âgé de quarante-trois ans, avocat à Batna, Sisbane a présidé la section arabe des Délégations financières. Connu pour sa modération, c'est un rival de Ferhat Abbas son voisin de Sétif. Abderrahmane Boukerdenna, pharmacien de quarante-trois ans, citoyen français, avait quant à lui exercé le mandat de conseiller municipal indigène d’Alger. Secrétaire général de la Fédération des élus musulmans du département d'Alger en 1936-1937, il avait milité dans sa jeunesse auprès de l’Action française, ce qui ne pouvait pas déplaire au nouveau régime. Le dernier conseiller musulman, Ahmed Ibnou Zekri, âgé de quarante-huit ans, enseigne depuis vingt ans à la Médersa d’Alger. Administrateur du Bureau de bienfaisance d’Alger, président du comité consultatif du culte musulman du dépar­ tement d'Alger, c'est un personnage respecté dont la nomination semble bien accueillie par les Musulmans. Ayant mené à son terme la refonte de la partie supérieure de l'arm ature institutionnelle de l'Algérie, les autorités de Vichy peuvent alors s’attaquer à la réforme municipale qui va occuper une grande partie de leur activité tout au long du printemps 1941. LA POLITIQUE MUNICIPALE DE VICHY EN ALGÉRIE

« Le maire est le seuil de la France », déclarera Pétain en 1943. La réforme des conseils municipaux constitue donc de toute évi­ dence une des entreprises les plus importantes de Vichy pour imposer sa marque à la vie politique locale. En métropole, c’est la loi du 16 novembre 1940 qui a fixé en s'inspirant des principes de la Révolution nationale les conditions de renouvellement des conseils municipaux dont les mandats arrivent à échéance en mai 1941.

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L'organisation mise en place repose sur une ventilation des villes selon leur taille et leur importance. La loi établit ainsi une séparation fondamentale autour du seuil de deux mille habitants. Au-dessous, les municipalités élues restent en place, au-dessus elles seront nommées par le préfet pour celles qui ont entre deux mille et dix mille habitants, et par le m inistre de l'Intérieur au-delà. Le dispo­ sitif subit quelques modifications pour être transposé en Algérie. À la demande des autorités locales, le principe de la nomination des maires s'étend à l’ensemble des municipalités, même les plus modestes. « La commune en Algérie n'a pas en effet joué le même rôle qu’en France. Elle n'est pas le groupement humain le plus naturel », explique dans une dépêche du 21 décembre 1940 l’am iral A brial74. Selon lui, le maintien des municipalités élues ne pourrait que contribuer à entretenir «l'esprit de çof», c'est-à-dire les riva­ lités de clientèles. Le gouverneur général reçoit donc un droit de pré­ sentation auprès du ministère de l'Intérieur pour les communes de plus de cinquante mille habitants, un droit de nomination pour celles comprises entre dix mille et cinquante mille habitants, les autres communes relevant de la décision des préfets. La population musul­ mane sera représentée par des conseillers nommés dont le nombre sera inférieur au tiers de l’effectif total. La population juive ne comp­ tera pas bien sûr de représentants. Les grandes manœuvres pour la nomination des nouvelles muni­ cipalités commencent dans le courant du mois de février et s’étendent

74. AN, 3W44 : Haute Cour de justice, instruction Abrial. Le texte d’application de la loi sera publié au Journal officiel le 29 janvier 1941. Il concerne les 308 communes de plein exercice d’Algérie. Rappelons toutefois qu'à côté des CPE existaient 78 communes mixtes (CM) regroupant les 6/7 du territoire et les 6/10 de la population des trois départements. Placées sous l'autorité d’un administrateur et non d'un maire, les CM sont de vastes circonscriptions regroupant des centres de coloni­ sation et des douars indigènes. Une commission municipale présidée par l’adminis­ trateur y regroupait les représentants des deux populations : une loi du 9 février 1941 étend à ces commissions municipales le principe de la nomination par l’autorité. Dans le discours assimilateur de la IIIe République, les communes mixtes étaient représentées comme des structures provisoires devant progressivement s’effacer devant la généralisation des communes de plein exercice. Le Front populaire avait souhaité étendre aux douars indigènes ces perspectives d’émancipation : quatre d'entre eux avaient été transformés à titre expérimental en centres municipaux auto­ nomes. L’expérience est abandonnée dès l'automne 1940. Le préfet de Constantine rédige un long rapport proposant une réorganisation communale de plus ample portée. Beaucoup de petites communes de plein exercice dans lesquelles la popula­ tion européenne est de plus en plus isolée gagneraient selon lui à être rattachées à une commune mixte (CAOM, GGA, 1H39 : projet de remembrement communal pour le département de Constantine). Pour l'expérience des centres municipaux, voir Claude Collot, Les Institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1961), op. cit., p. 112-114.

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jusqu'à l’été 19417S. Le cabinet du gouverneur général et les préfec­ tures centralisent les informations recueillies sur les municipalités : appréciation de la gestion des sortants, évaluation de la situation poli­ tique locale, examen des candidatures éventuelles... La Légion fran­ çaise des com battants est consultée systématiquement. Cette procé­ dure n’est pas allée sans heurts, la Légion cherchant à placer ses hommes et poussant souvent à une rupture plus radicale que ne le souhaite l’adm inistration avec les anciens notables de la IIIe Répu­ blique. Il est parfois facile de satisfaire sa volonté de changement et de promotion des anciens combattants. À Aïn-El-Turck, elle propose ainsi de remplacer le maire élu par son frère, mutilé de la Grande Guerre. « Les deux frères sont venus me déclarer qu’il leur importe peu quant à ce que ce soit l’un ou l’autre qui se trouve désigné ; leur accord est entier et les sympathies dont ils jouissent à Aïn-El-Turck sont aussi unanimes [...] Je me propose de désigner monsieur Victor P. et en même temps de remercier monsieur Auguste P. qui a fait preuve d’un grand dévouement et qui sera probablement le maire d’après-demain en raison de l’infirmité de son frère », note le préfet d’Oran dans une correspondance du 16 avril 194176. Un tableau réca­ pitulatif réalisé à partir du dépouillement des dossiers ainsi constitués perm ettra de dégager quelques grandes indications sur les résultats de cette procédure. Maires reconduits 2

5

71,42%

26 176 204

24 71 100

28,5% 30,4%

>0

> 50 000 h abitants < 50 000 habitants < 10 000 h abitants

Taux de renouvellem ent

OO

Com m unes C om m unes et > 10000 Com m unes Total

Maires changés

C’est bien sûr pour le niveau supérieur de l’arm ature urbaine, pour les communes de plus de cinquante mille habitants, que la ques­ tion des nominations revêt une signification nettement politique. Deux figures de la droite nationale conservent ici leur poste. À Alger, Albin Rozis, adversaire déterminé du Front populaire, est maintenu malgré son âge et les critiques de la jeune garde municipale. 75. Le processus a été reconstitué à partir des dossiers provenant des archives du cabinet du gouverneur général très complets sur la question. CAOM, GGA, 5CAB56, 7CAB2, 7CAB3, 7CAB57. 76. CAOM, GGA, 7CAB3.

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À Sidi-Bel-Abbès Lucien Beilat, grand colon proche du PPF, conserve sa m airie malgré les réticences du préfet Boujard. Ailleurs, c'est la volonté de renouvellement qui l'a emporté. Parmi les maires écartés, on compte quelques figures de la gauche locale comme le francmaçon Albert Valleur à Tlemcen ou le sénateur Cuttoli à Philippeville. Deux maires classés à droite font également les frais de l’opéra­ tion : Paul Pantaloni à Bône et l’abbé Lambert à Oran. Le prem ier semble avoir été victime de l'hostilité déclarée de la Légion fran­ çaise des com battants. Le second, prêtre défroqué auquel le petit peuple oranais prête des pouvoirs de thaum aturge - les femmes enceintes portent sa photographie pour que leur grossesse se déroule bien... -, a visiblement été lâché par les notables. L'évêque Mgr Durand avait fait savoir que son m aintien à la m airie constitue­ rait un casus belli avec l'Église77. Parmi les nouveaux maires nommés en 1941, on retrouve un échantillon des élites ralliées au régime : deux notables ayant exercé des charges électives sous la m c Répu­ blique - le docteur Quintard à Bône et Léon Havard à Tlemcen - et trois hommes nouveaux : un fonctionnaire proche du PSF, l'ingénieur des travaux publics Mandon à Constantine, un industriel, Gaëtan Lévêque, à Oran, et un officier en retraite, le colonel Saint-M artin à Philippeville. Pour les villes moyennes, le renouvellement concerne la moitié des municipalités. La proportion est un peu plus forte dans le dépar­ tem ent d’Alger où la gauche était mieux implantée : sur vingtquatre communes à la nomination du gouverneur, quatorze changent de maire. Parmi les nouveaux venus, on notera la nom ination à El Biar de l'industriel PSF Jacques Chevallier qui devient à trente ans le plus jeune maire de F rance78. Le changement l'em porte égale­ m ent dans le départem ent d’Oran avec une volonté de reprendre en m ain les «villes rouges» qui s'étaient distinguées par leur rallie­ m ent au Front populaire : Mascara, Beni-Saf ou Perregaux. À BeniSaf, ville minière, la compagnie Mokta-El Hadj, qui avait dominé la m unicipalité jusqu'à l’élection en 1929 du socialiste Gabriel Gonzalès, prend ainsi sa revanche. Gonzalès, déclaré démissionnaire d’office pour « hostilité à l’œuvre de rénovation nationale », est remplacé par le médecin de la compagnie minière. La continuité est plus forte dans 77. CAOM, GGA, 7CAB3. 78. C’est pour lui le début d'une brillante carrière : maire d’Alger de 1953 à 1958, secrétaire d’État à la Défense dans le gouvernement de Pierre Mendès France, il se prononce pour une évolution fédéraliste de l’Algérie. Voir Jean-Louis Planche, « Jacques Chevallier (1911-1971) ou l’impossible compromis », in Parcours - L’Algérie, les hommes et l'histoire, n° 8 nov.-déc. 1987.

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le départem ent de Constantine où, sur les quinze communes à la nom ination du gouverneur général, cinq seulement changent de m aire. Cette stabilité s'explique sans doute par les conditions poli­ tiques d’un départem ent marqué depuis le début du siècle par l’accord des partis modérés, l'inamovibilité des grands notables et la constitu­ tion de dynasties familiales régnant parfois plusieurs décennies sur leur fief79. Il est plus difficile bien sûr de rendre compte de la logique qui a présidé à la nomination des maires des petites communes. Il apparaît toutefois que le taux de renouvellement diminue avec la taille des communes, les petites villes n'étant pas en mesure de consti­ tu er de centre d'opposition dangereux pour le pouvoir et la difficulté de trouver des personnalités susceptibles de constituer des nouvelles équipes municipales lim itant de toute façon la marge de manœuvre des autorités. Q n'a donc guère été difficile pour les notables de rester à la tête de leur fief dans les petites et les moyennes villes. Beaucoup de figures bien connues de la vie politique algérienne conservent ainsi leur m airie : Lucien Borgeaud à Chéragas, l’ancien président des délé­ gations Louis Vagnon à Kherba, Gratien Faure à Zeraïa, Louis Morel à Saint-Charles... La dernière étape de l’application de la nouvelle loi municipale concerne la mise en place des conseils municipaux. La procédure uti­ lisée pour la constitution des nouvelles équipes est assez complexe. Le m aire nommé doit présenter une double liste com portant pour chaque poste à pourvoir un candidat « en prem ière ligne » et un « en seconde ligne ». Ces listes sont soumises à la Légion, qui entend bien les utiliser comme « correctifs » à certaines nom inations de maires qu'elle souhaite entourer d’hommes jugés plus représentatifs de l'esprit de la Révolution nationale. L'Administration décide ensuite. Le m aire nommé ne dispose donc pas de la faculté de composer sa propre équipe, ce qui va entraîner ensuite des dysfonctionnements graves. Comme pour les maires, le taux de renouvellement varie en fonction de la taille des communes : profondément remaniées dans les grandes villes, les équipes municipales se sont maintenues dans les petites. Leur composition politique reflète après épuration des élé­ m ents de gauche la situation politique locale : dans le Constantinois où le PSF disposait de fortes positions, nombre de m ilitants seront 79. Jacques Bouveresse et Pierre-Louis Montoy, Les Maires des agglomérations urbaines du département de Constantine (1884-1941) - Étude de sociologie politique. Faculté de droit et des sciences économiques de Rouen, 1984. Se reporter aussi à notre thèse pour un tableau nominatif des maires mis en place en 1941 et pour de nombreuses notices biographiques que nous ne pouvons reproduire ici, L’Algérie sous le régime de Vichy..., op. cit., p. 293-335.

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appelés à signer dans les conseils; en Oranie, où l’extrême droite avait effectué une percée avant-guerre, le PPF et l'Action française sont bien représentés. L'application de la nouvelle loi municipale fera l'objet de critiques de l'équipe Weygand qui s'impose au gouverne­ m ent général durant l'été 1941. En s'efforçant de rassem bler «une sorte d'échantillonnage des différents milieux capables de se rallier au moins en apparence à l'œuvre de rénovation nationale », le cabinet d’Abrial aurait fait la part belle aux notables et découragé les par­ tisans les plus enthousiastes du régime. Souhaitant imposer sa marque, la nouvelle équipe s’attache à rectifier le tir lors des nomi­ nations des conseils municipaux encore à pourvoir. La liste du conseil municipal d’Oran ne sera ainsi rendue publique qu’en décembre 1941. Le maire découvre par voie de presse la composition d’une équipe très éloignée de celle qu'il avait proposée : douze conseillers sur trente et un lui sont imposés contre sa volonté. Le conseil municipal ne se rem ettra pas de ce mauvais départ. À Alger, le cabinet du gouver­ neur a procédé de même, aboutissant à la mise en place d'une équipe peu soudée et incapable de faire face aux difficultés du moment. Le conseil municipal devra être dissous et remplacé par une délégation spéciale en août 1942. Prétendant dém ontrer la supériorité de la tech­ nocratie sur la démocratie, le régime n'a fait que souligner le carac­ tère hasardeux de combinaisons artificielles réalisées hors de toute adhésion populaire. En quelques mois, le nouveau régime a donc appliqué en Algérie les différents volets de son programme. La mise en place des relais nécessaires à la diffusion de la Révolution nationale s'est conjuguée avec le triom phe des logiques de l'exclusion tandis qu'une chape pesante s'abattait sur les institutions locales. Maître d'œuvre appliqué de la politique définie à Vichy, l'am iral Abrial a contribué à jeter ainsi les fondements d'un régime autoritaire et répressif. Il est loin pour­ tant de s'être imposé comme un chef charismatique. Parmi les par­ tisans du régime, beaucoup commencent à penser que le délégué général du gouvernement en Afrique française, qui déploie depuis son arrivée en octobre 1940 une grande activité, serait mieux à même de donner un second souffle à la Révolution nationale tout en lui appor­ tant une dimension plus spécifiquement algérienne. L’heure de Wey­ gand approche.

C hapitre III

L’ALGÉRIE DE WEYGAND : LE TRIOMPHE DU VICHYSME COLONIAL

Au lendemain de l'arm istice de juin 1940, le général Weygand, en rédigeant un manifeste rageur dénonçant « l’ancien ordre des choses », prenait rang parmi les inspirateurs du nouveau régime. Un an plus tard, ses convictions n'ont pas faibli et l'on perçoit chez lui une irritation croissante face aux lenteurs d'une Révolution nationale qu'il juge trop timorée. C'est dans cet état d'esprit que le trouve en juin 1941 un proche de Darlan, le contre-amiral de Rivoyre, chargé d'une mission d’enquête sur la situation économique en Afrique du Nord. Au term e de ses entretiens avec le Délégué général du gouver­ nem ent, cet observateur m étropolitain note dans son rapport : « On sent qu'il voudrait qu'il souffle ici un vent révolutionnaire, mais comme il ne s'est pas encore levé en France il est difficile qu'il passe la m e r1. » Investi quelques semaines plus tard du titre de gouverneur général qui lui donne enfin des pouvoirs d'adm inistration directe, Weygand aspire donc sans doute à faire se lever en Algérie ce « vent 1. SHAT, 1P90, rapport du 22 juin 1941. Aux archives de Vincennes, une annotation manuscrite indique que ce rapport a été rédigé par l'amiral Darlan. Certains historiens l'ont donc parfois cité en l’attri­ buant à l'amiral de la Flotte. Or une critique interne du document permet de contester cette paternité : l’auteur précise qu'il a rédigé son rapport après une ins­ pection en Afrique du Nord réalisée du 13 au 21 juin 1941. L’emploi du temps de Darlan pendant le mois de juin 1941 ne révèle aucun déplacement hors de métropole. La lecture de la documentation contenue dans les liasses 1P90 et 1P40 permet d’attri­ buer ce rapport au contre-amiral de Rivoyre chargé quelques mois plus tôt d'une enquête sur la situation économique et sociale de l’Afrique française.

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révolutionnaire ». Il convient dès lors d'analyser les conditions de la montée en puissance de l'équipe Weygand puis de voir comment elle a contribué par ces choix à donner son visage définitif au vichysme colonial en Algérie.

Maxime Weygand, itinéraire d ’un proconsul vichyste Bien qu'il n'ait séjourné que treize mois à Alger d'octobre 1940 à novembre 1941, Weygand peut être considéré comme la figure la plus importante de la période vichyste en Algérie : le jugement porté sur l'ensemble de cette période est largement conditionné par l'inter­ prétation donnée à son action. Or ce dignitaire im portant du régime reste l'un des moins connus des hommes de Vichy2. Un retour sur la longue carrière du commandant en chef de 1940 n'est donc pas utile : les choix, les méthodes de travail et les modes de fonctionnement du personnage s'éclaireront par cette mise en perspective. LA FIDÉLITÉ AUX COMMUNAUTÉS CHOISIES

Né étranger, de parents inconnus, ce n'est pas dans l'héritage d'une tradition familiale que Weygand a trouvé le système de valeurs qui le guidera tout au long de sa vie3. Ces valeurs semblent plutôt provenir de l'intériorisation des règles des communautés auxquelles ce « déraciné » a choisi précocement de s'intégrer. La France est la première de ces communautés. Viennent ensuite l'armée et l'Église catholique qui incarnent pour lui la permanence des valeurs natio­ nales. Ces choix ont fait de Weygand un homme d'ordre pour qui la discipline constitue la vertu cardinale. « Après une enfance solitaire et sans joie, une adolescence tristement écoulée entre les murs des lycées, ce n'est pas à la liberté matérielle que j'aspirais. J'appelais au contraire de tous mes vœux le secours, la contrainte même de 2. Pétain, Darlan et Laval, principaux responsables de l'État français, ont fait l’objet de nombreuses biographies d’orientation contradictoire. Les ouvrages consacrés à Weygand ont, quant à eux, tous été écrits par des proches du général ou par des sympathisants de sa cause. Citons ainsi Guy Raïssac, Un soldat dans la tourmente, Paris, Albin Michel, 1966, et Bernard Destremau, Weygand, Paris, Perrin, 1989. 3. Né à Bruxelles le 21 janvier 1867 de parents inconnus, Maxime dit de Nimal est élevé par David Cohen de Léon, négociant aisé de Marseille. Inscrit à titre étranger à Saint-Cyr puis à l’école d’application de Saumur, il devient Maxime Wey­ gand le 18 octobre 1888 lorsqu’il est adopté par F.-J. Weygand, comptable de son tuteur. Naturalisé en décembre 1888, il peut commencer une brillante carrière d’offi­ cier français. Les mystères entourant sa naissance ont suscité diverses interpréta­ tions. Une ascendance royale dans la lignée des Habsbourg lui a parfois été prêtée.

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disciplines qui n'auraient rien à voir avec celle dont je venais de souf­ frir. Des disciplines consenties par mon esprit et par ma foi, la disci­ pline militaire et la discipline religieuse », note-t-il dans ses Mémoires4. Plus qu'une carrière, le m étier des armes représente donc pour Weygand un « idéal vécu », titre du premier volume de ses sou­ venirs. L'armée, qu'il découvre en 1885 en intégrant Saint-Cyr, appa­ raît alors comme « l'arche sainte » autour de laquelle la nation est appelée à se rassembler dans le culte de la revanche. Fier et recon­ naissant d'avoir pu trouver sa place au sein de cette caste presti­ gieuse, Weygand reste convaincu, comme beaucoup d'officiers de sa génération, qu'elle constitue la partie la plus saine de la nation. C'est tout naturellement qu'en 1940 il considérera qu'elle doit constituer l'ancre de salut d'un pays à la dérive. Ce sentiment se double d'une méfiance à l'égard du pouvoir politique et de la société civile. Le capi­ taine de cavalerie Weygand a clairement choisi son camp lors de « l'Affaire ». En décembre 1899, lorsque Drumont ouvre une souscrip­ tion en faveur de la veuve du colonel Henry - auteur du « faux patrio­ tique » qui avait accablé Dreyfus -, Weygand a apporté son obole avec trois autres officiers de son régiment. La publication de la liste des donateurs dans La Libre Parole lui vaut quatre jours d'arrêts de rigueur pour avoir pris part à « une souscription pouvant prendre un caractère politique5 ». La guerre précipite la carrière de Weygand. Il est rapidement repéré par Foch qui commande le 20e corps à Nancy et l'appelle à son état-major. Stratège brillant mais communicateur médiocre, Foch apprécie ce collaborateur qui par sa clarté d'esprit et ses talents d'exposition permet la meilleure exécution des ordres du chef. Pour Weygand, Foch, homme de devoir et de discipline, profon­ dément croyant, constitue un modèle insurpassable. L'ascension de Weygand accompagne celle de Foch : une série de promotions excep­ tionnelles vont en faire un général de division bien avant les plus bril­ lants de ses camarades. Il lui manquera toutefois le baptême du feu qui permet de distinguer les grands chefs des brillants seconds. De Gaulle saura se le rappeler dans le portrait cinglant qu'il dresse en 1954 dans ses Mémoires de guerre6. 4. Maxime Weygand, Mémoires, tome 1 : Idéal vécu, Paris, Flammarion, 1953, p. 18. 5. Bernard Destremau, Weygand, op. cit., p. 99. 6. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1 : L’appel 1940-1942, Paris, Plon, 1954, p. 55 : < Weygand était, en effet, par nature, un brillant second. [...] D'ailleurs, qu'il y eût en cela l’effet de ses propres tendances ou d'un concours de circonstances, ü n’avait, au cours de sa carrière, exercé aucun commandement. Nul régiment, nulle brigade, nulle division, nul corps d'armée, nulle armée, ne l’avaient vu à leur tête. Le choisir pour prendre le plus grand risque qu'ait connu notre histoire militaire, non

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Aux côtés de Foch lors des négociations de Versailles, Weygand représente ensuite son chef à Varsovie où il participe durant l'été 1920 à l'organisation de la défense de la ville contre l'Armée rouge. En avril 1923, il reçoit le double poste de Haut-Commissaire et de com mandant en chef des troupes françaises au Levant. Le style e t les méthodes de travail du futur délégué général en Afrique française doivent sans doute beaucoup à cette prem ière expérience coloniale. Comme plus tard en Afrique, mais à une échelle plus réduite et dans un contexte différent, Weygand se trouve alors à la tête d'un édifice institutionnel complexe. L'autorité du Haut-Commissaire s'étend sur deux États : le Grand Liban et la Fédération syrienne. Weygand, qui succède à un chef prestigieux, le général Gouraud - «le glorieux mutilé » -, commence par prendre possession de son domaine par une longue tournée qui lui perm et de parcourir l'ensemble des terri­ toires du Levant et de prendre contact avec ses collaborateurs et avec les notables locaux. Défilés de troupes, organisation de fêtes indi­ gènes, grandes réceptions, le nouveau Haut-Commissaire semble avoir intégré rapidem ent les codes de la fonction de représentation en territoire colonial. Sa mission com porte plusieurs volets. Sur le plan militaire, son action s'inscrit dans la continuité de celle de Gouraud qui avait réalisé la pacification du m andat au lendemain de la Pre­ mière Guerre mondiale. D'un point de vue diplomatique, la défense des intérêts français dans la région l’amène à com battre l'influence de la Turquie kémaliste et celle du Royaume-Uni. Weygand en vient assez rapidem ent à soupçonner l'ancien allié de chercher à déstabi­ liser la France au Moyen-Orient. « L’or a ici son action corruptrice et dissolvante et nos chers alliés cherchent à nous dégoûter de la Syrie ; il n’y a pas de m achination où on ne les trouve », écrit-il ainsi dans son journal le 18 août 1923. Il s'agit là d'un prem ier jalon dans l’évo­ lution vers une anglophobie qui ne fera que croître jusqu’à l'arm istice de 1940. Des trois volets de son action, c'est semble-t-il le volet adm i­ nistratif qui va donner au Haut-Commissaire le plus de satisfactions. Entouré d’une équipe soudée - il a confié la direction de son cabinet civil à un jeune auditeur du Conseil d'État, René Giscard d'Estaing, et celle de son cabinet m ilitaire au capitaine Gasser qui l'accompagnera plus tard à Alger -, Weygand va se révéler homme de dossiers. À cette époque commence à apparaître dans la presse l'image du cavalier à la démarche énergique sur lequel l'âge et la fatigue ne semblent pas avoir de prise, du chef respirant l'autorité au langage direct et précis, rce qu’on l’en savait capable, mais sous prétexte qu'"il était un drapeau*, ce fut le t de l’erreur - habituelle à notre politique - qui s appelle : la facilité. »

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de l'adm inistrateur que ne rebute aucune question technique. Tous ces thèmes reviendront sous la plume des propagandistes de la Délé­ gation générale pendant la Deuxième Guerre mondiale. Estimant ne pas avoir démérité, Weygand est ulcéré par les conditions de son rappel. Le 29 novembre 1924, un télégramme lui annonce son rem­ placement par le général Sarrail. Le cartel des gauches a voulu se séparer d'un proconsul jugé trop clérical - il s’est affiché à plu­ sieurs reprises aux côtés des Jésuites qui possèdent de nombreux éta­ blissements au Levant - et le remplacer par un général plus « républicain »7. Blessé dans son amour-propre par son rappel du Levant, Wey­ gand ne peut toutefois se considérer en disgrâce. Au début de 1930, il est nommé chef d'état-major général de l’armée aux côtés de Pétain qui conserve le titre de vice-président du conseil supérieur de la guerre - c’est-à-dire de généralissime désigné en cas de mobilisation jusqu'en janvier 1931. Weygand lui succède alors. En janvier 1930, André Maginot, ministre de la Guerre, critiqué sur la nomination d'un général à qui l'on prête des intentions factieuses, a demandé au nou­ veau chef d’état-major de rédiger une profession de foi républicaine. Weygand s'exécute non sans amertume. Cet épisode contribue à cris­ talliser un antiparlementarisme déjà ancien. L’hostilité de Weygand à l'égard d'un Parlement «aussi exigeant qu'irresponsable» s'étend d’ailleurs à la majorité de la classe politique de la IIIe République. Dans ses Mémoires, l'évocation de cette période s’achève par une condamnation sévère du régime. « En prenant congé du président de la République, écrit-il, je lui dis que, comblé d'attentions et d'hon­ neurs, ce n’était pas un mécontent qui lui parlait, mais que je devais lui affirm er après quatre ans d'expérience que notre système politique rendait impossible au chef militaire responsable de se faire entendre, s'il voulait rester fidèle à ce qu'il estim ait être son devoir de n'utiliser ni la presse ni les influences politiques8. » L'homme apparaît entier dans ce jugement avec son intransigeance et sa conception de l’hon­ neur m ilitaire qui lui interdit, même au nom des intérêts supérieurs dont il a la charge, d’en appeler à l’opinion ou de « faire de la poli­ tique ». Ayant défendu ses positions dans le cadre de la voie hiérar­ chique, Weygand jugerait inconvenant d'étaler le débat sur la place 7. Pour une présentation d’ensemble de ces questions, se reporter à l’ouvrage d'Henry Laurens, L'Orient arabe - Arabisme et islamisme de 1789 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993. 8. Maxime Weygand, Mirages et réalités, Paris, Flammarion, 1997, p. 412 el suiv. Voir aussi Jacques Nobécourt, Une histoire politique de l’armée, tome i : 1919-1942, de Pétain à Pétain, Paris, Seuil, 1967, pour un portrait suggestif de Weygand.

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publique. À la même époque, il ne manque d'ailleurs pas de Caire savoir au com m andant de Gaulle combien il estime dangereuse et inopportune la campagne entreprise par ce dernier auprès des milieux parlem entaires et de la presse afin de les sensibiliser aux idées contenues dans son étude Vers l'armée de métier. Entre Weygand, incarnation de l’armée traditionnelle, et de Gaulle, le rebelle, le fossé existe déjà. Chez le premier, le sentim ent du devoir passe d'abord par le respect de certaines règles de comportement des­ tinées à garantir l'unité de l’armée, et la conviction de prendre date pour l’histoire l'em porte sur la volonté de bousculer le destin. Chez le second, lorsque l'intérêt national est en jeu et que les m éthodes traditionnelles se révèlent inefficaces, l'exploration de nouvelles voies devint légitime. Après 1935, alors qu'il n'exerce plus aucune fonction officielle - même s'il a été m aintenu en position d'activité sans lim ite d’âge - , Weygand n'utilise pas sa nouvelle liberté pour dénoncer les carences qu’il estime avoir décelées dans la défense française. En 1937, il conclut une étude intitulée La France est-elle défendue ? sur un constat plutôt lénifiant : « L'armée est dans un état rassurant [...] H y a seu­ lement des lacunes à combler. » En continuant à afficher cet opti­ misme de façade, Weygand considère sans doute que l’opinion publique a plus besoin d'être rassurée qu'informée. U préfère donc jouer les moralistes en dénonçant, dans un essai intitulé Comment élever nos fils ?, la faillite d'un système scolaire privilégiant l'instruc­ tion, c'est-à-dire la transm ission de connaissances abstraites dans le cadre de programmes trop chargés, au détrim ent de l’éducation, notion plus large qui inclut la formation du caractère et ne devrait pas être coupée de la religion. Sans chercher à jouer un rôle poli­ tique actif, Weygand affiche plus ouvertement ses sympathies pour les milieux de droite. Il est lié avec René Doumic, André Chaumeix, Jacques Bainville, académiciens traditionalistes. Il éprouve depuis longtemps de l'intérêt pour les Croix-de-Feu. H sait que son nom cir­ cule aux côtés de celui du maréchal Pétain parm i les recours invoqués par les partisans d’une réforme de l'État. Son image dans ces années d'avant-guerre est toutefois plus marquée d'un point de vue poli­ tique que celle du « vainqueur de Verdun ». Ce dernier jouit encore de l'image du « Maréchal républicain » célébré par la droite comme p ar la gauche. On accole plus volontiers à Weygand l'image d’un général de coup d'É tat et on rappelle à gauche le m ot de Clemenceau : « Ce petit général fera sauter la République. » S'il semble exclure pour luimême tout destin de chef d'État - « C’est une folie et une impossi­ bilité, le fait que je ne suis pas de naissance française me l’interdit »,

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confie-t-il à Pozzo di Borgo -, il ne répugne pas à jouer un rôle d’arbitre et de conseiller. Il rencontre des dirigeants « nationaux », Louis Marin, Charles Maurras, Pierre Taittinger, et regrette d'isole­ ment d'un La Rocque qui refuse des échanges de vue avec ces hom m es9. On entrevoit donc dans quel état d’esprit il a vécu les der­ nières années de la IIIe République, observateur de plus en plus cri­ tique d'un régime pour lequel il n'a jam ais éprouvé d’enthousiasme et qu’il juge désormais en pleine décomposition. « Je crains, Dieu veuille que je me trompe !, que l'on soit entré en campagne sans plan d’action sur la conduite de la guerre. Car qu’a-t-on fait pour tenir la parole de soutenir la Pologne ? Que fait-on d'autre aujourd'hui que de se préparer à une longue guerre ? Si c’est là tout ce que l’on avait dans son sac, il eût fallu être plus objectif et prudent !... Au cours de la dernière guerre, il y a eu beaucoup de menées, de mécontentements, d'intrigues, mais un mois après l'entrée en campagne on avait gagné la bataille de la Marne », écrit-il ainsi le 6 octobre 1939, peu de temps après son retour à Beyrouth où il a repris un service actif en accep­ tant le poste de commandant en chef du théâtre des opérations au Moyen-Orient. DE VICHY À ALGER

C'est ce chef militaire, dont on ne soupçonne pas le pessi­ misme, que le président du Conseil Paul Reynaud place le 19 mai 1940 à la tête des armées françaises alors que se précisent les pre­ miers signes de la débâcle. Dans l'esprit de Reynaud, l’appel à l’ancien collaborateur de Foch doit renforcer le camp des bellicistes et redonner confiance aux troupes. Or, dès le 8 juin, après l'échec de la contre-offensive française, Weygand pose la question de l'armistice. Refusant de négocier un cessez-le-feu pour les seules forces terrestres, ce qui équivaudrait à une capitulation contraire selon lui à l'honneur militaire, il exige que le pouvoir politique assume la responsabilité de l’armistice. Appuyé par le maréchal Pétain, il impose son point de vue au gouvernement. Son attitude alerte alors de nombreux observa­ teurs qui s'inquiètent de son influence croissante. Laval, lors du vote du 10 juillet 1940, saura jouer de cette peur en se présentant en défenseur du pouvoir civil face à la menace d’un coup de force mili­ taire. S’il ne devient pas le dictateur redouté par certains, Weygand, nommé ministre de la Défense nationale le 17 juin 1940, apparaît tou­ tefois comme un des dignitaires im portants du nouveau régime. Une 9. Jacques Nobécourt, La Rocque ou les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996.

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note rédigée le 28 juin 1940 témoigne de son état d'esprit. « L’ancien ordre des choses, c’est-à-dire un régime politique de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduits où nous sommes. La France n'en veut plus », écrit-il dans cette virulente pro­ fession de foi antilibérale. Dénonçant pêle-mêle la lutte des classes, la baisse de la natalité et les naturalisations massives, le matérialisme et l'esprit de jouissance, il souhaite la constitution sous la direction du maréchal Pétain d'« une équipe composée d’un petit nombre d'hommes nouveaux sans taches ni attaches, animés de la seule volonté de servir10». Partageant en matière de politique intérieure le programme des hommes de Vichy, se singularise-t-il, comme l'ont dit ses partisans, par une opposition précoce à la politique de colla­ boration? Rien ne permet de l'affirmer. Responsable en tant que ministre de la Défense nationale de la Direction des services de l’armistice, il cautionne les contacts établis par ce canal au lende­ main de Mers-El-Kébir. Constatant que la France se trouve « en fait en état d’hostilité avec l'Angleterre », il s'efforce de tirer argument de cette situation pour amener les vainqueurs à de meilleures disposi­ tions 11. Traditionaliste et antiparlementariste, Weygand méprise sans doute Laval. En matière de politique étrangère, leur opposition tient plus pourtant à des problèmes de forme que de fond. Si Weygand pré­ conise une certaine dignité dans les relations franco-allemandes et s’il juge improductif de multiplier les concessions gratuites, il n’ignore pas que les logiques de la collaboration sont inscrites dans les textes des arm istices12. Hostile au retour dans la guerre aux côtés de l’ancien allié britannique, il reste dans la ligne de la politique du gou­ vernement. Sa nomination le 5 septembre 1940 comme délégué général du gouvernement en Afrique française ne constitue donc pas, contrairem ent à une interprétation répandue, la disgrâce d’un adver­ saire de la collaboration. Si Weygand avait vraiment représenté en septembre 1940 un obstacle au rapprochement avec l’Allemagne, son envoi à la tête d’un vaste ensemble territorial au contact de la dissi­ dence aurait pris l'allure d’une provocation. Or le nouveau régime multiplie à cette époque les gages de bonne volonté à l’égard du vain­ queur. C’est bien la volonté de préserver la carte impériale - avec la Flotte, un des rares atouts du régime - qui amène Vichy à envoyer en Afrique l’un de ses principaux dignitaires. 10. Maxime Weygand, Rappelé au service, Paris, Flammarion, 1953, p. 295. 11. Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, Mers-El-Kébir (1940) - La rupture franco-britannique, Paris, Economica, 1995, p. 178. 12. François Delpla, dans Montoire, Paris, Albin Michel, 1996, apporte un cer­ tain nombre d’informations inédites sur le premier Vichy.

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L'affirmation de la Délégation générale L’accident d'avion dont a été victime le général Weygand au len­ dem ain de sa nom ination a retardé de quelques semaines sa prise de fonction. Ce retard imprévu lui a donné l'occasion de réfléchir à une mission dont les événements de Dakar ont souligné l'importance. Afin de lui donner les moyens de parer à une nouvelle tentative anglo-gaul­ liste, un décret du 4 octobre 1940 le nomme com mandant en chef des forces françaises en Afrique. Une lettre d'instruction rédigée le 5 octobre 1940 par le maréchal Pétain précise par ailleurs l’étendue de ses attributions. Chargé de « m aintenir sans fissures » le bloc des possessions restées fidèles à Vichy et de tenter de « rallier les frac­ tions dissidentes », il devra reprendre en main l'Afrique française « en ram enant les autorités civiles et militaires au sentiment de loyalisme sans équivoque à l’égard du gouvernement du Maréchal, de sa poli­ tique et du nouvel ordre de choses qu’il a institué, en les rappelant à la notion capitale de l’obéissance aux pouvoirs de l’É ta t13 ». Pour obtenir ce résultat, le délégué général a vocation à intervenir dans de nom breux domaines de la vie économique, politique et m ilitaire des différents territoires. U reçoit notamment la responsabilité de diriger la propagande exercée dans l'ensemble de l'Afrique française. Investi d ’une lourde tâche, Weygand va dès lors s'employer à créer l'instru­ m ent qui lui perm ettra d'affirm er son autorité malgré les réticences de certains responsables locaux peu empressés de lui déléguer une partie de leurs attributions et de certains dignitaires de Vichy qui voient d’un mauvais œil l’émeigence de ce puissant proconsulat. LA M ISE EN PLACE D'UNE NOUVELLE STRUCTURE

À la fin du mois de septembre, Weygand a défini les bases sur les­ quelles va reposer la Délégation générale. Organisation bicéphale, elle sera composée d'un état-m ajor et d'un secrétariat général, «orga­ nism e perm anent et actif susceptible de proposer l'étude des pro­ blèmes et de suivre la réalisation des solutions arrêtées ». Il compose ensuite une équipe qu'il souhaite « légère et soudée ». Au cœur de cette équipe se trouvent quelques proches. Son chef de cabinet est le com mandant Gasser - « géant qui suit le petit général comme une om bre au coucher du soleil», note Marcel Aboulker. Jacques 13. SHAT, 1P89 : instruction du 5 octobre 1940.

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Weygand, le fils du général, capitaine de la Légion étrangère qui a longtemps servi en Afrique, fera également partie du secrétariat général permanent. Enfin il confie la tâche délicate de le représenter auprès du gouvernement et de le tenir au courant de l'ambiance de la capitale de l'État français au jeune diplomate Pierre de Leusse dont il avait fait un an plus tôt son officier d'ordonnance à Beyrouth. Wey­ gand complète ensuite son équipe en fonction des disponibilités des différents ministères. Son chef d'état-major sera le colonel de Périer, officier breveté des troupes coloniales. Parmi les personnalités qui rejoignent cet état-major, signalons également le commandant Henri Navarre, saint-cyrien qui a servi en Syrie et au Maroc avant de se spécialiser dans le renseignement qui prend en charge le deuxième bureau. Le secrétariat général est confié à un haut fonctionnaire colo­ nial, Yves Châtel, secondé à partir de 1941 par le diplomate Jacques Tarbé de Saint-Hardouin qui arrive de la commission d'armistice de Wiesbaden et que l'on retrouvera plus tard au cœur des complots d'Alger. À l'origine, le secrétariat général s'organise autour de deux sections : une section politique dirigée par l'inspecteur des colonies Pruvost et une section économique dirigée par un jeune inspecteur des finances, Robert Julienne14. Aucun «politicien» donc dans l'entourage de Weygand : des techniciens choisis pour leur compé­ tence afin d'éclairer les choix du chef. Ces hommes venus d'horizons assez divers - fonction publique coloniale, corps diplomatique, mili­ taires -, relativement jeunes pour la plupart, vont rapidement former une équipe soudée par le culte qu'elle voue au général Weygand. Début octobre, l'équipe Weygand rejoint Alger. La Délégation générale récupère au début du mois de novembre deux vieux palais mauresques situés au cœur de la vieille ville. Abandonné depuis plu­ sieurs années par le gouvernement général, le Palais Bruce reçoit le secrétariat général, le Palais dHiver, ancienne résidence gubematoriale, accueille quant à lui le cabinet personnel de Weygand et l'étatmajor. Comparée à l’immense et moderniste building du gouverne­ ment général qui domine depuis les années 1930 le forum d'Alger, l'installation peut paraître modeste. La Délégation générale poursuit pourtant tranquillement sa croissance. Le recrutement de nouveaux cadres venus étoffer l’équipe initiale justifie dans le prem ier trim estre 14. Robert Julienne, < Souvenirs : deux ans en Afrique avec le général Weygand et son successeur (octobre 1940 - novembre 1942) », in Etudes et documents, II, 1990. Né en 1912, cet inspecteur des finances poursuivra après guerre une carrière qui l'amènera à occuper de nombreuses fonctions de responsabilité au sein des institu­ tions monétaires de l'Afrique francophone. Voir aussi Henri Navarre, Le Temps des vérités, Paris, Plon, 1976.

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de 1941 une refonte de l'organigramme de l'institution. L'état-major, d'abord organisé autour de commandements à vocation géographique ou thématique, revient ainsi à une structure plus classique autour des quatre bureaux traditionnels. Une série de services existant avant la création de la Délégation au niveau de l'Afrique du Nord sont rat­ tachés à cet état-m ajor : directions des transm issions, des trans­ ports, des affaires militaires musulmanes. De création plus récente, le service des contrôles techniques, chargé des interceptions postales et téléphoniques, et le bureau des menées antinationales - que Weygand appelle dans ses mémoires par un lapsus significatif le bureau des menées anticommunistes - sont également placés sous l’autorité de l’état-m ajor de la Délégation qui dispose ainsi de moyens de connaissance et de contrôle de l’opinion publique. Le secrétariat général perm anent se développe lui aussi et s’organise désormais autour de six bureaux dont l’intitulé ambitieux reflète la diversité des tâches : politique intérieure, politique extérieure, propagande et infor­ mation, docum entation générale, transports, questions économiques. Sans jam ais atteindre un nombre pléthorique, le personnel de ces deux structures s’est quelque peu étoffé. En mars 1941, il est composé d’une vingtaine d'officiers, d'une vingtaine de hauts fonctionnaires et d’une cinquantaine d’employés subalternes, plantons, dactylos... Comme beaucoup d'organismes ad hoc mis en place par Vichy, la Délégation a été dotée de financements assez généreux prélevés sur les crédits spéciaux de la présidence du Conseil. Les dignitaires de la Délégation prennent ainsi rang parmi les hauts fonctionnaires colo­ niaux. Le secrétaire général Yves Châtel touche un traitem ent annuel de 150 000 francs que la majoration coloniale porte à 195 000 francs et dispose de frais de représentation de 8 500 francs par m ois; il retrouve ainsi à peu de chose près ses émoluments de Résident supé­ rieur de première classe de la Cochinchine à Saigon. Les frais de représentation du délégué général s'élèvent à 25 000 francs par mois, fl dispose d'un hôtel particulier, la villa des Oliviers, restaurée à grands frais à cette occasion : deux millions de francs, soit le tiers du budget de fonctionnement de la Délégation, ont été consacrés en 1941 à l’aménagement de la résidence privée du général W eygand,5.51

15. SHAT, Section des fonds privés, fonds Weygand, 1K130, dossier 17 : organi­ sation de la Délégation générale. Informations à recouper avec SHAT, 1P89 : journal de marche de la Délégation générale et Archives nationales F60-774 : archives de la Délégation générale.

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L’ACTION MILITAIRE DE LA DÉLÉGATION : « DÉFENDRE L'AFRIQUE CONTRE QUICONQUE »

La réorganisation de l’armée d'Afrique était l’un des objectifs prioritaires de Weygand. Dans un courrier du 28 septembre 1940, il explique au chef de l'État sa méthode : la reprise en main sera « affaire au prem ier chef d'action personnelle exercée sur place, exi­ geant par suite du délégué général des déplacements à peu près conti­ nuels ». Il entend bien com battre sur le terrain « la propagande du traître de G aulle16». Ainsi comme au Levant en 1923 sa prise de commandement commence par une vaste tournée des popotes. Chacun de ses déplacements est l'occasion de réunions regroupant autour du délégué général les cadres de l'armée et éventuellement les adm inistrateurs et les notables locaux. Au-delà de quelques variations liées aux circonstances locales - hommage aux défenseurs de Dakar en AOF, aux victimes de Mers-El-Kébir en Oranie -, l’argum entaire alors développé par Weygand reste fidèle à la même tram e. Le 25 jan­ vier 1941, s'adressant ainsi aux officiers d'active et de réserve et aux délégués des sous-officiers de la garnison d'Alger, il commence p ar définir la position de la France face au conflit mondial. La France, dit-il, se trouve dans une situation de « neutralité délicate vis-à-vis de ses ennemis auxquels elle est liée par l’arm istice qu’elle a signé, plus délicate encore vis-à-vis de son ancien allié en raison de sa conduite pendant la dernière partie des opérations d'abord et aussi en raison de ses actes directement hostiles, de sa complicité dans la dissi­ dence, des tentatives de corruption auxquelles il se livre chaque jo u r pour essayer de dissocier l'Empire français ». Suit un long historique des événements qui ont conduit à l'armistice de 1940. Recherchant les causes lointaines de la défaite, Weygand insiste sur les « carences de la diplomatie alliée et en particulier sur les contraintes qu’a fait peser la diplomatie britannique sur la diplomatie française » dès les négo­ ciations du traité de Versailles. Reprenant ensuite le récit de la cam ­ pagne de France à partir de sa prise de commandement, Weygand stigmatise l’attitude anglaise. L'échec de la contre-offensive fran­ çaise du 25 mai puis le rembarquement de Dunkerque - « bien pré­ paré hélas depuis trop longtemps par les Anglais » - révèlent selon Weygand le refus de Churchill d'engager toutes ses forces dans la bataille. « Je n’avais pas retrouvé la camaraderie de combat du tem ps 16. SHAT, fonds privés, 1K130, carton 17.

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de la Grande Guerre, je suis obligé de le constater », conclut-il. Dans ces conditions, le délégué général s’indigne que la propagande anglaise puisse trouver encore des relais en Afrique du Nord. Il ne se prive pas d'en dénoncer les propagateurs - « ceux qui appartiennent à une religion ou à une secte que la Révolution nationale a désormais écartées du pouvoir, parce qu’ils ont été les facteurs principaux de la décadence française » -, justifiant au passage la politique d'exclusion de Vichy. Tout comme l’avait fait le secrétaire d’État à la Guerre, le général Huntziger, dans une note du 25 octobre, Weygand conclut sa causerie en appelant l’armée à sortir de sa réserve traditionnelle et à manifester son adhésion morale à un régime auquel il lui sera désormais facile d’« obéir d'am itié17 ». Le but de ces causeries semble donc moins d'entretenir l'esprit de revanche que de figer l'armée d'Afrique dans le culte du Maréchal et dans la défiance à l’égard de l’ancien allié. La lecture du journal de Jules Roy, capitaine d’aviation sur la base de Sétif, est assez édifiante à ce sujet : c'est dans les jours qui suivent la visite du général Weygand que l'on trouve les notations les plus hostiles à l’égard de l'Angleterrel8. José Aboulker, étudiant en médecine mobilisé en avril 1940 et affecté à l'infirmerie du 1er régi­ ment de spahis à Médéa, a pu constater le «virage à 180°» pro­ voqué par la visite du délégué général auprès des officiers jusque-là dominés par le sentiment d'humiliation provoqué par l’armistice. Convaincus du bien-fondé de la politique de Vichy, ils affichent dès lors un maréchalisme fervent. «Weygand a inculqué l’attentism e à des milliers d’officiers qui à la fin de 1940 voulaient reprendre le combat. Ils espéraient, ils se résignent », se souvient José AboulkerI9. L’action de Weygand ne se limite pas bien sûr à cette tournée de propagande. Dans le cadre contraignant imposé par les commissions d’armistice, il va s'efforcer de jeter les bases d'une force militaire dis­ ciplinée et cohérente. Dans l'instruction pour la défense de l'Afrique française qu'il rédige en janvier 1941, il précise ses propres attribu­ tions. Chargé en temps normal d’une mission de coordination entre les responsables des différents territoires africains, le délégué général exerce pleinement les pouvoirs d’un commandant en chef en cas d'agression extérieure. Pour lui permettre de réagir alors avec effica­ cité, une réserve générale composée des unités les mieux équipées et 17. Idem. 18. Jules Roy, Les Années déchirement 1925-1965, Paris, Albin Michel, 1998, p. 176-178. 19. « Alger 8 novembre 42 : des résistants français aux côtés du débarquement allié », entretien avec José Aboulker dans « Alger une ville en guerre 1940-1962 », Autrement, n° 59, mars 1999.

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les plus mobiles est placée sous son autorité directe. Le renouvelle­ ment des chefs militaires des différents territoires durant l'été 1941 achève d'asseoir l'autorité de Weygand sur cette armée dite de tran­ sition née de l'arm istice20. Une formule répétée à l’envi résume la doc­ trine du délégué général : il entend défendre l'Afrique contre qui­ conque. Dès le 10 novembre 1940, Weygand expliquait son point de vue dans un long rapport au chef de l’État français. « Sur ce conti­ nent, l'Allemagne et l'Italie demeurent les ennemies. Toute conces­ sion qui serait faite, à l'une ou à l'autre de ces puissances, de bases navales ou aériennes dans l'un quelconque de nos territoires africains y ruinerait la confiance en leurs chefs et amènerait des réactions sus­ ceptibles de désunir l'Empire français et d’y faire surgir des compli­ cations d'une portée difficile à prévoir », écrivait-il2I. Quelques jours après la rencontre de Montoire, Weygand ne condamne pas le prin­ cipe de la collaboration mais souhaite en lim iter les effets sur le conti­ nent africain afin de ne pas am oindrir l’image de la puissance colo­ niale. Si la doctrine de la défense contre quiconque doit rassurer ceux qui s'inquiètent d'un éventuel retournement d’alliance, les plans de défense, préparés par Weygand et approuvés par Vichy, montrent bien que dans son esprit l'absence de discrimination entre les agres­ seurs potentiels ne constitue pas seulement une clause verbale22. Les effets de cette doctrine stérilisante apparaîtront au grand jour au moment du débarquement américain de novembre 1942. Les déchi­ rements traversés alors par l'armée d’Afrique solderont dans la dou­ leur et dans le sang les ambiguïtés de la période Weygand23. 20. Romain H. Rainera, La Commission italienne d'armistice avec la France, Paris, SHAT, 1995 ; Christine Lévisse-Touzé, meilleure spécialiste de ces questions : L'Afrique du Nord : recours ou secours ? Septembre I939~juin 1943, thèse, Paris-V, 1991. 21. SHAT, 1P89, dossier 2. 22. SHAT, 1K130, dossier 17. Le document le plus complet à ce sujet est un rapport sur la défense de l’Afrique française du 26 septembre 1941. Partant du constat que le domaine africain de la France constitue « un objet de convoitise pour les deux camps belligérants», Weygand dresse un inventaire des hypothèses de conflit et propose une réflexion sur les moyens de défense appropriés. 23. Il est dès lors difficile de parler d’une résistance de l’armée d’Afrique, même si Weygand a couvert de son autorité des camouflages d’armement. L’historien Henri Michel l’avait bien souligné dans un compte rendu consacré à une étude de Marcel Émerit sur « La préparation de la revanche ». On ne peut qu’adhérer au jugement qu'il porte à cette occasion. « Du fait du débarquement allié en Afrique du Nord, ce camouflage d'armes n’eut pas le sort désastreux de celui effectué en zone non occupée, où tous les dépôts furent saisis par les Allemands sans que la Résistance en ait profité. Fut-il effectué en Afrique du Nord uniquement "en vue de la revanche” ? [...] Le neutralisme vichyste, et à plus forte raison la collaboration, ne garantissait pas qu’un bon usage serait fait des armements préservés; sans le concours allié d’autre part, tout cet effort se serait révélé insuffisant pour permettre à une armée

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L’ACTION CIVILE DE LA DÉLÉGATION GÉNÉRALE

En matière militaire, Weygand, investi de pouvoirs de comman­ dement, peut invoquer la voie hiérarchique pour se faire entendre. En matière civile, il dispose avant tout des pouvoirs de coordination. Les services du secrétariat général permanent qui assistent Weygand dans sa mission civile ne sont donc pas « des organes de commandement superposés à ceux des États, mais plutôt des cellules destinées à ren­ seigner le général, et étudier les problèmes à son intention, afin de lui permettre de mieux exercer son action personnelle près des gou­ verneurs et résidents généraux, mais aussi du chef de l'État, dont il dépendait directement [...]», note ainsi l'un des collaborateurs de Weygand, l'inspecteur des finances Robert Julienne. Sur ces bases, les services de la Délégation générale vont s'atteler à l'étude des nom­ breux problèmes qui s'imposent alors à l'Afrique française. L'état de guerre puis le régime d’armistice ont contribué à une grande désorga­ nisation des circuits économiques traditionnels. Réduction des échanges avec la métropole, blocus britannique, perte de partenaires commerciaux ont entraîné l’ensemble africain dans une situation qui révèle les faiblesses d'un modèle de développement marqué par la tra­ dition du pacte colonial. Dans le même temps, on assiste à la mise en place d'une économie administrée, le dirigisme apparaissant comme la seule méthode pour imposer un partage de la pénurie. L'instaura­ tion d'un système de rationnement, la mise en place d'un contrôle des prix, la multiplication des comités d'organisation chargés de répartir les différents produits entre les grands secteurs de production sont les manifestations les plus visibles de ce nouvel ordre économique. Dès le début de 1941, la Délégation générale est appelée à jouer un rôle im portant dans l'organisation du ravitaillement en Afrique du Nord. Dans ce domaine, la Délégation générale, censée disposer d'une vision d'ensemble de la situation africaine, œuvre dans deux directions. D'une part elle doit s'efforcer de jouer sur les complémentarités locales afin d'exploiter au mieux le potentiel économique de chacun des pays et de multiplier les échanges entre eux. D’autre part il lui faut étudier les moyens de concourir aux besoins d’une métropole soumise au lourd tribut imposé par l'occupant. Ce deuxième objectif l'emporte la plupart du temps. Ainsi la première conférence nordafricaine qui se tient à Alger les 22 et 23 janvier 1941 afin d'établir un française de reprendre dignement sa place au combat» {Revue d ’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, avril 1958).

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état des ressources locales est suivie d'une réunion présidée à Vichy par le secrétaire d'État à l'Agriculture René Caziot, au cours de laquelle sont établis des plans d'expéditions en direction de la m étro­ pole. « Il ne saurait être question pour la Tunisie et l'Algérie de cou­ vrir leurs besoins à 100 % alors que la métropole est aussi faible­ m ent alimentée. U est reconnu que la production nord-africaine est une richesse commune mise à la disposition du répartiteur de l'office central. Sans doute est-il légitime de ne pas ram ener entièrem ent le pays producteur au pourcentage de la métropole, les besoins du pays producteur doivent être servis à concurrence de 25 à 30 %, chiffres donnés à titre d'indications », explique sans détour un fonctionnaire du secrétariat à l'Agriculture lors d'une conférence le 22 août 1941. Salué par le délégué général comme une manifestation de la solidarité impériale, ces livraisons pèseront très lourdem ent sur les conditions de vie des populations locales24. L'acuité de ces questions de ravitaillement explique l'intérêt avec lequel le délégué général va répondre aux propositions du conseiller d'ambassade am éricain Robert Murphy autorisé par Vichy à effectuer à la fin de 1940 un voyage d'étude en Afrique. Weygand, qui refuse tout contact avec le gouvernement anglais ou la France Libre, accepte par contre de recevoir Murphy, représentant d'un État neutre entre­ tenant des relations diplomatiques normales avec Vichy. À Dakar, le 21 décembre 1940, les deux hommes confrontent leurs points de vue. Murphy révèle que le gouvernement am éricain entend appuyer l'Angleterre par tous les moyens « à l'exclusion de la guerre ». Wey­ gand et ses collaborateurs affirm ent souhaiter la défaite de H ider mais Murphy acquiert la conviction qu'« ils étaient décidés à ne pas faire prém aturém ent de leur territoire un champ de bataille25 ». Dans l'immédiat, l'un et l'autre conviennent qu'ils ont un intérêt commun à voir l’Afrique française garder un statut de relative autonomie en recevant un soutien modéré des États-Unis. Les contacts aboutissent à un mémorandum signé à Alger le 26 février 1941 et connu sous le nom d'« accord Murphy-Weygand ». Les États-Unis s'engagent à contribuer au ravitaillement de l’Afrique du Nord, des agents am éri­ cains étant habilités à venir contrôler que les produits livrés ne soient 24. Archives nationales, F60-785 et 786 : compte rendu et travaux préparatoires des conférences nord-africaines. Voir Maxime Weygand, Rappelé au service, op. cit., p. 504-505, pour le bilan des différentes contributions de l’Afrique du Nord au ravitaillement de la métropole au titre de la récolte 1940-1941. 25. Robert Murphy, Diplomate au milieu des guerriers, Paris, Robert Laffont, 1965, p. 74 et suiv.

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ni stockés ni exportés vers la métropole. L'envoi de ces vice-consuls allait perm ettre plus tard aux Anglo-Saxons de disposer d’observa­ teurs précieux en Afrique du Nord. Sans modifier sensiblement la donne locale, les livraisons américaines contribuent à éveiller la méfiance des autorités allemandes et de certains partisans de la colla­ boration à l'égard d'un délégué général décidé pourtant à ne pas aller au-delà26. Le volontarisme de Weygand et le dynamisme de son équipe les o n t amenés à intervenir sous des formes diverses dans de nom­ breux domaines de la vie économique, adm inistrative et m ilitaire de l'Afrique française. Un mode d'intervention leur reste toutefois interdit : l'adm inistration directe. Cette limite est parfois à l'origine de conflits entre une Délégation frustrée de ne pas pouvoir faire aboutir les solutions qui lui semblent s'im poser et des adm inistrations tradi­ tionnelles soucieuses de défendre leurs compétences. C'est en Algérie que ces frictions vont atteindre leur point culminant. La dégrada­ tion des relations entre la Délégation et le gouvernement général semble consécutive à un rapport du 12 février 1941 dans lequel Wey­ gand dénonce une détérioration de l’état de l'opinion publique en Afrique du Nord. C'est en Algérie que la situation lui semble le plus critique. U y préconise donc une politique de réformes sans laquelle la Révolution nationale lui semble vouée à l’échec. À côté de mesures visant à am éliorer la situation matérielle des indigènes - développe­ m ent de l'assistance sociale, facilités d'accès aux emplois publics et privés dont les Juifs vont être évincés, promotion de la petite pro­ priété rurale -, il se prononce également pour une refonte des insti­ tutions algériennes. Dans un long rapport, qui semble constituer une réponse à celui de Weygand, Abrial développe une analyse diam étra­ lem ent opposée. Il estime s'être acquitté correctement du devoir de transposition de la Révolution nationale en Algérie et juge qu'il ne saurait de toute façon être question de réformes structurelles, « les­ quelles présupposent une atmosphère de paix, la certitude du lende­ m ain, des facilités d’action dont pour le moment l'initiative nous est refusée ». L’arbitrage de Darlan, favorable à Abrial, ne met pas un term e aux tensions entre les deux institutions. Au début du mois de juillet 1941, la conférence nord-africaine qui se tient à Alger est marquée par plusieurs accrochages entre la Délégation et le

26. À la fin du mois d’août 1941, l'Afrique a reçu 12 000 tonnes de gas-oil, 10 000 tonnes d’essence, 6 000 tonnes de pétrole lampant, 4 000 tonnes de charbon, 900 tonnes de cotonnades, 300 tonnes de lait de conserve, 1 250 tonnes de ficelle lieuse.

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gouvernement général. Le 9 juillet, Weygand écrit à Darlan : « Je ne rencontre de la part du gouverneur général et de ses services qu’une sorte de résistance passive. Je juge que toute collaboration entre lui et moi est devenue impossible. » Darlan accepte alors le rappel d'AbriaL Weygand, qui conserve le titre de délégué général, reçoit en outre celui de gouverneur général de l’Algérie, secondé par Yves Châtel qui reçoit le titre inédit de gouverneur adjoint. La victoire de l'équipe Weygand ne va pas sans contreparties. Au secrétariat général perm a­ nent de la Délégation générale, Yves Châtel est ainsi rem placé par un ADD - groupe célèbre dans la Marine des « Amis de D arlan » -, l’am iral Fenard. Dépendant jusque-là uniquement du m aréchal Pétain, Weygand se trouve placé en tant que gouverneur général de l'Algérie sous la tutelle du m inistère de l'Intérieur, détenu par D arlan puis à partir du 19 juillet 1941 par Pierre Pucheu. L’am iral Estéva, résident général en Tunisie, estime dans son journal que « Weygand n'a accepté qu'à contrecœur, convaincu que ce chevauchement d 'attri­ butions lui créera mille difficultés, ce que, dit-on, souhaite D arlan27 ».

L'ambition d'une nouvelle politique algérienne Dans sa lutte contre l'équipe Abrial, Weygand avait souligné à plusieurs reprises la nécessité de reprendre l'initiative en m atière de politique algérienne. L’urgence de cette volonté réform atrice s’explique par les inquiétudes que suscite auprès de nombreux obser­ vateurs la dégradation de la situation locale. ALGÉRIE 1941 : LES PRÉOCCUPATIONS DES AUTORITÉS FRANÇAISES

En février 1941, l’état-m ajor général de l'armée envoie le chef de bataillon Terrier effectuer une mission d'inspection en Algérie et en Tunisie. Au retour de son séjour, il ne peut que constater que « malgré l'optimisme de certaines autorités la situation en Algérie ne saurait être tenue pour bonne28 ». Dans son rapport, il pointe les trois principaux motifs de préoccupation : la dégradation de la situation économique, le mécontentement croissant des populations m usul­ manes et l'essor de propagandes étrangères. Ces trois thèmes, que l'on retrouve dans de nombreux autres documents d’origine civile et 27. Claude Huan, Hervé Couteau-Bégarie, Darlan, Paris, Fayard, 1989, p. 456 et suiv. 28. Archives diplomatiques, Guerre 1939-1945, Vichy Afrique 16 : questions poli­ tiques.

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m ilitaire, semblent au cœ ur des préoccupations des autorités locales. Les aimées 1930 avaient contribué à révéler les déséquilibres écono­ m iques dont souffrait l'Algérie. La croissance démographique et la stagnation des cultures vivrières avaient dès cette époque frappé les observateurs. « L'Algérie est-elle condamnée désormais à m ourir de faim ? », s'inquiétait en 1939 René Bertrand, professeur à l'école de com m erce d’Alger29. La période de guerre va contribuer à exacerber ces problèmes. L’interdiction de l'ém igration vers la métropole et le reflux à la fin de 1940 de nombreux travailleurs immigrés contribuent à accroître la pression démographique alors que les ressources ali­ m entaires se révèlent de plus en plus insuffisantes au lendemain de la catastrophique récolte de 194030. La réglementation mise en place afm rd'attéîndre la soudure h’à pu em pêcher la hausse des prix, la raréfaction des denrées et l'apparition du marché noir. La perturba­ tion du commerce extérieur de l'Algérie, désormais encadré par les règles strictes définies par les commissions d'arm istice, contribue à installer le pays dans une économie de pénurie. Au printem ps 1941, les denrées qui constituent le fond de l'alim entation indigène - blé, orge, huile, café, sucre... - sont particulièrem ent touchées. Envoyé p ar Darlan pour une mission d'enquête sur l'économie nord-africaine, le contre-amiral de Rivoyre est choqué en juin 1941 par la misère de plus en plus visible des masses musulmanes. « Cela éclate à l'œil nu quand on parcourt les rues d’Alger. Cela ressort plus nettem ent encore dans certains quartiers dont l'un porte le nom de Bidonville qui exprime bien la fragilité des immeubles qui le constituent. Cette m isère me paraît à moi-même s'être accentuée depuis dix ans, plus en Algérie qu'au Maroc, bien qu'on trouve des bidonvilles à Casablanca et dans d'autres villes du Maroc », note-t-il31. 29. René Bertrand, «L’Algérie est-elle un pays riche? V - Surpeuplement», Algeria - Supplément économique, n° 26, avril 1939, p. 94 ; cité par Daniel Lefeuvre, dans Chère Algérie - 1930-1962, Paris, SFOM, 1997, p. 67. 30. De juillet 1940 à juillet 1941 on enregistre 1300 départs pour 26 247 retours de travailleurs algériens (Lucien Muracciole, L’Émigration algérienne - Aspects écono­ miques, sociaux et juridiques, Alger, 1950). Même si le recensement de 1941 ne fut pas organisé pour des raisons matérielles, il est probable au vu des résultats de 1948 ue l’Algérie ait connu un gain de 600 000 individus entre 1936 et 1941. La rigueur e l'hiver 1939-1940 et la désorganisation due à l’état de guerre ont entraîné une chute de près de 60 % de la production céréalière (Annuaire statistique de l'Algérie 1939-1947, Alger. 1947). 31.SHAT, 1P37. Voir aussi Christine Lévisse-Touzé, L'Afrique du Nord : recours ou secours ? Sep­ tembre 1939 - juin 1943, op. cit. Les études confiées au contre-amiral de Rivoyre étaient destinées dans l'esprit de Darlan à préparer une adaptation de l’économie afri­ caine aux besoins d'une Europe allemande. Une importante documentation a été ras­ semblée à cette occasion. De Rivoyre se montre assez sévère devant l’immobilisme de

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Dans ce contexte difficile, les autorités civiles et m ilitaires suivent avec une attention inquiète les signes pouvant révéler un fléchisse­ ment du moral des populations indigènes. Au début de l'année 1941, la m utinerie de Maison-Carrée a ainsi fortem ent marqué les esprits. Dans la soirée du 25 janvier 1941, 570 m utins appartenant au régi­ ment de marche du Levant, unité en cours d'organisation, pillent le dépôt d'arm es de la caserne de Maison-Carrée et investissent le centre-ville. Invoquant dans leurs cris de ralliem ent aussi bien la guerre sainte que la solidarité entre tirailleurs, ils tirent sur les pas­ sants et les fenêtres éclairées. L'intervention des forces de l'ordre étouffe rapidem ent la rébellion qui se solde par une vingtaine de décès et une centaine de blessés. Dès le 4 février, les prem iers meneurs sont passés par les arm es au polygone de tir d'HusseinDey32. Autorités civiles et m ilitaires se renvoient dès lors la respon­ sabilité des événements. La préfecture d'Alger considère ainsi la m uti­ nerie comme une émeute spontanée dont les causes, strictem ent militaires, sont à rechercher dans le malaise diffus dont souffrent les troupes nord-africaines et dans les graves défaillances de l'encadre­ ment local. Les m ilitaires refusent cette version des faits. Le général Weygand estime ainsi que le ferment de la révolte a été apporté de l'extérieur et que l'im plication du PPA et les effets de la propagande allemande ne font pas de doute. La m utinerie lui paraît constituer « une m anifestation extérieure et violente d'un malaise politique général qui s'accroît rapidem ent33 ». Les deux thèses sont sans doute complémentaires : provoquée par les problèmes internes d'une unité fraîchement constituée et mal encadrée, l'émeute reflète également un climat dégradé marqué par la perte de prestige du colonisateur. La m utinerie va en tout cas avoir de nombreuses conséquences locales. Elle pèse ainsi lourdement sur le déroulement du procès de Messali Hadj et de ses vingt-six lieutenants qui s'ouvre en mars 1941. Ignorant les appels à la clémence d'une partie de l'adm inistration locale, les juges militaires, convaincus que le PPA est impliqué dans la m uti­ nerie, rendent un verdict sévère. Messali est condamné à seize ans de travaux forcés et vingt ans d'interdiction de séjour.

l'administration Abrial : son jugement a peut-être contribué à la disgrâce du gouver­ neur général quelques semaines plus tard. 32. Alain Sainte-Marie, « La mutinerie du régiment de marche du Levant et sa signiBcation ». Les Cahiers de La Tunisie, n° 117-118, 3e et 4e trimestres 1981. Sur le contexte militaire, voir aussi Belkacem Recham, le s Musulmans algériens dans l'armée française (1919-1945), Paris, L’Harmattan, 1996. 33. Archives nationales, F60-780 ; CAOM, GGA, 9H43 et 11H58 ; CAOM, préfec­ ture d'Alger, 1K87.

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Les événements de Maison-Carrée semblent avoir également contribué à réactiver dans l'esprit des populations européennes la crainte d’une insurrection arabe. Une « émotion » survenue à Djidjelli, petit port de l'Est algérien, en mai 1941 est à cet égard signifi­ cative. Dans la nuit du 15 au 16 mai, une rum eur se propage dans la ville annonçant l'imminence d'une révolte. Le nom des meneurs a été communiqué au commissaire de police : il s’agit d'un instituteur indigène révoqué pour son appartenance au parti communiste, d’un commerçant proche du PPA et de deux représentants du syndicat des liégeurs. Un plan de protection est établi en accord avec le chef de brigade de la gendarmerie, le président de la Légion française des com battants et l’officier responsable du groupement des chantiers de la jeunesse installé à proximité de la ville. La nuit se déroule sans incident mais au matin les renforts de gendarmerie envoyés par le sous-préfet de Bougie et le préfet de Constantine investissent la ville et arrêtent les leaders présumés. Émeute avortée ou machination des­ tinée à nuire à d'anciens adversaires politiques, l'affaire de Djidjelli révèle l'existence d'une inquiétude latente au sein des populations européennes. La facilité avec laquelle les autorités ont accepté l'idée de l’imminence d'une insurrection, l'ampleur des forces déployées, la mobilisation de la Légion française des combattants et des jeunes de chantiers le prouvent bien34. C’est dans ce climat tendu que Ferhat Abbas, éconduit en décembre 1940 par l’amiral Abrial, fait parvenir au maréchal Pétain un rapport intitulé « L'Algérie de demain ». Dres­ sant un bilan très sombre d'un siècle de colonisation française, sou­ lignant la détresse de l'Algérie musulmane plus criante encore « par ces temps de restriction, de cartes alimentaires, de réglementations incessantes », il exhorte le nouveau régime à s'intéresser enfin à l'amé­ lioration de la condition morale et matérielle de ses coreligionnaires. Affaiblie par les déséquilibres internes, l'Algérie est également menacée par les propagandes étrangères. La plus active est incontes­ tablem ent celle déployée par l’Allemagne. Soucieux dans l'immédiat de laisser la France de Vichy assez forte pour défendre son Empire contre les Anglo-Saxons, le Reich n'exclut pas en effet de procéder à une éventuelle redistribution des cartes en Afrique du Nord à la fin de la guerre. À ce titre, il n'a pas intérêt à rencontrer un interlocu­ teur français trop sûr de sa domination dans la région. L'armistice n'a donc pas mis fin à la guerre des ondes. Au contraire, aux émetteurs de Radio-Berlin Zeesen et de Radio-Stuttgart qui depuis avril 1939 diffusent des émissions en langue arabe à destination du Maghreb 34. CAOM, GGA, 9H31 : arrondissement de Bougie.

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s'ajoute, après l’occupation de la capitale française, Paris Mondial ins­ tallé dans les locaux de l'ancienne Radio Coloniale. Cette nouvelle station à ondes courtes va ém ettre en français dès l’été 1940, en arabe dès le mois de septembre et en kabyle dès le mois de décembre. « Par un juste retour des choses, les voix musulmanes que la France a étouffées en Afrique du Nord pourront désormais se faire entendre de Paris sa capitale », annonçait dès le 20 juillet 1940 un des speakers. Les programmes diffusés par ces stations s’efforcent d’attiser le m écontentem ent des colonisés et de valoriser l’image d’une Alle­ magne présentée comme l’instrum ent de la libération des peuples opprimés et l'alliée de la cause arabe. Au début de 1941, Younès Bahri, le célèbre speaker irakien de Radio-Berlin, déclare ainsi : « Algériens, votre libération est proche. Le chancelier H ider a donné sa parole à Chekib Arslan. » Depuis le mois de décembre 1940, un bureau de propagande spécialisée pour les pays du Maghreb a été créé à Paris sous la direction du Tunisien Abderrahmane Belhadj dit « Yassine », polémiste réputé qui a fait ses premières arm es à RadioBerlin. Selon un rapport du m inistère de l'Intérieur transm is à Alger, « Yassine » a recruté une quinzaine d'hommes d’affaires tunisiens et de nationalistes algériens qui le secondent dans sa tâche. La section algérienne de ce bureau de propagande est dirigée par Belkacem Radjef, ancien dirigeant du PPA désavoué en 1939 par Messali Hadj à la suite de prises de positions proallemandes. À ses côtés, on trouve Mohamed Belghoul, autre figure im portante du nationalisme algérien qui avait participé en 1926 à la fondation de la première Étoile nordafricaine, et le com positeur et musicien Mohamed Iguerbouchen qui anime avec Radjef les émissions kabyles de Paris M ondial35. Une propagande est également menée par l'Italie qui m aintient ses visées sur le Constantinois et par l'Espagne qui revendique l’Oranie. De moindre envergure, cette propagande vise surtout les ressortissants de ces deux pays36. L'activité des phalangistes dans le 35. Voir Charles-Robert Ageron, « Les populations du Maghreb face à la propa­ gande allemande », in Revue dhistoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 114, avril 1979. Un rapport du ministère de l’Intérieur du 25 février 1942 fait également le point sur ces questions : CAOM, GGA, 9H43. Sur les animateurs de cette propagande, voir Omar Cartier, « Belkacem Radjef », Parcours - L’Algérie, les hommes et l’histoire, n° 13-14, octobre 1990. 36. Radio-Rome s’adresse ainsi souvent aux Italiens d’Algérie. Les commissions d’armistice italiennes présentes dès l’automne 1940 ne restent pas inertes. À Constan­ tine, elles tentent ainsi d’établir un contact avec le docteur Bendjelloul, président de la Fédération des élus musulmans, ce qui attire à celui-ci une sévère remontrance préfectorale. Bien accueillie par la communauté italienne, cette propagande semble sans effets sur les autres populations qui traitent souvent l’Italie par le mépris. En janvier 1941, au lendemain des revers italiens dans les Balkans, des tracts circulant

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départem ent d'Oran finira toutefois par irriter le gouvernement général qui expulse à la fin de 1941 l'abbé Manresa, principal insti­ gateur de l’agitation franquiste37. La propagande anglo-gaulliste inquiète également les autorités vichystes. En effet, la puissance d'émission de Radio-Londres est suffisante pour atteindre le Mag­ hreb - elle dispose d’une onde longue rivale de Radio-Paris - et le brouillage est moins efficace de l'autre côté de la M éditerranée qu'en France. En juillet 1941, un rapport du CIE de Constantine s'en inquiète d'ailleurs : « Si cet état de choses n’a pas d’importance dans les campagnes non électrifiées où les postes récepteurs sont rares, p ar contre il offre de sérieux inconvénients dans les villes (comme Biskra, Philippeville, Guelma, Sétif...). L’audition assidue de la radio de Londres a pour résultat dans ces localités d’entretenir et d’ali­ m enter des sentim ents gaullistes assez vifs, aussi bien en milieu euro­ péen qu’en milieu musulman. » Même constat dans le départem ent d ’Oran où l’on indique dès le mois de février 1941 qu’« il est évident que la radio anglaise est de plus en plus écoutée38 » et dans le dépar­ tem ent d'Alger. Le crédit de Radio-Londres s’explique par l'objectivité qu’on lui prête face aux excès pro-allemands de Radio-Paris ou de la radio nationale. Certaines inform ations censurées par Vichy - l’expulsion de plusieurs milliers d’Alsaciens-Lorrains, la manifesta­ tion des étudiants de Paris - ne sont connues que par la BBC. «Lorsqu'il s'agit de "communiqués officiels”, il n'est pas douteux qu'en Afrique comme en France on attache beaucoup plus de crédit à ceux venant de Londres qu’à ceux de Vichy », note le 17 mai 1941 le com m andant de Beaufort, à l'issue d’une inspection en Afrique du N ord39. Consciente du malaise qui résulte de la combinaison de ces différents param ètres, l'équipe Weygand va s'efforcer d'affirm er au lendemain de son arrivée au gouvernement général que la France à Constantine conseillent « aux touristes désireux de visiter l’Italie de s’engager dans l’année grecque * (CAOM, GGA, 9H38, 9H41). 37. Michel Catala, Les Relations franco-espagnoles pendant la Deuxième Guerre mondiale - Rapprochement nécessaire, réconciliation impossible - 1939-1944, Paris, L’Harmattan, 1947, p. 101 et suiv. Christine Dubosson, « L’action franquiste en Oranie, 1939-1942 », Espagne et Algérie au x r siècle - Contacts culturels et création littéraire, Paris, L’Harmattan, 1985. Rappelant les droits historiques de l’Espagne sur l’Oranie occupée à l'époque moderne et s'appuyant sur l’Auxilio Social, organisation d'assistance de la Phalange, un certain nombre d'activistes mènent une propagande assez active à Mostaganem, Sidi-Bel-Abbès, Oran. En octobre 1941, le consul d’Espagne déclare ainsi à Mosta­ ganem : « Au mois de mars au plus tard, l’Espagne entrera en guerre et l'Oranie sera à nous. Le drapeau de la Castille sera planté sur le bord du Chélif » (CAOM, Préfec­ ture d’Oran, 464 ; CAOM, GGA, 1H38). 38. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel CIE Constantine, juillet 1941. 39. CAOM, CCA, 11H61 : bulletin mensuel CIE Oran, février 1941.

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n'est pas prête à abdiquer de ses prérogatives de puissance coloniale et qu’elle reste présente, active et, s'il le faut, répressive en Algérie. LA VOLONTÉ RÉFORMATRICE DE L’ÉQUIPE WEYGAND

L'arrivée de Weygand au gouvernement général s'accompagne d'un mouvement au sommet de l'adm inistration algérienne. Jean Aris, secrétaire général au temps d'Abrial, est remplacé par Charles E ttori, conseiller d’État et ancien inspecteur général de l'adm inistration algé­ rienne. Yves Châtel, jusque-là à la tête du secrétariat général perm a­ nent de la Délégation, obtient le titre de gouverneur général adjoint. Il conserve son chef de cabinet, Gilbert Maroger, jeune agrégé de droit qui semble avoir pris à cœur l'étude des questions algériennes. C’est sur cette équipe que Weygand va s'appuyer pour mener à bien son projet. Dès le 28 juillet, une longue note d’une trentaine de pages expose les am bitions de la nouvelle équipe. Il s'agit d'abord de rom pre avec les pratiques du passé et notamment avec la tradition de l’assi­ milation, héritage « des doctrinaires révolutionnaires et des répu­ bliques abstraites » jugé incompatible avec un régime prônant le retour au réel. La note du 28 juillet contient également un juge­ ment sévère sur la période Abrial au cours de laquelle le gouverne­ ment général a vécu «au jour le jour sans exercer la m oindre influence sur les mouvements intellectuels, politiques et religieux; tout contact a été perdu avec les élites évoluées comme d’ailleurs avec les m arabouts ou les chefs de confrérie». Augustin Berque, sousdirecteur des Affaires musulmanes, est égratigné au passage : cet homme « d ’une indiscutable probité intellectuelle n’a nullem ent l'autorité qu'on était en droit d’attendre d'un directeur politique40 ». Afin de m anifester sa volonté de renouer le contact, Weygand va entreprendre au début du mois d’août une série de consultations auprès des personnalités musulmanes. Soigneusement exploitées p ar la propagande locale, ces audiences sont suivies de déclarations au micro de Radio-Alger. Mohamed Bendjamaa, m andaté par le docteur Bendjelloul, Bezzeghoud Mekki, président de la Fédération des élus du départem ent d'Oran, et Ibnou Zekri, conseiller national du dépar­ tem ent d’Alger, expriment ainsi leur confiance au général Weygand et leur volonté de coopérer avec l’adm inistration. Reste ensuite à la nou­ velle équipe de traduire par des mesures concrètes cette volonté de renouveau. Trois grands axes peuvent alors être distingués : l'adm inis­ tration, l’économie, l’agriculture. 40. CAOM, MA, 151 : réformes Weygand. Le caractère juridique de la note semble indiquer que Gilbert Maroger en est l'auteur.

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Les réformes administratives annoncées au début du mois de sep­ tem bre 1941 ont été préparées en collaboration avec le ministre de l'intérieur Pierre Pucheu et le m inistre des Finances Yves Boutheiller. Ces mesures prennent la forme d'un plan quinquennal visant à ren­ forcer l'arm ature humaine et matérielle d'un certain nombre de ser­ vices locaux41. L'accent est mis sur la dimension sociale de ce pro­ gramme. Une subvention est ainsi accordée à la municipalité d’Alger qui a entrepris, à la demande de la Délégation générale, de s'atta­ quer au problème des bidonvilles en adoptant au programme la construction de « maisonnettes à très bon marché ». Le 15 juin 1941, le « bloc Philippe Pétain » de la nouvelle cité El Djenan a été inauguré en présence du général Weygand et a accueilli une dizaine de familles m usulm anes42. Le plan de septembre 1941 s'efforce d’encourager ce type d'initiatives. Toutefois, les crédits affectés à ce poste - 20 mil­ lions à répartir sur cinq ans - restent bien en deçà des besoins réels. Par ailleurs, il semble qu'après l'effet d'annonce oiganisé autour de l'inauguration du « Bloc Philippe Pétain », les autorités locales aient renoncé à s'attaquer de façon résolue au problème des bidonvilles et que le plan de construction annoncé en avril 1941 n'ait débouché que sur des réalisations très fragmentaires. Le plan prévoit aussi une réor­ ganisation des services de la santé publique et une réforme du statut des médecins de colonisation dont le traitem ent sera revalorisé mais qui n’auront plus l'autorisation de s'occuper d'une clientèle privée. En m atière d'enseignement, le plan reprend à son compte les propo­ sitions faites par le recteur de l'académie d’Alger, Georges Hardy. Constatant le retard pris par la scolarisation des jeunes musulmans - 75 000 enfants scolarisés sur 600 000 scolarisables -, celui-ci sug­ gère de réhabiliter une formule expérimentée entre 1905 et 1914, celle des centres ruraux d'éducation. Institution « modeste et souple », ins­ tallée dans des bâtiments « de construction rustique », le centre rural d'éducation doit dispenser des programmes simplifiés tournés vers les savoirs élémentaires et les travaux pratiques. Le personnel ensei­ gnant sera composé de moniteurs, « auxiliaires sans statut » recrutés au niveau du brevet élémentaire - les adversaires du projet parle­ ront d'enseignement au rabais et d’« école gourbi ». Dans une confé­ rence prononcée en juin 1941, Georges Hardy s'efforçait de souligner 41.SHAT, section des fonds privés, fonds Weygand, 1K130, carton 15 : le journal de Weygand permet de suivre la chronologie des contacts. CAOM, MA, 151 : comptes rendus et travaux préparatoires. Au ministère de l’Intérieur c’est Maurice Sabatier et son collaborateur Maurice Papon qui ont suivi l'élaboration du projet. 42. SHAT, fonds privés, 1K130, carton 17. Alerté par un article du journal italien La Stampa, Weygand avait saisi le gouvernement général, la préfecture et la mairie.

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la conformité du projet avec la philosophie de la Révolution natio­ nale. «Il faut renoncer ici à donner un enseignement encyclopé­ dique et théorique du type habituel. La valeur éducative des travaux manuels est aujourd'hui reconnue. Ainsi retrouvera-t-on, comme l'a dit le Maréchal, "les solides vertus qui ont fait la force et la durée de la Patrie" », expliquait-il. Les objectifs restent ici bien modestes : en créant 400 centres par an, Georges Hardy estimait qu’« en une cin­ quantaine d'années, le problème serait résolu ». En septembre 1942, seuls 93 CRE avaient vu le jo u r43. Les services sociaux ne sont pas les seuls concernés par le plan de 1941. Les questions de sécurité ont elles aussi retenu l'attention de ses auteurs. Au lendemain du discours du 12 août du maréchal Pétain sur le «vent mauvais», l'heure est en effet en Algérie comme en métropole à la réorganisation poli­ cière et au renforcement des forces de l'ordre. Le maillage policier de l'Algérie doit être ainsi complété par la création de sept commis­ sariats, le recrutement d'une centaine de cadres et d'un millier d'agents44. Soucieux de renforcer l'arm ature policière de l'Algérie, Weygand entend également se donner les moyens d’une répression judiciaire plus expéditive. Pour atteindre cet objectif, le plan quin­ quennal souhaite combler immédiatement les vacances dans la magistrature : 34 postes, dont 27 juges de paix, sont à pourvoir. L’équipe Weygand souhaite toutefois aller au-delà en réformant la procédure judiciaire afin d'accélérer les procédures pénales. « L'indi­ gène a la mémoire courte, affirme la note du 28 juillet 1941, il est frappé avant tout par les mesures d ’exemple d'application immédiate [...] la rapidité de la répression est la condition essentielle de la valeur "préventive" reconnue par tous les criminalistes à la répression pénale elle-même. Or la répression pénale est ralentie en Algérie par les dis­ positions traditionnelles de la procédure criminelle française, intro­ duite peut-être sans une discrimination suffisante en Algérie. » Une série de réformes techniques sont donc envisagées visant toutes à réduire les droits de la défense et les garanties traditionnelles des justiciables45. La politique algérienne du général Weygand ne se limite pas tou­ tefois au plan de réformes de septembre 1941. S'inspirant des études réalisées par l'équipe de la Délégation générale, il se prononce ainsi pour « un développement patient des forces propres de l'Afrique fran­ çaise » qui passe notamment par un effort d’industrialisation. À la 43. CAOM, GGA, 5CAB59 : enseignement 44. SHAT, fonds privés, 1K130, carton 17. 45. Idem.

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veille de la Deuxième Guerre mondiale, l'Algérie apparaissait comme un pays largement sous-industrialisé. Les minoteries, distilleries, bri­ queteries, fabriques de cigarettes ou de bouchons qui existaient alors restaient des structures modestes. «À part un important établisse­ ment métallurgique à Bône, un autre un peu moins im portant à Oran et qui périclite plutôt, il n'y a pas de véritable industrie en Algérie », écrivait le contre-amiral de Rivoyre dans son rapport de juin 1941A6. L’absence de ressources énergétiques suffisantes, le prim at donné à l'agriculture, les réticences de la métropole expliquent cet état de fa it Resté longtemps théorique, le débat sur l'industrialisation de l’Algérie a pris une certaine acuité à la fin des années 1930. S'irritant de la hausse des frets et de l'irrégularité des liaisons maritimes entre l'Algérie et la métropole liées aux mouvements sociaux des années 1936-1937, certains milieux économiques de la colonie semblent alors découvrir les vertus de l'industrialisation. Louis Morard, président de la Région économique algérienne (REA), mène campagne sur ce thème. Paul Messerschmitt, directeur de l'école supérieure de commerce d'Alger, affirme en février 1938 dans la revue Algeria que l'industrialisation répond «au besoin d'une réforme de structure imposée surtout par deux faits, l'un démographique : l'augmenta­ tion de la population algérienne ; l’autre économique : le résultat de la politique douanière et de la politique des transports appliquées à l’Algérie ». Les préoccupations stratégiques, qui amènent de plus en plus à considérer l’Afrique du Nord comme un théâtre d'opérations potentiel, poussent également les milieux militaires à rejoindre le camp des industrialistes4 47. 6 La guerre puis les perturbations liées au régime d'armistice accélèrent la prise de conscience. La documenta­ tion rassemblée par l'amiral de Rivoyre atteste ainsi une évolution des esprits en faveur de l’industrialisation. La Délégation générale prend parti dans ce débat dès le printemps 1941. Lors de la séance de clô­ ture de la conférence nord-africaine tenue à Alger du 28 au 30 mai, Yves Châtel se prononce pour une industrialisation « à l’échelle des besoins africains, économiques, politiques et démographiques ». Weygand renchérit sur ce dernier point : « Il faut que ce soit nous qui atti­ rions l'attention du gouvernement car dans dix ans la population pourra s’être accrue de dix millions d’âmes et déjà nous avons peine à nourrir la population actuelle. » Il reprend cette argumentation dans un rapport au maréchal Pétain du 2 juillet 1941 dans lequel il affirme qu’au-delà de son aspect économique la question de 46. SHAT, 1P90 : rapport du 21 juin 1941. 47. Daniel Lefeuvre, Chère Algérie 1930-1962, op. cit., p. 123 et suiv.

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l'industrialisation constitue avant tout un « problème de gouverne­ ment ». Ce rapport débouche sur « un programme général d'industria­ lisation rationnelle de l'Algérie48 ». Certains industriels de m étropole ne cachent pas leur inquiétude : «Nos deux économies, celle de l'Algérie et celle de la métropole, sont complémentaires [...] Il est inutile que ce pays s'équipe industriellement. Lorsque la situation anormale aura pris fin, il ne faut pas que l’Algérie se cantonne dans une autarcie néfaste pour elle et pour nous », déclare Émile Régis, président de la cham bre de commerce de Marseille et représentant les intérêts des huiliers métropolitains, lors d’un voyage à Alger en juin 194149. Tous les industriels ne sont pas aussi réticents. Le patron des huiles Lesieur, Jacques Lemaigre-Dubreuil, qui s'intéresse beaucoup à l'Afrique du Nord - il participera aux négociations préparant le débar­ quement am éricain en 1942 -, s’engage ainsi à installer une usine à Alger. Lorsque les travaux commencent au début de novembre 1941, ses concurrents métropolitains, soucieux de ne pas se faire évincer du marché nord-africain, commencent à assouplir leur position. Même si des divergences d’appréciation existent entre les différents m inistères - Platon aux Colonies semble le plus réticent, Bichelonne à la Pro­ duction industrielle et Pucheu à l'Intérieur se disputent la tutelle sur la réalisation des opérations -, Vichy a fini par donner son accord au projet. Les négociations pour l’installation des différentes entreprises s'ouvrent dès la fin de l’été 1941. Plutôt que de tenter de susciter des initiatives locales, la délégation et le gouvernement général ont pré­ féré faire appel aux grands groupes m étropolitains jugés plus à même par leur expérience et leurs moyens de doter l'Algérie d'équipements modernes et compétitifs. Pour inciter ces firmes à passer la Méditer­ ranée, les autorités publiques s'efforcent de leur proposer des condi­ tions d'im plantation favorables. L'historien Daniel Lefeuvre qui a eu accès à des archives d’entreprises a pu reconstituer le déroulement de certaines négociations. Ainsi la société Pont-à-Mousson est solli­ citée en octobre 1941 par le général Weygand pour installer à Oran une usine métalluigique. À l'issue des entretiens, une convention est signée le 5 mai 1942 entre Pont-à-Mousson et le gouvernement général. Pierre Pucheu ayant donné son accord et Jean Bichelonne ayant octroyé les bons monnaie-matière nécessaires au démarrage des chantiers, les travaux peuvent commencer au début de juillet 1942. 48. SHAT, 1P90 : rapport du 2 juillet 1941. Le rapport aboutit à un classement des industries à créer en trois catégories : industries élémentaires répondant aux besoins locaux (catégorie A), industries valorisant les productions locales en vue de l’exportation (catégorie B), industries d’intérêt national (catégorie C). 49. Cité par Daniel Lefeuvre dans Chère Algérie 1930-1962, op. cit., p. 166.

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À cette date, d’autres négociations ont abouti à l’installation de firmes métropolitaines. Saint-Gobain a ainsi accepté de créer une verrerie à Oran. Les ciments Lafarge vont construire une usine à Alger. Ford France a acheté des terrains à Oran pour y ouvrir une filiale nordafricaine. Une « Société chimique nord-africaine » s’est constituée en 1942 en vue d'exploiter les ressources locales. Les événements de novembre 1942, qui provoquent la rupture avec la métropole et les organes de direction des entreprises installées en Algérie, vont contri­ buer à freiner l'élan ainsi amorcé. En 1944-1945, lorsque la question de l'industrialisation de l'Algérie revient à l’ordre du jour, certains des projets esquissés en 1941-1942 parviendront enfin à term e50. La volonté novatrice de l’équipe Weygand s'exerce enfin dans le domaine de l'agriculture. Augustin Berque, directeur des Affaires musulmanes, souligne dans un rapport de septembre 1941 commandé par le général Weygand le poids de ce secteur agricole qui occupe 85 % des actifs algériens mais se révèle incapable de subvenir aux besoins des populations locales. « La propriété est un droit ; corréla­ tivement à ce droit, le détenteur du sol - européen ou indigène - a des devoirs à rem plir; il doit assurer une fonction sociale qui est atta­ chée à sa terre : produire. Si le détenteur du sol est infidèle à cette fonction, la coercition doit intervenir; en cas de carence des sanc­ tions allant jusqu'à l'expropriation (avec indemnité) doivent intervenir et le propriétaire évincé est remplacé par celui qui consent à boni­ fier la terre », note-t-il51. Berque pose donc ici la question d'une éven­ tuelle réforme agraire. L'idée semble progresser dans les milieux diri­ geants et Weygand n’hésite pas à l’évoquer dans un rapport du 12 novembre 1941. « L’heure est aux grandes réformes ; il faut en pro­ fiter et les étendre sans faiblesse dans tous les domaines. Sur le plan agricole, c’est devenu un lieu commun de développer les inconvé­ nients de la répartition actuelle des terres. Les latifundia, insuffisam­ ment aménagées, appartenant à des particuliers ou à des sociétés doi­ vent faire l'objet de mesures spéciales, afin d’en faire bénéficier de petits colons français [...] et des colons indigènes », note-t-il. C'est à René Martin, directeur du Service de l’hydraulique au gouverne­ ment général, que va revenir de traduire de façon concrète cette volonté réformatrice. Dans un texte de juin 1941, Martin explique la motivation et le dispositif de son projet. Il s’agit de « développer au maximum la production du sol de l'Algérie pour offrir des moyens de 50. Idem, p. 185 et suiv. 51. CAOM, GGA, 12H13. Le document n’a été conservé que partiellement : 18 courbes et tableaux annoncés dans le texte manquent.

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subsistance accrus aussi bien à de nouveaux colons qu'à une popula­ tion indigène au développement rapide52». L'achèvement prochain du programme hydraulique conçu en 1920 lui semble fournir les moyens pour atteindre ce but. La mise en eau des grands barrages va entraîner en effet une valorisation des périmètres irrigués. Variable en fonction de la qualité des terres, cette valorisation sera dans tous les cas considérable : selon l'Administration, le prix d'un hectare irrigué pourrait être multiplié de quatre à dix. Cette plus-value per­ mise par des travaux pris en charge par la collectivité ne profitera bien sûr qu'à une petite minorité. D apparaît donc légitime que l'adm inistration demande aux propriétaires de ces terres une contri­ bution spéciale. L'originalité de projet Martin réside dans le fait que cette contribution ne serait plus prélevée en espèces mais prendrait la forme d'une expropriation partielle, correspondant à 15 % environ de la superficie des périmètres irrigués. Comparé à l'importance de la plus-value, ce seuil reste modeste. Les terres récupérées par la col­ lectivité doivent ensuite permettre de relancer la colonisation offi­ cielle dans un cadre rénové. L'originalité du mode d'installation des nouveaux colons tient à son caractère progressif. « Dans une première étape, le colon travaillera sur sa terre comme salarié et s'accoutumera au pays ; s'il est incapable, il sera licencié et remplacé par un autre ; dans une deuxième, commençant aux premières récoltes, il exploitera en vertu d'un contrat de métayage à part de fruits ; enfin il recevra la propriété de son lot lorsqu'il aura donné la preuve [...] de son apti­ tude à le mettre pleinement à fruit et à rembourser progressivement les dépenses avancées ainsi que la valeur de son fonds évaluée à dire d'experts », explique le directeur de l'Hydraulique. Novateur dans son objet et ses méthodes, le projet Martin reste modéré au niveau des objectifs. Le seuil de 15 % retenu pour l’expropriation limite la portée de la réforme agraire envisagée. Aucun rééquilibrage entre agricul­ ture européenne et agriculture indigène n'a par ailleurs été prévu. Les terres récupérées seront en effet redistribuées à des colons d'origine européenne ou indigène « au prorata de la valeur des terres expro­ priées sur des propriétés de l'une et l’autre catégories». Au bûan, l'opération doit porter sur un total de l'ordre de 20000 hectares : « 5 000 hectares environ seront expropriés en terres musulmanes et utilisées en faveur d'environ quinze cents petits fellahs; quinze mille hectares seront expropriés sur des propriétaires européens et 52. SHAT, 1P40 : ce texte, date du 7 juin 1941, qui se présente comme un projet de loi précédé d'un exposé des motifs. La mise à l’étude de la « loi Martin > date donc de la période Abrial.

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serviront à l'installation d'un millier d’agriculteurs français nou­ veaux. » Les lots européens, on le notera, sont substantiellem ent plus im portants que ceux des Musulmans. Compte tenu des familles des exploitants et des emplois artisanaux induits, M artin estime que ce seraient « cinq mille âmes » qui profiteraient de l'expérience. Malgré sa modération, le projet s'est visiblement heurté à de nombreuses réti­ cences, notamment chez les colons qui y voient une « machine à pul­ vériser la grande propriété ». Prêt techniquement dès l'été 1941, il a reçu le soutien du général Weygand, comme le prouve son rapport de novembre 1941, mais n'est publié au Journal officiel qu'en mars 1942. E n application de la loi, des commissions de plus-value foncière sont alors créées et se m ettent à l’œuvre afin de déterm iner pour chaque zone concernée les terres que l'Algérie peut récupérer. Le passage à la phase suivante, celle de l'expropriation, n'aura pas lieu. Mise en som­ meil dès la période Giraud, la loi Martin ne semble pas avoir été for­ mellement abrogée car la question de son application revient de façon ponctuelle dans les mois qui suivent, mais faute d'une volonté poli­ tique suffisante elle reste lettre m orte53. La politique algérienne de l'équipe Weygand ne manque donc pas d'am bition. Elle a le mérite d'avoir envisagé avec une certaine lucidité les graves problèmes économiques et sociaux qui se posent au pays e t d'avoir manifesté la volonté d'y apporter une solution. Toutefois, les résultats de cette politique restent limités. En effet, au-delà de l’effet d'annonce qui entoure à l'été et à l'autom ne 1941, les diffé­ rentes mesures défendues par le nouveau gouverneur général, l'impul­ sion politique semble faiblir face aux résistances locales et à la pénurie des moyens. Les réformes de l’été 1941 se lim itent à une série d ’aménagements internes de l'adm inistration locale et à quelques m esures sociales à valeur surtout symbolique. La volonté de « grandes réformes » agricoles n'aboutit qu’à un texte de loi mort-né. C’est sans doute dans le domaine industriel que l'action de l'équipe Weygand a été poursuivie avec le plus de continuité. Il semble donc difficile de parler d'une « modernisation » impulsée par Vichy. Il faudrait pour cela considérer que le respect du principe dém ocratique et des libertés individuelles ne figure pas parmi les acquis de la moder­ nité. Synthèse d'une forme de paternalism e propre au milieu mili­ taire et des am bitions technocratiques de hauts fonctionnaires avant tout préoccupés d'efficacité, le vichysme algérien du général Wey­ gand, expression d'un pouvoir autoritaire et répressif, n'échappe pas 53. Voir Xavier Yacono, La Colonisation dans les plaines du Chéliff, tome n , p. 213 et suiv.

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en effet aux logiques de radicalisation qui s'affirment à partir de l’été 1941.

Le nouveau cours de la Révolution nationale

Dans son journal le 9 août 1941, le général Weygand s’irrite de constater que les « magnifiques tables de la loi dictées par le Maré­ chal » n'ont guère été mises en pratique et s'emporte contre les res­ ponsables : syndicalistes, francs-maçons, trusts, banque W orms54... Les vues de l’ancien généralissime sont à cette date très proches de celles du chef de l’État qui dans son discours du 12 août 1941 exprime son mécontentement face aux lenteurs de la Révolution nationale, s'inquiète du «vent mauvais» qu’il sent se lever dans diverses régions et annonce une batterie de mesures destinées à reprendre la situation en main. « Le trouble des esprits n'a pas sa seule origine dans les vicissitudes de notre politique étrangère. Il pro­ vient surtout de notre lenteur à construire un ordre nouveau ou plus exactement à l’imposer», déclare ainsi le maréchal Pétain55. Puisant dans l’arsenal classique des régimes autoritaires, l’équipe Weygand va s'efforcer de donner un nouveau départ à la Révolution nationale et d'imposer cet ordre nouveau qui tarde à venir. LA CONSOLIDATION DES BASES DU RÉGIME : RALLIER LES ÉLITES ET DIRIGER L’OPINION

Reprochant à Abrial d’avoir perdu le contact avec la société algé­ rienne, Weygand se propose de consolider l’assise du régime en asso­ ciant de façon plus étroite les forces vives du pays au projet de Révo­ lution nationale. S'il n’a pas pu mettre en œuvre la réforme radicale des institutions algériennes qu'il préconisait dans la note du 28 juillet 1941 citée plus haut, il a obtenu un élargissement de la commission financière qui passe de dix-huit à trente-six membres. Les logiques qui ont présidé à la nomination des nouveaux conseillers financiers diffèrent de celles qui avaient prévalu un an auparavant. La volonté de continuité avec les anciennes Délégations financières apparaît en particulier moins forte qu'en décembre 1940 : seulement sept des nouveaux membres en sont issus. Il s'agit donc moins d'offrir une 54. SHAT, fonds privés, 1K130, carton 15. Weygand s’en prend à plusieurs reprises au pouvoir croissant de la Banque Worms dont Pierre Pucheu fut un ancien dirigeant. 55. Philippe Pétain, Discours aux Français, op. cit., p. 164.

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copie en miniature des délégations que d'illustrer certaines orienta­ tions chères au nouveau régime. L'entrée en force de responsables de la Légion française des combattants apparaît à cet égard tout à fait caractéristique. Le général Martin, président du Mouvement pour l’Algérie, accède ainsi à la commission financière, secondé par l'avocat Abdelkader Haddou, vice-président musulman de la section départementale d'Alger, et par Jacques Chevallier qui représente les anciens combattants de 1940. On notera également la volonté de faire appel aux élites économiques et aux responsables d'organisations pro­ fessionnelles. Charles Simian et René Bisch, présidents des chambres de commerce d'Alger et d'Oran, Victor Kruger, important courtier en vin du département d’Oran, l’arm ateur Laurent Schiaffino, considéré comme l'une des plus grosses fortunes d’Algérie, représentent ainsi les milieux du négoce. Les intérêts agricoles n’ont bien sûr pas été oubliés. Paul Sicard, président de la Fédération des syndicats agri­ coles de l'Oranie, Gabriel Abbo, représentant des milieux colons de la Mitidja, Gratien Faure, président de la section algérienne de l’ONIC, Cadi Albdelkader, président de l’association des fellahs d’Algérie, sont autant de porte-parole autorisés des producteurs agri­ coles. Peut-être afin de compenser l'image d’une représentation trop acquise aux intérêts de la grande colonisation, l'adm inistration Weygand juge bon d'introduire dans la commission financière deux figures importantes de l'Algérie musulmane : Ferhat Abbas et le doc­ teur Bendjelloul. Entourés de notables modérés - Ahmed Ghersi, Abdallah Abassa, Abdelkader Cadi -, les deux anciens leaders de la Fédération des élus musulmans de Constantine ne sont guère en mesure de se faire entendre au sein de la nouvelle assemblée. La commission financière ne saurait de toute façon constituer une tri­ bune politique : ses avis sont limités aux questions dont le gouver­ neur la saisit, ses séances ne sont pas publiques et les procèsverbaux de ses délibérations ne peuvent être publiés. La démission de Ferhat Abbas et du docteur Bendjelloul six mois après leur nomina­ tion révèle leur volonté de ne plus cautionner par leur présence une assemblée de notables dont la seule fonction est de légitimer un pou­ voir de plus en plus autoritaire. Cherchant à rallier les élites, le régime renforce également son emprise sur les masses en contrôlant étroitement l'information. À Vichy a été créé un secrétariat général à l'Information chargé de façon explicite de présenter les événements « sous un angle conforme à la ligne du gouvernement». Ce secrétariat opère un contrôle de l'information à la source avec la création sous sa tutelle d’une agence de presse gouvernementale, l'OFI, et à l’arrivée grâce à ses services de

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censure. En Algérie, la Délégation générale et le gouvernement général disposent chacun d’un bureau de presse chargé de trans­ m ettre et de com pléter les consignes des services centraux auprès d'une «com mission de contrôle de la presse» dépendant de la XIXe région militaire. L’intérêt de la Délégation pour ces questions se manifeste de plusieurs façons. Au printem ps 1941, elle oiganise ainsi à Alger plusieurs réunions de la presse nord-africaine afin de dresser un état des lieux de la situation locale. Dans un rapport du 25 m ars 1941, le secrétaire général de la Délégation, Yves Châtel, pointe un certain nombre de problèmes. L'instauration de la censure, l'im possi­ bilité pour la plupart des journaux de m aintenir hors de leur siège des correspondants devenus trop coûteux enlèvent beaucoup de leur intérêt aux feuilles quotidiennes et poussent les lecteurs à une écoute clandestine des postes étrangers. La Délégation entend apporter sa contribution à la solution de ces problèmes et propose pour cela une réorganisation des services locaux de l’OFI. Le bureau d'Alger n ’est en effet qu’un simple relais, réceptionnant les informations géné­ rales transm ises depuis la métropole. L’équipe Weygand souhaite lui donner plus d'im portance et lui accorder, sous le contrôle de la Délé­ gation, une prééminence sur toutes les agences nord-africaines56. L’homme pressenti pour mener à bien cette mission est le journaliste Paul-Louis Bret, ancien directeur de bureau londonien de l'agence H avas57. Le bureau d'Alger est désormais relié par fil direct au siège ~ central de l’OFI via Marseille. Ce réaménagement technique est suivi d'un réaménagement du contenu du service d'information. Bret pro­ pose aux différents journaux locaux, pour 10000 francs par mois, un nouveau contrat avec l’OFI portant sur un service de dix mille cinq cents à onze mille mots par jour. Ce service d’information fran­ çaise et mondiale sera produit à la rédaction centrale de l’OFI par une équipe spécialisée qui s’attachera à satisfaire les goûts et les exi­ gences spécifiques de la presse nord-africaine. L'Écho d'Alger est le prem ier journal à signer au début de novembre 1941 ce nouveau contrat, bientôt suivi par ses concurrents. Le système mis au point par Bret s'efforce donc de fournir à la presse locale une inform ation mieux adaptée à son lectorat. La Délégation générale tire de son côté 56. Archives nationales, F60-781 : Délégation générale du gouvernement en Afrique française, dossier relatif aux questions d’information et de presse. Pour replacer le cas algérien dans le contexte national, voir Philippe Amaury De l’informa­ tion et de la propagande d'État - Les deux premières expériences d'un « ministère de l'Information » en France, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, R. Pichon et R. Durand Auzias, 1969, et Antoine Lefébure, Havas - Les arcanes du pouvoir, Paris, Grasset, 1992. 57. Pierre-Louis Bret, Au feu des événements, Paris, Plon, 1959.

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avantage de cette réorganisation qui simplifie l’organigramme de la censure et affirme ses propres prérogatives en la matière. L'intérêt de l’équipe Weygand pour les questions d'inform ation se retrouve dans le soutien qu’elle apporte au projet de création d'une revue de pres­ tige, Patrie. Cette publication, envisagée par les Éditions Baconnier à Alger, doit se présenter comme une « revue illustrée de l'Empire », contribuant en priorité à établir un lien intellectuel entre la métropole et les élites coloniales. Le 22 janvier 1941, Weygand souligne l'intérêt du projet dans une lettre au maréchal Pétain. « Au moment où L'Illus­ tration n'est plus en mesure de diffuser dans le monde la pensée fran­ çaise, j’ai l’honneur de vous rendre compte qu'il va être possible de fonder à Alger un grand journal hebdom adaire illustré de l'Empire. Cette publication à laquelle j'attache une grande importance sera financée par des personnalités privées et publiée sous le contrôle de m es services de propagande », écrit-il. Le financement privé se révé­ lan t sans doute insuffisant, le principe d’une subvention mensuelle de 150 000 francs, versée de façon tripartite par les secrétariats d'État aux Colonies, aux Affaires étrangères et à l’Information, finit par être adopté. Le prem ier numéro sort durant l'été 1941. Weygand est récom pensé de son soutien actif par un long reportage abondamment illustré consacré à sa mission en Afrique française. Une photogra­ phie de la foule indigène venue saluer devant le Palais d'Hiver sa nom ination au gouvernement général figure en bonne place. L'acadé­ micien André Chaumeix, qui a rédigé le texte de l’article, se réjouit de cette nomination. Jean Giraudoux, Henry de M ontherlant et LéonPaul Fargue ont également apporté leur contribution à la nouvelle revue. En octobre, alors que Patrie en est à son quatrièm e numéro, Weygand esquisse un bilan de l’opération dans lequel pointe pour­ tan t une certaine déception. La constitution d'une rédaction presque exclusivement métropolitaine a en effet modifié le caractère initial du projet. Cette évolution a certes permis à la revue de réunir un choix de collaborateurs de tout prem ier plan ; toutefois, note Wey­ gand, «elle s'est trouvée par là même échapper dans une large m esure au contrôle que j’étais à même d’exercer à Alger sur sa rédaction ». UN POUVOIR QUI SE MET EN SCÈNE

La volonté de rallier l’opinion publique amène enfin la Révolu­ tion nationale à organiser une série de manifestations publiques dont la succession marque l’année 1941. L'une des plus m arquantes semble avoir été la tournée de Jean Borotra, long périple de trois semaines

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qui amène une délégation de cent cinquante athlètes métropolitains à travers l'Afrique du Nord. Une note préparatoire envoyée à Alger par les services de Borotra souligne les enjeux d'un événem ent qui déborde le simple domaine sportif pour revêtir une signification poli­ tique et impériale. « Le but essentiel n'est pas d’attirer a u to u r de m anifestations un public d'am ateurs de sports mais de rassem bler une masse d'associations disciplinées et ordonnées dans lesquelles s’incarne actuellem ent la volonté de redressement national de la France : Légion, scouts, écoles, associations de jeunesse e t d'étu­ diants, etc. [...] Enfin la propagande ne négligera aucun m oyen : presse, radio, cinéma, affiches, pour créer une ambiance favorable et obtenir le plus large concours des populations françaises e t indi­ gènes à des m anifestations qui doivent symboliser en même tem ps la renaissance du sport dans la Nation, le resserrem ent des liens entre la métropole et l'Afrique du N ord58. » Trente journalistes - vingtcinq m étropolitains et cinq représentants de la presse locale - suivent donc le voyage tandis que les journaux reçoivent un supplém ent de papier pour couvrir l'événement. Les résultats semblent à la m esure des ambitions. À Oran les 23 et 24 avril, à Alger du 25 au 29 avril, à Constantine et Bône le 30 avril et le 1er mai, le public est au rendez-vous. La personnalité de Borotra, l’importance de la déléga­ tion métropolitaine, la passion pour le sport des populations locales contribuent au succès des manifestations. Les champions m étropoli­ tains affrontent - et écrasent - les équipes locales dans le cadre de compétitions de basket-ball, de rugby, de tennis ou de natation. À Alger, ces rencontres s’achèvent par ce que la presse locale appelle « l'apothéose du 29 avril ». Lors d'une grande cérémonie au stade municipal, scolaires et sportifs vont prêter le serment de l’athlète : « Je promets sur l'honneur de pratiquer le sport avec désintéresse­ ment, discipline et loyauté pour devenir meilleur et mieux servir m a patrie. » La presse locale pourra souligner que c'est en Algérie que pour la première fois ce serment aura été prononcé. La propagande du régime exploite le succès de l'événement : un film est réalisé peu après, Messager du sport. Avec d'autres reportages - Burnous et ché­ chias, Fidélité de l’Empire, Un an de Révolution nationale -, il sera dif­ fusé dans toute l'Afrique du Nord grâce à des camions cinémas. À la fin du mois d’août 1941, la célébration du prem ier anniver­ saire de la Légion française des com battants prend l’allure d’une nou­ velle fête nationale qui semble appelée à supplanter le 14 juillet répu­ blicain. Les pouvoirs publics apportent leur concours aux autorités 58. CAOM, GGA, 7CAB7.

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légionnaires en favorisant le pavoisement des villes, en levant pour la durée des festivités les limitations à la circulation des véhicules et en autorisant les journaux algériens à paraître sur six pages le 1er sep­ tembre. Les cérémonies s'étalent sur trois jours suivant un canevas mis au point pour l'ensemble des départements algériens. Le 29 août, une flamme du souvenir recueillie sur la tombe du Soldat inconnu à Paris est transportée par avion à Oran et Alger et déposée dans une chapelle provisoire installée dans une des sections légionnaires du centre-ville. Le 30 août, elle est acheminée vers les villes et les villages de l’intérieur où elle arrive généralement en fin d’aprèsmidi. Dans la soirée enfin est organisée une veillée qui constitue visi­ blement l'un des temps forts de la célébration. À Oran, vingt-cinq mille légionnaires, cadets et cadettes de la Légion oiganisent ainsi une haie d'honneur pour escorter la flamme depuis la chapelle pro­ visoire à l'hôtel de vüle. Une foule nombreuse massée tout le long de la ceinture des boulevards a suivi avec une ferveur croissante, si l'on en croit L ’É cho d ’Oran, le trajet de la flamme. La journée du 31 aôût, point culminant des célébrations, commence par les services reli­ gieux célébrés en présence des autorités dans les cathédrales, églises, temples et mosquées d’Algérie. Suit une « montée triomphale » de la Flamme aux monuments aux morts, où seront lues diverses allocu­ tions et où sera radiodiffusé un message du maréchal Pétain souli­ gnant la part prise par la Légion dans l'œuvre de redressement national. Vient enfin l’heure du renouvellement du serment et des défilés légionnaires. À Alger, ce sont quinze mille anciens combat­ tants qui défilent pendant plus de cinquante minutes devant les auto­ rités civiles et militaires. Après les anciens combattants, c’est la jeunesse de la Révolution nationale qui va être mise à l'honneur à l'automne 1941. Au début du mois d’octobre, plusieurs centaines de stagiaires des Chantiers de jeu­ nesse rejoignent ainsi le camp Maréchal-Pétain installé à Hussein-Dey à proximité de l'ancien aérodrome d'Alger. Paul-Louis Ganne, édito­ rialiste maréchaliste de La Dépêche algérienne, salue leur arrivée dans un article du 9 octobre : « On les a vus passer sur toutes les routes d’Algérie. Ils venaient de Hemcen, de Djidjelli, de Tabarka, de Sbeitla, de Blida ou de la Mitidja. En shorts kakis et bérets verts, bronzés par les éléments, ils avaient pris la route en chantant. » Plusieurs person­ nalités font alors le voyage à Alger : Dunoyez de Segonzac, direc­ teur de l’école des cadres dUriage, Guillaume de Toumemire, chef du Mouvement des compagnons de France, le contre-amiral de Rivoyre, représentant de Darlan, et bien sûr le général de La Porte du Theil, commissaire national des Chantiers. Le 19 octobre 1941, La Dépêche

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algérienne propose sur sa première page un montage de photogra­ phies, agencées de façon à reconstituer les contours d'une fran­ cisque, illustrant les différentes activités oiganisées à l'occasion de ce rassemblement de jeunesse. On y voit un défilé de jeunes hommes au torse nu et diverses manifestations sportives : course, deux cents mètres haies, boxe... La veille, un spectacle réalisé dans le stade d’Alger avait attiré plus quinze mille spectateurs. La Dépêche algé­ rienne consacre un long compte rendu à l'événement : « Sur le stade éclairé par des projecteurs, deux motifs ont été dressés : au nord une architecture symbolisant la France, au sud une autre représentant l’Afrique du Nord ; au centre quatre plateaux de jeu. Là sous les vives lumières, les bengales, les torches, quinze cents jeunes gens vont évo­ luer dans une fresque vivante et colorée : "Lumières sur la France”. » Plusieurs tableaux se succèdent sur les différents plateaux. La repré­ sentation commence par l'évocation de la défaite, de l'exode et de l'arrivée des « envahisseurs ». Face à la jeunesse abattue par cette catastrophe surgissent alors les grandes figures du passé chrétien et monarchique de la France - sainte Geneviève, Jeanne d’Anc, Henri IV - et celles plus récentes des soldats de l’an IL Forts de ces exemples, les jeunes rejoignent les Chantiers « pour apprendre à être des hommes ». Rassemblement de masses, veillées nocturnes, retraites aux flambeaux et jeux de lumière : la propagande de Vichy, on le voit, a su se mettre à l’école des totalitarismes. L’ensemble de ces manifestations exalte une thématique unitaire : unité de la m étro­ pole et de l'Empire, unité de la communauté nationale autour des valeurs prônées par le chef de l’État. Les logiques de l’exclusion sont pourtant présentes au cœur même de ces cérémonies fédératives. Les allocutions prononcées lors du renouvellement de serment légion­ naire flétrissent ainsi « le marxisme antinational, le capitalisme inter­ national et le judaïsme apatride ». Le régime poursuit en effet de façon méthodique la marginalisation des populations exclues de l'appel au rassemblement. LE DURCISSEMENT DE L’ANTISÉMITISME D’ÉTAT : SURENCHÈRES ALGÉRIENNES

Les mémoires du général Weygand constituent un plaidoyer remarquablement construit, aux silences parfois éloquents. Ainsi dans l’épais volume consacré à la période de la Deuxième Guerre mon­ diale, un thème se trouve totalement occulté, celui de la persécution antisémite. Ce silence permet à Bernard Destremeau, son dernier

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biographe, de le dédouaner à bon compte de ses responsabilités59. En réalité, Weygand, qui, on l’a vu, avait souscrit au moment de l’affaire Dreyfus en faveur du monument Henry, reste imprégné d'un antisémitisme qui apparaît dans ses rapports officiels où il présente les Juifs « justem ent frappés » comme les principaux soutiens de la propagande anglo-gaulliste, dans son journal où il dénigre les banques juives « délestées de leur sale argent » ou dans sa correspon­ dance. Ainsi, dans une lettre envoyée au début du mois de juillet 1941 à un des hauts responsables du scoutisme français, il justifie la néces­ sité d'une politique antisémite en Algérie. « Si sauvage que ce soit, il faut donc lâcher du lest en la matière et reprendre aux Juifs ce qui, accordé à leurs pères, les a élevés au-dessus de la masse indi­ gène. Sinon nous perdrons l’Afrique », écrit-il60. Weygand, comme les détenteurs locaux du pouvoir vichyste, ne se considère pas comme un antisém ite de peau ou un antisémite passionnel. Se réclam ant comme Xavier VaÜat de l'antijudaïsme d'État, il va appliquer dans toute sa rigueur la législation métropolitaine et obtenir en toute bonne conscience un durcissement des conditions d'application qui lui paraît adapté au contexte local. Le nouveau statut du 2 juin 1941, œuvre de Xavier Vallat, commissaire aux Questions juives, entend préciser et compléter le texte d'octobre 1940. Constatant qu'il n'y avait pas de « critère juri­ dique de la race», Vallat s’appuie désormais sur la religion pour donner au législateur un critère « objectif » : « est regardé comme étant de race juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive61 ». Le statut de juin 1941 élargit également le champ de l'exclu­ sion professionnelle. Il rappelle l'interdiction pour les Juifs d’exercer un poste de responsabilité au sein de la fonction publique (article 3). Il annonce ensuite la lim itation de l’accès à de nombreuses profes­ sions libérales. Dans les mois qui suivent, de nombreux textes vont oiganiser, profession par profession, la mise en pratique de ce contin­ gentement. Une loi promulguée le même jour que le nouveau statut prescrit le recensement des Juifs de métropole, de Tunisie, du Maroc et d'Algérie. Ce recensement, qui doit être effectué dans les deux mois, doit fournir aux autorités des renseignements précis sur l'état 59. Bernard Destremeau, Weygand, op. cit., p. 669. « Est-il antisémite ? Assuré­ ment non. [...] Un chrétien de conviction ne peut que rejeter toute discrimination en raison de la race ou de la religion. Pendant les années d’occupation, Weygand s’est vraisemblablement trouvé en communion de pensée en la matière avec les cardinaux Saliège et Gerlier. » 60. SHAT, fonds privés, 1K130, carton 17 : lettre du 3 juillet 1941 au général Laffond. 61. Journal officiel de l’État français, 14 juin 1941, p. 2475.

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civil, le niveau d'instruction, l'activité professionnelle, les biens immo­ biliers et mobiliers des populations juives. Ces renseignements prépa­ rent le processus d'« aryanisation économique » annoncé par la loi du 21 juillet 1941 dont le but est d’élim iner «tout influence juive de l'économie nationale ». Il s’agit, comme le note l'historien Michel Abitbol, de « confisquer légalement les biens juifs » en plaçant à leur tête des adm inistrateurs provisoires chargés d'organiser leur liquida­ tio n 62. Afin de suivre de près l'ensemble des questions soulevées p ar cette abondante législation, un arrêté du 14 août 1941 signé p ar le général Weygand crée auprès du gouvernement général un « service spécial pour le règlement de la question juive ». Destiné à servir de correspondant au com missariat aux Questions juives, ce service est chargé de veiller à l'application du statut des Juifs « suivant les direc­ tives du gouvernement et en fonction des problèmes nés d'une situa­ tion ethnique, politique et économique propre à l'Algérie ». L'Algérie est le seul des trois pays nord-africains à céder ainsi aux injonc­ tions de Xavier Vallat et à se doter d'une telle organisation. À la fin de 1941, une direction régionale de l'aryanisation économique chaigée de l’application de la loi du 21 juillet 1941 est également créée à Alger. C'est un proche de Xavier Vallat, Roger Franceschi, ancien directeur des services économiques du commissariat aux Questions juives, qui est placé à sa tête. Le gouvernement général s’accommode de cette nouvelle structure à la condition qu'elle s’intégre à la hiérar­ chie traditionnelle de l'adm inistration locale et que soit écartée l’idée d’un rattachem ent direct aux services métropolitains correspondants. L’Algérie ne s’est pas toujours contentée en m atière d'antisém i­ tism e de suivre les impulsions métropolitaines. L'action conjuguée des extrémistes locaux et des autorités coloniales l’amène en effet à se distinguer dans le domaine de l'exclusion scolaire. Au congrès national de l'UNEF, réuni le 18 avril 1941 à Tain-lUerm itage, François Gillot, président de l'AGEA, étudiant en médecine connu pour ses convictions royalistes et antisém ites, dépose une motion pré­ conisant l’instauration d’extrême uigence d’un numerus clausus de 2,5 % pour l’admission des étudiants juifs et l’application imm édiate de cette mesure avant les examens de la fin de l’année universitaire 1940-194163. L'UNEF soutient cette motion, tandis qu'à Alger la sec­ tion universitaire de la Légion française des com battants prend posi­ tion pour un numerus clausus de 2 %. Le 15 mai 1941, Weygand juge 62. Michel Abitbol, Les Juifs d'Afrique du Nord sous Vichy, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983. 63. L'Écho d'Alger, 7 avril 1941.

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nécessaire d'écrire au chef de l'État pour souligner, en s'appuyant sur des impératifs d’ordre public, l'urgence de la question. 11 présente le numerus clausus universitaire comme une conséquence de la ferme­ ture aux Juifs de nombreuses professions libérales. Il lui paraît dès lors illogique de laisser « les jeunes Israélites s’engager dans des voies sans issues64 ». Cet argument n'est pas sans effet sur les autorités cen­ trales. Il est repris par le cabinet de l'amiral Darlan dans un cour­ rier du 26 mai envoyé au commissariat général aux Questions juives. Jérôme Carcopino se rallie lui aussi à ce point de vue et fait rédiger par ses services un projet de loi qui limite à 3 % des effectifs totaux le nombre des étudiants juifs autorisés à s'inscrire dans l'enseigne­ ment supérieur65. Dans chaque université, une commission est insti­ tuée pour désigner les étudiants juifs pouvant être admis dans le numerus clausus. L'AGEA n’est pas pour autant satisfaite. Le quota de 3 % lui semble trop élevé ; la possibilité pour les étudiants privés d'inscription de bénéficier d'une immatriculation leur donnant le statut d’auditeurs libres n'est pas plus acceptée. Le docteur Lucien Costa, m ilitant d’Action française chargé de cours à la faculté de médecine d'Alger, prédit même dans une lettre au commissariat aux Questions juives des risques d'« incidents sanglants » si le gouverne­ ment ne revoit pas son texte. Charles Ettori, nouveau secrétaire général au gouvernement général, confirme. Satisfaction leur est donnée par un décret du 5 novembre 1941 cosigné par Pierre Pucheu et Jérôme Carcopino qui soumet les immatriculations au même régime que les inscriptions. Ce décret, valable pour la seule Algérie, révèle une spécificité locale que l’on retrouve avec l'introduction du numerus clausus au niveau de l'enseignement primaire et secondaire. Le processus de décision en la matière prend un tour tout à fait inhabituel puisque les autorités locales anticipent sur les autorités centrales. C'est Georges Hardy, recteur de l’académie d’Alger, qui est à l'origine dès le mois de juin 1941 d'une proposition visant à limiter à une sur sept les places réservées dans les cours primaires, primaires supérieurs et secon­ daires aux élèves juifs. Le 3 juillet 1941, l'amiral Abrial donne son accord. L’équipe Weygand qui hérite du projet achève de le mettre en forme à l’occasion du voyage de Xavier Vallat à la fin du mois d’août 1941. Convoqué par le gouverneur adjoint Yves Châtel, le

64. Lettre citée en annexe de la thèse d’Yves-Claude Aouate, Les Juifs d ’Algérie pendant La Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit. 65. Voir Claude Singer, Vichy, l'université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 123-124.

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grand rabbin d'Algérie Maurice Eisenbeth est mis au courant le 3 sep­ tem bre 1941 de l'instauration du numerus clausus. Dans une lettre du 21 septembre, il proteste contre cette mesure et met en avant des objections de principe « tenant notamment d'une part à la loi orga­ nique sur l'enseignement prim aire gratuit et obligatoire et d'autre part au désir de nos coreligionnaires de ne pas se particulariser». Le grand rabbin souligne également les difficultés matérielles considé­ rables que poserait la mise en place d'un système d’enseignement privé. Cela lui vaut le 30 septembre 1941 une réponse sèche du général Weygand dont la seule concession est l’octroi d'un sursis jusqu'à la fin de l'année 1941. « À dater du 1er janvier 1942, le pour­ centage de 14 % vaudra pour tous les élèves juifs et l'élim ination des enfants en surnom bre sera prononcée immédiatement. Je ne puis donc que vous engager vivement à mettre ce délai à profit pour créer les écoles qui seront nécessaires pour recevoir les enfants qui se trou­ veraient en excédent sur le numerus clausus ci-dessus indiqué », écrit le nouveau gouverneur général de l'Algérie66. Dès le mois d’octobre, les autorités rectorales étudient les conditions pratiques de mise en œuvre de l'exclusion. Afin d'aggraver encore les effets du numerus clausus, le calcul sera fait classe par classe et non au niveau global et les fractions ne seront pas prises en com pte67. Ce mode de calcul explique que, dans les faits, la proportion des écoliers et des lycéens juifs tombe dès le début de 1942 à 5,1 % de l'effectif global. À la rentrée 1942, alors que le numerus clausus a été abaissé de 14 % à 7 % par les autorités algériennes, l'application des mêmes règles de calcul ram ènera à 2,6 % de l’effectif total la part des élèves juifs. Ainsi lorsque le 19 octobre 1942 une loi vient officialiser le numerus clausus et fixe à 7 % le nombre des élèves juifs dans l’enseignement public algérien, la grande majorité de ceux-ci a déjà pratiquem ent été exclue par décision administrative.

66. Maurice Eisembeth, Pages vécues 1940-1943, Alger, Charras, 1945, p. 30. 67. « Je précise que le pourcentage des élèves juifs à admettre dans chaque classe ne peut excéder 14 % : toute faction au-dessus de la dernière unité doit donc tomber. Exemple : classe de 35 élèves, pourcentage 14 % = 4,90. Nombre maximum d'élèves à admettre : 4 », explique le vice-recteur dans une note de service. Voir Claude Singer, Vicky, Vuniversité et les Juifs, op. cit., p. 128.

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La fin de 1ère Weygand Du 6 au 9 novembre 1941 sont célébrées à Alger les fêtes du cen­ tenaire de la création des tirailleurs algériens et des spahis. Reçu à cette occasion au Palais dH iver avec d'autres personnalités, le jour­ naliste parisien Alfred Fabre-Luce décèle une certaine lassitude chez le gouverneur général. « Pendant la revue, Weygand s'est tenu droit et svelte comme un cavalier de vingt ans. M aintenant de retour dans son palais arabe où les premiers nuages de l'automne attristent un décor léger de faïences, il n'est plus qu'un vieillard fragile, frileuse­ ment enveloppé de châles. Au milieu du salon, une grande carte de l'Afrique du Nord, violemment éclairée, est dressée sur un chevalet. Il s'y adosse comme s'il voulait s'y chauffer», note-t-il68. La situation algérienne est en effet préoccupante. À l'approche d'un hiver dont on redoute les rigueurs, les tensions qu’avait apaisées un temps la bonne récolte de 1941 réapparaissent. « Rien n'est facile en ce moment, ni se loger, ni se vêtir, ni manger, ni même pour certains tout simplement vivre», a reconnu Weygand dans un discours au micro de RadioAlger le 29 octobre. Refusant d'y voir une excuse aux manifesta­ tions d'insolence qui lui ont été rapportées, il a adressé par la même occasion une sévère mise en garde aux populations musulmanes : « Bonté ne signifie pas faiblesse. » Les menaces de rappel pesant sur le délégué général inquiètent également ses partisans. La venue à Alger du général Huntziger à l'occasion de la fête des tirailleurs appa­ raît à certains comme la première étape d’une passation de pou­ voirs. La mort accidentelle d'Huntziger lors de son retour en métro­ pole n'évite pas la disgrâce de Weygand dont la mise à la retraite est rendue publique le 20 novembre. Ce rappel apparaît comme le dénouement de la rivalité qui oppose depuis plusieurs mois Weygand et Darlan. LES ORIGINES D’UN RAPPEL

Jusqu’à la défaite, les deux hommes n'avaient guère eu l’occasion de se connaître. Durant l’été 1940, lors du passage de Weygand à la tête du ministère de la Défense nationale, Darlan a rapidement trouvé que le général avait décidément « un caractère excessif » et s'est irrité de ses velléités de contrôle sur la marine. L'amiral de la Flotte s'est 68. Alfred Fabre-Luce, Journal de France, 1942, p. 425.

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donc réjoui dans un premier temps de la nomination de Weygand en Afrique. Devenu vice-président du Conseil et dauphin du Maréchal en février 1941, il s'inquiète pourtant de ne pas disposer de moyens de contrôle sur la Délégation générale qui dépend directement du chef de l’État. En janvier 1941, saisi d'une instruction rédigée par le délégué général ahn de préciser ses attributions, Darlan s’était déjà efforcé d'obtenir une redéfinition plus restrictive des pouvoirs de Weygand. Estimant que « la plupart des grandes questions intéres­ sant l'Afrique française [...] ne peuvent être utilement traitées qu'à l'échelon du gouvernement », il avait tenté sans succès de vider la Délégation générale de sa substance69. L'affrontement entre les deux hommes se poursuit ensuite de façon indirecte, Darlan soutenant, nous l'avons vu, Abrial dans le conflit qui l’oppose à Weygand. L'affaire des Protocoles de Paris achève d'envenimer leurs relations. En mai 1941, Darlan a cru trouver dans l'évolution du conflit mondial - affrontement anglo-allemand en Irak, difficultés de l'Afrika Korps en Libye - l'occasion de nouer avec l'occupant la «grande négociation» attendue depuis son arrivée au pouvoir. Reçu par Hitler, l’amiral de la Flotte s'engage résolument dans la voie de la col­ laboration militaire en signant le 28 mai 1941 les fameux Protocoles de Paris. Le premier de ces accords officialise l’autorisation donnée aux forces allemandes d’utiliser les aérodromes français du Levant. Le deuxième concerne l'Afrique du Nord. Il prévoit la livraison de camions, d’artillerie et de munitions pris sur les réserves stockées en Afrique du Nord et permet l'utilisation du port de Bizerte comme port de déchargement, puis de la ligne de chemin de fer de Bizerte à Gabès pour le ravitaillement de l'armée de Rommel. Le troisième protocole prévoit d'ouvrir Dakar aux sous-marins, aux navires de guerre ou de commerce allemands et à la Luftwaffe. Un protocole additionnel précise par ailleurs que, ces mesures étant susceptibles de conduire à un conflit armé avec l'Angleterre et les États-Unis, l’exé­ cution des accords ne pourra intervenir qu'après renforcement du potentiel militaire de l'Afrique française et l'obtention de concessions politiques et économiques susceptibles d'apaiser l'opinion publique française. Weygand s’inquiète rapidement de ces textes qui viennent contredire sa doctrine de la défense contre quiconque et rendre visible une collaboration dont il s'était jusque-là efforcé de minimiser les réalités auprès des troupes et des populations coloniales. Dans une note qu’il envoyait dès le 18 mai au gouvernement, il rappelait que la stabilité du domaine africain et la lutte contre l’extension de la 69. SHAT, fonds privés, 1K130, carton 17.

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dissidence lui paraissaient incompatibles avec une collaboration mili­ taire ouverte sur le sol de l'E m pire70. D ne cache pas sa crainte de voir se développer une crise morale analogue à celle ayant suivi l'arm istice qui viendrait ruiner l'œuvre de reprise en main effectuée pour le compte de Vichy depuis plusieurs mois. Convoqué à Vichy le 5 juin 1941, il expose sans ménagement son point de vue en conseil des ministres. Il suggère alors de se servir du protocole additionnel comme échappatoire : en subordonnant l'application des accords à l’obtention de concessions inacceptables pour l’occupant, le pro­ cessus pourrait être stoppé. De façon assez surprenante, Darlan se rallie assez facilement à cette proposition. Continue-t-il à espérer une relance des négociations comme le croit l'historien Robert Paxton qui estim e que le but de l’am iral reste de faire m onter les enchères ? Ce pragm atique s'est-il au contraire rendu compte que les Protocoles de Paris constituaient un marché de dupes et a-t-il laissé Weygand, rival potentiel, m onter en première ligne ? C'est ce que suggèrent ses bio­ graphes Hervé Coutau-Bégarie et Claude H uan71. Le conseil du 6 juin se term ine en tout cas sur une victoire apparente de Weygand qui obtient que soit réaffirmée sa mission défense de l'Afrique contre qui­ conque. L'échec des Protocoles ne signifie pas pour autant la fin de la collaboration franco-allemande. Weygand en convient lui-même lors d’un nouveau conseil des ministres du 11 juillet 1941. «Il n'est pas question de rompre avec l'Allemagne. Aussi bien la continuation des négociations commencées est-elle indispensable à notre renforce­ m ent militaire. Mais m aintenir très haut nos exigences politiques et tenir bon. Nous ne sommes pas pressés », précise-t-il dans un texte approuvé par le gouvernement. Opposé aux formes trop visibles de collaboration militaire, le délégué général tolère en effet les formes plus discrètes négociées par le canal traditionnel des commissions 70. Maxime Weygand, Rappelé au service, Paris, Flammarion, 1949, p. 423. Sur l'affaire des protocoles, voir notamment Jean-Baptiste Duroselle, L’Abîme, 1939-1940, Paris, Imprimerie nationale, 1986, p. 364-371. 71. Robert Paxton, La France ae Vichy, Paris, Seuil, 1973, p. 173 et suiv. ; Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, Darlan, Paris, Fayard, 1989, p. 419 et suiv. ; Eber­ hard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard, 1968, apporte également des éclairages précieux sur l’affaire. S’appuyant sur les archives allemandes, Jäckel montre que les Protocoles ont été voulus par Abetz, Benoist-Mechin et Darlan, et par une partie du haut commandement militaire allemand. Toutefois, dès le 1er juin, Abetz, venu rendre compte des résultats obtenus, est reçu froidement par Ribbentrop. Le ministre des Affaires étrangères du Reich souligne les risques de conflit francoanglais et de sécession africaine qui peuvent découler de l’application de ces textes. Or, préoccupés par la préparation de l’offensive à l’est, Hitler et Ribbentrop ne veu­ lent pas à cette date d’une déstabilisation du théâtre méditerranéen. L’intervention de Weygand a donc eu d’autant plus de portée qu’il n’existait pas de volonté politique forte du côté allemand.

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d’armistice. Plusieurs contrats de livraisons de matières prem ières nord-africaines ont été ainsi signés depuis l'autom ne 1940 et une m is­ sion d'achat de la W ehrmacht s'est installée en mai 1941 à Alger72.37.. Le dénouement de l'affaire des Protocoles de Paris aurait pu rap­ procher Darlan et Weygand puisqu’après s etre affrontés ils étaient parvenus à une position commune. En réalité, irrité par le retour en force de Weygand sur la scène vichyste, Darlan se m ontre de plus en plus jaloux de l’influence acquise par celui-ci auprès du Maréchal. Il obtient à la fin du mois de juillet le rattachem ent de la Délégation à la vice-présidence du Conseil afin d'affirm er son autorité sur son riv al7Î. À Vichy, l’am iral n'est d'ailleurs pas le seul adversaire de Wey­ gand. Benoist-Mechin, secrétaire d'État aux Relations franco-alle­ mandes, partisan déterm iné de la collaboration, reproche au général son manque de cohérence. « Non content de pratiquer avec ostenta­ tion une politique à tout prendre assez pusillanime, il laissait ses col­ laborateurs livrer aux délégations italo-allemandes une guerre à coups d'épingles d'autant plus dangereuse qu'elle ne renforçait en rien la position de la France tout en provoquant l'irritation des états-m ajors de l'Axe », écrit-il dans des souvenirs rédigés en 194474. Les relations 72. Sur ces questions, se reporter à la série de documents publics de 1947 à 1959 par l’Imprimerie nationale sous le titre La Délégation française auprès de la commission allemande d ’armistice, 5 vol. Aucune publication ne reflète mieux la réa­ lité des rapports entre occupants et occupés. Un index thématique permet à la fin de chaque volume de repérer les documents concernant l'Afrique du Nord. Voir également le bilan dressé par Christine Lévisse-Touzé dans L'Afrique du Nord : recours ou secours ? Septembre 1939-juin 1943, op. cit., p. 326 et suiv. Ce sont plus de 900 000 tonnes de phosphates, 350 000 tonnes de fer, 25 tonnes de molyb­ dène, 93 tonnes d’antimoine et 300 tonnes de cobalt qui seront livrées aux forces de l'Axe et qui transiteront par les ports d’Alger, Beni-Saf, Nemours ou Bizerte. Par ail­ leurs, avant même les négociations de Paris, la question du ravitaillement de (’Afrika Korps a été évoquée à Wiesbaden. Le 25 avril 1941, le général Vogl, président de la commission d’armistice allemande, informe son homologue français le général Doyen que « le commandement suprême de l’Armée désirerait acheter quelques centaines de véhicules automobiles qui sont en ce moment stockés en Tunisie et en Algérie ». Après accord du gouvernement français, une mission d’achat commandée par le major Dankworth s'installe à Alger; ses effectifs passent de 12 à 41 personnes entre mai et août 1941... Le 18 mai, un contrat est signé à Alger par le colonel Gross, chef de la Direction des services de l'armistice en Afrique du Nord, et le major Dankworth. Il prévoit l’achat de 1 100 camions, 50 autocars, 250 à 300 voitures de liaison, 100 camions-ateliers. En sa qualité de commandant en chef, Weygand est associé à l’exécution de cet accord puisque c'est le quatrième bureau de son état-major qui est chargé de désigner les matériels cédés à l’Allemagne à partir des listes que lui font parvenir les différentes unités et les organismes détenteurs. Une commission de ces­ sion dépendant de la Délégation des services de l'armistice à Alger se charge ensuite de remettre en état les véhicules et d'organiser leur acheminement vers la frontière libyenne. 73. Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, Lettres et notes de l'amiral Darlan, Paris, Economica, 1992, p. 399 ; SHAT, fonds privés, 1K130, carton 15. 74. Jacques Benoist-Méchin, Souvenirs, tome 1 : Delà défaite au désastre, Paris,

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entre Weygand et Pucheu, son m inistre de tutelle à qui il reproche d’appartenir à « l'équipe Worms », se sont rapidement dégradées. La confrontation de sources françaises - papiers Weygand, notes de l’am iral Darlan, témoignage de Benoist-Mechin... -, des documents de Wiesbaden et des archives diplomatiques allemandes étudiées par Eberhard Jäckel ou Jean-Baptiste Duroselle permet de reconstituer le processus qui mène dès lors à la destitution de Weygand. U semble bien que l'on soit ici en présence, comme l'a affirmé ironiquement Eberhard Jäckel, d'un exemple d'authentique collaboration francoallemande. Il ne fait pas de doute que les autorités allemandes nour­ rissent une méfiance grandissante à l'égard du délégué général en Afrique française. Alarmées par les relations nouées entre la Déléga­ tion et les États-Unis à l'occasion des accords Murphy-Weygand, elles s'irritent également de certains propos germanophobes prêtés au général ou à son entourage. Darlan, qui dès le mois d’août 1941 a évoqué de sa propre initiative le « cas Weygand » devant l'ambassa­ deur Abetz, ne va pas hésiter à user de la carte allemande dans la rivalité qui l'oppose au délégué général75. Dans une note du 8 novembre 1941 sur « l'incidence du maintien en Afrique française du général Weygand sur les relations franco-allemandes », il énumère ainsi la liste des dignitaires du Reich ayant manifesté leur hostilité à l'égard du délégué général. Convoqué une nouvelle fois à Vichy, celui-ci se voit notifier sa disgrâce le 18 novem bre76. Weygand se soumet. Il se voit interdire de rentrer en Algérie pour y faire ses adieux. Vichy et les Allemands ont-il pu croire que le délégué général représentait un véritable risque de dissidence? Cela témoignerait d’une incompréhension totale de son action. Travaillant sans relâche à arrim er le bloc africain à la métropole, Weygand est resté tout au long de sa mission d'un loyalisme sans faille à l'égard du régime. S'il s'est permis parfois de faire part au gouvernement de ses humeurs, il n'a jam ais cessé de prôner à ses subordonnés les vertus de la disci­ pline. Quelques jours avant d'aller com battre en conseil des ministres

Julliard, 1989, p. 290. Il ajoute que le général était « une inintelligence impatiente qui se prenait pour une intelligence rapide ». 75. Eberhard Jäckel, La France dans l'Europe de Hitler, op. cit., p. 294. 76. Pétain et Darlan justifient leur décision en invoquant une note faisant état d’un ultimatum du général von Stüpnagel, commandant des troupes d'occupation en France. « Ce procédé n'était pas très élégant car ce document avait été rédigé pour l'amiral à simple titre d’information sur l'état d'esprit des autorités militaires alle­ m andes», précisera dans ses mémoires Benoist-Méchin, auteur de la note en question. Jacques Benoist-Méchin, Souvenirs, tome 1 : De la défaite au désastre, op. cit., p. 303.

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les Protocoles de Paris, il organisait à Alger une réunion des princi­ paux responsables adm inistratifs, m ilitaires et légionnaires p o u r jus­ tifier les nouvelles orientations de la politique gouvernem entale. « Dans l’intérêt supérieur de notre pays dont il a la responsabilité devant l’Histoire, sachant ce que nous pouvons ignorer, le M aréchal a décidé. Notre devoir est de le suivre. C’est ce devoir que je vous demande de bien préciser à ceux que vous avez à diriger, à conduire ou à commander puisque tous ici vous avez charge d'âm es », décla­ rait-il à cette occasion11. LA PART DE L'OPINION PUBLIQUE

Le tableau de la période ne serait pas complet sans une évocation des réactions de l'opinion publique. La tâche ne va pas sans diffi­ cultés. Suivre les mouvements de l’opinion sous un régime autori­ taire amène l'historien à m ettre ses pas dans ceux d’un pouvoir d’autant plus curieux de connaître le secret des consciences qu'il interdit à celles-ci de s’épancher au grand jour. Les sources ne m an­ quent pas mais la perspective est dès lors souvent faussée7 78. 7 H istorien de l'opinion des années noires, Pierre Laborie a pu ainsi souligner les mécanismes d'influence - poids de la rhétorique adm inistrative, carriérism e, perméabilité au discours dom inant - qui com pliquent le décryptage des sources officielles. U a aussi mis en évidence les phé­ nomènes d’inertie, de déformation et d'anticipation qui jouent su r les représentations collectives et interdisent en la matière les vérités d’évidence79. Ces difficultés méthodologiques rappelées, quelques grandes lignes peuvent être dégagées. Les remous suscités p ar la défaite, nous l'avons vu plus haut, se sont apaisés à l’autom ne 1940. Les analyses consacrées à l'état de l’opinion semblent ensuite occuper une place plus réduite dans les rapports produits par les différents services adm inistratifs ou militaires. Cette évolution s’explique peutêtre par le sentim ent d’un retour à la normale qui écarte le risque

77. SHAT, fonds privés, 1K30, carton 17. 78. Au réseau des différents services policiers s’efforçant de débusquer les opi­ nions réfractaires, s’ajoute celui des centres d’information et d’études créés en 1935 pour suivre l’opinion musulmane (cf. avant-propos, note 3). À ce maillage, il faut ajouter une institution née de la guerre : le Service du contrôle technique. Le SCT procède chaque mois à des milliers d'interceptions postales, télégraphiques ou télé­ phoniques afin de reconstituer l’état de l’opinion à partir d’une laige base statistique. On reste toutefois déçu par le décalage entre la masse documentaire brassée par le SCT et la sécheresse des rapports de synthèse produits. 79. Pierre Laborie, L'Opinion publique sous Vichy, Paris, Seuil, 1990 ; voir aussi Antoine Lefebure, Les Conversations secrètes des Français sous l'Occupation, Paris, Plon, 1993, qui a dépouillé les archives des SCT.

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d'agitations graves. Sans doute peut-on supposer qu’après une période d e troubles où l'état de l'opinion se m anifestait par toute une série d e comportements observables - rassemblements, colportage de rum eurs, débats publics - les réflexes de repli sur soi, d'attentism e ou d'inertie rendent les mouvements de l'opinion plus difficiles à ana­ lyser. La réapparition du thème du prim at des préoccupations maté­ rielles, cliché bien connu de ce genre de rapport, reflète sans doute la difficulté des observateurs de l'époque à percer l'opacité qui entoure ces phénomènes. Archives et témoignages semblent s'accorder au moins sur un point : la fin de 1940 et les débuts de 1941 voient l'épanouissement en Algérie de ce que Gabriel Esquer appellera la « mystique Pétain ». Les signes extérieurs de cette ferveur popu­ laire à l'égard du chef de l’État ne manquent pas. Les couronnes de louanges tressées par la presse reflètent évidemment plus les orienta­ tions de la propagande que celles de l'opinion. Les multiples motions d e confiance au Maréchal votées par de nombreux conseils munici­ paux, associations syndicales ou professionnelles semblent relever par contre de l'initiative privée80. L'immense effort de propagande offi­ cielle réalisé autour de la personne du chef de l'État trouve visible­ m ent un écho im portant auprès de l’opinion : pour la seule ville d'Alger, soixante-trois mille portraits de format 21 x 30 ont été vendus dans les premiers mois de la Révolution nationale. À Oran, Mostaganem et Sidi-Bel-Abbès, les portraits de Pétain sont affichés jusque dans l’entrée des églises en signe visible du ralliem ent des autorités religieuses. Le succès de la Légion naissante est également le signe de l’adhésion d'une fraction im portante de la population au nou­ veau régime. En août 1941, la participation populaire au prem ier anniversaire de cette institution qui impressionne fortement le viceconsul am éricain Rigdway Knigth à Oran témoigne d'une ferveur m aintenue à une date où la métropole enregistre les premiers décro­ chages im portants de l'opinion81. Volonté de retrouver une unité nationale perdue, absence apparente d’alternative au nouveau régime, incapacité à anticiper les événements, les mécanismes du ralliement ne sont pas différents en Algérie et en métropole. Certains traits spé­ cifiques à la mentalité locale ont pu contribuer au mouvement. Mario Faivre évoque ainsi l’attrait du slogan «Travail, Famille, Patrie» : «Ces trois mots signifiaient pour eux Paix, Sécurité, Autorité, 80. Une partie de ces textes ont été archivés par les services du gouvernement général (CAOM, GGA, 5CAB5 : attachements à Pétain). 81. CAOM, GGA, 5CAB77 : le rapport du préfet d’Oran du 12 septembre 1941 fait allusion à une lettre du vice-consul faisant part de sa stupéfaction face à l'essor de la Légion.

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c’est-à-dire l'idéal de presque tous les Européens d'Algérie. Ce m aréchalisme extasié qui confinait au grotesque était avant tout l'expres­ sion de leur soumission à un paternalisme autoritaire et protec­ te u r82. » Pour autant, il semble opportun de rappeler la distinction établie par les historiens entre le maréchalisme, attachem ent à la per­ sonne du chef de l’État, et le pétainisme, adhésion consciente à l'idéo­ logie de la Révolution nationale83.48 Si l'existence d'une tradition d'extrême droite et d'un courant antisém ite explique la présence en Algérie de groupes d'authentiques pétainistes - la deuxième p artie de notre étude s'efforcera de clarifier les différents niveaux d'engage­ ment -, beaucoup d’attitudes relèvent plutôt du m aréchalism e de base. Le régime, il est vrai, se présente sous une image sensiblem ent différente en Algérie et en métropole. Ce sont le maréchal Pétain et le général Weygand qui en sont ici les figures tutélaires. L'association de ces deux chefs militaires prestigieux en appelle au patriotism e expansif de la com munauté européenne d’Algérie et refoule long­ temps dans l’ombre les personnalités impopulaires de Laval et D arlan, contribuant à occulter les réalités de la collaboration. Au fil des mois apparaît d'ailleurs un clivage entre l’attachem ent au Maréchal, qui ne faiblit pas, et les réticences vis-à-vis de la politique de collaboration qui s’affirment. Cette distorsion est un des thèmes récurrents des rap­ ports de synthèse sur l'état de l’opinion envoyés à Vichy par l'am iral Abrial au printem ps 1941 M. Le 8 mars 1941, Abrial note ainsi le déve­ loppement d’un sentim ent anglophile au sein de la population euro­ péenne mais précise qu’« à de très faibles exceptions près, la popula­ rité et le prestige du maréchal Pétain vont grandissant, car il est apparu clairement que son action limitée par les circonstances ne s’inspirait que de l'intérêt supérieur du pays». En mai 1941, il constate que les succès allemands ne sont pas accueillis favorable­ ment et qu’« on recommence à s’inquiéter avec pessimisme du sort du Maroc et de la Tunisie et à discuter rétrospectivement sur le bienfondé de l’arm istice en Afrique du N ord». Selon le gouverneur général, on ne compte qu'« un nombre assez restreint de partisans de la collaboration, sauf peut-être dans certains milieux intéressés à la reprise des affaires ». L'ambiguïté de cette situation n’échappe pas au com mandant de Beaufort, auteur d'un rapport destiné à l’étatmajor de l'armée de Terre rédigé en mai 1941. Ü note la popularité du général Weygand en Afrique du Nord mais constate que celle-ci est 82. Mario Faivre, Le Chemin du Palais d'Été, Paris, Regirex France, 1982. 83. Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy, op. cit., p. 232 et suiv. 84. Archives nationales, Haute Cour de justice, 3 W 44 : procès Abrial.

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d u e en partie à des intentions qu'on lui prête et qu'il n'a pas. « La h ain e de l'Allemand ou plutôt la certitude de sa mauvaise foi qui rend im possible toute entente honorable avec eux sont tels que le Maré­ chal, le général Weygand ou le général Bergeret peuvent dire n'im porte quoi, l'interprétation est toujours la même. On trouve tou­ jo u rs le mot ou la phrase qui perm ettent de dire : "Il ne peut pas le d ire clairement, mais au fond..."85.68» Sans avoir bien sûr valeur de sondage, un rapport de quinzaine sur les lettres dépouillées par le contrôle postal dans le départem ent d'Oran dans la première moitié d e m ars 1941 confirme ce phénomène : sont dénombrées sept lettres à tonalité anglophobe contre dix-sept lettres anglophiles et cinq lettres germ anophobes contre deux lettres favorables à la collaboration M. La France Libre semble disposer elle aussi désormais d'un petit nombre de sympathisants. Cette sympathie recouvre sans doute des posi­ tions très diverses. Elle peut s'accommoder d'un certain maréchalism e, comme le montre un rapport du commissaire de police du troi­ sièm e arrondissem ent d'Oran qui signale en mars 1941 : « tous les papillons apposés par la Légion française des com battants rédigés contre de Gaulle ont été lacérés ou crayonnés et en même temps ceux placés à côté et ayant trait au maréchal Pétain n'ont pas été pro­ fanés ». Elle s'accompagne ailleurs de positions plus radicales comme à Perrégaux, ville ouvrière où au début du mois d'août 1941 on découvre des inscriptions murales proclam ant : «Staline vaincra. Vive de Gaulle. » Dans l'Algérie de Vichy marquée par la puissance de la Légion et fermement tenue en main par les autorités coloniales, les signes de soutien à la France Libre et à son allié britannique restent forcém ent discrets. Ils ne sont toutefois pas absents. La campagne des « V » lancés par la BBC le 22 m ars 1941 afin de tester son pouvoir de m obilisation n'a pas eu en Algérie le même succès qu'en métropole où l’on assiste à une véritable floraison murale. Quelques rapports de police signalent toutefois que le fameux « V » de la victoire a fait son apparition sur les m urs de la poste centrale d’Oran comme dans certains quartiers d'Alger. Par ailleurs, l’am iral Abrial juge néces­ saire au début du mois de juin 1941 de signaler aux préfets des trois départem ents l’interdiction du port de la croix de Lorraine. Quelques semaines plus tard, le proviseur du lycée d'Oran signale que plusieurs élèves de son établissem ent arborent l'insigne interdit. Une enquête est faite pour en déterm iner l'origine. Les fameuses croix de Lor­ raine s’avèrent appartenir à une collection d’insignes variés fabriqués 85.SHAT, 1P15. 86. SHAT, 1P36.

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depuis plusieurs années par une entreprise d'Espéraza dans l'Aude. Le représentant local de cet établissem ent, interrogé par la police, doit com muniquer la liste des commerces ayant acheté cet insigne87. Par ailleurs, l’opinion musulmane suit son propre chem inem ent À l'autom ne 1940, l'attente d'un signe du nouveau régime prédo­ mine. Un rapport CIE rédigé au début du mois de septem bre note que beaucoup d'Algériens musulmans «continuent de s'étonner cependant qu’aucune déclaration officielle n'ait encore fait m ention ni de leur attitude patriotique pendant la guerre ni des projets du gou­ vernement à leur su jet88 ». Sensibles à l'image du chef de l’É tat, chef m ilitaire chargé d’années et de gloire, certains espèrent que le nou­ veau régime leur sera plus favorable que la République défunte. Cette attitude est notam m ent incarnée par le cheikh El Okbi, figure im por­ tante du réformisme musulman, qui écrit au début du mois d'août 1940 dans son journal El Islah : « Notre espoir se réveille d'obtenir enfin ce que nous réclamons depuis si longtemps et qui n'est autre que la pleine égalité avec les autres habitants de ce pays89. » Préco­ nisant une politique des égards et du contact susceptible de répondre à cette attente, l’officier CIE de la préfecture d'Alger, le capitaine Schoen, semble rassuré sur la situation de l’opinion m usulm ane à la fin du mois de novembre 1940. « Après la période angoissante de l'été dernier au cours de laquelle le principe même de notre dom ination en Algérie avait pu aux yeux de certains paraître remis en question, le calme est aujourd'hui revenu dans les esprits», écrit-il90. Les pre­ miers décrochages entre l'opinion et le régime semblent toutefois plus précoces chez les Musulmans que chez les Européens. Dès l'hiver 1940-1941, la déception succède en effet à l'attente. L’ensemble des rapports soulignent ainsi l'indifférence ou l'hostilité entourant les nom inations au sein des assemblées locales de personnalités jugées peu représentatives des aspirations du peuple algérien. Seules les nom inations au Conseil national reçoivent un accueil plus favorable. La place réservée aux Musulmans au sein de la Légion française des com battants mécontente également nombre d'anciens com battants. En janvier 1941, l'officier des affaires musulmanes de la place d’Orléansville rapporte les propos tenus par « un indigène patriote abondamment décoré, citoyen français : "Quels que soient nos ser­ vices militaires, notre conduite civile et notre am our pour la France, 87. CAOM, préfecture d'Oran, 424. 88. CAOM, GGA, 11 H 58 : bulletin mensuel de renseignement, CIE, Alger, août 1940. 89. Idem. 90. Idem, novembre 1940.

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nous sommes toujours des ‘"ratons"'91 ». Mouloud Mammeri a admi­ rablem ent décrit dans son rom an Lu Colline oubliée le désarroi suscité p a r la guerre dans un petit village de la montagne kabyle, symbole d e l'Algérie profonde. L'incompréhension face au cours d'événe­ m ents lointains, l'inquiétude sur le sort des prisonniers de guerre et la détresse matérielle constituent la toile de fond du récit. « Dans un m onde où le sort changeant des arm es rem ettait tout en question et q u e la secousse universelle avait très profondément ébranlé, chacun cherchait la voie qui m ènerait à un nouveau salut : il y avait ceux que hantait vaguement le souvenir de l'ancienne grandeur de l'Islam et q u i rêvaient d'y revenir en employant des moyens nouveaux, ceux qui, ayant travaillé à l'usine avec les ouvriers français, pensaient à l'union par-delà les frontières de tous les prolétaires du monde, ceux qui ne pensaient à rien ; ceux qui am assaient de l’argent», écrit-il92. La conjonction entre la situation internationale et la dégradation de la situation locale amène chez certains une réceptivité à la propagande allemande. Les mémoires de l'un des dirigeants de l’Association des oulém as musulmans d’Algérie, Tewfik El Madani, m ontrent bien la complexité du problème. « Je ne nie pas à l'heure où j'écris l’histoire que j'ai vécue que plusieurs Algériens, parm i la masse des diri­ geants, ont cru que les Allemands allaient dem ander à la France de quitter l'Algérie après la guerre», note-t-il. Malgré sa méfiance à l’égard d'Hitler, « ignoble assassin, ennemi de l'hum anité », il avoue avoir écrit lui-même à Chekib Arslan afin de lui dem ander de prendre contact avec les m inistres italiens et allemands des Affaires étran­ gères pour connaître les intentions de l’Axe et leur soum ettre un projet de gouvernement fédéral commun à l'ensemble des pays d ’Afrique du N ord93. Déçu, il a rapidem ent pris ses distances et évite tout contact avec les commissions d'armistice. Ces sentim ents mêlés, visibles chez un lettré comme Tewfik El Madani, apparaissent égale­ m ent dans les chansons populaires recueillies au cours de l’année 1941 par les CIE. L'une d’entre elles, relevée en Kabylie en août 1941, se caractérise par son ton violemment antifrançais et m ontre com ment H ider a pu hériter du rôle joué par Guillaume II dans les chansons de la Première Guerre mondiale : « ô H ider je vais te raconter / Ce qui se passe dans ce pays. / La France nous déteste ; / Elle nous abreuve d'ignominies / Comme si nous étions la cause de 91. CAOM, GGA, 9 H 43. 92. Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, Paris, Plon, 1953. 93. Ahmed Tewfiq El Madani, Hayatou Kafah, Mémoires t 2, /925-/954, Alger, SNED, sd, cité par Boucif Melkhaled, Chroniques d ’un massacre - 8 mai 1945 Sétif, Guelma, Kherrata, Paris, Syros, 1995, p. 23-24.

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son malheur. / Us nous appellent encore "Bicots". / L'orge ne se trouve qu'au kilo / Jam ais cela ne s'était vu dans ce pays. / Nous sommes dans la misère. / Viens vite ô Lion. / Nous M usulmans nous te désirons / Accours ô fils de la lionne94. » Une autre chanson recueillie quelques mois plus tôt révèle une adm iration teintée cette fois de peur face à la puissance allemande : « Allemands aux visages rayon­ nants, cessez les bombardements aériens qui laissent les ru es vides et les femmes seules9S.69» La vigilance des principaux dirigeants de la communauté musulmane qui, comme Messali Hadj, se sont opposés à tout compromis avec le Reich a toutefois contribué à contenir stric­ tem ent les sentim ents proallem ands d'une partie de l'opinion m usul­ mane. Paradoxalement, alors que la propagande allemande s'efforce de poursuivre un travail de sape de la dom ination française l’adhésion aux mouvements de la collaboration reste en Algérie un phénom ène essentiellement européen, comme nous aurons l’occasion de le souli­ gner plus loin. Le rappel du général Weygand semble avoir frappé l’opinion publique européenne et musulmane. Si à Alger des rum eurs su r la possibilité d'une destitution avaient circulé dès le mois d'octobre, l'effet de surprise semble avoir joué pour le reste du pays. Le centre d'inform ation et d'étude de la préfecture d'Oran parle du « profond malaise » de l'opinion publique. Celui de Constantine parle « d'une stupeur générale suivie d’une inquiétude qui s’étend ». Yves Châtel, qui a succédé à Weygand au gouvernement général, résume la situa­ tion dans un rapport du 28 novembre 1941 en indiquant que deux sentiments dom inent au sein des populations locales : un sentim ent d'hum iliation et un sentim ent d'incertitude. Dans les jours qui ont suivi le rappel du général, des rum eurs faisant état de l'arrestation et même de l'exécution de l'ancien gouverneur, de l’occupation pro­ chaine de Bizerte par les troupes allemandes, du passage du Maroc à la dissidence, d’accrochages aériens entre la France et l’Angleterre au-dessus de la Tunisie ont ainsi circulé en Algérie. De plus, selon Châtel, le rappel de Weygand, perçu comme une soumission à une pression des autorités d’occupation, a contribué à révéler aux popu­ lations locales l'am pleur de la défaite de 1940 dont elles n'avaient pas pris jusque-là la mesure %. Dans un ouvrage rédigé après le débarque­ ment am éricain, le père Théiy, figure de la Résistance à Oran, avoue

94. Cité par Mahfoud Kaddache dans Histoire du nationalisme algérien - Ques­ tion nationale et politique algérienne 1919-1950, Alger, 1980. 95. CAOM, préfecture d’Alger, 1K27 : rapport du 2 février 1941. 96. CAOM, ministère de l'Algérie, MA151.

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avoir partagé cet état d'esprit. « Si Weygand n'était pas l'homme qui eût convenu dans l'Afrique de 1941, nous nous sentions tous cepen­ dant humiliés de son départ, parce que nous savions qu'il y avait dans ce départ une nouvelle capitulation de la France asservie », écrit-il97. En définitive, le rappel de Weygand contribue à une certaine clarifi­ cation de la situation politique en France et en Algérie. L'attitude du m aréchal Pétain dans cette affaire contribue ainsi à dessiller les yeux d'une partie de ses fidèles, y compris parm i ceux que M ontoire et les lois d'exception n'avaient pas ébranlés. En Algérie, le départ du délégué général marque la fin de ce que Chamine - pseudonyme de Jean Rigault - a appelé la « berceuse m ilitaire », c'est-à-dire l'espoir d'une revanche préparée par l'armée d'Afrique à l’ombre de Vichy et dont le signal viendrait le jour venu du maréchal Pétain. Le chroni­ queur de La Conjuration d ’Alger a pu souligner les effets paradoxaux de cette mise à la retraite : « Les Allemands croyaient avoir déposé le prem ier résistant de France. Ils avaient supprimé le seul homme qui p û t sans être suspect proclam er la suprême vertu de la discipline98. »

97. CAOM, Fonds privés, 19APOM. 98. Chamine, Suite française - La conjuration d ’Alger, Paris, Albin Michel, 1946,

Chapitre IV

LA CRISE LATENTE DE L’ANNÉE 1942 : LA RÉVOLUTION NATIONALE ENTRE ESSOUFFLEMENT ET RADICALISATION

Du voyage de Borotra au centenaire des tirailleurs algériens, les grandes m anifestations de l'année 1941 avaient illustré l'épanouisse­ m ent du vichysme colonial en Algérie. La retraite de Weygand semble sonner le glas des « beaux jours » de la Révolution nationale. Perte de prestige du pouvoir, dégradation de la situation matérielle contri­ buent alors à l'accentuation d'un malaise dont les prem iers signes, perceptibles dès 1941, avaient pu être occultés par la « politique de la fanfare • chère à Weygand \

Un pouvoir en perte de prestige : le temps des épigones Autorisé lors de son limogeage à rédiger une note résum ant ses recom m andations au sujet de la politique nord-africaine de la France, Weygand insistait particulièrem ent sur la nécessité de m aintenir en place le personnel dirigeant. L'appel est entendu et ce sont d'anciens collaborateurs du délégué général qui vont assurer sa succession. Le fiait d'avoir secondé Weygand ne suffît pas pourtant pour leur donner1

1.

L'expression est de Chamine dans Suite française - La conjuration d'Alger, op.

cit. Alfred Fabre-Luce parie dans son Journal de France d'une € politique du sou­ rire » inspirée par les pratiques de Lyautey lors de la Première Guerre mondiale.

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aux yeux des populations un prestige comparable à celui de leur prédécesseur. UN GOUVERNEUR AMBIGU : LE MACHIAVÉLISME MALADROIT D'YVES CHÂTEL

Yves Châtel est sans doute le moins connu des gouverneurs de la période vichyste. Décédé en 1944 dans son exil portugais, il n’a pas pu s'expliquer sur son action comme l'ont fait Abrial et Weygand. Ses détracteurs l'ont présenté comme une vivante incarnation de l’oppor­ tunisme. Ses anciens collaborateurs, tout en évoquant la subtilité de sa pensée, reconnaissent souvent son caractère complexe et sinueux. Pierre Ordioni souligne l'exentricité du personnage : « [il] choquait les Européens par la singulière habitude qu’il avait de s’affubler de vestes de chasse fatiguées qu’il portait sur d'invraisemblables chan­ dails déformés, délavés, dont les manches bâillaient sur des poi­ gnets squelettiques qu’encerclaient des bracelets tintinnabulants de cuivre, d’argent et de plomb, dont il attendait des effets magiques pour requinquer une santé visiblement ruinée par le clim at du Sud-Est asiatique2 ». Né en 1885 à Rennes dans un milieu d’univer­ sitaires, lui-même docteur en droit, Yves Châtel a effectué l'essentiel de sa carrière dans une Indochine qu’il avait rejoint dès 1909 à la sortie de l'école coloniale. Décoré de la croix de guerre en 1918, il gravit ensuite un à un les échelons de l’adm inistration indochinoise. Au lendemain de l'insurrection de Yen Bai, il est chargé en tant que résident supérieur en Anam de mener une politique visant à redorer l’image du gouvernement de l'em pereur de Bao-Daï, afin de com battre l’influence des nationalistes révolutionnaires. Le gouver­ neur général Pasquier soulignait alors « la grande activité, l'esprit pra­ tique, le sens des réalités» qui prédisposaient Châtel à s’acquitter d’une telle m ission3. Ces qualités ne suffisent pas pour mener à bon term e cette expérience libérale qui sera abandonnée dès 1934. Châtel n'en poursuit pas moins une carrière brillante. Nommé secrétaire général du gouvernement de l'Indochine puis résident supérieur au Tonkin, la guerre le surprend lors d'un congé en France. Capitaine d’infanterie coloniale, il est démobilisé au lendemain de l’armistice et au début du mois d'octobre 1940 Peyrouton le recommande à Wey­ gand. En juillet 1941, Châtel abandonne la direction du secrétariat général perm anent de la Délégation pour prendre le titre de 2. Pierre Ordioni, Tout commence à Alger, Paris, Stock, 1972, p. 329-330. 3. Notice biographique parue dans La Dépêche algérienne, 20 juillet 1941 ; entre­ tien paru dans la revue TAM - Hebdomadaire de VEmpire, 12 septembre 1942. Claude Paillat, Dossiers secrets de la France contemporaine, tome m , 1981.

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gouverneur général adjoint. En novembre 1941, il ne semble guère éprouver de cas de conscience lors du rappel de son chef. Dès son rapport du 28 novembre, il signale ainsi qu'il a multiplié les contacts personnels aussi bien avec les Européens qu’avec les indigènes pour les convaincre du « nécessaire sacrifice » du général Weygand et il assure que ses interlocuteurs ont manifesté leur désir de « reporter su r [sa] personne le dévouement dont ils avaient fait preuve à l'égard du général Weygand4 ». Sur plusieurs points, le nouveau gouverneur mène une politique personnelle s’éloignant de celle de son prédécesseur. Weygand avait ainsi adopté une attitude hostile à l'égard du PPF et avait demandé à plusieurs reprises l'interdiction d'un mouvement m enaçant l'ordre public et relayant avec complaisance la propagande allemande. Châtel, soucieux de vivre en bonne intelligence avec les partisans de Doriot, se garde d'une telle intransigeance et multiplie les signes de bonne volonté dans leur direction. Le nouveau gouverneur général va également se distinguer par plusieurs initiatives surprenantes en m atière de politique musulmane. Révélant en la m atière un étrange mélange de machiavélisme et de naïveté, il constitue un réseau d ’inform ateurs et d'agents rétribués sur les fonds secrets du gouver­ nem ent général. Ses choix ne semblent pas avoir été des plus heu­ reux. Ainsi, afin de mener une action d’inform ation et de « propa­ gande française » auprès de la colonie musulmane de Paris, Châtel s ’assure les services d'un ancien m ilitant de la Fédération des élus du Constantinois, devenu membre du PPF. Chargé d'infiltrer le mouve­ m ent doriotiste et de lutter contre l'influence des Allemands dans la capitale, cet « agent » du gouvernement semble avoir en fait tenté de jouer sur tous les tableaux. Après le 8 novembre 1942, il est envoyé p ar les forces de l'Axe comme propagandiste dans la Tunisie occupée. Il finit par être arrêté par les autorités françaises après la libération du protectorat5. Yves Châtel rencontre également à plusieurs reprises l'ancien cagoulard Mohamed El Mahdi, anim ateur à Paris d'un Comité musulman de l'Afrique du Nord se situant dans la mouvance du Rassemblement national populaire de Déat et de Deloncle. La pre­ m ière rencontre a lieu au début de l'année 1942 à Vichy où El Mahdi, à la tête d'une délégation de Musulmans de Paris, remet au gouver­ neur général un chèque de 300 000 francs collectés dans la capitale 4. CAOM, ministère de l’Algérie, MA151. 5. Archives nationales, 3W134. Déposition du 2 août 1944 de M. B. qui reconnaît avoir effectué plusieurs mis­ sions rémunérées par les fonds secrets du gouvernement général pour le compte d'Yves Châtel.

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afin de venir en aide aux nécessiteux d'Algérie. Mohamed Louaib, res­ taurateur à Paris, interdit de séjour en Algérie à la suite d'affaires de marché noir, fait partie lui aussi de la délégation. Les deux hommes sont présentés dans plusieurs rapports, connus dès 1941 du gouvernement général, comme de probables agents allemands. Châtel accepte néanmoins de poser devant la presse à leurs côtés et mani­ feste de l'intérêt à l'égard de leur projet de création dans la capitale d'un comité musulman représentatif, « groupe libre d'individus agis­ sant à la m anière de misst dominici en vue de dispenser aux indigènes de Paris une assistance mutuelle et morale placée sous le signe spé­ cifique de l'Algérie française ». El Mahdi reçoit ensuite l'autorisation de se rendre en Algérie en juin 1942 pour y réaliser un reportage qui paraît dans le journal Révolution nationale et dans lequel la critique de l'adm inistration française est nuancée par un éloge du gouverneur. Châtel reverra ensuite El Mahdi à deux reprises à Vichy, en août et en octobre 19426. Un autre dossier concernant la gestion du gouver­ neur Châtel retiendra l'attention de la justice militaire. Cette affaire concerne la société Gesta fondée par un homme d'affaires oranais avec la collaboration du maire de Sidi-Bel-Abbès et du consul espa­ gnol de cette ville dans le but d'exporter vers l'Espagne de la viande ovine algérienne. Le 10 février 1942, le gouverneur général délivre à la société une lettre de mission lui perm ettant d'acheter des m outons avec une « prim e de rendem ent », c’est-à-dire à un prix supérieur à celui de la taxe. Dans le même temps, il suspend toutes opérations de réquisition, acquisition forcée ou saisie par l’autorité, et notam m ent par le service départem ental du ravitaillement, en ce qui concerne les troupeaux acquis par G esta7. L'octroi à une société privée de pareils privilèges apparaît tout à fait singulier dans un contexte de pénurie et de rationnem ent. La présomption d’une réexportation vers l’Alle­ magne d'une partie du cheptel ainsi détourné des circuits de l’éco­ nomie dirigée constitue évidemment une circonstance aggravante. L'officier de justice m ilitaire chargé du rapport estime que ces

6. Archives nationales, 3W134 : déposition du 24 décembre 1942 de Ferdinand Cannavaggio. Sur El Mahdi, voir l'article de Charles-Robert Ageron, « Les populations du Ma­ ghreb face à la propagande allemande », Revue d ’histoire de la Deuxième Guerre mon­ diale, n° 114, avril 1979, p. 1-39. Fils de caïd, ancien capitaine de tirailleurs, empri­ sonné en 1937 pour avoir participé au complot de la Cagoule, El Mahdi lancera au début de 1943 un journal bimensuel subventionné par les Allemands et violemment antifrançais. 7. Archives nationales, 3W134 : instruction du procès Châtel. Cette instruction fut interrompue par le décès dans son exil portugais d’Yves Châtel.

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grandioses projets, qui supposaient l'installation à Sidi-Bel-Abbès d’abattoirs et de terminaux frigorifiques, ne sont pas parvenus au stade des réalisations faute de temps. Toutefois, le fait que le plus haut fonctionnaire de la colonie ait pu apporter sa caution à une telle opération jette un éclairage singulier sur le climat de cette année 1942. LE COMMANDEMENT DU GÉNÉRAL JUIN

L'arrivée au gouvernement général d’un haut fonctionnaire pro­ venant du cadre indochinois a pu froisser certaines susceptibilités locales : l'Algérie, réputée prolongement de la métropole, n'aime guère être gouvernée par des coloniaux. La nomination du général Alphonse Juin au poste de commandant en chef des troupes d’Afrique du Nord ne peut au contraire que flatter la fierté des Français d’Algérie. Né à Bône en 1888, marié en 1929 à la fille d'un colon du Constantinois, Juin est en effet un « enfant du pays ». Promu général de brigade en 1938, Juin, sans avoir la prestance d’un de Lattre ou les audaces théoriques d'un de Gaulle, apparaît comme l’un des offi­ ciers généraux les plus en vue de sa génération. Incarnation d'une conception traditionnelle de l'armée qui ne va pas sans une certaine méfiance à l'égard de la politique, il s'est bien gardé de tout passage dans les cabinets militaires, ce qui n'est pas pour déplaire à certains de ses adm irateurs8. Affecté lors de la mobilisation de 1939 à l'étatmajor du TOAFN, il demande un commandement en France et est appelé à la tête de la 15e division d’infanterie motorisée. Engagé avec son unité dans la désastreuse bataille du Nord, Juin est fait prisonnier dans les faubourgs de Lille et interné avec soixante-dix-neuf autres généraux français - dont Henri Giraud - dans la forteresse de Koenigstein. À l'automne 1940, Weygand, à la recherche de cadres de formation africaine, demande une première fois sa libération pour en faire son chef d’état-major. Les Allemands n’accèdent à cette demande que le 15 juin 1941 dans le cadre des Protocoles de Paris. Juin est alors envoyé au Maroc où il remplace en septembre 1941 le général Vergés à la tête des troupes du protectorat. En novembre 1941, Darlan lui propose de succéder à Huntziger au secrétariat d'État à la Guerre. Fidèle à sa volonté de se tenir à l’écart des postes politiques, il refuse. Il accepte par contre la succession de Weygand à la tête des troupes d’Afrique du Nord. À ce poste, il affiche dès ses débuts sa volonté de continuité avec son prédécesseur. « Messieurs, la 8. Alphonse Juin, Mémoires - Alger, Tunis, Rome, Paris, Fayard, 1959, p. 23.

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séance continue », déclare-t-il ainsi lorsqu'il réunit pour la prem ière fois son état-m ajor à Alger. Toutefois, malgré les atouts que lui procurent ses origines locales et son brillant parcours, le prestige de Juin ne saurait égaler, aux yeux des civils et des militaires d'Algérie, celui de Weygand. Libéré en juin 1941 par les Allemands, il assume en effet la succession d'un chef dont le renvoi est attribué par l’opinion à une pression de ces derniers. Le gouverneur Châtel souligne avec une perfidie visible­ m ent calculée le caractère inconfortable d'une telle situation dans son rapport du 28 novem bre9. L'inquiétude sur la position de Juin va se trouver accentuée quelques semaines plus tard par la mission qu’il va effectuer sur les ordres de Vichy auprès du maréchal G oering10. De retour à Alger, Juin qui a sans doute mesuré combien la négocia­ tion de Berlin a pu nuire à son prestige, se cantonne à ses activités m ilitaires. Au début de 1942, il rédige une série dlP S (instructions personnelles et secrètes) étudiant les moyens de défendre l’Afrique du Nord contre tous les agresseurs éventuels. Toutefois, Juin, pas plus que Weygand, ne se dégage de l'ambiguïté de la défense contre qui­ conque, doctrine dont le propre est de laisser à une initiative exté­ rieure la déterm ination du choix de l'adversaire. U l'indique claire­ m ent dans un rapport du 23 février 1942 destiné à l'am iral Darlan : « Il faudra donc choisir et il conviendra que je sois fixé en tem ps opportuns sur ce choix pour éviter les hésitations et les méprises, car il est à prévoir que la résistance opposée à un seul adversaire impliquera, qu’on le veuille ou non, la collaboration avec l'autre. Dans ce grave dilemme, la décision ne peut être bien entendu qu'affaire de gouvernement. Elle ne saurait s’inspirer en effet que des données et des décisions de notre politique générale11. » La volonté tem porisa­ trice de Juin et la fermeté de son allégeance à Vichy expliquent sans doute la méfiance des autorités américaines qui n'ont pas reporté su r lui les espoirs qu’ils avaient placés, en vain, sur Weygand. Jusqu'en octobre 1942, Murphy s'abstient ainsi de tout contact avec Ju in 12. 9. CAOM, GGA, MA151. 10. Le compte rendu de Juin pour Darlan a été publié dans son intégralité en annexe du cinquième volume de recueil de documents sur la Délégation française auprès de la commission allemande d ’armistice (juillet-21 décembre 1941), 1959, p. 381 et suiv. La note de Warlimont est citée en partie dans l’ouvrage d'Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, op. cit., p. 299. 11. SHAT, section des fonds privés, 1K238 : fonds maréchal Juin, carton n° 4, dossier AFN 1940-1942, rapport du 23 février 1942. 12. Le 20 novembre, le consul américain à Alger, Felix Cole, câblait au dépar­ tement d’État que le général Juin « obéirait aux ordres de Vichy sans discuter », ce qui augurait mal de l’avenir de l’Afrique du Nord.

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LE SECRÉTARIAT GÉNÉRAL PERMANENT AU TEMPS DE L’AMIRAL FÉNARD

La note « testam entaire » rédigée par Weygand le 18 novembre contenait un plaidoyer véhément en faveur du secrétariat général per­ m anent, partie sans doute la plus menacée de l'héritage de la Déléga­ tion. «Il est permis de dire qu aujourd'hui le secrétariat général, connaissant le détail de toutes les ressources de l’Afrique française, préside à tous les échanges réclamés par l’économie des différents pays africains, prépare les décisions gouvernementales relatives aux questions intéressant l'économie générale de la métropole et de son Empire d'Afrique. [...] Il me paraît nécessaire que ce secrétariat ait le sort dont son titre lui donnait l'espoir à l'avance et qu'il demeure », écrivait-il,3. Weygand sera écouté et le 19 novembre l'am iral Fénard peut réunir ses collaborateurs pour leur annoncer que l'institution va survivre au départ du délégué général,4. Ce maintien du secrétariat / général s'accompagne d'une redéfinition plus restrictive de ses attri­ butions et d'une réduction d'une partie de son personnel d’encadre­ ment. La « section politique » dirigée par de Witasse et Saint-Hardouin fait les frais de cette restructuration. Cet organisme, chargé de collecter une docum entation sur les questions d’actualité et d'en tirer une série de synthèses et d'études prospectives qui constituait en quelque sorte le brain-trust où se préparait la politique nord-afri­ caine et algérienne du général Weygand, est supprimé. Le secréta­ riat général perm anent perd également sa section de presse et de pro­ pagande - aucun interm édiaire ne s’intercale donc désormais entre le secrétariat d'É tat à l'Inform ation à Vichy et les gouvernements locaux - mais conserve un rôle de coordination en matière de censure cinématographique. Un certain nombre de cadres détachés auprès du général Weygand sont également appelés après son départ à rejoindre leur corps d'origine ou à cesser leurs fonctions. Le m inistre plénipo­ tentiaire de Witasse est ainsi mis à la retraite. Saint-Hardouin, qui souhaite rester à Alger, obtient sa mise en congé. L’attaché d'am bas­ sade François de Rose, le plus am éricanophile de l'équipe Weygand,413 Cité par André Béziat dans Franklin Roosevelt et la France (1939-1945) - La diplomatie de l'entêtement, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 139. Les représentants américains semblent être restés sur cette position de méfiance. 13. CAOM, GGA, 5CAB1 : cabinet des gouverneurs Châtel et Weygand. 14. Voir l’entretien accordé en avril 1947 par l'amiral Fénard au comité d'his­ toire de la Deuxième Guerre mondiale - Archives nationales, 72AJ211 : l'Afrique du Nord dans la Deuxième Guerre mondiale, témoignages divers.

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est appelé en métropole avant d’être envoyé à Santiago-du-Chili,s. Le secrétariat général permanent se recentre donc sur la partie écono­ mique de ses attributions.

Un régime aspirant à renforcer son contrôle sur la société algérienne Weygand, parce qu'il faisait figure de véritable fédérateur de la Révolution nationale, a pu jouer un rôle majeur dans la direction de l’opinion publique. Dans un contexte marqué par une grande incerti­ tude sur le sort d’une guerre devenue mondiale et par l’apparition des premiers doutes vis-à-vis du régime, assurer la permanence de cette direction constitue un des enjeux de la période. Reprise en main des différentes adm inistrations, développement de la propagande d'État, renforcement de l’appareil répressif sont autant de signes d'une volonté d’encadrement de la société algérienne. Le long périple nord-africain du ministre de l'Intérieur Pierre Pucheu s'inscrit égale­ ment dans cette logique. PIERRE PUCHEU EN ALGÉRIE : LES ENJEUX D’UN VOYAGE MINISTÉRIEL

Même s'il n'est pas le premier des dignitaires de Vichy à tra­ verser la Méditerranée, la visite du ministre de l'Intérieur constitue incontestablement un événement marquant. L’importance de l’événe­ ment tient d’abord à la personnalité du visiteur : troisième person­ nage du gouvernement, Pierre Pucheu s’est imposé en effet, un an après son arrivée au pouvoir, comme un des hommes qui comptent à Vichy. Au printemps 1942, on le dit candidat à la succession de Darlan dont la perte d’autorité est manifeste. Le voyage en Algérie, justifié par la volonté de mettre fin aux flottements qui ont pu suivre le départ de Weygand, constitue donc sans doute aussi pour le ministre un moyen de soigner sa propagande personnelle. L’impor­ tance de ce déplacement tient également à sa durée : Pucheu reste en Afrique du Nord du 22 février au 8 mars. U faut rem onter à la tournée de Jean Borotra en avril-mai 1941 pour trouver l’équivalent. Le rapprochement des deux événements est d’ailleurs significatif de51 15. Archives nationales, F60-774 et 776 : activité du secrétariat général perma­ nent (janvier-avril 1942). Le 2 janvier 1942, la commission de censure cinématograîhique du second degré à Alger a ainsi interdit la projection en Afrique française du ilm L'Esclave blanche « dont l’action se déroule à Constantinople avant l’évolution de a Turquie et met en cause certaines traditions musulmanes auxquelles les indigènes d’Afrique du Nord sont restés attachés ».

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l’évolution du climat politique. Propagandiste convaincu de la Révo­ lution nationale, Borotra s'était efforcé de promouvoir une image attractive du régime en m ettant en avant des valeurs sportives sus­ ceptibles de susciter une large adhésion. Lors du voyage de Pucheu en février 1942, les enjeux ont évolué : il s'agit moins de susciter l’enthousiasme collectif que de rappeler chacun à son devoir d’obéis­ sance au Maréchal. Au « messager du sport » succède le chef de la police... La vaste opération mise en œuvre avant l'arrivée du ministre par les services de la sûreté afin de retirer de la circulation tous les éléments jugés subversifs - plusieurs journalistes et l'éditeur Edmond Chariot en font les frais - est assez significative de cefnouveau climat. Le voyage de Pucheu revêt dès lors l’aspect d'une tournée de reprise en main. Pour cela, le m inistre ne ménage pas sa peine. Ne se contentant pas d'une visite aux grandes villes côtières, il parcourt la Kabylie du Djurdjura - étape qui lui révèle le dénuement de popu­ lations misérablement vêtues et affaiblies par les restrictions - et pousse dans le sud jusqu’à Biskra et Touggourt. Chaque halte est l’occasion d’une prise de contact avec les élites locales qu'il s'agit de placer en face de leurs responsabilités. Derrière les déclarations de loyalisme et de dévouement de ceux-ci perce souvent une inquiétude face aux difficultés croissantes auxquelles se trouve confrontée l'éco­ nomie locale : manque de matières premières, manque de carbu­ rants, manque de main-d'œuvre... Face à ces inquiétudes et à ces doléances discrètes, Pucheu développe immanquablement le même message. Pour surm onter les difficultés du moment, l'ancien ministre de la Production industrielle vante les mérites du nouvel ordre éco­ nomique qui va sortir de la guerre grâce à l’effort de rationalisation entrepris sous l'égide de l'État. Lors d’une conférence économique tenue au gouvernement général, il déclare : « Il nous faut traiter tous les problèmes comme si la guerre devait durer dix années encore : il faut produire et trouver dans tous les domaines des produits de remplacement. Il faut s'organiserI6. » S’adressant aux maires d'Algérie réunis salle Pierre-Bordes à Alger, il ne manque pas de leur rappeler que c'est désormais d’une nomination officielle qu'ils tirent leur auto­ rité et que c'est au service du régime qu'ils doivent l’exercer. « Mes­ sieurs les Maires, il y a aussi dans votre haute fonction, car c'est une très haute fonction que vous exercez aujourd'hui, il y a aussi ce que j'appellerai votre responsabilité, non plus seulement technique, mais votre responsabilité morale et politique. J’entends politique dans un 16. Archives nationales, Fla3693 : papiers d’André Cherier, sous-directeur du cabinet de Pierre Pucheu, documentation sur le voyage en Afrique du Nord.

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sens qui n’est peut-être plus tout à fait celui dont nous parlions autrefois, car il n’est plus question aujourd'hui dans les missions qui nous sont confiées, à vous comme à moi, de préparer pour demain des élections plus ou moins orientées dans tel ou tel sens. Non, j'entends politique dans le sens véritable du mot "politique” qui veut dire : le gouvernement de la cité », déclare-t-il,7. La fonction publique est elle aussi l'objet d'une volonté de reprise en main manifestée par la grande cérémonie de prestation de serment qui clôture le 7 mars à Alger le voyage du ministre de l'Intérieur. Le 7 mars 1942, plusieurs centaines de fonctionnaires sont massés sur le forum, rangés en colonne en fonction de leur corps d'origine. Le pre­ mier président de la cour d'appel d’Alger sera le prem ier à prononcer le serment : « Je jure fidélité, attachement et obéissance à la per­ sonne du Maréchal et au gouvernement. Je jure de me consacrer de toutes mes forces à l’accomplissement de mon devoir. » Il est suivi du procureur général, du recteur de l’académie d’Alger et d’une dizaine de délégations représentant les différentes branches de l’admi­ nistration locale, chefs indigènes compris. Le gouverneur général et les trois préfets présents au côté de Pucheu ont prêté serment avant la cérémonie dans le bureau d'Yves Châtel. Selon La Dépêche algé­ rienne dix-huit mille jeunes des différents mouvements et vingt-cinq mille légionnaires ont ensuite défilé devant le ministre sous les accla­ mations d’une foule « unanime et enthousiaste* 18 ». LE RENFORCEMENT DE LA PROPAGANDE D’ÉTAT

Le souci constant de Vichy de diriger les esprits tend à mettre la propagande au cœur de la vie quotidienne des populations algé­ riennes. Dans les villes notamment, les voyages officiels sont suivis de tournées de conférences et d'expositions à la gloire du régime. Ainsi en avril c'est Philippe Henriot qui se rend en Algérie. En mai 1942, l'Algérie s’associe à la quinzaine impériale organisée par Vichy. Les manifestations locales ont été mises au point sous l'égide du recteur Hardy avec le concours des chambres de commerce et de la région économique algérienne. Dans les principales villes du pays sont montées des expositions évoquant la vocation coloniale de la France et exaltant la fidélité de l'Empire. Bustes du Maréchal, affiches de propagande antianglaise rejoignent pour l'occasion les stands tradi­ tionnels consacrés comme lors des expositions de l'entre-deux-guerres

Yl.ldem. 18. La Dépêche algérienne, 8 mars 1942.

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aux différentes possessions d'outre-m er,9. À côté de ces manifesta­ tions ponctuelles se développent les structures permanentes d'enca­ drement de l'opinion publique. Au printemps 1942, on constate la place croissante occupée au sein de ces institutions par des élé­ ments proches du PPF. Ainsi la section de presse et de propagande du gouvernement général est dirigée depuis le début de l'année par Paul Guitard. Ancien membre du groupe « Clarté » puis journaliste à L ’Humanité, Guitard a suivi Doriot lors de sa rupture avec le parti et a participé au rendez-vous de Saint-Denis. U connaît l’Algérie pour y avoir effectué avant guerre des tournées de propagande pour le compte du PPF. Dans un ouvrage intitulé SOS Afrique du Nord publié en 1938, il rendait compte de l'effort d’organisation et de l'essor du mouvement doriotiste. À Paul-Louis Bret, correspondant local de l'O n qui vient le saluer lors de son entrée en fonction à Alger, Gui­ tard affirme avoir quitté le PPF après s'être aperçu que Doriot tou­ chait de l'argent étranger, mais se déclare partisan de la politique de collaboration1 20. 9 Placée en principe sous la responsabilité de la section de presse du gouvernement général, l'organisation de la Propagande sociale du Maréchal passe elle aussi dans les mains d'un ultra, Georges Guilbaud, nommé au début de mai 1942 délégué régional. L’homme s'est imposé tant par les talents d’anim ateur qu’il a révélés comme délégué départemental à Oran que par les relations privilégiées dont il semble disposer auprès de l’extrême droite locale. Comme celui de Guitard, l'itinéraire de Guilbaud, m ilitant communiste en rupture de parti qui a fini par rejoindre le PPF de Doriot, constitue une illustration de ce que l’historien Philippe Burrin a appelé la « dérive fasciste ». De son passage aux Jeunesses communistes puis au syndicat des métaux de la région parisienne, Guilbaud a conservé un tempérament d’activiste rom pu aux techniques de « l'agit-prop » qu'il met désormais au ser­ vice de Vichy et de la collaboration franco-allemande. Pierre Ordioni, qui l’a connu à Alger, et le diplomate Rudolph Rahn, qui l’a côtoyé plus tard lors de l’occupation de la Tunisie, l'ont dépeint comme un orateur habile et exalté21. Sous son impulsion, la propagande sociale 19. CAOM, GGA, 7CAB10 : cabinet du gouverneur Catroux, dossier concernant la quinzaine impériale de 1942. 20. Paul-Louis Bret, Au feu des événements, op. cit., p. 276. 21. Sur la biographie de Guilbaud, on trouve des indications éparses dans l’ouvrage de Roger Faligot et Rémi Kauffer, Le Croissant et la croix gammée, Paris, Albin Michel, 1990, et dans celui de Henry Rousso, La Collaboration - Les noms, les idées, les lieux, Paris, 1987, p. 144-145. Pierre Ordioni, Tout commence à Alger, op. cit., et Rudolph Rahn, Un diplomate dans la tourmente, Paris, Éditions France Empire, 1980, p. 260.

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du Maréchal finit de s’organiser. Le 16 mai 1942, il préside ainsi au côté du préfet Pagès l'assemblée constitutive du comité de p atro ­ nage départem ental, réunion de notables puisés dans les milieux de la justice, de l'armée et de l'enseignement et au sein d'associations diverses qui vont de la Légion française des com battants à la Ligue des familles nombreuses. Le préfet Pagès laisse transparaître dans son discours un certain scepticisme sur l'utilité d’une telle institution en soulignant qu’en Algérie le régime n’est guère contesté. G uilbaud en revanche prend très au sérieux la mission confiée au com ité de patronage : « Ce comité, déclare-t-il, est un des aspects de l'activité gouvernementale. 11 doit rallier les hésitants, convaincre les raison­ neurs, apporter dans la discussion les précisions et les argum ents qui m anquent trop souvent aux propagandistes de la Légion22. » Dans les semaines qui suivent, le nouveau délégué régional parcourt l'Algérie afin d’y prononcer une série de conférences et d'achever la m ise en place des institutions de la propagande sociale : il s’agit de désigner des délégués communaux et de nommer des «com ités d'action» devant servir de relais local pour l'organisation. Dès cette date, l’adm i­ nistration algérienne observe avec une certaine méfiance l'activité de Guilbaud qui apparaît à beaucoup comme l'homme du PPF plus que celui du Maréchal. UNE RÉPRESSION DE PLUS EN PLUS VISIBLE

Pour imposer l’ordre nouveau, Vichy ne compte pas sur la seule propagande. Le recours à la répression, présent dès les débuts du régime, devient de plus en plus visible depuis qu'il a été légitimé en août 1941 par le discours dit « du vent mauvais ». La presse ellemême cherche moins à occulter ce phénomène qu'à en souligner le caractère inévitable. Tel est le sens d’une chronique rédigée en juin 1942 par Alain Richard, journaliste à L'Écho d ’Alger. Commentant un récent discours du chef de l’État consacré au deuxième anniversaire de la défaite, Alain Richard écrit : « Pour les cœurs fermés à l’am our du prochain, pour les oreilles bouchées à la voix de la raison, pour les yeux qui se détournent de l'évidence, la crainte sera peut-être le commencement de la sagesse. Le père du peuple n'a pas menacé mais nous nous souvenons de ses claires décisions, de ses exécutions foudroyantes. Et nous les espérons23. » Le retentissem ent donné quelques mois plus tôt au procès des dirigeants du parti communiste clandestin s’inscrit dans cette « pédagogie » répressive. Arrêtés pour la 22. L’Écho d'Alger, 17 mai 1942. 23. L'Écho d'Alger, 25 juin 1942.

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plupart au cours de l'année 1941, les 61 inculpés - 55 hommes et 6 femmes - com paraissent le 9 février 1942 devant la section spéciale du tribunal m ilitaire perm anent d'Alger, juridiction créée par la loi du 14 août 1941 « réprim ant l'activité communiste ou anar­ chiste24 ». Six condamnations à m ort et neuf peines de travaux forcés à perpétuité sont prononcées à l'encontre des principaux dirigeants. De lourdes peines de travaux forcés ou de prison frappent la plu­ part des autres inculpés. Quelques-uns sont acquittés ; parm i eux on compte deux des prisonniers décédés du typhus quelques heures plus tôt... Exemple de la justice répressive de Vichy, le procès des 61 révèle l’existence en amont d’un appareil policier bien rodé. Les réformes de structure entreprises au niveau du gouvernement et l’augmenta­ tion des moyens locaux prévue en août 1941 par le plan Weygand ont contribué à renforcer et à rationaliser cet appareil. Assistés d'un intendant de police, les préfets régionaux se voient investis d’impor­ tantes attributions en matière de m aintien de l'ordre. En Algérie, cette mission de coordination «régionale» relève de la Direction de la sécurité générale du gouvernement général25. Installées à Alger, Oran, Constantine, Tlemcen et Souk-Arhas, les brigades de surveillance du territoire occupent une place à part dans ce dispositif. Chargées de veiller à la sûreté de l’État, elles constituent la branche civile du contre-espionnage français et à ce titre ont vocation à travailler en liaison étroite avec les services de renseignement militaires. Condamnés à être dissous en application de l’armistice, ces derniers ont été amenés à se fondre dans une nouvelle structure, le service des menées antinationales. Cet organisme dispose d'une antenne auprès de chaque division m ilitaire territoriale qui prend le nom de BMA - Bureau des menées antinationales. Le BMA d'Alger, rattaché d ’abord à la Délégation générale puis à l’état-m ajor de Juin, a été installé en m ars 1941 et confié au lieutenant-colonel Chrétien, ancien chef du service de renseignement colonial26. À côté de cette 24.Journal officiel, 23 août 1941, p. 3550. Répondant à la volonté du régime d'instaurer une justice expéditive et sans appel, capable de satisfaire l’occupant et de frapper les esprits, les sections spéciales sont à l’œuvre en métropole depuis la fin de l’été 1941. La loi du 14 août 1941 appliuée de façon rétroactive entraîne à la fin du mois d’août la condamnation à mort e militants communistes internés pour des délits aussi mineurs que le collage d’affi­ chettes. 25. Georges Carrot, Histoire de la police française, Paris, Tallandier, 1992, p. 134 et suiv. Henri Longuechaud, Conformément à l'orare de nos chefs - Le drame des forces de l'ordre sous l'Occupation, 1940-1944, Paris, Plon, 1985. 26. Né en 1898, engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale, le colonel Chrétien participe au moment du Front populaire à la mise en place dans

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reconstitution officielle les services de renseignements se sont dotés d’une structure clandestine, placés sous la direction du colonel Paul Paillole. Dans ses écrits d'après-guerre, celui-ci a décrit l’action menée par ses services contre les agents allemands tant en métropole qu’en Algérie avec le concours du commissaire Achiaiy, chef de la BST d’Alger acquis dès juin 1940 à la cause de la Résistance. Toutefois, s'il y eut des résistants dans la police et les services secrets, ces institu­ tions en tant que telles ont servi le régime, appliqué27 sa politique et traqué ses adversaires. Achiary lui-même qui a utilisé son poste pour venir en aide à un certain nombre de résistants ne semble guère par contre avoir ménagé les m ilitants communistes. Lisette Vincent, seule femme condamnée à m ort lors du procès des soixante et un, affirme ainsi avoir été torturée dans les locaux de la préfecture par des ins­ pecteurs de la police spéciale départementale en présence d’André Achiaiy28. Les communistes ne sont pas les seuls adversaires pour­ suivis par le régime. Au début de 1942, le gouverneur général Châtel envoie au colonel Gross, officier français chargé de la Direction des services de l'armistice en Afrique du Nord, une note « résumant l'acti­ vité déployée en ce qui concerne la lutte contre les menées antina­ tionales d’inspiration britannique par les services algériens de la sur­ veillance du territoire pendant les mois de septembre, octobre, novembre et décembre 194129 ». Il signale ainsi la création d'une bri­ gade « anglo-gaulliste » compétente pour toute l'Algérie, placée direc­ tement sous son autorité et composée d'un commissaire et de deux inspecteurs de la police nationale. Il établit enfin un bilan de la répression menée contre les sympathisants de la cause anglo-gaul­ liste au cours des derniers mois de l’année 1941. En septembre, trois jeunes Belges et cinq jeunes Français tentant de rejoindre les forces gaullistes ont ainsi été arrêtés; par ailleurs, cinq autres Français arrêtés au mois de mars 1941 alors qu'ils s'apprêtaient à rallier Gibraltar sont condamnés par la cour m artiale d’Oran à des peines s'échelonnant de vingt ans de travaux forcés à dix-huit mois de l’armée du réseau « Corvignolles », organisation clandestine destinée à riposter à un coup de force communiste. La similitude des objectifs entraîne un rapprochement temporaire de « Corvignolles » et du CSAR, la fameuse Cagoule. Chrétien est ensuite affecté au service de renseignements intercolonial mis en place en 1937 où il dirige le secteur VI basé à Dakar. Claude Paillat, Les Dossiers de la France contemporaine, tome II, Paris, Robert Laffont, 1981. 27. Paul Paillole, Services secrets, Paris, Robert Laffont, 1979. Paul Paillole rejoint Alger en novembre 1942. 28. Jean-Luc Einaudi, Un rêve algérien - Histoire de Lisette Vincent, une femme d ’Algérie, op. cit., p. 194. 29. Archives nationales, AJ41-65.

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prison. En novembre 1941, ce sont sept sous-officiers, six civils et cinq engagés volontaires qui tombent dans les mailles du filet de la brigade de surveillance du territoire d'Oran qui, du fait de sa proxi­ mité géographique de Gibraltar, a été amenée à se spécialiser dans la répression des menées anglo-gaullistes. Un autre rapport, envoyé de Vichy le 26 décembre 1941 par le colonel Rivet, responsable du SMA, au colonel Gross à Alger, prouve que les services secrets ne se sont pas contentés de lutter contre les espions allemands : « Il semble pos­ sible de donner tous apaisements aux autorités italiennes en leur don­ nant seulement les résultats numériques des opérations répressives de nos services [...] Depuis le mois de janvier 1941, il a été procédé aux arrestations suivantes : 1) agents de renseignements de 11S et du SR interallié : 179 dont 42 arrêtés en Afrique et une cinquan­ taine arrêtés en France mais en rapport avec le réseau africain; 2) agents de propagande gaulliste et individus ayant essayé de gagner l'Angleterre pour s'engager dans les forces gaullistes : 540 dont près d'une centaine arrêtés en Afrique du N ord», peut-on lire dans ce docum ent30. Rivet précise que ces chiffres ne tiennent pas compte des arrestations opérées par d'autres organes de police que les BST, ni de la répression anticommuniste. « Au total, les arrestations doivent dépasser très largement le millier », conclut-il.

Un régime ouvertement engagé dans la collaboration La collaboration avec l'Allemagne ne date pas du printem ps 1942. Dès l'automne 1940, les autorités françaises ont accepté d'apporter au Reich une aide substantielle dans les domaines économique et m ilitaire31. L’augmentation des exigences allemandes liées à la guerre de l’Est, le retour de Laval décidé à jouer sans esprit de retour la carte de l’Axe, contribuent tout au long de l’année 1942 à rendre plus visible une collaboration que la propagande du régime s’attache à légitimer. Georges Guilbaud, délégué à la propagande sociale du Maréchal en Algérie, entreprend ainsi à partir du mois d'avril 1942 une tournée de conférences au titre éloquent : « La France a choisi ».

30. Archives nationales, AJ41-65 : rapport du 26 décembre 1941 du colonel Rivet. 31. Voir chapitre précédent.

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L'OPINION ALGÉRIENNE FACE AU RETOUR DE PIERRE LAVAL

Le 19 avril 1942, un message du maréchal Pétain annonçait aux Français un changement d’équipe ministérielle. Le lendemain, c'est le nouveau chef du gouvernement - titre créé pour la circonstance - qui parle à la radio nationale. Dans cette allocution qui fait figure de véri­ table déclaration ministérielle, il règle ses comptes avec le passé en se présentant comme un des plus anciens défenseurs, longtemps incompris, de la réconciliation franco-allemande. Affirmant le prim at de la politique étrangère, il s'engage en faveur d’une collaboration sincère et loyale32. L'anticommunisme légitime cette politique. Dès cette première intervention apparaît donc la logique qui va l'amener, deux mois plus tard, à proclamer dans son discours du 22 juin 1942 la fameuse phrase : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne parce que sans elle le bolchevisme demain s'installerait partout. » Diffusé par haut-parleurs dans les principales villes du pays, le discours inaugural du 20 avril offre l’occasion aux différents ser­ vices de police et de renseignements du régime de prendre le pouls de l’opinion publique. L'impression qui domine à la lecture des rapports consacrés à ce sujet est celle d'une opinion partagée entre l'inquiétude que suscite Laval et la confiance qu'inspire encore le chef de l'État dont l’image positive contribue à lim iter le processus de détache­ ment à l’égard du régime. Si l’on en croit le rapport prudent du préfet Boujard, c'est à Oran que le retour de Laval semble avoir été le mieux accueilli : « Les éléments susceptibles d’influencer l'opinion (riches colons ou bourgeois aisés) sont tous acquis à M. Laval dont la poli­ tique a toujours rencontré l’adhésion de ces milieux. La classe moyenne, de beaucoup la plus nombreuse, n’a pas pour le moment réagi défavorablement : sa confiance demeure entière à l'égard du Maréchal et de ses décisions. Les milieux ouvriers se maintiennent toujours dans une extrême réserve. La population musulmane, préoc­ cupée surtout des difficultés matérielles, est restée comme à l'habi­ tude indifférente », écrit le préfet33. À Alger les renseignements géné­ raux ont décelé « plus de curiosité que de ferveur » dans l’attitude de la foule importante qui s'était massée à dix-neuf heures place de la Poste pour écouter le chef du gouvernement. « Après le discours, quelques très rares personnes ont tenté de timides applaudissements qui n’ont pas été suivis », note l'auteur du rapport34. À Constantine, 32. Fred Kupferman, Laval, Paris, Balland, 1987. 33. CAOM, GGA, 5CAB46 : cabinet du gouverneur Châtel, rapport du préfet d'Oran, 21 avrü 1942. 34.Idem.

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l'accueil n'est guère plus chaleureux : « Des haut-parleurs avaient été installés sur la place de la Brèche et sur la place du Palais. Un mil­ lier de personnes au prem ier emplacement et deux cent cinquante au second ont écouté avec calme les paroles du chef du gouvernement et l'hymne national. On a remarqué dans la foule une importante pro­ portion d'indigènes musulmans et quelques Israélites dont l'attitude est restée correcte [...] Les auditeurs n'ont manifesté aucun enthou­ siasme et se sont dispersés en silence. D'après les commentaires entendus, il résulte que l'impression n'est pas défavorable mais n'a pas dissipé le malaise consécutif à la réconciliation avec l'Alle­ magne. On a enregistré surtout des réflexions ironiques sur la probité et l'indépendance de M. Pierre Laval », écrit le commissaire des ren­ seignements généraux35. Deux jours plus tôt, le même fonctionnaire signalait déjà que seule une minorité agissante au sein des milieux de droite soutenait la politique de collaboration et que la masse attentiste ne cachait pas son émotion face au « bond dans l'inconnu » pro­ voqué par le remaniement ministériel. «Au-dessus des polémiques plane l’inquiétude unanime et fréquemment avouée d’une nouvelle entrée en guerre», écrivait-il. Si l’impopularité de Laval semble acquise, pour la plupart des observateurs le rejet de sa personne n'apparaît pas encore définitif, comme le montre un rapport rédigé à la fin du mois de mai 1942 par le coordonateur des contrôles tech­ niques de l'Algérie. Sur la base d'une synthèse des interceptions pos­ tales et téléphoniques effectuées par ses services, celui-ci apporte quelques nuances aux observations faites au lendemain du retour de l’ancien président du Conseil en notant que 60 % des correspondants abordant le sujet lui manifestent leur confiance36. Cette synthèse doit être interprétée avec prudence, l’auteur indiquant un peu plus haut que les adversaires du régime « évitent de manifester leurs sentiments d'une façon catégorique », ce qui révèle que la pratique du contrôle postal commence à être connue des populations.

Rapport des renseignements généraux, Alger, 21 avril 1942. 35. Idem. Rapport des renseignements généraux, Constantine, 21 avril 1942. 36. CAOM, GGA, 5CAB5 : cabinet du gouverneur Chàtel, rapports émanant des services du contrôle technique (série discontinue).

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DE LA RELÈVE À L'ORGANISATION TOUT : L’ENVOI DE TRAVAILLEURS ALGÉRIENS AU SERVICE DE L'EFFORT DE GUERRE ALLEMAND

Au printem ps 1942, les besoins de la machine de guerre alle­ mande ne cessent de croître. Fritz Sauckel, « haut-commissaire du Reich à la mobilisation de la main-d'œuvre », entend mettre l’Europe occupée au service de la lutte antibolchevique. « Les Allemands ver­ sent leur sang, les autres doivent donner leur labeur », affirme-t-il. Le 15 mai 1942, il exige des autorités françaises l'envoi en Allemagne avant le 15 juillet de deux cent cinquante mille travailleurs, dont cent cinquante mille spécialistes. Laval met alors au point la formule de la relève qu'il fait approuver le 16 juin par les autorités allemandes : pour trois ouvriers spécialisés partant travailler dans les usines du Reich, un prisonnier de guerre pourra rentrer en France. Dans son discours du 21 juin, Laval en appelle aux travailleurs français. Malgré ces incitations réitérées la relève ne parvient pas à atteindre ces objectifs : à la fin du mois d’août 1942, soixante mille travailleurs « seulement » ont pris la direction de l'Allemagne37. En Algérie, c’est seulement dans les jours qui suivent le dis­ cours du 22 juin que les autorités locales se sont préoccupées de la question. Réunis sur l’initiative de Charles Ettori, secrétaire général du gouvernement général, les principaux responsables adm inistratifs ne cachent pas d'abord leurs réticences. Augustin Berque craint que les travailleurs indigènes envoyés en Allemagne ne soient l'objet d’une propagande antifrançaise. H rappelle que la pénurie de carburant a entraîné un retour au travail manuel dans de nombreux secteurs agri­ coles et que la main-d’œuvre algérienne suffit à peine à répondre aux besoins locaux. Présentée comme un acte de gouvernement devant lequel l’adm inistration ne peut que se plier, la relève est pourtant mise en œ uvre38. Dès le 24 juin, le gouvernement général invite les offices du travail et les mairies à recueillir les demandes de départ en Allemagne. Le 25 juin, une note d’orientation transm ise par les services de l'Information de Vichy souligne « la nécessité impérieuse de développer dans la presse l'intérêt qu'il y a d’envoyer de la maind'œuvre française en Allemagne». Dès le 26 juin, les journaux 37. Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, Paris, Fayard, 1993. 38. Archives nationales, 3W134 : Haute Cour de justice, instruction du procès Châtel. Un abondant dossier consacré à l'organisation de la relève et à l'envoi de tra­ vailleurs vers l'organisation Todt a été compilé lors de l’instruction et permet de reconstituer avec précision le processus.

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algériens répercutent cette consigne. Les résultats de cette cam­ pagne de presse ne se font pas attendre. Au total, ce sont plus de' 10 000 actes de volontariat qui ont été enregistrés en moins de quinze jours, ém anant pour leur grande majorité (9208) de travailleurs musulmans. Le mouvement se poursuit tout au long du mois de juillet. Dans son rapport mensuel de juillet 1942, le Centre d'informa­ tion et d’études de la préfecture d'Oran parle de 5 300 inscriptions dans le département dont 3 795 pour Oran ville - 2 863 indigènes et 932 Européens. Le CIE de Constantine donne les chiffres du 17 juillet et parle de 71 Français et 2 818 indigènes candidats au départ. Le CIE d'Alger propose quant à lui une estimation globale pour l'ensemble de l'Algérie et parle de 25 000 inscrits, chiffre qui doit constituer une estimation « haute » du phénom ène39. Qui sont ces volontaires et quelles sont leurs motivations ? Dans leur grande majorité il s'agit, nous l'avons vu, d’Algériens musulmans. H n’y a guère qu'à Oran où l'on trouve un contingent notable d’Euro­ péens. D'un point de vue social, ces candidats à l'émigration se recru­ tent visiblement dans les classes les plus modestes de la population algérienne. Ainsi le CIE de Constantine précise : « Les premiers ins­ crits ne représentaient pas un élément très intéressant : il y avait là surtout des chômeurs professionnels ou demi-chômeurs habitant les villes ; mais peu à peu le mouvement gagna les milieux ruraux qui vinrent à leur tour s’inscrire. Sur les hauts plateaux à démographie moyenne, ce mouvement n’atteignit à aucun moment une grande ampleur. Par contre en Kabylie, et avec le caractère à la fois âpre au gain et curieux d'aventures du Kabyle, les demandes furent mas­ sives. » Quant au CIE d’Oran, il ajoute que « l'appât de salaires élevés et parfois le goût de l'aventure ont primé sur tout sentiment de sym­ pathie envers l'Allemagne40». Révélateur de la misère des masses rurales et du surpeuplement de certains terroirs - on ne s'étonnera pas que ce soient les communes mixtes de Kabylie pourvoyeuses tra­ ditionnelles de l’émigration qui soient en première ligne - l'engoue­ ment pour la relève est une des manifestations du profond malaise local. Dans son rapport de juillet 1942, le CIE d'Alger consacre une longue analyse à la crise de la main-d’œuvre agricole. Il compare le salaire journalier de 19 à 24 francs «acquis péniblement après 10 heures de travail, au cours duquel ils useront peut-être le dernier

39. CAOM, GGA, 11H6I : bulletin mensuel du CIE Oran, juillet 1942. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE Constantine, juillet 1942. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE Alger, juillet 1942. 40. CAOM, GGA, 11H60, juiUet 1942; 11H58.

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vêtement qui leur reste », par les ouvriers agricoles, aux salaires de 70 à 80 francs par jour proposés par les industriels de métropole. La propagande en faveur de la relève faisant m iroiter des conditions encore plus favorables, la tentation est forte d’abandonner des salaires de misère pour aller chercher une situation meilleure, même au prix de l'expatriation. Si le nombre des candidats enregistrés peut apparaître comme un succès, leur profil ne correspond guère à l’attente des autorités. Or l’ambassade d'Allemagne à Paris, tenue au courant de la situa­ tion locale par les consulats d'Algérie, intervient vigoureusement le 22 juillet pour faire savoir que le Reich a également besoin de dix mille ouvriers non qualifiés et annonce l’envoi à Alger d’une mission d’étude dirigée par un collaborateur de Sauckel, R itter41. Cette mis­ sion, qui rejoint Alger dès la fin du mois de juillet, agit en fait pour le compte de l’oiganisation Todt. Instrum ent essentiel de la machine de guerre allemande, cette puissante structure est chargée de passer avec des firmes privées les marchés concernant les grands travaux de défense. Au printemps 1942, elle a été chargée de réunir les moyens nécessaires pour construire dans un délai réduit un ensemble défensif de grande envergure : l'Atlantikwall - le m ur de l'Atlantique -, système de fortifications gigantesque devant protéger le littoral de l'Europe de l'O uest42. Tenue de ravitailler les chantiers en matériel et en per­ sonnel et de contrôler l'avancement des travaux, elle va s’efforcer de capter à son profit ce réservoir de main-d’œuvre. Le gouvernement Laval, toujours soucieux de dém ontrer sa bonne volonté, ne s'oppose pas à cette exigence allemande. Les discussions menées entre la mis­ sion Ritter et les autorités algériennes aboutissent à un accord pré­ voyant l’organisation dès la En du mois d’août de trois convois hebdo­ madaires de deux cents individus chacun. Une fois prise la décision politique, reste à mettre sur pied l'organisation matérielle devant per­ mettre la sélection et l'acheminement des volontaires. Un contrôle sanitaire est ainsi organisé. L’Algérie connaît alors une épidémie de typhus ; vaccination, épouillage et quarantaine de trois semaines sont imposés aux candidats au départ. Des procédures simplifiées sont adoptées en faveur de l'organisation Todt : l'octroi de sauf-conduits collectifs accélère ainsi la constitution des convois. L’organisation mise en place par le gouvernement général permet entre la fin du 41. Archives nationales, 3W134. 42. Rémy Desquesnes, «L'organisation Todt en France (1940-1944)», Histoire, économie et société, n° 3, 1992. Jean-Paul Cointet le cite à propos des discussions entre Laval et Sauckel et le présente comme un collaborateur de ce dernier.

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mois d’août et le début du mois de novembre le départ de six mille cinq cents travailleurs. En la matière, on ne distingue guère de résis»— . tance passive des responsables locaux face aux exigences allem andes.^) Un fonctionnaire du Service du travail souligne au contraire lors de l’instruction du dossier Châtel la ponctualité du système. Le débar­ quement am éricain de novembre 1942 survient aim s que les moyens de parvenir à un recrutement de dix mille travailleurs par mois sont à l'étude au gouvernement général et que le passage du volontariat à la contrainte est envisagé pour le printem ps 194343.

Les difficultés de l'économie dirigée L'afflux des candidats au départ à l’annonce de la relève constitue un signe parm i bien d’autres des difficultés de l'économie locale. « Cette année est l'année des bons / Du sucre et du savon / La raison qu'est-elle devenue ? [Elle est devenue] folle / C'est ça le gouverne­ ment français44. » Cette chanson kabyle entendue à Guelma durant l'hiver 1941-1942 est révélatrice du pessimisme et de l'irritation des populations musulmanes. La littérature algérienne de langue fran­ çaise se souviendra dans ses premiers écrits de la misère de cette période. « Tant de mendiants aux yeux creux traînaient sur les routes leurs pieds ensanglantés et durcis que c’était à douter si la main de Dieu même aurait pu les rassasier et les vêtir tous », note Mouloud Mammeri dans La Colline oubliée. Mohamed Dib, dans Le Métier à tisser, évoquera l’invasion de Tlemcen par une foule de miséreux cher­ chant à survivre. Dans un mémoire virulent rédigé en août 1942, le docteur Bendjelloul rend l'adm inistration responsable de cette situa» tion et dénonce les dysfonctionnements de l'économie dirigée45. LES STRUCTURES DE L'ÉCONOMIE DIRIGÉE

L'intervention des pouvoirs publics dans la vie économique n’est pas née de la défaite. En métropole comme en Algérie, la grande crise des aimées 1930 puis l'approche du conflit avaient créé les conditions d'un interventionnisme accru. Vichy pourtant va pousser plus loin la tentative d'une économie dirigée. Cette situation renforce le poids des ministères économiques - ministère de l’Économie nationale, 43. Archives nationales, 3W134 gouvernement général. 44. CAOM, GGA, 11H60. 45. CAOM, GGA. 9H38.

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secrétariat (l'État à la Production industrielle, secrétariat d'É tat à l'Agriculture et au Ravitaillement - au sein de l'appareil d'É tat. Une évolution comparable est perceptible au sein du gouvernement général où la Direction de l’économie algérienne, la Direction des tra­ vaux publics et des mines, la Direction de l'agriculture se voient investies de missions de plus en plus lourdes tandis que se créent de nouveaux services reflétant les préoccupations du moment : Service du ravitaillement général, Service du contrôle des prix... P ar ail­ leurs, l’am pleur de la tâche à accomplir ne perm ettant pas de régler au niveau des adm inistrations centrales l’ensemble des problèm es, le législateur va être amené à m ettre en place des organismes d’u n type nouveau, associant la puissance publique et les représentants des intérêts privés, afin d’organiser à chaque stade de la vie écono­ mique une répartition optim ale des moyens disponibles. En décem bre 1941, quinze comités d’organisation et vingt-trois comités de contrôle ont été créés en Algérie. Les comités d'organisation ont générale­ ment été implantés dans les secteurs de l'industrie lourde et des biens de production. Ils dépendant de la Direction des travaux publics, des chemins de fer et des mines qui a proposé au gouverneur général la liste des membres des différents comités et le nom du com m issaire du gouvernement chargé de veiller à leur bon fonctionnem ent. Les comités de contrôle installés dans le secteur de l'agroalim entaire ou de l’artisanat dépendent quant à eux de la Direction de l'économie algérienne46. On ne s’étonnera pas de constater qu'un certain nom bre de présidences et de sièges dans les commissions consultatives aient été réservés aux grands notables de la colonisation. Le caractère « technique » de ces postes a amené l'adm inistration à faire appel à des hommes réputés pour leur bonne connaissance des questions éco­ nomiques. C'est le cas de Gustave Mercier, bien connu pour les nom ­ breuses fonctions officielles qu'il a occupées au cours d'une longue carrière de délégué financier, qui préside à la fois le comité d'organi­ sation de l'industrie extractive de l’Algérie et le comité de contrôle des combustibles ligneux. C'est aussi le cas de Charles Munck, fonda­ teur des organismes de coopération de la plaine de Bône, qui pré­ side le comité de contrôle du coton et siège dans de nombreux autres comités. On ne s’étonnera pas non plus de retrouver en bonne place dans ces organismes nombre de notables déjà présents dans les dif­ férentes institutions du régime. Le comité d'organisation de la m étal­ lurgie est ainsi présidé par Georges Breuleux, ingénieur des arts et métiers, qui occupe par ailleurs la fonction de président de la Légion 46. Comité régional de l’Algérie, L’Algérie économique nouvelle, op. cit.

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française des com battants pour le département d’Alger. L'industriel Gaëtan Lévêque, nommé maire d'Oran en 1941, siège dans le comité d’organisation du machinisme agricole. La sous-représentation des Algériens musulmans est manifeste : seuls quelques grands notables ont ainsi trouvé place au sein des différents comités. Alloua Benali Cherif, propriétaire foncier et huilier, membre de la commission financière, siège ainsi dans le comité de contrôle des corps gras d'ori­ gine végétale aux côtés de l'industriel Mustapha Tamzali. Un repré­ sentant de l'im portante famille Benchicou de Constantine fait partie du comité de contrôle des tabacs. Au bilan, la participation musul­ mane dans les différents comités n'excède pas 1 % du to tal47. La mise en place des sections de répartition et des comités d'organisation ne constitue qu'un volet de la politique économique de Vichy. Motivations idéologiques liées à l'exaltation du retour à la terre et contraintes matérielles induites par la pénurie alimentaire amè­ nent le régime à accorder également une grande importance à la réor­ ganisation du secteur agricole. Une loi du 2 décembre 1940 jette les bases d’une corporation paysanne destinée à faire de l’agriculture un secteur pilote dans l'évolution vers une économie de type corporatiste. À la base de cette nouvelle organisation se trouve le syndicat corpo­ ratif paysan, structure unique et hiérarchisée appelée à regrouper progressivement l’ensemble des actifs agricoles. En métropole même, la mise en œuvre de cette loi n'est pas allée sans difficultés : en 1943 elle est loin encore d'être totalement appliquée. En Algérie, l’idée d'une fusion dans un mouvement unique paraît difficilement compa­ tible avec le caractère hétérogène de l'agriculture locale. À défaut de réforme corporative, le contexte d'économie dirigée a tout de même amené l’Administration à intervenir dans la vie de l'agriculture algé­ rienne. Au gouvernement général, la Direction de l'économie générale définit en début de chaque campagne un certain nombre de consignes visant à orienter les grandes cultures en fonction des besoins locaux et de ceux de la métropole. Ces impulsions sont ensuite transmises dans chaque département par le réseau des maisons du colon, struc­ tures regroupant dans les mêmes locaux les services administratifs, les organismes de crédit et d'assurance et les groupements profes­ sionnels. L’intervention administrative ne se limite pas à ces consignes d’ordre général. Elle passe également par une abondante réglementation qui porte aussi bien sur les conditions de culture 47. CAOM, GGA, 7CAB10 : cabinet du gouverneur Catroux, dossier sur les comités d’organisation comprenant une documentation concernant essentiellement l’année 1942.

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- une loi du 20 août 1940 oblige ainsi les domaines viticoles de plus de cinq hectares à consacrer une part de leur terre à la production de cultures vivrières - que sur l'établissement des prix et la formation des marchés. Un secteur se trouve tout particulièrement encadré du fait de son importance pour le ravitaillement des populations locales, celui de la céréaliculture. La loi du 17 novembre 1940 a ainsi ins­ titué une Section algérienne de l'office national interprofessionnel des céréales, dotée de laides prérogatives. Présidée par Gratien Faure, qui apparaît décidément comme l'un des grands notables du moment, la SAON1C dispose de l'exclusivité du marché des céréales et exerce sa tutelle sur l'ensemble des coopératives agricoles et des sociétés indi­ gènes de prévoyance, ainsi converties en instrum ents de l'économie dirigée. C'est la SAON1C qui fournit le ravitaillement général et fixe les quantités allouées à chaque rationnaire. Toute opération de commerce ou de troc, toute circulation de céréale sont en principe interdites hors de son contrôle48. L’am pleur même de cette tâche laisse deviner les difficultés pratiques qui ne manquent pas de surgir, les pesanteurs du circuit officiel incitant les producteurs à tenter de s'y soustraire. Visant à encadrer en amont la production, le système dirigiste mis en place par Vichy doit également assurer en aval l’oiganisation du ravitaillement des populations. Un service du ravitaillement général a été ainsi créé au niveau du gouvernement général, relayé par des directions installées dans chaque préfecture. Des commis­ sions de ravitaillement présidées par les maires ou les adm inistrateurs de commune mixte assurent enfin au niveau local le fonctionnement quotidien du système : délivrance des cartes d'alimentation, des bons et des tickets, distribution des produits contingentés. Des organismes parapublics sont associés à cette tâche : les comités d’organisation ou de contrôle et les comités interprofessionnels, au premier rang des­ quels la SAONIC, participent à la collecte des statistiques nécessaires pour établir l'inventaire des ressources disponibles et des besoins locaux, et veillent à l’approvisionnement des services du ravitaille­ ment. Sous le contrôle de la SAONIC, les sociétés indigènes de pré­ voyance jouent un rôle très im portant dans le ravitaillement des populations musulmanes. La Légion française des com battants enfin

48. Mohamed Mammeri, Situation politique, économique et sociale de l’Algérie mdant la Deuxième Guerre mondiale (1939-1944), doctorat de 3* cycle, Paris SorMine, 1989, p. 270 et suiv.

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s'est fait attribuer des fonctions de contrôle sur les marchés afin de surveiller l’application de la réglementation des prix49. UNE CONJONCTURE DÉFAVORABLE

La mise en place du lourd appareil de direction et d’orientation de l’économie que nous venons de présenter ne semble pas être par­ venue à enrayer le processus de dégradation de la situation locale. Celle-ci tient aussi bien à l’évolution des ressources propres de l'Algérie qu’à celle des échanges qu'elle est en mesure d'effectuer avec l'extérieur. Les bonnes récoltes de 1941 avaient contribué à apaiser les tensions apparues au sortir de l'hiver précédent. En 1942, la conjoncture agricole s'annonce beaucoup moins favorable. Les condi­ tions météorologiques ont leur part dans cette situation : la rigueur de l'hiver 1941-1942, la sécheresse du printemps affectent les cultures. Le manque de sulfate de cuivre entraîne le développement de maladies cryptogamiques dans la viticulture. La pénurie de carbu­ rants qui prive l’agriculture céréalière de moyens mécaniques puis­ sants, notamment au moment des labours, remet en cause les progrès des rendements acquis durant l'entre-deux-guerres. Dès le mois de m ai 1942, une enquête réalisée auprès des différentes communes mixtes laisse présager du caractère très déficitaire de la récolte en céréales. Ces prévisions pessimistes sont confirmées au lendemain des récoltes. La production de céréales, qui avait atteint 80 millions de quintaux en 1941, tombe à 11,2 millions en 1942. Avec 12 millions d'hectolitres, la viticulture retombe à son niveau des années 1920, les pouvoirs publics décidant d'ailleurs d'abroger face à ce recul les mesures malthusiennes adoptées dans les années 1930 pour réguler un secteur alors menacé de surproduction. Les principales cultures vivrières - dattes, pommes de terre, légumes secs, figues - accusent elles aussi un déficit sensible. Les seuls secteurs épargnés sont ceux des agrumes et des cultures maraîchères qui du fait des progrès de l’irrigation connaissent depuis 1940 un im portant développement. L'évolution du commerce extérieur de l'Algérie n'améliore guère la situation locale. Les importations tombent en 1942 à un million de tonnes, niveau inférieur de moitié à celui de 1940 : la métropole, elle-même en situation difficile, n’est pas en mesure de venir en aide à l'Algérie. Le problème des carburants s'avère particulièrement déter­ m inant : les quelque cinquante mille tonnes de charbon envoyées 49. Organisation reconstituée à partir des indications contenues dans les rap­ ports mensuels des CIE des différents départements : CAOM, GGA, 11H58 (Alger), 11H61 (Oran), 11H60 (Constantine).

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mensuellement vers l'Afrique du Nord sont loin de suffire aux besoins locaux. La pénurie de produits textiles constitue également l'un des problèmes pesant le plus lourdement sur la vie quotidienne des popu­ lations locales. L’occupation par l'Allemagne des principales régions de production textile en métropole, l’insuffisance des stocks locaux laissent rapidem ent l’Algérie totalement démunie. Dans les vitrines des magasins d'habillem ent des grandes villes, de savants étalages de cravates tentent de m asquer l'absence de complets, de vestes et de lingerie. Dans les centres de l'intérieur et tout particulièrem ent sur les hauts plateaux au climat rigoureux, la situation prend une tour­ nure dramatique, les populations se trouvant dans l’incapacité, faute de vêtements convenables, d’effectuer les travaux agricoles et ne pou­ vant, par manque de linceul, ensevelir leurs morts conformément à la coutume. Frappé par ce problème lors de son voyage en Algérie, Pierre Pucheu est à l’origine d’une « journée nationale nord-africaine de collecte des textiles » qui a lieu le 28 mai 1942. Les exportations algériennes se m aintiennent à un niveau plus élevé, avec deux mil­ lions de tonnes expédiées pour l’essentiel vers la métropole. Dans un pays qui souffre de surabondance monétaire et d’une pénurie de nom ­ breux produits, l’excédent de la balance commerciale n’est pas signe d'une bonne santé économ ique50. En l'occurrence, il révèle plutôt le poids de la contribution de l’Algérie au ravitaillement de la métropole et signifie pour les populations locales un prélèvement supplémen­ taire sur des ressources déjà insuffisantes. Dans le cadre des confé­ rences nord-africaines du ravitaillement, les représentants des auto­ rités métropolitaines et ceux des gouvernements locaux établissent les programmes d'expédition. Lors de la conférence des 18 et 20 juillet 1942, un bilan de l'année 1941 est établi. Au cours de cette période, l'Algérie a pu s'acquitter du contrat de 450 000 quintaux de céréales négocié avec les services métropolitains du ravitaillem ent Elle a pu envoyer également 220 000 moutons sur pied et 50 000 car­ casses réfrigérées et congelées. Dans un pays où la viande de cha­ meau a fait son apparition sur les étals des boucheries, le spectacle de l'embarquement des moutons vers la métropole a marqué les esprits des populations locales et revient souvent dans les souvenirs de cette période. L'Algérie a également exporté en 1941 4800000 hectolitres 50. Archives nationales, F60-774. Le général Weygand constatait déjà lors d’une conférence nord-africaine du ravitaillement du 20 août 1942 : « Si la métropole pouvait donner aux Africains des produits à acheter, on n’entendrait pas cette réponse souvent recueillie quand on leur demande de vendre leur orge et leur bétail et en particulier leurs moutons : Pourquoi vendrais-je puisque je ne puis rien acheter ? >

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de vin vers la métropole. Pour 1942, les chiffres des expéditions sont revus à la baisse lors de la conférence de juillet. Les représentants de l’Algérie soulignent ainsi l’impossibilité dTionorer le nouveau contrat de 450 000 quintaux de blé souscrit en avril 1942. Le caractère très déficitaire de la récolte et les craintes pour la soudure algé­ rienne de 1943 rendent difficile d'aller au-delà des 221 000 quintaux qui ont déjà été envoyés en métropole à la fin du mois de juillet. En ce qui concerne les expéditions de moutons, le contingent prévu pour la campagne de 1942 est fixé à 180000 bêtes sur pied et 20 000 carcasses, plus de la moitié ayant été livrée au moment de la conférence51. La contribution algérienne ne semble pas s’être limitée à ces livraisons officielles négociées entre administrations. Un circuit commercial «privé» semble en effet s'être maintenu. Réglementés p ar les comités d'organisation ou de contrôle, soumis à l’obtention de licences d'importation ou d'exportation délivrées par les bureaux du commerce de la Direction de l'économie algérienne, des contrats privés ont continué à être conclus de part et d’autre de la Méditer­ ranée. Ces contrats semblent avoir été très rém unérateurs pour cer­ tains producteurs algériens, les situations de pénurie engendrant naturellem ent des possibilités de bénéfices importants. Dans un article publié au printemps 1942 dans la Revue des deux mondes, l'agronome Charles Cornu évoque l'essor des cultures fruitières et m araîchères en Algérie et rapporte le témoignage d'un primeuriste de Zéralda qui a vendu ses tomates de février 50 francs le kilo aux Halles de Paris. Dans les Annales de géographie, un autre bon connaisseur de l'économie algérienne, Robert Thintouin, estime à la même date que depuis la guerre les plus-values offertes aux produits du sol par les demandes locales et françaises contribuent à stimuler les initiatives particulières52. Des licences d’exportation semblent également avoir été accordées à des producteurs de céréales, dont les envois seraient venus s'ajouter aux «participations spéciales» au ravitaillement métropolitain consenties dans le cadre des conférences nord-afri­ caines. C’est donc une part non négligeable des ressources locales qui, par des circuits divers, ont été orientées vers la métropole. Tous ces produits ont-ils profité au seul ravitaillement des populations fran­ çaises ? Beaucoup des contemporains en ont douté. Dans les années 51. Archives nationales, F60-774 : conférence nord-africaine du ravitaillement, juillet 1942. 52. Charles Cornu, « L'Algérie agricole », in Revue des deux mondes, 1942. Robert Thintouin «Évolution récente de l’économie algérienne», Annales de géographie, op. cit.

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qui ont suivi la libération de l’Algérie, la presse de gauche n’a pas manqué d'accuser les «seigneurs de la colonisation» de s'être enrichis en fournissant les forces de l'Axe53. LA DÉGRADATION DE LA VIE QUOTIDIENNE : DES POPULATIONS DUREMENT AFFECTÉES

Les populations locales ont évidemment pâti de ce contexte général et les diverses sources concernant l’année 1942 soulignent les nombreuses difficultés qui sont désormais le lot de la vie quoti­ dienne en Algérie. La mise en service des cartes de rationnem ent, les distributions publiques de produits contingentés, jugées insuffi­ santes et trop irrégulières, sont l'occasion de frictions avec les agents locaux du ravitaillement, souvent soupçonnés d’incompétence ou de malhonnêteté. À Oran et à Orléansville, une enquête du contrôle du ravitaillement révèle les trafics illicites de certains conseillers m uni­ cipaux contribuant à renforcer le sentim ent de méfiance des popula­ tions locales54. Plusieurs caïds ont été également accusés de détourner les produits contingentés dont ils doivent assurer la distri­ bution. Dans un mémoire rédigé en mars 1942, Ferhat Abbas accuse certains maires de ne se préoccuper que du ravitaillement euro­ péen : « Il serait équitable, écrit-il, que la loi oblige chaque com mune à créer une commission du ravitaillement mixte où les M usulmans soient en nombre égal aux Européens55. » Ce sentim ent d’injustice semble partagé par une partie de la population indigène. En effet, malgré la volonté affichée par les autorités de ne pas introduire d'iné­ galités de droits entre les populations, un certain nombre d'inégalités de fait sont observables. Ainsi, en juillet 1942, l'adm inistration inflige une peine de trois mois d'assignation à résidence à un négociant de Saint-Denis-du-Sig qui avait déclaré : « Le gouvernement du M aréchal nous appelle "nos frères musulmans" mais on ne nous considère pas 53. Bernard Costagliola, Les Relations maritimes entre la France et son Empire juin 1940-novembre 1942, thèse de doctorat d’histoire, Paris-IV, 1992, p. 673. Costagliola signale que plusieurs réunions de responsables économiques de Vichy soulignent la nécessité d'« empêcher que les marchandises [...] destinées aux besoins français ne soient achetées [...] hors contrat ». Un informateur britannique transmet à son gouvernement : « Les produits d'outre-mer arrivant à Marseille sont achetés par l’intendance [...] 60 % sont envoyés en territoire occupé où ils passent à l’ennemi. 10 % sont envoyés à l’ennemi et les 30 % qui restent sont vendus à l’alimen­ tation. Les agents allemands achètent une grande partie de ces 30 % » (p. 435). 54. Archives nationales, F60-811 : rapports de quinzaine du deuxième bureau de la division Constantine 28 (octobre 1942). CAOM, GGA, 11H58 et 11H61 : rapports mensuels du CIE d’Alger et d'Oran, juillet 1942. 55. CAOM, GGA, 11H58 : d té en annexe du rapport du CIE d’Alger, mars 1942.

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comme des frères puisque nous n’avons qu’un dem i-quart d'huile alors que les Européens en ont un q u art56. » De même les indigènes des communes mixtes auxquels on a alloué une ration de céréales sous forme de grains se plaignent de ne pas avoir accès aux boulan­ geries pour acheter du pain même lorsque leur ration n'a pas été déli­ vrée à temps ou lorsqu'elle se révèle insuffisante. Plus déterm i­ nantes encore sont les inégalités géographiques. La pénurie de moyens de transport et de carburant interdit en effet aux services du ravitaillem ent d'assurer un approvisionnement homogène des diffé­ rentes régions. Ces disparités sont perceptibles entre les grandes villes du Tell : un rapport d'octobre 1942 signale ainsi les « amères compa­ raisons » faites par les habitants d'Oran quand ils apprennent la dis­ tribution officielle à Alger « de denrées alim entaires dont l'absence est depuis longtemps constatée sur le marché oranais ». Ces inégalités sont beaucoup plus sensibles entre les grandes régions agricoles du littoral et celles plus défavorisées comme la Kabylie, les hauts pla­ teaux ou les territoires du Sud. En confrontant le nombre de rationnaires recensés aux quantités de grains distribués sous le contrôle de la SAONIC, on a pu établir que la moyenne des rations allouées en 1941 était approximativement de 6 kg par personne et par mois. Cette moyenne cache mal les grandes disparités observables sur le ter­ rain. Ainsi un rapport rédigé par la section politique de la Délégation générale quelques jours avant le départ de Weygand signalait qu'à l'autom ne 1941 les rations ne dépassaient guère 3 kg par personne et p ar mois en Kabylie et que dans certaines régions des territoires du Sud elles n’excédaient pas 0,17 kg par personne et par m ois... Ce rapport dénonce l'inadaptation au mode de vie des populations du Sud d’un système d’économie dirigée qui perturbe les équilibres tra­ ditionnels et se révèle incapable d'y substituer une rationalité supé­ rieure. Il évoque « la situation des nomades qui venant du Sud algé­ rien sur les hauts plateaux, chaque été, en achaba, ne peuvent désorm ais faire leur ravitaillement familial en grains (à cause de l'office du blé) ni transporter et vendre des dattes (à cause de la créa­ tion d'un consortium d’achat) ni vendre des toisons (à cause de la collecte de la laine). H en résulte que les déplacements de ces pasteurs deviennent économiquement impossibles, que dès lors leur bétail m ourra de faim au Sahara, enfin que les autorités devront (ce qu'elles com mencent dès à présent à faire) transporter à grands frais sur des cam ions du blé vers les oasis du Sahara, où périraient dans 56. CAOM, GGA, 9H28 : rapports sur différentes communes du département d'O ran ; rapport du 23 juillet 1942, dossier Saint-Denis-du-Sig.

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l'immobilité les nomades et leurs troupeaux. Il n'a pas été possible jusqu'à présent de m ettre d'accord l'office du blé et la direction des territoires du Sud pour résoudre un pareil problème, alors qu'un simple préfet aurait dû réussir à en im poser la solution57 ». Les moyennes citées plus haut ne traduisent pas non plus les variations annuelles des rations allouées par les services du ravitaillement ou les SIP. Les lim ites des moyens de stockage et la crainte de voir s’altérer les réserves font en effet que les rations abondantes au lendem ain des récoltes vont ensuite en s'am enuisant. Cette incapacité à éviter de pareilles disparités constitue un constat d’échec pour l'économ ie dirigée. Chargée de réguler le m arché des céréales, la SAONIC s’est révélée au-dessous de la tâche qui lui avait été assignée et fait l'objet de nombreuses critiques y com pris dans les milieux officiels. Limitée pour le pain, grâce à un système de prim e aux produc­ teurs de farine consentie par les pouvoirs publics, la hausse des prix est plus sensible pour d’autres produits de consommation courante et son évolution reflète la pénurie croissante de certains biens. Le prix des vêtements connaît ainsi une hausse vertigineuse : en décem bre 1941 à Mostaganem, une gandoura se paie 300 à 400 francs, alors que le salaire journalier d'un ouvrier agricole n’excède pas 20 francs... Toutefois, les prix officiels ne sont pas le seul indicateur à prendre en compte pour évaluer l’évolution du coût de la vie. En effet, dès 1941 s'est mis en place hors des circuits officiels un système complexe de m arché noir. La forme la plus élém entaire du marché noir apparaît comme un réflexe de défiance à l'égard d'une économie dirigée inca­ pable de faire face aux besoins des populations. Dans les régions de l’intérieur et du Sud, souvent mal desservies par le ravitaillem ent officiel, les Algériens musulmans se sont ainsi efforcés d'organiser de façon clandestine des provisions familiales de grains, fruits et huile. Pour alim enter ce circuit - un rapport parle même d'un « système occulte d'économie indigène repliée sur elle-m êm e58 » - , les producteurs falsifient les déclarations de récolte faites auprès des autorités, grossissent la part qu’ils ont le droit de conserver pour les semences et l'autoconsom m ation familiale et cachent leur cheptel. Les consom m ateurs s’organisent de leur côté pour aller s'approvi­ sionner directem ent auprès des producteurs, court-circuitant ainsi les circuits de l'économie dirigée. Le m arché noir ne se lim ite pas aux zones rurales de l’Algérie musulmane. Dans les villes également, la 57. SHAT, 1P215 : rapport du 31 octobre 1941, section politique de la Déléga­ tion générale. 58.SHAT, 1P215 : rapport du 31 octobre 1941.

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recherche de denrées susceptibles d’améliorer les rations allouées par le ravitaillement officH suscite de nombreux trafics. Ainsi il est fré­ quent que des Algériens musulmans revendent leur ration de sucre afin d'accroître leurs revenus et d'avoir accès à d'autres produits plus essentiels à leur alimentation. Ces rations sont parfois rachetées par des commerçants européens qui les revendent ensuite à un prix lar­ gement supérieur. Les produits contingentés : café, beurre, huile, blé sont disponibles sur le marché parallèle à des prix qui peuvent atteindre deux à quatre fois le prix du marché officiel. Au printemps 1942 à Constantine, le prix du café au marché noir atteint 150 francs le kilo et celui du beurre 120 francs. À l’automne, alors que les SIP achètent le blé dur autour de 350 francs le quintal, le même produit peut s'échanger 800 à 900 francs au marché n o ir59. Pour ajouter au cycle des malheurs du temps, le typhus fait sa réapparition en 1941. « La pénurie de vêtements, la rigueur de la saison et les difficultés de déplacement des services communaux d’hygiène se font sentir d’une manière pénible dans toute la population indigène. Dans ces conditions, les affections pulmonaires et les cas de typhus se dévelop­ pent avec une intensité inconnue jusqu'alors », note le chef du CIE de Constantine dans son rapport mensuel de décembre 1941. L'affai­ blissement des populations sous-alimentées, l'insalubrité et le surpeu­ plement de l'habitat indigène vont offrir un terrain propice à la pro­ pagation de l'épidémie, les hauts plateaux, la Kabylie et le sud du département d’Oran constituant les principaux foyers. Après une pre­ mière poussée durant l’été 1941, l’épidémie atteint son point culmi­ nant au printemps 1942. Maladie de la misère, on notera quelle frappe onze fois plus de Musulmans que d’Européens en 1942 - 30 473 cas recensés chez les premiers, 2 782 chez les seconds. Problèmes de ravitaillement et d’hygiène, réapparition d'épi­ démies, défaillance de l’encadrement médical - à la pénurie de médi­ caments s’ajoutent les effets de l'exclusion des populations juives des professions de santé - expliquent la pointe de mortalité enregistrée en 1942. Perceptible chez les Européens - 11 486 décès en 1939, 17143 en 1942 -, cette surmortalité est très accusée chez les Musulmans avec 233 388 décès, soit plus du double du niveau de 1939. L’inégalité devant la mort s'est donc considérablement accen­ tuée entre les deux communautés. En 1939, le taux de mortalité s’éta­ blissait en effet autour de 124 %o pour les Européens et de 165 %o pour les Musulmans. En 1942, il est de 157 %o pour les Européens et 59.CAOM, GGA, 11H60 : rapports mensuels du CIE de Constantine, février 1942.

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de 335 %o pour les M usulmans... Rappelons pour donner u n élé­ m ent de référence que dans le même temps il passait de 155 %o à 169 %o pour les populations métropolitaines. Partant d'un niveau de m ortalité relativement élevé, lié au vieillissement de sa population, la métropole, contrairem ent à certaines idées reçues, semble donc avoir été en définitive moins affectée que l'Algérie par la surm ortalité de guerre60.

Le mûrissement du malaise local Certaines épreuves unissent, d'autres au contraire divisent. La défaite de juin 1940, catastrophe brutale et inattendue, avait contribué à rapprocher, au moins tem porairem ent, dans le sentim ent d'un deuil partagé une bonne partie des populations algériennes. Les difficultés quotidiennes qui ont suivi ont eu un effet opposé. Ém ous­ sant les patiences, suscitant de part et d'autre frustrations et senti­ ment d’injustice, elles s’accompagnent d’une montée des tensions de plus en plus perceptible tout au long de l'année 1942. LA DÉGRADATION DES RELATIONS INTERCOMMUNAUTAIRES : UN FACE-À-FACE DE PLUS EN PLUS CONFLICTUEL

Le 29 octobre 1941, dans son dernier discours radiodiffusé, dont on a surtout retenu la fameuse formule « Bonté ne signifie pas fai­ blesse », Weygand avait révélé publiquement l'existence de tensions croissantes entre les deux communautés. Sa semonce paternaliste n'allait pas suffire à dissiper un malaise aux racines plus profondes. Dès 1941, de nombreux rapports notent que le mécontentem ent des populations, provoqué par la détérioration de la situation écono­ mique, débouche sur une opposition entre l'élément européen et l'élé­ m ent indigène. Dans les villes, les files d'attente du ravitaillem ent, l'entassem ent dans les transports en commun moins nombreux pour cause d’économie d'énergie m ultiplient les occasions de contact entre les populations. Dans un contexte de pénurie, cette intim ité imposée par les circonstances ne se prête guère à la fraternisation. Dans le monde rural, l'opposition entre les deux com m unautés se focalise sur la question de la main-d'œuvre indigène dont les besoins se sont déve­ loppés du fait du retour, faute de carburant, vers une agriculture plus manuelle. Or, constate le préfet Pagès dans un rapport du 60. Annuaire statistique de l'Algérie 1939-1946, op. cit. Alfred Sauvy, La Vie économique des Français de 1939 à 1945, op. cit.

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19 décembre 1941, « la main-d'œuvre ne manque pas mais elle ne s'em ploie pas. Tous les sous-préfets, adm inistrateurs de communes e t m aires sont d'accord à ce sujet61 ». La paresse des indigènes, l'im portance des revenus que leur procurerait la revente des tickets d'alim entation, la concurrence des chantiers publics ouverts par l'adm inistration sont généralem ent invoqués par les représentants de la colonisation pour expliquer ce phénomène. Le capitaine Schoen, chef du CIE de la préfecture d’Alger, insiste lui sur l'aspect social de la question. Là où les colons dénoncent « l’indolence naturelle » des indigènes, Schoen m et en avant l'indigence des salaires perçus par les ouvriers agricoles. Compte tenu de l'inflation, le salaire réel de 1942 ne représenterait plus en effet que la moitié de celui de 1914... La revalorisation de 10 à 20 % consentie par les arrêtés gubem atoriaux des 20 et 27 février 1941 se révèle trop limitée : pour suivre la hausse du coût de la vie, les salaires journaliers devraient s'établir autour de 35 francs ; or rares sont ceux qui atteignent 20 francs. Le capitaine Schoen ne s'étonne donc pas que dans ces conditions les fellahs ne se satisfassent pas de salaires agricoles « acquis péniblem ent après dix heures de travail au cours desquelles ils useront peut-être le der­ nier vêtement qui leur reste», et recherchent d'autres sources de revenus pour se procurer le minimum v ital62. Lors du voyage de Pierre Pucheu, ces tensions vont apparaître au grand jour et se cris­ talliser autour des prises de position des responsables des deux com m unautés. Rompant avec l'unanimism e de façade qui accom­ pagne ordinairem ent les déplacements officiels, les responsables euro­ péens ne craignent pas en effet d'afficher dans leurs discours un «esprit colon» non dissimulé. Le conseiller national Émile Bordères, ancien président des Délégations financières, porte-parole des m aires d’Algérie, demande ainsi un accroissement des pouvoirs des chefs de commune, en particulier dans le domaine disciplinaire. Louis Aymes, président du syndicat des agrum iculteurs, s'exprim ant au nom de la cham bre d'agriculture d'Alger, déplore « la véritable vague de paresse » des indigènes. « Recevant aujourd’hui des salaires convenables [il] trouve m utile d’être persévérant. U faut à tout prix ram ener nos ouvriers au travail. [...] Rappelez-vous que les hommes qui ont bâti l'Algérie sont des Français, que tout ce que vous avez vu a été fait par eux, que leurs enfants sont très fiers d’être français, qu’i) 61. Archives privées Pagès. 62. CAOM, GGA, 11H58. La question des salaires agricoles est évoquée de façon régulière dans les bul­ letins mensuels rédigés par le CIE : rapports de janvier et février 1941, de février, avril, mai et juillet 1942.

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ne faut pas les diminuer à leurs propres yeux par des assimilations hâtives et mal digérées, qu'il faut maintenir ici le prestige de la race française », déclare-t-il63. À Oran, René Bisch, président de la chambre de commerce, s'en prend lui aussi à «l'indolence des autochtones » et souhaite pour résorber la crise de la main-d'œuvre l’encadrement des fellahs par « des chefs français, techniciens de la culture ayant des pouvoirs disciplinaires étendus64 ». Prononcés lors de manifestations publiques, reproduits par la presse, ces propos que le chef du CIE d'Alger qualifie de « déballage de colonialisme » vont entraîner de nombreuses réactions des représentants de la commu­ nauté musulmane. Privés des tribunes que leur donnaient autrefois les assemblées représentatives ou les joutes électorales, ceux-ci peuvent difficile­ ment en appeler à l'opinion. Dans un régime autoritaire, ils vont donc tenter d’agir directement auprès des pouvoirs publics. Tel est l'objet des nombreux mémoires revendicatifs qui parviennent auprès de la haute adm inistration dans les semaines qui suivent la visite de Pucheu. Ces manifestes émanent de personnalités très diverses. Ferhat Abbas, en mars, et le docteur Bendjelloul, en août, envoient deux textes très critiques qui révèlent leur prise de distance avec le régime. D’autres notables, choisis pour leur modération afin de siéger dans les institutions mises en place par Vichy, jugent eux aussi néces­ saire de faire connaître aux pouvoirs publics le malaise de l’Algérie musulmane. Les conseillers nationaux Boukerdenna et Ibnou Zekri se joignent pour rédiger un texte qui, tout en se réclamant des prin­ cipes de la Révolution nationale, souligne la nécessité de réformes sociales afin de soulager les misères de la population indigène65. Le docteur Tamzali, membre de la commission financière, s'exprimant surtout sur les problèmes de la Kabylie dont il a été longtemps l'élu, et Benchiha Boucif, membre de la commission administrative d'Oran et porte-parole des milieux ruraux, rédigent eux aussi un mémoire revendicatif. Ces textes révèlent l'indignation suscitée par les discours des responsables européens. Benchiha Boucif, qui connaît la situation difficile de l'Algérie rurale, a été choqué par les attaques dont ont fait 63.CAOM, GGA, 11H58, mars 1942. (A. L'Écho d'Oran, 25 février 1942. 65.CAOM, GGA, 11H58, mars 1942, 11H60, août 1942. L’évolution de ces notables modérés inquiète particulièrement Augustin Berque qui entretient avec eux de longue date des relations amicales. «Ibnou Zekri luimême, d’habitude si ouvert, si confiant - nous le fréquentons depuis plus de vingt ans -, se dérobe », notait-il en août 1942 cité par Jean-Louis Planche dans « Violence et nationalismes en Algérie (1942-1945)», Les Temps modernes, n° 590, octobrenovembre 1996.

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l’objet les ouvriers agricoles musulmans : «Dit-on d'une machine qu'elle est paresseuse lorsqu'on ne lui a pas fourni sa ration d'huile, d'essence ou de charbon ? U en est de même du travailleur indigène qui se guérira comme par miracle de son inquiétante "paresse” dès qu'il aura retrouvé la plénitude de ses moyens physiques. » Rejoignant Ferhat Abbas, il s'inquiète également de l’extension du pouvoir des maires nommés en matière disciplinaire. « Si l'on veut bien serrer de plus près encore les faits, le terme de féodalisme que l'on pourrait juger ici aventuré ou excessif va retrouver tout son véritable sens. On ne saurait oublier en effet que la plupart des maires algériens sont des colons et qu’à ce titre ils emploient un nombre considérable de tra­ vailleurs agricoles musulmans. Leur droit de patronat, légitime en soi lorsqu'il est exercé avec conscience et civisme, se trouvera renforcé par leur pouvoir municipal dont il est justement question de reculer les limites », écrit-il66. Plusieurs signes démontrent que ces griefs sont partagés par une bonne part de l’élite musulmane. Ainsi dans de nom­ breuses municipalités se manifeste le mécontentement des conseillers municipaux indigènes qui se plaignent d’être exclus du processus de décision. Le 11 juillet 1942, six conseillers municipaux indigènes d'Alger démissionnent de leur fonction pour protester contre l'autori­ tarisme du maire Albin Rozis qui leur refuse toute participation effec­ tive à la gestion des questions sensibles comme celles du ravitaille­ ment. Le premier adjoint indigène, pourtant polytechnicien, n'avait obtenu qu’une seule délégation concernant l’entretien des cimetières musulmans... Le CIE d’Alger signale que le cas d’Alger n'est pas isolé et que dans plusieurs villes du département des conseillers indigènes, « découragés de se sentir tenus à l’écart de tout travail utile, s’enfer­ ment dans une réserve morose mais n'osent démissionner de crainte de passer pour de mauvais esprits ». Même constat dans le départe­ ment de Constantine où l'on signale des tensions dans les conseils municipaux de Philippeville, Batna, Chateaudun-du-Rhumel67. Au marché de Philippeville le 17 juin 1942, lors d’une altercation qui oppose un indigène à un gardien de la paix, un conseiller municipal musulman présent dans l'attroupement qui se constitue autour des protagonistes déclare que les indigènes seront obligés de se soulever et de se révolter pour obtenir justice68. Dans ce contexte tendu, les leaders d’avant-guerre de la communauté musulmane retrouvent 66. CAOM, GGA, 11H61 : bulletin mensuel du CIE d’Oran, mars 1942. 67. CAOM, GGA. 11H58, juillet 1942, 11H60, septembre 1942. 68. CAOM, GGA, 9H31 : série de rapports sur le département de Constantine, dossier arrondissement de Philippeville, rapport du 17 juillet 1942 rédigé par l’officier des Affaires militaires musulmanes de la place de Philippeville.

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auprès de leurs coreligionnaires une audience que le changem ent de régime semblait avoir réduit. Ainsi à Sétif en avril 1942, lorsqu’un incident éclate sur le marché après qu’une femme m usulm ane a été bousculée par la police, une foule se porte chez Ferhat Abbas pour solliciter son intervention. Fidèle à son attitude conciliatrice, l'ancien conseiller général se rend stlr les lieux afin de désam orcer le conflit Pour cela, il doit toutefois traverser la ville à la tête d’une foule musulmane d'un millier de personnes, spectacle qui suscite une cer­ taine émotion auprès de la population européenne6’. Le docteur Bendjelloul, dont l'influence semblait avoir décliné depuis l’arm istice, prouve qu'il conserve lui aussi un certain crédit auprès de ses conci­ toyens. Le 5 juillet 1942, douze mille Musulmans se réunissent à son appel dans le cimetière de Constantine, pour protester contre l'arres­ tation en Inde de Gandhi. L'objet de cette manifestation n ’est pas sans am biguïté : en se réclam ant de Gandhi, symbole de la lutte pour l'ém ancipation des peuples colonisés, elle revêt une dim ension antico­ lonialiste que le pouvoir ne peut que réprouver; toutefois, p a r sa dimension antianglaise, elle rejoint certains aspects de la propa­ gande du régime. Pour les participants, il s'agit sans doute avant tout de protester, par une manifestation com m unautaire organisée hors de tout contrôle de l'adm inistration, contre les difficultés de l'heure. Le message est encore plus explicite lors d'une deuxième m anifestation organisée une fois encore à l’initiative de Bendjelloul en août 1942 à l'occasion de la visite à Constantine d'Yves Châtel : plusieurs cen­ taines de fellahs défilent alors sous les fenêtres de la préfecture pour offrir le spectacle de leur misère au chef de la colonie. Au lendemain de cette initiative, qui lui vaut une semonce furieuse du gouverneur général, Bendjelloul décide de suivre l'exemple de Ferhat Abbas qui a abandonné en juillet 1942 ses fonctions de membre de la commission financière. Désormais libérés de tout engagement à l'égard du régime, les anciens leaders de la Fédération des élus de Constantine s'orien­ tent donc vers une opposition plus radicale. Il est vrai que les autorités locales n'ont guère tenu com pte des avertissements et des revendications des responsables musulmans, pas plus que des conseils du capitaine Schoen. Au printem ps 1942, une série d’arrêtés gubem atoriaux met sur pied, conformément aux demandes des représentants de la colonisation, un dispositif visant à contraindre la main-d'œuvre indigène à s'acquitter des différents tra­ vaux agricoles. Une carte de travailleur est ainsi instituée à partir du 15 mai 1942. Visée par l'employeur, elle est ensuite exigée p ar les* 69.CAOM, GGA, 11H60, avril 1942.

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services du ravitaillement lors de la distribution de tickets d'alimen­ tation ou de produits contingentés. L'approvisionnement en pain des fellahs passe désormais par l'intermédiaire du patron. « Le travail est aujourd'hui un devoir absolu pour tous. Celui qui refuse d'apporter sa contribution à la collectivité ne doit rien obtenir d'elle en retour », déclare le gouverneur Châtel afin de justifier la croisade de la maind'œuvre entreprise par l'administration. Si ces mesures contrai­ gnantes ne suffisent pas à pousser la main-d'œuvre à s'employer, un arrêté gubernatorial du 10 mai 1942 prévoit la possibilité pour les maires et les adm inistrateurs de communes mixtes de constituer des groupes de travailleurs encadrés, avec recours si nécessaire à la force publique70. Cette série de mesures ne contribue guère à apaiser les tensions entre les deux communautés. Du côté européen, on souhaite l'application dans toute sa rigueur de cette nouvelle législation du travail. Lors d'une réunion organisée à la préfecture d’Alger pour dis­ cuter de l’organisation des moissons, le préfet Pagès, apercevant dans l'assistance Augustin Ibazizen, avocat kabyle membre du bureau poli­ tique du PSF, doit rappeler à plus de modération les responsables européens. À la même date, un ancien conseiller général de Constan­ tine, membre de la célèbre famille Ben Badis, déclare au retour d'un séjour à Alger avoir été frappé par l'état d'esprit qu'il a rencontré dans cette ville dans les milieux musulmans même les plus ralliés à la cause française et à l'administration : « une sorte de désaffection, de lassitude et de désenchantement, on a renoncé même à espérer de la France les réformes qui s'imposent et un mieux-être71 ». VERS UNE RÉSURGENCE DE LA VIOLENCE COLONIALE : LE DRAME DE ZÉRALDA

Dans ce climat, toute manifestation de violence intercommunau­ taire revêt un aspect hautement symbolique et contribue à exas­ pérer les tensions entre les différentes populations. En 1942, la presse locale donne ainsi un grand retentissement au meurtre des deux fil­ lettes d'une famille de colons. L'assassin, un employé de maison musulman, est jugé et condamné à mort au début de l’été. Un an plus tôt, un garde champêtre européen qui avait battu à mort un jeune Musulman surpris en train de se baigner dans le lavoir municipal de Boghni avait été acquitté par la cour d’assise d’Oran. Les populations musulmanes y voient la marque d’une « justice raciale » et se plai­ gnent de leur difficulté à faire sanctionner les mauvais traitements 70. CAOM, GGA, 11H58, juillet 1942. 71. CAOM, GGA, 9H27 : courrier du CIE de Constantine au CIE d’Alger, 8 juin 1942.

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dont elles sont l'objet. Un dossier constitué par le CIE d'Alger appa­ raît assez significatif à ce sujet. Au début du mois de mars 1942, le capitaine Schoen reçoit la visite d'un de ses informateurs bénévoles, ancien officier musulman devenu inteiprète judiciaire à Berrouaghia, qui le met au courant d'un incident survenu dans sa commune à l’occasion d’une distribution de tissu. L’affrontement, qui a opposé un groupe d’indigènes aux forces de l'ordre, trouve son origine dans une rum eur persistante dénonçant l'usage de la torture par la sec­ tion locale de la gendarmerie. Avant même qu’il n’ait commencé son enquête, Schoen est contacté par l'adm inistrateur et le maire de Ber­ rouaghia, par plusieurs responsables de la gendarmerie et par le souspréfet de Médéa. Informés de la démarche de l'interprète judiciaire, tous minimisent les faits évoqués et imputent la responsabilité de l'incident à l'inform ateur de Schoen, présenté comme un franc-maçon notoire, un anti-français et un sympathisant du PPA. « Les autorités locales, quand des abus leur sont signalés, s’attachent plus souvent à rechercher le dénonciateur qu’à vérifier le bien-fondé des dénoncia­ tions. Il y aurait intérêt à demander à la gendarmerie de négliger la personnalité de T. en se bornant à enquêter simplement sur la maté­ rialité des faits signalés », note le chef du CIE d'Alger dans un rapport du 7 mars 1942. Ses craintes sont fondées : le 25 avril, l'adm inistra­ teur de la commune mixte lui annonce que T. a été relevé de ses fonctions d’interprète, « exemple salutaire qui calmera définitivement l'activité des militants du PPA ». Schoen ne se laisse pas convaincre aussi facilement et poursuit ses investigations. Dans un rapport du 18 mai, il conclut que la torture a bien été utilisée à la fois par les services de la sûreté de Médéa et par la gendarmerie de Berrouaghia. Un traitem ent électrique à l'aide de fils de fer enroulés autour du cou, des cuisses et de la verge des victimes a été appliqué à plu­ sieurs reprises. « Ce nouveau supplice a été baptisé du nom de "chitane" parce que, le supplicié ayant les yeux bandés et recevant dans le corps des secousses inconnues il n'en voit l’explication que dans une intervention du diable », explique Schoen. Le commandant Courtès, chef du CIE central au gouvernement général, tire les conclusions du dossier que lui a transmis son subordonné dans une note amère : c Cette quasi-impossibilité d'obtenir justice explique en particulier la désaffection croissante des Musulmans à notre égard. C'est malheu­ reusement la répétition trop fréquente de faits de ce genre commentés

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u n peu partout, même en France, qui finira par nous faire perdre l'A lgérie72. » L'impact d'affaires comme celles de Berrouaghia, ou celle de Perrégaux, qui repose sur des faits sim ilaires73, reste lim ité à leur région d'origine. Les événements survenus à Zéralda au début du mois d ’août 1942 vont avoir un tout autre retentissem ent, du moins auprès des populations musulmanes. Rien ne sem blait pourtant devoir pré­ destiner cette petite commune du littoral algérois, semblable à de nom breux villages de colonisation de la Mitidja, à devenir un sym­ bole de la violence coloniale. Peuplée de petits propriétaires, viticul­ teu rs ou m araîchers, Zéralda apparaissait avant la guerre comme une com m une républicaine, ayant souvent donné ses suffrages aux can­ didats de gauche. Le m aire nommé en 1941, qui préside également la section locale de la Légion française des com battants, n’a pas milité dans les rangs de l’extrême droite locale et n'est pas un représen­ ta n t de la grande colonisation. Grand mutilé de la guerre de 14, ce receveur des postes continue même à entretenir des am itiés « répu­ blicaines » qui lui serviront plus tard de témoins de m oralité : André Achiary, chef de la sûreté départem entale et figure im portante de la Résistance locale, viendra ainsi déposer à son procès en 1944. Le m aire de Zéralda a toutefois une conception musclée de la gestion m unicipale et il entend exercer la plénitude des pouvoirs qui lui sont dévolus. Cet autoritarism e doublé d'un m épris évident pour les popu­ lations indigènes se manifeste dans la série d'arrêtés municipaux qui vont réglem enter à l'approche de l'été 1942 l’accès à la plage de sa com mune. Enjeu de développement économique - depuis la fin des aim ées 1930, Zéralda souhaite se doter d'une station balnéaire sus­ ceptible d'attirer le public algérois -, l'espace littoral va alors se trans­ form er en terrain d’affrontem ent intercom m unautaire. Plusieurs esti­ vants européens s'étant plaints de la gêne provoquée par le présence su r la plage d’indigènes venus pour s'y détendre ou pour ram asser du 72. CAOM, GGA, 9H27 : série de rapports sur le département d’Alger, arrondis­ sement de Médéa, dossier Berrouaghia. Berrouaghia est à la fois le centre d’une commune de plein exercice gérée par un maire et le siège d’une commune mixte s’étendant aux douars environnants et relevant d’un administrateur. 73. CAOM, GGA, 9H28 : série de rapport sur le département d’Oran, arrondis­ sement de Perregaux. Rapport du préfet au gouvernement général, 16 septembre 1942 : « Dès main­ tenant, nous pouvons avoir la certitude morale que deux indigènes ont été victimes de sévices sinon de tortures à eux infligés. » L'un est décédé, l'autre reste paralysé. Le préfet demande la suspension du commissaire chef de la brigade de sûreté et le déplacement du chef et de plusieurs agents de la brigade de gendarmerie (CAOM, GGA, 9H27 : arrondissement de Médéa).

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bois mort, le maire décide d'agir. Un arrêté interdit l'accès de la plage «aux Arabes et aux Juifs». Des panneaux viennent matérialiser l'interdiction sur le terrain. Ils s'ajoutent aux écriteaux déjà en place interdisant l'accès de la plage « aux chiens et aux chevaux »... Un rap­ port rédigé le 8 août 1942 signale qu'au moins en un point les deux panneaux ont été fixés sur un même support dans un rapproche­ ment volontairement insultant. La décision du maire de Zéralda est rapidement connue dans les environs. D'Alger et de Blida, des Algé­ riens musulmans sont venus vérifier les faits, certains ont même pris en photo le panneau injurieux74. Les choses pourtant n'en restent pas là. À la suite, semble-t-il, de plaintes pour vol le maire décide, afin de frapper les esprits, d’oiganiser une rafle. Le samedi 1er août, accom­ pagné d’un inspecteur de police, de deux gardes champêtres et d'une vingtaine de ses administrés européens en arme, il parcourt le terri­ toire communal et appréhende un certain nombre d'indigènes. Cer­ tains ont enfreint l’arrêté municipal leur interdisant l’accès à la plage, d’autres ont été arrêtés dans la forêt avoisinante alors qu’ils ramas­ saient du bois. De retour en ville, quelques enfants et quelques femmes sont libérés. Reste une quarantaine d'hommes et d'adoles­ cents qui sont enfermés dans un local exigu et mal aéré situé au sous-sol de la mairie. Pendant une partie de la nuit, ils poussent des cris sans que personne ne se soucie de leur venir en aide. La rumeur affirmera ensuite que le maire, averti alors qu'il assistait à une pro­ jection cinématographique, aurait déclaré : « Qu’ils crèvent tous, il en restera toujours tro p 75. » Le dimanche matin l'employé municipal qui vient enfin ouvrir la porte de la cellule improvisée découvre un spectacle effrayant. « Us gisaient dans la sueur entassés les uns sur les autres, couverts la plupart d’égratignures car dans leur lutte déses­ pérée contre la mort effroyable qu'ils voyaient devant eux et qu’ils ne pouvaient éviter ils se débattaient, les plus forts écrasant les plus faibles, les plus faibles se défendant farouchement », précise une note du 7 août 1942. Sur quarante internés, vingt-cinq ne pourront être ranimés. Ouvriers saisonniers pour la plupart, ils avaient entre dixsept et cinquante-deux ans. On imagine l'émotion qui suit l'annonce de la nouvelle. La popu­ lation européenne de Zéralda est gagnée par la peur de représailles et les participants à la battue de la veille s'enferment chez eux. Les réac­ tions musulmanes sont imprégnées de colère et d'indignation mais 74. CAOM, GGA, 9H27 : dossier Zéralda. 75. Le propos est notamment rapporté par trois conseillers municipaux d’Alger, lors d’une audience au gouvernement général le 10 août 1942 (CAOM, GGA, 9H27).

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aussi de tristesse. Le directeur des Affaires musulmanes du gouver­ nem ent Augustin Berque cite une lettre que lui a envoyée un corres­ pondant indigène, appartenant à la bourgeoisie cultivée d'Alger : « Ils vivaient misérablement. Ils sont m orts misérablement. À Zéralda, le renforcem ent de l'autorité municipale a accouché de la négation du droit à la vie pour les indigènes. » Un autre notable compare les asphyxiés de Zéralda aux enfumages du général Pelissier aux temps de la conquête. Un rapport du 7 août signale que « le dram e doulou­ reux de Zéralda est considéré dans tous les milieux pondérés comme une manifestation de cette atm osphère d'arabophobie qui, il ne faut pas le dissimuler, fait des progrès inquiétants». L'adm inistration s'efforce évidemment de contenir les effets de l'affaire. Le 3 août, un com muniqué officiel signale qu'à la suite de l'instruction ouverte par le parquet sur les m orts accidentelles de Zéralda le maire, l'inspec­ teu r de police et les deux gardes champêtres ont été inculpés d'homi­ cide par imprudence et placés sous m andat de dépôt. La presse locale rend compte de façon très laconique des événements, présentant les prisonniers comme des rôdeurs en grande partie étrangers à la loca­ lité soupçonnés de nombreux larcins, et se garde bien de donner le nom bre de décès. Cette présentation minimaliste choque l'élite musulmane. « Si ces Musulmans sont des loqueteux et des rôdeurs comme se plaisent à le dire les journaux, c'est l'état dans lequel sont aujourd'hui tous les Musulmans algériens non pas par leur faute », déclare un notable heurté par l'image défavorable des victimes que la presse a donnée76. Le jour des obsèques, de nombreux Musulmans de la Mitidja - plusieurs milliers selon un rapport - affluent vers Zéralda. Hors des circuits officiels de l'inform ation, le récit détaillé des événements circule en Algérie : le CIE d'Oran en recueille l'écho dès le 8 août, celui de Constantine dès le 12 août. Augustin Berque a perçu la gravité de la situation. Il tente d'en évaluer l'im pact dans une longue note rédigée le 8 août. « Or, si l'émotion a varié suivant les milieux sociaux - am ère et polie chez les bourgeois, acérée et em phatique parm i les intellectuels, tum ultueuse dans le peuple -, elle dégage une unanim ité d'opinion qui frappe l'observateur im partial : la condam nation véhémente des maires algériens. [...] Nous assistons à la création d'un mythe - au sens sorélien du mot -, d'un mythe extrêmement dangereux qui cristallise autour de l'image type du colon toutes les haines de race et de classe», écrit-il. Le directeur des Affaires musulmanes s'inquiète également des suites judiciaires des événements. L'opinion musulmane attend en effet une sanction 76. Idem. Rapport du 10 août 1942.

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exemplaire contre les responsables. Or, du fait du chef d’inculpation retenu, le m aire de Zéralda n'encourt au maximum qu’une peine de deux ans de prison, le sursis risquant d’ailleurs de lui être accordé compte tenu de sa qualité de grand mutilé de guerre et de son inter­ nem ent préventif. Craignant l'effet d’une telle décision, le CIE sug­ gère soit de saisir la cour m artiale, solution radicale toujours possible en raison de l'état de siège, soit de renvoyer le procès à une date ultérieure, solution de tem porisation qui sera finalement retenue et aboutira en 1944 à une condam nation avec sursis : deux ans pour le maire, dix-huit mois pour le garde cham pêtre, un an pour l’inspecteur de police77. Dans les semaines qui suivent les événements, les rapports rédigés par les services chargés de surveiller l’opinion m usulm ane confirm ent le bien-fondé des craintes d’Augustin Berque. Dans son bulletin de septem bre 1942, le CIE de la préfecture d'Alger parie ainsi du « clim at de hargne réciproque » opposant une population euro­ péenne se plaignant du « mauvais esprit » des indigènes et une popu­ lation musulmane animée d’un sentim ent d’injustice. Les échos les plus alarm istes proviennent toutefois du départem ent de Constantine. Le chef du CIE local, le capitaine Betbeder, alerte dans un courrier du 11 septembre 1942 le CIE central. « J'ai actuellem ent en prépa­ ration un bulletin de renseignement que je soum ettrai à l'agrém ent du préfet. Je ne sais s'il sera jam ais envoyé, cependant de diverses consultations auxquelles je me suis livré je tire la conclusion que le moral des populations musulmanes est actuellem ent plus mauvais qu’on n'a jam ais osé l'écrire dans des rapports officiels », écrit-il78. Affinant son analyse dans le bulletin qu'il annonçait ainsi, il affirm e que ces populations « sont arrivées à avoir l’impression qu'il n'y avait plus rien à attendre de la France et de son adm inistration, et cet état d’esprit va même jusqu’à donner naissance chez beaucoup à un sen­ tim ent de haine qui n'était autrefois que l’apanage d'une très faible 77. Appelée à l'audience le 24 novembre 1942, l’affaire a été reportée au 26 jan­ vier 1943. Le tribunal correctionnel de Blida s’étant déclaré incompétent, le dossier est ensuite renvoyé devant le tribunal militaire permanent d’Oran. Assigné à rési­ dence à Afflou puis à La Bouzaréa, le maire de Zéralda parvient en août 1943 à contracter un engagement au sein des Forces françaises libres et sert comme vague­ mestre au bataillon d’instruction de Dellys. Démobilisé au début du mois de janvier 1944, il est remis à la disposition de la justice. Se présentant comme «un soutien sans faiblesse de la cause gaulliste dans [sa] commune », il reçoit l’appui d’un fonc­ tionnaire franc-maçon révoqué par Vichy, d'un directeur d’école socialiste et d’André Actuary. Le 10 février 1944, les inculpés sont condamnés à des peines de prison avec sursis. 78. CAOM, GGA, 9H27 : dossier Petite Kabylie, courrier du 11 septembre 1942 du CIE de Constantine au CIE central.

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m inorité de nationalistes enflam m és79 ». Réfutant le reproche de pes­ sim ism e professionnel que Ton peut faire aux organismes de recherche des renseignements, le capitaine Betbeder conteste le ton rassurant de certains rapports officiels s'appuyant sur des contacts superficiels avec quelques notables loyalistes. «[...] si on a l’occa­ sion de pousser plus avant ces contacts trop rapides, si on s'oblige à pénétrer plus profondément dans l'intim ité indigène, à boire de tem ps en temps le café, à prendre des repas avec des amis m usulm ans, on reste quelquefois atterrés des confidences qu’on reçoit », écrit-il. Les espoirs qu'avait pu susciter un temps la Révolu­ tion nationale sont bien morts et le prestige dont le maréchal Pétain avait pu jouir auprès des Musulmans est lui-même durem ent affecté. « Les meilleurs, les mieux intentionnés disent aujourd'hui "El Marichal el meskine" : le “pauvre Maréchal” », note le capitaine Betbeder. Ce climat favorise le développement d’une « mystique nationaliste » qui reste privée de chefs et de mots d'ordre du fait de la répression qui s'est abattue sur le PPA, mais qui pourrait se m anifester par une explosion de violence spontanée et incontrôlée. Cette crainte est parti­ culièrem ent perceptible dans le bled. L'attitude de nombreux colons d u Constantinois révèle ainsi la montée d'un sentim ent d'inquiétude : l'u n installe sa famille en ville, l'autre refuse d'accueillir la fille d’un am i pour des vacances à la cam pagne... Les autorités locales crai­ gnent également que la dégradation de l'image de la France ne vaille u n regain de prestige à l'Allemagne. Le 8 août 1942, Augustin Berque s ’inquiétait ainsi d'une rum eur affirm ant que la commission d'arm is­ tice allemande d'Alger avait envoyé une délégation à Zéralda pour enquêter sur les faits. Des rapports de police provenant de Tlemcen, M ostaganem, Oran, Alger ou Constantine indiquent également à l’automne 1942 le succès de la revue allemande Signal dont la distri­ bution en Algérie a été autorisée par le gouvernement Laval. Plus de la moitié des ventes de cette revue se ferait auprès de l'élément m usulm an et on la trouverait désormais de façon fréquente chez les coiffeurs ou dans les cafés m aures80. Beaucoup d'observateurs ne cachent donc pas leur préoccupa­ tion face à la détérioration du moral des populations musulmanes et 79. CAOM, GGA, 1H41 : rapport du 14 septembre 1942. 80. Phénomène mentionné dans les rapports mensuels des trois CIE. Voir aussi CAOM, GGA, 9H43 : rapports du commissaire principal des rensei­ gnements généraux de Constantine au préfet les 9 et 11 septembre 1942. Les mar­ chands de journaux de Constantine reçoivent plus de 1 000 exemplaires du Signal. À Sétif, ce sont plus de 450 numéros hebdomadaires qui sont écoulés. Selon ces rap­ ports, les clients seraient pour près de 60 % des indigènes. Même constat à Oran. CAOM, GGA, 9H28 : rapport CIE, 14 septembre 1942.

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craignent que la soudure du printemps 1943 ne soit l’occasion d’un basculement de la crise latente à la crise ouverte. La prise de Mada­ gascar par les Anglais en mai 1942 et les difficultés de l’Axe en Libye qui entraînent fin octobre un nouveau reflux de l'Afrika Korps vers la Tunisie, viennent par ailleurs rappeler les nombreuses menaces pesant sur les colonies vichystes. À la fin du mois d'octobre 1942, la visite d’inspection effectuée en Algérie par l’amiral Darlan, comman­ dant en chef des forces françaises, contribue à renforcer cette crainte. À Oran puis à Alger, l’attitude des populations révèle cette inquiétude et confirme la baisse de prestige du régime. Le CIE d’Oran indique ainsi que c'est avec « le sentiment de la gravité de la situation que les Oranais ont accueilli le chef de nos forces militaires ». Malgré le pavoisement abondant de la ville - c'est le troisième personnage du régime et le successeur du chef de l'État que l'on reçoit en effet -, on ne retrouve pas sur le passage du cortège officiel l’accueil chaleureux réservé à Weygand, tandis que l’absence des «yous-yous» tradi­ tionnels dénote une certaine abstention de l’élément indigène. Le len­ demain, avant de rejoindre la métropole Darlan passe en revue les troupes de la garnison d'Alger et va déposer une gerbe au monument aux morts du forum. Comme à Oran, la foule, assez nombreuse, ne manifeste pas un grand enthousiasme. Alors que se déroulent ainsi les dernières cérémonies de l'Algérie vichyste, quelques initiés - per­ sonnels du consulat américain et résistants locaux - sont déjà au cou­ rant de l'imminence d’un débarquement anglo-saxon appelé à renou­ veler totalement quelques jours plus tard la donne locale.

DEUXIÈME PARTIE

L'Algérie sous Vichy L'enracinement social du régime

Notre étude nous a amené à privilégier jusqu'ici le point de vue du pouvoir plus que celui de la société. Dans un régime autoritaire ayant mis entre parenthèses les moyens d’expression démocratiques, ce sont en effet les impulsions étatiques qui fournissent les grands repères. Une telle démarche, indispensable pour poser les jalons sans lesquels la période resterait inintelligible, ne comble pas toutes les curiosités de l’historien. Il convient ensuite de s’intéresser à l’enraci­ nement du régime et aux attitudes de la société civile - individus, associations, Églises... - à son égard1. La tâche, on s'en doute, est énorme : nous ne prétendons pas ici à l’exhaustivité. Elle ne va pas sans difficultés : ram ener la multitude des positions individuelles à quelques grandes attitudes entraîne d’inévitables simplifications. Il nous a semblé malgré tout possible de proposer une typologie autour de trois grands types d'attitudes. Dans un premier temps sera évoqué le cas des partisans déclarés de « l’ordre nouveau » qui ont choisi sur la base d’un acte volontaire de s'engager dans une structure collective créée par le régime ou tolérée par celui-ci. Le groupe très hétérogène de ceux qui par affinité, pragmatisme ou par crainte se sont accom­ modés de la présence du régime, ont parfois accepté d’exercer cer­ taines responsabilités en son sein ou d'en être les interlocuteurs au 1. Ces problématiques sous-tendent plusieurs ouvrages récents : Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, Philippe Bunin, La France à l'heure allemande, Paris, Seuil, 1994.

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nom de la politique de présence sera ensuite étudié. Nous évoquerons enfin différents groupes restés en marge de la Révolution nationale, parias du régime, victimes de l’exclusion, de la répression ou de la proscription.

C hapitre V

DE LA LÉGION FRANÇAISE DES COMBATTANTS AUX PARTIS NATIONAUX : LES FORMES DE L’ENGAGEMENT COLLECTIF

« La vie n'est pas neutre : elle consiste à prendre parti hardi­ ment. » Extraite d'un article publié le 15 septembre 1940 par le chef de l'État dans la Revue des deux mondes, la formule sera abondam­ ment commentée durant les années suivantes. Sujet de composition française pour les écoliers, thème ressassé par la presse pétainiste, slogan pour la propagande officielle, cette maxime contient un appel invitant chaque Français à prendre sa part dans la construction de l'ordre nouveau. Forme officielle de l'engagement au service du régime, la Légion française des combattants s’est efforcée de canaliser à son profit cette dynamique. Toutefois, en marge de cette puissante structure, d'autres organisations de taille plus modeste - PPF, PSF, Groupe Collaboration... -, dont les membres se proclament officiel­ lement « hommes du Maréchal », appellent elles aussi à l'engagement. Après avoir tenté de présenter les structures et de mesurer le potentiel de chacune de ces organisations, on s'efforcera donc de préciser les dynamiques qui animent cette nébuleuse de l’activisme algérien.

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La Légion française des combattants, organisation de masse de l’État français en Algérie Structure collective chargée de manifester la confiance de la base et de diffuser la doctrine de l'État français, la Légion française des combattants a pris pied en Algérie dès l’automne 1940 et nous avons déjà eu l’occasion de souligner l’accueil favorable qu’elle y a ren­ contré. Au-delà de cette image d’unanimisme et de puissance, il s’agit de tenter de mesurer de façon plus précise le poids du mouvement légionnaire au sein de la société algérienne, de chercher à mieux connaître les hommes qui ont choisi de le rejoindre, les ambitions qui les animent et les moyens d'action dont ils disposent '. LES HOMMES : L'ENRACINEMENT SOCIAL DU MOUVEMENT LÉGIONNAIRE

L’État de nos sources ne permet de reconstituer qu’une image quelque peu déformée de l’organisation légionnaire. En effet, s’il est possible de connaître avec une relative précision la partie supérieure de la hiérarchie légionnaire et de faire ainsi émerger quelques indivi­ dualités représentatives, le niveau de précision diminue au fur et à mesure que l’on descend vers la base et conduit dès lors à se lim iter à une approche de type statistique. H n’est pas inutile de rappeler rapidement ici l’organigramme du mouvement. Rattachée au secrétariat général aux Anciens combat­ tants, placée sous la présidence honorifique du maréchal Pétain en sa qualité de doyen des médaillés militaires, la Légion française des combattants est administrée à Vichy par un directeur général - Pierre Héricourt, François Valentin et Raymond Lachal se sont succédé à ce 1. Manifestation la plus visible du régime de Vichy en Algérie, la Légion fran­ çaise des combattants reste pourtant un objet historique difficile à appréhender. Nos recherches dans les différents dépôts consultables en France ne nous ont pas permis de mettre la main sur les archives produites par l’institution elle-même. L’hypothèse d’une destruction - totale ou partielle - de celles-ci dans la période qui sépare le débarquement américain de la dissolution du mouvement légionnaire semble d’ail­ leurs devoir être avancée. Une lettre envoyée par les responsables légionnaires d’Oran à ceux de Mostaganem et interceptée le 28 mai 1943 par les services du contrôle technique prouve que des consignes ont été données en ce sens. Ce document contient ainsi trois recommandations : « 1° Détruire par incinération les archives de l’action civique et de la propagande si ce n’est pas déjà fiait. 2° Vendre les autres archives (à proposer au pilon). 3° Conserver les archives administratives et celles de l’action sociale » (Archives natio­ nales, Fla3806 - Archives du Haut-Commissariat en Afrique française, novembre 1942-juin 1943).

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p o s te - assisté d'un directoire national et d'un inspecteur général de la L égion, le général L aure2. Placée sous la tutelle de la direction natio* n a le mais jouissant d'une certaine autonomie, un directoire nord-afri­ c a in de la Légion installé à Alger « coiffe » l’Algérie, la Tunisie et le M aroc. Son chef, le général François, est donc le plus haut représen­ ta n t de la hiérarchie légionnaire en Afrique du Nord. Âgé de soixante e t un ans en 1940, ce général de corps d'arm ée dirigeait depuis 1936 le s troupes françaises au M aroc3. Selon André Truchet, qui l'a ren­ c o n tré à plusieurs reprises à cette époque, il se résigne sans états d 'âm e, en juin 1940, à l'idée d’un arm isdce4. Touché par l'abaisse­ m e n t de la lim ite d'âge consécutive à la réorganisation de l'arm ée d'arm istice, il est relevé de son commandement le 12 septem bre 1940, m ais dès le 23 octobre son ralliem ent au nouveau régime est récom­ p en sé par le poste de président de la Légion nord-africaine auquel s'ajoute en février 1941 celui de conseiller national. Homme d'ordre, habitué au commandement, il imprim e à la Légion un style autori­ ta ire et bien-pensant et s'affirm e comme un défenseur sans conces­ sio n de la politique de Vichy. Ne se lim itant pas dans ses discours à un soutien de bon ton à la Révolution nationale, il stigm atise pêlem êle le péril communiste, le « capitalism e international et le judaïsm e apatride » et rappelle que la collaboration et la lutte contre le gaul­ lism e dissident restent les deux piliers de la politique extérieure fran­ ç a ise 5. Il est assisté dans sa tâche par un comité com prenant un secrétariat général pour la partie adm inistrative et plusieurs souscom ités présidés par des personnalités en vue. Ainsi le sous-comité de presse et de propagande est dirigé par le recteur de l'université d'Alger, Georges Hardy, tandis qu'un sous-comité d'action sociale est dirigé par le professeur Leblanc, ex-doyen de la faculté de médecine d'A lger6. Considéré dans la hiérarchie légionnaire comme l’échelon correspondant à la Délégation générale du gouvernement en Afrique française, le comité nord-africain disparaît avec celle-ci à la fin de 1941 à la demande du général Noguès, résident général au Maroc, qui a toujours considéré son existence comme contraire à l'esprit du protectorat. Vichy atténue la disgrâce du général François en le

2. Jean-Paul Cointet, La Légion française des combattants, Paris, Albin Michel, 1995, p. 56-74, pour la présentation des hommes et des institutions centrales du mou­ vement. 3. CAOM, GGA, 8CAB100 - cabinet du gouverneur Chataigneau. Dossier des conseillers nationaux. 4. André Truchet, L’Armistice de 1940 et l’Afrique du Nord, Paris, PUF, 1954. 5. CAOM, GGA, 8CAB100. 6. Algérie 1941, plaquette éditée par les soins du gouverneur général.

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nommant inspecteur de la défense passive - on avait d’abord pensé le charger de l'inspection des camps d'internem ent en Algérie m ais on a craint d'entacher avec cette mission pénitentiaire l’image de la LFC7. Un peu éclipsée jusqu’à la fin de 1941 par la présence à Alger du comité nord-africain, l'Union provinciale d'Algérie est elle aussi dirigée par un m ilitaire en retraite, le général Paquin, autre « vieil africain » de l'armée française. Plusieurs rapports semblent indiquer que celui-ci n'est pas parvenu à faire l'unanim ité. Dans la ligne de l’orthodoxie m aréchaliste lorsqu'il attaque le général de G aulle et dénonce le « fossé de sang » creusé par Dakar et Libreville, il sem ble par contre en retrait sur la question de l’exclusion. Dans une confé­ rence prononcée à Oran, il rend ainsi hommage aux com battants juifs m orts pour la France et souhaite, conformément aux consignes m étropolitaines, les intégrer au sein de la Légion tout en les tenant à l'écart des postes de responsabilité8. Nous avons vu plus haut comment sur ce point il avait dû céder devant les réticences de la base. Les réserves manifestées par ce m ilitaire à l'égard des partis nationaux invités à se fondre au sein de la Légion m écontentent éga­ lement une partie de ses troupes. Durant l'été 1941, il cède sa place au général Martin partisan sans état d'âme du régim e9.01 Assisté de trois adjoints - un ancien com battant de 14-18, un ancien com battant de 39-40 et un représentant des Musulmans -, le chef provincial peut également s'appuyer sur un conseil consultatif composé de respon­ sables départem entaux ou régionaux et de quelques personnalités représentatives qui peuvent être désignées éventuellement hors du mouvement com battant. Avec la nom ination officielle des présidents départem entaux s'achève en janvier 1941 la mise en place de la partie supérieure de la hiérarchie légionnaire. À Oran, c'est le docteur Dufau, ancien élève de l'école de santé m ilitaire de Lyon, com m an­ dant du cadre du réserve, médecin-chef du dispensaire départe­ mental d'hygiène sociale, qui obtient le poste. À Alger, c'est un ingé­ nieur des arts et métiers, l’industriel Jean Breuleux, qui est désigné,0.

7. Archives nationales F60-2078. AG II 604 : papiers du chef de l'État français, dossier Légion. 8. CAOM, 5CAB27 - cabinet du gouverneur Châtel, important dossier sur les relations entre les pouvoirs publics et la Légion ; nombreux rapports de police sur diverses manifestations légionnaires. Conférence tenue à Oran le 13 janvier 1941. 9. Archives nationales Fla3809 - épuration au sein de la LFC. < J’ai donné mon adhésion à la politique du Maréchal, voire même à sa politique de collaboration avec l’Allemagne, M. Laval ayant déclaré devant les chefs légionnaires que cette politique n’entrerait en application qu’après la signature de la paix », écrit-il dans un mémoire en défense en 1943. 10. CAOM, GGA, 7CAB3 - cabinet du gouverneur Catroux.

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Vice-président de la cham bre de commerce d'Alger, on le disait avantguerre proche de Jacques Duroux, ancien patron de la gauche m odérée du départem ent. S'il se révèle un fervent partisan du régime, ses mauvaises relations avec le préfet Pagès sont bientôt de notoriété publique. En 1942, plusieurs prises de position intempestives, notam ­ m ent sur la question du ravitaillement, lui valent une sévère semonce d u gouverneur Châtel. À l'issue d'un entretien houleux en juin 1942, Breuleux propose de se retirer, mais faute de rem plaçant reste fina­ lem ent en place jusqu'en novembre 1942 " .À Constantine, c'est un officier en retraite, le colonel Epp, qui est désigné comme président. Âgé et entretenant des relations peu cordiales avec les anciennes for­ m ations nationales, PPF et PSF, sa position semble affaiblie dès l’été 1941 par les dissensions internes qui ont m arqué l'histoire du mou­ vem ent légionnaire du départem ent de C onstantine,2. Sur le plan local, le maillage légionnaire s'efforce d’encadrer au plus près la société algérienne et s’organise autour de trois cellules au rayon d'action décroissant : groupements, sections et groupes. La carte des groupements reproduit dans l'ensemble celle des arrondis­ sem ents algériens, les sous-préfectures servant de siège à cet échelon. Les sections sont installées dans les villes de quelque im portance, les groupes correspondent quant à eux aux centres de colonisation ou aux quartiers urbains. À la tête de chacune de ces cellules a été nommé un responsable - président de groupement, chef de section ou de groupe - assisté d’un comité local. Dès la fin du mois de décembre, la presse commence à publier la liste des titulaires de ces diffé­ rentes fonctions. Dans un prem ier temps, les autorités provinciales et départem entales semblent avoir laissé aux notables et aux auto­ rités locales l’initiative de constituer les comités de section. Ces com ités gardent toutefois un caractère provisoire jusqu'à ce qu'inter­ vienne une visite d’inspection au cours de laquelle un représentant de la hiérarchie légionnaire remodèle s'il le juge nécessaire la composi­ tion du comité et donne l'investiture au président qui lui semble le plus digne de la charge. Quelques dossiers retrouvés dans les archives de la préfecture d'Oran perm ettent de préciser le profil des diri­ geants locaux. Nous reproduisons ici à titre d'exemple l'un des tableaux qui a pu être réalisé à partir de cette source. Quelques ensei­ gnem ents généraux peuvent également être dégagés.21

11. CAOM, Ministère de l’Algérie, MAI00 - dossier Châtel. 12. CAOM, GGA, 5CAB27.

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Le culte du Maréchal : l’imagerie de la Révolution nationale transportée en Algérie.

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Le culte du M aréchal : l’imagerie de la Révolution nationale transportée en Algérie.

Le « messager des sports » en Algérie : le voyage de Borotra au printemps 1941 constitue une des premières grandes manifestations de la Révolution nationale (serment de l'athlète à Alger).

S o iré e de gala en l'h on n e u r de la Révolution nationale à l'O p éra d'Alger.

La vie dans les chantiers de la jeunesse. Ces deux photographies, sans doute réalisées à des fins de propagande, illustrent deux des principales activités des chantiers : forestage et éducation professionnelle.

U n iform e, béret, insign e : la jeunesse d e la L égion française des com battants.

Les « chevaliers du M aréchal » : la L F C inspectée par le général Laure (à ses côtés, le gouverneur Chatel).

Imposer l’ordre nouveau : à l’occasion du voyage de Pierre Pucheu (mars 1942), les fonctionnaires d’Algérie prêtent le serment de fidélité au chef de l’État français.

Antigaullisme, anglophobic, antisémitisme : la propagande de Vichy, (exposition à Oran, printemps 1942).

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Les difficultés matérielles de l’année 1942 : collecte de textile à destination de l’Afrique d u N o rd .

Les dernières cérémonies de l’Algérie vichyste : Darlan en visite à Alger quelques jours avant le débarquement anglo-saxon.

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de juin 1936 avait été suivi d'une percée incontestable du Parti popu­ laire français. Jusque-là assiégé dans son fief de la banlieue pari­ sienne, Doriot avait alors trouvé des appuis dans les régions m éditer­ ranéennes - Marseille et Nice notam m ent - et, une fois dissipés les m alentendus liés à son passé de m ilitant anticolonialiste, en Afrique du Nord. La percée ne s'était pas pour autant transform ée en boule­ vard vers le pouvoir, le PSF « recentré » du colonel de La Rocque sem blant sur ce point en meilleure position. S’il a toujours affiché sa volonté de rassem bler tous les Français à l'exclusion du PCF et des deux cents familles, le PPF apparaît de façon de plus en plus nette comme un mouvement d'extrême droite en voie de fascisation, ne cachant pas ses sympathies à l’égard du franquisme et du régime de Mussolini. La contradiction entre les valeurs nationales prônées p ar le PPF et la passivité avec laquelle Doriot accueille les coups de force nazis apparaît au grand jour au moment de M unich43. Si le recrutem ent m étropolitain a m arqué le pas en 1938-1939, le PPF semble avoir pourtant continué sa progression en Afrique du N ord44. La déclaration de guerre puis la mobilisation constituent une épreuve de taille pour le mouvement. Doriot n'est pourtant pas homme à baisser les bras. Présent à Vichy dès sa démobilisation, il convoque pour le 8 août 1940 un congrès du PPF destiné à réactiver un parti tom bé en léthargie. Dans cette stratégie de renaissance, l'Algérie, m oins affectée que la métropole par l'effondrement de 1940, occupe une place im portante. Délégué général du PPF en Afrique du Nord, Jean Fossati, qui a reçu à Vichy les instructions de Doriot, va être l'artisan de la réorganisation locale. Issu du petit peuple des Français d’Algérie, cet autodidacte successivement employé des chemins de fer, comptable, journaliste à La Presse libre, le quotidien de la droite algé­ roise, est un transfuge des Croix-de-Feu45. Déçu par La Rocque, il est devenu un fidèle de Doriot qui lui fiait toute confiance. Ses talents d'orateur - il est selon Barthélémy le meilleur tribun du PPF - et ses 43. Sur Jacques Doriot et le PPF, on peut renvoyer à deux excellentes biogra­ phies : Dieter Wolf, Doriot - Du communisme à la collaboration, Paris, Fayard, 1970 ; Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot - Du communisme au fascisme, Paris, Ballard, 1986. Une étude très éclairante donne une bonne mise en perspective : Philippe Burrin, La Dérive fasciste - Doriot, Déat, Bergery 1933-1945, Paris, Seuil, 1988. 44. Lors du dernier conseil national de l’avant-guerre, le 27 juin 1939, Victor Barthélémy, secrétaire général du mouvement, constatait le renforcement d'un cer­ tain nombre de fédérations, notamment dans l'Est, le Midi et l'Afrique du Nord (JeanPaul Brunet, Jacques Doriot - Du communisme au fascisme, op. cit., p. 300). 45. Thérèse Charles-Vallin, Les Droites en Algérie 1934-1939, thèse de troisième cycle sous la direction de René Rémond, 1975. Thérèse Charles-Vallin a pu rencontrer Jean Fossati au début des années 1970 et avoir accès à ses archives.

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qualités d'organisateur font de lui une recrue précieuse. Dès la fin du mois d'août 1940, Fossati effectue de nombreux déplacem ents afin de renouer le contact avec les responsables des fédérations départe­ mentales et des sections locales. Nous avons signalé plus haut comment cette tournée est suivie en différents points du territoire algérien d'actions antisém ites : bris de vitrines, tracts... Fossati par­ vient à la fin du mois de septembre à faire ressortir Le Pionnier, journal du mouvement mis en sommeil depuis la Drôle de guerre. « Organe hebdom adaire algérien de combat pour la Révolution natio­ nale », comme le proclame sa m anchette, Le Pionnier constitue à la fois un outil de liaison entre les responsables locaux et le moyen de faire savoir aux m ilitants que le parti relance son activité. Le CIE d'Alger précise en octobre 1940 que le tirage du journal depuis son redém arrage oscille entre deux mille et deux mille cinq cents exem­ plaires46. Les caisses du mouvement ne semblent pas en situation très brillante : lorsque Fossati convoque pour le 12 décembre 1940 le bureau algérien, il précise que le parti n'est pas en m esure de prendre en charge les frais de déplacement des m ilitants47. Le pro­ blème n’est pas nouveau. Dans un ouvrage publié en 1938 à Alger, F. Legey, ancien trésorier local du PPF entré en dissidence, souli­ gnait combien la question du financement avait toujours préoccupé le mouvement. Il indiquait ainsi qu'en Oranie en 1937 les cotisations des m ilitants n’avaient pas rapporté plus de 300 000 francs alors que les dépenses s’étaient établies autour de 1,2 million de francs. La diffé­ rence ne pouvait être comblée que par les largesses des chefs d'entre­ prise et des colons sym pathisants du mouvement ou soucieux de l’u ti­ liser pour lutter contre le Front populaire48. De l'argent étranger est également entré dans les caisses du PPF49. Le contexte de 1940 se révèle moins favorable : dans un régime autoritaire et répressif, le PPF ne peut plus se prévaloir auprès du patronat de son rôle de « cas­ seur de grève ». Nous n'avons pas pu établir si le PPF d'Afrique du Nord avait bénéficié d’une partie des aides reçues par Doriot du 46. CAOM, GGA, 11H58 - bulletin mensuel CIE, département d’Alger, octobre 1940. 47. CAOM, préfecture d’Oran, 420 - ce dossier est constitué de documents saisis au siège de la Fédération départementale du PPF d’Oran par la police des rensei­ gnements généraux. Il contient toute une série de correspondances internes au mou­ vement. 48. F. Legey, Le Vrai But de Doriot, Alger, 1938 ; cité par Thérèse Charles-Vallin, dans Les Droites eu Algérie, 1934-1939, op. cit. 49. Délégué du PPF en Afrique du Nord. Victor Arrighi a servi avant 1939 d’intermédiaire auprès de l'Italie de Mussolini qui a subventionné à plusieurs reprises le mouvement doriotiste (Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot - Du communisme au fas­ cisme, op. cit., p. 239).

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régime de Vichy et à partir de 1941 de l'am bassade allemande à P aris50... Après un redém arrage difficile, la situation matérielle du PPF algérien semble en tout cas progressivement s’am éliorer en 1941 et 1942. À cette date, le parti salarie au moins une dizaine de perma­ nents et peut distribuer à ses m ilitants des uniformes qui, dans un contexte local de pénurie de textile, ne vont pas sans susciter des convoitises. Il s'est également doté d'une institution caritative, les Œuvres populaires françaises, qui dispose à Alger d'un restaurant des­ tiné aux nécessiteux : « Le Plat unique ». Entre-temps, les efforts de Fossati pour rem ettre en place l’épine dorsale du mouvement ont porté leurs fruits. Les archives de la Fédération d'Oran saisies en 1942 perm ettent de retracer les différentes étapes de cette réorganisation. Dès le 24 août 1940, la direction fédérale installée boulevard Charle­ magne à Oran est reconstituée autour de l'avocat Gaston Vidal qui avait défendu avec succès les couleurs du PPF lors du dernier renou­ vellement des Délégations financières de l'avant-guerre. Ce sont ensuite les sections locales qui sont réactivées. Le 28 octobre 1940, le PPF a repris pied dans quatorze villes du départem ent51. Des équipes locales vont dès lors se reconstituer et s'étoffer. Le 22 mai 1941, la section de Mostaganem, fief traditionnel du mouvement, annonce ainsi sa décision de redonner à son action « un cadre orga­ nique et adm inistratif ». Qui sont les cadres qui ont ainsi choisi de rejoindre l'appareil du parti et d'en constituer le noyau dur ? La lecture du Pionnier et des archives disponibles permet de distinguer quelques-unes des indi­ vidualités composant l'équipe dirigeante. Nous avons déjà évoqué la personnalité de Fossati, principale figure locale du mouvement entre 1940 et 1941. Amené à se déplacer souvent en métropole pour siéger au conseil impérial du PPF, mal vu des autorités algériennes qui s'irri­ tent de son activisme, Fossati choisit durant l'été 1941 de se fixer à Paris où Doriot lui confie d’im portantes responsabilités. Si Fossati p ar ses origines modestes pouvait apparaître comme un représentant des « petits Blancs » d'Algérie, son successeur au poste de délégué général pour l’Afrique du Nord, Roger Robert, appartient quant à lui au monde des élites de la colonisation. Issu d’une famille patricienne d'Orléansville que l'on com ptait au nombre des grandes fortunes du Chéliff, apparenté à un ancien président des Délégations financières,

50. Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot - Du communisme au fascisme, op. cit., p. 323 ; Philippe Burrin, La Dérive fasciste - Doriot, Déat, Bergery 1933-1945, op. cit., p. 429. 51. CAOM, préfecture d'Oran, 420.

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cet industriel, ancien m ilitant d'Action française, fut un d es pion­ niers du PPF en Algérie et sans doute un de ses principaux bail­ leurs de fonds. Sa fidélité prouve que pour une partie des élites locales l’adhésion au PPF a constitué un engagement durable et non une simple réaction épidermique au contexte du Front populaire. Si l'on en croit une note établie par le CIE d'Alger le 30 octobre 1942, ce notable com mencerait toutefois alors à éprouver à cette date quelques doutes sur son engagem entS2. Les inform ations partielles dont nous disposons indiquent à partir de 1941 une certaine instabilité d u per­ sonnel dirigeant qui révèle peut-être l'existence de conflits internes. À la tête de la Fédération d'Oran, le remplacement de l’avocat G aston Vidal par Pierre Virondeau, ancien opérateur radio m ilitaire, co rres­ pond à la relève d'une figure historique du mouvement par un jeune activiste. La fédération départem entale d’Alger connaît, elle aussi, cer­ taines turbulences. Jusqu'en décembre 1941, elle est dirigée par Roger Nicolas, ancien bras droit de Fossati. À cette date, il est appelé à siéger au sein du Directoire national, ce qui souligne au passage le rôle im portant de l'Algérie comme réservoir de cadres pour le PPF 53. La fédération est ensuite dirigée par Joseph Casanova, ancien m ilitant du mouvement antijuif d'Henry Coston, élu en 1937 sous les couleurs du PPF au conseil général d’Alger54. À la suite d'incidents survenus lors d’un de ses déplacements à Miliana en mai 1942, Casanova est remplacé par Jacques Consiglio, jeune chef de chantier qui dirigeait la section de Maison-Carrée puis par Pierre Virondeau qui apparaît comme un des nouveaux hommes forts du mouvement. L'évolution du personnel dirigeant indique donc une tendance au rajeunissem ent des cadres et à l’abaissement de leur niveau social, évolution assez caractéristique d'un mouvement en voie de radicalisation5S. Cette présentation des cadres locaux du PPF doit faire une p art aux responsables musulmans que le mouvement se targue dans sa propagande d’avoir intégrés, à sa hiérarchie. Le docteur Djilali Bentam i, du fait de sa notoriété professionnelle et familiale et de la constance de son engagement - il rejoint le PPF en 1936 et lui reste fidèle au-delà du débarquement am éricain -, est assurém ent la plus im portante de ces personnalités. Son itinéraire s’éclaire peut-être à la lumière d'une comparaison avec celui de son frère aîné, Belkacem 52. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72 - dossier PPF. 53. Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot - Du communisme au fascisme, op. cit., p. 441. L’auteur mentionne le rôle joué par Nicolas jusqu’en 1944 au sein du Direc­ toire national. 54. Thérèse Charles-Vallin, Les Droites en Algérie 1934-1939, op. cit. 55. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72.

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Bentami, dont la carrière politique s’achève au moment où commence la sienne. Le parcours de ce dernier illustre en effet les espoirs et les déceptions des Algériens musulmans ayant misé sur l'assimilation. Fondateur d'une fédération des élus musulmans d'Algérie en 1927, ce médecin avait progressivement été marginalisé dans sa commu­ nauté du fait des accointances qu'on lui prêtait avec le pouvoir colo­ nial 56. Son inhumation dans le cimetière musulman de Mostaganem avait été contestée en 1937 par certains de ces coreligionnaires qui le considéraient comme un apostat à cause de sa naturalisation57. Né en 1896, lui aussi médecin - il s'est spécialisé dans la neurologie -, Djilali Bentami inscrit son engagement politique dans une voie très dif­ férente de celle de son aîné, dont il a dû mesurer l’échec final. Sans remettre en cause la domination française en Algérie, il considère visiblement que la voie de l'assimilation constitue une impasse et que la tactique du rapprochement avec l'administration est vouée à l'échec. Alors que son frère avait côtoyé les partis de la gauche modérée - il fut successivement l'interlocuteur privilégié du gouver­ neur socialiste Viollette et du radical Bordes -, Djilali Bentami rejoint les ligues de droite. Responsable d'une association d’anciens combat­ tants musulmans, membre des Croix-de-Feu, il prend position contre le Front populaire. « Le drapeau rouge c’est la haine », déclare-t-il en janvier 193658. Séduit par la doctrine impériale du PPF qui répudie officiellement une assimilation jugée illusoire pour préco­ niser une association plus respectueuse de l'identité des colonisés et qui défend le slogan « Le Pain, le Travail et l’Instruction », Bentami a donc considéré que le mouvement doriotiste pouvait faire avancer la question musulmane. Coprésident de la section de Mostaganem, membre du bureau fédéral d'Oran, il siège également dans les ins­ tances algériennes du PPF. À l'été 1942, les dirigeants du mouve­ ment souhaiteraient le voir transférer son cabinet médical à Alger afin de pouvoir l'associer plus étroitement à leur action59. Les autres cadres musulmans mis en avant par le PPF semblent d'une moindre

56. Archives départementales de Pyrénées-Orientales, Fonds Bordes, 56J75 Dossiers rouges indigènes, série de correspondances et de rapports établis entre 1927 et 1930. Voir notre maîtrise Le Gouverneur Bordes et l’Algérie du Centenaire, université de Toulouse-Le Mirait, 1989-1990, p. 200 et suiv. 57. Les incidents lors de ses obsèques ne furent évités que grâce à une interven­ tion du cheikh El Okbi qui déclare : « Quand l'égaré fait acte de contrition avant de rejoindre l’Étemel, il ne peut désespérer de la miséricorde de Dieu » (Mahfoud Kaddache, La Vie politique à Alger de 1919 à 1939, Alger, SNED, 1970, p. 247). 58. La Dépêche algérienne, 27 janvier 1936. 59. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72 : documents saisis en novembre 1942.

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envergure. Utilisés à des fins de propagande, ils n’ont d ’ailleurs pas été associés de façon effective à la direction du m ouvem ent. Cer­ tains sont issus du milieu des confréries, refuge d'un islam tradi­ tionnel et conservateur en perte de vitesse depuis l'essor d u mouve­ ment des oulémas réformistes. Le Pionnier et L ’É mancipation nationale, organe m étropolitain du PPF, annoncent ainsi en octobre 1940 l'adhésion d’Abdelkader Kassimi, présenté comme le «prési­ dent de l'Association des confréries nord-africaines et de l'Associa­ tion des m arabouts », groupement qui constituait la « force la plus considérable du monde musulman d’Afrique du Nord ». Assez étran­ gement, l'article s'accompagne d'une reproduction d'un p o rtrait de l’ém ir Abdelkader... Cette tentative m aladroite de récupération de la figure de l'ém ir n'est pas la seule falsification contenue dans cette pré­ sentation. Abdelkader Kassimi n'est en effet que le cousin du cheikh Mostefa Kassimi, président de l’association évoquée. Loin de consti­ tuer une « force considérable », cette association créée en 1937 est un groupement peu actif et sans véritable unité s’efforçant d’endiguer le développement du mouvement réform iste et de m aintenir grâce à l’appui de l'adm inistration une influence déclinante60. Le cheikh Zouani, chef de la confrérie des Ammaria, fait lui aussi connaître son ralliem ent au PPF au lendemain de l'arm istice. D'autres cadres musulmans du PPF sont des transfuges des formations nationa­ listes. C'est le cas à Alger de Larabi Fodil. Originaire d'une famille m araboutique de grande Kabylie, présenté dans de nombreux rap­ ports comme un homme intelligent et instruit - il a fait de bonnes études à la médersa d’Alger - Larabi Fodil fait figure de lettré. Adhé­ rent de l'Étoile nord-africaine après la relance du mouvement en 1933, il intervient fréquemment dans les meetings nationalistes, ém aillant ses allocutions anticolonialistes de références au passé de l'Islam et de versets du C oran6I. À partir de 1935, il s’éloigne du m ou­ vement messaliste, sans que l’on ait pu retrouver l'explication de cette rupture, et choisit d’adhérer «spontaném ent» au PPF lors du deuxième congrès nord-africain du mouvement en novembre 1938. Journaliste au Pionnier, il y est chargé d'une propagande tournée vers ses coreligionnaires. Son passé nationaliste semble toutefois susciter certaines réticences à son égard à l'intérieur du mouvement et il est loin d'y jouir d'une estime com parable à celle de B entam i62. 60. CAOM, GGA, 11H58 - bulletin mensuel CIE, département d’Alger, octobre 1940, septembre 1941. 61. Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des militants nationalistes algé­ riens (1926-1954), Paris, L'Harmattan, 1985, p. 82. 62. SHAT, 1P89, note du 8 juillet 1942.

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Pour terminer cette présentation des cadres locaux du PPF, on peut citer un document de synthèse donnant une « photographie » de l'appareil du PPF à la veille de sa disparition en Algérie. Il s'agit de la liste des quarante-deux délégués algériens du PPF autorisés à se rendre à Paris en novembre 1942 pour assister au congrès national du mouvement. On notera d’abord qu’au-delà d'une certaine propagande le PPF reste un mouvement à direction européenne : sur les quarantedeux représentants autorisés à faire le voyage en métropole, on ne compte que deux Musulmans, Bentami et Fodil. On peut également relever la jeunesse relative de cet encadrement : un seul des délégués a plus de cinquante ans, quatre ont moins de vingt-cinq ans, les trois quarts sont nés entre 1900 et 1910. La majorité des délégués est ori­ ginaire d’Algérie, sept seulement sont nés en métropole. Les popula­ tions urbaines sont surreprésentées, quelles appartiennent aux élites - quatre industriels, trois négociants, quatre médecins, un ingénieur, un architecte, trois journalistes... -, aux classes moyennes - deux comptables, un représentant de commerce », ou populaires - un ajus­ teur, un mécanicien, un linotypiste... Les professions agricoles sont moins à l’honneur : aucun délégué n’est désigné comme exploitant agricole, même si certains comme le maire de Sidi-Bel-Abbès, Lucien Bellat, possèdent des terres et si l’on compte sur la liste un ingénieur agricole de Biskra et le directeur de la coopérative du blé de B atna63. Si le PPF est parvenu sans trop de difficultés à sauvegarder un appareil fonctionnel, qu'en est-il de la base militante qu'il avait consti­ tuée depuis sa création ? Revendiquant 3 950 militants en Algérie en décembre 1936, le PPF en affichait vingt mille à la veille de la guerre. L’estimation est visiblement grossie et correspond à la zone d'influence élargie plus qu'au potentiel réel du mouvement. L'exagé­ ration des effectifs est en effet pratique courante au sein des for­ matons aspirant à se constituer en parti de masse. Au niveau national, le parti doriotiste se prévaut de trois cent mille adhérents alors que les historiens les plus sérieux le créditent de cent mille membres à son apogée en 1938M. Cette utilisation des statis­ tiques dans un but de propagande se retrouve également dans les

Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens (1926-1954), op. cit., p. 46-47. 63. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72, octobre-novembre 1942. 64. La confrontation des estimations de Brunet, Wolf et Burner est ici concluante.

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indications officielles sur la sociologie et les origines politiques des m ilitants65. Origine politique des m ilitants du PPF (statistiques officielles)

sans passé politique communistes socialistes radicaux-socialistes front populaire : en tout PSF ex-Croix-de-Feu ex-Action française ex-Jeunesses patriotes solidarité française et francistes ligues et mvts de droite : en tout Origine sociale des m ilitants du PPF (statistiques officielles)

ouvriers employés colons et agriculteurs commerçants et artisans fonctionnaires professions libérales chômeurs

2e congrès national Paris

2* congrès nord-africain

46,0% 24,0% 8,0% 3,0% 35,0% 11,0 % 4,0% 3,0% 1,0% 19,0%

76,0% 6,0% 4,0% 3,0% 13,0% 7,0% 3,5% 0,5%

2e congrès national Paris

2e congrès nord-africain

42,0% 23,0% 6,0% 10,0% 3,5% 15,5% 1,0%

36,0% 19,0% 15,0% 10,0% 9,0% 8,0% 3,0%

11,0%

Source : Thérèse Charles-Vallin, Les Droits en Algérie, op. cit.

Se présentant comme le « parti du rendez-vous », le PPF se veut en effet le symbole d'une « petite France réconciliée » dépassant les clivages sociaux et politiques. Cette volonté transparaît dans les chiffres fournis pour le congrès national de mars 1938 et pour le congrès nord-africain de novembre 1938. Ainsi le nombre élevé des délégués ouvriers, destiné à donner l'image d'un parti disposant d’un fort enracinement populaire, ne reflète pas à cette date l’évolution d’un mouvement en train de se recentrer sur les classes moyennes. Les nuances entre les statistiques métropolitaines et celles concer­ nant l'Algérie constituent par ailleurs une reconnaissance de certaines spécificités du PPF local. Minimes au niveau des origines sociales des délégués, ce qui confirme la méfiance que l’on peut éprouver à leur égard, ces nuances sont plus sensibles au niveau des origines 65. p. 284.

Philippe Bunin, la Dérive fasciste - Doriot, Déat, Bergery 1933-1945, op. cit.,

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politiques. La principale différence tient ici à la proportion beaucoup plus importante en Algérie de militants sans passé politique défini - 76 % contre 46 % en métropole - et à la part beaucoup plus faible des transfuges de la gauche. L'ambiguïté initiale du PPF métropoli­ tain, qui avait cherché à entraîner dans son sillage des militants de gauche et à se démarquer des partis conservateurs, n'a guère eu cours en Algérie. Né de la volonté de défendre l'ordre social menacé par les grèves et l'ordre colonial remis en cause par le projet Viollette, durci par un antisémitisme assumé et dirigé par des « ultras », le PPF algérien annonçait dès sa création en 1936-1937 les évolutions du « grand frère » métropolitain. Pour la période de la guerre, la mesure des forces du PPF se révèle plus délicate encore. Le parti en effet ne publie plus de chiffres officiels, tandis que la disparition des consultations électorales et l'interdiction des manifestations publiques rendent plus difficile l'évaluation du potentiel de mobilisation du mouvement. Il faut donc recourir ici à quelques exemples locaux qui, à défaut d'une image exhaustive, permettent de mettre en évidence quelques grandes orientations. À Alger, ville où le parti revendiquait 1 950 m ilitants avant guerre, un rapport adm inistratif de l'été 1942 ne parle plus que de 600 sympathisants dont 275 activistes. À Mostaganem, où le PPF comptait officiellement 900 adhérents en 1939, une liste dressée au lendemain du débarquement américain ne recense plus que 120 noms. Établie à une date où commence à se poser la question de l’épuration, cette liste s'est peut-être cantonnée à enregis­ trer les plus actifs des m ilitants66. En effet, des sources antérieures évoquent le succès d’une manifestation organisée en mai 1942 devant la sous-préfecture de Mostaganem à l'appel du PPF pour protester contre l’interdiction faite au propagandiste Georges Guilbaud d'uti­ liser la place centrale de la ville pour une conférence publique. Le défilé aurait alors regroupé plusieurs centaines de personnes, prou­ vant la permanence d'un pouvoir de mobilisation qui dépasse le noyau dur recensé en 194367. À Sidi-Bel-Abbès, autre fief du PPF - la section locale annonçait 1 800 m ilitants en 1939 - le parti est parvenu à conserver durant la période de guerre un potentiel de 325 militants, 265 Européens et 64 M usulmans68. Côté européen, il se confirme avec ce dernier exemple que le recrutement se fait en majeure partie au sein des classes moyennes. Avec 123 membres, le groupe des artisans

66. CAOM, préfecture d'Oran, 2492. 67. CAOM, GGA, 5CAB51 - propagande sociale du Maréchal, dossier Guilbaud. 68. CAOM, préfecture d'Oran 420. La liste s'accompagne de quelques notations pittoresques : « L. dit "le cocu”, fasciste par dépiL »

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et des commerçants représente ainsi 43 % du total et constitue visi­ blement le socle du mouvement. Les élites économiques - indus­ triels, propriétaires, professions libérales - sont elles aussi repré­ sentées au sein du PPF. On notera de même que le mouvement dispose de ses entrées dans la fonction publique. Ainsi il n’est pas indifférent de relever que 15 de ses membres appartiennent à la police d'État et comptent dans leur rang un commissaire. L’élément ouvrier se situe à un niveau bien inférieur à celui affiché lors des congrès de l’avant-guerre : avec 36 adhérents, il ne représente que 13,5 % de l'effectif total. Côté musulman par contre les ouvriers et notamment les ouvriers agricoles fournissent une part plus impor­ tante des troupes du PPF : avec 25 adhérents, ils constituent 40 % de l’effectif indigène de Sidi-Bel-Abbès. On peut se demander dans quelle mesure l’adhésion de ces populations, dépendantes d’un point de vue économique, relève d'une démarche spontanée : certains colons membres du PPF n’ont-ils pas exercé des pressions sur leurs employés pour les inciter à rejoindre le mouvement ? La petite bour­ geoisie musulmane est elle aussi représentée : 23 artisans et commer­ çants, 10 fonctionnaires ou employés, 3 membres des professions libérales et 2 propriétaires. Ici on peut supposer qu'a prévalu l'attrait pour un mouvement affichant sa volonté d’associer à son action les populations musulmanes sans exiger d'elles qu'elles se conforment à une assimilation dépersonnalisante. L'influence du docteur Bentami, notable bien connu dans la région, a aussi joué un rôle. Quel bilan proposer au vu de ces résultats partiels ? La décrue des effectifs par rapport à la situation de 1939 paraît incontestable. L'ampleur du phénomène dépend toutefois du crédit que l’on accorde aux chiffres d'avant guerre. Si l'on prend ceux-ci au pied de la lettre, on jugera spectaculaire le déclin du mouvement. Si l’on considère qu’ils étaient manifestement gonflés, on parlera d’une érosion rela­ tive, amenant le PPF à se replier sur le cercle de ses militants les plus déterminés. Malgré le caractère lacunaire des statistiques dont nous disposons - il manque notamment des chiffres concernant la ville d'Oran, réservoir important de militants -, sans doute est-il pos­ sible d’affirmer que le tirage du Pionnier - 3 250 exemplaires au prin­ temps 1942 - donne une approximation de ce « premier cercle » M. Le96

69. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72 - note du 7 avril 1942. Une liste alphabétique incomplète - elle ne couvre que les lettres C à P conservée dans les archives de l'état-major particulier du général de Gaulle contient le nom de près de 4000 militants du PPF. Classée avec une série de documents datant de novembre 1943, cette liste n'est malheureusement accompagnée d’aucune

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PPF est donc un mouvement m inoritaire : à Sidi-Bel-Abbès où il dis­ pose d une bonne im plantation, il regroupe moins de 3 % de la popu­ lation adulte masculine chez les Européens et moins de 1 % chez les Musulmans. Toutefois, il est capable d'entraîner dans son sillage une fraction plus large de la population, comme le prouve la m anifesta­ tion de Mostaganem évoquée plus haut ; ses appuis dans la fonction publique locale et notam m ent dans la police ne sont pas non plus à négliger70. Victor Barthélémy, secrétaire général du PPF pour la zone libre, a pu écrire que l'Algérie constituait alors un « atout m aître » dans le jeu de son mouvement. Il affirm e même dans ses mémoires que le colonel Groussard, membre des services de renseignements de Vichy, aurait conseillé à Doriot de se replier à Alger avec son étatm ajor pour y attendre la libération dans un clim at plus favorable. Les m anifestations d'hostilité qui visent dès 1941 les responsables m étro­ politains du PPF sont en effet totalem ent inconnues en Algérie71. La relative vitalité du PPF local peut aussi se m esurer en com paraison avec l'atonie qui semble avoir frappé son rival traditionnel le PSF. LES DIFFICULTÉS D’ADAPTATION DU PSF

Disposant au niveau national d'un réseau de sept mille six cents sections locales, crédité de plus d'un million d'adhérents et de près de trois millions de sym pathisants, le PSF apparaissait en 1939 au sommet d'une influence qu'il espérait bien voir consacrée par les élections législatives de 1940. En métropole, la dissolution de la ligue des Croix-de-Feu, sa reconstitution sous la forme plus traditionnelle d'un parti politique et les nombreuses attaques dont La Rocque a été l’objet en 1937 n'ont donc pas entravé l'essor du m ouvem ent72. Il n'en a pas été de même en Algérie où le PSF ne semble pas être parvenu note explicative perm ettant de savoir comment elle a été établie, ni quelle période de l'histoire du PPF elle concerne (Archives nationales, Fla3806 - France combattante). 70. Une note rédigée le 21 août 1943 par le préfet d’Alger indiquait que 134 fonctionnaires de son département - 120 européens, 14 indigènes - avaient adhéré au PPF. Les chemins de fer algériens avec 30 militants et la police avec 12 militants sont les deux adm inistrations les plus concernées (CAOM, préfecture d'Alger, 1K72). Ces chiffres sont toutefois sous-évalués si l’on en croit une note rédigée par l’état-m ajor particulier du général de Gaulle le 5 juillet 1943 qui déplore les réticences des administrations locales à enquêter sur la question et constate le caractère peu crédible des renseignements jusque-là fournis. À cette date, le département de Constantine avait recensé 45 fonctionnaires PPF et celui d’Oran 129, sans que des chiffres n’aient pu être donnés pour Oran-Ville (Archives nationales, Fla3806 France combattante). 71. Victor Barthélémy, Du communisme au fascisme, Paris, Albin Michel, 1978, p. 217-223. 72. Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque ou les pièges du nationalisme

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à retrouver le rayonnem ent acquis au cours de la période précé­ dente par les Croix-de-Feu, notam m ent auprès des anciens com bat­ tants indigènes : les Algériens musulmans, qui auraient représenté jusqu'à 10 % des effectifs des Croix-de-Feu, ne sont plus que 2 % au sein du PSF de 193973. Principale ligue de droite dans les années 1934-1936, le mouvement du colonel de La Rocque se voit ensuite concurrencé par d’autres form ations qui chassent sur ses terres. Les quelques mois qui séparent la dissolution des Croix-de-Feu e n juin 1936 de la refondation du PSF en février 1937 ont ainsi sans doute été exploités par le PPF qui s'installe en Algérie dès l’autom ne 1936 et accueille un certain nom bre de transfuges, comme Fossati, déçus par les contradictions entre le langage offensif de La Rocque et sa stra­ tégie légaliste74. En 1938, alors que la fédération d’Alger affiche onze mille m ilitants, un rapport du H aut Comité m éditerranéen estim e ainsi qu'elle n'en compte en réalité pas plus de sept mille, so it une déperdition de plus de la m oitié par rapport aux Croix-de-Feu7*. Plutôt qu’un déclin du PSF - les résultats électoraux de l'avantguerre m ontrent que son audience reste im portante -, sans doute faut-il diagnostiquer un changement de nature. Recentré d'un point de vue politique, le PSF est sans doute en train de perdre son profil de mouvement ligueur et de se rapprocher des form ations poli­ tiques traditionnelles. Si sa base m ilitante centrée sur les classes moyennes rappelle celle du PPF - les chiffres officiels dénotent tou­ tefois une part plus im portante pour les professions libérales et une chrétien, Paris, Fayard, 1996. Voir notamment, chap. 47, c Le PSF dans la Répu­ blique », p. 639 et suiv. 73. Thérèse Charles-Vallin, Les Droites en Algérie 1934-1939, op. cit., p. 310. 74. Tableau des fédérations algériennes du PSF (source : éléments publiés par la presse du parti et recensés par Thérèse Charles-Vallin dans sa thèse Les droites en Algérie de 1934 à 1939).57

Total Alger Constantine Oran

1937

1938

1939

20000 10000 6000 4000

22 500 11 000 7000 4500

26000 13000 8000 5000

75. CAOM, 8H62 - rapports du Haut Comité méditerranéen, la situation de l'Algérie au Is février 1938.

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proportion plus réduite pour les ouvriers - ses dirigeants locaux se recrutent de plus en plus parm i les notables installés de la colonie. E n 1935, le remplacement à la tête des Croix-de-Feu d'Algérie de Georges Faucon, employé des chemins de fer et adhérent de la pre­ m ière heure, par le colonel Debay, «polytechnicien de haute culture » 76 apparenté par son mariage à plusieurs grandes familles de la colonisation, indiquait un «em bourgeoisem ent» du mouve­ m ent. La prom otion à la tête de la fédération départem entale d'Alger de Christian Sorensen, im portant négociant local, celle de l'indus­ triel Jacques Chevallier à la tête de la section d'Alger-Ville illustre aussi cette évolution. Disposant de plusieurs délégués financiers, d'un député - l'agrégé de philosophie Stanislas Devaud - et de nombreux conseillers municipaux, le PSF apparaît bien intégré aux institutions locales. Cette « norm alisation », qui était le prix à payer pour une accession au pouvoir par la voie légale, s'est sans doute accompagnée d'une érosion de l’ardeur m ilitante des débuts. Face au régime de Vichy, le PSF se trouve rapidem ent dans une situation de porte-à-faux. Inspirateur sur bien des points de l'idéo­ logie de la Révolution nationale - le fameux slogan « Travail Famille Patrie » lui a ainsi été em prunté -, le PSF se voit paradoxalem ent frappé du discrédit qui accable les partis politiques de l’avantguerre. La Rocque ne jette pas moins dès le mois d’août 1940 les bases d’une ultime m outure de l'organisation qu'il préside depuis une décennie. Le Parti social français devient ainsi officiellement Progrès social français, dénom ination qui illustre la volonté de faire du mou­ vement un regroupement « apolitique » à vocation sociale et civique, orientation conforme aux consignes données par La Rocque dès la fin du mois d’août 1939. Les Auxiliaires de la défense passive, qui avaient proposé durant la guerre leur concours aux pouvoirs publics et avaient joué un rôle im portant dans l'aide aux réfugiés pendant l'exode, deviennent les Artisans du devoir patriotique et conservent leur mission d’assistance. La continuité des sigles, destinée à ne pas dérouter le m ilitant de base, se combine donc avec la définition d'une nouvelle ligne explicitée dans un théorème très caractéristique du style de La Rocque : « Progrès social français égale Parti social français moins politique électorale. Or Parti social français égale Croix-de-Feu plus politique électorale. Donc Progrès social français

76. L'expression est d’Augustin Ibazizen dans Le Testament d'un Berbère - Itiné­ raire spirituel et politique, Paris, Albatros, 1984, p. 103. Kabyle converti au catholi­ cisme, cet avocat a présidé la section Croix-de-Feu de Haute-Kabylie qui comptait 700 m ilitants dont 250 Algériens en 1935.

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égale Croix-de-Feu plus masse de bonnes volontés venues à La Rocque depuis la dissolution des Croix-de-Feu en 1936 jusqu'à la transform ation du PSF en 194077. » Ce postulat optim iste semble avoir du mal à se traduire dans la réalité. L’aspiration à un reto u r ai» sources ne peut faire oublier que le contexte qui avait vu l’esso r des Croix-de-Feu n’avait guère de points com muns avec celui de l’Occu­ pation. De plus, attirés par le nouveau régime, beaucoup de cadres et de m ilitants ne com prennent pas l’obstination de leur chef à main­ tenir une organisation autonom e et le soupçonnent d’ag ir p a r ran­ cœ ur personnelle. En métropole les déplacements incessants de La Rocque, que son biographe Jacques Nobécourt qualifie d ’« infati­ gable coureur de routes », s'efforcent de contenir ce déclin, san s doute avec un succès tout relatif. En Algérie, l'érosion semble p lu s accen­ tuée encore. Le 15 octobre 1940, madame Devaud, épouse d u député PSF de Constantine, doit le constater à l'issue d’une to u rn ée de contacts, effectuée auprès de différentes fédérations. À cette date, l'effacement du mouvement, relatif dans le départem ent d'Alger, est manifeste dans les départem ents d’Oran et de C onstantine78. Cette régression se confirme dans la période suivante. Ainsi nous n'avons pas trouvé de mention en Algérie de l'im portante action sociale déployée, par le biais des ADP, par le PSF m étropolitain tout a u long de la période de guerre79.08 L'action m ilitante « de base » semble s’être limitée à l’organisation ponctuelle de réunions privées destinées à faire connaître les positions du « patron ». Lorsque La Rocque est autorisé à effectuer une brève tournée en Algérie en janvier 1942, le gouvernement général se renseigne auprès des autorités locales sur l’état du PSF dans leur circonscription. Les quelques réponses que nous avons retrouvées confirm ent la désorganisation du m ouvem ent : les sous-préfets de Sidi-Bel-Abbès, Tlemcen et Mostaganem signa­ lent ainsi que les sections locales du PSF n'ont pas donné signe de vie depuis deux ans et que beaucoup de m ilitants ont rejoint la L égion90. Ce phénomène de « vases com m unicants » pose le problème des rela­ tions complexes entre les différentes formes d’engagement collectifs qui m arquent la période.

77. Cité par Philippe Mâchefer dans « Sur quelques aspects de l’activité du colonel de La Rocque et du Progrès social français pendant la Seconde Guerre mon­ diale », in Re\’iie d'histoire de la Seconde Guerre mondiale, n° 35, 1965, p. 35-56. 78. CAOM, préfecture d’Alger, 1K75 - rapport du 15 octobre 1940. 79. FNSP, fonds privé La Rocque. Atteste l’existence d'une correspondance suivie avec les responsables locaux. 80. CAOM, préfecture d’Oran, 70.

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L’évolution des logiques de l’engagement La LFC, si elle ne peut prétendre - au moins jusqu'aux élargis­ sements de 1941-1942 qui lui ôtent une partie de sa spécificité combattante - à un recrutement aussi large que celui d’un parti unique, entend bien occuper entièrement l'espace de la vie civique. Soucieuse d'apparaître comme l'épine dorsale du nouveau régime, elle doit donc se constituer en mouvement de masse et rassembler audelà des clivages partisans le plus grand nombre d'adhérents. Le ral­ liement des militants des formations nationales, prédisposés par leur engagement à se reconnaître dans le discours de la Révolution natio­ nale, constitue dès lors un enjeu important. Pour les dirigeants légionnaires, il est entendu que ce ralliement doit se faire sans esprit de retour et doit entraîner la rupture de tout lien d'allégeance avec les organisations d'origine. Tel est le sens de l'appel du général Paquin, premier président de la LFC en Algérie, lorsqu’il proclame en février 1941 à Constantine : « Il n'y a plus de PPF, ni de PSF, il n'y a plus que la France81. » S’ouvre alors, outre ces différentes formations, un jeu complexe évoluant au gré des rapports de force et de la conjoncture. 1940-1941 : LFC, PSF ET PPF À LA RECHERCHE DE LEUR PLACE AU SEIN DE L’ÉTAT FRANÇAIS

Le PSF fait ici figure de grand perdant et ne cache pas son amer­ tume à l’égard du nouveau régime. La ligne définie par le « patron » dans sa circulaire du 16 septembre désoriente beaucoup de ses fidèles : s'il préconise de respecter une « discipline formelle derrière le maréchal Pétain », il recommande « une réserve absolue à l’égard de son gouvernement, de tous les membres de son gouvernement82 ». En Afrique du Nord, terre d'élection du maréchalisme cette position surprend. Au sein même de l'appareil du parti, des doutes s’expri­ ment. Dans un courrier du 8 octobre 1940, André Normand, président de la fédération PSF du Maroc, fait part du son « profond désarroi » et de celui de ses cam arades83. Les cadres algériens du PSF sem­ blent eux aussi partagés entre leur fidélité à l'égard de leur chef et 81. CAOM, 5CAB27 - cabinet du gouverneur Châtel (février 1949). 82. CAOM, préfecture d’Alger, 1K75 - dossier PSF, note du 16 septembre 1940. 83. Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque ou les pièges du nationalisme chrétien, op. cit., p. 744. « Nous vous avons trop défendu lorsqu’on a tenté de vous séparer du parti que vous présidiez pour croire aujourd’hui que vous conseillez une pareille distinction à l’égard du gouvernement », précise André Normand.

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leur adhésion aux principes de la Révolution nationale. Certains res­ ponsables locaux du PSF continuent néanmoins de privilégier leur premier engagement. C’est le cas du député de Constantine, Stanislas Devaud, qui s’installe à Clermont-Ferrand aux côtés du colonel de La Rocque et reste un de ses plus proches collaborateurs durant toute la période de la guerre. C’est également le cas du colonel Debay, repré­ sentant de La Rocque en Algérie, du capitaine Richard, président de la Fédération d’Oran, ou de Grisoni, président de celle de Constan­ tine. D’autres, sans renier leur engagement au PSF, jugent intenable la consigne de « réserve absolue » à l’égard du régime et de ses digni­ taires. Augustin Ibazizen témoigne dans ses mémoires de cette contradiction. Fervent adm irateur de La Rocque, il paraît également sensible à la mystique pétainiste lorsqu’il relate la façon dont il fut reçu à Vichy à la table du chef de l’État français84. Alfred Sorensen, président de la Fédération d’Alger, offrira ainsi l’hospitalité de sa villa au général Weygand en attendant que la résidence officielle de celui-ci ne soit remise en é ta t85.68 Jacques Chevallier, responsable PSF du secteur d’Alger-Ville, accepte des fonctions au sein de la hiérar­ chie légionnaire et devient maire nommé d’El Biar. À Constantine, l’ingénieur des travaux publics Mandon, responsable local du PSF, accepte lui aussi de prendre la tête de la municipalité. H s’en justifie le 5 juillet 1941 dans un courrier au colonel La Rocque en rappe­ lant la devise des Croix-de-Feu : « Servir » w. D’autres rompent le lien d’allégeance à l’égard de leur ancien parti. Ainsi Georges Faucon qui dans un courrier au général Paquin se dit désormais « légionnaire avant to u t87 ». Face au nouveau régime, Doriot n’éprouve pas les mêmes états d’âme que La Rocque. Avec un sens tactique incontestable, il a compris à la fin de l’été 1940 que l’abstention boudeuse du chef du PSF et l’opposition à peine voilée de Déat lui permettaient d’exploiter sans concurrence la carte du loyalisme à l’égard de Vichy. Installé sur ce créneau déserté par ses rivaux, il ne manque pas une occasion de se présenter comme « l’homme du M aréchal88 ». Le PPF peut espérer que cette ligne lui vaille la bienveillance des pouvoirs publics et lui permette de détourner à son profit une partie du vaste mouvement 84. Augustin Ibazizen, Le Testament d'un Berbère - Itinéraire spirituel et politique, op. cit. 85. Maxime Weygand, Rappelé au service, Paris, Flammarion, 1950, p. 237. 86. CAOM, GGA, 7CAB2 - affaires municipales, interception réalisée par le ser­ vice des contrôles techniques. 87. CAOM, GGA, 9H21. 88. Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot - Du communisme au fascisme, op. cit., p. 321 et suiv.

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d'opinion favorable au chef de l'État. Le PPF algérien s'aligne sur cette position. Réduit dans l'immédiat à une simple fonction tribunicienne, mais soucieux de renforcer ses positions dans l'opinion, il déploie dans les mois qui suivent l’armistice une active propagande jouant sur trois leviers. Tout en affirmant en permanence son sou­ tien au régime, il s'efforce ainsi de le déborder en défendant une ligne dure qui le ferait apparaître à la pointe du combat pour la Révolu­ tion nationale et la collaboration. «La Révolution nationale sera intransigeante ou elle ne sera pas », proclame Jean Fossati dans Le Pionnier du 15 novembre 1940. Le 27 décembre, dans une « réponse à M aurras», il dénonce l'anachronisme d'une restauration monar­ chique et souligne le prim at d’une politique de rapprochement avec l’Allemagne. Le projet PPF, c’est-à-dire la mise en place d’un État autoritaire, corporatif, attaché à une ambitieuse politique impériale, est présenté dans cette optique comme l’aboutissement le plus logique des idées de la Révolution nationale. Dans le même temps, le mou­ vement doriotiste s'efforce de prendre en charge les revendications des populations locales et d’apparaître comme leur porte-parole et leur recours. Les problèmes des démobilisés, la nécessité d'une entraide en faveur des familles de prisonniers sont ainsi souvent mis en avant par Le Pionnier. Cette volonté de coller aux aspirations de la base se manifeste notamment par la place réservée à l'intérieur du journal aux « échos » envoyés par les sections locales. Le troisième levier sur lequel joue le PPF consiste à exploiter les rancœurs sus­ citées par les difficultés de l'heure par la dénonciation de boucs émis­ saires jetés en pâture à l’opinion publique. Antisémitisme, antiparle­ mentarisme et haine de la franc-maçonnerie sont les passions le plus souvent attisées par Le Pionnier. Le mythe du complot réapparaît lui aussi périodiquement. Le 18 octobre 1940, Jean Fossati stigmatise ainsi le projet ourdi au lendemain de l’armistice dans un grand hôtel d’Alger par le Juif « Mandel » et ses complices du Massilia. « Il s’agis­ sait d’accorder à l'Algérie une large autonomie moyennant l'installa­ tion dans ce pays de tous les émigrés juifs. Un gouvernement provi­ soire devait proclamer immédiatement l'indépendance de l'Algérie. » Le PPF considère également que l’antisémitisme peut servir sa propa­ gande auprès des Algériens musulmans. Le Pionnier n’hésite pas par ailleurs à désigner nominalement à l'attention des pouvoirs publics des fonctionnaires ayant participé aux formations du Front popu­ laire ou à dénoncer des opposants potentiels. Le Conseil national de la zone libre tenu à Marseille en décembre 1940 encourage de plus

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l’adhésion à la Légion des m ilitants PPF89. Alors que les réticences du colonel de La Rocque am enaient les légionnaires PSF à s’éloigner ou à rom pre avec leur mouvement d'origine, la décision p rise au PIT perm et aux m ilitants de com biner sans état d'âme les deu x engage­ ments et de constituer ainsi des pôles doriotistes au sein d e la LFC. À partir du printem ps 1941, le pouvoir vichyste sem ble évolue en Algérie vers une attitude hostile à l’égard des partis nationaux. Sacrifiant comme beaucoup de traditionalistes au culte d e l'unité, Weygand rejette d'un point de vue idéologique la notion d e « parti », expression d’un pluralism e ne pouvant déboucher que s u r la divi­ sion et l'affaiblissement de la nation. À ces raisons de p rin cip e s’ajou­ tent quelques griefs plus précis. Au PSF, Weygand reproche ainsi de n'avoir pas su s'effacer au lendem ain de l’arm istice et le soupçonne d'entraver, notam m ent dans le Constantinois, le recrutem ent de la Légion. Il se m ontre plus irrité encore par l'activisme déployé par k PPF. Œ uvrant depuis son arrivée en Afrique du Nord à reprendre en main populations européennes et musulmanes, le délégué général n’entend pas laisser se développer en marge de son action u n e pro­ pagande parallèle. Le 22 mai, il saisit le cabinet civil du m aréchal Pétain pour souligner « les dangers que ferait courir à la tranquillité des esprits en Afrique du Nord toute activité de groupem ents poli­ tiques - qu’ils soient européens, indigènes ou mixtes », et considère que l'É tat français a tout intérêt à les ignorer ou à des dissoudre90. Le 28 mai 1941, Du Moulin lui répond que la question reste en suspens jusqu’à la rédaction de la future Constitution. Conforté p ar le dis­ cours du 12 août 1941 du chef de l’État annonçant la mise en som­ meil de toute activité des partis politiques, Weygand revient à la charge dans le courant du mois de septembre 1941. E stim ant que PPF et PSF n'ont pas tenu compte du « sévère avertissem ent » du Maréchal, il demande la dissolution pure et simple de ces deux for­ m ations91. Le gouvernement ne le suivra pas sur ce point. L’équipe Darlan n'envisage pas de procéder à cette dissolution en m étropole afin de ne pas entrer en conflit ouvert avec le PSF et le PPF et ne veut pas, au nom du principe de l’assim ilation, d'une mesure lim itée à l'Algérie. Le pouvoir central approuve par contre la volonté de Wey­ gand d’appliquer avec plus de rigueur les mesures visant à entraver l’action de ces deux formations politiques. Dans une lettre aux préfets, 89. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72. 90. SHAT, fonds privés, 1K130, dossier 17 - questions politiques. 91. SH AT, fonds privés, 1K130 - dossier 17. Un dossier concernant la question du PPF à l'échelle nord-africaine est conservé au ministère des Affaires étrangères, sous-série K - Vichy Afrique-Levant.

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Châtel, gouverneur adjoint, indique tous les moyens auxquels peu­ vent avoir recours les pouvoirs publics pour entraver l'action du PPF : pression morale sur les dirigeants, interdiction des œuvres latérales - le sigle du parti devra disparaître de la façade des œuvres popu­ laires françaises et du restaurant social « Le Plat unique » -, refus de toute manifestation publique92.39 Dans le même temps, Weygand entend renforcer la Légion, seule organisation collective légitime à ses yeux - dans la mesure toutefois où elle respecte son rôle de courroie de transmission du pouvoir et où elle ne cherche pas à se substi­ tuer à l'autorité administrative responsable. « Quant à la LFC, appelée à grouper sur des plans divers toutes les bonnes volontés unies et dirigées vers un but commun, il n'est pas douteux que son rôle est destiné à se développer dans la mesure même où seront supprimés les partis qui, s'ils ne disparaissent pas entièrement, viendront natu­ rellement se fondre dans l’organisation légionnaire à moins qu'ils ne constituent des groupements satellites », écrit-il le 7 juin 1941 dans un courrier au général François 9\ Sur ce point, les vues de Weygand convergent avec celles des autorités gouvernementales qui envisagent durant l’été 1941 de faire de la Légion le socle du futur parti unique. En Algérie, cette évolution vers une nouvelle Légion semble recevoir un bon accueil auprès des populations locales. Les effectifs des Volon­ taires de la Révolution nationale augmentent, les sections d’entre­ prise légionnaires se multiplient et le mouvement des Cadets et Cadettes connaît un développement rapide, contribuant à renforcer l’image d’une évolution vers une organisation de type parti unique. La célébration du premier anniversaire de la création de la Légion, dont nous avons signalé plus haut le succès, reflète la popularité d’une institution dont les effectifs et le rayonnement culminent sans doute dans les derniers mois de 1941. En décembre 1941, la visite offi­ cielle du général Laure, chef de cabinet du maréchal Pétain et inspec­ teur général de la LFC, venu remettre ses drapeaux à la Légion d'Algérie, est présentée par la propagande du régime comme une apo­ théose. À Alger, devant la tribune officielle dressée à proximité de la gare maritime, pavoisée d'oriflammes tricolores et d'enseignes 92. CAOM, préfecture d’Oran, 2492 - lettre du gouverneur Châtel au préfet Boujard, 13 août 1941. Sur l'application de ces consignes, voir le courrier du commissaire Delgove de la police spéciale départementale d’Alger au préfet Pagès le 11 septembre 1941 : « J’ai avisé à la fin du mois d’août écoulé M. Roger Robert, président de l’association “Le Plat unique”, d’avoir à faire disparaître sur le local de cette œuvre la marque exté­ rieure qui indique qu’il s’agit d’une émanation du PPF » (CAOM, préfecture d’Alger, 1K72). 93. SHAT, fonds privés, 1K130 - dossier 17.

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légionnaires, ce sont trente mille légionnaires européens et musulmans qui défilent au pas pendant plus d'une heure. Au vu des sources dont nous disposons, il semble toutefois que l'o n puisse considérer que les m anifestations de décembre 1941 constituent le point culm inant de la dynamique qui a poussé les populations algé­ riennes à rejoindre la Légion française des com battants. L'année 1942, marquée comme nous l'avons vu plus haut par une m ontée des difficultés intérieures - inquiétudes sur l'évolution du régime, pénurie, tensions intercom m unautaires -, se place ensuite sous le signe d’un certain reflux qui entraîne de nouveaux rééquilibrages entre les différentes formes d'engagement. ENTRE DÉSENGAGEMENT ET RADICALISATION : LES ÉVOLUTIONS DE L’ANNÉE 1942

Le 27 novembre 1941, quelques jours seulement après le rappel de Weygand, l'am iral Darlan faisait savoir de façon officielle à son successeur que le gouvernement renonçait à l’idée de dissoudre les partis politiques en Algérie. Châtel, le nouveau gouverneur, s’adapte sans états d'âme à cette nouvelle ligne. «Il était apparu avec évi­ dence après le départ du général Weygand, en grande partie attribué à des injonctions allemandes inspirées par le PPF, que l'adm inistra­ tion ne pouvait rester dans une attitude d'hostilité absolue et d'igno­ rance à son égard », expliquera en 1944 Ferdinand Cannavaggio, proche conseiller d'Yves C hâtel94. Cet ancien m ilitant d'Action fran­ çaise disposant de contacts nombreux avec l’extrême droite algé­ rienne a été appelé dans le cabinet du gouverneur pour s'y occuper des relations avec le PPF. Dès le mois de décembre 1941, Fossati obtient le visa pour l'Algérie qui lui était refusé depuis juillet. Il peut désormais assurer régulièrement la liaison entre les instances natio­ nales du PPF, où il occupe d'im portantes responsabilités depuis le départ de Doriot pour le front de l'Est, et les instances locales sur lesquelles il entend conserver un droit de regard. Lors de ses passages à Alger, il est reçu par Gilbert Maroger, chef de cabinet de Châtel, Cannavaggio et même en avril 1942 par le gouverneur lui-m êm e95. Se sentant désormais les coudées franches, le PPF local relance sa propagande. Il reprend ainsi la campagne en faveur de la Légion des 94. Archives nationales, Haute Cour de justice, 3W14 - dossier Châtel. Déposition de Ferdinand Cannavaggio, âgé de 38 ans, le 10 juin 1944. Celui-d se présente comme un disciple intellectuel de Maurras et de Bainville n'ayant pour cette raison jamais adhéré au PPF. Il connaît pourtant Jean Fossati depuis 1931 et Roger Nicolas, autre dirigeant local du PPF, depuis le lycée en 1920. 95. Idem.

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volontaires français contre le bolchevisme qu'il avait dû m ettre en so u rd in e pendant l'autom ne 1 9 4 1 Au printem ps 1942, le PPF inten­ sifie également son effort en direction des populations indigènes en d o n n an t une grande publicité au voyage en métropole de deux de s e s cautions musulmanes, le cheikh Zouani, dirigeant de la confrérie d e s Ammaria, et Mostefa Bendjamaa, ancien conseiller municipal de G uelm a. Les journaux du parti - Le Cri du peuple, L ’É mancipation nationale et Le Pionnier - et la presse parisienne - notam m ent L’Illus­ tration passée sous le contrôle allemand - rendent compte des péré­ grinations des deux hom m es9 97. 6 La campagne de propagande du PPF s'intensifie à l'approche du sixième anniversaire de la création du p a rti que chaque section est appelée à célébrer avec faste le 28 juin 1942. Renouvellement de la prestation du serm ent au chef, service religieux à la mémoire des volontaires antibolcheviques tombés sur le front de l'Est m arquent notam m ent cette célébration. Au-delà se profile la préparation du congrès de novembre que Doriot n'a pas hésité à présenter aux m ilitants comme « le congrès du pouvoir ». Déçu d'avoir été tenu à l'écart lors de la mise en place du gouver­ nem ent Laval - il espérait obtenir l’Intérieur -, le chef du PPF n'hésite p as dès lors à pratiquer la surenchère. Le PPF d’Algérie se calque sur cette ligne offensive. À Miliana, Joseph Casanova n'hésite pas à s’en prendre ouvertement au gouvernement Laval ni à tenter de déstabi­ liser la section locale de la LFC. Celle-ci en effet est présidée par le directeur des mines de Zaccar, notable autoritaire, réputé aux dires m êm es du sous-préfet pour « ne pas avoir le sens social ». Retrouvant le ton ouvriériste des débuts du PPF, Casanova profite de ces dissen­ sions pour opposer le conservatisme légionnaire au caractère révolu­ tionnaire et social du PPF98. De son côté, la Légion, triom phante en 1941, révèle à cette époque un certain nombre de signes d’essoufflement. Ainsi elle n ’échappe pas au clim at de détérioration des relations intercommunautaires, dont nous avons souligné plus haut le développement et qui rem et en cause sa vocation à rassem bler Européens et Musulmans. En m ars 1942, un rapport interne rédigé par le président 96. Un rapport d’origine militaire rédigé au début du mois d’octobre 1942 pré­ cise qu’à cette date 225 volontaires avaient été retenus : 6 officiers français, 211 hommes de troupe d’origine européenne, 8 d’origine musulmane (Archives natio­ nales, F60-811 - état-major du XIXe corps d’armée, 2e bureau). 97. CAOM, GGA, 11H58 - bulletin mensuel du CIE de la préfecture d’Alger, avril 1942. Compte rendu et photographies du meeting de Magic City dans L'Illustration du 11 avril 1942. 98. CAOM, préfecture d’Alger, 1K72 - rapport du sous-préfet de Miliana.

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de la section légionnaire de Sainte-Barbe-du-Tlélat dans le départe­ ment d'Oran analyse les difficultés de l'agriculture locale dans un style tout à fait caractéristique de l’esprit colon. « L'ouvrier agricole indigène devient de plus en plus exigeant quant à la rémunération de son travail et il est à remarquer que, plus il est payé cher, moins il travaille », écrit-il On est bien loin de la fraternité revendiquée à ses débuts par le mouvement légionnaire. Les adhérents musulmans n e s'y trompent d'ailleurs pas et plusieurs rapports signalent dès le prin­ temps 1942 un mouvement de retrait qui semble s'accélérer avec l'été. À Saint-Denis-du-Sig en Oranie en juillet 1942, seuls une quinzaine d'anciens combattants musulmans sur la centaine théoriquement ins­ crits participent à la remise officielle du fanion de la section locale l0°. Au sein même de la population européenne, un début de reflux est perceptible. Après la vague légionnaire qui semblait avoir submergé en 1941 l'ensemble de l'Algérie, un certain nombre de zones répul­ sives où la greffe semble avoir du mal à prendre apparaissent. À Perrégaux, ville ouvrière où les affrontements politiques de l'avant-guerre avaient connu une grande intensité, le commissaire de police note dès le mois de décembre 1941 que l'on remarque très peu d'insignes légionnaires aux revers des vestons9 10901. À Tlemcen, autre ville dont la municipalité de gauche a été dissoute par Vichy, seuls 150 légion­ naires sur les 276 inscrits assistant le 9 août 1942 à la remise du fanion de la section locale : 63 Musulmans ont choisi de s'abstenir et 63 Européens ont fait de m êm el02. À Orléansville, à Tiaret, à Bône, des rapports d'origines diverses déplorent l’apathie du mouvement légionnaire. Le deuxième anniversaire de la Légion se déroule dans un climat nettement moins euphorique que le précédent. Dans les grandes villes, l'effet de masse joue encore ; toutefois une certaine amertume perce dans le discours du général Martin, président de la Légion pour l'Algérie : « Pour beaucoup, ces deux ans ont amené de cruelles déceptions. On leur avait dit : "La Légion est le meilleur ins­ trument de la Révolution nationale.” Ils y sont venus pour faire cette révolution. Et cette révolution n’est pas faite. Est-ce une raison, légionnaires, pour perdre votre foi dans la Légion ? », déclare-t-ill03. L'érosion de l'enthousiasme légionnaire est confirmée par un rapport 99. CAOM, préfecture d'Oran, 467 - groupements créés par le gouvernement de Vichy. 100. CAOM, GGA, 9H28 - séries de rapports rassemblés par le CIE d'Oran, Saint-Denis-du-Sig, 22 juillet 1942. 101. CAOM, GGA, 9H28 - Perrégaux, rapport du 23 décembre 1941. 102. CAOM, GGA, 9H28 - Tlemcen, rapport du 10 août 1942. 103. L'Écho d ’Alger, 31 août 1942.

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du 3 septembre 1942 du gouverneur général indiquant qu'à Alger « on estime au tiers de l'effectif théorique le nombre de participants à la cérémonie et à une proportion moindre encore celui des participants de l'année 1942 par rapport à l'année précédente104 ». Le désengagement des éléments les moins motivés s’accom­ pagne d'un durcissement des plus militants, détachement et radicali­ sation progressant de pair. L’apathie de la Légion fait naître chez les plus déterminés de ses membres l'aspiration à un engagement plus offensif. Très révélateur, le courrier envoyé à Pierre Pucheu quelques jours avant son voyage en Algérie par un groupe de légionnaires d'Aïn-Temouchent : « Pourquoi ne pas ramener et confier toutes les formations de la jeunesse à une direction unique "Légionnaire" qui perm ettrait de suivre le Français de sa naissance à la fin de sa vie ? » Les légionnaires d'Aïn-Temouchent terminent en évoquant le rôle qu'aura à jouer leur mouvement lorsque la France sera libérée de l’occupation allemande : « L'anarchie essayera de reprendre le pou­ voir et la Révolution descendra dans la rue. La Légion devra lui barrer la route. Ce sera la lutte dont dépendra le sort de laFrance 105. » C'est parmi les membres de la LFC acquis à cette logique de combat que vont se recruter les membres du Service d'ordre légionnaire. Cette nouvelle structure, apparue dès 1940 dans les Alpes-Maritimes, a été reconnue officiellement en août 1941. La for­ mule a séduit l'amiral Darlan qui confie à son initiateur Joseph Darnand le soin de la généraliser. Le SOL est institué par l’instructiondü 12 janvier 1942 qui le présente comme « la force la plus sûre et la plus souple dont puisse disposer la Légion pour la parfaite et rapide exé­ cution des ordres du Maréchal et de son gouvernement sur le plan de la politique intérieure106». Officiellement, la nouvelle formation reste donc soumise à la hiérarchie légionnaire. Toutefois, l'adhésion au SOL ne repose plus sur la qualité de com battant et le mouve­ ment est doté d’un uniforme spécifique - béret, chemise kaki, cravate noire -, d'une devise, d'un insigne et de chants de marche qui ten­ dent à le distinguer de la Légion. Comme le souligne l'historien Jacques Nobécourt, la mise en place d'une troupe de choc amenée à prendre rapidement ses distances avec l’organisation mère pour

104. Archives nationales, F80-2078 - rapport du 4 septembre 1942 du gouver­ neur Châtel adressé à Georges Hilaire. 105. Archives nationales, Fla3693, février 1942. 106. Jean-Paul Cointet, La Légion française des combattants, op. cit., p. 174 et suiv.

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devenir le ferm ent - et éventuellement la police politique - d 'u n parti totalitaire rappelle ici l'évolution du fascism e,07. C’est dans le départem ent d’Oran, dont les prédispositions à l'engagement ont été signalées plus haut, que le SOL s'est organisé le plus rapidem ent. Un rapport du 3 juin 1942 du préfet Boujard révèle, face à l’essor du mouvement, que l'inquiétude l'em porte désormais sur la perplexité. Cette inquiétude tient d'abord à l'aspect param ilitaire du mouvement : les membres sont reg ro u p és en dizaines, trentaines, centaines, cohortes et compagnies, organisation «qui rappelle les SS nazis et les anciennes form ations Croix-de* Feu», ajoute le préfet1 17008.901 Le SOL oranais serait alors su r le point de regrouper deux mille membres, divisés en quatre com pagnies; quinze cents m atraques auraient été commandées pour a rm e r ces hommes. La tendance du mouvement à s'affranchir de la tu telle de la hiérarchie légionnaire constitue une autre préoccupation d es auto­ rités. « C'est ainsi que, lorsqu'il y a une réunion du SOL au local du boulevard Sébastopol (ancienne Loge), les légionnaires et les membres du directoire départem ental légionnaire se voient refuser l’accès de la salle de réunion », précise le préfet. Le noyautage pra­ tiqué par le PPF accentue cette attitude. Alerté, le gouverneur général Châtel saisit à son tour le m inistère de l’Intérieur. Sans contester le principe du SOL, il souhaite une clarification du lien hiérarchique et une affirm ation de la subordination du mouvement face à l’Adm inis­ tration. « Les SOL peuvent en effet être appelés à jouer un rôle im por­ tant dans la défense du territoire, notam m ent dans le départem ent d'Oran ainsi que dans les grandes agglomérations comme O ran, Alger ou Constantine où, en cas de bom bardem ents ou d'événem ents mili­ taires graves, des réactions dangereuses de la population indigène ne doivent pas être exclues », écrit-il dans un rapport du 13 juin 1 9 4 2 ,w. La nom ination dans le courant de l'été 1942 de l'inspecteur provin­ cial du SOL pour l’Algérie n’est pas pour rassurer les autorités. C'est en effet un « dur » qui a été choisi par Damand. Son profil s'écarte sensiblement de celui des dirigeants légionnaires. Agé de quarantehuit ans, ce représentant de commerce natif de Mostaganem est jugé par les Renseignements généraux comme un homme de « m oralité

107. Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque ou les pièges du nationalisme chrétien, op. cit., p. 735. La Rocque s’opposera à ce que les militants du PSF rejoignent le SOL, y compris au Maroc où son parti avait été sollicité par le général Noguès afin de « pon­ dérer » la nouvelle institution. 108. Archives nationales, F80-2078 - dossier SOL 109. Idem.

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d o u teu se », connu pour son engagement dans les mouvements anti­ ju if s de l’entre-deux-guerres, proche du PPF et soupçonné d’entretenir d e s relations suivies avec les commissions d’arm istice allemandes. Le 1 4 août 1942, lors d'une conférence tenue au cinéma-casino d’Oran, il expose devant un m illier de SOL les objectifs du mouvement. Après a v o ir préconisé la collaboration totale avec l'Allemagne et rendu hom­ m ag e aux volontaires partis com battre sur le front de l'Est, il conclut p a r un vibrant appel : « il y a encore tout à faire en France où c'est to u jo u rs le bordel [...] Il y a trop de swing, de zazous, de Juifs et m êm e de Français qui n’ont rien com pris aux grandes raisons qui m iliten t en faveur du redressem ent du pays. Le m om ent est venu de le u r casser la gueule110». Ces consignes vont être appliquées à la le ttre en Oranie. Dans la deuxième quinzaine du mois d’août 1942, d e s groupes de SOL s'en prennent à des consom m ateurs juifs attablés à des cafés du boulevard Loubet où fréquentant les plages de la cor­ n ich e oranaise. Plusieurs de ces altercations sont organisées en pré­ sence de l'inspecteur régional et de son épouse. Soucieux de « tenir la ru e », Châtel s'inquiète dans deux rapports des 22 et 23 août 1942 a u m inistère de l'Intérieur de ces désordres. Au début du mois de septem bre, un entretien entre le gouverneur et l'inspecteur régional sem ble devoir apporter un apaisement, les deux hommes s'étant fort b ie n entendus pour critiquer les insuffisances des responsables légionnaires locaux. Quelques jours plus tard, pourtant un nouvel incident se produit en Oranie. Cinquante membres du SOL, conduits p a r un de leurs chefs de cohorte, ont en effet affrété un bus pour se rendre à Aïn-El-Turck, petite station balnéaire, afin de « dresser les gaullistes et de balayer les Juifs de la plage ». Après avoir molesté un certain nom bre d'estivants, leur dem andant notam m ent de se décu­ lo tter « pour leur prouver qu'ils n'étaient pas juifs », les membres de cette expédition punitive oiganisent un banquet dans l’un des restau­ ran ts de la station. Ils obligent alors les clients à se lever pour chanter avec eux « M aréchal nous voilà » puis à faire le salut fasciste. Cer­ tains m ilitaires présents dans le restaurant ayant refusé de se prêter à leur jeu, il en résulte une bagarre violente laissant sur le carreau un certain nom bre de blessés de part et d'autre. L’affaire entraîne cette fois des sanctions : plusieurs responsables de la bagarre sont jugés au début du m ois d’octobre et écopent de peines de un à deux mois de prison. En échange de l'indulgence du m inistère public qui a accepté de passer sous silence l'appartenance des inculpés au SOL, les res­ ponsables du mouvement sem blent s’être engagés à adopter, au moins 110. Idem.

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temporairement, un profil bas. Le gouverneur Châtel n'en juge pas moins indispensable une visite d’inspection de Raymond Lachal, nou­ veau directeur général de la Légion, afin de reprendre en main un mouvement « mal parti ». Prévue dans le courant du mois de novembre, cette visite, qui devait marquer l'investiture officielle du SOL, ne pourra avoir lieu pour cause de débarquement anglosaxon m ... Il se révèle difficile de proposer une sociologie précise du SOL. L’organigramme de Constantine donne toutefois quelques renseigne­ ments sur le profil de l'encadrement. Il semble ainsi que l'on puisse diagnostiquer un rajeunissement par rapport à l'encadrement légion­ naire : le plus âgé des responsables du comité départemental a cin­ quante-quatre ans et le plus jeune trente-neuf ans, la moyenne d'âge s’établissant autour d'une valeur intermédiaire. Ce rajeunissement est encore plus sensible au niveau des échelons inférieurs du mouve­ ment. Les chefs de cohorte sont ainsi âgés de trente et un à trenteneuf ans. D'un point de vue social, les responsables départementaux se recrutent au niveau de la bonne bourgeoisie urbaine. Le chef départemental est un entrepreneur de travaux publics, son adjoint est un industriel. Le comité est composé d’un contrôleur principal des contributions, d'un chapelier, d'un architecte communal et d’un direc­ teur d’entreprise. Dans la ville de Constantine, les chefs de cohorte sont un employé de commerce et un entrepreneur de transport. Les chefs de centaine révèlent des origines sociales plus modestes : trois commis de bureau, un agent militaire, un électricien, un plombier. Du point de vue politique, on signale, notamment en Oranie, une pré­ sence importante de membres originaires du PPF. C’est le cas par exemple à Mostaganem où la collusion entre PPF et SOL est établie. C’est également le cas à Batna dans le Constantinois où un rapport d’origine militaire signale à côté d'une Légion déliquescente l’appari­ tion d’un SOL dynamique dont les membres, « qui ont l’esprit colla­ boration à outrance, forment aujourd'hui trois trentaines et suivent ouvertement les directives du PPF dont ils sont d'ardents sympathi­ sants 1,2 ». Au bilan, il semble donc que l’on voie ici apparaître un mouvement activiste aux contours différents de ceux de la Légion : plus urbain, plus jeune, tourné vers un public plus populaire, le SOL apparaît plus nettement comme une formation de type fasciste appelée à regrouper les plus déterminés des partisans du régime et de la collaboration.21 111. Archives nationales, F80-2078 - dossier SOL 112. Idem.

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Le SOL n'est pas la seule form ation collective à se réclam er de l a «politique de M ontoire» : le Groupe Collaboration voit son au d ien ce se développer en 1942. Présidé par Alphonse de Chateau­ b ria n d composé de nombreuses personnalités en vue - Mgr Baudril­ la rd , le physicien Georges Claude, les écrivains Pierre Benoît, Abel B onnard et Abel H erm ant... -, le « groupement des énergies fran­ ça ise s pour l'im ité continentale », connu sous le nom de Groupe Col­ laboration, a été fondé en septembre 1940 à Paris sur l'initiative d 'O tto Abetz qui réactivait ainsi le comité France-Allemagne de l'avant-guerre. Installé en Algérie en juillet 1941, le Groupe Collabo­ ra tio n s'im plante à Constantine, Bône et Alger. Il recrute dans les m ilieux royalistes et nationaux, mais ne réunit jam ais plus de 1 500 membres m . La tournée de conférences de Georges Claude en juillet-août 1942 m ontre que la curiosité suscitée par le groupe dépasse le noyau dur des adhérents : ce sont 2 000 personnes à Constantine, 800 à Bône, 3 500 à Alger et 2 000 à Oran qui se dépla­ cen t pour écouter celui qui apparaît comme le principal inspirateur d e ce mouvement. Mouvement de notables plus que form ation acti­ viste, le Groupe Collaboration ne saurait être comparé au SOL. Son développem ent à une date avancée du conflit mondial révèle toutefois l'existence dans l'opinion de secteurs acquis à la collaboration francoallem ande et prêts à souscrire à un engagement en sa faveur. Au bilan, il semble donc que l'on puisse distinguer en Algérie deux grandes vagues d'engagement collectif au cours de la période vichyste. La prem ière s'affirme au lendemain de l'arm istice. Pré­ parée sans doute par le processus de politisation des années 1930, la m obilisation des anciens com battants au sein des Croix-de-Feu et par le mouvement de ralliement à l'homme providentiel apparu dans la défaite, elle s’exprime par l'engagement légionnaire. Elle em porte sur son passage l'essentiel des forces nationales : le PSF y perd l'essentiel de son potentiel m ilitant, le PPF n'y survit que parce qu'il ne cherche pas à lui résister et qu'il s'efforce simplement d'accom pagner le mou­ vement tout en y m aintenant son identité. L'engagement légionnaire renforcé par les élargissements de l'année 1941 obtient sur l'ensemble du territoire algérien des résultats comparables à ceux obtenus dans les plus fervents des départem ents m étropolitains, et atteint son point 113. Sur le Groupe Collaboration, voir l’ouvrage de Philippe B unin, La France à l'heure allemande, Paris, Seuil, 1994, p. 411-415. Sur le Groupe Collaboration en Algérie, nous disposons de deux dossiers : Archives nationales, Fla3806 - état-major du général de Gaulle : rapports sur les mouvements collaborateurs en Algérie ; Archives nationales, Fla3809 - épuration, dossier S. Responsable du groupe collaboration à Djidjelli.

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culminant de la fin du printemps au début de l'hiver 1941. L'appari­ tion des VRN, des Cadets et Cadettes et des sections d’entreprises fiait alors apparaître la LFC comme le creuset d’un éventuel parti unique. L'hétérogénéité du mouvement, la diversité de motivations de ses adhérents rendent toutefois difficile cette évolution de type totalitaire. Dans le courant de 1942, cette première vague commence d'ailleurs à donner des signes d'essoufflement. Elle est alors relayée par une deuxième vague. D’ampleur beaucoup plus réduite mais plus homogène, celle-ci regroupe les défenseurs les plus déterminés de l’ordre nouveau, partisans d’une collaboration franco-allemande ren­ forcée et d'une fascisation de l'État français. L'apparition du SOL, le regain d'activité du PPF, le développement du Groupe Collabora­ tion procèdent de ces logiques de radicalisation. L'activisme brouillon du SOL oranais, la campagne d’intoxication menée par le PPF sur le thème de la marche vers le pouvoir et les provocations d’un Georges Guilbaud finissent toutefois par inquiéter les autorités locales. En réalité, pour le régime l'enjeu est moins de freiner ce pro­ cessus de radicalisation qu’il a lui-même engendré que de ne pas en perdre le contrôle. Tel est le sens des contacts établis en septembre Ï942 par le gouverneur Châtel avec le responsable des SOL algérien et avec Raymond Lachal, nouveau « patron » de la LFC à Vichy. Dans les faits, le durcissement de sa ligne politique est le seul moyen dont dispose le régime pour ne pas être débordé par ses ultras. En métro­ pole, l'État milicien se trouve au bout de cette logique. En Algérie, le débarquement de novembre 1942 brise net ce processus.

Chapitre VI LES NUANCES DE L'ACCOMMODEMENT

Le 30 juin 1941, l’architecte Le Corbusier, qui tente depuis les années 1930 de faire aboutir un projet de réam énagement radical de l'urbanism e algérois, écrit au général Weygand pour tenter de le ral­ lie r à ses idées. « C’est là une nouvelle ère qui s'ouvre en Afrique, nécessitant aux côtés d'un grand chef la présence de techniciens divers, capables d’assum er cette tâche, depuis l'idée jusqu'à la réalisation concrète », affirme-t-il. Se réclam ant d'« un urbanism e de la Révolution nationale», Le Corbusier espère donc que dans un régim e autoritaire l’appui « d’un grand chef » lui perm ette de contourner l’opposition d'une municipalité jugée trop timorée et de surm onter l’obstacle de règlements édilitaires trop contraignants1. Cette dém arche se révèle caractéristique des mécanismes de l'accom­ modement. Entre l’activisme des partisans les plus enthousiastes du régim e de Vichy et le refus tout aussi déterm iné des résistants, bien des attitudes observables au cours de cette période semblent relever de ces mêmes logiques. La notion d’accommodement recouvre il est vrai une palette de sentim ents très divers2. Un dégradé insensible 1. CAOM, GGA, 1H40 : plan d’urbanisation d’Alger. Les espoirs de Le Corbusier vont se révéler illusoires. Sur les projets algérois de Le Corbusier dans les années 1930, voir Alger 1860-1939, revue Autrement, n° 58, mars 1999. 2. Le concept d'accommodement a été appliqué à des contextes divers. Ferhat Abbas l’utilise dans le Manifeste du peuple algérien de 1943 pour désigner l’attitude de l’Algérie musulmane face au fait colonial : « Le phénomène d’autodéfense se traduit pour notre peuple par un accommodement tacite à la situation nouvelle. » Cité par

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mène en effet de l’accommodement contraint, imposé par le senti­ ment de la nécessité, à l’accommodement de circonstance que peut susciter la recherche d’intérêts matériels voire à l'accommodement de complaisance qui relève, quant à lui, de la connivence idéologique. Ces différentes attitudes ont pu coexister à l’intérieur de chaque groupe social tandis que certains individus ont pu, au gré des circons­ tances, passer de l'une à l'autre forme. Face à ce domaine relative­ ment indécis, la prudence s’impose. L'étude de cas l'emportera donc ici sur le tableau d'ensemble.

L'accommodement individuel : l'attitude des notables Investis de responsabilités particulières qui donnent à leurs choix individuels une dimension exemplaire, se distinguant de la masse par une position sociale prééminente liée à la naissance, à la fortune, à la culture ou aux fonctions exercées, les notables ont particulière­ ment été exposés à la question de l'accommodement. La tentation de composer avec le nouveau régime s’avère d’autant plus forte que celui-ci semble bien disposé à leur égard3. De fait, lorsque Pétain refuse le 11 juin 1940 de quitter le sol métropolitain afin de ne pas priver le pays de ses « défenseurs naturels », c’est bien en notable sou­ cieux de garder ses concitoyens des « mauvais bergers » prêts à les entraîner vers l'anarchie qu'il réagit. Proclamant ensuite sa volonté de restaurer les « hiérarchies naturelles » et les « élites véritables », le régime confirme sa volonté de mettre à l'honneur les notables. Il entend bien toutefois les domestiquer en leur ôtant la légitimité qu'avait pu leur apporter le suffrage universel et en les réduisant à siéger à la faveur d'une nomination officielle au sein de commissions consultatives. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, il s'agit pour lui, en mettant en place des relais dévoués, de renforcer son assise locale. Inversant ici la perspective, nous allons essayer de comprendre, à partir de quelques itinéraires individuels, les motiva­ tions et les stratégies qui éclairent les comportements des notables européens et musulmans au cours de la période. Claude Collot et Jean-Robert Henry dans Le Mouvement national algérien 1912-1954, Paris-Alger, 1979, p. 155 et suiv. Dans son ouvrage récent La France à l’heure allemande, Paris, Seuil, 1995, l'his­ torien Philippe Burrin se réfère quant à lui au concept d'accommodation pour étu­ dier le comportement des Français face à l’occupant. 3. Yves Durand, « Les notables », in Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, sous la direction de Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, p. 371 et suiv.

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L E S NOTABLES EUROPÉENS : LES « PRÉPONDÉRANTS » F A C E À L’ACCOM M ODEM ENT

En Algérie, un groupe de quelques dizaines d’individus - repré­ s e n ta n t des associations agricole, m aires, conseillers généraux, délégués financiers, parlem entaires - a longtemps exercé une influence déterm inante sur la vie politique. Jacques Berque les ap p elle les « prépondérants45», Gabriel Audisio les décrit comme une « troupe sédentaire de personnages locaux pratiquant comme on res­ p ire l’art de la commedia m éditerranéenne » et exerçant une véri­ ta b le tutelle sur les institutions localess. L'entre-deux-guerres fut sans d o u te leur âge d’or : les célébrations du centenaire n'ont pas manqué a in si de rendre hommage à leurs talents de gestionnaires et à leur g o û t des réalisations concrètes. Les turbulences des années 1930 ont p u rem ettre en cause certaines situations acquises : la chute de la « m aison Duroux » dans l'Algérois en est l'illustration. Le changement d e régime entraîne de nouvelles recompositions. Certains notables tro p marqués par leur engagement à gauche ou par leur adhésion à la franc-maçonnerie sont ainsi écartés par le régime ou choisissent d'eux-m êm es d'adopter une attitude distante. C'est le cas du séna­ te u r Cuttoli, vénérable de la loge Cirta de Constantine. En juillet 1940, C uttoli n'a pas effectué à l'occasion du vote du 10 juillet 1940 le voyage à Vichy qui aurait pu lui gagner les bonnes grâces du nouveau régim e. En 1941, il est écarté de sa m airie de Philippeville6. Cette disgrâce touche d’autres notables : Albert Valleur, délégué financier e t m aire de Tlemcen, Eugène Rosfelder, conseiller général et maire de Cap-M atifou... Beaucoup pourtant s'accommodent du change­ m ent de régime et entendent préserver ou conquérir un statut d'inter­ locuteur privilégié de l'adm inistration. Plusieurs motivations éclairent alors leur stratégie. L'ancienneté d'un engagement au service de valeurs proches de celles de la Révolution nationale peut prédisposer certains notables à rallier le nouveau régime. On a ainsi souvent évoqué la « divine sur­ prise » des m aurrassiens. En Algérie, le mouvement ne disposait que

4. Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Seuil, 1962, p. 235 et suiv., « Les prépondérants délibèrent ». 5. Gabriel Audisio, L'Opéra fabuleux, Paris, Julliard, 1970, p. 257. 6. Paul Cuttoli (1864-1949) siégera ensuite à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger et sera le doyen d’âge de la première Constituante de 1945 (Parcours L’Algérie, les hommes et l’histoire, n° 9, juin 1988).

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de positions relativem ent m odestes7. Concurrencée par les a u tre s for­ m ations d'extrême droite qui l'ont privée d'une partie de sa jeune garde, l’Action française ne dispose d'appuis véritables q u e dans quelques villes : Oran, Mostaganem, Sidi-Bel-Abbès, Alger e t Blick Dans ces villes, certains dirigeants du mouvement jouissent d 'u n pres­ tige suffisant pour faire figure de notables locaux. Leur in sertio n dans la société algérienne tient toutefois sans doute plus à le u r réussite professionnelle qu’à leur engagement politique. Il en va a in si pour Paul Sicard, délégué général de l’Action française pour l'Algérie. Allié à la puissante famille Bastos qui a donné son nom à la m arq u e la plus célèbre de cigarettes d'Algérie, ce grand propriétaire préside k cham bre d'agriculture et la Fédération des syndicats agricoles du départem ent d'O ran8. Le rayonnem ent du courant m onarchiste en Algérie ne se lim ite pas toutefois au petit noyau « autochtone ». Il est rehaussé durant la période de guerre par la présence de quelques hôtes prestigieux. La nom ination comme chef de cabinet du préfet d’Alger de Pierre Ordioni, auteur en 1938 d'un essai intitulé Voca­ tion monarchique de la France, perm et ainsi aux milieux m aurrassiens de disposer d’un interlocuteur bienveillant au sein de l'adm inistration locale. Non loin d’Alger à la Bouzaréah se sont également fixées Marie de Lignes, sa mère la princesse de Polignac, M arguerite de Broglie et une aristocrate russe, Anne G olitzine9. Alger accueille également la marquise du Luart venue m ettre au service des chantiers du Médi­ terranée-Niger une form ation sanitaire qu’elle a dirigée sur le front nationaliste pendant la guerre d'Espagne puis sur le front français pendant la Drôle de g uerre10.1 Alfred Pose, autre royaliste convaincu, séjourne à plusieurs reprises à Alger entre 1940 et 1942 pour déve­ lopper l’action de la branche nord-africaine de la puissante BNCI Des contacts existent également entre les milieux civils et certains officiers de l'armée d’arm istice qui ne font pas mystère de leurs sym­ pathies monarchistes. Pierre Ordioni évoque ainsi la popote de 7. Thérèse Charles-Vallin, La Droite en Algérie (1934-1939), thèse, Paris, 1973. S. Idem. La ligue revendique 6900 adhérents, mais n’en compte sans doute guère plus de 2 000. La fille de Paul Sicard, Jeanne, rompant avec son milieu d'origine, avait rejoint dans les années 1935-1936 le groupe d’étudiants de gauche qui gravitaient autour d'Albert Camus (Herbert R. Lottman, Albert Camus, Paris, Seuil, 1978, p. 107). 9. Pierre Ordioni, Tout commence à Alger, op. cit., p. 200. 10. Idem, p. 163-165. La marquise du Luart dirigera ensuite le groupe chirurgical lourd du corps expéditionnaire en Italie. 11. Nommé secrétaire aux Finances dans le Haut-Commissariat de Darlan en novembre 1942, Alfred Pose participera au complot monarchiste qui débouchera sur l'assassinat de l'amiral.

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l’armée de l'air installée à l'hôtel Aletti où les sentiments antidémo­ cratiques sont si forts que « toutes les décisions sont prises à la mino­ rité des voix12 »... Si cette mouvance royaliste ne disposait que de peu de prise sur la réalité algérienne - l’échec du complot monarchiste de décembre 1942 le prouvera -, sa place dans la vie mondaine de la colonie a pu faire illusion et certains observateurs comme le consul américain Murphy ont pu surestimer son importance. Face à Vichy, l’attitude de ces milieux a été dictée par celle du maître à penser, Maurras, et par celle du prétendant, le comte de Paris, qui au-delà de leur brouille se rejoignent pour prôner le loyalisme à l’égard du régime. En Algérie, les milieux royalistes ont suivi dans leur grande majorité ce mouvement de ralliement et ont accepté d'occuper les places que le régime leur a ménagées au sein des institutions. Paul Sicard, qui n'avait jamais siégé avant guerre au sein des Délégations financières, est ainsi nommé en novembre 1941 membre de la commission financière de l'Algérie. Parrainé par l’amiral Platon et l’écrivain Henri Massis, il est également pressenti pour la plus haute distinction décernée par le régime, la fameuse Francisque13.41 Le béné­ fice d'antériorité dont se réclament les maurrassiens les amène éga­ lement dans certains cas à se poser en conseillers du pouvoir et à offrir spontanément leurs lumières. Ainsi Lucien Costa, « bon doc­ teur» salué dans ses mémoires par Pierre Ordioni, écrit en sep­ tembre 1941 à René Gazagne, directeur du statut des personnes au commissariat aux Questions juives. Se posant en « expert » de la ques­ tion juive, ce médecin chargé de cours à la faculté d'Alger recom­ mande la plus grande sévérité dans l’application du numerus clausus universitaire,4. Signalons toutefois que tous les maurrassiens ne sui­ vront pas à la lettre les consignes de leur maître à penser et que certains, jugeant que le « nationalisme intégral » ne saurait faire bon ménage avec la collaboration, rompront avec Vichy. C'est le cas notamment d'un des monarchistes récemment arrivés de métropole, Henri d’Astier de la Vigerie dont nous aurons l’occasion de reparler en évoquant la Résistance locale15. Si le régime a su honorer les milieux traditionalistes, il ne pouvait se contenter de leur soutien et avait besoin, pour tenter de main­ tenir « le circuit de confiance » avec l'opinion, de l'appui d'élites plus 12. Pierre Ordioni, Tout commence à Alger, op. cit., p. 174. 13. Archives nationales, F80-2078 : note du 26 décembre 1941. 14. Claude Singer dans Vichy, l’université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992, a reproduit le texte de cette lettre. 15. Sur la Résistance monarchiste, voir aussi le récit de Guillain de Bénouville dans Le Sacrifice du matin, Paris, Robert Laffont, 1946.

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représentatives. Parmi les notables locaux, beaucoup sont d'ailleurs prêts à apporter leur concours. Renonçant à m ettre en avant la légi­ tim ité issue du suffrage universel, ils vont se réclamer des com pé­ tences et de la connaissance des réalités algériennes acquises a u cours de leur carrière politique. Ils vont donc abandonner l'image dévalo­ risée de l’élu pour endosser celle de l'expert plus dans l'air du tem ps. Parmi les notables aspirant ainsi au rôle de conseiller du prince, cm peut évoquer la figure d’André Mallarmé. Issu d'une famille d'Alsa­ ciens-Lorrains installée en Algérie au lendemain de la défaite de 1870, agrégé de droit, il a une longue carrière politique à son actif. Sié­ geant au centre gauche lorsqu'il est élu pour la première fois com m e député d’Alger en 1924, il participe comme sous-secrétaire d 'É tat aux Travaux publics à l’éphémère cabinet H erriot de juillet 1926. H se rapproche ensuite de la droite parlem entaire. De 1930 à 1935, on le retrouve dans les deux cabinets Tardieu, dans le gouvernement Doumergue de 1934 puis dans celui présidé par Pierre-Étienne Flandin dont il reste un proche. Cette stature nationale lui a perm is de s'ém anciper dès 1932 de la tutelle de son ancien m entor Jacques Duroux, patron de la gauche modérée du départem ent d'Alger. En 1938, fort de l'investiture accordée par le PSF, Mallarmé m et fin à la dom ination locale de Duroux en lui enlevant le poste de sénateur d’Alger. Cette carrière politique se double d’un brillant parcours uni­ versitaire : chargé de conférences de droit international à Paris puis à Lille, il obtient ensuite la chaire de droit adm inistratif et constitu­ tionnel à l’université d’Alger>6. Cette double compétence, qui lui avait valu d’être rapporteur de la réforme de l'État au Sénat, explique sa nom ination au début de 1941 au Conseil national. Son statut de constitutionnaliste l'amène d'ailleurs à jouer un rôle im portant au sein de cette institution : Romier l’appelle à ses côtés pour diriger les travaux de la commission de l'Administration générale, chargée d’étudier les possibilités d'une réorganisation territoriale du p ay s,7. Ces fonctions nationales n’empêchent pas Mallarmé de se préoccuper des questions de politique algérienne et de chercher à conseiller, comme il le fait depuis les années 1920, les différentes autorités ayant compétence en la m atière,8. Il entretient ainsi une correspondance régulière avec le préfet d'Alger Pierre Pagès. Le 27 mai 1941, il évoque8176 16. Parcours - L'Algérie, les hommes et llnstoire, n° 9, juin 1988. 17. Michèle Cointet-Labrousse, Le Conseil national de Vichy, Paris, Aux amateurs de livres, 1989. 18. Sur le rôle politique de Mallarmé dans l’entre-deux-guerres, voir notre article « Les gouverneurs Viollette et Bordes et la politique algérienne de la France à la fin des années 20 », in Revue française d'histoire d ’outre-mer, tome 84, n° 314, 1997.

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l a nom ination des conseils municipaux des communes mixtes : « Je vous envoie déjà une première liste contenant des noms soulignés que j e puis certifier. Je pense vous envoyer la suite après. Il y a certaines régions où le Front populaire a sévi avec plus de violence et de sec­ tarism e encore que dans les cités ; par exemple au Sersou, au Chéliff, à Tènes. Il est indispensable d y réaliser des changements étendusl9. » R eprenant l'argum ent classique des élus algériens, Mallarmé légitime ses interventions par une connaissance du terrain qui m anquerait aux fonctionnaires métropolitains. Ses fonctions de conseiller national lui perm ettent également de disposer de contacts à Vichy et de tenter d e préserver auprès du gouvernement le pouvoir d'influence dont jouissait traditionnellem ent la représentation parlem entaire algé­ rienne. Cette position lui perm et d'offrir une certaine réciprocité dans l'échange de services avec les autorités locales : sollicitant l'interven­ tion du préfet dans certaines affaires, il peut en contrepartie s'engager à entreprendre des dém arches auprès de son réseau de relations à Vichy. Ainsi lorsque Raymond Lachal, ancien député du Puy-deDôme, devint en mai 1942 directeur général de la Légion à Vichy, M allarmé peut se prévaloir de l'am itié qui le lie à ce vieux parlemen­ taire pour l'entretenir de tensions existant entre la préfecture et la Légion algéroise. Le conseiller national informe également le préfet su r l'am biance politique de la capitale de l'État français. Le député Paul Saurin constitue un autre exemple de libéral rallié à l'ordre nouveau. Son parcours est étroitem ent lié à celui de son m entor en politique Pierre-Étienne Flandin. De nombreuses simili­ tudes se retrouvent d'ailleurs dans le profil des deux hommes. Comme Flandin, Saurin appartient au monde des notables traditionnels, ces gens « qui estim ent que lorsqu'on a fait preuve de certaines qualités dans l'exercice de sa profession, lorsqu'on y a acquis de la réputa­ tion et de l’autorité c'est un devoir d’en faire profiter ses conci­ toyens 20 ». Comme lui, il a hérité d'une solide im plantation locale : installée depuis trois générations en Algérie, la famille Saurin appa­ raît comme une dynastie de juristes et de colons dont l'ascension a été consacrée par l'exercice de nombreux m andats électoraux. Maire de Rivoli, président du conseil général d'Oran, député, Paul Saurin apparaît dès le milieu des années 1930 comme une figure incontour­ nable de l'Oranie politique. Siégeant à l’Alliance dém ocratique - il en devient le vice-président en 1938 -, il adhère également aux 19. Fonds privé Pagès. 20. Cette bonne définition du notable a été donnée par l’avocat de PierreÉtienne Flandin lors de son procès en Haute Cour.

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Croix-de-Feu. Dans sa profession de foi électorale de 1934, il se pré­ sente à la fois com me « fils de déporté de 1848 et descendant des victimes du 2 décem bre » et comme « l’adversaire résolu des th éo ries subversives d’une poignée d’exaltés ». En 1936, l’allusion aux fils de 1848 a disparu, signe d'un glissem ent à droite annoncé dès 1935 p a r son soutien au Front paysan et confirm é p ar son attitude p e n d a n t le Front populaire21. Ce glissem ent se poursuit en 1940. Au lende­ m ain de la cam pagne de France que Saurin a vécue sous l’uniform e, contraint de se replier de Metz à Mende, le député d'O ran re jo in t Vichy et vote les pleins pouvoirs au M aréchal Pétain. H p articip e à la rédaction de la m otion Bergeiy, texte dur appelant à l'intégration de la France dans une Europe allem ande22. Représentant Flandin lors des discussions sur le parti unique, il fait partie à la fin de l'été 1940 des m issi dom inici que le régim e charge d’enquêter su r l'état de l’opi­ nion. D’autres honneurs vont s'ajouter : m aintenu à la tête d e sa m airie de Rivoli, appelé à siéger au sein de la com m ission ad m in is­ trative départem entale et au Conseil national, Saurin est un d es grands notables de l'Algérie vichyste. Sans se départir de son loya­ lisme à l’égard du régime, il reste toutefois avant tout l'hom m e lige de Flandin. Au lendem ain de l'éphém ère passage aux affaires de celui-ci, les deux hommes s’associent d’ailleurs pour l’achat de dom aines qu’ils vont gérer en com m un dans le Constantinois. M enacé en 1944 de perdre son m andat de conseiller général d'O ran, il se ju s­ tifie dans un mémoire en défense qui constitue un témoignage su r l’état d'esprit d’une bonne part des notables vichystes. « Accepter un m andat (qui en fait n ’était que le prolongem ent de celui que chacun de nous exerçait auparavant comme élu du suffrage universel) appa­ raissait comme un devoir à ceux qui n ’étant responsables ni de la défaite ni de l'arm istice subissaient un état de fait tragique et se devaient de m aintenir le prestige et l'autorité française en un pays peuplé de tant d ’élém ents hétérogènes », écrit-il alo rs23. Si certains comme Saurin estim ent que ce sont les m andats reçus dans le passé qui les désignaient pour siéger dans les institutions vichystes, d'autres considèrent visiblem ent qu’ils disposent au-delà de toute sanction électorale d'une légitim ité liée au rôle qu'ils ont eu au

21. Nombreuses allusions à la carrière de Paul Saurin dans la thèse de Jacques Bouveresse : Les Délégations financières algériennes, 1898-1945, op. cit., p. 340, 351, etc. Voir aussi Parcours - L'Algérie, les hommes et l'histoire, n° 9, juin 1988. 22. Jacques de Launay, Le Dossier de Vichy, Paris, Gallimard, « Archives », 1967. 23. CAOM, fonds Théry, 19APOM6 : mémoire justificatif de Paul Saurin, Rovigo, le 14 avril 1944.

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service de l'œuvre colonisatrice en Algérie. Prêts à se rallier, ils atten­ dent du nouveau régime une reconnaissance équivalente à celle dont ils disposaient sous la République. Très significative à cet égard est la lettre envoyée par Gratien Faure à l'amiral Abrial le 20 avril 1941 pour défendre son ami Constant Dufourg dont le maintien à la mairie de Biskra semble menacé. L'éviction de Dufourg, explique-t-il, «déconcerterait dans la région tous les espoirs de reconstruction nationale qui se fondent d’abord sur l'œuvre, éminemment nationale aussi, qui a été magnifiquement réalisée par les pionniers de ce pays au premier rang desquels figurent les grands colons d'El Outaya. Constant Dufourg, digne héritier de cette lignée, est un patriote fer­ vent, intelligent, actif, qui ne demande qu'à appliquer les directives qui lui seraient données par le gouvernement de salut public dont vous êtes en Algérie l'éminent représentant24». Cet éloge d’une illustre dynastie de colons tourne rapidement dans la lettre de Gratien Faure au plaidoyer pro domo. Après avoir entretenu l'amiral Abrial du cas de Biskra, il en vient en effet à celui de la petite ville de Zeraïa qu’il administre lui-même depuis trente-trois ans et que son père avait administrée pendant vingt-cinq ans avant lui. Cette petite commune de plein exercice est menacée de redevenir un simple centre de colo­ nisation, ce que Gratien Faure considérerait comme une offense per­ sonnelle. S’il n’obtient pas gain de cause en ce qui concerne son ami Dufourg, le maire de Zeraïa voit ses propres mérites reconnus par un régime qui ne se prive pas de faire appel à ses compétences. Maintenu à la tête de sa municipalité, membre de la commission adm inistra­ tive départementale de Constantine, il dirige par ailleurs la section algérienne de l'Office national interprofessionnel des céréales, fonc­ tion qui fait de lui un des hommes clés dans l'organisation locale du ravitaillem ent2S. Le nom de Gratien Faure figure également dans l’organigramme de plusieurs comités d'organisation de l'économie algérienne. Leur rôle prépondérant au sein de l'économie locale et leur réputation de gestionnaires avisés désignaient en effet les notables de colonisation pour siéger dans ces différentes institutions à vocation technique. Laissant à d’autres des postes plus en vue - Conseil national, hiérarchie légionnaire... -, plusieurs d'entre eux 24. CAOM, GGA, 18CAB2 : affaires municipales. 25. Selon Jacques Bouveresse dans les Délégations financières algériennes 1898-1945, op. cit., p. 349, Gratien Faure serait à la tête de près de 6 000 hectares de terres céréalières sur les hauts plateaux du Constantinois. À ces activités agricoles traditionnelles il ajoute pendant la guerre l’exploitation de la mine d'Aïn-Barbar dont il a obtenu la concession et qui va lui permettre de répondre aux besoins de sulfate de cuivre de la viticulture algérienne.

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investissent ainsi discrètem ent les organism es de pilotage d e l'éco­ nom ie dirigée. « Colon tenace, agronom e avisé et entrepreneur auda­ cieux », pour reprendre la formule de Jacques Bouveresse, Charles Munck est un bon exemple de ce type de notables m oins préoccupé de politique que de réalisations concrètes26. Entré aux D élégations’ financières en 1932, ce radical m odéré n'y occupe qu'une place m odeste, se cantonnant dans le rôle de spécialiste des questio n s de crédit et de coopération agricole. Charles Munck se révèle p a r contre pendant l’entre-deux-guerres un des propagateurs les plus actifs du m utualism e agricole. Avec ses associés Laurent Saunier, Joseph Serda et M ihoub Benyacoub, il est à l'origine du mouvement coopératif dans la région de Bône : le Tabacoop, le Tomacoop, le Cotocoop sont créés à son instigation et servent de modèle pour toute l’Algérie. Au cours de la Deuxième G uerre m ondiale Munck poursuit cette action de technicien de la colonisation. Lorsque le gouvernem ent général décide de grouper sur le plan industriel et com m ercial la to talité des producteurs algériens de coton, Munck est nommé président du conseil d’adm inistration et directeur général du com ité d'organisation et de contrôle, de la production, de la répartition et de la vente de ce produit. 11 siège égalem ent dans le com ité d'organisation du tabac présidé par son associé Joseph Serda. Affinités idéologiques, d ésir de préserver une influence politique, bonne conscience de spécialistes convaincus de leur légitim ité naturelle, les m otivations de l'accom m o­ dem ent sont donc variables chez les notables européens. Cette variété se retrouve aussi chez les notables m usulm ans. LES NOTABLES MUSULMANS

Élites d'une population colonisée, les notables m usulm ans d'Algérie se trouvent dans une situation paradoxale. S’ils peuvent en effet se prévaloir de la plupart des attributs traditionnels de l'élite - naissance, fortune, culture, influence -, la barrière coloniale leur rappelle en perm anence leur statut d'infériorité. Cette position les a am enés de longue date à com poser avec un système imposé par l'exté­ rieur. Les form es de cet accom m odem ent varient pourtant car le m onde des notables m usulm ans est loin de constituer un ensemble homogène, comme le soulignait le rom an publié en 1933 par Abdel­ kader Fikri et Robert Randau, Les Compagnons du jardin. Cet ouvrage à deux voix rendait donc com pte des recom positions opérées au sein de l’élite m usulm ane par un siècle de colonisation et relevait les 26. Jacques Bouveresse, « Charles Munck », in Parcours - L’Algérie, les hommes et l’h istoire, n° 8, novembre, décembre 1987, p. 56, 69.

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oppositions pouvant exister entre notables traditionnels en perte de v itesse m ais disposant encore de positions non négligeables et les nouvelles générations - ceux que l'on appelle de façon quelque peu péjorative dans le vocabulaire adm inistratif de l'époque « les évolués » - prêtes à assurer la relève27. Ignorant le mouvement de reflux qui avait contribué à réduire a u cours de l'entre-deux-guerres leur influence, les différentes équipes q u i vont adm inistrer l'Algérie entre 1940 et 1942 vont m aintenir une alliance privilégiée avec les élites traditionnelles28. Le gouverneur C hâtel en déplacem ent dans le Constantinois affirm ait le 18 novembre 1942 sa volonté de rester fidèle à la tradition de la poli­ tiq u e française en Afrique du Nord, «qui a toujours consisté à s'appuyer sur les grandes fam illes». Les bonnes relations entre le régim e et les élites traditionnelles reposent sur plusieurs fonde­ m ents. Sans doute existe-t-il de nom breuses affinités entre la vision hiérarchisée de la société véhiculée par la Révolution nationale et le discours conservateur exaltant une Algérie rurale et patriarcale tenu to u t au long de l'entre-deux-guerres par les forces conservatrices de l'Algérie m usulmane. Ces bonnes relations sont égalem ent fondées sur la conscience d'intérêts com m uns : ravis de voir écartés un certain nom bre de leaders et d’organisations m usulm anes qui avaient contesté leur légitim ité, les notables traditionnels sont disposés à m ettre au service du régim e un capital d'influence encore im portant dans certaines régions. Le résultat de cette bonne entente est la sur­ représentation de ces notables au sein des assemblées nommées. Rap­ pelons pour m ém oire qu'à la com m ission financière de l'Algérie mise en place en décem bre 1940, quatre des six mem bres m usulm ans

27. Aldelkader Fikri, Robert Randau, Les Compagnons du jardin, Alger, 1933, rééd. dans le recueil Algérie, un rêve de fraternité, Paris, Omnibus, 1997. Se présentant comme un recueil de lettres échangées entre un adm inistrateur en retraite installé dans les hauts plateaux du Sud et un de ses amis musulmans vivant à Alger, cet ouvrage esquissait une galerie de portraits de notables algériens. 28. Une enquête réalisée par les soins d'Augustin Berque révèle que sur les 4 à 500 grandes familles dominantes en 1830, une trentaine seulement survit encore en 1938. Si le colonisateur a été à l'origine de ce déclin - le sénatus-consulte de 1863 qui organisait le démantèlement de la tribu en serait selon Berque la cause principale -, il a cherché ensuite à en enrayer le processus. Désormais domestiquées, les élites traditionnelles apparaissent en effet depuis le début du xx* siècle comme un facteur de stabilisation sociale. Les derniers représentants des grandes familles conservent donc une place non négligeable dans les commandements indigènes comme dans les institutions locales (Augustin Berque, « Esquisse d'une histoire de la seigneurie algé­ rienne », in Écrits sur l'Algérie réunis et présentés par Jacques Berque, postface de Jean-Claude Vatin, Aix-en-Provence, Édisud, 1986, p. 64). Voir aussi Mahfoud Smati, Les Élites algériennes sous la colonisation, Alger, Dahlab Maisonneuve et Larose, 1998.

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appartiennent au monde des grandes familles : le cheikh Gala« mallah, Alloua Benali Cherif, Ahmed Bentounès et Abdelkader Saïah. Au Conseil national, les grandes familles sont représentées par l’agha Benchiha Boucif, grand seigneur féodal de la région d’Aïn-Temouchent qui siège également au sein de la commission adm inistrative départementale d'Oran. Le bachagha honoraire Si Ahmed Ben Siam siège quant à lui à la CAD d'Alger et Abdelmadjib Ourabah à celle d e Constantine. En dehors même des nominations officielles, l'influence des notables traditionnels connaît un nouveau rayonnement. Ainsi à Biskra le cheikh Ben Gana, soutenu par les militaires des territoires du Sud, retrouve la place prééminente qu’était la sienne tandis que le docteur Saadane, membre de la Fédération des élus musulmans et sympathisant de l’Association des oulémas réformistes, qui s’était opposé à lui dans l’avant-guerre se voit menacé d'un arrêté d'éloigne­ ment. Ainsi mis à l’honneur, les notables traditionnels s'acquittent du rôle de représentation sociale qui leur est dévolu et manifestent p a r de nombreux gestes publics leur soutien au régime. Plusieurs chefs indigènes adhèrent à la Légion française des combattants et c'est l'un d'eux, le bachagha Adbelaziz Benabid, qui est nommé vice-président musulman de cette institution. Il fait le voyage à Vichy en juin 1942 pour assurer le gouvernement que tous ses coreligionnaires étaient derrière le «vénéré M aréchal29». L'hommage au chef de l'É tat devient en effet une référence obligée des discours officiels et le voyage à Vichy, pratiqué avant-guerre pour raison thermale, se trans­ forme en pèlerinage pour les fidèles les plus fervents du culte maréchaliste. Ainsi le cheikh Galamallah préside en juillet 1942 une délé­ gation de notables et de marabouts venue rencontrer le chef de l'É ta t Le voyage est abondamment couvert par la presse locale et les actua­ lités nationales. Si certains milieux traditionnels ont éprouvé une sympathie pour les organisations ultra - Benchiha Boucif préside au début de 1941 la section musulmane du PPF de Sidi-Bel-Abbès30 -, la plupart des grands notables avant tout préoccupés de préserver une situation locale semblent s'en être tenus à un maréchalisme bon te in t Certains, tout en donnant des gages au régime, entendent préserver une certaine indépendance et jugeraient indigne de leur rang de se transformer en propagandistes. Ainsi le cheikh Ben Gana adhère à la Légion française des combattants mais répond avec hauteur aux 29. Charles-Robert Ageron, Histoire de VAlgérie contemporaine, tome II : De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, Paris, PUF, 1979, p. 551. 30. CAOM, GGA, 9CAB100 : cabinet du gouverneur Chataigneau, dossier des conseillers nationaux.

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a u to rité s locales du mouvement lorsque celles-ci lui reprochent en 1942 d'avoir apporté son soutien à des com m erçants juifs de Biskra m e n acé s par l'aryanisation économ ique31. Au bilan, ce rapproche­ m e n t entre le régime et les forces les plus traditionnelles de l'Algérie m usulm ane n'est pas parvenu à enrayer le processus d'érosion décrit p a r Augustin Berque. Le voyage du cheikh Galam allah et des notables trad itio n n els à Vichy, malgré la m édiatisation qui l’entoure, ne suscite q u ’un intérêt mitigé chez les populations m usulm anes32. Si les notables traditionnels ont retrouvé une visibilité qu'accentue la contraction des assem blées locales, l’A dm inistration ne p e u t ignorer les nouvelles élites apparues depuis le début du siècle. B erque, conscient de cette nécessité, explique dans un rapport du 17 septem bre 1942 que le but poursuivi depuis le début de la guerre a été de perm ettre l’émergence d'« une édilité m usulm ane ouverte, éclairée, désireuse de m ontrer son civisme pratique et zélé33». C oncrètem ent le régime semble avoir cherché à écarter les figures les p lu s revendicatives de la vie politique locale et à « récupérer » les plus m odérés des notables afin de préparer, à term e, la relève des élites traditionnelles tout en tournant la page agitée de l'avant-guerre. Face à cette nouvelle ligne de l’A dm inistration, les fédérations d'élus, orga­ nisées sur des bases départem entales depuis les années 1930, vont se trouver en difficulté. Divisées depuis l’échec du Congrès m usulm an et le reflux du Front populaire, désorganisées par la guerre, désorientées p a r la disparition des com pétitions électorales, elles vont s'effacer dans les sem aines qui suivent l’arm istice. Dans un prem ier tem ps, la disparition de ces structures qui encadraient depuis une dizaine d ’années la vie politique indigène semble ouvrir la voie à un repli des élus su r leur influence locale et sur la définition de stratégies indivi­ duelles. On assiste ainsi à un mouvement de ralliem ent au régim e des élém ents les plus modérés des trois fédérations. Président de la Fédération d'O ran - traditionnellem ent la m oins revendicative -, Bezzeghoud Mekki, adjoint au m aire d’Oran, donne l'exemple en fai­ sant voter en novem bre 1940 p ar le conseil m unicipal une m otion de soutien au m aréchal Pétain. G érant de L'Écho d ’Oran, propriété de la puissante famille M anoni, Mekki retrouve son poste d'adjoint au m aire au sein de la nouvelle m unicipalité m ise en place en 1941 sous

31. CAOM, GGA, 9H31 : dossier Biskra. 32. CAOM, GGA, 9H29 : dossier Tiaret. 33. CAOM, GGA, 9H38 : dossier Bendjelloul. Le rapport de Berque est rédigé pour réfuter les accusations contenues dans un mémoire revendicatif déposé par Bendjelloul dans le courant du mois d’août 1942.

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l'autorité de Gaëtan Lévêque34. Trésorier puis secrétaire général de la Fédération des élus musulmans du département d'Alger, le phar­ macien Boukerdenna, qui a éprouvé dans sa jeunesse des sympathies pour l’Action française mais a depuis soutenu le projet Blum-Viollette, accepte quant à lui de siéger au Conseil national à Vichy. Dans le département de Constantine, Cherif Sisbane, ancien président de la Fédération des élus, rejoint lui aussi le Conseil national. Remplacé en 1933 à la tête de la Fédération par le docteur Bendjelloul qui lui reproche sa modération, et relégué dès lors à une influence locale, Sisbane peut voir dès sa nomination une revanche sur ses rivaux. Le mouvement de ralliement va toucher également les plus modérés des intellectuels musulmans, de formation orientale comme Ibnou Zekri ou de formation occidentale comme Rabah Zénati. Enseignant à la médersa d’Alger, Ahmed Ibnou Zekri est ainsi nommé au début de 1941 au Conseil national. Sans avoir l'envergure de son père, lettré musulman auteur en 1904 d'un essai remarqué imprégné des idées islahistes, ce spécialiste de l'exégèse musulmane jouit d'une réputa­ tion d'érudition et de probité. Partisan d'une rénovation modérée de l'islam, sa prudence vis-à-vis du mouvement des oulémas réformistes l’a désigné pour siéger dès 1933 au sein de la commission consulta­ tive du département d’Alger, institution qu'il préside en 1941 35. Reçu à Vichy par le chef de l'État, il tombe, comme bien d’autres, dans le culte maréchaliste et se répand, de retour à Alger, en déclara­ tions enflammées. « D’autres avant vous m’ont interrogé sur le Maré­ chal, j'ai cru me résumer en leur répondant : V est un seigneur” », déclare-t-il dans un entretien reproduit par les Informations algé­ riennes en avril 1941. Représentant de la partie conservatrice de l’élite musulmane francisée, Rabah Zénati s'accommode lui aussi dans un premier temps du nouveau régime. Cet enseignant kabyle de FortNational a dirigé jusqu'à la fin des années 1920 La Voix des humbles, organe de défense des intérêts des instituteurs d'origine indigène. En conflit avec l’aile gauche de cette revue, Zénati fonde alors son propre journal, La Voix indigène, qu'il met d’abord au service de la Fédéra­ tion des élus musulmans du Constantinois et du docteur Bendjelloul. En 1935, pourtant, il rompt avec celui qu'il surnomme désormais le « docteur pirouettes ». Proche des positions de la droite européenne, il reste en marge du Congrès musulman et dénonce dans un essai de

34. CAOM, GGA, 11H61 : bulletin mensuel CIE Oran, novembre 1940, décembre 1941. 35. CAOM, GGA, 8CAB100 : dossier des conseillers nationaux.

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1938 « une atm osphère irrespirable36 ». Le changem ent de régim e lui ap p a ra ît dès lors sans doute comme l'occasion de dissiper cette atm o­ sp h ère et de relancer une politique d'assim ilation qui passe selon lui p a r la collaboration loyale entre l'A dm inistration et l'élite francisée, « tra it d'union et m édiateur » entre les deux cultures. Après l'arm is­ tic e, il continue donc à faire paraître La Voix indigène qui tire alors à deu x mille exemplaires et adapte ses revendications traditionnelles a u discours dom inant. « Instruire les indigènes, les rapprocher des F rançais, les éduquer professionnellem ent, am éliorer leurs m éthodes d e travail et leurs rendem ents : tel était le véritable but de l'entre­ p rise française en Algérie. Octroyer des droits civiques et politiques au x M usulmans alors que là n'étaient pas leurs vraies aspirations, voilà qui est accessoire », écrit-il dans un article de m ars 194137. Les plus m odérés des notables ont donc pu voir dans l'avènem ent d u nouveau régim e l'annonce d'un rééquilibrage en leur faveur. Ce rééquilibrage se fait au détrim ent d'autres leaders de la com m unauté m usulm ane tenus en suspicion p ar l'Adm inistration qui leur reproche leurs positions revendicatives au tem ps du Front populaire. Particu­ lièrem ent visés, les dirigeants de la Fédération de Constantine ont du m al à définir une ligne com mune. Le docteur Bendjelloul, président de la Fédération, tente dans le courant de l'été 1940 de s'adapter à la nouvelle donne locale. M ettant entre parenthèses, le thèm e des réform es politiques, il propose au nouveau régime un program m e de réform es économiques, sociales et adm inistratives. Destiné à paraître com m e article de tête dans son journal L ’Entente qui reparaît le 25 août 1940, le texte est censuré dans son intégralité. Com prenant les mauvaises dispositions du régim e à son égard, Bendjelloul s'enferm e alors dans une « réserve boudeuse38 ». Il oppose une fin de non-recevoir aux sollicitations de Ferhat Abbas qui lui propose de relancer la Fédération afin de donner un cadre institutionnel à leur action. Déçu p ar la passivité de Bendjelloul, Abbas s'efforce quant à lui de définir une ligne cohérente. Il n'entend pas se préoccuper de la question de la légitim ité du régime. Il a adm is «une fois pour toutes que les Français étaient libres de s'adm inistrer comme bon leur semble et libres de se donner le gouvernem ent de leur choix39 ». 36. Quelques indications biographiques sur Rabah Zénati dans la thèse d’Abderrahim Sekfalhi, Le Rôle des institutions aans la vie politique et sociale du département de Constantine - 1930-1939, thèse de 3* cycle, Nice, 1982. Voir aussi l'essai « Le problème algérien vu par un indigène » publié en 1938 par la revue L'Afrique française. 37. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, m ars 1941. 38. Idem, août 1940, février 1941. 39. Ferhat Abbas, Rapport au maréchal Pétain, m ars 1941.

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S'accommodant du cadre institutionnel, qui n'est pas de son ressort, Abbas entend continuer à faire entendre sa voix. Avec son Rapport au maréchal Pétain, il espère encore pouvoir alerter les autorités nationales sur la gravité de la situation algérienne. Ces différences de stratégies entre Abbas et Bendjelloul entraînent une crise latente au sein d'une Fédération dont l'existence n'est plus que théorique. Au printemps 1941, le docteur Bendjelloul, lassé de son isolement, donne quelques gages de bonne volonté au régime. Son journal, L ’Entente, publie un article louant les réalisations de la Révolution nationale. Ferhat Abbas lui fait part de son irritation dans une lettre du 5 avril 194140. La crise apparaît au grand jour durant l'été 1941 à l’occasion des consultations organisées à l'occasion de l'arrivée de Weygand au gouvernement général. Bendjelloul charge alors Mostefa Bendjamaa, conseiller municipal de Guelma, de le représenter auprès de l'équipe Weygand. À l'issue de ces entretiens, Bendjamaa s'exprime sur les ondes de Radio-Alger pour apporter au nouveau gouverneur le soutien du groupement des élus du Constantinois. Cette initiative su r laquelle il n'a pas été consulté entraîne la colère de Ferhat Abbas qui annonce dans un télégramme du 5 août 1941 sa démission de la Fédération. La démission d'Abbas est suivie de celle du docteur Saadane de Biskra qui indique dans sa lettre que la formule « grou­ pement d’élus » lui paraît « périmée et caduque dans le cadre des ins­ titutions actuelles41 ». Le bouleversement du paysage politique pro­ voqué par l'armistice, réactivant les vieilles failles et faisant resurgir rancunes et querelles héritées de l'avant-guerre, a donc amené dans un prem ier temps les notables «évolués» à réagir en ordre dis­ persé. L'évolution de la situation algérienne à partir de 1941 va ensuite les ram ener vers des prises de position plus convergentes et vers un accommodement moins complaisant. Les nombreux mémoires revendicatifs qui jalonnent l'année 1942 en témoignent. En février, c’est ainsi le conseiller national Boukerdenna qui « constate que la Révolution nationale ne s'est guère traduite de façon concrète en faveur des M usulmans42». En mars 1942, Ferhat Abbas rédige un texte plus offensif que celui de Boukerdenna, revient sur les condi­ tions de vie de ses coreligionnaires, remet en cause la composition des commissions du ravitaillement et réclame de l’Administration plus de tolérance et de réalisme à l’égard de l’islam algérien43. 40. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, copie de cette lettre dans le rapport d'août 1941. 41. Idem. 42. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, février 1943. 43. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, mars 1942.

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Comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent, d'autres notables, Bendjelloul, Benchiha Boucif, Tamzali... suivent cette démarche. Au sein de l’élite musulmane, le temps des confluences semble avoir succédé à celui des stratégies individuelles et de l'accom­ modement passif. En 1943, la présence au bas du Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas de la signature d'une trentaine des notables les plus en vue de l’Algérie musulmane - beaucoup ayant siégé dans des commissions ou des conseils de la période vichyste - peut appa­ raître comme l'aboutissement de ce processus.

L’accommodement institutionnel : Église, associations religieuses, syndicats La disparition des partis politiques traditionnels, l'effacement des Fédérations d'élus et la mise sous tutelle des institutions démocra­ tiques ont amené les notables à déterm iner de façon individuelle le type d'accommodement auquel ils étaient disposés. Les individus ne sont pas pour autant les seuls acteurs sociaux confrontés à ce type de problèmes : Églises, associations, mouvements divers ont eu aussi à ajuster leur comportement face au changement de régime. Pour eux, le problème se pose à une autre échelle. Si les individus ont à cœur de défendre une carrière ou des convictions personnelles, les institu­ tions de la société civile se doivent d'assurer leur cohésion interne et la permanence de l'espace social quelles occupent. Elles enten­ dent veiller aux intérêts collectifs quelles ont en charge. Cette posi­ tion peut favoriser les logiques de l'accommodement. « Il faut savoir combien le fait institutionnel met sur la pente de l’adaptation, freine les écarts, limite les risques en dehors même de toute connivence idéologique », note Philippe B urrin44. Les relations entre le pouvoir et les institutions de la société civile préexistaient à la défaite : tenues d'inscrire leur action dans un cadre statutaire défini par le législateur, ces dernières sont en effet amenées à se poser en interlocuteurs de l’État dans les domaines qui relèvent de leur compétence. À partir de quelques exemples, nous allons voir dans quelle mesure le change­ ment de régime a pu contribuer à faire évoluer ces relations.

44. Philippe Burrin, La France à l'heure allemande, op. cit.

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Créé en 1838, l'évêché d’Alger, dont dépendaient à l’o rig in e les évêchés suffragants d'O ran et de Constantine, ne sem blait p as appelé à un grand avenir dans un pays où les neuf dixièmes de la population professaient l'islam et où une part im portante des Européens, colons et m ilitaires, se m ontraient indifférents voire hostiles en m atière reli­ gieuse45.64 La mission de cette Église née à l'om bre de la colonisation n'allait pas de soi. Soucieuse dans un prem ier tem ps de reconquérir spirituellem ent des territoires abandonnés à l'islam , elle doit rapide­ m ent recentrer son effort su r les seules populations euro p éen n es44. Jusqu'en 1905, l’É tat colonial, convaincu que cette action contribue de façon positive à la francisation des colons étrangers, ap p o rte son soutien. Les relations entre Église et République à la fin du XDCr siècle sem blent donc meilleures en Algérie qu'en m étropole et ce n 'est pas un hasard si en 1890 le mouvement de ralliem ent des catholiques est annoncé par le toast en l'honneur du régime porté à Alger par Lavigerie. La séparation de 1905 n'en sera vécue que plus douloureu­ sem ent. Obligée de restituer à l'É tat de nom breux biens im m obiliers dont elle avait la jouissance - palais épiscopaux, grand sém inaire de K ouba... -, l'Église d'Algérie obtient toutefois le m aintien, en prin­ cipe tem poraire, d’indem nités de fonction versées au clergé local afin de m aintenir son caractère national. Les tensions avec le pouvoir, très vives dans les années 1905-1917, s’apaisent ensuite. Après un siècle d’existence parfois chaotique, l’Église d’Algérie est donc parvenue à étendre son maillage sur l’ensem ble du territoire de la colonie. En 1930, on com ptait ainsi 320 paroisses, 567 églises ou oratoires et 600 prêtres en Algérie. Vingt écoles catholiques de garçons et vingtneuf de filles fonctionnaient sur l'ensem ble du territo ire47. La vitalité du diocèse d'O ran entretenue par la piété de l'im portante commu­ nauté d'origine espagnole et par le clim at de prospérité générale dont profitent les œuvres ecclésiastiques contraste toutefois avec les diffi­ cultés du diocèse de Constantine où dès l'entre-deux-guerres le dépeu­ plem ent de certains centres de colonisation de l’intérieur pose le

45. Marc Baroli, Algérie terre d ’espérances - Colons et immigrants (1830-1914), Paris, L'Harmattan, 1992. 46. L'histoire de cette Église d’Algérie reste encore à écrire, la contribution la lus documentée reste l'étude ancienne de Mgr Pons, La Nouvelle Église d ’Afrique ou • catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1930, Tunis, Namura, 1930. 47. Pierre Goinard, Algérie, l'œuvre française, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 305.

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problème de la survie de certaines paroisses48. Dans les villes où se concentre désormais la population européenne s'est épanouie une religiosité marquée par la ferveur démonstrative des catholicismes méditerranéens. En 1939, l'Église d'Algérie est fermement tenue par trois évêques, Mgr Durand à Oran, Mgr Thienard à Constantine et Mgr Leynaud à Alger. Ordonnés prêtres au temps de l'Église concor­ dataire, marqués par les années de tension qui ont suivi la Sépara­ tion - dans le vocabulaire ecclésiastique de l’époque, on parle du « temps de la persécution » -, ces hommes ont été installés à la tête de leur diocèse peu avant ou peu après la fin de la Première Guerre mondiale. Mgr Leynaud, archevêque d’Alger, occupe une place préé­ minente au sein de l'Église d’Algérie. Reconnu dans le monde savant pour son rôle dans la découverte et les fouilles des catacombes de Sousse-Hadrumète, ce prélat d’origine cévenole a axé sa spiritualité sur la méditation des Pères et des martyrs de l’antique Église d’Afrique dont il se veut le continuateur. Mgr Leynaud se considère également comme l'héritier de Lavigerie dont il a été le secrétaire en 1889. Homme de dialogue d’esprit œcuménique, il entretient de bonnes relations avec les représentants des autres cultes et sait faire preuve de souplesse dans ses rapports avec les pouvoirs publics. Cette modération n'est pas le fait de Mgr Durand qui fait, quant à lui, figure d’évêque de combat. Premier évêque originaire d’Algérie, Léon Durand a enseigné pendant de longues années au séminaire de Mar­ seille avant d'être nommé en 1920 à la tête du diocèse d'Oran. Véhé­ ment dans ses prises de position religieuses, l'évêque d’Oran admi­ nistre son diocèse avec autorité. « Mgr Durand dirigeait tout dans le diocèse en vertu d'une infaillibilité supposée. Les supérieurs n’étaient que prosupérieurs, les curés procurés, lui restait supérieur de tout. Et il venait déjeuner au séminaire tous les dimanches pour contrôler ce qui se passait. C'était un dictateur sous la mitre », se souvient l’abbé Bérenguer49. L’évêque ne craint pas non plus d'intervenir dans la vie politique. Au lendemain de son arrivée à Oran, il prend parti pour les candidats du bloc national et soutient par la suite les forces 48. Mgr Pons, La Nouvelle Église d'Afrique ou te catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1930, op. cit., p. 202. On notera au passage dans ses notations que le zèle prosélytiste des débuts semble avoir cédé la place face à l'islam à une vision plus défensive. 49. Alfred Bérenguer, En toute Liberté, entretiens avec Geneviève Dermandjian, Paris, Centurion, 1994, p. 48. Enfant terrible du séminaire d'Oran dans les années 1930, le Père Bérenguer rejoindra le FLN dans les années 1950 et siégera à la Constituante algérienne. Dans ses souvenirs, il évoque longuement la figure de Mgr Durand avec un mélange d’ironie et de tendresse.

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conservatrices50. L'élection en 1934 à la m airie d'O ran d’u n prêtre défroqué, l'abbé Lam bert, lui apparaît comme une offense person­ nelle et la guerre du m aire et de l’évêque défraie la chronique locale. D'une personnalité semble-t-il plus effacée, Mgr Thienard fait lui aussi figure de « vieil Africain ». Élève du grand sém inaire d e Kouba. il a exercé son m inistère à Cherchell, à Novi puis à la cathédrale d'Alger avant d'être nommé à la tête du diocèse de C onstantine. Son activité semble avoir été absorbée p ar les difficultés posées par l’A dm inistration, avec des moyens hum ains lim ités, d'un diocèse dont le territoire est équivalent au tiers de celui de la métropole. C onstruite su r le modèle m étropolitain m ais dirigée p ar des hommes d o n t le sacerdoce s'est déroulé tout entier en terre d'Afrique - ce qui n'était pas le cas par le passé et ne le sera plus dans l'avenir - , l'Église d’Algérie présente donc à la veille de la Deuxième G uerre m ondiale d'incontestables spécificités. Fortem ent m arquée par le contexte colo­ nial qui l'a vue naître, elle est devenue au-delà de sa m ission évangé­ lique un des instrum ents de préservation de l’identité de la com m u­ nauté des Français d’A lgérie51. Restée à l'écart des m ouvem ent de renouveau qui ont pu affecter la m étropole, décidée à défendre un terrain difficilem ent conquis, l'Église locale cam pe su r des positions conservatrices. Administrée souvent par des hauts fonctionnaires radicaux à qui l'opinion locale prêtait, à tort ou à raison, des accointances avec la franc-m açonnerie, l’Algérie découvre au lendem ain de la d éfaite de 1940 un nouveau type de personnel dirigeant. La personnalité des deux prem iers gouverneurs de la période, Abrial et Weygand, connus l’un et l'autre pour leur cléricalism e, tranche singulièrem ent avec celle de leurs prédécesseurs. L'Église locale réagit favorablem ent à cette nouvelle configuration du pouvoir. Dès le 22 juin 1940, l'archevêque d’Alger dem andait aux populations algériennes de s’en rem ettre « p o u r l'avenir à ceux à qui la Providence a confié le pouvoir de diriger les destinées de la patrie en danger. Le 25 juin, à l'occasion de la journée de deuil national, Mgr Leynaud réitérait son appel pour le relèvement de la France « dans la soum ission à ceux qui o n t la redoutable charge de son gouvernem ent en nous serrant autour d ’eux avec discipline et confiance». Deux types d'argum entation soustendent ce discours. Lorsque l’archevêque proclam e le devoir 50. Jean-Louis Planche, dans « Un pogrom juif contre les chrétiens - Oran,

4 mai 1925 », in Les Temps modernes, juin 1994, p. 1-25, souligne l’intervention de l'évêque dans la vie politique locale. 51. Benjamin Stora, Histoire de lAlgérie cobniale 1830-1954, Paris, La Décou­ verte, « Repères », 1991, p. 35.

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d’obéissance au gouvernement, il se place dans le cadre de la tradi­ tion de soumission au pouvoir établi que l'on peut faire remonter aux écrits de saint Paul et qui inspirera la position officielle de l’Église de France tout au long de la période de guerre. Toutefois, avec l'allu- x sion à l'action de la Providence, le pouvoir établi devient non seule­ ment pouvoir légitime mais instrument de la volonté divine. Cette prise de position ne semble pas le fait de la seule émotion provoquée par la défaite de 1940. Deux ans plus tard, alors que le régime a révélé l'ensemble de ces orientations, Mgr Leynaud, dans une lettre pasto­ rale de mars 1942, continue à rendre hommage au « maréchal Pétain que la divine Providence a envoyé à la France pour lui rendre cou­ rage et la relever5235». Mgr Durand, dont on a souligné le tempérament intransigeant, va plus loin encore dans cette lecture providentialiste. « Sans doute la première partie de la guerre s’est close sur une pro­ fonde humiliation, mais de l’avis de tous ô combien salutaire. [...] Et du tombeau qu'ennemis et anciens amis pensaient être Mers-El-Kébir les 3 et 6 juillet 1940 ressuscite la Marine, sort le droit pour elle de réarm er, si bien que quelques semaines plus tard, le 25 septembre, notre flotte remporte la victoire de Dakar ! Confiance en notre Bonne Mère, ce ne sera pas la dernière ! », écrit-il à l'automne 1940 dans La Semaine religieuse d ’Oran H. Pour expliquer ce ralliement fervent, un grand nombre d'observateurs ont souligné les affinités pouvant exister entre le discours vichyste et celui de l'Église. Exaltation de l’esprit de sacrifice, dénonciation de l’esprit de jouissance, thème de l'expia­ tion par la souffrance, volonté de restauration des valeurs tradition­ nelles sont autant de terrains de rencontre. En Algérie, c'est encore Mgr Durand dans sa lettre pastorale de l'automne 1940 qui va exprimer avec le plus de vigueur son soutien à une Révolution natio­ nale qui, dans son esprit, se doit d'être avant tout une contre-révolu­ tion. Il s'agit en effet pour lui de détrôner les principes mensongers de la philosophie des Lumières, sur lesquels la République avait voulu bâtir une nouvelle société. Le désastre de 1940 s'explique donc par l'oubli des vérités essentielles. Le besoin de vérité qui s'exprime ordi­ nairement par la voix autorisée des évêques et du pape s'est exprimé en l’occurrence par celle de l'homme providentiel. « Le maréchal Pétain ne traduit-il pas la pensée de Dieu quand il écrit : "La vie n’est point neutre, elle consiste à prendre parti hardiment. Il n'y a pas de 52. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d'Algérie pendant ta Deuxième Guerre mondiale, op. cit., p. 166. 53. CAOM, GGA, 8CAB8 : cabinet du gouverneur Chataigneau, dossier Église d’Algérie. Lettre pastorale lue à l’automne 1940 lors de la journée annuelle du sémi­ naire, temps fort de la vie religieuse locale.

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neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre l'ordre et le désordre, entre la France et l'anti-France" ? » Rejetant la « haineuse lutte des classes » propagée par les « mauvais bergers >, Mgr Durand souhaite y substituer « la collaboration durable et fruc­ tueuse à laquelle aspirent toutes les nations54 ». Cette adhésion aux valeurs de la Révolution nationale s'inscrit dans la durée. En avril 1941, Mgr Durand, toujours aussi virulent contre l'anti-France, s'en prend violemment à la dissidence qui porte atteinte à l'indispensable unité nationale55. Le 15 octobre 1942, lors de la rentrée des classes de l’école Notre-Dame du Sacré Cœur, il déclare encore : « Que sera cette année? Elle doit être une année de vaillance. Les mœurs, hélas, malgré les efforts de notre magnifique Maréchal, subissent encore l'influence néfaste des forces judéo-maçonniques. Il faut les épurer56. » Au-delà de ces affinités idéologiques revendiquées par le clergé local, la conscience d’intérêts matériels à défendre a pu également amener les responsables religieux à un accommodement complaisant à l’égard du régime. Il en va ainsi pour les indemnités de fonction versées depuis 1907 à l'Église d'Algérie et aux représentants des autres cultes. Le choix de continuer à verser le traitem ent aux prêtres dont la cure existait avant 1905 constitue une reconnaissance du rôle de fran­ cisation des populations européennes joué par le clergé local. Il s'agis­ sait d'éviter que l'Église d'Algérie, par manque de moyens finan­ ciers, ne soit contrainte de solliciter auprès du Vatican l'envoi de prêtres étrangers. Ce risque explique que ces mesures, en principe temporaires, aient été prorogées tout au long de l’entre-deuxguerres. Le 25 février 1941, les trois évêques écrivent au gouverne­ ment général pour signaler que le décret de 1932 portant proroga­ tion de ces dispositions va expirer le 27 septembre 1942. Us souhaitent donc une nouvelle reconduction des indemnités de fonc­ tion et proposent que celle-ci soit accordée pour un délai de vingt ans et non plus de dix ans comme cela avait été le cas dans le passé, requête qui révèle de leur part l'attente d'un geste particulier venant de l'État fiançais à défaut de constituer un acte de foi sur la pérennité de celui-ci57. Dans un courrier du 28 novembre 1941, Mgr Leynaud 54. CAOM, GGA, 8CAB8 : cabinet du gouverneur Chataigneau, dossier Église d'Algérie, lettre pastorale de Mgr Durand, automne 1940. Sans date précisée, ce texte a probablement été rédigé en novembre ou décembre 1940. 55. CAOM, préfecture d'Oran, 2407 : rapport avec l’archevêché. Semaine reli­ gieuse d'Oran, 26 avril 1941. 56. CAOM, préfecture d’Oran, 2407. 57. Idem.

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souhaite également régler la question du grand séminaire de Kouba que l'Église avait dû restituer à l'État après 1905 et qu'elle espère enfin récupérer dans des conditions favorables58. Dans ce même courrier, il demande une aide de 3 à 400 000 francs pour la construc­ tion d’une Église dédiée à Saint Louis dans le faubourg de Bab-ElOued qui perm ettrait d'éclairer « une population pauvre et conta­ minée par le communisme ». Le nouveau gouverneur Yves Châtel, moins clérical que ses prédécesseurs, répond par une fin de non-rece­ voir assez sèche, rappelant que les subventions religieuses restent « formellement interdites par les lois sur la séparation des Églises et de l'État qui n'ont pas été abrogées sous le régime nouveau ». Pour faire avancer son projet de basilique sur le site de Santa-Cruz, Mgr Durand a fait de son côté le voyage à Vichy. Avec l'amiral Darlan, il a pu régler les problèmes liés à la présence à proximité d’un fort relevant de l'Amirauté. U a présenté les plans au Maréchal qui a fait savoir qu'il souhaitait que la construction soit « immédiate et rapide » et a fait un don de 20 000 francs venant s’ajouter aux 2 millions de francs de la souscription locale59. Une dernière question tient parti­ culièrement à cœur aux responsables religieux, celle de l'enseigne­ ment libre. Vichy on le sait a multiplié les gestes en la matière. Une loi du 2 novembre 1941 annonçait ainsi le principe d’une «aide exceptionnelle adaptée aux circonstances» qui en 1942 s'est élevée à 386 millions de francs. L'Algérie n’a visiblement pas profité de cette manne. Mgr Dauzon, directeur des œuvres du diocèse d'Alger, s’en plaint à Jean Jardel, secrétaire général du chef de l'État, dans un courrier du 26 octobre 1942 dans lequel il demande l'adjonction d'une disposition complémentaire dans le budget de l'Algérie pour l’année 194360. Ce courrier, qui intervient quelques jours avant le débarque­ ment américain, restera sans suite. Motivé par l’adhésion aux valeurs de la Révolution nationale ou par l'espoir de voir améliorer la situation temporelle de l'Église, le soutien du clergé d'Algérie n'a donc pas fait défaut au régime. Ce soutien semble avoir dépassé la politique de présence menée par les représentants des autres cultes pour se transform er en plusieurs

58. CAOM, GGA, 8CAB60 : cabinet du gouverneur Catroux, dossier cultes. La question ne sera finalement réglée qu’en 1951 : Mgr Leynaud reprendra pos­ session du grand séminaire de Kouba où il sera inhumé l’année suivante. 59. CAOM, 16APOM : fonds privé contenant un certain nombre de documents relatifs au ministère de Mgr Durand, notamment une série de correspondances concernant la construction de la basilique de Santa-Cruz. 60. Archives nationales, ÜAG542 : papiers du chef de l’État français (« malle Pétain »), correspondance avec l’archevêché d’Alger.

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occasions en engagement actif61. Ainsi plusieurs prêtres ont adhéré à la Légion française des combattants, encouragés en Oranie p ar l'évêque qui a accompli lui-même cette dém arche62.36 Ce ralliem ent est-il pourtant allé sans restrictions ? Deux questions, on le sait, ont contribué au cours de cette période à troubler certaines consciences chrétiennes : celle de l’antisémitisme et celle de la collaboration. Face à la « question juive », la position de l'Église de France évolue au cours de la guerre. Acceptant en 1940 l'idée d’un statut appliqué à une minorité jugée inassimilable, elle a été progressivement émue par la montée des persécutions portant de plus en plus ouvertement atteinte à la dignité humaine. Durant l'été 1942, la multiplication des rafles entraîne une protestation discrète de l’assemblée des cardi­ naux et évêques de la zone occupée suivie de prises de position plus véhémentes, mais individuelles, d’évêques de la zone libre comme Mgr Saliège ou Mgr Théas. On ne rencontre pas en Algérie de réac­ tions comparables. Mgr Leynaud et son vicaire général Mgr Poggi sont intervenus à plusieurs reprises auprès des autorités locales soit pour obtenir des dérogations individuelles - certains catholiques peu­ vent être, du fait de leurs origines familiales, considérés comme Juifs au regard des statuts du 3 octobre 1940 et du 2 juin 1941 -, soit pour exprimer des réserves sur certains aspects de la politique anti­ juive. Heurté par l'exclusion des enfants juifs des écoles publiques, l'archevêque d’Alger donne ainsi des instructions aux directeurs des écoles privées catholiques pour qu’ils acceptent dans leurs établisse­ ments une partie de ces élèves. Manifestant ensuite par plusieurs gestes amicaux sa sympathie pour la communauté juive d'Algérie, il ne va pourtant jam ais jusqu’à une protestation publique contre les persécutions dont elle est l'objet6\ Mgr Durand, lui, ne semble guère avoir éprouvé de sollicitude à l'égard de cette population persé­ cutée. Une lettre pastorale rédigée en février 1941 révèle au contraire un antijudaïsme affirmé. Quelques semaines plus tard, lors d'une réu­ nion de l'Action catholique il rend les Juifs responsables des malheurs qui les frappent. « Les prophéties de l’Ancien Testament valent pour tous les temps ; elles annonçaient à Israël s'il venait à transgresser la loi de Yahvé de durs châtiments, la plupart du temps des mains de ses ennemis», déclare-t-il. À l’automne 1941, il définit de façon 61. CAOM, GGA, 8CAB22 : enquête réalisée en 1945 dans les trois départements d’Algérie durant la période vichyste. 62. CAOM, Préfecture d'Oran, 2407. De nombreux éloges de la Légion paraissent dans La Semaine religieuse d ’Oran. 63. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d'Algérie pendant la Deuxième Guerre mondiale, op. cit., p. 167.

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restrictive les conditions de baptême des Juifs afin d'éviter que cette démarche ne soit vidée de son sens religieux64. La question de la col­ laboration est, quant à elle, rarem ent abordée de front. Elle n'est sou­ vent traitée que par le biais du devoir d’obéissance au pouvoir établi qui suppose sinon l'approbation du moins la soumission à la poli­ tique extérieure qu’il met en œuvre. Quelques voix dissonantes se sont toutefois feit entendre. Mgr Hincky, évêque auxiliaire de Colmar, expulsé avec de nombreux Alsaciens-Lorrains à l’automne 1940 et replié à Alger, a ainsi prononcé un sermon antiallemand. H sera ensuite sommé de rester silencieux. Le 3 novembre 1942, le curé d'Haussonvülers, dans l’arrondissement de Tizi-Ouzou, est arrêté pour avoir attaqué à plusieurs reprises le « gouvernement de vendus » qui siège à Vichy. D’autres prêtres originaires de la métropole ont désapprouvé l'attitude pétainiste du clergé local : le Père Théiy, domi­ nicain installé à Oran durant l'été 1940, et l’abbé Cordier rejoignent ainsi les rangs de la Résistance65. LES INSTITUTION S RELIGIEUSES MUSULMANES

Si l'Église catholique dispose d’une organisation centralisée et d’une hiérarchie chargée de définir ses positions officielles, l’Islam algérien se caractérise, quant à lui, par une plus grande diversité. Au lendemain de la conquête, le colonisateur a mis la main sur les biens habous, fondations pieuses dont les revenus étaient consacrés à l'entretien des mosquées et de leur personnel. En contrepartie, il se devait de pourvoir aux dépenses du culte musulman. Ainsi, dès 1851 est apparu ce que l’on a parfois appelé un cleigé officiel66. La séparation des Églises et de l'État n’a pas mis fin à ce système qui permet à l’Administration de contrôler l'Islam algérien et de veiller à ce qu'il ne se transforme pas en instrum ent de résistance. Quelques (A. Idem, p. 168. 65. Un important fonds privé regroupe les papiers et les recherches du Père Théiy. CAOM, 19APOM. Ce dominicain porte un jugement très sévère sur l’Église d'Algérie. 66. Le personnel attaché aux mosquées comprend deux catégories : - le personnel supérieur, composé du muphti, chef de culte de la circonscrip­ tion territoriale, et de l'imam, directeur de la prière et instructeur ; - le personnel subalterne, comprenant le mouderrès (professeur), le bach hazzab (chef des lecteurs), les hazzabines (lecteurs du Coran), le bach muezzine, les mouaqqatine qui déterminent l'heure de la prière et les muezzines qui annoncent la prière. Les tolba ou étudiants sont destinés aux fonctions du culte. L’ensemble repré* sentait vraisemblablement un millier de personnes à la veille de la Deuxième Guerre mondiale (Mohamed Soualah, La Société indigène de l'Afrique du Nord, 3e partie, Alger, La Typolitho et Jules Carbonel éditeurs, 1937, p. 323).

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am énagem ents ont toutefois été nécessaires. Ainsi les 166 m osquées officielles regroupées dans le cadre de 95 circonscriptions te rrito ­ riales sont dès lors gérées par des cultuelles chargées d 'assu rer le bon usage des lieux de culte et disposant du pouvoir de p résen tatio n des candidats67.86 L'Adm inistration continue en réalité d'exercer u n e tutelle su r ces institutions. La partie supérieure du personnel religieux, recrutée traditionnellem ent dans le m ilieu des grandes fam illes ral­ liées à la cause française et salariée p ar l’É tat colonial, ap p araît ainsi dans un statut de dépendance qui ne peut que nuire à son prestige. À côté de cette organisation officielle ont persisté des m an ifesta­ tions traditionnelles de la foi religieuse. M araboutism e et confrérism e constituent ainsi les deux expressions les plus caractéristiques de l'Islam algérien. Parfois confondus, ces deux phénom ènes so n t à l'origine distincts. Intercesseurs entre l'homm e et la divinité, les m ara­ bouts sont ainsi détenteurs de la « baraka », pouvoir de bénédiction, et dotés de pouvoirs m iraculeux, prophétiques ou thaum aturgiques. Leur prestige est lié soit à leurs vertus personnelles, soit à leu r affi­ liation à un personnage illustre, saint local ou descendant du Pro­ phète. Les tom beaux de ces pieux personnages, vénérés com m e lieux de pèlerinage, parsèm ent le territoire algérien, tém oignant de la proli­ fération du phénom ène m a r a b o u tiq u e L ’idéal confrérique est à l'origine très différent puisqu’il ne cherche pas une intercession m ais un contact direct avec la divinité. La confrérie, ou tarika, est donc en principe une voie mystique réservée à des initiés, les khouans69. En Algérie, toutefois, les chefs de confrérie tendent à prendre, du fait de leur sainteté, une dim ension m araboutique. Selon Augustin Berque, le m araboutism e berbère a donc fini p ar « absorber » la confrérie70. Ces institutions religieuses, longtem ps suspectées aux yeux de 67. Voir Chaiies-Robert Ageron. Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit., p. 168 et suiv., chap. ID, « Politique religieuse et Islam algérien, 1871-1914». 68. Juliette Bessis, Maghreb - La traversée du siècle, Paris, Éd. Khartala, 1998, p. 31 et suiv., chap. II, < Islam maghrébin, islam populaire, islam rural ». On trouvera aussi une présentation critique du m araboutisme au début de la thèse d'Ali Merad : Le Réformisme musulman en Algérie 1925-1940, Paris-La Haye, Mouton & Co, 1967, p. 58-75. 69. Sur les confréries algériennes, on trouvera une présentation rapide dam l'introduction du livre de Charles-André Julien, L'Afrique au Nord en marche, Paris, Julliard, 1953. Voir aussi l’article fondamental de Louis Massignon, « Tarika », in Encyclopedia Islamica, IV, p. 700-705. 70. Augustin Berque, « Les capteurs de divin », extrait de la Revue de la Médi­ terranée, n° 43-44, 1951. Ce texte, daté de 1946 et publié de façon posthume en 1951, a été reproduit dans le recueil Écrits sur l'Algérie, op. cit., p. 85-100. « Le m araboutisme absorbe la confrérie, la purge de ses ferments orientaux. Il la berbérise, la filtre, la tempère, la cloisonne» (Ali Merad, dans Le Réformisme musulman en Algérie 1925-1940, op. cit.).

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l’Administration qui y voyait de possibles foyers de complots, ont acquis par leur loyalisme au cours de la Grande Guerre la bienveil­ lance des autorités françaises. C'est sur le rejet d'un islam officiel trop dépendant et d’un islam traditionnel jugé dénaturé que va se fonder la prédication des oulémas réformistes. L’origine de ce courant, dont l'essor constitue un des aspects majeurs de l'entre-deux-guerres, est à rechercher dans le mouvement qui anime depuis plusieurs décennies le monde musulman oriental autour des thèmes de la Renaissance - Nahda et de la Réforme - Islah71. L’homme qui a opéré la synthèse entre influence extérieure et aspirations intérieures est incontestablement Abd El Hamid Ben Badis. Né en 1889 à Constantine dans une famille patricienne jouant un rôle im portant dans la vie politique locale, le cheikh Ben Badis a fait ses études à l’université islamique de Tunis, la Zaytouna, avant de voyager au Moyen-Orient. Dès 1911, il avait commencé à enseigner à la mosquée Sidi-Lakhdar de Constantine, mais c'est surtout au lendemain de la Grande Guerre qu’il va déve­ lopper sa prédication72. Celle-ci poursuit deux objectifs. Il s'agit d’abord d'épurer l’islam algérien en revenant à l'exemple des grands ancêtres, les Salaf, et en luttant contre toutes les innovations blâ­ mables, les bidah, qui ont altéré l'esprit originel du Coran. Ce retour aux sources de l’islam orthodoxe doit permettre ensuite de rendre l'Algérie à sa vocation arabo-islamique menacée par la tentation de l'occidentalisation. Citant volontiers le verset du Coran qui affirme que « Dieu ne change rien à l’état d'un peuple tant que celui-ci n'a pas transformé son âme », les oulémas considèrent que réforme religieuse et affirmation identitaire sont nécessaires pour assurer le relève­ ment et l'entrée dans la modernité de l’Algérie. Les attaques virulentes contre le maraboutisme et les confréries procèdent de cette logique. Expression d'un islam berbérisé et lesté de superstitions, ces der­ niers sont de plus jugés coupables d'avoir composé avec le colonisa­ teur. Par son intense rayonnement personnel et ses qualités d'organi­ sateur, le cheikh Ben Badis va parvenir à constituer une équipe acquise à ses idées : le cheikh Brahimi, enseignant réputé qui contribue à diffuser llslah à Tlemcen, Mubarak Al Mili présenté sou­ vent comme le penseur du groupe, le Tunisien Tewfik Al Madani, publiciste panarabiste, Lamine Lamoudi, journaliste et écrivain de 71. Voir Ali Merad, Le Réformisme musulman en Algérie, 1925-1940, op. cit., ainsi que son ouvrage de synthèse L'Islam contemporain, Paris, PUF, Que sais-je, 1984. 72. Voir Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contempomine, op. cit., p. 324, et Ali Merad, Le Réformisme musulman en Algérie, 1925-1940, op. cit., p. 86.

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double culture73... Réformiste intransigeant, le cheikh El Okbi rejoint lui aussi cette équipe tout en affirmant dès le début de sa collabo­ ration son refus de toute dérive vers le domaine politique. Rapide­ ment, le mouvement va se doter d’un cadre institutionnel et de relais auprès de la société algérienne. Le 9 mai 1931 est créée à Alger l’Asso­ ciation des oulémas musulmans d’Algérie, l’AOMA, dont le but est de « répandre le progrès et la fraternité sur la base de l'islam et de l’individualité nationale dans le cadre de la souveraineté des lois fran­ çaises». L'association dispose d'une presse en langue arabe - Al Chihab, auquel s’ajoute en 1936 AI Basa’ir - et d'une tribune en langue française avec La Défense de Lamine Lamoudi. Pour consolider l'assise de leur mouvement au sein de la société algérienne, les oulémas ont compris la nécessité de s’appuyer sur un réseau asso­ ciatif dont le champ d'activité dépasse le domaine strictem ent reli­ gieux. La création de cercles culturels réformistes ouverts à tous mais visant spécialement à gagner la sympathie de la jeunesse s'inscrit dans cette stratégie. Lieu de prière mais aussi de réunions où la prédi­ cation se double d'activités culturelles ou même sportives, le cercle devient un des creusets de la sociabilité réform iste74. L’ambition des oulémas est d’arriver à créer un réseau d’écoles libres capables de contrebalancer l'influence de l’école française et de convertir la jeu­ nesse algérienne aux valeurs de l’arabo-islamisme. S’appuyant sur des rapports préfectoraux, Charles-Robert Ageron parle de 85 écoles réformistes et 4047 élèves dans le département de Constantine en mai 1938 et de 68 écoles et 9063 élèves dans le départem ent d'Alger75. Il s’agit dans la plupart des cas d'établissements prim aires dispensant pendant trois ans un enseignement élémentaire de la langue arabe et du Coran. Certaines de ces médersas libres dirigées par des maîtres réputés comme le cheikh Brahimi à Tlemcen ou Mubarak Al Mili à Laghouat développent également une formation plus poussée préparant au certificat d'études primaires arabes. Ce cer­ tificat permet d’accéder à l'enseignement secondaire de langue arabe assuré par le séminaire réformiste de Constantine dirigé par Ben Badis lui-même. Ainsi par le biais de l'AOMA commence à s’opérer le passage d’un islam traditionnel et décentralisé, ancré dans le monde 73. Ali Merad, Le Réformisme musulman en Algérie 1925-1940, op. cit., p. 88 et suiv. Charies-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. d t., p. 325. 74. Selon Charles-Robert Ageron, on compte à la veille de la guerre un peu plus d’une centaine de cercles, sociétés ou médersas diffusant les doctrines réformistes (Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 337). 75. Charies-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 338.

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rural, vers un islam épuré, « jacobin » - pour reprendre la formule de Jacques Berque -, implanté en priorité dans les villes mais commen­ çant à gagner certaines régions de l'intérieur comme les Aurès76. Cet essor n'est pas allé sans inquiéter l’Administration qui, après une pre­ mière période de tolérance, s'oriente vers l'épreuve de force. Un décret du 13 janvier 1938 renforce le contrôle sur les cercles et les associa­ tions. Le 8 mars 1938, un nouveau décret soumet l’ouverture des éta­ blissements d’enseignement privé à l'autorisation administrative. De dures sanctions sont prévues contre ceux qui s'y déroberaient77. Ce dernier décret scandalise les oulémas, Ben Badis voyant même dans le 8 mars 1938 «la date la plus funeste de l'histoire de l'islam en Algérie ». La principale revendication de l'AOMA devient l’abrogation de cette mesure. L’intransigeance de l’Administration débouche alors sur une nouvelle radicalisation des oulémas qui vont jusqu'à recom­ mander aux élus musulmans de cesser toute collaboration au sein des différentes assemblées locales. En septembre 1939, l’AOMA se garde donc de rejoindre le cortège des notables loyalistes et se contente d'afficher un strict neutralisme. «Cette guerre n'intéresse pas les musulmans, ils n'ont pas à y prendre part», déclare Ben Badis78. La période qui s’ouvre alors entraîne une série de recompositions entre les différentes sensibilités de l'islam algérien. Tenu au loya­ lisme, le clergé officiel est ainsi appelé à assumer un rôle civique accru. Il apporte donc la caution de sa présence aux cérémonies patriotiques de la Drôle de guerre. Il participe de même aux manifes­ tations publiques solennelles organisées après l'armistice par le nou­ veau régime. Cette fidélité à une ligne de soumission au pouvoir 76. La petite bourgeoisie urbaine semble avoir constitué dans les années 1930 le support sociologique privilégié du mouvement badisien, note Ali Merad dans Le Réformisme musulman en Algérie 1925-1940, op. cit., p. 206. Toutefois, Mohamed El Korso, au terme d'une approche sociologique appro­ fondie, a pu montrer que le réformisme a su s’adapter au terrain : rassemblement et non parti monolithique, il est traversé de courants divers. Mouvement d’élites éclairées et rationalistes à Tlemcen, il a su se doter aussi d'une base populaire à Oran en s’ouvrant sur le milieu des dockers. Des contacts ont pu également exister avec des milieux maraboutiques ouverts à l’idée de réformation ou avec des milieux francisés soucieux de ne pas se couper de leurs racines (Politique et religion en Algérie - L'Islah : ses structures et ses hommes -L e cas de l'Association des ulama musulmans algériens en Oranie 1931-1945 3e partie : Approche sociologique, op. cit.). Un dossier concernant le cas de l’Aurès confirme cette capacité à s’adapter au terrain. Cette région rurale enclavée et considérée comme archaïque est ainsi gagnée dès 1937 par la propagande réformiste (CAOM, GGA, 9H31 : dossier Aurès). 77. Le Bulletin du Comité de l’Afrique française, 1938, p. 304-307, consacre une analyse à cette question. 78. Cité par Charles-Robert Ageron dans Histoire de l’Algérie contemporaine, op, cit., p. 579.

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établi ne va pas parfois sans le placer en situation difficile sous un régime qui puise une partie de ses références dans la c u ltu re catho­ lique. Ainsi le 11 mai 1941 tous les cultes représentés en A lgérie sont appelés à s'associer à la fête de Jeanne d'Arc. «La chose pouvait paraître délicate, reconnaît le CIE de Constantine, du fait que le 11 mai 1941 glorifiait non seulem ent une héroïne n ationale, mais aussi une sainte du calendrier catholique : les m em bres d u culte se sont en général tirés à la satisfaction de tous de ce pas d iffic ile 74. > S'il ne change guère la situation du cleigé officiel - les au to rité s de la Libération ne lui reprocheront pas une attitude liée à son statu t -, l'avènem ent du régime de Vichy est par contre susceptible d e modi­ fier le rapport de force dans le conflit qui oppose d ep u is les années 1930 islam traditionnel et islam réform iste. M arabouts et chefs de confrérie ont ainsi m anifesté de façon ostensible le u r sym­ pathie pour un régime bien disposé à leur égard. « Au m om ent où la France prend conscience de la richesse de son folklore provincial et commence à s'y retrem per, com m ent ne com prendrions-nous pas qu'il ne faut rien détruire délibérém ent de ce qui fait l'âm e d'un peuple, et que l'intérêt bienveillant que nous m ontrerons p o u r l'islam traditionnel et mystique des ruraux ne pourra que renforcer leur confiance en nous ? », notait ainsi le CIE d'Alger en juin 19427 80. 9 Nous avons égalem ent souligné plus haut la place de choix réservée p a r le régime au sein des institutions locales aux défenseurs de la tradi­ tion m araboutique. Les m arques de reconnaissance venant de ces milieux n'ont pas manqué. Le Balagh El Djezaïri, journal de la confrérie des Alioua, ne boude pas son soutien au régime et ne ménage pas ses attaques contre les adversaires de celui-ci81. Soucieux d'exploiter les bonnes dispositions du pouvoir, m arabouts et respon­ sables de confrérie vont tenter à l'autom ne 1941 d’établir une plate­ form e de revendications communes. Le cheikh Mostefa Kassimi tente ainsi de ranim er l’Association des chefs de zaouias et de confréries fondée en 193782. En septem bre 1941, il parvient à réunir au to u r de lui un certain nom bre de responsables religieux afin de m ettre au 79. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, mai 1941. 80. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d'Alger, juin 1942. 81. Ainsi au lendemain de Mers-El-Kébir : «L’indignation soulevée dans le monde entier par la trahison anglaise montre bien que l'Angleterre est pétrie du limon de la déloyauté. [...] Nous avions feint d’ignorer que les Juifs envoyaient sans cesse des secours aux sionistes de Palestine et que l’Angleterre les y encourageait Seuls les Juifs et les enjuivés sont capables de telles infamies » (Balagh El Djezatri du 12 juillet 1940, cité par le CIE d’Alger). CAOM. GGA, 11H58, juillet 1940. 82. M arabouts et chefs de confréries avaient créé en 1932, pour riposter à

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point un mémoire revendicatif remis aux autorités. Texte de circons­ tance fortement imprégné par le discours dominant du moment, ce mémoire est visiblement inspiré par la volonté de solder les comptes de l'avant-guerre. Il rappelle que les oulémas réformistes « animèrent le Congrès musulman qui avait à sa tête tous les champions de l'antiFrance : communistes, Juifs, francs-maçons, nationalistes, etc. ». Suit un plaidoyer pro domo en faveur des forces religieuses tradition­ nelles* 83. Les rédacteurs du texte demandent en retour à l'Administra­ tion un soutien plus ferme dans leur lutte contre les réformistes. Ils sollicitent en particulier des subventions en faveur de l'enseigne­ ment dispensé par les zaouias afin de leur permettre de continuer à former un personnel religieux résolument loyaliste. On notera au pas­ sage l'importance de la question de l'enseignement libre musulman qui, du point de vue maraboutique comme du point de vue réfor­ miste, constitue visiblement un des enjeux majeurs du moment : dans une période de recomposition de la société algérienne, elle constitue une des clefs de l'équilibre futur entre les différentes forces reli­ gieuses. Mostefa Kassimi ne semble pourtant pas avoir réussi à fédérer autour de son association l'ensemble des forces religieuses traditionnelles. Le CIE d'Alger précise ainsi que le texte de sep­ tembre 1941 ne fait pas l’unanimité dans ces milieux et qu’une ten­ dance plus modérée regroupée autour du cheikh Galamallah, chef de la zaouia chaldoulia de Tiaret, désapprouve sa tonalité trop poli­ tique. Cet influent notable s'efforce également de garder les chefs de confrérie de l'attrait exercé sur certains d'entre eux par le PPF de Doriot. Ainsi le voyage effectué à Vichy par Galamallah en juillet 1942 aux côtés de dix marabouts cherche sans doute à faire oublier aux autorités celui effectué quelques semaines plus tôt par le cheikh Zouani pour assister au congrès PPF de Magic City. Le regain de faveur dont jouit auprès des autorités l'islam traditionnel ne suffit pas par ailleurs à résoudre ses difficultés internes. Plusieurs rap­ ports signalent ainsi la moindre fréquentation des fêtes maraboutiques traditionnelles, attestant que la prédication des oulémas réfor­ mistes n'a pas été sans effet. De plus, au sein de plusieurs zaouias se développent des contestations sur la légitimité du détenteur de la

l'AOMA, l’Association des oulémas sunnites algériens. Cette association fut dissoute par l’Administration en 1935. Les chefs de confrérie éprouvèrent le besoin de se doter d’une nouvelle structure commune. Le 16 mars 1937 apparaissait l'Association des chefs de zaouias et confréries, qui ne semble pas avoir eu avant guerre une grande action (Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit., p. 331). 83. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, septembre 1941.

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baraka, prouvant que le processus de fractionnem ent q u i affecte les -forces confoériques est toujours à l'œ uvre84. Longtemps dans une position offensive, les oulém as réform istes apparaissent su r la défensive dès 1940. Le tem ps de g u erre constitue pour eux une période d'épreuve au cours de laquelle le s résultats acquis dans les années 1930 vont paraître menacés. Le re fu s de Ben Badis de rejoindre en septem bre 1939 l'union sacrée e t s a décision de saborder les deux journaux Al Chihab et El Bassaïr p lu tô t que de les soum ettre à la censure ont am ené rA dm inistration à ren fo rc er sa surveillance su r le mouvement. Le secrétaire perm anent d e l'AOMA. Ferhat Derradji, est ainsi arrêté de novem bre 1939 à ja n v ier 1940. Le journaliste Lamine Lamoudi, sym pathisant de la cause réfo rm iste, est interné de janvier à m ars 1940. À Tlemcen, le cheikh B rah im i est lui aussi tenu en suspicion p ar les autorités locales qui lui d em an d en t de suspendre ses activités et qui finissent par l'assigner en résid en ce sur­ veillée à Aflou le 10 avril 19408S. Le cheikh Ben Badis lui-m êm e, placé jusque-là p ar son prestige personnel et ses appuis fam iliaux audessus des tracasseries adm inistratives, est directem ent visé d a n s cer­ tains rapports. « Dans le dom aine indigène algérien, le m ouvem ent [des oulém as] doit être jugé plus dangereux que le com m unism e ou le m essalism e », écrit le chef du CIE du gouvernem ent général le 7 mais 1940. « Sidi Lakhdar est un foyer d'incendie, il faut l'éteindre si Ion veut que l'influence française soit hors de toute atteinte », préciset-il dans une note du 8 m ars86. Le décès de Ben Badis le 16 avril 1940 surprend visiblem ent l'Adm inistration comme la plupart d e ses fidèles87. La m ort du fondateur prive les réform istes d'un chef de file charism atique et clôt le prem ier cycle de l'histoire du m ouvem ent Les circonstances de 1940 rendent plus difficile encore d 'assu rer sa succession. Les autorités françaises sem blent avoir espéré q u e le 84. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, juillet-août 1941. CAOM, GGA, 11H61 : bulletin mensuel du CIE d'Oran, juin-juillet 1941. Augustin Berque voit dans ce processus d’affrontem ent une tendance caracté­ ristique des confréries nord-africaines. « La confrérie ne dure, en Maghreb, qu’en dis­ paraissant. Elle ne vit que par un renouvellement continu. Par une suite de renon­ cements, d'abdications, de pronunciamientos théologiques. [...] Un ordre qui vieillit est aussitôt remplacé. Et, en Algérie, la confrérie m ûrit très vite. Ses débuts sont tou­ jours foudroyants, mais rapides aussi sa stabilisation et, plus tard, son dépérisse­ m ent », note-t-il en 1946 dans « Les capteurs de divin », in Écrits sur l ’Algérie, op. cil. P- 91. 85. CAOM, GGA, 11H61 : rapports mensuels du CIE d'Oran, février-m ars 1940. 86. CAOM, GGA, 9H51 : dossier oulémas réformistes. 87. Atteint d’un cancer, Ben Badis avait poursuivi ses activités jusqu'en mars 1940. Le 8 mai 1940, Berlin Zeesen, en langue arabe, annonce la mort de Ben Badis et accuse les autorités françaises de l'avoir empoisonné (CAOM, GGA, 9H51).

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m ouvem ent des oulém as se ressoude autour du cheikh El Okbi qui, à la différence de Ben Badis, affichait depuis le début de la guerre un loyalism e sans faille. Connu pour ses talents de polém iste et la qualité d e son art oratoire, ce prédicateur réputé ne m anque pas d'atouts. Né a u Sahara à Sidi Okba non loin de Biskra en 1889, élevé en Arabie d a n s une stricte orthodoxie religieuse, El Okbi a participé aux débuts d u mouvement réform iste. Rejoignant en 1925 l'équipe badisienne, il en ten d ait conserver une certaine indépendance en se dotant de son p ro p re journal, El Islah **. En 1929 il est chargé p ar Ben Badis de s'in staller à Alger pour y prom ouvoir la doctrine réform iste. Le Cercle d u progrès, belle structure de réunion ouverte sur la place du gouver­ n em ent fondée deux ans plus tôt par de riches bourgeois d'Alger, va d ès lors servir de tribune à cet orateur rem arquable s’exprim ant avec force dans un arabe d’une grande pureté. Sa prédication attire les lettrés de la capitale, comme le petit peuple des dockers et de la basse C asbah. La société de bienfaisance El Kheiria et l'école libre de la C habiba, dépendant du Cercle du progrès, prolongent son influence8 89. 8 Intransigeant dans ses attaques contre le clergé officiel et les m ara­ bouts, El Okbi se m ontre par contre conciliant à l’égard de la France. D ans un entretien avec Robert Randau qui figure en annexe du rom an Les Compagnons du jardin en 1933, il précise ainsi qu'un peuple m usulm an «placé sous l'autorité d'un peuple en vertu de conventions ou de traités doit soum ission et obéissance à ce peuple, su rto u t lorsque celui-ci le traite avec hum anité, justice et équité90 ». Dès cette date, l’A dm inistration espère que son influence m odératrice pourra équilibrer au sein de l'AOMA celle des partisans de l'épreuve de force. Toutes ces qualités auraient pu faire d’El Okbi un successeur de Ben Badis. L'attitude distante à l'égard de l'AOMA adoptée dans les derniers mois de l'avant-guerre par le cheikh algérois rendait toutefois peu probable cette solution91. Sa décision de continuer à publier El 88. Ali Merad, Le Réformisme musulman en Algérie 1925-1940, op. cit., p. 91. 89. Sadek Selam, Brahim Younessi et Jean-Louis Planche, « Un réform ateur venu du désert, cheilh El Okbi », in Alger, 1860-1939. Le modèle ambigu du triomphe colonial, op. cit., p. 204. 90. Iaem. 91. L’origine de l’évolution d’El Okbi est liée aux conséquences du m eurtre du grand mufti d'Alger, Mahmoud Bendali, dit Kahoul, adversaire du Congrès musulman. L’assassin présumé, arrêté par la police, accuse El Okbi et Abbas Turqui, dirigeant du Cercle du progrès, d’être les commanditaires du m eurtre. Arrêtés à leur tour puis relâchés, les deux hommes seront jugés et acquittés trois ans plus tard par la cour criminelle d’Alger. Marqué par l'épreuve, El Okbi n’en est que plus décidé à se tenir désormais à l’écart de toute action politique. Bien que le soutien de Ben Badis et des oulémas ne lui ait jam ais manqué, il prend de plus en plus ses distances avec le mouvement, présentant le 28 septembre 1938 sa démission du conseil d’admi­ nistration de l’AOMA.

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Islah au lendem ain de la déclaration de guerre avait provoqué ainv l'irritation de ses anciens am is. Au lendem ain de la m o rt de Ber. Badis, c'est donc vers le cheikh Brahim i que vont se to u rn e r les m em bres de l’AOMA. Né en 1889 à Bougie, étudiant à M édine en 1912 puis professeur au collège im périal de Damas et à la mosquée des Omeyades, Brahim i est un lettré nourri de culture classique arabe et im prégné des idées islahistes, vice-président de l’AOMA d ès 1931 Chargé d'assurer la propagande réform iste dans l'Ouest algérien, il s'est fixé à Tlemcen. En septem bre 1937, l’inauguration d u Dar-AlHadit, im portante m édersa libre, atteste les progrès réalisés grâce à son action par le mouvement islahiste en Oranie. La m esure adm inis­ trative qui le place en résidence surveillée à Aflou quelques jours avant la m ort de Ben Badis, faisant de lui une victime de la répres­ sion adm inistrative lui confère paradoxalem ent sans doute la légiti­ m ité nécessaire pour apparaître comme le successeur de B en Badis. Préserver l'héritage badisien ne va pas être chose aisée p o u r les m em bres de l'AOMA. Du 21 au 23 août 1940, les principaux respon­ sables se réunissent à Constantine pour définir leur nouvelle posi­ tion. C’est probablem ent au cours de ces réunions que B rahim i, tou­ jours en résidence surveillée à Aflou, est pressenti comme président de l'AOMA. M ubarak Al Mili, ancien élève de Ben Badis passé par la zaytouna de Tunis, est chargé d’assurer le cours élém entaire et le cours moyen à Sidi Lakhdar. L'enseignement supérieur et le co u rs des Tolba sont confiés à Larbi Tebessi, m oraliste rigoureux qui devient égalem ent vice-président de l'association. Certains s'interrogent sur la capacité de ces deux m aîtres à faire face à la lourde tâche qui leur incombe. « fl s’avère de plus en plus que le cheikh Ben B adis est irrem plaçable », note, non sans satisfaction, l'officier CIE de Constan­ tine, dans son rapport d’août 194092. Ainsi, durant la période vichyste le mouvement réform iste s'exprim e par deux voix, celle isolée mais autorisée du cheikh El Okbi, celle collective m ais assourdie des héritiers de Ben Badis. Fidèle à sa ligne «apolitique» consistant à s'accom m oder du pouvoir français, El Okbi a rendu public au cours de l'été 1940 son ralliem ent au nouveau régime. « Que ceux qui me désapprouvent le déclarent et ne m ettent plus les pieds ici. Ceux qui resteront, je les considé­ rerai désorm ais comme mes partisans, et le parlerai en leur nom »,

92. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, août 1940. La mauvaise santé de Mubarak Al Mili et les obligations qui retiennent à Tebessa Larbi Tebessi ne facilitent pas la relève.

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d éclare-t-il le 7 novembre 1940 au Cercle du progrès93. À ce titre, il c o n tin u e à défendre la doctrine réform iste et espère visiblem ent o b te n ir grâce à ses bonnes relations avec l'Adm inistration un assou­ p lissem en t du statut de l'enseignem ent arabe libre. Le 19 septem bre 1940, il saluait ainsi la loi favorable aux écoles privées catholiques q u e venait de prom ulguer Vichy. « Nous nous dem andons si, après c e tte loi qui nous a réjouis autant que nos voisins chrétiens, nous a llo n s nous trouver comme eux libres d'enseigner notre religion dans n o s tem ples et dans nos écoles », écrivait-il dans El Islah94. Le succès d e s fêtes organisées par la société de bienfaisance El Kheiria, le public nom breux qui continue à venir l'écouter au Cercle du progrès prou­ v e n t qu'à cette date le cheikh n'est pas encore l'homm e brisé et dépourvu d'influence que l'on décrira parfois par la suite. L'AOMA p o u rsu it de son côté ses activités. Les relations avec le régime, diffi­ ciles durant les prem iers mois, s'am éliorent de façon passagère d u ra n t l'été 1941. En juin, le CIE de Constantine croit ainsi déceler u n assouplissem ent dans l'attitude des oulémas. Plusieurs représen­ ta n ts du mouvement ont en effet assisté à une cérém onie organisée en l'honneur du conseiller national Sisbane de retour de Vichy où il venait d'être reçu par Pétain et Darlan. L'officier CIE note que c'est la prem ière fois que les oulém as participent « à une m anifestation qui san s être officielle avait cependant un caractère d'union natio­ n a le 95 ». Le mois suivant, le cheikh Benattia, enseignant réform iste à El Milia, accueille le préfet Bonnafous lors de son passage dans la v ille96. L'embellie est de courte durée. Dès le mois d'août, les oulém as m écontents de la nom ination à la mosquée de Constantine d'un imam « qu'ils considèrent, selon le CIE, comme un opposant irréductible à leurs doctrines religieuses », retournent à leur attitude défiante97. En septem bre 1941, une réunion du conseil d'adm inistration de l'AOMA est l'occasion de rédiger une série de doléances soum ises au général Weygand. La libération du cheikh Brahim i et des prisonniers poli­ tiques, la liberté de prêche dans les mosquées, la liberté d'enseigne­ m ent et la suppression du décret du 8 m ars 1938 sont ainsi dem andées98. Le refus de l'Adm inistration d'accéder à ces requêtes finit par alerter un certain nom bre d’anciens élus m usulm ans. C’est le cas du docteur Saadane qui défend en 1941 le projet d'une m édersa 93. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, novembre 1940. 94. Idem, septembre 1940. 95. CAOM, GGA, 11H61 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, juin 1941. 96. Idem, juillet 1941. 97. Idem, août 1941. 98. Idem, septembre 1941.

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libre d'inspiration réformiste à Biskra. C'est aussi le cas de Ferhat Abbas qui dans un mémoire remis aux autorités françaises en m ars 1942 se prononce « pour une politique musulmane plus tolérante et plus réaliste » et reprend à son compte les revendications exprimées par l'AOMA dans sa requête de septembre 1941 " . Oubliant la sévère semonce que lui avait adressée en 1936 Ben Badis ainsi que les dis­ sensions qui avaient pu marquer le reflux du Congrès musulman, Abbas se trouve désormais sur des positions proches de celles des oulémas. Ce rapprochement peut apparaître comme le gage d'alliances futures. En définitive, les épreuves traversées par les oulémas semblent donc avoir accru leur prestige et leur légitimité. En préconisant le 8 novembre 1942 le ralliement des Musulmans au débarquement américain, le cheikh Brahimi, prouvant qu'il avait perçu avec justesse le sens de l’histoire, annonçait le retour de l'AOMA à un rôle public important. L'ACCOMMODEMENT SYNDICAL : LA CFTC EN ALGÉRIE AU TEMPS DE LA CHARTE DU TRAVAIL

Dans son message fondateur du 11 octobre 1940, qui constitue à bien des égards l'acte de naissance officiel de la Révolution natio­ nale, le maréchal Pétain dénonçait vigoureusement l'asservissement de l’État par des «coalitions d'intérêts économiques et par des équipes politiques ou syndicales prétendant fallacieusement repré­ senter la classe ouvrière ». À cet ordre ancien marqué par les antago­ nismes et la lutte des classes, Vichy entend substituer un ordre nou­ veau garantissant durablement la paix sociale. Sa volonté de rupture se manifeste dès la loi du 16 août 1940 portant organisation de la production industrielle qui annonce la dissolution des confédéra­ tions syndicales nationales. L’œuvre constructrice tarde, quant à elle, à se révéler : la Charte du travail définissant la nouvelle organisa­ tion sociale des professions ne sera promulguée que quinze mois plus tard, le 26 octobre 1941. Les difficultés rencontrées par les rédac­ teurs de ce texte trouvent sans doute leur origine dans la nécessité de concilier deux logiques contradictoires : celle du corporatisme, qui suppose en principe l'autonomie des corps de métiers, et celle de l’éta­ tisme qui implique leur subordination au pouvoir central. Cette contradiction initiale se retrouve dans la Charte du travail, élaborée au terme d'un processus laborieux dont Jacques Julliard puis JeanPierre Le Crom ont retracé le cheminement ,0°.019 99. Idem, avril 1941. 100. L'article de Jacques Julliard, « La Charte du travail », in Le Gouvernement

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Nous avons souligné plus haut les recompositions opérées au sein du monde syndical durant la Drôle de guerre. Sous le double effet du pacte germano-soviétique et du ralliement à l’union sacrée des élé­ ments réformistes, la réunification opérée en 1935 entre la CGT d'orientation socialisante et la CGTU proche du parti communiste révèle son échec. Cet équilibre est remis en cause par l'expulsion des communistes dans les semaines qui suivent la déclaration de guerre. Les équipes réformistes qui s'imposent alors adoptent une ligne conciliante à l’égard du régime né de la défaite : bannissant toute référence à la lutte des classes, cette CGT recentrée semble disponible pour une redéfinition radicale des relations sociales. La politique de présence et de collaboration avec les pouvoirs publics se poursuit en 1941. Les syndicats ouvriers - le sigle CGT n'est plus de mise depuis la dissolution de la confédération, même s'il continue à être souvent employé dans l’usage courant - participent ainsi aux célébrations offi­ cielles du 1er mai 1941. Quelles que soient ses motivations, cette poli­ tique de présence ne semble guère avoir suscité l'adhésion de la base. Privé de sa fonction revendicatrice, la centrale ouvrière perd en effet sa raison d’être. La chute des effectifs en témoigne. LTJD d’Alger, qui revendiquait quarante mille membres en 1937, n'en affiche plus que quatre mille au début de 1941 ‘°1. L'érosion se poursuit par la suite et une série de rapports rédigés durant l’été 1942 souligne la perte d'audience du syndicalisme « autorisé ». « Le mouvement syndical à Alger a perdu beaucoup de son importance numérique et de l'influence dont il jouissait. Dans la plupart des syndicats, les effectifs ont fortement diminué et certains sont devenus squelettiques (métal­ lurgie, bâtiment, bois, tabacs, dockers, etc.). Les ouvriers semblent ne plus manifester beaucoup d'intérêt pour l'organisation syndicale », note le CIE central le 28 juillet 1942,02. Même constat le 1er sep­ tem bre 1942 à Constantine où le CIE signale la survie ralentie du syn­ dicat des liégeurs, des employés de banque, du livre, des cuisiniers,201 de Vichy, sous la direction de René Rémond, Paris, Presses de la FNSP, 1972, reste un modèle du genre pour ce qui concerne l'étude historique d'un texte juridique. Jean-Pierre Le Crom, dans Syndicats, nous voilà ! Vichy et le corporatisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, analyse également avec beaucoup de précision l’élabora­ tion, l’accueil et l'échec de ce texte. 101. CAOM, GGA, 9H41. Un rapport du CIE central de juin 1937 estimait le nombre des syndiqués à 80000 : - 40000 dont 17 000 Musulmans pour le département d'Alger, - 25 000 dont 5 000 Musulmans pour le département d’Oran, - 15 000 dont 3 à 4 000 Musulmans pour celui de Constantine (Archives de la CFDT, fonds Fraudeau, 11P5). 102. CAOM, GGA, 9H41.

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du bâtim ent, et souligne le discrédit des dirigeants actuels, explicabk p ar l’attachem ent des ouvriers « à l'esprit de l'ancienne C G T 103 ». Nous allons développer plus longuem ent ici le cas d e la CFTC dont l’attitude a pu être étudiée à p artir d’archives privées, docum en­ tation interne perm ettant une approche plus nuancée p re n a n t ec com pte les inquiétudes et les interrogations que ne reflètent p a s tou­ jours les positions publiques104.501 Im plantée en Algérie au lendem ain de la Prem ière G uerre mondiale, la CFTC a poursuivi to u t a u long de l'entre-deux-guerres un effort d'enracinem ent local. L im ité d u fait de son caractère confessionnel aux populations européennes, le recru­ tem ent du syndicat chrétien s’est étoffé dans les années 1930, sans jam ais bien sû r pouvoir concurrencer celui des syndicats o u v riers : a i 1937, alors que l'UD CGT d’Alger revendique qurante m ille adhé­ rents, l'UD CFTC n'en affiche que 3 7 1 5 ,05. Né en 1903 à H ussein Bey, passé par l'Action catholique de la jeunesse de France, Alexandre Chaulet, représentant de commerce, a été un des principaux initia­ teurs du mouvement. En 1935, il est nommé délégué confédéral pour l'Algérie et pour l’Afrique du N o rd l06. Fondé su r la doctrine sociale de l’Église, le discours de la CFTC privilégie le thèm e de la collaboration de classes et défend le principe du « syndicat libre dans la profession organisée ». Cette dernière formule exprime l'attachem ent a u plura­ lisme et à la liberté syndicales - il s’agit ici de s’opposer aux préten­ tions jugées hégémoniques de la CGT comme aux modèles proposés par les régimes autoritaires - tout en reconnaissant la nécessité d'ins­ tances d’arbitrage et de régulation de la vie sociale107. Le Front 103. Idem. 104. Archives de la CFDT, fonds Fraudeau, IIP. François Fraudeau (1912-1985), militant de la CFTC puis de la CFDT, a donné aux archives de ce dernier syndicat un premier lot de documents en 1979. Sa famille a ensuite versé à la confédération la totalité de ses papiers. L’essentiel de ces docu­ ments concerne l'activité de la CFTC en Algérie, une partie concerne l’action d'Alexandre Chaulet (1903-1963), ami de François Fraudeau. Les deux hommes ont choisi, après 1954, d'accompagner l'évolution vers l’indépendance de l’Algérie. Après 1962, ils ont participé à l'élaboration du système de sécurité sociale de l’Algérie indé­ pendante. Les débuts de la CFTC et la période de b Deuxième Guerre mondiale cou­ vrent les cotes 11 PI à 11P6. 105. Archives de la CFDT, fonds Fraudeau, 11P3. Le syndicat professionnel des employés d’Algérie, avec 1 320 membres, constitue le point fort de la CFTC. En octobre 1943, l’union des syndicats chrétiens du dépar­ tement d’Alger revendique 6 464 adhérents, dont 3 011 pour le syndicat chrétien des employés, techniciens et chefs de services d’Algérie. 106. Contrairement à la CGT, dont les 3 UD sont directement rattachées aux instances métropolitaines, la CFTC - comme la CGTU avant b réunification de 1935 - dispose donc d’un échelon spécifiquement algérien. 107. Voir Jean-Pierre Le Crom, Syndicats, nous voilà ! Vichy et le corporatisme, op. cit., p. 86 et suiv. « La CFTC et le syndicat libre dans b profession organisée ».

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p o p u la ire constitue une étape im portante dans la reconnaissance de l a CFTC comme organisation représentative à part entière. Dans une b ro c h u re de propagande de m ars 1938, Alexandre Chaulet appelle les tra v a ille u rs d’Algérie à rejoindre la CFTC, véritable organisation o u v rière, strictem ent professionnelle, indépendante et apolitique. Il re n v o ie dos à dos la CGT, « organisation d’action révolutionnaire », co n fo n d an t com bat syndical et politique et m enant une lutte antire­ lig ieu se et athée, et les Syndicats professionnels français du colonel L a Rocque «contre-syndicats (d'origine patronale ou politique) si b ie n stigm atisés par le président Léon Blum le 28 septem bre 1938 à l a tribune du S én at108 ». Au lendem ain de la défaite, un débat interne va opposer au sein d e la CFTC les partisans du ralliem ent et ceux de la prudence,09. Ces logiques contradictoires se m anifestent dans le courrier qu'Alexandre C haulet envoie le 13 août 1940 à ses cam arades de l'UD de Toulouse q u i tentent à cette date de rétablir le contact avec l'ensem ble des res­ ponsables de la zone non occupée. « Dans la m esure où le syndica­ lism e sera libre, nous organiserons la profession en fonction de l'être hum ain : nous n’avons pas à participer à la construction d’un ordre q u i fatalem ent doit écraser la personnalité hum aine. À ce moment-là, s'il arrive, il y aura pour nous autre chose à faire que du syndicalisme. Est-ce à dire que nous refusions notre collaboration au gouvernem ent actuel ? loin de nous cette pensée. Mais qu'on ne nous donne pas du syndicalism e d'É tat », écrit-iln0. Ne refusant pas de coopérer avec le nouveau régime, Chaulet s'inquiète donc dès cette date de ses orien­ tations autoritaires et n'exclut pas qu'il y ait un jour « autre chose à faire que du syndicalism e», c'est-à-dire probablem ent de la résis­ tance. L'autom ne 1940 perm et à la centrale chrétienne de préciser ses positions et de tenter de définir une ligne commune. Au début de décembre 1940, Chaulet reçoit ainsi copie du texte « Point de vue du syndicalisme français » - le M anifeste des Douze - que ses am is De façon curieuse, ceue formule est reprise telle quelle dans la motion votée par le congrès fédéral de la CGT tenu à Toulouse le 15 juillet 1940. 108. Archives de la CFDT, fonds Fraudeau, 11P3. 109. Parmi les partisans du régime, on compte notamment Jean Pérès et Jules Mennelet, secrétaires généraux adjoints, Paul Hibout de la fédération des employés, Robert Darrigol qui rejoint le RNP de Marcel Déat. Gaston Tessier, Jules Zimheld, Maurice Bouladoux, Marcel Poimbœuf sont quant à eux partisans d’une réserve qui se transformera chez certains en hostilité déclarée : Poimbœuf rejoindra Londres puis Alger où il siégera en 1943 au sein de l’Assemblée consultative provisoire (Jacques Julliard « La Charte du travail », art. cité, p. 188). CFDT, Archives confédérales de la CFTC, 3H : la CFTC dans la Deuxième Guerre mondiale; 3H1 et 3H2 : correspondances internes. 110. CFDT, fonds Fraudeau, 11P5.

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Zim held, Tessier et Bouladoux ont signé le 15 novem bre 1940 avec neuf responsables de la CGT. Tout en restant favorable à la collabo­ ration avec les pouvoirs publics, ce texte rappelle le p rin cip e de la liberté syndicale, souligne la légitim ité de l'anticapitalism e e t dénonce l'antisém itism e, les persécutions religieuses et les délits d'opinion. Chaulet expose dans un courrier du 8 décem bre son analyse de ce docum ent. Tout en indiquant d'emblée qu’il donne son a c c o rd «à cent pour cent » au texte, il apporte quelques nuances personnelles. Celles-ci concernent essentiellem ent le rapprochem ent avec la CGT. Ainsi il note que « le paragraphe des fautes du syndicalism e (page 2) devrait légèrem ent être alourdi », et estim e que ces fautes - liaison du syndicalisme et du politique, surenchère, divisions - incom bent à la CGT. « Aussi j'estim e que nous ne pouvons pas prendre à notre com pte des fautes que, par ailleurs, nous ne devons pas m in im isa ’ et qui n’étaient le fait que d’une partie du syndicalisme français ; ceci dit, vous le com prendrez facilem ent, non pas pour accabler les cam a­ rades de l’ex-CGT qui peuvent avoir fait un sérieux retour su r euxmêmes, m ais parce que je trouve qu’ils se tireraient vraim ent à bon com pte des erreurs passées sans une contrition plus accentuée », écrit-ilm . Chaulet approuve par contre le rappel des principes fonda­ m entaux contenus dans le M anifeste et spécialem ent ceux qui concer­ nent le respect de la personne hum aine et de la liberté. Au bilan, malgré les réticences qu’il exprime à l’égard des « cam arades de l’exCGT1 112», 1 Chaulet semble donc se ranger parm i les partisans d ’une ligne sans com plaisance à l'égard du régime. L'attitude adoptée à l’égard de la charte du travail le confirm e. Réclam ant depuis plusieurs années « l'organisation de la profession », le syndicalisme chrétien va

111. Idem. 112. Cette hostilité, qui apparaît au détour de nombreuses notes rédigées par Chaulet, ne l'amène pas toutefois à enfreindre le principe de la solidarité syndicale. Nous avons vu plus haut que Chaulet repousse les avances de la Légion française des combattants qui lui proposait une alliance visant à déstabiliser la CGT et à expulser ces dirigeants actuels. En 1941, toutefois, les réticences de la CFTC locale ne permet* tent pas de faire aboutir le projet d’un comité intersyndical. En 1942, une nouvelle tentative est établie, cette fois sur l’initiative de la CFTC, pour éviter que les organi­ sations syndicales traditionnelles ne soient dépossédées de leur domaine d’action. « Le 30 mars dernier, devant la création de multiples comités (ersatz PPF, AF, même Légion) qui auraient accaparé l’application de la Charte du travail, nous avons renou­ velé près des Unions de la CGT et CSPF notre proposition de cartel. [...] Le Comité intersyndical a abouti solennellement le jour du 2 mai. Vous en trouverez, sous ce pli, règlement intérieur dont il n’est pas besoin de vous dire que ce sont les syndicats chrétiens qui l’ont rédigé », explique-t-il dans un courrier du 6 mai 1942 à ses mili­ tants. Ce cartel, regroupant CFTC, CGT et syndicats professionnels français du PSF, a eu une durée de vie plus longue que le premier comité intersyndical de 1941 mais ne semble guère avoir eu d’action concrète (CFDT, fonds Fraudeau, 11P5).

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s u iv re avec intérêt l'élaboration de cette loi fondam entale. Rapide­ m e n t, pourtant, il va exprim er ses réserves face aux orientations qui s e dessinent. Au lendem ain de la prem ière session du com ité, chargé d e rédiger le texte de la charte, les com m uniqués officiels annon­ c e n t qu'un accord unanim e a d'ores et déjà été établi su r le principe d e syndicats uniques par catégories professionnelles. Ce com m u­ n iq u é provoque la colère de Marcel Poimbœuf qui représente la CFTC a u sein du com ité et avait com battu le principe de l'u n ic ité "3. Le 2 2 juin 1941, une réunion des syndicats chrétiens se tient à Lyon pour ex am in er la question. Alexandre Chaulet a fait le voyage depuis Alger p o u r y assister, Gaston Tessier est venu de Paris pour représenter la z o n e occupée. À l’issue de cette rencontre, Chaulet, Tessier et Poim­ b œ u f signent le texte d'un « appel respectueux » au chef de l'É tat dans lequel ils le m ettent en garde contre les conséquences néfastes de la constitution d'un syndicalisme unique destiné à être colonisé soit par le s com m unistes qui y seront m ajoritaires, soit p ar l’É tat, et à perdre ain si dans les deux cas son indépendance1 114. 31 Cet appel n’ayant pas été entendu, les syndicalistes chrétiens ne cachent pas à l’autom ne 1941 le u r déception vis-à-vis de la Charte du travail. Dans un cours dis­ pensé en décem bre 1941 dans le cadre du Centre d’action sociale algé­ rie n - structure mise en place p ar Chaulet afin de form er ses mili­ ta n ts et de servir de point de ralliem ent en cas de dissolution des unions départem entales -, Marcel Poim bœuf se m ontre ainsi très cri­ tique. «Des groupem ents subsistent qui portent encore le nom de syndicats, d'unions et de fédérations, m ais les m ots sont vidés de leur contenu. Tout travailleur étant syndiqué ipso facto, l'adhésion syndi­ cale n’est plus qu'une im m atriculation d’office et non l'adhésion à une cause avec toutes les possibilités d’attachem ent et de dévouem ent y afférent. [...] Ainsi s'explique notre position, non d'hostilité sectaire ou partisane m ais seulem ent d'abstention motivée », déclare-t-ill15. Restée ferme sur le principe de la liberté syndicale, la CFTC refuse donc encore en 1941 d'entrer dans une opposition systéma­ tique et continue à pratiquer une politique de présence n’excluant pas 113. Marcel Poimbœuf est un des responsables de la CFTC ayant manifesté le plus rapidement son hostilité au régime. Dans un courrier du 24 août 1940, il écrivait à Chaulet : « La radio et la presse dites françaises, en réalité "mises au pas” et “syn­ chronisées”, sont écœurantes par leur platitude à l'endroit de nos seuls vrais ennemis actuels. » Nommé au sein du comité de rédaction de la charte, il y fait entendre une voix discordante et il proteste contre le communiqué annonçant que l'unanimité a été réalisée, rappelant « les mensonges qui nous ont fait tant de mal », dénoncés par le Maréchal. 114. CFDT, fonds Fraudeau, 11P5. 115. Idem.

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une contribution constructive à l'étude de certaines questions. A insi, lors des fêtes du 1er mai 1941, les vœux déposés par la CFTC auprès des pouvoirs publics s'appuyant sur les affinités entre la doctrine sociale de l'Église et la devise de l'État français manifestaient son espoir de voir un régime se réclamant de ces principes m ettre en œuvre une série de réformes sociales. Le syndicat chrétien souhai­ tait notamment l’extension en Algérie des lois sociales m étropolitaines dont ne bénéficiait jusque-là qu'une fraction réduite des populations locales. Le point le plus im portant aux yeux de la CFTC concerne sans doute le principe des allocations familiales " 6. Les autorités locales manifestant leur volonté de faire aboutir cette revendication, Chaulet semble avoir été amené à apporter son aide par une série de notes précisant les solutions techniques qu'il préconise. 11 propose ainsi une extension immédiate des allocations familiales aux salariés européens et une extension sur quatre ans aux salariés indigènes des communes urbaines " 7. Les arrêtés g u b ern ato ria l des 6 mai et 10 juin 1941, qui -étendent à l’Algérie le système des allocations familiales, s’inspirent dans les grandes lignes des recommandations de la CFTC. Chaulet pousse plus loin encore sa coopération à la mise en œuvre du projet en acceptant en septembre 1941 de devenir le directeur de la Caisse interprofessionnelle de compensation des allocations familiales du département. Présidé par le maire d’El Biar, Jacques Chevallier, cet organisme agréé par le gouvernement général et alimenté par les coti­ sations patronales est fonctionnel dès le mois de janvier 1942. L'inau­ guration se fiait en présence du gouverneur général Châtel qui dis­ tribue lui-même de façon symbolique les premières allocations à cinq familles européennes et cinq familles indigènes. Cet accommodement de circonstance, qui dépasse « l’abstention motivée » préconisée par Marcel Poimbœuf, explique sans doute la brouille intervenue entre les deux hommes à la fin de l'été 1943 et qui amène Chaulet à s'effacer quelques mois avant de retrouver dès 1945 ses mandats confédéraux716

116. Institution privée dont les premières applications remontent au xdc* siècle les Allocations familiales seront généralisées en métropole après que l'État les eut rendues obligatoires, principe consacré par la loi du 11 mars 1932. En Algérie, seuls les fonctionnaires européens en bénéficient. Les travailleurs originaires d'Algérie, européens ou musulmans, fixés en métropole en bénéficiaient également. Voir à ce sujet la thèse de Gilbert Musini, La Sécurité sociale en Algérie, thèse pour le doctorat en droit, Alger, 1950. 117. Chaulet préconisait l’extension échelonnée aux populations indigènes. De même, afin de « moraliser le régime matrimonial » musulman, il souhaitait que les allocations soient limitées aux enfants du premier mariage, et du deuxième mariage en cas de décès de la première épouse (CFDT, Fonds Fraudeau, 11P5).

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e t de contribuer au développement local des systèmes de sécurité so c ia le "8.

Jeunesse encadrée, jeunesse en mouvements : les formes de l’accommodement au sein de la jeunesse d ’Algérie Nous avons vu plus haut la volonté du régime de susciter le ral­ liem ent de la jeunesse de m étropole et d'Algérie. La philosophie de Vichy en la m atière, fixée de façon officielle par le m aréchal Pétain lors d'une intervention devant le Conseil national en m ars 1942, consiste à respecter les droits des com m unautés naturelles - famille, école, religion, profession - et des com m unautés de com plém ent - les m ouvem ents de jeunesse - tout en affirm ant le rôle directeur de l'É tat. Ainsi, sans im poser d'emblée une jeunesse unique, le pouvoir entend favoriser l'évolution vers une «jeunesse unie » " 9... Arrivés ici à l'heure des bilans, nous allons tenter d'évaluer l'efficacité du dispo­ sitif mis en place à cet effet et de voir com m ent la jeunesse d’Algérie a pu réagir aux sollicitations du pouvoir. LA JEUNESSE ENCADRÉE : AVOIR VINGT ANS DANS LES CHANTIERS DE JEUNESSE D'ALGÉRIE

La création des chantiers de la jeunesse durant l'été 1940 corres­ pondait à une préoccupation toute circonstancielle. Il s'agissait dans u n prem ier tem ps d'occuper les appelés de la classe 1940 mobilisés durant les dernières sem aines du conflit que l'on ne voulait pas ren­ voyer dans leur foyer avec le seul spectacle de la défaite pour instruc­ tion m ilitaire. Une loi du 18 janvier 1941 pérennise cette organisation en instaurant un stage obligatoire de huit mois. Ce passage du pro­ visoire au perm anent traduit l'élévation des am bitions du régime qui considère désorm ais les chantiers comme une pièce im portante dans 918 118. Marcel Poimbœuf est arrivé en Algérie en juin 1943. La coexistence avec Chaulet, avec lequel il est lié par une amitié ancienne, semble d’abord correcte. Jusqu'à la fin du mois d'août 1943, Chaulet est le représentant officiel de la CFTC pour l'Algérie auprès des autorités locales, Poimbœuf représentant, quant à lui, la confédération. La rupture entre les deux hommes intervient au mois de septembre 1943 et amène Chaulet à démissionner de tous ses mandats en octobre. 119. Pierre Giolitto, Histoire de ta jeunesse sous Vichy, Paris, Librairie acadé­ mique Perrin, 1991. Voir aussi Wilfred Halles, Les Jeunes et ta politique de Vichy, Paris, Syros/Alternative, 1988. On trouvera enfin une mise en perspective intéressante et une bibliographie complète dans la contribution de Bernard Comte, « Les organisations de jeunesse », in Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 405 et suiv.

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le dispositif de régénération du pays. Dès le mois d'avril 1941 a lieu k prem ière incorporation d'envergure de nouveaux appelés. Convoqués par voie d'affichage et de presse, une notification in d iv id u elle n ’es: pas possible dans le cadre du régime d'arm istice, q u e lq u e trois mille jeunes de la classe 1941 rejoignent alors les centres d e réparti­ tion - la célèbre Halle aux Tabacs de Blida joue ce rôle d a n s le dépar­ tem ent d'Alger - avant d'être dirigés vers l'un des trois groupem ents algériens l2°. Les chantiers de la jeunesse se présentent c o m m e une structure pyram idale fortem ent hiérarchisée qui se coule d a n s le moule de l'arm ée sans en reprendre la term inologie. Ainsi le com m is­ sariat régional en Afrique du Nord confié au colonel Van H eck e appa­ raît comme l'équivalent d'une région m ilitaire, tandis que le groupe­ m ent correspond au régim ent et le groupe à une com pagnie. Avant obtenu son rattachem ent direct au com m issariat général d e Chàtelguyon, Van Hecke est ainsi habilité depuis son état-m ajor d e la Robertseau à Alger à traiter directem ent et p ar délégation perm a­ nente toutes les questions relatives aux chantiers d'Afrique d u Nord. Répartis sur l'ensem ble du territoire nord-africain, les groupem ents, au nom bre de six en 1941 puis de sept en 1942, constituent u n relais essentiel entre le com m issariat régional et les groupes de b ase e t assu­ rent le logem ent et l'instruction des incorporés. La cen tralisatio n au niveau du groupem ent de toutes les fonctions adm inistratives a pour but de perm ettre aux chefs de groupe de se consacrer essentiellem ent à leur tâche d'éducateur. C'est à eux d'organiser la vie du cam p et de déterm iner les chantiers et les ateliers auxquels vont être affectés les jeunes placés sous leur responsabilité. L’équipe constitue enfin la cel­ lule de base : composée en principe de quatorze jeunes logés dans la même cham bre ou le même m arabout et partageant les tâches quo­ tidiennes, elle est dirigée par un chef d'équipe auquel La P orte du Theil attribue le rôle d'un « frère aîné ». Pour assurer l'unité de cette organisation d’envergure, une école des cadres chargée de form er les dirigeants locaux et de les im pré­ gner de la doctrine des chantiers a été installée à Fort-de-l’E au dans les bâtim ents de l’ancien casino d’Alger. « L’em placem ent était réduit m ais la situation était m agnifique au bord même de la M éditerranée,021 120. Les archives centrales des chantiers de jeunesse sont consultables aux archives nationales. Plusieurs liasses sont consacrées à la correspondance entre le commissariat général de Châtelguyon et le commissariat régional à Alger (Archives nationales, 39AJ-68 et 39AJ-69 : organisation des chantiers d'Afrique du Nord; Archives nationales, 39AJ-249 : liquidation des chantiers d’Afrique du Nord). Le livre du général Alphonse Van Hecke, Les Chantiers de jeunesse au secours de la France, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1970, tout à la gloire de son auteur, contient de nombreux éléments sur la vie des chantiers.

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c e q u i devait perm ettre des jeux nautiques et la pratique quotidienne d e la natation », se souvient l'un des form ateursl21. L'école est d'abord d irig é e par un saint-cyrien, le colonel Lelong, dont le style trop mili­ t a i r e indispose rapidem ent le général La Porte du Theil. « C'était tout à fa it le ton d'un directeur d'école m ilitaire. Il n’a pas parlé d'autre c h o s e . Il n'a pas présenté d'autre idéal. Or ce n’est pas opportun », é c r it le com m issaire général dans un courrier du 30 juillet 1941 à l a suite d’une récente inspection en A lgérie122. En novem bre 1941, il im p o se donc un nouveau directeur, le capitaine Chevreau, respon­ s a b le jusque-là du groupem ent 27 de la province Pyrénées-Gas­ cogne. Celui-ci, arrivé à Alger aux environs de la Noël 1941, réorga­ n is e l’école autour de plusieurs sections, dont la plus im portante est la section de form ation des chefs de groupe. Passionné de scoutism e, an cien élève de Centrale, passé p ar l'école d'artillerie de Fontaine­ b leau que dirigeait La Porte du Theil, Michel Hedde se voit confier la direction de cette section. Au début de 1942, il organise une prem ière session regroupant une quarantaine de chefs de groupes tous âgés d e vingt à trente ans. La form ation de cette « prom otion Richelieu » s'étalera sur près de six mois. Initiation aux différentes activités pra­ tiquées dans les chantiers, cours de culture générale - Louis Joxe, alors enseignant à Alger, anim e un cycle de conférences à Fort-del'E au - , voyages d’étude en Algérie puis en m étropole doivent faire des stagiaires des spécialistes de l’anim ation de groupe. Le com m issaire adjoint chargé de l'éducation physique à Fort-de-l'Eau, Géo André, est un ancien cham pion olympique, adepte fervent de l'hébertism e 123. Dans l'esprit des créateurs des chantiers, cette organisation m atérielle, que vient com pléter la mise en place d'une presse interne - au Bulletin périodique officiel publié tous les jeudis à Châtelguyon s'ajoute à p artir d'avril 1941 la revue Rebâtir spécifique à l'Afrique du Nord - , doit contribuer à « créer une âm e com m une des jeunes autour d'une mystique ». Volontiers teintée d’anti-intellectualism e, la mystique des chantiers exalte le travail physique et considère que

121. Michel Hedde, « La formation à l'école des cadres de Fort-de-l’Eau », in Histoire des chantiers de ta jeunesse racontée par des témoins, Actes du colloque d’his­ toire des 12 et 13 février 1992, Vincennes, SHAT, 1994, p. 74 et suiv. 122. Archives nationales, 39AJ-68. 123. Forgée par le commandant Hébert (1875-1957), cette « méthode naturelle » repose sur le précepte « Être fort pour être utile ». Elle s’appuie sur la pratique quo­ tidienne d'exercices associant une série de mouvements destinés à développer l'ensemble des capacités de l’individu : marche, course, quadrupédie, grimper, équi­ libre, saut, porter, lancer, lutte, natation. Publié en 1939, l’ouvrage de Georges Hébert, L’Éducation physique ou l’entraînement complet par la méthode naturelle, sera une des références obligées des écoles des cadres qui fleurissent sous Vichy.

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l'endurcissement des corps constitue une première étape dans la voie du redressement moral. La toilette à l'eau froide, la pratique quoti­ dienne de lliébertism e, le forestage et le bûcheronnage, les ateliers de travail du bois et des métaux s'inscrivent dans une pédagogie de la vie au grand air. Le choix des sites des différents groupements reflète la volonté de confronter les jeunes au spectacle de la nature et de les tenir à l'écart de l'influence jugée délétère de la vie urbaine. Le grou­ pement 102 est ainsi installé initialement dans la région de Nouvion sur une colline dominant la vallée de l'oued Malah au centre de six cents hectares de terrains non utilisés. Il sera ensuite déplacé vers un site montagneux de la région de Tlemcen où les jeunes pourront s'occuper de travaux de reboisement. Le 103 d'abord fixé à proxi­ mité de Cherchell est ensuite refoulé dans la région plus sauvage des monts de Blida. Le 104 enfin est installé sur le site isolé de la presqu'île de Djidjelli. « En raison de son emplacement lui donnant des vues magnifiques sur la mer, de la disposition de ses bâtiments en trois îlots entourés de verdure (arbres, jardins), le camp ne présente en quoi que ce soit l’allure d’une caserne et constitue un ensemble particulièrement indiqué pour y placer un groupement de jeu­ nesse », note un rapport du 18 novembre 1940,2\ La mystique dont se réclame La Porte du Theil repose également sur l'exaltation d'une communauté nationale présentée, à l’image des chantiers, comme une collectivité soudée et hiérarchisée. Élitisme, culte du chef, valorisa­ tion de la discipline imprègnent à tous les niveaux le discours et la pratique des chantiers. Les références aux grandes figures de l’his­ toire nationale tendent à inscrire les valeurs prônées par le nouveau régime dans une continuité susceptible de leur apporter une légiti­ mation historique. Ce culte des gloires nationales se retrouve au niveau de chaque groupement placé sous le patronage d’un grand homme ou d’un événement glorieux. Les figures tutélaires des grou­ pements nord-africains sont à cet égard tout à fiait caractéristiques. On y trouve une figure de la «France étem elle», monarchique et catholique, dans la personne de Saint Louis invoqué par le 105 de Tabarka en Tunisie. Avec Lamoricière, choisi par le 104 de Djidjelli, c'est un des héros de la conquête de l'Algérie qui est célébré, mais c’est aussi le catholique intransigeant, défenseur malheureux des États pontificaux. Des modèles plus contemporains ont également été choisis. Le groupement musulman de Sbeitla en Tunisie a ainsi été placé sous le patronage de Franchet d'Esperey. Le 101 de Camp-Boulhaut au Maroc a, quant à lui, été dédié au général Weygand et à la421 124. Archives nationales, 39J-68 : organisation des chantiers d’Afrique du Nord.

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fondation du nouveau régime. Le 102 en Oranie a pris le nom de Dunkerque, évocation d'une victoire lointaine de Turenne et un épi­ sode plus récent de la campagne de France au cours duquel s'était illustré l’amiral Abrial alors gouverneur général de l’Algérie. Le 103 à Blida célèbre la victoire d'Isly remportée en 1844 par Bugeaud sur les alliés marocains d'Abd-El-Kader. Au bilan, ce panthéon renvoie donc à l’image d’une France traditionnelle, structurée autour de l'armée et de la religion et ayant écrit avec la conquête coloniale une des pages les plus glorieuses de son histoire,25. Si les archives contiennent de nombreuses traces concernant l’organisation matérielle des chantiers et la doctrine qu’ils diffu­ saient, elles ne nous renseignent qu'imparfaitement sur les résultats obtenus. Pour évaluer l'efficacité du dispositif que nous venons de décrire, il faut d'abord mesurer son « rendement ». Ce sont probable­ ment autour de vingt-cinq mille jeunes d'Algérie, appartenant aux classes 1V4U, l94i et 1942, qui ont eu l'occasion de rejoindre les chan­ tiers 1*26. Dans leur immense majorité, il s'agit de jeunes Européens. L'abrogation du décret Crémieux qui privait de leur citoyenneté les Juifs d’Algérie leur interdisait en effet l'accès aux chantiers. L’ouver­ ture auxjeunes Musulmans ne sera tentée que tardivement en Algérie avécfïa création en octobre 1942 du groupement 107 à Rouina : près de 350 volontaires appartenant à l'élite intellectuelle et un millier de jeunes ruraux désignés, encadrés par des moniteurs métropolitains - en cette période de tensions intercommunautaires, cette précaution s’est imposée -, y seront envoyés127. Sans constituer une organisa­ tion de masse d’ampleur comparable à celle de la Légion française des combattants, les chantiers représentent donc un potentiel non négligeable, supérieur à celui des autres formations de jeunesse. Tou­ tefois, la présence au sein des chantiers relève de la contrainte - des sanctions pénales et civiles menacent les insoumis -, alors que l'adhé­ sion aux autres mouvements relève du volontariat. Est-U possible d'avoir une idée plus précise de la façon dont les jeunes d'Algérie se sont accommodés de cette contrainte? Les témoignages que nous avons pu recueillir ont tendance à valoriser les bons côtés de 125.Idem. 126. Archives nationales, 39AJ-68. Pour l’Algérie, le contingent d’avril 1941 comptait 2 425 appelés : 435 originaires du département de Constantine, 961 de celui d’Alger et 1 029 d’Oran. Leur affectation ne correspond pas automatiquement à leur département d’origine : le 102 accueille ainsi 798 Oranais, le 103 à Blida reçoit 567 Algérois et 231 Oranais, le 104 à DjidjeUi reçoit 441 Constantinois et 322 Algérois. Le contingent de juillet 1941 devait être composé de 4 500 jeunes et celui de novembre de 3 000. 127. Un essai a été tenté en Tunisie avec la création du groupement musulman

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l’expérience,28. A posteriori, ce sont les souvenirs de cam arad erie de jeunesse, et la participation au lendem ain du débarquem ent allié aux com bats de la Libération qui ont visiblem ent le plus m arq u é la m ém oire des anciens des ch an tiers,29. Tous évoquent toutefois égale­ m ent la dureté des conditions de vie dans certains groupem ents. Affaiblis p ar les restrictions avant même leur entrée dans les chan­ tiers - un rapport interne souligne en 1942 la dégradation d e l’état physique des incorporés1 192830 - , mal nourris, les jeunes sont confrontés à un m ilieu souvent hostile. Le groupe d’El Affroun, d ép en d an t du 103 et situé sur les hauteurs de l'Atlas blidéen, ne com pte a in si que quelques bâtim ents en dur, l’essentiel du cam pem ent étant constitué de guitounes et de m arabouts. Arrosé p ar les pluies d'autom ne, abon­ dantes su r ce versant m ontagneux, le cam p est ensuite confronté

106 à Sbeitla dans le courant de 1941. L'expérience apparaît concluante. Elle a permis d’associer plus étroitement les jeunes Tunisiens à la Révolution nationale : 600 d’entre eux sont passés par Sbeitla en 1941. Des moniteurs spécialisés Hans l’encadrement de jeunes Musulmans ont également pu être formés : leurs méthodes pourront être transposées à plus grande échelle en Algérie. Le décret gubernatorial du 12 avril 1942 prévoit donc la création en Algérie du groupement 107. Le 12 mai. lors d'un entretien entre Châtel et La Porte du Theil, il est décidé ou’en cas d'insuf­ fisance du volontariat l’incorporation obligatoire sera prononcée. U est précisé que les conditions de vie et la doctrine doivent se rapprocher le plus possible de ceux des chantiers européens. Certains thème susceptibles d’amoindrir l'image du colonisateur seront toutefois évités : rappel de la défaite, dénonciation des querelles politiques de l’avant-guerre. Les buts à atteindre sont également définis : en ce qui concerne l’élite, il s’agit de « faire des hommes et surtout des chefs » ; en ce qui concerne la masse, il s'agit de former « des hommes sains, disciplinés et pensant fiançais, faire des fellahs et artisans améliorés » (Archives nationales, 39 AJ68 ; CAOM, GGA, 9H39 : dossier chantiers de jeunesse musulmans). 128. Nous avons pu recueillir ici le témoignage de monsieur Edgard Scotti, incorporé au 103 en novembre 1942, auteur d’un article consacré à ce sujet dans la revue L'Algérianiste. Yves Pléven, lui aussi ancien du 103, nous a communiqué une plaquette q u ’il a rédigée sur son expérience aux chantiers puis sur les conditions de son rappel après novembre 1942 (texte de novembre 1993). Alain Abdi, ancien du 107 de Rouïna, nous a envoyé le texte d’une communi­ cation consacrée à ce groupement musulman (correspondance octobre 1996). D’autres témoignages peuvent être consultés dans l’ouvrage Histoire des chan­ tiers de la jeunesse racontée par des témoins, op. cit., dont le chapitre ID est consacré aux chantiers d'Afrique du Nord. 129. La militarisation de novembre 1942, la participation aux combats de la Libération, font de la mémoire des chantiers d’Afrique du Nord une mémoire glo­ rieuse, sensiblement différente de celle des chantiers de métropole qui constitue à partir de 1943 un réservoir de main-d’œuvre pour le STO. Pour cette période finale, voir Pierre Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, op. cit., p. 596 et suiv. 130. Archives nationales, 39AJ-68. Un résumé de l'incorporation de juin 1942 en Afrique du Nord souligne l'état physique médiocre des appelés : le pourcentage des forts est en constante diminu­ tion : 45 % en novembre 1941, 38,8 % en février 1942, 34,7 % en juin 1942.

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durant l'hiver à la neige. Le confort, on s'en doute, y est des plus som­ maires. Une lettre sans date, retrouvée dans un dossier concernant le printem ps 1942, souligne la distance pouvant exister entre le discours des responsables et la vie quotidienne des appelés. Rédigée par un jeune du groupement 104 qui n’est pas a priori hostile à l'expérience des chantiers - il est volontaire pour rejoindre l’école des cadres de Fort-de-l’Eau -, cette lettre décrit une réalité peu reluisante. L'auteur déplore ainsi le manque d'hygiène : « À cause du manque d’eau et de la poussière, la moindre plaie s’infecte et ne veut pas guérir. Beau­ coup de cas de colique ou de dysenterie, très nombreux cas de palu­ disme. L’infirmerie hôpital de la citadelle à Djidjelli est le royaume de la crasse. Vieille caserne branlante, ignoble. [...] Avant de m’ouvrir le doigt, l’infirmier (un jeune, pas un infirmier de métier) caresse le chien du toubib. Que fait-il là ? Je lui fais la remarque. Il se lave alors sommairement les mains. » La nourriture est mauvaise mais les chefs mangent comme les appelés. Le manque d’enthousiasme est mani­ feste. « Les jeunes ne veulent pas chanter ou peu ou mal. Ils vou­ draient des chansons sales, or il n'y en a pas. » Au bilan, c'est donc l’amertume qui l'emporte. « Pour moi, note l’auteur, je m'acclimate bien quoique déçu car j'étais venu ici avec l'espoir de trouver quelque chose de bien. Enfin je pars à l'école. [...] Mes illusions sur les chan­ tiers renaîtront-elles ? Je crois qu'il y a beaucoup mieux à faire dans le civil et si j’avais, avant mon départ, quelque idée de carrière "chan­ tiers", idée vague et lointaine d'ailleurs, tu peux être sûr que c'est fin i131. » Non encore idéalisé par la distance du souvenir, ce témoi­ gnage reflète sans doute le sentiment d'inutilité éprouvé par beaucoup de jeunes stagiaires. Ce décalage entre ambitions et réalité est d’ail­ leurs souligné à plusieurs reprises par les autorités elles-mêmes. La Porte du Theil, dans un courrier de juillet 1941, déplore l'insuffi­ sante activité des groupements d’Algérie. « On ne peut considérer les chantiers comme une œuvre sérieuse en Afrique du Nord devant une pareille stérilité ; leur existence même est en jeu. » Même sévérité chez Weygand en septembre 1941. Le délégué général du gouverne­ ment doute que les chantiers, «qui constituent maintenant le der­ nier stage de formation de l'adulte avant son entrée dans la vie pro­ prement active, aient réussi à forger une foi nouvelle et une volonté de servir la Patrie ». Il constate pour preuve que, sur les sept mille jeunes incorporés depuis 1940 dans les chantiers de jeunesse, cent soixante-six seulement ont demandé à s’engager. Il conclut donc cette note par une mise en cause des méthodes retenues par la 131.SHAT, 1P215 : contrôle des organismes civils.

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direction des chantiers. « Il eût fallu créer dans les ch an tiers de jeu­ nesse, avant tout, la mystique de "servir". Les m anifestations specta­ culaires rituelles, des pratiques souvent enfantines ne su ffisen t pas à faire naître cette mystique. Elles n’ont pas même réussi d ’ailleurs à faire disparaître la m auvaise tenue, la saleté et la paresse. Des exemples ont été signalés de m auvaise conduite voire m êm e d antim i­ litarism e l32. » Si les chantiers n'avaient pas forcém ent vocation à devenir la « pépinière d’engagés volontaires » souhaitée p a r Weygand, le constat qu'il dresse ici souligne l'am biguïté d’une institu­ tion ni clairem ent civile ni franchem ent m ilitaire. Van H ecke et cer­ tains de ses subordonnés, incontestablem ent anim és d'un e sp rit de revanche, auraient sans doute voulu donner un aspect plus m artial aux chantiers. Ils doivent com poser avec la prudence d'un L a Porte du Theil soucieux de ne pas provoquer les com m issions d'arm istice et avec l’attenTisme voire l'hostilité d'autres cadres. Ainsi en ju in 1942 le capitaine G., responsable des questions m usulm anes à l’école des cadres de Fort-de-l'Eau, écrit à Laval pour dénoncer son supérieur. «Je suis de ceux qui croient à la sincérité de votre a ttitu d e , qui approuvent sans réserve votre politique et qui ne pensent pas comme certains l'insinuent que lorsque vous déclarez souhaiter la victoire allem ande vous cherchez uniquem ent à “couillonner" l’adversaire pour gagner du tem ps », écrit-il. Il signale ensuite l'action diam étra­ lem ent opposée de Van Hecke, d'Astier de la Vigerie et de l'aum ônier des chantiers le Père Ja rra u d 133. En réalité, l'esprit de revanche dans les chantiers reste lim ité à quelques m anifestations sym boliques - à Blida, la m usique du 103 défile sous les fenêtres de la com m ission d’arm istice en jouant « Vous n'aurez pas l'Alsace et la L orraine » - et à des exercices - m aniem ent de pelles et « grands jeux » - qui res­ tent éloignés de l'instruction m ilitaire traditionnelle. Les chantiers n'apparaîtront donc clairem ent comme un instrum ent de la revanche que lors de leur m ilitarisation en novem bre 1942 après le débarque­ ment allié. La déterm ination avec laquelle le nouveau contingent rejoint alors les groupem ents, l'afflux des anciens, rappelés p a r voie d'affiche, tém oignent à cette date d’un enthousiasm e que n'avait su jusque-là susciter une institution hybride dont l'utilité restait incertaine.

132. Archives nationales, 39AJ-68 pour La Porte du Theil. SHAT, 1K l30, dossier 18, pour Weygand. 133. CAOM, GGA, 5CAB44 : dossier jeunesse.

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LA JEUNESSE EN MOUVEMENTS : ANCIENNES ET NOUVELLES ORGANISATIONS

Les chantiers, du fait de leur caractère obligatoire et de leur voca­ tio n à regrouper à la veille de l’entrée dans la vie adulte l’ensem ble d ’une classe d'âge, jouent un rôle im portant dans la politique de la jeunesse à Vichy. Ils apparaissent toutefois com me le dernier m aillon d 'u n dispositif visant à im poser l'évolution vers une jeunesse unique. E n am ont, les mouvements de jeunesse ont eux aussi à prendre place d an s ce dispositif. La définition des relations avec ces organisations relève du secrétariat général à la Jeunesse de Georges Lam irand représenté à Alger par une direction régionale placée sous l'autorité du capitaine Côche, puis de Georges Rabaud. Afin d’obtenir recon­ naissance officielle et subventions, les mouvements doivent désorm ais solliciter l'agrém ent de l'É tat et prouver pour cela que leur pédagogie s'inscrit dans la ligne de la Révolution nationale. Les responsables de ces mouvements seront formés à l'école des cadres d'El Riath - à ne pas confondre avec celle de Fort-de-lEau - dirigée par les services de la jeunesse. Vichy espère ainsi obtenir un alignem ent des form ations existantes. Pour indiquer la direction et prêcher par l'exemple, il favo­ rise égalem ent la création de nouvelles form ations, la plus em blém a­ tique étant celle des com pagnons de France. La création des Compagnons de France est due à l’initiative d'H enri Dhavemas, inspecteur des Finances attaché au cabinet de Paul Baudouin et passé p ar le scoutism e catholique. Constatant le faible encadrem ent de la jeunesse française - avant guerre, un jeune su r sept appartient à un mouvement - , Dhavemas estim e qu’il y a là un espace à occuper pour une organisation prête à se m ettre au service du régime. Il est égalem ent frappé par la détresse d'une partie de la jeunesse jetée sur les routes par l'exode ou frappée p ar le chô­ mage qui accompagne la dém obilisation. Le mouvement com pa­ gnon naît donc d’une double am bition, source d’une certaine am bi­ guïté : venir en aide à une jeunesse en désarroi, l'em brigader dans une form e de scoutism e politique. Le régime de faveur que lui accor­ dent les autorités - abondantes subventions et im portante propa­ gande - le transform e rapidem ent en institution quasi officielle : ardem m ent pétainistes, les com pagnons veulent être « les jeunes du M aréchal134». Dès l'autom ne 1940, le mouvement prend pied en 134. Pierre Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, op. cit., p. 504 et suiv. Jacques Delperrie de Blayac, Le Royaume du Maréchal - Histoire de la zone libre, op. cit., p. 174 et suiv.

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Afrique du Nord. « Tandis que le scoutism e français c o n tin u e ra son rôle éducateur des jeunes, les com pagnons de France, m ouvem ent m agnifique qui com plète le scoutism e et qui offre l'avantage d e pou­ voir toucher toute la jeunesse française, débutent en A lgérie », écrit Roger Frison-Roche dans La Dépêche algérienne du 17 o cto b re 1940 Comme en m étropole, les com pagnons reçoivent en A lgérie l'appui des autorités locales qui n'ignorent pas la prédilection particulière m anifestée à leur égard p ar le chef de l'É tat. En 1941, ce so n t p rè s de 5 m illions de francs qui ont été inscrits au budget de l'Algérie e n leur faveur. Au début de 1942, alors qu'un nouveau crédit de 6 m illio n s de francs leur a été alloué, le gouverneur Châtel est contacté personnel­ lem ent p ar le général Laure, secrétaire du chef de l'É tat, p o u r q u e soit consentie une rallonge de 1,2 m illion de fra n csI3S.631 Dans ces condi­ tions, le mouvement est en m esure d'essaim er en Algérie. Son im plan­ tation se fait sous deux form es : com pagnies de chantier e t com pa­ gnies de cité, qui reflètent la double préoccupation qui a p résid é à la création du mouvement. Les com pagnies de chantier o n t ainsi vocation à accueillir des jeunes âgés de seize à trente an s, chô­ m eurs ou réfugiés. Elles assurent leur logement, leur donnent d u tra­ vail et com plètent au besoin leur form ation professionnelle et m orale. Le «centre de débrouillage» de Villebourg dans le départem ent d'Alger est le siège de la plus im portante des com pagnies d e chan­ tier. Les jeunes y pratiquent le charbonnage et y m ènent une vie qui n'est pas sans rappeler celle des chantiers de la jeunesse. Plusieurs centres existent égalem ent à Alger où des accords ont été passés avec des industriels locaux et à Staouéli où c'est un colon qui a m is son dom aine à la disposition des com pagnons de France. Le recrutem ent des com pagnies de chantier a dû culm iner en juin 1941 avec p rès de cinq cents jeunes hébergés. Par la suite, leur nom bre tend à se stabi­ liser autour de quatre cents recrues tout au long de l'année 1942,36. À côté de ces com pagnies de chantier, en principe destinées à dispa­ raître lorsque les m alheurs du tem ps seront résorbés, les com pa­ gnies de cité sont conçues comme des structures perm anentes. Visant à regrouper les jeunes d'une même com m unauté naturelle - village, quartier, m étier... -, elles s'inspirent du modèle du scoutism e mais poursuivent des objectifs plus politiques : il s'agit de constituer des pôles de diffusion des principes de la Révolution nationale et de m obiliser les jeunes pour des actions de type social. Malgré les faci­ lités accordées par les pouvoirs publics, les résultats du mouvement 135. CAOM, GGA, 7CAB50 : dossier compagnons de France. 136.Idem .

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re ste n t décevants comme le constate un rapport rédigé en octobre 1941 par les services de la jeunesse d'Algérie. Cet échec relatif y est expliqué par un m anque de m éthode et de cohésion. Les cadres du m ouvem ent venus de m étropole, « trop intellectuels et à tendance dém ocrate-chrétienne », auraient eu du mal à s'adapter à la psycho­ lo g ie algérienne. Les services de la jeunesse s’efforcent alors de définir le s bases d’un nouveau départ qui passe visiblem ent p ar un renfor­ cem ent de la tutelle des autorités algériennes. Deux officiers en congé d'arm istice, le com m andant de Laprade et le capitaine Hervieux, diri­ g en t désorm ais la province d'Algérie. Hervieux, véritable organisa­ te u r du mouvement, est visiblem ent partisan d’une ligne dure. Lors d 'u n e conférence prononcée à Perrégaux en novembre 1941, il se pose e n défenseur intransigeant de la politique de Vichy, y com pris dans le dom aine de la collaboration, et revendique une part dans la lutte contre le gaullism e qu'il stigm atise avec « une énergie toute particu­ lière » et contre le com m unism e « dont les com pagnons ont réussi à découvrir et à signaler quelques organisations clandestines137 ». Sur ces bases, le mouvement connaît un certain développement, passant d e 2 020 mem bres en octobre 1941 à 3 800 à la veille du débarque­ m ent am éricain138. Ce sont alors les 36 com pagnies de cité qui assu­ re n t la croissance du mouvement. Ces résultats restent loin des am bi­ tions initiales puisqu'il s'agissait de conquérir les 80 % de la jeunesse restés en m arge de toute form ation. Il est vrai qu'en Algérie la Légion française des com battants dispose d'un mouvement de jeunesse, les Cadets et Cadettes, beaucoup plus développé qu'en m étropole et sus­ ceptible d’accueillir les partisans d'une forme de scoutism e politique totalem ent dévouée au M aréchal. En associant les effectifs des deux form ations, on arriverait à près de vingt mille jeunes ayant rejoint u n mouvement directem ent affilié au régime. Ce résultat équilibre à peu près celui des autres form ations existantes et notam m ent du scoutism e. Le pouvoir a com pris très tô t l'atout que peut constituer cette dernière organisation dans son effort d'encadrem ent et de « régéné­ ration » de la jeunesse. Il reconnaît dans la pédagogie de ce mouve­ m ent hiérarchisé prônant le retour à la nature l'attachem ent au fol­ klore et aux traditions, le sens de la discipline, certains points com m uns avec sa propre doctrine. Un com prom is va s'élaborer entre les objectifs du iégim e et ceux des organisations scoutes. Vichy 137. CAOM, préfecture d'Oran, 467 : compte rendu du commissariat de police de Perrégaux, 7 novembre 1941. 138. CAOM, GGA, 7CAB25 : cabinet du général Catroux.

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souhaitant ainsi que soit réduite la fracture qui sépare le scoutism e laïque et confessionnel, les différentes branches du mouvement vont s’entendre pour proposer une formule susceptible de convenir au régime tout en préservant leur identité. Les cinq principales associa­ tions - Scouts de France, Éclaireurs de France, Éclaireurs unionistes. Guides de France, Fédération française des éclaireurs - se réunissent en septembre 1940 à L'Oradou près de Clermont-Ferrand. Lors de ce camp qui fait figure d’états généraux du scoutisme, elles acceptent de se regrouper au sein d’une nouvelle Fédération du scoutism e français administrée par un collège dirigé par le général Lafond. L’Algérie suit le mouvement. En janvier 1941, André Noël, commis­ saire adjoint pour les Provinces d’outre-mer des Scouts de France visite l’Afrique du Nord pour préparer l'installation des nouvelles structures. Il propose ainsi la mise en place d'un collège algérien du scoutisme français qui comprenne un commissaire de province de chaque association. Il annonce dans un entretien avec Roger FrisonRoche publié dans La Dépêche algérienne qu'il est disposé à ce que le scoutisme musulman soit représenté au sein de ces structures, pro­ voquant la colère des autorités locales et notamment du général Weygand qui juge prématurée toute reconnaissance officielle. L’année 1941 se déroule pourtant dans un climat de bonne entente entre les autorités et les mouvements de scoutisme. Présents à de nom­ breuses manifestations publiques, participant aux sessions de l'école des cadres d'El Riath, bénéficiant de subventions importantes, les dif­ férentes organisations ne se départissent pas de la ligne loyaliste adoptée au camp de L’Oradou. En février 1942, plusieurs scouts de France se joignent à un groupe composé de membres de la section universitaire de la Légion et de compagnons de France pour chahuter au théâtre d'Alger une représentation de la pièce Phiphi. Les pertur­ bateurs - une centaine de jeunes gens -, qui jugent le spectacle frivole et peu conforme à l'esprit de la Révolution nationale, bombardent la salle de boules puantes et de papillons sur lesquels a été imprimée la célèbre maxime du chef de l'État : « C'est à un redressement moral que je vous appelle. » Quelques semaines plus tard, c'est le roman­ cier Paul Reboux, dont l’œuvre est considérée comme pornogra­ phique, qui fait les frais d'une pareille équipée : il tente vainement de prononcer une conférence à Alger mais sa voix est couverte par les applaudissements intempestifs de jeunes auditeurs. Au-delà de l'anecdote, ces expéditions punitives révèlent les valeurs communes aux diverses formations de jeunesse, officielles ou privées. Les changements intervenus au début de 1942 à la tête des ser­ vices de la jeunesse à Vichy et à Alger modifient quelque peu cette

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am biance. Dans l’entourage de Lam irand, les partisans de la jeunesse unique gagnent alors du terrain. À Alger, le capitaine Côche est rem ­ placé par Georges Rabaud, intellectuel d'origine m aurrassienne, qui ju g e opportun de renforcer la tutelle sur les organisations de jeu­ nesse. Un rapport de juillet 1942 rédigé par ses soins atteste ce nou­ veau clim at. Le scoutism e ne semble guère avoir les faveurs du nou­ veau délégué régional qui dénonce dans ce rapport des m éthodes d ’inspiration anglo-saxonne basées sur un im aginaire infantilisant. L'idéal protestant libéral d’am élioration individuelle des scouts lui p araît peu conform e aux valeurs com m unautaires prônées par Vichy. Au bilan, écrit-il, « s’il apparaît à tout le m onde inopportun et prém a­ tu ré d'instituer une organisation de jeunesse d'É tat, il apparaît néces­ saire au bout de deux ans d’expérience d'im poser aux mouvements une coordination politique directem ent inspirée par l'É tat». Cette politique doit viser notam m ent à liquider les organisations de jeu­ nesse juive, « foyers de résistance à l’État, d’opposition au M aréchal et de revanche juive », et à éviter que les M usulmans ne soient conta­ m inés par une «doctrine aussi parfaitem ent égalitaire, libérale et individualiste ». Pour cela, il lui semble nécessaire de « renforcer énorm ém ent les moyens de contrôle politique du service de la jeu­ nesse, en collaboration avec la direction des Affaires m usul­ m anes m ». Après un dém arrage tardif, le scoutism e m usulm an connaît en effet depuis la fin de 1940 un essor rapide qui finit par inquiéter les autorités. En avril 1941, l'état des lieux dressé par le CIE d ’Alger constate la coexistence de plusieurs mouvements de tendances diverses. L’Association des éclaireurs m usulm ans algériens créée en 1937 et reconnaissable à son insigne, un croissant vert encadrant une m ain faisant le salut scout, ne fait l'objet d'aucune critique : ses acti­ vités restent purem ent sportives. Il en va de même pour le Scou­ tism e m usulm an français, mouvement fondé en 1940 sous le patro­ nage du cheikh El Okbi et qui se présente comme « 100 % m usulm an e t 100 % français». C'est toutefois la Fédération du scoutism e m usulm an algérien, fondée en 1939 avec l’am bition de regrouper l'ensem ble des associations algériennes - emblème : la fleur de jasm in surm ontée du croissant et de l’étoile -, qui connaît le développement le plus rapide et inquiète le plus le CIE d’Alger. Dirigée par un jeune M usulm an employé à l'Inscription m aritim e à l’Amirauté, Mohamed 931 139. CAOM, GGA, 5CAB59 : jeunesse d’Algérie. Ce rapport consacre également un développement à l'Action catholique de la jeunesse de France, dont les diverses branches regrouperaient, en mars 1942, 11 500 membres. Rabaud déplore « le climat d’extrême méfiance à l’égard de l’État soupçonné de vouloir être indiscret », manifeste au sein de l’ACJF.

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Bouras, cette fédération aspire à une reconnaissance officielle qui la m ettrait su r le même plan que les autres branches du scoutism e français et faciliterait son développement. Le CIE juge inopportune cette reconnaissance. La Fédération ne lui semble pas en effet anim ée d'un « véritable esprit scout ». « Sans aller jusqu’à les taxer d e *11311« du nationalism e”, leurs troupes sem blent cependant plus se préoc­ cuper des défilés et de m anifestations en ville que de vie au grand air. » L’auteur du rapport se prononce donc pour « une form ule souple et transitoire [...] qui perm ettrait aux scouts m usulm ans d'avoir comme les Juifs leurs délégués au bureau interfédéral to u t en les laissant bénéficier pendant plusieurs années encore d e l'expé­ rience de nos tro u p es140 ». L’« affaire Bouras » ne fait que confirm er cette suspicion. Contacté par les services allem ands lors d'un voyage effectué à Vichy, le président de la FSMA est arrêté après son reto u r à Alger alors qu'il allait com m uniquer aux com m issions d’arm istice des docum ents provenant de l’Amirauté. Lors de son procès, il aurait avoué, selon Weygand, qu’il avait agi « par haine de la F ra n c e 1413412». H est fusillé le 27 m ai 1941. Les autorités algériennes sont dès lors décidées à tout faire pour entraver le développement du scoutism e m usulm an, soupçonné de constituer une école de nationalism e, et pour le m aintenir sous la tutelle étroite des oiganisations euro­ péennes. « C’est une politique sans grandeur, sans générosité, je le reconnais, mais c'est une politique et il n'y en a pas d'autres à suivre pour le m om ent », écrit Weygand dans un courrier du 3 juillet 1941 au général Lafond, président du scoutism e fian ç ais>42. Cette hostilité ne parvient pas à enrayer l'essor observé depuis le début de l’année : les CIE des trois départem ents continuent à enregistrer dans les mois qui suivent la création de nouvelles sections locales ,4\ La FSMA, tou­ jours en quête d'une reconnaissance officielle, reconstitue en juillet 1941 son bureau central. Pour tourner la page de l'affaire B ouras et rétablir le contact avec les autorités, c’est à un notable honoré p ar le régime, le conseiller national Boukerdenna, qu'est confiée la prési­ dence de la Fédération. La com position du bureau révèle par ailleurs une volonté d’équilibre entre les différentes sensibilités de la com m u­ nauté m usulm ane. Si Boukerdenna représente les notables loyalistes, Ferhat Abbas, nommé vice-président, est connu pour son attitude 140. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel de renseignements du CIE d'Alger, avril 1941. 141. CHAT, 1K130, dossier 17 : lettre du général Weygand au général Lafond, chef du scoutisme français, 3 juillet 1941. 142. Idem. 143. CAOM, GGA, 11H58, 11H60, 11H61.

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plus revendicatrice. À côté de ces deux figures bien connues, une place a été réservée aux jeunes intellectuels144. La mise en place de ce bureau semble indiquer qu'au-delà des divergences politiques de nombreux représentants de la communauté musulmane considèrent désormais le scoutisme comme un enjeu majeur. Au-delà des que­ relles de chiffres - les dirigeants de la FSMA revendiquent de cinq à six mille adhérents, alors qu’un rapport de mars 1942 rédigé par les services de la jeunesse parle de deux mille membres -, il apparaît que c'est durant la période d'armistice qu’ont été jetées les bases qui per­ m ettront l'expansion rapide des années 1943-1945. Au bilan, il semble que le régime ait échoué dans sa volonté d'imposer une jeunesse unie. La mise en place de structures concur­ rentes, souvent rivales sur le terrain, gageait mal de l’unification future. Ainsi les compagnons de France et les Cadets et Cadettes de la Légion, les deux formations les plus proches du régime, se déve­ loppent de façon parallèle. Le régime n'est arrivé qu’imparfaitement à récupérer à son profit l’enthousiasme suscité au cours de la période précédente par « les camps héroïques ». Si l'on met à part la frange de volontaires ayant choisi de participer aux stages de l'école des cadres de Fort-de-l'Eau, l'attitude des appelés des chantiers de la jeunesse a surtout relevé de l’accommodement contraint. Le scoutisme français semble avoir pratiqué l'accommodement de circonstance : disposé à entretenir de bonnes relations avec un régime qui se montre généreux à son égard, il souhaite toutefois préserver l'identité de ses différentes branches et n'entend pas se fondre au sein d'une jeunesse unique. Avec le scoutisme musulman, nous disposons enfin d'un bel exemple d’accommodement tactique. Constatant les bonnes dispositions de Vichy à l'égard de la jeunesse encadrée, un certain nombre de res­ ponsables de la communauté musulmane vont le prendre au mot. Prêts à se calquer sur un mode d'organisation apporté par le coloni­ sateur, voire à reprendre un certain nombre de mots d'ordre, ils s'efforcent au prix de cet accommodement de préserver une identité algérienne qui durant cette période peut difficilement s'exprimer d'autres façons. La présence dans les comités de patronage de notables modérés, de proches des oulémas, voire d’anciens sympathi­ sants de la cause nationaliste, est un révélateur de cette volonté de

144. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel de renseignements du CIE de Constantine, juillet 1941. Le secrétaire général, le secrétaire adjoint et le trésorier sont tous les trois originaires de Laghouat, centre marqué durant les années 1930 par la prédication réformiste du cheikh Mubarak Al Mili.

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défense identitaire qui se révélera au grand jo u r avec le M an ifeste du peuple algérien en 1943.

L ’a ccommodement culturel : deux revues littéraires dans l'Algérie de Vichy On a souvent évoqué la vitalité culturelle d'années n o ire s au cours desquelles musées, salles de spectacle et librairies o n t continué à bénéficier des faveurs du public. Conscient de cette asp iratio n , le régim e entend de son côté canaliser l’offre afin de servir sa propa­ gande. La censure et l'attribution des contingents de papiers consti­ tuent une arm e redoutable pour réduire au silence les voix diver­ gentes. L'octroi de subventions pour les initiatives jugées dignes d'intérêt, la création d'institutions officielles comme le m ouvem ent Jeune France chargé de prom ouvoir la décentralisation culturelle lui perm ettent égalem ent d’im poser un certain nom bre d'orientations. E ntre ces deux pôles - dem ande du public, pression du pouvoir -, les différents responsables de la vie culturelle, écrivains, journa­ listes, cinéastes... ont dû définir une ligne de conduite ad ap tée au contexte né de la d éfaite145. À leur niveau, deux revues littéraires éditées à Alger pendant cette période ont été confrontées à ce problème. LA REVUE A F R IQ U E OU L’ACCOMMODEMENT COMPLAISANT D’UNE INSTITUTION VIEILLISSANTE

En 1940, la revue Afrique, «B ulletin m ensuel de critique et d’idées », fait partie depuis plus de seize ans du paysage littéraire de l'Algérie. Fidèle à l'esprit de ses débuts, elle affiche toujours son am bi­ tion de fédérer l'ensem ble des forces culturelles locales autour d'une doctrine susceptible de favoriser l'ém ergence d'une «âm e algé­ rienne ». Le projet rem onte aux années 1910 lorsque Jean Pom ier et 145. L'historiographie des années 1990 s'est beaucoup intéressée aux questions culturelles. De nombreuses études ont ainsi été consacrées à la période des aimées noires. On peut renvoyer à la mise au point de Jean-Pierre Rioux, « Ambiguïtés cultu­ relles », in La France des années noires sous la direction de Jean-Piene Azéma et François Bédarida, Paris, Seuil, 1993. Voir aussi le chapitre rédigé par Jean-François Sirinelli, « Cultures de minuit », in Le Temps des masses - le vingtième siècle, tome IV : « Histoire culturelle de la France » sous la direction de Jean-François Siri­ nelli et Jean-Pierre Rioux, Paris, Seuil, 1998. Enfin, La Vie culturelle sous Vichy, Bruxelles, Complexe, 1990, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, comprend une série de mises au point très utiles.

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Louis Lecoq, tous deux rédacteurs à la préfecture d'Alger, com men­ cent à réunir autour d’eux un cercle d’am is passionnés de littéra­ ture. Le projet n’aboutit pourtant qu’au lendem ain de la Grande G uerre. Aspirant à une reconnaissance institutionnelle, Pom ier et ses am is créent en 1920 l’Association des écrivains d'Algérie, contri­ buent au lancem ent d’un Grand Prix littéraire de l'Algérie et se don­ nent enfin une tribune en fondant en 1924 la revue Afrique. Jean Pom ier rédige alors le m anifeste du mouvement algérianiste. « Nous som m es algériens, et rien de ce qui est algérien ne nous sera étranger. À la différence des penseurs de la m étropole qui s'enferm ent, pour la plupart, dans l'altier dédain de leur tem ps, nous croyons que la m eilleure et la plus riche m anière d'œ uvrer c’est de ne rien négliger des décors, des aspects et des forces de la vie », écrit-ill4é. Les Algérianistes se présentent comme les héritiers de Louis Bertrand, qu'ils considèrent comme leur m aître. Figure tutélaire constam m ent invo­ quée, l'académ icien semble pourtant n'avoir suivi que de loin les tra­ vaux de ses disciples algérois. Beaucoup plus actifs au sein du mou­ vem ent, Randau et Pom ier en ont été les véritables inspirateurs. R obert Randau apparaît ainsi comme le modèle le plus accom pli de l'écrivain algérianiste. La revue Afrique le considère com me le « Kipling français ». Elle lui reconnaît même une supériorité sur l'écrivain britannique. « C'est que Robert Randau a écrit "colonial” après avoir d’abord agi "colonial",47. » A dm inistrateur de com m une m ixte, auteur de plusieurs m issions de reconnaissance dans le Sud algérien - il y a côtoyé l'explorateur Xavier Coppolani et la rom an­ cière Isabelle E berhardt - , haut fonctionnaire en Afrique noire, R andau associe l’image du baroudeur et celle de l'écrivain. La carrière de Jean Pomier, tout entière effectuée au sein de la préfecture d'Alger, fut m oins aventureuse que celle de Randau et son œuvre propre­ m ent littéraire, lim itée à quelques plaquettes de vers, m oins proli­ fique. Président de l'AEA et directeur de la revue Afrique de 1926 à 1955, l'influence sur l'algérianism e de ce fonctionnaire d'origine m étropolitaine a toutefois été déterm inante. Charles Hagel, Louis Lecoq, Charles Courtin, Albert Truphém us, Gabriel Audisio, consti­ tuent les autres piliers de l’école. Augustin Berque fréquente à 7416

146. Jean Pomier, Chronique d'Alger (1910-1957) ou le temps des Algêrianistes, Paris, La Pensée universelle, 1972, p. 14-15. Jean Pomier a légué à sa ville natale Toulouse un fonds important pour l'his­ toire du mouvement algérianiste (Archives municipales, 5S313 à 5S318). Sur l'histoire de l'algérianisme, on pourra consulter le travail de Roland Feredj, La Revue Afrique 1924-1960, thèse de doctorat de 3e cycle, Bordeaux m , 1979. 147. Afrique, mai 1939.

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l'occasion l'AEA. En 1933, l’AEA regroupe soixante-huit m em bres. Il s'agit souvent d'écrivains occasionnels, pour la plupart p ra tic ie n s de la colonisation - adm inistrateurs, fonctionnaires, enseignants, mili­ taires en retraite. À cette date, l'association ne com pte q u 'u n seul M usulman, Abdelkader Fikri, coauteur avec Randau des Compagnons du ja rd in l48. À la fin des années 1930, Afrique peut se p rév alo ir de la continuité de son action. Les résultats obtenus sont-ils p o u r a u ta n t à la hauteur des am bitions initiales ? Le tirage de la revue - m o in s de deux mille exem plaires - , sans être dérisoire, indique les lim ite s du mouvement. Le G rand Prix littéraire de l'Algérie, qui devait prom ou­ voir les écrivains locaux, a surtout été l'occasion de m anœ uvres et de rancunes tenaces. La jeune génération intellectuelle d'Algérie - Camus, Fouchet, Amrouche, Roblès - se détourne d'une école dont l'im age vieillissante ne suscite plus guère d’enthousiasm e. P ar ailleurs la revue, reflète les contradictions du m ilieu « petit blanc » d o n t elle est issue. Revue littéraire, elle verse ainsi souvent dans l'antiintellectualism e, se défiant des universitaires au savoir trop théorique, des écrivains m étropolitains im bus d'un complexe de su p ério rité et des avant-gardes dont les recherches ne révèlent qu’une corruption de l'esprit. Attachée aux valeurs républicaines et aux idées de progrès, elle véhicule un discours antiparlem entaire et tend, p ar sa valorisa­ tion de l'action, vers les solutions d'autorité. Favorable à la construc­ tion d’une Algérie fraternelle, elle reste solidaire de l’ordre colonial. À l'approche de la guerre ces contradictions s'accentuent notam ­ m ent sous la plum e de Robert Randau qui utilise les critiques d'ouvrages d'actualité pour laisser libre cours à ses propres analyses. Tout en défendant une ligne antim unichoise, il m anifeste ain si une propension de plus en plus affirm ée à la xénophobie et à l’antisém i­ tism e. Ainsi apparaissent un certain nom bre de jalons prédisposant à un ralliem ent aux valeurs de la Révolution nationale. Face à la défaite et au nouveau régime, la revue Afrique m arque un tem ps d'incertitude. Jean Pomier, partagé sur la ligne à suivre, avoue son désarroi dans un poèm e qui ouvre le num éro de juillet 1940. Le titre de ce texte, « Silence », indique peut-être qu’a existé chez lui la tentation de suspendre la parution de la revue. À p a rtir de l'autom ne 1940, inquiété p ar le régim e du fait de son adhésion à la franc-m açonnerie, il choisit, sans renoncer à la direction de la revue, 148. Roland Feredj, La Revue Afrique 1924-1960, op. cit. L’Association des écrivains algériens comptera une centaine de membres a 1946. Son recrutement est à 85 % algérois. Entre 1941 et 1952, on compte six nou­ velles adhésions de Musulmans dont les frères Mohamed et Rachid Zenati, lauréats en 1943 du Grand Prix littéraire de l'Algérie.

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d 'a d o p te r une attitude d iscrète149.*051 Ce retrait consacre la place pré­ é m in e n te de Randau. Celui-ci fiait acte d'allégeance au régim e dans un article-m an ifeste au titre explicite : «V ers une littérature... qui sera fra n ç a ise », publié en octobre-novem bre 1940. Randau opère ici une tra n sp o sitio n dans le dom aine littéraire du discours pétainiste. « E n m ê m e tem ps que triom phait chez nous ce laisser-aller qu’à juste titre l ’h isto ire jugera un jo u r avec une sévère im partialité et que le M aré­ c h a l a appelé le régime de la facilité, notre littérature devenue cohue n e débordait plus de nos frontières pour exercer son influence aud e h o rs m ais p ar contre nos frontières s’ouvraient à une m ultitude d ’intellectuels indésirables dans leur patrie. La France fut subm ergée p a r des flots troubles issus des ghettos d'Europe. [...] En vingt ans, ils furent les m aîtres du journalism e, du rom an, de la critique et de l’essai, écrire ne fut plus chez nous un acte de foi m ais une m oisissure d e l’esprit. Des nom s rocailleux en ski, en skoff, en stoknn, à finales hébraïques, arm éniennes, roum aines, etc., égayèrent les couvertures à succès. Les égoutiers de l'intellect confondaient le salon avec les la trin e s et leurs m œ urs avec les nôtres qu'ils ignoraient ,5°. » La dénonciation de l'art décadent et des influences étrangères devient d è s lors un des thèm es de prédilection de Randau. À cette décadence, il oppose la nécessité d'un « retour au réel » dont l'algérianism e s’était fa it le p récu rseu r,51. Abdel K ader Fikri, caution m usulm ane de l’AEA, p artag e visiblem ent ces idées. Dans un article d'octobre 1941, il s'en p ren d à Léon Blum, responsable de la défaite, et à la m* République, p o u r finir p ar une profession de foi antidém ocratique : « Comme je te plains, m ot m agnifique d’élite, qu’on a attribué jusqu’aux déten­ te u rs du CEP », écrit-il. À côté des fréquentes allusions antisém ites ou xénophobes et des références obligées aux valeurs de la Révolution nationale, on relève aussi quelques prises de position, m oins nom ­ breuses il est vrai, en faveur de la collaboration. Ainsi, dans une étude su r Lam artine, Albert Tustes rapporte une citation du grand écri­ vain rom antique annonçant « la sage politique de notre chef d’É tat le M aréchal de France Philippe Pétain ». « L’Allemagne est un contre­ poids posé au m ilieu des deux grandes am bitions du monde, c'est à nous à ne pas la jeter dans un des bassins russe ou anglais, m ais de nous com biner avec elle pour faire force de paix », écrivait Lam artine

149. En 1941, Jean Pommier est mis à la retraite d’office du h it de son appar­ tenance à la franc-maçonnerie. H se retire alors du jury du Grand Prix littéraire de l'Algérie. 150. Afrique, octobre-novembre 1940. 151 .Afrique, n° 169, mai 1941.

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en 1841 152. La ligne directrice ainsi clairem ent dessinée est d o n c celle d’un accomm odement com plaisant à l’égard du régime d o u b lé d ’un conform ism e intellectuel auquel ne sem blent échapper que quelques jeunes collaborateurs de la revue. Ainsi Pierre G arrigues, ancien com battant de 1940, fait preuve de plus d’enthousiasm e que se s aînés face à la relève poétique provoquée p ar la guerre et rend hom m age à Fontaine, Poésie 41, Les Cahiers du Sud, revues qui font en ten d re on le sait une voix discordante dans la France de Vichy. De m êm e, à b suite d’une conférence prononcée en avril 1941 p ar H enri M assis sur la pensée de Charles Péguy, Jean Roussel dénonce vigoureusem ent « ceux qui fabriquent depuis un an un grand homme à le u r petite ta ille 153451». Avec ces articles, relativem ent isolés, dans Afrique, on se rapproche du ton dont use à la même date la jeune revue Fontaine. F O N T A IN E OU LA POÉSIE COMME EXERCICE DE RÉSISTANCE INTELLECTUELLE

Née sous des auspices très différents de la revue Afrique, Fontaine tém oigne d’un esprit fort éloigné de celui de l’algérianism e. P o u r b génération des années 1930, l’heure n’est plus en effet au régiona­ lism e étroit ni au repli sur les forces propres de l’Algérie. Un certain nom bre de jeunes enseignants originaires de m étropole - l’historien Fernand Braudel et le philosophe Jean G renier au lycée d ’Alger, le latiniste Jacques Heurgon et le linguiste Jean H ytier à l’université ont contribué à éveiller l’enthousiasm e de leurs jeunes élèves et à leur révéler de nouveaux horizons. Installée au 2 bis rue Charras à Alger, la librairie Les Vraies Richesses fondée en 1934 par Edm ond Chariot est au cœ ur de cette nouvelle vie culturelle. Établissem ent d’u n type nouveau, à la fois salon de lecture, bibliothèque de prêt et m aison d’édition, elle devient le point de rencontre obligé de l’avant-garde lit­ téraire locale,54. Albert Camus et Max-Pol Fouchet sont les figures les plus prom etteuses de cette nouvelle génération. Le prem ier est sur­ tout sensible au m éditerranéism e, courant célébrant sans exclusive les 152. Afrique, janvier 1941. Louis Bertrand, le grand homme des algérianistes, est décédé en décembre 1941, terrassé à Tissue d'une conférence sur le rapprochement franco-allemand. 153. Jean Roussel, « Peguysme 1941 », in Afrique, septembre 1941. 154. Né à Alger en 1915, Edmond Chariot a été Télève de Jean Grenier au lycée d’Alger. H sera le premier éditeur de Camus en publiant en 1936 Révolte dans les Asturies puis L’Envers et l’endroit et Noces. Voir les souvenirs d'Edmond Chariot recueillis par le poète Frédéric-Jacques Temple dans Impressions du Sud, Aix-en-Provence, 1987. Michel Puche, Edmond Chariot éditeur, catalogue complet - Chronologie illustrée des éditions, répertoire des principales éditions, Pézenas, Éditions Domens, 1995. Edmond Chariot nous a fort aimablement reçu dans sa librairie de Pézenas le 15 octobre 1994.

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différentes facettes de la culture méditerranéenne. Les Cahiers du Syd à Marseille sont les porte-parole de cette sensibilité. En"T939, Camus et Chariot décident de leur donner un pendant algérois avec la créa­ tion de la revueJ&voges qui bénéficie de la collaboration de Hytier, Heurgon, Grenier et Audisio. « À l'heure où le goût des doctrines vou­ drait nous séparer du monde, il n'est pas mauvais que des hommes jeunes sur une terre jeune proclament leur attachement à ces quelques biens périssables et essentiels qui donnent un sens à notre vie : mer, soleil et femmes dans la lumière », écrivait Camus dans le manifeste qui ouvrait le premier numéro. La revue n'aura qu'une exis­ tence éphémère : l'interdiction par la censure de Vichy d'un numéro d'hommage à Garcia Lorca entraîne sa disparition dès le troisième numéro en 1940. Max-Pol Fouchet a suivi un itinéraire un peu diffé­ rent. Après des études d’histoire et d'histoire de l'art, il entre au musée national des Beaux-Arts d’Alger et devient le correspondant local de la revue Esprit155. Ancien anim ateur des Jeunesses socia­ listes d'Alger, il démissionne du parti en 1937 pour protester contre la non-intervention en Espagne. En 1939, il entre dans le comité de rédaction d'une revue de poésie, Mithra, que Charles Autrand vient de fonder à Alger. Après deux numéros d'essai, celle-ci change d'appellation pour devenir Fontaine, nom choisi par Fouchet, promu directeur, en hommage à l’écrivain anglais Charles Morgan. À la veille de la guerre, Fontaine consacre un numéro spécial aux « Droits et devoirs du poète ». Emmanuel Mounier apporte sa contribution. « Si l'art doit servir, il doit servir librement, comme l'homme qui le fait à son image et sans aucune dérogation de ses voies propres », écritil IS6.751 Le ton est ainsi donné. Marqué par la tradition antifasciste et le personnalisme, Fouchet veut faire de Fontaine une revue engagée. Cet engagement ne se détache pas pour autant d'une recherche spiri­ tuelle, parfois teintée de mysticisme, dont la poésie est le vecteur privilégié,57.

155. Max-Pol Fouchet, Un jour je m'en souviens... Mémoire pariée, Paris, Mer­ cure de France, 1972. Jean Queval, Max-Pol Fouchet, Paris, Seghers, « Poète d'aujourd'hui », 1973. 156. Cité par Max-Pol Fouchet, Un jour je m ’en souviens... Mémoire pariée, op. cit., p. 46. 157. Le numéro 19 de la revue Fontaine, • De la poésie comme exercice spiri­ tuel », publié en mars 1942, illustre cette tendance mystique. Cette dernière semble avoir été accentuée par le décès brutal de son épouse lors du naufrage du paquebot Lamoricière en janvier 1942, qui le persuade des dons de visionnaires dont peut dis­ poser le poète. « Au cours des cinq ou six mois qui précédèrent sa disparition, les poèmes que j’écrivais unissaient trois thèmes : l’amour, la mer, la mort », explique-t-il dans ses souvenirs. Voyant le paquebot s’éloigner en rade d’Alger, il fut frappé par

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Cette double préoccupation qui définit l'originalité d e Fontavx prend toute sa signification au lendem ain de la défiaite. U n éditorial au titre éloquent - « Nous n’avons pas été vaincus » - ouvre le munérc de juillet-août 1940. « Nous ne sommes vaincus qu’au m ilita ire . Mais au spirituel, nous sommes toujours victorieux », écrit M ax-Pol Fouchet. Il refuse de faire acte de contrition et de co n sid érer que les causes de la défaite soient à rechercher dans « l’esp rit d e jouis­ sance » dont artistes et intellectuels auraient été les p ro m o teu rs. Face aux valeurs trom peuses de la Révolution nationale, il e n te n d donc défendre la hiérarchie des valeurs véritables face aux « p h arisien s ». L’entreprise reçoit l'adhésion de nom breux écrivains qui rejoignent alors l'équipe de Fouchet. C ontrairem ent à Afrique, qui p u ise exclusi­ vem ent dans le vivier littéraire algérien, Fontaine se ca ra cté rise par l'origine diversifiée de ses collaborateurs. Le groupe de d irec tio n , ins­ tallé à Alger au 43 de la rue Lys-du-Parc, est une petite stru c tu re gra­ vitant autour de Max-Pol Fouchet, Clémentine Fenech, g éran te, Jean Roire, adm inistrateur, José Enrique Lassy, secrétaire de ré d ac tio n qui signe ses articles sous le pseudonyme de Henry Hell p our ca ch e r la consonance israélite de son n o m ,58. Les articles publiés v ien n en t de zone libre où ils sont centralisés p ar Georges-Emmanuel C lancier, de zone occupée et même de l'étranger. Leurs auteurs ap p artien n en t à des familles de pensée diverses m ais partageant le refus de la défaite et de Vichy. Parm i eux, on com pte André Gide et Jean Schlumberger, fondateurs au début du siècle d'une NRF désorm ais passée sous le contrôle de Drieu La Rochelle. Plusieurs m em bres du groupe Esprit, Em m anuel M ounier, Pierre-Henri Simon, le Suisse Albert Béguin, participent égalem ent à l’aventure de Fontaine. Les grands nom s de la poésie française se retrouvent enfin dans les colonnes de la revue : Pierre Em m anuel, Georges-Emmanuel Clancier, Pierre Seghers, Luc Estang, Louis Aragon, Eisa Triolet, Paul Éluard, les trois derniers étant connus pour leur engagem ent com m uniste. Beaucoup rejoindront les rangs de la Résistance et de la clandestinité. La parti­ cipation de tous ces talents perm et à Fontaine d'apparaître, selon le vœu de Fouchet, à la fois comme une revue de com bat et comme un modèle de tenue littéraire. « La revue était profondém ent résis­ tante dans ses écrits et par le choix des auteurs qui y publiaient leurs œuvres, et en même tem ps c’était une revue passionném ent atten­ tive à ce que la poésie pouvait avoir de plus intem porel », se souvient851 son nom, Lamoricière, qu'il comprit « la mort ici erre » (Max-Pol Fouchet, Un jour je m'en souviens... Mémoire pariée, op. cit., p. 66). 158. Jean Quéval, Max-Pol Fouchet, op. cit., p. 64-66.

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G eorges-E m m anuel G a n d e r1S9. L'esprit de résistance anim e incontes­ ta b le m e n t les num éros de la revue. Le cahier d'octobre 1940 s'ouvre a in s i su r un hommage à Saint-Pol-Roux, poète assassiné avec sa fille e n juin 1940 p ar un soldat allem and ivre. En 1941, des textes de Fede­ r ic o Garcia Lorca et Antonio Machado, tous deux victimes du fran­ q u ism e, sont publiés p ar Fontaine, certains traduits pour la pre­ m iè re fois en fran çais160. En juin 1941, un an après la défaite, alors q u e l'occupant organise à Paris une exposition su r la « France euro­ p é e n n e » appelant le vaincu à s'intégrer dans le nouvel ordre nationalso cialiste, Fontaine consacre par provocation un num éro spécial à « l'E urope française », rappelant tout ce que la France a apporté à la civilisation européenne. La lutte contre les valeurs de Vichy est elle a u s si visible. Le livre d'Alexandre Marc Péguy vivant, pam phlet vio­ lem m ent hostile à la IIIe République, qui tente de faire de l'auteur d e Notre jeunesse un précurseur de la Révolution nationale, est ainsi é re in té p ar Michel Seuphon. « Fort bien que l'on veuille im iter ou co n tin u er Péguy, m ais il faudrait peut-être voir d'abord à se convertir à lu i qui était honnête et loyal, et loin de s'acharner su r des vaincus c o u rir là où il est courageux d'être », écrit le critique de Fontainel61.261 D e même, alors que Vichy exalte les valeurs com m unautaires, Fon­ taine publie en février 1942 un dossier sur le thèm e de l’individu. E xilé à Oran où il travaille dans la solitude à son triptyque de l'absurde, Albert Camus ne s’y trom pe pas. « Oui, Fontaine est une excellente revue depuis la guerre. On y dit en tout cas des choses cou­ rageuses. C'est une denrée qui se fait rare. Je com pte parm i les choses courageuses ce que vous avez dit su r l'individu. Tout en part et tout y revient, vous avez raison. Mais c'est une valeur qui disparaîtra si les individus renoncent à tém oigner et le cas échéant à lutter (il y a mille façons à cela) », écrit-il dans une lettre à Jean G renier qui a parti­ cipé au n u m éro ,62. En 1942, Fontaine est la prem ière revue à publier le célèbre poème d'Éluard « Liberté » récupéré par Fouchet lors d'un voyage en zone occupée au printem ps 1942 et qui avait échappé à la

159. Georges-Emmanuel Clancier, « Les poètes de la revue Fontaine », in La Lit­ térature française sous l'Occupation, Reims, Ptesses universitaires de Reims, 1989. 160. Le Romancero gitan de Garcia Lorca est publié en 1941 par Edmond Chariot dans la collection « Poésie et théâtre » que dirige Camus. 161. Fontaine, n° 15, août-septembre 1941 et n° 21, mai 1942. La Prière de Péguy, d’Albert Béguin, in Les Cahiers du Rhône, La Baconnière, 1942, fait par contre l’objet d’un compte-rendu chaleureux de Max-Pol Fouchet qui remercie l’auteur d’avoir rappelé le goût de la liberté, le respect de la personne humaine et la générosité de Péguy. 162. Albert Camus, Jean Grenier, Correspondance (1932-1960), Paris, Gallimard, 1981.

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vigilance d'un censeur distrait - le titre était alors il est v ra i « Une seule pensée» et le m ot liberté n'apparaissait qu'au te rm e d'une dizaine de quatrains. Pouvait-on pourtant continuer à publier dans la F rance d e Vichy sans un accom m odem ent m inim al avec le régime ? On s'é to n n e ra er janvier 1942 d'une critique enthousiaste du Solstice de ju in , ouvrage proallem and d'H enri de M ontherlant - H enri Hell, il est vrai, s'attache plus au style qu'au contenu de l'ouvrage - et en septem bre 1942 d ’une critique indulgente de L'Échelle de Jacob de Gustave Thibon, l'u n des penseurs officiels du régime. À ces rares exceptions p rès, o n ne constate pas de déviations p ar rapport à la ligne sans com plaisance annoncée en juillet 1940. Max-Pol Fouchet, qui dépend du b o n vou­ loir de la censure pour la publication de la revue, ne peut p a s pour autant aller jusqu'à la rupture com plète avec le régim e. Ainsi s'explique sans doute sa collaboration à des revues plus confor­ m istes comme Patrie ou L ’Écho d ’Alger auxquelles il donne quelques articles sur les questions culturelles. Contacté par Em m anuel Mounier, Max-Pol Fouchet accepte égalem ent d'entrer en contact avec les responsables de Jeune France, association de décentralisation et de diffusion culturelle née à Vichy en novembre 1940,6Î. En septem bre 1941, il se rend à Lourm arin en Provence à une rencontre entre poètes et m usiciens organisée par le mouvement. À la fin de l’année, des journées sont organisées à Tipasa su r le même modèle. « Roger Leenhardt présidait ces "réunions” de "mauvais esprits”, où quelques partisans de Vichy avaient été invités afin de donner le change », note F ouchet1 164. 36 Le régime, qui sait m énager des espaces de liberté contrôlés tant que cela peut servir sa propagande, sait aussi rappeler lorsqu'il le juge nécessaire sa présence. Au printem ps 1942, Jeune 163. L’initiative de la création de Jeune France revient au polytechnicien Piene Schaeffer qui animait à Vichy une émission destinées aux jeunes, Radio-Jeunesse. Dépendant du secrétariat général à la Jeunesse, elle est dirigée par Schaeffer pour la zone libre, Paul Flamand pour la zone occupée. Le cinéaste Roger Leenhardt était chargé d’étudier l’extension du mouvement en Afrique du Nord. Michel Berges a montré à partir de dossiers retrouvés aux Archives nationales comment dès 1941 l’entreprise apparaît suspecte aux conseillers du ministre de l’Intérieur. Pierre Pucheu, qui finira par obtenir son interdiction (Michel Bergès, Vichy contre Mounier - Les non-conformistes face aux années 1940, Paris, Economica, 1998). Sur le mouvement Jeune France, on pourra consulter la thèse de Véronique Chabrol, Jeune France une expérience de recherche et de décentralisation culturelle (novembre 1940-mars 1942), Paris-III, 1974. 164. Max-Pol Fouchet, Un jour je m'en souviens... Mémoire parlée, op. cit., p. 54-60. Le récit de Fouchet est confirmé par une note rédigée par le chef de cabinet de Pierre Pucheu, André Chérier. Cité par Michel Berges dans Vichy contre Mounier Les non-conformistes face aux années 1940, op. cit., p. 134.

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F rance dont le loyalisme est mis en doute est interdit. Dans le même te m p s, la nasse semble se resserrer autour de Fontaine en Algérie. E n février 1942, Jean Roire et sa famille sont arrêtés dans le cadre d 'u n e opération de «ventilation des intellectuels» qui précède le voyage de Pucheu. Edmond Chariot fait lui aussi les frais de l'opéra­ tio n ,65. En août 1942, c'est Paul M arion en personne qui juge néces­ s a ire de m ettre en garde Fouchet : « Je vous serais donc reconnais­ s a n t, M onsieur le D irecteur, pour éviter de frapper des publications q u e leur nature semble m ettre à l'abri d'un contrôle politique, de vou­ lo ir bien tenir com pte de l'avertissem ent courtois que je me perm ets d e vous d o n n er,66. » Désormais dans le collim ateur du régime, Fon­ taine, dont le succès n'a cessé de croître - parti de cinq cents exem­ plaires, son tirage a atteint les douze mille en 19421 16567 -, sera sauvé p a r le débarquem ent am éricain. Commencera alors pour la revue une deuxièm e carrière au cours de laquelle lui sera reconnu le rôle de vitrine des lettres françaises en guerre. Sans prétendre rendre com pte de l'ensem ble des attitudes de la société algérienne, les quelques exemples évoqués ici perm ettent donc de voir com m ent les form es de l'accom modement ont pu varier en fonction des acteurs considérés et des intérêts qu'ils ont à cœ ur de défendre : carrière individuelle, positions institutionnelles, intérêts corporatifs, activités éducatives ou culturelles. Ils m ontrent égale­ m ent l'existence, même dans un régime autoritaire, de m arges de manœuvre et l'on m esurera la distance qui peut séparer l'accom mo­ dem ent em pressé de certains notables de l'accom m odem ent m inim a­ liste de l'équipe de Fontaine.

165. Témoignage d’Edmond Chariot, octobre 1994. 166. Cité par Max-Pol Fouchet dans Un jour je m'en souviens... Mémoire pariée, op. cit. 167. Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., p. 496.

C h ap itre V II

EN MARGE DE LA RÉVOLUTION NATIONALE : LES DEGRÉS DE L’EXCLUSION

L etude de rengagem ent collectif ou celle des nuances de l'accom ­ m odem ent nous ont am ené à évoquer jusqu'ici l'Algérie « visible » de la période vichyste. Les organisations ou les groupes sociaux que n ous avons rencontrés, encouragés, reconnus ou sim plem ent tolérés p a r le régime, ont en effet gardé la possibilité d'avoir une action publique. Au cœ ur des m anifestations officielles de la période comme la Légion ou réduits à un rôle de figuration comme les syndicats auto­ risés, ils participent du m oins, avec une marge de m anœuvre plus ou m oins étendue, à la vie de la cité. Nous allons évoquer m aintenant des groupes qui, eux, se tiennent en marge de cette Algérie visible. Vic­ tim es de l'exclusion instaurée par l’antisém itism e d'É tat, ils ont été retranchés de la com m unauté nationale. Exposés à la répression du fait de leurs opinions, ils sont menacés d’être refoulés vers les cam ps d'internem ent du Sud algérien. Ignorés, dénigrés ou pourchassés, ils attestent pourtant par leur présence les lim ites de l'enracinem ent social du régime.

Exclus : les Juifs d'Algérie sous le régime de Vichy « Je tends m a carte d'identité à l’une des employées installée der­ rière une table de bois verni dans le préau. Nos regards ne se croisent pas. D’un geste ordinaire et las, elle appose son cachet : "Juif indi­ gène". Ça y est, je suis recensé. » L'écrivain Pierre Hébey évoque ainsi

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sobrem ent dans un livre de souvenirs le recensem ent d e se p ter:" 1941 auquel, jeune Juif replié chez ses grands-parents à Alger, il c. se soum ettre1. Comme lui, 117 646 Juifs d'Algérie o n t effectué cerdém arche. Les statistiques établies à cette occasion, q u e lle que so~ l’incertitude sur leur degré de précision, perm ettent de b ro sse r le por trait d'un groupe que les autorités vichystes ont décidé d e m ettre î . ban de la n atio n 2. Elles reflètent ainsi l'image d’u n e populace’ jeune : les m oins de quinze ans - 33 095 enfants - rep rése n ten t 29.7; de l'ensemble. Cette jeunesse s'explique par la forte v italité démogra­ phique de la période précédente. Toutefois, le gain de p o p u latio n p r rapport aux données de 1931 qui avaient fait l'objet d 'u n e anahse m inutieuse du Grand Rabbin d’Alger, M aurice E isen b eth , parai: modeste. Il indique que la population juive d'Algérie, d o n t le compor­ tem ent dém ographique se rapproche de celui des E uropéens, tend % se stabiliser. Les chiffres de 1941 donnent égalem ent l'im ag e d ’une population fortem ent urbanisée. Oran, Alger, C onstantine, Tlemcen Bône, Sidi-Bel-Abbès, Sétif, M ascara, Mostaganem, T iaret, accueillent ainsi 72 % de cette population dont la densité, comme celle d es popu­ lations européennes, va en décroissant du départem ent d ’O ran à celui de Constantine. Les données concernant les structures socioprofes­ sionnelles du judaïsm e algérien soulignent la diversité d ’u n e popula­ tion qui, loin de se constituer en groupe dom inant, se caractérise par la condition m odeste de la m ajorité de ses membres. On com pte dans ses rangs un nom bre non négligeable de travailleurs non spécialisés : journaliers, manœuvres et dom estiques. L’artisanat et le commerce continuent à occuper la m ajorité des actifs, certains corps de métiers - confection, cordonnerie, m aroquinerie, bijouterie - restant particu­ lièrem ent prisés. D urant l'entre-deux-guerres est apparue toutefois une nouvelle classe moyenne passée par l'école française et attirée p ar la stabilité de la fonction publique : une part croissante des actifs appartient ainsi à l'Adm inistration où ils occupent encore souvent des fonctions subalternes. Enfin une petite élite, composée des vieilles familles patriciennes et des nouveaux diplôm és de l'enseignement français, accède durant l'entre-deux-guerres aux professions libérales et intellectuelles, médecins, avocats, enseignants... On ne compte guère par contre de colons : 1 % des actifs du groupe travaille dans l'agriculture et, contrairem ent à ce qu'affirm ent les antisémites locaux, ne détient en 1931 que 0,68 % de la propriété rurale. 1. Pierre Hébcy, Les Passions modérées, Paris, Gallimard, 1955. 2. André Chouraqui donne une analyse très détaillée du recensement de 1941 dans son livre Histoire des Juifs en Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1985.

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L 'ensem ble de ces données révèle une tendance à la m obilité sociale ascen d an te résultant d'une volonté très nette d'assim ilation, mouve­ m e n t que Vichy va s'efforcer de briser par sa politique d’exclusion. L E POIDS DE L’EXCLUSION : TENTATIVE DE BILAN

Évaluer l’im pact des mesures antisém ites de Vichy n'est pas c h o se aisée. Les statistiques ne peuvent en effet refléter dans leur fro id e u r la m ultiplicité des situations individuelles et la diversité des expériences vécues par les victimes. La m esure quantitative constitue p o u rtan t, malgré son insuffisance, une prem ière approche du phéno­ m èn e de l'exclusion. Parm i les m esures les plus douloureusem ent vécues par les populations juives d'Algérie figurent celles concernant l’exclusion scolaire et universitaire. Tandis qu'une loi de juin 1941 lim ita it à 3 % le nom bre de Juifs pouvant s’inscrire dans chaque faculté, une série de décisions rectorales, avalisées en dehors de toute disposition législative par le gouvernem ent général, instituait un num erus clausus dans le dom aine de l'enseignem ent prim aire et secondaire d'Algérie. Fixé à 14 % des effectifs en 1941, ce numerus clausus tom be à 7 % en 1942. Plus des deux tiers des jeunes Juifs voient se ferm er pour eux la porte des universités. Plus des deux tiers d es enfants juifs sont exclus de leurs écoles, expérience traum ati­ san te qui les m arquera durablem ent. Le récit d'un ancien élève du lycée Bugeaud en témoigne : « Le surveillant général épelait les nom s m audits : Bacri, Darmon, Lévy... On savait que cela s'appelait le num erus clausus et pourtant à l'appel de notre nom, on sortait de notre rang, surpris, pauvre, hum ilié et, il faut bien le dire, craintif et honteux \ » Les élèves qui échappent à l'exclusion, « exilés de l'inté­ rieu r » dans un système désorm ais hostile, n'évitent pas non plus les hum iliations. Tenus à l’écart des m anifestations publiques, ils ne peu­ vent pas quand vient leur tour hisser le drapeau lors de la céré­ m onie des couleurs par laquelle commence la journée scolaire au cours de la période de Vichy3 4. Par ailleurs, conform ém ent aux statuts d'octobre 1940 et de juin 1941, près de trois mille fonctionnaires ou assim ilés ont été licenciés entre 1940 et 19415. L'historien Robert 3. Roger Hanin, L'Ours en lambeaux, cité par Yves-Claude Aouate, in Les Juifs d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 108. Témoignages concordants dans l'ouvrage de Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon, Juifs d'Algérie, hier et aujourd'hui - Mémoires et identités, op. cit., et dans celui de Norbert Belange Les Juifs de Mostaganem, Paris, L'Harmattan, 1988, p. 235. 4. Colette Zytnicki, « Un épisode de la politique de la Révolution nationale : l’exclusion des enfants juifs des écoles publiques », in Alger, une ville en guerre, 1940-1962, Autrement, m ars 1999, p. 64. 5. Voir chapitre VI.

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Brunschwig, expulsé lui-même de l'iiniversité d'Alger, a évoqué a 1944 le sort des 465 enseignants juifs qui partagent so n infortune. «Q uelques-uns comme les fonctionnaires titulaires a y a n t plus de quinze années de service continuèrent à toucher p en d an t plusieurs m ois leur traitem ent. Mais la plupart des jeunes, délégués rectoraux ou stagiaires, assim ilés ou auxiliaires des autres adm inistrations, furent renvoyés sans indem nités ni ém olum ents », écrit-il6. D ès la fie de 1941, les nouvelles interdictions professionnelles prévues dans k statut de juin se traduisent dans les faits. Ainsi un d é c re t de 5 novembre 1941 institue un quota de 2 % pour la professior d'avocat. Or su r les 559 avocats que com ptaient les barreaux d’Algérie, 130 - soit à peu près 23 % - étaient reconnus ju ifs a u reganl du statut de juin 1941. L'« aryanisation » de cette profession commence en janvier 1942. En mai, un rapport du CIE sig n a le que su r les 53 avocats juifs du barreau d'Alger, 45 ont dû ren o n ce r à l'exercice de leur profession. Au bilan, malgré les dérogations dont ont pu bénéficier certains anciens com battants décorés, ce so n t plus des trois quarts des avocats juifs d'Algérie qui ont été frap p és par une m esure d'interdiction professionnelle7. Les hasards du contrôle postal livrent la lettre d'un jeune avocat stagiaire du barreau d'Oran, Georges Dayan, qui confie au début de 1942 son désarroi à u n de ses anciens condisciples de la faculté de droit de Paris, François Mitter­ rand, employé depuis peu à Vichy à la docum entation générale du directoire de la Légion française des com battants. « Je quitte le bar­ reau le 19 février, ça m ’ennuie beaucoup. J'ai l’im pression que j'aurais réussi, ça com m ençait à bien m archer. Je me dem ande ce que je vais faire m aintenant et n'ai encore rien décidé. Combien je regrette de ne pas avoir eu cette fameuse croix de guerre ! Tu me dem andes ce qu'est ma vie, pas grand-chose. Depuis qu'on s'occupe si activement de "nous", je réagis difficilem ent contre un sentim ent d'infériorité qui va grandissant, c’est terrible tu sais », écrit-il8. Le quota de 2 % est égalem ent appliqué aux professions médicales. Selon le CIE d ’Alger, sur les 938 médecins que com ptaient les trois départem ents, 162 étaient reconnus juifs. Le texte est appliqué dans toute sa rigueur. Dans le départem ent d'Alger, les deux tiers des médecins juifs - 84 sur 121 - doivent cesser leur activité. Dans celui de Constantine, 31 des 6. Robert Brunschwig, « Les mesures antijuives dans l’enseignement sous le régime de Vichy », in La Revue d'Alger, rï‘ 2. 1944, p. 57-79. La Revue dAlger avait été créée sur l’initiative du nouveau recteur Henri Laugier à la fin de l’année 1943. 7. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, mai 1942. 8. Cité par Yves-Claude Aouate dans Les Juifs d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (J939-J 945), op. cit., p. 73.

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3 8 m édecins juifs sont exclus. C ontrairem ent à ce qui se passe en T u n is ie , les autorités algériennes refusent aux médecins exclus le d r o i t d'exercer auprès des seules populations juives. Alors que sévit u n e épidém ie de typhus et que l'encadrem ent médical de l'Algérie est d é jà bien inférieur à celui de la m étropole, l'idéologie antisém ite re m p o rte su r toute autre considération. D 'autres professions sont tou­ c h é e s : sages-femmes, architectes, et de nouveaux décrets sont en pré­ p a ra tio n au printem ps et à l'été 19429.01 Par ailleurs, l’article 5 de la loi d u 2 juin 1941 interdisait purem ent et sim plem ent aux Juifs l'exercice d e certaines professions : banquier, changeur, dém archeur, agent de p u b licité, agent im m obilier, m archand de biens, courtier, exploitant d e forêt, directeur gérant ou adm inistrateur de journaux, profes­ sio n s ciném atographiques, entrepreneur de spectacles... Un décret du 2 0 octobre 1941 indique que ces professions interdites devront être abandonnées avant le 15 décem bre 1941. Les sociétés et les biens q u i n'auront pas à cette date fait l'objet d'une cession am icale devront ê tre pourvus d'un adm inistrateur provisoire. La loi du 22 juillet 1941 appliquée à l’Algérie par décret du 21 novembre 1941 étend le cham p de « l'aryanisation économ ique» e n précisant qu'« en vue d’élim iner toute influence juive de l’économ ie nationale » le gouvernem ent général pouvait nom m er un adm inistra­ te u r provisoire à toute entreprise industrielle, com merciale, imm obi­ lière ou artisanale, à tout immeuble, droit m obilier ou droit au bail et à tout bien meuble, valeur m obilière ou droit m obilier appartenant en partie ou en totalité à des Juifs. La Direction régionale de l'aiyanisation économique, confiée à l’avocat Roger Franceschi et chargée de veiller à l'application de ces textes, s’étoffe rapidem ent. Elle com pte à la fin de l’année 1941 trois sections départem entales et une cen­ taine d’employés. Franceschi souhaite d'ailleurs rapidem ent doubler cet effectif, estim ant que les droits de m utation générés par l'aryanisation économ ique perm ettront de financer son adm inistration sans surcharge pour le budget algérien ‘°. Sous l'im pulsion de cette struc­ ture le processus de spoliation se m et en route. L'identification des biens juifs s'appuie sur le recensem ent de 1941. La nom ination des adm inistrateurs provisoires chargés de préparer la cession des biens à des propriétaires non juifs, deuxième étape du processus, commence dès le printem ps 1942. Les dossiers constitués p ar les adm inistrateurs 9. Idem, p. 75 et suiv. À com pléter par l'ouvrage de Michel Abitbol, Les Juifs d ’Afrique du Nord soi^ Vichy, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983, p. 70-73. 10. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 83.

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provisoires doivent ensuite être soumis à un comité consultatif composé de sept hauts fonctionnaires et présidé par le directeur de l’enregistrement. À l'automne 1942, plusieurs centaines d'adm inistra­ teurs provisoires ont été nommés. Toutefois, aucun d'entre eux ne semble être parvenu au bout d'une mission qu'ils avaient tout intérêt à faire traîner en longueur afin d'en exploiter les avantages. Le pas­ sage à la dernière phase de la spoliation était toutefois im m inent puisque le comité consultatif chargé d’avaliser les mutations avait commencé à siéger le 11 octobre 1942". À cette date, plusieurs centaines de familles juives ont été touchées par le processus d'aryanisation économique et sont sur le point d’être définitivement dépossédées de leurs biens. D’autres, pour éviter la nomination d'adm inistrateurs provisoires, ont dû réaliser des cessions « à l'amiable » dans des conditions évidemment défavorables. VIVRE AU TEMPS DE L’EXCLUSION : LES RÉACTIONS DES POPULATIONS JUIVES

Face à l'antisémitisme (l'État, les populations juives d'Algérie se trouvent d'abord très dépourvues. Engagées depuis soixante-dix ans dans la voie de l’assimilation, elles ont cessé en effet de se penser en tant que communauté. Elles ne disposent plus dès lors de porteparole officiels ou d’institutions représentatives. Issus d'initiatives individuelles, le Bulletin de la Fédération des sociétés juives d ’Algérie d'Élie Gozlan ou le Comité juif algérien d'études sociales ne peuvent ni ne veulent remplir ce rô le,2. La « privatisation » du fait religieux a par ailleurs ramené les consistoires à leurs seules fonctions cultuelles.21 11. Idem, p. 88. La destruction des archives du Service de l'aryanisation économique rend diffi­ cile toute évaluation quantitative. Le seul document statistique trouvé par YvesClaude Aouate indique que 20 % des immeubles juifs - soit 2 204 immeubles avaient été pourvus d’administrateurs provisoires en août 1942 dans les départements d’Alger et de Constantine. Le processus était moins avancé dans celui d'Oran du faut du manque d'empressement du directeur départemental, remplacé en sep­ tembre 1942. 12. Au Maroc et en Tunisie, où la francisation de l’élément juif est moins avancée qu’en Algérie, on rencontre une importante presse juive. En Algérie le Bul­ letin de la Fédération des sociétés juives d'Algérie est le seul titre spécifiquement juif. Ouvert à toutes les sensibilités, ce bulletin a été créé en 1934 par Élie Gozlan (1876-1964), importante figure du judaïsme algérien. Voir la notice bibliographique publiée par Yves-Claude Aouate dans Archives juives - Revue d'histoire des Juifs de France, n° 27/1, 1" semestre 1994. Le Comité juif algérien d’études sociales avait été créé en 1917 afin de « veiller à ce que le libre exercice des droits des citoyens juifs ne soit ni violé ni méconnu >. Il avait été réactivé en 1937 dans un contexte de renaissance des tensions antisémites sous la direction du docteur Lévy-Valensi. Après l'armistice, le comité semble avoir choisi de mettre en veille son activité. U ne réapparaîtra qu’au lendemain du débar­ quement américain.

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Pourtant, le devoir de protester face à une politique inique et de venir en aide aux victimes de l'exclusion rend nécessaire la mise en place d'une action collective. La nécessité faisant loi, un certain nombre de personnalités éminentes - responsables religieux, notables, intellec­ tuels - vont être amenées à représenter les populations juives. Leur première tâche consiste à protester, même sans grand espoir d'être entendus, contre le sort fait aux Juifs d'Algérie. Ainsi, le 10 octobre 1940, les grands rabbins d'Alger, Oran et Constantine ainsi que les présidents des trois consistoires adressent au maréchal Pétain une lettre dans laquelle ils manifestent leur « douloureux étonnement » face à l'abrogation du décret Crémieux13.41 Le grand rabbin Eisenbeth, personnalité unanimement respectée, aura l'occasion de porter à plusieurs reprises cette protestation. Convoqué de façon régulière au gouvernement général pour s'y voir notifier les grandes orienta­ tions de la politique de Vichy, il prend soin de préciser qu’il ne saurait en aucun cas être considéré comme le chef de la communauté juive mais ne récuse pas le rôle de porte-parole. Il ne manque pas de faire part de son indignation face à des lois qu'il ne peut croire d’inspi­ ration française, partageant ainsi les illusions d’une partie de ses core­ ligionnaires. « Nous subissons ces lois, mais ne les acceptons pas et ne les accepterons jamais. Nous, Juifs, ne comprenons pas l’opposi­ tion entre l’évangile du maréchal Pétain et les actes de son gouver­ nement. Les théories raciales viennent d'outre-Rhin ; pourquoi ne pas nous dire que la restauration de la France exige ce sacrifice des Juifs ? Face à cette franchise, nous saurions accepter tous les sacrifices pour la grandeur de la France », déclare-t-il ainsi à Xavier Vallat lors du passage de celui-ci à Alger en août 1941 u. Le rôle des notables ne se lim ite pas à cette fonction de représentation. Ils ont aussi à tenter de venir en aide aux centaines de familles que les mesures d'exclu­ sion professionnelle ou d'aryanisation économique ont placées dans une situation matérielle difficile, et aux réfugiés juifs en provenance d'Europe qui tentent de rejoindre les États-Unis. Les consistoires, seules organisations officielles du judaïsme algérien, ne peuvent faire face à une tâche qui dépasse leurs compétences traditionnelles. Au début de 1941 vont donc être mises en place de nouvelles struc­ tures, les Associations d’étude, d'aide et d’assistance (AEAA). Orga­ nisées sur une base communale - les autorités vichystes, voulant 13. Cité par Maurice Eisenbeth dans Pages vécues 1940-1943, Alger, Chartas, 1945, p. 15. Voir aussi Michel Ansky, Les Juifs d ’Algérie de l’abrogation du décret Crémieux à la Libération, Paris, CDJC, 1950. 14. Maurice Eisenbeth, Pages vécues 1940-1943, op. cit., p. 30.

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éviter la constitution d u n « État dans l'État », ont interdit toute struc­ ture fédérée -, installées généralement dans les locaux des consis­ toires, ces associations reposent sur une collaboration entre laïcs et religieux. À Alger, le bureau de l'AEAA présidé par le docteur André Lévy-Valensi, universitaire de renom exclu de la faculté d'Alger, est composé du grand rabbin Eisenbeth, des conseillers généraux M arcel Belaïche et Raphaël Aboulker et du journaliste Élie G ozlan15. Ces associations ne peuvent compter que sur la bonne volonté des membres de la communauté : le Bulletin de la Fédération des sociétés juives les exhorte inlassablement à la générosité et dénonce les «cœ urs endurcis» qui oublient les devoirs que leur confère la richesse. À partir de la rentrée 1941, les finances des AEAA vont de plus être fortement sollicitées par la mise en place d'un réseau d'écoles privées destinées à accueillir les élèves juifs exclus de l'ensei­ gnement public. Cette tâche n’est entreprise qu'à contrecœur par des responsables jusque-là hostiles, par esprit d’assimilation, à l'idée d’un enseignement juif séparé. Les AEAA ne pourront compter que su r leurs propres forces. Dans une lettre du 21 novembre 1941, le gou­ verneur Châtel précise au grand rabbin qu’aucun bâtiment public ne sera accordé pour les écoles privées juives et que l'attente d’une sub­ vention aléatoire « ne saurait dispenser de rechercher les moyens financiers de faire face intégralement par vous-mêmes à l'organisa­ tion de votre enseignem ent1671». Une Direction générale de l'enseigne­ ment privé juif est confiée au professeur Robert Brunschwig, islam o­ logue réputé qui vient d’être exclu de la chaire d'histoire du Maghreb qu’il occupait à la faculté d’Alger,7. Des directions locales sont créées dans chaque grande ville. Les centaines d'enseignants radiés de la fonction publique en application du statut d'octobre 1940 ne dem an­ dent qu'à offrir leurs services. Dans leurs rangs, universitaires et agrégés ne font pas défaut. Ce personnel de qualité permet à l'AEAA d’Oran d’ouvrir un établissement secondaire com ptant des classes préparatoires aux grandes écoles. La question des locaux est plus

15. Maurice Eisenbeth, Pages vécues 1940-1943, op. cit., et Michel Ansky, Les Juifs d ’Algérie de l’abrogation du décret Crémieux à la Libération, op. cit. Le comité d'Oran comprenait l'avocat Karsenty, le président du consistoire de cette ville André Smadja et te grand rabbin Askénazy. À Constantine, le comité était dirigé par le président du consistoire André Bakkouche et par le rabbin Jais. 16. Idem. 17. Voir l'article de Robert Brunschwig, «Les mesures antijuives dans l'ensei­ gnement en Algérie sous le régime de Vichy », in Revue d'Alger, n° 2, 1944. Sur Robert Brunschwig (1901-1990), voir la notice biographique rédigée par Yves-Claude Aouate dans Parcours - L’Algérie, les hommes et l'histoire, n° 13-14, octobre 1990.

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difficile à régler. Les bâtiments des consistoires sont rapidement saturés et là encore il faut faire appel à la bonne volonté des parti­ culiers. À Mostaganem, le président du consistoire, maître Rourbach, met à la disposition de la communauté un petit immeuble lui appar­ tenant qui perm ettra d’accueillir des classes allant du cours élémen­ taire à la term inale18. À Alger, le manque de locaux et l'abondance du nombre d’enfants à scolariser impose, de gros efforts d'adaptation aux organisateurs. « Le plus souvent, à cause de l’exiguïté des locaux, il n’y eut que des classes à mi-temps, soit le matin, soit l'après-midi. [...] Mais, là où ce fut possible, cet enseignement fut complété par des promenades, des leçons de musique, des séances d’éducation phy­ sique », explique Robert Brunschwig en 194419. Malgré ces difficiles conditions matérielles, la fréquentation des écoles privées apporte réconfort et chaleur aux élèves victimes de l'exclusion. Les candidate présentés au baccalauréat à la session de juin 1942 par l'enseigne­ ment privé juif obtiennent des résultats comparables à ceux de l'ensei­ gnement public, suscitant la colère des propagandistes de la Légion française des com battants20. À la rentrée de 1942, soixante-dix écoles prim aires et cinq écoles secondaires ont été ouvertes. Elles accueillent près de vingt mille élèves21. L'œuvre est toutefois fragile. Dès le mois de juillet 1942, le CIE d’Alger signalait que l'AEAA, qui a investi plus d ’un million et demi de francs dans l’entreprise, « craint de ne pas être en mesure de proportionner son effort aux nécessités », l'aryanisation économique menaçant à terme de tarir les sources de finance­ ment 22. Le système reste de plus soumis à la tutelle hostile des pou­ voirs publics. Plus grave encore, la loi du 19 octobre 1942 interdit aux élèves de l’enseignement privé juif de se présenter à tout diplôme supérieur au brevet, mesure qui viendrait à réduire à néant l’effort pour m aintenir un enseignement secondaire23. Robert Brunschwig a pu écrire que si le débarquement américain de novembre 1942 n'avait pas eu lieu « c'eût été avant la délivrance l’écrasem ent24 ». Cette solidarité active n'exclut pas pour autant l’existence au sein 18. Norbert Belange, Les Juifs de Mostaganem, op. cit., p. 236. 19. Robert Brunschwig, « Les mesures antijuives dans l’enseignement en Algérie sous le régime de Vichy », art. cité. 20. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, juillet 1942. 21. Michel Abitbol, Les Juifs d ’Afrique du Nord sous Vichy, op. cit., p. 94. 22. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, juillet 1942. 23. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d ’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 105 et suiv. Cette loi officialisait a posteriori la politique d’exclusion scolaire menée depuis plus d’un an en dehors de tout cadre législatif. 24. Robert Brunschwig, « Les mesures antijuives dans l’enseignement en Algérie sous le régime de Vichy », art. cité.

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de cette population de sensibilités diverses qui débouchent parfois sur des prises de position divergentes. En effet la persécution am ène un certain nombre de membres de la communauté à un examen de conscience débouchant sur une remise en cause des choix effectués au cours de la période précédente. Les tenants de la tradition déplo­ rent ainsi qu'au nom de l’assimilation on ait laissé se diluer une iden­ tité juive menacée par le déclin des liens communautaires et par la baisse de la pratique religieuse25. Le Bulletin de la Fédération des sociétés juives d ’Algérie d'Élie Gozlan révèle ainsi à plusieurs reprises l'existence d’une tentation de « retour sur soi ». Sans renier les acquis de la francisation, « l’acte de foi » publié en mai 1941 par Jacques Shapira s'inscrit visiblement dans ce courant : «Nous sommes français et nous crions bien haut que si un statut juridique se trans­ forme, il n'est au pouvoir de personne de modifier le sentiment pro­ fond qui nous unit à notre pays, à sa pensée, à ses morts. Mais nous sommes juifs aussi. [...] Contraints par la nécessité, nous avons fait un retour sur nous-mêmes, nous nous sommes demandé si, derrière les classifications plus ou moins arbitraires, il n'y avait pas autre chose, s’il ne fallait pas partir à la recherche des sources perdues e t pour répondre plus profondément aux accusations injustes trouver dans la culture juive des possibilités d’enrichissement spirituel», écrit-il26. Chroniqueur régulier du Bulletin de la Fédération des sociétés juives d ’Algérie, Arnold Mandel reproche lui aussi à ses coreli­ gionnaires d'avoir oublié leurs racines. « Trois siècles d’assim ilation s'achèvent par le plus grand des désastres », écrit-il dans le num éro de juin-juillet 194227. L'essor du mouvement des Éclaireurs israélites de France procède également d'une volonté de réaffirm ation identitaire et religieuse. S'inspirant des méthodes générales du scou­ tisme français, cette formation poursuit en effet des objectifs spéci­ fiques. « Il nous faut en somme reconquérir notre judaïsme, il nous 25. Ce déclin du vécu communautaire est admis par l'ensemble des historiens du judaïsme algérien. Voir l’introduction de la thèse de Yves-Claude Aouate, Les Juifs d ’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., et Joëlle AlloucheBenayoun et Doris Bensimon, Juifs d ’Algérie, hier et aujourd’hui - Mémoires et iden­ tités, op. cit., qui développent une vision plus nuancée en soulignant que la privati­ sation du fiait religieux s'accompagne du maintien des traditions. 26. Par Claude Singer, Vichy, l’université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Jacques Shapira, professeur de lettres exclu du collège colonial de Blida, a fondé à Alger en janvier 1941 une association d’étudiants juifs, Qol Aviv. L'association a organisé un certain nombre de conférences. Le texte de celle de Jacques Shapira a été reproduit dans le Bulletin de la Fédération des sociétés juives d ’Alg/érie, n° 69, mai 1941, p. 56. 27. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d'Alger, juillet 1942.

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f a u t ensuite le faire revivre à nos jeunes en term es sim ples, soit p ar n o s chants ou parfois dans nos jeux. C'est là le rôle religieux de notre m o u v em en t» , explique en janvier 1942 le com m issaire des éclai­ r e u r s Robert S hapiro28. Détaché par la direction m étropolitaine a u p rè s des responsables algériens, cet ancien stagiaire de l'école des c a d re s d'Uriage s’efforce d'organiser un mouvement qui végétait dans l'avant-guerre et qui connaît depuis l'arm istice un développem ent n o ta b le . En 1942 on com pte ainsi près de deux mille cinq cents éclai­ r e u r s israélites répartis en trente-trois groupes, l'O ranie com ptant à e lle seule dix-sept groupes et un m illier de m em bres29. Cette volonté de « retour sur soi » ne fait pas toutefois l'unanim ité. Nombreux sont en effet ceux qui entendent affirm er m algré la persécution leur attachem ent exclusif à la culture française et crai­ g n en t que le retour aux sources du judaïsm e ne se transform e en re to u r au ghetto. Ce point de vue est notam m ent défendu p ar l’avocat A ndré Karsenty, président du com ité d'entraide d'O ran. «N ous ne voulons ni d'un É tat national ju if ni d'un séparatism e ou même d’un particularism e, quel qu'il soit : profondém ent, intensém ent français, nous conservons le même attachem ent à l'idée française, à la com m u­ nauté française», déclare-t-il lors de l'inauguration du lycée privé d 'O ran 30. Le débat entre laïcs et religieux va en effet se focaliser sur l’organisation des enseignem ents dans les établissem ents privés ouverts par les com ités d'entraide. Les tenants de la laïcité considè­ rent que ces écoles privées, juives du fait de l'identité des enseignants et des élèves, doivent rester françaises dans leur esprit et dans leur programme. Toute concession à ce sujet, notam m ent l'introduction de l'instruction religieuse ou de cours d’hébreu, ne pourrait que contri­ buer à renforcer le ghetto dans lequel les autorités veulent enferm er les populations juives. Rabbins et dirigeants des consistoires souhai­ tent de leur côté qu'une part des program m es soit consacrée à l'ins­ truction religieuse. Le grand rabbin Eisenbeth défend ce point de vue dans une lettre du 5 décem bre 1941 à son collège David Askénazy : «Ces écoles, dont la création m 'a été confiée p ar le gouverneur général en tant que rabbin délégué pour l'Algérie, ne sauraient à m on 28. CAOM, GGA, 11H61 : bulletin mensuel du CIE d’Oran, janvier 1942. 29. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d'Alger, juillet 1942. On compte ainsi cinq groupes pour Oran, ville totalisant un effectif de 355 membres. Le CIE d'Oran avait signalé dans son bulletin de septembre 1941 une scission au sein des Éclaireurs israélites de France : une minorité de dissidents aurait rejoint à cette occasion les Éclaireurs juifs d’Algérie proches de l’organisation sioniste Betar dont la devise serait « Les Juifs n’ont rien à attendre des autres peuples ». 30. Cité par Michel Abitbol dans Les Juifs d ’Afrique du Nord sous Vichy, op. cit., p. 93.

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avis être des écoles uniquement libres, mais devront être égalem ent des écoles juives. » À Alger et Constantine, un modus vivendi a été trouvé. L'enseignement religieux reste facultatif mais une heure est aménagée dans l'emploi du temps quotidien pour ceux qui souhaitent le suivre. Les écoles sont fermées le samedi pour respecter le S habat et lors des fêtes religieuses. À Oran, les convictions assim ilationnistes du président du comité d'entraide l’emportent et les écoles privées s’alignent totalement sur le calendrier des écoles publiques, fonction­ nant ainsi le sam edi31. Partout, les programmes restent ceux du sec­ teur public, confirmant que, même pour les partisans d’une réaffir­ mation identitaire, l’option décisive en faveur de la francisation ne saurait être remise en cause. D’autres débats concernent cette fois la stratégie à adopter à l'égard du régime. Si la ligne ultraloyaliste qui avait pü se m ani­ fester au début de la période, lorsque le groupe des Éclaireurs israélites Adolphe Crémieux défilait en chantant Maréchal nous voilà32, ne compte plus guère de partisans, des interrogations subsistent su r la façon de manifester la réprobation d'une population persécutée. Ces hésitations apparaissent lors de la création de l'Union générale des Israélites d’Algérie. Calquée sur le modèle de l'Union générale des Israélites de France - et sans doute sur celui des Judenrat (conseils juifs) allemands -, ÎUGIA est instituée par un décret du 14 février 1942. Lorsque le gouverneur général Châtel contacte à la fin du mois de mars 1942 le grand rabbin Eisenbeth pour lui demander de lui soumettre une liste de quarante-cinq personnalités susceptibles de siéger à l’UGIA, se posent à eux un cas de conscience. Accepter de participer à la composition du conseil d’adm inistration puis de siéger en son sein, c'est donner une légitimité à l’institution et collaborer avec un pouvoir persécuteur. Refuser de coopérer c'est renoncer à défendre les intérêts de populations déjà éprouvées et prendre le risque de voir l'Administration peupler l’UGIA de ses créatures. Après diverses consultations, Eisenbeth choisit donc de s’acquitter de cette tâche pénible. Le chose ne va pas sans difficultés, de nombreuses personnalités de premier plan se récusant. Une liste est finalement remise à Châtel le 5 mai 1942. Celui-ci, toutefois, ne rendra publique la composition du conseil d’adm inistration que le 3 septembre. La démission de Paul Stora, président du consistoire d'Alger, désigné

31. CAOM, GGA, 11H61 : bulletin mensuel du CIE d’Oran, octobre 1942. 32. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 187.

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pour présider le conseil retarde de quelques semaines l'opération33. Du fait du débarquement allié, l'UGIA n'a pas eu à siéger. LE REGARD DES AUTRES : EUROPÉENS ET MUSULMANS FACE AUX PERSÉCUTIONS ANTISÉMITES

Le face à face avec un État persécuteur ne saurait pourtant suf­ fire à résumer la période. L'environnement dans lequel ont évolué les populations juives est en effet également conditionné par l'atti­ tude adoptée à leur égard par les autres communautés. Nous avons eu l'occasion de souligner plus haut que l'antijudaïsme constitue en Algérie une vieille passion européenne. Réaction de rejet face à l'inté­ gration au groupe dominant d'une population d'origine indigène, cette passion a culminé au début du siècle lors de la violente crise des années 1898-1902. Sans disparaître complètement, la tradition anti­ juive connaît ensuite une certaine accalmie. Un témoin bien informé, José Aboulker, membre d'une famille juive d'Alger qui a fourni plu­ sieurs élus à cette ville, estime que cette période a permis une évolu­ tion notable des mentalités : « L'antisémitisme quand j’étais étudiant, par rapport à celui qu'avait connu mon père, était un acide dilué au dixième. Les écrits, les thèmes, les tracts sont analogues - donc [les] citations donnent l'impression d'une violence maintenue - mais l'impact a peu à peu diminué dans la société européenne. Il y a en 1939 des liaisons nombreuses et quelques mariages mixtes. Mes camarades de lycée les plus proches ne sont pas juifs ni, en 1939, les membres de ma "sous-colle" d’internat. C'était impensable trente ans plus tô t34. » Le contexte de crise des années 1930 redonne une cer­ taine vigueur à l'antisémitisme européen. Des agitateurs relativement isolés comme Henry Coston ou des partis extrémistes comme le PPF et, dans une moindre mesure, le PSF tentent alors d'en faire un levier politique. Henry Coston, qui se veut l’héritier de Drumont, attiré par ce climat favorable, décide à cette époque de s'installer à Alger où il fonde un journal, La Libre Parole nord-africaine. Candidat aux élec­ tions législatives de 1936 sous la seule étiquette de «l'antijudéomaçonnisme », il recueille près de 10 % des voix dans la deuxième cir­ conscription d’Alger. Selon Pierre Assouline, ce résultat prouve que «son organisation reste marginale et sans réelle influence35». Il révèle toutefois l’existence parmi les Français d’Algérie d'un noyau 33. Michel Abitbol, Les Juifs d ’Afrique du Nord sous Vichy, op. cit., p. 95-96. 34. Lettre à l’auteur. 35. Pierre Assouline, « Henry Coston : itinéraire d’un antisémite », in L'Histoire, n° 148, octobre 1991, p. 56.

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dur pour qui l'antisém itism e constitue une passion exclusive. On ne s'étonnera pas dès lors de constater que la politique d'exclusion de Vichy trouve de nom breux partisans. Les formes et les m otivations de cette adhésion varient toutefois et l'on peut tenter d'en p ro p o ser ici une typologie. L'Algérie vichyste a vu ainsi se perpétuer l'antisém itism e militant des années 1930. L'action du PPF, alliant violence verbale e t tentation du passage à la violence physique, en constitue une des m anifesta­ tions les plus visibles et les plus constantes. Au début de la période, les m ilitants doriotistes ont estim é que l'heure du « passage à l’acte » était arrivée. En septem bre 1940, la tournée de réorganisation d u PPF opérée par Jean Fossati s’accom pagne dans plusieurs villes d e bris de vitrines et d’appositions de tracts hostiles. La mise en garde d es auto­ rités vichystes, qui entendent « tenir la m e » m et fin à ces expédi­ tions punitives. C’est désorm ais p ar voie de presse que le PPF va exprim er son antisém itism e obsessionnel. Appelant à u n e applica­ tion plus sévère des m esures d’exclusion, accusant les populations juives d’être à l’origine des difficultés économ iques du m om ent - le procès de plusieurs grossistes juifs d ’Alger accusés de spéculation par les autorités est pain bénit pour sa propagande - , leur reprochant d’entretenir une « opposition sournoise » au gouvernem ent d u Maré­ chal, Le Pionnier s'efforce chaque sem aine d'alim enter les sentim ents antisém ites de ses lecteurs. Arthem Nakkache, cham pion d e nata­ tion originaire de Constantine qui revient en Algérie en m ai 1941 aux côtés de B orotra puis en août 1942 pour une com pétition à Oran, est une des bêtes noires du PPF. Les quelques m illiers de m ilitants doriotistes constituent ainsi un des noyaux durs de l'antisém itism e algérien. Dans un style différent de celui du PPF, la Légion française des com battants a, elle aussi, pratiqué une form e d'antisém itism e mili­ tant. Soucieux de respectabilité, excluant le recours à la violence phy­ sique, l’antisém itism e légionnaire se résum e dans le slogan c Avec le m aréchal Pétain contre la puissance des Ju ifs36». Enfreignant les consignes nationales, la Légion française des com battants algé­ rienne a refusé, nous l’avons vu, d'accepter dans ses rangs les anciens com battants juifs. On pourrait m ultiplier les exemples révélant cet antisém itism e de la base légionnaire. Signalons seulem ent l'incident survenu lors d'une réunion de la troisièm e section d'O ran en présence 36. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, juillet 1942. L'auteur du rapport trouve que ce slogan « modéré » devrait définir de façon globale la ligne des autorités locales.

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de six cent quatre-vingts légionnaires et relaté dans un rapport de la police spéciale départementale daté du 7 avril 1941. La séance s'ouvre par les excuses du légionnaire B. qui avait accusé à tort son chef de groupe d'être juif et qui, après enquête, reconnaît son erreur. Le chef de section profite alors de l'occasion pour annoncer les nouvelles ins­ tructions ordonnant d'admettre après examen par un jury d'honneur les anciens combattants juifs n'ayant pas soutenu le Front populaire, et précise que dans sa section il veillera à ce qu'un ou deux seule­ ment au grand maximum puissent être admis. « À ce moment, pour­ suit l’auteur du rapport, l'assistance entière manifeste sa réproba­ tion. Tout le monde demande la parole. On crie : “Pas un seul Juif !", "Avec un seul Juif, la Légion est foutue !”, “Pas de mouchards à la Légion !"37. » La hiérarchie légionnaire offre par ailleurs à plusieurs reprises ses services pour participer à la mise en œuvre de la politique antisémite. En juillet 1941, le général François, président du direc­ toire nord-africain de la Légion, propose à Xavier Vallat de réaliser «une enquête sur l'économie en Afrique du Nord» visant à favo­ riser l'aiyanisation économique38. En 1942, la propagande légion­ naire s’irrite d'ailleurs des lenteurs du processus. Veillant à tous les niveaux à la stricte application de la législation antisémite, la Légion s'estime habilitée à dénoncer les contrevenants : fonctionnaires béné­ ficiant de dérogations, commerçants tentant par des subterfuges juri­ diques d'échapper à l'aiyanisation... Le poids croissant des persécu­ tions ne désarme pas les plus antisémites de ses membres. Ainsi en juillet 1942 une section légionnaire de Blida écrit au maréchal Pétain pour demander l'application à l’Algérie du port de l'étoile jaune, déjà obligatoire en zone occupée, et l'interdiction pour les Juifs de « paraître dans les rues les dimanches et jours fériés39 ». De telles positions se retrouvent au sein du Service d'ordre légionnaire. Ayant prêté serment de lutter contre la « lèpre juive », les activistes du SOL n'hésitent pas à multiplier les provocations antisémites : agression de consommateurs juifs aux terrasses des cafés et expéditions punitives dans les stations balnéaires se multiplient en Oranie à la fin de l’été 1942. Moins spectaculaire mais tout aussi lourd de conséquences, l'antisémitisme épistolaire sévit lui aussi. Il est parfois le fait d'exaltés qui inondent les services officiels d'une prose délirante. Un inspecteur 37. CAOM, préfecture d’Oran, 467 : groupements favorables au gouvernement de Vichy. 38. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d ’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 87. 39. Idem, p. 148.

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des Eaux et Forêts du département d'Alger, ancien ligueur d'Action française devenu Volontaire de la Révolution nationale, appartient visiblement à cette catégorie. Le 9 mai 1942, il écrit à Darquier de Pellepoix pour lui exprimer sa joie de le voir nommé à la tête du commissariat général aux Questions juives : « Cette joie, j'ai voulu la savourer longuement en parcourant à nouveau, comme si je ne les connaissais pas à peu près par cœur, les quelques exemplaires de La France enchaînée conservés par-devers m oi40. » L'antisémi­ tisme épistolaire n'est pas l'apanage de ces exaltés. Un certain nom bre de notables ont su y avoir recours. Le docteur Costa, enseignant à la faculté de médecine d'Alger, a écrit ainsi de façon régulière à René Gazagne, directeur du statut des personnes au CGQJ. Il est parm i les premiers qui demandent l'instauration du numerus clausus univer­ sitaire. Il déplore ensuite que l'exclusion pure et simple des étu­ diants juifs n'ait pas été prononcée. Consulté sur l'aryanisation du corps médical, il s'acharne contre l'un de ses confrères, le docteur Lucien Lévy, ancien maire d'Aumale, catholique pratiquant. Remet­ tant en cause l'aryanité du docteur Lévy, Costa écrit : « Ne confondons pas race et religion. Un nègre baptisé n’en reste pas moins nègre41. » Le responsable de l'Ordre des médecins dans le département d'Oran se montre lui aussi particulièrement zélé pour m ettre en œuvre l'aryanisation de la profession et n'hésite pas dans un courrier au CGQJ à présenter l’un de ses collègues qui a jadis par­ ticipé au Front populaire comme « un des dirigeants du communisme central juif [sic] à O ran42 ». Le bâtonnier du barreau de Sétif écrit de son côté à Xavier Vallat en mai 1941 pour dénoncer la « moralité dou­ teuse » de ses trois collègues juifs et pour souligner l’urgence d'ins­ taurer dans la profession un numerus clausus sévère43. Dans ce type de correspondance, l'antisémitisme de conviction se mêle à l'antisémitisme de circonstance. Celui-ci se fonde moins sur des considérations idéologiques, même si celles-ci sont invo­ quées à titre d’alibi, que sur la volonté de tirer profit des difficultés des populations juives pour assouvir une vengeance, obtenir l'élimi­ nation d'un concurrent ou tenter de se faire une situation. Un rap­ port de la section algérienne du comité d'organisation de l'industrie 40. Centre de documentation juive contemporaine, XXXV-11. L’abbé Lambert, ancien maire d’Oran, écrit lui aussi à son ami Darquier de Pel­ lepoix le 24 mai 1942 et l'invite à venir en Algérie (XXXV-31). 41. Michel Abitbol, Les Juifs d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 87. 42. Cité par Yves-Claude Aouate dans Les Juifs d ’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 77-78. 43. Idem, p. 73.

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cin ém ato g rap h iq u e explique ainsi com m ent, « profitant de l'occasion q u i leur était offerte de faire un placem ent intéressant tout en aidant l e M aréchal à réaliser son vaste program m e de relèvement m oral et m a té rie l du pays, un groupe de négociants, industriels et agricul­ t e u r s algériens fondait à Oran, sur l'initiative de l’un d'eux, la Société fra n ç a is e d'entreprises ciném atographiques de l’Afrique du Nord, "C in o rafric" ». Afin de soutenir « le gouvernem ent du M aréchal dans s o n œuvre d'épuration nationale», la nouvelle société rachète les p a r t s d'un des principaux circuits ciném atographiques d'Afrique du N o rd , propriété d'une famille juive, et se retrouve à la tête de quinze s a lle s de Sfax à C asablanca44... L’annonce de la nom ination d'adm i­ n istra te u rs provisoires suscite elle aussi de nom breuses convoitises : p r è s de six mille candidatures seraient parvenues au Service de l'aryan isa tio n économ ique45. Dans une lettre interceptée par le contrôle p o sta l, un correspondant algérois voit dans l'opération de spoliation d e s biens juifs une réédition de la vente des biens nationaux pendant la Révolution française et estim e qu'il y a « pour les Aryens pur sang e t de haute position sociale, des situations extrêm em ent intéressantes à p ren d re46 ». Si les m anifestations d’hostilité abondent, on chercherait en vain e n Algérie une prise de position publique condam nant ouvertem ent l’antisém itism e. Les gestes de solidarité en direction des populations juives sont restés isolés. Ainsi nous avons vu que Mgr Leynaud a fait connaître au gouvernem ent général sa désapprobation face à l'exclu­ sion scolaire et a proposé d'accueillir certains enfants juifs dans les écoles privées catholiques. Son attitude discrète reste très en deçà de celle adoptée durant l'été 1942 par Mgr Saliège ou Mgr Théas en zone libre. Les mouvements de scoutism e européen se sont égale­ m ent efforcés d’apporter leur soutien au scoutism e juif tant au niveau national, en essayant de dissuader Vichy de dissoudre le mouve­ m ent, qu'au niveau local. « Cette bonne entente au sein du mouve­ m ent scout est le seul acte de solidarité à retenir de l'époque pétainiste », se souvient l'un des responsables des Éclaireurs israélites de M ostaganem 47. D 'autres gestes ont pu être relevés. Le directeur de la Banque d’Algérie a ainsi refusé malgré les pressions du CGQJ et du gouvernement général de licencier son personnel juif, arguant du fait 44. Archives nationales, F60-776 : secrétariat général perm anent de la Déléga­ tion générale, janvier-mars 1942. 45. Maurice Eisenbeth, Pages vécues 1940-1943, op. cit., p. 193. 46. Antoine Lefebure, Les Conversations secrètes des Français sous l’Occupation, Paris, Plon, 1993, p. 235. 47. Cité par Norbert Belange dans Les Juifs de Mostaganem, op. cit., p. 236.

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qu'il est à la tête d'une société anonym e privée et qu’au cu n tex te ne ly obligeait48.94 Certains fonctionnaires ont pu ralentir p a r le u r manque de zèle l'application de la législation antisém ite, c'est le c a s semblet-il du préfet d’Oran, Louis Boujard, qui retarde autant q u ’il peut h mise sous adm inistrateur provisoire de l'Oran républicain49. Des em ployeurs ont fourni à leurs salariés des certificats d e moralité nécessaires pour constituer les dossiers de dérogation p e rm e tta n t de conserver la citoyenneté. Ces gestes n’ont pas suffi dans to u s les cas à atténuer le sentim ent d'hostilité dont se sont sentis en to u ré es les populations juives. Le grand rabbin Eisenbeth en tém o ig n ait le 20 octobre 1941 lors d'un exposé d’ensemble de la situation e n Algérie qu'il fit devant le Consistoire central des Juifs de F rance, replié à Lyon50. Une poignée d'hom m es de bonne volonté, une fo rte fraction d'antisém ites convaincus ou opportunistes, une masse intoxiquée par la propagande qui suit avec com plaisance ou indifférence le dévelop­ pem ent de la persécution, ainsi semble pouvoir être résum é le profil de l’opinion publique européenne face à la question juive. La propagande de Vichy n’a pas m anqué de souligner de son côté que l’abrogation du décret Crémieux constituait la fin d'une injustice faite aux M usulmans. L’exclusion des anciens com battants juifs de la Légion française des com battants est ainsi présentée d an s une publication officielle comme un gage accordé aux M usulm ansS1. Sui­ vant une stratégie qui avait déjà été relevée lors de la grande crise des années 1898-1902, les antisém ites locaux ont donc cherché à associer les M usulmans à leur cause. Ces stratégies fondées sur le postulat de l'existence d’un antisém itism e m usulm an ne dem andant qu’à s’exprim er de façon active vont révéler leurs lim ites au cours de la période de guerre. Au sein de l'élite indigène, les m anifestations publiques d’antisém itism e se lim itent en effet au cercle restrein t de certains milieux m araboutiques et de quelques responsables m usulm ans du PPF. L'hebdom adaire algérois de langue arabe £/ Balagh El Djezaïri, porte-parole de la confrérie des Alaouias, poursuit ainsi tout au long de la période vichyste la cam pagne antisém ite qu'il 48. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d ’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 80. 49. CAOM, 30G16 : lettre de Louis Boujard à Gérard Dupont, responsable dépar­ temental de l’aryanisation économique, 23 juin 1942. Cité par Yves-Claude Aouate dans Les Juifs d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. à:.. p. 92. 50. Maurice Moch et Alain Michel, L'Étoile et la francisque - Les institutions juives sous Vichy, op. cit., p. 248. 51. Algérie 1941, brochure publiée par les soins du service de presse du gouver­ nement général, avril 1942.

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a en trep rise dans les années 1930. Saluant l'abrogation du décret Crém ie u x , le journal estim e que cette m esure « doit inciter Français et M usu lm an s à une fraternité sincère et leur apprendre que les Juifs o n t jusqu'ici toujours élevé des obstacles pour les séparer de ce but ». L e 1er novembre 1940, le même journal se réjouit de l’instauration du s ta tu t des Ju ifs52. L'im pact de ces campagnes est difficile à évaluer : a u tre fo is influente, la confrérie des Alaouias connaît en effet, comme l'en sem b le des forces m araboutiques, une perte d’audience, accen­ tu é e dans son cas par les divisions internes que nous avons signalées d a n s le chapitre précédent. Le PPF n'a pas non plus réussi à faire de l'antisém itism e m usulm an un levier politique efficace : comme nous l’av o n s vu plus haut, le mouvement doriotiste reste un mouvement à d irectio n européenne et son recrutem ent n'em piète jam ais de façon significative sur le public indigène. La grande m ajorité des respon­ sab les de la com m unauté m usulm ane a choisi en effet de condam ner l'antisém itism e. C'est sans doute le cheikh El Okbi qui s'est engagé le plus nettem ent dans cette voie. Lors de ses causeries au Cercle d u progrès, comme dans les colonnes de son journal El Islah, il condam ne au nom de l'islam toute forme de racism e. Le 1er novembre 1940, il déclare ainsi : « Nous savons d'ailleurs que l'avenir de l'Algérie e s t dans sa fusion définitive avec la France. Catholiques, israélites, m usulm ans, nous sommes tous ses fils, nous avons tous à travailler à sa grandeur53. » Quelques jours après l'abrogation du décret Crém ieux, El Okbi persiste donc à placer sur le même plan les trois populations vivant en Algérie. Membre fondateur avant la guerre d 'u n e Union des croyants m onothéistes, le cheikh reste donc fidèle à ses convictions et à ses am itiés - il continue ainsi à se faire soigner p a r le docteur Loufrani, m em bre du Comité d'entraide juive à Alger attitude qui lui attire les foudres du Balagh El Djezaïri. De nom breux élus dénoncent eux aussi le piège de l’antisém itism e par lequel Vichy prétend à peu de frais donner des gages de bonne volonté aux popu­ lations m usulm anes afin de les détourner de leurs véritables revendi­ cations. Au gouverneur Châtel qui le consulte sur la question, Ferhat Abbas répond ainsi qu'il ne veut pas d'une « égalité p ar le bas ». Le docteur Bendjelloul m anifeste égalem ent à plusieurs reprises un sen­ tim ent de solidarité à l'égard des populations juives. En septem bre 1940, il assiste ainsi aux obsèques d'H enri Lellouche, conseiller

52. Cité par Yves-Claude Aouate dans « Les Algériens musulmans et les mesures antijuives du gouvernement de Vichy », in Pardès, n° 16, 1992, numéro spécial : « Les Juifs de France dans la Seconde Guerre mondiale », p. 191 et 193. 53. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, novembre 1940.

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municipal de Constantine, membre du conseil général et forte person­ nalité juive du département. Le CIE rapporte à cette occasion qu’avant sa mort Lellouche aurait recommandé à Bendjelloul de veiller à ses coreligionnaires menacés par la persécution54. En février 1942, dans le journal L'Entente, Bendjelloul rappelle l’insuffisance d u corps médical en Algérie et les dangers que représente l'épidémie d e typhus et propose que les médecins juifs puissent continuer à exercer en milieu rural. Il souhaite également que le numerus clausus ne soit pas appliqué aux sages-femmes5S. L'attitude de la censure qui interdit la sortie du numéro l’amène à interrompre la publication de son journal. Messali Hadj, contacté avant son procès de 1941 par un offi­ cier du gouvernement général qui tente d’obtenir de sa part un ral­ liement au régime, refuse lui aussi de se compromettre. « L’abolition du décret Crémieux ne peut être considérée comme un progrès par le peuple algérien. En ôtant leurs droits aux Juifs, vous n'accordez au Musulmans aucun droit nouveau. L’égalité que vous venez de réaliser entre Musulmans et Juifs est une égalité par le bas », répond-il à son interlocuteur56. Les antisémites du régime ou du PPF en seront donc pour leurs frais. Instruits par l’attitude des élites, les masses musulmanes se gar­ dent tout au long de la période de toute manifestation publique à l’encontre des populations juives. C'est ce que constate avec une cer­ taine surprise un officier métropolitain du deuxième bureau de l’étatmajor à l’issue d'une enquête effectuée en février-mars 1941. «Contrairement à ce que pensent certains, [les Juifs] ne sont pas l'objet d'une hostilité constante et systématique de la part des Musulmans de l’Afrique du Nord mais, sauf période de crise, vivent habituellement avec eux en parfait état de symbiose et surtout depuis les récentes mesures antijuives qui ont aligné les uns et les autres sen­ siblement à un même niveau politique et social. [...] On peut du reste constater qu’il n’est plus question en Algérie de mouvements anti­ juifs chez les indigènes et qu’au contraire des rapprochements se sont dessinés en plusieurs points entre notables de l'une et l’autre commu­ nautés », écrit-il57. Même distendus par l’évolution divergente des deux communautés depuis 1870, les liens forgés par une cohabitation 54. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, septembre 1940. 55. CAOM, GGA, 11H60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine, février 1942. 56. Daniel Guérin, Ci-gît le colonialisme - Témoignage militant, Paris, 1973, p. 317. 57. Ministère des Affaires étrangères. Guerre 1939-1945, dossier 16 : questions politiques. Rapport du 14 mars 1941 du chef de bataillon terrier du 2e bureau de l’état-

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ancestrale sont loin en effet d'avoir disparu dans les rapports de la vie quotidienne. Les réactions de mécontentement des populations musulmanes lors de l'aryanisation de la profession médicale le prou­ vent bien. « De nombreux musulmans, sans se priver pour cela d'en dire du mal, se font en effet soigner par des médecins juifs plutôt que par des chrétiens. Beaucoup de ces derniers montrent semblet-il de la répugnance à soigner les indigènes, soit difficulté à s'en faire comprendre ou de les comprendre, soit méfiance au regard de leur propreté corporelle, soit enfin par concession aux préjugés de la clien­ tèle habituelle qui n'aime pas côtoyer des indigènes dans la salle d'attente », note en mai 1942 le CIE d'Alger58. À une époque où de nombreux incidents consignés dans les rapports adm inistratifs révè­ lent l'existence de tensions croissantes entre Européens et Musulmans, on ne relève pas d'accrochages comparables entre Juifs et Musulmans. Pour autant, Yves-Claude Aouate, qui a eu accès aux archives de l'aryanisation économique, conteste le fait selon lequel il n'y aurait eu aucun candidat musulman pour les postes d’adminis­ trateur provisoire de biens juifs. Si les Européens ont monopolisé l'essentiel de ces postes, c’est que les services chargés de procéder aux nominations les ont systématiquement favorisés59. Durant l'été 1942, un représentant musulman s'inquiète d’ailleurs auprès du gou­ vernement général de cette discrimination. «L'élite intellectuelle musulmane profondément intégrée au mouvement de la Révolution nationale se plaint : il y a des difficultés d’accès aux petites fonctions publiques et même à des mandats de séquestre des biens juifs », écritil 60. Aouate signale que pour parer à ces accusations de favoritisme le prem ier adm inistrateur musulman a été nommé en août 1942. Au

major de l’Armée à la suite d'une mission en Algérie et en Tunisie du 26 février au 10 mars 1941. 58. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, mai 1942. 59. Yves-Claude Aouate, Les Juifs d ’Algérie pendant ta Seconde Guerre mondiale (1939-1945), op. cit., p. 90, à partir des archives du CAOM, GGA, 11H115. L’affirmation selon laquelle aucun Musulman n'avait participé à l’aryanisation économique se trouve notamment dans le livre de Michel Ansky, Les Juifs d ’Algérie de l’abrogation du décret Crémieux à la Libération, op. cit., p. 153. Des témoins de la période ont aussi fait écho à cette affirmation : « L’antisé­ mitisme des Arabes algériens fait partie des données reçues de l’administration colo­ niale. La période 1940-1944 lui a infligé un démenti total. Les Arabes se sont parfai­ tement comportés envers les Juifs, alors que les fonctionnaires de Vichy et les agents nazis les poussaient au pogrom. Ils ont même refusé d’acheter des biens juifs que de nombreux Français d’Algérie achetaient », note José Aboulker dans « 8 novembre 1942 : des résistants aux côtés du débarquement allié », in Alger 1940-1962 revue Autrement, n° 56, mars 1999, p. 71. 60. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, août 1942, mémoire Tamzali

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bilan, sans prétendre que l'antisémitisme fut l'apanage d’une popula­ tion européenne unanime et qu'il n'eut aucune prise sur la population musulmane, on ne peut que constater l'attitude nettem ent contrastée dans ces deux communautés.

Clandestins : PCA et PPA face à la répression En février-mars 1942 se tient devant la section spéciale du tri­ bunal militaire permanent d'Alger le procès des responsables du Parti communiste algérien. À l'issue des audiences, une des inculpés, Lisette Vincent, s'adresse aux membres du tribunal. «Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est le lien qu'il y a entre le fait que je suis communiste et celui de me trouver là aujourd’hui, avec tous ces juges, ces avocats, ces soldats armés, toute cette atmosphère de dram e », affirme-t-elle61. C'est que, dans l'Algérie de Vichy, le délit d'opinion est lourd de conséquences. Dans la communauté nationale idéale que le régime entend reconstituer, les Juifs ne sont pas les seuls exclus. Communistes et partisans du PPA, s'ils persistent dans leurs convic­ tions, n'ont d'autre issue que la clandestinité. LES TRIBULATIONS DU PCA DANS L'ALGÉRIE DE VICHY

La période qui sépare la signature du pacte germano-soviétique du débarquement de novembre 1942 constitue l'une des pages les moins connues de l'histoire du PCA. Un certain nombre d'incerti­ tudes ont ainsi longtemps subsisté sur les conditions du passage dans la clandestinité, les relations entre communistes algériens et commu­ nistes espagnols, et sur l’ampleur de la dissidence ouverte par un mili­ tant indigène, Ahmed Smaïli. La confrontation des archives de la police et de la justice de Vichy et des témoignages des différents pro­ tagonistes permet de mieux connaître aujourd’hui la vie interne du parti au temps de la clandestinité. Nous avons vu dans le chapitre consacré à la Drôle de guerre comment la répression qui s'abat sur le PCA vient rem ettre en cause les résultats de la période précédente en décapitant toute l'organisation du mouvement. Certains diri­ geants font alors défection comme Benali Boukort qui rend publique sa démission en janvier 1940. Engagés depuis plusieurs années dans 61. Jean-Luc Einaudi, Un rêve algérien - Histoire de Lisette Vincent, une femme d'Algérie - Récit, Paris, Éditions Dagomo, 1994. Ouvrage s’appuyant sur le témoi­ gnage et les papiers de Lisette Vincent et les recherches effectuées par Jean-Luc Einaudi auprès des archives de la justice militaire déposées à Le Blanc.

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une voie légaliste, désorientés par la nouvelle donne entraînée par le pacte germano-soviétique, la plupart des autres responsables sont arrêtés en avril et mai 1940 faute d'avoir su entrer à temps dans la clandestinité62. La répression ne se limite pas aux équipes diri­ geantes : un rapport de préfecture du 13 août 1940 signale le mutisme des m ilitants communistes intimidés par les 288 mesures adm inistra­ tives, dont 150 internements, prises dans le seul département d'Alger63. Dès la démobilisation, pourtant, un certain nombre de militants vont jeter les bases d'une organisation clandestine. L'internement des dirigeants des années 1930 laisse la place à une nouvelle génération de cadres qui a fait ses classes à l'école de la guerre d'Espagne. « J'ai tiré le principal de mon instruction politique de mes vingt mois d'Espagne. Une instruction avant tout tirée de la lutte dans des formes diverses et souvent aiguës », écrivait en mars 1939 Maurice Laban, « gueule cassée » des Brigades internationales. On le retrouve dès 1940 dans l'organisation clandestine64. Des communistes espa­ gnols évadés des camps d'internement apportent eux aussi leur aide et leur expérience. Ramon Via Fernandez, ancien membre du bureau politique du PCE traqué par la police de Vichy qui ne connaît que ses pseudonymes - Manuel ou Luis -, s'avère ainsi un conseiller effi­ cace pour les communistes algériens65. Il semble toutefois exagéré de parler comme on l'a fait parfois d'une reconstitution du PCA sous tutelle espagnole. Le principal responsable de l'équipe clandestine qui se met en place à la fin de l'été 1940, Thomas Ibanez, malgré la consonance hispanique de son nom, est en effet un militant oranais. Cet instituteur a d'abord milité au parti socialiste - il a même été can­ didat aux législatives partielles d'Oran en 1934 - avant de rejoindre le PCA en 1934. Candidat communiste aux élections cantonales de 1937, il s'occupe de l'aide aux Brigades internationales puis en 1939 de l'accueil des réfugiés espagnols. À la fin du mois d'août 1940, peu de temps après sa démobilisation, il échappe de justesse à une 62. Le potentiel militant du mouvement dérisoire au début des années 1930 s'était étoffé et se situait autour de 2 à 3 000 militants à la veille de la guerre. H avait dû culminer en 1937 autour de 4 à 5 000 militants (Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, 1920-1962, Paris, Presses de la FNSP, 1976). 63. Archives nationales, 3W44 : instruction du procès Abrial, pièces 244 à 266 : répression anticommuniste. 64. Autobiographie rédigée pour le parti en mars 1939, citée par Jean-Luc Einaudi dans Un Algérien, Maurice Laban, Paris, Le Cherche Midi, 1999, p. 36. 65. Sur le rôle de Ramon Via Fernandez, outre les deux livres de Jean-Luc Einaudi cités dans les notes précédentes, voir l'article de Jean-Jacques Jordi, « L’inconscience ou le péril », in Alger 1940-1962, revue Autrement, n° 56, mars 1999, p. 87-88.

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arrestation et entre en clandestinité. Réfugié un tem ps à C onstan­ tine, il prend l'initiative de reconstituer avec Jean T orecillas, mili­ tant com m uniste et syndicaliste bien connu, et avec le d o c te u r Cattoir, président des Amis de l'URSS avant-guerre, un com ité central clandestin66. Il rejoint ensuite Alger où il parvient à réu n ir u n cer­ tain nom bre de m ilitants déterm inés : M aurice Laban et sa com pagne Odette Dei, Georges Raffini, M ohamed Kateb, Danielus D ie tm a r67. Tous vivent dans la clandestinité avec des faux nom s, des faux papiers et des adresses précaires. Les 28 et 29 septem bre 1940, ils parviennent pourtant à organiser une conférence qui peut apparaître com m e le véritable point de départ de la renaissance clandestine du m ouve­ m ent. Lors de cette conférence, un conflit surgit entre les m em bres du nouveau com ité central et Ahmed Smaïli, ancien rédacteur à La Lutte sociale récem m ent évadé de la prison de Barberousse. L a que­ relle porte m oins su r une question de doctrine que su r d es pro­ blèmes d'organisation : Sm aïli sem ble avoir refusé de reco n n aître la légitim ité d'un com ité central autoproclam é et lui avoir rep ro ch é la m auvaise préparation de la conférence. C'est le point de départ d ’une dissidence dont il est difficile de m esurer l'am pleur. Dans u n ra p ­ port rédigé en janvier 1941 et destiné à la direction du PCF, M aurice Laban y fait allusion. « En vue de refaire l'unité du parti, écrit-il, et parce que le m ilitant dirigeant la dissidence est un m ilitant arab e, il a été décidé d'avoir un entretien avec lui. Nous reconnaîtrons la m au­ vaise préparation de la conférence, le procédé quelque peu cavalier des désignations du com ité central, cependant en partie justifié p a r la situation, m ais nous lui dem anderons de se rendre com pte d u to rt énorm e qu’il cause au p a rti68. » 66. Jean-Luc Einaudi, Un rêve algérien - Histoire de Lisette Vincent, une femme d ’Algérie - Récit, op. cit., p. 117, 118, 172 et suiv. 67. Maurice Laban (1914-1956) est le fils d'instituteurs m étropolitains ayant fiait le choix de rejoindre l’enseignement indigène à Biskra. Danielus Dietmar est un Juif allemand réfugié à Paris en 1933 puis membre des Brigades internationales ; évadé du camp de Suzzoni à Boghar en octobre 1940, il s’occupe de l’organisation au sein du comité central. Mohamed Kateb, lettré en fiançais et en arabe, est l’onde de l'écri­ vain Kateb Yacine (voir Jean-Luc Einaudi, Un rêve algérien - Histoire de Lisette Mr»cent, une femme d ’Algérie - Récit, op. cit., p. 172 et suiv., et Un Algérien, Maurice Laban, op. cit., p. 43 et suiv.). Archives nationales, 3 W 44 : instruction du procès Abrial, pièces 246 à 266. 68. Jean-Luc Einaudi, Un rêve algérien - Histoire de Lisette Vincent, une fem m e d ’Algérie - Récit, op. cit., p. 183. Jacques Jurquet, La Révolution nationale algérienne et le Parti com m uniste français, Paris, Éditions du Centenaire, 1979, p. 50. Élève de l’école normale de la Bouzaréah devenu ouvrier agricole en vue de m iliter directem ent au cœ ur des masses musulmanes, Smaïli est un ancien des Bri­ gades internationales. Il se serait opposé avant-guerre aux thèses de Thonez hostiles au nationalism e algérien. Jean-Luc Einaudi, reprenant le point de vue de Lisette Vin-

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Malgré cette dissidence, le comité central s'emploie à relancer l’activité de propagande du parti. En novembre 1940 paraît le premier numéro clandestin d'une nouvelle série de La Lutte sociale, organe central du PCA. Onze autres numéros suivront avec une régularité variable jusqu'en novembre 1942. Si le numéro de novembre n’a été distribué que sur Alger, plusieurs rapports adm inistratifs signalent ensuite que le rayon de diffusion tend à s'allonger. Il en va de même pour les tracts édités par le p arti69. Un appel du PCA pour la consti­ tution d'un Front de combat contre le régime a été distribué au début de 1941 à Alger, Oran, Philippeville, Perrégaux et Mascara. En novembre 1941, à la suite de la saisie à Bab-El-Oued et Staoueli de m atériel d'imprimerie et de documents communistes, le CIE d'Alger propose une estimation de l'activité de propagande déployée depuis un an : ce serait ving-sept mille exemplaires de La Lutte sociale et cin­ quante mille tracts qui auraient été ainsi distribués70. Les différents coups de filets policiers qui jalonnent les premiers mois de l'année 1941 semblent avoir contribué par la suite à diminuer l'intensité de cette activité. L'effort de propagande se double d'une volonté de reconstituer une base militante. Dans un contexte de répression la chose n'est pas aisée. Le recrutement se fait de façon clandestine, par contacts individuels. Thomas Ibanez, qui a apprécié l'action de l'insti­ tutrice Lisette Vincent durant la guerre d'Espagne, souhaite la faire entrer au comité central. Révoquée depuis la rentrée de 1939, celle-ci est déjà installée dans une semi-clandestinité. À la fin de 1940, elle s’agrège au groupe d’Alger. Chargée d’aller chercher de l’argent auprès des parents de Maurice Laban qui possèdent une petite palmeraie dans la région de Biskra, elle contacte à son tour Alidline Debabèche, m ilitant communiste du Constantinois qui accepte de rejoindre Alger71. Ces contacts perm ettent de reconstituer un appareil clan­ destin. Sous l'autorité du comité central, trois bureaux régionaux ont ainsi été mis en place dès la fin de 1940. Vingt-cinq sections locales - l'équivalent des anciennes cellules - et une centaine de groupes de cent, le considère comme un indicateur de la police de Vichy. Jurquet le considère au contraire comme un « communiste algérien authentique ». Ahmed Smaïli meurt accidentellement en 1943, écrasé par un véhicule m ilitaire américain, sans avoir réin­ tégré le PCA. CAOM, préfecture d’Alger, 4118. 69. Archives nationales, 3W44 : pièces 244 à 264 : rapport du 6 mars 1941 du gouverneur général Abrial au ministre de l'Intérieur au sujet de la propagande communiste. 70. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, novembre 1941. 71. Jean-Luc Einaudi, Un Algérien, Maurice Laban, op. cit., p. 13 et 50. Neveux d’un conseiller général loyaliste de Biskra, les frères Rachid et Alidline Debabèche sont deux militants communistes connus du Constantinois.

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trois m ilitants auraient égalem ent été reconstitués. Un ra p p o rt d 'ac ti­ vité de la région d'O ran saisi p ar la police en février 1941 rend com pte des difficultés de cette action. Les ex-m ilitants sont e n effet dispersés, explique l'auteur du rapport, « beaucoup de ceux q u e nous touchons sont tim orés et réfractaires à tout travail, d 'au tres su b is­ sent l'influence du clan dissident ». Néanmoins, le PCA a rep ris p ied à Oran dans le quartier de la M arine, celui de l'hôtel de ville e t à S aintEugène. Dans le quartier du centre, il se heurte p ar co n tre « à la grande apathie des ex-cam arades [...] sans com pter l'h o stilité m ar­ quée de certains ». Les résultats obtenus au Village nègre, faubourg m usulm an de la ville, sont eux aussi décevants. Il signale égalem ent les efforts positifs réalisés à Sidi-Bel-Abbès, Perrégaux et A rzew et ceux encore insuffisants à Tlemcen et à La Sénia. Trois problèm es restent à résoudre : celui des liaisons entre les différents niveaux, celui des refuges pour les m ilitants recherchés, celui de l'u n ité du mouvement, allusion à la dissidence de S m aïli12. Cette structure clandestine va être sévèrement ébranlée au début de 1941 par une série d'opérations policières. Dès septem bre 1941, des perquisitions effectuées dans les milieux com m unistes de M ar­ seille avaient perm is à la police de Vichy de saisir des docum ents envoyés p ar Thomas Ibahez pour inform er la direction du PC F sur la situation algérienne. Transm is au gouvernem ent général p u is à la police spéciale départem entale et aux bureaux de surveillance d u ter­ ritoire, ces docum ents entraînent dès le m ois de novem bre 1940 l'arrestation de Jean Torecillas et du docteur Cattoir. En janvier 1941, Raffini, Laban, O dette Dei, Kateb sont arrêtés p ar la police spéciale départem entale d'Alger. À la fin du mois de m ars, c'est au to u r de Debabèche et dlbanez, puis en août de Lisette Vincent. La région oranaise est elle aussi touchée par la répression. Le 8 juillet 1941, le gouverneur général peut dresser le bilan des différentes opérations : depuis octobre 1941, quatre-vingt-dix-huit m ilitants com m unistes ont été arrêtés tandis que près de quatre cents fonctionnaires faisaient l'objet de sanctions diverses. « D’ores et déjà l’activité illégale du PCA privé de ses principaux dirigeants peut paraître com prom ise», affirm e A brial7 73. 2 Incarcérés à la prison civile de Barberousse, les diri­ geants com m unistes seront jugés pour la plupart lors du grand procès des soixante et un en m ars 1942. Celui-ci se solde par six 72. CAOM, GGA, 3W44, pièces 244 à 266 : rapport du 23 février 1941 du commissaire-chef de la brigade de surveillance du territoire ; en annexe de ce rapport relatant la perquisition opérée chez le responsable du bureau régional d'Oran est reproduit le document évoqué ici. 73. CAOM, GGA, 3W44 : rapports du 23 février 1941 et du 8 juillet 1941.

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condam nations à m ort, com muées durant l'été 1942, et de nom ­ breuses peines de travaux forcés. En juillet 1942, un autre grand procès se tient à Constantine : quarante-six m ilitants du départe­ m ent sont jugés. En septem bre, ce sont une soixantaine de com m u­ nistes espagnols qui passent devant les tribunaux m ilitaires d’Alger et d ’Oran. À Alger, sept nouvelles condam nations à m ort sont pro­ noncées : les inculpés accueillent le verdict en entonnant La M arseillaise74. C'est sans doute à cette époque que l’aide des réfugiés espa­ gnols s'est révélée la plus déterm inante. Ramon Via Fernandez, seul m em bre du com ité central mis en place p ar l’équipe d lb an ez à avoir échappé à l'arrestation, jette ainsi les bases d'une nouvelle organisa­ tion. Ce sont des cadres n'exerçant avant guerre que des responsa­ bilités m odestes dans le parti qui le secondent dans cette tâche : Francis Serrano, ancien des Brigades internationales et Paul Cabal­ lero. À la fin de 1941, le contact avec la m étropole, ténu et irrégulier dans la période précédente, est réta b li75. Par M arseille, des direc­ tives sont achem inées vers Alger. En janvier 1942, M aurice Deloison, l’u n des leaders de la grève des m ineurs du Pas-de-Calais récem m ent évadé, est envoyé à Alger avec le titre de « représentant du PCF auprès du PCA ». Jusqu’à la libération des députés com m unistes et des diri­ geants internés en 1943 il semble avoir exercé la direction effective du m ouvem ent76. L’arrivée du délégué du PCF contribue égalem ent à stabiliser la ligne politique du mouvement après les fluctuations des années 1939-1942. Dans les années d'avant-guerre, les com m unistes considèrent l'Algérie comme une nation en train de se constituer «dans le m élange de vingt races», selon la form ule de M aurice Thorez. La nation algérienne est donc reconnue comme distincte de la nation française, m ais elle est définie comme un creuset, ce qui ne la lim ite pas à sa com posante arabo-islam ique. N ation en form ation, l'Algérie peut bénéficier encore de l'aide de la République française, le droit au divorce n'im pliquant pas l’obligation de divorcer. Cette position 74. CAOM, GGA, AAH60 : bulletin mensuel du CIE de Constantine. André Moine Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, Paris, Édi­ tions sociales, 1972, p. 221. 75. Le contact n'a jam ais été complètement rompu. En mars 1941, un tract édité à Marseille par le PCF est retrouvé à Mostaganem. Ce document dénonce le coût exorbitant des frais d’occupation et de la politique de collaboration. Archives nationales, 3W44, instruction procès Abrial : dossier propagande communiste. 76. Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie 1920-1962, op. cit., p. 120.

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m odérée s'inscrit dans la stratégie conciliatrice du K om intern prêt afin de se rapprocher des dém ocraties libérales, à renoncer provisoi­ rem ent à la doctrine léniniste de l'anti-im périalism e. La sig n atu re du pacte germ ano-soviétique puis le déclenchem ent de la g uerre à l’ouest entraînent une révision des positions du K om intern. Un Manifeste de l'Internationale com m uniste diffusé le 1er m ai 1940 d én o n ce ainsi la guerre des puissances im périalistes et proclam e « le d ro it des peuples coloniaux à disposer d’eux-m êm es». Un rapport rédigé le 30 juin 1940 p ar Jacques Duclos, principal responsable du PC F clan­ destin, prouve que la consigne a été reçue et intégrée77. M êm e si les relations du PCA avec le PCF et à plus forte raison avec l'Internatio­ nale sem blent à cette époque réduites à peu de chose, c e tte nou­ velle orientation a été égalem ent perçue en Algérie. Elle y est d'autant mieux reçue qu'elle correspond sans doute aux aspirations d e nom­ breux cadres locaux. Le prem ier exem plaire de La Lutte sociale clan­ destine, daté d’octobre 1940, contient un texte rédigé p a r M aurice Laban intitulé « M anifeste du PCA » qui s’inscrit clairem ent dans cette ligne indépendantiste. Violent réquisitoire dressant le b ila n de cent dix ans de colonisation française en Algérie, excluant que le saki puisse venir de l’Angleterre ou des gaullistes et dénonçant le s mar­ chandages entre fascistes français, allem ands et italiens, ce tex te se term ine p ar un appel sans am biguïté : « En avant pour n o tre indé­ pendance! En avant pour notre bonheur78!» La m ême tonalité caractérise les tracts et les publications du PCA dans les m o is qui suivent. Cette ligne alliant anti-im périalism e et neutralism e vis-à-vis du conflit m ondial, susceptible de perm ettre un rapprochem ent avec les anciens rivaux du PPA, va être abandonnée assez brusquem ent au lendem ain de l’agression de l'URSS p ar le IIIe Reich. Dans le cadre du rapprochem ent avec l'Angleterre, le K om intern décide d e m ettre en sourdine son anticolonialism e. Là encore, le PCA s’ad ap te. Un docum ent saisi en août 1941 chez un m ilitant définit la ligne à suivre désorm ais : « Auprès des m asses européennes : tem pérer n o tre posi­ tion antianglaise. Nécessité d'un rapprochem ent avec les élém ents antihitlériens et gaullistes pour le sabotage des fournitures du gouver­ nem ent allem and. Écoute systém atique de Radio-Moscou. [...] Auprès des m asses indigènes : cam pagne acharnée contre l'hitlérism e. Sou­ tien des revendications principales. Leur réalisation ne dépendra que

77. Sur cette évolution de la stratégie du Komintern et ses conséquences en France, voir l'ouvrage de Stéphane Courtois et Marc Lazar, Histoire du Parti commu­ niste français, Paris, PUF, 1995, p. 172-176. 78. Idem, p. 269 à 271.

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d e la victoire de l'U RSS79. » On notera au passage l'allusion à RadioM oscou qui perm et de com prendre com m ent, dans une époque où les relations entre les différents échelons du mouvement se révèlent dif­ ficiles, un contact avec les consignes du K om intern peut être m ain­ ten u . La stratégie du PCA se calque donc dès lors su r cette ligne et les tra c ts distribués tout au long de l’année 1942 appellent à la constitu­ tio n d'un Front de la liberté. Affaibli toutefois p ar les vagues succes­ sives de répression le PCA ne semble guère en m esure de constituer a u to u r de lui ce Front de la liberté. Si à Oran les com m unistes choi­ sissen t en novembre 1942 de porter m ain-forte aux résistants locaux, à Alger le responsable local du mouvement, répugnant à engager ses troupes dans une opération à laquelle on ne lui propose de s'associer q u e tardivem ent, choisit de s’abstenir. L E S DIFFICULTÉS DU PPA : UN MOUVEMENT AFFAIBLI MAIS NON BRISÉ

La période vichyste constitue égalem ent une dure épreuve pour le PPA. L'expansion rapide connue par le mouvement dans les der­ n iers m ois de l'avant-guerre - la croissance des effectifs et les succès électoraux obtenus dans le collège indigène avaient vivement frappé les observateurs - se trouve brutalem ent interrom pue. Le parti est dissous p ar décret du 26 septem bre 1939, Messali et vingt-quatre de ses principaux lieutenants sont arrêtés au début du m ois d'octobre 1939. Un décret-loi du 28 mai 1940 perm et la déchéance des élus d u PPA n’ayant pas rom pu avec le mouvement : le conseiller général D ouar élu triom phalem ent en m ai 1939 est alors dém is de son m andat. D urant l'été 1940, de nouvelles arrestations ont lieu : une trentaine de m ilitants sont envoyés au cam p de Djenien-Bou-Rezg80. Les responsables des Centres d'inform ation et d’études estim ent que cette répression a brisé durablem ent le mouvement. Convaincu de l’état de désorganisation et de désarroi du PPA, ils pensent même qu'une possibilité d'ouverture est possible dans sa direction. « Messali lui-m êm e, d'après plusieurs de ses intim es, ne serait pas inacces­ sible aux idées de cet ordre. Peut-être une prise de contact avec lui ne serait pas inutile », écrit le capitaine Schoen à l'autom ne 194081. Des tentatives dans cette direction vont être effectuées entre novem bre 1940 et m ars 1941. Ces contacts n’aboutissent pas, Messali se m éfiant

79. CAOM, préfecture d’Alger, 4118. 80. CAOM, préfecture d'Alger, 1K187 : le procès des messalistes, gros dossier de 84 pages constitué par les soins du CIE d’Alger, sans date (réunion d’études réalisées entre l’autom ne 1940 et le procès de m ars 1941). 81. Idem.

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visiblem ent de ses interlocuteurs et les autorités m ilitaires se mon­ tran t hostiles à la politique des contacts préconisée p ar le C IE i2. En m ars 1941 s'ouvre donc le procès de Messali et de ses quarante com pagnons. Q uatre chefs d'inculpation ont été retenus c o n tre eux : atteinte à la sûreté extérieure de l’État, atteinte à l’intégrité d u terri­ toire national, reconstitution de ligue dissoute, m anifestations contre la souveraineté française. Le chef du PPA se m ontre m oins souple et m oins m odéré que ne l’espérait le CIE. S'il renonce au m o t d'indé­ pendance qu'il avait prononcé lors de son prem ier procès e n 1937. il conserve en effet un ton revendicatif. « Personnellem ent, je serais heureux de retrouver m a famille, de pouvoir éduquer m es enfants. Mais, pour une cause noble, j’accepte la prison com me u n devoir >. déclare-t-il le 28 m ars 19418 83. 2 Le verdict rendu par les sept juges du tribunal m ilitaire surprend par sa sévérité : la peine m axim ale à laquelle on s’attendait pour le principal accusé était de tro is ans de prison, c'est celle qui a été infligée au m oins lourdem ent p u n i des inculpés. Messali est condam né à seize ans de travaux forcés e t vingt ans d’interdiction de séjour. Les événem ents de M aison-C arrée dans lesquels les autorités m ilitaires ont voulu voir l'influence o ccu lte du PPA expliquent visiblem ent cette sévérité. Au lendem ain de cette lourde condam nation du chef historique, que reste-t-il du PPA en Algérie ? Depuis la dissolution d u mouve­ m ent, un certain nom bre de m ilitants ont œuvré à m ain ten ir une structure de liaison. Le conseiller général Douar - jusqu'à son arres­ tation en 1941 -, l'étudiant en m édecine Lamine Debaghine et l'ancien tram inot Ahmed M ezem a sont les principales figures de cette organi­ sation clandestine84.58 Leur rôle est de tenter de préserver le contact avec les vieux m ilitants, de les encourager à reconstituer là o ù ils le peuvent des cellules PPA. Il s'agit aussi de lutter contre l'influence du petit noyau de m ilitants de l'ex-CARNA exclus en 1940 d u PPA et toujours à la recherche d'une collaboration avec l'A llem agne” . Traqués par la police, les sym pathisants du PPA peuvent tro u v er une 82. CAOM, préfecture d'Alger, 1K187. Moufdi Zakaria (1909-1977) sem ble avoir servi de contact au CIE. Voir Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens, Paris, L’H arm attan, 1985, p. 260. 83. CAOM, préfecture d’Alger, 414 : procès de Messali. 84. Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des militants nationalistes algé­ riens, op. cit., p. 281 et 297. Né en 1917 à Hussein-Dey dans une famille relativement aisée de l'Algérois. Lamine Debaghine avait milité à l’Association des étudiants musulmans d'Afrique du Nord, avant de rejoindre le PPA en 1939. Ahmed Mezema (1907-1982), originaire de Blida, avait rejoint ULNA dès 1933. 85. Le Comité d’action révolutionnaire nord africain (CARNA) s'était constitue en 1938 contre l’avis de Messali afin de solliciter l’aide de l’Allemagne contre le colo-

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couverture en participant à des activités culturelles ou caritatives. À Sétif, un groupe de jeunes fonde ainsi une société de bienfaisance, Al Kheïria : ce noyau de dimension modeste servira ensuite de cellule de base pour la reconstruction du PPA dans la région au lendemain de novembre 1942. Le même schéma se retrouve à Médéa où un mili­ tant expérimenté, Hadj El Hocine, parvient à rassembler autour de lui un petit groupe de lycéens musulmans. À Mecheria, le point de départ de la reconstitution du PPA est la médersa réform iste86. Ailleurs, c'est par la participation aux mouvements de scoutisme ou aux conseils d’adm inistration des associations sportives que les m ilitants du PPA cherchent à garder le contact avec la jeunesse algérienne. Quelques m ilitants déterminés s'efforcent ainsi, malgré leur isolement, de main­ tenir la flamme. C'est au cours de cette période que Hocine Aït Ahmed, lycéen, établit ses premiers contacts avec le mouvement nationaliste87. Au-delà de ces noyaux constitués, le PPA continue de bénéficier de la sympathie des populations locales. Ainsi la lourde condamna­ tion de Messali provoque une grande émotion chez les Algériens musulmans. C’est à Alger, où le PPA reste le mieux implanté, que la réaction est la plus forte. Dans la nuit du 11 mai 1941, fête de Jeanne d'Arc, que le régime entend célébrer avec faste, un grand nombre d’inscriptions apparaissent sur les murs de la ville : « Vivre la liberté : PPA vaincra ! », « Pour avoir dit la vérité Messali est condamné », « Tout le peuple est avec Messali », « Messali chef suprême de l'Algérie »... « Ces inscriptions, pour lesquelles il avait fallu évidem­ ment mobiliser plusieurs dizaines de militants, dénotaient un effort délibéré et concerté de propagande, une nette résolution de frapper les masses. Le travail n'était d'ailleurs pas considéré comme terminé, puisque trois militants pris en flagrant délit furent arrêtés la nuit sui­ vante. Leurs aveux ont permis de faire quatorze arrestations », note le CIE d'Alger88. Des traces de cette activité se retrouvent également dans le département d'Oran. En avril 1941, une série d’inscriptions murales précèdent ainsi la visite d'Abrial à Tlemcen. En juillet, le mouvement gagne Oran, Nemours, Relizane et Perrégaux. La nisateur français. Exclue du PPA, la petite poignée de militants qui avait constitué ce mouvement tente durant la guerre de prendre contact avec les commissions d’armistiçe italienne et allemande sans obtenir aucun résultat. Mahfoud Kaddache, Question nationale et politique algérienne, 1919-1955, tome IV pour les tribulations du CARNA de 1940 à 1942, p. 990. Thèse d’État, 1975. 86. Idem, p. 995-1000. 87. Hocine Aït Ahmed, Mémoire d ’un combattant - L'esprit d'indépendance, Paris, Sylvie Messinger, 1989, p. 21. 88. CAOM, GGA, 1ÎH58 : bulletin mensuel du CIE d’Alger, mai 1941.

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cam pagne de graffitis se poursuit de façon plus ou m oins régulière durant l'année 1942 dans les grandes villes. Après novem bre 1942. bénéficiant du prestige que lui valent les persécutions, le PPA pourra ensuite p artir à la conquête des cam pagnes.

Proscrits : l'internement politique dans l'Algérie de Vichy Au bout des logiques d’exclusion et de la répression se trouvent les cam ps d’internem ent du Sud algérien. Rarem ent évoquée a u grand jour, leur existence est pourtant connue de tous. En tém oignent deux répliques extraites d'un ouvrage à succès de la période d e guerre. L ’Impromptu d ’Alger d’Edm ond B rua : « - E t ce m onsieur Fernand, député ? », dem ande l’un des protagonistes. « Boghari », rép o n d sim­ plem ent son interlocuteur. Une note infrapaginale précise : « Boghari - Commune d'Algérie, dans le sud du départem ent d'Alger. Centre im portant d'élevage du m outon. Depuis juin 1940, cam p de concen­ tration de brebis galeuses et de m auvais bergers89.» Les «brebis galeuses » ainsi tournées en dérision sont bien sû r les in tern és poli­ tiques - com m unistes, nationalistes algériens, opposants - e t les « indésirables » - réfugiés d'Europe centrale ou d'Espagne - que le régim e a refoulés aux lim ites de l'Algérie visible. LE RÉSEAU D'INTERNEMENT ALGÉRIEN : PRISONS, CAMPS DE TRAVAIL E T CENTRES DE SÉJOUR SURVEILLÉ

Nous avons vu plus haut com m ent Vichy dès les prem ières sem aines de son existence a étendu et renforcé l'arsenal rép ressif dont il disposait. L'évolution du régim e est allée vers un durcissem ent constant de ces pratiques en la m atière. Afin de m ettre hors d 'é ta t de nuire ces adversaires politiques, le régime dispose ainsi de plusieurs structures d ’internem ent. Le réseau traditionnel des prisons e t bagnes d'Algérie sature - droits com m uns et politiques y sont mêlés d a n s une prom iscuité et un m anque d'hygiène aux effets souvent dram atiques. La prison civile d’Alger où sont internés dans l'attente de leu r procès les m ilitants com m unistes arrêtés en 1941 souffre ainsi d’une surpo­ pulation chronique. En m ai 1942, Jean Scelles-Millie, m ilitant axant guerre du mouvement Jeune République, tente d'alerter le gouverne­ m ent dans un rapport qu'il envoie à Vichy : « La prison civile d'Alger. 89. Edmond Brua, L'Impromptu d ’Alger, Alger, Heintz, 1942. Brua est l’auteur à la même époque de la Parodie du Cid, version pataouète de la célèbre pièce de Corneille.

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d ite de Barberousse, a été créée pour six cent cinquante détenus. Elle e n contenait deux mille cent il y a quelques mois. Les détenus sont m is dans les cellules où ils couchent sans paillasse, su r de sim ples n a tte s d'alpha, et où ils sont entassés avec une telle densité qu’ils ne p eu v en t coucher à plat et sont pressés les uns contre les autres su r le c ô té . Comme la sous-alim entation les am ène à un état squelettique, c e couchage perm anent su r le même côté leur occasionne très sou­ v e n t des phlegm ons à la hauteur des hanches. [...] Le typhus sévit d ep u is trois m ois à l'état épidém ique », écrit-il90. Le bagne de Lamb èse, construit près d’un siècle plus tôt pour recevoir des déportés de ju in 1848 puis ceux de la Commune, est toujours en activité. Messali H adj et ses com pagnons y sont transférés après leur condam nation. L e leader du PPA y est soum is à un d u r régim e disciplinaire : isolé d e jo u r et de nuit, crâne et sourcils rasés, vêtu de la tenue rayée d e s bagnards, boulets aux pieds, il effectue des travaux forcés91. Le bagne de M aison-Carrée enferm e lui aussi des prisonniers poli­ tiques. Dans un quartier isolé ont été ainsi regroupés les vingtse p t députés com m unistes condam nés à cinq ans de prison le 3 avril 1940 et envoyés en Algérie en m ars 1941. Les conditions de vie de ces élus, m oins dures que celles de Messali, restent des plus fru­ g a le s92. Des Espagnols condam nés aux travaux forcés sont égale­ m ent internés à M aison-Carrée. Un quartier des condam nés à m ort est égalem ent am énagé : jusqu'à ce qu'intervienne la grâce du chef de l'É ta t en juillet 1942, six des responsables com m unistes jugés en m ars y attendent leur exécution93. Les prisonniers de ces différentes m aisons d'arrêt purgent une peine ou attendent leur procès. D 'autres sont internés en dehors de to u t jugem ent. Il en va ainsi des populations « indésirables » versées dans les cam ps de travail. La dénom ination relativem ent anodine de « G roupem ent de travailleurs étrangers » ne doit pas faire illusion sur le caractère d'une institution visant officiellem ent à absorber les étrangers « en surnom bre dans l'économ ie nationale ou dont l'acti­ vité risquerait d'être dangereuse ». Intégrés p ar décision préfectorale, les mem bres des groupem ents ne peuvent être libérés qu'en justi­ fiant d'un contrat de travail ou d’un certificat d’hébeigem ent. Malgré 90. Cité par André Moine dans D ép o rta tio n e t résista n ce en A frique d u N ord, p. 197. Cet état de surpopulation et de morbidité est confirmé par plusieurs rapports (CAOM, GGA, 9H115 : camps d’intemement). 91. Benjamin Stora, M essali H adj, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 186. 92. Auguste Touchaid cité par André Moine dans D ép o rta tio n e t résista n ce en Afrique d u N o rd 1 9 3 9 -1 9 4 4 , o p . c it., p. 118. 93. Id em .

1 9 3 9 -1 9 4 4 , o p . c it.,

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la sim ilitude de dénom ination, on se trouve donc en p résen ce de for­ m ations de nature différente de celle des G roupem ents d e démobi­ lisés dans lesquels l’incorporation est basée sur le v o lo n ta ria t dans le cadre de contrats de trois m ois renouvelables et lib rem en t rési­ liables94. Le caractère répressif des GTE est particulièrem ent accentué dans le cadre de sections disciplinaires destinées à b riser les réfractaires. C’est le cas du 6e GTE d'H adjerat M’Guil situ é d a n s le ter­ ritoire d'Aïn-Sefra, surnom m é après la guerre p ar un a n c ie n interné, le « Buchenwald français en Afrique du N ord95 ». Le gros d e s effectifs est constitué des m iliciens espagnols internés avant la g u e rre dans les cam ps M orand et Suzoni. Dans une note destinée au x commis­ sions d ’arm istice italiennes et dressant un bilan au 1er av ril 1941, il est fait allusion à l’existence d’une dizaine de GTE rep résen tan t un effectif total de deux m ille cinq cent huit travailleurs96. Il sem ble que se soient ajoutées ensuite six autres form ations constituées à pardi d'anciens engagés de la Légion de toutes nationalités, ré p a rtis dans les territoires de Colomb-Béchar, Aïn-Sefra et Saïda et représentant un effectif supplém entaire de deux mille hom m es97. La dernière structure d'internem ent est enfin constituée p a r les « centres de séjour surveillés » dont le rôle est de « placer les natio­ naux dangereux pour la sécurité publique [et] les étrangers indési­ rables ne pouvant être ni expulsés ni rapatriés dans leur pay s d'ori­ gine dans une situation telle qu'ils ne puissent entraver l'action régénératrice du gouvernem ent ». Le renforcem ent des logiques de l'exclusion qui accom pagnent l'instauration du nouveau régim e se tra­ duit par le déplacem ent vers le sud des cam ps, tandis qu'une volonté de «rationalisation» de la gestion se traduit par une «spécialisa­ tion » de chaque centre. Ainsi les cam ps de M echeria et G éryville dans le territoire d ’Aïn-Sefra sont présentés respectivem ent com m e « dépôt d’exclus m ilitaires» et «centre de réfugiés» pour légionnaires ne 94. CAOM, GGA, 9H115 : rapport du 25 septembre 1941, gouvernement général 95. Témoignage de Claudio Moreno dans « Un bagne dans le désert : Hadjerat M’Guil le Buchenwald français », Amicale des résistants, des déportés et internés en Afrique du Nord ; cité par André Moine dans D ép o rta tio n e t résistan ce e n A friq u e du N o rd 1 9 3 9 -1 9 4 4 , op. c it., p. 193. 96. CAOM, GGA. 9H115 : rapport du 25 septembre 1941, gouvernement général. Ces chiffres devaient être transmis aux commissions d'armistice italiennes : - région de Boghar : 484 hommes (1 groupe), - région de Colomb-Béchar : 1 586 hommes (5 groupes), - région de Kenchela : 360 hommes (2 groupes). 97. Anne Grynberg et Anne Charadeau, « Les camps d’internement », in E xils et m ig ra tio n s - Ita lien s e t E sp a g n o ls en France 1938 -1 9 4 6 , Paris, L’Harmattan, 1994, p. 197. Voir aussi Michel Abitbol, Les Ju ifs d ’A frique d u N o rd s o u s V ichy, o p. c il., p. 97 et suiv.

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p o u v an t rentrer dans leur pays d'origine et n'étant pas autorisés à séjo u rn er sur le territoire français. Le centre de Djenien-Bou-Rezg, p e tit fortin situé sur la voie ferrée d'Aïn-Sefra à Colomb-Béchar, et le c e n tre de Djebel-Felten dans le sud du départem ent de Constantine regroupent des internés politiques originaires d'Algérie. Le cam p d'El A richa, installé dans un ancien casernem ent de la Légion étrangère et le cam p de Bossuet, tous deux au sud du départem ent d'O ran, ren­ ferm ent les internés français transférés des cam ps de la m étropole qui avaient été dans un prem ier tem ps orientés vers Djelfa. Situé dans le territo ire de Laghouat, ce centre de séjour surveillé, le plus im por­ ta n t d'Algérie, accueille à p artir du m ois d'avril 1941 les étrangers expulsés de m étropole. Telle est égalem ent l'affectation du cam p de B errouaghia dans le départem ent d'Alger. Signalons enfin l'existence d u cam p de Ben-Chicao dans le départem ent d'O ran, qui regroupe les fem m es internées en Algérie, pour lequel nous n'avons pas pu trouver d e renseignem ents statistiques98. Au bilan, l'internem ent politique en Algérie est loin de constituer un phénom ène m arginal. Au vu des sta­ tistiques partielles ci-jointes, on peut estim er qu'à la veille du débar­ quem ent am éricain les centres de séjour surveillés devaient regrouper e n tre deux mille cinq cents et trois mille internés. Il faut ajouter à ce chiffre celui des cam ps de travail soit trois à quatre mille hommes, et celui des internés politiques des prisons et bagnes d’Algérie. Ce sont san s doute entre sept et dix mille personnes qui sont privées de liberté à cause de leurs convictions ou de leurs origines. SURVIVRE À LA PROSCRIPTION : LA VIE DES INTERNÉS POLITIQUES DANS LES CAMPS DU SUD ALGÉRIEN

Plusieurs facteurs se sont ligués pour rendre particulièrem ent dif­ ficile la vie des prisonniers dans les cam ps du Sud algérien. La volonté des autorités d ’isoler ces indésirables les a am enées à ins­ taller la plupart des cam ps sur les hauts plateaux du Sud algérien. Ces régions relativem ent élevées - Bossuet est située à 1 800 m ètres au-dessus du niveau de la m er et El Aricha à 1 250 m ètres - sont exposées à un rude clim at caractérisé par la chaleur des étés et la rigueur des hivers. « La redoute est écrasée l'été sous un ciel chauffé à blanc, enneigée un mois l'hiver et gercée par le froid, battue des vents toute l'année : cyclones tièdes et sirupeux du désert, brises cou­ pantes de l'Atlantique ou bourrasques capricieuses de la M éditer­ ranée », écrit ainsi Roger Garaudy en évoquant le cam p de Bossuet où 98. veillés.

CAOM, GGA, 9H115 et 9H116 : rapports divers sur les centres de séjour sur­

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Les centres de séjour surveillé en Algérie É tat statistique au l*r avril 1941 Désignation des camps Méchéria Géryville Djenien-Bou-Rezg Djelfa Djebel-Felten Berrouaghia Bossuet El Arricha TOTAL

Nombre d'internés Français

Indigènes

28

57





76

74

-

-

195

Étrangers _

115 -

495

230

-

200 — — 810

-

-

492 50 841



74 435

Total 1 85 115 150 495 425 200 492 124 2 086

1 ! i , ' : ,

É tat statistique au 1er m ai 1942 Désignation des camps Djelfa Djenien-Bou-Rezg Bossuet El Arricha Berrouaghia Méchéria TOTAL

Nombre d’internés Français 6 138 380 55 -

106 685

Indigènes —

1

Étrangers 1082

84

-

-



75



-

215 374

86 102 1270

Total ,

1 1 088 i 222 1 380 ! 130 86 . 423 i 2 329 ,

Sources : SHAT, 1P215. Moins complet que le premier - les statistiques concer­ nant Géryville et Djebel-Felten n’y figurent pas -, le deuxième état doit être considéré comme une estimation basse.

il a séjourné en 1941-1943". L'im provisation qui a présidé à l'instal­ lation des centres de séjour surveillé n'a pas perm is la m ise en place d'infrastructures adaptées au clim at, ni même au logem ent d'une population nom breuse. Cette im préparation est particulièrem ent m anifeste pour le cam p de Djelfa installé autour du fort C afairelli au printem ps 1941 pour accueillir les cinq mille indésirables que Vichy voulait expulser de m étropole. Le 25 m ars 1941, alors que les pre­ m iers internés sont déjà arrivés en Algérie, le capitaine com m andant9 99. Roger Garaudy, Journal de Daniel Chenier - Témoignage sur la vie dans les camps, Paris, Édition Hier et Aujourd’hui, 1946. Ce récit constitue une version légèrement romancée de l’expérience vécue par l’auteur, jeune agrégé de philosophie arrêté en 1940 pour ses convictions commu­ nistes.

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le camp de Djelfa envoie un télégramme alarm iste au directeur des territoires du Sud : « En raison pluie abondante Djelfa travaux instal­ lation camp suspendus. Stop. Montage baraques non commencé faute clous. Rends compte graves inconvénients résulteraient arrivée nou­ veaux internés de ce fait et manque literie paillasse. Manque per­ sonnel particulièrem ent nécessité criante vaguemestre [...] Répercus­ sions graves moral internés », écrit-il ,0°. Rendant compte à son tour de ce télégramme, le directeur des territoires du Sud se contente de constater qu'il « semble révéler un peu d’affolement de la part de cet officier». Le capitaine C., jugé trop émotif, sera relevé durant l'été 1941 et remplacé par l'inflexible commandant Caboche dont le nom reste associé au souvenir du camp de Djelfa. Des tentes prêtées p ar l'armée serviront de logements en attendant la construction de baraques. André Moine, qui a fait partie du prem ier contingent arrivé à Djelfa, se souvient de la précarité des installations qui attendent les détenus : e À l'intérieur, le fort se présente à nous comme une petite cour bordée de bâtim ents sans étage où une partie d'entre nous trou­ vent la place pour étendre une paillasse ou s'installer dans des châlits. Les autres, dont je suis, se glissent sous des m arabouts dressés dans la cour dont ils mangent le maigre espace,w. » En octobre 1941, le directeur des territoires du Sud écrit au gou­ verneur général pour lui signaler que les camps sont mal préparés pour affronter les rigueurs de l'hiver prochain. « Gênés d’une part p ar la distance qui les sépare d'Alger et l’éloignement des centres commerçants, d'autre part par la lim itation de leurs attributions en m atière financière, les commandants militaires éprouvent des diffi­ cultés insurm ontables pour faire l’acquisition des matériaux, des effets d'habillem ent et en général de tout ce qui est indispensable au logement et à la vie des internés », note-t-il,02. Ces problèmes d’intendance ne seront jam ais résolus. Les autorités de tutelle s’en désintéressent visiblement, considérant sans doute que les conditions de détention seront toujours assez bonnes pour des détenus jugés irrécupérables. Ainsi lorsque le colonel Lupy, inspecteur des camps, signale la situation critique des internés de Bossuet et le refus de l'arm ée de venir en aide à l’intendance du camp, le gouverneur général se contente de recom mander de contacter des fournisseurs privés mais ne prévoit aucun financement supplém entairem .3012* ÎOO.CAOM, GGA, 9H115. 101. André Moine, Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 135. 102. CAOM, GGA, 9H115 : counier du 7 octobre 1941. 103. CAOM, préfecture d’Oran, 464 : dossier camp Bossuet

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À l’automne 1941, un conflit surgit entre le payeur général de la pré­ fecture d'Oran et les gestionnaires des camps de Bossuet et El Aricha à qui il reproche de ne pas appliquer avec assez de rigueur les règles de la comptabilité publique. Le conflit n'ayant pas trouvé de solu­ tion, le payeur général décide purem ent et simplement de suspendre le financement de ces deux centres. Le 12 février 1942, l’inspecteur des camps s'indigne des conséquences de cette décision adm inistra­ tive : « C'est ainsi qu'à El Aricha aucune avance de fonds au titre de l'exercice 1942 n’a été faite et nous sommes à la mi-février. Il s’ensuit que pendant six semaines il a fallu que le directeur et le gestion­ naire s'accommodent de vivre sans argent. Ils n'ont pu en sortir qu'en réglant les factures de première nécessité avec l’argent que les internés ont en dépôt dans la caisse du centre », écrit-il à la préfecture d’O ran,04. Dans un courrier envoyé quelques jours plus tôt au gou­ verneur général, le même inspecteur laissait apparaître une certaine am ertume : « Je me demande pourquoi une adm inistration comme celle des CSS ne fonctionne pas normalement. Certains directeurs de CSS me confient leur étonnement et quelques uns sont découragés car ils ne voient aucune am élioration...1 14005 ». Ces avertissements res­ tent sans effet. Les organisations caritatives elles-mêmes ne semblent pas avoir pris la mesure de la détresse des internés. Ainsi à la fin du mois de juillet 1942 une délégation de la Croix-Rouge, composée d'épouses d'officiers généraux et supérieurs, visite les camps et se contente de faire distribuer trois cents chapeaux de paille106... La cruauté volontaire et le sadisme de certains chefs de camp ont encore ajouté au m alheur des internés. Les camps de Djelfa, Djenien-BouRezg et Hadjerat-M'Guil ont été ainsi incontestablement les plus durs. Humiliations, brimades, corvées épuisantes, privations de soins y ont été le lot des prisonniers, comme allaient le révéler les procès de 1944. À Djenien-Bou-Rezg, le commandant du camp, le lieutenant de Ricko, laisse m ourir faute de soins plusieurs internés107. À HadjeratM'Guil, camp disciplinaire pour les compagnies de travailleurs sur­ veillés, tortures et vexations sont monnaie courante. « Les internés n'y étaient pas traités comme des hommes. [...] Le camp était litté­ ralem ent affamé ; certains mangeaient n'im porte quoi, et de ce fait contractaient de graves maladies. D’autres m oururent de cet état de choses. Malgré leur faiblesse physique, les hommes étaient astreints à

104. Idem. 105. CAOM, GGA, 9H116 : rapport du 31 janvier 1942. 106. CAOM, GGA, 9H115. 107. CAOM. GGA, 9H115.

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un travail particulièrem ent sévère [...] les surveillants armés de m atraques frappaient sans vergogne les travailleurs, sans raison, uni­ quement pour frapper », peut-on lire dans l’acte d’accusation lors du procès des responsables de ce camp devant le tribunal militaire d'Alger en février 1944 ‘°8. De telles conditions ne peuvent qu'altérer la santé et le moral des populations internées. Certains succombent aux mauvais traite­ ments : le communiste Kaddour Belkaïm décède à la prison de Barberousse en juin 1940, le nationaliste Douar Mohamed m eurt à Lambèse le 23 janvier 1943. Aux souffrances physiques liées à la mauvaise alim entation, au manque de vêtements et de médicaments s’ajoutent les souffrances morales. Un grand nombre de ces internés toutefois sont restés des m ilitants convaincus et leur engagement au service d'une cause reste le principal ressort de leur volonté de tenir. Le recours à l'humour, le refuge dans la culture, la mise en œuvre de solidarités concrètes deviennent des armes dans cette lutte pour la survie. Ainsi, malgré les conditions dramatiques, certains trou­ vent le courage de plaisanter pour soutenir le moral de ceux qui seraient prêts à flancher. M aintenir une activité intellectuelle est aussi un moyen de ne pas som brer dans le découragement comme l’explique dans ses souvenirs Roger Codou, ancien des Brigades inter­ nationales interné à Djelfa puis à Bossuet : « Fort heureusement, un jeune agrégé de philosophie, Roger Garaudy, réussit à m aintenir le moral en organisant des cours et des conférences. Nous comptions, parm i nous, dix-huit professeurs et instituteurs. Avec leur concours, Garaudy créa de toutes pièces une véritable université,09. » Au-delà existe chez ces m ilitants la conscience que leur souffrance a un sens, quelle participe au combat contre le fascisme et que l’internement vaut mieux que la capitulation. On peut m entionner ici le dossier d'un responsable régional du PCA pour l'Oranie, ancien journaliste à Orati républicain interné en mai 1940 à Djenien-Bou-Rezg, un des plus durs parm i les camps du Sud. Le 28 novembre 1940, il demande une per­ mission pour aller porter assistance à son épouse malade, privée de ressources et menacée d'expulsion par ses propriétaires. La préfecture d'Oran refuse : l'expulsion a lieu et les biens du couple sont saisis. L'état de santé du détenu s'altère à son tour et il perd pratiquem ent la vue. En juillet 1942, il est transféré à Bossuet où les conditions de9018

108. André Moine, dans D éportation e t résistance en Afrique d u N ord 1939-1944, reproduit l’acte d’accusation du procès de juillet 1944, p. 186-188. 109. Roger Codou, Le C abochard - M ém oires d'un com m u n iste, 1929-1982, Paris, François Maspero, « Actes et mémoires du peuple », 1983, p. 151 et suiv.

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détention sont moins dures qu'à Djenien. Les autorités du cam p lu i proposent alors une libération conditionnelle s'il accepte de signer u n engagement à ne plus faire de politique. Malgré ses problèmes fam i­ liaux et la dégradation de son état de santé, il refuse ce qu'il considère comme une compromission et ne sera libéré que le 4 juin 1943 su r ordre du général Catroux, nouveau gouverneur général110. La même déterm ination anime les nationalistes algériens. Condamné aux tra ­ vaux forcés avec Messali, Mohamed Boumaza écrit ainsi à sa famille en juillet 1941 : « Ce sont ces misères, ces humiliations et ces souf­ frances qui feront malgré et contre tout l'histoire de notre chère P atrie111 ». Ainsi en m aige de l’Algérie de Vichy existe une Algérie de l’exclu­ sion. De la persécution antisém ite au monde concentrationnaire du Sud algérien se révèle le véritable visage d'une dictature foulant au pied la dignité humaine. Pour cette Algérie de l'exclusion, le débar­ quement anglo-saxon du 8 novembre 1942 amène enfin l’espoir d'une victoire prochaine des Alliés et d'une défaite du fascisme et de ses collaborateurs français.

110. CAOM, préfecture d'Oran, 464. 111. CAOM, GGA : bulletin mensuel du CIE d’Alger, juillet 1941.

Épilogue

C h a p itre V III

LA FIN DE L’ALGÉRIE VICHYSTE : DU DÉBARQUEMENT ANGLO-SAXON À LA CONSTITUTION DU CFLN

« La voici donc term inée, la prem ière phase de cette guerre, celle »ù devant l’assaut prém édité des agresseurs reculait la faiblesse dis­ persée des dém ocrates. » Le 11 novem bre 1942, dans l'Albert Hall de .o n d res, devant ses partisans ém us et conscient, de vivre des heures îistoriques, le général de Gaulle saluait les événem ents d'Afrique du 4 o r d I. Avec le débarquem ent am éricain, la grande histoire de la Deuxième G uerre m ondiale rejoint l'histoire intérieure de l'Algérie, -e s enjeux de cette période extrêm em ent complexe débordent le :ad re de notre étude : évoquer ici dans le détail les conditions du e to u r de l'Afrique du Nord dans la guerre puis les prem iers prépa*atifs de la libération de la m étropole nous éloignerait de notre pro­ blém atique de départ. Il nous faut par contre m esurer ce qu'il reste de la Révolution nationale au lendem ain du débarquem ent am éri­ cain. Les événem ents de novembre 1942 entraînent en effet la fin du régime d’arm istice en Algérie m ais ne clôturent pas totalem ent la période vichyste. Ce sont les étapes du dém antèlem ent progressif de la Révolution nationale que nous allons aborder ici.

1. Jean-Louis Crémieux-Brilhac La France Libre - De l'appel du 18 juin à la Libé­ ration, Paris, Gallimard, 1996, p. 427.

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L'entrée en scène de la Résistance Le débarquement anglo-saxon modifie radicalement la situation de l'Algérie et de l'Afrique du Nord face au conflit mondial : plate­ forme observant depuis l'armistice l'affrontement des belligérants, le Maghreb est alors rattrapé par la guerre. Les événements de novembre 1942 renouvellent également la donne intérieure. Ils révè­ lent ainsi au grand jour l’existence d’une Résistance locale qui a œuvré dans le plus grand secret à faciliter l'arrivée des Alliés. LA NAISSANCE DE LA RÉSISTANCE DANS L’ALGÉRIE DE VICHY

Nous n'avons pas jusqu'ici évoqué la Résistance algérienne : ni groupe social ni formation politique, elle constitue un objet d'his­ toire spécifique. Nous avons choisi de l'étudier en relation avec les événements de novembre 1942 qui constituent l’aboutissement de son action. En Algérie comme en métropole, la Résistance à ses débuts a été, selon la formule de l’un de ses membres, « un refus d’accepter l'occupation, la victoire d'Hitler, sa domination sur le m onde; un refus pour agir; un besoin de faire quelque chose pour libérer la France2 ». Cette volonté s'exprime d’abord de façon très dispersée. Plusieurs noyaux s’ignorant les uns les autres, encore incertains des formes que prendra leur action, apparaissent ainsi dès 1940. Un pre­ m ier pôle se constitue ainsi à Alger peu après l’armistice dans la mou­ vance du commissaire Actuary, chef de la brigade de surveillance du territoire, décidé à utiliser son poste stratégique au service d'une action de résistance. Jean L'Hostis, ingénieur des Arts et Métiers décidé lui aussi à agir, entre rapidement en contact avec Achiary grâce à un ami commun, l'hôtelier Lalanne, propriétaire de l’Albert Hôtel où s’installent à l'automne 1940 une partie des commissions d'armistice. Autour de ces quelques hommes se met en place l'embryon d’un réseau de renseignements qui, faute de contacts avec la France Libre, travaille en collaboration avec l'Intelligence Service britannique3. Très précocement également se constitue à Oran un 2. José Aboulker, « 8 novembre 1942, des résistants français aux côtés du débar­ quement américain », entretien dans Alger, une ville en guerre 1940-1962, revue Autre­ ment, n° 56, mars 1999. 3. « La part de la Résistance dans les événements d’Afrique du Nord », in Les Cahiers français, n° 47, Carlton Gardens, Éditions de la France Libre, août 1943. Voir aussi pour ce groupe le récit de Claude Paillat, qui a visiblement recueilli des éléments auprès d’Achiary et de lUostis eux-mêmes, in L'Échiquier d ’Alger,

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autre noyau organisé autour d'un jeune industriel, Roger Carcas­ sonne, de son frère, de quelques-uns de leurs amis, Pierre Smadja, les frères Bensoussan, Pierre Galindo et de jeunes étudiants4. Le groupe se met à l'écoute de Radio-Londres et se tient prêt à suivre les consignes qui viennent de la France Libre. En février 1941, alors qu'une tentative de passage vers G ibraltar est en voie de préparation, de nouveaux contacts vont entraîner l'action du groupe vers d'autres directions. Par un de ses anciens compagnons d'armes, le capitaine Jobelot, Roger Carcassonne est mis en relation en m ars 1941 avec un officier arrivé depuis peu de métropole pour rejoindre le deuxième bureau de l'état-m ajor de la division d'Oran, Henri d’Astier de la Vigerie. L'histoire des débuts de la Résistance, on le sait, est d'abord l'histoire d'une série de rencontres. Celle-ci va s'avérer décisive. Avec d'Astier, la Résistance algérienne va trouver en effet un de ses chefs les plus audacieux et un meneur d'hommes sachant susciter les dévouements les plus fidèles. Âgé alors de quarante-trois ans, ancien camelot du roi ayant rompu avec M aurras lors de la condam nation pontificale, d'Astier a deux belles guerres à son actif - en 1914, tout juste bachelier, il avait rejoint les rangs des engagés volontaires - et déjà quelques états de service dans la Résistance métropolitaine. Tous les protagonistes de la période soulignent son patriotism e intransi­ geant et chaleureux et le charisme qui émane d'un personnage sou­ vent décrit sous les traits d'un ligueur ou d'un condottiere5. Convaincu qu'une action utile est possible sur place, d'Astier détourne le groupe d’Oran d'un départ vers Gibraltar. Par ses relations dans les milieux militaires, il élargit le cercle de recrutem ent du mouvement ralliant le colonel Tostain, chef d'état-m ajor de la division d'Oran, l'abbé Cordier, lieutenant de réserve maintenu en activité au sein du deuxième bureau d'Oran, et le Père Théiy, dominicain replié à O ran6. Entre-temps, d'autres groupes sont apparus à Alger. Démobilisé au début de 1941, José Aboulker, étudiant en médecine, commence ainsi à recruter parmi ses proches puis dans les milieux universitaires un tome 1 : A vantage à Vichy : ju in 1940-novem bre 1942, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 103 et suiv. 4. « La part de la Résistance dans les événements d’Afrique du Nord », art. cité, p. 4. Pierre Galindo et Albert Bensoussan sont de proches amis d'Albert Camus. Galindo lui aurait en partie inspiré le personnage de L'Étranger (voir Albert Lottman, C am u s, Paris, Seuil, 1979, p. 200 et 252). 5. Voir Chamine, La C onjuration d ’A lger, Paris, Albin Michel, 1946, p. 95-96, pour un florilège des portraits de d’Astier brossés par les chroniqueurs de la période. 6. Le Père Gabriel Théry (1891-1959), docteur en théologie et enseignant à l'Ins­ titut catholique de Paris, avait consacré ses recherches au courant néo-platonicien médiéval et au thomisme.

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certain nom bre de jeunes hom m es déterm inés à q u i il confie la Trponsabilité de constituer à leur to u r des petites ce llu les de d ir : quinze m em bres. Jean Bensaïd - devenu plus tard le journaliste JeDaniel - est ainsi recruté p ar José A boulker7. B e rn a rd K aiserarrivé à Alger en octobre 1941 après un stage dans les chantiers de jeunesse du Var - le passage obligatoire au sein de c e tte institut: ' pétainiste n'a fait que le renforcer dans son h o stilité a u régime est lui aussi intégré dans l’organisation8. Jean A thias, étudiant r. médecine, m ène une action parallèle à celle de Jo sé Aboulker. contacte Paul Ruff, professeur agrégé révoqué p ar V ichy, le docte " M orali Daninos ou l'avocat M aurice Ayoun qui jo u e ro n t u n rôle act. le 8 novem bre 19429.10 Un autre noyau im portant de résistance constitue égalem ent à la fin de 1940 à Alger. Un c e rta in nom bre et jeunes Juifs se sont regroupés sous prétexte d’e n tra în em e n t sport: dans une salle de culture physique installée rue La L y re, la sail: Géo-Gras. Émile Atlan, André Temime, Charles B ouchara so n t à l'ori­ gine du projet. Des officiers de réserve com me le lie u te n a n t Jeat Dreyfus ou l'aspirant Jacques Zerm ati fréquentent eux a u s s i la sajc Géo-Gras. Des notables com me le conseiller g én é ra l Raphai Aboulker et son frère Stéphane, tous deux m édecins ré p u té s, se joi­ gnent au g ro u p e,0. René Capitant, publiciste de renom q u i a obtenu en février 1941 sa m utation à l’université d’Alger, œ uvre d e so n côté ï regrouper des partisans de la cause gaulliste. Professeur à Strasbourg avant la guerre, Capitant avait pu observer de près le d é v e lo p p e m e n : du nazism e en Allemagne et avait présidé le com ité lo cal de vigi­ lance des intellectuels antifascistes. Mobilisé à sa dem ande e n 1939, il rejoint le quartier général de la Ve arm ée à W angenbourg o ù il côtoie pendant plusieurs m ois le colonel de Gaulle. Dès l'autom ne 1940, ü adhère avec ses am is universitaires François de M enthon et Pau! Coste-Floret au « mouvement de libération nationale » qui devient en 1941 le réseau C om bat“ . Louis Joxe, qui enseigne d ep u is b 7. Jean Daniel, Le te m p s q u i reste, Paris, Stock, 1973 ; Livre de poche, 1971 p. 30. 8. Entretien avec l’auteur, 29 juillet 1995. 9. Archives nationales, 72AJ210 - fonds du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, événements d'Afrique du Nord : série d’entretiens recueillis par le comité en 1946-1947. Entretien avec le docteur Morali Daninos. 10. Archives nationales, 72AJ211. Entretien avec Raphaël Aboulker. Fils de Charles Aboulker, célèbre conseiller général d'Alger décédé peu avant la guerre. Raphaël Aboulker est un cousin lointain de José Aboulker. 11. Sur René Capitant, voir l’article de Jean-Pierre Morelu, « Le gaullisme de guerre de René Capitant », in R evu e d ’h isto ire d es fa cu ltés d e d r o it e t d e la s c ie r a ju rid iq u e , n° 16, 1995. Ce numéro reproduit la totalité des articles de Capitant dan* la revue C om bat-A lger en 1943-1944.

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e n t r é e 1940 l'histoire au lycée d'Alger, le colonel Tubert, ancien chef e l a gendarm erie locale révoqué p ar Vichy à cause de son appartea n c e à la franc-m açonnerie, et Paul Coste-Floret, seront les princia l e s figures du mouvement en Algérie. Des contacts existent entre C o m b at et un groupe de m ilitants de la gauche socialiste que l’avocat rv e s Dechezelles et Laurent Préciozi, instituteur révoqué p ar Vichy n d écem b re 1940, se sont efforcés de rassem bler12.31 Enfin, pour tern i n e r ce to u r d'horizon non exhaustif, signalons que l’arm ée eut elle L ussi ses prem iers résistants. Le capitaine Beaufre, m em bre du a b i n e t du gouverneur général Abrial, entre ainsi en contact en n a r s 1941 avec un Américain, le colonel Solborg. Officiellement •ep résen ta n t des aciéries ARMCO, celui-ci est en réalité un proche co llab o rateu r de William Donavan qui est alors en train de jeter les Dases de la prem ière agence de renseignem ents des É tats-U nis>3. Sol­ b o rg dem ande un plan détaillé visant à établir l'aide m ilitaire que L'Amérique devrait apporter à l’Afrique pour garantir son m aintien h o r s de l’orbite allem ande. Beaufre accepte le travail, espérant que ce lu i-ci puisse devenir un jo u r la base d’un accord officiel et convaincu que Weygand approuverait son initiative, au m oins officieusem ent14. Pour m ener à bien son étude, il consulte le com m andant Faye de l’état-m ajor de l’Air à Alger, m em bre du réseau A lliance dirigé en m étropole par le colonel Loustaunau-Lacau et le colonel Jousse, officier républicain connu pour avoir com pté en ju in 1940 parm i les partisans de la poursuite de la lutte. L'indus­ trie l Lemaigre-Dubreuil, que Beaufre a connu à l'état-m ajor de Wey­ gand en m ai 1940, est dans la confidence. Il a rencontré à plusieurs reprises Solborg à Paris puis à Casablanca et souhaite être tenu au courant du développem ent de l'opération. En mai 1941, ce « com plot des officiers » est éventé. À l'occasion du passage à Alger de Lous­ taunau-Lacau, Beaufre et Faye ont convié plusieurs de leurs collègues à une réunion confidentielle. L'un d'entre eux, effrayé p ar les propos 12. Né en 1912, ancien dirigeant des Jeunesses socialistes d’Alger, Yves Deche­ zelles avait rejoint le parti communiste en 1936 pour protester contre la politique de non-intervention en Espagne. Déçu par « l’absence de démocratie et le culte stali­ nien», il démissionne du parti communiste en 1938. Démobilisé en juillet 1940, il rejoint le barreau d’Alger à la fin de l’année. Entretien avec Yves Dechezelles, 3 mars 1993, suivi de plusieurs correspondances. Correspondances avec Laurent Préciozi (1993-1994). 13. Elmar Krautkramer, V ichy 1940, A lger 1942 - Le ch em in d e la France a u to u r­ nant de la guerre, Paris, Economica, 1992, p. 52-54. Avocat célèbre William Donavan devait fonder en juin 1941 le Coordinator of Information (COI) qui se transforma un an plus tard en Office of Strategie Services (0SS), lui-même précurseur de la Central Intelligence Agency (CIA). 14. André Beaufre, M ém oires, 1920, 1940, 1945, Paris, Presses de la Cité, 1965.

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sévères tenus par Loustaunau-Lacau à l'encontre de l’am iral D arlan, décide pour se couvrir de révéler au général Beynet l’existence de cette réunion. Celui-ci transm et l'inform ation à Weygand qui refuse d’étouffer l'affaire. Beaufre et Faye sont arrêtés. Les années 1940-1941 ont donc vu se m ultiplier de nom breuses initiatives. Les formes de cette première résistance varient. C ertains groupes ont choisi de se spécialiser dans le renseignement, surveil­ lant les mouvements des bateaux dans les ports algériens, filant les commissions d'armistice, cherchant à découvrir les livraisons effec­ tuées au service de l'Axe,5. D'autres ont privilégié l’action de propa­ gande. D'autres enfin envisagent déjà l’organisation de form ations param ilitaires susceptibles de contribuer un jour au retour de l'Afrique du Nord dans la guerre. Dans tous les cas, l’entrée en résis­ tance est le résultat d'un choix individuel que certaines m otivations peuvent éclairer mais qui relèvent en dernière analyse du for inté­ rieur. «Je suis juif. Ma famille, mon milieu étaient antifascistes. Tétais, je suis toujours, patriote. [...] L’addition des trois motifs (dont j'ignore pour moi le poids respectif) a donné une motivation très forte. Mais pas suffisante. L’immense majorité des Juifs, des hommes de gauche et des patriotes connaissaient leur camp mais n’ont pas levé le petit doigt pour le faire gagner », explique José A boulker1 16. 5 À la fin de 1941, quelques centaines d’individus ont fait ce choix. Le fait que les Juifs d’Algérie aient fourni sans doute plus des deux tiers de cet effectif a amené certains historiens à s'interroger su r la part qu’a pu jouer l'identité juive dans l'engagement en résistance17. N'ignorant pas les persécutions qui frappent leur com munauté, vic­ tim es parfois eux-mêmes des lois d'exclusion, les résistants juifs d'Algérie ont affirmé avoir agi avant tout en patriotes fiançais. Le docteur Morali Daninos, dans un entretien accordé à l'historien Henri Michel en 1946, explique ainsi que, religieux mais non pratiquant, profondément individualiste, il a agi non par réflexe com m unautaire 15. À côté du réseau de Jean LHostis qui travaillait avec 11S, fl faut signaler l'existence d'un réseau monté par les services de renseignements polonais. Dirigé par Robert Ragache à Oran et Paul Schmitt dans le Constantinois, ce réseau semble avoir recruté dans les milieux acquis au Front populaire. Paul Schmitt (1908-1994), mili­ tant socialiste, avait été de l’équipe de fondation d'Oran républicain et d'Alger répu­ blicain . Grâce à ses relations, il a pu monter un réseau assez dense dans l’Est algérien. Entretien avec Paul Schmitt (juillet 1993), suivi de correspondances. 16. Lettre du 5 juin 1993. 17. Voir le bel article de Claude Lévy, « La Résistance juive en France : de l’enjeu de mémoire à l’histoire critique », Vingtièm e Siècle - R evue d ’h istoire, mars 1990. Voir aussi d'André Kaspi, « Les Juifs dans la Résistance », dans L ’H istoire, n4 80, 1985.

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mais par réaction au climat détestable de l’Algérie vichyste18.91 Jean Daniel, qui se dira par la suite « Juif par solidarité et non par voca­ tion », rapporte comment, dès son recrutem ent dans la Résistance, il tombe d'accord avec José Aboulker sur la nécessité de ne pas faire de « judéocentrisme » ,9. Aucun groupe n’affirm era d'ailleurs sa volonté d’un recrutem ent spécifiquement juif. Ainsi, si les prem iers membres du groupe de Roger Carcassonne à Oran sont en majorité juifs, ils sont rejoints dès 1941 par des catholiques - Henri d'Astier, l'abbé Cordier, le Père Théry - sans que cela nuise à la cohésion de l'équipe. Le groupe de la salle Géo-Gras, dans lequel la proportion de Juifs a été très élevée, s'ouvre lui aussi à des éléments non juifs comme le capi­ taine Pillafort, officier en congé d’arm istice qui devient l'instructeur de l’équipe, ou Mario Faivre qui dirigeait un petit noyau de résis­ tants recrutés parmi les Français d'Algérie ou les métropolitains repliés à Alger20. Une autre caractéristique de cette première résis­ tance est qu’elle est développée de fait en marge de la France Libre, les différentes tentatives de contact avec Londres ayant échoué. Cette absence de liens directs n'exclut pas que beaucoup de résistants locaux aient considéré de Gaulle comme le symbole de leur combat et accepté le nom de gaullistes par lequel Vichy désignait d’un terme générique l'ensemble de ses adversaires. LE TEMPS DES CONFLUENCES

L'entrée en guerre des États-Unis modifie radicalement les condi­ tions du conflit et apporte soudain plus de crédibilité à la possibilité d’une opération en Afrique du Nord. Dans le même temps, le rappel du général Weygand contribue à ruiner les espoirs de ceux qui sou­ haitaient le voir un jour donner le signal de la reprise des combats. Cette double conjonction rend nécessaire l’émergence d’interlocuteurs capables de négocier avec les Américains les conditions d’une inter­ vention militaire. Jacques Lemaigre-Dubreuil va s'efforcer d'occuper ce créneau. Ce capitaine d’industrie qui préside aux destinées de la société Lesieur ne manque ni de relations ni d’énergie. Responsable de la Ligue des contribuables dans les années 1930, cagoulard selon toutes probabilités, cet adversaire du parlementarisme ne semble pas avoir vu d’un mauvais œil l’instauration d’un régime autoritaire. 18. Archives nationales, 72AJMO : entretien avec le docteur Morali Daninos. 19. Jean Daniel, Le temps qui reste, op. cit., p. 32. 20. Mario Faivre, Nous avons tué Darlan, Paris, La Table ronde, 1975. Fils de l’écrivain Marcello Fabri, Mario Faivre appartenait à la haute société algéroise. Entretien avec Bernard Pauphilet en mars 1993; correspondance avec Mario Faivre.

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Toutefois, dès mars 1941, il confie au capitaine Beaufre ses inquié­ tudes face à la politique de collaboration. De plus en plus présent à Alger, officiellement pour y installer une huilerie - l'équipe W eygand, nous l'avons vu, souhaite industrialiser l'Afrique du Nord - il a pu établir des contacts avec Murphy comme avec le colonel Solborg. Lemaigre-Dubreuil est secondé par Jean Rigault, homme de confiance à qui il avait confié la direction du journal Le Jour - Écho de Paris21. Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, conseiller d'ambassade auprès de la commission d'arm istice de Wiesbaden puis attaché à la Délégation générale du gouvernement en Afrique française, apporte ses talents de diplomate. Au début de 1942, le colonel Van Hecke, com m issaire régional des chantiers de jeunesse, est également contacté par cette petite équipe. En mars 1942, c'est Henri d'Astier qui s'agrège au groupe : présenté à Van Hecke, il obtient de celui-ci un poste dans l'équipe de direction des chantiers et peut ainsi disposer des laissezpasser et des bons d'essence que nécessitent ses activités résistantes. Ainsi se constitue ce que de nombreux chroniqueurs ont appelé « le groupe des cin q » 22. Entrée dans la postérité, l'expression est criti­ quable à plus d'un titre. Elle est d'abord anachronique : elle n'a été prononcée qu'après les événements de novembre 1942, à un moment où le fameux groupe a justem ent révélé les limites de sa cohésion. Elle donne de plus l'impression d'une direction oiganisée là où n'exis­ tait qu’une structure informelle. 11 apparaît clairement en effet, à la lecture des mémoires des différents protagonistes, qu'aucune hiérar­ chie ni aucun lien institutionnel n'existaient au sein de l'équipe. Van Hecke, qui affirme à plusieurs reprises être le chef du groupe, doit avouer qu'il n’a pas été prévenu par les autres membres de la date du débarquement : surpris alors qu'il effectuait une inspection dans le Constantinois, il ne revient à Alger qu’après le cessez-le-feu23... Le groupe apparaît de plus comme un état-m ajor sans troupes. Pour pouvoir assurer les Américains d'un appui local en cas de débarque­ ment, il lui faut établir un contact avec les différents mouvements de résistance. Henri d'Astier de la Vigerie, le seul des cinq à être issu de cette résistance de base, se charge au printem ps 1942 de favoriser le rapprochem ent des forces existantes. En mars 1942, la rencontre 21. Chamine, La C onjuration d'Alger, op. c it., p. 58. Rigault, qui est l’auteur du livre, se complaît à rapporter quelques-uns des juge­ ments portés sur son intelligence « diabolique ». 22. Gabriel Esquer (8 N ovem bre 1942, jo u r prem ier de la L ibération, Alger, Charcot, 1946) semble avoir fait beaucoup pour populariser l’expression. 23. Archives nationales, 72AJ210 : entretien avec le colonel Van Hecke. Voir aussi les mémoires de Van Hecke, Les Chantiers de jeu nesse au seco u rs de la France, Paris, NEL, 1970.

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entre Henri d'Astier et José Aboulker jette ainsi un pont entre la Résistance oranaise et la Résistance algéroise. Dans les semaines qui suivent, les deux hommes s'efforcent de contacter l’ensemble des mouvements existant à Alger. Il ne s'agit pas bien sûr de fondre l'ensemble des effectifs dans une structure unique. Tout en mainte­ nant le cloisonnement et le secret nécessaires à une organisation clan­ destine - les gaullistes de Combat, qui mènent une action de propa­ gande jugée trop voyante, ne sont pas mis dans la confidence -, il s'agit d'amener les responsables de groupes à participer le jour venu à une action commune. Ce processus semble bien avancé à l'approche de l’été 1942. À cette date, deux formes de résistances très distinctes coexistent donc en Algérie. On trouve d'un côté une forme de résis­ tance « politico-diplomatique », composée d'hommes marqués par un passé d'extrême droite, ayant manifesté quelques sympathies pour la Révolution nationale mais refusant la politique de collaboration ; de l'autre on trouve une résistance « param ilitaire » en voie de fédéra­ tion, composée de républicains de toutes tendances, de gaullistes, d’hommes de gauche. Entre les deux résistances s'est opéré un par­ tage des tâches : les uns négocient avec les Américains et cherchent un chef m ilitaire susceptible de rem ettre l’Afrique du Nord dans la guerre ; les autres préparent sur le terrain le débarquement am éri­ cain et se tiennent prêts à neutraliser s'il le faut la défense vichyste. L’entente parfaite entre Henri d'Astier et José Aboulker est la char­ nière entre ces deux branches. « Il était royaliste et antisémite. Il avait quarante-cinq ans. Je suis juif et antifasciste. J’avais vingt-deux ans. Notre motivation commune, le patriotism e, était dans ce temps-là un sentim ent dont la force balayait tout le reste », note José Aboulker24. Du printem ps 1942 au 8 novembre de la même année, chacune des deux branches de la Résistance intensifie son action. À la fin du mois de mai 1942, la Résistance diplomatique a trouvé le chef qui lui manquait. Contacté par Lemaigre-Dubreuil, le général Giraud, évadé quelques semaines plus tôt de la forteresse de Koenigstein en Allemagne, accepte de rejoindre la conspiration. Le général Mast, chef d'état-m ajor du XIXe corps, le représentera en Algérie. Reste à pré­ ciser avec les Américains les conditions d’un accord. Préparées par l'échange de plusieurs notes tout au long de l’année 1942, les négo­ ciations prennent un tour plus actif lorsque Murphy, de retour des États-Unis, annonce début octobre que la décision d’un débarque­ m ent en Afrique du Nord a été prise à Washington. Du 11 au 24. José Aboulker, « 8 novembre 1942, des résistants français aux côtés du débarquement américain », entretien, op. cit., p. 73.

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19 octobre 1942, il discute avec Tarbé de Saint-Hardouin s u r un accord entériné par Giraud le 2 novembre 1942. Pour les questions militaires, une conférence va être organisée à Cherchell les 23 et 24 octobre 1942 : le général am éricain Clark, venu de G ibraltar en sous-marin, rencontre à cette occasion les représentants de la R ésis­ tance locale. Les exigences très élevées du général Giraud transm ises par Mast annoncent quelques-unes des difficultés qui vont su iv re 23. La Résistance de base poursuit elle aussi son action. Depuis plusieurs mois, José Aboulker prépare le plan de la prise d'Alger, accum ulant les renseignements sur les différents points névralgiques de la défense vichyste. Le colonel Jousse, nommé en août 1942 m ajor de la gar­ nison d’Alger, poste qui lui donne accès au plan de protection d e la ville, lui apporte une aide décisive. Il pourra de même fournir neuf cents fusils Lebel - les armes américaines plus modernes prom ises à Cherchell ne pourront être récupérées à temps - et des brassards de volontaires de place qui perm ettront aux résistants de se faire passer pour des membres du SOL requis officiellement pour assurer le maintien de l'ordre. Lorsque, le 31 octobre 1942, Murphy révèle à José Aboulker la date du débarquement, celui-ci est prêt pour passer à l’action, son problème étant même depuis plusieurs sem aines de contenir l’impatience de ses troupes qui brûlent d’atteindre leur objectif. L'OPÉRATION TORCH ET SES CONSÉQUENCES

La décision de m ettre en œuvre l'opération Torch intervient au terme d'un débat qui a opposé Américains et Britanniques au sujet de l'ouverture d'un nouveau front contre l'Axe. Les Américains, favo­ rables à la stratégie dite de concentration - battre l’adversaire là où il est le plus fort -, souhaitaient établir une tête de pont en France dès 1942 suivie d'un débarquement de grande am pleur au printemps 1943. Les Anglais, favorables à la théorie de la dispersion - attaquer l'ennemi partout où il est faible pour l'épuiser avant l'attaque finale -, sont favorables à une opération en Afrique du Nord. En juillet 1942, l'obstination de Churchill finit par em porter l’adhésion de Roose­ velt2 26. 5 Placés sous le commandement du général Eisenhower, cent dix

25. Voir le compte rendu dans les Cahiers français, op. c it., p. 9 et suiv., ou dans les mémoires du général Mast, H istoire d'une rébellion, 8 novem bre 1942, op. c it., p. 70 et suiv., avec le compte rendu envoyé au général Giraud, p. 380 et suiv. 26. Jean-Baptiste Duroselle, « L’opération Torch et l’imbroglio franco-anglo* américain en 1942 », in Franco-British S tu d ies, n° 7, Spring, 1989.

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m i l l e hommes sont engagés dans l'opération Torch. Ils débarquent en A friq u e du Nord dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942. À Alger, la Résistance locale applique son plan. Grâce aux ordres d e m ission signés p ar le colonel Jousse et aux brassards de volon­ t a i r e s de place, les états-m ajors, les com m issariats, la poste, les cen­ t r a u x téléphoniques, Radio-Alger sont investis. Les responsables de la d é fe n s e vichyste - Darlan, Juin, Koeltz, com m andant le XIXe corps d 'a rm é e , Mendigal, com m andant les forces aériennes - sont arrêtés. D e p u is le com m issariat central, José Aboulker, grâce au fil spécial d e la police, dirige l'opération. Avant de faire face au débarque­ m e n t, les forces vichystes doivent reprendre la ville aux insurgés. C e u x -c i tentent par tous les moyens de ralentir l'évacuation des points stratég iq u e s. En début d'après-m idi, ils tiennent encore le com m issa­ r i a t central et quelques barrages. Les Américains com m encent alors à investir la ville. L’ordre de cesser le feu est donné à s e iz e heures trente par le général Juin. À Alger, l'action de la Résis­ ta n c e a été d’autant plus déterm inante que le débarquem ent a subi d e nom breux contretem ps. En Oranie, les événem ents ont pris une to u rn u re fort différente. L'intervention de la Résistance locale a été com prom ise par une manœuvre hasardeuse tentée par le colonel Tosta in . Chef d'état-m ajor à la division d'O ran, Tostain révèle le 6 novem bre 1942 l'im m inence du débarquem ent am éricain à son su p érieu r, le général Boisseau, espérant que celui-ci rejoigne la conju­ ra tio n . Tostain essuie un échec cinglant. Privée de l'effet de surprise q u i a été son principal atout à Alger, la Résistance oranaise décom­ m ande les principales opérations prévues dans la nuit du débarque­ m e n t27. La réaction de la défense vichyste s'exprim e donc sans entraves. Le contre-am iral Rioult, com m andant la M arine, et le général Boisseau, com m andant la division d’Oran engagent tous les m oyens dont ils disposent pour repousser l'agresseur anglo-saxon. Le SOL, pris de vitesse à Alger p ar les résistants, se déploie p ar contre à O ran dans la journée du 8 novembre. Malgré la vigueur de la riposte vichyste, les opérations de débarquem ent, mieux m enées qu'à Alger, ont perm is au soir du 8 novembre d'installer à l'est et à l'ouest d'O ran hom m es et m atériel en quantité im portante. Le 9 novem bre, la bataille d'encerclem ent de la ville commence. Une suspension d'arm es est signée en fin de m atinée. Au M aroc, où la riposte vichyste a été la plus vigoureuse, les com bats se poursuivent jusqu’à la fin de la journée. Le bilan des trois jours de com bats, 1875 m orts et

27. Ch. Mast, Histoire d'une rébellion, 8 novembre 1942, op. cit., p. 168-169.

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2 717 blessés, souligne les effets pervers de la doctrine de la défense contre quiconque. Le cessez-le-feu du 10 novembre 1942, s'il marque le succès de la première phase du débarquement, est loin de clarifier totalem ent la situation locale. Les négociations menées avant le débarquem ent entre les représentants des États-Unis et ceux de la Résistance avaient abouti à un accord paraphé le 2 novembre 1942 par le général Giraud. La question du commandement m ilitaire était toutefois restée en suspens. À Cherchell, le général Mast avait transm is les exi­ gences de Giraud : le débarquement se ferait sous le seul com m an­ dement américain, mais, une fois l'opération réalisée, Giraud enten­ dait assum er le commandement supérieur des troupes françaises et américaines agissant sur le théâtre d'opération de l’AFN. Lorsqu'il arrive enfin à l'aéroport de Blida le 9 novembre, l'évadé de Koenigstein doit rapidement se rendre compte que le jeu am éricain à Alger s'est recentré autour de l'am iral Darlan, commandant en chef des forces françaises. La présence du dauphin du Maréchal à Alger le jour du débarquement a donné lieu à beaucoup d'interprétations contradictoires. Venu au chevet de son fils gravement malade, avait-il également eu vent d'opérations im m inentes? Darlan lui-même a apporté la réponse la plus plausible à cette question dans une lettre rédigée peu de temps avant sa mort. « Quand j'ai quitté Vichy pour Alger, j'ignorais absolument de A à Z ce qui allait se produire quelques jours après. Les télégrammes reçus d'Alger avaient seule­ ment trait à la santé de mon fils. Mais, en raison de certains sons de cloche et d'avertissements très généraux et très vagues, je pouvais prévoir le déclenchement de certains événements sans cependant en connaître le caractère, la nature et la portée, et surtout la d ate28. » Prévenu les 6 et 7 novembre 1942 de la présence des convois en Médi­ terranée occidentale, il ne semble pas avoir cru à un débarquem ent en Algérie. Dans la nuit du 8 novembre, il est surpris dans son som­ meil comme les autres chefs de la défense vichyste. Spectateur relati­ vement passif de la journée du 8 novembre il donne son accord pour un cessez-le-feu limité à Alger mais n'arrête pas fermement sa posi­ tion 29.11 incline d'abord vers une ligne neutraliste consistant à laisser les Américains occuper l'AFN tout en respectant la souveraineté du 28. Lettre du 16 décembre 1942 à un correspondant inconnu. La critique interne du document suggère qu’elle est destinée à un proche qui s'apprête à regagner la métropole pour y réactiver les réseaux de soutien dont disposait l’amiral. Elle a été publiée dans le recueil de documents d'une grande richesse réunis par Hervé CoutauBégarie lettres et notes de l’amiral Darlan, Paris, Economica, 1992, p. 621-623. 29. Dans leur biographie, favorable à l’amiral, Hervé Coutau-Bégarie et Claude

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gouvernement de Vichy et en m aintenant l'arm ature administrative et m ilitaire française. Une métropole neutralisée sous contrôle alle­ mand, une Afrique neutralisée sous contrôle américain, Darlan assu­ rant le lien entre ces deux entités, Giraud et les gaullistes m aintenus à distance, tel semble être le schéma vers lequel vont les préfé­ rences de l'amiral. Plusieurs facteurs vont m ettre à mal cette construction fragile. Vichy refuse ainsi d'apporter sa caution : désa­ voué par un télégramme du 10 novembre, Darlan ne dispose plus du soutien du Maréchal qui fait du général Noguès son représentant offi­ ciel en Afrique. Les Américains eux non plus ne se contentent pas de cette neutralité qui permet aux Allemands de prendre pied en Tunisie, et entendent régler définitivement la situation politique. Cette double exigence pèse lourdement sur les conférences franco-alliées des 12 et 13 novembre 1942 qui réunissent autour de Murphy et Clark Darlan, Noguès, Juin et Giraud. Sous la pression des Américains, une nouvelle organisation du commandement en Afrique se met alors en place. Darlan prend le titre de haut-commissaire pour la France en Afrique et Giraud est nommé commandant en chef des forces armées. La « décision n° 1 » du 14 novembre annonce aussi la possibilité d '« opérations com binées», première allusion à un retour dans la guerre qui rentre dans les faits dans les jours qui suivent. Le même jour, Noguès, qui a renoncé au titre de représentant officiel du Maré­ chal, câblait à Vichy pour souligner qu'il n'était plus possible « de s'opposer à un mouvement proaméricain de l'armée et des populations30 ».

Huan s'efforcent de démontrer que Darlan avait entrepris en 1942 une évolution qui l'amenait à se rapprocher des États-Unis et à prendre ses distances avec l’Allemagne. Le retournement d’Alger serait l’aboutissement de cette évolution (Darlan, Paris, Fayard, 1989). Ce point de vue fait l'objet d’une réfutation argumentée et convain­ cante de Robert Paxton dans « Darlan, un amiral entre deux blocs. Réflexions sur une biographie récente », in Vingtième Siècle - Revue d ’histoire, 1992. 30. Capitaine de vaisseau Caroff, Les Débarquements alliés en Afrique du Nord (novembre 1942), op. cit.

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La survie artificielle de la Révolution n ation ale en Algérie (novembre 1942-printemps 1943) Au ternie des journées du 8 au 14 novem bre, il ne re s te rien des accords négociés entre les « cinq » et M urphy. Soucieux d e débarque au plus vite leur m atériel et leurs hom m es et de p re n d re la route de la Tunisie où viennent de s'installer les forces allem andes, les res­ ponsables am éricains ont considéré que le ralliem ent d e l'am iral de la Flotte pouvait servir leurs intérêts. Négociant sous la contrainte, celui-ci constitue en effet un interlocuteur docile. Les ac co rd s DarfonClark du 22 novem bre 1942 le prouvent. Exemptés d e to u te fisca­ lité, jouissant de l'extraterritorialité juridictionnelle, les Américains peuvent prendre en charge de façon directe radm inistration d es zones m ilitaires dont ils sont libres de déterm iner eux-mêmes la délimita­ tion. Toutefois, le préam bule reconnaît officiellem ent D arian comme haut-com m issaire pour l'Afrique française, tandis que l'article 1Q consacre le m aintien de l'arm ature adm inistrative en place à la veille du débarquem ent31. Yves Châtel, qui, depuis Vichy, a v a it appelé l'arm ée d'Afrique au « baroud vainqueur » avant de se ra llie r dès son retour en Algérie, conserve ainsi le gouvernem ent général. Récupé­ ran t le personnel vichyste, D arian va s'efforcer de sauver également les principes de la Révolution nationale. AU NOM DU MARÉCHAL EMPÊCHÉ : LA MISE EN PLACE DU HAUT-COMMISSARIAT

Prétendant gouverner au nom du chef de l’É tat « em pêché » - la prem ière ordonnance publiée dans le Journal officiel du Haut-Commissariat de France en Afrique du Nord se réfère clairement à la légalité vichyste32 - , Darian doit se doter d'institutions nou­ velles capables de lui perm ettre d’exercer effectivem ent ses pouvoirs. Une soixantaine d’ordonnances rédigées de novem bre à décembre 1942 attestent son activité33. Pour le seconder, il peut com pter sur un certain nom bre de ses proches com me l'am iral B attet à qui il confie la direction de son cabinet, le capitaine de fiégate Hourcade qui dirige son état-m ajor particulier et le général B ergeret, ancien

31. Texte intégral de l’accord en annexe du livre d’Alain Richard et Alain de Sérigny, La B issectrice d e la gu erre - A lger 8 n o vem b re 1 942, o p. c it. 32. CAOM, GGA, 1H39 : Haut-Commissariat en Afrique. 33. Elles ont toutes été publiées dans l'ouvrage d’Hervé Coutau-Bégarie, Lettre e t n o tes d e l'a m ira l D arian , o p . c it., p. 693-744.

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m inistre de l'Air de Vichy dont il fait un haut-commissaire adjoint. Le Haut-Commissariat, organe exécutif, s'étoffe progressivement. Les vestiges de la Délégation générale en Afrique française sont intégrés dans cette nouvelle structure : le secrétariat général perm anent en Afrique française de l'am iral Fenard est placé le 17 novembre sous la dépendance directe du haut-commissaire. Un certain nombre de secrétariats, esquisse de ministères, sont créés entre le 17 et le 24 novembre, perm ettant à l'am iral de tenter de rallier un certain nombre des protagonistes du 8 novembre. Parmi le petit groupe de résistants d'extrême droite qui voulaient un retour dans la guerre sans condam ner les principes de la Révolution nationale, un certain nombre accepte alors de composer avec l'amiral. Tarbé de Saint-Hardouin reçoit ainsi le secrétariat aux Relations extérieures, Jean Rigault le secrétariat aux Affaires politiques chargé notamment de l’Inform ation, Henri d’Astier de la Vigerie le secrétariat à l'Intérieur. Lemaigre-Dubreuil, qui estime qu'aucune récompense ne saurait être à la hauteur des services rendus, se contente d'un poste de délégué aux États-U nis34. Afin d'asseoir plus solidement la légitimité du Haut-Commissariat, Darlan va tenter d'associer à son action les gou­ verneurs des territoires ralliés à sa cause. Du 30 novembre au 2 décembre 1942, sous la présidence de Darlan, Giraud, Noguès, Châtel, Boisson - gouverneur de l'AOF - et Bergeret vont ainsi se retrouver à Alger pour une « conférence impériale » chargée d’exa­ m iner les problèmes du moment. De cette réunion émerge une nou­ velle institution, le Conseil impérial, institution consultative qui a sur­ tout vocation à manifester la solidarité des anciens dignitaires de l'Afrique vichyste. Lors de cette première conférence impériale, l'allé­ geance au chef de l'État français est clairement réaffirmée. « Nous avons tous admis que le Maréchal était toujours notre chef, mais que ce chef était moralement prisonnier », affirme Darlan dans une décla­ ration lim inaire3S. Les proconsuls conviennent également qu'il n'y a pas lieu de rem ettre en cause la législation vichyste. En ce qui concerne les mesures d'exclusion, des dérogations individuelles pour­ ront être accordées, les lois fondamentales doivent rester en vigueur. Les institutions de l’É tat français sont également maintenues, cer­ taines adaptations s'im posant toutefois. « La Légion sera maintenue, m ais ses pouvoirs de contrôle supprimés. Elle sera dans chaque ter­ ritoire sous l’autorité des gouverneurs et résidents généraux, ses chefs seront nommés par le haut-commissaire sur propositions locales. Les 34. Hervé Coutau-Bégarie, Lettres et notes de l’amiral Darlan, op. cit., p. 652. 35. Idem, p. 653.

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SOL seront dissous mais l’ordre en sera donné par le chef de la Légion, ils redeviendront de simples légionnaires », précise une note rédigée lors de la conférence36. Les chantiers de la jeunesse sont eux aussi maintenus mais passent sous contrôle de l’autorité m ilitaire. Le personnel et les infrastructures sont conservés mais la m ission évolue : le stage dans les chantiers, consacré désormais clairem ent à l'instruction militaire, devient la première étape de la mobilisation de la jeunesse. Le rappel des anciens permet à Van Hecke de disposer d'un vaste réservoir d’hommes dont il voudrait faire une unité m ili­ taire com battant sous les couleurs des chantiers. En réalité, ce poten­ tiel va se disperser rapidement, les différentes formations de l'arm ée d'Afrique y puisant au gré de leurs besoins37.83 En effet, la campagne de Tunisie a commencé dès le 19 novembre 1942 : les troupes fran­ çaises et alliées tentent de déloger du protectorat les forces alle­ mandes qui s’y sont installées avec la complicité de Vichy. L’Algérie est associée à l'effort de guerre : le 24 novembre 1942, le prem ier ordre de mobilisation appelle les classes 36 et 39. Avant la fin du conflit, ce sont vingt-cinq classes d'âge qui seront appelées3®. Ce contexte m ilitaire est le meilleur atout pour Darlan afin de tenter d'imposer le statu quo : l’examen d'éventuelles réformes est renvoyé à l'après-guerre. Ainsi oppose-t-il une fin de non-recevoir aux requêtes présentées par différents représentants de la population juive au sujet du rétablissement du décret Crémieux. Le même attentism e est opposé aux demandes de Ferhat Abbas qui souhaite obtenir en échange de la participation à l'effort de guerre des garanties concer­ nant l’ém ancipation des Musulmans. Cette ligne politique vaut à Darlan le soutien des cadres de l'adm inistration locale ayant adhéré à la Révolution nationale. Ainsi le chef du CIE d'Alger, dans son rap­ port de novembre 1942, estime que « par un retour à la pure doc­ trine du Maréchal, épurée des excès dont certains l’avaient sur­ chargée, [...] nous devons pouvoir en quelques semaines dissiper le

36. Idem , p. 655. 37. Alphonse Van Hecke, Les Chantiers d e ta jeu nesse au service d e la France, Paris, NEL, 1970, p. 148. Van Hecke sera autorisé à constituer un « régiment de tradition » issu des chan­ tiers, le 7e régiment de chasseurs d’Afrique, composé de 800 jeunes Français d’Algérie et 200 Algériens musulmans. 38. Pour la seule Algérie, 120 à 150 000 Musulmans et 120 000 Européens seront ainsi mobilisés. Voir Jacques Frémaux, « La participation des contingents d'outre-mer aux opé­ rations militaires (1943-1944) », in Les Arm ées françaises p en d a n t ta Seconde Guerre m on diale 1939-1945, Actes du colloque international de Paris, 7-10 mai 1985, Paris, 1986, p. 355-363.

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tr o u b le qui règne actuellem ent dans les esp rits39 ». Le préfet d'O ran, d a n s une note du 26 novembre 1942 aux sous-préfets, m aires et adm i­ n is tra te u rs de com m une mixte, justifie à la fois le baroud d'hon­ n e u r et le ralliem ent et estim e que désorm ais la seule solution est de « su iv re les chefs que le M aréchal lui-même avait choisis alors qu'il a v a it son entière liberté d 'actio n 40 ». La Légion française des com bat­ t a n t s se range elle aussi sous la bannière de l'am iral. Le 26 novembre, le g én éral M artin appelle tous les légionnaires à se rassem bler autour d u haut-com m issaire, les assurant qu'ils ne trahiront pas ainsi le ser­ m e n t prêté au M aréchal41. Ce ralliem ent intéressé - M artin m ulti­ p lie les dém arches auprès de Darlan pour obtenir la libération d'un c e rta in nom bre de responsables du mouvement arrêtés pour avoir o rd o n n é de résister aux Alliés - ne pèse plus d'un grand poids. Plu­ s ie u rs tém oignages soulignent que la dynam ique légionnaire, ém o u ssée depuis plusieurs mois, est définitivem ent brisée p ar le débarquem ent. Les «fers à repasser» - insignes légionnaires en fo rm e de francisque - jonchent désorm ais trottoirs et caniveaux. M algré ses efforts pour consolider son pouvoir, la situation de l'a m ira l Darlan reste précaire à plus d'un titre. Une de ses préoccu­ p a tio n s principales concerne sa reconnaissance internationale. Si les ch e fs m ilitaires de l'opération Torch ont jugé opportun de traiter avec lu i, l'opinion publique anglo-saxonne semble choquée par le « D arlan D eal » et les responsables politiques s'interrogent sur la viabilité de l'opération. À p artir du 15 novembre, la presse am éricaine suit le m ouvem ent, encouragée par les com ptes rendus hostiles des corres­ pondants de guerre du Psychological W arfare Branch installés à A lger42. Les oppositions intérieures sont elles aussi très nom breuses. Les condam nations réitérées de Vichy rendent difficilem ent crédible la thèse de l'accord intim e entre le M aréchal et son ancien dauphin, privé désorm ais de tous ses titres et déchu de la nationalité française. Le parachutage sur le territoire algérien de tracts reproduisant les dis­ cours du M aréchal prouve la volonté de Vichy de saper su r place le 39. CAOM, GGA, 11H58 : rapport mensuel du CIE d'Alger, novembre 1942. 40. CAOM, GGA, 9H28 : département d'Oran, rapports divers. 41. Archives nationales, Fla3806 : cette liasse retrace les rapports entre la Légion française des combattants et le Haut-Commissariat. 42. Le Psychological Warfare Branch dépendait de l'Office of War Information dirigé par le démocrate Elmer Davies. Hostile au service de renseignement (OSS) dirigé par le républicain Donovan, le Psychological Warfare Branch se caractérise par ses orientations plus libérales (Elmar Krautkramer Vichy 1940, Alger 194 2 - Le chem in d e la France a u to u rn a n t d e la guerre, op. c it., p. 228). Sur les orientations de la presse, voir André Kaspi, La M issio n Jean M on n et à Alger (m a rs-o cto b re 1 9 4 3 ), Paris, Publications de la Sorbonne, Éditions Richelieu, 1971.

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pouvoir de l'am iral43. Le « Darlan Deal » a été également condam né par la France Libre. Sur place, les gaullistes de Combat menés par René Capitant mènent campagne contre Darlan, distribuant des tracts hostiles - « Darlan au poteau », « L'amiral à la flotte » - afin d’en appeler à l'opinion publique44, fls sont rejoints par une bonne partie des résistants du 8 novembre qui avaient accepté dans un prem ier temps de tenir de Gaulle à l’écart afin de faciliter le retour de l'arm ée d'Afrique dans la guerre, mais qui une fois ce résultat acquis souhai­ tent l'arrivée à Alger du chef de la France Libre. Un certain nom bre de notables locaux qui ne s'étaient guère illustrés auparavant par leur opposition à Vichy en viennent également à considérer que l'am iral devrait s'effacer. Ainsi le 24 novembre 1942 les présidents des trois conseils généraux d’Algérie, Saurin, Froger et Deyron, auxquels s'est joint le député Joseph Serda, écrivent dans ce sens à D arlan45. Le 24 décembre 1942, l'amiral Darlan est abattu à quinze heures trente par un jeune homme, Fernand Bonnier de la Chapelle, alors qu’il rejoignait son bureau situé dans un des pavillons du Palais d'Été. Après un procès sommaire, Bonnier est fiisillé le 26 décembre au matin. Ancien des chantiers de jeunesse, le jeune homme, fils d'un journaliste de La Dépêche algérienne, appartenait au Corps franc d’Afrique, nouvelle formation m ilitaire qui accueille de jeunes gaul­ listes ou de jeunes Juifs - en théorie non mobilisables du fait de l'abrogation du décret Crémieux - désireux de com battre en marge d'une armée d’Afrique mal disposée à leur égard. Avec plusieurs de ses camarades, Bonnier semble avoir dès la fin du mois de novembre pris la décision d'exécuter Darlan qui symbolise à leurs yeux la tra­ hison de Vichy. La déterm ination du jeune homme a été ensuite repérée par Henri d'Astier de la Vigerie et l’abbé Confier. Avec Alfred Pose, délégué à l'économie au sein du Haut-Commissariat, les deux hommes sont les protagonistes d'un complot m onarchiste visant à éli­ m iner Darlan et à présenter le comte de Paris comme un recours per­ m ettant de réconcilier les différentes factions. Le prétendant au trône se prête à l’opération : présent à Alger depuis le 10 décembre, il mul­ tiplie les contacts avec les notables locaux46. Ces éléments suffisent 43. CAOM, GGA, 9H27 : département d’Alger, rapports divers. Ces parachutages ont été relevés dans la région de Boufarik et de Tizi-Ouzou. Certains tracts ont ensuite été retrouvés à Alger, signe de l’existence dans la popula­ tion locale d'un courant resté fidèle à la stricte orthodoxie pétainiste. 44. Témoignage d'Yves Dechezelles (mars 1993). Dechezelles sera arrêté quelque temps au début du mois de décembre 1942. 45. CAOM, GGA, 1H39 : Haut-Commissariat en Afrique du Nord. 46. Arnaud de Chanterac, dans L’Assassinat de Darlan, Paris, Perrin, 1995 et Main Decaux, dans « L'assassinat de l’amiral Darlan », in Main Decaux raconte, Paris,

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pour expliquer l’assassinat de Darlan. Certains auteurs ont voulu élargir le cercle des conspirateurs et voir la main de la France Libre ou des services secrets britanniques. Cette démarche semble ins­ pirée par la volonté de valoriser le rôle de Darlan et à travers lui de réhabiliter une partie de Vichy : si Darlan était si gênant, c'est parce qu'il était en train de réussir... Le point de vue est plus que discu­ table : l'homme est usé et ses tergiversations passées gagent mal d'un rôle politique d'avenir. Face aux revirements successifs de l'am iral, de Gaulle peut opposer la cohérence des choix effectués depuis 1940. Au dem eurant, coupée de tout contact avec l’Afrique du Nord depuis 1940, la France Libre ne dispose guère de moyens d'intervention sur le cours d'une conjuration qui trouve son origine et se développe en dehors d'elle47. De même la thèse d’une manipulation par les services secrets britanniques avancée par Anthony Verrier ne semble pas éta­ blie : certains télégrammes publiés par cet auteur tendent à prouver que le SOE a pu avoir vent de la conspiration, ils ne prouvent pas qu'il l'ait inspirée48. GIRAUD, COMMANDANT CIVIL ET MILITAIRE : DE LA RÉVOLUTION NATIONALE À LA DÉMOCRATISATION FORCÉE

Réunis à Alger le 26 décembre 1942, les membres du Conseil impérial n’avaient guère l'em barras du choix pour désigner le succes­ seur de Darlan. La candidature du comte de Paris ne semble pas avoir été envisagée, malgré la campagne menée par ses partisans les jours précédents. Celle de Noguès vers qui allaient les préférences des vichystes convaincus comme le général Bergeret ne pouvait pas être agréée par les Anglo-Saxons du fait de son attitude pendant le Perrin, 1979, ont regroupé les versions contradictoires des différents protagonistes. Le comte de Paris a toujours nié avoir ordonné l'assassinat. Madame d'Astier a affirmé le contraire. 47. Voir à ce sujet la mise au point de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre - De l ’a ppel d u 18 ju in à la L ibération, op. cit., p. 452-453. Le général François d’Astier de la Vigerie, envoyé par de Gaulle en mission de reconnaissance à Alger du 19 au 22 décembre 1942, a probablement eu vent du complot organisé par son frère mais la conspiration précède sa venue. Interrogé en 1946 par Henri Michel, il reconnaît avoir été contacté par le comte de Paris. Il aurait repoussé les propositions de rapprochement que lui faisait celui-ci, provoquant la déception très vive d’Alfred Pose qui assistait à l’entretien. Le comte de Paris se rési­ gnant plus facilement à ce refus, le général aurait alors déclaré à Pose : « Allons, ne soyez pas plus royaliste que le roi... ». Archives nationales, 72AJ210 : fonds du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale. 48. Anthony Verrier, A ssassin ation in Algiers - R oosevelt, Churchill, de Gaulle a n d the M urder o f A dm iral Darlan, London, W.W. Norton Company, 1990. Voir aussi Arnaud de Chanterac, L ’A ssassin at de Darlan, op. c it., p. 199-205.

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débarquem ent49.05 Restait donc le général G iraud qui a c c è d e ainsi au poste qui aurait dû être le sien au lendem ain du 8 n o v em b re 1942 si Darlan n'avait pas été présent à Alger. « Qui a vu G irau d au Paki' (l'Été à Alger au cours de l'hiver 1942-1943 a vu un grand seigneur, ur véritable m onarque », note l'un de ses partisans, le général C ham be' Âgé de soixante-trois ans, l'évadé de Koenigstein a p o u r lu i son beau passé m ilitaire, sa fière allure, une confiance absolue d a n s sa bonre étoile et le soutien des Américains. Les services de pro p ag an d e du Haut-Com m issariat œ uvrent à faire connaître son visage e t à popula­ riser sa devise « Un seul but la victoire ». La formule lu i perm et de souligner le prim at qu'il accorde aux questions m ilitaires e t d'éluder les questions politiques. S’abstenir de toute innovation p o litiq u e dans le contexte de 1943 équivalait toutefois à cautionner le s efforts effectués p ar son prédécesseur afin de m aintenir en A frique du Nord les principes de la Révolution nationale. Loin d'être v ictim e de son entourage, G iraud suivait en la m atière une inclination personnelle En juillet 1940 depuis sa prison de Koenigstein, il avait envoyé au m aréchal Pétain une longue note sur les causes de la d éfaite dans laquelle il dénonçait pêle-mêle la dénatalité, les congés payés, le parle­ m entarism e, les syndicats, la faillite de l’enseignem ent p u b lic et ia dilution de la notion d ’a u to rité51. Si le refus de la collaboration avait creusé un fossé entre Vichy et lui, ses idées en m atière de politique intérieure étaient donc très proches de celles du chef d e l'État français. Le giraudism e, état d’esprit plus que doctrine rigoureuse, apparaît donc comme une volonté de synthèse entre une position vigoureusem ent antiallem ande et une allégeance m aintenue am valeurs de la Révolution nationale. Il connaît dès lors u n certain succès auprès des cadres m ilitaires et civils de l'Afrique libérée qui y voient un moyen de surm onter les cas de conscience qu'ils traver­ sent depuis les débarquem ents anglo-saxons52. Le ralliem ent au

49. Le général Giraud, dans Un s e u l b u t la v icto ire - Alger 1 9 4 2 -1 9 4 4 . o p . a : p. 79-80, dit avoir soutenu la candidature Noguès et affirme que celui-ci a refusé .c poste. 50. Général René Chambe, Au ca rrefo u r d u d e stin - W eygand, P étain, G ira u d , i G aulle, Paris, Éditions France-Empire, 1975. 51. Archives nationales, Fla3732. En 1943, Giraud n'a pas renoncé à ses idées en particulier sur le plan social. I projet d’ordonnance rédigé en février-mars 1943 par les services du Haut-Commissa­ riat - Robert Aron, qui s’occupe des questions sociales auprès de Jean Rigault. a peutêtre contribué à mettre en forme le texte - en témoigne. Ce document reste tTès près dans son esprit de la Charte du travail (Archives de la CFDT, fonds Fradeau, 11 Pc projet d’ordonnance portant organisation de la vie professionnelle, 1" m ars 1943' 52. Voir l’article d’Henri Michel, « Le giraudisme », in la R evu e d ’h is to ir e de j D eu xièm e G uerre m o n d ia le, juillet 1959.

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giraudism e est d'autant plus tentant que le com m andant civil et mili­ ta ire semble hostile à toute épuration. Il a conservé à ses côtés les collaborateurs de Darlan et leur accorde sa confiance parfois même a u détrim ent de ses anciens partisans. Ainsi à la dem ande de Bergeret e t de Rigault, m aintenus à leur poste, il fait procéder le 30 décem bre 1942 à l'internem ent « à titre préventif » de douze personnalités ayant ap p o rté leur aide aux Alliés dans la nuit du 8 novem bre53. Il res­ p ecte égalem ent la volonté m anifestée peu de tem ps avant sa m ort p a r Darlan de faire rem placer Yves Châtel p ar Marcel Peyrouton, dignitaire bien connu du régim e de Vichy associé lors de son passage a u m inistère de l'Intérieur en 1940 à la mise en place de la législation antisém ite et antidém ocratique54. Du parcours de Peyrouton, G iraud n e veut retenir que l'im age d'un proconsul à poigne au fait des réa­ lités nord-africaines et capable de m aintenir l'ordre à l'arrière durant la cam pagne de Tunisie. L'absence de toute dém ocratisation en Afrïque du Nord allait tou­ tefois finir par poser problèm e. Au début de 1943, une cam pagne de presse dénonce aux États-Unis la situation dans les cam ps d'inter­ nem ent. Le 15 février 1943, le journal Time Magazine publiait une caricature représentant un soldat am éricain interrogeant un soldat français devant un cam p de concentration : « Pourquoi ne les lâchez-vous pas ? - Parce que ce sont des com m unistes. - Comment le savez-vous ? - Parce qu'ils ont aidé les A lliés55. » Les interlocu­ teurs am éricains de G iraud s'efforcent alors de le convaincre qu'une libéralisation du régime ne peut que servir sa cause auprès de l'opi­ nion alliée et ainsi encourager W ashington à augm enter l'aide au réarm em ent français. G iraud esquisse quelques gestes de bonne volonté. Au début de février, il libère les douze gaullistes arrêtés le 30 décem bre 1942 et les vingt-sept députés com m unistes internés à 53. Il s’agit du docteur Fernand Morali, de René Moatti, du professeur Henri Aboulker - grand blessé de la guerre de 14 -, de son fils José Aboulker, de Raphaël Aboulker, de Pierre et Armand Alexandre, Jacques Brunei - fils d’un ancien maire d’Alger -, du directeur de la Sûreté générale Muscatelli, des commissaires Esquerré, Achiary et Bringard. Us ont été internés à Adrar en Mauritanie et à Laghouat. Us ne seront libérés qu'au début de février 1943. 54. Rappelé en Tunisie en juin 1940, Marcel Peyrouton devient secrétaire général au ministère de l'Intérieur, puis remplace en septembre 1940 son ministre Adrien Marquet. U a participé à l’opération du 13 décembre 1940 visant à écarter Laval. Darlan le nomme ensuite ambassadeur de France en Argentine, poste dont il démissionne lors du retour de Laval en avril 1942 (Marcel Peyrouton, D u service pu b lic à la p riso n c o m m u n e , Paris, Plon, 1950). Archives nationales, 3W313 : Haute Cour de justice, dossier d’instruction, Peyrouton. Pierre Ordioni, T ou t c o m m e n c e à Alger, op. c it., p. 536. 55. Cité par André Kaspi, La M issio n Jean M on n et à Alger, op. cit.

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Maison-Carrée. Il annonce une am élioration des conditions de vie dans les centres de séjour surveillés ainsi que la possibilité de libéra­ tions individuelles56. Au début du mois de mars, quelques m esures symboliques annoncent une prise de distance avec Vichy. Le général Chambe, chargé de l’information et de la propagande, recommande de ne plus distribuer de timbres à l'effigie du maréchal Pétain - il faudra attendre le mois de mai pour que toutes les allusions à l'É tat français disparaissent des édifices publics et des documents offi­ ciels 57. Cette évolution se trouve accélérée au début du mois de m ars par l'arrivée à Alger d'un représentant de Roosevelt, Jean Monnet. Envoyé officiellement à Alger comme représentant du Bureau des répartition des armements, il est en fait chargé de conseiller Giraud. Rapidement, il parvient en effet à gagner la confiance de celui-ci et à le convaincre de la nécessité de libéraliser son régime. Tel est l’objet du discours du 14 mars 1942 prononcé par le général Giraud devant un auditoire d'Alsaciens-Lorrains réunis salle Pierre-Bordes. Ce dis­ cours - « le prem ier discours démocratique de ma vie », reconnaît Giraud dans ses m ém oires58 - constitue un tournant. Le com m andant en chef civil rompt en effet avec Vichy en affirm ant que l'arm istice du 22 juin 1940 n’a pas engagé la France et que la législation promulguée depuis est sans effet. Giraud, renonçant donc à la fiction du pou­ voir exercé au nom du Maréchal empêché, annonce que la victoire s'accompagnera d’un retour à la démocratie. Le discours contient même une phrase qui atterre ses partisans : « Je suis le serviteur du peuple français, je ne suis pas son chef59. » La tonalité des propos tenus par Giraud provoque un séisme dans son entourage : LemaigreDubreuil, Bergeret et Rigault choisissent alors de démissionner. Le discours est suivi d'effets. Une ordonnance annonce ainsi la fin des conseils nommés et le rétablissement des assemblées élues qui sié­ geaient en 1940. Par une ironie de l'histoire, Marcel Peyrouton, qui 56. Archives nationales, 72AJ278 : internements en Afrique du Nord. On trouvera ici le rapport rédigé par les députés communistes Martel et Demusois chargés d’une enquête sur les camps effectuée du 23 mars au 5 avril 1943. Six mois après le débarquement, ils disent avoir trouvé les internés < dans un état physique et matériel des plus déplorables » et dressent un inventaire de la situation dans les différents camps. 57. Archives nationales, 3W313 : dossier d’instruction Peyrouton. Jusqu’au mois de mars 1943, plusieurs portraits géants au Maréchal trônaient encore dans le centre d’Alger. Progressivement, la propagande du Haut-Commissariat tente de substituer celle de Giraud : 30 000 affiches à son effigie sont commandées par Peyrouton le 5 mars 1943. 58. Général Giraud, Un seu l b u t la victoire - Alger 1942-1944, op. c it., p. 121. 59. Général René Chambe, Au carrefour du destin - W eygand, Pétain, G iraud, de G aulle, op. cit.

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avait dirigé en tant que ministre de l'Intérieur la mise sous tutelle des institutions locales, doit organiser en tant que gouverneur général de l'Algérie le retour à la situation précédente60. Ainsi, dès le mois d'avril on assiste à la réinstallation des municipalités élues. La transition se fait parfois en douceur comme à Philippeville lors d'une passation de pouvoirs officielle. Le sénateur Cuttoli, maire élu, remercie le colonel Saint-M artin, m aire nommé, pour le sérieux de sa gestion61. Elle se fait souvent de façon plus conflictuelle comme à Orléansville où le m aire élu, le radical Rencurel, prononce un réquisitoire contre son rem plaçant nommé et profite de la cérémonie pour rendre un vibrant hommage au général de G aulle62... Dans certains cas, la reconstitu­ tion des équipes d'avant-guerre se révèle impossible pour des raisons matérielles - depuis 1935, des décès ou des départs ont pu avoir lieu ou politiques. À Alger, ainsi, il ne saurait être question de rétablir Albin Rozis, trop âgé et ne disposant plus de majorité : depuis 1942, la ville avait dû être placée sous délégation spéciale. À Oran, il n'est pas question de rétablir l'abbé Lambert, agitateur antisém ite et pro­ franquiste63. Des délégations spéciales sont alors mises en place. Les conseils généraux reprennent également leur activité. Enfin le 24 mai 1943, les Délégations financières, qui n'avaient pas été réunies depuis 1940, font leur rentrée solennelle. Le président Bordères, qui s'est compromis avec Vichy en acceptant plusieurs fonctions offi­ cielles, juge préférable de s'abstenir64. Le processus amorcé avec le discours du 14 mars 1943 se poursuit tout au long du printem ps 1943, accéléré par les négociations avec la France Libre. Plusieurs pans de la législation vichyste sont ainsi abrogés avant la constitution du CFLN : le 20 mai, un ensemble de lois contraires aux libertés individuelles, le 22 mai la Charte du travail - les syndicats sont dès lors rétablis dans toutes leurs attributions -, le 28 mai les lois sur la presse... Si une étape fondamentale dans le démantèlement de la Révolution nationale vient d’être effectuée, il est un point sur lequel Giraud est resté intraitable : l’abolition du décret Crémieux. Des mesures ont certes été prises pour la levée des adm inistrateurs 60. Archives nationales, 3W313. Dans un rapport secret du 1er mars 1943, Peyrouton estime que la loi du 16 novembre 1940 sur la réforme des corps municipaux, dont il est l’auteur, a été dénaturée, beaucoup de maires ayant confondu « autorité et autoritarisme ». 61. CAOM, GGA, 7CAB2 : département de Constantine, politique municipale. 62. CAOM, GGA, 9H27 : département d’Alger, divers rapports CIE, avril 1943. 63. Celui-ci retrouve par contre sa place au conseil général. À la tête de la délé­ gation spéciale qui administre Oran, on nomme le docteur Gasser, ancien sénateur de la ville. 64. Archives nationales, 3W313 : instruction procès Peyrouton.

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provisoires et pour l’accueil dans les écoles des élèves exclus, m ais le commandant en chef civil et m ilitaire se refuse à rendre leur citoyenneté aux Juifs d’Algérie. « Je soutenais et je soutiens encore qu'en Afrique du Nord les Juifs ne doivent pas être considérés autre­ m ent que les Musulmans. Ce sont des indigènes pratiquant une reli­ gion différente de celle de leurs voisins, pas autre chose», écrit-il dans ses m ém oires63.

Vers de nouvelles échéances : les enjeux de laprès-Vichy Le discours du 14 mars 1943 constitue un tournant incontes­ table. Rompant avec Vichy, le général Giraud levait le principal obs­ tacle empêchant un rapprochem ent avec la France Libre. Au lende­ main de ce discours, U invitait d'ailleurs le général de Gaulle à rejoindre Alger. La recherche d'une formule perm ettant d'associer les forces que représentent les deux hommes est dès lors à l’étude. LA MISE EN PLACE DU CFLN

Les premiers contacts entre Giraud et de Gaulle ont suivi l'assas­ sinat de Darlan. Us révèlent la méfiance réciproque des deux hommes. Conviés à assister à la conférence d'Anfa, dans la banlieue résiden­ tielle de Marrakech où Churchill et Roosevelt sont venus évoquer les problèmes diplomatiques du moment, les deux généraux français campent sur leurs positions. L'envoi de missions de liaison chargées de négocier les conditions d'un rapprochem ent entre Alger et Londres a toutefois été décidé. C'est le général Catroux qui dirigera la déléga­ tion de la France Libre à Alger6 66. 5 Général de corps d'armée, ancien gouverneur général de l’Indochine, ce proconsul républicain a le sens de la représentation - il s'est fait attribuer la villa Granger, belle demeure coloniale située sur les hauteurs d’El Biar, et a obtenu la présence d'un détachement de tirailleurs - et le goût de la diplomatie. Il a croisé Giraud au Maroc dans les années 1920 et est capable d'en 65. Général Giraud, Un seul but la victoire - Alger 1942-1944, op. cit., p. 122. 66. Il n’est pas dans notre propos de retracer dans le détail l'ensemble des trac­ tations Giraud-de Gaulle. On peut renvoyer aux ouvrages de Christine Lévisse-Touzé, L’Afrique du Nord dans la guerre, op. cit., p. 278-317, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre - De l'appel au 18 juin à la Libération, op. cit., p. 455-482. Voir aussi le récit d'un des prota­ gonistes, le général Catroux, Dans la bataille de la Méditerranée, Paris, Julliard, 1949, p. 315-363. Enfin signalons le récit très intéressant du diplomate Girard de Charbon­ nières, l’un des premiers membres de la mission Catroux à rejoindre Alger en février 1943, Le Duel Giraud-de Gaulle, Paris, Plon, 1984.

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imposer au commandant en chef civil et m ilitaire qui reconnaît en lui un membre de sa caste. Avec l’arrivée de Jean Monnet, il trouve dans le camp giraudiste un interlocuteur à sa hauteur. À l’issue d’âpres négociations, un compromis finit par être trouvé. La formule retenue est celle de la dyarchie. De Gaulle arrive à Alger le 30 mai 1943. Après plusieurs journées de discussions au lycée Fromentin, siège de la cité gouvernementale qui s’est constituée autour du Haut-Commissariat, le Comité français de Libération natio­ nale est formé le 3 juin 1943, dans une ville surchauffée qui bruisse de rum eurs de coup d’État militaire. Au sein de cet exécutif bicéphale, le camp giraudiste est représenté par Jean Monnet à l’Armement et par le général Georges à la tête d’un commissariat d’État ; les gaul­ listes sont représentés par André Philip à l’Intérieur, René Massigli aux Affaires étrangères et le général Catroux à la coordination de la politique musulmane. Ce dernier ajoute à cette fonction celle de gou­ verneur général de l’Algérie, Peyrouton s’étant effacé dès l’arrivée de De Gaulle. En septembre 1943, une Assemblée consultative provisoire sera créée aux côtés du CFLN et installée le 3 novembre 1943 dans le Palais Carnot. Représentant les différentes forces politiques et les différentes familles de la Résistance métropolitaine, elle constitue, malgré ses attributions limitées, un forum de discussion annonçant le retour au débat démocratique. Le système de la dyarchie, diffici­ lem ent applicable, subsiste on le sait jusqu’en novembre 1943. À cette date, de Gaulle devient le seul président du CFLN, Giraud étant relégué au poste de commandant en chef67. LA FIN DE LA RÉVOLUTION NATIONALE

Le CFLN va s’employer malgré les réticences des giraudistes à accélérer la liquidation des vestiges du vichysme. La Légion française des com battants, qui avait déjà perdu la plupart de ses attributions, est officiellement dissoute par une ordonnance du 2 septembre 1943. Ce texte ne fait que sanctionner une situation de fait. La Légion n’est plus en effet qu’une coquille vide. En juillet 1943, les anciennes asso­ ciations se sont reconstituées et ont décidé, tout en préservant leur autonomie, de s'associer au sein d'une Union française des anciens com battants qui participe aux cérémonies du 14 juillet 1943. Les autres institutions vichystes s’effacent elles aussi. Les chantiers de la 67. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre - De l'appel du 18 juin à la libération, op. cit., p. 589. Voir aussi Yves-Maxime Danan, la Vie politique à Alger de 1940 à 1944, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1963, p. 227-234.

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jeunesse, transform és en centres d'instruction p o u r les recru es de h classe 1943, sont progressivem ent absorbés p ar l’arm ée. À p artir do 1er octobre 1943, ces centres sont directem ent p ris e n charge par l'intendance m ilitaire et des organism es chargés de la liq u id atio n des chantiers - dévolution du m atériel, recasem ent du p e rso n n e l - son m is en place. En décem bre 1943, Van Hecke s'em barque a u sein do corps expéditionnaire français à destination de l’Italie à la tête do 7e RCA, dernier bastion de « l’esprit ch an tier68». D în an t l’été 1943 se pose aussi la question de l’avenir des services des s p o rts et de la jeunesse créés sous l'égide de Vichy. E n février 1943, a lo rs que h Révolution nationale était encore à l'ordre du jour, u n e conférence africaine de la jeunesse avait été oiganisée à Alger p ar le g én éral Ber­ geret, haut-com m issaire adjoint. Regroupant des responsables des dif­ férents mouvements de jeunesse et des adm inistrations créées par Vichy, cette conférence avait abouti à la rédaction d’une « C harte de la jeunesse » se référant explicitem ent aux principes d ire c te u rs fixés par le m aréchal Pétain devant le Conseil national e t pérennisant l’organisation existante69. Adrien Tixier, com m issaire à l'In té rie u r da CFLN, n’est pas disposé à s'accom m oder de cet héritage. D ans une note transm ise au gouvernem ent général en août 1943, il dénonce U volonté d'étatisation de la jeunesse et des sports et so u h a ite déman­ teler les organism es de tutelle m is en place par Vichy à A lger. Les ser­ vices du général Catroux au gouvernem ent général se m o n tre n t phis réticents. S’ils ne défendent que m ollem ent le com m issariat à la Jeu­ nesse, ils rendent hommage à l'œuvre accom plie par le com m issa­ riat à l’Éducation générale et aux S p o rts70. « Il a accom pli sa tâche, m algré quelques faux pas, d'une m anière heureuse. Le c o n ta c t avec les sociétés sportives a été m aintenu, la liaison avec l'u n iv ersité suivie avec une grande correction pour les activités d’éducation générale, le program m e d'équipem ent sportif entrepris très largem ent [ ...] Enfin le centre régional d’éducation physique a fonctionné sans h eu rts et a perm is la form ation de m oniteurs et m onitrices de qualité. Depuis peu il a aussi la charge de l'instruction prém ilitaire », affirm e u n rap­ port du 11 août 1943. Une ordonnance du 2 octobre 1943 aboutit finalem ent à une nouvelle organisation. Un service de la jeunesse est 68. Archives nationales, 39AJ249 : liquidation des chantiers de la jeunesse es Algérie. 69. Archives nationales, Fla3802 : Haut-Commissariat en Afrique française, dos­ sier jeunesse : note du 23 février 1943 du général Bergeret. 70. CAOM, GGA, 7CAB7 : cabinet du gouverneur général Catroux, dossier Jeu­ nesse et Sports. Le 11 août 1943, la Direction de l'intérieur du gouvernement général accorde un satisfecit aux services de l’éducation générale et des sports.

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m i s en place auprès du com m issariat à l'Intérieur. H est assisté de d e u x conseils consultatifs - le conseil de la Jeunesse et le conseil des S p o r ts - dont les m em bres sont librem ent désignés p ar les grands m o u v e m en ts de jeunesse et les principales fédérations sportives : au m o d è le centralisateur, étatiste et autoritaire de Vichy, il s'agit de s u b s titu e r un modèle reflétant mieux les aspirations des organisations d e b a se 71. Afin de rétablir la légalité républicaine, le CFLN doit égalem ent a p p o r te r réparation aux personnes lésées p ar la législation discrim i­ n a to ir e de Vichy. C'est l'objet de plusieurs ordonnances aux effets co n co rd an ts. Une ordonnance du 4 juillet 1943 prescrit l'annulation d e s m esures arbitraires dont les fonctionnaires ont été victim es72. Le 8 ju ille t 1943 est publiée une nouvelle ordonnance « relative à la légi­ tim ité des actes accom plis pour la cause de la libération de la France e t à la révision des condam nations intervenues pour ces fa its73 ». Il re s ta it au CFLN une anom alie à corriger. A nnonçant dans son dis­ c o u rs du 14 m ars 1943 sa volonté de rupture avec la législation vichyste élaborée « sans le peuple français ou contre lui », Giraud, n o u s l'avons vu plus haut, avait fait une exception pour le décret Crém ieux. Le 18 m ars 1943, une ordonnance rédigée par ses soins confir­ m a it l'abrogation prom ulguée p ar Vichy. Malgré la cam pagne active m enée par les représentants des populations juives et par la presse anglo-saxonne, G iraud se m ontre inflexible, allant jusqu'à m enacer de se dém ettre de ses fonctions au sein du CFLN. Le décret Crémieux n e sera donc rétabli que très discrètem ent : le 20 octobre 1943, un com m uniqué du CFLN indique que le décret du 18 m ars 1943, n'ayant pas été suivi de textes d'application en tem ps voulu, deve­ n ait caduc. C’était reconnaître que la citoyenneté française était enfin rendue aux Juifs d'A lgérie74. Dès l'été 1943 allait égalem ent se poser la question de l'épura­ tion. Giraud, qui s’était efforcé de rallier les vichystes repentis - ou opportunistes - , y était hostile. Lorsqu'il avait été am ené à rem placer u n haut fonctionnaire ou un m ilitaire particulièrem ent controversé, il s’était efforcé de lui m énager une sortie honorable. Châtel, rem ­ placé p ar Peyrouton au début de 1943, avait été chargé d’une m ission

71 .I d e m . Texte de l'ordonnance du 2 octobre 1943, commentaires du commis­ sariat à (Intérieur. 72. Yves-Maxime Danan, La V ie p o litiq u e à A lger d e 1 9 4 0 à 1 9 4 4 , o p . c it., p. 273. 73. Odile Rudelle, « Le général de Gaulle et le retour aux sources du constitu­ tionnalisme républicain», in Le R é ta b lisse m e n t d e la lég a lité ré p u b lic a in e, Paris, Complexe, 1996. 74. Michel Abitbol, L es J u ifs d ’A friq u e d u N o rd s o u s V ich y, o p . c it., p. 173.

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auprès de la Croix-Rouge au Portugal. Le processus de renouvelle­ ment de l'arm ature adm inistrative s'accélère avec la constitution du CFLN. À Oran, Louis Boujard cède à la fin de 1943 son poste à un de ses proches collaborateurs, Battistini, ancien secrétaire général aux affaires indigènes de la préfecture. À Alger, Emmanuel Temple, nommé par Laval en septembre 1942, est remplacé par Léon Muscatelli, ancien directeur de la Sûreté générale qui avait apporté son aide aux Alliés le 8 novembre 1942 et qui avait fait partie des douze internés « à titre préventif » au lendemain de l'assassinat de Darlan. À Constantine, le général Valin est remplacé en août 1943 par Louis Périlier, ancien secrétaire général de la préfecture d'Alger. Le 3 juin 1943, le général François, ancien président de la Légion française des com battants en Afrique du Nord, rappelé en activité en novembre 1942 en qualité de chef de la défense passive, est relevé de ses fonc­ tions. Le 21 juillet 1943, c'est le recteur Georges Hardy, dont on a souligné à plusieurs reprises le zèle pétainiste, qui est remplacé p ar Henri Laugier, ancien directeur du CNRS75. Dans l'esprit des résis­ tants, ces mesures symboliques doivent être suivies d'une action de plus grande am pleur visant à sanctionner et à écarter des postes de responsabilités ceux qui se sont faits complices de la politique de capitulation et de collaboration menée par Vichy. Les structures juri­ diques de l'épuration se m ettent alors en place. Le 18 août 1943, une commission d'épuration est ainsi instituée. Elle est chargée d'enquêter sur les anciens élus, les fonctionnaires, les responsables d'ordres professionnels, les milieux de la presse et de la radio. Peu active sous la présidence de l'universitaire William Marçais qui démissionne en septembre, la commission se met à l'ouvrage avec son successeur le syndicaliste Charles Laurent. Sur les 1473 dossiers qu’elle a constitués à la fin du mois de mars 1944, elle en a retenu 998 et s’est prononcée sur 507. Sur les sanctions qu'elle a pro­ posées, 97 ont été effectivement prononcées à cette d ate76. Le bilan et le rythme sont donc sans commune mesure avec ceux de l’épuration

75. Henri Laugier (1888-1973) enseignait la physiologie à l’université de Paris avant d'être nommé directeur du CNRS en 1939. Sans être inscrit dans un parti poli­ tique, il milite dans la mouvance antifasciste (Claude Singer, L ’U n iversitë libérée, l'u n iversité épurée, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 28-31). Voir aussi, sous la direc­ tion de Jean-Louis Crémieux-Brilhac et Jean-François Picard, «Henri Laugier (1888-1973) en son siècle », in C ahiers p o u r l ’h isto ire d e la recherche, CNRS, 1995. 76. Herbert Lottman, L 'É puration (1 9 4 3 -1 9 5 3 ), Paris, Fayard, 1986, rééd. Le Livre de poche, 1994, p. 63 et suiv. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France L ibre - D e l ’a p p el d u 18 ju in à la L ibé­ ra tio n , op. c it., p. 600.

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vichyste77. L’internem ent adm inistratif a été utilisé contre un certain nom bre d’anciens m ilitants des formations vichystes - responsables légionnaires, membres du SOL ou du PPF - dont l’activité a été jugée dangereuse pour l'ordre public dans un contexte de guerre. À la fin de 1943, 352 citoyens français et 233 indigènes auraient ainsi été internés pour collaboration ou actes criminels. Enfin au printem ps 1944 s'ouvrent les premiers grands procès de l'épuration. En mars et en juillet 1944 sont jugés les responsables des camps d'HadjeratM'Guil et de Djenien-Bou-Rezg : la révélation des sévices et des tor­ tures infligés dans ces centres de séjour surveillés entraîne la condam­ nation à mort des principaux inculpés. Plus im portant encore d'un point de vue politique est le procès de Pierre Pucheu, ancien m inistre de l'Intérieur de Vichy. Ce technocrate, appelé par Darlan en 1941, avait symbolisé le durcissement et la dérive répressive du régime. Associé durant l’été 1941 aux lois d'exception promulguées après les prem iers attentats, il est allé jusqu'à désigner lui-même parmi les seuls m ilitants communistes les otages que les Allemands ont fusillés à Châteaubriant. Écarté par Laval, il sollicite de Giraud l’autorisation de venir com battre en Afrique du Nord. À son débarquement à Casa­ blanca en mai 1943, il est interné dans le Sud marocain et déféré en m ars 1944 devant le tribunal m ilitaire d'Alger. De Gaulle en refu­ sant sa grâce envoyait un signe fort en direction de la métropole. À quelques mois de la libération, il adressait un dernier avertisse­ ment aux responsables de Vichy en même temps qu'il m ontrait la déterm ination de la Résistance à com battre tous les complices de la collaboration78. LA RENAISSANCE D'UNE VIE POLITIQUE LOCALE

Le démantèlement de la Révolution nationale a mis fin à la tutelle pesante qui s'était abattue sur la vie publique. Les forces poli­ tiques européennes et musulmanes qui avaient été contraintes de s’effacer au lendemain de l'armistice font alors leur réapparition. Auprès de l'opinion publique européenne, les événements qui ont suivi le débarquement allié semblent d’abord avoir suscité un certain 77. À partir de juillet 1944 commence une deuxième épuration dans le cadre des chambres civiques. A Alger, 1 597 personnes sont déférées devant cette institution, 503 sont radiées des listes électorales, 95 frappées d’indignité nationale. À Oran, 10 720 sont déférées et 5 629 radiées des listes électorales. A Constantine, 1 739 per­ sonnes sont déférées, 671 radiées des listes électorales. On retrouve ici « en creux » la géographie de la Révolution nationale souvent évoquée plus haut (CAOM, GGA, 8CAB60 : chambres civiques). 78. Fred Kupferman, Les Procès de Vichy : Pucheu, Pétain, Laval, Bruxelles, Édi­ tions Complexe, 1980.

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désarroi. L’incertitude sur l'issue du conflit, les prises de position contradictoires de Londres, Vichy et Alger, les revirements spectacu­ laires des responsables locaux, ont généré un trouble des esprits qui a culminé au lendemain de l’assassinat de Darlan. Un rapport des Ren­ seignements généraux évoque la « vive ém otion » qui domine aim s « moins par sympathie que par crainte des conséquences », préciset-il 79. Le service des contrôles techniques, chargé de surveiller les cor­ respondances, évoque au début du mois de janvier c la confusion des idées et le désarroi face à l'incertitude politique ». Les rum eurs les plus folles ont alors cours, notam m ent à Alger. La conférence d'Anfa, qui révèle une possibilité de rapprochem ent entre Giraud et de Gaulle, contribue à apaiser les esprits80. À la fin du mois de février 1943, le service des contrôles techniques parie de la « confiance géné­ rale » inspirée par le com mandant en chef civil et m ilitaire, mais pré­ cise que « le maréchal Pétain est toujours présent dans le cœ ur de bien des Français81 ». Les signes de cette persistance de l’im prégna­ tion maréchaliste ne m anquent pas. De nombreux régiments de l’armée d'Afrique défilent encore en chantant Maréchal Nous Voilà. Lorsque le chant est interdit pour les dém onstrations publiques, il continue à être entonné par provocation hors du service. Ainsi dans la soirée du 5 mai 1943 un groupe de m ilitaires du 3e chasseur d'Afrique traverse Constantine de la rue Nationale au pont d'El K antara en chantant l'hymne du chef de l’É tat français82.* Malgré les consignes données au printem ps 1943, les portraits de Pétain sont toujours affichés dans certains lieux publics et notam m ent à l’entrée des églises d'Oranie. Le 28 avril 1943, le curé de Mostaganem s'indigne qu'une de ses représentations ait été détériorée. « Ce n'est pas le fait d’arracher l’effigie de Pétain qui enlèvera l’am our de Pétain », déclaret-il M. Toutefois, privée à partir du printem ps 1943 du soutien de la propagande officielle, la ferveur m aréchaliste est condamnée à décliner. D’autres courants plus actifs s'efforcent dans le même temps de conquérir l’opinion publique. Le mouvement Combat, encore dans une semi-clandestinité au début de 1943, déploie ainsi une intense propagande. Édition d’un journal, graffiti, tracts, tous les moyens possibles sont mis en œuvre pour préparer l'opinion à l’arrivée 79. CAOM, GGA, 6CAB4 : rapport des Renseignements généraux, Alger, 25 décembre 1942. 80. Archives nationales, F7-14935 : Haut-Commissariat en Afrique française, service des contrôles techniques, janvier 1943. 81. Idem, février 1943. 82. CAOM, GGA, 7CAB8. ü . Idem.

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de De Gaulle. Jusque-là très m inoritaire, le gaullisme gagne incontes­ tablem ent du terrain. Girard de Charbonnières, prem ier représen­ tant de la mission Catroux à Alger, note dans les rapports envoyés à Londres les progrès effectués84. Le 2 mai 1943, les gaullistes par­ viennent à rassembler cinq mille personnes pour une manifestation en faveur de la France Libre devant la Grande Poste d'Alger85.* La libération des vingt-sept députés internés à Maison-Carrée, l'ouverture progressive des camps au cours du printem ps 1943, donnent égale­ m ent un grand dynamisme au parti communiste. Nombreux, expéri­ mentés, jouissant du prestige lié à la persécution, les cadres métropo­ litains reprennent en main un PCA très affaibli. Sous leur impulsion, celui-ci est le prem ier parti politique à se réorganiser en Algérie. Les réunions publiques se m ultiplient - Roger Garaudy et Étienne Fajon sillonnent le pays tout au long de l'été 1943 -, les sections locales sont reconstituées, les adhésions commencent à affluer. Le 1er juillet 1943 est édité un nouvel hebdomadaire communiste, Liberté66. Don­ nant le prim at à la libération de la métropole et à la lutte contre le nazisme et ses collaborateurs, le parti communiste renvoie à plus tard l'examen de la question nationale algérienne, préconisant dans l’imm édiat l’union avec le peuple de France. Les autres formations politiques ne se reconstituent que plus lentement. Le point de départ est parfois modeste. Ainsi le 30 avril 1943 le secrétaire de la fédéra­ tion SFIO d'Alger dresse un état des lieux de la situation locale. « 11 reste dans la fédération une poignée de camarades qui n'ont pas perdu le contact. [...] En tout une vingtaine de camarades, anciens cadres de fédérations et de sections, pourront servir de noyau pour un regroupement éventuel sur une formule neuve», note-t-il87. À Constantine et à Oran, la reconstitution commence également en m ai 1943. Reconnaissant l’autorité du Comité d'action socialiste, qui regroupe en métropole les socialistes résistants, les fédérations locales tiennent leur prem ier congrès interdépartem ental en novembre 1943. En décembre, un nouvel hebdomadaire, Fraternité, voit le jo u r88.

84. Girard de Charbonnières, Le Duel Giraud-de Gaulle, op. cit., p. 57 et suiv. Rapport du 15 mars 1943. 85. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d'Alger, mai 1943. 86.Idem, juillet et août 1943. 87. Archives nationales, Fla3806 : dossier SFIO. 88. Nous avons pu consulter à l'Office universitaire de recherche socialiste (OURS) un dossier consacré à la reconstitution des trois fédérations départementales. Un long rapport du 20 septembre 1944 rédigé par Raoul Borra retrace le cas du département de Constantine où la situation semble la meilleure. À Oran, la reconsti­ tution est gênée par le problème des relations avec les partisans de Marius Dubois, ancien député de tendance « paul-fauriste ».

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Depuis le m ois de juin 1943, les différentes form ations se réclamant de la Résistance - Combat, parti com m uniste, parti socialiste, syn­ dicats ouvriers - se sont regroupées dans une fédération, la France com battante, soulignant au-delà des divergences qui les sé p aren t leur soutien au général de Gaulle et à l'effort de gueire. Une p a rtie du PSF d’Algérie souhaite être adm ise au sein de la France com battante. Elle regroupe les partisans de Charles Vallin. Responsable im p o rtan t du PSF, Vallin, après avoir adhéré à la Révolution nationale, a v a it choisi en septem bre 1942 de rejoindre la France Libre. M algré les protes­ tations de certains de ses partisans, de Gaulle avait accepté son ral­ liem ent. Charles Vallin est ensuite envoyé à Alger avec la mission Catroux. Il parvient à rallier une partie du PSF local. Aux cô tés de Marcel Gatuing, ancien délégué financier et conseiller général d'Oran, il fonde une com m ission exécutive chargée de veiller aux in té rê ts du PSF jusqu’à la libération de la m étropole et du colonel de L a Rocque. arrêté p ar les Allemands au printem ps 1943. Le colonel D ebay, repré­ sentant de La Rocque en Algérie, refuse de reconnaître la légitim ité de cette com m ission exécutive, suivi par une partie im p o rtan te des troupes locales du PSF89. Le 14 juillet 1943 constitue la prem ière grande m anifestation publique de la fédération «F rance com bat­ tante ». Symbole de la renaissance d’une vie publique sans entraves, cette célébration de la fête nationale se caractérise toutefois p a r l’abs­ tention rem arquée des populations m usulm anes. L'Algérie m usulm ane s'est en effet engagée dans cette nouvelle phase du conflit avec un état d'esprit bien différent de celui d e 1939. Les conditions dans lesquelles se réalise la m obilisation le souli­ gnent. Le calm e du départem ent d’Oran contraste en la m atière avec les nom breuses m anifestations de m écontentem ent visibles dans l'Algérois, la Kabylie ou le Constantinois. La m éthode d ’appel des com battants prête il est vrai à la critique : les autorités, m aires, adm i­ nistrateurs, caïds, sont chargés de désigner localem ent les hom m es qui doivent p artir sous les drapeaux. Ce procédé arbitraire, qui

89. CAOM, GGA, 11H58 : bulletin mensuel du CIE d'Alger, juin-juillet 1943. Voir Jacques Nobécourt, La Rocque ou les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996, p. 844 et suivantes. Le PPF a disparu. De nombreux cadres du mouvement se trouvaient en m étro­ pole lors du débarquement allié pour assister au grand «congrès du pouvoir» annoncé par Doriot. Plusieurs parlent au micro de Radio-Paris pour inviter les Euro­ péens et les Musulmans d’Algérie à déserter. Cette attitude entraîne l'arrestation des cadres locaux et l’effacement du mouvement. Un rapport de janvier 1945 signale tou­ tefois que la contre-offensive allemande dans les Ardennes donne encore lieu à des com m entaires favorables dans les anciens milieux du PPF (CAOM, préfecture d’Oran. 464 : épuration, dossier PPF).

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débouche sur de nombreuses inégalités et sur des passe-droits, nourrit un sentiment d'injustice. Les cas d'insoumission, nombreux en décembre 1942, prennent dans certaines régions une proportion inquiétante en juillet 1943 lors du rappel des classes 35 et 3690. Par ailleurs, malgré l'aide américaine, la situation matérielle de l'Algérie musulmane reste précaire et le malaise que nous avons vu se déve­ lopper au cours de la période précédente persiste. Au lendemain du débarquem ent allié, ce malaise se manifeste au grand jour et trouve désormais une traduction politique. Dès le 20 décembre 1942, Ferhat Abbas rédige un « message aux autorités responsables », c'est-à-dire non seulement aux autorités françaises mais aussi aux représentants anglo-saxons. La Charte de l’Atlantique, dans laquelle Churchill et Roosevelt se référaient au droit des peuples à disposer d'euxmêmes, n’a pas échappé au délégué financier de Sétif. Les Algériens musulmans, soumis une fois de plus à l’impôt du sang, entendent obtenir la garantie de réformes structurelles. Face à l'immobilisme de Darlan puis de Giraud, Abbas ne désarme pas. Dans le courant du mois de janvier 1943, il réunit au domicile algérois de m aître Boumendjel, avocat de Messali Hadj, une vingtaine de représentants des différents courants de la communauté musulmane. Des discussions émerge l'idée d'un manifeste exprimant solennellement les revendica­ tions du peuple algérien. La première mouture du texte est achevée le 10 février 1943. Em pruntant au Rapport au maréchal Pétain de 1941 et aux différents mémoires revendicatifs de 1942, ce document va plus loin dans ses conclusions, témoignant de l'évolution de ses auteurs vers des positions plus radicales. « L’heure est passée où un Musulman algérien demandera autre chose que d'être un Algérien musulman », note Ferhat Abbas91. Il s'agit désormais d'abolir la colo­ nisation, « c'est-à-dire l’annexion et l’exploitation d'un peuple par un autre » - la formule fera date -, et de doter l'Algérie d'une Constitu­ tion garantissant les droits et les libertés de la population musul­ mane. Une cinquantaine de signatures figurent sur la version

90. CAOM, GGA, 11H58 bulletin mensuel du CIE d’Alger, décembre 1942-juillet 1943. Voir aussi Christine Lévisse-Touzé, L’Afrique du Nord dans la guerre, op. cit., p. 343-345, qui signale qu’en juillet 1943, sur 56455 inscrits musulmans, on dénombre 11 129 insoumis. Dans la subdivision de Blida, où l'influence du PPA est manifeste, on compte 581 insoumis pour 674 inscrits. 91. Ferhat Abbas, texte du Manifeste et de l’additif qui lui sera donné, dans le recueil de Claude Collot et Jean-Raymond Henry, Le Mouvement national algérien, 1912-1954, Paris, L’Harmattan, 1978. Voir aussi Benjamin Stora et Zakya Daoud, Ferhat Abbas, une utopie algé­ rienne, Paris, Denoël, 1994.

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définitive remise le 31 m ars 1943 au gouverneur général Peyrouton. On retrouve dans cette liste des sympathisants du PPA comme m aître Boumendjel et le docteur Lamine Debaghine, des oulémas réfor* mistes comme Larbi Tebessi ou Tewfik El Madani, des élus comme les docteurs Bendjelloul et Saadane, mais aussi des notables modérés comme le pharm acien Boukerdenna, ancien conseiller national, et Abdelkader Saïah, président de la section arabe des Délégations financières. Peyrouton souhaite éviter l'épreuve de force alors que se poursuit la campagne de Tunisie. Il tente de trouver une issue en instituant en avril 1943 une commission d’études économiques et sociales musulmane dans laquelle l'influence des réform ateurs pour­ rait être équilibrée par celle d'élites plus traditionnelles. Le 26 avril 1943, Messali Hadj est libéré du bagne de Lambèse, sa détention étant transformée par mesure d’apaisement en assignation à résidence. Paradoxalement, c'est à un nouveau gouverneur général précédé d'une réputation de libéralisme, Catroux, qu'incombe la tâche de reprendre en main la situation algérienne. Ouvert à l’idée de réforme, Catroux est fermement attaché à la défense de la souveraineté fran­ çaise en Algérie92. Lorsque les délégués financiers musulmans votent le 22 septembre 1943 une motion constatant qu’aucune réponse satis­ faisante n’a été donnée au Manifeste et décident de s'abstenir de toute délibération au cours de la session, le gouverneur réagit vivem ent 11 prononce la dissolution des sections arabe et kabyle et la mise en résidence surveillée de Ferhat Abbas et Abdelkader Saïah qui avaient été à l'origine de la motion incriminée. Cette mesure suffit à faire reculer la partie la plus modérée des élus musulmans. Catroux peut alors annoncer la création d’une commission de réformes musul­ manes qui va procéder à une large consultation93. Abbas, libéré à la fin de 1943, a été déçu par la reculade des notables. Constatant les progrès du nationalisme auprès des masses musulmanes et notam ­ ment de la jeunesse, il va se tourner désormais vers cette nouvelle force et fonder en janvier 1944 l'Association des amis du Manifeste de la liberté. Ainsi progressivement s’estompent les enjeux de la période vichyste et s'imposent de nouvelles préoccupations. La prépa­ ration du retour à la démocratie et les perspectives de libération de la 92. Henri Lemer, C atroux, op. d t ., p. 227 et suiv. Selon Lemer, Catroux était favorable à une politique libérale aux deux ailes du Maghreb, étayée sur un centre solidement tenu sous l’égide de l’Algérie française. 93. A ce sujet, voir l’étude de Guy Pervillé, « La commission des réformes musul­ manes et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne en France», in l e s C hem ins d e la d éco lo n isa tio n d e l ’E m pire fran çais, 1936-1956, Actes du colloque de 1THTP, CNRS, 1986.

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m é tro p o le focalisent l’attention des forces politiques européennes. Du c ô té m usulm an, la m ontée de la question nationale et les prem iers s ig n e s de l'irruption des m asses dans la vie politique annoncent éga­ le m e n t une nouvelle phase de l’histoire algérienne.

CONCLUSION

L'historien, notait Henri-Irénée Marrou, « parvient à atteindre de la réalité inépuisable du passé la partie ou les aspects qu'il lui est pos­ sible d’appréhender vu la situation qui lui est faite de par son inser­ tion dans une civilisation et une société donnée et compte tenu de son équation personnelle1». Refusant l’arrogance du néo-scientisme comme le cynisme du relativisme, cette approche incite à la modestie en rappelant qu’en histoire toute conclusion est provisoire mais n’exclut pas l'aspiration à une « connaissance vraie » du passé. C'est dans cet esprit que vont être présentés ici les quelques points princi­ paux qui se dégagent de ce travail. Un des prem iers objectifs a ainsi été de préciser ici le profil du vichysme algérien. Le recours systématique aux archives a amené sur ce point à contester un certain nombre d’images forgées dès la fin de la guerre et bien souvent reprises depuis. Dès 1945, deux journalistes de L ’É cho d ’Alger, Alain Richard et Alain de Sérigny, s’étaient efforcés de réhabiliter Vichy à travers ses prolongements d'outre-m er en bros­ sant le tableau d’un régime qui, éloigné de la pression de l'occupant, aurait mis en sourdine ses orientations répressives et aurait œuvré à travers la reconstitution de l'armée d'Afrique à préparer en secret le retour dans la guerre. « La réputation quasi résistante de l’Afrique du Nord s'étendait m aintenant dans la métropole. Beaucoup de bonnes 1. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954 ; rééd. Point Seuil Histoire, 1975, p. 297.

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têtes allaient chercher au-delà de la Méditerranée un refuge contre les lois très strictes dont, même dans la France non occupée, les préfets assuraient l'application sous la surveillance lointaine et hargneuse des Allemands de Paris. Le climat d’Alger et celui de Tunis étaient recom­ mandés aux citoyens en quête d’indépendance verbale », notaient-ils2. Du procès Pétain à la rédaction de ses mémoires, le général Weygand, ancien délégué général du gouvernement en Afrique française, construisait de son côté un plaidoyer bien rodé afin d’accréditer cette vision, son arrestation par les Allemands en novembre 1942 consti­ tuant une de ses meilleures cautions. À côté du Vichy de Pétain et de celui de Laval distingués autrefois par André Siegfried, aurait donc existé un Vichy de Weygand antiallemand et s’efforçant de concilier esprit de résistance et refus de la dissidence. Cette construction ne résiste pas, nous avons tenté de le dém ontrer, à l'examen sans complaisance des différentes sources d’étude de la période. Loin de constituer une formule diluée du modèle métropolitain, le vichysme algérien apparaît au contraire comme un prolongement fidèle de celui-ci. À Alger comme à Vichy, traditionalistes et technocrates, par­ tageant leurs rancœurs à l’égard de l’État républicain, affichant leur volonté de retour à une mythique unité nationale, ont mis à profit la défaite pour imposer l’ordre nouveau annoncé par le maréchal Pétain. Appliquant avec un acharnement tranquille la législation du nouveau régime, ils ont œuvré à réprim er sans états d'âme « l'anti-France • et à promouvoir la révolution culturelle qui devait m ettre fin à un siècle et demi de tradition démocratique. Solidaires des choix effectués à Vichy, les différentes équipes qui ont alors adm inistré l’Algérie ont à l’occasion pratiqué la surenchère. Les numerus clausus antisém ites furent ainsi appliqués avec plus de rigueur encore qu'en métropole ; l’exclusion des enfants juifs des écoles publiques est le résultat, nous l’avons vu, d'initiatives locales. Les camps du Sud algérien où crou­ pirent dans l'indifférence générale des centaines de prisonniers révè­ lent la véritable nature d’un régime policier. La solidarité du vichysme algérien avec les grandes orientations du régime se retrouve dans le domaine de la politique extérieure. Là encore les représentants de Vichy en Algérie se situent dans la stricte orthodoxie pétainiste. Artisan de l'armistice, hostile à toute idée de dissidence, le général Weygand, crédité souvent d'une volonté de revanche, s'est révélé un habile propagandiste du régime. Soucieux de masquer autant que possible à l'opinion nord-africaine les réalités de la collaboration - un 2. Alain Richard et Alain de Sérigny, La Bissectrice de la guerre, Alger, La Maison des Livres, 1945.

CONCLUSION

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c o lo n isa te u r vaincu dont le territoire est occupé et le gouvernem ent s o u m is à une puissance extérieure peut difficilem ent justifier le m ain­ t i e n de sa dom ination - , il n'a aucune alternative sérieuse à lui o p p o se r. La résistance opposée en novem bre 1942 au débarquem ent a llié est la conséquence d'une politique visant à figer l'arm ée d'Afrique d a n s le culte aveugle du M aréchal et dans la soum ission à la doctrine sté rilisa n te de la défense contre quiconque. Christine Lévisse-Touzé a v a it déjà souligné l’apport de l'Afrique française à la politique de col­ la b o ra tio n en dressant l’inventaire des livraisons fournies à l'Alle­ m ag n e et à l'Italie, et en soulignant com m ent, p ar la Tunisie, un axe d e ravitaillem ent à destination de l’Afrika Korps s'était m atérialisé. E n étudiant la mise en œuvre de la relève et la planification de l’envoi m a ssif de travailleurs algériens vers l’organisation Todt, nous avons p u souligner que cette participation se fait de m oins en m oins dis­ c rè te en 1942 et que, sans le débarquem ent allié, elle aurait pris une am p leu r nouvelle. Ce dévoilem ent du vichysme algérien sera à rep lacer dans l'approche plus large d'un vichysme colonial dont d 'au tres études récentes viennent de contribuer à préciser le visage. L es travaux de Catherine Apko su r l'AOF et ceux d'Eric Jennings sur l'Indochine, M adagascar et les Antilles ouvrent ici la perspective de com paraisons fructueuses3. Si l’étude de la période vichyste en Algérie peut ainsi contribuer à éclairer les logiques profondes et les modes de fonctionnem ent du régim e né de la défaite, elle doit aussi être resituée dans le pro­ cessus d'évolution interne de la société coloniale. En précisant les contours de l'enracinem ent du régime, nous nous somm es bien sû r placés d'abord sur le terrain de la réaction à la conjoncture pour retracer le parcours d’acteurs individuels ou collectifs. Au-delà, nous espérons avoir contribué à poser un certain nom bre de jalons pou­ vant être intégrés pour des approches transversales. Les élém ents recueillis ici su r les form ations de jeunesse ou su r le mouvement ancien com battant révèlent ainsi l'im portance de groupes dont l'his­ toire dans la longue durée reste en grande partie à faire4. Enfin, nous

3. Catherine Apko, L'AO F d a n s la D eu x ièm e G u erre m o n d ia le , Paris, Khartalla, 1996; Eric Jennings, V ichy in th e T ro p ics : P e ta in ’s N a tio n a l R e v o lu tio n in M ada­ gascar, G u a d elo u p e a n d In d o c h in a , Stanford, Stanford University Press, 2001. 4. Parmi les pistes pouvant perm ettre de poursuivre ce travail il serait de même intéressant de rechercher dans l'étude de la vie politique algérienne des années 1940 et 1950 la place occupée par les références à la période précédente. Les solidarités vichystes et résistantes ont-elles continué à fonctionner dans l’après-guerre? Que devient l’espace politique occupé autrefois par le PPF et le PSF ? Le passage par la Légion ou au sein de mouvements de jeunesse imprégnés par l’idéologie de la Révo-

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avons essayé de dém ontrer ici que les vingt-huit mois du régime d’armistice ont constitué une étape im portante dans l'évolution des relations intercommunautaires. Durement marquées par l'hum ilia­ tion identitaire provoquée par l’abrogation du décret Crémieux, les populations juives mesurent dans l'épreuve l'attachem ent désorm ais irréversible à la citoyenneté française. Dans le même temps, la résur­ gence d’un discours colon qui s’affiche sans détour dans un régime d'autorité s’accompagne de la montée d’un sentiment antieuropéen dans les masses musulmanes. La dégradation dram atique des condi­ tions de vie des zones rurales, le développement de l’exode vers les villes où guette la clochardisation, l’incapacité des autorités à faire face aux problèmes de ravitaillement contribuent à la détresse de l'Algérie musulmane et alimentent le cours souterrain du nationa­ lisme. La violence ressurgit dès lors entre les communautés : l'affaire de Zéralda est à cet égard tristem ent révélatrice. Le débarquement am éricain et le retour dans la guerre interrom pent tem porairem ent un face face de plus en plus conflictuel, mais l'explosion de Sétif en mai 1945 et la sanglante répression qui va suivre ne peuvent s’expli­ quer sans les rancœurs et les souffrances accumulées de part et d'autre au cours des années précédentes. La proclamation de la DT République et l’échec de l’insurrection kabyle de 1871 avaient ouvert un cycle de l’histoire algérienne marqué par la dom ination sans partage de l’élément européen et la relative passivité de la communauté musulmane. La défaite de 1940, l'incapacité du régime de Vichy à offrir aux colonisés d’autres perspectives que celles de l'égalité par la base symbolisée par le diminutio capitis imposé aux populations juives, la perte de prestige du colonisateur provoquée par ses tergiversations face aux Anglo-Saxons achèvent de clôturer ce cycle. Bien que les contemporains ne l'aient pas tous perçu, c’est une autre page de l’histoire de l'Afrique du Nord qui s'ouvre. « L'image traditionnelle de la France est morte au Maghreb après le débarque­ ment am éricain de novembre 1942 », note dans ses mémoires Jacques Berque* 5.

lution a-t-il influencé le parcours de certains acteurs sociaux et politiques amenés à assumer des responsabilités au cours de la période suivante ? 5. Jacques Berque, Mémoire des deux rives, Paris, Seuil, 1989.

Sources et bibliographie Cette mise au point ne peut quetre indicative. On pourra se reporter à la version originale de notre thèse pour une présentation exhaustive et détaillée.

PRÉSENTATION SOMMAIRE DES SOURCES Nous avons indiqué dans les notes qui accompagnent ce travail les principales sources utilisées. Nous nous contenterons de présenter ici les grandes séries afin de permettre de resituer les cotes dans leurs fonds d’origine.

/ - Archives nationales SÉRIE F - VERSEMENT DES MINISTÈRES F ia - M in istère d e V intérieur M in istère de l ’In térieu r à Vichy

F ia - 3653, F ia - 3693 C o m m issa ria t à l ’In térieu r à L ondres (1942-1943)

F ia - 3730, Fia - 3732, F ia - 3733. C o m m issa ria t à l ’In térieu r d ’Alger (1943-1944)

F ia - 3800, F ia - 3801, F ia - 3802, F ia - 3803, F ia - 3806, F ia - 3808, F ia 3809 à 3811, F ia - 3815, Fia - 3843 F 7 - P olice générale : d o cu m en ta tio n su r les p a rtis p o litiq u es, l ’o p in io n e t su r les ca m p s d ’in tern em en t a d m in istra tif

Fl - 14935 F 17 - In stru ctio n p u b liq u e

F17 - 16.701 F41 - S ervices de l ’In form ation

F41 - 801 à 803, F41 - 818 à 823, F41 - 828 F 60 - S ecrétariat général d u gou vern em en t e t services du P rem ier m in istre

F60 - 190 et 191, F60 - 205 D élégation générale en A frique fran çaise (1940-1942)

F60 - 774, F60 - 775 à 778, F60 - 779 à 804 C o m m issa ria t à la C oordination des affaires m u su lm a n es du général C atroux

F60 - 805, F60 - 806 à 809, F60 - 810 à 812 SÉRIE 3W - HAUTE COUR DE JUSTICE

3W44 - amiral Abrial, 3W49 - amiral Auphan, 3W64 - général Bergeret, 3W75 - Max Bonnafous, 3W134 - Yves Châtel, 3W312 et 313 - Marcel Peyrouton, 3W342 à 344 - général Weygand SÉRIE AJ39 - CHANTIERS DE LA JEUNESSE SÉRIE 72AJ - SECONDE GUERRE MONDIALE

72AJ - 210 à 212 Dossiers concernant la Résistance et les événements d’outre-mer composés d’entretiens réalisés à l'initiative d’Henri Michel dès 1945-1946 (José Aboulker, Henri d’Astier, amiral Fenard...). SÉRIE BB - MINISTÈRE DE LA JUSTICE

BB30 - 1730 Commissariat à la Justice d'Alger (1943-1944). Épuration : textes, listes nominatives, bilans.

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II - Centre des archives d’outre-mer FONDS MINISTÉRIELS M in istère de l ’In térieu r

-

F80 Algérie

F80 - 2073, F80 - 2074 à 2076, F80 - 2077, F80 - 2078 M in istère d e l ’A lgérie

MA 100, MA 151, MA 313, MA 583, MA 631 FONDS DU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L'ALGÉRIE F onds du ca b in et du g o u vern eu r général 3CAB : C abinet d u gou vern eu r général Le B eau (1 935-1940)

3CAB 4, 3CAB 46, 3CAB 52, 3CAB 60 4CAB : C abinet d u g o u vern eu r général A brial (ju illet 1940-ju iü et 1941)

4CAB 3 ,4CAB 4 ,4CAB 6 ,4CAB 9 ,4CAB 10,4CAB 14.4CAB 15,4CAB 16,4CAB 17 SCAB : Cabinet des gouverneurs Weygand et Châtel 5CAB 1, SCAB 2, 5CAB 3, 5CAB 5, SCAB 6, 5CAB 7, 5CAB 8, 5CAB 9, SCAB 10, 5CAB 12, 5CAB 14. 5CAB 15. 5CAB 16. 5CAB 17, 5CAB 19. 5CAB 20, 5CAB 21, 5CAB 22, 5CAB 24, SCAB 25, SCAB 26, 5CAB 27, 5CAB 28, 5CAB29, 30. 32, 35, 36, 5CAB 33. 5CAB 41, 5CAB 44, 5CAB 45, 5CAB 46, 5CAB 47, 5CAB 53, 5CAB 55, 5CAB 56, 5CAB 57, 5CAB 59, SCAB 61 6CAB : C abin et d u gou vern eu r M arcel P eyrouton

6CAB 1, 6CAB 2, 6CAB 3, 4, 5 7CAB : C abinet du gou vern eu r général C atroux

7CAB 1 et 4, 7CAB 2 et 3, 7CAB 5, 7CAB 6, 7CAB 7, 7CAB 8, 7CAB 9, 7CAB 10, 7CAB 11, 7CAB 12, 7CAB 13, 7CAB 14, 7CAB 15, 16, 17, 7CAB 24, 7CAB 25, 7CAB 28, 7CAB 30 et 32, 7CAB 31 et 33, 7CAB 40, 7CAB 4 4 ,7CAB 46, 7CAB 48, 7CAB 50, 7CAB 54 8CAB : C abinet du gou vern eu r général Y ves C hâtaigneau

8CAB 8, 8CAB 15, 8CAB 22. 8CAB 35. 8CAB 50. 8CAB 60, 8CAB 70. 8CAB 94, 8CAB 100 Série 4F

-

C on seils de la p ériode d e Vichy

4F 1,4F 2, 4F 3 Série H - A jfaires indigènes, su rveillan ce p o litiq u e

1H 38 à 41. 3H 15 à 18, 3H 23 à 28. 8H 61 et 62, 9H 23, 9H 27, 9H 28, 9H 30, 9H 38. 9H 39. 9H 40, 9H 43, 9H 45 à 48, 9H 49, 9H 51, 9H 115 à 123, 11H50, 58, 60. 61, 15H 2, 15H13, 15H 14, 15H 19, 15H 20 à 24, 15H 31 FONDS DES PRÉFECTURES D épartem en t d ’Alger

F80, Fl 10 à 112, F142, F145, F391 et 392, F405 et 406, F410, F422, F437, F439, F440, F442, 21 32 à 37, 21 38, 21 40. 21 41, 21 43 à 46, 41 2 à 7, 41 24, 41 36 à 38. 41 39 à 41, 41 64 à 66, 1K19, 1K 25. 1K 39. 1K 67, 1K 70, 1K 72 à 75, 1K 76. 1K 77, 1K 78, 1K 79, 1K 80 à 83, 1K 92, 104, 105, 1K 222, 1K 290, 1K 590, 1K 877 D épartem en t de C on stan tin e

B3 1, B3 47, B3 48, B3 62, B3 63 à 71, B3 100, B3 108, B3 111 et 116, B3 118, B3 123, B3 126, B3 142 et 145, B3 179 et 180 D épartem en t d'O ran

1 à 5, 67, 68. 69, 70, 71, 72, 74. 77. 78, 82, 125, 128, 420, 421, 424, 464 et 465, 466, 467, 468, 2407, 2534, 3257, 3305

III - Archives diplomatiques du Quai d’Orsay SOUS-SÉRIE K - VICHY - AFRIQUE - LEVANT

13 et 14, 15, 16, 24, 25, 48, 49 et 50, 53, 54, 55, 57

PRÉSENTATION

SOMMAIRE

DES

SOURCES

399

SOUS-SÉRIE CNF LONDRES-ALGER

130 à 134 SOUS-SÉRIE ALGER CFLN-GPRF

993 à 995, 956, 1033

IV - Service historique de l’armée de Terre SÉRIE P - VICHY-LONDRES-ALGÉRIE 1940-1946 D o ssiers co n cern a n t l ’E m pire fra n ça is p ro ven a n t d u c a b in et d u m in istre d e la D éfense n a tio n a le

IP 34, IP 35 et 36, IP 37, IP 39, IP 40, IP 41 et 42 A rch ives d e la D élégation générale d u g ou vern em en t en A frique fran çaise (général W eygand) p u is du co m m a n d a n t en c h e f d es fo rces a rm ées (général Ju in )

IP 85 à 89, IP 92 à 102, IP 103 à 110, IP 121, IP 133 SECTION DES FONDS PRIVÉS

Archives du général Maxime Weygand (1867-1965) - 1K130 Papiers du maréchal Alphonse Juin - 1K238

V - Archives privées ARCHIVES DE LA CFDT A rch ives confédérales

2H 23, 3H 1 F onds Fraudeau

-

IIP

Ces archives proviennent des papiers d’Alexandre Chaulet (1903-1963) et François Fraudeau (1912-1985) qui contribuèrent à la structuration des syn­ dicats chrétiens en Algérie. CENTRE DE DOCUMENTATION JUIVE CONTEMPORAINE (PARIS)

x x v m a, 28, 34, 47 : Création de l’Union générale des Israélites d’Algérie. XXXV, 11, 31, 42, 54 : Lettres d’Algérie à Xavier Vallat et Darquier de Pellepoix (lettre de l'abbé Lambert). LXXXI-29 a : Numerus clausus dans l’Enseignement CCCLXXI-26 : L’abrogation du décret Crémieux. CCCLXXXV-I : Le général Giraud et les Juifs d’Algérie. CCCLXXXV-18 : La situation des Juifs d’Algérie (début 1943).

VI - Sources imprimées PRESSE

La presse s'avère une source importante, même si le poids de la censure et les insertions obligatoires tendent à uniformiser son contenu et obligent à l’étudier parfois plus comme un outil de propagande que comme une source d’information autonome. Pour la période de la guerre, la chronique locale fait en grande partie les frais de la réduction du volume imprimé du fait des restrictions de papier. Les deux grands quotidiens algérois, L’Écho d'Alger et La Dépêche algérienne, l'hebdomadaire TAM (Tunisie, Algérie, Maroc), qui regroupent les plus grandes plumes d’Algérie, ont pu être dépouillés de façon systématique. La collection complète du Pionnier, journal du PPF d’Algérie, est également disponible au CAOM et à la BDIC de Nanterre. PUBLICATIONS OFFICIELLES - BROCHURES DE PROPAGANDE

- Service de presse du gouvernement général de l'Algérie : bulletin mensuel publié pour fournir à la presse locale un certain nombre d'informations autorisées sur l’activité de l’administration et sur l’effort de transposition de la Révolution nationale en Algérie (BDIC et CAOM).

In fo rm a tio n s algériennes

400

L'ALGÉRIE

SOUS

LE

RÉGIME

DE

VICHY

Jou rn al o fficiel de VAlgérie (CAOM). A lgérie 1941 - Édité par la section de

presse du gouvernement général de l'Algérie à l'occasion de b semaine de la France d’outre-mer (BDIC). L'Algérie écon om iqu e nouvelle - Brochure éditée par le Comité régional de l'Algérie. Président : Lucien Borgeaud. Décembre 1941. Présentation des textes réglemen­ tant les comités d'organisation en Algérie et des premiers résultats obtenus. N ou s croyon s a vec le m aréchal P étain - H isto ire actu elle à l ’o cca sio n d u 1m a n n iversa ire d e la Légion fran çaise d es co m b a tta n ts par Théophile d'Apéry. Alger, imprimerie

Baconnier, 1941. Texte d'une conférence éditée par la Légion (BDIC). La Légion algéroise

-

B u lletin d e propagan de

-

O rgane d e lia iso n en tre p ro p a g a n d istes.

Alger, 75 rue dlsly. (Plusieurs numéros de 1942 sont disponibles à la BDIC.) La Légion fran çaise d es co m b a tta n ts d'Algérie v o u s parle - Texte co m p let d es é m issio n s ra d io p h o n iq u es . Édité par le Comité de propagande de l'Union provinciale de

l’Algérie. (Année 1942 disponible à la BDIC.)

VII - Sources orales ENTRETIENS

: professeur de neurochirurgie en retraite, responsable de la Résistance et organisateur du € coup d’Alger » le 8 novembre 1942. (Entretien à Paris et LVRS, mars 1994, août 1994, février 1995.) R oger B rasier : instituteur retraité, en poste à Alger pendant la guerre, responsable du cercle algérianiste de Perpignan (Perpignan, mai 1993). Jean D an iel : directeur du N o u vel O bservateu r, responsable d’un groupe de résistance à Blida (Paris, mars 1993). Y ves D echezelles : avocat honoraire à la cour d’appel de Paris, militant SFIO à Alger, résistant, chef de cabinet d’Adrien Tixier, chargé des affaires sociales au CFLN (Paris, mars 1993). G eorges H irtz : adm inistra­ teur des services civils en retraite, chef du cabinet civil du général Weygand en 1941 (Aix-en-Provence, août 1994). B ernard K arsen ty : membre de la Résistance, chargé des liaisons entre Alger et Oran, il rejoint Londres en décembre 1942 et entre au BCRA (Paris, août 1995). R idgw ay K n ight : ancien ambassadeur des États-Unis en France, consul à Oran pendant la guerre (Paris, août 1995). G eorges L a u ssel : employé de banque retraité, fils et petit-fils d’administrateurs des services civils de l’Algérie (Tou­ louse, juin 1995). Léo P alacio : écrivain, journaliste à O ran répu blicain et membre de la Résistance à Oran (Fenouillet, avril 1996). B ernard PauphÜ et : président de l'Asso­ ciation du 8 novembre 1942, étudiant en droit à Alger pendant la guerre, il diri­ geait le commando qui a arrêté le général Juin et l’amiral Darlan à la villa des Oli­ viers (Paris, mars 1993). P aid S c h m itt (1912-1995) : journaliste, fondateur d ’A lger répu blicain , membre de la Résistance dans le Constantinois (Paris, août 1993). E d g a r S c o tti : ingénieur agronome retraité, ancien des chantiers de jeunesse en Algérie (Toulouse, mai 1995). Un entretien réalisé par M. Jean Monneret auprès de M. Y ves P leven, ancien des chantiers de jeunesse, a pu être écouté au CDHA d’Aix-enProvence. A ndré A ssu s, A ndré C h ouraqui, Y ves D echezelles, H ugues F anfani, J u lien

J o sé A bou lker

GozJan, R idgw ay K n igh t, Jean L ’H o stis, Léo P alacio, B ernard P au ph ilet, ü iu re n t Prec io zi, Y vonne P uaux, H enri R osencher, A ndré R osfelder, P au l S ch m itt, Jacques Z erm a ti,

membres de l’Association du 8 novembre ont répondu au questionnaire ci-joint Plusieurs correspondances ont été échangées avec M ario F aivre, lui aussi membre de l'association, et avec l’écrivain R oger C urel (pseudonyme de Roger Rosfelder).

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

/ - Histoire de l’Algérie coloniale A) HISTOIRES GÉNÉRALES DE L'ALGÉRIE COLONIALE

Ageron (Charles-Robert), — Histoire de l'Algérie contemporaine 1830-1954, Paris, PUF « Que sais-je », 1964

(nombreuses rééditions). Histoire de l’Algérie contemporaine 1870-1954, tome II : De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, Paris, PUF, 1979 (643 pages).

Julien (Charles-André), — Histoire de l’Afrique du Nord - Tunisie, Algérie, Maroc, Paris, Payot, 1931. — Histoire de l’Algérie contemporaine, tome I : La conquête et les débuts de la coloni­ sation 1827-1871, Paris. PUF, 1979. Lacoste (Yves), Nouschi (André), Prenant (Marc), L'Algérie, passé et présent, Paris,

Éditions sociales, 1964 (462 pages). Martin (Claude), Histoire de l'Algérie française 1830-1962, Paris, Les Quatre Fils Aymon, 1963 (510 pages). Meynier (Gilbert), L'Algérie révélée, Genève, Droz, 1981. Nouschi (André), L’Algérie amère, 1914-1994, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1985. Stora (Benjamin), Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954), Paris, La Découverte « Repère », 1991. Yacono (Xavier), Histoire de l’Algérie de la Régence turque jusqu’à l’insurrection de 1954, Paris, Éditions de l’AÜanthrope, 1993 (396 pages). B) LES POPULATIONS ALGÉRIENNES : HOMMES ET MENTALITÉS

1. Les Français d ’Algérie

Briat (Anne-Marie), La Hogue (Jeanine de), Des chemins et des hommes - La France en Algérie, Helette, Éditions Harriet, collection Mémoire d’Afrique du Nord, 1955. Jordi (Jean-Jacques), Les Espagnols en Oranie, 1830-1914 - Histoire d’une migration, Montpellier, Africa Nostra, 1986. Leconte (Daniel), Les Pieds-noirs - Histoire d’une communauté, Paris, Seuil, 1980. Manoni (Pierre), Les Français d'Algérie - Vie, mœurs, mentalités, Paris, L’Harmattan, 1993. Nora (Pierre), Les Français d ’Algérie, Paris, Julliard, 1960. 2. Les Algériens musulmans Ageron (Charles-Robert), Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris,

PUF, 1968. Berque (Augustin), Écrits sur l'Algérie (réunis et présentés par Jacques Berque, post­ face de Jean-Claude Vatin), Aix-en-Provence, Édissud, 1986. Cantier (Philippe), Étude sur une dualité juridique : sujets et citoyens fiançais en Algérie de 1865 à 1938 - Du sénatus-consulte du 14 juillet 1865 au projet de loi Cuttoli, Mémoire de DEA, Toulouse I, 1992. Charnay (Jean-Paul), La Vie musulmane en Algérie d ’après la jurisprudence de la pre­ mière moitié du xne siècle, Paris, PUF, 1960.

402

L ’A L G É R I E

SOUS

LE

RÉGIME

DE

VICHY

Smati (Mahfoud), le s Élites algériennes sous la colonisation, tome 1, Alger Dalhab, Maisonneuve et Larose, 1998. 3. Les Juifs d’Algérie

Allouche-Benayoum (Joëlle) et Bensimon (Doris), Juifs d ’Algérie, hier et aujourd'hui, Mémoires et identités, Toulouse, Privat « Bibliothèque histoire », 1989. Chouraqui (André), — Les Juifs d ’Afrique du Nord - Marche vers l’Occident, Paris, PUF, 1952 (400 pages). — Histoire des Juifs en Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1985. Ejsenbeth (Maurice), Les Juifs de l'Afrique du Nord - Démographie et onomastique, Alger, Imprimerie du Lycée, 1936 (189 pages). Relations entre Juifs et Musulmans en Afrique du Nord - xnc-xr siècle, Paris, CNRS, 1980. 4. Questions religieuses

El Korso (Mohamed), Politique et religion en Algérie - L'islah, ses structures et ses hommes - Le cas de l'Association des ulamas musulmans algériens en Oranie 1931-1945, thèse d’histoire, Paris VH, 1989. Merad (Ali), Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 - Essai d’histoire religieuse et sociale, Paris, Mouton, 1967. Pons (Mgr André), La Nouvelle Église d'Afrique ou le catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1830, Tunis, Imprimerie Louis Namura, 1930. C) INSTITUTIONS ET VIE POLITIQUE

1. Institutions, maillage scolaire

Bouveresse (Jacques), Les Délégations financières algériennes, thèse d’État, Faculté de droit de Nancy, 1978. Collot (Claude), Les Institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1961), Paris, Éditions du CNRS, 1987. Perville (Guy), Les Étudiants algériens de l’université française : 1880-1962 - Popu­ lisme et nationalisme chez les étudiants et intellectuels musulmans algériens de formation française, Paris, Éditions du CNRS, 1984. Sekfali (Abderrahim), Le Rôle des instituteurs dans la vie politique et sociale du dépar­ tement de Constantine de 1930 à 1939, thèse de doctorat de 3e cycle, Nice, 1982. 1830-1962 - Des enseignants d ’Algérie se souviennent de ce que fut l'enseignement pri­ maire, Toulouse, Privat, 1981.

2. Histoire politique : courants et débats Benyelles (Morsley), La Formation d’un fascisme dépendant en Algérie (1934-1939) (2 vol.), thèse de doctorat, Université d'Alger, Institut de Droit, 1985. Bouveresse (Jacques) et Montoy (Pierre-Louis), Les Maires des agglomérations urbaines du département de Constantine (1884-1941) - Étude de sociologie poli­ tique, publication du Centre de recherches d’histoire du droit et de droit romain,

Faculté de Droit et des Sciences économiques de Rouen, 1982. Carlier (Omar), Entre Nation et jihad - Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de Science Po, 1995. Charle-Valun (Thérèse), Les Droites en Algérie 1934-1939, thèse de 3e cycle, Paris VU, 1975. Collot (Claude) et Henry (Jean-Raymond), Le Mouvement national algérien 1912-1954, Paris, LUaimattan, 1978. Kaddache (Mahfoud), — La Vie politique à Alger 1919-1939, Alger, SNED, 1970. — Question nationale et politique algérienne 1919-1951 (5 vol.), Alger, SNED, 1980. Koerner (Francis), «L’extrême droite en Oranie 1936-1940», Revue d ’histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 1973. Mâchefer (Philippe), «Autour du problème algérien (1936-1938). La doctrine

BIBLIOGRAPHIE

INDICATIVE

403

algérienne du PSF : le PSF et le projet Blum-Viollette », Revue d'histoire moderne avril-mai 1968, p. 147-156. Planche (Jean-Louis), Antifascisme et anticolonialisme à Alger à l'époque du Front populaire et du Congrès musulman, thèse de 3* cycle, université de Paris VH, 1980. Sivan (Emmanuel), Communisme et nationalisme en Algérie : 1920-1962, Paris, Presses de la FNSP, 1976. Stora (Benjamin), — Dictionnaire biographique du prolétariat nationaliste algérien, 1926-1954, Paris, L'Harmattan, 1985. — Les Sources du nationalisme algérien - Parcours idéologique, origine des acteurs, Paris, L'Harmattan, 1988. e t co n tem p o ra in e,

D) ÉCONOMIE, SOCIÉTÉ, DÉMOGRAPHIE

And (Ahmed), Mouvement syndical et luttes sociales en Omnie (Algérie, 1942-1954), dièse de 3e cycle, Oran, 1985.

Benallegue (Nora), Mouvement ouvrier, mouvement syndical en Algérie, 1919-1954 Essai d'histoire sociale, thèse de doctorat d’État, Paris VII, 1990 (2 vol.).

Bourdieu (Pierre), Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF « Que sais-je », 1963. Chevalier (Louis), Le Problème démographique nord-africain, Paris, PUF « Travaux et documents», 1947.

Lefeuvre (Daniel), Chère Algérie, 1930-1962, Paris, Société française d'histoire d'outre-mer, 1997.

Muracciole (Louis), L’Émigration algérienne - Aspects économiques, sociaux et juri­ diques, thèse de droit, Alger, 1950.

Stora (Benjamin), Us venaient d'Algérie - L’immigration en France, 1912-1992, Paris, Fayard, 1992.

Yacono (Xavier), La Colonisation des plaines du Chétif, de Lavigerie au confluent de la Mina, Alger, 1955-1956 (2 vol.).

II-La France dans la Deuxième Guerre mondiale A) ÉTUDES GÉNÉRALES

Amouroux (Henri), La Grande Histoire des Français sous l’Occupation, Paris, Robert Laffont, 1976-1993 (9 vol.). Azéma (Jean-Pierre) et Bédarida (François), La France des années noires, tome 1 : De la défaite à Vichy, tome II : De l’Occupation à la Libération, Paris, Seuil, 1993. Paxton (Robert), La France de Vichy 1940-1944, Paris, Seuil, 1973 (réédition 1998). B) LA RÉVOLUTION NATIONALE ET L’IDÉOLOGIE DE VICHY

Cointbt-Labrousse (Michèle), Vichy et le fascisme, Bruxelles, Complexe, 1987. Michel (Henri), Pétain, Laval, Dorian, trois politiques ?, Paris, Flammarion « Ques­ tions d'histoire », 1973. Pétain (Philippe), Discours aux Français (17 juin 1940-20 août 1944), textes établis, présentés et commentés par Jean-Claude Barbas, Paris, Albin Michel, 1989. Slama (Alain Gérard), € Vichy était-il fasciste ? », Vingtième Siècle » - Revue d’histoire, n4 11, juillet-septembre 1986. Wievorka (Olivier), c Vichy a-t-il été libéral ? Le sens de l'intermède Flandin », Ving­ tième Siècle », Revue d’histoire, n° 11, juillet-septembre 1986. Y a g il (Limore), c L’Homme nouveau • et la Révolution nationale de Vichy, 1940-1944, Ulle, Presses universitaires du Septentrion, 1997.

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L ’A L G É R I E

SOUS

LE

RÉGIME

DE

VICHY

C) ENJEUX DIPLOMATIQUES ET COLLABORATION D'ÉTAT

Delpla (François), Montoire, Paris, Albin Michel, 1986. Duroselle (Jean-Baptiste), L'Abîme, Paris, Imprimerie nationale, collection Politique étrangère de la France, 1983.

Jaeckel (Eberhard), La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard, 1968. Paxton (Robert O.), « Darlan : un amiral entre deux blocs », Vingtième Siècle - Revue d ’histoire, n° 36, octobre-décembre 1992. D) ENCADRER LA SOCIÉTÉ : INSTITUTIONS. RELAIS SOCIAUX. PROPAGANDE

Amaury (Philippe), Les Deux Premières Expériences d ’un ministère de l’Information en France, Paris, CGDJ, 1969.

Bargeton (René), Dictionnaire biographique des préfets, Paris, Archives nationales, 1994.

Baruch (Marc-Olivier), Servir l’État français - L'Administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997.

Cointet (Jean-Paul), La Légion française des combattants, Paris, Albin Michel, 1995. Cointet (Michèle), Le Conseil national - Vie politique et réforme de l’État en régime autoritaire, Paris, Aux Amateurs de livres 1989. (Institution peu connue, ce « Parlement croupion » fut le laboratoire politique de la France de Vichy.) Crémieux-Brilhac (Jean-Louis), Eck (Hélène) (direction), La Guerre des ondes : his­ toire des radios de langue française peitdant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Armand Colin, 1985. Doueil (Pierre), L'Administration à l'épreuve de la guerre (1939-1945), thèse de droit, Toulouse, 1948 (éd. Paris, Sirey, 1950). Gervereau (Laurent) et Peschanski (Denis) (dir.), La Propagande sous Vichy (1940-1944), Paris, BDIC La Découverte, 1990. Gioutto (Pierre), Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991. Halls (Wilfred D.), Les Jeunes et la politique de Vichy, Paris, Syros, 1988. Margairaz (Michel), L’État, les finances et l'économie - Histoire d ’une conversion, 1932-1952, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1991 (2 vol.). Rémond (René) (dir.), Le Gouvernement de Vichy, Paris, Presses de b FNSP, 1972. Rossignol (Dominique), Histoire de la propagande de 1940 à 1944 - L'utopie Pétain, Paris, PUF, 1991. E) EXCLUSIONS ET RÉPRESSION

Grynberg (Anne), Les Camps de la honte : les internés juifs des camps français, 1939-1944, Paris, La Découverte, 1991.

Kaspi (André), Les Juifs sous l’Occupation, Paris, Seuil, 1991. Kaspi (André), Kriegel (Amie), Wievorka (Annette) (dir.), « Les Juifs de France dans la Seconde Guerre mondiale », Pardès, n° 16, 1992.

Klarsfeld (Serge), Vichy-Auschwitz : le rôle de Vichy dans la solution finale de la ques­ tion juive en France, Paris, Fayard, 1983 (2 t.).

Marrus (Michaël) et Paxton (Robert), Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981 (réédition Livre de poche). (Lucien), Une police politique de Vichy : le service des sociétés secrètes, Paris, Klincksieck, 1996. S in g e r (Claude), Vichy, l’université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992. S abah

F) LES FRANÇAIS DES ANNÉES NOIRES : OPINION PUBLIQUE, COURANTS POLITIQUES ET CULTURELS

(Jean-Pierre) et B édarida (François) (dir.), Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992.

A zém a

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INDICATIVE

405

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406

L'ALGÉRIE

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LE

RÉGIME

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IN D E X D E S P R IN C IP A U X N O M S P R O P R E S C IT É S D A N S L E T E X T E

Abbas (Ferhat), 24, 30-32, 87. 113, 125, 176, 182, 261, 282, 303, 333, 372, 389 Abbo (Gabriel). 125 Abetz (Otto), 139, 245 Aboulker (José), 9. 105, 327, 359, 362, 365-367 Aboulker (Raphaël), 322, 360 Abrial (Jean, am iral), 47, 49, 50, 54, 68, 70, 72. 74, 79, 84, 86, 88, 92, 109, 110, 113, 116, 124, 133, 136, 142, 150, 213, 216, 255, 266, 293, 341, 346, 361 Actuary (Jean, commissaire), 162, 187, 358 Al Mili (Mubarak), 274, 280 Amrouche (Jean), 306 Aris (Jean), 51, 116 Aron (Robert), 67 Arslan (Chekib), 41, 114, 145 Astier de la Vigerie (Henri d’), 251, 296, 359, 365, 371, 374 Audisio (Gabriel), 249, 306, 309 Aymes (Louis), 181

B attet (am iral), 370 Battistini, 384 Baudrillard (Mgr), 245 Baudy (Geoffroy), 85 Beaufre (André, capitaine), 361, 364 Belghoul (Ahmed), 114 Belin (René), 215 Belkaïm (Kaddour), 353 Bellat (Lucien). 28. 72. 89. 225 Ben Badis (cheikh), 24, 185, 273, 278, 280 Ben Gana (Si Bouaziz), 258 Benabid (Abdelaziz, bachaga), 212, 258 Bendjelloul (Mohamed, docteur), 24,

116, 125, 169, 182, 260, 261, 333. 390 Benoist-Mechin (Jacques), 138 Bentami (Belkacem), 223 Bentami (Djilali), 223, 225, 228 Bérenguer (Jean, abbé), 265 Beigeret (général). 143, 370, 375, 378, 382 Beigeiy (Gaston), 49, 254 Berque (Augustin), 9, 51, 116, 121, 166, 189, 190, 259, 272, 306 Berque (Jacques), 7, 39, 249, 275, 396 Beynet (général), 362 Blum (Léon), 26. 27, 30, 34. 49. 53. 285. 307 Bonnafous (Max), 52, 281 Bonnard (Abel), 245 Bonnier de la Chapelle, 374 Bordères (Émile), 39, 84, 86, 181, 379 Borgeaud (Henri), 17, 85, 91 Borotra (Jean). 63.64,128,149,156,328 Borra (Raoul), 69 Boucif (Benchiha), 87, 183, 258, 263 Boujard (Louis), 52, 89, 164, 217, 242, 332, 384 Boukerdenna, 87, 182, 260,262,303,390 Boukort (Benali), 34, 337 Boumendjel (maître), 389 Bouras (Mohamed), 302 Brahimi (cheikh), 273, 278, 281 Bret (Paul-Louis), 126, 159 Breuleux (Jean), 171, 200, 204 Brunschwig (Robert), 318, 322 Bugeaud (maréchal), 17, 57, 293, 317

Caballero (Paul), 341 Capitant (René), 360, 374 Carcopino (Jérôme), 63, 133 Catroux (général). 354, 380-382, 387,390 Cattoir (Jean, docteur), 338, 340

410

L'ALGÉRIE

SOUS

LE

Chambe (René, général), 376, 378 Chariot (Edmond), 157, 308, 313 Châtel (Yves), 102, 103, 110, 116, 119, 126, 134, 146, 150, 151, 154, 158, 162, 169, 184, 185, 201, 237, 238, 242, 246, 257, 269. 288, 298, 322, 326, 333, 370, 371, 377, 383 Chaulet (Alexandre), 215, 284, 285, 288 Chevallier (Jacques), 125, 234, 288 Churchill (W inston). 41, 104, 367, 380, 389 Clancier (Georges-Emmanuel), 310 Clark (général), 366, 369 Côche (capitaine), 63, 297, 301 Codou (Roger), 353 Coste-Floret (Paul), 360 Coston (Henry), 222, 327 Cuttoli (Paul), 69, 90. 249, 379

Daladier (Édouard), 28, 76 Darian (François, amiral), 50, 70, 74, 93, 109, 111, 130, 133, 135, 136, 138, 142, 153, 154, 156, 192, 206, 217, 237, 238, 241, 269, 281, 362, 367, 368, 370, 373, 375, 380, 384, 386, 389 Darquier de Pellepoix (Louis), 330 Déat (Marcel), 52, 59, 151, 234 Debabèche (Ali). 339, 340 Debaghine (Lamine), 344, 390 Debay (commandant), 231, 234, 388 Dechezelles (Yves), 361 Devaud (Stanislas), 48, 72, 86, 231, 232, 234 Deyron (Léon), 374 Dhavemas (Henri), 297 Dib (Mohamed), 10, 16, 169 Dietmar (Danielus), 338 Donavan (major), 361 Doriot (Jacques), 28, 72, 151, 159, 218, 221, 229, 234, 238, 277 Doumergue (Gaston), 22, 52, 252 Du Moulin de la Barthète, 52, 236 Duclos (Jacques), 342 Dufiau (colonel), 200, 204, 217 Dufourg (Constant), 255 Durand (Léon, Mgr), 90, 265, 267, 269, 270

RÉGIME

DE

VICHY

Duroux (Jacques), 17,23, 29, 30,48,201. 249, 252

Eisenbeth (M aurice), 134, 316, 321, 325, 326, 332 Eisenhower (Dwight, général), 367 El Mahdi (Mohamed), 151 El Okbi (cheikh), 38, 144, 274, 279, 280. 301, 333 Epp (colonel), 201, 204 Ettori (Jean), 64, 116, 133, 166

Faivre (Mario), 39, 141, 363 Faure (Gratien), 17, 30, 85, 91, 125, 172, 255 Fenard (am iral), 110, 155, 371 Fikri (Abdelkader), 256, 306, 307 Flandin (Pierre-Étienne), 31, 86, 252, 253 Fossati (Jean), 73, 219, 221, 230, 235, 238, 328 Fouchet (Max-Pol), 39, 306, 309, 310, 312 Franceschi (Jean), 132, 319 Frison-Roche (Roger), 63, 298, 300 Froger (Amédée), 17, 85, 374

GalamaUah (cheikh). 84, 258, 277 Ganne (Pierre-Louis), 129 Garaudy (Roger), 350, 353, 387 Gatuing (Marcel), 388 Gaulle (Charles de, général), 36, 39, 65, 95, 98,104, 143, 153,200,357, 360, 363, 374, 379-381, 385, 386 Gillot (François), 132 Gillouin (René), 57, 66 Giraud (Henri, général), 123, 153, 365, 368, 371, 375-377, 380, 381, 383, 386, 389 Goering (Herman), 154 Gonzalès, 90 Gozlan (Élie), 320, 324 Grenier (Jean), 308, 312 Gross (colonel), 162 Guilbaud (Georges), 159, 164, 227, 246 Guitard (Paul), 159

INDEX

DES

PRINCIPAUX

Hardv (Georçes), 53, 117, 133, 158, 199, 384 Heurgon (Jacques), 308 H itler (Adolf), 36,108,114,136,145,358 H untziger (général), 75, 105, 135, 153 Hytier (Jean), 308 Ibanez (Thomas), 337, 339-341 Ibazizen (Augustin), 185, 234 Jousse (Moïse, colonel), 361, 366, 367 Joxe (Louis), 291, 360 Juin (Alphonse, général), 153, 154, 161, 367, 369 Kassimi (Abdelkader), 224, 277 Kassimi (Mostefa), 224, 277 Kerdavid (sous-préfet), 59 Koeltz (Louis, général), 80, 367 La Rocque (François de, colonel), 25,29, 86, 99, 219, 230, 231, 234, 388 Lachal (Raymond), 198, 244, 253 Lam irand (Georges), 63, 297, 301 Lamoudi (Lamine), 274, 278 Larabi (Fodil), 224 Lattre (Jean de, général), 153 Laugier (Henry), 384 Laure (général), 199, 206, 217, 238, 298 Laval (Piètre), 48,99,142,164,166,168, 191, 239, 296, 384, 394 Le Beau (gouverneur), 36, 47 Lecoq (Louis), 305 Le Corbusier, 247 Leenhardt (Roger), 312 Lemaigre-Dubreuil (Jacques), 120, 361, 363, 365, 371, 378 Lévêque (Gaëtan), 90, 171, 260 Lévy-Valensi (André, docteur), 322 Leynaud (mgr), 7,38, 265, 266,269,270, 331 Loufrani (docteur), 333 Loustaunau-Lacau (colonel), 361 Mallarmé (André), 29, 48, 86, 252 Mammeri (Mouloud), 10, 37, 145, 169 Mandel (Georges), 52, 235, 324

NOMS

PROPRES

411

M artin (général), 125,200,212,213,241, 373 M artin (René), 121 M artino, 53 Massis (Henri), 57, 251, 308 Mast (Châties, général), 365, 368 M aurras (Charles), 23, 54, 83, 99, 235, 251, 359 Meaux (Émile), 218 Mekki (Bezzegould), 116, 259 M esnard (Pierre), 57 Messali (Hadj), 25, 27, 30, 33, 112, 114, 146, 334, 343, 345, 347, 354, 389 Morali (Daninos, docteur), 360, 363 Morel (Louis), 84, 91 Morin (René), 85 Moulin de Labarthète (du), 52 M ounier (Emmanuel), 310, 312 Munck (Charles), 171, 256 Murphy (Robert), 108, 154, 251, 364, 366, 369, 370 Muscatelli (Léon), 384 M ussolini (Benito), 219

Nakkache (Arthem), 328 Noguès (André, général), 33, 36, 38, 60, 199, 369, 371, 375

Ordioni (Pierre), 9, 150, 159, 250 Ourabah (Abdelmadjib), 85, 258

Pagès (Pierre), 52, 160, 181, 185, 201, 253 Paquin (général), 60, 200, 204, 233, 234 Pétain (Philippe, maréchal), 38, 41, 45, 48, 50. 52, 56, 66, 82, 87, 97-99, 101, 110, 113,117, 120, 124, 127, 129, 141, 147,164, 191, 198, 210, 211. 217, 233,236, 248, 254, 259, 262, 267, 281,282, 289, 308, 321, 328, 376, 378, 382, 386, 389, 394 Peyrouton (Marcel), 51, 53, 70, 79, 81, 150, 377, 378, 381, 383, 389 Philip (André), 381 Pia (Pascal), 34 Pillafort (capitaine), 363 Platon (am iral), 120, 251

412

L'ALGÉRIE

SOUS

LE

Pomier (Jean), 305, 307 Pucheu (Pierre), 110, 117, 120, 133, 139, 156-158, 174, 181, 182, 241, 313, 385

Rabaud (Georges), 297, 301 Randau (Robert), 256, 279, 305, 307 Rencurel (Auguste), 379 Reynaud (Paul), 31, 36, 52, 99 Rigault (Jean). 147, 364, 371, 377, 378 Rommel (maréchal), 136 Roosevelt (Franklin D.), 367, 378, 380, 389 Roy (Jules). 17, 40, 105 Rozis (Albin), 47, 89, 183, 379

Saadane (docteur), 258, 262, 282, 390 Saïah (Abdelkader). 84, 258, 390 Sauckel (Fritz), 166, 168 SceUes-Mülie (Jean), 347 Schiaffino (Laurent), 125 Schoen (capitaine), 8, 40, 144, 181, 185, 186, 344 Serda (Joseph), 256, 374 Shapiro (Robert), 325 Sicard (Paul), 23. 125, 250 Sisbane (Chérif, maître), 87, 260, 281 SmaÉi, 336, 338, 340

RÉGIME

DE

VICHY

Tahrat (Larbi), 69 Tamzali (docteur), 84, 171, 182, 263 Tarbé de Saint-Hardouin (Jacques), 102, 364, 366, 371 Théiy (Père), 146, 271, 359, 363 Thienard (Mgr), 265 Torecillas (Jean), 338, 340 Truphémus (Alfred), 306 Tubert (général), 361

Van Hecke (colonel), 65, 76, 290, 296, 364, 372, 382 Vincent (Lisette), 162, 336, 339, 340

Weygand (Maxime, général), 36, 54, 57, 87, 91, 92, 93, 94, 96-99, 101, 102, 104, 105, 107-110, 112, 115-118, 121, 123, 124, 126, 130, 132, 133, 135, 136, 138, 142, 146, 149-151, 153-156, 161. 177, 180, 192, 212, 234, 236, 238, 247, 262, 266, 281, 296, 300, 302, 361, 363, 394

Zekri (Ibnou), 87, 116, 182, 260 Zénati (Rabah), 260 Zimheld (Jules), 286 Zouani (cheikh), 224, 239, 277

TABLE

A v a n t - p r o p o s ............................................................................................................

7

Prologue C hapitre prem ie r : A l g é r i e 1940 :

t e n t a t i v e d 'é t a t d e s l i e u x

.....

15

...............................................................

16

Une société pluriethnique : le face-à-face colonial .............................................

16

Des équilibres coloniaux fragilisés .........................................................................

19

U n e A lg é r ie m o d e lé e p a r le c o lo n is a t e u r : l ’e m p r e in t e d ’u n s iè c le d e p r é s e n c e fr a n ç a is e

U n e A lg é r ie m a r q u é e p a r le s a f f r o n t e m e n t s p o lit iq u e s d e s a n n é e s 3 0 : la r é v é la tio n d 'u n m a la is e l o c a l ..................................

22

Les conditions générales de la vie politique locale : les forces en présence ..

22

Le Front populaire en Algérie : la montée des passions politiques .................

25

Les recompositions de l’avant-guerre : vers un nouveau paysage politique ...

28

U n e A lg é r ie c o n fr o n t é e à l ’e f f o n d r e m e n t d e 1 9 4 0 : l ’im p a c t d e la d é fa ite

.....................................................................................

32

Les effets de l’état de guerre : effort militaire et renforcement de la tutelle coloniale .................................................................................................................. L ’Algérie face

à la défaite

........................................................................................

33 37

PREMIÈRE PARTIE

Vichy en Algérie Du triomphe de l'ordre nouveau à la crise latente de l'année 1942 Chapitre II : L 'È R E ABRIAL : LES FONDEMENTS D’UN RÉGIM E AUTORITAIRE ....................................................................................................

47

L e s p r e m ie r s p a s d u n o u v e a u r é g i m e ...................................................................

47

La fin de la IIIe République ........................................................................................

48

414

L'ALGÉRIE

SOUS

LE

RÉGIME

DE

VICHY

Vers une reprise en main de l’Algérie : la relève des hommes ....................... L'impact de l'armistice en A lgérie......................................................................

49 55

la Révolution nationale et ses relais en Algérie ......................................... Une nouvelle philosophie politique.................................................................... Un puissant relais : la Légion française des combattants en A lgérie............. Une jeunesse pour la Révolution nationale.......................................................

56 56 59 61

La m ise en oeuvre des logiques de l’e xclusion ............................................ La mise au pas de l’administration : la loi du 17 juillet 1940 ........................ La lutte contre la franc-maçonnerie : de la loi du 23 août 1940 à celle du 11 août 1941 ............................................................................... L’antisémitisme d’État : les premières mesures de l’automne 1940 ................ De l’exclusion à l’intemement : la mise en place des « centres de séjour surveillé » en Algérie ...................................................................................

66 67

L'étouffem ent de la dém ocratie lo c a le ........................................................... Le temps des conseils nommés : la mise en place d'assemblées domestiquées . La politique municipale de Vichy en Algérie ....................................................

81 82 87

C hapitre m : L ’A l g é r ie d e w eygand : l e t r io m p h e DU VICHYSME COLONIAL .........................................................................

93

M axim e Weygand, itinéraire d'un proconsul vichyste ............................... La fidélité aux communautés choisies .............................................................. De Vichy à Alger .................................................................................................

94 94 99

L ’a ffirm ation de la Délégation générale ........................................................ La mise en place d’une nouvelle stru ctu re........................................................ L’action militaire de la Délégation : « Défendre l’Afrique contre quiconque » . L’action civile de la Délégation générale...........................................................

101 101 104 107

L ’am bition d ’une nouvelle politique algérienne........................................... Algérie 1941 : les préoccupations des autorités françaises .............................. La volonté réformatrice de l’équipe W eygand..................................................

110 110 116

Le nouveau cours de la Révolution nationale ............................................ La consolidation des bases du régime : rallier les élites et diriger l’opinion . Un pouvoir qui se met en sc è n e ........................................................................ Le durcissement de l'antisémitisme d’État : surenchères algériennes ............

124 124 127 130

La fin de 1ère Weygand ................................................................................... Les origines d’un rappel ..................................................................................... La part de l'opinion publique .............................................................................

135 135 140

69 72 76

415

TABLE C h apitre IV : L a

c r is e l a t e n t e d e l a n n é e 1942

:

l a r é v o l u t io n

N A TIO N A LE E N TR E ESSO U FFLEM EN T E T RADICALISATION ..............

149

...........................

149

Un gouverneur ambigu : le machiavélisme maladroit d'Yves Châtel ..............

150

Le commandement du général Juin ......................................................................

153

Le secrétariat général permanent au temps de l’amiral Fénard ......................

155

..

156

Pierre Pucheu en Algérie : les enjeux d’un voyage ministériel .........................

156

Le renforcement de la propagande d 'É ta t............................................................

158

Une répression de plus en plus visible .................................................................

160

.................................

163

L ’opinion algérienne face au retour de Pierre Laval ..........................................

164

U n p o u v o i r e n p e r te d e p r e s t ig e : le t e m p s d e s é p ig o n e s

U n r é g im e a s p ir a n t

à

r e n fo r c e r s o n c o n t r ô le s u r la s o c ié t é a lg é r ie n n e

U n r é g im e o u v e r t e m e n t e n g a g é d a n s la c o lla b o r a t io n

De la relève à l'organisation Todt : l’envoi de travailleurs algériens au service de l'effort de guerre allem and.....................................................

166

L e s d iffic u lt é s d e l'é c o n o m i e d i r i g é e ..................................................................

169

Les structures de l'économie d irig é e ......................................................................

169

Une conjoncture défavorable ..................................................................................

173

La dégradation de la vie quotidienne : des populations durement affectées .

176

......................................................................

180

L e m û r is s e m e n t d u m a la is e lo c a l

La dégradation des relations intercommunautaires : un face-à-face de plus en plus conflictuel....................................................

180

Vers une résurgence de la violence coloniale : le drame de Zéralda ..............

185

DEUXIÈME PARTIE

L'Algérie sous Vichy. L'enracinement social du régime C h apitre V : D

e la

L

é g io n f r a n ç a is e d e s c o m b a t t a n t s a u x p a r t is

N A TIO N AUX : LES FORM ES D E L’E N G A G EM EN T C O LLE C TIF ..........

197

L a L é g io n fr a n ç a is e d e s c o m b a t ta n ts , o r g a n is a t io n d e m a s s e

........................................................................

198

Les hommes : l’enracinement social du mouvement légionnaire.....................

198

d e l'É t a t fr a n ç a is e n A lg é r ie

L ’implantation légionnaire : l’engagement massif des populations européennes, la part des populations m usulm anes....................................

206

La mission : la Légion en action ...........................................................................

212

En

m a r g e d e l'e n g a g e m e n t o ffic ie l, d e u x f o r m a t io n s « n a t io n a le s » : P P F e tP S F

218

416

L'ALGÉRIE

SOUS

LE

RÉGIME

DE

VICHY

Organisation et potentiel militant : la combativité maintenue du P P F .......... Les difficultés d'adaptation du P S F ...................................................................

218 229

L ’é volution des logiques de l ’e ngagement ..................................................... 1940-1941 : LFC, PSF et PPF à la recherche de leur place au sein de l'État fran çais.......................................................................................... Entre désengagement et radicalisation : les évolutions de l'année 1942 ........

233 233 238

C hapitre VI : L e s n u a n c es d e l 'a c c o m m o d e m e n t .............................

247

L ’accom m odem ent individuel : l'attitude des n o ta b le s.............................. Les notables européens : les • prépondérants » face à l'accommodement .... Les notables musulmans ....................................................................................

248 249 256

L ’a ccom m odem ent institutionnel : Église, associations religieuses, sy n d ic a ts................................................................................. L’Église d'Algérie au temps de la Révolution natio n ale................................... Les institutions religieuses musulmanes ........................................................... L'accommodement syndical : la CFTC en Algérie au temps de la Charte du travail ...................................................................................................... Jeunesse encadrée, jeunesse en m ouvem ents : les form es de l ’a ccom m odem ent au sein de la jeunesse d ’Algérie ...................... La jeunesse encadrée : avoir vingt ans dans les chantiers de jeunesse d'A lgérie.................................................................................... La jeunesse en mouvements : anciennes et nouvelles organisations .............

263 264 271 282

289 289 297

L ’accom m odem ent culturel : deux revues littéraires dans l’Algérie de V ic h y ....................................................................................................... La revue Afrique ou l'accommodement complaisant d’une institution vieillissante ................................................................................................... Fontaine ou la poésie comme exercice de résistance intellectuelle.................

304 308

C hapitre VII : E n m a rg e d e la r év o lu tio n n a tio n a le : LES DEGRÉS DE L'EXCLUSION ................................................................

315

304

E xclus : les Juifs d ’A lgérie sous le régime de Vichy .................................. Le poids de l’exclusion : tentative de bilan ....................................................... Vivre au temps de l’exclusion : les réactions des populations juives ............. Le regard des autres : Européens et Musulmans face aux persécutions antisém ites....................................................................................................

315 317 320 327

Clandestins : PCA et PPA face à la rép ressio n ............................................ Les tribulations du PCA dans l'Algérie de V ichy.............................................. Les difficultés du PPA : un mouvementaffaibli mais non brisé .....................

336 336 343

417

TABLE P r o s c r it s : l'in t e r n e m e n t p o lit iq u e d a n s l'A lg é r ie d e V ic h y

.........................

346

Le réseau d’internement algérien : prisons, camps de travail et centres de séjour surveillé .........................................................................................

346

Survivre à la proscription : la vie des internés politiques dans les camps du Sud algérien ................................................................................................

349

Épilogue C hapitre V m : L a

f i n d e l ’a l g é r ie v i c h y s t e

:

du débarquem ent

ANGLO-SAXON À LA C O N S TITU TIO N DU CFLN ........................................

357

.....................................................................

358

La naissance de la Résistance dans l’Algérie de V ic h y ......................................

358

Le temps des confluences........................................................................................

363

L'opération Torch et ses conséquences .................................................................

366

L ’e n tr é e e n s c è n e d e la R é s is t a n c e

L a s u r v i e a r t ific ie lle d e la R é v o lu t io n n a t io n a le e n A lg é r ie

..............................................................

370

Au nom du Maréchal empêché : la mise en place du Haut-Commissariat ....

370

(n o v e m b r e 1 9 4 2 -p r in te m p s 1 9 4 3 )

Giraud, commandant civil et militaire : de la Révolution nationale à la démocratisation forcée .............................................................................

375

V e r s d e n o u v e lle s é c h é a n c e s : le s e n je u x d e l 'a p r è s -V i c h y ..........................

380

La mise en place du C FLN .....................................................................................

380

La fin de la Révolution nationale ..........................................................................

381

La renaissance d'une vie politique lo ca le ..............................................................

385

C o n c l u s io n ...............................................................................................................

393

Sources et bibliographie P r é s e n ta tio n

s o m m a ir e d e s s o u r c e s ................................................................

397

B ib l io g r a p h ie

in d ic a t iv e ......................................................................................

401

Index

409

Crédits photographiques du cahier hors-texte : Archives nationales, Paris : 4 (série AJ39-68) Centre des Archives de l'outre-mer, Aix-en-Provence : lb, 2b, 2bg, 6b, 7 Photographies Jacques Gautherot (DR), collection Vianney Lambert, Orléans : lb, 3h, 5 ,6b, 8

Compogravure : FACOMPO, ÏJrieu» Achevé d'im prim er sur Roto-Page par l'Imprimerie Floch, Mayenne en m ars 2002 Dépôt légal : m ars 2002 N° d'édition : 7381-1057-X N° d'im pression : 53785 I m p r im é e n F r a n c s